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JOURNAL
GOUVERNEUR MORRIS
XIIXISl KF. PLKXIPOTEXTIAIRE
DES KTATS-UXIS EX FRAXCE DE 1792 A 1794
PEiXDAXT LES ANNÉES 1789, 1790, 1791 et 1792
E. PARISET
TBADUIT DE L'ANGLAIS
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLOX-XOURRIT KT C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RIE GA ISA XG 1ÈRE
1901
Tous droits réserves
JOURMAL
GOUVERNEUR MORRIS
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction
et de traduction eu France et dans tous les pays étrangers, y compris
U Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'Intérieur (section de la
librairie) en février 1901.
MUIS. — OIPRUIERIB PLON-NOLRRIT BT d*, 8, RUK GAR-iNClÈRB. 801.
JOURNAL
GOUVERMUR MORRIS
UINISTRB PLéNIFOTBNTIAIRB
DES iTATS.UNIS EN FRANCE DE 170S A 1794
PENDANT LES ANNEES 1789, 1790, 1791 et 1792
Traduction autorisée de l'anglais
PAR
E. PARISET
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GABANCIÈRE
1901
Tous droits réservit
1 1)5.) 9 4
E
^ . PRÉFACE
CD
« Quatre observateurs ont, dès le début, compris le
^ caractère et la portée de la Révolution française :
g" Rivarol, Malouet, Gouverneur Morris et Mallet du
^ Pan. » C'est ainsi que débute la préface écrite par
Taine pour la correspondance de Mallet du Pan. Si ce
jugement est exact — et le lecteur du présent ouvrage
g^ sera vite convaincu de son exactitude, au moins en ce
*0 qui concerne Morris — aucune autre excuse ne semble
% nécessaire à la justification de l'œuvre que nous avons
entreprise.
^ Gouverneur Morris est l'un des hommes d'Etat les
p plus justement célèbres de l'autre côté de l'Atlantique.
C'est lui qui, au dire de ses concitoyens, fut le véritable
père de la Constitution américaine, car il en rédigea
la plus grande partie et son avis prévalut toujours
auprès de Washington.
Il arriva à Paris le 3 février 1789, chargé d'une
mission semi-officielle. Il se lia immédiatement avec
La Fayette, Talleyrand et un grand nombre de Consti-
tuants, sur lesquels il raconte des anecdotes souvent
piquantes. Nommé ministre plénipotentiaire des Etats
Unis auprès du gouvernement français, au début de
l'année 1792, il fut le seul membre du corps diploma-
Il PRÉFACE.
tique qui ne quitta pas la France après la Révolution
du 10 août; il y resta jusqu'en août 1794, époque de
son remplacement par le célèbre Monroë.
Du mois de février 1789 au mois d'août 1794, il a
donc été té loin oculaire du grand drame, auquel il
prit souvent une part active. Nous le trouvons partout;
il est à Versailles les 4 et 5 mai et le 6 octobre ; il
visite les cachots de la Bastille le 16 juillet; rien enfin
ne le laisse indifférent. Il nous apprend qu'en août
1789 le roi, effrayé des progrès de la Révolution,
songe à fuir en Espagne; en 1792, quelques jours
avant l'insurrection qui devait le renverser du trône,
c'est à Morris que, prévoyant l'invasion des Tuileries,
Louis XVI remet tout l'argent qu'il possédait au châ-
teau, et qu'il veut préserver du pillage ; c'est encore
avec l'aide de Morris qu'il cherche à s'évader du
Temple, car, bien qu'il fût républicain sincère en Amé-
rique, toutes les sympathies de Morris en France sont
pour la famille royale; il cherche à empêcher le roi
d'accepter la Constitution de 1791, et chaque fois qu'il
parle de la reine, il le fait en termes attendris. Lors-
qu'en pleine Terreur il s'établit à dix lieues de Paris,
sa maison de Seine-Port, près Melun, est le refuge de
nombreux roscrits, qui lui vouèrent dès lors une
éternelle i Oamaissance.
Sa qualité d'étranger lui permet de juger des per-
sonnes et des choses avec une impartialité relative.
Malheureusement, ses notes journalières n'ont point
été écrites en vue de la publication. Morris y consigne ^
tout, et un menu de dîner y côtoie, par exemple, la
PREFACE. MI
critique de la Constitution de 1791. Le style est négligé
à l'extrême, et ne rappelle que de fort loin celui des
articles qu'il fit paraître dans divers périodiques.
Plusieurs éditeurs ont déjà entrepris de faire con-
naître au public les divers papiers laissés p f Morris à
sa mort. Dès 1832, Jared Sparks publiait à Boston trois
volumes compacts, comprenant la vie et des extraits du
journal. Sous le titre de Mémorial de Gouverneur Mor-
ris, un habile traducteur, AI. Augustin Gandais, en a
donné, en 1842, en deux volumes annotés, un abrégé
qui, d'après Alichaud, « ne dispense peut-être pas
l'historien et l'homme d'Etat de consulter l'original. »
Enfin, en 1888, la propre petite-fille de Morris,
miss Anne Cary Morris (aujourd'hui Mrs Maudslay),
dépositaire des papiers de son aïeul, les reprend et en
fait une publication absolument différente, comme
nombre et nature des documents utilisés. La qualité
de l'auteur et les originaux en sa possession donnent à
ce dernier travail une valeur particulière. Le journal,
intercalé à sa date, y est donné en entier, tandis que
jusqu'ici un tiers à peine en était connu.
Il est à peu près impossible, comme nous l'avons
éprouvé, de se procurer aujourd'hui la traduction
-tronquée et imparfaite faite par Gandais," n 1842,
d'un résumé lui-même incomplet, et perâoLAe n'avait
entrepris de faire connaître au public français la publi-
cation de 1888. Avec une bonne grâce dont nous ne
saurions trop la remercier, Mrs Maudslay nous auto-
risa à traduire et à publier telles parties de son ouvrage
qui sembleraient devoir intéresser nos concitoyens, et
IV PRÉFACE,
elle se mettait entièrement à notre disposition pour
tous les renseignements qui pourraient nous être
utiles. Telle fut l'origine de la traduction que nous
offrons aujourd'hui au public. Notre but n'étant pas
d'écrire la biographie de Morris, nous nous sommes
borné à donner le texte de son Journal (février 1789 à
fin 1792), sauf pour les périodes passées hors de
France, et à y joindre sous forme d'appendice quel-
ques lettres complétant ou éclaircissant certains points
restés obscurs.
Une comparaison de quelques pages, prises au
hasard, de notre livre avec celui de Gandais montrera
mieux que nous ne pourrions le faire que la majeure
partie de son contenu est inédite en France. 'J'el est le
cas particulièrement des nombreuses anecdotes sur
Mme de Flahaut, La Fayette, Talleyrand, l'abbé Maury,
et nombre d'autres personnages du temps, comme
aussi de ce curieux passage où, sous le coup de l'indi-
gnation éprouvée en apprenant la cruauté de Louis XVI
enfant, Morris laisse échapper ce cri ; « Il n'est pas
étonnant qu'un pareil animal soit détrôné! 35 (14 juillet
1791.)
Xotre seul but, et notre seul mérite, si nous y réussis-
sons, aura été de fournir à l'historien des matériaux
dont la valeur ne saurait le disputer qu'à l'intérêt qu'ils
présentent au lecteur.
Nous terminerons en disant quelques mots de la vie'
de Morris.
PREFACE. V
Gouverneur Morris naquit, le 31 janvier 1752, sur
le domaine de ses pères, à Morrisania, à 10 milles
environ de New-York. A son baptême, le 4 mai 1754,
il reçut comme prénom le nom même de sa mère, une
demoiselle Gouverneur. Lors de la mort de son père,
survenue en 1764, il était pensionnaire à New-Rochelle,
chez un professeur français, M. Têtard, qui inculqua à
son élève les principes d'une langue que celui-ci devait
plus tard parler et écrire avec élégance.
Reçu bachelier à seize ans, le jeune Gouverneur
s'adonna à l'étude du droit, guidé par les conseils du
célèbre William Smith, et dès 1771 il devenait attor-
ney. Mais bientôt la politique allait s'imposer à son atten-
tion. Bien qu'opposé à une rupture avec l'Angleterre,
il fit tout son devoir de patriote, dès que celle-ci lut
devenue inévitable. Nommé membre du Congrès de
l'Etat de New-York, puis du Congrès continental, il
déploya pendant plusieurs années une activité dévo-
rante qui lui laissait à peine le temps de manger.
Envoyé en mission auprès de Washington, il réorga-
nisa l'armée et contribua ainsi en grande partie au
succès final. Mais, malgré ses incontestables services, il
se vit en butte à la calomnie, et, parvenu au terme de
son mandat, ne fut pas réélu. Il se fixa à Philadelphie
pour reprendre son métier d'avocat, jusqu'à son élec-
tion comme membre de la commission chargée de
iaire la nouvelle Constitution. La rédaction matérielle
de celle-ci est en grande partie son œuvre personnelle.
En 1780, un accident de voiture l'avait obligé à subir
l'amputation de la jambe gauche. Il semble s'être faci-
VI PRÉFACE,
lement consolé de ce malheur, qui le força plus tard à
demander la faveur d'être présenté au roi de France
sans porter l'épée.
En 1786, il perdit sa mère et, la même année, fonda
avec son parent et ami Robert Morris la première
banque américaine. Son collègue ayant reçu le titre
d'inspecteur général des finances des Etats-Unis, Gou-
verneur lui fut désigné comme adjoint, et se vit bientôt
dans la nécessité de se rendre en France pour y sur-
veiller l'exécution d'un traité fait en vue de fournir à
ce pays de la farine et du tabac par grandes quantités,
y négocier le rachat d'une portion de la dette améri-
caine et trouver des acquéreurs pour d'immenses
étendues de terres situées en Amérique et apparte-
nant à Robert Morris, à lui-même et à d'autres amis.
Le Journal nous renseigne sur ce qu'il fait de 1789 à
1792, soit comme particulier, soit comme ministre
plénipotentiaire. A la suite de la mort de Louis XVI,
il se retire à Seine-Port, entre Corbeil et Melun, et il
y reste jusqu'à la fin de sa mission, dont il continue à
s'occuper assidûment. En 1794, le gouvernement
américain ayant demandé le rappel de l'ambassadeur
de France, le fameux Genêt, obtient satisfaction, mais
par réciprocité le rappel de Morris est exigé. Il est
remplacé par Monroë.
Au lieu de rentrer directement en Amérique, Gou-
verneur Morris voyage pendant plusieurs années en
Europe. Il visite successivement la Suisse, l'Allemagne
et l'Angleterre, et ce n'est qu'en 1798 qu'il retourne à
New-York. II se fixe à Morrisania, bien qu'il soit élu
PRÉFACE. VII
l'année suivante sénateur pour quatre ans. C'est la fin
de sa vie politique. A partir de ce moment, Morris
mène la vie d'un riche fermier, voyageant deux ou
trois mois chaque année, et employant le reste du
temps à cultiver sa ferme, à recevoir ses intimes, à
lire et à correspondre avec ses nombreux amis.
Le 25 décembre 1809, il épouse miss Anne Cary
Randolph, qui appartenait à l'une des plus anciennes
familles de Virginie. Ce mariage, contracté à l'âge de
cinquante-huit ans, le rendit complètement heureux,
et il en parla toujours comme de la consolation de sa
vieillesse.
Enfin, le 6 novembre 1816, une courte maladie
l'enleva à l'affection de sa femme et de son fils unique,
et il fut enterré à Morrisania, laissant derrière lui la
réputation d'un honnête homme et d'un patriote sin-
cère.
JOURNAL
GOUVERNEUR MORRIS
ANIVEE 1789
1" mars. — Je soupe chez Aime de la Caze; nous y
faisons une partie de quinze. M. de Berclieny, n'ayant rien
de mieux à faire, me pose une foule de questions sur
l'Amérique, mais je vois bien qu'il se soucie peu des
réponses. Désirant lui donner une juste idée de notre
nation au moment où il me parlait de Ja nécessité d'avoir
une flotte et des armées pour nous préserver des inva-
sions, je lui dis que rien ne serait plus difficile que de
vaincre une nation dont chaque individu, dans son orgueil
d'être libre, se croit roi. « Et si vous le regardiez avec
hauteur, il vous dirait : Je suis un homme. Qu'êtes-vous
de plus? — Tout ceci est très bien, mais il doit y avoir
une différence de rang, et je dirais à l'un deux : Vous,
monsieur, qui êtes l'égal d'un roi, faites-moi une paire
de chaussures. — Aies concitoyens, monsieur, ont une
manière de penser qui leur est propre. Le cordonnier vous
répondrait : Alonsieur, je suis heureux d'avoir l'occasion
de vous faire une paire de chaussures. C'est mon devoir de
faire des chaussures. J'aime remplir mon devoir. » — Alais
1
2 JOl H\AL DM (;()lVKR\i;iK MOKKIS.
cette manière de penser et de parler est trop mâle pour le
pays où je suis.
3 ),iars. — M. le comte de K... me fait l'honneur de me
rendre visite et me relient jusqu'à (rois heures. Je m'ha-
bille rapidement pour aller dîner chez Mme la comtesse de
IkMiiharnais, qui m'a invité il y a huit jours. Arrive à
trois heures un quart, je trouve au salon du linge sale et
pas de feu. Tandis qu'une servante emporte le premier,
un douK'slique allume le second. Trois petits balons sur
une épaisse couche de cendres ne me donnent pas l'espoir
d'une grande chaleur, mais la fumée dissipe tous mes
doutes quant à l'existence du l'eu. Pour chasser cette
fumée, l'on ouvre une fenêtre, et comme la journée est
froide, je puis jouir d'un air aussi frais qu'on peut l'espérer
raisoimahlement dans une ville aussi grande. Vers quaire
heures h'S invités commencent à arriver, et je soupçonne
que, madame étant prête, j'aurai l'honneur de dîn;'r avec
ces excellents membres de l'espèce humaine, qui se con-
sacrent aux Muses. De fait, ces messieurs se mettent à se
complimenter nmtuellenient sur leurs œuvres, et comme
il n(; faut pas s'attendre à la régularité dans une maison
dont la maîtresse s'occupe plus du monde intellectuel
que du monde matériel, j'ai la charmante perspective de
voir cette scène se continuer longtemps. Vers cinq heures,
la comtesse vient annoncer le dîner, et les poètes affamés
moulent à l'assaut de la tablc/^^Etant venus avec un bon
appétit, ils ont certainement raison de louer le menu;
pournmi, je m'en console en songeant qu'aujourd'hui au
moins, je n'aurai pas d'indigestion. Je l'aurai cependant
échappé belle, car le beurre rance, dont le cuisinier s'est
servi à profusion, me cause de grandes craintes. Au
surplus, si la nourriture n'est pas trop abondante, nous
avons la consolation de nous rattraper sur la conversation.
Comme je ne possède pas le français à fond, nombre de
JOIHVAL UE GOLVKRXKUR MORUIS. 3
jeux de mois iii'cchaj)peiit ; parmi les autres invités, cha-
cun était occupe soit à placer un bon mot, soit à en pré-
parer un; il n'est donc pas étonnant que pas un ne trouve
le temps d'expliquer celui de son voisin. Tous s'accordent
à dire (|ue nous vivons dans un siècle manquant au même
de;{ré de justice et de goût. Chacun trouve dans le sort de
ses propres œuvres de nombreux exemples pour justifier
ses critiques. On me dit, à ma grande surprise, que le
public condamne maintenant les pièces de théâtre avant
même de les avoir entendues, et pour m'enJever mes
doutes, la comtesse a la bonté de m'assurer qu'une déci-
sion aussi téméraire a été prise pour une de ses pièces.
Xous nous levons de table en nous apitoyant, sur la déca-
dence moderne. Je prends congé aussitôt ;iprès le café,
vjIji ne déshonore d'aucune façon le repas précédent; la
^ comtesse m'informe que le mardi et le jeudi elle est toujours
chez elle, et qu'elle sera toujours contente de me voir.
Tout en bégayant quelque compliment comme réponse,
je suis intimement convaincu de mon indignité à prendre
part à des festins aussi attiques, et je me promets de ne
plus jamais occuper la place d'où j'ai peut-être exclu un
personnage plus digne.
5 mars. — Voyage à Versailles avec M. JefFerson, pour
rendre visite à M. de Montmorin, qui se montre poli, mais
laisse entendre qu'il est déjà dérangé plus qu'il ne le
voudrait par des étrangers. Nous nous rendons ensuite
chez le comte de La Luzerne, qui me reçoit avec un air de
hauteur que j(; n'avais jamais éprouvé jusqu'ici. /\ la
lecture de la lettre d'introduction que m'a donnée son
frère le marquis, ses traits et ses manières s'adoucissent
immédiatement, et il se montre affable. Il rejette sur la
goutte dont il souffre à la jambe la faute de son mauvais
accueil, devant lequel je n'avais pu m'abstenir de faire la
grimace. Je mets fin à cette visite le plus vile possible.
4 JOIHVAL 1)K COI \KI{.\i:i l{ AI OH RI S.
et nie rends chez Je conile d'AngivilIers, dont Ja politesse
me dédominajje largement de l'almosphère ministérielle
que je viens de respirer. Malgré ma résolution, ma visite
est trop lon«]ue. Ainsi, le dérangement même que je
lui cause est un compliment dont il ne peut apprécier la
valeur. — Ces visites, toutes courtes qu'elles soient, sont
les premières que j'aie jamais faites à une cour et m'ont
convaincu que je ne suis pas fait pour y réussir. Je rentre
à Paris dîner chez Aime de Tessé : des républicains de
la plus belle eau. La comtesse, femme très raisonnable,
s'est fait sur le gouvernement des idées qui, je crois, ne
répondent ni à la situation, ni aux circonstances, ni aux
dispositions de la France, et il y en a beaucoup comme
elle.
Passé la soirée chez Mme de Chastellux, où se trouvait
la duchesse d'Orléans. Mme de Chastellux me présente à
Son Altesse, en m'informant qu'Elle a eu Ja bonté de per-
mettre que je lui fusse présenté. Au cours de ma visite,
Son Altesse royale condescend à parler à quelqu'un qui
n'est qu'un homme. Mon expérience du matin m'a appris
la valeur de ces quelques paroles prononcées avec bien-
veillance par une personne d'un si haut rang.
7 mars. — Dîné chez le baron de Montboissier, à la
demande de M. de Malesherbes, qui est présent. C'est un
vieillard agréable et respectable, dont la belle-fille, Mme de
Montboissier, a cinq beaux enfants. Elle en est bien heu-
reuse; du moins elle en a plus l'apparence que toutes les
autres femmes que j'ai vues ici. M. l'évêque d'Arras me
dit que notre nouvelle conslitution est la meilleure qui ait
jamais été rédigée; les quelques défauts qui s'y trouvent
proviennent de ce que nous avons imité celle de l'Angle-
terre.
mars, — Je vais souper chez le comte de Puisi-
JOrUNAL DE GOLVKRMKUR MOHRIS. 5
gnieux. J'apprends que La Fayette ne sera probablement
pas élu en Auvergne, — et je découvre que certaines per-
sonnes en sont ravies. Comme il fallait naturellement s'y
attendre, sa conduite est blâmée par tous ceux qui tou-
chent à l'ordre de la noblesse. Je le crois engagé trop à
fond, car, si je ne m'abuse, il est beaucoup plus aristocrate
que ses adversaires. De fait, la constitution du pays devant
inévitablement subir des changements qui diminueront le
pouvoir du monarque, il est clair que, si la noblesse
n'obtient pas une sanction constitutionnelle pour quel-
ques-uns de ses privilèges, il sera loisible au ministère de
la confondre plus tard avec le peuple (selon l'étrange doc-
trine du duc d'Orléans); il en résultera soit la tyrannie de
la noblesse, soit l'anarchie à laquelle il faut s'attendre, si
l'on donne au royaume de France la mauvaise constitution
de la Pensylvanie.
17 inarn. — Ce soir, après le souper, dans le salon du
baron de Besenval, M. le comte de Puisignieux, qui a des
terres à Saint-Domingue, me demande de parler du com-
merce des îles à M. de Malesherbes. Ceci à propos d'une
lettre écrite il y a quelques années sur ce même sujet à
M. de Chastellnx. Je lui réponds que je ne me sens pas à
même d'entretenir les ministres d'affaires publiques, mais
si AI. de Alalesherbes veut bien me demander mon avis,
mon devoir sera de le donner, après les politesses dont
j'ai été l'objet de sa part. En effet, je préférerais laisser à
notre ministre plénipotentiaire le soin de nos affaires, et
donner simplement mon avis.
21 mars. — Le colonel de Laumoy déjeune avec moi
aujourd'hui et nous allons ensemble à Versailles. JVfous
nous invitons à dîner chez le comte d'Angivillers, puis
nous allons voiries appartements du château de Versailles.
C'est un immense monument de la vanité et de la folie de
6 JOIRXAL DM (ÎOl VEKXKLR MORRIS.
I,ouis XIV. Nous ne voyons ni le roi ni la reine, mais
comme nous ne sonuncs pas venus pour eux, cela ne fait
rien. De même que tous les parasiles de la cour, ce n'est pas
eux que nous voulons, mais ce qui est à eux, — avec celle
did'érence pourtant que nous voulons satisfaire notre curio-
silé, el non noire cupidité. Le roi est bien loge, —je ne
puis voir les appartements de la reine, parce que Sa
Majeslc s'y trouve, mnis il y a dix à parier contre un que
je la trouverais plus belle que n'importe lequel de ses
meubles. Je me conlenle de re/jarder son portrait par
Mme Lebrun; il est 1res beau, et ne le cède sans doute en
rien à l'original.
22 mars. — Passe la soirée cbezALiie de Duras-Durfort.
Pour la première fois, j'ai le sentiment de la musique
que l'on peut lirer de la barpe. Dans le boudoir à côté du
salon, j'ai le plaisir de rester une lieure, seul, dans une
demi-lumière ressemblant exaclement au crépuscule;
j'écoule les plus doux sons au milieu de la tranquillité la
plus parfaile. Ensuite la scène cbange : un évêque du
Lan«juedoc pré|)are le ibé; les dames font cercle etcbacune
prend sa lasse. Ceci semblerait élrange en Amérique, tout
autant que ce clievalier de Saint-Louis, qui ce matin
m'a demandé l'aumône, aj)rès s'être présenté lui-même.
25 mars. — l'isite chez Mme de Chastellux. Mme de
Scjjur el M. de Puisignieux y arrivent bientôt; peu après,
la duchesse d'Orléans, et d'aulres personnes encore. La
duchesse est aimable et assez belle pour punir le duc de ses
écarts de conduite. Le nombre des invités semblant vouloir
augmenler, Mme de Ségur se retire de bonne heure. La
veuve du feuducd'Orléansarrivcanssi, età son départ, elle-
embrasse la duchesse, selon l'usage. Je fais la remarque que
les Parisiennes sont très portées à manifester publiquement
leur tendresse mutuelle. Cela provoque, de la part de Son
JOURX^AL DE GOU\ER\^ELll MORHIS. 7
Allesse royale, sur la personne qui vient de sortir, des obser-
vations donnant lieu de croire qu'un baiser ne dénote pas
toujours une grande afiection. En s'en allant, elle veut bien
dire qu'elle est contente de ni'avoir rencontré, et je la crois.
Cela lient à ce que j'avais prononcé certaines expressions
et certains jugements un peu tranchants; ils lui ont plu
par leur contraste avec les fades politesses qu'elle a l'ha-
bitude de recevoir partout. J'en conclus que moins j'aurai
l'honneur d'être en aussi bonne compagnie, mieux cela
vaudra, car avec l'attrait de la nouveauté tout disparaîtra.
Et je serai probablement pire qu'ennuyeux. Tout le monde
se plaint du temps, et, malgré tout, le temps ne s'améliore
pas. Il ne pourrait être plus affreux, si nous le louions.
27 mars. — Le maréchal de Castries vient chez moi et
m'emmène dîner chez AI. et Mme Necker. Au salon, nous
rencontrons Mme de Staël. Elle paraît être une femme de
sens, mais tout en ayant quelque chose de masculin dans le
caractère, elle a absolument l'air d'une femme de chambre.
M. \ecker entre un peu avant le dîner. Il a une tournure
et des manières de comptoir, qui contrastent fortement
avec ses vêlements de velours brodé. Son salut, sa manière
de parler, etc., disent : « C'est moi l'homme ! » La moitié
(les personnes présentes sont des académiciens. Parmi eux
se trouve la duchesse de Biron, née Lauzun. Je remarque
que M. iXecker paraît absorbé par des idées tristes. Je ne
pense pas qu'il puisse rester au ministère une demi-heure
après que la nation y aura réclamé son niaintien. Il est
accablé par le travail, et madame reçoit continuellement
des mémoires de dillerents côtés, si bien qu'elle paraît
aussi affairée que lui. J'ai beaucoup de peine à le croire
réellement un grand homme. Je fiiis là un jugement témé-
raire, mais peut-on s'empêcher de former un jugement
quelconque? Je me tromperais aussi, s'il n'était pas un
homme laborieux.
« JOIHX.M- I)K COrVKRYKlR MORRIS.
Mil sortant du dîner, je lais une visite à Mme de Clias-
tellux. La duchesse d'Orléans nous rejoint au bout de
quelque temps et nous formons un trio pendant une demi-
heure. Mlle a quelque chose sur le cœur, peut-être a-telle
besoin d'être aimée. J'excuse la mauvaise conduite de son
uKiri, et lui conseille de donner à son fils, M. de Beaujolais,
le goùl des affaires; autrement, à vingt-cinq ans, après
avoir épuise toutes les jouissances que peuvent procurer
le rang et la fortune, il sera malheureux de ne pas savoir
connnent s'occuper. Elle répète qu'elle est très contenle
de me voir. C'est très bien de sa parl^ mais j'ignore ce que
cela signilie e.xaclemeiit.
Je me rends ensuite chez le baron de Besenval. La
société est ni nihreuse, et il s'y trouve le vicomte de Ségur,
qui passe pour le lils du baron; il faut admettre qu'il l'est
ré«llem(nt, si l'on acc('|)le comme preuve leur ressem-
blance plijsique et leur tetidresse mutuelle. Ce jeune
lioiiiMie est le Lovclace du jour, et aussi remarquable que
sou prn- comme se. lucteur. Il ne manque pas d'intelligence.
Le> invités st mi. lent iroire dune façon générale que ce
n'est pas la j)ciue de convoquer les États généraux pour
une chose d'aussi peu d'importance que le déficit. Voici
donc la situation de AL Necker : s'il arrive des malheurs,
on l'eu rendra responsable; s'il s'en tire à son honneur,
d aulrcs réclameront la gloire des bonnes mesures que
pourront adopter les États généraux. Il aime la flatterie,
étant lui-même llatteur; il est donc facile à tromper. 11
croit que beaucoup le défendent par estime, alors qu'ils
ne font que se servir de lui, et qu'ils rejelterontleur iuslru-
nient dès qu'il ne pourra plus leur être utile. Necker est
en bonne posture jusqu'en mai, mais il disparaîtra proba-
blement à ce moment, à moins qu'il ne trouve de non-,
veaux expédients. La Caisse d'escompte est pleine à'effets
royaux. Il lui manque donc à la fois le moyen et la volonté
de venir au secours du ministre.
JOrUXAL DE GOLVERXKIR iMORRIS. 9
30 mars. — J'apprends que j'ai commis une bêtise en
répondant à un mot do Mme de Corny par un autre
adresse à monsieur. Malgré la signature de Coniy, j'au-
rais dû mieux lire l'écriture. Je dîne chez le maréchal de
Castries. Je lui glisse un mot au sujet de la detle améri-
caine, en exprimant le désir de l'entretenir à ce sujet. Il
me fixe un rendez-vous pour demain. Je vais chez Mme de
Chastellux; Mme de Ségur arrive un peu plus tard. Elle
fait une courte visite, étant invitée pour la soirée. Peu
après son départ, vient Mme la duchesse d'Orléans. L'n
regard de Son AUesse royale donne à entendre qu'elle
croit M. Morris un peu amoureux de Mme la marquise, mais
Mme la duchesse se trompe. Il est vrai que cette erreur ne
peut faire de mal à personne. Le vicomte de Ségur arrive
aussi, et son coup d'œil, qu'il cherche à cacher, me dit
qu'il me croit incliné à suivre son conseil de l'autre jour,
c'est-à-dire à faire la cour h cette dame ; ce même coup
d'œil nie dit que lui aussi a l'intention de la consoler de la
perte de son mari. Je me rends de là chez Mme de Flahaul;
c'est une femme élégante, et ses invités sont gens du meil-
leur monde. EH'; ne manque pas d'intelligence, et je la
crois remplie de bonnes dispositions. \ous verrons.
2 avril. — Visite à Mme de Chastellux. Mme de Rully,
femnje d'honneur deladuchessed'Orléans, vient aussi. Elle
a de très beaux yeux dont elle sait très bien se servir. Elle
n'est nullement hostile à la douce passion d'amour. Nous
verrons. Mme de Chastellux, sœur de feu M. de Chas-
tellux, nous rejoint, bientôt suivie de la duchesse d'Or-
léans. Elle se plaint de la migraine, mais je la crois plutôt
de mauvaise humeur que souffrante. M. Morris ne me
semble pas être un hôte aussi agréable qu'auparavant. Je
prends congé pour aller souper chez Mme de Corny. Peu
après moi, arrive Mme de Flahaut, puis M. de Corny. Il
a inutilement revendiqué les droits de la ville' de Paris.
10 JOMIXAI. IH; (iOI \ KRXKIII MORRIS.
11 MOUS lil son discours. M. \ccker est blâmé, et la société
ne snnblr pas portée à i'induljjcnce à son é«jar(l. J'avais
appris chez Mme de Cliaslcllux que le roi a été informé par
exprès (pie M. de Calonne se trouve à Douai, et (ju'il sera
probableuient élu membre des P^tats généraux. Celte nou-
velle ne déplaît pas aux personnes présentes.
Au moment de parlir, Mme de Corny me dit : « Eli bien,
je vous ai Ijiit souper avec .Mme de Flahaut; ne suis-je pas
une bonne femme? — Oui, madame. » Mon complinient se
termine |)ar une pression de la main et un regard de recon-
naissance.
3 avril. — Pour tenir la promesse faite à Mme de
Flabaut, je vais au Louvre voir les statues et les tableaux.
Elle est au lil, et sou beau-frère est assis à ses côtés. Il est
vraisemblable (|u'('lle a, comme elle le dit, oublié son
rendez-vous. .M. de Flaliaut arrive. Elle nous envoie en
avant, et elle nous rejoindra. Xous traversons la cour du
Louvre dans la boue et nous regardons les statues. Xous ne
pouvons pas voir les tableaux; ce plaisir sera pour une
autre fois. De retour cbez elle, son mari, cr.^yant que je
vais la suivre par pure politesse, m'en dispense avec bien-
veillance. Je suis donc obligé de prendre congé. Ainsi une
scène dont mon imagination m'avait fait une merveille,
se réduit à rien du tout. Le temps contribue à la rendre
désagréable : du vent, de la pluie, et, naturellement, de
la boue à l'extérieur et de l'bumidité à l'intérieur. C'est la
vie! Au moment où je m'en vais, M. de Flahaut exprime le
désir de me revoir bientôt, et me demande de le mettre à
l'épreuve, s'il peut m'étre utile en quoi que ce soit. Cette
politesse c^i toujours agréable, mais il faudrait être Cou pour
y croire. Je vais de là cbez M. Le Xorniand pour avoir uuq
copie qu'on devait m'envoyer ce matin, mais en son absence
on l'aura <mbliée. Cela est arrivé exactement comme je m'y
attendais. -Le commis me la promet pour ce soir.
JOIRXAL DK GOLVERXEUR MORRIS. 11
C'est le joui- des accidents. En sortant de là, je glisse
au moment de monter en voilure et je me fais très mal à
la cheville. Ainsi tout va mal. Je vais voir la comtesse de
Durfort. Elle a du monde et elle vient de se lever. Elle
veut me retenir à dîner, mais je refuse. Elle doit souper
chez le baron de lîeseuval et je promets de m'y trouver si
je le puis. Elle réplique que, si je n'y vais pas, c'est que je
ne veux pas. « On peut tout ce qu'on veut. ^ En
réponse, je balbutie un mauvais compliment. Je ne suis
certainement bon à rien et la seule chose sensée que je
puisse faire est de rentrer chez moi. C'est ce que je fais.
Etant de très mauvaise humeur, je trouve le dîner exé-
crable. Je menace de changer de traiteur^ ce qui est ridi-
cule à l'extrême. Le garçon, qui est très humble, doit, je
crois, me mépriser de me voir parler avec colère avant de
pouvoir parler français.
i\ cinq heures, je rends visite à Mme de Ségur. Mme de
Chasiellux et Mme de Puisignieux sont avec elle. En parlant
des hommes et des choses de la politique, j'ai la faiblesse
et l'absurdité d'exprimer une foule d'opinions que je de-
vrais cacher, et que j'aurai peut-être lieu de modifier. Deux
dames viennent, et, comme je m'en vais, Mme de Ségur, à
qui j'avais fait part de mon intention de voir M. Jefferson,
a la politesse de dire : « Nous nous reverrons, monsieur
Morris? 5) J'ai la stupidité de répondre par l'affirmative. Je
passe chez M. Jefferson avec qui je reste une heure, ce qui
fait au moins cinquante minutes de trop, car sa fille avait
quitté la chambre à mon approche, et n'attend que mon
départ; du moins, je le crois. Selon ma promesse, je
retourne voir Mme de Ségur, et l'on m'introduit dans la
pièce où elle se trouve avec son beau-père. 11 est étendu
sur un sofa et souffre de la goutte à la main droite, la seule
qui lui reste. Mme de Chasiellux se trouve là également,
ainsi qu'une autre dame. Je pense" que j'ai eu tort de venir;
c'est pourquoi je trouve très difficile de m'en aller. Enfin je
12 JOl HV.VL I)K (lOrVKIlVKlR MOHRIS.
m' esquive, et. pour couper court à toute nouvelle folie
aujounlMiui, je me décide à rentrer chez moi.
(} avril. — Ce soir, chez Mme de Puisignieux, on me
dit qu'il y a du blé en quantité suffisante dans le royaume,
mais qu'il est acheté par les accapareurs. M. Necker est
soupçonné d'avoir engagé les fonds et le crédit du gouver-
nement dans cette opération, qui rapportera à la couronne
cent cinquante millions. Je ne puis m'cmpècher d'exprimer
ma désapprobation de celte vile calomnie, et AI. de Puisi-
gnieux semble honteux d'en avoir parlé. Combien misé-
rable est la situation de M. Necker, élevé si haut au-dessus
des autres hommes ! Les services qu'il rend, et qui sont
le fruit d'une sollicitude inquiète, sont attribués au hasard,
ou ramenés aux proportions d'événements courants. Mais
tous les malheurs publics, jusqu'à ceux causés par les sai-
sons ou la cupidité humaine, sont mis au compte de l'igno-
rance ou de l'injustice de l'adminislralion. M. Le Couteulx
désire quej'ailleavec lui voir l'un des ministresau sujet de la
cargaison de la Russell, car il craint qu'une offre faite par
lui ne soit considérée que comme une spéculation privée.
L'après-midi, je vais chercher M. Le Couteulx, comme il
a été convenu. Nous nous rendons chez M. Montliérain, et
-M. C... aborde l'affaire. Je vois qu'il avait raison à propos
de l'accueil qu'on lui fait, mais j'y coupe court en mettant
de suite les choses sur leur véritable terrain, sans faire
aucun de ces compliments qui avaient déjà été faits et
dont, par conséquent, l'on pouvait maintenant se dis-
penser. Il en résulte que M. Montliérain apporte plus de
sérieux à son examen. On envoie chercher le frère du pre-
mier magistrat de Lyon, qui nous est tout acquis. Après
avoir pesé les diverses objections, la chose parait si impor-^
lante que l'on décide d'en faire part demain par écrit à
M. iXecker. Je stipule formellement que, si mon nom est
prononcé, \I. Necker saura que le but de celte offre est de
JOIRXAL DE GOLVEKXEUR MORRIS. 13
venir au secours de radmiuislration, et surtout d'aider la
population niallieureuse, sans qu'il y ait là la moindre
préoccupation pécuniaire.
8 avril. — La procession de Longchanip nous fait voir
un étrange mélange de mauvais fiacres et d'équipages
superbes, avec tous les degrés intermédiaires. Pendant ma
visite à Mme de Chastellux ce soir, la duchesse d'Orléans
fait savoir qu'elle ne peut pas venir comme elle en avait
l'intention. Mme de Cliastellux me dit que la duchesse avait
remarqué que je n*étais pas venu depuis quelques jours, et
qu'elle aurait voulu me voir ce soir chez Mme la marquise.
C'est là un badinage que je commence à comprendre, et je
n'y vois rien qui flatte ma vanité. Tant mieux. J'assure
Mme la marquise de ma vénération et de mon affection, etc.,
pour les vertus de Son Altesse royale, et je le fais avec
beaucoup plus de sincérité que ne devrait l'espérer une
personne de son rang. Elle m'assure que Mme de Rully
est une friponne. Je réponds que cette nouvelle me désole,
car je m'en étais épris au suprême degré, et que je suis
tout abasourdi de cette communication. Tout cela s'entend.
12 avril. — Visite à M. Le Normand à la campagne.
Je suis très surpris d'apprendre que les moutons sont mis à
couvert pendant l'hiver. J'attribue ce fait avec d'autres à une
ignorance profonde de l'agriculture, car cette science est
réellement très peu comprise en France. On la cultivera à
cause de l'anglomanie qui actuellement sévit sur ce pays.
Si l'on améliore en même temps l'agriculture et la consti-
tution, il sera difficile de prévoir la puissance future de la
nation, mais les Français semblent faire des progrès bien
plus rapides dans les beaux-arts que dans les arts utiles. Cela
vient pei.-être du gouvernement qui opprime l'industrie,
mais favorise le génie. Nous avons ici mille preuves
que le propriétaire ne sait pas calculer ; c'est ainsi que
IV JOIHVAL l)K OOl'VIiHXKl K MORKIS.
nous voyons une très jpande maison qui n'est qu'à moitié
aciievée, et un janiin ou parc qui, s'il est jamais achevé,
sera peut-être majinifique, et aura, en tout cas, coûté une
somme énorme. La société est nombreuse, mais le diner
est peu copieux. Un abbé dcclame violemment contre les
modérés en politique. Il dit qu'il enlèvera le poste d'assaut.
Ce sera quelque peu difficile, le roi ayant déjà tout rendu
à discrétion. Je prie le comte de 1*... de lui demander ce
qu'il désire. Il répond que c'est une constilution. Mais
la(|uelle? Il ressort de ses explications (pi'il exige moins
que ce qtii est déjà accordé, et un certain nombre d'assis-
tants ne parlajjent pas son avis, parce qu'il ne demande
pas assez. Et voilà celui qui veut tout prendre d'assaut.
Une discussion ennuyeuse s'engage ; je n'y fais aucune
attention, mais je remarque que cela déplaît aux dames,
dont les voix délicates sont couvertes par les éclats des ora-
teurs. Cela leur arrivera encore plus d'une fois, si vrai-
ment les Etats généraux rédigent une constitution. Ce
serait particulièrement à déj)lorer pour les dames, qui
seraient par là même privées de leur part dans le gouver-
nement ; elles ont joui jusqu'ici d'une puissance presque
illimilée, non sans y prendre un extrême plaisir, mais
peut-être pas toujours pour le plus grand bien de la com-
numaulé.
15 avril. — Je rends visite aujourd'hui à M. Millet. 11
est en train de jouer avec plusieurs |)crsonnes ayant l'air
de joueurs de profession. Mme Millet est sortie et s'occupe
probablement d'un jeu tout différent. Je vais ensuite chez
Mme de Durfort. Elle me fait savoir qu'elle va rendre
visite à un malade, et elle emmène un ofticier de dragons
pour l'aider à surmonter sa douleur. Je prends le thé chez
Mme de Chastellux, qui me raconte de nombreuses anec-
dotes sur le pays. Deux dames entrent et abordent la
politique. L'une d'elles déteste tellement M. Necker qu'elle
JOIHXAL I)K GOl VKRVKl U AlORRIS. 15
paraît s'en vouloir à elle-même d'avoir admiré un petit
jeu d'esprit, compose par lui, il y a plusieurs années, et
que Mme de Chastellux vient de nous lire.
17 avril. — Au cours d'une très longue conversation,
M. de La Fayelte me raconle l'histoire de sa campagne
électorale en Auvergne. Je m'aperçois qu'il a maintenant
une idée plus claire de ce qu'il doit faire. Nous discutons
les chances d'une révolution à Paris, et nous convenons
qu'elle pourrait occasionner beaucoup de mal, sans pouvoir
produire le moindre bien; il vaudrait mieux, en consé-
quence, rédiger une protestation contre la façon dont les
élections sont faites, tout en continuant à y procéder. Il y
aura cet après-midi une réunion de la noblesse, et M. de
Clermont-Tonnerre y prononcera un discours. On doit
essayer de le faire élire député; c'est pourquoi on le fait
connaître dès maintenant comme orateur. La Fayette dit
qu'il a du génie et qu'il appartient à une bonne famille,
bien qu'il soit sans fortune. Je vais dîner chez M. de La
Bretèche. M. de Durfort arrive à la fin du repas. Il s'est
rendu à la réunion. Le discours de M. de Clermont a été
fort admiré, et il a conquis une énorme majorité , nialgré,
dit M. de Durfort, le désir des amis de M, Necker. Je suis
très curieux, et, entre autres choses, je demande si
M. de La Fayelte se trouvait là. Il y était, et a même dit
quelques mots qui étaient très bien; M. de Durfort n'étant
l'ami, ni de M. de La Fayette, ni de M. Necker, je suppose
que tout s'est très bien passé.
On rassemble dix mille hommes de troupes dans les
environs de Paris; les gardes suisse et française sont déjà
à l'intérieur des barrières, augmentant ainsi la maré-
chaussée de six mille hommes; si nous avons une émeute,
l'action sera chaude. La révolution qui a lieu actuellement
dans ce pays est étrange. Les quelques personnes qui l'ont
mise en branle sont étonnées de leur propre ouvrage. Les
10 J()1;H\.\L I)K (JOl \ KUXKl i« aiohhis.
ministres aident à délruire l'aulorilé niinislcrielle, sans
savoir ni ce qu'ils lonl, ni ce (|u'ils devraient faire.
M. Necker, qui croit tout diriger, n'est peut-être Jui-même
qu'un instrument au même degré que ceux dont il se sert.
Je crois que l'on désire sa chute, mais elle ne surviendra
pas aussi vite que ses ennemis s'y attendent. Le hasard
décidera qui pourra diriger les Ktats {jénéraux, si toutefois
ceux-ci se laissent diriger. Grand Dieu! quelle scène cela
fournirait à un caractère hors ligne! La Fayette m'a donné
ce matin un a\ant-goùt du côté drolatique du drame. Le
duc de Coigny, l'un des amants de la reine, a reçu, de ses
commettants, l'ordre de proposer qu'en cas d'accident la
reine ne soit pas régente, et lui, La Fayette, délesté à un
degré égal par le roi et la reine, se dispose à comhattre
cette proposition. Je lui soumets un ou deux arguments qui
me viennent à l'esprit en faveur de sa thèse, mais il veut se
placer sur un terrain différent. Toutes ses préférences vont
à une répuhlique, tandis que mon opinion, basée sur la
seule nature humaine, ne doit pas avoir beaucoup de poids
dans un siècle si rafiiné. il serait, en effet, ridicule que ceux
qui alfeclent de ne pas croire en Dieu crussent eu l'homme.
ISrtr/vY. — Cet après-midi, nous prenons une tasse
de thé en tête à tête avec Aime de Ségur, tout eu conver-
sant agréablement. Le thé est très bon, mais la conver-
sation de la maréchale est encore bien plus exquise que
son thé, qui vient de Russie. Le maréchal de Duras arrive,
et adresse beaucoup de galanteries et quelques conseils à
Mme de Ségur, qui paraît également insensible aux unes
cl aux autres. Je vais ensuite passer une heure avec
Aime de Chasleilux au Palais-Royal ; je la trouve avec son
(ils sur ses genoux. Lue mère dans cette situalion est
toujours intéressante, mais la perle que celle-ci vient de
faire la rend plus particulièrement telle. Au cours de la
conversation, connue je m'informe de la santé de la prin-
JOIHXAL DK GOrVERXElR MOHUIS. 17
cesse, elle me répète un message que celle-ci m'avait déjà
fait. Je fais remarquer alors qu'il me déplairait autant de
ne pas me montrer respectueux que d'être indiscret; je
désire donc savoir ce que je devrais fiiire, si je rencontrais
Son Altesse partout ailleurs qu'ici, et j'ajoute qu'à mon
avis je ferais mieux de ne pas sembler la connaître. Elle
répond que je puis être sur d'être reconnu par la princesse-
J'ajoute encore que, bien qu'étant personnellement indif-
férent aux avantages de la naissance, et ne respectant en
Son Altesse royale que les vertus qu'elle possède, je me
sens pourtant contraint de me plier extérieurement aux
sentiments et aux préjugés des personnes parmi lesquelles
je me trouve. Entre neuf et dix heures, il devient évident que
la duchesse ne viendra pas aujourd'hui, et je prends congé,
en envoyant cette réponse au message que j'avais reçu :
«J'ai été voir Madame la duchesse chez Mme de Chastel-
lux, et je suis désolé de ne l'y avoir point rencontrée. «
20 avril. — Ce soir, tandis que je prenais le thé dans
le salon de Mme de Flahaut, le marquis de Boursac arrive
tout droit des sections de vote. Il s'est activement employé
toute la journée à contrecarrer les projets des ministres en
ce qui touche aux élections de la noblesse, et il pense avoir
réussi. Une réunion se tiendra demain malin chez le
prévôt de Paris, pour fixer définitivement la ligne de con-
duite à suivre. Mme de Flahaut va faire sa visite de condo-
léances à Mme de Guibert, dont le mari, du parti Necker,
s'est vu privé de son emploi au ministère de la guerre, ce
dont, entre parenthèses, elle est enchantée ; mais Mme de
Guibert le sera beaucoup moins, bien qu'elle n'appartienne
pas au même parti que son mari. Je promets à Mme de
Flahaut de revenir et je me rends chez M. Millet. Je reste
quelque temps avec lui et sa maîtresse, puis je vais chez
Mme de Corny. Elle est très heureuse de l'opposition
qui paraît vouloir se manifester parmi les nobles. Elle me
2
18 JOIHVAI, DK (JOIVEKX'EIH MORHIS.
raconte une aiiecdole que M. de Hreleuil a recueillie de la
bouche de M. de Machault. Le roi et les princes se sont
unis pour s'opposer au progrès de la liberté, dont la rapi-
dité semble leur avoir enfin inspiré de sérieuses alarmes.
Le roi a offert la place de premier ministre à M. de Machaull ,
qui a refusé eu raison de son «jraiid âge. On lui demanda
alors son avis sur \ecker : « Je n'aime pas sa conduite,
mais je crois qu'il serait dangereux de s'en séparer actuel-
lement. T> Mme de Corny me presse de rester à souper,
mais je refuse, en lui disant que j'ai promis à son amie
Mme de Flahaut, et elle trouve naturellement cette excuse
suffisante. Je retourne chez Mme de Flahaut; j'y rencontre
l'évéque d'Autun, et je parle politi(jue plus que je ne le
devrais.
Je suis d'avis que si la Cour essaye maintenant de reculer,
il est impossible de prévoir les événements. Les chefs d:i
parti patriote ont été si loin qu'ils ne peuvent pas battre e :
retraite sans se compromettre. Si la nalion a réellemeii
quelque vigueur, le parti dominant aux Etats généraux
pourra, à sa volonté, renverser la monarchie elle-même,
au cas où le roi se risquerait à un conflit avec l'Assembléj.
La Cour est extrêmement faible et les mœurs en sont si
corrompues, qu'elle ne pourra résister à une opposition
bien organisée. A moins que la nation tout entière ne soil
également dépravée, il est probable qu'une tentative de
retraite, maintenant qu'il est trop tard, ne ferait qu'attirer
sur la Cour le plus proioud mépris.
21 avril. — Ce soir, en sortant de la Comédie-Française,
je vais chez Mme de Chastellux et elle me donne des nou-
velles de Versailles. M. de La Vaugtiyon ne retournera pas en
Espagne; il y sera remplacé par M. de La Luzerne. J'espère
que M. de Ségur ira à Londres. La imblesse de Paris ît
décidé de procéder aux élections, tout en protestant contre
le règlement. C'est le parti le j)lus sage. Mme de Chastellux
JOLRXAL Dl-: GOLVERMKLR MORRIS. 19
me dit que la duchesse d'Orléans avait laissé uu message
pour moi, peu de temps avant mon arrivée. Elle lient à
me l'aire voir son fils, AI. de Heaujolais.
22 avril. — M. Jefterson goûte beaucoup mon plan
financier (1). Xous attendons jusqu'à quatre heures M. de
La Fayette, qui arrive alors eu déshabillé, ayant été retenu
par la politique jusqu'à ce moment. Nous croyons que tout
va bien. Je propose que les États généraux éloignent la
garde suisse de la personne du roi, et adressent eu même
temps (les lélicitalions aux troupes nationales. M. Jefferson
ne croit pas que cela ail grande im|)ortance, mais je réussis
à convaincre La Fayetle. Il désire savoir de nous s'il devra
prendre une part active aux débats des Etats généraux.
Nous convenons qu'il ne devra parler que dans les circons-
tances importantes. Nous allons ensuite au Palais-Ilo^al
avec Jefferson pour faire prendre nos silhouettes.
24 avril. — Ce soir, pendant le souper chez le baron
deBesenval, on nous parle d'un exprès qui vient d'apporter
la nouvelle de la morl de l'empereur; cette nouvelle est
bientôt démentie. Il semble pourtant qu'il devra bientôt
quitter ce monde. On parle longuement aussi de désordres
occasionnés par la disette. Tous les convives qui sont des
adversaires des ministres actuels, en sont bien contents.
Nous apprenons aussi qu'il y aura un nouveau ministère,
dont Monsieur sera le chef, tous les ministres actuels
devant se retirer, sauf Necker. Les personnes présentes
auraient de beaucoup préféré renvoyer Necker et garder
les autres. Pour ma part, je ne crois à aucun changement
en ce moment. Puisignieux me dit que les Etats généraux
se querelleront dès le début au sujet des votes par ordre
(I) Morris avait préparé un plan dn réformes financières pour la France.
Ce plan avait été traduit en français el soumis à \l. de ilaleslierbes.
20 JOniXAL I)K r.OlVERVKl H AIOHHIS.
OU par IcU». Il ost si (Mior{ji(|ne dans son affirmalion que
l'on voit bien son désir qu'il en soit ainsi. Il ajoute que la
nalionesl incapable de liberté; elle ne peut rien supporter
lon«5leii)ps cl les soMals eux-nicuies ne veulent pas rester
plus de trois mois au régiment; je vois qu'il confond la
noblesse avec la nation, et qu'il juge la noblesse d'aj)rès
ceu\ de ses membres que leur paresse ou leurs désordres
priveraient de toute iniluence dans les révolutions, eu
deliors de leur force numérique. Il semble que ceux qui
désirent pour le roi un pouvoir absolu admettent, en géné-
ral, que leur désir sera inévilablement réalisé dans quelques
années, quoi que fasse la nation en ce moment. De fait,
les révolutionnaires n'ont tpif de mauvais matériaux sous
la main, et s'ils ne déploient pas une grande énergie, les
amis du despotisme devront réussir contre eux.
25 anil. — Je passe toute la matinée à écrire; l'après-
midi, je vais dîner cliez M. Alillet. Les convives sont : sa
maîtresse, la vieille marquise de Bréhan, et sa fille, per-
sonne d'une grande beauté, à qui l'avenir sourit ; une
femme mariée, jeune et extrêmement Jolie; son mari et un
ami, ca|)itaine dans la maiine, resté garçon comme moi ;
enfin un jeune hoaime que je ne connais pas. C'est
M. Millet qui s'est cbargé du dîner [à la matelote) et des
hùles. .Après le dessert, une vieille dame nous joue de la
vielle, tout en chantant des chansons scabreuses, à la
grande joie des messieurs, de la mère et de la dame mariée,
dont le mari sembh' triste et fourbu. L'enfant écoute avec
une extrême attention. Les deux jeunes dames ne sont pas
très contentes. M. Millet propose de nous réunir encore J i
semaine |)rotliaino, et nous accc])tons. li nous consultera
avant de commander le dîner. Je lui dis de faire comme il
voudra, mais qu'il pourra nous dispenser de la musique,
si cela lui plaît. Nous nous rendons ensuite à l'hôtel royal
des Invalides, magnifique spécimen d'architecture. La
JOIRXAL DE (ÎOI VKRXEIR MORRIS. 21
chapelle et le dôme sont sublimes. A la cuisine, on nous
fait remarquer, entre autres choses, une petite marmite
contenant 2,500 livres de bœuf pour la soupe de demain,
et une autre, moins grande, pour messieurs les officiers.
Le spectacle qui produisit sur moi la plus grande impres-
sion, fut de voir à genoux dans la chapelle un grand nombre
de vétérans mulilés. Leur piélé est des plus sincères.
Pauvres diables qui n'ont plus rien à espérer en ce monde!
Les femmes s'agenouillent en approchant de la sacristie.
M, Millet me suggère l'idée de composer une prière pour
les deux plus belles ; elles la trouvent supérieure à toutes
celles du missel. M. Millet me dit qu'il a entendu un cerlain
nombre d'invalides exprimer le regret qu'un aussi bel
homme que moi ait perdu une jambe. 11 ne m'avait pas vu
donner à l'un d'eux un écu, sans quoi il aurait pu apprécier
le compliment et la compassion de ces gens à leur juste
valeur.
26 avril. — Je reçois d'une dame un billet anonyme,
contenant une déclaration d'amour. J'écris une réponse
ambiguë à ma belle inconnue, et j'envoie mon domestique
Martin suivre le messager, un petit garçon, qui remet mon
mol à une femme de chambre. Celle-ci entre chez M. Millet.
Le billet vient donc de sa maîtresse, qui mérite d'être
courtisée. Je vais alors chez Mme Millet, maisje ne Irouve
pas l'occasion de lui dire un mot en particulier. Je vais
ensuite chez Mme de Chastellux, etj'apprends que, comme
d'habitude, la duchesse vient de la quitter en laissant un
mot pour moi. C'est quelque peu ridicule, mais j'exprime
néanmoins mes regrets. Le soir, chez Mme de Flahaut, on
est en plein dans la politique dont je suis fatigué. Après le
souper, Févêque d'Autun nous lit la protestation de la no-
blesse et du clergé de Bretagne; je commets l'impolitesse
de nrendormir pendant cette lecture. Mme de Flahaut n'est
pas très bien ; de plus, il lui est arrivé, aujourd'hui, quelque
22 JOI HVAI, l)K r.orX KHXKl r. MOHHIS.
chose qui la préoccupe. Je lui demande de mVii faire pari,
mais elle refuse el j'en suis très content.
27 avril. Mme de Cliaslellux me dit qu'elle attend la
duchesse ce soir. Je reste pour attendre Son Altesse. Elle
arrive assez tard, et se montre pleine de prévenances; fai-
sant allusion à ses différents messages, elle exprime son
extrême regret de ne pasm'avoir rencontré; je réponds de
mon mieux. De fait, je n'y comprends rien, tout en étant
ohligé de ui'en tenir à Texplication que je m'en suis
donnée. Elle a une longue conversation politique avec ses
amies au sujet des assemblées électorales, et je la félicite
d'occuper ainsi son esprit; sa santé s'en trouve déjà bien.
Elle dit qu'elle ne peut prolonger sa visite, car elle va voir
ses enfants. Elle est arrivée bien tard, et ne serait même
pas venue, si elle n'eût désiré me voir. C'est là visible-
ment du persiilage, mais il serait mal poli de ma part de ne
pas sembler y ajouter foi.
28 avril. — En me rendant chez M. Millet, j'aperçois
des troujjcs marchant vers le faubourg Saint-Antoine
avec deux petites pièces d'artillerie. 11 parait qu'il y a
eu une émeute de ce côté. Chez M. Millet, on m'en lait
un récit terrible, mais certainement exagéré. J'apprends
plus lard que l'émeute a éié assez sérieuse. Il paraît que
le billet que j'ai reçu n'est pas d(; Mme Millet, et que
j'ai commis à ce sujet une erreur grossière; je suis fort
intrigué.
1" mai. — Je m'habille pourmerendreà la réunion con-
venue chez M. Millet. Madame attend son chapeau, et nous-
mêmes nous allendons quelques invités. Nous nous rendons
au Palais-Bourbon, pour visiter les petits appartements et
le jardin qui sont très beaux. Nous allons de là au cabaret
dîner à la matelote; les invités sont les mêmes que la
JOLRXAL DE GOLVKRXEIR MORRIS. 23
semaine dernière, sauf le capitaine de marine. Après le
dîner, les dames proposent une promenade en Seine que
faccepte avec empressement. Nous y serons moins remar-
(jucs, ce qui n'est pas sans importance, vu les invités.
.\I. Millet refuse de nous accompagner et sa femme est con-
(cnte de se débarrasser de lui. Il a l'air de s'en apercevoir,
( t rentre seul chez lui, en savourant les réflexions qu'une
telle idée ne j)eut manquer de lui suggérer. Nous montons
à bord d'un bateau de pêche malpropre; nos sièges sont
des planches également malpropres mises en travers.
Mlle Millet, qui a une robe de mousseline ornée de belle
dentelle, paraît toujours belle, malgré le piteux état de ses
vêtements. Son amie paraît enchantée de mes attentions;
elle essaie de faire la modeste, mais elle y réussit très
mal. Après une descente assez longue, nous remontons
jusqu'à la barrière de Chaillot, mais par suite d'une erreur
dans les ordres (ce qui a causé la perte de nombreuses
batailles), nous ne pouvons retrouver nos voitures et nous
rentrons à pied. Les femmes, folles commes des oiseaux
échappés de leur cage, envoient les hommes de différents
côtés, mais toujours pas de nouvelles de nos équipages.
Nous traversons la rivière pournllerles chercher cà l'endroit
oîi nous avons dîné. Neles trouvant pas, nousrelraversons
et nous apprenons par un domestique qu'ils sont à la
î^rille de Chaillot. Nous traversons encore une fois. Après
avoir attendu quelque temps (les dames s'amusant dans
l'intervalle à courir de tous côtés), les voitures arrivent
enfin, et je puis rentrer chez moi. Je m'habille pour aller
chez Mme deFlahaut. La société est nombreuse; elle s'oc-
cupe beaucoup de politique et un peu de jeu. Je ne rentre
qu'à une heure, ayant reconduit chez lui un monsieur qui
n'avait pas de voilure. Je me mets à lire jusqu'à près de
deux heures, et je me couciie, exténué de m'êlre tant
amusé, si je puis parler ainsi de ce qui ne m'a pas amusé
du tout. J'incline à croire que Mme Koselle est ma corres-
2V JOI H\.\l. DK (loi \ I:K\I:I K -MOHHIS.
pondante inconnue, mais je ne donnerais pas six pence
pour être fixé là-dessus.
2 f)iai. — Je vais chez Mme La Fayette, mais elle va
partir à Versailles. La Fayette s'y est déjà rendu en qualité
de député. Je passe quelques instants chez Mme de Puisi-
gnieux qui est à sa toilette. Je vais ensuite voir Mme de
Ségur, et je m'amuse avec les enfants; je la laisse à sa toi
letle, pour la revoir encore ce soir chez Mme de Puisi-
gnieux : elle me dit que, puisque j'y serai, elle y restera
toute la soirée au lieu d'aller à un autre lendez-vous. Pen-
dant celte soirée, un monsieur régale les dames en leur
racontant la pendaison de jeudi dernier. C'est le colonel
d'un régiment qui était de service à l'exécution. Nous
buvons une quantité de thé bien faible, que Mme de La
Gaze appelle avec raison du lait coupé. Mme de Ségur arrive
pendant le souper, et je lui dis, ce qui est vrai, que j'allais
partir, mais que maintenant je resterai. Dans un coin, la
conversation roule, comme d'habitude, sur la politique, et
principalement sur la disette. M. Necker est fortement
blâmé, et bien à tort selon moi. Une folie a bien été com-
mise, mais c'est la seule chose où l'on ne trouve rien à
reprendre. Je pnrle de l'ordre de perquisitionner dans les
granges des fermiers. On passe aussi l'émeute sous silence.
Le baron de Besenval, qui a donné l'ordre de la répres-
sion, paraît être enchanté de son œuvre. Il avait, dit-on,
commandé de faire marcher la garde suisse avec deux
pièces de canon, et, au moment où Ton s'apprêtait à s'en
servir, la foule s'enfuit à toutes jambes. 11 est donc convenu
que le baron est un grand général, et, puisque ce sont des
dames qui le disent, ce serait fou de les contredire. Si
j'étais militaire, je penserais que deux pièces lançant des
projectiles de quatre livres ne sauraient servir à grand'chose
dans une ville comme celle-ci, où les rues sont générale-
ment si étroites que deux voitures peuvent à peine y passer
JOIH.VAL l)K GOr\ER\Kl R .MOHRIS. 25
de front, où ces mêmes rues étroites sont des plus tor-
tueuses, et où les maisons ont en général de quatre à six
étages en pierre. Mais n'étant pas versé dans l'art de la
guerre, mon devoir est de convenir avec les autres qu'il faut
vraiment être un grand général pour pouvoir, avec seulement
quinze cenis fantassins ou cavaliers, et surtout avec deux
seules pièces d'artillerie, disperser quinze mille hommes,
principalement des spectateurs, parmi lesquels se trou-
vaient trois mille émeuliers, armés de bâtons et de pierres.
3 mai. — M. Jefferson me parle, pour la séance de
demain, d'un billet que Mme de Tessé réserve à M. Short,
mais qu'il me procurera, parce que Short ne peut pas s'y
rendre. Je plaide près de M. de La Fayette, qui dîne avec
nous, la cause du duc d'Orléans et lui donne mes raisons en
faveur de son élection. 11 me répond qu'il sera élu. Je
1 ends visite à Mme de Chastellux qui a la bonté de m'appor-
ter le programme de la cérémonie de demain de la part
de la duchesse d'Orléans, et en même temps un message
d'elle. Elle viendra si elle le peut. Mme de Chastellux
propose de m'obtenir par son intermédiaire un billet pour
demain. M. le maréchal de Ségur arrive. Au bout de
quelque temps, la duchesse nous fait savoir qu'absorbée
par sa correspondance, elle ne pourra venir. Je rentre me
coucher de bonne heure, pour me rendre demain à l'er-
sailles.
4 tnai. — Départ pour Versailles a six heures. Je suis
rejoint en route par M. Le Normand et M. de La Gaze. Nous
descendons pour nous promener dans les rues jusqu'à ce
que la procession commence, puis je vais avec Mme de
Flahaut qui a la bonté de m'offrir une place à une fenêtre.
En attendant la procession, la conversation roule sur le
bal de l'Opéra. M. de Villeblanche me raconte une his-
toire qui dépeint bien le caractère national. Sa femme
o,; .101 HVAI, DK (ÎOl \ KK.VKl H MOHHIS.
clail vernie avec imc amie. Klles se Iroiivèrent séparées,
et lorsqu'il les reirouva, elles s'enlrelinrent longtemps
sans qu(^ la (lame sût qui était avec lui. Quand le bal lut
lini, et (|u'iis (nient tous trois rentrés, ils raillèient fort
l'amie de sa déconvenue. Klle ne put donner aucune
excuse pour sa méprise, si ce n'est que, madame étant
avec monsieur, il lui était impossible de supposer que ce
|)ùt cire sa l'en» me.
I,a procession est magnifique. Les maisons sont do
(•lia(pie côté couvertes de tapisseries. Ni le roi ni la reine
ne semblent très conlents. Le premier est salué, parlout où
il passe, du cri de : « Vive le Roi! « mais pas la moindre
acclamation n'accueille la souveraine. Klle jette un regard
d(î mépris sur la scène où elle joue un r(Me et semble
dire : « Pour le moment, je me soumets, maisj'anrai mon
heure. » Retour à Paris, où je dîne. Alon opinion sur les
sentiments du roi et de la reine est confirmée, lorsque, un
peu plus lard, je vais au salon de Mme de Cbastellux.
Tout eu se rendant près de la duchesse, elle m'apprend
que le roi est mécontent que le duc d'Orléans se soit pré-
senté comme député et non comme |)rince du sang, et
aussi de ce que la reine n'ait pas élé acclamée publique-
meul. Celle-ci en est profondément blessée. Rencontrant
la duchesse d'Orléans qui avait élé à maintes reprises
aussi acclamée que le duc : « Madame, lui dit-elle, il y a
une demi-heure que je vous ai allendue chez moi. —
Madame, en vous attendant ici (à l'église Xotre-Dame), j'ai
obéi à l'ordre qu'on m'a envoyé de la part du roi. — Eh
bien, n)adame, je n'ai point de place pour vous, comme
vous n'èles point venue. — C'est juste, Aladaine; aussi
ai-je des voitures à moi qui m'attendent, n Je n'ai pu
m'empêcher de ressentir l'atfront fait à la pauvre reine,
car je ne vois en elle que la femme, et il me semble lâche
de se montrer dur envers une fennne.
Mme de Cbastellux me cite une réponse spirituelle de
J01R\AL I)K r.OlVKRXElR MORRIS. 27
Aladame Adél<'iï(h', lanle du roi. Dans un accès de mauvaise
liunieur, la reine, parlant de celte nation, avait dit : « Ces
indignes Français ! — Dites : indignés^ madame ! 35 répondit
Madame Adé'aïdc.
La duchesse d'Orléans n'a pu m'avoir un billet, mais la
duchesse de Bourbon a promis d'essayer; si elle réussit,
elle l'enverra au Palais-Royal ce soir, et, dans ce cas,
j\Ime de Chastellux le recevra de la duchesse d'Orléans et
me l'enverra. Je rentre chez moi, et je reçois un mot de
W. Jefferson m'assurant que je puis avoir un billet chez
Mme de Tessé, qui en avait réservé un pour M. Short,
mais il n'est pas encore arrivé. Ha lait si beau aujourd'hui
qu'en me promenant sans chapeau j'ai attrapé un coup de
soleil; j'ai le front et les yeux très enflammés.
5 mai. — Je vais à Versailles, et j'entre dans la salle un
peu après huit heures. Je reste assis dans une position
incommode jusqu'à midi. Pendant ce temps, les différents
députés entrent, et sont rangés successivement par bail-
liages. Des applaudissements répétés saluent l'entrée de
M. Xecker et celle du duc d'Orléans; il en est de même
pour un évèque qui a longtemps vécu dans son diocèse et
y a rempli les devoirs de sa charge. On applaudit un autre
évèque qui a prêché hier un sermon que je n'ai pas
entendu, mais mes voisins disent qu'il ne mérite pas cet
honneur. In vieillard qui a refusé d'endosser l'habit pres-
crit pour le tiers état et qui a revêtu celui de fermier est de
même longuement applaudi. M. de Miraheau est silflé, mais
de façon discrète. Le roi arrive enfin et s'assied; la reine
est à sa gauche, deux degrés plus bas. Il lit un discours
de circonstance, bref et bien dit, ou plutôt bien lu. Le ton
et la manière sont pleins de la fierté que l'on peut attendre
ou désirer du sang des Bourbons. La lecture en est inter-
rompue par des applaudissements si chaleureux et si com-
municatifs que les larmes inondent mon visage malgré
2.S JOl ll\.\I, l)K (101 \ i:i{\Kl H MOHHIS.
moi. La reine pleure ou semhie pleurer, mais pas une
voix ne s'élève pour elle, .relèverais cerlainement la
mienne si j'étais Français; mais je n'ai pas le droit d'expri-
mer mes sentiments, et e'est en vain que je prie mes voi-
sins de le faire. Le roi, ayant fini de parler, se déeouvre;
il remet ensuite son ch.ipeau, et la noblesse suit son
exemple. Quelques membres du tiers état font de même,
mais se découvrent de nouveau peu à peu. Le roi retire sa
coiffure encore une fois; la reine semble croire qu'il a tort,
et dans une conversation qu'elle a avec le roi, celui-ci
semble lui dire que son désir est d'agir ainsi, quel que
soit le cérémonial prévu, mais je n'en suis pas sûr, étant
trop loin pour voir distinctement, et surtout pour enten-
dre. Les nobles eux-mêmes se découvrent peu à peu. Si
ces trois manœuvres sont prescrites par le cérémonial, les
troupes ne sont pas encore suffisamment exercées.
Après le discours du roi, et tons ces mouvements de
cbapeaux, le garde des sceaux prononce un discours beau-
coup plus long. Son débit est très mauvais et si confus que
l'on n'en pourra parler qu'après l'impression , Ensuite,
M. Xeckerselève. Il essaie de jouer à l'orateur, mais il s'en
tire très mal. L'auditoire le salue d'applaudissements répétés
et enthousiastes. .Mis en verve par ces marques d'approba-
tion, il tombe dans les gestes et dans l'enjpbase, mais son
mauvais accent et la gaucherie de ses manières détruisent
beaucoup de l'effet que devrait produire un discours
écrit par \L Necker et prononcé par lui. Il demande
bientôt au roi la permission d'avoir recours à son secré-
taire; cette autorisation est accordée, et le secrétaire conti-
nue la lecture. Elle est très longue. Ce discours contient
beaucoup de renseignements et de bien belles choses, nais
il est trop long; il y a de nombreuses redites, trop de
compliments et de ce que les Français appellent emphase.
Les applaudissements étaient bruyants et ininterrompus.
Ils convaincront le roi et la reine du sentiment national, et
JOURNAL DK (lOL l KHXKIR MORRIS. 29
tendrontà empêcher les intrigues conlrcle ministère actuel,
au moins pour quelque temps. Quand ce discours est fini,
le roi se lève pour partir ; il est salué d'un long et touchant
cri de : Vive le roi! La reine se lève, et, à ma grande satis-
faction, entend crier, pour la première fois depuis plusieurs
mois : Vive la reine! Elle fait une révérence pleine de
grâce, et les acclamations redoublent; elle y répond par
un autre salut encore plus gracieux.
Dès que je puis sortir de la foule, je vais retrouver mon
domestique, et je me rends à l'endroit où ma voiture est
remisée pour retourner à Paris. J'ai grand'faim, mais je
me sens peu disposé à demander à dîner à n'importe qui,
convaincu que ceux qui peuvent le faire recevront plus de
demandes qu'ils ne le voudraient. Mes chevaux n'étant pas
prêts, je vais chez un traiteur. Je demande à manger, et
l'on me conduit à une table d'hôte, où sont assis quelques
députés du tiers. La conversation tombe sur la manière de
voter. Je leur dis ma pensée : quand leur constitution sera
faite, ils devront voter par ordres, mais il faudra jusque-là
se servir du vote par têtes. Ceux qui sont le plus au courant
de la question partagent ma manière de voir. Ces députés
viennent de Bretagne. L'un d'eux déclame contre la tyran-
nie de la noblesse et attaque si fort sou propre frère, que
les autres s'en mêlent; un autre gentilhomme, député du
liers état, vocifère tellement contre son ordre que je suis
convaincu qu'il ne cherche qu'à se mettre en vadette, mais
qu'il votera pour l'opinion de la Cour, quelle qu'elle soit.
Je me lève en leur souhaitant sincèrement un accord parfait
et nue bonne intelligence; mutuelle, et je reviens à Paris.
9 mai. — Visite à M. Le Couteulx, à la campagne. La
campagne que je traverse pour arriver à Louveciennes est
très bien cultivée; sur les coteaux des collines, j'aperçois
au pied des arbres fruitiers des groscillers et même des
vignes. Celte n)anière de cultiver la vigne réussirait peut-
:j(t JOIUV'AL l)i: (;()! \ KH.VKl H MOKHIS.
("'Ire en Amérique. L;i demeure de M. Le Couleulx appar-
teuail aulrelois à un prince de Condé; elle est bàlie dans
l'ancien slyle, loul tn élaiit assez conlorlable; la silunlion
esldélieieusi'. Dans la soirée, arrivent sa mère, sa sœur et
son cousin do. Canleieu. Le tiers continue a se réunir sans
rien faire, car il désire le vote par tètes, mais les autres
ordres refusent de le suivre.
IQ Diai — Dimanche matin, promenade à l'aqueduc de
Marly. Nous moulons jusqu'au faîte. Le coup d'œil est
splendide. La Seine fait de nombreuses courbes à travers
une vallée très bien cullivée, et bai«j;ne d'innombrables
villa«{es; d'un côté, ou a|)erçoit dans le lointain les dômes
de Paris, et, de l'autre, le palais de Saint-Germain est tout
près de nous. Derrière moi, j'ai une immense foret, avec,
au premier plan, le j)alais de Marly eiilcui dans la verdure.
De toutes parts, les cloches de mille clochers em|)liss -nt
l'air de leurs murmures, se mêlant au parfum matinal et à
la fraîcheur du printemps. Que tout cela est charmant! Je
suis en ce moment sur un immense monument de l'orgueil
de l'homme et je puis contempler à la fois, dans l'échelle de
l'existence humaine tous les degrés de la misère à la magni-
licence. Nous déjeunons entre dix et onze heures, puis,
après une promenade dans les jardins, nous retournons à
Marly. Le jardin est vraiment royal et cependant agréable,
la ujaison est commode et les meubles n'ont pas de style.
Les Suisses nous disent qu'ils se j)répareut à recevoir Sa
Majesté. Nous retournons chez M. Le Couteulx pour nous
habiller. Eu entrant au salon, les députés de Normandie se
joignent à nous. Notre nombre s'était vu, au déjeuner, aug-
menté d'un banquier et de ses deux sœurs. A dîner, conver-
sation politique avec les Normands ; je continue cet entre-
tien après le repas et nous finissons par èlre tous du mémo
avis. Nous disculons incidemmi'ut l'avantage qu'il y aurait
à créer une Compagnie des Indes.
JOLRMAL DE GOLVERiVEUR AIORRIS. ;il
L'après-midi, visite au pavillon de Mme du Barry.
C'est uu temple eousacré à l'iiuuioralité de Louis XV. Le
style est très bon et rexécution |)arfaite; le panorama est
aussi charmant qu'étendu. Nous apercevons au retour
Mme du Harry. Elle a, depuis longtemps, passé l'âge d'être
belle, et elle est accompagnée d'un vieux fat, le prévôt des
marchands. Ils se dirigent vers le pavillon, peut-être |)Our
sacrifier à l'atnour sur l'autel élevé par le feu roi. Quittant
le pavillon, nous faisons l'ascension de la colline, et passons
enire la maison et le vivier, qui répand une odeur épou-
vanlable, pour voir danser les villageois. Nous rentrons à
la maison, et je m'enireliens avec Laurent Le Couleulx du
rachat de la dette due par l'Amérique à la France. Il me
conseille de voir M. Necker. Je n'ai éprouvé jusqu'ici que
des obstacles et des dilïicultés de la part de M. Necker,
qui est ce que l'on peut appeler un rusé. Ceux qui le con-
naissent n'osent donc pas l'aborder de front, étant certains
qu'il commencerait par prétendre savoir tout ce dont on
l'informerait, et qu'ensuite il se servirait de ces communi-
cations pour les combattre, s'il y trouvait son avantage, en
en parlant à d'autres. 11 faut beaucoup de prudence et de
délicatesse pour traiter avec un homme de cette sorte. Lau-
rent dit qu'il ne peut amener M. Necker à terminer ce qui
est déjà en train, mais que, si je le désire, il me procurera
une entrevue. Il faudra, d'après lui, s'en tenir strictement
au côté financier, et je lui confesse que telle a toujours été
ma pensée. J'emmène M. Laurent, et, pendant notre retour
à Paris, il épanche sa mauvaise humeur contre M. Necker qui
s'est longlemps joué de lui, et qui continue à en agir de même
envers de Canleleu. Il le croit, du moins, et, à mon avis, il a
raison . Il me dit que leur but est d'obtenir un mandat de paye-
ment d'une dette que personne ne songe à nier. Il est invité
à dîner chez M. Necker, et si la conversation s'engage sur
ce sujet, il recommandera à M. Necker de me voir. Au bout
de deux agréables heures de voilure, nous arrivons à Paris.
32 JOl R.VAL I)K (lOlVKHXKlR MORRIS.
1 1 mai. — Je vais passer la soirée chez Mme de Chastel-
Iiix. Elle reçoit un message de la duchesse; elle lui répond
que je suis là et que je l'ai chargée d'une commission.
Celle commission consiste à remercier pour moi Son
Altesse royale, qui a eu la bonté de m'envoyer à Versailles
un billet d'admission pour l'ouverture des Etats généraux.
Peu après, la duchesse arrive, disant qu'elle est venue
exprès pour me voir; elle me parle de mon excursion
hors de Paris, et espère me voir souvent chez Mme de
Chastellux; elle regrette de ne pouvoir s'attarder, devant
sortir avec Mme de Chastellux pour faire quelques visites.
Je ne puis réj)ondre que par des regards et des gestes qui
expriment une profonde humilité, et toute ma reconnais-
sance pour l'honneur qui m'est fait. De fait, ma langue ne
s'est jamais suffisamment exercée à ce jargon, et elle
demande toujours à mon cœur ce qu'elle doit dire; tandis
que ce dernier, après en avon- délibéré, demande conseil
à ma tète, le bon moment est passé. Comme je crois
comprendre Son Altesse royale, et que je suis suffisamment
gardé du côté de la vanité, il n'y en a plus qu'un autre à
défendre, mais celui-là est fortihé. Elle a peut-être les plus
beaux bras de France; machinalement elle se dégante, et
elle a toujours un prétexte pour se loucher la figure, de
façon à bien faire ressortir sa main et son bras. — Je vais
chez Mme Dumolley qui joue aux échecs. Mme Cabarrus
vient et je lui dis que c'est la faute de La Caze si je ne suis
pas allé lui présenter mes respects à son hôtel. Elle répond
que je n'ai pas besoin d'introducteur. Elle a une belle
main et de très beaux yeux, qui disent d'une façon très
intelligible qu'elle est disposée à écouler chanter leurs
louanges. Elle va partir à Madrid et sera heureuse de me
voir ici comme là-bas. Je m'esquive sans attendre le souper
et je rentre chez moi. La chaleur est extrême et va durer
quelque temps probablement. Le printemps de l'Europe,
si vanté par les habilanls par amour ou par préjugé, et par
JOIRVAL !)[•: GOLVEUXELR MORRIS. 3:î
les voyageurs par vanilc de sembler avoir vu, ou goûte,
ou senti, ou éprouvé quelque chose de plus pur, de plus
neuf, de plus doux, de plus agréable que leurs voisins, ce
printemps de l'Europe, dis-je, s'est réduit, au moins cette
année, à une seule semaine, comprenant les trois derniers
jours d'avril et les quatre premiers de mai, et pendant ce
court printemps, Parker a été atteint de rhumatismes en
changeant de gilet.
14 mai. — Journée passée à Versailles. Au cours de ma
promenade, je visite les appartements de la reine, meu-
blés avec le meilleur goût. Après les avoir vus, je vais à
la chapelle, où il y a juste autant de dévotion que je m'y
attendais. Je passe ensuite quelque temps avec Aime de
Ségur, tandis qu'elle procède à sa toilette. Elle se dit très
fatiguée de Versailles, et je la crois. Je la quitte, et, pour
me protéger d'une averse, je me réfugie dans l'anti-
chambre de M. de Montmorin, qui me demande si je suis
venu dîner avec lui. Je réponds négativement. 11 me dit de
venir un autre jour et je lui en donne la promesse. Je dîne
chez AI. de La Fayette ; la conversation roule sur la politique
du jour. Je vais ensuite chez Mme de Alontboissier, qui
me demande de me joindre à ses invités pour visiter les
jardins de la reine au Petit Trianon. Notre promenade est
assez longue. La royauté a fait ici des frais énormes pour
se cacher à ses propres yeux, mais sans y réussir. Lue
laiterie remplie de porcelaine de Sèvres ne ressemble pas
suffisamment à la vie rustique. Il serait bien difficile,
d'autr<3 part, de prendre pour un lac, le petit étang bour-
beux qui se trouve à côté. En général, le jardin est beau,
et pourtant l'argent qu'on y a dépensé a été mal employé,
et Ton pourrait faire des économies. Je remarque, parmi
les promeneurs, un certain nombre de députés aux Etats
généraux. Pas un peut-être ne songe à ce qui devrait les
frapper tous, à savoir que ce sont tes dépenses et d'autres
3
av JOl H\AL 1)K GOrVICHXKl R MO» RI S.
semblables qui sont la cause de leur réunion. Je retourne
en villo assez tard, et je soupe avec Capellis et sa belle
tante, Mme de Flaliaul. Une dame qui est là prenJ un
plaisir extrême à s'écouler parler. La journée a été suC-
locanle, et la soirée n'apj)orte pas beaucoup de fraî-
cbeur.
16 mai. — La matinée est désagréable, grâce au vent,
au froid et à la pluie; je pars néanmoins pour Louve-
cicnncs, comme il a été convenu avec M. Le Couteulx, et
j'y arrive un peu après deux heures. On l'attend depuis
deux jours avec sa famille, mais personne n'est venu et,
comme le cuisinier ne s'est pas encore montré, il est évi-
dent qu'il ne sera pas là pour le dîner. Je vais à une taverne
dont l'extérieur est des plus engageants, mais tout ce que
la maison peut fournir se réduit à un maquereau, un
pigeon, des oeufs frais et des asperges. Le poisson s'est
probablement attardé eu route, et a acquis trop de haut
goût pour un simple Américain. Ce fait occasionne la mort
du pigeon solitaire, qui est ainsi délivré de la prison oii il
mourait de faim. La cuisine et les provisions se valent, et
je ne cours pas le risque d'une indigestion aujourd'hui.
Dans son zèle louable pour l'honneur de sa maison, mon
hôte ajoute à l'addition ce qui manquait au dîner. Le
pauvre petit pigeon est compté un peu plus d'un shilling,
et la botte d'asperges filandreuses environ trois shillings,
prix très raisonnable, si l'on songe que les œufs sont à
six sous la pièce. Après ce repas, je vais à la Mal maison,
où tout est sens dessus dessous; il y a une forte odeur de
peinture dans la maison, et il faut y ajouter un plat de
choux au vinaigre en train de bouillir, produisant une
autre odeur tout aussi désagréable. Je me promène dans
les jardins qui sont charmants. Mme Dumolley me fait
monter dans son ivlmkey^ et nous faisons une promenade
des plus agréables dans un des parcs royaux. Je prends le
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. liô
fhé avec elle, et je retourne à Paris après avoir passé une
excellente journée.
[Sans date.] — Je trouve aujourd'hui Mme de La Caze
absolument consternée. Son chien était très malade, et il y
avait lonf|temps que la pauvre bête souffrait. II avait tout
d'abord la maladie napolitaine; on l'envoya chez le vété-
rinaire qui, à force de mercure, chassa la maladie et le
réduisit à l'état de parfait squelette. Grâce à des soins
constants, sa bonne maîtresse lui rendit bientôt un embon-
point tolérable, quand, hélas! survint une autre maladie.
Celle-ci est très grave, et voilà madame, la fille de chambre
et l'un des valets qui ne s'occupent pas d'autre chose. A
trois reprises, elle me dit pendant ma courte visite : Je
vous demande bien pardon, monsieur Morris, mais c'est une
chose si désolante de voir souffrir comme ça une pauvre
bête! — Ah! madame, ne me faites point d'excuses, je
vous en prie, pour des soins si aimables, aussi mérités que
toutes vos attentions. — A la fin, en regardant derrière
moi, je découvre un affreux magot. « Ah, mou Dieu! mais
voyez donc! » Je les quitte pour aller dîner chez Mme de
La liretèche. Nous avons le ministre de Saxe-Gotha, et
M. de Durfort, des gardes. Après le dîner, nous allons
passer quelques instants au pavillon. Le tuteur du fils de
M. de Durfort, qui vient de séjourner quelque temps à
Florence, avec le mari de notre hôtesse, nous parle lon-
guement de l'Italie, mais, pendant cette causerie, j'ai le
malheur de m'endormir, bien que placé aux côtés d'une
dame. Enire autres choses , il parle du manque cho-
quant de propreté chez les Italiens, et en parle avec le
même air d'horreur que prennent certaines gens quand ils
remarquent pareil défaut en France.
[.Sans date.] — Un soir que j'étais assis avec un ami au
Palais-Royal, buvant de la limonade et du thé, le garçon
36 JOIKXAI. I)K COI VKKVKI H MOHFUS.
vient me dire que deux dames désirent me parler à la
porte. Ce sont Mnies de Hoursac et d Espinclial que j'avais
déjà rencontrées aux Tuileries. Nous eûmes une conversa-
tion enjouée et futile au cours de laquelle ces dames me
font savoir que la fidélité conjugale n'est pas leur plus
grande vertu, et il paraît qu'elles désireraient toutes les
deux nou(3r une intrigue galante. Comme elles ne man-
quent pas d'amants, et qu'elles ne peuvent ressentir
d'affection particulière pour moi, elles ont évidemment un
motif secret — probablement l'espoir de jolis cadeaux.
Je ne ressentais aucune inclinaison pour elles, mais ma pré-
sence ayant délivré ces dames du scandale d'être vues
seules et de l'ennui d'un tête-à-tête féminin, j'aurai près
d'elles la réputation d'être beaucoup plus agréable et
d'avoir beaucoup plus d'esprit que dans la réalité.
[Sans date.] — Je conviens d'aller avec Mme de Cliastel-
lux faire une visite à la ducbesse d'Orléans. Nous montons
dans ma voilure pour nous rendre à Romainville, au
domaine de M. de Ségur. De la maison et de divers
endroits du jardin, au pied duquel se trouve un cbarmant
petit cottage, l'on jouit d'une très belle vue. Je remarque
dans le jardin un obélisque dédié à l'amitié. 11 a été
érigé, je crois, par le baron de lîesenval, l'ami très intime
aussi bien de Aime de Ségur que du maréclial. Avec une
candeur peu ordinaire^ elle avoua sa passion à son mari,
et tous les trois vécurent le plus heureusement du monde
jusqu'à ce qu'elle mourût. Le vicomte actuel de Ségur est
fils du baron, et son frère aîné passe pour être le fils du
maréchal. La comtesse de Ségur lait très bien les honneurs
de la maison : c'est une femme intelligente et des plus
aimables. Le prince et la princesse Galitzin dînent
aujourd'hui à Romainville. Il me raconte qu'il y a mainte-
nant sept ans qu' I a quitté sa patrie. Nous renirons à
Paris, et je vais chez . 'me de Flahaut qui insiste pour que
J01R\AL DE GOIVERXEUU MORRIS. 37
je passe Ja soirée avec Mme de Boursac, ce à quoi je
consens. Beaucoup de propos en l'air et après le souper,
M. de Boursac arrive, puis M. d'Espinchal, avec sa
femme, et la conversation tombe dans la politique. Les
femmes disent beaucoup de bêtises à propos des élections
de Paris, pour lesquelles la lutte sera chaude, paraît-il, et
elles réussissent à mettre leurs maris hors d'eux.
23 mai. — A onze heures, j'accompagne Mme de
Chasteilux aux appartements de la duchesse d'Orléans.
Elle déjeune, ayant le vicomte de Ségur à ses côtés. Je
crois deviner juste, en pensant que les attentions de ce
dernier lui plaisent plus qu'elle ne veut l'avouer. Son œil
scrutateur demande où j'en suis avec Mme de Chasteilux; je
réponds par un regard terne, parfaitement en harmonie
avec mes sentiments, car je n'ai jamais eu pour elle d'autres
sentiments que je n'en aurais eu pour une vestale. La
cause n'en est pas la seule vertu, mais aussi l'indiffé-
rence, et pourtant elle est jeune, et belle et sensible.
Quelle en est la raison? Le regard insidieux de la duchesse
semble dire : «Je vous trouve plein d'attentions pour elle,
et j'en suis contente. » Elle se trompe fort, et moi j'en suis
content. Son plus jeune fils, M. de Beaujolais, un beau
garçon, plein de gaieté, vient avec nous. Mme de ..., l'une
de ses dames d'honneur, entre en boitant. Elle avait à
l'orteil quelque chose qu'elle a voulu extirper et qu'elle a
mis au vif. Je lui dis : « Madame, quand on est touché au
vif, on s'en ressent longtemps. » Lue vieille dévote qui se
trouve là, prenant tout simplement la chose au sens litté-
ral, ajoute, d'un vrai ton de matrone : «Et surtout au
pied. î) Il y a des confitures sur la table; la duchesse m'en
olfre, mais je refuse, sous prétexte que je n'aime pas « les
choses sucrées « .
24 mai. — Journée à la campagne. Beaucoup de
38 JOl l<\AL l)K COrV KHXKrU MOHRIS.
chaleur el di; |)()iissière. Je trouve à Louvccienncs une
Honibreuse société, et, entre autres, AI. Delville, qui se
plaint de la mauvaise qualilé du tabac que lui a envoyé
M. [Robert] Alorris. Je lui explique la nature du contrôle;
j'ajoute que je ne me plains pas de la conduite de la ferme,
qui a été honnête et «jénéreuse, mais que tout le mal
provient du comte de Bcruis. Le soir, pronienade en
voilure jusqu'à la Malmaison. Aime Dumolley est très
jolie, mais je m'aperçois qu'il ne faut aller la voir que les
jours de fête. Ksl-ce parce que, les autres jours, il lui est
impossible d'offrir un dîner acceptable? ou bien parce
qu'il lui déplaît d'être dérangée les autres jours, ou parce
qu'elle veut éviter aux autres le risque de venir en son
absence? C'est celte dernière raison qu'elle dimne, mais
c'est la seconde que je crois la bonne. Je repais pour
Paris un peu avant dix heures, mais mon cocher s'endort,
et nous sommes sur le point de verser dans un fossé.
J'essaye plusieurs fois de le réveiller, et comme il con-
tinue à conduire en dépit du bon sens, je l'arrête pour lui
demander s'il est ivre. Je lui dis, s'il se trouve dans ce
cas, de descendre de son siège et de donner sa place à mon
domestique; si, au contraire, il est dans son état normal,
de continuer son chemin, en apportant une plus grande
altention, car, s'il culbute la voiture, je lui passerai immé-
diatement mon épée à travers le corps. Celte menace pro-
duit le résultat voulu, et lui rend tous ses moyens. Il est
inutile de supposer que cet homme soit une créature
raisonnable. S'il s'était jeté dans les fossés, qui sont à sec,
avec des parois perpendiculaires de six pieds de haut, il y
a mille chances contre une que je ne serais pas en état de
rien faire, ni lui de rien subir, mais l'habitude l'a familia-
risé avec le risque déverser. L'autre danger, au conlraire,
l'impressionne par sa nouveauté, et il ne réfléchit pas, au
nu)ins avant d'être tout à fait revenu à lui, que je n'ai sur
moi d'autres armes que ma canne.
JOIUXAL DE GOLVERX'ELR MORRIS. 39
27 mai. — Aujourd'hui, immédiatement après mon
déjeuner je suis dérangé par Sir How Wliilford-Dalrymple
et un certain M. Davis. Il restent longtemps et discutent à
fond diverses questions politiques. D'après ce qu'ils me
disent, le cabinet brilannique suivrait avec une grande atten-
tion ce qui se passe aux Etats généraux. Je leur dis que, si le
roi de Prusse n'élait pas une nullité, l'Angleterre aurait
beau jeu à la mort de Tempereur; lors de l'élection de l'archi-
duc, elle soutiendrait les électeurs de Bavière, donnerait la
Saxe à la Prusse, et s'emparerait pour le compte duSlathou-
der, des Pays-Bas autrichiens. En y joignant certains pelils
évccliés des environs, cela formerait une monarchie res-
pectable, et de cette façon, en y com|)renaut le Hanovre,
la Grande-Bretagne se créerait une barrière étendue,
qui enserrerait son ennemi de presque tous les côtés.
Tandis que, si la France établit un gouvernement libre,
elle pourra facilement se faire céder par l'Autriche, moyen-
nant une compensation territoriale d'un autre côté, ou
contre argent, les droits de celte dernière sur la Flandre;
si elle s'annexe alors la Flandre et la Hollande, elle
deviendra l'arbitre incontestée du sort de l'Europe. La
Hollande (c'est-à-dire les Pays-Bas-Unis) est actuellement
dans une situation qui ne peut pas durer, et son sort
dépend des mesures qu'elle va adopter; si la France se
dispose à agir, son premier acte sera, dans tous les cas, de
rechercher notre alliance, le sort des Antilles devant
dépendre de l'alliée que nous aurons en Europe. Nous
verrons plus tard le résultat de mes suggestions. Je vais dîner
chez Mme Foucault, fille de mon vieil ami Jacques Leray
de Chaumont. Elle est à sa toilette, et l'on m'assure que
c'est une fenmie galante. On bavarde sur la politique pen-
dant le dîner. Mme Leray de Chaumont me parle de façon
très raisonnable pour une personne que l'on dit toquée. A
l'issue du repas, promenade aux Champs-Elysées où je
rencontre M. de Durfort; il me dit que les troupes rassem-
M) JOl K\AI, l)K (î(»l V KHXKin M OU Kl S.
Liées aux environs de Paris ont pour bul de réprimer les
Iroiiblcs en cas de dissolution des Klats généraux; je ris à
celte idée qui laisse percer uniquement son désir et celui
de ses amis. Après l'avoir quitté, je me rends chez Mme de
La Ca/e. Elle va sMiabiller, mais cela ne fait rien. « Mon-
sieur Morris me permettra de faire ma toilette? — Certai-
nement. 5) Elle se déshabille alors complètement, à l'excep-
tion de la chemise, et se rhabille devant moi. Je finis la
soirée dans le salon de Mme de Fiahaut; j'y rencontre
Mme de Boursac qui me dit que, sur la présentation de son
mari, je suis inscrit comme membre du club de Valois.
28 mai. — Pour me reposer d'une série interminable de
visites désagréables, j'utilise un billet d'entrée pour le
parc Monceau, oii je me promène longtemps. Ce jardin
est très beau, et il a coûté une somme en rapport avec
son importance. Le jardinier est anglais; me croyant son
compatriote, il a la bonté de me faire chercher par un
garde, et m'offre de me faire voir les serres, etc. C'est très
poli de sa part, mais je crois bien que la perspective d'un
peu de monnaie française, sortie d'une poche anglaise, ne
laisse pas de l'inlluencer. Mais comme c'est là une suj)-
position peu généreuse, je le laisse tout à ses épanchements
patriotiques et à ses compliments, sans lui donner un sou.
Après un souper splendide et une partie de whist chez
M. Bontemps, je propose à ce dernier de se mettre fournis-
seur de la marine, et j'offre de l'y intéresser. Il objecte son
emploi; je -réplique qu'il n'est pas nécessaire qu'il soit en
vue, et que, de plus, il n'y a aucun déshoimeur à chercher
les meilleures conditions pour le gouvernement, tout en
cimentant une alliance d'inq)orlance capitale pour la
France. Nous reparlerons de tout cela.
2<) juai. — Visite à M. de Montmorin, à Versailles.
D'un ton bourru, son portier m'annonce que je suis en
JOl H\AL I)K (iOrVER\i:iH MORRIS. 41
retard, car M. le conile va se nieltie à table ; je lui réponds
d'informer son maître que je désire lui parler. Je reste un
certain temps dans ranlichanibre. Enfin Ton annonce le
dîner, et J3 remets la lettre que j'ai conservée si longtemps;
je présente en même temps mes excuses qui sont agréées.
Nous allons diner. Tout le monde parle des Etats géné-
raux. Le dîner se prolonge, car nous attendons un monsieur
qui siège avec la noblesse. Au moment de quitter M. le comte,
il m'exprime le regret de m'avoir si peu vu aujourd'hui;
il aurait pu se dispenser de me le dire car il ne dépendait
que de lui de m'entretenir plus longuement. Il me demande
de revenir et de considérer toujours sa maison comme la
mienne, chaque fois que j'y serai.
30 niai. — Me trouvant aujourd'hui dans l'impossibilité
de travailler par suite de dérangemenis continuels, j'em-
ploie le reste de la journée à visiter des monuments, en
compagnie de Mme de Flahaut. D'abord les Gobelins.
Malgré (ont ce que l'on a pu dire en leur faveur, c'est là
un art sans but, car ses productions sont plus chères et
moins belles que des tableaux et tandis que, d'un côté, leur
durée est longue, de l'autre, elle ne l'est pas puisque les
tons s'en ternissent. Somme toute, le travail est merveil-
leux. Des Gobelins, dont le musée possède d'excellents
tableaux, nous nous rendons aux Jardins botaniques du
Roi. Toutes mes connaissances en botanique ne vont pas
au delà de la différence qu'il y a entre les oignons ou les
choux et les chênes ; je ne puis donc me risquer à former
un jugement sur ce jardin que je suppose être de premier
ordre. Certaines parties en sont fort belles, et l'ensemble
des plantes et des bâtiments a dû coûter une grosse
somme. Notre visite n'est que superficielle. Nous allons
ensuite à Notre-Dame. Le grand autel est un chef-d'œuvre,
de même que plusieurs des tableaux. Ce vénérable édifice
gothique mérite bien une visite. Je dîne avec le maréchal
42 JOl HWL I)K (;(M VEIIXKIH MORKIS.
deCaslries. En y allant, je passe chez le général Dalrymple,
avec qui je reste cinq minules, et je n'arrive qu'au mo-
ment où l'on se met à table. J'explique au maréchal mon
affaire avec la ferme, sur laquelle je rédigerai une note que
je lui remettrai. Je lui disque le roi a besoin, dans les cir-
constances actuelles, d'un homme d'énergie et de sens,
pour l'aider à sortir des dilficultés au milieu desquelles il
se débat. J'indique aussi en quelques mots la conduite à
observer. Je vais voir M. Jefferson à l'issue du repas,
et je m'attarde chez lui. Nous parlons des hommes en
vue, de la politique, (te. Je ne crois pas qu'il ait une
notion bien juste du caractère des gens ; il en regarde
un trop grand nombre comme de simples fous, tandis
que, dans la vie, les gradations sont infinies et que chaque
individu a sa force et ses faiblesses qui lui sont parti-
culières. Je vais finir la soirée chez Aime de Flahaut. On
y dit beaucoup de choses légères et pru réservées. Je
rentre à onze heures.
31 mai. — En allant aujourd'hui à la Malmaison, je
passe car les Champs-Elysées où je m'arrête un moment
avec M. Jefferson et !e général Dalrymple. On me dit que
le Comité de conciliation à Versailles s'est séparé sans avoir
rien fait, en dépit d'une ponipeuse harangue de M. Necker.
Cet homme doit être d'une vanilé excessive, s'il pense que
son éloquence peut avoir la moindre influence, surtout
quand l'esprit et l'intérêt de corps sont si fortement enjeu.
A la Malmaison, je rencontre de Canteleu, comme il était
convenu. Je lui annonce mou intenlion de soumettre
l'affaire des tabacs à l'arbitrage de M. Necker lui-même;
il ne voit que des avantages à cette démarche. Il croit que
l'indécision du caractère, qui est le propre de M. Necker,
l'empêchera d'adhérer à notre plan pour le règlement de
la dette américaine. Il ajoute que le trésor public n'a plus
rien pour les mois de juin et de juillet, que M. Necker
JOIRVAL UE GOUVERNEUR MORHIS. V3
n'entend rien à radministralion, et qu'il connaît encore
moins IMiunmnité.
^2 juin. — Dîner à la campagne chez le maréchal de
Ségur. L'archevêque de Bordeaux assiste au repas. On le
dit intimement lié avec AI. Necker. Nous causons un peu
sur la politique, et je propose que le roi coupe le nœud
gordien que les Etats généraux ne peuvent arriver à défaire,
c'est-à-dire qu'il rédige lui-même la future constiluliou et
qu'il la soumette à leur examen. 11 croit que l'on sera
obligé d'en venir à quelque expédient de ce genre. Je
reviens à Paris, et sur mon chemin, j'admire le panorama
de cette vaste cité, du haut d'une colline. Elle occupe un
espace immense. Je fais un tour au Palais-Royal, puis je
vais souper chez Aime de Flahaut. Je m'y ennuie à mourir
et j'éprouve une difficulté extrême à rester éveillé.
3 Juin. — Je vais cet après-midi chez AI. Jefferson. La
conversation roule sur la politique. Il semble désespérer
de voir janiais les Etats généraux faire quelque chose de
bon; cela vient de ce qu'il désire Irop un gouvernement fran-
chement républicain. Dans ce pays-ci, les littérateurs, exa-
minant les abus de la monarchie, s'imaginent que tout ira
d'autant mieux à l'avenir que l'on s'éloignera davantage des
institutions actuelles, et, dans leurs cabinets, ils voient les
hommes, tels qu'ils sont nécessaires à leurs systèmes.
Malheureusement de tels hommes n'existent nulle part, et
encore moins eu France. Je suis plus que jamais persuadé
que la forme de gouvernement qui m'a paru d'abord conve-
nir le mieux à ce pays, sera finalement acceptée, peut-être
pas exactement telle que je la voyais, mais sous une forme
encore meilleure. Je prends en passant une tasse de thé au
café du Palais-Royal, puis je vais au club de Valois, dont
je suis membre depuis peu de temps. Rien de remarquable
ici. Je vais chez Aime de Flahaut qui me retient à souper.
.KMIIXAI. DM COrV KHM'-IH MOKHIS.
Mlle est en Irain de prendre un bain de pieds, car elle a
en des accès de fièvre et elle a encore la lèle très lourde.
Klle me demande un remède. Je lui prescris un grain et
demi de tartre émétiqiie, suivi de quinine.
4 jffifi^ — On annonce aujourd'hui la mort du Dauphin.
M. Short me dit que les Elals généraux sont plus divisés
que jamais. Je fais une promenade en voilure avec M. Jef-
lerson qui me demande, de la part de M. Houdon, de
poser demain pour la statue du général Washington, ce à
quoi je consens.
^ juin. — Je vais chez M. Houdon. 11 m'attend depuis
longtemps. Je pose pour la statue qu'il lait du général
Washington, mais cet humble rôle de mannequin est assez
fatigant. Je j)rends ainsi à la lettre le conseil de saint Paul
d'être tout à tous. Je promets à M. Houdon de revenir
mardi matin à huit heures et demie; il veut faire mon
buste yjom- sa propre satisfaction; c'est du moins ce (|u'il
me répond quand je lui demande ce qu'il en veut faire,
car je ne tiens pas à ce qu'il puisse m'en réclamer plus
tard le payement. Je me rends l'après-midi au Palais-Royal,
et je vais prendre des nouvelles de la santé de Mme de
Flahaut. Elle va mieux. Je vais ensuite au club de Valois.
Le tiers a accepté de procéder à la vérification des pouvoirs
« ^ds ordre, sauf à considérer par des commissaires les
doutes qui... «. C'est là une « petite vicloire reniportée
par la noblesse, qui s'en glorifie beaucoup « . En sortant
du club, je vais souper chez le baron de Hescnval. Il n'y a
rien à remarquer, sinon qu'il y a du feu au salon, ce qui ne
semble déplaire à personne.
0 juin. — Je dîne avec M. Jelferson; il a reçu d'excel-
lentes nouvelles d'Amérique. Je reste longtemps à table
et je prends le thé. \ dix heures, je vais souper chez
JOIRVAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 45
Mme de Flahaut. Elle est encore souffrante, mais elle
soupL% et, comme il fallait s'y attendre, elle est beaucoup
plus malade après. L'apaisement commence à se faire aux
Etats généraux; c'est ce que j'apprends, au Salon, de
l'évèque d'Autun, qui est un ami intime de Mme de Fla-
haut. Cet homme me paraît fin, rusé, ambitieux et mé-
chant. Je ne sais pourquoi je tire, dans mon esprit, des
conclusions aussi défavorables, mais c'est un fait, et je n'y
puis rien.
10 jifin. — Je pars à trois heures pour Versailles et je
rends visite à quelques amis, entre autres à Mme d'Angi-
villers et à Mme de Tessé. La première est aussi furieuse
des présomptions du tiers que la seconde l'est de la morgue
de la noblesse ; elles ont toutes les deux également raison
et tort. Il y a ici deux sœurs, dont les regards langoureux
montrent qu'elles prêtent volontiers l'oreille aux propos
galants, mais je ne les connais pas. Je me rends chez
Mme de Flahaut. Elle est trop souffrante pour sortir ce soir.
Nous bavardons assez longtemps, et elle me dit que je
plais beaucoup aux Français; c'est un très grand comj)li-
ment pour un étranger, mais je crains vraiment de ne pas
le mériter.
il juin. — Ce matin, j'ai été au Raincy, chez la du-
chesse d'Orléans. J'arrive à onze heures, mais personne
n'est encore visible . Bientôt la duchesse apparaît , et
me dit qu'elle a informé Mme de CI istellux de ma venue.
Le déjeuner n'est prêt que vers midi, mais comme j'avais
mangé avant de partir, je n'en ressens que peu d'incon-
vénient. Après le déjeuner, nous allons entendre la messe
à la chapelle. Dans la tribune, nous avons un évêque, un
abbé, la duchesse, ses filles d'houneur et quelques amies.
Mme de Chaslellux est agenouillée en bus. Xous nous amu-
sons des tours joués par AL de Ségur et M. de Cubières
W JOI H\AL I)K «01 VKK.VKIH MOHHIS.
avec une chandelle qu'ils mettent dans la poche de diverses
personnes, y compris l'cvèque, et qu'ils allument quand
leur attention est distraite, à la «jrandi) joie des spectalcurs.
Nous en rions h gorge déployée, mais la duchesse garde
son sérieux le plus qu'elle peut. Ce doit être un tableau
édifiant pour les domestiques placés en face de nous et les
villageois qui prient en bas. A l'issue de celle cérémonie,
nous commençons notre promenade, qui est assez longue,
malgré la chaleur. Nous prenons des bateaux, et les mes-
sieurs rament pour les dames, ce qui est loin de nous
rafraîchir. Ensuite, nouvelle promenade, qui me donne
très chaud; j'ai une véritable tièvre. Je vais au château,
oii je dors un peu en attendant le dîner qui n'a lieu qu'à
cinq heures. N'ombre d'individus se pressent aux fenêtres,
et sans doute se font une haute idée de la compagnie qu'ils
ne peuvent examiner que de loin. Ah! s'ils connaissaient
le sujet des conversations, leur respect ferait vite place à
un sentiment tout différent. Le comte de Ségur compose
l'épitaphe de Aime de Saint-Simon ; il y est question de
ses mœurs dissolues, et cela en termes à peine voilés.
Elle lui répond d'un Ion sérieux qu'il a tort de la cour-
tiser, car c'est la vanité seule qui le pousse à vouloir inspi-
rer des sentiments que lui-même ne ressent pas. il se
défend en faisant remarquer que, même s'il réussissait, il
ne saurait s'en montrer fier, la cour que l'on fait à une
femme ressemblant à une j)arlie d'échecs ; après un certain
nombre de coups, le succès est certain. Elle en convient,
et conclut avec d'autant plus de raison que, dans ce cas, il
est ridicule de les courtiser. Je crois comprc>ndre les, sous-
entendus de ce dialogue, mon attention ayant déjà été attirée
sur les personnes en cause, sans qu'on les eût nommées.
Après le dîner, le temps, qui était chaud, se rafraîchit, et
le feu est très supportable. Ou fait une nouvelle promenade,
mais je refuse d'y prendre part, étant complètement à bout
de forces. Ln peu avant huit heures, retour à Paris, en
JOIRYAL DE GOl VERYKUR MORRIS. 47
coiiipaguie de la nourrice el de l'enfant de Mme de Chas-
tellux. On aurait pu s'élonner en Amérique de les voir me
demander de monter dans ma voilure, mais c'est ici une
chose tout à fait naturelle. J'y consens volontiers, mais
pour un plus noble motif, car je suis heureux de la remer-
cier ainsi des attentions qu'elle me prodigue et que je ne
saurais rencontrer ailleurs.
12 juin. — Ce matin, M. Jefferson, qui rentre de Ver-
sailles, me dit que le tiers a invité le clergé et la noblesse
à se joindre à lui pour travailler en commun, mais la no-
blesse s'est mise en fureur. Il considère que la situation de
ce pays est très critique. Elle l'est en effet, mais l'autorité
royale y est d'un grand poids, el, si elle vient à l'aide des
ordres privilégiés, elle pourra empêcher leur destruction.
Cependant mon système politique est différent du sien.
Avec tous les partisans de la liberté, il voudrait voir dispa-
raître la distinction des ordres. Je regarde comme très
problématique l'avantage d'une pareille mesure chez
n'importe quel peuple, mais, quant à celui-ci, je suis sûr
qu'elle est mauvaise et ne pourrait avoir que de fâcheuses
conséquences.
Vdjuin. — Allant aujourd'hui chez Aime de La Caze, je
la trouve en train de broder. Elle n'est pas du tout contente
de la politique, mais elle est décidée à se joindre au parti,
quel qu'il soit, qui payera le mieux, car son mari et ses
beaux-frères «ont beaucoup sur leroiw . Voilà des opinions
politiques qui sont bien motivées. Je vais ensuite au club
lire les journaux. Le clergé à décidé aujourd'hui, à une
faible majorité, de se joindre au tiers. Ce coup sera fatal à
la noblesse, carie tiers, qui s'est déjà constitué en Assemblée
nationale comme représentant les 96 centièmes de la nation,
va maintenant prétendre représenter aussi bien la majorité
des ordres que celle du nombre. Si l'autorité royale n'inter-
.'♦8 .101 HVAI. 1)1-: (ÎOl VEHMOl K ^^OURIS.
vient pas pour sauver les nobles, ils sont perdus, et il n'y
a que très peu de chances en faveur de celte intervention.
Du club je vais souperciiez Mmed'Espincbal, pourrépondre
à une invitation dont je me serais volontiers dispensé. On
réclame à «jrands cris l'éjiilapbe impromptu que j'ai écrite
au Haincy sur le vicomte de Ségur, et qui ne vaut rien.
J'élude la demande jusqu'à la lin du repas, mais, à ce
moment, Mme de Hoursac me demande de la répéter, et
Mme de W'arsi, dame d'une grande beauté, me prie de
l'écrire, parce qu'elle ne comprend l'anglais qu'à la lecture,
ayant appris à le lire et non à le parler. Sur sa promesse
qu'elle me reiulra mon papier, je lui écris les mauvais vers
en question, dont le seul mérite est d'avoir été écrits sur-
le-cliamp, comme une petite vengeance de Mme de Saint-
Simon, sur Ia(juelle M. de Ségur avait composé, à déjeuner,
une épitaplie qui n'était pas trop délicate :
« Ci-gît un gai chenapan, qui passa toute sa vie à mal
faire, mais qui refusa toujours de prendre femme, par peur
de la peine du talion. »
Les applaudissements qui accueillirent ces vers sont dus
à la satisfaction qu'éprouve l'homme à voir frapper un tyran.
Mme de W'arsi demande de les garder, mais je refuse. Elle
dit se les rappeler, et, |)our m'en convaincre, essaye de
les écrire de mémoire, mais elle me prouve, ainsi qu'à
elle-mèuïc, que cela lui est impossible.
M. de Hoursac me dit (pie l'aristocratie se console à l'idée
que le roi a convoqué un conseil spécial , dont ch:u|ue
membre devra donner son avis sur la situation actuelle en
présence de Sa Majesté. .le ne crois pas que cela puisse être
d'une grande utilité, car la décision prise aujourd'hui par
les Etats généraux réduira au silence ceux qui, il y a deux
jours, élaient les plus vi(dents contre M. Necker; selon
toute probabilité, ceux-là mêmes qui ont convoqué ou pro-
voqué la convocation de ce conseil, trouveront que le résultat
en est lout le conlrane de ce qu'ils désiraient ou espéraient.
JOl R\AL I)K (]0l VERNEIR ilORHlS. 49
20 juin. — Les différents ordres des Etats généraux
ont été empêchés de se réunir parles gardes qui entourent
tout l'iiôtel. La raison que l'on en donne est que le roi a
rintention de tenir une séance roj^ale lundi, etque certains
changements sont indispensables dans la salle. Après une
courte promenade en voiture et à pied, je vais au club.
J'y rencontre le comte de Croy, le duc de La Rochefoucauld,
le vicomte de Xoailles, de Ségur, le jeune Dillon et d'autres
encore. On fait diverses conjectures à propos de la séance
royale de lundi. Je crois qu'on ne s'y serait point décidé, si
la Cour avait prévu la décision prise iiier parle clergé. Elle
joue avec des matériaux très inflammables, et il faut beau-
coup de précautions. L'on regarde, en générai, cette séance
comme la réponse au tiers qui a pris le titre d'Assemblée
nationale. Il est possible que cet incident ait pu hâter cette
mesure, mais je suppose plutôt qu'il faut y voir le désir de
mettre les trois ordres d'accord, de façon à leur permettre
d'agir, au lieu de rester, comme actuellement, une simple
foule sans utilité.
2 1 juin. — L'on dit ce soir au club que la séance royale
de demain est renvoyée à plus tard. Le 20, à cinq heures,
M. \cckera écrit une lettre au lieutenant de police, l'as-
surant qu'il n'est nullement question d'empêcher les Etats
(le se réunir de nouveau. L'un des partis en présence étant
lempli de crainte et l'autre ne comptant que des hommes
bien déterminés, il est facile de prévoir le résultat de la
lutte. Pour ma part, je crois que la séance royale a été
reculée pour permettre à la Cour de prendre une nouvelle
décision, par suite de la résolution du clergé.
2^ juin. — Avant de me rendre aujourd'hui à Versailles,
je vais voir la duchesse d'Orléans ; elle me dit qu'elle me
retiendrait à dîner, si je ne lui avais pas fait part de mon
projet d'aller à Versailles. En arrivant à Versailles, je vais
4
50 JOIRVAI, l)K <;()rVKK\ElR MOHUIS.
chez Mme de Tessé, qui me reçoit cordialement, tout en
se plaijjnaiit de mes vues en politique. Lord ellady Camel-
Ibrd arrivent avec leur fille. M. Jefferson dit qu'ils s'étaient
invités à dîner, sous prétexte qu'ils connaissaient un ami
de Mme de Tessé, sans la connaître elle-même.
A la séance royale d'aujourd'hui, le roi a plu à la
noblesse, mais il a grandement indisposé le fiers état.
J'éprouve une grande difficulté à savoir exactement ce qui
s'est |)assé, mais il me semble que la noblesse n'a pas le
droit de se réjouir autant qu'elle se l'imagine. Au dîner,
je suis assis à côté de M. de La Fayette, qui me dit que je
fais tort à la cause, mes sentiments étant continuellement
invoqués contre le bon parti. Je saisis cette occasion de lui
dire que je suis opposé à la démocratie par amour de la li-
berté, que je vois les nobles courir aveuglément à leur perte,
et que je voudrais bien les arrêter, si cela est encore pos-
sible; que leurs projets en ce qui regarde le peuple français
sont absolument incompatibles avec les éléments dont il
est composé, et que le plus fâcheux j)our eux serait la réali-
sation de leurs désirs. Il me répond qu'il se rend bien
compte de la folie de ses partisans, etqu'illaleur reproche,
mais qu'il n'en est pas moins déterminé à les suivre
jusqu'à la mort. Je pense qu'il ferait tout aussi bien de
leur rendre leur bon sens et de vivre avec eux. Il se dit
décidé à démissionner, et je l'approuve, les instructions
qui le lient étant contraires à sa conscience. xAvant de nous
séparer, je prends l'occasion de lui dire que si le tiers état
fait maintenant preuve de modération, il pourra réussir,
mais son échec est certain s'il a recours à la violence. Je
quitte Mme de Tessé pour aller chez Mme de Montboissier;
la société est aristocratique et enchantée du roi. Au cours
de la conversation, des anecdotes sont racontées qui me
prouvent que le roi et la reine ressentent une frayeur mor-
telle, et j'en liro la conclusion que la Cour va encore recu-
ler. Hier M. \ecker a olferî sa démission que le roi a refusé
JOIHXAL I)K (iOl \ EIl.VELU AlOUUIS. 51
d'accepter. Cet après-midi, il se rend chez Sa Majesté,
entouré de gens du peuple quil'acompagnent de leurs cris
et de leurs applaudissements jusqu'à la porle du château.
l\ sept heures et domie, au moment où je quitte Versailles,
il est encore avec le roi.
2DJuin. — En me rendant à Versailles, chez le duc de La
Vauguyon pour mes affaires, j'apprends que la minorité du
cierge s'est formée en corps et a adhéré aux propositions
du roi. La majorité de la noblesse, qui naturellement con-
tinue à former un corps à part, est disposée, dit-on, à
accepter ces mêmes proposilions, mais avec certaines modi-
fications. L'Assemblée nationale (c'est là le nouveau nom
des Etats {généraux) a décidé d'envoyer une députation au
roi. La question est de savoir si Sa Majesté la recevra,
parce que c'est d'elle que dépendra finalement le sort delà
noblesse.
21 Juin. — A la demande du roi, la noblesse s'est aujour-
d'hui réunie aux deux autres ordres. La grande question
est donc résolue, et les votes auront lieu par tète. Il ne
resle plus qu'à rédiger une Conslitution, et, comme le roi
est très timide, il se rendra à merci. L'existence de la
monarchie dépendra de la modération de l'Assemblée.
Je j)ense qu.'cn tout cas le crédit national sera bientôt réta-
bli, ce qui, entre autres résultats, améliorera le change
entre la France et les pays étrangers. Si l'argent circule
librement en France, l'intérêt sera réduit partout. La
somme d'argent monnayé est immense, et ses effets doivent
être proportionnels à son importance, mais en ce moment
cet argent dort, et n'est que bien mal remplacé par le
papier de la Caisse d'Escompte.
'^Ojuhi. — Je vais au Palais-Royal voir ce qui se passe,
et de là au club. J'apprends que la foule a envahi la prison
.-,2 .lOMJVAI, DK (:or\ KK.VKl K MOUHIS.
et délivré des soldais, qui expiaient en prison des fautes
commises contre la discipline militaire. Ils avaient commis
ces fautes après avoir été enivrés par ceux qui cherchent à
les débaucher. Cette nouvelle produit naturellement une
fâcheuse impression. Demain nous amènera probablement
des excès pareils ou môme pires. M. Jefferson me dit que la
formation d'un «jrand camp sous les ordres du maréchal de
Ihoglie, l'air que prennent de nombreux adversaires du
tiers état et l'influence du comte d'Artois sur le Conseil du
roi, font redouter des événements sérieux; peut-être môme
poussera-l-on le roi à ressaisir son autorité. Tout ceci est
très bien, mais avec les idées actuelles^ je doute fort qu'il
puisse compter sur l'obéissance de ses soldats; sans celte
obéissance, ses menaces devicn;lront aussi méprisables que
celles de l'Église, car, dans les deux cas, c'est le bras séculier
qui seul rend l'analhème terrible.
3 juillet. — De Canleleu est tout à la politique. Il me
dit que souvent les aristocrates me citent comme apparte-
nant à leur parti. Ceci m'amène à expliquer mes opinions,
et il paraît enchanté de voir que nous avons les mêmes. Le
meilleur moyeu de conciliation est l'abolition àe?, parle-
ments, abolition que je crois nécessaire à l'établissement de
la liberté, de la justice et de l'ordre.
^juillet. — M. Jefferson donne un dîner en l'honneur
de notre fêle nationale ; il s'y trouve beaucoup d'Américains,
et aussi Mme et M. de La Fayette. .Je lui parle politique
après le dîner, et je lui conseille, si cela est possible, de
conserver une certaine autorité constilutionnelle à la
noblesse, car c'est le seul moyen d'assurer la liberté du
peuple. Le courant contre la ii(ô!esse est si violent que je
redoute sa ruine. Il en résulterait, je le crains, les con-
séquences les plus désastreuses, bien que l'on n'y fasse pas
grande attention en ce moment.
JOIRXAL DE GOLVERXEIR MOKRIS. 53
^juillet. — Promenade aux Champs-EIysces; j'y ren-
conlre M. Applelon et M. Jcflirson qui me donnent des nou-
velles de Versailles. Il y aura sameJi soir 25,000 hommes
dans Paris et aux environs. On parle, mais à tort, d'une
séance royale pour lundi. Je vais chez M. Le Couleulx.
Tristes nouvelles : les Elals jjénéraux vont être dissous,
la faillite sera déclarée, la solde des troupes diminuée, etc.
Pendant le dîner, AI. de La Xorraye arrive de Versailles et
assure qu'il lient de AI. de Alonlmorin lui-même qu'il n'y
aura pas de séance royale lundi.
9 juillet. — Le médecin déclare que je dois rester
encore huit jours à Paris. Il est certain que ma santé sera
bientôt excellente. Je le croirais bien plus volontiers, si
j'étais partout ailleurs que d ins une ville aussi grande et
sentant aussi mauvais que Paris. Dès quej'aurai terminé mes
afTaires, je partirai immédiatement à Londres. Je vais
chez AI. Jefferson, qui me montre sa lettre à AL de
La Fayette au sujet de la fausse nouvelle de AI. de Ali-
rabeau concernant les Etats généraux. A ma grande
surprise, elle ne contient rien de ce que AI. de La Nor-
raye affirmait qu'elle contenait, l'ayant eue en main chez
AI. de Alontmorin. Cela m'apprendra à être moins cré-
dule.
Après une visite à Aime de Flahaut, je me rends à Ro-
main tille pour dire adieu au maréchal de Castries et à sa
belle-fille. Nous y trouvons Aime Lebrun, peintre célèbre,
aussi parlliite comme fenime que comme artiste, et
Aime de ... , l'amie du vicomte. Promenade dans les jardins.
Le maréchal a la bonté de mettre sa maison de campagne
à ma disposition, pour y achever ma guérison. En ren-
trant, nous rencontrons Aimes de Ségur et de Chastellux,
et AI. de Puisignieux nous rejoint bientôt. Il me dit que
la disette est extrême, et il est d'autant plus à même
d'en juger que son régiment de chasseurs est employé à
r)V JOl U\AL I)K (;()l VKHXKLK MOHHIS.
escorter les provisions et à protéger les récoltes sur pied.
Au cours (l'une promenade avec Mme de Ségur, nous
nous entretenons de la situation politique; et elle s'y
entend aussi bien que n'importe qui. Je la qiiitle en lui
promettant de revenir bientôt. Je promets aussi de lui
écrire et retourne à Paris. Il a fait très chaud aujourd'hui.
Je reniarque que les pommes de terre cultivées ici sont
celles que nous considérons conmie de qualité infé-
rieure, à en juger du moins par leurs feuilles. Je me
rends au club dès ma rentrée en ville, et j'apprends que
le roi, en réponse à l'adresse des Etats concernant les
troupes, leur a dit que ses intentions ne pouvaient leur
porter ombrage, et que si leurs appréhensions continuent,
il fera siéger les Etats à Soissons ou à iXoyoïi et se rendra
lui-même à Compiègne. Celte réponse est habile. S'il
peut les éloigner de Paris, il affaiblira l'impulsion qui
cause en ce moment de telles alarmes. Mais le mal est
plus profond que ses conseillers ne s'en doutent, et ce qui
est commencé devra s'accomplir. Je reçois au club un mol
de Mme de Elahaut, ni'inviiant à souper pour l'informer
des nouvelles. J'y vais. C'était une partie carrce à mon
arrivée; je fais le cinquième. Je reste lard el reconduis un
abbé, l'un de ses favoris, li est bossu et, par ailleurs, ne
ressemble que de loin à un Adonis; ce doit donc èlre un
allachcmenl moral. La jouinée a été cliaude, mais la soi-
rée est agrcjble, el je j)rends grand plaisir à l'odeur du
blé qui mûrit. 11 y a acluellement, dans celte ville el ses
environs, plus d'un million de créatures humaines qui ne
peuvent compter, |)our avoir du pain, que sur la vigilance
et l'allention du gouveri'.emenl, dont cependant les plus
grands efforts auront peine à subvenir aux différents
besoins.
12 juillet. — Diner chez le maréchal de Castries. Il
s'informe avec bonté de l'étal de mes affaires; je lui réponds
JOIRXAL DE GOUVER-VKLR MORRÏS. 55
que je suis sur Je point de lïi'entendre avec la ferme, car
un mauvais arrangement vaiU mieux qu'un bon procès. Il
partage mon avis, et me félicite que mon voyage ne soit
j)as (oui à lait inutile. 11 ajoute qu'il ne reste que quelques
jours à Paris à cause de ses affaires. Au moment de le
(juiller, il me prend à part pour m'informer que AI. Necker
n'est plus en place. Cette nouvelle le trouble beaucoup et
moi aussi, à dire vrai. Je l'engage à se rendre iujmédiatc-
ment à V ersailles. Il me dit qu'il n'ira pas, que toutes les
mesures ont sans doute été déjà prises, et (\\\e^ par suite, il
est trop lard. Je lui dis qu'il n'est pas trop tard pour
avertir le roi du danger dans lequel il se trouve, danger
infiniment plus grand qu'il ne le croit; que son armée ne
se bâtira pas contre la nation, et que, s'il écoute les conseils
violents, la nation sera sans aucun doute contre lui; que
rc])ce lui a échappé des mains .«ans qu'il s'en aperçût, et
que l'Assemblée nationale est maîtresse de la nation. II ne
répond pas explicitement, mais il est profondément ému.
Pour tenir ma |)romesso, je vais chez Aime de Flahaut;
j'apprends que le ministère tout entier est renvoyé et que
Xecker est banni. On est très alarmé ici. Paris commence
à s'agiter; quelques nobles ont enlevé un tambour à la
garde invalide du Louvre et battent le rappel. AI. de
Narbonne, l'ami de Aime de Staël , considère une guerre
civile comme inévitable et va rejoindre son régiment,
hésitant, dit-il, entre la voix du devoir et la conscience. Je
lui dis que je ne connais d'autre devoir que celui que dicte
la conscience. Je suppose que sa conscience lui conseillera
de s'unir au parti du plus fort. Le petit abbé Bertrand, qui
vient de sortir en liacre, revient tout effrayé par une grande
foule dans la rue Saint-Honoré, et bientôt après arrive un
autre abbé, qui fait partie du Parlement, et qui se réjouit
des changements survenus, mais il est épouvanté à l'ex-
trême par 1( s désordres. Je calme les craintes de Aime de
Flahaut dont le mari a perdu la tête, et qui figure, paraît-
r,f. JOl H\AL 1)K (iOl VKHXKIR MOHIUS.
il, sur une liste imprimée des aristocrates les plus fougueux.
J'odVe de reconduire l'abbé chez lui sain et sauf, et
Bertrand accepte. A mesure que nous approchons, sa
terreur est vraiment amusante. Près de la rueSainl-Hono-
ré, son imagination transforme les passants ordinaires en
une foule énorme, et j'ai de la peine à lui persuader de
s'en rapporter à ses yeux plutôt qu'à ses craintes. Je le
descends chez lui et vais chez AI. Jefferson. Sur les boule-
vards, tout d'un coup chevaux, voitures et piétons font
face en arrière et passent rapidement. Peu après, nous
rencontrons une troupe de cavalerie, qui a mis sabre au
clair et s'avance au trot. Elle nous dépasse un peu, puis
s'arrête. En arrivant à la place Louis XV, nous remarquons
que la foule, qui compte peut-être cent personnes,
ramasse des pierres, et en nous retournant nous voyons la
cavalerie revenir. Nous nous arrêtons à l'angle pour voir
le combat, s'il y en a. La foule se masse au milieu des
pierres qui encombrent toute la place, où on les taille
pour le pont en construction. L'officier à la tête du déta-
chement est salué d'un coup de pierre, et immédiatement
dirige son cheval de façon incnaçante vers son assaillant.
Mais ses adversaires sont postés sur un terrain où la
cavalerie ne peut agir. Il continue son chemin et la
marche se transforme bientôt en galop, sous une pluie
de pierres; un des soldats est renversé de son cheval,
ou bien son cheval s'abat. Il est fait prisonnier et est
d'abord njaltrailé. Plusieurs coups de pistolet sont tirés
sans résultat; ils n'étaient pas probablement chargés à
balle. Lue partie de la garde suisse occupe les Champs-
Elysées avec l'artillerie. Je vais chez M. Jefferson. II me
dit qu'hier vers midi, M. Necker a reçu, des mains
de AI. de La Luzerne, une lettre du roi lui ordonnant de
quitter le royaume; en même temps, AI. de La Luzerne est
chargé de lui faire promettre de n'en parler à personne.
M. Necker dîne et proj)ose à Aime Necker une visite
JOLR.VAL DI'] GOrVERXELU MOIUUS. 57
chez une amie du voisinage. En route, il lui annonce
la nouvelle; ils se rendent à leur maison de campagne
faire les préparatifs nécessaires et s'en vont. AI. de
Montmorin a aussitôt démissionné; il est en ce mo-
ment à Paris. En revenant de chez M. Jeffersou, la
sentinelle placée sur le chemin (|ui conduit à la place
Louis W, me force de passer à gauche. Je vais an club.
Un monsieur qui arrive de Versailles nous rend compte
de la composition du nouveau ministère. Le peuple s'occupe
à forcer les boutiques d'armuriers, et bientôt arrive dans le
jardin un gros détachement de gardes françaises, la baïon-
nette au bout du fusil, pêle-mêle avec la foule où quelques
personnes aussi sont armées. Ces pauvres gens ont passé le
Rubicon ouvertement. .. La réussite ou la corde, " telle
doit être maintenant leur devise. Je crois que la cour
reculera encore, et, dans ce cas, tous ses efforts subsé-
quents seront vains; si elle ne cède pas, une guerre civile
est loutce qu'il y a de plus probable. Si les représenlants
du Tiers ont fait un juste calcul du nombre de leurs
commettants, dans dix jours la France entière sera agilée.
La petite rixe dont j'ai été témoin sera probablement
amplifiée en un combat sanglant avant d'arriver aux fron-
tières, et dans ce cas une infinité de corps bourfjeois
marcheront au secours de la capitale. On ferait mieux de
rentrer la moisson.
\^ juillet. — Martin, mon domestique entre et me dit
que l'Hôte! de la Force est envahi, et que tous les prison-
niers sont délivrés. Bientôt après, on m'apporte une
lettre eu renfermant une seconde d'un AL Xesbitt, qui est
au Temple et désire me voir; mais mon cocher me dit
qu'il ne peut me conduire, sa voiture ayant été déjà arrêtée
et obligée de retourner sur ses pas. De fait, la petite ville
de Paris est dans une effervescence aussi grande qu'on
peut la souhaiter. On se procure des armes parlout où il
58 JOIRXAL I)K fiOrX KRIVKIH MORRiS.
s'en Irouvo; six cenis barils de pondre sont saisis dans un
baleau sur la Seine; le couvenl de Saint-La/are est envahi,
et l'on y découvre un dépôt de blé que les religieux avaient
amassé. On le charge immédiatement sur des voitures
pour l'envoyer au marché, et l'on place un moine dans
chaque voiture. Le Garde- Meuble du roi est attaqué, et les
armes qui s'y trouvent sont distribuées pour éviter de
pires attentats. Ces armes sont toutefois plus curieuses
qu'utiles. Je n'en (inirais pas s'il fallait raconter en détail
les mille événements de la journée. Je dîne chez moi avec
La Caze et vais ensuite au Louvre, après avoir pris soin
d'orner mon chapeau d'une branche verte en l'honneur
du Tiers, car c'est la mode du jour, et il faut s'y sou-
mettre si l'on veut circuler en paix. Il est im peu étrange
que ce jour de violence et de tumulte soit le seul où j'aie
osé marcher dans les rues, mais comme il n'y a pas
d'autres voitures que les fiacres, je ne cours pas le risque
d'être écrasé, et je n'ai rien à craindre de la populace.
Mme de Flahaiit est dans une frayeur extrême, je cherche
à l'apaiser. Capellis arrive, et au moment de partir pour le
Palais-Royal, nous rencontrons sur l'escalier AL deFlahaul
retour de Ver.sailles; il nous donne les nouvelles. Je vais
au club. \ous bavardons quelque ten)ps sur l'clat des
affaires publiques. M. de Moreton me dit que les ministres
actuels sont un las de coquins el de tyrans et qu'il les con-
naît hèsbien; l'un d'eux, pour lequel il ne montre aucune
partialité, est, paraît-il, son parent. Peu après, M. de ...
arrive de Versailles et nous dit que la cour affecte de con-
sidérer les désordres de Paris comme insignifiants. L'As-
semblée nationale a conseillé au roi de rappeler l'ancien
ministère et de permetire à l'Assemblée d'envoyer une
députation à Paris pour recommander la formation des
corps bourgeois en vue du maintien de l'ordre en ville. A
la première demande, il a répondu que le pouvoir exécutif
lui appartient, et qu'il peut choisir les ministres selon son
JOIRNAL DF-: GOUVERNFOUR MORRIS. 59
bon plaisir; il blàrac la seconrie demande. L'Assemblée
adopte en conséquence quelques résolutions hardies, dont
le but senible être de vouer le ministère aciiiel à l'exécra-
lioii publique, et de déclarer les conseillers de Sa Majesté
coupables de haute trahison. La Cour et le parli populaire
sont donc en lutte ouverte. Je crois qu'avant dix jours un
événement décisif aura eu lieu : ou bien la retraite du roi
sera immédiate cl ne ruinera que ses conseillers, ou bien
elle sera tardive, et sa propre ruine découlera de celle de
ses ministres. Ou fait venir de la cavalerie au Palais-Royal.
Nous voudrions savoir à quel corps elle appartient, mais
c'est impossible. L'un des orateurs nous dit toutefois que
Ton a reçu une députation des deux régiments casernes
à Saint-Denis, offrant de se joindre au Tiers, si l'on veut
venir les recevoir. Mes compagnons leur conseillent chau-
dement d'y aller, mais il faut remettre celte manœuvre au
moins au lendemain. Je crois que les meneurs ont tort de
ne pas fomenter immédiatement un sérieux conflit entre
les troupes nationales et étrangères. Je pense que le
résultat serait décisif.
14 juillet. — Ma voiture est arrêtée deux fois pour
voir s'il s'y trouve des armes. Pendant que je suis chez
AI. Le Couteulx, quelqu'un vient annoncer que la Bastille
est prise, que le gouverneur est décapité, que le prévôt
des marchands est pris et tué et également décapité. Les
tètes sont portées en triomphe à travers la ville. La prise
de la citadelle est une des choses les plus extraordinaires
que je connaisse. Elle a coûté aux assaillants 60 hommes,
dit on. L'Hôtel royal des Invalides a été envahi ce matin,
cl l'on a emporté les canons, les armes blanches, etc. De
celte façon, les citoyens sont bien armés ; il y a du moins de
quoi équiper environ trente m'ile hommes, et c'est là une
armée suffisante. Il paraît que la nouvelle reçue hier soir
relativement à l'arrêté de l'Assemblée nationale n'est pas
<i() JOl HXAL m: (lOLVERX'IilR MOHHIS.
exacle. Elle a déclaré seulement que l'ancien ministère
emporte avec lui les rejjrels de rAssembUe, qu'elle conti-
nuera à réclamer l'éloignemenl des troupes, et que les
couseillcrs de Sa Alajesté, quels que soient leur rang et
leur situation, sont responsables de ce qui peut arriver.
C'était liier la mode à Versailles de nier qu'il y eût des
désordres à Paris. Je crois que ce qui s'est passé aujour-
d'hui donnera lieu de penser que tout n'est pas parfaite-
ment tranquille. De chez M. Le Couteulx, je vais chez
Mme de Flahaut qui est bien inquiète. Son mari, me
dit-elle, est téméraire, il elle craint beaucoup pour sa
sécurité. J'assiste à une scène de famille où elle joue très
bien son rôle, et me demande mon avis sur une ques-
tion délicate. Je lui réponds que c'est une règle chez
moi de ne pas inlervenir dans des discussions d'ordre
aussi intime. On discute pour savoir s'il doit quitter la
ville. Je lui conseille, s'il le fait, de partir à midi, etc.
Tandis qu'il était avec nous, comme madame avait
une écritoire sur les genoux, je lui griffonnai de mau-
vais vers, afin d'exciter sa curiosité. Il me demanda de
les lui traduire. Rien île plus facile; malheureusement
l'une des idées n'est pas faite pour lui plaire. Voici les
vers :
« C'est grelottant de fièvre que j'écris sur vos ge-
noux; n'attendez donc que de pauvres vers; cependant,
malgré le proverbe, croyez-moi quand j'ai recours à la
poésie.
« Je ne suis pas amoureux; je suis, hélas! trop vieux
pour allumer en vous une flamme. V euillez accepter ma
froide passion, et lui donner le beau nom d'amitié. ?)
Mme de Flahaut me dit que son mari avait l'air un peu
sol, en m'enlendant dire que j'étais trop vieux pour exciter
une passion. Je lui réponds que je ne cherchais qu'à
exciter la curiosité. Klle observe que j'ai réussi, mais que
son mari était ridicule de demander une explication.
.lOnrVAL l)K GOI VKKXKin MOHHIS. 61
puisque j'aurais pu lui donner la même traduction, quand
même le sens eût été tout à fait différent.
] 5 juillet. — La Gaze vient de la part de Le Xormand
me dire qu'il est impossible de s'occuper d'affaires aujour-
d'hui. Je crains que ce ne soit que trop vrai. 11 me dit
aussi que le roi vient aujourd'hui à Paris : je n'en crois
pas un mot. Je m'habille et j'attends longtemps ma voi-
ture. Je reçois un mot de Mme de Flahaut. Je vais au
Louvre à pied, et ordonne à ma voiture de me suivre. Plus
lard, en uje rendant chez AL Jefferson, on m'arrête près
du pont Royal et on m'oblige à suivre la rue Saint-Honoré.
On m'arrête de nouveau à l'église Sainl-Roch, pour me
j)oser des questions absurdes. Le colonel Gardner vient à
moi; il est très heureux d'être à Paris en ce moment; moi
aussi. Il considère comme moi que la prise de la Rastille
est un modèle de grande intrépidité. A quelques pas de
l'église on m'arrête encore, et l'extrênie arrogance de
l'oflicier est cause d'une altercation entre lui et mon
cocher. Comme tout le monde passe par cette rue et que
les arrêts tels que celui que j'éprouve sont très fréquents,
l'embarras est grand. C'est pourquoi je m'en retourne et
rentre dîner à l'hôtel. Pendant le dîner arrive La Caze.
Il contredit ses nouvelles de ce malin, mais dit qu'un
député vient d'arriver des États généraux, racontant que le
roi a battu en retraite, etc. Je m'y attendais. Nous verrons
bien. Je vais, selon ma promesse, chez Aime de Flahaut
avec son neveu et l'abbé Bertrand; nous longeons le quai
des Tuileries pour marcher un peu et nous restons quel-
que temps chez elle. Elle veut voir l'arrivée à Paris des
députés de l'Assemblée nationale; tout en avouant que
c'est insensé, elle nous dit que toutes les femmes ont
la même folie. Il y a beaucoup de réjouissances en ville.
Après avoir laissé Aime de Flahaut chez elle, son neveu et
moi allons au club. Je renvoie ma voiture et bientôt après je
62
JOl H\AI, 1)1-: (JOl VKK\K[ U MORRIS.
recois un mot d'elle, demandant que je la lui prête. J'envoie
le 'domestique chercher le cocher, mais ii est trop lard.
Ses chevaux .sont rentrés, et il est en Irain de faire son
service de patrouille dans la garde bourgeoise. Le duc
d'Aiguillon et le baron de Menou, tous doux députés de la
noblesse, sont au club. J'apprends d'eux l'histoire secrète
de la révolution d'aujourd hui. Hier soir lut présentée à
l'Assemblée une adresse à laquelle Sa Majesté fit une
réponse fort peu satisfaisante. La reine, le comte d'Artois
et la duchesse de Polignac avaient passé toule la journée à
suborner deux régiments, et à les griser presque com-
plètement. Chaque officier avait été présenté au roi que
l'on avait déterminé à faire des promesses d'argent, etc.,
à ces régiments. Ils criaient : « Vive la reine ! vive le
comte d'Artois! vive la dnchesso de Poliguac! « Leur
musique vint jouer sous les fenêtres de Sa Majesté. Pen-
dant ce temps, le maréchal de Broglie en personne
travaillait l'artillerie. Leur plan élait d'aKamer Paris et de
faire arrêter deux cents membres de l'Assemblée natio-
nale. Mais il se trouva que les troupes ne voulurent pas
servir contre leur pays et il fut nalurellement impossible
d'exécuter ce plan. On a cependant pris soin de cacher
certains faits malheureux au roi. A deux heures dum.ilin,
le duc de Liancourt entra dans sa chambre à coucher, le
réveilla et lui dit tout; il lui dit qu'il répondait sur sa tète
de la vérité de ce qu'il avançait, et qu'à moins de rapporter
immédiatement ^es décisions, tout élait perdu. Le roi
adopta sa manière de voir. L'évêqued'Aulun, dit-on, reçut
Pavis de préparer un discours, ce qu'il a fait. L'ordre fut
donné de disperser les troupes, et, quand l'Assemblée fut
réunie, le roi, acconq)agné de ses deux Irères et du caj)i-
taine de la garde, entra et prononça son discours, qui pro-
duisit d'enthousiastes démonstrations de joie. L'Assemblée
entière le reconduisit au château, au milieu de toute la
population de Versailles. On me dit que le baron de Hesen-
JOLRXAL DE GOLVER.XEUR MOHKIS. 63
lal est dénoncé par l'Assemblée nationale (le roi reconnaît
ce nom dans son discours), et que le ministère actuel sera
mis en accusation. J'exprime tnon opinion qu'après ce qui
vient de se passer, on ne devrait pas permettre au comte
d'Artois de rester en France. On eu convient. Ou dit qu'on
va faire le procès du maréclial de Broglie, et probablement
celui du baron de Breteuil. Je soupe au club, et coumie le
bordeaux est le meilleur que j'aie encore bu eu France, je
bois à la liberté du peuple français et de la ville de Paris.
Ou Riit bonneur à mes toasts et je reviens chez moi. La
journée a été très belle. On dit que le roi sera à Paris
demain à onze beures. Pour quoi faire? — Bon mot : Le
baron de Bcseuval est dénoncé à cause de cerlaines lettres
qu'il avait écrites et qui ont été interceptées. Le duc de La
Ilochefoucauld, député de la ville de Paris à l'Assemblée
nationale, rencontre le baron sortant du cabinet du roi.
a Eb bien, monsieur le baron, avez-vous encore des ordres
à donner pour Paris? ;' Le baron prend cela pour une
politesse. « Non, monsieur le duc, excepté qu'on m'envoie
ma voilure. — Apparemment, c'est une voilure de poste,
monsieur le baron. 5» — Un autre : Hier à la procession,
le roi et le comte d'Artois qui marchaient ensemble, étaient
serrés par la foule. Lu député dit à un autre : « Voyez
comme on presse le roi et AL le comte d'Artois. » L'autre
répondit : a II y a celte différence pourtant, que le roi est
pressé par l'amour de son peuple. « Le roi, n'entendant
que les derniers mots, se retourne pour répliquer : « Oui,
c'est juste. 51
\1 juillel. — (le malin, mou cocher me dit qu'il y a des
affiches défendant aux voitures de sortir, le roi devant
arriver entre dix et onze heures. Aujourd hui encore ou ne
pourra traiter aucune affaire. Je m'habille aussitôt et je sors.
Grâce à l'aide de Mme de Flaliaut, j'ai une fenêtre dans la
rue Saint-Honoré, par laquelle le corlè<je doit passer»
(5i JOl K\AI. I)K (101 VKH.VKl II MOKRIS.
Tandis (|iie je cherche à traverser la foule, on m'enlève de
la poche un mouchoir auquel j'allache un bien plus grand
prix que ce que le voleur pourra en retirer, et je le payerais
voU)nliers pour sa dextérité, si je pouvais le retrouver.
Nous attendons de onze heures à quatre heures. Il paraît
que Sa Majesté a été escortée par la milice de Versailles
jusqu'au Point-du-Jour, où elle est entrée entre la double
raM<{ée de la milice parisienne, qui s'étend de là à l'Hôtel
de Ville, \olre ami La Fayette, élu général de la milice
parisienne, précède son Souverain. On avance lentement,
aux cris de: « Vive la nation! 5) Chaque ligne se compose
de Irois rangs; c'est donc sur six rangs que la milice couvre
cette distance. L'Assemblée nationale marche sans ordre
dans le cortège. La garde royale à cheval, quelques gardes
du corps, et toute la suite du roi ont les cocardes de la
ville, rouge et bleu. Le cortège est magnifique à tous les
points de vue. Dès qu'il est terminé, je vais dîner chez le
traiteur y d'un bifteck el d'une bouteille de bordeaux. Arrive
un député de Bretagne que j'ai rencontré hier à une table
d'hôte à Versailles. Xous le faisons asseoir à notre petite
table. Il me dit qu'hier le roi a envoyé à l'Assemblée une
lettre de rappel pour M. Xecker; que les ministres ont tous
démissionné, sauf Aï. de Breteuil qui déclare n'avoir jamais
aiîcepté; que le comte d'Artois, le duc et la duchesse de
Polignac, M. de Vaudreuil, bref, tout le comité Polignac,
ont décampé, désespérés, la nuit dernière. Je lui dis que
les voyages peuvent être utiles au comte d'Artois, et qu'il
aurait raison de visiter des pays étrangers. Nous nous entre-
tenons du commerce des îles, et je lui explique les prin-
cipes sur lesquels je crois que leur système devrait être basé.
Il désire avoir une autre conversation avec moi sur le même
sujet. Je lui dis qu > je vais à Londres. Il me demande mon
adresse pour m'écrire. Je promets de la lui donner. Comme
il me parle de mon amie, la comtesse de Flahaut, je lui dis
diverses vérités qu'il pourra être utile de lui faire connaître
JOIP.XAL l)K GOIVERXELR MORRIS. 65
à elle-même, et j'en passe d'autres sous silence, qui pour-
raient lui nuire; je lui fais ainsi une impression différente
de celle qu'il avait reçue, mais je crains que la folie de son
mari et celle de son frère ne les ruinent tous deux. 11 est
impossible d'aider ceux qui ne s'aident pas eux-mêmes. Je
vais chez elle et lui raconte ce qui s'est passé au ministère.
Je reste quelque temps avec elle et l'abbé Bertrand, puis je
vais au club. Le roi a confirmé aujourd'hui le choix fait par
le maire ; il a approuvé la formation d'un régiment de garde
bourgeoise. Il a mis à son chapeau une large cocarde de
rubans bleus et rouges, et alors seulement retentit un cri
général de : « Vive le roi! » Je pense que la journée d'au-
jourd'hui lui sera une utile leçon pour le reste de ses jours,
mais il est si faible qu'à moins d'être tenu éloigné de la
mauvaise compagnie, il lui est impossible de ne pas mal
agir.
I S juillet. — Le temps est agréable et la ville commence
à être un peu tranquille. Je vais au club et j'y prends du
thé. Kersaint me dit que les écuries d'Augias de Versailles
sont maintenant nettoyées. L'abbé de Vermond, Thierry,
le valet de chambre du roi, et le comte d'Angivillers,
directeur des bâtiments, sont partis. Thierry a été ren-
voyé en termes fort durs. Il y a maintenant abondance de
places à remplir, et il y aura naturellement abondance
d'intrigues pour les obtenir. Bref, tout le complot contre la
liberté est fini et bien fini.
19 juillet. — Nous allons tous, après dîner, rendre
visite à un peintre et voir trois tableaux, dans l'un des-
quels le rendu de la perspective surpasse la puissance de
mon imagination, particulièrement pour la main droite de la
figure principale, qui ressort si parfaitement de la toile
que l'on voit positivement tout autour d'elle; c'est une
chose à peine croyable, mais qui n'en est pas moins vraie.
66 JOIRNAL DE G01IVER\ELR MORRIS.
Le sujet est : l'Amour échappé de sa cage et laissant par sa
fuite les dames en proie à l'angoisse et au désespoir.
L'expression ne correspond pas à mon idée de la puis-
sance de cet art, mais la lumière et l'ombre sont distri-
buées dans ce tableau avec une perfection étonnante. Le
peintre nous montre un autre tableau, emprunté à V Enéide ,
qu'il fait pour le roi : Vénus, dans le temple des Ves-
tales, arrêtant le bras levé pour répandre le sang d'Hélène.
Je lui dis qu'il ferait mieux de peindre la prise de la Bas-
tille; ce sera un tableau d'actualité, et un trait fournira
un bel effet. C'est celui du soldat de la garde française
qui, ayant saisi la porte et ne pouvant pas l'abaisser, crie
à ses camarades de la populace de le tirer par les jambes.
Cet homme a eu la force et le courage de tenir bon, landis
qu'une douzaine de gens tiraient sur lui comme sur une
corde pour faire baisser le pont-levis; il a absolument
subi le supplice du chevalet. Cela produirait un bel effet,
me semble-t-il, de le représenter désarticulé et tournant la
tête pour les encourager à tirer encore plus fort. L'évêque
d'Autun partage absolument mon avis. Au retour, nous
rencontrons M. de Ruillé, qui écrit, dit-on, une histoire
de la Révolution actuelle. Il promet de venir me voir au
club et de me donner des nouvelles de M. Neckcr. Je
ramène l'abbé chez lui et me rends au club. M. de Ruillé
me dit qu'on n'a pas encore de nouvelles de M. Xecker,
mais que l'on attend ce soir un exprès, et que, s'il n'a pas
dépassé Bruxelles, il pourra être rentré demain soir. Je
recommande de faire une souscription pour rassembler
les divers papiers trouvés à la Bastille, et de charger ensuite
une personne capable, d'écrire les annales de ce château
diabolique depuis le commencement du règne de Louis XIV
jusqu'aujourd'hui. Je crois qu'on fera quelque chose dans
ce sens. Je suggère aussi de faire de la garde française
une garde bourgeoise avec solde élevée, et de maintenir le
renom de ce corps en y incorporant tous ceux qui, par
JOl R\AL 1)K GOLVEU.\ElR MORRIS. 67
leur bonne conduite, auront mérité d'être au-dessus d'un
simple soldat, sans avoir les qualités nécessaires pour
devenir sergent. En ce moment, on ne sait que faire de ce
corps.
20 juillet. — Je me rends ce matin à l'Hôtel de Ville.
J'ai bien du mal à trouver le marquis de La Fayette, épuisé
par ses mille soucis. Je lui dis que je vais envoyer ses
lettres en Amérique, et que je désire un laissez-passer
pour visiter la Bastille. Xous convenons de dîner chez lui,
à la condition d'apporter mon vin. Je rentre chez moi,
j'écris et à quatre heures me rends à l'hôtel de La Fayette.
J'y rencontre le duc et la duchesse de La Rochefoucauld,
M. ..., etc., venus pour dîner. La Fayette me donne mon
laissez-passer pour la Bastille. Je lui soumets mon plan con-
cernant la garde française et il l'approuve. Je lui conseille de
faire préparer un plan complet pour la milice et de le sou-
mettre au comité. Je lui demande s'il connaît les mesures à
prendre pour amener le roi à lui conférer le gouvernement
de l'Ile-de-France. Il me dit qu'il préférerait celui de Paris
simplement; qu'il a exercé le maximum de pouvoir qu'il
eût jamais pu désirer, et qu'il en est fatigué; qu'il a été
chef absolu de cent mille hommes; qu'il a promené à sa
guise son souverain dans les rues , prescrit le degré
d'applaudissement qu'il devait recevoir, et qu'il aurait pu
le faire prisonnier, s'il l'avait jugé à propos. Cela lui fait
désirer revenir au plus tôt à la vie privée. En se servant
de celte dernière expression, il se trompe lui-même, ou
désire me tromper; peut-être l'un et l'autre. Alais de fait
il est devenu amoureux de la liberté par ambition. H y a
deux sortes d'ambitions : l'une née de l'orgueil, l'autre de
la vanité ; la sienne^ c'est plutôt cette dernière.
21 juillet. — A une heure et demie, je vais chercher
Mme de Flahaut, qui m'a exprimé le désir de m'accomp»-
68 JOl HXAL I)K (101 VEUX'KIR MORKIS.
gner à la Bastille. Capellis et l'abbé Bertrand nous atten-
dent. Bientôt Mme de Flahaut arrive avec Mlle Duplessis.
Nous montons tous dans la voiture de Capellis et allons à
la Bastille. Nous avons du mal à passer les sentinelles,
malgré mon laissez-passer. L'architecte chargé de la dé-
molition est un vieil ami de l'abbé, et est heureux de lui
être utile. 11 nous montre tout, plus que je ne voudrais
voir, car la puanteur est horrible. La prise de ce châ-
teau était une témérité. Nous retournons au Louvre avec
Mme de Flahaut. Longue visite, d'abord en tête à tète. Je
lui donne des vers et lui dis avec un sang-froid extrême
que je suis parfaitement maître de moi-même à son égard;
que n'ayant nulle idée de lui inspirer de tendres senti-
ments, je ne tiens pas non plus à en éprouver; que, de
plus, je suis excessivement timide; je sais que j'ai tort,
mais je n'y peux rien. Elle trouve cette conversation
étrange et elle a, ma foi, raison; mais je me tromperais
beaucoup si mes paroles ne lui faisaient pas à la longue
une impression bien plus profonde qu'en ce moment. Nous
verrons. Le duc d'Orléans est au club aujourd'hui. Je suis
aussi froid envers lui qu'un Anglais. Il y a mille chances
contre une que nous n'ayons jamais de rapports ensemble,
mais, si nous en avons, il devra faire au moins la moitié
du chemin.
"1^ juillet. — Je vais au club où j'ai un rendez-vous. A
la table d'hôte, nous prenons un bon dîner pour trois. Le
prix du dîner est de 48 francs, café et tout compris. Je me
promène ensuite un peu sous les arcades du Palais-Royal,
en attendant ma voiture; ou y amène en triomphe la tète et
le corps de M. Foulon, la tête sur une pique ei le corps
traîné nu par terre. Cette horrible exhibition est ensuite
promenée à travers les différentes rues. Son crime est
d'avoir accepté une place dans le ministère. Ces restes
mutilés d'un vieillard de soixante-dix ans sont montrés à
JOURXAL DE GOUVERXELR MORRIS. 69
son gendre, Berthier, intendant de Paris, qui est lui-même
tué et coupé en morceaux. La populace promène ces débris
informes avec une joie sauvage. Grand Dieu! quel peuple!
^^ juillet. — J'ai passé ma nuit à écrire, et ne me suis
couché qu'à sept heures du matin. Je me réveille à huit
heures pour cacheter mes lettres et me rendors. Entre
une heure et deux, je réponds au désir de Mme de Flahaut
qui veut me voir, parce qu'elle ne va pas à Versailles,
comme c'était son intention. Elle me garde à dîner et nous
avons ensuite une conversation confidentielle. Pour me
guérir de tout sentiment qu'elle pourrait m'inspirer, elle
m'avoue qu'elle est mariée de cœur. Je devine avec qui.
Elle reconnaît que j'ai raison et m'assure qu'elle ne peut
lui être infidèle. Je la quitte pour aller chez Jefferson, où
nous bavardons tout en prenant le thé.
25 juillet. — Un député aux Etats généraux m'a
demandé de mettre par écrit mes idées sur la constitution
à donnera la France. J'y passe toute la matinée du samedi.
Pendant que j'y travaille, arrive M. Mac-Donald. Je lui lis ce
que j'ai écrit et je le vois fortement impressionné par les
pensées et la manière dont elles sont exprimées. Cela me
prouve à l'évidence que mes observations ne sont pas sans
poids ni sans vérité.
2Q juillet. — Dimanche malin. Reçu un mot de Mme de
Flahaut qui a quelque chose à me dire. Je vais chez elle
à une heure. Elle désire savoir si j'irai à Versailles confé-
rer avec le comité chargé d'un rapport sur la Constitution.
Je lui dis que je le veux bien, si cela ne retarde pas mon
départ pour Londres, car je me crois tenu de rendre à ce
pays-ci tous les services en mon pouvoir. Je lui explique ce
que j'ai écrit hier pour qu'elle puisse le traduire plus tard-
L'n peu de bavardage, puis dîner en partie carrée, et
70 JOl RX'AL I)K (JOrVEHXKlR MORRIS.
ensuite promenade en voiture au Bois de Boulogne, Pen-
dant que je m'habille, je reçois un mot de Mme de Clias-
teilux, me demandant d'intéresser La Fayette au sort d'un
protégé de son défunt mari, qui veut entrer au llrgiment
\ational. A cinq heures, je vais à mon rendez-vous chez
Aime de Flahaut. Elle est à sa toilette. Son mari entre.
Elle s'habille devant nous avec une parliai te décence, même
en changeant de chemise. M. de Flahaut nous quitte pour
l'aire une longue visite, et nous devons nous occuper à l'aire
une traduction.
2H juillet. — Je suis allé aujourd'hui demander à La
Fayette nne commission pour le protégé de Mme de Chas-
tellux, et je l'engage à donner au roi des conseils qui
puissent le rassurer; cela est extrêmement important pour
la France. Je ne puis lui donner mes raisons, basées sur
un secret qu'on m'a confié, mais je parle très sérieusement.
Ne pouvant s'entretenir avec moi sur le moment, il me
demande de dîner avec lui. Je rentre et commence la tra-
duction de ce que j'ai écrit hier après-midi, mais suis
dérangé par des visites. Dès que j'ai fini, je vais chez
Mme de Flahaut. Son mari n'est pas allé à Versailles,
comme il était convenu. Cela est malheureux. Il vient
bavarder un peu, mais il est clair qu'il veut nous imposer
le plaisir de sa société, pour que nous n'ayons pas celui de
son absence. C'est absurde. Les gens qui veulent plaire ne
devraient jamais être ennuyeux. Je vais chez Mme de Fou-
quet; la conversation est animée; on insiste pour que je
reste à dîner; impossible. Je promets de venir la voir dès
mon retour. Je fais différentes visites et vais dîner chez
M. de La Fayette. Après dîner je lui parle encore de M. Mar-
tin et il promet de faire tout ce qui est en son pouvoir.
J'insiste pour qu'il prenne des mesures propres à ras-
surer le roi (Mme de Flahaut m'en a encore parlé hier),
et il désire connaître mes raisons. Je lui réponds qu'elles
JOIRXAL I)K GOIVERXEIR MORRIS. 71
viennent d'un secret qui m'est confié et que je ne puis en
dire plus. Je propose une association pour protéger le
Prince, et déclarer ceux qui l'insulteront ennemis de l'État
et de la société. Je lui soumets un plan pour sortir des dif-
ficultés oii se trouve l'Assemblée nationale, obligée de ne
pas voter d'impôts avant l'achèvement de la constitution,
et par conséquent pressée par le temps. Je le mets ensuite
fortement en garde contre le danger d'une constitution
trop démocratique; je prends congé. Je vais chez Mme de
Ségur que je quitte après m'être engagea correspondre avec
elle ; de là chez Mme de Flahaut. M. de Flahaut est là, ainsi
que Vicq d'Azir, médecin principal de la reine. Ce dernier
nous laisse bientôt. M. de Flahaut est appelé en bas et
madame me demande mes pensées sur l'éducation des Fran-
çais. Monsieur entre et est de nouveau obligé de partir.
C'est bien . Je soupe chez Mme de Flahaut. Nous avons avec
elle et son mari qui revient une conversation sur le sujet
intéressant des affaires publiques. Il semble bien content
de moi, ce qui est rare. Je m'arrange pour correspondre
avec sa femme.
2djinllef. — Je vais à l'Hôtel de l ille demander à La
Fayette un passe-port pour Londres. Je le fais par ce prin-
cipe que si je ne m'occupe pas de mes propres affaires, je
ne puis espérer qu'un autre le fera pour moi. Les hommes
ont l'habitude de croire à l'attention des autres et de négli-
ger ceux qui croient en eux. Il faut éh^e Juste. Je trouve
que j'ai eu raison. Il y a à l'Hôtel de Ville une foule de dif-
ficultés que je finis par surmonter. De là je vais dire adieu
à Mme de Flahaut, puis à Mme de Corny; elle m'adresse
de gentils reproches, que j'avais bien mérités, pour l'avoir
négligée (I).
(1) Le départ de Morris pour l'Angleterre a lieu le 30 juillet et il ne
rentre que le 11 septembre à Calais. Pendant son séjour à Londres, Morris
est reçu plusieurs fois chez le marquis de I^a Luzerne, ambassadeur de
72 JOIIIIMAL I)K (JOIIVFCRNEUR MORRIS.
12 septembre. — Au moment où je me prépare à parlir
(le Calais, un moine vient mendier avec un air qui indique
sa conviction de l'inconvenance qu'il y a à me soumettre
France, ('/est ainsi que le 7 août, il y dîne en compagnie de plusieurs mem-
bres du corps diplomatique, t M. de La Luzerne m'inTorme de la composi-
tion du nouveau ministère. M. de La Tour du Pin est minisire de la guerre,
l'archevêque de Bordeaux, garde des sceaux, après le refus de Maleslierbes.
Je regrette qu'il ait refusé. Je dis au marquis que j'avais appris qu'il était
<|uestion de l'évèque d'Autun pour celte place. Il me répond qu'il n'a pas
la tête qu'il faut pour cela. J'en conclus qu'il est plutôt visionnaire dans ses
idées; peut-être l'est-il en effet, car c'est là le malheur habituel des hommes
de génie, qui ne fréquentent pas suffisamment le monde, j
Chez le marquis de La Luzerne, Morris rencontre de nombreux émigrés et
cherche à les consoler. » Ils parlent de leurs malheurs, ce qui est tout na-
turel. Je leur dis que toutes ces petites secousses, les châteaux brûlés, etc.,
sont bien pénibles, mais que ce ne sont que des points noirs dans le grand
(euvre; tout sera vile oublié, si l'on a une bonne conslilution. M. de Filz-
James me demande des nouvelles de Paris, mais il paraît que nous l'avons
quitté presque en même temps. Je n'avais gardé de lui aucun souvenir bien
que nous nous fussions rencontrés au club. Le marquis de La Luzerne me
prend un peu à part et nous parlons politique. Je crois que son seul but est
de me faire devant la société une politesse qui puisse m'ètre utile. En allant
dîner, M. Cate, le lieutenant de police, s'empare de moi, et déclare qu'il
ne me quittera pas. Il s'assoit près de moi, et tout en mangeant inc raconte
son histoire. Tout cela demande de ma part une attention polie, que je lui
prête. Je dîne d'une très belle truite, ou plutôt d'une partie d'une truite
qui doit, à mon idée, avoir pesé huit livres. J'observe que je suis dans les
bonnes grâces de Mme la vicomtesse. Il faut m'y maintenir, et pour cause.
J'apprends que lady Dunmore et sa fille s'inîorment de \à jambe de bois.
Lady Dunmore m'est présentée après le dîner; elle me demande ce que
pensent mes concitoyens de Sa Seigneurie ; je le lui dis franchement. Notre
conversation lui plaît, et, à ma grande surprise (je puis ajouter: à la sienne
aussi), nous sommes déjà très familiers. Je m'aperçois que La Lu/erne et
('apellis le remarquent; je suis donc obligé de les rejoindre, pour arrêter
leurs sourires.
« Les Français racontent à l'ambassadeur une foule de choses aussi mer-
veilleuses que confuses; je le prends à part et le prie de n'en rien croire;
ce sont des nouvelles d'émigrés, et il sait bien ce que cela vaut. La prin-
cesse Galitzin, qui prend part à la conversation avec lady Dunmore est,
comme les autres, complètement dans l'erreur en ce qui regarde les
troubles de France. Tous supposaient, comme on le faisait pendant la Ré-
volution d'Amérique, qu'il y a certains meneurs qui sont cause de tout,
tandis que dans les deux cas, c'est la grande masse du peuple qui a tout fait.
A mon départ, lady Dunmore me remercie d'avoir répondu à ses questions, i
JOl lî.\AL DE GOLVER.VELR MORRIS. 73
à un tel impôt. Je lui dis qu'il a un bien mauvais métier,
et que j'ai appris que l'Assemblée nationale va réformer
ces institutions. 11 en a entendu parler, mais, comme c'est
leur seule manière de gagner leur vie, ils devront conti-
nuer aussi longtemps que possible. Je lui donne un shil-
ling, et pour répondre à sa routine habituelle de bons
souhaits (qu'il répète de ce même ton insouciant qui carac-
térisait mon ami, le docteur Cooper, du King's Collège,
lisant la litanie), je lui souhaite un meilleur métier. Mon
souhait est plus sincère que le sien, d'un shilling au
moins. A onze heures, je quitte Calais avec un passe-port
régulier du nouveau gouvernement. Je traverse l'Oise.
Près de Clermont, sur ses bords, est le château du duc de
Liancourt; c'est à son intervention que l'on attribue la
retraite opportune du pauvre Louis XVI après la prise de la
Bastille.
Obligé de m'arrêter à Chantilly pour réparer la clavette
d'essieu de la voiture, j'examine les écuries ; c'est une
magnifique habitation pour vingt douzaines de chevaux,
qui ont l'honneur de dîner et de souper aux frais de Mgr le
prince de Condé. De là je regarde l'extérieur du château,
sans avoir le temps de l'examiner en détail. Ce devait être
une place forte, avant l'invention des canons. Maintenant
le fossé large et profond qui l'entoure et qui est constam-
ment rempli d'eau excellente, fournit une demeure agréable
à une variété de carpes tachetées de blanc venant, au son
de la voix, manger le pain qu'on leur jette. iMon guide
s'occupe de politique, mais il n'a pas les idées du jour.
C'est un chasseur du prince et il trouve mauvais que tout
le monde ait le droit de chasser. En chemin je remarque
une manière peu ordinaire de chasser la perdrix. Les
chasseurs, armés de massues, se répandent dans les champs
de tous côtés. Quand un oiseau se lève, on le poursuit jus-
qu'à ce qu'il soit fatigué au point de périr sous les coups.
Martin regarde cela comme un péché et une honte, mais,
l't JOIHXAL DK (JOrVEHXKlH MORUIS.
tandis qu'il exprime ses Janienlalions, le postillon se
tourne vers moi : « C'est un beau privilège que les Fran-
çais se sont acquis, monsieur. — Oui, monsieur, mais il
paraît que ce privilège ne vaudra pas autant l'année pro-
chaine. »
13 septembre. — Mardi, vers sept heures, j'arrive h
l'hôtel de Richelieu, à Paris. Je m'habille et vais au club.
J'apprends que l'Assemblée nationale a accepté une seule
chambre délibérative, et le veto suspensif du roi. C'est un
pas de lait sur la grand'route de l'anarchie et du despotisme
d'une faction dans une assemblée populaire, la pire de
toutes les tyrannies. Je me mets à discuter un peu à ce
sujet, et je reste pour le souper à l'issue duquel nous goû-
tons du vin de Hongrie présenté par un colonel polonais,
dont le nom se termine en « whisky » . C'est une boisson
délicieuse. De façon ou d'autre on en vide sept bouteilles;
l'on en commande deux autres, mais je me lève en décla-
rant que je ne veux plus boire, et l'on s'arrête. Le duc
d'Orléans était entré pendant ce temps et diverses circons-
tances me disent que je puis èlre présenté à Son Altesse
Royale, si cela me plaît.
10 septembre. — J'ai écrit aujourd'hui jusqu'à midi,
puis je suis allé chez M. Jcfferson. Il m'invite à dîner
den)ain en compagnie du marquis de La Fayette et du duc
de La Rochefoucauld. Je pars à Versailles et vais chez
Mme de Tott. Elle est à sa toilette, mais visible. Je parle
des affaires du pays, sur lesquelles je trouve les opinions
bien variables. Je retourne dîner chez M. de Montmorin.
Madame est très affligée de l'état des affaires. Aime de
Ségur arrive avec ses frères. File a une grande crainte que
le roi ne veuille fuir. Je lui dis que celte fuite semble
irréalisable. Elle croit que cela mettra le feu à Paris. Il est
impossible d'en prévoir les conséquences. La présence ou
JOIRXAL I)K GOIVKRXKIR MORRIS. 75
l'absence d'un prince aussi faible ne peuvent avoir que peu
d'influence. Après dîner, nous commençons une conversa-
lion politique avec quelques députés; j'essaye de leur
démontrer l'absurdité de leur veto suspensif et la tyrannie
probable de leur chambre unique. J'aurais mieux fait de
me taire, mais le zèle l'emporte toujours sur la prudence.
M. de Montmorin exprime le désir de me voir souvent;
j'en fais la promesse, mais je ne crois pas que ce sera pos-
sible celte fois. — De là, je me rends chez Mme de Tessé.
Elle est convertie à ma manière de voir. Nous avons quel-
ques minutes de gaie conversation sur les choses de
France, et je cherche à mêler à de profondes maximes de
gouvernement celte légèreté piquante qui fait les délices
de celte nation. J'y réussis; à mon dépari, elle me suit et
insiste pour que je dîne chez elle à ma prochaine visite à
Versailles. \ous sommes très aimables, et tout à coup,
d'un ton sérieux : « Mais, attendez, madame, est-ce que je
suis trop arislocrate? » — Elle répond avec un sourire de
douce humiliation : « Ah, mon Dieu, non. 5» De là je
regagne ma voilure pour aller voir de Canteleu à l'Assem-
blée nationale. Pendant que je l'attends, je vois, parmi
d'autres personnes, le jeune Montmorency qui m'emmène
avec lui et me fait entrer dans la galerie. Le hasard me
place près de Mme Dumolleyetde Mme de Canteleu. \ous
nous reconnaissons soudain et notre surprise est très
agréable. Mme Dumolley me pose la question à laquelle
j'ai déjà dû répondre cent fois : « Et que disent les Anglais
de nous autres? » Je lui réponds d'un Ion significatif:
« Ah! madame, c'est qu'ils raisonnent, ces messieurs-là. 55
17 septembre. — Selon ma promesse, je dîne chez
AI. Jefferson. Un des convives, le duc de La Rochefoucauld,
vient d'arriver des Etats généraux, et à quatre heures et
demie La Fayette arrive. Il nous dit que certaines troupes
sous ses ordres doivent marcher demain sur Versailles,
7fi JOrilVAL DE (JOl VKRXKIR MORRIS.
pour activer les décisions des Klats généraux. C'est là
une situation étrange, pour laquelle ils ne peuvent s'en
prendre qu'à eux-nièines. Je lui demande si ses troupes
lui obéiront. 11 répond qu'elles ne veulent pas monter la
garde quand il pleut, mais il croit qu'elles le suivront
volontiers au feu. J'incline à penser qu'il n'aura pas l'occa-
sion d'en faire l'expérience. Je lui fais part de mon désir
de l'entretenir des subsistances (I). Il me dit qu'il faut
aller dîner chez lui; mais si je suis bien informé, cela est
inutile, parce qu'il y a généralement foule et qu'il n'est
que quelques minutes chez lui. Après dîner, je vais au club.
Les opinions changent très vite, et en très peu de temps;
si l'Assemblée nationale continue à suivre la route oii elle
s'est engagée, je crois que la majorité de la nation lui sera
contraire. 11 est vrai que ses partisans sont zélés, et s'il n'y
a pas de guerre civile, ce sera grâce à une circonstance
que je ne puis prévoir. Il n'y a qu'un seul indice pacifique,
c'est que, vu la faiblesse de caractère du roi, personne ne
peut se fier à lui ni s'exposer au danger pour défendre
son autorité. S'il s'échappe de Versailles et qu'il tombe
dans des mains différentes de celles qui l'entourent, il y
aura forcément lutte. Une circonstance sans importance
montrera jusqu'à quel point les gouvernanis acluels ont
les qualités requises pour conduire les affaires du royaume.
La Fayette est plein d'inquiétude au sujet de la disette, et
en faille thème de la conversation et de la discussion. Le
duc de La Rochefoucauld nous parle alors de quelqu'un
qui a écrit un livre excellent sur le commerce des grains.
18 septembre. — Ce soir, au club où je soupe, on nous
lit la lettre du roi à l'Assemblée au sujet des résolutions
de la noblesse dans la fameuse nuit de 4 août. Elle est très
(1) .Morris chercha long(emps à obtenir du «jouvernement français l'adju-
dicalion de la farine à fournir pour l'armée.
JOIRXAL DE GOIVEUYEIR MORIUS. 77
modérée, et, comme tous les autres écrits de M. Necker,
trop longue et trop imagée, mais je crois qu'elle produira
une grande sensation. Elle contient l'idée de reculer si l'on
y insiste, et c'est là une sorte d'invitation aux agresseurs.
Une chose que les ministres ignorent peut-être, c'est que, dès
maintenant, le roi puisera de la force dans chaque manque
de respect qu'il aura à subir. Rien ne pourra sauver l'Assem-
blée nationale si ce n'est la modestie et l'humilité, dont elle
n'est pas trop abondamment pourvue. Le courant de l'opi-
nion commence à grossir contre l'Assemblée nationale.
Beaucoup de ceux qui, il y a six mois, la regardaient avec
un silence inquiet, parlent maintenant et fort haut.
Voilà de longues années que je connais mon ami La
Fayette et je puis estimer à leur juste valeur ses paroles et
ses actes. Si les nuages qui s'abaissent en ce moment, se
dissipent sans tempête, il sera grandement redevable au
hasard; dans le cas contraire, il faudra lui pardonner beau-
coup pour l'intention. Il ne veut de mal à personne, mais
il a le besoin de briller. Il est fort au-dessous de ce qu'il a
entrepris, et, si la mer devient agitée, il ne pourra pas tenir
le gouvernail.
ilQ septembre. — Au club aujourd'hui, discussion vio-
lente sur les finances qui semblent s'en aller rapidement
au diable. Les opinions changent vite, et dans quinzejours
nous entendrons parler des sentiments que la province
professe envers les gouvernants actuels.
Le plaisir est la grande préoccupation; chacun a sa
maison de campagne et ne vient en ville pour ses affaires
que tous les trois ou quatre jours; on travaille, non pour
finir l'ouvrage, mais pour s'en débarrasser, afin de pouvoir
de nouveau quitter la ville, ce qui rend presque impossibles
les transactions commerciales.
22 septembre. — Rien de remarquable au club ce soir,
78 JOLRXAL DK (JOl VEKXKIR MORRIS.
si ce n'est que chacun semble maintenant d'avis d'exclure
les reines de la réjjence, par le même principe qui les
exclut du trône, savoir : la loi salique; et de plus, parce
qu'une régence ne doit comprendre aucun étranger. Ce
(lernier article n'est pas mauvais, mais on pourrait laisser
l'autre de côté. Je leur donne mon avis qui est loin d'être
approuvé, mais les opinions changeront. Au moment où je
sors, quelqu'un m'attend pour me dire tout bas qu'il
pense comme moi.
24 septembre . — Ce matin je vais à mon rendez-vous
chez Mme de Flahaut. Elle est à sa toilette avec son den-
tiste. Je lui montre une liste du Comité des finances et lui
demande son opinion sur le caractère de quelques-uns de
ses membres. Finalement je lui dis que j'ai formé là-dessus
un projet auquel elle devra participer pour aider à l'exé-
cuter. Elle me donne ses raisons de croire que M. de Mon-
tesquiou sera ministre de la marine, et que, dans ce cas, de
bonnes choses peuvent être faites. Xous verrons. J'entends
au club le résumé des propositions de Xecker aux Etals.
Elles me paraissent étranges, mais il est impossible d'en
juger avant de connaître les détails.
25 septembre. — Mme de Flahaut a eu aujourd'hui les
dernières nouvelles de Versailles. Elle ditque Necker a pro-
noncé un mauvais discours, où il ne fait que se louer lui-
même ; que le marquis de Montmorin présentera demain le
rapport du Comité des finances sur ses propositions, et qu'il
y exposera son propre plan; elle me demande si j'irai, car,
dans ce cas, elle me procurera un billet, et un autre j)our
lundi, jour où l'évèque d'Autun présentera le rapport du
Comité de constitution. J'accepte les deux offres. Elle a
répété une de mes paroles à de Montesquiou, et sa manière
de la redire en a lait un élégant compliment. Elle me dit
(ju'ilen a été très satisfait et que, s'il entre au ministère, je
JOLR\AL I)K GOLVERNEIR MORRIS. 79
pourrai hardiment me présenter chez Jui et compter sur
une bonne réception-, s'il est ministre de Ja marine, nous
pourrons faire de bonnes affaires ; elle s'en occupera
comme de toute chose où elle pourra se rendre utile. Je la
mène à midi au couvent pour visiter sa religieuse, et pro-
mets de revenir la chercher à quatre heures. Dans l'inter-
valle, je vais voir le marquis de La Biliarderie, frère du
comte de Flahaut, pour lui apprendre la recette de la
soupe à la tortue; mais la conversation tombe sur la poli-
tique et la question de la tortue est reculée adinferendum.
En retournant à mon hôtel, je suis arrêté par la milice,
qui se rend à l'église implorer la bénédiction du ciel sur
ses drapeaux, ou qui en revient. Plus tard, je vais chez
Mme de Chastellux, et m'excuse de ne pas prendre le thé
chez elle. Elle me dit que le duc d'Orléans se plonge dans
les dettes; il se trouve dans de trop grandes difficultés
pour plaire à l'humeur actuelle de ses partisans ; aussi
la duchesse va-t-elle exiger la séparation de biens. La
somme de revenus qu'elle demande est d'un demi-million.
Beaucoup de compHments de M. de La Fayette; il n'a pas
placé le protégé de Mme de Chastellux et elle en est très
fiichée. Cette manière d'agir, résultant des causes mêmes
qui l'ont fait monter très haut, va très naturellement le faire
descendre. Après une promenade avec Mme de Flahaut et
deux jeunes dames au Bois de Boulogne, je vais à l'Opéra,
comme je l'ai promis, et j'arrive vers la fin de la pièce, à la
loge de iMme Lavoisier. La danse qui suit l'opéra est d'une
beauté prodigieuse . Vestris et Gardel , qui paraissent
ensemble sur la scène, sont tous deux merveilleux; Gardel
n'est second que parce que Vestris est premier. Je vais à
l'Arsenal prendre une tasse de thé avec Mme Lavoisier, en
attendant le retour de Lavoisier, qui est à l'Hôtel de Ville.
Il arrive et nous parle de VohsthiaUon des boulangers.
Cette corporation menace la municipalité de Paris de
cesser son commerce à moins qu'un confrère, justement
80 JOl HXAL DK GOT V K H\K l H MOKRIS.
emprisonné, ne soit relâché. Voilà donc la nouvelle autorité
déjà Coulée aux pieds.
26 septembre. — Ce matin à cinq heures, je me lève et
m'habille; mais ma voiture n'arrive qu'à six heures et
demie. Nous partons rapidement pour Versailles, et je me
trouve à huit heures à la porte de l'Assemblée nationale.
De cette façon j'arrive encore à temps et me trouve bien
assis immédiatement derrière mon amie, Aime deFlahaut.
A dix heures la séance est ouverte; on commence par
quelques affaires de cadeaux à l'Assemblée, appelés dom
patriotiques ^ qui sont plutôt des sacrifices à la vanité;
ensuite une ennuyeuse discussion sur la rédaction du procès-
verbal d'hier, beaucoup de chaleur, de bruit et d'impa-
tience; on emploie ainsi une demi-heure pour ce qui aurait
(lu être réglé en une demi-minute. Le marquis de Alontes-
quiou fait son rapport; il y montre un grand respect pour
lo premier ministre des ilnances et expose ensuite divers
détails et combinaisons qui prouvent que le Comité s'y
entend bien mieux que les ministres. A la fin du rapport, se
trouve cependant un point faible dont il ne s'aperçoit
peut-être pas, ou qu'il est impossible d'éviter. On appelle
le patriotisme à l'aide, mais en matière d'argent on ne
devrait s'arrêter qu'à l'intérêt. Il ne faut jamais s'avouer
assez à bout de ressources pour que l'aide du patriotisme
devienne nécessaire. Quand le rapport est terminé, le
comte de Mirabeau s'oppose à sa prise en considération, et
insiste pour que l'on reprenne immédiatement la propo-
sition de M. Necker, sur laquelle il a un amendement à
présenter. On l'appelle à la tribune, et avec une belle
ironie il propose l'adoption du plan établi par le premier
ministre, vu la conflance aveugle que l'Assemblée a en lui
et l'immense popularité dont il jouit, u Dans la terrible
situation qu'il a exposée, dit-il, et l'imminence du danger
qui est cause du débat actuel, cette confiance et cette popu-
JOIRVAL DE GOl\ER\Ell{ MORRIS. 81
hirité nous engagent, nous commandent même, d'adopter
sans examen ce que le ministre a projeté pour notre sou-
lagement. Acceptons ce plan textuellement; s'il réussit,
il est juste qu'il eu ait la gloire ; dans le cas contraire, ce
qu'à Dieu ne plaise, nous emploierons alors nos talents à
essayer de découvrir s'il existe encore des moyens de
sauver noire pays. " A mon grand étonnement, les re-
présentants de cette nation qui se pique d'être FAtbènes
moderne, sont prêts à adopter cette proposition par accla-
mation. Le président, de Clermont-Tonnerre, qui en
aperçoit la tendance, donne une rédaclion différente. Le
comte de Mirabeau se lève et très adroitement pare le coup
en montrant que celte forme ne concorde pas avec ses vues,
que l'Assemblée paraissait vouloir accueillir; que certai-
nement un sujet de cette importance ne doit pas être traité
par acclamation sans avoir sous les yeux un texte précis,
et que, pour présenter un texte, un quart d'heure au moins
serait nécessaire pour l'examiner et le préparer. On le
charge aussitôt (par acclamation) de rédiger sa proposition,
et, tandis qu'il s'en occupe, l'évèque d'Autun se retire.
Xous le remarquons. Mon amie, Mme de Flahaut, reconnaît
qu'il sont ligués ensemble. Le monde soupçonne déjà celte
liaison. Pendant leur absence a lieu un débat bruyant
sur divers sujets, si toutefois l'on peutapphquer le nom de
débat à de telles controverses. Enfin Mirabeau revient et
présente une motion concordant avec son idée première.
L'Assemblée s'aperçoit maintenant du piège; et au milieu
du lunmlte, Lally-Tolendal propose que la motion soit
envoyée au Comité des finances qui lui donnera la forme
d'un arrêté. Mirabeau manœuvre de nouveau pour éviter
le coup, et, tandis que les députés réservent leur décision,
ou plutôt qu'ils sont embarrassés par leur manque de
décision, d'Eprémesnil présente une motion identique dans
le fond à celle de Mirabeau, mais différente dans la forme.
L'on n'a pas assez confiance eu lui, et sa proposition n'a
82 JOLH:VAL 1)K (iOlVKRXEUR MORRIS.
aucun succès. Mais ii semblerait en résulter qu'il appartient
à la nicme faction que Mirabeau et d'Autun, ou que le
même principe de liaine contre Necker a amené une
coïncidence de conduite dans l'occasion présente. Après
quoi, le tumulte et le bruit conlinuent de régner. Enfin,
dans un autre discours, Mirabeau déclare ouvertement sa
désapprobation du plan delXecker. On propose de renvoyer
la suite du débat à trois heures, mais inutilement. A trois
heures et demie, Mme de Flaliaut s'en va, et à quatre
heures je me relire, extrêmement fatigué, croyant que
l'adoption de la motion de Mirabeau est impossible, et que
finalement le débat sera ajourné. Je vais chez Mme de
Tessé; elle est à l'Assemblée. Mme de Tott a la bonlé de
me faire apporter du pain et du vin « en attendant le
diner n , La comtesse de Tessé arrive entin à cinq heures.
Mme de Staël est avec elle. J'avais presque exprimé mon
opinion sur le plan de Necker avant de la reconnaîlre.
L'Assemblée est aux voix sur l'adoption; la pro|)osition
n'étant pas essentiellement dilférente de celle de Mirabeau,
ils en sont donc les dupes. On dit qu'il a réclamé une
décision avec l'éloquence de Démosthène. Pendant le
dîner, le comte de Tessé et quelques députés arrivent. La
proposition est adoptée haut la main, ce dont les amis de
Necker se réjouissent; Mme de Staël est enchantée. Elle
approuve la conduite de Mirabeau qui, d'après elle, était
peut-être seule capable d'amener une assemblée aussi
folle à agir sensément; l'unique chose à faire serait de
satisfaire les désirs de AL Necker, et l'on ne peut douter
de la réussite de ses plans. Bravo! Après dîner, Mme de
Tessé lui ayant dit que j'étais un homme d'esprit, elle
me recherche pour causer avec moi, et me demande
si je n'ai pas écrit un livre sur la constitution améri-
caine. « Non, madame, j'ai fait mon devoir en assistant à
la formation de cette constitution. — Mais, monsieur,
voire conversation doit être très intéressante, car je vous
JOIKNAL DE GOLVERiVELR AIORRIS. 83
entends citer de toute part. — Oh, madame, je ne suis
pas digue de cet éloge! — Comment avez-vous perdu
votre jambe? — Cen'élait mallieureusemenlpas en servant
mon pays comme soldat. — Monsieur, vous avez l'air très
imposant, » et ces mots sont accompagnés d'un regard
qui, sans èlre ce qne Sir John Falstatf appelle « l'œillade
engageante » , revient à la même chose. Je réponds de la
mémo façon, et m'en serais tenu là, mais cJ.'c me dit que
M. de (Ihastellux lui a souvent parlé de moi. Cila fait durer
la conversation au milieu de laquelle arrivent des lettres,
dont l'une est de son amant (M. de Narbonne) qui vient de
rejoindre son ré/jiment. Cela lui donne des sujets de
réllexions qui disparaîtront bientôt, je crois, et il est extrê-
mement probable que quelques entrevues pousseraient sa
curiosité à tenter l'expérience de ce que peut Taire un
indigène du jVouveau Monde, qui y a laissé sa jambe.
Malheureusement cette curiosité ne peut en ce moment
élre satisfaite, et je présume qu'elle disparaîtra. Elle engage
une conversation avec Mme de Tessé qui blâme sans détour
son approbation de Mirabeau, et ces dames s'animent
jusqu'aux extrêmes limites de la politesse. Je retourne à
Paris très fatigué; le temps a été extraordinairement
beau.
27 septembre. — Je lis aujourd'hui les propositions de
iM. Mecker; elles sont détestables, et je le crois certaine-
ment compromis. Je vois Mme de Flahaut qui m'expose le
plan de l'évèqne d'Autuu pour les tinances; certains points
laissent à désirer. Elle désire que j'aie une entrevue avec
lui et le marquis de Montesquiou et s'elforcera de me la
procurer. En parlant de choses et d'autres, nous compo-
sons un ministère et nous disposons de diverses personnes,
envoyant Mirabeau à Constantinople et Lauzun à Londres.
Je lui dis que ce dernier choix est mauvais, car Lauzun n'a
pas les qualités requises ; mais elle répond qu'il faut l'y
8V .loi RVAI, l)i; (KM V KH\Kl K MOKHIS.
envoyer, car, même sans talents, il peut avoir une certaine
inOueuce sur le titulaire que l'on a en vue, et un bon
secrétaire su|)|)!éera à ce qui lui manque en Angleterre.
\ous parlons beaucoup des mesures à prendre, et cette
aimable femme montre une précision et une justesse de
pensée vraijuenl rares même cbez l'autre sexe. Après avoir
discuté une foule de points : «Enfin, dit-elle, mon ami, vous
et moi, nous gouvernerons la France. » C'est une étrange
combinaison, mais le royaume est actuellement en de
bien plus ujauvaises mains. Elle doit avoir ce soir une
conférence avec le médecin de la reine pour le pousser à
faire disparaître quelques-uns des préjugés de celle-ci. Je
lui dis qu'elle peut lacilen)ent dominer la reine qui est
faible et orgueilleuse, mais qui a bon caractère; quoique
débauchée, elle n'est |)as très attachée à ses amants; un
esprit supérieur prendrait donc sur elle l'ascendant auquel
les faibles se souinellent toujours, tout en résistant quel-
quefois. A ceci Mme de Flahaut répond avec un air de par-
faite confiance qu'elle aura soin que la reine soit toujours
pourvue alternativement d'amoureux et d'aumôniers. —
Il est impossible de ne pas approuver un tel régime, et je
crois que si ou met une dose convenable des premiers,
elle pourra se passer de son médecin actuel.
2 octobre. — Je vais aujourd'hui chez La Fayette et je
m'y invite à dîner. Je remarque que même au sein de sa
famille militaire, plusieurs personnes sont toutes dévouées
à la noblesse. Après dîner, je le prends à part et lui dis ce
que je pense de sa situation ; il devra immédiatement disci-
pliner ses troupes et se faire obéir; la nation a l'habitude
d'être gouvernée; il faut qu'elle le soit. S'il s'attend à la
conduire par l'affection, il en sera dupe; jusque-là il est de
mon avis; mais au sujet de la discipline, sa contenance
montre qu'il s'avoue coupable, car il a donné le comman-
dement à des officiers qui ne savent rien de leur alfaire.
JOURXAL DE GOl VEIJMEIR MOHRIS. 85
Je lui parle des subsistauces. Il désire que je comparaisse
lundi devant le nouveau Comité, et que M. Short y soit
aussi, pour donner à la chose un air diplomatique. Elle
l'est bien en réalité, mais je lui demande de m'écrire ce
qu'il désire, ainsi qu'à M. Shorl. Nous verrons comment
sa faiblesse le tirera de ces circonstances difficiles. Je lui
dis la stricte vérité : si les gens de la capitale souffrent du
besoin, ils enverront bien vile leurs chefs au diable et
redemanderont du pain et des chaînes; en fout cas, Paris
est réellement la dupe des événements actuels, sa splen-
deur étant due entièrement au despotisme et devant dimi-
nuer avec l'adoption d'un gouvernement meilleur; je
lui conseille ensuite, vu l'extrême division des partis, de
s'attacher à celui du roi, le seul qui puisse prédominer sans
danger pour le peuple. 11 est abasourdi de ma proposition.
Je me mets à en donner les preuves, mais arrive Mazzi qui,
avec son arrogance habituelle, se joint en tiers à la conver-
sation; aussi je la cesse. Je bavarde un peu avec Mme de
La Fayette qui me reçoit beaucoup mieux que d'ordinaire.
J'ignore pourquoi, mais peut-être ai-je pris plus de cette
tournure [sic] à laquelle elle est habituée. Je vais au club. De
Noailles nous apprend que la proposition de Necker réus-
sira avec les modifications proposées. Kersaint dit que des
lettres venues de la province donnent la même assurance.
Malgré tout, je suis incrédule. Laborde donne le quart de
.«;on revenu (400,000 francs) et le duc d'Orléans 600,000.
Je demande à Kersaint quel est l'homme le plus capable en
France de faire un ministre militaire de la marine. Il nie
répond que c'est Marignan, son beau-frère, ou lui-même.
L'adresse de Mirabeau à la nation au sujet de la nouvelle
imposition est superbe, dit-on. Ceux qui verseront un
quart de leur revenu recevront un intérêt de quatre pour
cent, et seront remboursés en trois ans. Ceux qui ont
moins de 400 livres par an ne paieront que ce qui leur
plaira.
8f) .101 K\AI, DE (ÎOr\ KRVKl H AlORRFS.
4 octobre. — Graves désordres h P.iris, La folle hisloire
des cocardes de Versailles et les souffrances réelles qu'a
causées la diselle ont réuni de huit à dix mille miséreux,
qui vont à l'Hôlel de Ville. Je ne sais comment cela finira,
mais il est cerlnin qu'à moins que Ton ne procure de la
nourriture au peuple, l'effervescence sera conlinnelle.
Bailly, le maire, est un incapable, dit-on, et veut démis-
sionner. On parle de Mirabeau pour lui succéder. Chaque
pays a ainsi son John Wilkes. La combinaison d'im cœur
pour former nn projet, d'une tète pour le rédiger et d'une
main pour l'exécuter, n'est point ordinaire. Je dîne avec
Mme de Klahaut et l'évéque d'Autun au Louvre. Elle se
trouve mal pendant le diner. Nous parlons des affaires
publiques, et elle nous dit que siTalleyrand devient minis-
tre, nous devrons lui procurer un million. 11 a beaucoup
d'idées justes sur les finances, mais aussi un défaut dont
il ne se rend pas compte. Pour l'en corriger, je lui dis de
s'entourer d'hommes comprenant et aimant le travail. Je
parle de de Corny comme élant l'homme qu'il lui faudrail,
et j'ajoute qu'il y en a peu comme lui dans le pays; il
l'avoue de grand cœur, nmis ne veut pas avouer que lui-
même n'aime pas le travail. Il dit que le mitiisière actuel
durera toujours ; cela veut dire : trop longtemj)S, à son gré,
mais la santé de Xecker et les difficultés où il est déjà
plongé m'en font augurer différemment. Xous ne pou-
vons même pas tracer avec précision les grandes lignes
d'un plan futur, mais nous avons en généial le même avis
sur ce qui devrait être fait Au sujet des biens de l'Église,
je soutiens qu'on devrait les obtenir d'abord du consente-
ment du clergé, se contenter de les hypothéquer et les ven-
dre plus tard graduellement, de façon à en retirer leur entière
v.deur. Ils pourraient servir de gage pour le principal (les
dîmes servant de gage jiour les intérêts), d'un emprunt qui
va être lancé à l'étranger; puis, au lieu d'insister sur le
droit de rembourser aux titulaires de rentes viagères le
JOURNAL DE GOLVEHXEIR MORRIS. 87
capital avancé par eux (ce qui est son idce), on pourrait les
inviter à une conversion, en donnant le capital correspon-
dant à la rente, au taux de 5 pour 100; ce capital serait
remboursable et produirait un intérêt de 6 pour 100; on
commencerait alors à payer le capital avec l'argent obtenu
à 4 pour 100, et tous les créanciers de l'État qui refu-
seraient de prendre du quatre pour cent seraient obligés
d'accepter leur capital. Ce plan est aussi pratique que
simple. Je soutiens qu'il est nécessaire d'obliger la Caisse
d'escompte à régler ses comptes avant de donner une plus
grande extension à cet établissement, qui, à l'avenir, devrait
être en partie dirigé par les commissaires, pour éviter la
fâcheuse situation actuelle; en ce moment, les minisires
qui sont du conseil d'administration ne servent qu'à en
soutenir le crédit, ce qui amène une augmentation de capi-
tal fictif et de jeux de bourse, aux risqnes de la commu-
nauté. 11 approuve cette première idée, mais ne goûte
pas celle d'avoir des succursales dans les grandes villes.
J'ai un plan d'ensemble sur lequel je ne me suis point
suffisamment expliqué, et qui pourrait, je crois, être très
avantageux au pays. Si l'occasion se présente de l'exé-
cuter, je l'expliquerai en détail, mais à présent il me faut
songer à autre chose.
5 octobre. — La ville est alarmée. Je vais à Chaillot voir
ce qui se passe, mais l'on m'arrête au pont Royal. J'entre
aux Tuileries. Une armée de femmes est partie à Versailles
avec des canons. Etrange manœuvre! Je me rends à pied
chez M. Short qui va se nietlre à table. \ous retournons
ensemble à la place Louis XI' . Ce tumulte est la conséquence
de la nuit dernière; l'enlreprise est insensée. Je vais à l'Ar-
senal où je ne suis admis qu'avec difficulté. On est à dîner.
Mme Lavoisier est retenue en ville, toutes les voitures
élant arrêtées et les dames obligées de se joindre à la foule
des femmes. Pendant que nous sommes à table, nous
8S JOI ll\AL I)K (iOl \ KHVKI I! MORRIS.
apprenons que la milice et le régiment national marchenl
contre Versailles. Je rentre chez moi m'habiller. A huit
heures, je vais au Louvre pour emmener Mme de Flahaut
souper chez Mme Capellis. Capellis est avec elle. Il dit
que le régiment de Flandre, la milice de Versailles et la
garde du corps sont décidés à donner aux Parisiens une
chaude réception. La Fayette a marché par force, gardé par
ses propres troupes qui le soupçonnent et le menacent.
Terrible situation! Obligé de faire ce qu'il abhorre ou de
subir une mort ignominieuse, avec la certitude que le
sacrifice de sa vie n'empêchera pas les malheurs. Je vais
souper. On parle beaucoup de ce qui va se passer à Ver-
sailles; nous tombons d'accord que nos Parisiens seront
battus, et nous considérons comme un bonheur qu'ils
soient partis. Je risque l'assurance qu'à partir d'aujour-
d'hui l'armée française reviendra à son souverain, en sup-
posant toujours, comme on le dit, que le régiment de
Flandre fasse son devoir cette nuit. L'n monsieur nous
raconte une anecdote qui montre combien cette nation
est faite pour jouir de la liberté 11 était passé près d'un
groupe que haranguait un oraleur. Le résumé de son dis-
cours élait : « Messieurs, nous manquons de pain et voici
la raison. Il n'y a que trois jours que le roi a eu ce veto
suspensif, et déjà les aristocrales ont achelé des vétos
suspensifs et envoyé les grains hors du royaume. » A ce
discours sensible et profond, l'auditoire donnait un assen-
timent cordial. « Ma foi, il a raison. Ce n'est que ça. «
Etrange! Voilà les Athéniens modernes, seuls savants,
seuls sages, seuls instruits, le resie de l'humanUé n'étant
que des barbares. J'apprends ce soir que plusieurs pro-
vinces sont mécontentes des actes de l'Assemblée na-
tionale, mais encore plus de la ville de Paris. Chez
Mme de Flahaut, le souper se réduisait presque à un
tèle-à-tète. Tous les invités refusent de venir par suite du
désordre public.
JOURNAL I)K GOLVKRXEIR MORRIS. 89
6 octobre. — Le mardi matin, 6 octobre, tout Paris est
en l'air. On promène en ville deux têtos de gardes du
corps, et la famille royale, qui est au pouvoir du régiment
national, ex-gardes françaises, doit venir cet après-midi.
Je vais voir Mme de Flaliaut. Elle veut faire une visite,
place Royale. Pour sauver les apparences, nous emmenons
sa fille de chambre. Le monsieur, M. de Saint-Priest, n'est
pas chez lui, bien qu'étant revenu de Versailles. A notre
retour, nous apprenons que Tévéque d'Autun est venu
avec d'autres visiteurs. Mon amie s'alarme et l'envoie cher-
cher. Elle veut connaître les nouvelles de Versailles.
Bientôt après, elle demande si elle doit faire appeler Ca-
pellis pour avoir des nouvelles de Paris. Je le veux bien.
Capellis arrive pendant le souper, mais l'évêque est introu-
vable. Capellis raconte ce qui s'est passé, c'est-à-dire une
foule de choses injurieuses pour la famille royale : la reine
obligée de s'enfuir de son lit en chemise et jupon, et ses
bas à la main, pour chercher protection dans la chambre
du roi contre la poursuite des poissardes. A l'Hôtel de
Ville, M. Bailly, en lisant le discours du roi, omit à un
endroit les mots : avec conjîance. La reine le reprit, ce
qui fit crier : « Vive la reine ! 55 La famille royale logera dans
les chambres aménagées aux Tuileries, à ce que disent les
mauvaises langues, pour les amours de la reine. Elles ne
pourront lui procurer maintenant que d'amers souvenirs.
Oh! vertu, tu es précieuse, même en ce monde! Quel mal-
heureux prince! Victime de sa propre faiblesse, il est
tombé entre les mains de gens dont on ne peut même pas
attendre de la pitié. C'est une terrible leçon pour l'huma-
nité de voir qu'un prince absolu ne peut pas être indulgent
sans courir de danger. Les troubles de ce pays sont com-
mencés, mais, quand finiront-ils? 11 n'est pas facile de le pré-
voir. L'Assemblée nationale doit venir à Paris, et l'on sup-
pose que les habitants du Louvre seront dénichés. Mme de
Flahaut déclare qu'elle partira lundi. Je suis complète-
90 JOIRXAI, l)K (iOrVKRMKl H MOHHIS.
ment lalijjué de moi-même et de tout ce qui m'entoure, et
je reviens chez moi avec un seul sujet de consolation : c'est
qu'ayant grand sommeil, je perdrai dans ce doux oubli
mille pensées désagréables. Nous avons eu aujourd'hui
beaucoup de pluie et de vent, et sur mer, je crois, un gros
grain, sinon une tempête. L'homme, aussi turbulent que
les éléments, remplit le monde moral de désordre, mais
c'est l'action qui soutient la vie.
7 octobre. — Mme de Flahaut apprend de Versailles que
le roi a interdit toute résistance et que la reine, en se reti-
rant dans ses appartements, a dit à sa suite que, le roi
étant décidé à aller à Paris, elle l'y accompagnerait, mais
qu'elle ne quitterait plus jamais cetle ville. Pauvre femme!
C'est le triste présage de ce qui n'est que trop probable.
Le roi a eu très bon appétit à dîner hier soir; qui donc
dira qu'il manque de force? Au club, on parle beaucoup, à
tort et à travers, des affaires publiques. On commence à
s'apercevoir généralement que tout ne va pas pour le mieux.
11 y a cependant encore un certain nombre A'enragés^ qui
sont satisfaits. Si mes calculs ne sont pas très erronés,
l'Assemblée nationale ressentira bientôt Teffet de sa nou-
velle situation, il ne peut être question de liberté de la
tribune dans un endroit aussi remarquable pour l'ordre et
la décence que la ville de Paris. J'ai dit à O'Connel que, si
l'on veut avoir une armée obéissante, il faudra libérer tous
les soldats qui en feront la demande, et lever des recrues
rhivcr prochain, quand on aura faim et froid, parce que la
misère rend obéissant. Je pense qu'il propagera celte idée
comme venant de lui, parce qu'il a une bonne dose de ce
qu'on dénomme de différentes façons, mais qui s'appelle,
chez un soldat, l'amour de la gloire. Un curieux incident a
eu lieu aujourd'hui. Le district de Saint-Roch a ouvert les
dépêches adressées aux ministres et les a lues à la foule,
pour voir si elles ne contenaient rien contre la nation.
JOUHVAL DE GOUVERXKLR MORRIS. 91
8 octobre. — Je vais chez M. de La Fayette. II est très
entouré; en conférence avec Clermont-Tonnerre, Mme de
La Fayette, M. de Staël cl AL de Semieu, son ami, forment
un comité clans le salon qui est bien petit. Je prends
quelques minutes j)Our dire à La Fayette ce qui me paraît
nécessaire comme changement dans l'adminislralion. Il a
déjà parlé à Mirabeau. Je le regrette; il pense à prendre
un ministre dans chaque parti. Je lui dis qu'il lui faut des
hommes de talent et de fermeté, et que le reste est sans
importance. Je dois dîner chez lui demain et lui reparler à
ce sujet. Je vais en visite chez Mme de Flahaut. M. Aubert
s'y trouve, et M. O'Connel arrive avant son départ. Il reste
jusqu'à neuf heures. Je dis à Mme de Flahaut queje veux voir
son évêque, pour qu'il s'engage à soutenir La Fayette; j'at-
tends son arrivée, mais comme il ne vient pas, et que M. de
Saint-Priest et sa fille arrivent, je m'en vais. Chez M. Le Cou-
leulx, Canteleu me raconte ce qui s'est passé chez Necker.
On peut faire face aux dépenses jusqu'au mois de mars
prochain, mais ensuite il faudra une aide quelconque. En
parlant au ministre des moyens de l'obtenir, il lui pro-
pose une entrevue avec moi, disant que je désirais le voir
au sujet de la dette américaine. Necker fait immédiatement
observer que peut-être je prendrais la dette en payement
de fournitures. Voilà où nous en sommes. Je dois le voir
entre cinq et six heures, samedi après-midi. La Fayette
désire qu'il me parle à ce sujet ce soir. Nous verrons. A
onze heures, je reçois un mot de Mme de Flahaut.
L'évèque vient d'arriver et désire me voir. Je vais au Louvre.
Capellis s'y trouve. Mme de Flahaut me fait sortir avec
i'cvé(|ue, ce qui surprend considérablen)ent Capellis. Nous
traitons à fond la formation d'un ministère. Le renvoi de
Necker est une condition sine qud non pour l'évèque qui
désire sa place. Je partage son opinion, au fond, il me
donne toutes les assurances désirables au sujet de La Fayette.
Après avoir arrangé le ministère, nous en venons aux
92 JOIK.VAL DK (iOl \ K l{.\ K l R MOllHIS.
finances, an moyen de rclabllr le crédit, etc. J'examine
son projet snr les biens d'cjflisc; il s'y entête, mais
quoique la chose soit bonne, la manière d'y arriver l'est
moins. Il s'y attache comme en étant Vaulcur; mauvais
symptôme pour un homme d'affaires. Cependant notre amie
insiste si sérieusement auprès de lui qu'elle lui fait aban-
donner un point. Elle a un grand bon sens. Après le
départ de l'évèque d'Aulun, arrive le comte Louis de Nar-
bonne, Tamant de Aîme de Staël ; il se passe entre
eux une vive scène de raillerie à propos d'une affaire
entre l'évèque d'Autun et Mme de Staël. Il me semble
que Narbonne est un ami intime de l'évèque. Il est très
froissé au fond do la conduite de son ami, et très gaiement
propose à la dame une plaisante revanche. Il demande à
dîner. Elle cherche à me retenir, mais mon heure est
venue et je dois relarder mes réflexions jusqu'à cet après-
midi. Je la quitte pour aller chez de Corny. Il me montre
sa lettre au roi à propos des subsistances. Je l'approuve,
car il l'a envoyée ce matin. Je découvre que sa femme est
au courant de toute l'affaire. Nous sommes au pays de la
femme. Je vais chez La Fayette. Nombreuse société à
dîner. Après dîner, je passe dans son cabinet et lui parle
d'un nouveau ministère plus capable que le présent. Je cite
l'évèque d'Autun pour les finances. Il réplique que c'est
un homme mauvais et faux. Je discute cette assertion avec
les raisons que l'on m'a déjà fournies. Je lui dis que par
l'évèque il s'assure Mirabeau. 11 en est surpris et m'affirme
qu'ils sont ennemis. Je l'assure qu'il se (rompe, et, comme
mon information est la meilleure, il prend l'air de quel-
qu'un qui a été induit profondément en erreur. Je lui dis
que, d'après l'évèque, le roi aurait dû lui donner iminédia-
lementà lui, La Fayette, le ruban bleu. Cela le convainc,
mieux que beaucoup d'actes, que l'évèque est un honnête
homme. iMontesquiou pourrait pnsser comme ministre de
la guerre. Il ne l'aime pas beaucoup, mais c'est l'ami de
JOI |{\AL DK C.OIVKRXEIR MORRIS. 93
M. de Monlmorin. Je propose Thouret comme garde des
sceaux, II avoue qu'il a du laletit, mais doute de la force
de son esprit. Je lui demandt3 sos inleulious au sujet de
Clermonl-Tounerre. Il répond que ce n'est pas un homme
de grande valeur. J'ajoute que c'est un homme faux. Il l'ac-
corde, donc pas de difficulté à cet égard. Je fais remarquer
que la coalition que je propose chassera Necker au moyen
de celte même populace qui le soutient aujourd'hui. Xecker
est déjà effrayé et malade des affaires où il est engagé. Le
duc de La Rochefoucauld arrive. Il nous a|)prend que l'As-
semblée doit venir à Paris, et que la proposition de l'évèque
au sujet des biens d'église est renvoyée au lendemain, car il
espère avoir alors le clergé pour lui. Je dois revoir La
Fayette dimanche matin à neuf heures. Je ne peux pas
dîner demain; de plus c'est un non-sens de se rencontrer
à table au milieu d'une foule. Je cause un peu avec Ter-
nant. 11 me dit qu'il est sur de son régiment, et qu'il peut
amener avec lui six cents chasseurs de la lisière du Bois
de Boulogne. Je lui demande si je puis donner son nom à
quelqu'un de ma connaissance, comme une personne sur
qui l'on pourrait compter. Il désire que je ne le nomme
point, sauf dans les maisons où il est reçu, mais il m'auto-
rise à dire : je connais un officier sur lequel on peut
compter, etc., sans le nommer. Je vais chez Mme de
Flahaut. Aime de Corny est avec elle. Après le départ
de cette dernière, elle me demande le résultat de notre
conversation chez La Fayette. Je la résume en peu de
mots. Elle me dit que Louis de Narbonne qui, avec beau-
coup d'esprit, est //;/ assez mauvais sujet, sera l'ennemi de
l'évèque à cause de son amour. Je suis fatigué et vexé ;
aussi je rentre chez moi, fais du thé et me couche de
bonne heure. La journée a été pluvieuse et désagréable.
10 octobre. — Je dois me rencontrer ce soir avec
l'évèque chez Mme de Flahaut. Je vois M. Le Couteulx ce
9V JOrilXAL DK (JOIJVKRMEUK MORHIS.
matin cl confère avec lui au sujet de noire délie eu France.
A propos de la nianicro dont nous devons trailei- avec
M. iXocker, je lais connaître ma délerniinalion d'a;{ir très
onverleuient. Lameiil I.e Couleulx voudrait marchander,
et connue je traite avec mépris celle façon de faire, nous
avons une conversation assez vive; au cours de cet entre-
tien, il me laisse voir combien mon indifférence le blesse.
Je continue néanmoins à suivre la ligne droile, et Catjlelou
partage mes senlinienls. Nous recevons encore queUpies
invités et nous nous mettons à lable. La prévenance de
M. et de Mme de Flaliaul envers moi est évidente. A cinq
heures, je vais cliez Canteleu et nous rendons visile à
M. Necker. Mme Necker nous in vile à diner mardi prochain.
Nous passons au cabinet de sci: mari, et après un peu de
bavardage, nous examinons la question de la dette des
Flats-Lnis envers la France. Je lui dis toute la vérité et
l'assure que je ne m'engag rai dans aucun achat sans avoir
en vue un bénéfice capa[)le de me couvrir de tout risque,
et qu'il devra faire un sacrifice. Catiteleu lit la note que
j'ai remise au maréchal deCasIries, et finalement nous exa-
minons la somme de seize à vingt millions. Il p!0|)Ose ce
dernier chilfre; nous en reparlerons mardi. Je vais chez
Mme de Flahaul qui me quitte, me laissant plongé dans la
lecture de la Pucelle. Elle sort dans ma voilure et revient
après une courte visile. J'allends jusque près de onze
heures, mais, comme l'évèque ne vient pas, je me relire.
I l octobre. — Je vais ce malin à mon rendez-vous
cliez La Fayette. 11 me fait attendre assez longtemps. Je
découvre qu'il ne veut s'engager en rien en ce qui concerne
y\n nouveau ministère; aussi je lui demande distraitement
s'il a pensé au sujet de notre dernier enlreticn. C'est une
entrée en matière. Je lui expose la situation présente de la
France et la nécessité de réunir des hommes de talent
ayant des principes favorables à la lil)erté; s'ils étaient
JOURiVAL DE GOUVERiXEUR MORRIS. 95
s.ins talents, l'occasion de reconquérir le j)Ouv{)ir exécutif
serait perdue, et sans les principes convenables, le pouvoir
reconquis tournerait à l'abus; il est impossible que lui-
même soit à la fois ministre et soldat — encore moins
ministre de cbaque déparlement ; il devra avoir des coad-
juteurs en qui il ait confiance; quant aux objections qu'il
a fuites à quelques-uns au point de vue de la morale, il
faut considérer que l'on ne regarde pas l'administration
comme une roule directe pour le ciel; les gens sont poussés
par l'auibilion ou par l'avarice; par suite, l'unique moyen
de s'assurer le concours des plus verlueux est de les inté-
resser à bien agir. li me dit qu'il a l'intention de proposer
Malesberbes comme garde des sceaux, et à mon objection
qu'on ne pourra pas obtenir son acceptation, il répond
qu'il acceptera une offre faite par La Fayette. J'ai une ob-
jection plus forte, mais je ne juge pas â propos de la faire :
c'est qu'il n'est pas assez au courant des affaires, quoiqu'il
possède certainement beaucoup de connaissances et de
jugement. Il parle de La Rochefoucauld comme ministre
de Paris, et à l'objection qu'il n'a pas les talents nécessai-
res, il répond qu'on lui donnera un premier commis qui
les a. Le ministre de la guerre est dans la même situation,
mais on ne peut pas faire venir le commis au conseil pour
délibérer et décider. Étant présent au conseil, il prendra
soin de tout y diriger. Il ne réflécliit malheureusement
pas que lui-même manque de talents et de connaissances.
Il déclare de nouveau qu'il veut avoir Mirabeau, à quoi je
réponds qu'un homme aussi vicieux déshonorera n'importe
quel ministère, et qu'il ne faut pas se fiera quelqu'un aussi
dépourvu de principes. Je ne lui retourne pas, comme je
le pourrais, l'argument de la moralité. Je connais assez
bien celui à qui je m'adresse, et peux peser la valeur des
raisons qu'il donne. Comme il désire se débarrasser de
moi, je prends congé de lui. Je suis contrarié de voir que
par petitesse d'esprit on ne placera que des bommes petits
ÎMi JOl IIXAL l)K (ÎOIVKRMKIÎR MORRIS.
d'esprit là où seuls de grands hommes pourraient remplir
la place. Il «jarde X'ecker dont il méprise les talents, parce
que Xecker est honnête et que l'on peut se lier à lui,
comme s'il était possible de se (ier à un timide dans des
circonstances difficiles. Je vais chez Mme de Flaliaut, Elle
est avec son médecin, mais elle me reçoit un peu après
une heure, et me demande de dîner en tète-à-tète avec
elle. La reine se rétablit. Ce matin, le dentiste du roi est
tombé mort à ses pieds. Le pauvre roi s'est écrié qu'il
était voué à éprouver toutes sortes de malheurs. 11 a eu
cependant assez de présence d'esprit pour demander ii
Vicq d'Azir, le médecin, d'aller en informer avec douceur
la reine qui était souffrante et pourrait se ressentir d'un
pareil choc. — Aime de Fluhaut est enchantée de la pro-
position de l'évèque. Je vais cliez Mme de Chastellux. Elle
est alitée et très nialade, je crois, d'une toux effrayante qui
devra avoir une issue fatale, si l'on n'en vient vile à hout.
La duchesse entre et me fait de doux reproches pour ne
pas être allé la voir au Raincy. Je renlre chez moi écrire
et m'hahiller, puis je vais au club ; je n'y reste que quelques
minutes, et me rends chez Mme de Flahaut. Elle est sortie;
j'attends son retour qui n'a lieu qu'à trois heures. Elle
médit qu'elle a répété à l'évèque ma conversation avec
La Fayette, dont justement je n'ai répété que des frag-
ments qui ne pouvaient nullement trahir ses intentions,
quoiqu'il ne me les ait pas coumiuniquées comme uu
secret formel. Miraheau doit avoir ce soir une entrevue
avec le roi (entrevue particulière ^ dont personne ne sait
rien, excepté nous).
Je la quitte pour aller chez M. de Montmorin. M. de La
Luzerne s'y trouve. Ils sont tous deux heureux de me voir,
et comme ils ont eu une conversation assez sérieuse, je
l'anime avec une gaieté qui produit le medieur effet. Il est
malheureux que ces gens n'aient pas les capacités voulues ;
j'ai cependant travaillé pour garder Montmorin en place.
JOIRYAL I)E GOUVERNKIR MORHIS. 97
et je crois qu'il est encore possible de réussir. Il est très
utile, et ses rapporls avec FIoridaBlauca le rendent précieux
dans un ministère, parce que, aussi longtemps qu'ils reste-
ront tous les deux en place, on peut compter avec certitude
sur l'Espagne. De là je vais chez Mme de Chastellux. La
duchesse y est ainsi que M. Short. La conversation est
légère et plaisante ; nous parlons, entre autres choses, de
son portrait du Salon; M. Short le trouve parfait. Je dis
à Sou Altesse iloyale : « Madame, ce portrait- là n'a qu'un
défaut à mes yeux. — Et qu'est-ce donc, ce défaut ? — C'est
qu'il ne m'appartient pas, madame. » Le duc de Penthièvre
est en ville, et Mme de Chastellux me dit qu'elle est sûre
que je l'aimerais. « Il passe sa vie à bien faire. Oui (montrant
de la main la duchesse), elle est bien faite, w etc. La comtesse
de Ségur entre, suivie du chevalier de Boufflers, puis de
l'abbé Saint-Phar. Mme de Ségur demande mon avis sur la
situation. Je lui fais des remarques pleines de bon sens,
nmis sans pouvoir aller plus loin. Elle me dit avoir appris
que le duc de La Rochefoucauld doit faire partie du minis-
tère. A neuf heures et demie, je vais dîner au Louvre.
Mme de Kully était venue avant mon départ. Elle nous
raconta des anecdotes et parla de l'état jAe la Corse où
son mari se trouve actuellement avec son régiment. Chez
Mme de Flahaut, nous avons le colonel O'Connel et Mme de
Laborde, son amie, avec son mari. Après le dîner arrive
l'évèque, et les autres se retirent. Je lui dis ce que je crois
pouvoir dire de ce qui s'est passé entre La Fayette et moi;
j'pjoute qu'ayant rempli mon devoir envers lui et envers son
pays, mon intention à l'avenir est de me désintéresser de
tout et de l'abandonner au cours des événements. Je recon-
mande de s'unir avec ceux qui doivent former le nouveau
ministère, et de se déclarer ouvertement candidats, en
faisant savoir à la Cour qu'on entrera tous ensemble ou pas
du tout. Il m'approuve et pense que les circonstances
présentes sont assez fortes pour faire disparaître un autre
7
98 JOIKMAL DU (ÎOII VKRNK UR MORRIS.
minislère avant que tout ne soit bien rôglé. II nous lit sa
proposition : elle est bien faite. Xous parlons ensuite des
meilleurs moyens d'atteindre le but désiré, et je lui donne
quelques notions des principes généraux qui tendent à
la richesse et au bonheur d'une nation, et qui reposent
sur les sentiments du cœur humain. Il en est frappé,
comme les hommes de réel talent le sont toujours quand
on leur révèle réellement la vérité; c'est là, soit dit en
passant, le principal charme de la conversation. Il est au
contraire terriblement fatigant de remonter aux premiers
principes pour ces esprits obtus qui voient juste assez loin
pour s'égarer. Je laisse l'évêque avec Mme de Flahaut.
12 octobre. — Lundi. Je vais à mon rendez-vous chez
Mme de Flahaut. Elle me montre une lettre à l'évcque,
qui est parfaite. Sa profonde connaissance du caractère des
hommes, et celle qu'elle a du monde, grtàce à son influence
sur les cœurs de ceux qui y vivent, les plus justes conclu-
sions sur la manière de régler sa conduite, exposées avec
la tendresse d'une amitié féminine, tout cela concourt à
rendre parfaite une production flûte à la hâte. J'avais
bonne opinion de moi-même, mais je m'incline franche-
ment devant une supériorité que je sens. 11 y a quel-
ques jours, elle me disait après avoir vu les traits de
M. Jefferson : « Cet homme est faux et emporté. » L'arran-
gement dont on parle à présent pour le ministère est de
nommer Necker premier ministre, l'évêque d'Autun mi-
nistre des finances et Liancourt ministre de la guerre.
Mirabeau (qui a eu hier quatre heures de conversation,
non pas avec le roi, mais avec Monsieur, et qui doit voir
le roi aujourd'hui), désire faire partie du ministère; il ne
veut plus se contenter d'une ambassade. — Je la quitte
pour aller chez Mme de Chastellux. Vers huit heures, la
duchesse vient avec le vicomte de Ségur. L'on, dit qu'en-
viron cinquante membres de l'Assemblée nationale ont
JOURNAL DK GOUVERNEUR MORRIS. 99
(Ic'inissionné, entre autres Mounier et Lally-Tolendal. Si
c'est vrai, cela va produire une certaine sensation. De là
je vais souper chez Mme de Laborde; à l'issue du repas,
je leur prépare le thé.
13 octobre. — Je vais ce soir avec M. LeCouteulx dîner
chez M. Necker. II est sombre et triste, et tellement accaparé
par la question des subsistances, que je ne peux pas lui
parler d'autre chose. Au dîner, Mme de Staël s'assied près
de moi et répèle une partie de la conversation de l'autre
jour chez Mme de Flahaut. Le comte Louis de Narbonne
la lui a racontée. Je m'excuse d'y avoir pris part, et j'ajoute
que je préférerais lui en dire deux fois autant en face. Mon
apologie qui est tout le contraire d'une excuse, est acceptée,
et elle demande pourquoi je ne vais pas la voir. « Il y a
longtemps, madame, que je désire avoir cet honneur! «
Nous nous adressons des politesses mutuelles, et je dois lui
rendre visite ce soir. Au dîner, se trouve de Narbonne, qui
est naturellement avec Mme de Staël ce soir. M. de Montmo-
rin s'y trouve aussi avec sa fille, et une certaine Mme de
Coigny qui, dit-on, a beaucoup d'esprit. Je me sens stupide
au milieu de ce groupe qui nous quitte graduellement, ne
laissant que Mme Necker, trois messieurs et moi. Dès que le
souper paraît, je prends congé en promettant de revenir
bientôt. On éprouve de grandes craintes au sujet de la
situation des affaires publiques. Le Couteulx m'a avoué
cet après-midi qu'il n'espère plus de constitution que de
la main du roi.
Aï octobre. — Ce matin, le général Dalrymple passe
deux heures avec moi. Je lui dis de me présenter au ban-
quier du roi, qu'il m'assure être très riche. Je déclare désirer
celte présentation parce que j'espère avoir des informations
sur ce qui peut faire l'objet d'un commerce en France. Il
me demande aussitôt si je recommanderais de spéculer en
100 JOl HXAL I)K (;()l \ KUXKl H MOKHIS.
ce moment sur les fonds français : je réponds négalivement.
11 m'informe que le duc d'Orléans est parti en Anjjlelcrre et
veut savoir ce que je pense de ce voyajje. J'en suis surpris,
mais j'en conclus que l'on a découvert certains agissements
de Son Altesse Royale, qui pourraient avoir des consé-
quences désastreuses, et que le roi lui a demandé de partir
pour éviter une enquête. On le dit parti pour des affaires de
l'État, mais c'est là une excuse, je crois, |)arce que personne
en France n'est aussi antipathique au roi d'Angleterre. Je
vais dîner chez Mnie de Flahaut. Elle reçoit un mot de
l'évêque ^l'Autun. 11 doit être chez elle à cinq heures et
demie. Elle insiste pour que je la quitte à cinq heures. Je
me montre froid mais poli. Je vais au cluh et m'informe
au sujet du départ du duc d'Orléans, que le roi a certai-
nement envoyé avec une mission diplomatique, mais il doit
y avoir quelque raison non diplomatique. Je vais de là chez
le général Dalrymple, chez qui deux messieurs de ce pays-
ci boivent ferme. Une dame d'un caractère particulier est
à table. Plus tard je vois Mme de Flahaut; elle me dit que
l'évêque ne veut pas accepter les finances sous la présidence
de Necker. Elle nous quitte bientôt; nous devons dîner à
trois avec l'évêque, demain à quatre heures.
15 octobre. — Aujourd'hui, à quatre heures, je vais au
Louvre, comme c'était convenu. Nous attendons jusqu'à
près de cinq heures que l'évêque arrive de Versailles, et
nous prenons ensuite un dîner excellent. Elle nous engage
à souper chez Mme de Laborde. Je m'en vais rendre visite
à Mme de Ségur, et nous commençons une conversation
interrompue par l'arrivée de deux visiteurs. Je vais de là
chez Mme de Corny. Elle est alitée et tousse de façon très
désagréable. Je vais chez Mme de Chastellux; la duchesse
y est comme d'habitude et aussi le vicomte de Ségur. Je
lui parle un peu politique. Mme de Ségur rentre tard; elle
a été retenue par ses visiteurs. Elle me demande d'aller
JOIKVAL I)K GOLVEKMilK MORRIS. 101
voir La Fayelte pour le prier de ne pas faire partie du minis-
tère. Je refuse, mais, (iiialcment, sur son insistance, je pro-
mets de lui écrire demain. De là je vais au Louvre; Mme de
Flaliaut s'habille; elle est 1res fatiguée. L'évèque arrive,
je lui fais part de mon iulcnlion d'écrire à La Fayette. Il
m'approuve et observe (;u'il faut veiller sur La Fayetle,
parce qu'il est utile. Il me dit qu'il n'acceptera pas de
place dans le ministère actuel, et j'approuve celte déter-
mination. Il est reçu avec des allenlions infinies chez
Mme de Laborde, ce qui prouve que l'on s'attend à ce qu'il
soit quelqu'un. La figure de Mme de Flahaut s'iljumine de
satisfaction en regardant l'évèque et moi assis l'un près
de l'autre, d'accord ensemble et défendant mutuellement
nos opinions. Quel triomphe pour une femme! Je la quitte
pour rentrer avec lui.
16 octobre. — Je vais aujourd'hui chez M. Xecker et
lui fais part de mon idée de diminuer le prix du pain
dans Paris en faisant tomber la différence sur ceux qui
emploient des ouvriers; de sorte (|u'en l'estimant à deux
sous, le patron serait obligé, quand le pain en vaut quatre,
de donner, par exemple, deux, trois ou quatre sous de
plus. Je lui soumets aussi l'idée de demandera l'Assemblée
ia somme nécessaire au ravitaillement de Paris. Sur le pre-
mier point, il répond qu'il est impossible de se procurer du
blé, et il traite avec mépris l'idée d'être responsable en-
vers la nation d'un tel usage des deniers publics. Je lui dis
qu'il ne faut pas compter sur l'Angleterre pour des vivres ;
il en semble alarmé. Je lui offre mes services pour en avoir
d'Amérique. Il me remercie, mais il a déjà donné ses
ordres; je le savais, sans quoi je n'en aurais pas tant dit.
Il ne fait aucune allusion à la dette, ni moi non plus. Je
vais de là au club et j'apprends un peu ce que l'on pense
du duc d'Orléans. Ses amis ont l'oreille basse, mais le
défendent quand même, ce qui est absurde, n'étant pas
102 JOl l{\'AL I)K GOUVERXEUR MOUHIS.
assez au courant pour le défendre convenablement, ou bien,
s'ils le sont, ils cachent ce qu'ils savent, ce qui revient
au même. Je fais une visite à Mme de Cliastellux. A huit
lieures arrive la duchesse, qui me fait remar(juer sa ponc-
tualité; ensuite Mme de Ségur, qui me dit que La Fayette
ne fera pas partie du ministère, au moins pour l'instant.
Après avoir fait le thé, etc., je vais voir Mme de Flahaut,
qui revient de l'Opéra. L'évêque arrive et je lis ma lettre à
La Fayette, que madame traduit au fur et à mesure, mais
Capellis arrive avant qu'elle ne soit finie, et reste jusqu'à
minuit; nous parlons tous ensemble.
17 octobre. — Laurent Le Couteulx dîne avec moi
aujourd'hui et nous parlons de l'envoi de blé et de farine
d'Amérique. Je lui donne des renseignements, et lui dis
que, s'il veut s'y intéresser, je puis lui être utile. Mon dé-
sintéressement le porte à accepter. Il propose de s'y inté-
resser en tiers ; j'y consens et je le prie de préparer ses
lettres et de me les envoyer. Nous parlons ensuite de
l'affaire des (abacs. Il n'est pas disposé à donner le crédit
que je demande, hésite et cherche à éluder la question.
Heureusement, ma voiture arrive, et je lui dis qu'un enga-
gement pressé me force à le quitter. Je vais au Louvre et
je conduis Mme de Flahaut au couvent pour rendre visite
à sa religieuse, Mme Trent, qui est autant de ce monde
que peut l'être une personne vouée à l'autre. La vieille
dame admire son bon air et ne veut pas croire qu'elle a été
indisposée. Nous rentrons, et je la laisse pour recevoir son
évêque. Pour la première fois elle laisse tomber à son
égard un mol qui est cousin germain du mépris. Je puis,
si je le veux, la détacher de lui com|)lètement. Mais c'est
le père de son enfant, et ce serait injuste. La raison secrète
est qu'il manque àefortilcr in re, quoique abondamment
pourvu de .suavitcr in modo, ce qui n'est pas suffisant. Je
vais chez Mme de Chastellux; la duchesse s'y trouve avec
JOURNAL DK GOUVERMEIR MORRIS. 103
le maréchal et le vicomte de Ségur; nous prenons le thé.
Quelqu'un vient dire à la duchesse que son mari est arrêté
à Boulogne. Elle en est très peinée; nous entreprenons de
lui démontrer que c'est impossihle, bien qu'il y ait toutes
soites de raisons de supposer, dans l'état de désordre
actuel du royaume, qu'il ne pourra pas passer. Elle est
très anxieuse de savoir la vérité, et je vais m'en informer
chez M. de La Fayette. Il n'est pas chez lui, ou plutôt, à en
juger par les apparences, il n'est pas visible. De là chez
M. de Moutmorin qui est sorti. Je retourne chez Aime de
Chaslellux. La pauvre duchesse est pénétrée de reconnais-
sance de ce que je me dérange ainsi pour elle. Il est bien
dur pour un cœur si bon d'être condamné à tant souffrir. Je
m'en vais; elle me suit jusqu'à la porte pour m'exprimer
de nouveau sa reconnaissance. Pauvre femme! Je vais chez
Aime de Staël ; la compagnie y est assez nombreuse, et la
conversation, à laquelle je ne prends pas une part suf-
fisante, très animée. Tandis que je suis aux côtés de
Narbonne, elle me demande si je continue à penser
qu'elle ait une préférence pour AI. de Tonnerre. Je ré-
ponds en faisant simplement remarquer qu'ils ont cha-
cun assez d'esprit pour deux et qu'à mon avis, ils feraient
mieux de se séparer et de prendre chacun une com-
pagne un peu bête. Je n'enire pas assez dans le ton de
celte société. Après souper entrent quelques messieurs,
qui annoncent une émeute au faubourg Saint-Antoine.
Nous avons beaucoup de nouvelles ce soir, et un certain
nomhre d'insurrections en divers endroits. Mme de Staël
afùrmede bonne source que le duc est arrêté. De là je vais
au club, oii nous apprenons que l'émeute annoncée n'est
qu'une fausse alarme. Mais mon domestique me dit qu'on
s'attend à en avoir une demain, et qu'on a commandé
une grande force militaire pour huit heures du matin.
Les grenadiers des anciennes gardes françaises insistent
pour garder la personne du roi. C'est naturel. Belle
lO'f JOl KVAL l)K (;()i;VKR\IOLI{ MORRIS.
journée — ressemblant à ce que nous appelons en Amé-
rique le second été.
\^ octobre. — Au club, M..., qui est de l'entourage
de M. de La Fayette, me dit que l'on appréhende que les
amis du duc d'Oiléans ne le dénoncent à l'Assemblée
nationale, de façon à l'obhger à revenir. Ils s'attendent à
ce que sa popularilé à Paris le fasse triompher de ses
ennemis. Il me demande d'aller dîner chez La Fayette,
mais c'est iinpossible; de plus, je ne veux pas l'ennuyer
avec mes conseils, à moins qu'il ne les demande, et peut-
être même pas dans ce cas. A trois heures, je vais chez
Mme de FlaliauL L'évêque est avec elle. Nous parlons des
changements proposés dans le ministère. J'insiste pour
qu'on n'y fasse pas entrer Mirabeau, car l'on se trompe
en croyant qu'après cette élévation il gardera son influence
dans l'Assemblce; l'opinion publique sera hostile aux
ministres, s'ils s'adjoignent un homme d'aussi mauvaise
réputation. En ce moment, tout dépend du ménagement que
l'on aura pour cette opinion. L'évêque me dit que, d'après
lui, aucun ministère, dont ferait partie M. Necker, ne peut
réussir. Après son départ, Mme de Flahaut n)e dit que La
Fayette est décidé à ne pas laisser confier le portefeuille
de la guerre à Montesqiiou. Mirabeau Ta dit à Tévéque.
Montesquiou lui a dit, à elle, que Necker déclare pitoyables
les calculs qui se trouvent dans la proposition de l'évêque.
Cela explique les propos qu'il m'a tenus. La Fayette a
commis une grande faute en faisant des confidences à
Mirabeau. Ce sera honteux de l'employer et dangereux
de le négliger, parce que chaque conversation lui fournit
des droits et des moyens d'action. Elle ajoute que l'évêque
s'est invité à dîner chez elle tous les jours. Nous rions en
bavardant. Je vais dîner chez le général Dalrymple. Le
général me dit tenir de source certaine que le duc d'Or-
léans a imploré le pardon du roi à genoux. Des dépêches
JOIKNAL DE GOLVERXKIR MORHIS. 105
sont envoyées enjoignant à ses gardiens à Boulogne de le
relâcher. La conversation arrive graduellement aux affaires
d'Amérique et je dis, ce qui est vrai, que l'on a commis
une erreur en n'envoyant pas de ministre en Amérique. On
désire ardemment me convaincre qu'une alliance avec
la Grande-Bretagne ne pourrait que nous profiter ; j'avale
leurs arguments et les observations de laçon à faire croire
que je suis convaincu, ou du moins en voie de l'élre.
Le jeune homme pense qu'il a fait des merveilles. De là
je vais au Louvre, quoique j'eusse décidé le contraire. Le
cardinal de Rohan est avec Mme de Fiahaut. Nous parlons
entre autres choses de la religion^ car le cardinal est très
dévot. Il était autrefois l'amant de la sœur de Mme de Fiahaut
et fut beaucoup aimé. Il assure que le roi n'est pas aussi
fou qu'on le croit et donne des exemples à l'appui ; mais le
cardinal n'a pas autant de bon sens qu'on le supposait; il
ne faut donc pas accepter aveuglément son témoignage.
Peu après le départ du cardinal, M. de SaiDt-Ve;iant arrive
et je prends congé.
J'ai écrit aujourd'hui à Robert Morris. « Je suis persuadé,
lui dis-je, que le gouvernement de ce pays ne doit plus
ressentir d'inquiétude au sujet des subsistances avant de
j)rendre les mesures nécessaires à l'ordre qui est indis-
pensable. Tout ici est pour ainsi dire disloque. L'armée
est indisciplinée et n'obéit plus; les magistrats civils
sont annihilés, les finances déplorables. L'on n'a aucun
système défini poin- faire face aux difficultés, mais l'on vit
d'expédients et l'on est à la merci des inventeurs de projets.
Un pays dans cet état peut connaître la disette dans une
province, tandis qu'une autre souffrira de l'abondance.
Le désordre est partout. Je n'ai assisté qu'une fois aux
délibérations de l'Assemblée nationale depuis septembre.
Cette seule fois a complètement satisfait ma curiosité. Il
est impossible d'imaginer plus de désordre dans une
assemblée : nul raisonnement, nul examen, nulle discus-
10(5 JOURNAL 1)K r.OrVKIlX'KLH MORRIS.
sion. On applaudit quand on approuve et l'on siffle quand
on désapprouve. Si j'eu essayais la description, je n'aurais
jamais fini. J'ai dîné ce jour-là avec le président, et lui ai
dit franclienient qu'il était impossible qu'une telle cohue
gouvernât le pays. On a tout bouleversé. Le pouvoir
exécutif n'est plus qu'un mot. Presque toutes les fonc-
tions étant électives, personne n'obéit. C'est une anarchie
dont on ne peut se faire une idée, et ils seront obligés de
reprendre leurs chaînes au moins pour quelque temps. Tel
est l'esprit de licence, auquel on donne le noble nom
d'amour de la liberté. Leurs littérateurs ont la tête tournée
par des notions romantiques ramassées dans des livres; ils
sont trop grands pour abaisser leurs regards sur le genre
humain tel qu'il existe, et se croient trop sages pour suivre
l(;s préceptes de sens commun et de l'expérience; aussi ont-ils
tourné la tête de leurs concitoyens, pour se jeter sur une
sorte de coiislitulion à la Don QuichoKe, comme celle
dont vous êtes pourvus en Pensylvanie. Inutile d'en dire
plus long. Vous jugerez des effets que peut produire cette
constitution sur un peuple absolument dépravé. »
}d octobre. — J'apprends aujourd'hui le résumé de la
conversation de Canteleu avec M. Necker au sujet de la
dette des Etats-Lnis en France. Celui-ci demande un mil-
lion de louis, ce que je crois cNn;jéré, et dit qu'il ne peut
pensera présenter au public un contrai dont il tirerait moins
de vingt-quatre millions. L'après-midi je vais au Bois de
Boulogne en voiture avec Mme de Flahaut, mais nous nous
arrêtons à la barrière, parce que nous n'avons pas de passe-
ports. Nous faisons une courte visite au couvent. Mon amie
se désole beaucoup de la perte de ses revenus. La dimi-
nution des affaires de son frère, qui est surintendant des
bâtiments royaux, lui en enlève une partie; 4,000 livres
qui étaient dues par le comte d'Artois disparaissent avec
Son Altesse Royale. 11 ne lui reste donc que 12,000 livres;
JOURNAL DE GOUVERXELR MORRIS. 107
celle somme, qui est une rente viagère, lui est mal payée.
Avec ce faible revenu, il est impossible de vivre à Paris.
11 lui faut donc abandonner ses amis, ses espérances, tout.
Peu après notre arrivée au Louvre, vient M. de Montesquiou
qui discute la proposition del'évêque d'Aulun. Il en désap-
prouve les calculs et fait des observations fort justes; ce
sont précisément celles que j'ai failes à l'évêque avant qu'il
ne déposât sa proposition. 11 pourrait se faire cependant
que l'on en tirât quelque chose de bon. Je les quitte, en
promettant de revenir. De là chez Mme de Chastellux où,
comme d'habitude, je prépare le thé de la duchesse. On
s'en lient au bavardage ordinaire. Mme de Ségur se trouve
ici avec AI. Short. Je retourne au Louvre. Le maréchal de
Ségur nous apprend, chez Mme de Chastellux, que Mirabeau
devait faire partie du ministère. Mme de Flahaut dit que,
d'après de Alonlesquiou, il se conduit faussement envers
l'évèquc, et qu'il doit entrer aux Finances conjointement
avec Necker. Elle appréhende de voir l'évêque ce soir;
elle est indisposée et craint d'avoir la fièvre, mais je la
remonte considérablement à l'aide d'un peu de soupe.
21 octobre. — La populace a pendu un boulanger ce
matin, et tout Paris est sous les armes. Le pauvre boulanger
a été décapité selon l'usage et porté en triomphe à travers
les rues. Il avait travaillé toute la nuit en vue de fournir la
plus grande quantité possible de pain ce matin. On dit que
sa femme est morte d'horreur quand on lui eut présenté la
têle de son mari au bout d'une perche. 11 n'est sûrement
pas dans l'ordre habituel de la divine Providence de laisser
de telles abominations sans châtiment. Paris est l'endroit
le j)lus pervers qui |)uisse exister. Tout n'y est qu'inceste,
meurire, bestialité, fraude, rapine, oppression, bassesse,
cruauté; c'est cependant la ville qui s'est faite le champion
de la cause sacrée de la liberté. La pression du despotisme
qui pesait surelle ayant été écartée, chaque mauvaise passion
lOS JOl UVAL l)K (101 VKHMELH MORHIS.
exerce son cnerjjie particulière. Le ciel seul sait comment
se terminera le conllit; j'ai peur qu'il ne se termine mal,
c'est-à-dire par l'esclavage. La cour du Louvre est occupée
par la cavalerie. Je vais aux Champs-Elysées oii je rencontre
le général Dalrympie. lime donne quelques détails circons-
tanciés sur ce qui se passe dans la Flandre autrichienne.
On a de bonnes raisons de croire que le Stalholder, soutenu
par la I*russe, s'emparera de ce précieux territoire. Pendant
qu'on y est, on lera aussi bien de prendre quelques-uns
des postes fortifiés que la France y occupe, avec quelques-
unes des petites principautés situées à l'ouest, et les Pays-
Bas formeront alors un État très puissant. La discorde
seujble s'étendre de plus en plus dans ce royaume, menacé
dans un certain temps de la désunion de ses provinces.
11 n'y a rien de nouveau au club ce soir, mais l'évêque
d'Autun apporte les dernières nouvelles à Mme de Flahaut.
11 nous dit que l'Assemblée a voté ce qu'elle appelle la loi
martiale, qui n'est à proprement parler qu'une loi sur les
attroupements. Le garde des sceaux s'est défendu assez
bien aujourd'hui devant l'Assemblée. L'évêque ne semble
pas avoir un grand désir d'un poste dans le ministère en
ce moment. Je crois que cela vient en partie du désappoin-
tement et en partie de l'appréhension. Je plaide de nouveau
pour la nécessité d'amener les candidats aux diverses
places à faire des arrangements entre eux, et d'oblenir une
entente qui puisse durer quand ils en seront pourvus, tout
en les aidant à les obtenir. L'évêque se retire après le
dîner, et Capellis vient avec Mme d'Angivillers. Au cours
delà conversation, certains incidents sont racontés pour
montrer que M. de Xarbonnc, l'ami de Mme de Staël, est
« un fort mauvais sujet :i , ce qui s'accorde avec cerlains
mauvais traits contrastant avec son apparence générale,
qui est bonne. De là, chez Mme de Chastellux. Le vicomte
de Ségur me donne un livre écrit par lui, et demande que
je lui en dise franchement mon opinion. C'est une corres-
JOl R.VAL DE GOrVEUXElR MORRIS. 10!>
pondance supposée entre \inon de Lenclos et son amant, le
marquis de \ illarceanx. La duchesse apprend par un mot du
duc de lîiron que le duc d'Orléans s'est embarqué hier à
neuf heures du matin, avec un vent favorable pour l'An-
gleterre, On dit que, par jugement régulier, trois personnes
doivent être pendues demain pour avoir mis le boulanger
à mort. C'est un tort de relarder l'exécution.
22 octobre. — Au club aujourd'hui, j'ai une discussion
avec un membre des Etals généraux ou de l'Assemblée
nationale, qui me prouve son imbécillité. Au moment de
quitter la salle , les personnes présentes commettent
presque l'indécence, si fréquente à l'Assemblée, d'applau-
dir l'orateur qu'elles approuvent. L'une d'elles me suit
pour me dire qu'il est inutile de montrer de la lumière aux
aveugles. N'importe, Je vais chez Mme de Flahaut. Elle
est avec le duc de Biron, qui la quitte bientôt. Elle me
raconte une anecdote peu à l'honneur de La Fayette; il avait
dit dans son petit cercle chez Mme de Simiane, en parlant
du duc d'Orléans : « Ses lettres de créance sont des lettres
de grâce. 55 Le duc de Biron qui connaît toutes ses
démarches faites auprès du duc d'Orléans, son ami, a
écrit à La Fayette une lettre à ce sujet, et en a reçu une
réponse dans laquelle il lui dit : c« Je n'ai pas pu me servir
d'une telle expression, puisqu'il n'y a aucun indice contre
le duc d'Orléans. « Elle dit avoir vu la lettre. Sans aucun
doute, le duc de Biron lui donnera une assez grande publi-
cité. Je me retire à l'arrivée du marquis de Montesquiou,
et vais chez Mme de Chastellux. La duchesse arrive tard,
car elle a été chez la reine. Mme de Chastellux m'explique
la situation intérieure de cette famille. Nous discutons la
ligne de conduite que devrait suivre la duchesse, et, comme
elle est entre les mains du vicomte de Ségur et de Mme de
Chastellux, je pense qu'elle agira avec plus de raison et de
fermeté qu'elle n'en a naturellement. De là, selon ma pro-
110 JOIIR.VAL I)K (ÎOUVKRMKUR MORRIS.
messe, je rolonine dîner cliez Mme de Flaliaiit. Conver-
sation il bàlons rompus, pendant laquelle elle se mo([ue de
mon mauvais IVaneais. Cela n'est pas niécliant. Je resle
jusqu'à minuit, et tout le monde se retire. On a pendu
aujourd'hui deux personnes pour le meurtre du boulanger,
et il y en a encore deux ou trois, dit-on, qui seront pen-
dues demain.
23 octobre. — J'écris toute la matinée, puis j'emmène
Mme de Laborde et Mme de La Tour pour une promenade
aux Cliamps-I^lysces. Le {général Dalrymple, qui nous
rejoint, nous annonce que Belgrade s'est rendue; il me
parle aussi de certaines horreurs commises à Arras, mais
nous y sommes familiarises. Je quille Mme de Laborde et
vais chez M. Le Couleulx. Quelques minutes après, vient
M. de Cubières, Il me fait un plaisant compte rendu de la
conduite du duc de \..., la fameuse nuit du 5, et me parle
ensuite de l'entrevue enire La Fayette et son souverain : le
premier, pâle, abattu, et i)Ouvanl à peine exprimer l'assu-
rance de son altachement; le roi, calme et digne. La
première demande était de confier la garde de la personne
royale aux anciennes gardes françaises, maintenant milice
nationale. C'était présente sous forme d'une humble re-
quête de leur part à être admis à leur ancien poste.
Cubières fut alois obligé de se retirer, car quelques per-
sonnes étaient entrées qui n'avaient pas !e droit d'èlie
présentes, et, quand on leur fit quitter la salle, il fut obligé
de se retirer avec elles. De là je me rends chez Mme de
Chastellux. Le maréchal et la comtesse de Ségur y sont,
mais une cincjuième personne est présente, ce qui ùte tout
intérêt à la conversation; à huit heures un quart je me
retire, laissant un message pour la duchesse qui n'est pas
venue au rendez-vous. A ce propos, Mme de Flahaut a laissé
entendre ce matin son désir d'être parmi les dames d'hon-
neur de la duchesse. Je crois que c'est impossible, mais
JOURXAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 111
nous verrons s'il y a une place qui vienne à vaquer. Je rends
visile à Mme de Slaël, De Clermont-Tonnerre s'y trouve;
il me demande s'il peut tenir son rang en Amérique avec
GO, 000 francs. Je remarque qu'il est abattu. J'exprime mes
idées sur ia situation des Français ; il en est fjrandement
mortifié, car, de fait, leurs malheurs sont dus à leur folie.
Mme de Staël lui adresse quelques discrets reproches sur
la faiblesse d'esprit qui fait songer à la retraite. Je lui dis
que j'ai abandonné la vie publique pour toujours, je l'es-
père, mais que si quelque chose pouvait m'inspirer le désir
(le la reprendre, ce serait le plaisir de rétablir l'ordre en
ce pays-ci. On me demande mon plan. Je réponds que je
n'en ai pas de défini, mais que je me fixerais un but et que,
pour l'atteindre, je me servirais des circonstances telles
qu'elles se présenteraient. Pour ce qui est de la consti-
tution, elle n'est bonne à rien, et il faudra retomber
dans les bras de l'autorité royale. C'est la seule ressource
qui reste pour échapper à l'anarchie. Mme de Staël me
demande si mon ami l'évèque soupera chez elle ce soir.
« Madame, peut-être M. d'Aulun \;ieudra, je n'en sais
rien, mais je n'ai pas l'honneur de son atnitié. — Ah,
vous êtes l'ami de son amie. — A la bonne heure,
madame, par cette espèce de consanguinité, n II paraît
que l'évèque s'est invité avec M. de Tonnerre à souper
chez elle. De là je vais chez Mme de Laborde. Une table
de tric-lrac et beaucoup de bavardage ensuite, nous ont
retenus jusqu'à une heure.
24 octobre. — M. de Canteleu me dit que Necker lui a
écrit que je pouvais lui faire mes propositions au sujet de
la lettre sur un quart de feuille. Canteleu, comme tout le
monde, est très découragé par les affaires publiques. Il dit
que Necker n'a pas les capacités voulues pour s'acquitter
(le ses fonctions, et qu'il y a un péril égal pour lui à conser-
ver ou à abandonner son poste. Cela est bien vrai. Le
112 .lOlHWL DK (.01 \ KRX'KLR MORRIS.
ministère et l'Assemblée sont sur le point de se quereller,
atiu de déterminer lequel des deux est responsable de l.i
misérable situation où se trouve réduite la France. Il y a
ce soir la société habituelle chez Mme de Chastellux. La
duchesse me dit de venir dîner chez elle. Je lui dis que je
suis toujours à ses ordres pour le jour qu'il lui plaira. Elle
me dit de venir quand je voudrai. Je le promets. Après le
départ des autres, le chevalier de Foissy et moi restons
avec Mme de Chastellux pour bavarder un peu. Elle dit
qu'elle fera son don patriotique en me présentant au roi
comme ministre. Je ris de la plaisanterie, d'autant plus
qu'elle concorde avec une observation faite par Canteleu
sur le môme sujet; je l'avais considérée comme frisant le
persiflage et j'y avais répondu comme il le fallait.
25 octobre. — Passé la soirée au salon de iMme Necker.
M. Necker est très occupé et je ne puis lui parler. Pour la
première fois depuis mon arrivée en Europe, je rencontre
le comte de Fersen, dont tout le mérite consiste à être
l'amant de la reine. Il a l'air d'un homme épuisé.
27 octobre. — Je vais dîner chez M. Necker. M. de
Staël est très poli et rempli d'attentions. Après le diner
nous nous retirons dans le cabinet du ministre. Canteleu
et moi commençons la conversation. Je dis à M. Necker,
au sujet de la dette américaine , que les conditions aux-
quelles il semble s'arrêter sont si différentes de ce que
j'avais pensé, que nous ne pouvons rien faire de définitif,
et que, par conséquent, après en être convenus, il faudra
que j'aie le temps de consulter certaines personnes à
Londres et à Amsterdam, qu'il est le meilleur juge de la
somme au-dessous de laquelle il ne peut descendre; que
je n'essayerai pas de lui en faire offrir une moindre que ce
qu'il pense pouvoir justifier, mais que, si elle est trop
élevée, je me récuse; qu'après avoir fixé la somme nous
JOIRNAL DE GOLVERiYEUR MORRIS. 113
fixerons les échéances, et qu'enfin il devra se trouver engagé
tandis que je serai libre ; qu'il est nécessaire de garder le
secret des pourparlers, parce que, soit que nous Iraitions
ou non, si mon nom est mentionné, cela détruira l'in-
fluence de mes amis en Amérique, qui ont été et continue-
ront à être fermes partisans de la justice pour tous ; de plus,
si l'on sait en Amérique que la France consent à transiger,
ce sera un motif pour beaucoup de demander des dimi-
nutions aux États- L'nis. 11 sent la justesse de ces remarques,
et désire examiner jusqu'à quel point M. de Montmorln et
lui peuvent traiter cette affaire en dehors de l'Assemblée.
Il n'aime pas l'idée qu'il serait engagé, tandis que je serais
libre. Je lui fais observer que rien n'est plus naturel. Il est
maître de la situation et peut dire oui ou non. Moi , je suis
obligé de m'adresser à d'aulres, et l'on ne peut s'attendre à
ce que de riches banquiers mettent leurs capitaux à ma
disposition sur l'issue d'un événement incertain, et encore
moins détourner ces capitaux de leurs autres affaires. Il
avoue que cette remarque n'est pas sans force. Il parle
ensuite de dix millions par an pendant trois ans comme
étant une proposition raisonnable. Je lui dis ne pouvoir
accepter une telle somme. 11 répond qu'on lui en a parlé,
et qu'il peut l'escompter en Hollande à 20 pour cent. Je
réponds que j'en doute, parce que, ayant été en correspon-
dance avec deux maisons de premier ordre en Hollande
au sujet d'un emprunt que je suis autorisé à faire, elles
m'informent toutes deux que les divers emprunts actuel-
lement sur le marché pour diverses puissances, et la rareté
de l'argent, rendent la réussite impossible. De Canteleu
me presse de faire des offres. Je parle de 300,000 francs
par mois à partir de janvier prochain, jusqu'à ce que les
24 milhons de francs soient payés. Ici finit cette partie de
la conversation. Il doit en conférer avec de Montmorin.
11 m'interroge ensuite sur l'exportation du blé et de la
farine d'Amérique en cette saison. Je réplique que je ne
8
114 JOL'H\AI, l)K (loi VKRMKI H AlOlUtlS.
puis répondiv' qu'au hasard, mais enfin j'estime qu'elle
peut monter à un million de boisseaux de blé et
300,000 tonneaux de farine. 11 demande s'il n'y a pas de
marchandises qui, envoyées de France en Amérique, pour-
raient servir à l'achat de la farine. Je lui dis que non, les
marchandises se vendant à crédit, et la farine au comp-
tant. Il me demande si l'on ne ferait pas bien d'envoyer
des navires chercher en Amérique du blé de la part du roi;
c'estuneidéequ'onluiasouniisede Bordeaux. Je lui réponds
encore né<jali veinent, parce que l'alarme se répandrait, et
que les prix hausseraient grandement; les navires pour-
raient être nolisés pour prendre du blé, de la farine ou du
tabac, et ensuite ils suivraient la filière ordinaire des opé-
rations commerciales. Je laisse entendre finalement qu'il y
a six semaines, j'aurais pu traiter pour la livraison de cent
à cent cinquante mille tonneaux de farine à un prix con-
venu. Il me demande avec vivacité pourquoi je ne l'ai pas
proposé. Je réplique que je ne voulais pas me mettre en
avant, façon détournée de lui faire savoir que, s'il avait
voulu, il aurait pu s'informer. Il me demande pourquoi je
ne proposerais pas ce traité maintenant. Je lui réponds que
la commande, déjà faite par lui, fera monter les prix Iro])
haut en Amérique, je le crains. Il assure que ce n'est qu'une
bagatelle, seulement 30,000 tonneaux. Je lui dis que
c'est 60,000, mais il réplique que les seconds 30,000
sont très incertains. Il insiste beaucoup pour que je fasse
une offre. Je déclare que j'y songerai.
Je quitte iM. iXecker et vais chez Mme de Chastellux. Elle
est au lit et en larmes; elle craint que son frère ne soit
tué, ou plutôt mort des blessures reçues à la prise de Bel-
grade. Je lui donne la seule consolation possible en ce cas,
l'espoir que cela n'est pas, car, en détournant le coup pen-
dant quelque temps, son effet a moins de force. La lettre
qu'elle a reçue et qu'elle me montre, a mauvais air. Je
m'entretiens un peu avec Mme de Ségur au sujet des rap-
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 115
ports de notre ami La Fayette avec Mirabeau. Elle veut
savoir ce que je voudrais qu'il fil. Je réponds que, s'il me
faisait l'honneur de me demander mon avis, je ne' pourrais
pas lui en donner de bon; qu'il s'est mis dans le cas de se
faire de Mirabeau un dangereux ennemi, s'il le néglige, ou
un ami encore plus dangereux, s'il l'aide dans ses projets;
c'est M. iXeckerqui maintenant joue le beau rôle, il ne res-
tera pas au ministère, si Mirabeau y entre. Mirabeau insiste
pour y entrer, et, s'il réussit, M. Neckeraura l'occasion qu'il
recherche de se retirer d'un poste aussi dangereux à con-
server qu'à quitter à l'heure actuelle. Mirabeau sera poussé
à bout et obligé par l'opinion publique d'abandonner la
place qu'il aura acquise, et un ministère complètement nou-
veau sera choisi. Elle désire beaucoup savoir les noms que je
regarderais comme indiqués, et parle de l'évêque d'Autun
comme ayant une très mauvaise réputation. Je lui exprime
mon doute au sujet de la vérité de ce que l'on avance contre
lui, car certains faits prouvent qu'il n'est pas dénué de vertu
et qu'il mérite contiance; il a des talents, mais sans être
attaché à lui ou à qui que ce soit de façon particulière, je
suis persuadé que la France peut fournir des hommes
capables et intègres pour les premiers emplois; M. de
La Fayette devrait discipliner ses troupes; sans cela, son
ami Mirabeau peut tourner cette arme contre lui.
28 octobre. — Je dîne au Palais-Royal avec Mme de
Rully qui fait faire son portrait au pastel. Elle est prête à être
coquette avec moi, parce qu'elle l'est avec tout le monde.
Une certaine Mme de Vauban, qui est là, est une femme
d'un extérieur bien désagréable. L'ititérieur de ce ménage
ressemble beaucoup au Château de l'Indolence (l). De là
je vais au Louvre. L'évêque est chez Mme de Flahaut; il a
demandé de dîner avec sou fils arrivé d'aujourd'hui. C'est
(1) Allusion au poème bien connu de William Thomson.
11(5 J01R\.\L DE GOLVKHA'KUR MORRIS.
bien un dînerde famille. Il s'en va, et jedis à Mme de Flahaut
mon regrc l d'avoir iiilenompii une telle scène. Elle parle
beaucouj» de son enC.ml et pleure abondamment. J'essuie
ses larmes au fur el à mesure. Cette attention silencieuse
amène des déclarations d'affection sans fin. Elle est absolu-
ment sincère en ce mon)ent, mais rien ici-bas ne peut durer
toujours. Nous allons ensemble chez Mme de Laborde, et
faisons une courte visite, l'enfant étant avec nous. Je la
descends au Louvre et vais chez Mme de Chastellux. La
duchesse, qui n'était pas bien pendant le dîner, ne va pas
beaucoup mieux maintenant, ou plutôt elle va plus mal, ce
qui arrive ordinairement à ceux qui souffrent de la lassitude
de l'indolence. Le manque, aussi bien que l'excès, d'exer-
cice rend le sommeil nécessaire.
29 octobre. — Après avoir dîné chez M. Boutin, je vais
chez Mme Necker, où j'entretiens M. Necker de la question
des vivres. Il accepte l'idée d'un traité pour 20,000 ton-
neaux de farine, mais ne veut pas faire l'espèce de traité que
je proposais. 11 me demande ce que la farine coûtera. Je lui
dis qu'elle coûtera environ 30 shillings sterling et je m'offre
à la livrer à 31 ; il la veut à 30, et demande que je lui
écrive une note à ce sujet, pour la communiquer au roi.
Il ne veut pas entendre parler d'importer du porc et du
riz à distribuer aux pauvres. J'essaye de lui montrer qu'en
agissant ainsi et en laissant le pain se vendre à son prix,
le Trésor y trouvera son avantage, parce que bien peu accep-
teraient le don gratuit, tandis que tous profiteraient de
la baisse du pain. Il a tort, mais humaiium est errare. Je
vais chez Mme de Chastellux. Son frère est mort. La
duchesse vient en retard et le thé est reculé, et finalement
ces divers retards m'obligent à les quitter brusquement.
Au Louvre, Mme de Flahaut m'attend. Nous allons souper
chez Mme de Laborde.
M. d'Aflry et moi, nous devons chacun, paraît-il, boire
JOIRYAL DE GOUVEHXKUR AIORRIS. 117
une bouteille (\e vin. Je remplis presque entièrement ma
làclie, tandis qu'il refuse complètement. Le vin est bon,
mais c'est le plus fort que j'aie jamais goûté. Après avoir
mangé un énorme dîner pour faire passer la liqueur, je
fais du thé et je bavarde avec les dames.
30 octobre. — A dîner, j'apprends les nouvelles de
Fl;mdre. Les Pays-Bas autrichiens paraissent bien en train
de secouer le joug, et l'on dit qu'ils ont un grand nombre
de déserteurs, tant officiers que soldats, de l'armée prus-
sienne. Il faut en conclure que la Prusse est intéressée
dans l'affaire; dans ce cas, l'Angleterre devra probablen)ent
aussi s'en occuper. En vérité, l'occasion est des plus ten-
tantes. Il me semble qu'il n'y a aucune bonne raison pour
que tous les Pays-Bas ne se réunissent pas sous un seul
souverain, et ne s'emparent pas de toutes les places fortes
sur la frontière française. Calais, Lille, Tournai, Douai,
Mons, Namur et même Cambrai ; cette dernière place est
liltéralement sans garnison, la milice bourgeoise ayant
insisté pour en tenir lieu, mais elle en a déjà assez. Namur,
dans les Etats de l'empereur, estcomplètementdémantelée.
Je vais après dîner chez Mme de Chasiellux et fais le thé
de la duchesse. Elle insiste pour que j'aille bientôt dîner
chez elle, avec Aime de Ségiir. Je promets pour lundi, et
Mme de Ségur approuve. De là, chez Mme de Staël;
conversation trop brillante pour moi. Je soupe et reste
tard; je ne plairai pas ici, parce qu'on ne me plaît pas
assez.
31 octobre. — Samedi après-midi je vais au Louvre,
et fais corriger par Mme de Flahautma lettre à M. Necker.
Capellis me parle du ravitaillement en farine par Brest,
Rochefort et Toulon, et dit qu'il croit qu'on a déjà fait les
commandes en Amérique. Je réponds que M. de La Luzerne
aurait bien fait de me consulter à ce sujet; les différents
118 JOIHXAI. I)K r.()l VKRMUn MORRIS.
ministères envoyant des ordres différents à des personnes
différentes ont nécessairenjeni fait monter les prix à leur
détriment mutuel. Je prends le thé avec Mme deCliastellux.
La duchesse vient. M. de Foissy nous dit que le débat sur
les biens d'église est renvoyé à lundi, à la demande de
Mirabeau, et l'on croit que la proposition aurait été repou-;-
sée, si on l'avait présentée aujourd'hui. La duchesse me
rappelle ma promesse de dîner chez elle lundi, puis elle se
retire.
1" norcmhre. — Nombreuse société dimanche chez
Mme de Flahaut; dîner excellent et des plus agréables. Après
le dîner, son médecin vient lui raconter qu'un nommé Van-
dermont aurait dit que je suis un intrùfcnit^ un mauvah su-
jet, et un partisan du duc d'Orléans. Il insiste pour ne pas
être nommé. Aime de Flahaut me dit que cet homme est très
dangereux, étant un mauvah sujet , et elle veut que j'en parle
à La Fayette. 11 n'y a qu'une seule choseà faire, si mêmeje
me dérange, c'est d'aller le voir et de lui dire que je le tuerai
s'il parle encore mal de moi; mais en ce moment celte
conduite ne ferait que donner un semblant d'importance
à ce qui, sans cela, doit forccmenltombcr dans l'oubli, car
je n'ai pas assez d'importance pour occuper l'attention
publique. Cet homme, dit-elle, n'aurait aucun scrupule
de m'amener à la lanterne, aulrement dit, de me faire
pendre. Ce serait là une rétribution assez dure de la
remarque qui a excité s;i rage. Le 5 du mois dernier, il
avait dîné avec moi chez M. Lavoisier, et fiiisait remarquer
que Paris était le soutien du royaume de France; j'avais
répondu : «Oui, monsieur, autant que moi je nourris les
éléphants du Siam. « Ces mots excitèrent la bile de ce
pédant, et il se venge en disant des choses trop improba-
bles, heureusement, pour qu'on y ajoute foi. Finalementje
décidai de ne m'occuper de rien, surtout ne pouvant citer
mon témoin, si M. Vandermont niait, ce qui me placerait
JOIHNAL DK (lOlVKRXElR MORKIS? 119
dans une sifuation des plus ridicules. A cinq heures, je rends
visite au marquis de La Fayette. Il me dit qu'il a suivi mon
avis, bien qu'il n'ait pas répondu à ma lettre. Je le félicite
de ce qui s'est produit, il y a deux jours, entre un gentil-
homme et le comte de Mirabeau. L'insulte était tellement
marquée qu'il en est ruiné, parce que l'on ne peut plus le
faire entrer dans un ministère et qu'il est perdu dans
l'opinion de l'Assemblée. Il me demande avec chaleur si
je pense qu'il n'y ait plus rien à eu attendre. Je lui réplique
que l'évêque d'Autun vient de m'exprimer cette opinion. Il
dit qu'il ne connaît pas beaucou p l'évêque et serait content de
le connaître davantage. J'offre de les faire dîner ensemble
après-demain; si l'évêque n'accepte pas, je n'en soufflerai
pas un mot. La Fayette désire que je n'en fasse rien, parce
que s'il dînait chez moi au lieu de dîner chez lui, cela ferait
une histoire, ce qui est vrai. Il me demande pourtant d'em-
mener l'évêque déjeuner chez lui après-demain. Je promets
de l'inviter. Je vais chez Mme de Laborde. M. de La Harpe
nous lit quelques observations sur La Rochefoucauld^ La
Bruyère et Saint-Evremont. Elles ne sont pas sans valeur^
mais sont sujettes à critique. Après souper nous tombons
dans la politique. M. de Labordo nous dit que la municipa-
lité de Rouen a arrêté du blé destiné à Paris. Ceci nous
amène à parler du monstre à mille têtes que l'on a créé dans
le département exécutif. Il excuse l'Assemblée qui a été
obligée de déiruire pour corriger. Mais la nécessité d'une
telle excuse est d'un mauvais présage. En vérité, quand il
devient nécessaire d'excuser la conduite d'un gouverne-
njent, on est bien près de le mépriser, car l'on reconnaît
les erreurs de conduite avant de les excuser, et le monde est
assez bienveillant pour croire à Taveu en rejetant l'excuse.
2 novembre. — Lundi matin j'emmène Mme de Flahaut
et Mme de Laborde en promenade au jardin du roi et
ensuite à l'éghse de la Sorbonne, pour examiner le tombeau
120 JOIJRXAL DE GOIIVERVEIR MOHKIS.
du cardinal de Richelieu. Le dôme de l'église est beau.
Plus tard je vais au Palais- Royal dîner chez la duchesse
d'Orléans. J'arrive en retard et j'ai fait attendre le dîner
environ une demi-heure. Je m'excuse en disant que j'ai
attendu les nouvelles de l'Assemblée nationale, ce qui est
vrai, car je me suis arrêté quelque temps au Louvre pour
voir l'évêque d'Autun qui n'est pas venu. Nous dînons
bien et gaiement, avec aussi peu de cérémonie que pos-
sible à la table d'une personne d'un rang si élevé. Après
le café je me rends avec Mme de Ségur aux appartements
de Mme de (^hastellux. Le maréchal nous lit une lettre de
M. Lally-Tolendal à ses commettants ; elle n'est pas appelée
à faire beaucoup de bien à l'Assemblée nationale. Elle ne
lui fera pas de bien à lui non plus, car le roi, à qui elle
est destinée, a plutôt besoin de ceux qui peuvent le servir
à l'Assemblée que de ceux qui s'en absentent. La duchesse
vient et nous donne le bulletin de l'Assemblée. Il est
décidé que les biens d'église appartiennent à la nation, ou
du moins que la nation a le droit d'en disposer. Cette der-
nière expression semble avoir été adoptée dans un but de
conciliation. De là je vais chez Mme de Laborde. Quelque
temps après, arrive l'évêque d'Autun. Il doit déjeuner avec
moi demain et aller de là chez M. de La Fayette.
3 novembre. — Mardi matin, selon sa promesse,
l'évêque d'Autun vient me voir et nous déjeunons. Il me
dit que M. de Poix doit rendre visite à M. de La Fayette
ce matin, afin de s'entendre au sujet de Mirabeau. Nous
parlons un peu de M. de La Fayette, de ses mérites et de sa
valeur. A neuf heures, nous nous rendons chez lui. Le
cabriolet de M. le prince de Poix est à la porte cochère;
nous savons donc qu'il est là. M. de La Fayette s'est
enfermé avec lui. Le nombre des visiteurs et des affaires
rend courtes les minutes de notre conversation. La Fayette
fait à l'évêque des professions d'estime et désire recevoir de
JOURX^AL DE GOrVKRXElR MORRIS. 121
fréquentes visites. Il y a une émeute au faubour^fj Saint-
Antoine à propos du pain, ce qui nous conduit à examiner
les moyens de ravitailler Paris. La Fayette propose un
comité composé de trois ministres, trois membres de la
municipalité de Paris et Irois membres des Etats généraux,
et dit qu'il y a un homme qui peut se charger des fourni-
tures sous la direction d'un tel comité. L'évêque pense que
l'Assemblée ne voudra pas intervenir. J'ensuis sûr parce
qu'elle n'obéit qu'à la crainte, et qu'elle ne veut pas courir
le risque d'être responsable des subsistances de cette ville.
La Fayette demande à l'évêque ce qu'il pense d'un nou-
veau ministère. Celui-ci répond que personne, sauf M. Nec-
ker, ne saurait résister à la famine et à la banqueroute
qui paraissent inévitables. La Fayette demande s'il ne
pense pas que l'on ferait bien de préparer un ministère pour
dans quelques mois. L'évêque pense que si. Ils discutent
ensuite certaines personnalités, et La Fayette demande,
comme par hasard, si l'influence de Mirabeau sur l'As-
î^emblée est grande. L'évêque répond qu'elle n'est pas
énorme. Nous revenons graduellement aux subsistances,
et je suggère une idée que Short m'a donnée : distribuer
aux pauvres des médailles représentant une livre de pain,
et laisser celui-ci monter au prix qu'il voudra. De cette
façon le gouvernement payera réellement le pain con-
sommé, par eux et celui-là seulement, tandis qu'à présent
il paye une partie de celui que chacun mange. Là-
dessus l'évêque observe qu'en ce moment où Paccusation
de complot est si fréquente, les ministres seront accusés
de conspirer contre la nation, s'ils font des largesses de
pain à la multitude. Je crois qu'il s'aperçoit que ce plan
donnerait aux ministres trop de puissance pour qu'on pût
les renvoyer, et il a raison. Son idée, je pense, est d'entrer
au ministère, quand les magasins seront pleins, et de faire
alors ce qu'il ne veut pas que l'on fasse aujourd'hui. Au
cours de la conversation, La Fayette parle de son ami La
122 JOI ItXAI, DK (;()r\ KUX'Kl n MOKHIS.
Kocliel'oucauld; d'après lui, celui-ci n'aurait pas les capa-
cités nécessaires, mais son intégrité et sa réputation sont
d'un grand prix. Je crois que c'est le seul homme pour
cpii il insistera, et je pense que nous pourrons exiger
n'importe qui au prix de l'admission du duc. L'évêque
dit qu'il ne peut pas penser à un nouveau minisière cà
moins d'un changement radical. La Fayette est de cet avis,
et ajoute qu'en ce moment les amis de la liberté devraient
s'unir et se comprendre mutuellement. Kn s'en allant,
l'évêque me fait remarquer que La Fayette n'a aucun plan
fixe, ce qui est vrai. Bien qu'ayant beaucoup de l'intrigant
dans son caractère, il devra être employé par les autres,
parce qu'il n'a pas assez de talents pour se servir d'eux. Je
vais chez AI. Nccker après avoir pris congé de l'évêque.
AI. de l'auvilliers me reçoit au salon en me complimentant
(l'être celui qui doit nourrir la France. Après le dîner,
M. Necker me prend à part. Il désire m'obliger à fixer des
périodes |)our l'arrivée de la farine et pour le payement. Je
lui dis que je désire avoir une maison pour traiter avec
moi. 11 répond que je ne cours aucun risque, et qu'il fera
signer notre arrangement par le roi. Ma voiture n'étant
pas arrivée, Mme de Staël insiste pour me conduire oii je
veux aller. Plus lard, en allant au club, j'apprends que
l'Assemblée a aujourd'hui suspendu les parlements, ("est
le meilleur coup qu'elle ait encore porté à la tyrannie,
mais il produira une grande fermentation chez de nom-
breuses et influentes personnes.
4 novemlire. — Nous avons au club la diversité ordi-
naire d'opinions sur l'état des affaires publiques. Je vais
de là chez Mme de Chastellux. La duchesse me reproche
d'être parti de bonne heure hier soir et de venir lard
aujourd'hui. Elle est là depuis près de deux heures, et l'on
amène son fils, M. de Beaujolais, exprès pour me voir.
Il se présente avec très bonne grâce, il est enjoué et
JOIIRVAL DK GOLVKRXEUR MORRIS. 123
empressé. Je l'embrasse plusieurs fois; il me le rend avec
effusion. Ce sera un charmant *{arçon, dans dix ou douze
ans d'ici, pour les petites maîtresses d'alors. Puisignieux
est là et quelque temps après arrive Mme de Ségur. Le
maréchal souffre de la goulle. Aime de Chastellux doit
prendre un bouillon demain avec son ami blond. J'en
arrive à croire à la possibilité d'un mariage entre elle et le
vieux monsieur, mariage auquel d'autres circonstances
donnent grandement raison de songer. Je vais ensuite
chez Mme de Staël qui m'a invité hier. Beaucoup de bel
esprit. L'évêque d'Autun a refusé de venir ce malin, quand
je le lui ai demandé chez Mme de Flahaut. Je ne suis pas
assez brillant pour prendre part à la conversation. Les quel-
ques observations que je fais sont plus justes qu'élégantes;
par conséquent, je ne puis amuser. \''importe, elles reste-
ront peut-être quand les autres seront effacées. Je pense que
le chemin de la réussi le passe ici par les régions supérieures
de l'esprit et de la <|ràce ; je suis à moitié tenté de m'y enga-
ger. C'est le triomphe du style sentencieux. Pour y atteindre
la perfection, il faut èlre très altenlif, et allendre que l'on
vous demande votre opinion ou la communiquer tout bas.
Elle doit être claire, piquante et nette; on s'en souviendra
alors, on la répétera et on la respectera. Mais c'est là un
rôle qui ne m'est pas naturel. Je ne suis pas suffisamment
économe de mes idées. Je crois que de ma vie je n'ai
jamais vu vanité aussi exubérante que celle de Mme de
Staël au sujet de son père. Parlant de l'opinion de
l'évêque d'Autun sur les biens d'église, opinion qui a
été imprimée dernièrement, car il n'a pas eu l'occa-
sion de la développer devant l'Assemblée, elle dit qu'elle
est excellente, admirable, bref, qu'il s'y trouve deux
pages dignes de M, Necker. Elle ajoute plus tard que
la sagesse est une qualité très rare et elle ne connaît
personne qui la possède au suprême degré, sauf son
père.
12'* .lOlHX \l, DK r.OlIVKRXKlR MORRIS.
5 novembre. — Ce malin, le comte de Luxembour^j et
La Gaze viennent déjeuner pour connaître mes sentiments
sur l'état des affaires publiques. A dîner, j'apprends les
nouvelles du Brabant : les troupes impériales ont éprouvé
des revers sérieux, et le peuple a déclaré son indépen-
dance. Celte dernière nouvelle est certaine, car je lis la
déclaration, au moins partiellement.
6 novembre. — Je passe la matinée avec Le Couleulx à
rédiger un projet de traité pour la farine avec M. Necker;
il devra être recopié et envoyé avec une note de moi. Je
reviens chez moi à trois heures passées, pour m'habillcr,
puis vais chez AL deMonlmorin. Le dîner a heureusement
été retardé à cause de quelques membres des États géné-
raux (ou Assemblée nationale). Après dîner, il me demande
pourquoi je ne viens pns plus souvent. Il désire beaucoup
s'entretenir avec moi. Il est invité à dîner mardi prochain,
mais n'importe quel autre jour, etc. Je cause avec sa fille,
Mme de Beaumont. C'est une fenime enjouée et sensible.
A six heures, je conduis Mme de Flahaut à l'Opéra, où j'ai
la fiiiblesse de verser des larmes à une pantomime repré-
sentant les « Déserteurs w . Tellement il est vrai que le geste
est le grand art de l'orateur. De l'Opéra je vais chez Mme de
Cliastellux; la comtesse de Ségur s'y est rendue avec ses
enfants ; tous sont désappointés de ne j)as me voir ; c'est de la
politesse, mais je suis fâché de ne les avoir pas rencontrés.
La duchesse a oublié de me gronder; cela va bien. Mme de
Chastellux me dit que le général prussien Schleifer, qui
commandait l'armée de dix mille hommes envoyée pour
meltre fin aux troubles de Liège, après quelqui s exécu-
tions qui avaient rétabli l'ordre, harangua ses troupes, les
remercia de leur zèle, puis, en raison du désordre qui
régnait dans les finances de son maître, les licencia; mais,
en considération de leurs anciens services, leur laissa /es
armesy les bagages, etc., et leur donna un mois de solde
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 125
pour les aider à regagner leurs foyers. Naturellement
étonnés d'un tel événement, les patriotes du Brabant offri-
rent des conditions très avantageuses, et toute l'armée
passa à leur service. Le général Dalton, informé de cette
manœuvre, s'adressa aussitôt au comte Esterhazy, com-
mandant à Valenciennes, pour savoir s'il recevrait les
troupes autrichiennes. Ce dernier envoya un exprès à
M. de La Tour du Pin, ministre de la guerre. Il y a eu
conseil des ministres et la réponse est partie ce matin.
Je vais chez Mme de Laborde. Au cours de la soirée, j'en
parle comme d'une rumeur, dont je ne veux pas garantir
l'authenticité. \l. Bonnet nous dit que ce bruit court
effectivement, quoique avec des détails matériels différents,
puisqu'il n'était question que d'une demande d'être admis
sans armes, au cas où les événements rendraient la
retraite nécessaire. Il s'était renseigné près l'un des minis-
tres qui lui avait assuré que le manque de vivres, déjà si
grand, avait fourni un prétexte heureux pour ne pas
accorder la demande de Dalton. C'est une faible excuse;
il aurait fallu recevoir ces troupes, près de dix mille
hommes et les diriger lentement sur Strasbourg, pour y
attendre les ordres de l'empereur. Les bataillons qu'il a
déjà envoyés à leur secours, joints à eux et aux régiments
étrangers servant en France, formeraient une armée suffi-
sante à rétablir l'ordre dans le royaume et la discipline
parmi les troupes. L'idée de ceux qui ne partagent pas
mon avis, est que les Parisiens assassineraient immédiate-
ment le roi et la reine; je suis loin de le penser, et je suis
persuadé qu'un nombre respectable de soldats en état de
venger ce crime serait un puissant moyen de le prévenir.
Ce ne sont là pourtant que les suppositions d'un particu-
lier. Malheureuse France ! Etre déchirée par la discorde
au moment oîi des résolutions sages et modérées t'auraient
élevée au sommet de la grandeur humaine ! II est arrivé
aujourd'hui un incident bien étrange j un personnage
120 JOIRXAL 1)K (ÎOUVKRXICUK MOKRIS.
disant apparlenir à la l'amille des Montmorency, c'est-à-
dire un de leurs doniesli(jues, a été arrêté pour avoir
donné de l'argent à un boulanger pour ne pas cuire de
pain. Ou bien quelques-unes de ces personnes sont folles,
ou bien leurs ennemis ont une malice d'invention digne
du premier auteur de tout mal. En m'en allant ce soir, le
comte de Luxembourg me prend à part et me demande si
j'ai songé à quelqu'un coaime premier ministre de ce pays.
Je répète ce que je lui ai dit jeudi, que je ne suis pas assez
au courant des liommes et des cboses d'ici pour hasarder
une opinion; je l'orme les vœux les plus sincères pour la
prospérité de la France, et je déplore sa situation actuelle.
Il doit déjeuner avec moi lundi. Mme de Laborde ne pou-
vant se procurer ce soir de la crème pour son thé, quel-
qu'un de la société lui propose d'essayer une espèce de
fromage. Celte étrange proposition e>l nrcrpiée, et, à
mon giand étonnement, il se trouve que c'esl la iiitilleMio
crème que j'aie goûtée à Paris. Je rentre lard chez nioi cl
trouve une lettre de Canleleu, désirant mon aide pour
combattre la proposition faite ce matin à l'Assemblée par
Mirabeau, d'envoyer une ambassade extraordinaire en
Amérique pour demander le payement, en blé et en farine,
de la dette due à la France.
7 novembre. — Canteleu déjeune ce matin avec moi, et
nous préparons ses arguments contre la proposition de
iMirabeau. J'apprends que M. Xecker fait une enquête sur
le prix auquel la faiine peut être rendue ici. Je dis à mon
informateur, qui désire connaître mon avis, que si M. Nec-
ker a commencé une pareille enquête, c'est en vue de
discuter le marché qu'il va faire; je lui ai indiqué le prix
que coûtera la farine. Je vais chez iMme de Flahaut à trois
hemes et demie. Ii'évê(|ue me suit de près. Le résultat de
la proposition de Mirabeau, dirigée contre le ministère, a
été une résolutiou qu'aucun membre des Étals généraux
JOURXAL DE GOLVKRÎVKUR MORRIS. 127
actuels ne sera admis à entrer au ministère. A l'instigation
de i'évêque, certaines mesures ont éié prises pour protéger
les biens d'église. Les nouvelles que Mme de Cliastellux
m'a communiquées hier soir sont entièrement fausses, je
crois; elles lui ont pourtant été données par une personne
de confiance. Etre avare de crédulité dans ce pays-ci,
c'est économiser sa réputation.
8 novembre. — Employé tonte la matinée à écrire. A
trois heures, je dîne chez Mme de Elahaut. Le dîner est
excellent, et, comme d'habitude, la conversation est extrê-
mement gaie. Après dîner, l'on joue aux caries, et moi,
qui me suis imposé la règle de ne pas jouer, je lis une
proposition du comte de Mirabeau, dans laquelle il dépeint
avec vérilé la terrible situation du crédit dans ce pays-ci;
mais il ne réussit pas aussi bien à trouver le remède qu'à
révéler la maladie. Cet homme sera toujours puissant
dans l'opposition, mais ne sera jamais grand dans l'admi-
nistration. Je crois son intelligence affaiblie par la perver-
sion de son cœur. Il est un fait que bien peu de gens soup-
çonnent, c'est que l'esprit ne peut être sain là où la morale
ne l'est pas. Les desseins sinistres font voir les choses de
travers. Du Louvre je vais chez Mme de Chastellux. Le
comte de Ségur et son aimable belle-fille s'y trouvent. Je
lui fais par plaisanterie une déclaration d'amour que j'au-
rais pu lui faire sérieusement; mais, comme elle attend
d'un moment à l'autre un mari qu'elle aime, ni Ja plaisan-
terie ni le sérieux ne tireraient à conséquence.
9 novembre. — Je vais diner aujourd'hui chez M. Xecker;
je me place près de Mme de Slaël et, comme notre con-
versation s'anime, elle me demande de parler anglais; son
mari ne comprend pas, mais eu jetant les yeux autour de
la table, je remarque chez lui une grande émotion. Je dis à
Mme de Staël qu'il l'aime à la folie; elle répond qu'elle le sait
12S JOIHXAL DK 001! \ EU.VEIR MOHRIS.
et que cela fait son malheur. Je la plains un peu de son veu-
vage, le comte deNaibonne élant absent en Franche-Comté.
Nous parlons Jonguenient de l'évèque d'Autun. Je lui de-
mande si elle accepte ses avances, car en ce cas je proûte-
rais de l'observation en faisant ma cour à Mme de Flaliaut.
II serait difficile de poser une question plus étrange à une
femme; mais tout est dans la manière de la faire et elle
passe. Elle me répond qu'elle invile plutôt qu'elle ne re-
pousse ceux qui sont disposés à la courtiser, et bientôt après
elle ajoute que je pourrais devenir un de ses admirateurs.
Je réplique que ce n'est pas impossible, mais comme pre-
mière condition, elle doit consentir à ne pas me repousser;
elle le promet. Après dîner, je cherche à lier conversation
avec son mari, ce qui le met à l'aise. Il se plaint amèrement
des manières de ce pays, et de la cruauté d'aliéner les
affections d'une épouse. Il dit que les femmes d'ici sont
plus corrompues d'esprit et de cœur qu'autrement. Pour
des raisons générales, je mejoins à ses regrets de cet abais-
sement de la morale qui rend les hommes peu aptes à un
bon gouvernement. De là il conclut, et avec raison, à mon
avis, que je ne contribuerai pas à le rendre malheureux.
M. Necker s'étant débarrassé de ceux qui l'environnent,
me fait entrer dans son cabinet, et observe que j'ai stipulé
de recevoir pour l'importation des 20,000 premières tonnes
la prime que la Cour aurait décidé de donner aux autres
farines. Je lui dis qu'il doit reconnaître avec moi la justice
de cette stipulation, mais que je présume qu'il ne donnera
pas de primes. Il répond qu'il y est opposé, mais tant de per-
sonnes y sont favorables qu'il sera peut-être obligé de s'y
soumettre, car dans ce moment on se trouve souvent dans
la nécessité de faire ce que l'on sait être mal. Il laisse de
côté cette stipulation, et ajoute que je devrais être lié
par un dédit de livrer les 20,000. Je lui dis avoir certai-
nement l'intention de remplir mon engagement, mais que
lui aussi devrait signer un dédit. Il propose 2,000 livres
JOIR.VAL DL GOLVERXELR MORRIS. 129
sterling, m'assurant que ce n'est que pour se soumettre
aux formalités nécessaires. Je lui dis n'avoir aucune objec-
tion à une somme plus forte, mais que je ne peux pas com-
mander aux éléments et naturellement que j'ignore le temps
qu'il faudra pour que mes lettres arrivent en Amérique. Il
promet que le payement du dédit ne sera pas exigé pour un
retard d'un mois ou deux, et nous tombons d'accord. Au
moment de rédiger la convention, il hcsile à lier le roi
par un dédit semblable. Je coupe court en lui disant que
je me fie à l'honneur de Sa ALïjesté et à l'honnêteté de ses
ministres. A mon observation que j'espère ne pas voir aug-
menter ses commandes en Amérique, il répond qu'il n'en
fera rien et qu'il compte sur moi ; c'est pourquoi il désire un
conirat tel qu'd puisse y avoir pleine confiance. Xous signons
le traité qu'il doit me renvoyer demain contresigné par le
roi, et je vais ensuite chez Mme de Chaslellux laire le thé
de la duchesse et offrir un gâteau de seigle que l'on trouve
délicieux. Le vicomte de Ségur vient nous dire que le baron
de Besenval a découvert que l'Anglelerre doimait deux
millions sterling pour fomenter des troubles en ce pays. Je
conlesie le fait, car je suis sur que c'est impossible. Il me
contredit avec chaleur, et conclut en disant que les racon-
tars qui circulent contre le duc d'Orléans sont faux. Il y a
beaucoup d'absurdité dans tout cela, et s'il défend partout
le duc de cette façon, il prouvera sa culpabilité. Mme de
Ségur me prend à part à ma sortie pour m'en faire la re-
marque, et ajoute être persuadée que le duc était le distri-
buteur de l'argent donné pour ces mauvais desseins. Le
comte de Luxembourg m'a demandé, dans le courant de la
soirée ce qu'il faudrait faire pour améliorer la siluation
déplorable de la France. Je lui réponds : rien. Le temps
seul pourra indiquer les mesures convenables et le moment
propice; cc\:\ qui voudraient accélérer les événements
pourront se faire pendre, mais ne pourront pas changer le
cours des choses; si l'Assemblée en général devient un objet
9
13!) JOL'H.VAL Uli GOL l li UX'liUK MOHIUS.
de mépris, il eu résultera forcément uue situation nouvelle ;
si elle garde la confiance du public, elle seule peut rendre
au pays sa santé et sa tranquillité; en conséquence, aucun
particulier ne peut faire de bien en ce moment, il dit re-
douter que quelques-uns ne soient trop emportés et n'aient
recours à une opposition armée. Je réponds que ceux qui
seront assez fous j)our cela devront subir les conséquences
de leur témérité, qui leur sera fatale à eux et à leur cause,
car une telle opposition, lorsqu'elle réussit, ne fait que
confirmer le principe d'autorité. Ce jeune bomme veut s'oc-
cuper des affaires de l'État, mais il n'a pas encore lu le livre
de rbumauité; c'est peut-être, comme on le dit, un bon
malbémalicien, mais c'est sûrement un bien mauvais
bomme d'État. AI. Le Normand que j'ai vu aujonrd'liui
considère la banqueroute de l'État comme inévitable et
regarde une guerre civile comme la conséquence nécessaire.
10 novembre. — J'apprends par AI. Richard que le duc
d'Orléans a offert à Beaumarchais 20 pour 100 pour un
prêt de 500,000 francs, et que depuis il s'est adressé à sa
Lanque pour un prêt de 300,000 francs, mais dans les
deux cas sans succès; la banque est tellement à court
d'argent, qu'on ne sait pas où donner de la tête. Je vais
chez Aime de La Tour; j'arrive en retard, mais heureuse-
ment le comte d'Alfry et l'évêque d'Autun arrivent encore
plus tard. Le dinerest mauvais et la compagnie trop nom-
breuse pour la table. Tout est ennuyeux; peut-être cela
vient-il eu grande partie de moi-même. Je vais avec le
comte d'Affry à la représentation de Charles IX, tragédie
surle uiassacre delà Saint-Barthélémy. Il est extraordinaire
qu'une telle pièce soit représentée dans un pays catholique:
l'on y voit un cardinal excitant le roi à violer ses serments
et à massacrer ses sujets, puis, dans une réunion des assas-
sins, bénissant leurs épées, les absolvant de leurs crimes
et leur promettant le bonheur éternel, et tout cela avec les
JOIRXAL DE GOUVERXEL'R MORKIS. 131
splendeurs de la religion établie. Un murmure d'horreur
parcourt l'auditoire. 11 y a plusieurs tirades s'appliquaot à
l'époque actuelle, et je crois que cette pièce, si elle parcourt
les provinces comme c'est probable, portera un coup fatal
à la religion catholique. Mon ami Tévéque d'Autun a forte-
ment coniribué à la détruire, en attaquant les biens d'église.
Il n'y eut sûrement jamais de nation marchant plus vite
à l'anarchie : elle n'a plus ni loi, ni morale, ni principes,
ni religion. Après la pièce principale, je vais chez Mme de
Laborde. Elle me prie d'attendre M. d'Angivillers, et le
diable veut qu'ils attaquent la politique à onze heures et
restent jusqu'à une heure, à discuter si les abus des auciens
temps sont plus monstrueux que les excès à venir.
1 1 novembre. — Le comte de Luxembourg vient ce
matin de bonne heure et reste toute la matinée. 11 insiste
beaucoup pour que je promette de participer à l'adminis-
tration des affaires du pays. Cette proposition est bien
étrange, surtout de la part d'un homme qui n'y a aucune
sorte d'intérêt, bien qu'appartenant indubitablement à la
première famille du pays. Il me fait connaître l'existence
(l'une coalition dont le but est de remettre les affaires en
meilleure situation, et dit qu'il est dans la confidence. Mais
deux questions se posent naturellement à ce sujet : qu'en-
tend-on par une meilleure situation? Ne sont-ce pas là
des personnes pensant avoir les qualités requises pour gou-
verner, parce qu'elles en ont le désir? Il est possible que ce
jeune homme soit en rapports, à propos d'une intrigue poli-
tique, avec des gens d'un esprit plus mûri et soit autorisé à
m'en parler, quoique je doute fort de l'une et de l'autre
hypothèse, surtout de la seconde. Je fais cependant la même
réponse que je ferais à une demande plus régulière : je suis
fatigué des affaires politiques ; le printemps de ma vie s'est
passé dans des occupations publiques; mon unique désir
maiutenaut est de passer le reste dans une paisible retraite
132 JOniXAL I)K (ÎOLVERVKUR AIOHRIS.
avec mes amis. J'ajoule pourtant, pour sa gouverne person-
nelle, qu'à mon avis, aucun changement utile ou inofTensif
ne peut s'opérer en ce moment.
Après son départ, je vais chez Mme de Staël. L'évêque
d'Autun s'y trouve, et nous décidons de dîner avec de Morn-
tesquiou chez Mme de Flahaut vendredi prochain, afin de
discuter le plan financier de Xecker, que l'on doit faire con-
naître ce jour-là. Beaucoup de bavardage sans importance.
Mme Dubourg a la bonté de me pousser un peu à lui
causer, et m'avoue tout bas que « Madame l'ambassadrice
fait les doux yeux à M. l'évêque « ; je l'avais déjà remarqué,
ainsi que sa crainte que je ne fusse trop clairvoyant.
12 novembre. — Je dîne aujourd'hui avec M. de Mont-
morin. Après dîner je l'entretiens de la situation des affaires.
Il me dit que le ministère n'a pas de tète; M. Necker est
trop vertueux pour en être le chef et il a trop de vanité;
lui-même n'a pas les talenls voulus, et même, les ayant, il
ne pourrait subir celte fatigue; le roi est incapable de
prendre de grandes décisions; il ne lui reste donc d'autre
moyeu pour devenir puissant que de gagner l'amour de ses
sujets, auquel il a droit par la bonté de son cœur. Aime de
Flahaut me dit, quand je vais la voir ce soir, qu'elle désire
voir son mari nommé ministre plénipotentiaire en Amé-
rique. Elle en a parlé à Monlesquiou, qui s'est adressé à
Monlmorin; mais on lui a répondu que la place n'était plus
vacante depuis dix mois. Je lui avais déjà dit que c'était
impossible, du moins pour l'instant.
13 novembre. — Je suis invité aujourd'hui à me rencon-
trer avec l'évêque d'Autun et le duc de Biron chez Mme de
Flahaut, mais il faut conduire d'abord Mme de Laborde et
ma belle hôtesse visiter Noir Hime. L'évêque d'Autun et
le duc considèrent M. iXecker comme absolument ruiné.
Le duc me dit que le plan de Xecker a été désapprouvé
JOURXAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 133
dans le conseil d'hier, ou plutôt de celte nuit. Alontesquiou
vient et je m'en vais, car il y a une petite affaire à arranger
enire lui et l'évéque. Je rends visite à Mme de Corny. Je
la laisse enlourée de deux ou trois personnes, dont l'une
est en train de discuter le procès de M. de Lambesc, accusé
du crime de lèse-nation, pour avoir blessé un homme aux
Tuileries, le dimanche qui précéda la prise de la Bastille.
Je retourne au Louvre. Mme de Flahaut m'informe que
l'affaire est arrangée entre l'éuêque et le marquis, 11 serait
impossible qu'il en fût autrement, car on a rapporté à ce
dernier un mensonge sur l'évoque; il a naturellement suffi
de nier pour tout remettre en place. Comme elle est indis-
posée, elle prend son bain, et pendant qu'elle s'y trouve,
m'envoie chercher. C'est un endroit étrange pour recevoir
des visites, mais il y a du lait mélangé à l'eau, ce qui la
rend opaque. Elle me dit que c'est l'habitude de recevoir
au bain ; je le suppose, car sans cela je suis la dernière per-
sonne à qui cela aurait été permis.
14 novembre. — M. d'Aguesseau me dit que Necker a
proposé son plan avec beaucoup de modestie et de timidité.
On ne peut nullement prévoir l'accueil qui lui sera fait.
Leclievalier de Boulflerset le comte deThiard, que j'ai ren-
contrés au dîner chez la duchesse d'Orléans, ne sont ni
l'un ni l'autre satisfaits de ce qui se passe à l'Assemblée.
Celle-ci doit siéger trois fois par semaine l'après-midi. Je
vais au Louvre; Mme de Flahaut est au lit, enrhumée. Nous
avons plusieurs visiteurs et entre autres Mme Capellis, qui
me dit que le nonce du Pape doit èlre des nôtres lundi pro-
chain, et elle me donne à entendre qu'il désire faire ma
connaissance. Je ne suppose pas que cela soit dû à un grand
dévouement de ma part envers le Saint-Siège Apostolique
Romain. Pendant ma visite, je ressens des aflections spas-
modiques du système nerveux qui, à certains moments, me
causent de grandes douleurs dans le moignon de ma jambe
13V JOl RXAL l)i: COI VKnXKlJFi MORRFS.
amputée, el dans l'aulre jambe, une sensation d'angoisse,
que je suppose provenir d'un dérangement du système
nerveux; il me fiuildonc m'exposcr davantage au grand air
et prendre de l'exercice. Le vent a souffle très iort toute la
nuit, et continue encore ce matin. .le crois que c'est Je vent
du sud- ouest, el je crains que beaucoup ne soient tombés
victimes de sa nige. LegénéralDalrymple, que je vais voir
après dîner, me dit que la tempête que nous subissons
depuis quelques jours, a causé de terribles ravages sur les
côtes anglaises, et que ses lettres annoncent la perte de huit
cents hommes. Il regarde le plan de M. \ecker comme une
absurdité pure, et me dit que les banquiers auxquels il en
a parlé sont d'avis qu'il ne vaut rien. .l'ai lu le mémoire,
et je pense que le plan ne peut pas aboutir.
I G novembre. — Lundi, à neuf heures et demie, je vais
chez Mme de Flahaut pour l'emmener souper avec
Mme Capellis. Elle est au lit et fortement indisposée. Je ne
reste que quelques minutes et je vais souper. Le nonce de
Sa Sainteté n'est pas là. C'est le jour du départ de son
courrier. Capellis dit qu'il veut nous faire rencontrer,
parce que le Pape s'est querellé avec les fermiers généraux
au sujet de la fourniture du tabac qu'il leur prenait pré-
cédemment; il le prend maintenant en Allemagne; on
pourrait peut-être s'entendre pour fournir Sa Sainteté en
Amérique. Je doute beaucoup du succès, car le Pape ne
peut traiter que d'année en année, et la distance est telle
qu'il faudrait attendre la moi lié d'une année avant qu'une
seule feuille de tabac put arriver. Les invités présents sont
absolument dégoûtés des faits et gestes de l'Assemblée
nationale.
17 novembre. — J'apprends aujourd'hui les dernières
nouvelles d'Amérique, apportées par le paquebot anglais
de septembre. M. Jefferson a été nonmié ministre des
JOIIUXAL DE GOUVKRXEUR ilORRÏS. J3d
Affaires étrangères. Après le départ de plusieurs visiteurs,
je vais voir le baron de Besenval au Chatelct. Le vieux gen-
tilhomme est très louché de mon attention. Xous parlons
un peu de politique, et il saisit l'occasion de me dire tout
bas que nous aurons bientôt une contre-révolution; je la
regarde depuis longleu)ps comme inévitable, quoique
n'étant pas assez au courant des laits pour savoir d'où elle
surgira. Je vais au club. Il se confirme que l'opposition
du parlement de Metz a été plus marquée que celle du par-
lement de Rouen, et que l'Assemblée luhninera ses décrets
en conséquence. L'Eglise, la magistrature, la nobles.^e,
ces trois corps intermédiaires qui, dans ce royaume, étaient
également redoutables au roi et au peuple, se trouvent
maintenant, du lait de l'Assemblée, en état de lutte ouverte;
en même temps celle-ci, par l'inlluence de cmintes sans
fondement, a lié les pieds et les mains de leur allié natu-
rel, le roi. Il sulfira de peu de temps pour que l'opposition
se coalise; étant coalisée, elle se placera naturellement
sous les bannières de l'autorité royale, et alors adieu la
dénmcratie! Je vais du club chez M. de Alontmoriu. Hien
à noter. M. d'Aguesseau et M. Bonnet dînent avec nous;
ce dernier veut des renseignements sur la situation de la
France aux Indes. Je lui dis que le moyen d'entraver
l'Angleterre aux Indes est de faire de l'Ile-de-France
un port d'armes^ en même temps qu'un port franc, etc.
M. de Montmorin nous dit qu'il a proposé ce même
plan dès 1783. M. Bonnet me demande si les ports
francs de France nous sont nécessaires. Je lui dis que je
ne le crois pas; à ce sujet il devra consulter M. Short,
notre représentant. Il désire avoir une entrevue avec ce
dernier, mais M. de Montmorin lui dit que M. Short ne
peut pas avoir de renseignements précis. En effet, quand
cette question fut soulevée pour la première fois, Jefferson
m'a consulté, mais j'ai voulu observer le respect dû envers
le représentant de 1 Amérique. Je rends visite à Mme de
i:5G JOIRNAL I)E COUVEIIXEUR MORRIS.
Chaslcllux. Elle me raconte ses alfaires de famille. La du-
chesse arrive, ainsi que le maréchal de Sé<]ur. 1! me dit
qu'un chan<{en)etit suhil s'est produit en Bretagne; la no-
blesse et le peuple sont unis, et ils rejetteront les actes de
l'Assemblée. M. de Thiard nous avait assuré dit que quelque
chose de ce genre aurait lieu. Les gens de Cambrai aussi
sont mécontents. De là je vais au Louvre. Mme de Flahaut
est au lit. L'évêque arrive; il pose sa canne et son chapeau,
et prend un siège à la façon d'un homme décidé à rester. Il
confirme les nouvelles de Bretagne, et ajoute que les Cau-
chois ont l'air sombre. Cela me rappelle certaines paroles
obscures que le comte de Luxembourg m'a dites au sujet
(le la iXorniandie. Lu réponse à sa crainte du démembre-
ment du royaume, je lui ai dit que si la \ormandie, la
Picirdie, la Flandre, la Cham|)agne et lAlsaee restent
fidèles au roi. Sa Majesté pourra iacilemeut venir à bout
du reste de son royaume.
18 novembre. — Ce malin, pendant que j'écris, liaCaze
ariive. Il me dit qu'il y a eu hier soir une réunion des
aetionnaires de la Caisse d'escompte. On a nommé des
commissaires pour discuter le plan de \eeker et faire des
rapports. L'opinion en général semble y être opposée, ce
dont, à la vérité, je ne m'elonne pas. Je dine avec .M. de
La Fayette sur le quai du Louvre. Il n'est arrivé que long-
temps après que nous nous étions mis à table, et pourtant
nous n'avions commencé qu'à cinq heures. Après le dîner, je
lui demande ce qu'il pense du plan de \ecker. 11 dit qu'on
croit en général qu'il ne |)assera pas, et ajoute que l'évèque
d'Autun ou quelque autre personne devrait proposer un
autre plan. Je réponds que seul le ministre peut convena-
blement prendre celte iniiiative, parce que personne ne
peut connaître suffisamment toutes les circonstances
nécessaires; que le ministère actuel doit être maintenu en
fonctions, la décision récente de l'Assemblée empêchant
JOLRXAL DE GOUVERXEUR MORRIS. 137
de prendre des ministres dans son sein. II dit qu'il pense
qu'on pourrait pour une fois choisir un ministère dans l'As-
semblée, à la condition de ne pas nommer Mirabeau et un
ou deux antres. Là dessus, je fitiis remarquer que j'ignore
si Tévêque d'Autun et ses amis auront la faiblesse
d'accepter une place dans Tétat actuel si troublé des
affaires; que rien ne peut se faire sans l'aide de l'Assem-
biée, laquelle est incompétente, et que, le pouvoir exé-
cutif étant détruit, il n'y a que peu de chance de voir ses
décrets devenir effeclifs, alors même qu'on pourrait
l'amener à en faire de sages. Il répond que Mirabeau a
bien décrit l'Assemblée, eu la qualitiant cPâne sauvage;
dans quinze jours on sera obligé de lui donner, à lui-même,
l'aulorilé (ju il a refu^ée jusqu'ici. Il montre clairement par
ses manières que c'est la son désir intime. Je lui demande
quelle autorité? Il parle de celle d'un dictateur ou d'un
généralissime, sans savoir quel sera le titre exact. Je lui
répète alors qu'il devrait discipliner ses troupes, et lui
rappelle que je lui ai autrefois demandé si elles lui obéi-
raient. Il me répond aftirmativement, mais se détourne aus-
sitôt pour parler à quelqu'un. Son ambition est absolument
démesurée. L'esprit de cet homme est tellement enflé par
le pouvoir, déjà trop grand pour ses moyens, qu'il regarde
dans les nuages et cherche à saisir l'autorité suprême. Je
crois que dorénavant chaque pas fait en avant accélérera sa
chute. Je le quitte et vais au Louvre. Mme de Flahaut a des
visiteurs; j'attends leur départ. Le marquis de Montesquiou
était là à mon arrivée , il venait d'entrer. Il se tourne main-
tenant de tous côtés pour respirer l'encens qui lui sera
ollèrt pour son plan financier, communiqué aujourd'hui à
l'Assemblée. Ce plan repose, dil-on, sur le payement de la
dette .natioiijile par la vente des biens d'église. Je dis à
Mme de Flahaut que, s'il en est ainsi, ce sera une sim|)le
bulle de savon, pour les raisons depuis longtemps données à
l'évêque d'Aulun. Le défaut radical de son projet était de
i:58 .101 HXAL I)K (JOdV R RXJ: lU MO KHI S.
conipler sur ce fonds. Je vais ensuite aux appartements de
Mme (le Cliastelliix. Elle me dit que le marquis de LaFayctte
arinlention d'imiter Washinjjlon et de se retirer du service
de l'Klat, dès l'établissement de la Constitution. 11 peut le
croire personnellement, mais rien n'est plus commun que
de se troniper soi-même. Je sou|)e chez Mme de Laborde.
Le comte de Ltixendjourg m'assure que l'opposilion laite
dans certains districts au rappel des gardes du corps a
empêché Texéciition d'un plan. Je ne lui demande pas
lequel, ne désirant pas le savoir. 11 ajoute que M. de La
Favell(î a commis une grande imprudence en lui disant à
haute voix, alors que beaucoup j)ouvaient l'entendre,
qu'on ne pouvait l'accuser de l'avoir empêché. De ce
.simple fait je déduis qu'il existe contre lui beaucoup
d'animosité latente, et que, tandis qu'il bâtît ses châteaux,
d'aulres s'emploient à en miner les fondations.
J9 novembre. — Ce malin, pendant que le comte d'Es-
taing est avec moi, je reçois un mot de M. Le Couteulx. Il a
passé trois heures hier avec Necker et le Comité de
subsistance. Il dit que M. Necker veut Irailer avec moi pour
du blé à six shillings, mais que je peux obtenir six shil-
lings et six pence, et qu'il a arrangé une entrevue entre
Necker et moi pour sept heures ce soir. 11 est obligé de
partir; il me demande en conséquence de songer aux
moyens d'exécution, et de passer chez lui avant de me
rendre chez M. Necker. Après une promenade dans les
(Champs-Elysées, je vais au Palais-Royal et je dîne avec la
duchesse d'Orléans. De là au Louvre, pour chercher le
billet quel'évêque devait me procurer pour l'Assemblée de
demain. Je le reçois et vais chez M. Le Couteulx. Nous
parlons des moyens d'observer les clauses du contrat, s'il
en intervenait un. Il ne peut fournir ni crédit, ni argent.
Je vois M. Necker, qui, a ce que j'apprends, attend une
proposition ferme, et me dit que M. Le Couteulx avait
JOIRXAI- I)K G()U\ER-\EUR AIORRIS. J39
indiqué la quantité que je voulais livrer, le prix et les
échéances. Je lui réponds qu'il doit y avoir unmalenlendu
et prends congé de lui.
20 novembre. — Je me lève de bonne heure aujourd'hui
pour aller à l'Assemblée. J'y reste jusqu'à quatre heures.
Séance ennuyeuse, à laquelle j'ai gagné une violente
migraine. Mirabeau et Du Pont sont les deux orateurs en
laveur du plan de AI. Necker, qui attirent le plus l'allen-
tion, mais ni l'un ni l'autre, à mon avis, ne s'en tire à son
honneur dans la manière de le discuter. Il sera probablement
adopté et dans ce cas, je crois qu'il sera fatal aux finances
françaises, et qu'il les désorganisera complètement |)our
quelque temps à venir. Souper chez iMme de Staël ; je lui
donne mon avis sur les discours de ce matin, et lui indique
un ou deux points sur lesquels M. Du Pont était dans l'er-
reur. Cela lui déplaît, car il défendait le plan de son père,
plan qu'elle déclare nécessaire.
24 novembre. — Dîné aujourd'hui avec le prince de
Broglie. Le comte de Ségur est avec nousj la société est
agréable. L'évêque est du nombre. Après le dîner, je lui
dis quelques mots des objections que beaucoup font aux
adversaires du plan de \ecker, parce qu'ils n'en présentent
pas de meilleur. Je vais ensuite chez M. Necker. Le maire
et le Comité de subsistance attendent pour lui parler. Je
lui fais passer mon nom et il vient jusqu'à l'antichambre.
Je lui dis que je ne peux pas entreprendre de lui fournir
du blé, car il me faudrait demander un prix extravagant
ou risquer une perte ; la première alternative ne me plaît
point et je ne veux pas m'exposer à la seconde; si, pour en
avoir, il a un autre plan où je puisse être utile, je suis à ses
ordres. Il est un peu désappointé de cette nouvelle. Je le
quitte j)our présenter mes respects à Mme Necker, puis je
me rends au Louvre. Les insurgés du lirabant semblent bien
IVO J()LR.\AL DE GOIVERXELK MORRIS.
en voie do réussir. Les impériaux ne possèdent que Bruxelles
et s'y trouvent assièges. Mme de F'Iahaut, comme il convient
à une (idcie alliée de l'empereur, étouffe toute révolte de ma
part. Peu après arrive le comte de Tliiard qui nous rend
compte de ce qui s'est passé en Bretagne. 11 est arrivé entre
autres choses que les municipalités se sont querellées au
sujet des subsistances, et que l'on a dû avoir recours à la
force des deux côtés. En conséquence, chaque parti ordonna
à un régiment de marcher contre l'autre, car il se trouvait
que chacun avait un régiment caserne sur son territoire.
Heureusement un con)proniis intervint; ce sont là les
prémices d'une nouvelle constitution qui crée des armées
et des municipalités. Il y aura beaucoup d'incidents du
même genre, c;ir, quand les hommes sont décidés à regar-
der comme de vulgaires préjugés tous les principes que
l'expérience a établis jusqu'ici pour le gouvernement, il
faut s'attendre à des contradictions sans nombre. Je soupe
ici, et lais le thé de Aime de Laborde. Mme de Flaliaut se
plaint de ne pas avoir un beau sucrier pour son service à
thé. C'est une entrée en matière pour raconter (elle qui se
prétend très avare) qu'elle n'a pas voulu en accepter un de
moi comme cadeau, tandis que Mme de Laborde, qui se
prétend désintéressée, a accepté une belle tasse avec sou-
coupe. De fait ce cadeau n'a été fait que sur l'insistance
de iMnie de Flahaut. Je prétends que cette histoire n'est
qu'une pure malice, et avec mon crayon j'écris les lignes
suivantes :
« Clara, vous vous vantez de votre avarice; vous vous
vantez aussi de la bonté de votre nature; je ne sais à
laquelle de ces qualités vous attachez le plus de prix, mais
je sais bien celle des deux qui est la plus grande.
« Vous refusez les cadeaux que l'on vous fait, mais
vous les faites accepter par votre amie; vous l'injuriez pour
ce qu'elle prend, et moi, pour ce que vous ne prenez
pas. 5»
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 141
Belle journée, claire mais froide. Il a gelé toute la jour-
née à l'ombre.
26 novembre. — Je vais voir Aime de Bréhan et M. de
Moustier, de retour d'Amérique. Mon entretien avec elle
est assez long, car je demande continuellement des nou-
velles de ma patrie, et elle désire connaître l'état de la
sienne, sentiments naturels des deux côtés, bien que for-
cément fort dissemblables. M. de Moustier a beaucoup à
dire sur la dette américaine, et me donne raison de croire
qu'elle ne pourra donner lieu à aucun arrangement. Je vais
voir le maréchal de Ségur qui est atteint de la goutte. Nous
parlons de la réduclion proposée des pensions. Je désap-
prouve la mesure, et cette désapprobation, sincère de ma
part, correspond exactement aux idées du maréchal, qui
est l'un des plus gros pensionnés. Je revois de Moustier
ce soir chez M. de La Caze. Il est maintenant enchanté de
l'Amérique, et croit à ses bonnes dispositions et à ses res-
sources ; il a été chargé de demander que la Cour n'entre-
prenne aucun pourparler au sujet de la dette, que le
payement des acomptes soit encore reculé de trois ans, et
alors Tintérét, commençant l'année prochaine, sera assuré
de façon régulière. Je lui dis que je trouve \m grave incon-
vénient au plan de M. Necker d'emprunter sur celte dette
en Hollande : les Hollandais ne prêteront probablement
rien, sans avoir obtenu une autorisation leur donnant
droit de recours contre les Etats-Unis, car autrement le
gouvernement américain pourrait payer le total à la France,
et refuser de rien verser aux particuliers hollandais. Il dit
qu'il en a déjà entretenu le comte de Montmorin et quelques
membres des Etats généraux; il en parlera aussi à M. Necker
dès que celui-ci le désirera. Cela va certainement déranger
notre premier plan, et nous obliger soit à le changer, soit à
l'abandonner. Après un long entretien avec lui, je me retire,
sur les protestations d'amitié de la marquise et les siennes.
ir»2 JOUH.VAl- Dli tJOUVKKMaK MOKRIS.
27 novembre. — Je vois M. Laurent Le Couleulx et lui
e\|)ose le plan (|ui a éié élaboré, d'offrir pour Li delte due
à la l'rance une somme de renie française produisant le
même intérêt. Il en est si enchanté qu'il s'offre comme
inlermédiairo' , à la condition d'avoir des garanties suffi-
santes en Hollande. C'est beaucoup d'obligeance de sa
part. \ous convenons de nous revoir ce soir chez Canteleu,
et je vais chez l/au Staphorst, Je lui expose l'objection
faite par de Aloustier au.\ négociations que \L Xecker a
engagées en Hollande. Il me dit (pie La l'ayelte lui a pro-
posé d'agir comme espion pour découvrir les intrigues du
p.irli arislocratique, ce qui, d'après La Fayette, pourrait
éviter une guerre civile. .\ous conseillons à l an Slaphorst
de décliner celle honorable mission. Parker ajoute qu'il
faut la décliner de vive voix, pour ne pas laisser de trace
écrite delà négociation. Je les laisse ensemble et rentre
m'habiller. Le comte de Luxembourg vient me donner une
foule de nouvelles que j'oublie au fur et à mesure. Il a
aussi un monde de projets, mais je lui donne sur tous mon
opinion d'ensemble , à savoir que lui et ses amis feraient
mieux de s'entendre pour influencer les prochaines élec-
tions. Je vois Canteleu cet après-nndi ; il semble croire
que l'information de de Aloustier est fatale à notre projet.
Nous parlons longtemps inutilement; j'exprime enfin à
Canteleu mon désir de le voir s'informer de l'impression
produite par de Moustier, et lui promets de parler à
AL Xecker a ce sujet.
Je dîue au Louvre avec Mme de Flahaul. L'évèque et
son ami intime, le duc de lîiron, sont du parti, L'évèque
me demande mon opinion sur la dette américaine. Je lui
réponds (ju'elle est bonne, car c'est une delte qui doit
être payée. Le duc de Biron ajoute qu'il pense qu'elle le
sera et je partage sou avis. Je dis que l'on doit proposer à
AL Xecker de la liquider au moyen A'effets français pro-
duisant un intérêt équivalent. 11 croit que celle offre devrait
JOURXAL Dl'] GOU\ KK.VICLR MORKIS. 1V3
être acceptée. Je rends visite au comte de Montmorin
après le dîner; je lui parle du projet de payer la dette avec
des eJ'fetH, mais il veut de l'argent. 11 dit que l'on ne doute
pas d'être payé par les Etats-Unis, mais c'est de l'argent
que l'on veut en ce moment.
28 novembre. — Le comte de Luxembourg vient et me
retient longtemps pour rien. Il me dit cependant que le
parti des nobles s'est décidé à se tenir tranquille. C'est le
seul parti sage. Un mot de Mme Necker m'invite à dîner
chez elle; je suppose que c'est pour m'entrelenir d'une
livraison de blé que je me suis engagé à faire. Je vais chez
M. Necker, et l'on m'introduit dans son cabinet. Il engage
une conversation sur la Constitution. Je déclare qu'à mon
avis celle à laquelle on travaille actuellement ne vaut rien,
et je donne mes raisons. Il me pose sur la Constitution
américaine certaines questions auxquelles je réponds. Je
l'interroge pour le blé, et lui explique comment j'aurais
exécuté mon contrat, si j'avais cru un tel contrat prudent.
Je lui dis que je serai en perle par celui que j'ai signé pour la
farine, mais que néanmoins je l'exécuterai. Je lui demande
où il en est de son emprunt en Hollande. Il répond qu'on
lui a fait des propositions. Je lui dis que je lui en ferai d'au-
tres (|ui lui agréeront peut-être, puis je passe au salon,
pour lui permettre de lire un long écrit qu'on vient de lui
remettre. Mme de Staël entre et me reproche de la délais-
ser; je m'excuse et promets de souper chez elle mercredi
prochain. Beaucoup de conversation à bâtons rompus. Je
dîne et, à la fin du repas, dis à M. Necker qu'une personne
de Londres m'a donné sur la dette des informations me
mettant à même, avec ce que je sais déjà, de lui faire une
olfre avantageuse quand il aura fini avec les autres. Il
répond que nous en reparlerons dans son cabinet avant de
partir. Nous nous y rendons, et je lui ofl're alors un capi-
tal de rentes perpétuelles françaises produisant l'intérêt des
14* JOLUXAL DK (iOUVEIlXElU AIORRIS.
1,000,01)0 francs actuellement à la charge des Etats-Unis.
Il considère la proposition comme bonne, mais fait remar-
quer qu'il lui faut la moitié en argent. Je réplique que c'est
trop; il dit que la diminution d.e l'intérêt est trop grande,
et que cela expose la transaction à de sévères critiques. Il
semble penser que le rapport de deMoustier n'est pas d'un
poids suffisant pour l'empêcher de poursuivre son plan en
Hollande. \ous nous quittons finalement sur sa déclaration
qu'il faut attendre,
\" décembre. — Je prépare aujourd'hui pour M. \ecker,
au sujet de la dette, une note que je ne pense pas qu'il
puisse refuser. Je dîne avec M. Boutin; la société est
nombreuse, et le diner excellent — très recherché. Je
m'entretiens longuement avec le comte de Moustier. Il
prépare une lettre sur la dette américaine et m'en fait voir
les grandes lignes. Je lui explique mon plan, mais sans
détails, et il l'approuve parce qu'il va contre les vues de
M. Duer et de ses associés, Clavière et Brissot de VVarville.
J'apprends que M. Short est très content que je me sois
déterminé à proposer un plan, et qu'il viendra demain chez
moi. Le marquis de La Fayette a parlé à Neckcr, et ce
dernier a promis de ne conclure aucun engagement avant
d'en avoir référé à AI. Short. J'arrive très en retard au
Louvre. Je communique à l'évèquemon plan pour la dette,
lui disant que je le lui montrerai, car si AI. Xecker le refuse,
il pourra probablement être soumis à l'Assemblée. Jeudi
soir nous devons nous rencontrer chez Aime de Flaliaut, pour
discuter le discours qu'il doit prononcer vendredi matin.
2 décembre. — AI. Short vient ce matin et je lui montre
la proposition que j'ai l'intention de faire à M. Xecker.
Il en est enchanté. Je lui dis que, s'il l'approuve, je voudrais
qu'il entreprît de la recommander aux Etats-Unis, car il
doit voir qu'elle est tout à l'avantage de la France. Il ré-
JOURX'AL DE (ÎOLVERXELR AIORRIS. 145
poad que sa rccorumaudalioa ne peut avoir que peu de
poids, comme je dois le savoir, mais que, s'il est néces-
saire, il poussera à son acceptation ici. Il me conseille
vivement de faire ma proposition immédiatement. Je lui
dis mon intention de la soumettre à La Fayette, et pour
ceia de dîner avec lui. Il m'approuve. Il me descend chez
La Fayette qui revient de l'Hôtel de Ville plus tôt que
d'habitude et qui n'a que peu de monde. Je lui soumets
mon plan qui lui plaît également. J'ajoute quelques mots
sur le plan de l'évêque d'Autun, Il m'informe que l'évêque
doit venir chez lui vendredi soir, et pense qu'il faut garder
N'ecker à cause de son nom.
3 décembre. — Je m'entretiens longuement aujourd'hui
avec diverses personnes au sujet de spéculations qu'elles
se proposent de faire sur la dette. Je dîne au Palais-Royal,
chez un restaurateur. Le docteur Senf me dit que les affaires
du Brabant vont bien, que les autres provinces impériales
se joindront bientôt à lui, (|u'une déclaration d'indépen-
dance en sera la conséquence immédiate, et qu'un traité
avec l'xAngleterre et la Prusse suivra bientôt. Je le crois
parce que c'est probable. Je conduis .Mme de Flahaut à la
Comédie-Française et retourne au Louvre. L'évêque vient,
comme il était convenu. 11 me demande si, à mon avis,
il doit, ou non, parler demain à l'Assemblée, et m'expose
eu substance ce qu'il se propose de dire. Je fais certaines
observations sur les principaux points de son discours.
Je lui conseille de parler, mais de se restreindre autant que
possible aux objections, tout en exposant à l'Assemblée ses
raisons pour ne pas proposer de plan. Je l'invite à se
montrer conciliant pour la Caisse d'escompte ; à blâmer
les administrateurs pour avoir prêté au gouvernement une
somme supérieure à leur capital, mais à les excuser en
même temps, comme citoyens, pour leur patriotisme; à
regarder ce qui leur est dû en plus du premier prêt de
10
1V6 JOl'RXAL DE GOUVKRXEIR MORRIS.
70 millions de francs comme une dctle sacrée, devant passer
avant toutes autres; à critiquer très légèrement le plan de
M. Necker, s'il doit échouer, mais avec une ;{rande sévé-
rité dans le cas contraire ; à ne pas épargner les pré-
dictions sur les déplorables effets du papier-monnaie, sur
Vagiotage qui en résultera, et rabaissement final du niveau
moral, et, enfin, sur le danger que devra courir le public
et l'avantage que tirerait plus tard un ministre jugeant à
propos de spéculer sur le papier ou sur les fonds. Ces
observations conviennent à son caractère d'ecclésiastique
et d'homme d'État; elles seront d'aulant plus à-propos que
ses ennemis l'accusent de sinistres desseins dans cet ordre
d'idées. Il s'en va pour réfléchir, dit-il, s'il parlera ou non.
Je lui rappelle qu'en entrant au ministère il aura besoin
de la Caisse d'escompte, et lui dis en même temps d'éloi-
gner de l'esprit de La Fayette l'idée qu'il est en rapporis
avec le duc d'Orléans.
Adécemhre. — Je vais chez M. de Montmorin et j'y ren-
contre, comme c'était convenu, le comte de Moustier et
Mme de llréhan. Je lui montre la proposition que j'ai
préparée pour M. Necker. Il ne paraît pas l'approuver
complètement. Je crois plutôt qu'il ménage son approba-
tion, parce qu'il croit qu'elle a toutes les chances de
réussir, mais je puis me tromper. A mon départ, le comte
de Montmorin me demande pourquoi je me retire si tôt.
Je lui dis que je vais chez M. \ecker, etc. ; que, s'il le veut
bien, je lui communiquerai ma proposition, non comme
ministre, mais comme ami. Il me demande de la voir,
l'examine avec attention, désire des explications, et finale-
ment l'approuve et offre d'en parler à M. Xecker. Je le
prie de n'en rien faire, de peur que M. Xecker ne croie
que je lui ai manqué d'égards. Je vais chez M. Necker, il
est parti au conseil. Je m'entretiens avec Mme Necker de
façon à lui plaire, et elle m'invite à dîner demain. Je dis que
JOL'R.VAL DE GOUVEUMCLR MORRIS. l V7
je suis déjà enfjagé, mais elle réplique que je viendrai après
le diner, puisque je désire voir M. Necker. Elle répèle que
je ferais mieux de venir dîner. J'irai si c'est possible. Je
vais ù l'Opéra. A un certain moment, le comte de Luxem-
bourg vient dans la loge ; il a à me parler de politique. Je
ramène Mme de Flahaut chez elle. Le comte de Luxem-
bourg vient et lui parle en particulier; le but de la conver-
sation est d'offrir à l'évêque l'aide de la faction aristocra-
tique. Je doute beaucoup qu'il soit autorisé à accepter
celle offre. Je les laisse ensemble et vais chez Aime de
Staël. On y fait de la musique. Elle chante et fait tout ce
qu'il faut pour produire une impression sur le cœur du
comte de Ségur. Son amant, de Narbonne, est revenu.
Ségur m'assure de sa fidélité à sa femme. Je m'associe
pleinement à l'éloge qu'il en fait, et lui dis qu'en vérité
je l'aime autant pour ses enfants que pour elle-même, et
qu'elle est certainement une femme très aimable. Après le
dîner, de \arbonne nous dit qu'il est autorisé par la
Franche-Comté à accuser publiquement le Comité des re-
cherches. Ce comité ressemble beaucoup à ce qu'on appe-
lait dans l'Etat de New-York le comité Tory, dont Duer
était un membre en vue, c'est-à-dire un comité chargé de
découvrir et de déjouer toutes les conspirations. Voilà
comment, dans les circonstances semblables, les hommes
adoptent toujours une ligne de conduite correspondante.
Je me suis entretenu avant le souper avec le comle de
Ségur qui désapprouve le discours de l'évêque; il n'est du
reste pas le seul. On blâme particulièrement ce que je lui
avais conseillé de changer. Il y a chez lui quelque chose
d'un auteur. Mais un tendre attachement à ses productions
littéraires ne convient nullement à un ministre; sacrifier
de grands objets pour des petits, c'est le contraire d'une
saine morale. Je quitte iMme de Staël de bonne heure. Je
descends chez lui M. de Bonnet qui me dit que je dois rem-
placer M. Jefferson. Je réponds que si l'on m'offre la place,
1V8 JOLR.YAL DE GOU\ EHiVE LU MORUIS.
il me sera difficile de ne pas accepter, mais que je désire
que l'on ne me rotTre pas.
5 décembre. — Ce matin AI. Parker passe chez moi me
dire que Necker traitera aux conditions que je dois lui
soumettre. Il ajoute qu'il est convaincu, d'après sa con-
versation avecTernant, qu'on n'aurait pas permis à Necker
de traiter pour la dette au-dessous du pair, et que, par
suite, aucun arrangement n'aurait pu se faire qu'à titre
privé. Je vais dîner chez Aime Necker. Aime de Staël vient
et, à l'instigation do son mari, m'invite à dîner mercredi
prochain. A dîner, nous traitons assez librement des sujets
politiques, et à propos d'une remarque que je fais, Necker
s'écrie en anglais : « Nation ridicule I 5> Il ignore que mon
domestique comprend l'anglais. Après le dîner, je lui de-
mande en aparté s'il a examiné ma proposition. Il me dit
qu'un certain colonel Ternant a un plan. Je réplique que
celui que je propose maintenant est le même, que ma
dernière proposition comprenait le maximum consenti par
les maisons d'ici, et que par suite ce que j'offre main-
tenant se passe de leur concours. Il demande si nous
sommes prêts à livrer les eJJ'ets français ; je réponds néga-
tivement. Il me dit alors qu'il ne peut écouler des proposi-
tions ne lui donnant aucune solide garantie. Je lui réplique
qu'aucune maison en Europe ne pourrait garantir une si
grosse somme, qu'une telle garantie serait contraire au bon
sens, mais qu'il ne courra aucun risque, car il ne se dessai-
sira des effets que contre payement. Il objecte que même
alors il n'aura aucune certitude quant au payement, et veut
savoir comment je ferai l'opération. Je lui explique que
c'est grâce à nos relations en Amérique et en Hollande,
(pie nous pouvons faire de meilleures affaires que lui, et
j)ar conséquent nous pouvons lui faire de meilleures con-
ditions que les aulres. H insiste pour que la proposition
présente de solides garanties avant de l'examiner; je lui
JOLRXAL DE GOUVERXEUR MORRIS. 149
dis que ce n'est pas jusle, car il y a deux points à exami-
ner : d'abord, si l'offre est aianlageuse, et ensuite si les
garanties sont suffisantes; si l'offre n'est pas avantageuse,
il devient inutile de parler de garantie, mais si elle est ac-
ceptable, ce sera alors le moment de savoir quelle sorte de
responsabilité sera suffisante. En attendant, je me rendrais
ridicule en demandant des garanties pour exécuter un
contrat qui n'est pas fait. A ceci il réplique que, si j'obtiens
sa promesse, je m'en servirai comme de base pour mes
négociations et que j'irai frapper à la porte de différentes
personnes. Ce n'est pas une comparaison très délicate. Je
réponds d'un ton de mécontentement auquel se mêle
peut-être un peu d'orgueil, que je ne frapperai qu'aux
portes qui nie sont déjà ouvertes. Nous parlons haut; il le
fait exprès, et à ce moment Mme de Staël dans l'intention,
qui part d'un bon cœur, d'éviter tout froissement, me
demande d'envoyer son père s'asseoir à ses côtés. Je lui
dis en souriant que c'est une tâche dangereuse que de
renvoyer AI. Xecker, et que ceux qui l'ont essayé une
fois ont eu grandement raison de s'en repentir. Cette
dernière remarque ramène la bonne humeur, et il semble
prêt à continuer sa conversation avec moi, mais je ne
m'occupe plus de lui et après avoir bavardé à droite et à
gauche, je me retire. Je vais chez Parker lui raconter ce
qui s'est passé, ce dont il est naturellement tout désap-
pointé. Nous examinons ce qui nous reste à faire, et, après
une sérieuse discussion, nous décidons de laisser passer
la nuit, et de lui donner le temps de se calmer.
6 décembre. — Ce matin AI. Parker vient medireque le
colonel Ternant prélendqiie Necker sera forcé d'accepter
la proposition. Il me verra aujourd'hui au dîner chez le
comte de Montmorin. Je vais chez Mme de Flahaut. Nous
parlons affaires; l'évêque regrette beaucoup ne pas avoir
suivi mon avis. Hier soir, elle a blâmé sévèrement ceux
150 JOl :R\AL I)K GOl VERXELR MORRIS.
qui Tavaicnl conseillé, et cela en présence de AI. de Suzeval,
l'un des principaux d'entre eux. Il reconnut qu'il avait eu
tort et avoua sa faiblesse. Le comte de Luxembourg, qui
aurait dû être présent au dîner, envoie une excuse, et il est
alors convenu que je resterai dîner pour m'entrelenir avec
l'évêque sur le plan financier de Laborde. L'évèque arrive
et me raconte ce qui s'est passé à ce sujet, La conduite de
M. Laborde a été, à ce qu'il paraît, basse et perfide. Le
plan est de Pancliaul. L'évêque l'avait transmis à Laborde
pour examiner s'il était pratiqueaupointde vue pécuniaire,
on déclarant qu'il désirait par ce moyen obtenir des res-
sources pour la famille de Pancbaut, qui est indigente. A
la suite de nombreuses conférences, Laborde déclara qu'il
serait impossible d'obtenir les deux cents millions néces-
saires. L'évèque fit en conséquence les déclarations con-
tenues dans son discours, et le lendemain M. Laborde se
présenta avec son plan qui nécessite 300 millions, et
critique ce qu'avait dit son ami. Le plan ressemble beau-
coup à ce que j'avais imaginé, et Mme de Flaliaut, à qui j'ai
exposé ce malin les grandes lignes de mon projet s'est
étonnée de la ressemblance ou plutôt de l'identité. J'exa-
mine des notes, etc., que l'évèque va ajouter à sou discours
actuellement sous presse. Je lui soumets ensuite mon plan
pour la dette américaine. Mais je lui demande d'abord si
une caisse d'escompte sera établie, et si la dette américaine
doit former une partie de son capital. Il me dit qu'il pense que
oui dans les deux cas. Je réponds que je le souhaite, puis
je lui raconte ma conversation avec M. Necker, eu faisant
voir la folie de demander à un particulier une garantie de
quaranleinillions.il partage entièrement mon avis, et je
j)ense que lot ou tard M. \ecker aura raison de regretter
d'avoir traité mon offre avec autant de mépris. Aussitôt
après le dîner, je me rends chez M. de Montmorin. Il
s'entrelienlavec un monsieur qui le relient jusqu'au moment
ou il est obligé d'aller à son bureau. Je vais m'asseoir quel-
JOURNAL DE GOLVERXELR MORRIS. 151
que temps près de Mme de Corny, et je lui explique la
nature de mon traité pour la farine, car je découvre que
l'on a parlé à de Corny d'un traité fait par moi avec la ville,
et qui n'existe pas. Il aurait pu supposer que je n'agissais
pas loyalement avec lui. Je vais de là chez Mme Dumolley.
L'oii parle de la politique avec une chaleur inconcevable
chez (les gens si polis. De là au Louvre où je resl<; jusqu'à
près de minuit. La société est nombreuse. Je raconte à
î'évéque ce qui s'est passé avec Canteleu, et il me sait gré
de le lui dire.
8 décembre. — Aujourd'hui, tandis que je rends visite à
AI. de Montmorin, qui essaye de découvrir les raisons de
AI. Aecker contre ma proposition, AI. de Aloustier arrive.
Il dit qu'il lient de remettre au concierge une lettre sur la
dette américaine, et que toutes négociations à ce sujet
doivent être suspendues. Je crois qu'il a tenté de jeter de
l'eau froide sur mon plan. Je fais part de mes soupçons au
colonel Ternant, qui me dit qu'il y serait également opposé
en toute autre circonstance, mais que la détresse de la
France forme actuellement une raison suffisante pour
l'adopler.
9 décembre. — Alercredi, à trois heures, je dîne avec
Aime de Staël. Après dîner, AI. de Clermont-Tonnerre
nous lit un discours qu'il a l'intention de prononcer à
l'Assemblée. Il est très éloquent et très admiré. Je fais
cependant une ou deux observations sur les raisonnements,
et l'assistance cesse de partager son avis. 11 s'en va mor-
tifié, et je crois que nous nous en sommes fait un ennemi.
Nous verrons. Je vais au Carrousel et j'y reste jusqu'à
minuit. La société est nombreuse et je passe mon temps à
lire. Le comte de Luxembourg me dit que certains indi-
vidus méditent le massacre du roi, de la reine et des
nobles. Je réponds que je n'en crois rien.
l.-)2 JOIRVAL ])K (JOl \ KHXEL'R MORHIS.
12 décembre. — Je dine aujourd'hui avec la duchesse
d'Orléans au Palais-Royal. Ensuite je conduis Mme de
Flahaut à l'Opéra, voir Didon et la Chercheuse d'esprit^ un
ballet. Ce n'est rien moins qu'un amusement raisonnable.
Le principal clerc de M. Aecker, qui élail l'autre jour chez
M. de Montmorin, a assuré ce dernier qu'il regardait ma
proposition pour la dette comme acceptable par le ministre.
Société peu nombreuse au Louvre; nous soupons et je les
laisse occupés à jouer. L'évéque d'Autun dit que le comité
s'est occupé toute la soirée à rechercher avec M. Xecker
la manière d'émettre 130 millions de papier avec le moins
possible d'inconvénients. Les affaires sont dans une situa-
lion vraiment triste, et je ne crois pas qu'elles s'améliorent
bientôt.
\^ décembre . — Aujourd'hui, après le dîner, je vais au
Louvre et je trouve mon aimable amie tout en larmes. Elle
a été voir sa religieuse, qui est atteinte d'une affection
scorbutique et qui souffre de la négligence de ses compa-
gnes. Elle se reproche de ne pas être allée la voir pendant
plusieurs jours, ce qui lait qu'elle ignorait son état. Elle a
donné des ordres pour qu'on la traitât mieux. Je lui donne
toutes les consolations en mon pouvoir; elles consistent
surtout en sympathie, qui est très sincère. Je la conduis
ensuite à l'Opéra et je l'y laisse.
\ A; décembre. — Nous sommes très nombreux aujour-
d'hui au déjeuner chez Mme de Chastellux, et l'abbé Delille
nous lit, ou plutôt nous répète quelques-uns de ses vers
qui sont beaux et bien débités. Je vais au Louvre, L'évé-
que s'y trouve, et me fait part d'un plan pour émettre des
hillels d'Etat productifs d'intérêt. Je lui démontre la folie
d'une pareille mesure. Il dit que c'est un plan de Montes-
quiou. Je réplique que, aucun des plans qui ait chance
d'être adopté n'étant bon, on peut aussi bien prendre celui
JOLRXAL DE GOLVERXEl R MORRIS. 153
de Xecker; car autrement ses amis sont fondés à dire que
le mal vient de ce que l'on n'a pas adopté ses vues; que,
de plus, si l'on émet du papier-monnaie, celui de la caisse
est tout aussi bon qu'un autre. Il objecte que la France peut
être ruinée par une mauvaise mesure. Je lui réponds que
c'est impossible et qu'il peut se tranquilliser à ce sujet;
dès que l'on aura recours aux impôts, le crédit sera rétabli
et une fois le crédit rétabli, ilseralacilede mettre de l'ordre
dans les affaires de la Caisse. Je vais au Palais-Royal,
sans avoir pu quitter Mme deFlahaut avant quatre heures.
J'arrive au milieu du dîner, à la fin duquel Tabbé Dclille
nous récite encore des vers. Je vais au club et de là chez
le comte de Mouslier, Je reste quelque temps avec lui et
Mme de Bréhan, et nous nous rendons ensemble chez
Mme de Puisignieux, où je passe la soirée. Je parle surtout
avec de Mouslier. Je découvre que, malgré leurs professions
publiques sur les affaires d'Amérique, de Moustier et
Mme de Bréhan détestent cordialement tous les deux le
pays et ses habitants. La société de New- York, m o- disent-ils,
n'est pas sociable, les productions d'Amérique ne sont pas
bonnes, le climat est très humide, les vins sont abomi-
nables, les gens sont excessivement indolents.
15 décembre. — L'opéra de ce soir est une nouvelle
pièce, qui est très bonne. J'emmène Mme de Flahaut en
jouir avec moi. Cette pièce contient aussi peu que pos-
sible des défauts inévitables d'un opéra, mais les vices
radicaux s'y retrouvent; les décors sont splendides. Après
l'opéra, Gardel, puis Vestris, exhibent leur génie muscu-
laire. Ce dernier semble presque marcher dans l'air. C'est
un prodige de mécanisme humain. Je ramène de l'opéra
M. Robert (le peintre) et sa femme, puis je vais au Louvre.
M. de Saint-Priest s'y trouve. Nous devons souper à trois.
Arrive le vicomte de Saint-Priest, un fal, et, ce qui est pire,
un vieux fat. Conversation leriie.
15V JOmXAL DE (ÎOl \ KKXKIR MORRIS.
10 décembre. — J'apprends aujourd'hui qu'au dire de
M. de Monlniorin, M. Neckcr est prêt à accepter ma com-
binaison dès qu'une maison solide d'Europe en fera l'offre;
que le plan proposé par moi convient exactement (toujours
d'après M. de Monlniorin) au gouvernement, et que ce
sera parfait s'il convient aussi bien aux Elats-Unis. Chez
Mme de Laborde, on me présente à Mme d'Houdetot, qui
est la protectrice de Crèvocœur, celle à laquelle les acadé-
miciens font une cour suivie, la seule femme aimée de
Rousseau tout en ayant en même temps un autre amant
heureux, mais c'est, je crois, une des plus laides femmes
que j'aie jamais vues, môme si elle ne louchait pas, ce
qu'elle fait de la pire façon.
Mme de Flahaut me dit ce soir que Montesquiou propo-
sera demain un j)l;m financier, consistant en l'émission
d'une large somme de hillelH d'État \iYO[\uc\\h d'intérêt;
mais si le rapport du comité, dont Canteleu est chargé,
est adopté par acclamation, Montesquiou ne parlera pas. Lui
et l'évêque étaient ce soir avec Mme de Flahaut, et ils ont
discuté l'affaire ensemble. Elle me demande mon avis. Je
lui dis que je n'y vois rien de bon, et j'en donne une ou
deux raisons. J'ajoute que plus leur plan est raisonnable,
moins ils le sont de le proposer. Mais la caractéristique de
ce pays est la précipitation, sans parler de l'ambition déme-
surée qui dépasse son but. Le marquis de Montesquiou
arrive. 11 m'expose le plan financier sur lequel le comité
a fait son rapport, et celui que lui-même veut proposera
la place. Le premier est compliqué et il semblerait qu'en
embrouillant la question, les fermiers ont fini par se (aire
une conviction. Le second est simple, mais on peut y
faire une petite objection que l'auteur n'a pas prévue; je
la lui fais et il cherche à y remédier; il tient en effet à son
plan, ce qui est naturel, mais son adoption ne pourrait que
lui faire tort, à lui aulant qu'au pays, le papier-monnaie
devant forcément se déprécier. Il me demande si je pense
JOURNAL DE GOIVERXEUR MORRIS. 155
que le papier proposé par le comité garde sa valeur. Je
lui dis que non, mais qu'il ferait mieux de laisser le plan
de ses adversaires amener le mal. Il semble convaincu
malgré lui ; je suppose donc, comme le héros (THudibraSy
qu'il conservera sou opinion.
19 décembre. — L'éiêque revient de l'Assemblée et dit
qu'on a adopté au milieu du désordre le plan du Comité
basé sur le plan de AI. Necker. Il en paraît très mécon-
tent.
20 décembre. — Chez Mme de Ségur, ce matin, son
frère, M. d'.^guesseau, m'a demandé mon avis sur le nou-
veau plan financier. Je le lui donne très franchement,
mais j'apprends ce soir, par Mme de Chaslellux, qu'il a
produit une impression fâcheuse sur son esprit. M. de
Alontmorin me dit que ma proposition plaît à M. Neckeret
qu'il veut bien traiter avec moi, pourvu que je puisse
montrer une autorisation de personnes ayant assez de
biens-fonds en Europe, pour créer une responsabilité régu-
lière. Je lui communique ce qui s'est passé avec M. Necker,
et autant que j'en puis juger par cette conversation, le
comte au moins (et probablement M. Necker) désire con-
clure cette affaire. 11 me demande s'il peut en parler à
M. Necker. Je lui réponds affirmativement, disant que je
prendrai la première occasion de me rendre au café que
fréquente M. Necker, pour l'en entretenir, s'il le désire.
24 décembre. — L'Assemblée a voté aujourd'hui une
résolution dont la conséquence nécessaire est de donner
aux protestants accès aux fonctions publiques. L'évêque
en est enchanté, mais n'a rien dit pour la défendre. Je lui
conseille d'attirer l'attention sur sa conduite dans quelques
journaux, parce que, l'ordre du clergé étant déjà mal vu, il
est nécessaire de s'assurer ceux qui sont contre cet ordre.
156 JOIRVAL 1)K (ÎOl V ER\ K l K MORRIS-
25 décembre. — M. de Alouslier me dit aujourd'hui
qu'on a procédé hier soir à quelques arrestations par suite
d'un complot ourdi pour l'assassinat de M. de La Fayette,
de M. Bailly, de M. Necker, et pour l'enlèvement du roi
en IMcardie. Je ne crois j)as un mot du complot. 11 servira
toutefois cerlains projets de ceux qui l'ont inventé. De
Mousiier me dit encore que Xecker est prêta accepter mon
offre, et vante beaucoup ses propres services dans l'affaire,
services que je sais estimer à leur jusle valeur, La conver-
sation de celle nuit de Noël chez Mme de Chastellux est
raisonnable, mais non marquante. La comtesse de Ségur
rapporte que M. Dufresne, la main droite de M. Necker,
proclame que son chef n'est pas à la hauteur de sa situation.
La duchesse arrive ainsi que M. Short. Je lui raconte
combien de Moustier est pressé de montrer son utilité à
l'Amérique, et que cerlainement si le plan réussit, ce sera
grâce à lui, à Parker et à moi. Je vais souper chez Mme de
Guiberl. Après souper, la conversation tombe sur le Dau-
phin, père de Louis XVI, et sur le duc de Choiseul, ce qui
nous amène à parler de poisons. AL de Laborde mentionne
une sorte de poison bien extraordinaire, qui serait très
connue et détaillée dans les dictionnaires de médecine.
Elle consiste à engraisser un porc avec des portions d'ar-
senic puis à en distiller la chair, ce qui donne une eau em-
poisonnée, d'effet lent mais sur. Il en appelle au comie de
ThianI de la vérité de ce fait extraordinaire. Une dame à la
cour demanda un verre d'eau. On l'apporta et elle le but.
Tout aussitôt elle fondit en larmes, se déclarant empoi-
sonnée, et dit au roi : « C'est ce misérable •■> (indiquant
quelqu'un de sa suite) « qui a fait cela ;' . Le roi la railla à
ce sujet, mais elle s'en alla profondément inquiète et mou-
rut dans la huitaine. Dans l'intervalle, la personne qu'elle
avait désignée demanda la permission d'aller s'occuper
de ses affaires en Savoie; elle partit et l'on n'en enten-
dit plus jamais parler. — \ous abordons ensuite le
JOLRXAL DE GOUVERXEUK MORRIS. 157
sujet des finances, et M. de Guibert, qui aime le son de sa
propre voix, parle longuement pour prouver qu'il ne s'y
entend que peu. C'est cependant un ardent Meckerisfe. Je
quitte avant minuit, me sentant un peu indisposé. La
journée a été belle, mais en cette grande lete de Noël,
Paris montre combien il a perdu par la révolution. Le
papier delà caisse continue à baisser, et la perte est actuel-
lement de deux pour cent. Les actions tombent aussi rapi-
dement, ce qui est naturel.
26 décembre. — Un membre du comité des finances
déclare aujourd'hui au club que le total de la dette publique
est d'environ 4,700,000,000 de francs, y compris le rem-
boursement des charges de toutes sortes, et en calculant les
rentes viagères au denier dix, elle peut monter peut-être
à 4,800,000,000 de francs, soit 200,000,000 de livres
sterling. C'est donc là le maximum du fardeau qui écrase
ce royaume. L'abbé d'Espagnac prétend que la somme est
beaucoup moins élevée. Au plus fort de la dispute, arrive
un monsieur nous donnant la nouvelle extraordinaire que
Monsieur, le frère du roi, s'est rendu à la Commune et y a
prononcé un discours au sujet de l'accusation qui circulait
contre lui, hier, d'être à la tête du complot supposé contre
M. Bailly et AL de La Fayette. Je vais chez Mme de Chastel-
lux. Le chevalier de Graave nous y apporte le discours de
Monsieur. Il est très bien écrit, mais l'orateur commet la
faute de se traiter lui-même de citoyen et ses auditeurs de
concitoyens. Je vais au Louvre et Mme de Flahaut me ra-
conte l'histoire de ce discours. Hier, Monsieur, apprenant
cette calomnie, s'adressa au duc de Lévis, qui, ne sachant
pas quel conseil lui donner, l'envoya à l'évêque d'Autun;
celui-ci composa le discours. Ce matin Monsieur s'adressa
au roi et lui demanda si son intention était de chasser du
royaume un autre de ses frères, et finit par se plaindre de
la calomnie. Ceci est une allusion à La Fayette qui a trop
158 JOLIIXAL DK GOi: VK Il.YKL R MOHRIS.
de ces peliles affaires eu train. Il iul alors décidé que Mon-
sieur irait à i'Hôlel de Ville, etc.
27 décembre. — A deux heures et demie je rends
visite à Mme de Flaliaut; l'évèque d'Autun est chez elle.
Elle me lit une lettre qu'il a envoyée à l'auteur du Courrier
de l'Europe pour expliquer son plan. Je lui fais diverses
remarques à ce sujet, mais je me refuse à l'emporter et à
y joindre des uotes. Après son départ, elle me demande de
ne pas parler, comme c'était convenu, à La Fayette de l'ar-
chevêché de Paris pour l'évèque d'Autuu, mais de lui faire
valoir les avantages résultant de la conduite de Monsieur.
Je vais chez M. de La Fayette. Après dîner, je lui parle du
discours de Monsieur à la commune. 11 me fait entrer avec
Short dans son cabinet, et nous dit que depuis longtemps
il est informé d'un complot; qu'il en a suivi la trace et a
fait enfin arrêter M. de Favras; sur M. de Favras a été
trouvée une lettre de Monsieur, semblant prouver qu'il y
était intimement mêlé; il s'était immédiatement rendu chez
Monsieur avec la lettre qu'il lui avait remise, disant qu'elle
n'était connue que de lui et de AL liailly ; qu'en conséquence
il n'était pas compromis. Monsieur avait été ravi de cette
information; hier malin, cependant, il l'avait envoyé
chercher, et, au milieu de ses courtisans, avait parlé on
termes irrités d'une note qui avait circulé la veille au soir,
l'accusant d'être à la tête du complot. La Fayette répondit
qu'il ne connaissait qu'un moyen d'en découvrir les auteurs ,
c'était d'olfrir une prime, et c'est ce que l'on allait faire;
Monsieur déclara alors son intention d'aller à l'Hôtel de
Ville l'après-midi, et en conséquence l'on fit des préparatifs
pour le recevoir; il vint et prononça le discours que nous
avons vu, discours écrit par Mirabeau qu'il regarde comme
une canaille. Chacun est son meilleur ami à soi-même. Toul
le moîide savait Mirabeau une canaille quand La Fayetle
se lia avec lui, m;iis ce n'est que maintenant qu'il se roivl
JOURXAL DE GOUIERXEIJR AIORRIS. 159
compte du danger d'une telle liaison. Je lui rappelle les
avertissements que je lui avais donnés contre Mirabeau, et
j'ajoute ce que le comte de Luxembourg m'avait prié de lui
faire savoir : que Mirabeau avait juré de ruiner La Fayette.
Je lui dis ensuite que la conduite de Monsieur a mis les
atouts dans ses mains à lui; Monsieur s'est placé à la tète
de la révolution; il doit y rester, car, s'il y a une contre-
révolution, il préserve les tètes de tous les autres contre
les accidents, et si la révolution s'accomplit, la nullité de
son caractère lui enlève tout poids et toute autorité. La
Fayette goûte fort cette idée. Je saisis l'occasion de lui ancrer
de nouveau dans l'esprit l'avantage d'un ministère dont les
membres seraient honnêtes. C'est précisément le cas de
M. Xecker dont la probité fait tout pardonner. Il est con-
vaincu, mais ce ne sera pas pour longtemps. Son tempé-
rament le porte à l'intrigue et lui fait rechercher les gens
de dispositions semblables. En m'en allant, je lui demande
s'il voit souvent le monsieur que je lui ai présenté. Il me
dit que non. Contrairement à mon intention, il le nomme
(c'est l'évèque d'Autun) et ajoute qu'il aurait voulu lui
donner la bibliothèque du roi, avec l'abbé Sieyès sous ses
ordres : ce serait un pas de fait vers V éducation nationale^
la marotte de l'évèque. J'entreprends, sur sa demande,
de lui en faire part. Je rends visite à Mme de Chastellux.
Elle me dit que Monsieur n'est pas trop applaudi dans le
monde, du moins dans la bonne société. Je n'en suis
nullement surpris. Je vais de là chez Mme de La borde,
après avoir d'abord écrit un petit impromptu à l'adresse
de la duchesse au nom de Mme de Chastellux, à qui elle
avait lait cadeau d'une petite horloge comme étrennes.
" Chère princesse, vous faites un cadeau pour montrer
ia rapidité de la fuite des minutes; venez donc réparer
leur perte par votre présence; venez à l'appel de votre
amie.
'i Votre bonté m'a montré le prix de ces luomenls; c'est
1()0 JOLHXAL Dli GOL\ KRXEIÎU MORKIS.
voire bienveillance qui leur donne leur valeur; et mon
amour, pareil à la bonté qui brille dans vos yeux, s'en-
flamme davantage à chaque instant. »
30 décembre. — Je dîne aujourd'hui avec la duchesse
d'Orléans. Je prends le thé avec Mme de Chastellux, puis
vais chez Mme d'Houdetot. Son amant, M. de Saint-Lam-
bert, est présent. Conversation intellectuelle et assez
agréable, mais je ne pense pas revenir souvent. De tous les
magasins de Cupidon, le moins précieux, à mon avis, est son
cabinet des antiques. Je m'entretiens avec M. de Montmorin
et je bavarde quelque peu avec les dames. Ayant remarqué
des almanachs sur la cheminée, je prends mon crayon et
j'adresse quelques lignes à Mme de Beaumont, sa fille.
«Clara, vous voyez ici comment les jours, les mois et
les années se succèdent; mais tandis que vous regardez,
prenez garde ; nous vieillissons tous deux. Pendant ces
jours qui viennent, oubliez le passé et n'attendez pas trop
longtemps; chaque heure non vouée à la joie, c'est autant
de perdu. »
Elle en est enchantée plus qu'elle ne le montre, car la
morale en est plutôt à pratiquer qu'à approuver. Je vais
de là à une réunion chez Mme de Vannoise, dont le but, à
ce que je vois, est d'enlendre l'harmonica et de boire du
punch. On me prie de préparer celte boisson, et afin que
mes verres soient à l'unisson avec la musique de l'artiste,
je la fais très forte. Mme de Laborde vient s'asseoir près
de moi avec M. Bonnet. Je lui répèle les vers que j'avais
écrits pour Mme de Beaumont. Elle se récrie naturellement
contre la liberté du sentiment, et M. Bonnet, qui doit
servir d'arbitre mais qui ne peut comprendre l'anglais qu'a
la lecture, bien qu'ayant traduit Tristrani Shandj , me
donne son crayon et une feuille de papier. Au lieu de copier
ce que j'avais écrit, je lui adresse une démonstration de
mon théorème :
JOURXAL DE GOLVERXELR MORRIS. 161
ce Vous trouvez ma morale un peu trop libre, mais pour-
quoi encliaiuer l'esprit"? La plus vraie des doctrines, croyez-
moi, c'est la nature dans toute sa liberté. Obéissons à
ses ordres et ne cherchons pas à être trop purs ; toutes les
maximes humaines nous mènent à l'erreur; les siennes
seules sont siires. »
Je ne sais pas si tout cela est exact, mais c'est en tout cas
commode, et je sais que ceux qui condamnent ces préceptes,
les suivront plus que l'auteur. On acquiert liicilement une
réputation soit bonne, soit mauvaise, quant à la morale.
Juger d'un homme par ses actions exige un degré d'atten-
tion auquel bien peu sont en droit de s'altendre, et que peu
consentent h accorder. Il est bien plus commode déjuger
d'après la conversalion que d'après la conduite.
Au club aujourd'hui on raconte une histoire étrange ;
une sentinelle aurait été poignardée, et le poignard laissé
sur les lieux avec Tinscriplion. « Va-t'en attendre La
Fayette. » Comme d'habitude, je déclare n'en rien croire.
Je vais au Louvre. Le duc de lîiron, l'évéque d'Aulun et
M. de Sainte-Foy, ont dîné ici, et sont encore avec Mme de
Flahaut qui s'habille pour aller à la Comédie. J'en suis lâché.
L'évéque et M. de Sainte-Foy se retirent, pour se consulter,
je suppose, sur la lettre au Courrier de l'Europe; quand
ils ont fini, je fais part à l'évéque de ce que La Fayette
m'avait chargé de lui communiquer. J'ajoute que je n'ai
pas parlé de l'archevêché, parce que son amie m'a prié de
n'en rien faire, mais surtout parce que, malgré l'occasion
favorable, je persistais dans l'opinion qu'elle avait exprimée,
mais dont je ne lui avais pourtant pas donné les raisons; je
pense qu'il devrait parler le premier, étant d'un rang trop
élevé pour recourir à un intermédiaire; s'il était d'un grade
inférieur, je ferais la demande à sa place. Il m'approuve.
Mme de Flahaut me demande d'aller à la Comédie, je re-
fuse; puis chez Mme de Laborde : je m'excuse; je m'offre
cependant à la conduire jusqu'au théâtre et elle accepte. Je
11
1G2 JOURNAL DM COL VKHXKIH MOHUIS.
vais chez Mme de Chaslellux. M. de Barbançon vient, el
je lui fais part d'une idée qui m'est venue à l'esprit, de
créer une colonie sur les bords du fleuve Saint-Laurenl.
Cela paraît lui plaire, et il en parlera aux personnes de sa
connaissance, qui désirent aller en Amérique.
31 décembre. — Je vais souper chez Mme de Laborde.
Mme d'Houdetot me dit qu'elle a dîné chez M. Necker.
J'apprends que sa famille est très peinée du refus fait par
l'Assemblée d'un don venant de Genève, refus considéré
comme une insulte à M. Necker. Elle me dit que l'abbé
Rayncval a adressé une lettre excellente à l'Assemblée. J'en
déduis que c'est une critique de la conduite des députés,
mais je ne pense pas que cela les améliore beaucoup.
Je reçois ce malin la visite de deux personnes décidées à
se rendre en Amérique. Je dois écrire pour elles une lettre
à \ew-York. Quelqu'un vient me demander des renseigne-
ments sur l'Amérique; je les donne, avec des avis. J'écris
puis je vais dîner avec M. Millet. Après le dîner, entre un
des pages du roi qui doit commencer demain son tour de
service. Il nous parle de la merveilleuse sagacité, de l'in-
telligence et de l'instruction du roi, de ses vertus, etc. Je
pense qu'il doit être absolument sur de la crédulité de ses
auditeurs. M. de Moustier qui m'avait parlé très favorable-
ment de lui, disant en particulier que c'était un honnête
homme, à l'air un peu honteux. La société au Louvre est
nombreuse. A minuit, les messieurs embrassent les dames ;
je n'essaie pas l'opération, parce qu'il y a des résistances,
et que je n'apprécie que les lèvres qui se donnent, quand ce
sont des lèvres aimées.
AiVMEE 1790
{"janvier. — Le premier jour de l'an quelques amis
viennent me présenter les soijhaits habituels, et je vais moi-
même faire différentes visites, entre autres au baron de
Besenval au Chàtelet. Il est un peucontrarié de trouver son
procès encore retardé. Il reçoit une visite des dames de la
Halle; quoique Parisiennes, elles lui adressent en mauvais
français leurs compliments sincères^ et lui promettent
amitié et assistance, ce qui n'est pas à mépriser. Il les traite
naturellement avec respect, tandis que Mmes d'Oudenarde
et La Gaze les poussent à des actes de violence. C'est là la
vraie caractéristique des femmes courroucées. Je vais chez
M. de La Fayette. Les invités sont lents à arriver, et le
dîner a lieu à quatre heures et demie. Il m'informe que
Monsieur et Mirabeau sont étroitement unis, que l'un est
une créature faible et indolente, l'autre un coquin actif et
rusé. Je lui dis qu'il faut terminer le procès de Besenval,
parce que l'on commence à prendre son parti, et que, par
suite la violence du torrent peut se tourner contre ceux
qui le poursuivent; cette réflexion le touche. A ma grande
surprise, il ajoute que, malgré mes critiques de l'Assem-
blée, je dois reconnaître la supériorité de la nouvelle Cons-
titution sur celle de l'Angleterre. Je l'assure qu'il se trompe
beaucoup, s'il croit que c'est là mon opinion. Je rends
visite à Mme de Staël, qui exprime avec bienveillance sa
crainte que je ne l'eusse oubliée ; je reste jusqu'à dix heures
et demie, puis je vais au Louvre où m'attend l'évêque d'Au-
tun. Je lui explique un plan dont j'avais fait part à Mme de
164 JOLRXAL I)K GOUVERXELR MORRIS.
Flaliaut pour acheter à crédit en Amérique, plan auquel
elle doit être intéressée. Il répond que si les bénéfices sont
grands et l'opération sérieuse, il pense pouvoir obtenir
deux millions. Je lui dis que je désire m'en tenir à un
million. \ous en reparlerons. Il me rappelle mes propos
sur la dette américaine qui fournirait une bonne spécula-
tion. Je réponds que j'y suis déjà engagé, mais que pour une
affaire si importante, l'union de nombreux capitalistes est
devenue nécessaire. Mme deFJabaut étant indisposée, je la
trouve les pieds dans l'eau chaude, et, au moment où elle
va les retirer, une de ses bonnes étint employée à cette
opération, l'évêque s'occupe à chauffer le lit avec une bas-
sinoire; moi je regarde, car c'est assez curieux de voir un
révérend Père de l'Eglise engagé dans cette pieuse opération.
A janvier. — Je vais au club. L'Assemblée nationale a
susp»endu les pensions, ne donnant que 3,000 francs pour
les arrérages échus. La liste doit en être examinée d'ici
au 1" juillet prochain, en vue de la refaire, et les absents
ne recevront rien jusqu'à leur retour. Je vais chez Mme de
Staël, où l'on discute cette question avec une certaine
ampleur. Je leur dis que l'abolition des privilèges a été la
route ouverte vers la destruction de toute propriété. Il en
résulte une discussion interminable; Mme de Staël y mon-
tre beaucoup de génie et peu de savoir. Les opinions sont
différentes, mais elles deviendront uniformes. J'ai exprimé
cet avis |)our fiire impression sur certains qui m'ont traité
d'arislocrate, etc., parce que je n'approuve pas leurs scn-
tiu)ents.
Je trouve Mme de Fiahaut au désespoir pour la réduc-
tion des pensions, et cela sans grande raison. Je le lui
prouve; elle en était déjà convaincue, mais elle dit qu'elle
veut crier très fort. Ses domestiques sont venus l'assurer
ce matin que, si cela est nécessaire, ils se mettront pen-
dant six mois au pain et à Teau. L'évêque d'Aulun arrive.
JOLK\AL DE GOl VERXEUU MORRIS. 165
Elle m'avait dit avant son arrivée que Monsieur a écrit une
lettre au roi demandant une place au conseil. Il est en cela
d'accord avec Tévêque et le duc de Lévis. L'évèque dit
que le décret sur les pensions n'aurait pas passé sans l'abbé
de Moutesquiou. Je dîne avec AI. de Montmorin. La con-
versation roule naturellement sur les pensions. Je déclare
que le décret viole les lois de la propriété. On semble le
considérer ainsi, mais pas autant que je l'ai démontré.
J'élablis un parallèle entre ce décret et les compensations
données par la Grande-Bretagne aux loyalistes américains.
On considère (jue le vote est dû à l'absence de nombreux
membres partis pour aller dîner. Au moment de sortir,
M. de Aloiitmorin s'informe où j'en suis avec mon plan.
Je lui dis que j'attends l'adhésion des Hollandais; trois
personnes (jui sont ici ont déjà consenti, et l'une d'elles
part pour Amsterdam cet après-midi, afin de déterminer
ses associés. Il est heureux de cette nouvelle. Je vais voir
Aime de Chastellux; elle me dit qu'elle a vu AI. de La
Fayette; que Favras sera pendu; queAIonsieur était certai-
nement du complot, et qu'il est guidé par Alirabeau. La
Fayelle faisant ses confidences au monde entier, il faut na-
turellement ne pas lui révéler ce secret, qui ne doit pas
transpirer. Le résultat pour lui sera l'inimitié de Alonsieur,
frère du roi, qui dans tous les cas doit toujours être en train
de faire le mal, même s'il est en mesure de faire le bien.
Le maréchal de Ségur arrive. Nous parlons quelque peu des
pensions, et mes sentiments concordent bien avec les siens.
1 janvier. — Je vais dîner chez AI. de Aloustier. Le
comte de Croy, le prince de Broglie et Clermont-Ton-
nerre sont les invités. Ces deux derniers sont grandement
irrités contre l'Assemblée à laquelle ils appartiennent,
mais le comte de Croy a un pende V obstination flamande,
et défend bravement les édits, dont il a combattu un grand
nombre.
IfiC. JOIHXAL I)K COI VKlîAKLK MOHRIS.
^janvier. — Je m'habille cl je vais dîner aujourd'liui
chez la duchesse d'Orléans. Klle a changé son maître
d'hôleljCt je crois qu'elle y a gagné. Après le dîner, je rends
visile au comte et à la comtesse de Chastellux dans un pa-
villon du Louvre, dans un grenier, à environ cent soixante
marches au-dessus de la terre; les mansardes sont petites,
et les trésors qu'on y a réunis pendant des siècles provo-
quent une effroyable puanteur. La comtesse me montre une
boîte, cadeau de sa princesse, qui avait envoyé un peintre
au château de Chastellux, expressément pour en prendre
des vues. Il est situé dans une partie montagneuse de la
Bourgogne, près d'une petite rivière, claire et abondant en
truites. Le comte et sa femme sont des gens d'intérieur.
Combien ils pourraient éprouver de plaisir à respirer l'air
de leur propre château, si les hommes pouvaient savoir ce
qui fait leur bonheur. Mme de Ségnr se trouve ici avec le
maréchal. La duchesse vient et je lui fais une tasse de thé.
Elle emploie beaucoup d'expressions flatteuses; je n'en
puis deviner la raison, mais j'incline à croire que cela est
dû à l'inattention. Nous verrons. Après son départ, le che-
valier de Graave nous lit le discours |)rononcé ce matin à
l'Assemblée par le parlement de Bretagne. 11 est écrit avec
beaucoup de force et de précision, et montre que ses
membres ont la confiance d'être soutenus jiar leur j)rovince.
\0 janvier. — Je dîne aujourd'hui avec M. de La
Fayette. Après diiier, il me demande quelle est la conduite
à tenir en cas de désobéissance de la part des administra-
tions provinciales et de celles de district, qui sont sou-
mises aux ordres du roi, mais qui, étant électives, peuvent
ne pas les respecter. Je lui dis qu'il n'y a aucune précau-
tion à prendre; celle institution est radicalement mau-
vaise, mais on ne peut la changer, tellement on a parlé
au peuple de liberté; il faudra nécessairement laisser au
temps et à l'expérience le soin de corriger ce défaut avec
JOrHXAL 1)K GOL\KR\KrK MORRIS. 1(57
beaucoup (raulres, heureux encore si les chaugemenls
que l'expérience conseillera ne ramènent pas une autorité
trop sévère. Il ne parlage pas celte façon de voir. Je sup-
pose que l'on trouvera bien quelque expédient, mais rien
d'efficace. Je vais de là au Louvre. Mme de Flahaut est
désolée; elle a pleuré toute la journée. Je la supj)lie long-
temps de m'en dire la raison. Les pensions qu'elle rece-
vait de Monsieur et du comte d'Artois sont suspendues ;
elle ne reçoit que 3,000 francs de celle du roi, il lui faudra
donc quitler Paris. J'essaye de la consoler, mais c'est
impossible... Le coup esl dur, il est vrai, car, malgré sa
jeunesse, sa bcaulé, son esprit et toutes ses grâces, elle
doit quitter tout ce qu'elle aime et passer sa vie avec ce
qui lui répugne le plus. Je vais de là chez Mme de Chas-
tellux. Short s'y trouve. Je répète, en parlant du parle-
ment de Bretagne, ce que j'ai déjà fait observer à La
Fayette, que l'Assemblée doit agir avec beaucoup de pré-
caution envers les Bas-Bretons; mais il me répond, comme
La Fayette, que les neuf dixièmes de la province sont pour
l'Assemblée. J'en doute, car le style, calme et ferme, de
l'adresse du parlement montre qu'il est sur d'être soutenu,
et que les provinces voisines de la Bretagne traversent une
crise.
1 1 janvier. — Je vais ce matin à la fabrique de porce-
laine pour voir des incrustations sur verre ; ce sont des
oiseaux composés de plumes et autres objets naturels du
même genre; cette reproduction approche naturellement
plus de la vérité que la peinture. Le fabricant est présent,
et nous demandons le prix d'un surtout pour une table de
dix pieds sur deux. C'est deux mille francs, et livrable
seulement en octobre. Je vais au Luxembourg dîner avec
le comte Louis de Xarbonne. Le dîner et les vins sont
excellents; j'y rencontre le comte d'Affry, le duc de \,.. , le
chevalier deNarbonne, Mme de Vintimille et Mme de Fron-
168 JOl IIXAL DE GOIVKRVKIR MOHHIS.
sac. J'avais vu celle dernière chez M. de Alonlmorin. Elle
semble 1res libre et 1res à son aise; il resle à savoir si c'est
le résultat d'une vertu au-dessus de tout soupçon, on
d'une iudifl'érence aux apparences. Elle est assez belle et
joue bien du clavecin. M. de Bonnay, qui devait dîner,
arrive lard de l'Assemblée. On a approuvé un décret par
lequel les membres de la Chambre des Vacations sont
déclarés incapables de remplir aucune charge, ou d'être
électeurs ou éligibles, jusqu'à ce qu'ils annoncent à
l'Assemblée leur adhésion à la Constitution. Ceci est fort,
mais le comte de Mirabeau était d'avis de les envoyer au
Chàtelet et de les juger pour crime de lèse-nation.
Je vais de là chez Mme de Chastellux. Mme de Ségur,
le maréchal et le comle arrivent. La conversation roule
sur le décret du jour, de même que chez Mme de Staël. Je
prétends que ce décret est nul d'après les principes de
l'Assemblée elh'-mème, qui s'est déclarée incompétente
dans l'ordre judiciaire. Ceci donne prétexte à une longue
dispute, à laquelle je prends plus de part que la chose ne
vaut; mais c'est la tournure de la société d'ici; il faut s'y
conformer ou cesser de venir. Ce dernier plan serait peut-
être le plus sage.
{^janvier. — Je vais au Louvre après le dîner, et je
trouve Mme de Elahaut profondément affligée de l'idée de
quitter Paris. Elle a des affaires qui l'empêchent de venir
avec moi choisir un surtout de table avec ornements.
L'évêque arrive. Il m'a fait admettre membre d'une société
dont je ne connais pas exactement le but, mais qui est
néanmoins une société choisie. Il espère oblenir un million
de la spéculation proposée à Mme de Flahaut. Il me dit
que les membres du parlement de Bretagne sont venus
volontairement, parce qu'ils redoutaient la violence de la
municipalité de Rennes. Ceci est extraordinaire. Rennes
ne vivant que de la présence du parlement. Il y a eu une
JOLRXAL DE GOLVERXELR MORRIS. lOi)
émeute à Paris aujourd'hui, et un grand nombre des mili-
taires employés dans la bagarre ont été faits prisonniers.
On n'y comprend généralement pas grand'chose, mais tout
le monde trouve que La Fayette a agi avec beaucoup de
prudence et de décision.
A A janvier. — Je vois Mme de Fiahautce matin. Elle
me dit que la semaine prochaine la Caisse d'escompte
cessera complètement ses payements en espèces. Chez
Mme de Chastellux, la duchesse me reproche de l'avoir
négligée depuis trois jours qu'elle est souffrante; je
réponds que, si j'avais pu lui être utile, je me serais certai-
nement empressé. Je passe chez Mme de Flahaut et nous
allons chercher un surtout; nous nous rendons ensuite à
la manulaclure d'Angoulême, Nous sommes d'avis que la
porcelaine d'ici est plus belle et coûte moins cher que
celle (le Sèvres. Je pense faire ici mes achats pour le
général Washington. Mme de Flahaut me dit que le comte
de Ségur a persuadé à La Fayette de mettre l'évêque aux
iinauces. Le comte a dit qu'il était aussi opposé à l'évêque
que M. de La Fayette, mais que l'on n'avait personne de
talents suffisants, et qu'il ne faudrait pas laisser à des
adversaires les talents de l'évêque. La Fayette le répéta à
son amie Mme de Simieu, elle à Mme de Coigny, elle à
Mme de ..., qui le dit au duc de Biron, qui le dit à
Mme de Flahaut, qui désire que je suive la filière pour
Mme de Ségur; mais je ne lui dirai certainement rien que
la vérité, et seulement selon l'occasion. Son mari a tort,
je crois, de se donner tant de mal pour obtenir une place
dans l'administration. C'est au temps de prouver si je suis
dans l'erreur. La duchesse arrive tardée soir chez Mme de
Chastellux. La mère de l'évêque d'Aulun est ici. Elle est
1res aristocratique ; elle dit que les hauts personnages du pays
qui ont favorisé la Révolution ont fait absolument fausse
route, et je crois qu'en ceci elle ne se trompe pas debeaucoup.
170 .101 H VAL î)i: COUVEUXELU MOHRIS.
10 janvier. — La soirée musicale de ce soir chez
Mme Le Couteulx me paraît assez terne, quoique les chan-
teurs soient très bons. De Cantcleu me demande avec un
sourire sarcaslique des nouvelles de l'évêque d'Aulun. Je
lui dis qu'il n'est nullement désireux d'entrer au ministère
en ce moment. Il observe qu'actuellement un ministre ne
peut rien; les choses marchent comme elles veulent. Je
lui réponds qu'il a raison pour le présent, mais que les
ministres auraient pu donner une direclion, il y a quelque
temps, et que de deux choses l'une : ou bien tout courra
à la ruine, ou bien ils devront diriger la machine à l'avenir;
même maintenant il imj)orteanx individus d'être informés
de leurs intentions. Je trouve que M. de Canteleu a toute la
présomption d'un parvenu qui pense avoir obtenu par
son mérite ce qui, de fait, est le prix de son attachement
aux ministres. Je demande à Laurent si l'on ne peut rien
tirer des assignats. Il me dit qu'il sera impossible de se
faire une opinion à leur égard avant cinq ou six mois quand
leur valeur sera un peu connue.
\1 janvier. — Je dîne chez La Fayette. Il me demande
ce que je pense du choix de Ternant comme ministre en
Amérique; je réponds que je l'approuve, et j'en conclus
qu'il voudrait me faire considérer celte opinion comme
venant de lui. Très bien. Après le dîner, Gouvcrnet médit
que Xecker va beaucoup mieux, mais qu'il se fait plus ma-
lade qu'il ne l'est, pour s'assurer une retraite à laquelle il
songe. — Il ajoute qu'un premier ministre est nécessaire.
Je lui demande qui doit être aux finances, et si c'est l'évêque
d'Autun. Il répond que celui-ci ne fera pas du tout l'affaire,
qu'il n'est pas à la hauteur de sa lâche; que AI. Thouret à
l'intérieur, et AI. de Saint-Priest aux Affaires étrangères
feront très bien, mais il n'y a personne d'assez éminent en
dehors d'eux. Je demande à Aime de La Fayette qui se joint
à nous de nommer quelqu'un; elle ne le peut pas. Je déclare
JOURXAL DE GOLVERXEIR MORRIS. 17J
avoir appris que le comte de Séfjur cherchait à entrer
aux Affaires étrangères. Gouvernet et elle sont d'accord
pour dire qu'il n'est pas l'homme qu'il faut pour cela. A
dîner, La Fayette m'a demande ce qu'il fallait faire de la
milice; je lui ai répondu : rien; ne pouvant agir comme
il le faudrait, il vaut mieux la laisser à même d'être
améliorée, ce qui serait impossible si la Constitution en
fixait les règlements. 11 me dit que d'autres personnes et lui
encore sont décidées à choisir des articles isolés dans la
Constitution, telle qu'elle existe actuellement, pour en faire
une Constitution au vrai sens du mot, laissant le reste aux
soins des législatures ultérieures. Je l'approuve, mais tout
dépendra du choix fait. Pour ce qui est de la Déclaration
des Droits, je conseille d'imiter les maçons qui ne renversent
les échafaudages que lorsque la maison est finie. Je vais au
Louvre donner à Mme de Flahaut des nouvelles de son
ami, qui a trop bonne opinion de sa propre opinion pour
faire un bon ministre des finances. Dans les différentes
sociétés chacun semble d'accord à dire que cela va mal, cl
l'on parle avec découragement; mais de fait rien de bon ne
pouvait venir des mesures prises jiar le gouvernement,
mesures que l'on a si sévèrement jugées.
\d Janvier. — Je dîne aujourd'hui au Palais-Royal.
La duchesse me dit que le trésorier du duc ne paye pas
mensuellement comme il le devrait, et que, si cela continue,
elle n'adhérera pas au pacte convenu. Elle reçoit en ce
moment 450,000 francs par an, dont 350,000 vont aux
dépenses d'intérieur, de domestiques, de table, etc., près de
15,000 louis. Il serait certainement possible d'économiser
beaucoup sur ce chapitre. Après dîner je me rends au
Louvre. Le cardinal de Rohan s'y trouve. Il parle inci-
demment de son procès, et, après avoir exposé les cir-
constances qui le lui ont rappelé, il déclare qu'il considère
comme une faiblesse d'en parler, et il a raison. Il a plus de
172 JOIRYAL I)K (lOlVKHXELH MORRIS.
grâce que d'esprit. Mais son style en parlant est trop bon
pour que son style d'écrivain soit aussi mauvais que celui
que Aime de La Molle lui a attribué. La nouvelle pièce donnée
ce soir à la Comédie est très applaudie, bien que très mau-
vaise. C'est, cc(;endant, la mode. Le but est de ridiculiser,
ou plutôt de prêcher contre les préjugés subsistant contre la
famille et les relations d'un homme qui a été pendu. Un Lord
Anf/h/fs est le prédicateur; il prend dans le recueil des lois
anglaises un lexle qui ne s'y trouve pas, et, au moyen d'an-
tithèses et autres figures de rhétorique, remplit l'auditoire
d'une satisfaction que ne fait qu'augmenter l'extravagante
autant quejudicieuse déclamation des acteurs — judicieuse,
parce qu'une action naturelle laisserait percer les défauts
de la pièce, actuellement cachés par Jes éclats de voix.
2\ janvier. — Tandis que je me promène aujourd'hui
aux Chanqîs-Elysées avec le comte Dillon, on entend un
coup de pistolet; Dillon suppose que c'est un duel, caril y
en a pas mal depuis quelque temps. Cette idée me fait rire,
mais bientôt nous voyous un homme emmené par une
troupe de soldats; en nous approchant, nous apprenons
qu'il a tenté de se suicider, mais il a si mal visé que la balh^
entrée par le front est sortie par le sommet de la tète. Le
soldat déclare ignorer qui il est, et ajoute que, quand on a
tout perdu sans qu'il y ait de sa faute, la meilleure chose à
faire est de se tuer. Je vais ensuite au Louvre et n'y reste
que quehiues minutes; M. levicomîe de Saint-Priest est la.
Je diiie avec la duchesse d'Orléans; l'évêque d'Orléans .^e
trouve présent. Cet évèque semble être de la classe de ceux
dont les plus sincères prières sont pour la bonne chère, et,
à en juger par sa manière de parler, il semble attacher plus
d'importance à parler qu'à dire la vérité. Je vais au Louvre.
Immédiatement après moi, arrive l'évêque d'Autun qui ne
paraît pas du tout content de me trouver là. Son espoir de
se procurer un million s'est trouvé vain. On lui dit que
JOURVAL DE GOLVEHXIiLK AIORRIS. 173
l'affaire se présente comme excellente, mais, puisque l'on
doit bientôt avoir du papier-monnaie en France, il devrait
réunir ses fonds pour en tirer un grand profil. L'évêque
s'en va, et Mme de Flaliaut me donne à lire un plan finan-
cier préparé pour l'évêque par M. de Sainte-Foy; elle me
demande ce que j'en pense. Je lui réponds qu'il ne faut
rien de plus pour le ruiner complètement.
22 janvier. — Je fais une promenade au jardin des
Tuileries avec Mme de Flaliaut, et M. de Saint-Pardou, puis
je dîne avec le comte de Montmorin. M. de Marmontel est
présent. Après dîner, j'entretiens le comte du commerce
avec les colonies. Il dit qu'il espère voir quelque chose se
faire avant quinze jours; il pense qu'on devrait accorder
une bien plus grande liberté au commerce avec nous qu'à
celui avec les autres nations, parce que l'état de leurs
colonies dépend de nous. Je lui communique, sous le
secret le plus absolu, la commission dont je suis chargé en
partie. Je lui dis deux vérités de premier ordre : la liberlé
du commerce avec les Iles Britanniques est ce qui con-
tribuera le plus à nous inculquer le désir d'un traité de
commerce avec la Grande-Bretagne, et, pour ma part, je
préfère des rapports plus étroits avec la France. Il me dit
que le grand malheur de ce pays est de n'avoir ni plan fixe,
ni principes, et actuellement d'être sans chef. Je lui dis
qu'il faudrait recourir à la guerre. Il m'exprime sa conviction
que, s'ils ne font pas bientôt la guerre, on la leur fera vite.
Mais leurs finances ! Je lui affirme qu'il y a là moins de
difficulté qu'il ne croit. Le grand mal vient d'une consti-
tution sans force. Nous rejoignons les personnes présentes.
On s'occupe beaucoup des affaires publiques, sur lesquelles
Marmontel partage mon avis. J'ai eu l'occasion à dîner de
remarquer les différences de goût. On avait reçu une grosse
truite du lac de Genève, et la question fut de savoir quand
la manger. On consulte le maître d'hôtel, on examine la
17V JOÎILVAL I)K (lOLVKHXElK MOIIUIS.
truile, très grosse, pesant au moins vingt livres et très
fraîche, car elle est venue par courrier. Le maître d'hôtel
dit qu'elle devra attendre jusqu'à mercvedi pour être mor-
ti/iée, et comme ce jour-là ne convient pas à la société,
cette pauvre Madame la Truite devra se mortifier deux
jours de plus. Je ne puis que compatir à son affliction.
25 janvier. — Le vicomte de Saint-Priest qui dîne
au Palais-Royal aujourd'hui et est assis à mes côtés soulève
Pidée que le roi se rende à l'Assemblée pour se mettre à
la tête de la Révolution. Je blâme celte manière de faire et
lui dis, sans chercher de détours, que ceux qui le conseil-
lent ainsi lui donnent un conseil ou inepte ou perfide.
Mme de Ségur ne partage pas mon avis et, après le dîner,
son mari, à qui elle en a parlé, me dit aussi qu'il est de
l'opinion contraire et qu'il désire ladisculeravecmoi. Je me
contente d'ajouter que le roi devrait envoyer ses enfants
au comte d'Artois, pour que toute la famille royale ne soit
pas au pouvoir de ses ennemis, et laisser la nation agir à sa
guise. Par le cours naturel des choses, elle reviendra à
son ancienne fidélité. L'occasion n'est pas favorable à une
pareille discussion. Je rentre chez moi pour écrire. A neuf
heures, je vais au Louvre. L'évéque d'Aulun est présent.
On parle des monnaies; il n'a pas complètement raison,
mais je vois qu'il a étudié la question. Je lui rappelle qu'il
devait me prêter un livre. J'envoie chez lui mon domestique
qui me le rapporte. Il est quelque peu drôle de recevoir le
Portier des chartreux des mains d'un Révérend Père en
Dieu.
^Q janvier. — Aujourd'hui, à trois heures et demie, je
vais chez M. de La Fayette. Il m'exprime son désir de
s'entendre avec M. Short, M. Paine et moi, pour examiner
la situation judiciaire de la France , parce que sa place lui
impose la nécessité d'être juste. Je lui dis que Paine ne
JOUR.VAL DE GOrVERXElK MORRIS. 175
peut lui rendre aucun service; car, bien que possédant
une plume excellente comme écrivain, il n'a pas une très
bonne tète conmie penseur. Tout en parlant de ce sujet,
il m'apprend qu'il s'est procuré un mémoire écrit par les
réfugiés de Turin pour exciter les princes d'Allemagne
contre la France, etc. M. de Montmorin doit le lire demain
au conseil. La Fayette dit qu'il sera publié. Je lui demande
de suspendre cette publication, et donne des raisons qui
convainquent son jugement, sans toucher à sa volonté.
Il doit me le montrer demain et je pense que le public sera
bientôt dans le secret. A neuf heures et demie, je vais au
Louvre. Mme de Flahaut a une autre dame avec elle et elle
joue. Elle s'en excuse en anglais, que l'autre dame com-
prend. Ceci est assez drôle. Je leur fais du thé et, à onze
heures et demie, nous restons en tète-à-tèle. Je lui commu-
nique une note, écrite ce matin, sur l'état des affaires et la
conduite que devrait adopter le roi. Elle fera passer cette
note à la reine par Vicq d'Azir, médecin de la reine. Je lui
dis de ne pas délaisser la reine, et de lui donner de bons con-
seils, exactement le contraire de ceux que le roi reçoit du
parti au pouvoir; si ce parti réussit, elle verra sa situation
assurée par ses amis; dans le cas contraire, la reine lui
aura des obligations dont elle la récompensera, puisqu'elle
le pourra. Mon amie éprouve quelque répugnance pour
celte conduite, la seule qu'elle puisse tenir. Elle me
raconte une affaire dans laquelle le marquis de Montesquiou
se conduit de façon peu délicate, et où elle voit la possi-
bilité de se procurer de l'argent. Elle doit m'en donner les
détails à examiner. Je la laisse à minuit et demi et rentre
chez moi.
29 janvier. — Vendredi, je vais chez M. de Montmorin
pour manger la truite qui était si « mortifiée « , qu'elle
refusa d'assister au repas. En bon français, elle est pourrie
depuis plusieurs jours. Avant le dîner, on soulève la qucs-
176 JOIR.VAL 1)K (lOlVKHXKlR ilORRIS.
lion de la visite du roi à TAssemblée, et, très imprudem-
ment, je donne mon avis sur cette mesure. La réflexion me
dit que, proposée soit par Xecker, soit par La Fayette,
Alontmorin l'a probablement adoptée. Le baron de Desen-
val est rendu à la liberté ce soir, vers huit heures. D'après
ce que me dit Mme de Chastellux comme venant de
Mme Xecker, par riiitermédiaire du duc de Xivernois, je
conclus que le plan proposé pour le roi a pris naissance au
ministère des iinances. Il est ridicule. Je vais au Louvre.
M. de Monlesquiou s'y trouve. Xous nous entretenons de
sujets politiques, et, au bout d'un instant, il s'en va.
Mme de Flahaut est absolument désolée. Elle me raconte
leur entretien, par lequel elle a compris qu'à moins de
pouvoir emprunter pour subvenir à ses hesoins, il devra
recourir au suicide. Elle est affligée de la situation d'un
ami, si longtemps et si sincèrement attaché à elle. Je
calme sa douleur comme je le peux, et la quitte pour me
rendre chez Mme de Chastellux. Le comte de Ségur me
donne toutes les raisons pour que le roi se rende à l'Assem-
blée ; à mon avis, elles ne valent j)as un sou.
\" février. — Ce matin le comte de Luxembourg vient
déjeuner avec moi; étant très occupé, je coupe court à
Tentrelien et me mets à écrire. Il me quitte, se lamentant
toujours de ne pas être assez âgé pour être au ministère,
oii, avec l'aide de mes conseils, il pourrait faire des mer-
veilles. 11 sera bientôt détrompé. Je dîne avec la duchesse
d'Orléans. Après le diner. nous discutons une question,
sur laquelle j'émets une idée quelque peu extraordinaire
dans ce pays exlraordinaire, savoir, qu'une femme sensée
et instruite est plus facilement induite en erreur qu'une
autre; entre autres raisons, parce que, ayant peut-être un
sentiment plus élevé du devoir, elle ressent un plaisir
proportionnellement plus grand à une faute qui la conduit
plus loin et plus vile qu'une autre femme. La duchesse
JOURXAL DE GOLVERXEUR MORRIS. 17T
contesta cette assertion, mais dans mes explications je cite
quelques traits de sentiment féminin d'une telle vérité
qu'une vieille dame présente déclare mon opinion abomi-
nable, mais craint qu'elle ne soit juste. Je ne puis rester
pour finir la discussion; à peine ma voiture est-elle annon-
cée que j'y saute et vais chez M. Xecker. Je le mets rapi-
dement au courant de la conduite des maisons hollandaises,
et j'ajoute qu'il me faut aller en Hollande, avant de continuer
mes pourparlers avec lui. Il paraît très désappointé. Je lui
dis que je ferai tout en mon pouvoir pour conclure l'affaire
selon ses désirs ; qu'il est possible que les Elals-Lnis m'em-
ploient, que, dans ce cas, par délicatesse, je refuserai de
continuer ces pourparlers, mais que je les ferai reprendre
par eux. Cela semble lui sourire davantage. C'est un homme
dont il faut deviner les opinions. Aux manières de MmeNec-
ker, je crois m'apercevoir que j'ai eu tort de négliger la
maison depuis quelque temps. Peut-être y a-t-il d'autres
raisons. 11 y a des Iroubles en Bretagne, et le comte de
Thiard me dit que les troubles viennent du Tiers, c'est-à-dire
de bourgeois déguisés en paysans. Il existe évidemment une
entente avec les membres de l'Assemblée. De là, je vais
souper au Louvre. Mme de Flahaut m'informe que la reine
a dit à Vicq d'Azir avoir appris que Tévêque est un homme
de grands talents, et qu'il est important d'avoir des hommes
comme lui. Vicq d'Azir répondit qu'un de ses amis intimes
lui avait assuré que Sa Majesté n'aurait jamais à s'en
plaindre. La reine sourit, disant connaître cet ami, à quoi
le médecin répliqua : «Alors, Votre Majesté m'épargnera
l'indiscrétion de le nommer. 35 II lui donna la note que
j'avais écrite, et que Mme de Flahaut avait copiée expres-
sément. La reine dit que, tant que M. Xecker restera en
place, elle ne se mêlera pas des affaires de l'État.
^février. — Ce matin, M. de La Chaise vient, et je passe
le reste de la matinée avec lui. J'essaye de le persuader de
12
178 JOURX'AL DE GOUVERNEUR MORRIS.
se joindre à moi pour l'offre à faire à AI. Necker au sujet
de la dette, mais il a peur. Je lui démontre les avantages
dont le plan est susceptible, et la facilité de l'exécution,
mais il n'ose pas. 11 me recommande très fortement d'aller
en Hollande, et je crois que je suivrai son conseil. Je dîne
au Palais-Royal. Le dîner est excellent. Puisignieux, qui
est là, me dit qu'il trouve que j'avais raison dans mes idées
sur les conséquences du discours du roi, et il reconnaît qu'il
s'était trompé. J'avoue tout bas à Aime de Flahaut que celte
information ne peut ni altérer ni confirmer mon opinion,
fondée sur ce que je regarde comme la nature humaine.
Il est étrange que des hommes ayant vécu cinquante ans
dans le monde puissent supposer qu'une opposition, fondée
sur de forts intérêts personnels, sera instantanément calmée
par quelques paroles mielleuses. On croit en ce moment
que ce discours produira un effet merveilleux en province,
mais je ne puis concevoir d'autre résultat que d'y créer de
l'animosité. La noblesse le considérera comme une marque
de l'esclavage, dans lequel le roi est maintenu, et la popu-
lace, comme une déclaration de guerre contre ses supé-
rieurs. L'abbé Delille nous répète quelques vers tirés de
ses Catacombes. Ils sont très beaux et bien récités, mais je
lui fais remarquer que l'un d'eux est un peu fort :
n II ne voit que la nuit, rî entend que le silence. »
11 est surpris que, de toute la société, ce soit moi qui
fasse cette remarque, puisque je dois certainement me rap-
peler les ténèbres visibles de Âlilton. Il y a cependant une
différence dans l'expression et dans l'idée ; le genre des
deux poèmes également est différent, et peut-être qu'ici
Alilton était sur les confins (pour ne pas dire plus) du bour-
souflage. Néanmoins je ne continue pas la discussion avec
lui.
Al février. — Les maisons de Hollande ont non seule-
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 179
ment refusé d'entrer en rapports avec moi, soit comme
prêteurs, soit comme intermédiaires, mais elles ont même
fait un emprunt de 3 raillions de francs pour le compte du
Congrès, et ont écrit à M. Hamilton et à M. \ecker pour
les pousser à ne pas s'entendre avec moi. Je vais chez
M. Short voir la lettre à Hamilton; non seulement elle est
dépourvue de raison, mais, comme tout le reste, elle viole
les promesses que l'on m'a faites. J'exprime à Van Sta-
phorst mon opinion de cette conduite, et il la trouve juste.
J'ai de désagréables pressentiments au sujet des négocia-
lions engagées en Hollande. Van Staphorst me dit qu'il
pense que je ferais mieux d'aller à Amsterdam, et que,
bien que ces maisons ne méritent pas d'être intéressées
dans mon plan, cependant elles peuvent être si utiles que
je trouverai encore avantageux de les employer. Je lui dis
que je pense y aller. Short vient me voir et je lui lis ma
lettre au colonel Hamilton. Il écrira d'après mes senti-
ments, et est très fâché d'apprendre que le plan n'a pas
réussi. Mme de Ségur est chez Mme de Chastellux quand
j'y arrive. Elle me dit, et son mari le confirme, que la
reine a décidé le roi à se rendre à l'Assemblée. Elle ajoute
avoir appris d'une source aristocratique que la veille Sa
Majesté s'est emportée contre Necker, lui demandant si
cette démarche lui procurerait la paix, ce que le pauvre
ministre n'a pu promettre; qu'Elle a été également de
mauvaise humeur toute la matinée, et qu'en revenant de
l'Assemblée le roi a passé quelque temps à pleurer. Je
soupçonne que ce tableau est chargé, mais je crois que le
fond est vrai ; c'est aussi l'avis de ma belle informatrice. Le
maréchal avoue s'être beaucoup trompé sur les capacités de
Necker.
Le comte de Montmorin me dit que le discours du roi à
l'Assemblée a été couvert d'applaudissements. L'Assemblée
jura d'observer la Constitution à laquelle on travaille. Ce
serment est étrange. Si cette démarche de Sa Majesté pro-
180 JOLRNAL DE GOIVERXEUR .AIORRIS.
duit quelque effet sur des esprits raisonnables, ce sera de
prouver plus clairement la faiblesse de ses ministres.
Depuis trois mois ils n'ont fait que s'élever contre les pro-
cédés de l'Assemblée: aujourd'hui ils semblent lui appor-
ter la pleine approbation de Sa Majesté. Je vais de là chez
M. de La Fayette. Il me demande ce que je pense de celte
démarche, et il est fort surpris d'apprendre que je la blâme.
Je lui dis que je ne pense pas qu'elle puisse faire du bien,
qu'elle devra donc faire du mal. Il répond qu'elle lui permet-
tra de plaider la cause de l'autorité royale dans l'Assemblée.
D février. — Je dîne aujourd'hui avec le prince de Bro-
glie, et je vais ensuite chez Mme de Chastellux. Le prince
de Hesse arrive et nous raconte ce qui s'est passé en Bra-
bant à propos des 12,000 hommes de troupes hessoises,
que l'on a demandés et qui arriveront probablement. On
en est exactement au point que je soupçonnais depuis long-
temps. En réponse à une question de Aime de Chastellux,
je donne mon avis qu'il discute un peu, mais en s'en allant
il me dit que toute difficulté disparaîtrait si le prince de
Brunsuick était à la tête des affaires; c'est le baron de
Hertzberg, dit-il, qui l'en empêche. Je trouve Mme de
Flahaut, dînant avec Mlles Fanny et Alice, nièces de sa reli-
gieuse. Après le dîner, je descends avec Mme de Flahaut
pour répondre à une lettre. A peine suis-je entré que l'on
m'oblige à rester, par un simple tour de clé à la serrure,
et je dois renoncer à ma visite projetée au commandant
général. Je me rends de là chez Mme de Vannoise. Lne cer-
taine iMme de Pusy qui se trouve là semble être eu quête de
consolations. Je vais chez Mme de Laborde. Je fais la con-
naissance d'une dame Williams, femme d'un officier d'ar-
tillerie anglais, et fille du docteur Mallett, l'ami de lord
Bolingbroke. Elle me fait des compliments, qui sont trop
piquants pour mes nerfs j ils auraient pu passer en français,
mais ils me révoltent en anglais.
JOIRXAL DE GOIVERXEIR MORRIS. 181
^10 février. — L'évêque vient pendant que je suis à
dîner avec Mme de Flaliaut ; il nous rapporte le curieux
conseil donné par le roi au comte d'Angivillers. «Je vous
en prie, comte, tenez-vous tranquille, car les temps sont
difflciles, et chacun doit prendre soin de lui-même; de
sorte que, si vous blâmez ce qui se passe en ce moment,
vous pourrez vous attirer des ennuis. » Je vais ensuite chez
Mme de Chastellux; le rapport de l'évêque sur une adresse
de l'Assemblée à ses commettants est aussi blâmé ici qu'il
a été approuvé chez M. de La Fayette. Je vois M. de Mont-
morin et lui raconte ce qui s'est passé au sujet de la dette;
c'est pourquoi je vais en Hollande. Je me rends de là à la
Comédie IVançaise où la pièce est mauvaise. Je reconduis
Mme de Flahaul chez elle. Son mari rentre de Versailles;
je lui prête ma voiture pour aller au coucher du roi. J'in-
forme Mme de Flahaut que je pars dans un jour ou deux
pour la Hollande.
V^ février. — Je vais aujourd'hui dîner chez M. Necker.
Au moment de partir après le dîner, je m'informe s'il a
des commissions pour Amsterdam. Il demande pourquoi
j'y vais; je lui dis que je désire distraire ces messieurs de
leurs occupations actuelles et les amener à mes vues. Il
fait des objections, disant qu'il a appris que l'emprunt
ouvert par eux est couvert, et qu'il espère que les Améri-
cains paieront la dette, ce qui serait préférable. Il semble
donc que mon plan est finalement ruiné. Chez Mme de
Chastellux, ce soir, la comtesse de Ségur me dit que
mercredi prochain M. Necker doit aller à l'Assemblée
pour déclarer qu'au 1" mars il ne restera pas un franc dans
aucune des caisses appartenant à l'Etat. La duchesse vient
bavarder comme d'habitude.
\^ février. — Après avoir dîné avec la duchesse d'Or-
léans, je me rends chez La Fayette. Il me conduit dans
182 JOl RIVAL DE GOUVERIVEUR MORRIS.
son cabinet et engage une conversation sur les affaires de
l'État. Au cours de cet entretien, je lui demande quelle est
la situation des villes frontières du côté de la Flandre. Il
n'en donne que de mauvaises nouvelles et se plaint du
ministre de la guerre, dont la mauvaise gestion a favorisé
l'esprit de révolte qui règne parmi les troupes. Je lui dis
que les ennemis de la France seront tout à fait stupides,
s'ils n'attaquent pas ces places. Il est très alarmé des
émeutes qui font encore rage dans les provinces, et me
consulte sur le plan qu'il mûrit pour obtenir le droit légal
de les réprimer. Craignant que les officiers de la munici-
palité ne puissent sembler, en certaines circonstances,
être à la tête des troupes, il a, d'accord avec M. Short,
résolu d'autoriser l'officier commandant les troupes à agir
seul, en cette circonstance extraordinaire. Ainsi ces vio-
lents avocats de la liberté adoptent les mesures qui lui
sont le plus contraires. Je m'oppose au plan, et lui en
montre les mauvaises conséquences, tant personnelles que
politiques. En réponse à la question : Que doit-on faire si
les autorités refusent de se servir des pouvoirs qui leur sont
confiés? je fais d'abord remarquer les diverses espèces de
châtiments que l'on peut imaginer, mais je conclus qu'ils
seront tous insuffisants, parce que l'institution des muni-
cipalités est radicalement mauvaise. Je lui prédis qu'elles
deviendront la source de confusions infinies, et d'une
grande faiblesse, tout en observant qu'on a flatté le peuple
avec des notions si extravagantes de liberté que je vois qu'il
n'est au pouvoir de personne d'altérer cette organisation
jusqu'à ce que l'expérience les ait rendus plus sages. Je
propose de nommer des commissaires à envoyer comme
administrateurs dans chaque district. Il pense que l'Assem-
blée ne consentira pas à donner au roi le pouvoir de nom-
mer ces commissaires. Finalement pourtant, nous décidons
qu'il serait convenable de déclarer, provisoirement^ que
certains commissaires déjà nommés pour d'autres objets
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 183
seront revêtus du pouvoir en question, jusqu'à l'organi-
sation des municipalités. Il me dit qu'il devra donner au
roi des dragées pour son discours à l'Assemblée. Je souris
et réponds qu'il n'a pas de dragées à donner; on a déjà
tellement fractionné le pouvoir exécutif qu'on ne peut
plus le rendre au monarque, il ajoute qu'il a pensé à
nommer de Saint-Priest ministre de la guerre, avec
Duportail sous ses ordres. Je lui dis que je ne connais pas
Saint-Priest, mais quelqu'un qui le connaît m'a appris
qu'il est faux, et je lui conseille de s'en assurer avant de
se le donner pour maître. Pour Duportail, je ne dis rien,
mais je le crois incapable, parce que je le crois trop
homme de bureau ; je sais du moins que ses idées sur cette
révolution diffèrent beaucoup de celles de La Fayette. Je
dis à ce dernier que les finances de l'Etat sont en pleine route
vers la ruine; que l'anarchie semble les menacer, et même
les attaquer de toutes parts; c'est pourquoi il faut, par-
dessus tout, être sûr de l'armée, qui promet d'être la
seule institution qui survive. J'ajoute que si une guerre
éclate, il faudra la conduire selon des principes totale-
ment différents de ceux en honneur jusqu'ici; il faudra
placer de fortes garnisons dans les colonies, puis aban-
donner l'océan et suspendre entièrement le commerce
qu'on serait incapable de protéger ; les navires que l'on
pourra ;irmer devront faire la course en corsaires ; il faudra
marcher avec toutes les forces dont l'on pourra disposer
directement sur la Hollande, et essayer de s'emparer de ce
pays. Je n'ai pas le temps de développer ces idées, mais
si c'est nécessaire, je saisirai l'occasion de les mettre par
écrit. M, Short me dit que La Fayette l'a consulté ainsi
que d'autres, ce matin, sur la manière de réprimer les
émeutes. Je vais de là chez Mme de Staël, où je ne reste
que peu de temps. Elis désire que je lui rapporte un roman
d'Angleterre, s'il en paraît un bon. On lui a dit que je
parle mal d'elle; je lui assure que ce n'est pas vrai.
184 JOl R\AL DE GOLVERÎVEIR MORRIS.
\(\ février. — Le malin du 10 février, je prépare mon
voyage en Hollande ; je me procure un passeport et des
cartes; je dis adieu à Mme de Flahaut, et le 17, à onze
heures, je quitte Paris.
6 novembre. — Retour à Paris le 6 novembre. Je descends
à l'Hotel du Roi. Je m'habille puis je me rends en fiacre chez
Mme de Flahaut. Fille est sortie, mais son mari insiste pour
que je passe la soirée chez eux. Je vais au club, où je trouve
les sentiments aristocratiques très en faveur. Je retourne
au Louvre. Mme de Flahaut est à la Comédie. Elle revient et
paraît contente de me voir. Je découvre que lord Wycombe
est vn eimiché ici [sic). Je dîne chez Mme de Ségur. On
me met un peu au courant de ce qui se passe. Le comte de
Montmoriu me fait une réception flatteuse. Je vois M. de
La Fayette qui affecte d'être enchanté de me voir. Je pro-
mets de dîner avec lui bientôt.
S novembre. — Je vais aujourd'hui dîner chez M. de La
Fayette, mais il est tellement en retard que nous avons déjà
à moitié fini quand il se met à table; il se retire bientôt
après, et nous n'avons pas le temps d'avoir la conversation
que nous voulions. Je m'en vais et je rencontre l'évêque
d'Autun au Louvre; je lui demande de conseiller à La
Fayette de tenir la ligne de conduite que je lui avais déjà
proj)Osée dans une circonstance délicate. lia obtenu du roi
la promesse de choisir sa garde dans l'ancienne garde
française, et les Jacobins s'expriment violemment à ce
sujet. II dit qu'il a le droit, en parlant au roi, de donner
son avis comme n'importe quel autre citoyen. Je lui
objecte qu'il devrait se placer sur un terrain différent, et
dire qu'il a sérieusement recommandé cette mesure au roi,
comme un tribut de reconnaissance envers ces braves qui
s'étaient distingués pour la cause de la liberté. L'évêque
partage complètement mon opinion, et lui en parlera,
JOURNAL DE GOIVERNELR MORRIS. 185
mais il observe fort justement qu'il est beaucoup plus facile
de convaincre La Fayette que de changer ses résolu-
tions.
9 novembre. — J'ai une longue conversation aujour-
d'hui avec Short sur différents sujets et particulièrement
sur l'Amérique. Je lui dis que le contrat de Robert Morris
avec les fermiers, que Jefferson considérait comme un
monopole, a été au contraire le seul moyen de détruire
le monopole du tabac en Virginie, par les facteurs écossais,
monopolje qui existait de fait. Je lui en donne plusieurs
raisons. Xous disons quelques mots sur La Fayette. Il
s'étonne de l'inaptitude et de l'imbécillité de cet homme.
Pauvre La Fayette! Il commence à subir les conséquences
inévitables d'une trop grande élévation. Il s'éclipse au pre-
mier nuage. Short me dit aussi que La Rochefoucauld est
terriblement embarrassé dans l'affaire des impositions. Je
réplique qu'il en est toujours ainsi quand on apporte des
idées métaphysiques dans les choses courantes ; que seuls
savent gouverner ceux qui en ont l'habitude, et que ces
derniers ont rarement le temps ou l'inclination d'écrire
à ce sujet. Les livres que l'on rencontre ne contiennent
donc que des idées chimériques. Je vais ensuite au salon
de Mme de Flahaut, et je reste le dernier. Selon sa cou-
tume, le comte de Luxembourg a beaucoup de choses à
me dire à l'oreille. Je déclare sans détour que les aristo-
crates doivent rester tranquilles, s'ils ne veulent pas être
pendus.
10 novembre. — J'avais acheté à Londres un gros chien
de Terre-Neuve pour la duchesse d'Orléans. Je l'emmène
aujourd'hui au Palais-Royal où je vais dîner, et le présente
à Son Altesse Royale, qui paraît bien contente; le vicomte
de Ségur « le prend en amitié ?' . Cela s'entend. Je fais un
tour avec le comte dans les jardins, puis je vais au club
186 JOl R\AL DE GOUVERNEUR MORRIS.
tuer 11U peu le temps. La journée a été splendide. Je pense
que jamais dans ma vie je n'ai eu l'esprit agile par autant
d'objets différen(s qu'en ce moment, et je ne puis com-
mencer aucune affaire sans qu'une autre ne se mette
constamment en travers. Aime de Bréhan dit que si les
troubles continuent, elle ira vivre avec moi en Amérique.
Naturellement je souscris à cet arrangement.
12 novembre. — Je vais à FOpéra après le dîner. Je suis
derrière mon amie volage, Mme de Flahaut, et comme,
heureusement, la musitjue me rend toujours grave, je
reste dans le mode senlimenlal. La comtesse de Frise est
ici; je lui présente mes respects dans la stalle voisine. J'ai
le bonheur de rencontrer Mme Foucauld Lardimalie après
l'opéra, et celui d'être accueilli de la façon la plus aimable.
Pour plusieurs raisons je veille à ce que mes traits ne
trahissent pas ma satisfaction. Heureusement, elle parle
de moi à Mme de Flahaut dans des termes très favorables.
13 novembre. — La populace pille l'hôtel du duc de
Castries, parce que le duc a blessé le démagogue Charles
de Lamelh dans un duel qu'il s'était attiré en insultant le
duc. L'histoire parait curieuse. M. de Chauvigny vient à
Paris dans l'intention de se battre avec Charles de Lameth,
qui, dit-il, a fomenté une insurrection dans le régiment
auquel il appartient. J'ai appris ceci chez M. Boutin, où
M. de Chauvigny, présenté par son frère, un évêque, a
raconté ce qui s'était passé. Il s'était rendu chez M. de
Lameth, dont les amis lui avaient dit, au cours d'un
rendez-vous avec eux, que M. de Lameth ne se battrait pas
avant que la Constitution fût terminée. L'autre répliqua
que, dans ce cas, jusqu'à l'achèvement de la dite Constitu-
tion, il se voyait dans la nécessité de proclamer partout
que AL de Lameth était un lâche. L'affaire étant venue
devant l'Assemblée, de Lameth déclara qu'il n'entrepren-
JOIRXAL DE GOrVERXKl R MORRIS. 187
drait rien avec Chauvigny avant d'avoir réglé ses comptes
avec le duc de Castries (colonel du régiment) « qui m'a
détaché ce spadassin-là n . Naturellement de Castries
demande réparation, et l'on va sur le terrain, où les amis
de Lameth, qui est de première force à l'épée, s'opposent
à l'emploi de pistolets. En vrai chevalier, de Castries
accepte de vider l'affaire à l'arme blanche, et blesse son
adversaire. En conséquence, la populace détruit la pro-
priété de son père. Ce n'est pas ordinaire ; je crois qu'il en
sortira des résultats que l'on ne soupçonne même pas
actuellement. L'Assemblée (aux mains des Jacobins) a,
dit-on, sanctionné ce qui s'est passé aujourd'hui.
14 novembre. — Ce matin le comte de Moustier vient
me voir. Nous discutons ensemble son plan de Constitu-
tion, et il me dit jouir à la Cour de plus de crédit qu'il
ne l'aurait jamais cru. Il me raconte qu'il est person-
nellement dans les bonnes grâces de la reine, et il s'at-
tend bientôt à ce que l'on demande ses conseils. Le roi et
la reine, me dit-il, sont décidés à ne pas abuser de leur
autorité, si jamais ils la recouvrent. II ajoute incidemment
que le roi et la reine lui ont tous deux parlé de moi, le pre-
mier deux fois, et qu'ils ont de moi une opinion favorable.
Ceci peut être utile à mon pays plus tard.
Je rends visite à Mme de Flahaut. Il me semble, à en
juger par les apparences, que l'on alleiid lord Wycombe;
je le dis, mais elle répond que c'est Tévêque. Les invités
me suivent de près : Mme de Laborde et Mme de La Tour,
puis Monfesquiou; quand nous sommes tous là, arrive lord
Wycombe, et il est aussitôt évident que le rendez-vous
était pour lui. Nous partons tous, mais bientôt après je
reviens en disant à Aime de Flahaut « que je lui serai à
charge, pour quelques moments de plus » . Mon lord est
plus déconcerlé qu'elle. Il ne paraît point encore arrivé au
point oii il vise. Je me rends ensuite au club, oii je trouve
188 JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
plusieurs personnes, qui justifient la conduite de la popu-
lace hier. AI. de Mouslier me dit que M. de Alontmorin avait
demandé Carmicliael comme ministre près de la cour de
France, ce qui pourrait être dirigé contre Madison et
Short, les compétiteurs actuels. Je doute fort que Mont-
morin ait fait cette demande.
15 novembre. — J'apprends aujourd'hui, chez Mme de
Chastellux, que le garde des sceaux désire avoir un entre-
tien avec moi. Je promets de lui faire une visite. La
duchesse d'Orléans me reproche mon absence, et je pro-
mets de diner chez elle demain. A huit heures, je vais à
mon rendez-vous chez Aime de Flahaut. Elle n'est pas
rentrée des Variétés, mais elle me fait prier d'attendre. Je
suis malheureusement obligé de le faire, ayant promis à
Capellis de passer ici la soirée. A huit heures et demie,
elle vient, accompagnée de Aille Duplessis. Je montre plus
de mauvaise humeur que ne l'admettent le bon sens ou la
politesse; du moins telle serait l'opinion de la plupart des
observateurs. Elle se confond en excuses, mais je la traite,
elle et ses excuses, comme un Turc. Ses manières et ses
paroles sont des plus conciliantes, et elle propose pour
demain soir un rendez-vous que je refuse d'accepter.
Finalement cependant elle réussit, mais, tandis que nous
allons souper, je lui dis qu'elle y manquera probablement,
s'il y a une nouvelle comédie .
10 novembre. — Aujourd'hui, selon ma promesse, je
dîne au Palais-Royal, et comme la princesse est seule au
moment où j'arrive, je l'entretiens de laçon à faire quelques
progrès dans son estime. Après le dîner, je vais à mon
rendez-vous chez Aime de Flahaut, mais je la trouve très
entourée. Lord Wycombe, le comte de Luxembourg,
M. de Sainte-Foy sont là; c'est pourquoi je m'en vais. Mes
lettres d'aujourd'hui ne sont pas agréables. M. de Flahaut
JOURNAL DE GOLVER\ELR MORRIS. 189
exprime le désir de partir en Amérique comme ministre
plénipotentiaire, et me prie d'amener sa femme à donner
son consentement, au cas où la place serait obtenue. Je
promets de lui en parler. Je vais m'asseoir un moment
avec Mme de Montmorin. Elle exprime sa conviction que
La Fayette u'est pas à la hauteur de sa situation, ce qui
est la vérité même. Elle dit que la reine ne consentira pas
à nommer son mari gouverneur des Enfants de France, et
que les aristocrates le détestent. A dîner, nous parlons de
la pièce de ce soir, Brutus; on s'attend à ce qu'elle
occasionne des désordres, .^près six heures, Bouinville et
moi allons au théâtre. En quittant l'appartement, comme
on suppose qu'il y aura trois partis dans la salle, je m'écrie
d'un ton déclamatoire: " Je me déclare pour le roi, et je
vole à la victoire. 5> Ne pouvant trouver de sièges, je me
rends à la loge de d'Angivillers, où je découvre que l'on
m'attendait, car j'avais promis do venir, puis je l'avais
oublié. Lord Wycombe s'y est établi aux côtés de Mme de
Flahaut, à la place que j'occupais autrefois. Sainte-Foy est
là, en observateur rusé. Je me décide donc à les jouer tous
les trois, et je pense avoir assez bien réussi. Je propose à
Mme de Flahaut de faire croire au vieux renard qu'elle est
attachée au jeune lord; elle se récrie. Je la crois pourtant
décidée à se l'attacher, et il peut se faire qu'elle se brùle
les ailes à tournoyer autour de cette flamme. La pièce
excite beaucoup de bruit et de disputes, mais il est clair
que le parterre, rempli de démocrates, obtient la victoire;
puis, l'ayant obtenue, il crie pendant plus de dix minutes :
4t Vive le roi ! « Après la pièce, l'on propose de placer le
buste de Voltaire sur la scène et de le couronner; l'on
procède à cette cérémonie, au milieu d'acclamations répé-
tées. Pour l'amusement de notre parti, j'écris les lignes
suivantes:
" Voyez ! La France, drapée dans le gai manteau de la
liberté, dédaigne son ancienne condition, mais elle est
190 JOIRXAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
fière d'obéir à son barde favori, dont l'esprit est roi, même
après sa mort.
tt II dédaigna la route ordinaire du pouvoir et cria :
« Abattez tous les tyrans! 5» et, faisant de la foule un Dieu,
il a obterm d'elle une couronne. »
Je les donne à Mme de Fiahaut, lui demandant de les
faire passer au lord. Il en paraît très content, et cela doit
faire plaisir à Mme de Fiahaut, puisque cela lui permet de
grandir ses propres mérites auprès de ses amis. Elle désire
me donner rendez-vous pour vendredi malin, mais je lui
demande de m'envoyer son heure par écrit assez à l'avance
pour que je puisse l'informer, si quelque chose m'em-
pêchait de m'y rendre. C'est une coquette, et des plus
volages.
18 novemhre. — Je vais dîner avec le garde des sceaux.
Ses domestiques ne savent que faire de moi, chose qui
arrive souvent à ma première visite, parce que la sim-
j)licilé de mou costume et de mon équipage, ma jambe de
bois et mou ton d'égalité républicaine, semblent totalement
déplacés dans une réception ministérielle. Il est encore à
son bureau. Je ne trouve parmi les assistants aucune per-
sonne de connaissance , sauf Dupont l'économiste, qui
n'a jamais pris connaissance de la lettre que je lui ai
apportée de son fils, et qui en semble honteux. La réception
du ministre est flatteuse, et il est plein d'attentions pour
moi, si bien que ceux qui s'étaient placés près de lui
sentent qu'ils ne sont pas à leur place. Après le dîner, il
me prend à part pour connaître mes sentiments. Je lui dis
que je considère la Révolution comme ayant échoué ; les
maux causés par l'anarchie rendront nécessairement son
autorité au souverain, qui devrait continuer à rester simple
instrument dans les mains de l'Assemblée, etc. Quant à
lui, ministre, il devrait, en quittant son poste, se rendre
directement du cabinet du roi à son siège dans l'Assemblée
JOLRXAL DE GOLVERXEIR MORRIS. 191
et s'y faire le défenseur de l'autorité royale. Il partage
mes idées, sauf en ce qui le concerne, disant qu'il a besoin
de repos. Ceci n'est pas exact, et je le lui dis. Je lui
demande s'il a l'intention de démissionner MmedeFlahaut
m'en a parlé hier soir, comme l'ayant su par son évéque).
11 répond qu'il n'en sait rien et qu'il se retirera quand le
roi en exprimera le désir. Après cette conversation, je
m'entretiens longuement avec l'abbé d'Andrezelle. Il me
parle d'une société fondée pour correspondre avec la
province et contrecarrer les Jacobins. Je lui soumets
quelques idées à ce propos ; il s'en montre très reconnais-
sant et me demande d'assister à l'une de leurs réunions;
je le promets.
19 novembre. — L'évêque d'Autun insiste beaucoup
pour que je reste à dîner au Louvre, mais je vais au Palais-
Royal. Nous y rencontrons le duc de Laval. Après le dîner,
je m'entretiens avec lui et le comte de Tliiard, et je crois
comprendre qu'il est sérieusement question de faire venir
les troupes de l'Empereur pour délivrer le roi et la reine,
et rétablir l'ancien gouvernement. Après le dîner, je vais
à la Comédie-Française avec la duchesse pour assister à la
représentation de Brulm. Je vais ensuite chez Mme de
Ségur oîi je retrouve Mme de Chastellux. On déplore
devant moi que La Fayette ait perdu son influence. En ren-
trant, elle me dit qu'elle est persuadée que l'empereur fera
un effort en faveur de sa sœur. J'ai laissé entendre au
comte de Thiard l'avantage qu'il y aurait à confier le Dau-
phin aux mains de ses gouverneurs et à l'envoyer voyager.
Beaucoup de mécontents parmi la noblesse et le clergé de
France poussent le chef de l'empire à venger les insultes
dont sa malheureuse sœur est abreuvée. Un prétexte aussi
spécieux, des raisons aussi plausibles, tant publiques que
particulières, en y ajoutant encore un grand intérêt poli-
tique et des réclamations territoriales personnelles, tout
192 JOIRXAL DE (.OIVERXKLR MORRIS.
cela pourrait délerininer un prince entreprenant. Mais il
est circonspect, et se fie plus à la diplomatie qu'à la force.
Comment cela finira-t-il? Ce malheureux pays, égaré dans
la poursuite des folies métaphysiques, présente au point
de vue moral une immense ruine. Nous admirons l'archi-
tecture du temple, comme les restes d'une ancienne
splendeur, tout en délestant le faux dieu auquel il était
dédié. Les choueltes et les corbeaux et les oiseaux de nuit
bâtissent maintenant leurs nids dans ses niches; le sou-
verain est abaissé au niveau d'un mendiant, sans res-
sources, sans autorité, sans ami; l'Assemblée est en même
temps maîtresse et esclave ; nouvelle au pouvoir, farouche
en théorie et novice en pratique, elle accapare toutes les
fonctions, bien qu'étant incapable d'en exercer aucune, et
elle a enlevé à ce peuple fougueux et fier tous les freins de
la religion et du respecL Ici l'imagination peut parcourir
des espaces sans fin. Il est impossible de calculer quelle
somme de misère sera nécessaire pour changer la volonté
populaire. La vue lapins perçante ne peut découvrir quelles
circonstances surgiront, dans l'ordre de la divine Provi-
dence, pour donner une direction à celte volonté. Xous
ignorons également quels talents il se trouvera pour
utiliser ces circonstances, influencer cette volonté, et par-
dessus tout modérer le pouvoir qui en résultera. Une seule
chose semble assez certaine : l'occasion glorieuse est
perdue, et (pour cette fois-ci du moins) la Révolution a
échoué.
23 novembre. — L'évêque d'Autun arrive pendant que
je suis chez Mme de Fiahaut aujourd'hui, et, comme ma
voiture a été renvoyée, il est triste. Je les quitte et vais chez
le comte de Montmorin. Avant le dîner, profitant de ce que
le duc de Liancourt et Montesquiou sont là, au cours de la
conversation sur les faits et gestes de l'Assemblée, je dis
que la Constitution proposée est telle que le Tout-Puissant
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 193
lui-même ne pourrait en sortir sans créer une nouvelle
espèce d'hommes. Après Je dîaer, j'entretiens Montmorin
de sa propre situation. Il se sent très embarrassé, ne
sachant s'il doit rester ou s'en aller, ni ce qu'il faut faire,
au cas où il resterait. Montesquiou se joint à nous et me
questionne sur la dette due par l'Amérique à la France.
Comme résultat des renseignements que je lui donne , il
convient avec Montmorin de n'accepter aucune proposition
sans me consulter d'abord. De là je me rends chez Aime de
Ségur. Les enfants y jouent une petite comédie dont le
sujet est le plaisir éprouvé par toute la famille à l'arrivée
d'un bébé dont la comtesse vient d'accoucher. La pièce a
été écrite par le père, auquel j'adresse les lignes suivantes :
a. Les autres ne peuvent avoir qu'un rôle dans une
comédie, mais vous, mon ami, avec une âme plus haute,
vous y êtes universel; ici, en effet, tout vient de vous :
sujet, pièce et acteurs. ^i
Dès la fin de la pièce , je m'esquive. Mme de La Fayette,
qui était là , m'adresse quelques reproches sur mon aban-
don. La haute situation de son mari lui a longtemps
donné le vertige. Quand il sera un peu remis, je verrai s'il
peut encore être utile à son pays ou au mien. J'en doute.
Je vais au Louvre et j'apprends que Mme de Flahaut s'est
disputée avec son évêque qui est jaloux de moi. Cette que-
relle l'a rendue très malade ; ses amis et ses domestiques
s'empressent autour d'elle.
25 novembre. — Après avoir dîné avec Mme Fou-
eau Id, je vais chez La Fayette; j'y suis accueilli assez
froidement. Je reste quelque temps, appuyé sur la che-
minée. M. La Fayette sort de son bureau et s'approche dès
qu'il me voit. 11 demande pourquoi je ne viens pas le voir.
Je réponds que je n'aime pas me mêler à la foule que je
rencontre chez lui, mais que, chaque fois que je lui serai
utile, je serai à ses ordres.
13
194 JOIRXAL DE GOLVERXELR MORRIS.
26 novembre. — Je vais chez La Fayette et cause avec
lui environ une demi-lieure. 11 me demande ce que je
pense de la situation. Je le lui dis sans ménagement, et en
m'écoutant il pâlit. Je lui déclare que l'heure approche où
tous les honnêtes gens devront se grouper autour du trône ;
que le roi actuel est très précieux à cause de sa modé-
ration, et que, même s'il jouissait d'un pouvoir excessif,
on pourrait lui persuader d'accorder une Constitution con-
venable ; que ce que l'Assemblée a rédigé sous le nom de
Constitution n'est bon à rien; que pour lui-même, sa
situation personnelle est délicate , qu'il commande les
troupes de nom, mais pas de fait; que je ne puis réel-
lement dire comment il faut les discipliner, mais qu'il sera
perdu tôt ou tard s'il n'y parvient pas; que la meilleure
ligne de conduite serait peut-être de prendre occasion
d'un acte de désobéissance et d'abdiquer; de celle façon,
il conserverait en France une réputation qui serait pré-
cieuse, et utile plus lard. Il répond qu'il ne doit son élé-
vation qu'aux circonstances et aux événements , de sorte
que, quand les désordres cessent , lui-même tombe, et la
difficulté est de savoir les faire surgir. Je prends soin que
pas le moindre mouvement ne témoigne mon mépris et
mon dégoût, mais je fais simplement observer que les
événements surgissent assez vite d'eux-mêmes s'il sait en
tirer profit, ce dont je doute, parce que je n'ai aucune
confiance en ses troupes.
Il me demande ce que je pense d'un plan en discussion
au sujet des évoques protestataires, celui de supprimer leur
temporel. Je lui dis que l'Assemblée doit les mettre à la
porte tout nus si elle veut que le peuple les habille. 11
répond qu'il redoute un peu celte conséquence. Je lui
reparle de la nécessilé de retablir la noblesse; il recule
naturellement et dit qu'il voudrait avoir deux Chambres
comme en Amérique. Je réplique que la Constitution amé-
ricaine ne conviendrait pas à ce pays-ci , et que deux
JOLRXAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 195
Chambres pareilles seraient déplacées là où existe un exé-
cutif héréditaire ; chaque pays doit avoir une constitution
en rapport avec les circonstances, et l'état de la France
exige un gouvernement plus autoritaire que celui de l'An-
gleterre. Là-dessus, il sursaute d'élounement. Je le prie
de remarquer que l'Angleterre est entourée d'un fossé pro-
fond, et, ne pouvant être attaquée que par mer, elle peut
permettre chez elle une foule de choses qui seraient dange-
reuses dans une situation différente ; sa sécurité dépend de
sa marine, au maintien de laquelle sont sacrifiés tous les
droits et privilèges de ses citoyens ; dans tous les gouver-
nements possibles le premier souci doit être le salut public.
Il me dit les noms des ministres probables , tous choisis
dans le peuple.
27 novembre. — Dîné avec Mme de Flahaut. Elle me
dit que son évêque est au mieux avec la reine. Cela s'en-
tend. Elle ajoute que de Mouslier dit du mal de moi chez
Mme d'Angivillers. Il a tort. Lord Wycombe vient après
dîner, on le place à côté, comme d'usage.
28 novembre. — A deux heures, je rends visite à Dupor-
tail, le nouveau ministre de la guerre, puis je vais au
Louvre. Lord Wycombe s'y trouve; il a été là toute la
matinée, c'est-à-dire de dix heures à deux. Il s'en va,
tandis que Mme de Flahaut insiste pour qu'il revienne ce
soir. Elle répèle qu'il lui avait dit qu'elle m'aimait; elle en
avait d'abord ri , puis l'avait réfuté sérieusement. Elle me
demande avec insistance de rester à dîner. M. de Flahaut
semble mécontent. Après le dîner, elle m'envoie avec
Mlle Duplessis rendre visite à Mme de Guibert, qui me
donne une élégie sur son défunt mari, composée parmi
de ses amis. Quand nous revenons , Monseigneur s'est ins-
tallé à côté d'elle. Le marquis de Montesquiou s'égaye de
les avoir trouvés ainsi. Je quitte cette société pour rendre
19« JOl RVAL DE GOUVERNEIU MORRIS.
visite à Mme de Cliaslellux. Ici la conversation est dans le
ton aristocratique à l'excès, il est question d'enlever le
roi. Ma belle amie me parle de faire cadeau à lord
Wycombe de la coupe que l'on m'avait donnée autrefois et
que j'avais renvoyée. Je crois probable qu'elle l'en a déjà
gratifié.
29 novembre. — Je dîne aujourd'hui chez \\. de Mont-
moriu. La Fayette arrive et Mme de Montmorin fait remar-
quer qu'il n'a pas l'air très content de me voir. Elle en
demande la raison. Je réponds que dernièrement je lui ai
dit certaines vérités si différentes des flatteries auxquelles
il est habitué qu'il n'en est pas très satisfait. Montmorin
observe que La Fayette n'est pas assez capable pour se
tirer d'affaire. Il dit que depuis un mois il a vu les choses
bien pires qu'elles ne sont. 11 semble craindre une invasion
des puissances étrangères et que le comte d'Artois et le
prince de Condé ne jouent un jeu serré. Nous verrons. Je
vais au théâtre avec Mme de Beaumont, et j'ai le bonheur
de me trouver vis-à-vis de ma belle amie. Je ne sais pas si
elle m'observe, mais si elle le fait, ce sera utile.
30 novembre. — Je vais aujourd'hui au Palais-Royal
pour dîner avec la duchesse, mais elle dîne dehors et je
vais au club. Le restaurateur n'est pas bon; son vin est
exécrable. Je vais chez iMme de Ségur : elle est au lit. Elle
désire connaître le fond de ma conversation avec
La Fayette. Je réponds que je lui ai dit plusieurs rudes
vérités, qui n'ont pas été de son goût. J'emmène le vicomte
de Ségur chez Mme de Chastellux ; il y lit une petite comé-
die intitulée : le Nouveau Cercle, qui n'est pas sans
mérite, mais il lit trop bien pour qu'on en juge. Pour le
reste, il s'est peint lui-même dans le personnage principal
de la pièce. \ous avons ici lady Cary, une Irlandaise, qui
a, je crois, le mérite d'être une bonne maîtresse de maison
JOURNAL DE GOUIERXEIR MORRIS. IQT
à Paris. Je quitte un peu après neuf heures et vais au
Louvre. J'y trouve l'évêque, naturellement; une obser-
vation que je fais sur les assignats semble produire sur
lui une profonde impression; si je ne m'abuse, il la
citera. Sa manière de la saisir montre un esprit judicieux.
Mme de Flahaut s'excuse d'être sortie ce matin; si je lui
avais dit que je viendrais, elle serait restée chez elle. Je
réplique d'un ton froid que je suis venu en retard pour ne
pas interrompre sa conversation avec son nouvel ami.
Elle ressent ce sarcasme sanglant. Elle a passé la journée
avec son évêqae, qui a mal à la jambe — il se l'est foulée.
Je la laisse me poser des questions au sujet de la pièce, où
je crois qu'elle ne m'a pas vu, et mes réponses sont de
nature à lui donner quelque inquiétude.
\" décembre. — Mon courrier me cause beaucoup d'en-
nui. Je me lève ce matin avant le jour après une nuit
blanche occasionnée par les soucis. Je m'assieds pour
écrire à la lueur d'une chandelle, et finir toutes mes lettres
à temps. Je reçois un mot de Mme de Flahaut, me deman-
dant de venir entre dix et onze heures, car elle doit rendre
visite à Mme d'Angivillers à midi et demi. Je la trouve ma-
lade et exhalant ses plaintes, mais je ne suis disposé ni à me
disputer ni à la consoler. M. de Flahaut me demande aeux
fois de lui rappeler, à midi et quart, qu'elle doit aiier chez
sa sœur. Je dis à madame que depuis que je suis ici chaque
courrier m'apporte de tristes nouvelles. Elle désire les con-
naître, mais je réponds que c'est inutile; j'en parle en
termes vagues, pour que ma conduite ne la surprenne pas.
A midi, lord IVycombe arrive et s'installe. Je rappelle plu-
sieurs fois à Mme de Flahaut son rendez-vous avec sa sœur,
et je la force à s'en aller, ce dont je m'excuse. Je vais ensuite
chez Le Couteulx qui est sorti. Sa femme va sortir et est à
moitié déshabillée quand j'arrive. Pendant les quelques
minutes que je reste, elle me raconte une curieuse anec-
198 JOURNAL DE GOUVERNEIR MORRIS.
dote du comte de Pilau. Il est devenu dévot à un degré
étonnant et avec toute la bigoterie de l'Eglise romaine ;
c'est pourtant un homme que les prêtres ont chassé d'Es-
pagne à cause de sa religion, ou plutôt de son absence de
religion ; un homme qui a abandonné une immense for-
tune pour éviter les cérémonies extérieures. Dieu ! que
l'homme est faible, inconséquent et misérable! Je passe
chez Mlle Martin, acheter un pot de rouge pour ma sœur à
Londres. Je dis à l'évêque d'Autun aujourd'hui, qu'il
devrait, si c'est possible, obtenir l'ambassade de Vienne.
6 décembre. — Sir John Miller vient me voir aujour-
d'hui, et me parle des poids et mesures. Je dîne au Palais-
Royal. Après le dîner, visite à M. de La Fayette. Il est en
butte à mille petits ennuis; aussi j'abrège ma visite. L'ac-
cueil de Mme de La Fayette est à la glace. Je retourne au
Palais-Royal et conduis Mme de Chastellux au Louvre. Au
moment de partir, Mme de Flahaut me prie de la conduire
chez Mme de Corny. Je suis très froid avec elle, et elle
m'en demande la raison. Je la raille à propos de sa liaison
avec monseigneur, qui doit encore avoir la soirée aujour-
d'hui, n'ayant pas eu l'occasion de l'entretenir ce matin
comme il le désirait. Elle me rend un cadeau que je lui
avais fait, et je lui dis que je n'accepterai rien que son
portrait, actuellement en possession de son évêque, mais
que je veux l'avoir. Je lui dis encore qu'elle m'oubliera
quand je serai parti. Elle lésait depuis longtemps. J'ajoute
que l'accueil qu'elle m'a fait, la dernière fois que je suis
allé chez elle, a été tel, que je ne lui aurais pas imposé ma
visite si Mme de Chastellux ne m'avait pas demandé de
l'accompagner. Revenu au Louvre, je la fais descendre, et
j'allais me retirer, mais elle insiste pour que je monte. Arrivé
chez elle, je prends congé, mais elle me décide à rester
encore un peu. Son orgueil la fait parler haut. Puis elle
est, ou du moins se prétend, souffrante. Son mari monte
JOIRXAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 199
et, après quelques mots, je prends de nouveau congé, mais
elle me demande en anglais de resler. L'évêque arrive ; je
lui reparle de l'ambassade de Vienne, en lui indiquant le
moyen de réussir. Je lui dis qu'en ce moment il est égale-
ment dangereux de faire, ou non, partie de l'Assemblée;
une ambassade à l'étranger est le seul moyen pour lui de
rester en évidence, et, s'il peut devenir l'homme de con-
fiance de la reine et de l'empereur, il sera sur la grand'-
route des grandeurs, dès que les circonstances s'y prête-
ront. Je reste quelques minutes après lui, puis sors.
8 décembre. — Je reçois aujourd'hui, par la malle
anglaise, une lettre qui me presse de partir pour Londres.
Je vais au Louvre, selon ma promesse, et trouve Mme de
Flahaut au lit ; elle écrit à monseigneur. Le soir je vais au
Palais-Royal où j'assiste à la lecture d'une tragédie écrite
par M. de Sa bran à quatorze ans. Elle est très bien écrite,
mais Mme de Flahaut m'appelle avant la fin. Je retourne
souper au Louvre. Je prête à Mme de Flahaut 1,200 francs
de papier pour racheter une somme égale d'or qu'elle a
engagée. Je ne compte pas être remboursé.
9 décembre. — Je pars pour Londres.
ANNEE 1791
\d janvier. — Retour à Paris. Visite à Mme de Flahaut.
Elle se plaint amèrement de la froideur et de la cruauté de
l'évêque d'Autun. il est élu membre du département de Paris
et se démet de son évèché. Il la traite bien mal. Sa passion
pour le jeu est devenue extrême, et elle m'en donne des
exemples qui sont ridicules. Il arrive et je m'en vais. Je
rends visite à Mme de Chastellux, et vais avec elle dîner
chez la duchesse d'Orléans. Son Altesse Royale est ruinée,
c'est-à-dire qu'elle est réduite de 450,000 francs à 200,000.
Elle me dit qu'elle ne peut pas donner de bons dîners,
mais que si je veux venir jeûner avec elle, elle sera heu-
reuse de me voir.
21 janvier. — Ce soir, chez Mme de Staël, je rencontre
la haute société. Je reste quelque temps à causer avec
différentes personnes, mais tout cela est sans importance.
Ce malin Ternant vient déjeuner avec moi. Il a été nommé
ministre plénipotentiaire aux Etats-Unis dimanche dernier.
Nous nous entretenons de sa mission. Il désire me voir
nommer ici. Je lui dis que j'ai compris, par de Moustier,
qu'on avait demandé Carmichael. Il répond que, s'il n'est
pas trop tard, il fera changer cela. Il me tiendra au cou-
rant de ce qu'il saura.
Je vais au Louvre. M. de Flahaut a voulu me voir. Il
me parle d'envoyer de la quincaillerie en Amérique, un de
ses amis étant à la tête d'une usine considérable. Je lui
dis que son ami peut venir me voir un matin et que je lui
JOIRXAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 201
en parlerai. Je vais chez Mme du Bourg. On joue un jeu
d'enfer, auquel naturellement je ne participe pas, et je me
retire de bonne heure.
22 janvier. — Mme de Flahaut me dit aujourd'hui
qu'elle a eu une lueur d'espérance pour son avenir; j'es-
sayerai de la foire aboutir. Je vais voir Mme de Ségur, et
lui fais présent de quelques pommes, etc. M. de Ségur est
avec sa femme, et, la conversation s'engageant dans ce
sens, le plaisir que l'on ressent à parler de soi-même
l'incite à nous raconter l'histoire de la guerre entre la
Russie et la Porte. D'après lui, l'Angleterre a brouillé ces
puissances. Après avoir repris cette histoire de fort loin et
être arrivé à la paix qui avait mis fin à la guerre précé-
dente, il déclare que l'impératrice s'est déclarée suzeraine
delà Géorgie; que les Tartares Afghis, demeurant vers la
mer Caspienne et en guerre constante avec les Géorgiens,
reçurent l'aide du Pacha, leur voisin; que les Tartares du
Cuban firent de fréquents ravages sur le territoire russe,
puis passèrent cette rivière à gué pour entrer sur le terri-
toire turc; que des plaintes ayant été faites à ce sujet, la
médiation de la France fut demandée et acceptée; que lui
et M. de Choiseul-Gouffier s'employèrent efficacement à
apaiser ce différend. Il fut décidé que le Pacha refuserait
désormais son aide aux Tartares i\fghis, et que ceux du
Cuban ne seraient pas, comme jusqu'à présent, protégés
après leurs irruptions; que le prince Potemkin, ayant
assemblé dans cette région une armée considérable pour
être passée en revue par l'impératrice, et étant informé
que les sujets de plainte continuaient malgré le traité,
envoya immédiatement par l'ambassadeur russe, Bulgakow,
un message menaçant aux Turcs; celui-ci fut communiqué
par le Reis Effendi à M, de Gouffier, qui très surpris, con-
seilla aux Turcs de prendre aussitôt les armes, et informa
de Ségur de ce qui se passait ; celui-ci en parla en termes
202 JOIRYAL DE GOUVERNEIR MORRIS.
sévères au ministre russe qui rejeta la faute sur le prince
Potemkin. Il fut décidé d'accepter des conditions raison-
nables, et, quoique celles proposées par M. de Gouffier de
la part des Turcs fussent assez insolentes, à sa grande
surprise, elles furent agréées. Sur ces entrefaites, le
courrier, porteur de celle nouvelle, fut arrêté par des
brigands turcs et mis à mort; apprenant cet accident, il en
dépécba aussitôt un autre, mais avant l'arrivée de ce mes-
sager, les Anglais s'étaient activement occupés à dissuader
les Turcs de tout accommodement. Leur ambassadeur dit
au Reis Effendi qu'il aurait l'aide puissante de la Prusse et de
la Pologne; que si l'Aulriche se joignait à la Russie, une
forte diversion serait faite par la révolte en Flandre, qui
se préparait; qu'il ne fallait pas se fier à la France, dont
le système favori était d'aider la Russie, avec laquelle elle
s'était dernièrement liée intimement, et qui naturellement
ne pouvait pas être cordialement attachée à la Porte.
D'après Ségur, le motif de l'Angleterre pour agir ainsi était
son irritation du traité conclu par la Russie avec la France,
par lequel, entre aulres choses, les principes de la neulra-
lilé armée sont reconnus, et aussi l'insistance de la Russie à
obtenir une semblable reconnaissance de l'Angleterre, dans
le traité dont l'on projetait le renouvellement. L'Angleterre
espérait ainsi amener une rupture entre la France et son
ancienne alliée la Russie, ou sa nouvelle alliée, la Turquie.
Par suite des intrigues britanniques, la Porte refusa de sous-
crire aux conditions qu'elle avait elle-même proposées,
mais en envoya d'autres d'un style impérieux et dictato-
rial; il en avait été offensé, mais, à sa grande surprise,
l'impératrice les accepta encore; puis, lorsque ses dépêches
furent écrites en langage chiffré, juste au moment où son
courrier allait partir, l'on apprit que les Turcs avaient com-
mencé les hostilités effectives. Il ajoute qu'il avait depuis
longtemps informé son gouvernement que Van Hertzberg
avait formé de vastes projets menaçant toute l'Europe,
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 203
mais que l'on n'avait prêté aucune attention à ses informa-
tions, et qu'on le représentait, au contraire, coaune un
brandon, désirant une conflagration générale; il avait
depuis longtemps proposé la triple alliance de l'Autriche
avec la Russie et la France, qui fut alors repoussée et ne
s'est jamais effectuée, parce que, finalement, la Révolution
française empêcha une ratification delà part de la France.
Feu l'empereur Joseph lui aurait dit, peu de temps avant
de mourir, que l'impératrice de Russie lui avait permis de
faire une paix séparée, et l'aurait prié d'assurer le roi de
France que pour y parvenir, il consentirait à abandonner
même Belgrade. Nous passons ensuite à la paix de Rei-
chenbach, et je lui raconte comment Van Hertzberg fut
pris dans ses propres filets.
Nous apprenons aujourd'hui des nouvelles qui, si elles
sont vraies, auront une certaine influence sur les affaires
de ce pays. On dit que la milice catholique de Strasbourg
a démissionné en masse, et qu'il est arrivé une pétition por-
tant quaire mille signatures et à laquelle un bien plus
grand nombre de personnes ont donné leur adhésion,
pour demander l'abrogation de toutes les mesures prises à
l'égard du clergé et de la noblesse ; on aurait nommé trois
commissaires conciliateurs pour se rendre sur les lieux.
Je rends visite à Mme de Chastellux; elle me dit tenir
d'une personne qui revient de la Flandre française qu'il y
règne une crainte générale d'une visite des troupes impé-
riales. Je ne crois pas à cette visite.
Je la quitte et vais au Louvre. Je trouve Mme de Flahaut
en conversation avec un député colonial, désireux de faire
nommer quelqu'un au ministère des colonies ; il demande
aussi qu'à la délimitation des frontières avec l'Espagne,
une bande de terrain soit cédée à Saint-Domingue; en
échange on donnerait une plantation dont elle aura la
moitié. Je soupe ici. Elle esttrès triste, et j'essaye inutilement
de chasser cette tristesse. Mais son avenir est bien sombre.
204 JOl R\AL I)E GOl VKRXEIR MORRIS.
23 janvier. — La Caze me répète encore aujourd'hui
que JefTerson a fait à mon sujet à Robert Morris une pro-
messe impossible. Il me dit avoir appris du colonel Smith
que la seule objection à me faire entrer dans le corps diplo-
matique était dans mes autres occupations. A trois heures
et demie, je me rends chez Mme de Flahaut. L'évêque
d'Autun est avec elle. Je prends note de la personne que
les coloniaux désirent avoir comme ministre, puis vais
dîner avec M. de Monlmorin. Je rencontre Ternant. Mon-
tesquiou arrive après le dîner et dit qu'il désire me voir. Je
pars avec Ternant. En voiture, il me dit qu'en entrant
dans la cour de Montmorin et en voyant ma voiture, il a eu
l'occasion de faire remarquer que ma nomination de
ministre des E(als-Unis serait une bonne chose; à quoi
Monlmorin répondit qu'elle lui plairait beaucoup. Ternant
lui dit alors qu'il serait facile de l'obtenir, puisqu'il n'y
aurait qu'à en exprimer le désira M. Jefferson. Montmorin
répliqua qu'une autre personne désirait ce poste, à savoir
Carmichael. Il demanda si c'était lui ou ses amis qui le
désiraient, mais, avant d'obtenir une réponse précise, ils
entrèrent au salon. — Je vais ensuite prendre le thé avec
Mme de Chastellux et souper avec la princesse. Belle
journée, mais pluie fine le soir. Montmorin m'aditque les
nouvelles de Sirasbourg ne reposaient sur rien,
2d janvier. — Ternant vient ce matin. Il me dit que la
nomination d'un ministre des colonies subira de longs
retards. Il voudrait que je conférasse avec le Comité du com-
merce. Je promets de le faire, si on le désire. Il demande
que je fasse part à Montmorin de la somme que je juge
nécessaire à un ministre de France eu Amérique ; je le ferai
quand il me dira que la nomination est effective. A trois
heures, je vais dîner chez Mme de Staël qui n'est pas encore
rentrée. Pendant ce temps, je vais au Louvre oii l'on est à
dîner. Mme de Flahaut est malade et se couche. Je retourne
JOLR.VAL DE GOLVERXEUR MORRIS. 205
dîner. L'abbé Sieyès est là; il discourt avec beaucoup de
suffisance sur le gouvernement, faisant fi de tout ce qui a
été dit ou chanté à ce sujet avant lui. Mme de Staël dit que
ses écrits et ses opinions ouvriront une ère nouvelle en
politique, comme ceux de xXewtou euphysique. Je vais delà
chez Mme du Bourg. Elle me conseille de m'adonner plutôt
aux plaisirs de la société qu'à aucun attachement sérieux.
Il vient du monde, ce qui clôt cette conversation.
^Q janvier. — Ce malin, je suis presque empêché de faire
quoique ce soit. D'abord, comme c'était convenu, M. de
Flahaut me présente sou ami, qui est à la tète de l'usine
d'Amboise. Il désire écouler de la quincaillerie aux Etats-
Unis. Ensuite le colonel Walker vient m'exposer l'état
compliqué des affaires de la Compagnie de civihsalion de
Scioto. Il me demande un avis, mais je ne puis en donner,
n'étant pas assez au courant des faits; lui-même ignore
quelques-uns des plus importants. Avant qu'il ne parte,
arrive le colonel Swan, qui me dit que son plan pour la
dette a échoué par la faute de Canteleu. Il me demande
d'aller voir Montesquiou. Je lui dis que si Montesquiou
désire me parler, il peut venir chez moi. Je dîne avec La
Fayette qui est assez content de me voir. Teruant est là ;
il pense qu'une décision sera prise dans quelques semaines ;
je ne le pense pas. Après le dîner, j'ai avec lui une conver-
sation intéressante. Il me dit qu'il avait arrangé un plan
pour rétablir l'ordre par Temploi de la force; de Bouille et
La Fayette devaient y coopérer, mais pendant son séjour
en Allemagne, ce dernier se déroba. Il s'occupe encore en
ce moment de ce même objet. Je vois qu'il désirerait faire
partie du ministère d'ici et qu'il jouerait sa tête pour le
pouvoir. Il faut quelqu'un de cette trempe, d'un rang assez
élevé pour ne pas courir de risques inutiles, et d'un carac-
tère à ne pas fuir ceux qui seraient nécessaires ou utiles.
Comme l'évêque se trouvait au Louvre aujourd'hui, je lui
206 JOl RXAL DE (ÎOL V EUMEUR MORRIS.
demande quelle place il a, quel en est le revenu, s'il on
pourra vivre, etc., eu lui faisant observer qu'il a eu tort cle
l'accepter si elle ne lui assure pas une position indépen-
dante. 11 dit que c'était la seule porte qui lui reslàt ouverte.
27 janvier. — Je dîne aujourd'hui avec la duchesse
d'Orléans el je vais de là au Louvre. Mme de Flahaut a sa
sœur avec elle; celle-ci est arrivée à Paris dans une grande
détresse, et Aime de Flahaut lui a envoyé de l'argent,
malgré sa propre misère. Je les quitte et vais chez Mme de
Staël. Je rentre de bonne heure, après avoir absorbé
beaucoup de thé léger.
2d janvier. — J'écris dans la matinée, el à midi j'em-
mène Mme de Chastellux. Nous allons ensemble à Choisy
dîner avec Marmontel. Ses idées sont justes. Après le dîner
il m'expose sa manière de contester la doctrine récem-
ment inventée des Droits de l'homme, en demandant une
définition du mot droit; de celte définition, il tire une
conclusion contre la soi-disant égalité des droits. Il admet
pourtant que tous sont égaux devant la loi et soumis à la
loi. A mon tour je nie cette assertion, et lui fais remarquer
que là où existe une grande inégalité de rang et de fortune,
cette égalité supposée de la loi détruirait toute proportion
et toute justice. Si la peine est une amende, elle opprime
le pauvre mais ne touche pas le riche. Si c'est un châti-
ment corporel, il avilit le prince mais ne blesse pas le
mendiant. 11 est profondément impressionné par cette
observation. Je n'en tire qu'une conclusion : c'est qu'en
morale toutes les règles générales sont sujettes à de nom-
breuses exceptions; que, par suite, les conséquences
logiques de ces règles sont forcément souvent erronées. J'au-
rais pu (comme je l'ai fait quelquefois) pousser ma remarque
un peu plus loin, jusqu'à la compensation légale des dom-
mages, oii les variétés sont plus grandes, parce que l'offen-
JOIRXAL DE GOIVERXEIR MORRIS. 207
seur et l'ofFensé peuvent appartenir à des rangs différents
de la société. J'aurais pu aller plus loin encore, et marquer
les diverses variétés de sentiments que les différentes
nations civilisées ont introduits dans la vie sociale, car
c'est un fait que le mal que nous éprouvons consiste sur-
tout dans l'appréhension. Le législateur qui voudrait
rogner les sentiments de l'humanité à la mesure métaphy-
sique de sa propre raison montrerait donc peu de savoir
tout en laissant peut-être voir beaucoup de génie. Nous
retournons au Palais-Royal, où je descends Mme de Chas-
tellux. Je vais au Louvre. Mme de Flahaut est seule et bien
aflligée. Elle se plaint de la froide indifférence des parents
de son mari. Il est malade, très malade. Le baron de Alon-
tesquiou arrive et lui demande si sa dot est assurée. Elle ne
l'est pas. M. d'Angivillers a payé les dettes de son frère;
mais paiera-l-il celle-ci comme dette privilégiée?
\" février. — J'apprends aujourd'hui que M. de Rul-
hières est mort subitement, et comme il écrivait l'histoire
de son temps et qu'il était hostile aux gouvernants actuels,
leurs adversaires disent qu'il a été empoisonné.
Paul Jones vient me voir, et voudrait avoir mon avis sur
un plan de guerre contre la Grande-Bretagne aux Indes,
au cas où elle commencerait les hostilités contre la Russie.
A trois heures et demie je vais dîner avec M. de La Roche-
foucauld, puis je vais rendre visite à Mme de Ségur, avec
qui je reste quelque temps. Elle rentre à l'instant de son
service près de la princesse à Bellevue. Les deux tantes
du roi. Mesdames Adélaïde et Victoire, sont sur le point de
partir à Rome. Ternant est venu ce matin me demander
d'aller chez La Fayette ce soir, et de là au Comité de com-
merce. Il me dit qu'il m'aurait fait écrire un mot par le
Comité, mais La Fayette, qui veut avoir l'air de faire tout
[Vommis /lomo), a préféré m'emmener. Après le dîner, je
me rends chez La Fayette. Je m'entretiens quelque temps
208 JOLRNAL DE GOUVERXEIJR MORRIS.
avecTernant et, quaud La Fayette arrive, je lui dis que je
ne peux me présenter que sur la demande du Comité, sans
quoi ce que je dirais aurait moins de poids; que je crois
meilleur qu'il y aille ce soir avec Swan, puis, si le Comité
exprime le désir de me voir, je me présenterai demain soir;
dans l'intervalle, il peut me faire savoir ce qu'il voudrait
voir faire. Il approuve en paroles tout ce que je dis, mais
je peux voir qu'il est vexé en diable. Soit. Il vaut mieux
le voir vexé que d'être porté dans sa poche.
'^Jevrler. — Ce matin Ternant vient me raconler ce
qui s'est passé hier soir. Il dit que La Fayette a accepté la
libre culture du tabac; c'est entièrement une affaire de
parti. II ajoute qu'il a proposé au conseil de m'inviter,
mais que AI. Chaumont s'y est opposé, car j'étais intéressé.
Le colonel Suan m'a dit ce matin, à propos de la question
du tabac, qu'il existe dans l'Assemblée un groupe qni
dispose de tout à sa volonté et qui tire profit de tout. 11
me parle de celte corruption avec horreur. Je m'habille et
vais dîner chez M. Maury. Il y a eu erreur, paraît-il, et au
lieu d'y rencontrer Chaumont je trouve deux maîtresses
entretenues. Sur ces entrefaites arrivent Chaumont et sa
femme. La situation est assez ridicule et cette dernière
rentre chez elle. Xous restons et le dîner se prolonge.
J'apprends que AI. de Flahaut va mieux. Sa maladie provient
de la mauvaise gestion de ses affaires pécuniaires. C'est un
malheureux et le mieux pour lui serait de mourir.
A février. — Je dîne aujourd'hui avec AL de Alonl-
morin. Nous avons une nombreuse société à dîner.
Mme de Alontmorin me montre un almanach d'Angleterre,
envoyé par le duc de Dorset, dans lequel, entre autres
choses, se trouve une table des poids et mesures. Elle dit
que c'est une des nombreuses choses qui lui seront inu-
tiles. Sur une page blanche, en face de cette table, j'écris :
JOLRXAL DE GOLVERXELR .MORRIS. 209
« Un tableau de poids et de mesure est sûrement un
trésor à une époque comme la nôtre; car maintenant
chacun conseille l'Etat, et tout naturellement il remplace
par l'abondance des discours le poids qui peut manquer à
ses arguments. 11
La journée se termine par une soirée musicale chez
Mme de Chastellux, et une heure passée chez Mme de
Staël. Celle-ci me fait des avances. Nous verrons. Je vais au
Louvre, où Mme de Nadaillac soupe pour me voir. C'est
une aristocrate enragée et elle a entendu direqueje suis de
sa secte. Elle se trompe. Elle est belle et a beaucoup d'es-
prit. Sa tante, Aime de Flahaut, me dit qu'elle est ver-
tueuse, coquette et romantique. Nous verrons. Mme de
Nadaillac m'assure qu'il y a à Paris beaucoup déjeunes
femmes vertueuses et religieuses. Elle s'engage à me
faire souper avec l'abbé Maury.
y^ février. — L'Assemblée a aboli la ferme du tabac,
en a permis la culture, et l'a frappé d'un lourd impôt. Je
dîne avec M. de La Fayette et lui parle du droit énorme
sur le tabac importé par les navires américains. Il me
demande une note à ce sujet. Je lui dis qu'il ne me plaît pas
de m'occuper de ce qui est en dehors de mes affaires. Il
répond que Mirabeau lui a promis d'en parler, et il s'at-
tend à ce que le tabac et l'huile soient repris par le Comit'^
diplomatique. Je lui demande si le roi ne ferait pas bien
de suspendre ce décret et lui donne mes raisons. Il répond
qu'il préférerait que les Américains eussent des obligations
à la nation plutôt qu'au prince. Je lui dis avoir appris de
personnes bien informées que, s'il avait parlé, la décision
eut été tout autre. H réplique qu'au contraire cette décision
a été prise malgré lui, et que les aristocrates eu particu-
lier s'y sont opposés pour cette seule raison. Mme de
Ségur, que je rencontre, me confirme que les aristocrates
ont perdu la cause du tabac. Je pense qu'une autre raison
210 JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
de leur vote est leur haine de l'Amérique, qui a été la
cause de la Révoiutiou. M. de Moattnorin m'assure qu'il
lait tout en son pouvoir au sujet des décrets sur le tabac,
et je lui demande si je dois lui écrire une lettre à ce sujet.
11 le désire vivement, et insiste beaucoup pour que je le
fasse demain, car il doit se rendre au Comité diploma-
tique.
^0 février. — Je dîne avec Montmorin. Il me dit qu'il
est content de mes réflexions sur les décrets, mais il ne
s'attend à obtenir aucun résultat pour le tabac, vu la vio-
lence et l'ignorance de l'Assemblée. Je fais part de mon
plan à M. Duport qui se trouve là, mais il n'y prête que
peu d'attention pour les raisons que M. de Montmorin a
données. Ce dernier me raconte qu'un certain M. Pinchon,
dont on avait annoncé le suicide en juillet 1789, avait été
assassiné; c'était peu après avoir déposé son portefeuille
chez le duc d'Orléans, ce qu'on lui avait persuadé de faire
à cause des troubles; on lui avait proposé d'abord le duc
de Pentliièvre comme dépositaire, mais vu la difficulté de
le rencontrer, on avait choisi son gendre ; le malheureux
avait été ramené chez lui en déclarant qu'il était assassiné.
11 vécut assez pour signer plusieurs papiers. On trouva
dans sa maison deux millions, et sa succession est une
banqueroute de cinquante millions. M. Duport dit que,
d'après un état de la fortune du duc d'Orléans publié par
son chancelier, il semblerait qu'il redoit encore cinquante
millions. Le temps démêlera tout cela, et fera voir si les
soupçons sont fondés.
^11 février. — Je dîne aujourd'hui chez Mme de Foucault,
et j'y rencontre, comme c'est convenu, l'abbé Ronchon.
Notre hôtesse est pleine de prévenances. J'emmène l'abbé;
il me raconte que dans la mémorable affaire de Versailles,
comme l'on savait que le roi devait chasser ce jour-là dans
JOURXAL DE GOIVERXELU MORRIS. 211
la forêt de Meudon, une partie de la populace, au nombre
d'environ un mille, s'y rendit; parmi eux se trouvaieut
des assassins dont le but était de le tuer, et une récompense
de mille guinées était promise au misérable qui accom-
plirait l'acte. 11 ajoute que le comte de Saiat-Priest, en étant
informé, prévint d'urgence Sa Majesté de revenir immédia-
tement à Versailles pour affaires importantes ; ce message
a excité contre lui l'animosité du parti violent à un degré
dont ou a pu juger par la suite. L'abbé croit tout ceci, mais
je dois avouer qu'il n'en est pas de même de moi. Je pense
qu'il y a assez de petites infamies dans ce parti, mais je
doute qu'il s'y trouve de bardis criminels.
2.^ février. — Le marquis de Favernay me raconte que
le Languedoc est dans une bien mauvaise situation. Une
sorte de guerre civile s'y est allumée entre catholiques et
protestants. Il dit que ces derniers, qui sont riches, ont
corrompu les troupes nationales, et tourné leurs épées
contre les catholiques, sous prétexte de soutenir la nou-
velle Constitution. Je suppose que les autres racontent
l'affaire différemment, mais il paraît assez évident qu'a
Nîmes et à Uzès on en est venu aux mains. Je vais au
Louvre à neuf heures pour emmener Aime de Flahaut
souper avec Aime de \adaillac. Selon son habitude, elle
n'est pas prête et nous n'arrivons qu'à dix heures. Notre
hôtesse est charmante. Elle prétend que je serai aristo-
crate, bon gré mal gré. Elle m'assure de sa religion et de
sa moralité, etc., mais c'est une coquette, enthousiaste et
romantique .
'^^ février. — A midi, je me promène jusqu'à la fa-
tigue; puis je vais au Louvre où je vois Aime de Flahaut.
Elle est alitée; je joue au whist avec elle, l'enjeu étant de
six pence. L'évèque d'Autun a une peur horrible de la
mort. En rentrant chex elle, hier soir, elle a trouvé dans
212 JOIRXAL 1)K GOUVERXELR MORRIS.
une enveloppe blanche un testament de son cvêque, la
Taisant son héritière. D'après certaines choses qu'il avait
laissé échapper en pariant, elle avait conclu qu'il avait
résolu de se suicider; elle avait passé une nuit fort agitée
et toute en larmes. M. de Sainte-Foy, qu'elle réveilla à
quatre heures du rnalin, ne put rencontrer l'évêque, car il
avait dormi près de l'église où il devait aujourd'hui sacrer
deux évêques nouvellement élus. Enfin il semble que, par
suite de menaces répétées, il craignait que le clergé ne le
fit assassiner aujourd'hui, et il avait ordonné de ne pas
faire parvenir la lettre avant le soir, ayant l'intention de la
reprendre s'il passait la journée. Son trouble le lui aura
fait oublier.
21 février. — J'apprends que Paris est soulevé; j'en
avais, il est vrai, observé certains symptômes ce matin.
Je vais au Louvre où je rencontre l'évêque. Je reviens chez
moi et trouve la place du Carrousel pleine de soldats. Je
vois Mme de Chastellux qui me dit que la princesse est
très alarmée de ce qui se passe à Paris. Il y a beaucoup
d'attroupements, mais, comme il ne semble pas y avoir de
raison suffisante pour une émeute, tout se calmera.
2S février. — Je me rends aux Tuileries • on ne permet
pas de passer par les jardins; j'essaie alors le quai, mais
la boue est impossible à traverser. Je rentre chez moi
m'habiller, puis je vais dîner chez Mme de Foucault. Après
le dîner, visite à Mme de Nadaillac. Elle et son mari sont
en téte-à-tête. Nous parlons de religion et de morale.
Le mari observe, avec une grande véhémence, que
l'homme qui, sous prétexte de religion, entraîne une
femme à violer les lois de la morale est pire qu'un athée.
La lemme essaie d'adoucir un peu cette déclaration. Or,
comme il est d'un caractère et d'un tempérament froids,
et qu'elle est très enthousiaste, il me semble qu'il y a là
JOIRX'AL DE GOIVERXEIR MORRIS. 213
une secrète allusion à l'abbé Maury, que madame tient en
grande estiaie. C'est un mauvais sujet, tandis qu'elle est
très religieuse et respectueuse, etc. Je la laisse d'assez
bonne humeur, et M. de \adaiilac également est content.
Je rentre chez moi, et, comme c'est convenu, M. Swan et
M. Brémond d'Ars viennent me voir. L'affaire du tabac est
arrangée avec le contrôleur, de façon que nous ayons une
préférence marquée. Le gouvernement doit fournir un
million et demi, et les intéressés de ce côté de l'Océan
parfaire les quatre millions, les profits devant être partagés
par moitié.
2 mars. — Je dîne aujourd'hui avec La Fayette. Je lui
donne cerlainsrenseignements sur les affaires américaines,
et, comme il désire entreprendre tout à la fois, je lui dis
qu'il ferait mieux dans ce cas d'obtenir une résolution ou un
décret permettant au ministère d'agir, car autrement il aura
tant d'intérêts hostiles à son plan que celui-ci est certain
d'échouer. Je pense qu'il ne suivra pas cet avis, parce qu'il
veut avoir l'air d'un Atlas soutenant les deux mondes. Je
lui demande de me raconter ce qui s'est passé l'autre jour
au Château. Il reconnaît que la garde nationale était ivre,
et que lui-même était tellement en colère qu'il s'est con-
duit grossièrement envers les personnes présentes; mais il
ajoute que AL de Villequier était très fautif, car, bien qu'ayant
donné sa parole d'honneur de ne permettre à personne
d'entrer dans la chambre du roi, sauf à ses domestiques
ordinaires, il y avait laissé entrer une foule composée en
partie de gens des plus basses classes. Après avoir écouté
son histoire, je lui dis (ce qui est vrai) que j'en suis fâché;
mais, puisque la chose est faite, il faut prendre le taureau
par les cornes, et priver M. de Villequier de son emploi, en
donnant publiquement comme motif qu'il a permis à telles
personnes (que l'on nommera) d'entrer dans la chambre
du roi en telle et telle occasion, contrairement à la pro-
214 JOrnXAL DE fiOlVERNElR MORRIS.
messe qu'il avait faite sur sa parole d'honneur. 11 trouve
mon conseil très bon, mais on ne peut encore s'en
séparer.
Smars. — Aujourd'hui, promenadeaux Champs-Elysées
avec Aime deFlahaut et MlleDuplessis. Je propose à AI. de
Favernay, que je rencontre, d'aller chez le restaurateur,
mais Aime de Flahaut propose d'apporter notre dîner chez
elle. Nous allons à l'Hôtel des Américains et, après avoir
fait nos provisions, nous retournons les manger chez elle.
Après le dîner, je rentre chez moi et je lis un peu, puis je
m'habille. Arrivent AI. Brcmond d'Ars et AI. Bergasse. Nous
causons longuement des affaires publiques qui sont le but
de leur visite. Ils me disent que la reine inirigue mainte-
nant avec Alirabeau, le comte de La Alarck et le comte de
Merey-Argenteau, qui jouissent de sa confiance. Ils dési-
rent revenir chez moi, et me disent que Alirabeau, dont
l'ambition fait de lui l'ennemi mortel de La Fayette, doit
réussir à le ruiner, au moyen de ses compères dans les
déparlements. J'incline à croire pourtant que La Fayette
offrira une résistance sérieuse, car il est aussi rusé que
possible. Alirabeau est le mieux doué des deux, mais
son adversaire a nne meilleure réputation. Quand ces
deux messieurs me quittent, je vais chez Aime de Nadail-
lac. Nous y rencontrons l'abbé Alaury, qui a l'air d'une
parfaite canaille ecclésiastique; les autres sont de fougueux
aristocrates. Ils ont le mot a valet « écrit en gros caractères
sur le front. Alaury est fait pour gouverner cette sorte
d'hommes, et eux pour lui obéir, à lui ou à n'importe
qui. Pourtant, Alaury semble avoir trop de vanité pour un
grand homme. Aime de Nadaillac est pleine d'attentions et
affirme que je dois être un aristocrate ovtré. Je lui dis
que je suis trop vieux pour changer mes opinions sur le
gouvernement, mais pour elle je serai tout ce qu'elle
voudra.
JOIRXAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 215
5 mars. — Aujourd'hui, le comte de Ségur vient me
voir. Je lui demande quel est le caractère du comte de La
Marck et du comte de Mercy. Il répond que le premier est
un militaire qui s'enlend à son métier, et que, dans les
affaires du Brabant, son plan était de créer un parti popu-
laire qui, en cas d'indépendance, serait considéré comme
le parti français ; ou tout au moins de semer des dissensions
pour lacililer le rétablissement de l'autorité impériale. Le
comte de Mercy serait un des hommes d'État les plus
capables de l'Europe. Je rends visite à Mme Dumolley,
qui désire beaucoup mes visites, parce qu'elle trouve que
je fréquente des gens qu'elle ne peut fréquenter. Je la quitte
et vais au Palais-Royal souper avec la duchesse. Mme de
Saint-Priest qui est là désire avoir mon avis sur ce qui s'est
passé dernièrement au Louvre. J'évite adroitement de
répondre, et Mme de Chastellux me le dit. Elle en est un
peu froissée, parce que, dit-elle, on citera contre elle mes
paroles que l'on prendra dans un sens absolument différent
du vrai. Je lui parle du comte de La Marck, et découvre
qu'elle est en rapports avec lui. Il est lié intimement avec
Mirabeau ; l'ambition le dévore et sa moralité est déplo-
rable. Nous voilà donc au fait. M. d'Agout arrive. Il revient
de Suisse, et m'apporte les compliments de Mme de Tessé,
qui s'est, à ce qu'elle dit, convertie à mes principes de
gouvernement. Il y aura encore beaucoup de ces convertis.
7 mars. — Ce matin, j'écris, car je ne suis pas encore
très bien. Le soir, Mme de Flahaut vient à ma porte et
fait prendre des nouvelles de ma santé. Elle ne veut pas
monter, bien que son mari et son neveu soient avec elle.
Je vais chez Mme de Chastellux où nous prenons le thé ; la
duchesse forme avec nous un trio. Je rends visite à
Mme de Nadaillac qui a été malade. Nous parlons de sa
maladie, puis de religion ; elle désire savoir si je suis
vertueux comme un Américain j elle en doute, car elle
Î16 JOIRXAL DE GOIVERXELR MORRIS.
prend plaisir à dire que je suis vertueux comme un Français.
Je la laisse quelque peu dans l'incertitude, mais elle semble
un peu fâchée de l'arrivée de son mari ; ce qui est bon
signe. iVIa visite n'est ni longue ni courte, et je remarque
qu'ils sont contents tous les deux.
12 mar^s. — Je vais au Louvre pour faire faire à Mme de
Flahaut une promenade en voiture ; mais le baron de
Montesquiou est là, qui veut arriver au pouvoir; puis c'est
le tour de la toilette et de Mlle Duplessis; c'est pourquoi
je vais rendre visite à Mme de Chastellux. Swan vient me
dire, ce que je lui avais donné à entendre, que les propo-
sitions et les résolutions de Rœderer ont coupé l'herbe sous
les pieds de la régie. Ternant vient et je lui parle un peu de
tout cela. Je dîne avec le comte de Alontmorin, et comme
Montesquiou arrive après le dîner, je le mets au courant.
Il me demande de rédiger un mémoire. Je vais, après le
dîner, à l'Académie de médecine où Vicq d'Azir prononce
l'éloge du docteur Franklin .
17 ma7\s. — Je vais dîner ce soir chez Mme d'Angivil-
1ers. Mme de Condorcet se trouve présente. Elle est belle,
et elle a l'air spirituel. Après le souper, je m'entretiens avec
Condorcet des principes des économistes. Je lui dis, et
c'est la vérité, que j'avais autrefois adopté ces principes
dans les livres, mais que j'en ai changé depuis que je
connais mieux l'humanité et que ma réflexion est plus
mûre. En terminant notre discussion, je lui dis que si
l'impôt direct est lourd, il ne sera pas payé. Mme de Flahaut
s'est trouvée indisposée pendant qu'elle était en voilure avec
moi et Aille Duplessis. Nous retournâmes au Louvre, et,
après l'avoir couchée, nous engageâmes une partie de whist
à côté de son lit. Vicq d'Azir arrive, et nous parlons de la
conduite que devrait suivre la cour. Je lui donne quelques
éclaircissements sur le passé en vue d'élucider l'avenir j
JOURXAL DE GOl VERYEIR MORRIS. 217
mes informations et la force de mes raisons le surprennent
également. Je le vois à ses manières,
20 'mars. — Passé la soirée au Louvre. Plusieurs per-
sonnes entrent et sortent. Finalement nous allons par bandes
voir les illuminations en l'honneur de la guérison du roi.
La nuit est terrible; le vent est très violent, et vient de
l'ouest, chargé de pluie. Les illuminations ont été les plus
simples , les plus mesquines que l'on puisse imaginer.
M. de Sainte-Foy vient entre dix et onze heures nous dire
que le Pape a placé le royaume en interdit. Cela produira
une effervescence, dès qu'on le saura. La duchesse d'Or-
léans, avec qui je dîne aujourd'hui , a la bonté de me
reprocher mes absences. Après le dîner, visite à Mme de
Nadaillac. Son accueil est celui d'une coquette plutôt que
d'une dévote.
25 mars. — Impossible de travailler chez moi aujour-
d'hui, mes domestiques voulant nettoyer mes chambres
pour une réception. Je vais donc chez .Mme de Flahaut.
Les domestiques n'étant pas là, je m'annonce moi-même.
Elle est en tète-à-tête avec AI. de Ricey. Elle s'écrie tout
à coup d'un ton alarmé : « Qui est-ce là? » Quand je me
suis nommé : « Je vais vous renvoyer tout de suite. »
Je me retourne et je les quitte. J'ai chez moi à dîner
Mmes de La Fayette, de Ségur, de Beaumont et Fézensac.
Parmi les hommes se trouve l'abbé Dehile. Je dis à Short,
l'un des invités, qu'il n'a que peu de chances d'être
nommé ministre en France; JefFerson désire le voir
retourner eu Amérique, et la nomination est entièrement
aux mains de Washington; on doit la faire pendant cette
session. Je lui montre le mémoire et les notes que j'ai
rédigés à propos du tabac. Parlant des faits et gestes de
PAssemblée sur celte question, il dit que le duc de La
Rochefoucauld est mené par Rœderer et Condorcet, qui
218 JOIRXAL DE GOIVERXEIII MORRIS.
sont tous les deux des coquins. Je lui rappelle que depuis
longtemps j'avais jugé ce dernier d'après ses manières.
26 mars. — Visite à Mme de Chastellux. La duchesse,
à qui j'explique mes raisons pour ne pas l'avoir invitée à
déjeuner, se montre fort disposée à venir un jour ou
l'autre. Mme de Montmorin me montre aujourd'hui la lettre
du général Washington à l'Assemblée, reproduite dans
un des journaux. Elle n'est pas telle que les révolution-
naires violents l'auraient désirée, et contient sur La
Fayette un sous-entendu que ses ennemis ne manqueront
pas de relever. De là chez Mme de Ségur qui insiste pour
que je reste à dîner; je refuse. Je dîne, selon ma promesse,
avec la duchesse d'Orléans, pour voir sa fille. C'est une
jolie petite princesse à l'air très fin. Je vais ensuite chez
Mme de Foucauld. La conversation roule immédiatement
sur Taniour. Au cours de cet entretien, je fais observer que
j'ai remarqué « deux espèces d'hommes. Les uns sont
faits pour être pères de famille, et les autres pour
faire des enfants» . Elle est ravie de cette remarque. Chau-
mont me lit en partie la lettre que lui a écrite Laforêt; elle
décrit en termes enthousiastes la situation de l'Amérique,
et conseille l'achat de terre et de bétail.
28 mars. — U y a déjeuner chez Mme de Chastellux.
L'ambassadeur d'Angleterre est là avec l'ambassadrice.
A en juger par ses manières, j'ai fait un peu de progrès
dans l'estime de cette dame. Nous verrons. Ce matin, une
chute dans la rue a causé un certain dommage à ma
jambe de bois. Je vais souper avec Mme de Xadaillac. Je
dis à l'abbé Maury que je m'atlends à le voir obtenir le
chapeau que le cardinal de Loménie a renvoyé. Je lui dis
aussi que le Saint-Père a eu tort de ne pas mettre le
royaume en interdit. 11 répond que l'opinion n'est plus
favorable au Saint-Siège, et que, sans une armée chargée
JOl RXAL DE GO VERXEIR MORRIS. 219
de maintenir l'interdit, *^' ?n rira; l'exemple de l'Angle-
terre rend Rome circonspecte. Je réponds que le cas n'est
pas absolument le même, et que, de pins, l'Assemblée
n'ayant rien laissé au Pape, il peut jouer en toute sécurité,
puisqu'il ne peut rien perdre de plus. En tout cas, il ferait
mieux de ne rien faire, que d'agir seulement à moitié, car
les hommes peuvent graduellement être habitués à tout.
Il reconnaît que c'est vrai et ajoute qu'il aurait préféré
voir pousser les choses à l'extrême. Je lui dis que, du
moment où les biens d'Eglise étaient saisis, j'avais consi-
déré la religion catholique comme finie, puisque personne
ne voudrait être prêfre pour rien. Il abonde en mon sens.
Ce soir, au Ihéâlre de la Nation, terrible représentation
de vengeance et de crime monastiques. Je vois Mme de
Chastelhix qui me dit que l'ambassadrice d'Angleterre est
très contente de moi. Elle m'informe aussi que la pauvre
princesse est très mal h son aise.
V avril. — Je dîne avec la duchesse d'Orléans. Après
le dîner, je vais à l'Opéra, d'où je pars de bonne heure
pour conduire Mme de Flahaut chez Mme de Laborde. En
route, nous allons prendre des nouvelles de Mirabeau.
Des gardes nous arrêtent, de peur que le bruit de la voi-
ture ne trouble son repos. Je suis choqué de ces honneurs
rendus à un pareil vaurien. Je me querelle à ce sujet avec
Mme de Flahaut. Je reste chez Mme de Laborde jusqu'à
onze heures, puis je vais chez Mme de Staël. L'ambassa-
drice d'Angleterre, qui est présente, me reçoit très bien.
2 avril. — Mme de La Fayette me dit aujourd'hui
que je suis amoureux de Mme de Beaumont. J'avoue,
bien qu'il n'en soit rien. Elle dit que sa société doit être
fade, après celle de gens si agréables. Que veut dire cela?
Je dîne chez M. de Montmorin et, après le dîner, je vais
au Louvre. Mirabeau est mort aujourd'hui. Je dis à
220 JOIHXAL DE GOLVERXELR MORRIS.
Tcvêque d'Autun qu'il devrait remplir le vide laissé par
Mirabeau, et, à cet effet, prononcer son oraison funèbre; il
y ferait un rcsunié de sa vie en s'appesantissant sur les der-
nières semaines, où il s'efforça de rétablir l'ordre, puis ap-
puyerait sur la nécessité de l'ordre et ferait intervenir adroi
temenl le roi. Il répond qu'aujourd'hui toutes ses pensées
ont roulé là-dessus. Je lui dis qu'il n'y a pas un moment
à perdre, car de semblables occasions se présentent rare-
ment. J'jii parlé aujourd'hui au comte de Monlmorin d'un
successeur à Mirabeau, mais il objecte qu'il ne voit pas
facilement qui on pourrait mettre à sa place. Il avoue que
Mirabeau était décidé à ruiner La Fayette, et prétend qu'il
l'en avait empêché quelque temps. Il ajoute que La Fayette
est un roseau bon à rien. Il croit que tout ce qui Teste à
faire maintenant est de convoquer la prochaine Assemblée
le plus tôt possible, d'en exclure les membres de l'Assem-
blée actuelle, et de la réunir loin de Paris. Les théâtres
font relâche aujourd'hui. La journée est belle.
3 avril. — Journée extraordinairement belle. Je vais à
Marly. Mme du Bourg m'accueille avec la joie de quelqu'un
qui désire quelque chose de la ville pour changer la mono-
tonie de la campagne. Après le dîner, nous nous prome-
nons longtemps dans le jardin, et nous voyons de nom-
breuses scènes d'amour rustique. Les bergers et les
bergères semblent s'inquiéter médiocrement de la présence
d'étrangers, et continuent leurs gambades aussi librement
que leurs troupeaux. Ceci nous fournit un sujet de conver-
sation. Je retourne en ville et passe la soirée avec la
duchesse d'Orléans. Mme de l'Etang est présente. Elle est,
comme beaucoup d'autres, violemment aristocratique, et
cela nous amuse. Elle est belle.
4 avril. — Je suis aujourd'hui les boulevards aussi loin
que le permet le convoi de Mirabeau ; puis je retourne au
JOLRXAL DE GOllERXELR MORRIS. 221
Marais, où je rends visite à AI. et à Mme de La Luzerne. Us
me reçoivent d'autant mieux que mes attentions ne peuvent
pas prêter au soupçon, maintenant qu'il n'est plus minis-
tre. Je rends visite à Mme de Nadaillac, chez laquelle j'ai
une altercation un peu vive avec son mari, qui, entre autres
idées ridicules dues à la folie aristocratique, exprime le désir
de voir la France démembrée. — Visite de quelques mi-
nutes à Mme de Chastellux. Elle doit m'informer demain si
l'expédition à Sceaux aura lieu le jour suivant. Je ne puis
attendre Son Altesse Royale, mais je fais une courte visite
au Louvre. La journée a été excessivement belle. L'enter-
rement de Mirabeau (suivi, dit-on, parplus de cent mille
personnes, dans un silence solennel) a été un spectacle
imposant. C'est un grand tribut payé à des talents supérieurs,
mais nullement un encouragement à la vertu. Des vices,
aussi dégradants que détestables, ont marqué cette créature
extraordinaire. Complètement prostitué, il a tout sacrifié
au caprice du moment: Cupidus alieni, prodkjus sui; vénal,
impudent, et pourtant très vertueux quand un motif sérieux
le poussait, mais jamais vraiment vertueux, parce qu'il ne
fut jamais sérieusement sous le contrôle de la raison, ni
sous la ferme autorité d'un principe. Dans le court laps de
deux années, j'ai vu cet homme sifflé, comblé d'honneurs,
haï et pleuré. L'enthousiasme vient de faire de lui un géant;
le temps et la réflexion le diminueront. Les oisifs affairés
du moment devront trouver quelque autre objet à exécrer
ou à exalter. Tel est l'homme et surtout le Français.
8 avril. — Dîné aujourd'hui avec M. de Montmorin.
Après le dîner, je le prends à part et lui exprime mon opi-
nion qu'une dissolution hâtive de l'Assemblée actuelle serait
dangereuse. Les nouveaux élus seraient choisis par les Ja-
cobins, tandis qu'en laissant s'écouler quelques mois, les
Jacobins et les municipalités seront en guerre, ces dernières
refusant de subir le joug des premiers. Il dit qu'il redoute
222 JOLRXAL DE GOLVERNEUR MORRIS.
que les municipalités ne soient entièrement dans les mains
des Jacobins. C'est une crainte chimérique, d'après moi. Il
pense que plusieurs des membres actuels devraient être
rééligibles. Ce n'est pas mon avis, car il connaît les carac-
tères et les talents du lot actuel, et pourrait acheter ceux
dont la réélection devrait lui être profitable. Il répond
qu'ils ne valent pas la peine d'être achetés; en effet, la plu-
part accepteraient l'argent, puis agiraient à leur guise ;
mais si Mirabeau avait vécu, il aurait accédé au moindre
de ses désirs. Il ajoute qu'il faut maintenant travailler les
provinces pour obtenir des élections favorables. Je lui
demande comment il reconnaîtra les inclinations et les
capacités des membres élus. 11 avoue que ce sera difficile.
Parlant de la cour, il me dit que le roi n'est absolument
bon à rien; et que maintenant, quand il doit travailler avec
le roi, il demande toujours que la reine soit présente. Je
lui demande s'il est bien avec la reine. 11 répond que oui,
et que cela remonte à plusieurs mois. J'en suis véritable-
ment content, et je le lui dis.
Je passe une heure avec la duchesse d'Orléans. Elle me
fait le récit de quelques nouvelles horreurs à mettre au
compte de la Révolution. Elle a été ce matin visiter un
évêque malade. Je rentre chez moi et lis la réponse de
Paine au livre de Burke ; il y a de bonnes choses dans la
réponse comme dans le livre lui-même. Paine vient me
voir. 11 dit qu'il a rencontré une grande difficulté à décider
un libraire à la publication de son ouvrage ; cet ouvrage
est extrêmement populaire en Angleterre, et, par suite,
V écrivain l'est aussi, ce qu'il considère comme une des
nombreuses et étranges révolutions de notre temps. 11 se
met à parler d'autrefois, et, comme il me place au nombre
de ses anciens ennemis, j'avoue franchement avoir réclamé
son renvoi de sa place de secrétaire du Comité des Affaires
étrangères.
Mme de Chastellux me dit que la duchesse d'Orléans
JOLRXAL DE GOLVERXEIR MORRIS. 223
part demain, sous prétexte d'aller voir soa père indisposé,
mais en réalité pour effectuer sa séparation d'avec son mari,
dont la conduite est devenue trop brutale pour pouvoir être
supportée. Pauvre femme! Elle a l'air malheureux. —
Visite à Mme de Nadaillac ; au cours d'une conversation
décousue, je gagne sur elle plus de terrain qu'elle ne s'en
aperçoit. Elle parle de religion, de devoir, et de vœux
conjugaux, sans aucune raison; mais je la surprends eu
avouant que ces vœux doivent être sacrés. Je lui dis qu'il
est heureux pour elle qu'elle aime son mari, car autre-
ment elle ne pourrait manquer d'éprouver une autre pas-
sion, qui, à la fin, deviendrait trop forte.
9 avril. — Ce malin, M. Brémond vient chez moi. Au
cours de la conversation, je lui parle des réclamations
faites à la France par les princes allemands, pour des
fournitures livrées depuis longtemps. II me parle avec fran-
chise, et me dit qu'il s'est déjà entendu avec eux. Il ne
lui manque qu'environ 1,200,000 francs pour terminer
l'affaire, qui rapportera au moins 12 millions. Au cours
de la conversation, il me demande si je veux en parler
à M. de Montmorin. J'y réfléchirai; il viendra demain
m 'apporter les éléments de mon entrevue avec le
ministre. M. Short s'entretient longuement avec moi des
finances américaines, et j'essaie de lui démontrer que
la proposition faite au nom de Schurtzer, Jeanneret et C*
est avantageuse pour les Etats-Unis, à condition de
diminuer la commission. Je le crois sincèrement. Je lui
dis aussi que d'après ce que les parties m'ont dit et m'ont
montré, je suis convaincu qu'ils jouissent d'un grand pou-
voir à la cour et dans l'Assemblée, et qu'une opération de
ce genre serait d'autant plus utile que les Etats-Unis pour-
raient employer ce crédit pour leurs opérations intérieures.
La conversation est longue, et ses opinions sont ébranlées.
Je lui dis certaines choses pour le rendre un peu circons-
224 JOIR.VAL DE GOllKHXKLR AIORHIS.
pect au sujet de M. Swan, qui a l'habitude, paraît-il, de se
servir de nos deux noms pour ses intérêts particuliers.
J'emmène Aille Duplessis chez Mme de Fiahaut, où
nous dînons près de son lit, puis je rends visite à Mme de
Nadaillac. Son ami, l'abbé Maury, est avec elle, et je les
laisse ensemble. Elle désire me revoir; je promets de re-
venir. Elle va au Gros-Caillou, pour assister à l'inoculation
de ses enfants. Muie de Fiahaut me demande aujourd'hui
qui je lui conseillerais d'épouser, au cas où elle serait
veuve. Je réponds que j'ai appris qu'il était question d'au-
toriser le mariage du clergé. Elle dit qu'elle n'épousera
jamais l'étêque, parce qu'elle ne peut aller à l'autel avec lui
sans mentionner d'abord sa liaison avec un autre. Visite
à Mme Dumolley, qui veut savoir pourquoi la duchesse
d'Orléans est partie pour la ville d'Eu. Je feins l'igno-
rance.
13 avril. — A dix heures, je vais chez M. de Montmorin.
Je discute longuement avec lui sa situation et celle du
royaume. Je lui propose l'affaire des râlions, et lui ofiie
l'intérêt convenu. Il refuse d'être intéressé, et, après une
longue conversation, accepte de pousser l'affaire à cause
du roi, pourvu que tout reste secret. Il dit qu'il peut compter
sur moi, et qu'il croit que Sa Majesté aura également con-
fiance. Je dois lui donner aujourd'hui une note à soumettre
au roi. Je vais chez Jeanneret et j'mforme Bréaiond du refus
de Montmorin, lui laissant entendre en même temps que
la chose se fera. Je prépare la note pour Sa Majesté. Je
vais dîner avec M. de Alontmorin, et, à la fin du dîner, je
lui donne la note. Il me dit qu'il devra en référer au comte
de La Marck. Leur liaison 'politique est telle qu'il ne
peut éviter cette communication. Il me donnera une
réponse définitive lundi malin.
Je vais chez Mme de Staël. Je m'y entretiens avec la
duchesse de La Rochefoucauld. Mme de Staël lit sa tragédie
JOIRX^AL DE GOLVERXELR MORRIS. 225
de ce Montmorency » . Elle écrit beaucoup mieux qu'elle ne
lit. Son caractère du cardinal de Richelieu est fait de main
de maître. L'assistance est peu nombreuse, et l'on biàiue
beaucoup l'Assemblée nationale, dont les actes, il faut bien
l'avouer, sont empreints d'une grande faiblesse. N^ importe.
Je vais au Louvre, où je trouve M. de Curt faisant des vers
et courtisant Mme de Flahaul.
15 avril. — Visite à Mme de Xadaillac, dont les enfants
commencent à souffrir de la petite vérole. Nous parlons
de religion et de sentiment, mais je me trompe fort si elle
ne pense pas à autre cbose. Je laisse mon nom pour l'am-
bassadrice d'Angleterre et vais dîner chez Mme de Foucauld.
Elle me dit que son mari a abandonné son projet de passer
en Angleterre, ce dont elle était enchantée, et croit que c'est
la description que j'en ai faite qui l'en a détourné. Il faut
que j'essaie d'arranger cela. Son médecin aussi est d'accord
avec elle pour lui recommander des excursions comme né-
cessaires à sa santé. Peu après le diner, je vais au Louvre.
Nous sommes bientôt interrompus par Vicq d'Azir, avec qui
Mme de Flahaut a une conversation au sujet de l'évéque.
Je présume que c'est pour le faire entrer dans les bonnes
grâces de la reine. Ensuite, nouvelle interruption par la
sœur de Mme de Flahaut et un certain M. Dumas, qui apporte
de mauvaises nouvelles d'une affaire à laquelle elle s'in-
téressait. Puis vient M. de Curt, plein de déclarations et de
protestations amoureuses. Je quitte cette scène à huit heures
et retourne chez Mme de Foucauld. Elle me dit que son mari
s'est mis dans la tète d'aller à Nantes, et que dans ce cas
elle est décidée à aller en Angleterre avec un de ses amis
ou avec moi. Elle ajoute que son mari est un très mauvais
compagnon de voyage. A dix heures, arrive M. Steibelt.
Une petite demoiselle Chevalier, âgée d'environ quinze ans,
joue admirablement bien sur le piano un morceau de sa
composition, qui prouve de grandes qualités. Son frère,
15
226 JOIRXAL DE GOUVERNELH MORRIS.
plus jeune qu'elle, joue un autre morceau très bien. Puis
c'est M. Sleibell, qui est merveilleux. Cet homme se fait
de cinq à dix guinées par jour. Il reçoit pour sa visite de
ce soir cinquante livres. On dit qu'il dépense avec légèreté
ce qu'il gagne si facilement.
16 avril. — Ce malin, visite à Paine et à AI. Hodges.
Le premier est sorti; le second est dans le misérable loge-
ment qu'il occupe. 11 dit que Paine est un peu fou, ce qui
est assez probable. Je rends visite à Mme de Trudaine;
n'étant pas reçu, je demande du papier et commence à lui
écrire, mais avant que j'aie fini un domestique m'invite
à monter. Elle s'habille et Saint-André nous rejoint.
Elle me reçoit bien, et nous serons un peti plus liés en-
semble. Je passe chez Short pour le conduire chez Mme de
Staël. Après le dîner, nous assistons à une scène des plus
bruyantes entre elle et un abbé. Je lui dis qu'en allant en
Suisse, elle devra laisser rafraîchir son cerveau, puis
digérer ses idées sur le gouvernement, idées qui devien-
dront bonnes par la réflexion. Je vais ensuite chez Mme de
Beaumont, où nous faisons une longue visite, puis au
Louvre. Mme de Flahaut entre dans son bain, et toute
la société y assiste. Je reste jusque après le souper, et je
ramène Mile Duplessis chez elle. En route, je me montre
enjoué, et elle en est contente. Ternant, que j'ai vu chez
M. de Monlmorin, me dit que Fleurieu, le ministre de la
marine, va quitter son poste j il pense qu'il sera remplacé
par M. de Bougainville. Montmorin m'a rappelé que je dois
aller le voir lundi.
17 avril. — .Après le dîner, je vais au Louvre. Nous
allons ensemble voir Mme de Nadaillac, dont le fils est
atteint de la petite vérole. En rentrant chez elle, Mme de
Flahaut prend encore un bain. Je vais chez Mme de Staël :
brillante assistance. L'ambassadrice d'.Angleterre, qui est
iOLRXAL DE GOUVERi\ELR MORRIS. 227
ici, est très entourée par les jeunes gens à la mode. Au
départ, le comte de Montmorin me dit qu'il ne peut me
donner de réponse demain, n'ayant pu parler au roi aujour-
d'hui. Le temps a été beau.
18 avril. — Ce matin, Swan et Brémond viennent. Je
m'entretiens avec eux de la fourniture des rations à la
marine française. Il y a presque une émeute aujourd'hui
aux Tuileries. Le roi veut aller à Saint-Cloud, mais il est
arrêté, non seulement par la populace, mais aussi par la
milice nationale qui refuse d'obéir à son général. Il semble
que Sa Majesté a encouru le reproche de duplicité en sanc-
tionnant le décret sur le Clergé, et en s'adressanl ensuite
à un réfractaire pour accomplir les cérémonies prescrites
en celte saison. Pendant longtemps je m'attends à une
bataille, mais à la fin l'on me dit que le roi se soumet. Je
vais au Louvre où je trouve M. de Curt tout installé. Je me
retire aussitôt pour aller chez Mme de Nadaillac. Elle me
demande de prolonger ma visite, et, comme il se fait tard,
j'envoie chercher une matelotte à la guinguette et je dîne
dans sa chambre. Elle fait beaucoup de façons, mais nous
avançons. Nous verrons comment cela marchera tout à
l'heure... M. Vicq d'Azir me montre la lettre écrite au roi
par le département. Elle est dictatoriale à l'extrême.
Mme de Flahaut m'en avait déjà informé, mais je suis
obligé d'en blâmer le style.
20 avril. — Ce malin, visite de M. Brémond et de
M. Jaubert. Je les mets en train pour amener les Jacobins à
secourir le roi contre l'attaque du département. Je m'ha-
bille et je vais rendre visite au comte de Montmorin, à qui
je montre le brouillon d'une lettre que j'avais composée
comme réponse du roi au département. Il me dit que c'est
la peur qui a poussé celui-ci à faire sa démarche. Je sais
que ceci est partiellement vrai, mais il est vrai également
228 JOURNAL DK GOUVERNEUR MORRIS.
que celle démarche est hardie, el, en cas de réussite,
décisive. Après avoir parlé pohlique, nous parlons un peu
de nos affaires. Il n'a pu s'en occuper, dans les circons-
tances présentes. Je vais voir Mme de Alontmoriu et je
reste quelque temps avec elle ; elle est toute désolée et
redoute le pillage et les insultes, le baron de Menou ayant
dénoncé son mari hier soir. Je ris de cette dénonciation
ridicule, et j'essaie de calmer ses appréhensions. Je vais
de là au Gros-Caillou, chez Mme de Nadaillac, qui parle
longuement politique, avec moins d'ardeur que d'absur-
dité. J'en suis fatigué. Je dîne avec M. Short. Ternant,
qui est présent, me dit qu'il a conseillé à La Fayette de
démissionner, que celui-ci y a consenti, mais qu'ensuite
il a trouvé diverses raisons pour n'en rien faire. Je le
reconnais bien là. M. du Chàtelet nous a amené lord Dare,
fils de lord Selkirk, qui rencontre ici par hasard Paul
Jones. Il reconnaît l'attention polie de Jones dans l'atlaque
de la maison de son père durant la dernière guerre. Je
vais ensuite au Louvre, mais Mlle Duplessis y est. iMme de
Fiahaut me dit que les favoris du roi ont donné leur démis-
sion, que ceux de la reine la donneront, et qu'elle espère
une place près de Sa Majesté. Je le lui souhaite. Elle m'in-
forme qu'elle a conseillé par écrit à d'Angivillers de
voyager, ayant obtenu l'assurance que, dans ce cas, il ne
serait pas question de lui. De Curt vient, et bientôt après je
retourne chez moi, oii je lis jusqu'à l'arrivée de MM. Bré-
mond et Jaubert. Les Jacobins cherchent à former alliance
avec le club de 89, en vue d'empêcher le vote d'un décret
déclarant les députés actuels inéligibles pour l'Assemblée
prochaine. Après leur départ, je vais me coucher, car je
tombe de sommeil.
21 avril. — M. Brémond vient me raconter ce qui
s'était passé aux Jacobins. Je m'habille_, je fais une prome-
nade à cheval avec M. Short, puis je rends visite à Mme de
JOIRXAL DE GOrVERXElR MORRIS. 229
Flahaul, avec qui j'ai une conversation sur la politique. Je
dîne avec l'ambassadrice d'Angleterre. Nous sommes en
famille. C'est une femme très agréable. Visite à Mme de
Xadaillac. Ici, tout est sale. Il a plu. La démission de
La Fayette fait beaucoup de bruit. Il est probable qu'il la
retirera, et alors ce sera pire que jamais. Au Louvre,
Mme de Flahaut est avec un homme de confiance de
de Laporte, qui vient lui faire part de l'intention du roi
d'employer son mari ; mais elle va refuser par une lettre
contenant de très bons conseils à Sa Majesté. Je lui dis de
m'en laisser une copie. L'intention du roi est due à une
demande de d'Angivillers. Je vais chez M. de Montmorin,
et je reste quelque temps en compagnie de Mme de Beau-
mont et de Mme de Montmorin. Une tempête qui s'élève
amène Mme de Montmorin à exprimer certains souhaits
peu favorables à ceux qui troublent le repos public.
Comme il est question que La Fayette reprenne sa place,
elle exprime certaines opinions très justes à son sujet : sa
faiblesse a causé beaucoup de mal et empêché beaucoup
de bien ; cependant il vaut mieux être faible que méchant,
et son successeur serait probablement un de ceux qui
recherchent le plus le mal. Après dîner, je parle à Mont-
morin qui n'a rien fait pour notre affaire. Je lui fais con-
naître la cause de la coalition projetée entre les Quatre-
vingl-neufs et les Jacobins. Il me dit que, s'il avait voulu,
il aurait pu depuis longtemps faire passer le décret d'ex-
clusion, mais il avait peur du décret sur les quatre ans,
qui est cependant passé. Je lui dis que s'il pouvait main-
tenant faire passer le premier, ce serait le moyen de
diviser les Jacobins et les Quatre-vingt-neufs, et qu'ensuite
ils seront tous les deux plus maniables. Je lui donne
encore mon avis, savoir que le roi doit chercher à s'atti-
rer la populace. Il partage mes vues.
23 avril. — En allant au Louvre, une de mes roues
«30 JOIRXAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
saute, ce qui met ma voiture en piteux état. Quandj'arrive
au Louvre, M. de Flahaut vient à ma rencontre et se plaint
que sa femme aille à l'Assemblée avec M. Ricey. Elle me dit
qu'elle est très pressée j M. de Montmorin doit lire sa cir-
culaire aux ministres étrangers , les informant que le roi
s'est placé à la tête de la Révolution . Je ne vois rien là-
dedans qui puisse intéresser beaucoup une dame. Je rentre
chez moi écrire jusqu'à trois heures, puis je vais dîner chez
Mme de Trudaine. Après le dîner, son mari se déclare pour
un gouvernement républicain, ce qui devient très à la
mode. J'essaie de lui en démontrer la folie, mais j'aurais
mieux fait de ne pas m'en mêler. Je vais ensuite chez
Mme de Guibcrt, où naturellement je trouve un esprit jaco
bin. Je passe de là chez Mme de Laborde. Elle se plaint
beaucoup du parti républicain, et me demande pourquoi
je ne fais pas part de mes opinions à l'évêque d'Autun. Je
lui dis qu'elles n'auraient aucun poids, ce qui est vrai.
Visite à Mme de Staël, chez qui je ne suis pas reçu; mais,
son domestique étant en livrée de gala, je suis certain
qu'elle doit recevoir, et Montmorency est admis au même
moment. Je vais voir l'ambassadrice d'Angleterre. Il y a
eu beaucoup d'Anglais au dîner, entre autres le général
Dalrymple. Au bout de quelque temps, ils vont au théâtre,
et je saisis l'occasion de demander à l'ambassadrice quand
il est le plus facile de la voir. Elle dit que son jour était le
mercredi, mais maintenant elle n'en a plus; je puis cepen-
dant compter toujours la trouver chez elle quand elle y est
réellement. Sa voix et ses manières me disent qu'elle est
sincère et je réponds comme il convient. C'est une femme
charmante. Je vais de là chez le comte de Montmorin, et
j'ai avec la comtesse une longue et intéressanle conversa-
tion sur les affaires publiques. Entre autres choses, j'expose
l'avantage qu'il y aurait à changer l'entourage de la reine.
25 avril. — Ce matin, Paine vient me dire que le
JOURNAL DE GOLVERXEIR MORRIS. 231
marquis de La Fayette a accepté la situation de chef de la
Garde nationale.
26 avril. — J'apprends que Mme de Flahaut n'a pas
décliné les pro|)ositions faites pour son mari. Son évêque
lui donne un conseil différent, parce que le roi peut taire
des choix qui ne rendront pas AI. de Flahaut inacceptable
pour les autres, et qu'un refus, même fondé sur des raisons
d'importance, peut offenser un esprit faible. J'ajoute encore
un motif qui me vient à l'esprit. C'est que si la cour s'oc-
cupe d'eux, elle ne pourra plus les délaisser et ce sera
pour Aime de Flahaut une sorte de sécurité dans tous les
cas. — Je vais passer quelque temps avec Aime de Ségur.
Elle me montre la lettre du duc d'Orléans à Aime de Chas-
tellux et la réponse de cette dernière. Je trouve lady Suther-
land chez Aime de Staël. Elle m'annonce la démission du
duc de Leeds. J'exprime l'espoir de la voir à la tête des
Affaires étrangères si je reste encore un peu en Europe.
Elle répond que cela lui plairait beaucoup, mais que lord
Gower est encore trop jeune. Je réplique que dans deux ou
trois ans il aura acquis du tact, et qu'alors... — Il arrive lui-
même juste avant mon départ, et parle également de la dé-
mission du duc. Je demande si Hawkesbury doit le rempla-
cer; il n'en sait rien. Il semble avoir tellement à cœur de
prouver que la démission du duc est due à sa santé, que je
ne puis m'empêcher de l'attribuer mentalement à des diver-
gences de vues. Viisteà Aime de Nadaillac qui m'avait écrit
un mot pour se plaindre de ma négligence. Nous rions en
jasant et en jouant, et elle se plaint de mon manque de res-
pect; mais je crois que moins je serai respectueux, plus je
lui serai agréable ; au cours d'une petite conversation amou-
reuse, elle me dit que je ne dois pas m'attendre à la voir ca-
pituler, car elle a un trop vif sentiment de ses devoirs
religieux et moraux; si pourtant elle succombait, elle
s'empoisonnerait le lendemain malin. Je ris de tout cela.
232 JOIRXAL DE GOIVERXEUR MORRIS.
Je vais ensuite dîner chez M . de Alontmorin . Après le
dîner, je m'entretiens longuement avec lui, et louche
un peu à la politique. 11 promet de parler de notre affaire
au roi dans le courant de la semaine. Il en a parlé au
comte de La Mark qui l'approuve. Entre autres choses,
je propose le vote par l'Assemblée d'une loi d'amnistie,
suivie d une déclaration sur la révolution. Il partage mes
vues et déclare qu'en ce moment même, il prépare une
lettre du roi au prince de Condé. Je rentre chez moi
pour rencontrer AI. Brémond, et le pousser à travailler
les Jacobins pour leur faire proposer le décret ou la loi
d'oubli.
En parlant affaires aujourd'hui avec Mme de Flahaut,
j'apprends par ce qu'elle dit, et encore plus par ce qu'elle
ne dit pas, qu'il existe un pian pour faire passer tout le
pouvoir des mains du roi dans celles des chefs actuels de
l'opposition. Pendant que je suis au Louvre, Monlesquiou
arrive, et je lui rappelle ce que je lui ai dit de la Constitu-
tion. Il commence à craindre queje n'aie raison. Il demande
comment il faut remédier au mal. Je réponds qu'il paraît
y avoir peu de chance d'éviter l'excès du despotisme ou
de l'anarchie ; le seul espoir doit être la moralité du peuple,
mais j'ai peur qu'il ne soit trop corrompu. Pour lui, il est
sur qu'il l'est en effet. Mme de Flahaut m'a dit ce matin
que M. de Curt doit être ministre de la marine, si le décret
des quatre ans est abrogé. M. Montciel vient me voir, et
me raconte ce qu'il a fait avec les chefs des Jacobins. Il
doit avoir avec eux une nouvelle conférence. Il pense que
le mieux sera d'agir d'accord avec la cour sans en avoir
l'air, pour ne pas compromettre leur popularité. J'ap-
prouve cette manière d'agir, et, entrant dans ce queje crois
être leurs vues, je propose l'abrogation du décret des quatre
ans et de celui contre la réélection. Il doit la leur pro-
poser, et obtenir, si c'est possible, une liste de ce qu'ils
demandent ainsi que des places auxquelles ils aspirent.
JOIRXAL DE GOIVERXELR MORRIS. 233
30 avril. — \ous dînons aujourd'hui en famille chez
l'ambassadeur d'Angleterre. Cubières vient avec Robert; ils
ont une collection de très beaux portraits de Petitot en
émail. Je vais ensuite au Louvre. Mme de Flahaut est en
train de s'habiller. Elle me dit qu'elle espère bien obtenir
la place qu'elle convoite. Je reste longtemps avec Aime de
Foucauld et Mme de Ricey, puis vient le souper. En pas-
sant au salon, nous causons longuement sur la métaphy-
sique; un monsieur qui a lu V Entendement humain de
Locke, se donne de grands airs.
1" mai. — Après le dîner, j'ai avec M. de Monlmorin
une longue conversation au cours de laquelle je lui montre
une note que j'ai faite sur la situation de la France. Il me
demande de la lui laisser et je la donne, mais avec l'injonc-
tion que seules Leurs Majestés sauront de qui elle vient.
Il n'a pas encore eu l'occasion de reprendre l'affaire des
rations. Je l'informe de ce qui a é(é fait avec les chefs des
Jacobins. Il m'expose la situation des ministres sous ce
rapport, et m'assure qu'ils ne peuvent rien près du roi
sans lui. Il exprime le désir de voir la Couronne nommer
des commissaires chargés de maintenir l'ordre dans les
divers départements. Je réplique que tous les officiers
chargés de maintenir l'ordre devraient être nommés par la
Couronne, mais qu'il est trop tôt pour faire une proposition
de ce genre. L'expérience doit d'abord en démontrer la
nécessité. Il me dit posséder des preuves irréfutables des
intrigues de la Grande-Bretagne avec la Prusse; ces pays
accordent des subsides au prince de Condé et au duc d'Or-
léans. Il ajoute qu'il donnera sa démission des Affaires
étrangères, parce qu'il ne peut plus agir avec dignité. Je
lui conseille de n'en rien faire, et je l'assure que les nations
étrangères verront sa lettre sous son vrai jour. Il dit alors
qu'en restant dans son emploi, il amènerait la guerre
l'année prochaine. Je lui conseille de l'amener le plus tôt
234 JOLRXAL DE GOUVERXELR MORRIS.
possible, pourvu que ce soit une guerre continentale. Il
objecte qu'avec la Grande-Bretagne, une guerre maritime
seule est possible; mais, dans ce cas, la France serait iso-
lée, car l'Espagne ne voudra pas y prendre part. Je lui
demande comment l'Empereur est disposé; il répond que
c'est un homme faible et pacifique, qui ne s'engagera pas
à fond pour ou contre qui que ce soit; s'il intervient, ce
sera pour avoir sa part des dépouilles. Je lui dis que je ne
vois point les choses comme lui ; que la guerre doit se faire
sur terre et être générale ; que la Pologne doit être tentée
par l'offre du pays qui la sépare de la Baltique; l'Autriche
devrait avoir la Silésie et la Bavière, en échange des Pays-
Bas ; la France aurait les Pays-Bas et envahirait la Hollande ;
Constantinople serait donnée à l'ordre de Malte, comme
possession commune à toute la chrétienté. Ce plan, trop
vaste pour son esprit, le fait bondir, mais je le crois bien
réalisable. Très probablement il coûtera à la France ses
colonies, mais j'ai pour elles un autre plan que je ne lui
comnmnique pas. Nous nous concertons pour le langage
à tenir aux chefs des Jacobins.
M. Brémond me fait une visite, et me montre une
nouvelle proposition de Lamerville au sujet des rations
allemandes. 11 me donne aussi la liste des demandes des
chefs Jacobins. — Dîner chez Alontinorin; j'y rencontre
Bouinville de retour d'Angleterre. 11 me dit que le livre de
Paine y a produit un effet très grand, et ajoute que Pitt
n'ose pas risquer la guerre avec la Russie, tant elle est
impopulaire; il a commencé de nouvelles négociations qui
dureront probablement jusqu'à ce que la bonne t-aison soit
passée. — M. Brémond et AI. Jaubert reviennent me voir.
Ils m'apportent des nouvelles sans importance, et me
demandent si je crois convenable d'en faire part aux chefs
des Jacobins, Je leur dis qu'à mon avis, il serait dangereux
d'alarmer ces messieurs. Je leur indique la seule manière
de le faire sans grand risque. Ces gens sont trop prccipi-
JOIRXAL DE GOLVERXEIR MORRIS. 235
tés. Brémond me dit qu'il a pris ses mesures pour être
employé à classer les décrets de l'Assemblée et à choisir
dans la masse ceux qui doivent former la Coastitution. Je
l'approuve.
Visite à Mme de \adaillac, qui ne me reçoit pas tout de
suite. Je m'aperçois ensuite qu'elle était dans une tenue
trop malpropre, et qu'elle est obligée de se coucher pour
la cacher. Nous bavardons de la manière que je crois la
mieux appropriée à une petite coquetle; je la laisse dans
le doute sur la question de savoir si elle est ou non en
possession de mon cœur. Si elle n'y veille pas, elle se
trouvera prise en essayant de me prendre. Mme de Flahaut
me dit que son beau-frère, d'Angivillers, a démissionné
et est parti en Italie pour éviter les accusations portées
contre lui. C'est un cruel coup pour elle qui lui doit tous
ses moyens d'existence. Je la ramène et je m'attarde avec
elle; puis, sur ses instances, je vais m'enquérir si une place
auprès de la reine serait agréable à Mme Le Couteulx. Mon
ami, Laurent Le Couteulx, répond par la négative.
3 mai. — Je rends visite au baron de Besenval et reste
quelque temps avec lui. Je vais ensuite à la laiterie de l'En-
fant-JésuSy où l'on peut se procurer de la crème, du beurre
et des œufs en abondance. Je prends un peu de chaque chose
et je vais au Louvre, où se trouve un confident de M. Du Port,
ministre de la justice, avec qui Mme de Flahaut a une lon-
gue conversation particulière. Pendant ce temps, M. de Fla-
haut me confie ses peines, ses espérances et ses craintes.
M. de Limon me dit tenir de source certaine que le secré-
taire du prince de Condé s'est laissé corrompre moyennant
une grosse somme, et qu'il est venu avec les papiers de son
maître. Il ajoute que les nouvelles venues d'Angleterre
représentent une guerre entre ce pays et la France comme
inévitable. Sa première information peut être vraie, mais je
crois que cette dernière est fausse. Je le lui dis, et j'ajoute
236 JOIHXAL DE GOIVKRYKIR -MORRIS.
qu'en cas de guerre entre la France et l'Angleterre
dépourvue d'alliés, je parierais ma fortune sur le succès de
la France, pourvu que son gouvernement fût acceptable.
Je m'habille pour aller dîner chez Duportail, chez qui,
après le dîner, je rencontre Gouvion; je m'entretiens avec
lui du commandant fulur de la garde nationale. Je crois
que ce sera lui. Je vais ensuite chez le comte de Montmorin.
Il n'a pas encore parlé au roi de l'affaire des rations. II
promet de le faire demain et craint que la chose ne soit
ébruitée. Je lui parle de diverses affaires politiques, et en
parliculier de la nécessité de changer l'entourage de Leurs
Majestés; je lui demande qui remplacera La Fayette, tout
en observant qu'il devrait rechercher un homme possédant
les qualités voulues. Il cite Gouvion. Je le quitte et je fais
une promenade avec Mme de Heaumont. J'apprends que
son père lui a dit quelque chose de l'objet, sinon de la sub-
stance, de mes conversations avec lui. A la demande de
Mme de Flahaut, je parle à Mme LeCouteulx pour savoir si
elle accepterait une place près de la reine. Elle le voudrait
bien, mais craint que cela ne déplaise à son mari et à sa
famille. Ellem'écrira demain après les avoir consultés. Elle
désire que sa sœur ait la place, au cas où elle-même ne
l'accepterait pas.
9 mai. — Promenade avec Mme de Beaumont; elle avoue
qu'elle ne tiendrait pas à être l'une des dames de la reine,
mais elle fera tout ce que son père désirera. Je m'entretiens
avec lui après le dîner. Le roi donne son consentement à
l'affaire des rations, à la condition d'être certain du secret
absolu. Dans quelques jours il réformera sa maison. Mont-
morin quitte les Affaires étrangères. Il sera remplacé par
Choiseul-Gouffier, actuellement à Constantinople. Il dit
qu'il restera au conseil, mais sans avoir de département.
Il considère, et avec raison, comme vn être éphémère
quiconque arrivera maintenant au pouvoir. Chez Mme de
JOLRXAL DE GOIVERXELR MORRIS. 23Y
Foucauld, M. Fauchel lit une excellenle comédie de sa
composition. Bouinvilie est là. Je le ramène chez lui, et en
route il se plaint de l'ingratitude de Duportail envers
La Fayette. 11 dit que Alontmorin était très abattu ce matin.
Je lui répète ce que j'avais dit à Montmorin : il faut que la
situation empire encore avant de pouvoir être améliorée.
Le temps s'est adouci, mais pendant ma promenade de ce
matin, j'ai remarqué que les vignes avaient souffert de la
gelée. On dit à table qu'il n'y a pas eu de dégâts en pleine
campagne, à cause du vent. M. Brémond vient me voir et
je lui dis que j'espère obtenir l'argent nécessaire pour les
rations. Il m'informe que les chefs jacobins doivent l'em-
ployer à faire un choix d'articles constitutionnels, et aussi
le consulter sur les moyens de rétablir l'ordre. Je fais une
visite à Mme de Ségur; elle me raconte ce qu'on dit dans
les salons, et c'est bien près de la vérité. Voilà comment
on garde les secrets à cette cour.
15 mai. — Mme de Flahaut me dit qu'elle espère être
bientôt nommée première dame d'honnenr de la reine,
qui gardera l'éducation de sa fille. Le dauphin doit être
coulié aux soins d'un homme. C'est à cela, je crois, que
vise Montmorin, car il m'a dit qu'il accepterait un emploi
dans la maison du roi. Je dine chez M. de Montmorin et je
lui communique ce que j'ai appris de M. Toulongeon chez
Mme de Guibert, savoir, que les coloniaux sont battus
dans leur projet d'exclure complètement du gouvernement
les mulâtres. Cela causera parmi eux une grande efferves-
cence. Je ne me plais pas du tout ici. Après le diner, j'ai
avec lui une conversation particulière. Il me fixe mardi pro-
chain pour une entrevue avec Du Port au sujet des rations,
mais il exprime la crainte que l'Assemblée ne refuse son
consentement. Je lui dis que, puisqu'il quitte les Affaires
étrangères, il devrait s'assurer la liste civile, qui est la seule
source réelle d autorité. Il se dit incapable de diriger des
238 JOURNAL DE G01VER\'EIR MORRIS.
affaires d'argent; il est fatigué de son état, et, s'il pouvait
réaliser sa fortune, il irait en Amérique. Il ajoute que rien
ne pourrait le retenir à la cour, si ce n'était son désir de
servir, ou plutôt de sauver le roi et la reine; il leur a déjà
fait faire de grosses dépenses pour une chose qui n'a pas
réussi. Je lui dis que la tentative d'acheter les membres
de l'Assemblée a été une mauvaise mesure. Il répond que
ce n'est pas pour cela qu'il a engagé les dépenses. On
l'appelle avant que nous ne puissions continuer. Je vais
chez l'ambassadeur d'xAngleterre; à mon entrée, lady
Sutherland s'excuse de ne pas m'avoir admis, quand je
me suis présenté l'autre après-midi. Elle dit qu'il y a tant
de Français qui riniportuneiil, qu'elle est obligée de con-
damner sa porte, mais je puis compter que cela n'arrivera
plus. Ma visite est très longue, puis j'attends au Louvre le
retour de Mme de Flahaut de Versailles. M. Du Port, qui se
trouve là, est tout disposé à me parler. De Curt arrive,
furieux du décret de ce malin. 11 dit que tous les députés
des colonies se retireront demain. Ils n'auraient jamais dû
entrer à l'Assemblée, et ils se rendront ridicules s'ils la
quittent. Je m'en vais de bonne heure, laissant les deux
sœurs faire une partie de piquet avec l'évêque et Sainte-
Foy.
16 mai. — Ce matin, je m'habille aussitôt après le
déjeuner et je vais à Versailles. Je dîneavec M. de Cubières
qui nous donne un repas excellent. La société est assez nom-
breuse. Il possède un joli petit cabinet d'histoire naturelle,
et beaucoup de petits produits des beaux-arts. Je lui dis
qu'avec ses connaissances en chimie et en minéralogie, il
ferait sa fortune eu Amérique. Je m'en vais à cinq heures
au lieu de me promener dans son jardin, et je rends visite
à Mme de Nadaillac qui persiste dans sou projet de quitter
Paris demain malin. M. de Limou est avec elle; il me dit
qu'il pense que la séparation du duc et de la duchesse
JOIRXAL DK GOUIERMEIR MORRIS. 239
d'Orléans s'arrangera à l'amiable. Je laisse Mme de Na-
daillac avec l'abbé Maury et l'évêque de Condom. J'ap-
prends que les dépulés des Antilles ont quitté l'Assemblée,
et qu'un décret est intervenu interdisant la réélection des
députés actuels. Je suis enchanté de ces deux faits, car les
députés des Antilles ont jusqu'ici recouru aux moyens ex-
trêmes pour se rendre populaires et faire adopter les me-
sures qui leur tenaient au cœur ; indifférents au bonheur de la
France, ils ont beaucoup contribué aux malheurs survenus.
Je soupe avec Mme de Foucauld, chez qui il y a une foule
d'invités. Bouinville, qui est là, a l'air d'un amoureux, et,
tandis que je le ramène chez lui, il avoue qu'il l'était, mais
il n'a pas été heureux. Je dis à Mme de Foucauld que j'es-
saierai de la voir à Spa. Elle en est ravie, moins par intérêt
pour moi que pour le sacrifice à ses charmes que signifie-
rait cette démarche.
17 mai. — Comme c'est convenu, je vais à une heure
chez M. de Montmorin, et j'y rencontre M. Du Port. Je
découvre que M. de Alontmorin est, ou du moins paraît,
peu incliné à s'engager dans l'affaire des rations. Il dit
qu'il doute beaucoup du succès, et que le roi éprouve une
grande répugnance. Il m'avait dit auparavant que Sa Majesté
était bien disposée; ceci me semble mystérieux. Il ajoute
que l'on redoute surtout d'être découvert. 11 désire me
revoir dimanche. Je lui réponds que je viendrai, mais sans
répondre de la patience des intéressés. Il réplique que
ceux-ci pourront faire ce qu'ils voudront. Je répète que la
chose se fera malgré toute opposition de sa part. Ce que
nous demandons est raisonnable, tandis qu'il est un homme
étrange et indécis. Du Port paraît mieux disposé pour l'opé-
ration. Je vois Brétuond et je lui dis que l'affaire des rations
est relardée à samedi. 11 en est très mécontent. Je rends
visite à Mme de Ségur, et la conversation étant tombée sur
les moyens de sauver les fortunes dans les troubles que l'on
î*0 JOIRXAL DE GOLVERXEIH MORKIS.
redoute, je parle d'acheter des terres en Amérique. Le
comte et son beau-frère penchent beaucoup vers celte me-
sure. Brémond revient me dire qu'il est informé par MuUer,
riionime de confiance de l'Electeur de Mayence, que les
agents français agissent comme s'ils ne tenaient pas à s'en-
tendre avec les princes allemands, il dit, que si la Cour n'a
pas l'intention d'arranger cette affaire à l'amiable, il sup-
pose qu'on n'adoptera pas celle des rations. Il a raison
dans ses suppositions, mais je réponds simplement en
répétant ce que j'avais déjà dit : que l'affaire est extrême-
ment délicale. Le domestique de Aime de Chastellux vient
m'avertir qu'elle part demain pour accompagner son fils à
Eu. J'envoie chercher l'enfant et j'écrisà sa mère. Je passe
quelques instants avec le baron de Besenval qui, dans
l'ardeur de son zèle pour la cause du despotisme, me dit
que tous les princes d'Europe sont ligués pour rétablir
l'ancirn système de gouvernement français. L'idée est assez
ridicule; il y a pourtant des milliers de gens qui ne sont
pas fous et qui y croient; mais c'est le sort de l'homme
d'être à jamais la dupe de vains espoirs ou de craintes
futiles. \ous sommes trop poussés à oublier le passé,
à négliger le présent et à juger mal l'avenir. Je vais
ensuite diner chez Mme de Trudaine, et après le diuer
son mari s'engage dans une dispute avec Saint-André au
sujet des droits des princes propriétaires de liel's en Alsace.
M. de Trudaine est un très honnête homme, mais il défend
une opinion très malhonnête, bien que très commune chez
les gens faibles au sujet des affaires pubUques. Cette con-
troverse se réduit à une question de droit et à une question
de fait. Par divers traités les princes ont stipulé que les fiefs
dont il s'agit relèveront comme auparavant de l'Empire
d'Allemagne. La question de droit est donc de savoir si cette
mouvance ne les exempte pas des décisions générales de la
nalion française concernant ce genre de propriété. La ques-
tion de fait est de .savoir si, de par ces traités, — quoad
JOl HNAL I)K GOLVKRMCIR MORRIS. 241
//OC, — le suzerain est le roi de France ou l'empereur
d'Allemagne. Ceci, étant affaire d'interprétation, doit être
décidé par des gens du métier, mais, comme il s'agit de
deux nations souveraines, la décision dépendra probable-
ment de tout autre chose que des mérites réels de la cause.
On refuse de m'admettre chez Mme de Fiahaut, mais
j'apprends qu'il y a des accommodements. Elle me dit que
son mari est sorti. Elle a inventé ce prétexte pour être
seule, afin de recevoir à dîner l'évêque et une autre per-
sonne ; on m'avait refusé l'entrée en raison d'un ordre
général. Je fais sur son évêque une supposition dont elle
est, ou du moins se prétend, offensée. Je vois M. de Mont-
morin; il m'informe, comme je m'y attendais, que le roi
refuse son consentement à l'affaire des rations. Je suis
persuadé qu'il y a là quelque chose de louche. Nous
verrons. Montmorin me dit qu'il considère l'Assemblée
comme ruinée dans l'opinion, et cela me donne de très
forts doutes sur sa sagacité. Il y a quelques jours, il
était tout tremblant, et il est maintenant rassuré^ mais sans
motif dans les deux cas. 11 craint encore, cependant, pour
la personne du roi. Il ajoute que différentes personnes le
poussent à faire des choses différentes, mais qu'il ne sait
pas se décider. Je lui conseille de rester tranquille person-
nellement, car l'Assemblée fait tout ce qu'elle peut pour le
roi, avec l'intention de tout faire contre lui. Je lui demande
où il en est des réclamations des princes allemands. Il
répond qu'il pense que l'empereur devra servir d'inter-
médiaire, et ajoute qu'il redoute le comte d'Artois et le
prince de Coudé. J'en parle avec indifférence, car il est à
supposer qu'ils agiront uniquement dans l'intérêt de l'au-
torité royale, mais il croit qu'ils chercheront à se former
un parti ; j'en déduis seulement qu'ils veulent obliger le
roi à chasser tous ses anciens conseillers. — Visite à
Mme de Guibert; elle dit que je devrais lui faire la cour
pendant des années avant de produire sur elle une impres-
16
24Î JOIRXAL I)K GOI' VKKX'K I H MOHRIS.
sion. Je ris, en lui disant que quelques jours, six semaines
au plus, seraient assez raisonnables, mais que le prix
qu'elle demande est vraiment trop élevé. Cette remarque
amène une longue conversation ridicule. M. Brémond
vient me voir. Je lui dis que l'affaire des rations est aban-
donnée; il en est naturellenieat morlifié et désappointé.
22 mai. — Je vais chez M. (îrand, et je me promène
quelque temps avec lui dans son jardin en causant des
affaires publiques. Le royaume de Pologne a rédigé une
nouvelle Constitution, qui, d'après moi, changera la face
politique de l'Europe en tirant ce royaume de l'anarchie
pour en faire une puissance. Les grandes lignes du chan-
gement sont : monarchie héréditaire, affranchissement
des paysans, et participation des villes au gouvernement.
Ce sont les vrais moyens de détruire une aristocratie
pernicieuse. Après le dîner, je vais visiter Saint-Cloud avec
Chaumont, sa femme, sa mère et sa sœur. La situation est
belle, et le jardin serait délicieux s'il était disposé de façon
naturelle, mais c'est un parfait jardin français. La vue est
magnifique. Nous retournons par la Seine au pont de
Neuilly et de là à Paris. — Visite à Mme de La Luzerne.
M. de Mirepoix parle très durement de Necker et je défends
l'ex-ministre. Je vais chez AL de Alontmorin lui annoncer
mon départ pour l'Angleterre. Je l'annonce aussi à l'am-
bassadeur et à l'ambassadrice d'Angleterre.
28 mai. — J'écris toute la matinée. M. Svvan vient, et
je lui exprime ma surprise d'apprendre que je suis con-
sidéré en Amérique comme agioteur sur la dette due a la
France. 11 m'assure n'avoir jamais rien dit ni lait pour
donner naissance à cette idée, et ajoute qu'il s'efforcera de
la faire disparaître. Je dîne chez l'ambassadeur d'Angle-
terre, et après le dîner nous allons ensemble rendre visite
à M. de Montmorin. Je lui dis que les enragés sont au
JOIRXAL DK GOl VKUXia II AIOKKIS. 24:5
désespoir. Il répond qu'il pourrait leur donner le coup de
qràcc. s'il le voulait, car il a des raisons de croire que l'on
s'occupe de l'aliaire des rations. Je lui dis que je l'ignore,
mais que je le saurai, il nie demande si je reviendrai de
Londres pendant le mois de juin. Je réponds alfirmative-
ment. \otre conversation est interrompue et je promets
de dîner avec lui demain.
31 mai. — A Eu. Je vais voir la duchesse d'Orléans, ce
matin, et je déjeune dans sa chambre avec Mme de Chas-
telliix. Elle fait annoncer à son père mon arrivée et mon
désir de le voir. Le vieillard répond de façon très polie,
et nous décidons de dîner ensemble. Je trouve ici beaucoup
de contrainte et d'étiquette. Après le déjeuner, elle me lit
les lettres qu'elle a échangées avec le duc, puis nous
fjiisons une promenade jusqu'au dîner. Elle me raconte
l'histoire de leur rupture en remontant très loin, et les
manœuvres employées par son mari et par son entourage.
C'est un bien triste sire. Elle me dit que ce que l'on con-
sidérait comme tendresse de sa part, à elle, n'était que de
la prudence. Elle espérait l'amener à une conduite plus
décente et régulière, mais elle a eniin découvert que seule
la crainte avait prise sur lui. Elle me raconte ses difficultés
pour décider son père à agir. Il est nerveux et tremble
devant tout ce qui ressemble à un elfort. Le dîner est
excellent; au cours du repas et pendant la conversation
qui le suit, je fais quelques progrès dans l'estime du vieil-
lard. Ils s'embarquent dans une grande voiture pour
prendre l'air après le diner, et je vais à mon hôtel. N'ayant
rien à faire, je commande des chevaux; je pars à six
heures et quart, et à neuf heures et demie, j'atteins
Dieppe.
25 jmn. — A Londres, nous apprenons que le roi et la
reine de France ont réussi à s'échapper des Tuileries et
24V J(M l{\AL I)K (ÎOLVKHXKin MOHRIS.
ont une avance de six à sepl heures sur leurs gardiens.
Les conséquences vont enètreconsidôrables. S'ils arrivent
sains et saufs, une guerre eslinévital)le,et s'ils sont repris,
ce sera probablement la suspension pendant quelque
temps de loul gouvernement monarchique en France. Je
dîne avec le docteur IJancroit, chez qui se trouve le docteur
Ingenhoup. 11 me parle d'une découverte qu'il vient de
laire sur l'inflammabililé des métaux, et offre de me
montrer une barre de fer brûlant comme une chandelle.
II n'y a qu'à la placer dans l'air.
Le roi et la reine de France se sont échappés, mais nous
ignorons encore s'ils sont hors du royaume. Cet événement
m'inspire le vif désir de retourner à Paris, car je crois que
la confusion aura une inlluence heureuse sur la vente des
terres américaines. — Onze heures du soir : on apprend
que les fugitifs royaux ont été arrêtés près de Metz.
2 juillet. — J'arrive à Paris. Je m'occupe à lire les dif-
férents détails de la fuite et de l'arrestation du roi. Je vais
voir M. de La Fayette, qui n'est pas rentré, mais je m'en-
tretiens avec sa femme ; elle semble à moitié folle. J'ai éga-
lement rendu visite au comte de Ségur ce matin, et j'ai vu
toute la famille à l'exception du maréchal. J'apprends que
l'intention de l'Assemblée est de couvrir la fuite du roi et
de la faire oublier. C'est là en tout cas une preuve de
grande faiblesse, qui détruira probablement la monarchie.
M. Brémond vient me tenir au courant de ce qui s'eslfiiità
propos de la dette due à la France. 11 me dit aussi qu'il a
eu une entrevue avec le comte de Montmorin au sujet des
affaires publiques, et il voulait que je demandasse sou in-
tervention près de Al. Tarbé, ministre des Impositions,
pour lui fournir des renseignements sur les finances. Il me
raconte l'histoire secrète de beaucoup d'événements qui
ont eu lieu pendant mon absence. Je dîne avec Lal'"ayette,
puis je vais chez AL de Montmorin. Je lui expose la
JOIRXAL I)H (JOrVEUXElH MORRIS. 245
demande de M. Brérnont el il promet son aide. Je lui parle
de l'état des affaires, lui faisant remarquer qu'il me semble
presque impossible de sauver à la fois la monarchie et le
monarque. 11 me dit qu'aucune autre mesure n'est possible,
et ceci nous amène à discuter les différents personnages
susceptibles d'être nommés régents ou membres d'un con-
seil de régence; j'y rencontre des difficultés insurmonta-
bles. On sera force de garder le malheureux que Dieu a
donné. Sans doute, Sa sagesse produira le bien par des
moyens qui nous sont insondables; telle doit être notre
espoir.
A juillet. — Aime de Flahaut ne peut me tenir parole,
parce qu'elle s'est déjà engagée à écouter l'évêque lire son
plan d'éducation. Cela me convient à merveille. Je dîne
chez AI. Short avec les Américains présents à Paris et le
marquis de La Fayette. Paine est là, bouffi jusqu'aux yeux
et en gestation d'une lettre sur les révolutions. J'apprends
aujourd'hui qu'environ soixante membres du parti aristo-
cratique ont donné leur démission, en faisant une déclara-
tion qui stipule, comme condition de leur concours à
l'avenir, ce que le Comité de constitution leur a communi-
qué comme étant déjà décidé. C'est une pauvre ruse, et
cette démarche est dangereuse. Le temps a été beau aujour-
d'hui. Vicq d'Azir dit que les cheveux de la reine sont
tournés au gris par suite de ses dernières aventures. Paul
Jones est venu me voir ce matin. 11 est irrité de la démo-
cratie de ce pays-ci. La fuite du roi et de la reine a pro-
voqué, entre autres, un décret contre l'émigration qui ra-
lentit la vente des terres.
^) juillet. — Promenade à cheval avec Mme de Flahaut
et Aille Duplessis. Nous allons au bout de l'île Saint-Louis,
d'où Ton découvre une belle vue sur la Seine. Nous allons
ensuite sur la rive gauche, et nous remontons jusqu'au
2Vfi JOIKXAL DK (lOlV K ll\ K l H MOHHIS.
boulevard au-dessus du jardin du Koi, Mous suivons les
boulevards jusqu'aux Invalides. Je descends mes com-
pagnes chez elles, et reviens écrire chez moi. Le temps est
très beau. J'ai vu ce soir une partie de Paris que je n'avais
jamais vue. Klle n'est pas très peuplée, mais il s'y trouve
beaucoup de beaux jardins. Je passe la soirée avec Mme de
Lahorde, chez qui je vois pour la première fois la déclara-
tion signée par un certain nombre de députés, proclamant
leur adhésion à la cause de la royauté. Elle est verbeuse et
sans énergie; on pourrait facilement les prendre à leur
propre piège. Brémond me dit que liergasse a préparé son
ouvrage sur la Constitution française, et qu'il me le mon-
trera; et il me propose à ce sujet certaines mesures auxquelles
je refuse de participer avant de connaître le but qu'ils pour-
suivent. Selon l'habitude, nous avons ce soir une conver-
sation politique chez Mme de Ségur; je trouve que les
opinions sont en train de se modifier.
\\ jnillel. — Brémond vient me voir ce matin, et me
demande d'aller voir Bergasse. Le traité de Bergasse sera
court, clair et élégant. Je pense qu'il aura une grande
valeur, mais je crains que l'esprit public n'y soit njal
préparé, l isile à Le Couteulx. Il est sorti voir la proces-
sion de Voltaire. Je vais chez M. Simolin dans le même
but. Il est si (ard que nous retournons au Louvre dîner à
la hâte, après quoi nous retournons chez Simolin pour
voir la fête. Klle est piteuse, et la pluie ne la rehausse pas
du tout. Je vais chez M. de Monlmorin. Il s'est enfermé
avec des visiteurs. Je reste assez longtemps avec les
dames. Short arrive et nous nous disputons. Il prétend
que la religion est à la fois absurde et inutile, et qu'elle
est hostile à la morale. Je soutiens une opinion différente.
Visite à Mme de LaCaze ; je lui présente mes condoléances
sur la mort de son ami, le baron de Besenval. Cette mort
forme naturellement le sujet de la conversation, car il était
JOl'HÎVAI. DE (iOlVERXEl R MORRIS. 247
irès lié avec elle. Elle est très affligée. D'après les
usages de Paris, c'est équivalent à la perte d'un mari en
Amérique.
\^ juillet . — Au moment oii j'arrive au Champ de Mars,
une grande multitude s'y trouve déjà rassemblée pour
célébrer, par une messe, l'anniversaire de la prise de la
Bastille. A l'Assemblée, le parti républicain a traité le roi
très durement, mais le rapport qui conclut à son inviola-
bilité sera adopté. M. de Trudaine me dit avoir entendu
le jeune Aïontmorin assurer que le roi est d'une nature
cruelle et basse. Une preuve de sa cruauté était, entre
autres, son habitude d'embrocher et de rôtir des chats
vivants. Pendant ma promenade avec Aime de Flahaut, je
lui dis que je ne pouvais pas croire de pareilles choses.
Elle répond qu'il les a commises dans sa jeunesse; qu'il
est très brutal et hargneux, ce qu'elle attribue surtout à
une mauvaise éducation. Etant encore dauphin, sa bruta-
lité l'a fait même battre sa femme, ce qui lui valut un exil
de quatre jours infligé par son grand-père Louis XV. Jus-
qu'en ces derniers temps, il avait l'habitude de cracher
dans sa main, parce que c'était plus commode. Il n'est
pas étonnant qu'un pareil animal soit détrôné.
{'^juillet. — Je dîne aujourd'hui chez AI. de Aïontmorin.
Alontesquiou me demande si je ne dois pas être nommé
ministre près de cette cour. Je réponds que non, que AI. Jef-
ferson désire beaucoup la nomination de AI. Short, etc. Il
dit qu'il est certain de pouvoir faire adopter par le Comité
financier toute mesure raisonnable concernant la dette des
Etals-Unis à la France. Je réponds que les Etats-Unis
feraient aujourd'hui surgir des difficultés.
Paris est bouleversé ce soir par le décret, passé à la
presque unanimité de l'Assemblée, et déclarant le roi invio-
lable. Le temps a été clair et très chaud. La populace est
248 JOI HVAL 1)K (lOl VKH\K IH MOHHIS.
très porlée à l'émeute, mais la garde nationale est sortie et
postée de laeon à éviter des malheurs.
Comme je loge près des Tuileries, à l'Hôtel du Roi, dans
la rue Richelieu, il est fort possible que j'aie une bataille
sous mes fenêtres. L'auant-garde de la populace doit se
composer de deux à trois mille femmes. Un bon et sérieux
engagement serait, je crois, plus utile que nuisible, mais
le grand mal provient d'une cause difficile à Taire dispa-
raître. Je pense qu'il sera à peine possible de confier l'au-
torité, ou plutôt d'obtenir que le peuple obéisse, à un
homme qui a complètement perdu la laveur du public; et,
si on l'écarté, je ne vois pas comment l'on pourra organiser
une régence. Les frères du roi sont à l'étranger ainsi que
le prince de Condé. Le duc d'Orléans est l'objet du mépris
universel, et, si l'on nommait un conseil de régence, on
serait obligé de nommer des personnages faibles ou suspects .
Ajoutez-y les querelles inévitables, même pour des causes
futiles, dans un Etatdont le roi est détrôné. En même temps,
l'état des finances est détestable et empire tous les jours.
\ (y Juillet. — Je vais déjeuner à onze heures avec lady
Sutherland, puis je l'accompagne chez M. Houdon pour
voir la statue du général Washington. C'est une ièmme
charmante. Je vais chez Mme de Ségur. Le comte est au
lit, avec une fluxion à la joue. Puisignieux et Rercheny
sont ici. Le premier a démissionné, mais le second con
serve son régiment parce qu'il ne peut l'abandonner. 11
vient de quitter le comte d'Afri, qui a reçu l'ordre des
cantons suisses d'insister sur le payement en espèces des
troupes de ce pays. Ces messieurs déclarent que la disci-
pline a disparu de l'armée, et je crois bien que c'est la
vérité.
Je fais une promenade à cheval avec Aime de Flahaut;
nous emmenons d'abord Vicq d'Azir qui nous dit que
Petion, un des trois commissaires envoyés par l'Assemblée
JOIHXAL I)K (iOl V KHXKl U AIOHIMS. 2V!)
pour accompagner le roi, s'est conduit delà façon la plus
révoltante et la plus méchante. Assis en voiture avec la
famille royale, il s'est permis les manières les plus dépla-
cées, et s'est amusé à expliquera Mme Elisabeth la manière
de composer un conseil de régence. J'ai reçu un mot de
Mme de Montmorin, me recommandant un malheureux
Irlandais. Je lui ai donné une guinée, et j'ai parlé à l'am-
bassadeur de l'envoi de ses enfants à Dublin. Il est quelque
peu extraordinaire qu'un rebelle américain se voie chargé
de rapatrier, aux frais de Sa Majesté Britannique, les
descendants des rebelles irlandais. Mais telles sont les
vicissitudes de la vie.
M juillet. — Visite à l'ambassadrice d'Angleterre, qui
me reçoit avec une cordialité charmante. Le colonel
Tarleton et lord Seikirk sont ici, et la conversation s'en-
gage par hasard sur l'Amérique, ce qui est amusant, car
ils ne me connaissent pas. Tarleton dit qu'une fois, aux
avant-postes, il s'est procuré la liste des espions du général
Washington, et que Linton, après les avoir enfermés, les
laissa sortir, quelques jours après, par faiblesse ou par
compassion. Je blâme cette faiblesse. Je vais ensuite au
Louvre, et en chemin je rencontre la municipalité, avec
le drapeau rouge déployé. Au Louvre, nous montons dans
la voiture de Mme de Flahaut; je m'arrête pour prendre
mon télescope, puis nous allons à Chaillot, mais le temps
que nous y lait perdre Mme de Courcelles nous fait arriver
sur les hauteurs de Passy trop tard pour voir ce qui se
passe au Champ de Mars. En revenant, cependant, nous
apprenons que la milice a fini par tirer sur la foule et
qu'il y a quelques tués. Les gens se sont sauvés aussi vite
qu'ils ont pu. Ce matin, pourtant, ils massacraient deux
hommes, et ce soir l'on a, dit-on, assassiné deux miliciens
dans la rue. Celte affaire, je crois, va nous assurer la tran-
quillité, bien que probablement quelque chose d'encore
2Ô0 JOIKV.M, I)i; (;(>r\ KHVKIII MOIIHIS.
plus sérieux soit nécessaire pour inaler cette abominable
populace. Je vais passer la soirée chez Mme de Ségur. Ses
botes sont encore effrayés et aucun ne vient, sauf le che-
valier de Boufllers. Ségur raconte ce qui s'est passé entre
la reine et lui, et comment elle Ta trompé. Il me demande
de dîner avec lui jeudi, pour rencontrer le comte de La
Marck qui en a exprimé le désir. Je crois en deviner la
raison, mais nous verrons. Je pense que l'un des plus
beaux spectacles que j'aie jamais vus, était celui de ce soir
au pont lloyal : Lu beau clair de lune, un silence de
mort, et la rivière coulant doucement sous les différents
ponts, entre de hautes maisons, toutes illuminées (par
ordre de la police), et, de l'autre côté, des bois et des
collines dans le lointain. Pas un souffle d'air. Il a fait
très chaud toute la journée.
(lopie de ma lettre à Robert Morris : « Le but de In léunion
du 17 juillet était de persuader à l'Assemblée, parla douce
inllnence de la corde, de défaire tout ce qu'elle avait fait à
propos du monarque emprisonné, (^omme les diliérenls
ministres et les olficiers municipaux avaient été chargés
par l'Assemblée de maintenir l'ordre et de veillera Texé-
cution des lois, on a fait une proclamation et déployé le
drapeau rouge. Revenant de chez l'ambassadeur de Hol-
lande vers sept heures du soir, j'ai rencontré un détache-
ment de la milice avec le drapeau rouge, et quelques officiers
civils. Peu après, je suis monté sur une hauteur pour voir la
bataille, mais elle était terminée avant mon arrivée, la
milice n'ayantpas voulu, comme d'habitude, mettre l'arme
au pied sur l'ordre de la foule. A son ordinaire, celle-ci
commença à lui jeter des pierres. Il faisait chaud et c'était
dimanche après-midi; or, d'après un usage immémorial,
les habitants de cette capitale ont généralement une partie
de plaisir pour ce jour-là. Klre privés de leur anuisenient,
parader dans les rues sous un soleil brûlant, puis se tenir
comme des dindons pour être assommés à coups de bri-
JOl H\AL DE COrVERVKlH MORIUS. 251
qucs, c'en fut un peu Irop pour la palience des miliciens;
aussi, sans attendre d'ordre, ils tirèrent et tuèrent une
douzaine ou deux des manifestants en haillons. Les autres
retrouvèrent leur vigueur pour fuir. Si les miliciens avaient
attendu des ordres, je crois bien qu'ils auraient pu être
tons assommés avant d'en recevoir. En l'espèce, l'affaire
a été des plus simples. Plusieurs miliciens ont été
assassinés depuis, et deux hommes ont été accrochés aune
lanterne, et mutilés à la parisienne. Il en est résulté une
certaine effervescence. La Fayette a vu la mort de près, ce
matin, mais le pistolet a dévié contre sa poitrine. Bien que
Tassassin eût été aussitôt saisi, le général donna l'ordre de
le remettre en liberté. Ces choses se passent de commen-
taires. Je crois que nous serons tranquilles pendant quel-
que temps, mais il est bien possible qu'un violent effort
soit fait sous un prétexte plausible, et alors, si la milice
réussit, l'ordre sera rétabli définitivement. Vous aurez
appris de divers côtés la fuite du roi. A propos, on le
disait parftiitement libre ici, et pourtant noire ami La
Fayette a été bien près d'être pendu à cause de cette fuite,
mais pour se justifier il prouva que Sa Majesté, outre
la parole qu'P]lle avait donnée, était si étroitement sur-
veillée, qu'EIle n'avait que peu de chances de partir sans
attirer l'attention. La conduite du roi était folle. Les
affaires publiques étaient dans une telle situation qu'en se
tenant tranquille, il serait bientôt devenu le maître, parce
que l'anarchie qui règne partout aurait montré la nécessité
de lui confier l'autorité, et parce qu'il est impossible que
l'équilibre entre une assemblée unique et un prince soit tel,
que celui-ci ne devienne bientôt trop lourd pour ses
sujets ou trop léger pour les affaires. De plus, l'Assemblée,
fortement soupçonnée de corruption, tombait rapidement
dans l'estime publique. Le départ du roi a tout changé, et
maintenant on semble généralement désirer une républi-
que, ce qui est dans l'ordre naturel des choses. Hier l'As-
252 JOI H\.\L DM COT V K H\ K l II MOHHIS.
semblée a décrété que, le roi étant inviolable, on ne pou-
vait le comprendre dans les poursuites intentées contre
ceux qui étaient concernés dans son évasion. Cela a causé
une «{rande eftervescence. Le peuple s'assemble actuelle-
ment à ce sujet, et les miliciens (dont beaucoup sont hostiles
au roi) sont sortis. On a volé une loi contre l'émij^ration,
bien que, d'après la déclaration des Droits de l'homme,
chacun ait le droit d'aller où il lui plaît; mais, vous le
savez, c'est là le sort ordinaire des déclarations de droits.
On ne sait combien de temps cette restriction sera main-
tenue, mais tant qu'elle dînera, aucune lerre ne pourra
être vendue au détail. 55
IXjuillel. — Dîner chez le comte de Ségur;j'y ren-
contre M. de La Mark et M. Pellier. 11 se trouve que ce der-
nier a, sur le gouvernemenl, presque les mêmes opinions
que moi. Aj)rès le dîner, promenade avec Mme de Ségur
dans les jardins du Palais-Bourbon. Elle m'a demandé cet
après-midi (probablement pour en informer son mari) si
j'accepterais la place de ministre plénipotentiaire au cas où
elle me serait offerte. J'ai répondu : « Oui, si l'on m'en
donne l'autorité. « Elle m'a demandé ensuite si je saisirais
l'occasion de l'obtenir, au cas où le roi et la reine promet-
traient de suivre mes conseils. Je lui ai dit que dansée cas
je réfléchirais. Brémond n)'informe qu'il est nécessaire
de voir Canms pour divers détails, et veut que je m'en
occupe. Lui et Pellier doivent dîner avec moi demain. Je
dîne chez Mme de Flahaut. Nous allons à l'Opéra ensem-
ble. « OEdipe « est suivi du ballet de " Psyché » . La mu-
sique de l'Opéra est excellente, de beaucoup la meilleure
(juej'aie jamais entendue; je donne mon avis à ce sujet, et
l'on m'assure que c'est la meilleure qui soit sur une scène
française. Le ballet est absolument magnifique. Mme de
Flahaut me dit qu'elle a besoin de petits assignats pour
M. Bertrand, et qu'elle y trouvera du profit. Xalurellement
JOIHXAL 1)1-: GOl \EU\EIR MORRIS. 253
jepromels mou assistance. M. de Ségur m'adit aujourd'hui
qu'il désirait que je choisisse un jour pour dîner avec
M. de Monlmorin, afin de conférer avec Jui sur l'élat des
affaires publiques. Je promets de le faire, tout en évitanlde
fixer lo jour. J'ai dit à Mme de Flahaut quej'avais toujours
su apprécier la conduite de son ami l'évêque envers moi;
que ses manières, sur lesquelles elle attire mon atten-
tion, ne me surprennent donc pas, et que je lui eu parle
maintenant parce qu'il sera peut-être nécessaire de le lui
rappeler plus tard. Elle dit que M. de Montmorin est main-
tenant entièrement acquis à Barnave et à Lameth. Cela ne
me surprend nullement. Montesquiou a eu avec lui une
scène un peu vive à ce sujet.
1^ juillet. — M. Brémond vient me voir ce matin, et me
dit que je peux poser las conditions qui me plairont pour
avoir l'aide de Camus. Je vais au Louvre avant l'arrivée de
M. de Montesquiou, pour répondre à une invitation de
MmedeFlahaut,àqui j'ai promis 100,000 francs, si l'affaire,
qu'elle ignore, réussit. J'expose à Montesquiou la néces-
sité d'avoir Camus, et il promet de le sonder. Je lui dis que
Mme de Flahaut ne sait rien de l'affaire. Il demande si j'en
ai parlé à l'évêque. Je réponds qu'il est au courant depuis
longtemps, mais pas par moi; je ne lui en ai jamais parlé
et je n'ai pas l'intention de le faire. Je parle à M. Brémond
de M. Camus et lui dis ce que j'ai promis. Mme de Ségur
me dit que Madame Adélaïde a harangué le peuple de Rome au
sujet de la fuite du roi ; néanmoins elle était légèrement dans
l'erreur, car on l'avait informée qu'il était à Luxem-
bourg. — Visite à Mme du Bourg, oii il y a une table
de rouge et noir. Je bavarde avec l'ambassadeur d'An-
gleterre, et je joue de très petites sommes, de façon à
n'avoir ni gains ni perles. Je dis à Mme de Beaumont que
je dînerai chez elle demain avec Ségur, et que je veux
voir son père auparavant, et j'informe Mme de Ségur que
2.-)V JOl K\AI- I)K (101 VLRXEl R MORRIS.
je neveux pas faire d'avances à son maii, mais qu'il devra
commencer la conversation.
IM) juillet. — Je dine avec M. de Monlmorin. Je lui parle
pendant quelques minutes avant le dîner, pour le préparer
à une conversation avec le comte de Ségur, qui doit nie ren-
contrer ici, mais qui ne vient pas. M. de Montmorin dit
qu'il a recommandé le mémoire de Suan au ministre de la
marine, et qu'il a écrit sa recommandation au dos, maisje
parierais qu'il ne l'a pas lu. Je vais chez l'ambassadrice
d'Angleterre, et je ni'aperçois qu'avec des prévenances je
gagnerais la confiance de son mari, qui est plus caj)able
qu'on ne le croit généralement.
'M juillet. — Ce matin j'envoie clitrclier M. de Montes-
quiou qui arrive un peu avant midi. Je lui expose nos
opérations avec Camus et j'offre de l'y intéresser. Il bondit
à l'idée de vendre sou vote, maisje lui fais observer que loin
de là, nous ne faisons que profiter de celui de M. Canms. lime
dit, et je le savais déjà, qu'il a un grand besoin d'argent, et
promet d'agir de façon désintéressée avec Camus pour le
bien de l'aflaire. J'ajoute que j'ai l'intention de lui assurer
une part dans l'alfaire des rations. Je dine chez M. Grand, et
comme nous trouvons tous qu'il fait très chaud, il place
un thermomètre à l'ombre ; celui-ci marque 28 degrés Réau-
nmr ou 89 degrés Fahrenheit. C'est déjà joli. Chez Mme de
Ségur, le comte de La Marck, qui est présent, semble désirer
être en bons termes avec moi , tout en cachant ce désir par une
sorte de cocpietterie masculine. J'apprends (ju'il a parlé à
M. de Montmorin de notre dîner chez M. de Ségur. 11 semble
donc y avoir uu fil couducleur à travers tout ce tissu . Brémond
vient m'apprendre que Canms a été adouci par la teinture
d'or dans l'affaire de Malte; on peut donc compter sur lui
pour d'autres choses, si l'on en fait une application con-
venable.
JOLKVAL 1)1'] GOl VKRiXKlK :\I0KR1S. 255
A août. — Je vais chez Mme de Montmorin ; j'y trouve
le cointe de Là Marck, et je crois encore m'apercevoir qu'il
désire faire plus ample connaissance avec moi. Je remarque
que lui et M. de Montmorin prennent des chemins dif-
férents pour se rencontrer dans le cabinet de ce dernier.
Je vois le comte de Bercheny. Il a reçu une plainte
du camp de la milice dans lu plaine de Grenelle; on trouve
le sol trop dur et trop rugueux pour dormir. C'est tout à
fait le genre. D'après sa description, j'estime que ce corps
ressemble à tous les autres corps de n)ilice, avec cette
seule différence qu'ici les individus dilfèrent essentiellement
entre eux au point de vue de la fortune, et qu'ils ont en
général les mœurs les plus dissolues.
6 août. — Hier Brémond m'a apporté à lire la Constitu-
tion française. Short me demande ce que j'en pense. Je
réponds qu'elle est ridicule. Je dine avec M. de Montmorin
et nous parlons affaires. Il a une opinion assez juste de lui-
même et (les autres. 11 me répète ce qui s'est passé ce
malin chez le roi ; ce récit lui arrache des larmes et à moi
aussi. Pauvre homme ! Le roi se considère comme perdu
et tout ce qu'il fera maintenant sera pour son fils. Je vais à
Auteuil voir Mme Helvétius. Ses invités sont des démocrates
fous à lier. La Constitution forme maintenant le sujet de
toutes les conversations auxquelles je prends Je moins de
part possible.
7 (loùl. — Visite au marquis de Montesquiou avec qui
je parle affaires. Il me dit qu'une tentative de corruption a
été faite auprès d'Amelot, qui en a fait part au Comité ; que
c'était pour l'affaire des rations; que Camus s'est expliqué
à ce sujet, et qu'il a été décidé de réunir le Comité diplo-
matique mardi. Ce matin Brémond m'amène Pellier, et
comme il doit laire partie de notre conseil, je lui montre
les observations que j'ai déjà rédigées. Il semble désireux
25f) JOIHVAL I)K (JOIVKUXKI R MOIIHIS.
do les voir achever rapidement, afin d'adopter celles que
demanderont les circonstances. — Souper chez l'ambas-
sadrice d'An<jleterre, chez qui je rencontre lord Fitzgerald.
11 revient d'Amérique, où il a fait une longue excursion à
l'intérieur. C'est un jeune homme agréable et intelligent.
Notre réunion qui comprend seulement encore son frère
et lord Gower, est une des plus agréables dont j'ai souvenir.
M. Jaubert vient avec le peu qu'il a traduit de mon ou-
vrage (1) ; il me faut beaucoup de temps pour faire les cor-
rections et rappeler l'énergie de l'original. Je vais chez
M. de Vlontmorin, et selon ce que lirémond m'adit ce ma-
tin, je lui parle des rations. Il répond que cette cause est per-
due au comité ; c'est exactement le contraire de ce que m'a
dit Brémond. Je trouve que Montmorin commence à être
très monté contre la Constitution. Mme de Flahaut est au
désespoir de la froideur que l'évêque témoigne pour ses
intérêts. Je lui dis que je n'en suis nullement surpris, et
notre conversation m'amène à lui montrer le caractère de
cet homme sous son vrai jour.
11 est amusant d'entendre certaines gens se plaindre que
le parti républicain commence à prédoujiner dans l'Assem-
blée. On dirait que ses adversaires, ceux qui ont élaboré la
Constitution, sont des monarchistes.
IB aoiït. — Dîner chez le comte de LaMarck, qui me dit
que notre entrevue chez M. de Montmorin, projetée |)Our
demain, est renvoyée à vendredi, jour oii Pellier aura
aussi préparé un plan. On assure que la Constitution a été
adoptée aujourd'hui. Le prince de Poix que je rencontre,
tient un langage des jdus aristocratiques, il est dépourvu de
force, mais, comme dit le docteur Franklin, « les pailles et
les plumes montrent d'où souffle le vent 55 .
(1) (let oiura;|c osi un projet do discours au roi, pour le dissuader d'i
ceptcr la (jonstiliition.
JOIRXAL I)K COrVKRMU F{ MORHIS. 257
18 aoâl. — M. Brémoiid vient comme d'habitude, et je
fais à mon tableau linancier de nouvelles corrections, dont
l'effet sera, je crois, considérable. Ouand je vais chez
M. de Montmorin, il commet l'imprudence de quitter un
cercle d'ambassadeurs pour venir à moi, et me donner rendez-
vous pour demain. Il dit qu'il a demandé à Pellier de ras-
sembler tous les traits populaires de la conduite du roi depuis
qu'il est sur le trône, et de les mettre dans son discours. C'est
un tort, et je le lui laisse entendre, mais sa sotte vanité aura
probablement le dernier mot. Après le dîner, nous exa-
minons le rapport de AI. de Beaumetz sur la manière de
présenter la Constitution au roi. Je leur demande, mais en
vain, d'étudier l'importante question de la conduite quede-
vra adopter le roi. Je pense que les mesures faibles seront
probablement adoptées.
20 août. — M. Brémond discute aujourd'hui avec moi
cette question : Quel régime convient aux relations delà
France avec ses colonies, et quelles relations peut-elle leur
permettre avec des étrangers, particulièrement avec les
Etats-Unis? Etaut d'accord là-dessus, nous examinons en-
suite les moyens d'atteindre notre but, et nous fixons notre
plan d'opération, qui réussira probablement. Il doit pré-
parer un mémoire qu'il me montrera, et dans l'intervalle
fera adopter une résolution demandant aux Comités colo-
nial, d'agriculture, de commerce et fiscal, un rapport sur
les pouvoirs à donner aux commissaires partant pour Saint-
Domingue. Il faudra d'une façon générale que pouvoir
soit donné aux commissaires de consulter les assemblées
coloniales, et de s'entendre avec elles pour un projet d'union
et de règlements commerciaux, qui serviront de base aux
délibérations futures. Puis ces commissaires feront le
reste. Après avoir décidé ce plan, je lui parle d'affaires par-
ticulières, et, comme elles sont de son goût, il fera naturel-
lement tous ses efforts pour les faire réussir. Il a noté quel-
17
2:)S jornxAL dk (lorv KHVKin mohris.
qiies réflexions sur 1 iHaldes finaiicjes, qui, dil-il, elCrayeront
M. de Montmoriii el lui fcronl adopler mes mesures. Je
lui déuioiiire que ces réflexions reflrayeront l)ien, si elles
sont justes, mais que le résultai serait tout à l'ait contraire
à mes désirs. I. 'ambassadeur d'Angleterre et le ministre de
Prusse m'inloruient qu'une convention a été sijpiée entre
rimpcralricede Russie et le (irund Turc le 26 du mois der-
nier, sur les bases que la première a toujours réclamées. Ber-
«jasse corri;i;oce que j'avais écrit ce matin. Il dit qu'il écrira
au roi demain sur l'état des ailaires, et lui exposera (ju'ayant
obtenu connnunication de mon |)lan pour en corriger le
style, il le transmet à Sa Majesté, mais sous le sceau du secret
absolu. Je me rends avec AI. Brémond clie/ M. deAIontmo-
rin et j'y rencontre M. de La Alarck. Nous examinons les
tableaux dressés par Brémond, [)uis j'expose à AI. de Alont-
morin mes idées sur cette affaire, lui reprocbant en même
tempsde nem'avoir pas fait connaître plus tôt les opinions
de AI. (le Bcaumetz. AI. Brémond me demande de spéculer
sur la rente ; je refuse, prétextant que ce jeu, ruineux pour
quelques-uns el dangereux pour tous, devient déloyal quand
la connaissance des fails permet à un individu de parier avec
la certitude du gain. Je m'babille et vais au Louvre Aime de
FJaliaut me dit être convaincue que le roi commettra bien-
tôt une nouvelle folie, et elle m'en donne les raisons. — Visite
à Aime deStai'l qui me fait bon accueil. Elle perd les illu-
sions qu'elle avait sur la Constitution. Je vais ensuite cliez
Aime de Guibert, où je passe la soirée. On s'anmse à colin-
maillard.
25 non/. — Le comte de Ségur me dit qu'une des rai-
sons de son départ pour la campagne est qu'il s'attendait
à être consulté par le roi; il me dit quels conseils il aurait
donnés. Je crois (|u'il se tromj)e dans son motif, car il s'est
montré, a ditférenles reprises, fortement disposé à servir
de conseiller. Je dîne de bonne beure avec .Mme de Flaliaut,
JOl RVAL DE GOLVER.VEl R AIORRIS. 259
puis je vais à l'Académie. Rien (l'extraordinaire, mais je
remarque que dans l'auditoire il y a plus de religion que
je ne supposais. C'est bon signe. Je retourne aux appar-
tements de Mme de FJaliaut; elle ramène l'abbé Delille,
qui nous récite des vers charmants. Je vais chez M. de
Montmorin, et lui dis que j'ai lieu de craindre que le roi
ne médite un autre coup de théâtre. 11 ne le pense pas.
Nous discutons longuement ensuite ce qu'il y a a l'aire : je
trouve qu'il commence à avoir une notion correcte des
choses. 11 est très inquiet au sujet d'un ministre des finances.
Je lui dis que, quand le gouvernement jouira d'une auto-
rité suffisante, je lui donnerai un plan pour les finances.
Je rentre de bonne heure, après avoir fait en chemin une
visite à Laborde. La situation du roi le remphlde tristesse.
Je réponds qu'il n'y a aucun danger, et lui montre dans ses
grandes lignes la conduite que devrait tenir Sa Majesté. Il
me demande de mettre tout cela par écrit. Je refuse, pour
le moment. 11 ajoute que le roi comprend bien l'anglais,
et (|u'il gardera le secret ; je puis l'en croire, car il a
été plusieurs années valet de chambre de Louis XV.
26 août. — Mme de Staël m'invite à dîner. Elle me
demande de lui montrer le mémoire que j'ai préparé pour
le roi. J'en suis surpris, et j'insiste pour savoir comment
elle en a eu connaissance. Elle me le dit presque. Je le lis
pour elle et l'abbé Louis, par qui elle l'a connu; comme
je m'y attendais, ils sont hostiles à un ton aussi hardi. Je
suis bien persuadé qu'on adoptera un plau sans grandeur.
L'ambassadrice d'Angleterre arrive pendant cette lecture
qu'elle interrompt de la façon la plus agréable pour moi.
J'arrive tard chez AL de Montmorin. \ous nous retirons
dans son cabinet et je lui lis mon projet de discours au roi.
Il en est épouvanté, et dit qu'il est trop violent et que le
tempérament populaire ne pourra l'endurer. \ous discu-
tons longuement et je lui laisse le projet. Nous en repar-
260 JOIJKX'AL I)K (;OUV EUX K IH AFOIUIIS
lerons et il le nionfrera lundi au roi. Je lui donne la per-
mission (que d'ailleurs il aurait prise) de le montrera sa fille.
Je sais, pour lui avoir monté la tête, qu'elle encouragera
cette démarche. Je vais au Louvre, pour tenir uia pro-
messe. Mme de Flahaut me dit que l'évêque lui a parlé
de mon œuvre. Mme de Staël aurait dit que je la lui avais
montrée, et la trouverait très faible. Mme de Flahaut a af-
firmé à l'évêque que ce n'était pas vrai, car, au contraire,
Mme de Statil redoutait seulement qu'elle ne lût trop har-
die. Nous bavardons longtemps comme cela. Je m'attendais
à ce que Mme de Staël se conduisit ainsi. Je n'en suis donc
nullement surpris. Je vais souper chez l'ambassadrice d'An-
gleterre; elle est seule avec son mari. \ous avons un
agréable entretien avant l'arrivée de Mme de Coigny.
Nous nous complimentons mutuellement, Mme de Coigny
et moi, et je crois possible que nous devenions amis, mais
cela dépend du chapitre des accidents, car elle devra se
donner la peine d'y parvenir.
29 août. — Mme de Beaumont me dit que Aime de Staël
a informé son père qu'elle avait vu mon œuvre. C'est une
femme diabolique et je raconte à Mme de Beaumont toute
l'histoire. Il est clair que AI. de Montmorin ne peut pas
et ne veut pas se servir de mon brouillon. Je vais chez
Aime de Staël. Elle est encore à sa toilette, et je suis désap-
pointé dans mon attente d'y rencontrer lady Sutherland. La
conversation est terne. Je n'ai pas l'occasion de dire à
Aime de Staël ce que je me proposais de lui dire, car elle
paraît avoir quelques remords et elle m'évite, mais je dis
à l'abbé Louis que je renonce à me mêler de quoi que ce
soit, et que je demanderai que mon plan ne soit pas suivi.
Brémond me prie de le faire nommer l'un des commissaires
du trésor. Je donne à AI. de Alontmorin un mémoire sur la
situation actuelle. Il me dit que Mme de Staël s'est jouée de
lui une fois comme de moi; son père aurait assuré qu'elle
JOURXAL DK GOLVKR.VELR MORRIS. 261
avait l'habitude de prétendre savoir afin d'être informée.
Je réponds que je lui ai donné lieu de croire que j'avais
entièrement abandonné la chose, et je lui demande, à lui,
d'en parler légèrement, comme d'une affaire classée. Il
réplique que le projet est maintenant dans les mains du
roi, qui a trouvé le discours préparé pour lui difficile à
avaler piu'ce qu'on y avoue qu'il a perdu la couronne;
mais il a fait observer à Sa Majesté que son seul tort était de
ne pas avoir 150,000 hommes à ses ordres.
2 septembre. — Le comte de Montmorin m'annonce la
conclusion de la paix entre la Russie et la Porte ; il tient
de source sûre que divers corps de troupes sont en marche,
de sorte que, l'Empereur et le roi de Prusse étant com-
plètement d'accord, il semble probable que l'on projette
quelque chose contre ce pays. Je l'assure que dans ce cas
il me paraît d'autant plus nécessaire de faire déclarer, par
le roi au moins, les grandes lignes de la Constitulion qu'il
désire; il dit que les émigrés réclament l'ancien régime
pur et simple. S'ils insistent, je crois qu'il y aura de chaudes
rencontres. — Visite à l'ambassadeur d'Angleterre. Je
m'entretiens un peu avec le comte de La Alarck qui est, ou
prétend être, de mon avis sur la Constitution et sur la con-
duite que devrait tenir le roi. Mme de Staël, qui est là, a une
violente dispute avec l'abbé de Alontesquiou ; c'est l'évêque
d'Autim qui en est en partie la cause, à la grande édification
de M. de Narbonne, à peine revenu d'Ilalie. Au souper,
Alontesquiou trace des finances de ce pays un tableau qui,
serrant de près l'original, n'est naturellement pas beau.
La Constitution a été présentée ce soir au roi, qui a promis
de donner sa réponse sous peu. Je vais chez l'ambassadeur
d'Angleterre et je reste quelque temps auprès de la table
des jeux de hasard, aux joies et aux tristesses desquels
je ne prends aucune part. Je vais chez Mme de Staël. Je
demande à l'abbé Louis les nouvelles. Il répond (dans l'in-
2(12 j(H i{\Ai, j)i': (îori i;n\i;rH mohkis.
tenlion, je crois, de inc faire |)arlcr) que le discours du
roi comprendra une parlie du mien mêlé à d'autres choses.
Je réplique qu'il n'y aura rien du mien, et en vérité je le
crois. Je lui dis encore que je renonce à toute idée de diri-
ger la conduite du roi dans les circonstances actuelles, et
de l'ait j'y renonce. J'accompagne à leur sortie ladySuther-
land et Mme de Coigny, et M. Short me suit. En montant
en voiture lady Sutherland me demande d'aller les voir
plus souvent; elle m'attend à dîner dimanche; je devrais
m'inviler moi-même le matin. Elle ne fait aucune atten-
tion à M. Short qui est à mes côtés, et quand je me tourne
vers lui pour lui parler après qu'elle est partie, je lui
trouve la figure décomposée et la voix altérée. Il va donc
rentrer chez lui, le cœur rempli de fiel contre moi, parce
que l'on n'a pas fait attention à lui. C'est dur, mais c'est la
nature de l'homme. Il est chargé d'njfaires etjenesuis
qu'un particulier, il attend de tous, et surtout du corps
diplomatique, une déférence et un respect marqués. Je
lui souhaite de l'obtenir, mais dans ces parages, c'est
impossible pour l'instant.
7 .septembre. — Je dîne aujourd'hui avec M. de Alont-
morin; Mme de Staël est là avec son cortège. Je trouve
que l'évêque d'Autun et elle le pressent très fort pour je ne
sais quoi. Je vois M. Short, dont les traits n'ont pas encore
repris leur calme. Je soupe avec le comte de La Marck qui
me dit que le but de Mme de Staël et de son évéque était
d'obtenir la révocation du décret l'excluant lui et les autres
du ministère, ce qui le réduit au rang de 1res petit intri-
gant. \ous avons ici les archevêques d'.Aix et de Lyon,
c'esl-à-dire les ci-devant archevêques, et nous avons
Mme d'Ossun, une des daîne.s d atours de la reine. L'ar-
chevêque d'Aix raconte qu'il s'occupe de rédiger une pro-
testation contre la Constitution au nom de la noblesse et du
clergé. La noblesse veut protester contre l'égalité naturelle
JOnU AI- I)K (i()L\ KH.VKl H MOIUUS. 2(53
(les lioinnics, car le droit des rois est divin, mais le clergé
s'y oppose. Je lui suggère l'idée qu'il serait convenable
d'altendre pour celte protestation le discours du roi, mais
il pense différemment. Mme d'Ossun est si pleine d'atten-
tions que je crois avoir lait une bonne impression sur elle.
J'ai été au Sdlon aujourd'hui voir l'exposition de peinture
et de sculpture non encore ouverte au public, mais
l'évêque d'Autun, que la municipalité a chargé de ce soin,
permet à des étrangers de la visiter. Il y a de très bons
envois.
Le comte de La Marck, que j'ai vu chez l'ambassadeur
d'Angleterre, me dit que les ob.servations du roi seront
faites demain ou après-deniain. Il semble un peu froid et
timide à ce sujet. Ce matin, Hrémond vient me dire que le
roi a refusé le discours préparé pour lui par Pellier, à cause
d'un mémoire qu'il avait reçu en anglais. M. Short m'in-
forme qu'au conseil de vendredi dernier, M. dcAlontmorin
a présenté les observations écrites par Pellier, mais le roi
a préféré les miennes, et là-dessus il m'a félicité. J'essaie
de le mettre sur une mauvaise pisle, mais il répond que
ses informations ne peuvent lui laisser de doute, et aussi
que AL de Aïonlmorin est lâché de la préférence. Il ajoute
qu'on lui a demandé comment j'avais pu arriver au roi; il
a répondu que je n'avais pu le faire que par AL de Alont-
morin.
'^septembre. — Aujourd'hui le roi se rend à l'Assemblée
et accepte formellement la Constitution. Je vais au Louvre.
Je dîne avec le comte de La Alarck, et nous discutons la
déclaration (que l'on va rendre publique) de l'empereur
et du roi de Prusse. J'apprends au Louvre la substance de
la lettre du roi ; c'est assez maigre. Il semblerait que
l'intrigue ait enfin réussi, était fait adopter au roi un parti
moyen qui ne vaut rien. Je vais à l'Opéra; la pièce est exé-
crable, mais le ballet de Tétémnque compense cet ennui.
264 JOURX'Ah DK COU VK K\ i: l H AIOliHIS.
10 septembre. — Je vois aujourd'hui M. de Montmorin
et je lui deniaudeles divers papiers que je lui ai donnés. H
me répond que le dernier est entre les mains du roi, en
vue de régler sa conduites l'avenir. Eu m'inforinanl, je
découvre qu'il ne l'a pas remis avant que Sa Ahijesté eût
accepté la Constitution. Il a eu tort, mais il est lio|) lard
pour qu'il serve à quelque chose de le lui dire. Le premier
papier, qui était un projet de discours pour le roi, a été
rendu par ce dernier; mais comme je le lui ai donné, il
désire le garder. Je lui demande ce qu'est devenue l'œuvre
dePellier; il répond que ce n'était qu'iui mémoire. Je répète
ce que Short m'avait dit; il réplique que c'est une histoire
fabriquée, mais par la suite je découvre que les dires de
Short et de Brémoud ne sont que des éditions ditierentes
de la même chose, et je suis maintenant à peu près per-
suadé qu'une inliigue, à laquelle participait AI. de Alont-
morin, a empêché le roi d'agir comme il aurait dû. Je
lui demande s'il est vrai que la disette se fera sentir. 11
croit (ju'il y aurait assez de blé si le pouvoir était assez
fort pour le faire distribuer équitablement. Je lui parle
de l'avantage (ju'il y aurait à mettre en réserve une quantité
de farine à distribuer gratuitement aux pauvres de cette
ville en cas de détresse; je lui en indique les moyens et
les conséquences. Je lui demande d'y penser et de n'en
pas parler.
17 septembre . — Ihémond se plaint de ne pouvoir
obtenir les rapports de Alontesquiou, et soupçonne que la
publication en est arrêtée. Il me dit que le roi a déjà connais-
sance dej)uis quelques jours d'un manifeste des princes. Je
me demande ce que c'est. Après le dîner, je me rends à
l'ambassade d'Angleterre, oii je vois lady Hamilton; c'est
une femme extraordinaire qui s'est rendue en Italie sous
bonne garde, et y a inspiré une telle passion à Sir William
Hamilton qu'il l'a épousée. Elle est très belle d'apparence.
JOIRVAL DE (ÎOI VERVEIR MORRIS. 265
18 septembre. — La journée s'ouvre par des salves
d'artillerie. C'est la grande fête de l'adoption de la Consti-
tution. Aucune voiture n'étant autorisée, je sors à pied à
une heure et vais au Palais-Royal, et de là au Louvre. Je
reste dîner avec Mme de Flahaut. Je rentre chez moi, et,
après y avoir laissé ma montre, ma bourse et mon porte-
feuille, je me promène dans la rue Sainl-Honoré jusqu'aux
Champs-Elysées, puis aux Tuileries. L'illumination du
château et de l'avenue est superbe. Fatigué d'être serré
dans la foule et de me promener, je rentre chez moi. Le
temps s'est rafraîchi et tourne à la pluie. Pendant que
j'étais an Louvre un ballon, lancé au Champ de Mars, est
passé par-dessus nos têtes.
19 septembre. — Mme de Monlmorin et sa fille, M. et
Mme Villars et M. Franklin déjeunent avec moi. M. de
Montmorin arrive et me remet le mémoire que j'avais
écrit pour le roi. Il me montre en même temps une note
oii celui-ci en réclame la traduction. Je lui demande s'il a
pensé à l'affaire des farines ; il répond négativement.
Comme je me proposais de lui en reparler, il me demande
de lui faire une petite note qui sera remise avec le mémoire.
Je donne ma promesse. Je vais au Louvre lire mon mémoire
à Mme de Flahaut, lui disant qu'elle devra m'aider pour la
traduction, afin qu'un jour je puisse faire savoir au roi
qu'elle est dans le secret. Je promets de parler d'elle à
M. de Montmorin. Visite à l'ambassadeur d'Angleterre. Le
ministre de Prusse me demande si j'étais un de ceux qui
ont conseillé la lettre du roi. Je lui dis que non et j'expose
ce que j'aurais écrit. L'ambassadeur d'Angleterre est pré-
sent, et me dit qu'il n'a pas cru à cette histoir^. Gouvernet
me parle ensuite du même sujet, et me dit qu'il m'a défendu
contre cette accusation. J'expose en termes .généraux ce
ce que j'aurais fait, et j'ajoute que si, désespérant de faire
le bien au moyen du roi, il me semblait enfin nécessaire
2(;(i .101 H \. M, i)i; cori HUM'ii i{ Aïoinus.
de s'adresser aux princes, c'esl à lui que j'ai pensé comme
intermédiaire. I-ady Hamilton cliante, et joue en chantant,
avec une peiiection (|ue je n'ai (Micore jamais vue. C'est
vraiment une femme des plus charmantes, mais elle a un
peu l'air de son ancienne profession. Lady x^nne Lindsay
est ici et me rappelle que nous nous sommes rencontrés
chez la duchesse de Gordon. A cinq heures, je vais à l'Opéra
voir Castor et Pollux. Le roi et la reine s'y trouvent; des
applaudissements redouhlés les accueillent, mais les jj^ens
du parterre défendent toute marque d'approhalion sauf à
eux-mêmes. Je vois M. de Montmorin qui me dit qu'il
sera impossible de |)rendre des mesures j)our employer
aux subsistances une somme plus grande que ne le permet
la liste civile. Nous en reparlerons. Je vais au Louvre et
ensuite chez Mme de Staël, où la société est nombreuse
et s'occupe à jouer. J'y lis la lettre adressée au roi par ses
frères; elle est bien écrite.
21 seiAemhrc. — lîrémond meditqucSainte-Foy, Renne-
val, etc., ont ourdi une intrigue pour détacher l'empereur
du roi de Prusse, en se servant de M. de Alellernich, et
que toutes les pièces originales lui ont été communiquées,
il me dit aussi que Duport commence à gagner un ascen-
dant sur le roi et la reine. Je passe au Louvre à cinq heures,
et je demande à Mme de Flahaut de m'aider à corriger ma
traduction demain malin. Llle est déjà retenue; comme
c'est un engagement de très peu d'importance qu'elle est
néanmoins obligée de tenir, j'exprime brièvement mon
mécontentement. Je parle à \\. de Montmorin de l'affaire
des farines. 11 n'a plus la même ardeur. Ses difficultés
peuvent être réelles, mais je me fatigue d'un homme (pii a
toujours des difficultés. Il me dit que le roi réclame ma
traduction, et il suppose que c'est pour la communiquer à
la reine. Je parle de terrains avec le (;onïtede Poix. Souper
chez le comte de La Marck. Rien de marquant ici.
JOrUXAl, l)i: (loi VKRXKl 15 MOKHIS. 2G7
22 seplcmbre. — J'envoie ce matin chcrclicr licrgassc
pour qu'il vienne corriger ma Iraduclion. Je lui dis ce qu'il
doiléLiiie, et à trois lieuies, ayant terminé la copie de mon
ouvrage, je vais au Louvre le soumettre à Mme deFlahaut,
qui me fait faire une ou deux corrections; je refuse pour-
tant d'adoucir une partie qui est très forte. Je dîne chez
M. deMontmorin, et après le dîner je lui donne ma traduc-
tion au moment où il se rend au conseil, en lui disant
toutefois que je crains que les traits forts ne soient dan-
gereux en ce moment, Sa Majesté ayant accepté la Consti-
tution d'une façon différente de ce quej'attendais. Il répond
qu'il n'y a aucun danger, et promet de me rendre mon
discours. Je vais ensuite chez Mme de Laborde et j'y passe
la soirée. Je m'entretiens avec Laborde et je l'amène à me
raconter les faits qui ont déterminé l'acceptation du roi; je
promets de lui donner une lettre pour le roi. Je parle aussi
à Diiporl d'un achat de blé pour Paris.
24 septenthre. — Je vais voir M. de Montmorin. Je lui
donne une lettre à propos de l'affaire des farines, et lui
demande mon discours qu'il ne veut pas encore me donner.
Je pense qu'il veut le copier, mais il est si paresseux qu'il
n'aura pas fini de Iongtem|)s, Je retourne au Louvre oii je
passe la soirée. L'évêque d'Autun, qui est là, me fait sa
cour, d'oii je (ire la conclusion qu'il a appris, d'une façon
quelconque, que je me suis un peu vanté. \ous verrons.
Je ne reçois ses avances ni bien, ni mal. H m'informe que
l'examen de son rapport est renvoyé à la |)rochaine légis-
lature, (l'est une déception pour lui. Mme de Flahaut me
dit, quelque temps après, qu'il en est très irrité. Je vais
chez Laborde . Je lui donne une lettre pour le roi, et il
promet de la remettre de suite.
25 septemhre. — Je dine au Louvre aujourd'hui. Le
soir, nous sortons voir les illuminations, qui sont splen-
268 jornxAL i)K (loi \ i;iî\i;i H mohuis.
dides au cliàteau, aux jardins des Tuileries, à la place
Louis \l et aux Champs Elysces. M. Windhaiii qui est avec
nous semble faire attention à Mlle Duplessis, mais je le
crois à la fois trop jeune et trop vieux pour s'y laisser
prendre.
28 septembre. — \ous avons aujourd'hui au Louvre
une nombreuse société anj^laise : lord Holland, lady Anne
Lindsay, etc. L'évêquo d'Autun me dit que le comte
Moustier est nommé et demande si je suis lié avec lui. Je
réponds assez adroitement, ce qui produit une discussion
pour arriver à connaître la vérité. Je vois qu'il a des des-
seins sur lui. C'est probablement la nomination de Moustier
qui a rapproché l'évêque de moi. 11 me dit que Montmorin
lui en a lait part jeudi dernier. Pour rentrer chez moi,
j'emmène le chevalier de Luxembourg, et il me raconte en
route le rôle qu'il avait dans les affaires de Favras. Il sem-
blerait que lorsqu'elles commencèrent à prendre de la con-
sistance, Mirabeau et d'autres s'arrangèrent de façon à pou-
voir faire de lui un bouc émissaire en cas de besoin. Je soupe
avec le comte de La Marck qui doit bientôt quitter Paris. Je
lui demande s'il a l'intention d'aller en Allemagne et jus-
qu'à Vienne; il répond affirmativement. Il dit qu'il veut se
rendre dans ses terres, et passer quelque temps à chasser
et à méditer sur ce qu'il a vu depuis trois ans. 11 n'est pas
disposé à acheter des terres en Amérique. L'ambassadrice
d'Angleterre est ici et se plaint un peu que je la néglige;
je Passure que la faute en est aux affaires. C'est vrai, mais
je crois que de plus elle est un peu préoccupée en ce
moment.
1" octobre. — Je dîne aujourd'hui avec M. de Montmo-
rin. Après le dîner, je le revois pour mon discours ; il pro-
met, sur l'honneur, de me le donner. Je lui demande de
transmettre au roi ma lettre sur les subsistances ; cette
JOIRX^AL DE GOUVERXEUR MORRIS. 269
affaire m'est indifférente, mais son devoir est d'informer
Sa Majesté. Je lui demande encore qui a fait le discours
royal, qui élait excellent. Il m'assure que le plan vient du
roi lui-même. Je voudrais qu'il fit remarquer au roi la dif-
férence d'effet produit par celui-ci et les longues histoires
qu'on lui faisait raconter jusqu'ici. Il répond qu'il l'a déjà
fait. Au Louvre, je rencontre Short. L'évèque d'Autun
arrive elle prend à part; ils ont une longue conférence qui
roule, à ce que je suppose, sur la dette due par l'Amérique
à la France; le pieux évèque voudrait en tirer quelque
chose. — Visite à Aime de Staël; chez elle la société est
très mélangée; c'est, dit-elle, un dîner de coalition. Ily a
làBeaumetz, l'évèque d'Autun, Alexandre Lamelh, le prince
de Broglie, etc. Malouet nous rejoint et aussi le comte
de La Alarck, qui s'entretient avec Aime de Staël. Je remar-
que intérieurement que pour les autres qui dînent ici, leur
coalition sembleasez naturelle. Ségur me dit qu'ila demandé
l'ambassade de Londres; on lui a répondu qu'il n'y aurait
pas de difficultés, mais que cela dépend du successeur de
AI. de Monlmorin. Je vais chez La Fayette qui me reçoit
très froidement. Je n'en suis pas surpris.
5 octobre. — Souper chez le comte de La Alarck. 11
m'assure qu'il n'appartient à aucun parti ou coalition de
partis ; qu'il méprise presque tout le monde dans le pays
et qu'il a l'intention d'entrer au service d'un prince étran-
ger. L'évèque d'Autun soupe ici, et je ne puis m'empècher
de songer qu'il y a du mystère là dedans, maisje crois
m'apercevoir clairement qu'il est déçu dans son attente.
Les députés de l'ancienne Assemblée sont très violents dans
leur blâme de la conduite de leurs successeurs aujourd'hui ;
cette conduite n'est pas assez respectueuse pour le roi : sont-
ils indignés d'en voir d'autres les dépasser en indignité?
6 octobre. — L'Assemblée nationale, qui avait décidé
270 JOI R\AI, I)K (]0r\ KRVKIR MOlîHIS
liier de ne pas déccnicr au roi les litres de Sire ou Voire
Majealé, el de le placer sur le même pied que son prési-
dent, est revenue aujourd'hui sur toutes ses résolutions,
car elle trouve que le cornant de l'opinion à Paris est
oppose à ces mesures. J'apprends que le comte de Mont-
morin n'a pas encore présenté au roi ma lettre sur les
subsistances. Ce n'est pas bien, et je crois qu'il vivra assez
pour s'en repenlir. Chez Mme de StaiH, il n'y a rien de
marquant, sinon que, d'après la manière dont elle parle du
discours du roi, je suis porté à croire qu'il n'a pas été écrit
par ses amis particuliers. Mme de Laborde me demande
ce que doit taire hi reine pour devenir plus populaire.
.Après quelque réfle.vion, je réponds qu'elle devrait écrire
une lettre à l'empereur, et s'arranger pour (lu'elle soit
interceptée, etc. Ce petit tour est excellent, s'il est bien
exécuté; sinon, il est bien mauvais.
10 oclobrc. — Les habitants de celte ville sont
devenus étonnamment attachés à leur roi et méprisent
conq)lè(ement l'Assemblée, composée en général de ce que
l'on api)clait à IMiiladelphie les bas-bleus. Il existe pour-
tant une (Ulférence entre les deux capitales; c'est que,
chez nous, la pauvreté vertueuse est respectée, tandis
qu'ici il est indispensable de briller. Jugez des consé-
(juences. Et, pour éclairer ce jugement, il faut savoir que
l'on est en ce moment à la veille de la baufpieroute; on ne
pourra l'éviter qu'en augmentant la vigueur de l'exécatil".
Cela devient plus évident de jour en jour, et Paris vil, pour
ainsi dire, des intérêts de la dette nationale. Ces iails per-
mettront de comprendre pourquoi, l'autre soir, à la Comé-
die-Italienne, comme on l'appelle, les gens du parterre
criaient continuellement : - Vive le roi, vive la reine, vive
la famille royale, Sire, vive Votre Majesté ! » Ces mots aire et
niajeslé, ou le sait, avaient élé proscrits par l'Assemblée,
qui lut obligée, sous la pression du sentiment populaire,
JOI HVAI, DE GOrVKR.VKl H MOIUUS. 271
(l'abroger ce décret le jour suivant. Au milieu de ces accla-
mations, un patriote se mit dans la tète de crier : l ive la
nation! mais il lut aussitôt réduit au silence. Or, ce sont
ces mêmes gens qui, lorsqu'on ramenait le roi de son
excursion, fessèrent une duchesse démocrate de ma con-
naissance, |)arce que l'on n'avait entendu que ses derniers
mots; or, elle avait dit : // ne faut pas dire : Vive le Roi!
Klleeutle bon sens de demander au monsieur qui l'accom-
pagnait de la quitter. Le fouet, comme vous le savez, est
une opération qu'une femme aime à subir devant des étran-
gers |)lulôl que devant des j)ersonnes connues. Les pro-
vinces ne sont pas encore dans les mêmes dispositions que
la capitale. Je dois parler de AL de Favras, qui a été pendu
très injustement. Je crois qu'il est vrai, et même presque
certain, qu'il avait formé avec les 88, 004, 211, 490 [sic]
un plan pour soutenir la Révolution; il n'existait cependant
aucune loi qui en fît uncrime, encore moinsuu crime capital,
et, supposant même que ce fût un crime, jamais l'on n'en a
lait la preuve. M. de La Fayette, qui a suivi cette affaire dès
le début, et qui a été sans le vouloir la cause première de
la catastrophe, était invariablement rempli de bonnes inten-
tions, mais il lut à la lin presque renversé par le torrent
populaire du moment. Ses ennemis mettent maintenant
cela au nombre de ce qu'ils a|)pellent ses crimes. A propos
de M. de La Fayette : il est parti pour FAuvergne avant-
hier, dit-on, et ce matin j'apprends que l'on se propose
de le choisir comme maire de Paris.
14 octobre. — Aujourd'hui après le dîner, je dis à M. de
Alontmorin que les républicains veulent commencer leurs
attaques par la liste civile, et je lui suggère le moyen de les
prévenir. Il répond qu'il n'y a rien à faire pour approvi-
sionner Paris. Je lui dis encore que je suis très content de
ne pas en être chargé, et quil arrivera des malheurs, dont
ni lui ni moi n'aurons à nous accuser, ayant lait tout ce qui
272 JOI KVAL l)K (iOUVEllXKIH \F()KRIS.
était en notre pouvoir. Je ne crois pas que lui l'ait fait.
J'envoie sous enveloppe blauciie 500 francs àMUe Duples-
sis, avec toutes sortes de précautions pour éviter d'être
découvert; sa pension est arrêtée et elle ne sait plus que
ftiire. Pauvre fille, elle emploie ses jours et ses nuits à
pleurer. Je passe la soirée chez Mme de Guibert. Après
souper, je suis ini peu aimable. Au moment de partir,
j'ai une curieuse conversation avec lady Anne Lindsay qui
est désespérément amoureuse de M. Windliam, et que la
jalousie dévore. Je lui dis que lorsqu'on désire ramener un
amoureux, il faut alarmer ses craintes, et que si elle veut
se servir de moi, je suis à ses ordres. Je lui dis comment
elle devrait agir, et elle répond qu'en cas de nécessité, elle
aura recours à moi.
18 octobre. — Ce matin, aussitôt après le déjeuner, je
m'habille et vais chez le comte de Moustier. Il semble très
content de me voir, et nous parlons de la situation des
affaires. Il semble disposé à accepter la charge des Affaires
étrangères. Nous allons ensemble dans ma voiture jusque
chez le comte de Ségur, oîi il prend la sienne, et en che-
min je lui soumets le moyen de changer la Constitution
française, et de faire en même temps une acquisition con-
sidérable de territoire. Il se montre attaché aux intérêts de
la Prusse. Je fais une longue visite au comte de Ségur. Il
est plongé dans l'intrigue jusqu'aux yeux, tout en se
déclarant déterminé à rester tranquille. Il est fort possible
toutefois qu'il dise la vérité, car l'homme se trompe beau-
coup plus souvent qu'il ne trompe les autres. Après le
dîner, je Hiis une visite à M. de Montmorin, et je le trouve
fort agité. Après être restés quelque temps dans le salon,
nous nous retirons ensemble, et il me donne enfin le dis-
cours que j'avais préparé pour le roi. Il me dit alors que
son cœur déborde et qu'il doit le soulager ; que depuis le
départ de La Marck, il n'a plus que moi à qui se lier. Il
JOLRXAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 2T3
continue en me disant que le roi, depuis la nomination
et l'acceptation de Moustier, désire le voir partir, car il
craint sa réputation d'aristocrate, et surtout la conduite
inconséquente de Mme de Bréhant ; Moustier l'avait
pourtant informé de ces deux faits à l'avance. Il ajoute qu'à
l'heure où nous parlons Monsieur est en conversation avec
le roi et la reine, et il se sent blessé de ne pas être du parti.
11 dit qu'il a proposé deux choses : l'une de former un con-
seil de personnes dévouées aux intérêts du roi, qui sui-
vraient strictement la Constitution, mais dans le but de la
détruire ; et l'autre, de laisser le ministère tel qu'il est,
mais en changeant seulement son emploi à lui, et d'avoir
un conseil privé, comprenant, outre lui-même, MM. de
Moustier, Malouet et l'abbé de Montesquiou, ou bien, s'il
refuse par respect pour Monsieur son patron, l'archevêque
d'Aix; il ajoute que l'on ne fera rien, qu'il découvre que ses
propositions sont écartées et qu'il ne sait sur quoi compter;
il suppose que cela vient du comte de Mercy-Argenteau, qui
donne à la reine des conseils bien calculés pour servir les
intérêts de l'Autriche. Je lui dis que peut-être quelques
personnes l'ont desservi à la Cour. Il dit que non, qu'onle
reçoit bien, parfaitement bien, mais il déclare qu'il s'en
ira, quoi qu'il arrive. Je vois pourtant qu'il ne s'en ira pas
tout à fait, s'il peut l'éviter. Il me dit qu'il n'a pas assez de
force de caractère pour poursuivre les mesures qu'il sait être
bonnes. Je le sais bien. Il me raconte ce qui s'est passé pour
la Cour plénière ^ au sujet de laquelle, après s'être d'abord
opposé à ce plan comme dangereux et avoir ensuite
réclamé des mesures vigoureuses pour l'exécuter, car le
moindre symptôme de retraite deviendrait fatal, il vit que
l'on adoptait un plan différent; puis, quand le roi allait
prendre M. Necker, il exposa à Sa Majesté qu'elle allait se
donner un maître à qui il faudrait obéir ; que par suite de
cette nomination le roi suivit une Hgne de conduite différente
de celle qu'il avait suivie jusque-là, et adopta les manières
18
874 JOURXAL DE GOLVERXELR MORRIS.
patelines de procéder de Necker. Je lui rappelle que j'ai
fréquemment dénoncéles conséquences fatales de ces demi-
mesures. Il le reconnaît et dit qu'il les a vues aussi, mais il
n'avait pas une vigueur d'esprit suffisante pour suivre la
route qui lui semblait bonne. Je lui demande quelle est la
situation du roi et de la reine par rapport aux princes. Il
répond qu'il n'existe pas d'intelligence entre eux. J'affirme
être informé que le roi reçoit de ses frères des lettres qu'il
ne communique pas. Il avoue que cela est vrai, mais le roi
lui lit les passages se rapportant aux affaires de l'Etat. Je
lui dis que l'on m'assure que la reine reçoit des lettres de
l'Empereur au sujet des affaires de la France. Là-dessus il
ne s'exprime pas très clairement, et répète qu'il craint que
le dernier changement ne soit diiaux conseils de l'Autriche.
Il me recommande le plus grand secret d'une façon qui
semble implorer ma pitié pour tant de faiblesse humaine.
19 octobre. — Ce matin, le comte de Moustier déjeune
avec moi. Il raconte ce qui s'est passé hier avec le roi et
la reine. Il me dit qu'ils ont une haute opinion de moi ainsi
que M. de Montmorin. Le roi lui a offert l'ambassade
d'Angleterre, et il devra y rester jusqu'à ce qu'une occasion
favorable se présente pour le faire entrer au ministère, ce
qui en ce moment serait dangereux. Il voudrait que je per-
suadasse à Montmorin de rester plus longtemps en place,
et je promets d'essayer. Il ajoute qu'il insistera pour faire
venir d'Amérique des provisions, ou plutôt de la farine,
selon ma proposition à AL de Montmorin. Il a dans la tête
un plan financier que je devrai découvrir, si je le peux.
21 octobre. — Le comte de Moustier vient me dire qu'il
a demandé à la reine une audience au sujet de la farine.
Sa Majesté a répondu qu'elle n'a jamais vu ma lettre à
Montmorin et elle pense qu'elle est de nature à n'avoir pas
échappé à son attention. Il me demande de lui en donner
JOURNAL DE GOIVERXEIR MORRIS. 275
une copie. Il ajoute que le roi de Prusse fournira de l'ar-
genf pour aider à remettre en place les finances du pays.
Il me raconte ce qui s'est passé avec Sa Majesté Prussienne
à ce sujet; elle avait l'intention de se mettre à la tête de
ses armées pour rétablir la monarchie française. Il me
communique un certain nombre de questions qu'il a déjà
posées à plusieurs personnes au sujet des finances ; l'opi-
nion générale est que personne dans le pays n'est capable
de diriger les finances, car il n'y a personne réunissant la
connaissance des affiiires financières à celle des affaires de
l'Etat. Il raconte ce qui s'est passé entre le roi de Prusse et
l'empereur à Pilnitz, d'après le récit du roi. Léopold com-
mença à barguigner, mais le roi lui dit de suite que, quelle
que fût la différence de leurs Etats, il enverrait des forces
égales à celles de l'empereur, ce qui étonna ce dernier.
Je lui donne une foule d'indications et les grandes lignes
d'un plan financier pour ce pays ; il me demande de les
mettre par écrit. Je lui dis qu'une bonne constitution en
est la condition première, que c'est le moment d'en faire
une, de façon à obtenir le consentement du roi, et je lui
soumets quelques idées à ce sujet. Je lui dis qu'actuellement
mon plan est de conseiller M. de Montmorin de rester en
place, jusqu'à ce que lui, Moustier, puisse convenablement
être admis, et obtenir la présidence du conseil; que le roi
doit presser M, de Montmorin de rester, en posant comme
conditions le départ de Duportail; de cette façon, si l'on
peut décider Duportail, il se trouvera une majorité dans le
conseil. Je dois insister près de M. de Montmorin pour
l'adoption de ce plan, et Moustier de son côté insistera,
près de la cour. Je dîne chez Mme de Staël, et j'y parle trop
contre la Constitution; c'est elle qui m'y a provoqué en
cherchant des louanges pour son père. Je n'ai pas mordu
à l'appât,
22 octobre. — Dîner chez M. de Montmorin, Avant le
276 JOl'KXAL DE GOUVERMEUR MORRIS.
dîner, je passe dans son cabinet, et je le presse de garder
sa place encore quelque temps, puis de se retirer comme
président du Conseil. Il ne veut pas y consentir, d'abord
parce qu'il est impossible de bien diriger ce ministère; et
secondement, parce qu'il a fait connaître sa détermination
en termes si formels (ju'il ne peut se rétracter. Je pense que
celte dernière raison est la plus forte. Je lui parle de Sainte-
Croix, comme étant recommandé par le garde des sceaux,
iu nom de tous les ministres. Il répond que s'il n'y avait
pas de raisons particulières contre son admission (et je
découvre que ce sont des (juestions d'argent), il serait la
personne la plus capable du monde de rendre le ministère
méprisable. Il ajoute que si Ségur ne veut pas accepter,
Barthélémy ferait l'affaire. M. de Alolleville, ministre de la
marine, nous parle, à dîner, de la terrible insurrection des
nègres à Saint-Domingue. J'espère que ce récit (qui n'est
pas officiel) est exagéré. Après le dîner, il me dit que ce
matin il a eu avec le comte de Moustier une longue conver-
sation à mon sujet, et il désire savoir si j'ai réussi près de
Montmorin. Ceci nous amène à une conversation sur le
même sujet avec Mme de Beaumont; au cours de cet entre-
tien, je dévoile les plans des ennemis du roi tels qu'on me
les a fait connaître. On me demande de recommencer l'at-
taque de M. de Montmorin. Je le fais, et il me dit que ses
difficultés sont insurmontables, que le rapport sur l'afifaire
des princes ayant des possessions en Alsace est prêt à être
d éposé, et il est persuadé que l'Assemblée n'adoptera pas une
bonne solution; l'affaire d'Avignon implique également une
querelle des plus regrettables avec le Pape; il est certain que
l 'Assemblée s'en tirera mal. Je lui dis que ces objections sont
peu sérieuses. II n'a qu'à communiquer la vérité tout entière
à l'Assemblée, et la laisser décider comme il lui plaira;
quant au traitement des sujets français en pays étranger,
ce qui constitue un second sujet de plaintes, il devra présen-
ter de fermes remontrances de la part de la nation et en faire
JOIRXAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 277
connaître le résultat; j'avoue que ce résultat sera peu satis-
faisant, mais par ce lait même il est désirable de l'avoir.
Je dis ensuite qu'il s'est fait tellement de tort comme gen-
tilhomme, qu'il devra rester en place jusqu'à ce qu'il ait
reconquis sa réputation dans son ordre ; un grand pas sera
fait par l'envoi de l'abbé de Montesquiou près des princes,
pour s'informer de la Constitution qu'ils désirent. J'avais
déjà commencé ce chapitre avec lui ce matin, ainsi que celui
des négociations à faire avec l'empereur. Je trouve que la
dernière idée, relative à l'ordre auquel il appartient, agit
sur lui ; j'ajoute donc qu'il faut qu'il reste pour défaire les
desseins de ses ennemis. Il revient alors à ses déclarations
de retraite faites publiquenient. Je réponds que l'on peut
facilement y remédier, car le roi peut lui demander de
rester jusqu'à ce qu'il ait trouvé un successeur convenable.
Au moment où je le quitte, Mme de Montmorin me
prend à part pour connaître le résultat de ma démarche
auprès de son mari. Je lui dis qu'il ne consent pas abso-
lument, mais je crois qu'il y arrivera. Je pense pourtant
qu'au fond il y a quelque autre raison qu'il ne veut pas
encore faire connaître.
Je vais chez Mme de La Gaze. J'y apprends que le duc
d'Orléans s'est déclaré en faillite, et qu'il a confié ses
affaires à des administrateurs qui lui font une pension. Je
m'attendais à rencontrer le comte de Moustier, mais je
suis désappointé. Je rentre chez moi pour lire. M. de
Alontraorin m'a répété ce matin ce qu'il m'avait déjà dit .
qu'il considère comme absolument indispensable que la
reine soit présente aux discussions d'affaires au sein du
cabinet, et qu'à cet effet il devrait y avoir un conseil
privé, auquel Malouet serait admis. Je n'en vois pas l'uti-
lité et je n'en conçois pas la raison. S'il compte se servir
de Malouet pour dominer ce petit conseil, il connaît mal son
homme; du moins je le crois. J'ai dit à M. de Molleville
qu'il me semblait préférable pour l'instant de faire partir
278 JOIRXAL DE GOUVERiVELR MORRIS.
Duporlail, el de meltre à sa place quelque brave et hon-
nèle soldat, sans tenir compte de ses capacités; puis quand
Moustier se présentera, de faire de lui (Alolleville) le garde
des sceaux et de Bougainvilie le ministre de la marine. 11
approuve mon plan, mais désire rester comme il est jus-
qu'à ce qu'il ait acquis une certaine réputation, en mettant
de l'ordre dans les alfaires de ce ministère.
25 octobre. — Je trouve MM. Malouet et de Moustier chez
Mme de Staël ce soir. Le premier me raconte qu'il a con-
seillé a M. de Monlmorin de quitter son poste. 11 dit que le
garde des sceaux maintient le roi dans un état continuel
d'alarmes et Je gouverne par la crainte, de sorte que M. de
Montmorin n'a plus que très peu d'influence. Il ajoute
que je me trompe en pensant que la Constitution tombera
d'elle-même en pièces ; que les ressources tirées des assi-
gnais dureront encore longtemps; qu'en retardant les
liquidations, on peut reculer le moment de la détresse,
que les impôts sont assez bien payés, etc., etc. Je persiste
néanmoins dans mon opinion qu'il est maintenant évident
que les puissances étrangères ne feront rien. Je suis même
persuadé que leurs efforts auraient tendu à consolider plu-
tôt qu'à détruire le nouveau régime, parce que les hommes
en général résistent à la violence. Moustier me montre une
note qu'il a rédigée et transmise à la reine au sujet des
vivres. 11 dit qu'il a lieu de crojre non seulement que les
partis qiii divisaient l'ancienne assemblée se sont coalisés,
mais qu'ils sont intéressés dans la grande spéculation sur
les grains faite dans le voisinage de Paris.
26 octobre. — M. Brémond vient m'avertir que le parti
répubhcain compte certainement sur une tentative de fuite
du roi; qu'il a l'intention de la faciliter; puis rejetant la
faule de tout ce qui arrivera sur le monarque et sur ses
nobles, il suspendra tout payement et se tiendra prêt à
JOURNAL DE GOUVERNEUR AIORRIS. 279
repousser toutes les attaques. A midi, je vais à mon rendez-
vous chez le comte de Moustier, où je rencontre M. de Tolo-
zan. C'est lui qui a demandé de me voir pour me parler des
subsistances, mais par ce qui se passe il m'est impossible
de voir quel a été son but. J'apprends que Ségur est prêt
à accepter la place de Montmorin, mais il ne l'avoue pas.
28 octobre. — Je passe la soirée avec le baron de Grand-
cour. Lord Gower m'informe qu'il a renoncé au jeu et je
l'en félicite très sincèrement. AI. Brémond me dit qu'il a
été se recommander à Alexandre de Lameth, pour obtenir
une place. C'était sur la recommandation de Pellier. Lameth
s'est engagé; pendant qu'il y était, il a vu l'homme de
Duportail venir soumettre à l'approbation de Lameth une
liste d'officiers ; pendant cet examen Brémond demanda
qu'un de ses amis fût nommé sous-lieutenant; la promesse
lui en fut faite sur-le-champ.
Je vais chez M. de Molleville, et parle de l'affaire de
M. Swan. Je lui dis qu'il ne sera pas aussi avantageux ici
qu'en Angleterre de passer des contrats avec ceux qui font
les plus basses offres; en Angleterre, les marchandises sont
toujours sous la main du gouvernement; donc, si les sou-
missionnaires ne tiennent pas leurs engagements, des
dommages pécuniaires remettraient tout en place, mais
ici les conséquences en seraient des plus dangereuses, et
ce serait fréquemment l'intérêt d'un ennemi de provoquer
cette non-exécution des engagements et de payer l'amende
convenue. J'en déduis qu'il faudrait une sécurité morale
aussi bien que pécuniaire, et je conclus que tous les con-
trats qu'il fera devraient être conditionnels, et soumis à
l'approbation des partis intéressés en Amérique, signifiée
par le ministre plénipotentiaire. Je lui suggère ensuite
l'idée qu'il serait avantageux de fixer un prix pour les pro-
visions livrables soit en Europe, soit en Amérique, à l'Ile-
de-France ou aux Antilles, de façon à n'avoir qu'à donner
280 JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
un ordre pour les quantités et les localités. Je lui démontre
les avantages qui en résulteraient. Je lui suggère encore
qu'il serait à propos d'avoir toujours sous la main de quoi
approvisionner pour six mois cinquante vaisseaux de ligne,
et de renouveler chaque mois les provisions d'un mois, de
telle sorte qu'après avoir déduit ce qui aurait été consommé,
la balance des provisions en magasin au delà de six mois
serait vendue. Je lui dis que si le contrat est lait à de bonnes
conditions, la perte sera insignifiante pour la marine, si
même il y en a, et que le commerce gagnera ce que perdra
celle-ci; mais de cette façon, on sera toujours prêt à la
guerre. Je termine en lui disant que je suis Américain
avant tout, et qu'il devra considérer en conséquence ce
que je lui dis, mais, qu'il peut ne pas être inutile de con-
sulter Moustier. Il paraît enchanté de tout cela, et je le
crois disposé à accepter un plan dans ce sens. 11 désire
qu'on lui envoie un échantillon des provisions; je promets
qu'on le fera s'il en reste. Je lui donne les noms de ceux
de ses ennemis qui sont vendus aux régisseurs. Il me
raconte ce qui s'est passé ce matin chez le roi au sujet de
M. de Montmorin. Sa Majesté est un peu irritée contre lui,
et dit que voilà six mois qu'il l'ennuie pour qu'on lui
nomme un successeur, etc. Le frère de M. de Molleville,
qui revient de Coblentz, lui annonce que M. de Montmorin
y est détesté, mais que l'on approuve la nomination de son
successeur.
Je dîne chez M. de Montmorin. 11 me montre le rapport
qu'il a l'intention de faire à l'Assemblée. Il est d'un piteux
inouï, si l'on considère le temps passé à le faire. Je lui
propose des corrections que je ne crois pas qu'il adopte ;
mais dans ce cas, il s'en repentira. Il déclare la guerre aux
journalistes, qui sont des ennemis quelquefois ennuyeux
et quelquefois dangereux. Ségur était venu le voir ce
matin ; il a accepté ses propositions ; il ajoute que le roi
ne lui a pas demandé de rester. Je réplique que c'est sa
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 281
faute, car il avait si formellement fait connaître sa déter-
mination que le roi s'exposait à l'affront d'un refus, mais
s'il avait dû consentir à rester au cas où on le lui aurait
demandé, cette demande eût été faite. Il ignore s'il restera
au Conseil. Il a dit au roi qu'il resterait, si celui-ci le désire,
mais il veut que Sa Majesté examine bien l'affaire à l'avance,
parce que si, plus tard, Elle trouvait à propos de le ren-
voyer, cela leur ferait tort à tous les deux. Malouet vient
pendant le dîner, et nous causons ensuite. Il me confirme
que de Montmorin n'a aucune influence.
29 octobre. — J'ai eu une longue conversation avec
Mme de Beaumont chez Mme de Staël. Celle-ci souffre énor-
mément du renvoi de son père. L'ambassadrice d'Angle-
terre me dit qu'elle a renoncé au jeu en même temps que
lord Gower, et elle pense que je les aime assez pour en
être content. Je l'assure de mon attachement, plus par
mon ton et mes manières que par mes paroles, et je crois
que la semence n'est pas tombée sur un sol ingrat. Brémond
nie fait sortir pour me dire que les émigrés comptent ren-
trer en janvier, et que la reine a enfin consenti à agir de
concert avec les princes. La nouvelle en est arrivée aujour-
d'hui en droite ligne du prince de Coudé. J'ai peur que la
cour ne complote quelque chose en sous-main; s'il en est
ainsi, elle risque le certain pour l'incertain.
Les nouvelles de Saint-Domingue sont bien mauvaises;
je les crois exagérées, mais les nègres sont révoltés et
s'occupent à brûler les plantations et à massacrer leurs
maîtres. Moustier dit qu'il s'imagine que M. de Montmorin
cherche à se réserver l'ambassade d'Angleterre, et à le
faire envoyer en Suisse. Il est décidé à s'en ouvrir à la
reine. Je lui conseille de n'en rien faire, et je lui commu-
nique les nouvelles que j'ai apprises ce matin.
30 octobre. — Visite à Mme de Ségur ; elle m'apprend
282 JOIRXAL DE (ÎOIVERNEUR MORRIS.
que son mari a ce malin refusé le ministère des Affaires
étrangères, qu'il avait accepté hier. Je l'en félicite. 11
a basé son refus sur la manière dont l'Assemblée avait
hier traité les ministres. M. de La Londe me dit qu'il a
d'autres nouvelles de M. de Metternich, et il ajoute que
M. de La Porte doit ce soir soumettre au roi un plan,
envoyé sur la demande de Sa Majesté par AL Dumouriez;
c'est, dit-il, un petit homme plein de bon sens et de science,
et d'un esprit à toute épreuve. Je saurai si Sa Majesté
adopte ce plan.
I" novembre. — \ous avons aujourd'hui, chez M. de
Tolozan, un dîner d'ardents royalistes : le comte de
Mouslier, M. Malouet, de Virieu, Alallet Du Pan et
M. Gillet. A mon départ, M... me suit pour me demander
de rester et de lui parler des provisions. Je réponds que
c'est inutile, car je demanderais six mois et je suis sûr
qu'on ne me les accorderait pas. Je vais voir M. deMolleville.
11 n'a pas encore fait l'essai des provisions envoyées. Il dit
que l'on fait beaucoup d'objections contre des fournitures
américaines, comme, par exemple, la distance, l'incerti-
tude, etc. Il a demandé que l'on en fournît le détail par
écrit, et il mettra ses observations en marge. 11 ajoute qu'il
est décidé à ne pas attendre l'attaque de l'Assemblée, mais
qu'il veut la trouver toujours à l'œuvre. C'est pourquoi il
lui a déjà proposé un grand nombre de décrets tels qu'elle
aurait tort de ne pas les adopter. 11 m'en enverra une copie.
Il me dit que l'autre jour, chez M. de Montmorin, il m'a
proposé, moi., comme ministre des Affaires étrangères.
J'en ris. Je discute avec lui la manière de traiter les colo-
nies françaises, si l'on veut être sûr de leur fidélité.
3 novembre. — Mme de Beaumont me dit que son père
ne possède rien, et semble être très incertain de son sort
futur. Toute cette famille a un air lugubre. M. de Mont-
JOURNAL DE GOIIVERXEIR MORRIS. 283
morin dit qu'on ne lui a pas encore donné de successeur,
et le roi n'a même encore nullement fixé son choix. Je
lui demande ce qu'il va devenir, et je lui dis que s'il a le
moindre doute sur les intentions du roi, j'écrirai à Sa
Majesté à ce sujet. Il répond qu'il serait honteux du roi et
de lui-même^ s'il pensait que le roi put le négliger. Je dîne
chez l'ambassadrice d'Angleterre. La princesse de Tarente
est là; elle me confie que la reine lui parle souvent de moi
pendant leurs promenades à cheval. Je réponds seulement
par un salut. Elle se répèle, et s'étend sur ce sujet, mais
je me contente de la même réponse. Je donne à lady Su-
therland (les vers dont je crois qu'ellesera contente. M. de...
me dit que les troupes sont approvisionnées en blé pour
un an. Je demande combien l'on donne de pain et de quelle
qualité. Il répond que la ralion est d'une livre et demie,
dont trois quarts de farine et un quart de seigle. Le son
n'est pas séparé. Il assure que cela fait d'excellent pain;
nombre d'officiers le préfèrent au pain de fine farine. Il
trempe très bien dans la soupe, ce qui est un peu extraor-
dinaire, considérant le mélange de seigle.
8 novembre. — Je passe un certain temps avec AI. de
Montmorin. II me dit que ce qui empêche la nomination
de Xarbonne aux Affaires étrangères, c'est sa liaison avec
Mme de Staël. Je lui demande si le roi est bien au courant
de la duplicité de son ministre actuel. 11 répond affirmati-
vement. Je lui donne quelques indications pour une consti-
tution pour la France, et le moyen de rétablir ses finances.
Je fais une visite à Mme de Beaumont; nous parlons poésie
et littérature au lieu de politique. Je m'annonce en même
temps que le dîner chez Mme de Montmorin. Après le dîner
arrive M . de Renneval ; il est fort en colère contre l'As-
semblée. 11 dit que le Comité diplomatique médite de
demander à Sa Majesté le renvoi de tout le département
des Affaires étrangères, jusqu'aux scribes. Il se dit déter-
284 JOIRXAL DE GOIVERXEIR MORRIS.
miné à se défendre; la place lui est indifférente, mais il
luttera pour sa réputation. Je fais une courte visite à
Mme de Ségur, et promets de revenir lui donner les nou-
velles que je recueillerai. Elle est très inquiète au sujet
des colonies et avec elle se trouve une personne qui se
déclare complètement ruinée. Elle a perdu tout entrain.
La même chose se présente pour le duc de Xérès chez
Mme de Laborde. Je retourne chez Aime de Ségur lui com-
muniquer les nouvelles qui ne sont pas encore trop mau-
vaises pour Port-au-Prince, où sont les propriétés de son
mari. Je vais chez l'ambassadrice d'Angleterre. Ses manières
me montrent que mes vers ont porté. Elle me dit ensuite
qu'elle a été honteuse, flattée et enchantée. Tant mieux.
Je répète à l'abbé de Montesquiou une partie de ce que j'ai
dit ce matin à M. de Montmorin sur les moyens d'établir
une constitution pour la France. Son esprit est ouvert à
ces idées. Nous avons ici tout le monde et sa femme [sic).
Mme de Tarente me dit qu'elle m'aime parce j'aime la
reine, et son accueil prouve que ma conversation ne lui
déplaît pas. Je l'abrège. Pendant le souper, je lais remar-
quer à l'ambassadrice qu'elle ne mange pas, et qu'elle est
simplement un plat à sa propre table et non le pire, mais
qu'elle n'a pas la politesse de demander qu'on le goûte,
Mme de Montmorin veut savoir de quoi nous parlons en
anglais. Lady Sutherland répond : « H me dit des méchan-
cetés ! w — « Ah, il en est bien capable ! » — Mme de Staël
arrive tard, et Mme de Tarente lui fait la grimace.
10 novembre. — J'insiste près de M. de Montmorin pour
qu'il prépare une réponse du roi au décret contre les émi-
grés, et je le laisse à celte occupation. Je dîne chez Mme de
Staël et j'y rencontre l'abbé Raynal. Il me fait des avances.
Je les reçois froidement, car j'ai peu de respect pour lui.
Après le dîner, Mme de Staël me demande mon avis sur
l'acceptation du ministère des Affaires étrangères par son
JOURXAL DE GOLVERXELR MORRIS. 285
ami Narbonne. Jeluidoane mon avis de façon à l'en décou-
rager, sans toutefois l'offenser.
12 novembre. — Aujourd'liui à trois heures, M. et
Aime de Flaiiaut viennent dîner; le ministre de la marine
les suit de près, M. et Mme de Montmorin arrivent vers
quatre heures, et Mme de Beaumont, qui était à l'Assemblée,
à quatre heures et demie, après le commencement du dîner.
La société est agréable, et Mme de Flahaut fait ses efforts
pour plaire ; naturellement elle réussit. Le ministre de la
marine me rappelle une affaire dont l'un des coloniaux
parlait dans sa requête de l'autre jour, et à laquelle je
ne me suis pas arrêté. Il s'agit de combiner le payement
de la dette américaine avec l'aide à donner à la colonie de
Saint-Domingue. Je promets de m'en occuper. M. de Mont-
morin me dit qu'il a écrit au roi son opinion sur le décret
contre les princes et qu'il s'est offert à lui préparer un
ouvrage sur ce sujet; il s'est ensuite rendu au Conseil,
mais n'a pas ouvert les lèvres. Je crois que mon pauvre
ami est perdu, mais il ne faut pas l'abandonner.
15 novembre. — Je joue aux cartes avec Mme de Flahaui,
tandis que le perruquier lui refait sa coiffure. Je vais
ensuite voir Aime de Staël. Elle est furieuse contre moi.
J'ai dit à M. de Alolleville qu'elle m'avait consulté au sujet
de l'acceptation des Affaires étrangères par Narbonne, et il
a pris cela comme prétexte pour ne pas le faire nommer. Je
réponds que je ne vois rien en tout ceci qui puisse offenser ;
chacun sait que l'on a songé à AI. de Narbonne pour cet
emploi; il est donc assez naturel de demander l'avis de
différentes gens pour savoir s'il devrait accepter, au cas où
on le lui offrirait. J'ajoute qu'il ferait mieux de n'y point
songer ; il s'agit simplement de remplir un vide pour quel-
ques mois, après lesquels on renverra celui qui aura pu être
nommé. Elle me répond que le ministère est plus fort qu'on ne
286 JOURNAL DE GOl VERXELR MORRIS.
se l'imagine el va m'en donner les raisons, ce qu'elle fait en
partie, quand arrive M. Dufresne Saint-Léon qui met fin à
notre conversation. Après lui vient M. de Monlinorin, puis
M. Chapelier. M. Pélion est nommé maire de Paris,
paraît-il, et ceci alarme grandement la bonne société; je
ne crois pas que ce soit à tort, si les autres restent sages.
IMoustier m'a demandé avec une grande insistance d'écrire
sur les finances ; je m'y refuse pour le présent, en disant
que les choses changent trop et trop rapidement. Delessart,
dit-on, doit devenir ministre de la marine. Brémond m'in-
forme que sous les auspices du triumvirat Duport, Bar-
nave et Lameth, lui et d'autres vont publier un journal. Je
lui conseille de n'avoir pas trop de rapports avec eux.
Je dîne au Louvre. M. Vicq d'Azir me dit qu'il a répété
à la reine la conversation qu'il a eue avec moi au sujet du
décret contre les princes, et qu'elle a désiré l'avoir par
écrit, en disant qu'elle savait apprécier tout ce qui venait
de celte source. Il pense que cela a contribué au rejet dans
une certaine mesure. Je ne crois pas un mot de tout cela,
lime demande mon avis sur la conduite à tenir au sujet du
décret contre les prêtres. Je désire avoir le décret et les
actes constitutionnels relatifs à ces malheureux avant de
formuler une opinion.
20 novembre. — Je vois M, de Montmorin et je lui dis
le sens de ma lettre au roi à son sujet. Il répète qu'il lui
était impossible de rester en place ; il m'en donnera la
raison, un de ces jours, et le roi devrait lui être reconnais-
sant de la cacher. Je lui dis que j'ai toujours supposé qu'il
avait une raison qu'il ne donnait pas, car celles qu'il don-
nait étaient insuffisantes. Je fais une visite à l'ambassadeur
d'Angleterre : il me complimente sur les vers donnés à sa
femme. Il y a ici une des dames de la reine qui désire faire
ma connaissance. Elle fait tourner la conversation sur la
politique et j'abrège ma visite.
JOIRXAL DE GOLVERXELR MORRIS. 287
25 novembre. — Je n'ai que peu de monde à dîner
aujourd'hui. Il est étrange que mon dîner consiste en trois
choses venant d'une immense distance : les huîtres de
Colchester, la truite du Rhin et les perdrix de — cherchez !
26 novembre. — M. de Tolozan vient me parler de la situa-
tion des affaires publiques : l'union des hommes capables et
honnêtes est nécessaire pour sauver le royaume. J'en con-
viens, mais je lui dis que, à moins que le roi et la reine ne
donnent leur pleine confiance à ces hommes, cela ne servira
à rien. Je vois Montmorin ; il dit que le roi ne répond jamais
à ses lettres et demande s'il répond aux miennes. Je l'assure
que non, et que je ne m'y attends pas, car je ne veux et
ne désire rien de lui. Il ajoute que dernièrement il a fourni
l'assurance que l'on pouvait compter sur l'une des pro-
vinces, avec toutes les troupes qui s'y trouvent, comme
gagnée à la cause royale. Il ne me dit pas laquelle. La cause
réelle de son départ du ministère serait qu'il n'avait pas
l'entière confiance de leurs Majestés, gouvernées par des
avis venus tantôt de Bruxelles et tantôt de Coblentz; il avait
recommandé l'adoption d'un conseil privé pour décider
dans tous les cas, et essayé, mais inutilement, de les con-
vaincre qu'ils s'exposeraient à un grand dommage en n'ayant
pas un plan de conduite tracé à l'avance. Brémond vient me
voir, et je travaille avec lui à une brochure sur les finances.
Je dicte et il écrit. A quatre heures, je vais dîner chez l'am-
bassadrice d'Angleterre. Après le dîner, comme il n'y a
personne que la famille, nous bavardons très librement.
Elle met M. Short sur le tapis et ouvre le feu contre lui. Je
l'assure que c'est un jeune homme très intelligent, sage et
très attentif à ses affaires. Elle me demande oii il est, car
il n'a pas paru à la Cour depuis quelque temps. Je lui dis
qu'il était à la campagne avec le duc et la duchesse de La
Rochefoucauld, etqu'il est maintenant en Hollande, chargé
d'une mission par les Etats-Unis. Elle demande s'il est
288 JOIRX'AL DE GOLVERXELR MORRIS.
ambassadeur près de loutes les nations européennes et rit
cordialement de cette idée. Je réponds que l'affaire dont il
s'occupe n'exige pas un ambassadeur. Elle fait remarquer
qu'il n'a pas l'air et les manières exigées par un tel carac-
tère. Je réplique qu'il pourrait faire mauvaise figure en
Russie, mais je ne crois pas que dans les autres cours
l'extérieur soit de grande importance. Elle termine la con-
versation en disant que si je désire donner aux étrangers
une impression favorable de mon pays, je dois me faire
nommer. Un salut pour reconnaître le compliment est la
seule réponse possible. Elle s'en rapporte à l'ambassadeur
qui, selon l'habitude en pareils cas, répond par l'affir-
mative.
V décembre. — J'emmène Mme de Laborde à la Comédie-
Française, ou j'ai le plaisir de voir l'acteur Préville dans
le Bourreau bienfaisant. C'est un vrai acteur; rien de
superflu, rien à désirer dans son rôle, pas d'ornements faux,
mais la nature nue, la grâce vivante. La reine s'y trouve ;
elle est très bien accueillie. Je suis exactement en face
d'elle, et je suppose que quelqu'un le lui dit, car elle
me regarde assez fixement pour me reconnaître; c'est ce
que je crois. On me montre une lettre de l'impératrice de
Russie au prince de Condé; elle est pleine d'encourage-
ments aux émigrés. Brémond me dit que le conseil secret
du roi se compose de M. de MoUeville, M. de Fleurieu et
M. de La Porte. Il me fournit différents matériaux à utiliser
dans une attaque contre le parti républicain.
3 décembre. — Je vais voir Mme de Staël. Pendant
qu'elle s'habille, nous avons une conversation qui ne lui
déplaît pas. La société est nombreuse. L'abbé Fauchet a
aujourd'hui dénoncé Delessart, et l'évéque d'Autun qui
dînait avec lui me dit que ce dernier était malade au point
de quitter la table.
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 289
4 décembre. — J'envoie Brémoud chez Latneth pour
conseiller à Delessart de se retirer, car il n'a pas assez de
fermeté pour la situation où il est placé. Je vais à un thé
chez Aime Tronchin, puis chez M. de Alontmoriii ; étant
chez ce dernier, je lui prépare uu petit paragraphe, contre-
disant le rapport, devant lequel il a pris peur. Mme de
Flahaut a corrigé uu ouvrage de l'évéque dMutun; c'est
une adresse du département au roi contre le décret fixant
des pénalités pour les ecclésiastiques insermentés. Elle
blâme cette démarche et je fais comme elle. Elle dit que
l'ouvrage était bien écrit.
6 décembre. — Ce matin je dicte à Brémond une philip-
pique contre les chefs du parti républicain, et je m'exerce
à préparer une foruie de gouvernement pour la France.
A quatre heures et demie je vais dîner avec M. de Mont-
morin. Je le trouve occupé à lire l'adresse des membres du
département de Paris au roi. Elle est bien- écrite sous
plusieurs rapports, mais le style est plutôt celui d'un direc-
teur de théâtre populaire que celui d'une adresse au monar-
que. Pour excuser leur intervention, ils invectivent beaucoup
les émigrés, et prouvent qu'ils tremblent tout en parlant
haut. M. de Montmoriu me dit que l'évéque d'Autan a
pressé le maire, Pétion, de la signer; celui-ci a refusé,
disant qu'il approuvait la chose, mais qu'il ne voulait pas
se fâcher avec les fous et les enragés, parce que c'est eux,
et non les gens raisonnables, qui font les révolutions ; pour
sa part, il ne tient pas à être pendu pour avoir fait triom-
pher la raison. Je crois qu'il agit sagement, et l'autre qui
se place toujours entre deux tabourets, n'aura jamais un
siège bien sûr. Je vais voir le ministre de la marine, il me
montre le plan d'un discours que le roi doit faire à l'Assem-
blée. Nous parlons des affaires publiques et du moyen
d'établir en ce pays une Constitution assurant les justes
droits de la nation sous le gouvernement d'un roi réel. Il
290 JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
promet de sonder le roi et la reine, et je promets de lui
fournir quelques indications.
7 décembre. — Aujourd'hui, au cours de ma conversa-
tion avec M. de Laborde, nous parlons de choses et
d'autres, jusqu'à ce qu'enfin il me communique un journal
qu'il écrit, et qui est distribué aux frais du roi aux loges
maçonniques du royaume. Il dit que le roi, la reine, M. de
La Porte et lui, sont les seules personnes dans le secret.
Je lui expose que par ce même moyen il peut lâter le pouls
de la nation, et déterminer en conséquence ce que l'on
peut essayer avec chance de succès. Il me demande de lui
donner une liste des questions que je propose; je promets
de l'envoyer. Je le laisse à ses regrets de la confidence qu'il
vient de me faire; telle est la nature humaine. AI. de Nar-
bonne est allé ce matin annoncer sa nomination à l'Assem-
blée. Je serais étonné qu'il réussît, car, bien qu'il ne
manque nullement d'intelligence, je crois qu'il n'a pas
l'instruction nécessaire, qu'il n'a pas acquis l'habitude des
affaires, et qu'il est totalement dépourvu de méthode. Nous
verrons.
8 décembre. — Je continue à préparer le plan d'une
Constitution pour le pays, lorsque arrive quelqu'un qui me
dit qu'en juillet dernier il a envoyé au général Washing-
ton le plan d'une Constitution pour l'Amérique. 11 assure
qu'il étudie ces choses depuis plus de cinquante ans, qu il
connaît parfaitement l'Amérique, bien que ne l'ayant
jamais vue, et il est convaincu que la Constitution améri-
caine n'est bonne à rien. Je me débarrasse de lui le plus
tôt possible, non sans être frappé de la ressemblance entre
un Français qui fait des constitutions pour l'Amérique, et
un Américain qui rend le même service à la France. Mon
amour-propre me dit qu'il y a une grande différence entre
les personnes et les circonstances, mais l'amour-propre
JOIRNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 291
est un conseiller dangereux. Après le dîner, je vais à la
Comédie-Française voir Préville. Il a soixante- quinze ans
et il joue à la perfection. On peut dire que les meilleurs
des autres Jouetit bien leur rôle, mais lui remplit le sien.
Je trouve qu'il a de saines idées à ce sujet, car il est préci-
sément libre de ces défauts qui m'avaient frappé chez les
autres.
14 décembre. — J'ai fini hier de copier et de corriger
mon plan de gouvernement français avec les principes qui
doivent l'accompagner. Nous avons aujourd'hui un bon
dîner et autant d'invités que la table le permet chez le
ministre de la marine, de Fleurieu. Je lui fais savoir que
j'ai préparé quelques notes sur la Constitution pour les
lui montrer. 11 dit avoir sondé à ce sujet le roi qui lui a
conseillé de s'en occuper. Il a recommandé à Sa Majesté le
plus grand secret, et a saisi l'occasion de lui en montrer la
nécessité, en lisant dans une gazette le récit de ce qui
s'était passé au conseil. Après le dîner, je vais à la Comédie-
Française. Prévillejoue le rôle de Sosie, dans V Amphitryon
de Molière. C'est merveilleux. Même sans tenir compte
de son âge, il serait considéré comme un acteur excellent,
mais dans l'espèce, c'est un prodige.
19 décembre. — J'attends une demi-heure au Théâtre-
Français avant que mon domestique puisse avoir un billet,
et ensuite j'ai une très mauvaise place ; je me trouve pour-
tant récompensé par Préville, qui est vraiment de taille à
servir de miroir à la nature. Je rencontre M. de Bougain-
ville, qui a servi au Canada, pendant la guerre de 59. Nous
parlons des affaires publiques de ce pays. 11 me dit que je
me trompe en pensant qu'il est lié avec Sainte-Foy,
l'évêque d'Autun, etc. ; qu'il les considère comme un tas
de canailles ; le roi les considère de la même façon et les
déteste. Il a assuré Bougainville qu'il accepte la Constitu-
292 JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
tion, simplement pour éviter une guerre civile. Je lui dis
que le roi esl trahi par la faiblesse, sinon par la méchan-
ceté, de ses conseillers. Il est du même avis. Je lui
demande ce qu'il pense de Fieurieu. 11 nie répond que
c'est une pauvre créature. L'évêque d'Aulun me fait
remarquer aujourd'hui au Louvre que les Jacobins n'ont
pas pu susciter une émeute au sujet de leur adresse. Je lui
dis que depuis la folie du Champ-de-Mars, il y a peu de
danger d'une émeute, car le peuple ne les aime pas
beaucoup, de moment qu'il a vu que la mort est un jeu
auquel on peut jouer à deux. Il ajoute que le roi est
d'une humeur charmante, de ce que ses veto soient passés
si facilement, et qu'il s'en servira de temps en temps.
Pauvre roi 1
21 décembre. — Je dîne chez Mme Tronchin, et j'y
rencontre Mme de Tarente. Je lui demande de me procurer
une boucle de cheveux de la reine. Elle promet d'essayer.
Je pense que cette dem nde plaira à Sa Majesté, même si
elle ne l'accorde pas, puisqu'elle est femme. Je vais chez
Mme de Staël. Elle est au lit et heureuse de me voir; elle
me raconte toutes les nouvelles qu'elle sait. L'abbé Louis
arrive; c'est un Jlagorneur au possible. Delessart, ministre
des Affaires étrangères, esl chez Mme de Monlmorin, cet
après-midi, et après avoir effleuré de nombreux sujets dans
notre conversation après dîner, je conclus au moment de
j)arlir en lui disant que le roi est la seule pièce de bois qui
restera à flot dans le naufrage général. Il dit qu'il com-
mence à le croire. Je recommande au ministre de la
marine d'amener les troupes suisses à Paris, sous prétexte
qu'elles sont trop aristocrates pour qu'on leur confle les
frontières. Elles maintiendront ici l'ordre au milieu de la
confusion générale à laquelle on peut s'attendre. Je lui
conseille également de rapprocher la cavalerie sous de
semblables prétextes. Il approuve ce projet.
JOURNAL DE GOUVERXEUR MORRIS. 293
31 décembre. — Ce matin, Brémond vient me présenter
M. de Monciel, le nouveau ministre à Mayence, qui désire
que je lui indique une ligne de conduite. Je lui dis qu'il
sera nécessaire d'avoir dans la ville une personne de con-
fiance. Je lui montre comment l'on se procure d'utiles
informations, et lui fais voir les défauts de l'administra-
tion actuelle. Je termine en disant qu'il fera bien d'avoir
des correspondants, pour informer le roi de ce qu'il lui
sera utile de savoir. C'est son plus grand désir, et sur ses
instances je promets de sonder Sa Majesté à ce sujet. Je
dîne chez M, de MonJmorin et demande à M. de Molleville
de parler au roi de cette affaire et de m'informer du résultat.
Delessart a communiqué aujourd'hui à l'Assemblée un
message de l'Empereur, faisant connaître ses sentiments
de façon décisive. Il a ordonné à son général Bender de
défendre l'électoral de Trêves.
ANNEE 1792
'i janvier. — Les invités de Mme Le Couteulx me reçoi-
vent aujourd'hui d'un air aussi étrange que peu agréable.
Je m'attarde chez l'ambassadeur d'Angleterre et j'ai une
petite dispute avec Mme de Staël, qui s'en offense. Bré-
mond me dit que le roi est très content de recevoir des
informations directes de M. de Monciel. J'informe ce
dernier que le roi accepte sa proposition. Il doit me
montrer un mémoire sur la Suisse avant de le présenter.
Je dis à Mme de Flahaut que j'irai en Amérique au prin-
temps. Cette nouvelle l'alarme et elle s'écrie : « Alors je
perdrai tous mes amis en même temps. » En effet, son
évêque la quitte dans quelques jours, mais elle ne peut pas
me dire encore où il va. Je dîne avec elle. L'évêque d'Aulun
arrive et prend un dîner froid. Nous jouons et les dames
s'endorment. L'évêque fait remarquer que les assignats
ont réduit la France à une condition déplorable, ce qui
est assez vrai. J'ai assisté dans ma vie à un système de
papier-monnaie et à une révolution, et je me retrouve ici
au milieu d'une autre révolution et d'un autre système de
papier-monnaie. J'ai eu l'occasion d'étudier cette question
depuis près de vingt ans (car elle a attiré mon attention en
1772), par conséquent, même avec une dose modérée d'in-
telligence, je dois aujourd'hui avoir fait quelques progrès.
Ma situation et mes relations dans cette ville me donnent
une vue assez exacte de ce qui se passe, et en combinant
ce que je vois avec ce que j'ai vu, je ne doute nul-
lement que la valeur du papier-monnaie continuera
JOLRXAL DE GOIVERXELR MORRIS. 295
à baisser. J'apprends que l'évêque va bientôt se rendre en
Angleterre.
10 janvier. — Ce matin, M. Brémond et M. de Alon-
ciel viennent me voir et restent à déjeuner. Après leur
départ, je lis et j'écris jusqu'à ce que ma voiture soit
prête, puis je vais chez le ministre de la marine, avec qui
j'ai une conférence sur la mission de l'évêque d'Autun et
sur d'autres affaires publiques. Il me dit qu'il a commu-
niqué à la reine ses sentiments sur la mesure très mala-
droite que l'on vient d'adopter, et qu'elle est sensible à
cette confidence. Il ajoute que l'autre jour le roi a parlé de
moi en termes très favorables, lorsqu'il lui faisait connaître
le projet d'une correspondance avec M. de Monciel. Je
lui dis qu'il est temps de s'entendre avec l'Empereur. Il
remarque (et avec justice) qu'il n'osera pas se risquer à
moins d'être sûr que le roi et la reine ne feront pas de
confidences imprudentes. Le risque est grand, en effet. Je
dîne avec l'ambassadrice d'Angleterre. Elle me demande
si à Londres je favorise le parti ministériel ou l'opposition.
Je réponds que lorsque l'on propose une mesure, mon
avis dépend de la mesure en elle-même et non de celui
qui la propose. En conséquence, je suis pour ou contre,
selon mon sentiment ; mais si l'on nomme lord Gower
ministre des Affaires étrangères, je souhaiterai alors^ à
cause d'elle, qu'il réussisse en tout.
Je prie Mme de Tarente d'informer la reine de ma
part que M. de Molleville est le seul ministre en qui elle
devrait avoir confiance. Je vais à la Porcelaine avec elle.
Nous échangeons de petits présents d'amitié; elle m'en
témoigne beaucoup, mais je trouve plus commode de
donner delà porcelaine que mon temps. M. de Monciel
me dit qu'il s'est entretenu avec M. Barthélémy au sujet de
la mission de l'évêque d'Autun à Londres. Ils m'assurent
que l'objet en est de contracter une alliance avec l'Angle-
296 JOURXAL DE GOUVF-RXEUR MORRIS.
terre, pour faire contre-poids à l'Autriche, et d'offrîr à
l'Angleterre l'Ile de France et Tabago. C'est de bien mau-
vaise politique. Brémond prétend que le parti jacobin est
en possession d'un plan de ses ennemis pour opérer par
la violence des changements dans la Constitution; il
m'apporte un journal contenant ce plan. Il y a lieu de
croire que l'on a songé à quelque chose en ce genre.
C'était absurde.
Mme de Flahaut me demande, d'un ton des plus sérieux,
si j'ai conseillé à M. de Molleville de s'opposer à l'am-
bassade de l'évêque d'Autun. Je réponds par l'affirmative.
Elle en est furieuse et nous avons une conversation aigre-
douce. Après quoi, je suis très à mon aise et n'éprouve
aucun embarras dans ma conversation avec elle et son
évêque. Marbois m'a dit qu'il espérait que l'ambassade
de l'évêque n'aurait pas lieu. L'ambassadeur de Venise a
voulu avoir mon avis sur l'état des affaires. Je lui réponds
que je ne sais que peu de choses et qu'il ne me plaît pas
d'en savoir plus long. 11 en paraît tout surpris; il ajoute
que de Staël a un congé et qu'il pense que l'ambassade en
Angleterre sera arrêtée.
\^ janvier. — Ce matin, M. Brémoiid et M. de Monciel
viennent me voir. Ce dernier m'a envoyé hier soir un
écrit de Duport contre M. Pitt. C'est une bien triste
prose. Ils (les triumvirs : Duport, Lameth et Barnave)
l'ont donné à Brémond pour le faire imprimer, et il vou-
drait corriger quelques-uns des défauts, mais je lui con-
seille de n'en pas changer une lettre, de le faire imprimer
de suite, et de garder l'original. 11 tiendra ainsi l'auteur à
sa discrétion, car il a été écrit par Duport et corrigé par
Lameth. Brémond et Monciel ont en hier une conférence
avec ces messieurs au sujet de l'ambassade de l'évêque
d'Autun; parlant des conditions qu'il allait proposer,
Brémond demanda comment l'on pourrait présenter un
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 29T
tel traité à l'Assemblée. Les autres répondirent que l'auteur
en serait pendu et, pour mapart, j'en suis persuadé. Mous-
tier vient, et Alonciel cherche à se présenter, mais inuti-
lement, jusqu'à ce que j'aie dit en anglais à Moustier qu'il
devrait faire sa connaissance. M. de Laborde me consulte
sur la proposition faite par Beaumarchais d'accorder sa
fille unique (une charmante personne) au fils de Laborde.
Il me parle de la fortune de Bau marchais qui est très
grande, tandis que lui, Laborde, est ruiné. Je lui dis que
la réputation de Baumarchais est très mauvaise, mais cela
ne regarde pas la jeune fille, puisqu'elle n'y peut rien;
dans mon pays, un tel mariage serait détestable, car nous
ne nous marions pas pour l'argent, mais dans ce pays, où
l'argent est tout, si le fils se conduit bien par la suite, le
monde ne se plaindra pas.
14 janvier. — Je trouve Mme de Flahaut très malade
et au lit ; je passe près d'elle l'après-midi et la soirée.
L'évêque, qui reste ici une partie de la journée, part
demain. Sur un rapport du Comité diplomatique, l'Assem-
blée a aujourd'hui décidé d'attaquer l'Empereur, à moins
qu'il ne fasse amende honorable avant le 10 février.
L'évêque dit que la nation est une parvenue, et, par consé-
quent, insolente. La situation est telle, dit-il, que seuls
les remèdes violents pourront agir, et ceux-ci amèneront
la guérison ou la mort. Sainte-Foy dit que l'Empereur sera
furieux, mais, éprouvant encore plus de crainte que de
colère, il devra se soumettre. Je demande ce qu'il advien-
dra des finances, L'évêque dit qu'à partir d'une date à
fixer les assignats n'auront plus cours forcé, et leurs déten-
teurs auront à les convertir en terres comme ils le pour-
ront. Je ne crois pas avoir jamais entendu des hommes
sensés dire de telles absurdités.
16 janvier. — Visite à M. de Montmorin à qui je parle
298 JOIRXAL DE GOl VERIVEIR MORRIS.
de l'étrangeté de la situation. Je lui conseille d'écrire un
mémoire, dont je donne les points principaux. Il promet
de le faire. Il me dit que pendant son séjour en Angleterre
le duc d'Orléans fit de grands efforts pour être autorisé à
proposer un traité à l'Angleterre, ce en quoi, naturellement,
il échoua. Il me raconte la conversation qu'il a eue à ce
propos avec l'évêque d'Autun, qui espère renverser Pitt,
et croit son succès certain s'il pouvait avoir l'aide du duc de
Biron. C'est assez curieux. Je dîne avec l'ambassadeur
d'Angleterre et sa femme. Nous sommes très à l'aise,
n'étant que quatre à table (son secrétaire particulier est
le quatrième convive). La conversation est exempte de
toute contrainte. L'ambassadrice met encore sur le tapis
M. Short (j'ignore pourquoi elle le déteste à ce point) et
demande s'il sera jamais un grand homme chez nous. Je
réponds que je ne le pense pas, car il n'est pas orateur, mais
il peut, malgré cela, être très utile ici. Je dis cela d'un ton
qui met fin à cette partie de la conversation. Je trouve
dans celte maison un profond mépris, mélangé de répul-
sion, pour mon ami l'évêque d'Autun, et je pense que
les lettres qui partiront d'ici ne lui faciliteront pas sa mis-
sion.
\^ janvier . — M. Short me dit aujourd'hui qu'il ap-
prend par sa correspondance que les nominations à l'étran-
ger sont déjà sûrement faites en Amérique. Il déclare igno-
rer absolument qui sera nommé, mais en même temps il
parle d'acheter de l'argenterie et d'employer un maître
d'hôtel, d'où je conclus qu'il est à peu près certain de res-
ter ici. Je lui dis que je parierais deux contre un que je ne
serai nommé nulle part; je crois probable que si nous
sommes nommés tous les deux, nous le serons auprès de
cours auxquelles nous ne nous attendions pas, parce que
ce sont généralement les événements malheureux qui
arrivent. Il croit à la possibilité d'être envoyé en Hollande,
JOURNAL DE GOllERNELR MORRIS. 299
ce qui le désappointerait cruellement, et il ne sait s'il accep-
terait. Bravo! M. Brémond vient me dire que Delessart a
envoyé hier un exprès pour assurer à l'Empereur que
l'ambassade de l'évêque d'Autun et les discours violents
dans l'Assemblée ne signifient rien du tout. MoUeville le
confirme, car l'on a maintenant perdu tout espoir du côté
de l'Angleterre.
'22 janvier. — Ce matin je règle mes comptes avec mon
cocher, et fais mes préparatifs de voyage en Angleterre. Vicq
d'Azir vient pendant que je suis au Louvre, et me dit qu'il
s'est rendu chez moi de la part de Sa Majesté, pour me
demander de lui faire savoir tout ce que je pourrais ap-
prendre d'intéressant en /Ingleterre.
Q février. — M. Constable vient me voir ce matin, et
m'apprend que je suis nommé ministre plénipotentiaire
près la Cour de France. M. Penn, avec qui je dîne, me
félicite de ma nomination, mais regrette que ce ne soit pas
en Angleterre.
6 mars. — Je dîne avec le comte Woronzow [ambassa-
deur de Russie] en famille. Il me dit qu'il est impossible
que le roi de Prusse se joigne cordialement à PEmpereur.
Il m'avait informé dimanche dernier que les émigrés avaient
offert au roi un arrondissemetit considérable sur le Bas-
Rhin, aux frais de l'électeur du Palatinat, en complétant
le Palatinat par la cession de l'Alsace. Il en informa aussi-
tôt l'Empereur, et son messager, Bischoffswerder, offrit
son aide pour obtenir la réunion de la Flandre française
aux Pays-Bas impériaux, mais PEmpereur répondit que
s'il intervenait dans les affaires de France, c'était par
amitié et non pour la dépouiller. Il me dit que l'évêque
d'Autun a offert la cession de l'île deTabago, la démolition
de Cherbourg et une extension du traité de commerce, si
300 JOIRXAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
l'Angleterre veut garder une stricte neutralité, en cas de
guerre avec l'Empereur. Il lui fut répondu que l'Angleterre
ne pouvait prendre un engagement quelconque au sujet
des affaires de France. Il ajoute que l'cvêque n'est plus
reçu nulle part maintenant, parce qu'il s'est vanté d'un
crédit d'un million qui devait faire des merveilles, et qu'il a
constamment fréquenté les dissidents. Il me dit que lejeune
Laborde a écrit une lettre qu'il a vue, disant que l'on vou-
lait sonder les cabinets de Londres et de Berlin; que le
cabinet anglais veut assurer l'indépendance de Saint-
Domingue et autres îles françaises, ce qui rend inutile
l'offre de Tabago; l'on s'attend que la mer démolira Cher-
bourg dans son état actuel inachevé, et, en tout cas, l'on
s'en désintéresse tant que la marine française restera dans
la même situation ; quant au traité de commerce, son
absence est remplacée par la contrebande, qui est excessi-
vement facile. Mais la possession des Pays-Bas par la France
est de première importance, et on ne la souffrira pas. Le
comte de Woronzow a parlé contre M. de La Fayette
dans les termes les plus violents que j'aie jamais enten-
dus. Il dit que, bien qu'élevé en militaire et obligé quel-
quefois d'ordonner des châtiments, il n'a jamais pu assis-
ter à une exécution, sa nature se révoltant à la vue du
malheur d'un homme; mais si La Fayette et le duc d'Or-
léans devaient être roués vifs à Falmouth, et qu'il n'eût
d'autre ressource pour le voir que de s'y rendre à pied, il
partirait immédiatement. Ce langage est violent.
13 mars. — Ce matin, M. Jaubert a déjeuné avec moi.
Il est venu de Paris me consulter de la part de M. de Monciel
pour savoir s'il doit accepter une place dans le ministère.
Je suppose que c'est celle des .affaires étrangères,
comme la seule faisable . II m'informe que de Narbonne
s'est rendu notoirement coupable de péculat, et qu'après
avoir vendu des adjudications pour l'armée, il a tenu
JOLRXAL DE GOLVlillXElR MORRIS. 301
compte aux adjudicataires de la baisse de I argent. On doit
le mettre à la porte; M. de Graave est l'un de ceux dont
l'on parle pour le remplacer. Delessart devra aussi partir,
comme prix de sa duplicité, et Cahier de Gerville à cause
de sa nullité. Monciel a refusé toute place avant d'être
sur, par M. Bertrand, de l'approbation personnelle du roi;
puis il préférait plutôt le ministère de l'Intérieur, mais il
attend mon opinion et mes conseils. i\ous parlons longue-
ment delà situation des partis. Il me dit que l'autorité de
l'Assemblée est très petite et serait môme complètement
nulle, si les intrigues de Xarbonne ne lui en avaient un
peu redonné, aux dépens de l'ordre et d'un bon gouverne-
ment. 11 est au mieux avec Brissotet les autres membres de
cette faction misérable et pernicieuse. Ils désirent savoir
de moi comment il faut s'y prendre pour arriver à un bon
gouvernement. Je ne tiens pas à m'étendre sur ce sujet
en ce moment, parce que la part de l'imprévu est trop
grande; je me contente de dire d'une façon générale
que la première condition est de convaincre le public que
la Constitution actuelle n'est bonne à rien. Il répond que
c'est déjà fait, et que l'opinion générale est que le royaume
est ruiné sans espoir de salut. Je ne pense pourtant pas
que cette opinion soit encore aussi répandue qu'il est
nécessaire. J'ajoute qu'il faut, comme ministre de la
guerre, quelqu'un de déterminé; un homme de cette
trempe, comme tous les autres, se ruinera personnelle-
ment, mais il commencera à faire du bien au pays. Pour
le chevalier de Graave, il n'y a rien de bon à en attendre;
du moins, je le crois.
Il mai. — A Paris, Mme de Flahaut me dit que M. Du-
mouriez ne me recevra pas comme ministre des Etats-
Unis; du moins, un membre de l'Assemblée le lui affirme.
Nous verrons. Je répète à M. Brémoud et à M. Jaubert les
propos de M. Crèvecœur; ils décident d'en parler à La
302 JOIRXAL DE GOIVERNEIR MORRIS.
Londe. M. Swan vient me voir, et affirme que l'idée de ne
pas me recevoir a été lancée par M. Siiort, mais je n'en
crois rien. Il ajoute que La Forêt a écrit aux ministres
d'être sur leurs gardes, pour ne pas se laisser jouer par
moi.
12 mai. — Je dîne chez Mme de Foucauld, où se trouvent
de nombreux aristocrates. Les correspondances des diffé-
rentes armées sont unanimes à affirmer que la discipline
est parfaite. A mon départ, Tronchin, qui est un grand
révolutionnaire, m'expose ses craintes et demande mon
avis. Je lui dis que le rétablissement du despotisme paraît
probable, comme conséquence nécessaire de l'anarchie.
J'ai loué une maison rue de la Planche pour 3,500 francs
par an. Je vais à la manufacture d'Angoulême, et fais une
commande de porcelaine. Mon domestique Martin dit
qu'il ne peut me servir comme maître d'hôtel, à moins que
je ne lui donne un frotteiir; il demande son compte et je
le lui règle. Au moment où je sors, le baron de Grandcour
m'arrête pour m'apprendre les nouvelles. 11 me dit que
deux régiments et demi de cavalerie sont passés à l'en-
nemi; les troupes sont partout en révolte, et l'armée de
La Fayette est dépourvue des choses les plus nécessaires :
les chevaux sont morts, les hommes malades et fatigués et
les officiers anxieux et mécontents. Je me rends ensuite à
l'ambassade d'Angleterre. On considère ici la France
comme à la dernière extrémilé; tout devra être terminé
dans quelques semaines. Mme de Montmorin exprime le
désir de voir l'armée de La Fayette complètement battue ;
elle croit cela nécessaire pour détruire les espérances des
révolutionnaires. Mme d'Albani me dit, entre autres
choses, que sa parente, Mme de Tarente, est heureuse de
mon retour. C'est la satisfaction ressentie de mon côté qui
indispose les autres contre moi ; du moins, telle est l'expli-
cation que j'en donne.
JOLRXAL DE GOLVERAELR MORRIS. 303
14 rnav^. — M. de Favernay déjeune avec moi. Il me
consulte sur la conduite à suivre, mais je me récuse. Il me
dit qu'il y a à Paris une foule d'ardents amis du roi qui
attendent un moment favorable pour agir. Je réponds qu'ils
feraient mieux de rester tranquilles, car le peuple s'oppo-
sera certainement aux mesures qu'ils prendront. Je vais
chez Mme de Tarente, qui a eu la folie déjouer à l'aristo-
crate dans sa section. Elle désire beaucoup savoir ce que
j'en pense, et je lui dis que je n'ai aucune idée à ce sujet.
Elle demande des conseils pour la reine; je réponds que,
dans ma situation actuelle, je ne puis en donner, mais
j'ajoute que, d'après moi, non seulement Leurs Majestés
devraient s'en tenir strictement à la Constitution, mais
qu'elles ne devraient pas permettre à n'importe qui d'en
rire en leur présence, et encore moins de blâmer les actes
des ministres. Je dîne au Louvre. Mme de Flahaut me
prend à part pour me dire, comme une heureuse nouvelle,
qu'elle vient d'apprendre de M. de Cicé, que les vieux
Jacobins consentent à une seconde Chambre. Je réponds
qu'il est trop tard, car ils ont perdu toute influence; la
querelle doit être vidée par les armes. Elle en est enfin
convaincue et en éprouve une grande peine.
Il est vrai que les deux régiments et demi de cavalerie
ont déserté, et M. de Favernay me dit que le régiment de
cavalerie auquel il est attaché a fait savoir à Coblentz qu'il
était prêt à rejoindre les déserteurs au premier signal. Il
parle d'un autre qui était dans l'affaire de Biron, et qui s'est
sauvé exprès. On dit tout bas que le corps sous les ordres de
Gouvion a reçu une leçon, et M. de Flahaut me raconte
qu'un commissaire est venu du département du Bas-Rhin
pour avertir le ministre qu'il se passe de telles scènes de
pillage et de désordre qu'il ne peut plus répondre des four-
nitures à livrer à l'armée.
15 mai. — Je vais chez M. Short. De chez lui, nous
804 JOLRXAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
nous rendons ensemble chez le ministre des Affaires étran-
gères, relativement à ma présentation. L'entrevue est très
courte. Je lui dis que j'ai une petite faveur à demander au
roi, celle de me recevoir sans épée, à cause de ma jambe
de bois. Il répond qu'il n'y aura aucune difficulté pour
cela, et il ajoute que je connais déjà le roi. Je réplique
que je n'ai jamais vu Sa Majesté qu'en public, et que je
n'ai jamais échangé uii mot avec lui, bien que quelques
journaux aient lait de moi l'un de ses ministres; je
suis persuadé qu'il ne me reconnaîtrait pas, s'il me voyait.
A cela il répond que, puisque j'en parle, il avoue que telle
est l'opinion générale. Je lui dis que je suis naturellement
franc et ouvert; je n'hésite donc pas à dire que, du temps
de l'Assemblée Constituante, j'ai essayé, comme simple
particulier et par affection pour ce pays-ci, d'amener dans
la Constitution certains changements qui me paraissaient
essentiels à son existence; je n'y réussis pas, et mainte-
nant que je suis un homme public, je considère comme
mon devoir de ne pas intervenir dans ces affaires. Je lui
demande quand il voudra bien me présenter ; il répond qu'il
me le fera savoir et qu'il pense que le plus tôt sera le mieux.
17 mai. — Visite à \\. de \Iouslier. Sa sœur, Mme de
Bréhaut, me dit qu'en lui retirant ses appointements, on l'a
réduit à 2,000 francs par an, ce qui Ta obligé à se défaire
de son train de maison. On assure que les troupes prus-
siennes avancent très lentement, et qu'elles ne seront pas à
Coblentz avant le l" juillet. M. de Moustier s'attend
à une coopération certaine de la Prusse et compte
160,000 hommes pour les armées réunies. Il ajoute que le
prince de Condé a un corps de 7,000 cavaliers qui sont
^excellents. Ce soir, j'ai une longue conversation avec M. de
Sainte-Croix ; il ne croit pas à un coup de main sur Paris
de la part des puissances étrangères, qui limiteront leurs
efforts à l'Alsace et à la Lorraine. Il calcule que les troupes
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 305
autrichiennes actuellement dans les Pays-Bas s'élèvent à
60,000 hommes, et qu'il y a environ 20,000 Prussiens
dans leur voisinage. Il fixe à 36,000 hommes le nombre
des troupes prussiennes en marche, et à 14,000 celles de
Hesse et de Brunswick. Il suppose qu'il y en a 20,000
dans le Brisgau, y compris celles qui s'y rendent, et le
contingent de l'Empire, qui devrait être de 50,000, n'est
que de 30,000. Il déclare donc qu'il y a une armée de
200,000 hommes, sans compter ni la seconde ligne des
troupes autrichiennes ni les émigrés français, qui s'élèvent
à au moins 20,000 hommes.
20 mai. — Je suis sans nouvelles de M. Dumouriez,
bien que je lui aie adressé hier une note, renfermant une
copie de mes lettres de créance, lui demander quand
je dois être présenté. J'examine mes chevaux, qui viennent
d'arriver d'Angleterre, puis je méprends chez M. de Mont-
morin, oîije dîne. Le comte de Goltz arrive; il doit partir
dans quelques jours avec M. Blumendorf, le chargé d'af-
faires impérial, et d'autres membres du corps diploma-
tique. Il affirme que toutes les troupes prussiennes seront
arrivées pour la mi-juin. Je me rends ensuite chez l'am-
bassadeur d'Angleterre. Nous apprenons que l'Assemblée
a décrété d'accusation le juge de paix, qui, dans l'exercice
de ses fonctions, avait cité quelques-uns de ses membres.
Aujourd'hui Roubit, le tailleur, m'apporte de la dentelle
pour livrée à examiner, et comme il est officier dans la
garde nationale, il parle politique. Il dit que la garde est
très montée. Il parle du ministère actuel comme d'un
ramassis de coquins et du club des Jacobins, comme
comprenant les plus abominables tyrans. L'ancien ré-
gime dont on se plaignait tant, n'a jamais, dit-il, jeté
une telle perturbation dans sa vie, mais le système actuel
rend toute société intolérable, soit en lui causant un mal
réel, soit par la crainte constante de maux à venir.
20
306 JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
28 mai. — L'Assemblée a décrété une séance perma-
nente; elle va, à ce que l'on croit, licencier la garde du
corps du roi et renverser la Constitulion, Je pense qu'elle
agit plus par crainte que d'après un plan ou des principes
réguliers. Les officiers de l'armée du Nord ont tous démis-
sionné, dit-on, et tout semble tombé dans la plus extrême
confusion. M. de Favernay ajoute que Luckner a écrit au
minisire de la guerre que le désordre et la privation des
choses les pins utiles sont tels dans sou armée, qu'il croit à
l'impossibilité de faire quelque chose.
\"juin. — M. Brémond et M. de Alonciel viennent me
voir ce matin et me disent que, pour montrer sa sincérité,
M. Dumouriez a lu au conseil un plan pour renverser les
Jacobins, mais qu'il ne put le faire adopter. 11 a promis
depuis lors de renvoyer Clavière et Servan. Ce dernier doit
être remplacé par un jacobin. On cherche un minisire des
Contributions, et l'on pense que M. de Semonville sera le
successeur de Dumouriez. Je conseille à \l. deMoncie! de
prendre celte place. Ils me feront savoir demain où ils en
sont. Ils doivent proposer de rétablir la garde du roi, selon
le plan que je leur ai donné. Les justices de paix auront à
s'occuper de la plainte de MM. de Monlmorin et Bertrand.
J'apprends ce soir que la garde du roi a été désarmée
aujourd'hui par ordre de Sa Majesté elle-ai ême.
^juiîi. — AI. Spardow déjeune avec moi et nous allons
ensemble au château des Tuileries. Je suis présenté au roi
qui, en recevant ma lettre de créance, dit : « C'est de la
part des Etals-Unis; » le ton de sa voix et son embarras
indiquent la froideur de ses sentiments. Je réponds : « Oui,
Sire, et ils m'ont chargé de témoigner à Votre Majesté leur
attachement pour elle et pour la nation française. » Je suis
ensuite présenté à la reine qui me montre son fils et dit :
a II n'est pas encore grand. >> Je réplique : « J'espère,
JOURNAL DE GOUVERMEUR MORRIS. 307
madame, qu'il sera bien graad et véritablement grand.
— Nous y travaillons, monsieur. » Je vais ensuite à la
messe. Il y a eu aujourd'hui une fête civique, en l'honneur
du maire d'Etampes, massacré par la foule en faisant son
devoir.
4 juin. — Je rends visite à M. Dumouriéz, chez qui je
dîne. La société est bruyante et mal composée; le dîner
est encore pire. Je m'entretiens avec M. Bonnecarrèreetlui
expose les raisons qu'il y a pour abroger les décrets sur
notre commerce. Il répond qu'il partage entièrement mon
opinion, mais l'on ne peut rien l;iire avant d'avoir introduit
une plus grande stabilité dans l'Assemblée. Je remarque
que Dumouriéz désire me parler. Je lui en fournis l'occa-
sion, et commence par lui remettre la lettre du Président
des États-Unis au roi sur son acceptation de la Constitution.
11 me dit être dans l'impossibilité de s'occuper des affaires
des Etats-Unis jusqu'à son retour des frontières. Ilajoute que
si les négociateurs ont fait en Angleterre des offres consi-
dérables depuis son entrée au ministère, ils n'y étaient pas
autorisés. Il est opposé à tous les traités autres que les
traités de commerce. Il pense que la Constitution ne court
actuellement aucun danger, qu'elle triomphera de tous les
obstacles et qu'elle s'améliorera. Je doute qu'il puisse croire
la moitié de ce qu'il dit.
iO Juin. — Je fais aujourd'hui mes visites au Corps
diplomatique et je vais à la Cour. Le roi a l'air moins
affligé. Je dîne et passe la soirée au Louvre. Je dis à Vicq
d'Azir que le roi et la reine doivent se persuader qu'ils
sont hors de danger. Il me demande si c'est mon opinion.
Je l'assure que oui, et que les troubles actuels ressemblent
à ces coruscations qui suivent une tempête.
14 Juin. — Je dîne aujourd'hui avec Dumouriéz. Il est
308 JOIRIVAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
plus à son aise que d'habitude, s'étant expliqué au roi et à
la reine et leur ayant donné des assurances de son attache-
ment; Mme de Flahaut l'a appris par Sainte-Foy. Je lui
parle de beaucoup de choses avec connaissance de cause ;
les autres membres du corps diplomatique ne peuvent
comprendre cela, et ils en sont surpris. A la Cour, je re-
marque que le roi et la reine sont moins gênés que d'ha-
bitude. Le changement de ministère s'est opéré très tran-
quillement, malgré le bruit du moment. M. de Montinorin
me dit que Dumouriez et Brissot ont eu une entrevue, et
qu'ils étaient sur le point de s'allier. En conséquence, les
décrets pour la levée de 20,000 hommes et pour la relé-
gation des prêtres allaient être sanctionnés, et M. de Cla-
vière devait être ramené au ministère. Le roi refusa de
sanctionner ces décrets odieux et inconstitutionnels, et
Dumouriez donna alors sa démission.
Il juin. — Ce matin, M. de Monciel vient me dire que
le parti Lameth avait insisté pour qu'il acceptât la place de
ministre de l'Intérieur. Je lui conseille de n'accepter que
les Affaires étrangères; il me quitte dans cette intention,
mais il me dit qu'on lui a offert l'Intérieur comme moyen
d'arriver à l'autre ministère. Je m'habille et je vais à la
Cour; nous y trouvons une liste des ministres sur laquelle
Monciel est indiqué pour l'Intérieur. L'Assemblée a reçu
et a renvoyé aux bureaux une pétition de la Société des
Jacobins tendant à la suspension du roi.
19 juin. — Je vais avec lord Gower au Jeu de la reine;
c'est le plus stupide des amusements pour tout le monde.
MmedeSlaëlqui m'a invité à souper n'est pas chez elle. Il
y a un malentendu, mais c'est fort heureux, car il me fournit
le prétexte de ne pas être exact une autre fois. Bréniond
me dit que Monciel a accepté. La lettre de M. de La Fayette
a été lue à l'Assemblée, et y a produit une certaine im près-
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 309
sion. Brémond m'informe que Monciel viendra me voir
demain matin de bonne lieure. Il a eu avec le roi une longue
conversation dontil est enchanté. Il doit y avoir demain une
sorte d'émeute au sujet d'un arbre de la liberté à planter
devant le château.
''10 juin. — Il y a un grand mouvement dans Paris et la
garde est passée en revue. Pendant que j'écris, le foule et
les gardes nationaux font des marches et des contre-marches
sous mes fenêtres. Je ne pense pas que l'on en vienne aux
coups. Je dîne avec le baron de Blum; après le dîner, nous
apprenons que la députation des faubourgs a forcé la faible
résistance de la garde, a rempli le château et grossièrement
insulté le roi et la reine. Sa Majesté s'est coiffée du bonnet
rouge, mais elle persiste dans son refus de sanctionner les
décrets. « Ce n'est ni la manière dont on devrait me le
demander, ni le moment de l'obtenir, j? répondit-il d'un
ton calme à la foule agitée des gens furieux qui l'entou-
raient presque au point de le suffoquer. Je passe la soirée
au Louvre. La Constitution a, je pense, rendu aujourd'hui
le dernier soupir,
21 juin. — M. de Monciel et M. Brémond viennent me
voir ce matin de bonne heure. Le premier me demande
mou avis sur Ja crise actuelle. Je recommande de suspendre
M. Pétion et de poursuivre les meneurs des désordres
d'hier. Il me quitte. Après le déjeuner, Brémond revient
me montrer une lettre du Comité de ravitaillement, d'où il
semblerait résulter que les ressources de Paris en viande de
boucherie seront bientôt considérablement réduites. Je me
rends à la Cour. M. Swanentrantaumomentoii je sortais me
dit que les gardes nationaux sont rendus furieux par les
événements d'hier. La conduite du roi a été parfaite. Ce
matin, un M. Sergent, membre de la municipalité, a reçu
des coups de pied et de poing de la garde nationale dans
3J0 JOl KXAL DE GOl VERXELR MORRIS.
la cour du château, à cause de l'indignilé de sa couduile
hier. M. Pélion est également accueilli par une bordée
d'injures. Le résultat de l'émeute n'est donc point celui
qu'en espéraient les auteurs. Je rends visite, après dîner, à
M. de Monlmorin. Il s'attribue le mérite de ce qui s'est déjà
lait et se fait actuellement, « car, dit-il, Dupont est venu
me voir, et en me quittant s'est rendu chez Monciel, 5? etc.
Or, Brémond m'a dit qu'il avait trouvé Dupont profon-
dément endormi, et qu'ill'avait fait lever pour aller chez
Monciel, après m'avoir quitté ce matin. Après dîner, nous
nous promenons dans le jardin avec lui, Malouet et Ber-
trand, tout en réfléchissant sur l'élat des choses. Pour les
mettre à l'épreuve, je leur indique les mesures qui met-
traient fin à tous les troubles, mais ces mesures sont dan-
gereuses. Quand nous entrons dans le cabinet de M. de
Montmorin, il se sent indisposé.
2^ juin. — Brémond vient me raconter ce matin sa con-
versation avec Servan, ex-ministre de la guerre, qui va
prendre le commandement dans le sud de la France. Il
s'attend à l'établissement d'une grande République, et
invite Brémond à diriger les Finances. Brémond espère
graduellement en approfondir les secrets. Je fais pour
Monciel le brouillon d'une réponse à l'Assemblée. Si elle
ne rougit pas de l'inconsislance de sa conduite, elle se
montrera dure pour les ministres. Je'vais à la Cour. Le
roi reçoit aujourd'hui une partie de la milice. Le dauphin
porte l'uniforme de la garde nationale.
25 juin. — Le roi a reçu de Picardie| des offres] de
secours. Je donne à Brémond quelques indicalions, et il
écrit sous ma dictée un [plan à soumettre [par le roi à
l'Assemblée; il ne finit qu'après minuit.
^6 juin. — Ce matin Brémond vient me dire que Mon-
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 311
ciel remettra aujourd'hui au roi la note préparée hier soir.
Mon tailleur, qui est capitaine dans la milice, assure que
les choses vont très mal; les opinions de la milice sont
très divisées. Je vais chez le ministre des Affaires étran-
gères, et l'entretiens de différentes choses que j'avais à lui
communiquer. Je dois faire des notes à ce sujet. Pendant
que je suis là iMonciel arrive, mais nous ne nous recon-
naissons pas.
2^ juin. — Monciel vient me dire que M. de La Fayette
est arrivé, et doit se rendre ce matin à l'Assemblée. Le
roi en recevant le projet préparé à son intention a dit qu'il
serait excellent, si l'on pouvait compter sur la garde natio-
nale. Je lui fais voir que la visite de fa Fayette ne peut
avoir aucun résultat, etqu'il devrait se hâter do faire venir les
Picards. Monciel pense que l'on peut se servir de La Fayette
pour faire sortir le roi de Paris, et il compte sur les Suisses.
Cette dernière partie du projet est la plus raisonnable. Je
m'habille pour me rendre à la Cour où j'apprends que la
réception du Corps diplomatique est renvoyée à demain.
Je dine chez l'ambassadeur d'Angleterre et j'y rencontre
Mme de Staël. Elle me raconte la réception de M. de
La Fayette et son adresse à l'Assemblée. Elle en est mécon-
tente, mais dit que c'est peut-être parce qu'elle aime trop
l'éloquence.
2djvin. — A la Cour, aujourd'hui, Mme Elisabeth et
la reine font allusion à la faute que j'ai commise hier en
me rendant à la Cour, alors que le Corps diplomatique
n'était pas reçu. Je dis à Sa Majesté que c'élait la faute de
la poste (c'est du moins ce que l'on m'a assuré); la
remarque de la reine semble dirigée contre lui et M. de la
Live. La Fayette me parle à la Cour sur le ton de notre
ancienne familiarité. Je lui dis que je serais heureux de
l'entretenir quelques minutes. Il répond qu'il quitte Paris
312 JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
ce soir, mais il me donne rendez-vous chez M. de Mont-
morin. Je lui explique qu'il devra retourner bientôt à son
armée, ou aller à Orléans, et se déterminer à combattre
pour une bonne constitution ou pour le chiffon de papier
qui en porte le nom ; dans six semaines il sera trop tard.
Il me demande ce que j'appelle une bonne constitu-
tion; est-ce une constitution aristocratique? Je réponds
affirmalivement, et je crois qu'il a assez vécu sous le
régime actuel pour voir qu'un jjouvernement populaire ne
vaut rien en France. 11 dit qu'il désirerait la Constitution
américaine, avec un pouvoir exéculithérédilaire. Je réponds
que dans ce cas le monarque serait trop puissant, et qu'il
devrait être contrôlé par un sénat héréditaire. Il réplique
qu'il a de la peine à céder sur ce point, et ici se termine
notre conversation. Je rentre chez moi et dicte à Drémond
de nouveaux conseils à faire donner au roi par Monciel.
L'important est d'obtenir une décision.
'^juillet. — Brémond et Monciel me disent que le roi n'a
ni plan, ni argent, ni moyens d'en avoir, et que la faction
Lameth en est aussi dépourvue que lui. Monciel ajoute qu'il
redoute de tomber dans les mains des constitutionnels. « J'ai
bien peur, dit Monciel, que les Français ne soient trop pour-
ris pour un gouvernement libre. » Je lui dis que l'on peut
néanmoins en faire l'expérience, et que le despotisme reste
encore comme dernière ressource. Brémond ne s'en va
qu'après minuit, et mon temps se perd inutilement.
6 juillet. — Brémond me rend compte de ce qui se
passe. Je lui donne l'idée d'un décret à faire adopter au
sujet des ministres plénipotentiaires étrangers. Je soupe
au Louvre. Danton a dit publiquement aujourd'hui, au sujet
les intrigues de la Cour, que l'on s'en débarrasserait le 14.
7 juillet. — Les différents partis de l'Assemblée sont
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 313
unis; on s'embrasse; tout n'est qu'amour et bienveillance.
C'est la peur des républicains qui en est cause. Je dîne
avec Al. de Monlmorin, et je fais ensuite une visite à lady
Sutherland au Louvre. Je vois Vicq d'Azir et lui dis que
j'avais préparé une lettre pour sa maîtresse, mais que je
ne l'enverrai pas. Il insiste, mais je refuse. Le roi
s'est rendu à l'Assemblée ; c'est une démarche que je
blâme.
8 juillet. — Brémond me dit ce matin que Monciel a
l'intention de démissionner. Il s'est opposé en plein con-
seil à ce qui s'est fait hier, et en a parlé en particulier au
roi et à la reine, mais sans résultat. Je me rends à la Cour.
La reine est de bonne humeur et très affable. Je ne suis
pourtant point satisfait de sa conduite.
^juillet . — Je passe la soirée chez Mme d'Albany.
L'ambassadeur de Venise, qui avait exprimé de grandes
espérances après la scène de réconciliation, est complè-
tement abattu aujourd'hui. Brissot a prononcé contre le
roi un discours enflammé. Tronchin est absolument
malade à cause de la Révolution.
1 1 juillet. — Tous les ministres ont démissionné. Bré-
mond me dit que c'est la faiblesse de Leurs Majestés qui a
fait partir le ministère. Je m'y attendais. Il ajoute que
Monciel a répondu avec énergie aux reproches qu'on lui
faisait. A propos de ces reproches, nous préparons pour
Monciel le canevas d'un discours destiné à frapper un coup
encore plus décisif, si Leurs Majestés revenaient à la charge.
Je crois qu'EUesmanquent de courage et que cela les empê-
chera toujours d'agir de façon vraiment royale.
L'intention actuelle du roi est d'assurer la liberté de la
France . Je doute qu'il soit suffisamment maître de son propre
parti pour y réussir; je ne sais s'il survivra à l'orage, qui
314 JOURNAL DE GOlVERNEl R MORRIS.
sera violent. L'ennemi extérieur plane au-dessus de sa
proie, et ne semble attendre que le moment qu'il s'est fixé
pour frapper. Chaque jour l'on voit de nouvelles adhésions
à la grande alliance. Le Palatinat s'est déclaré. La Hollande
semble sur le point de donner son adhésion, et des doutes
commencent à surgir sur l'Angleterre. Les forces que la
France peut opposer à ses nombreux assaillants ne dépassent
pas 180,000 hommes indisciplinés, dont quelques-uns
n'attendent que l'occasion de déserter. Contre elle sontréunis
250,000 hommes des meilleures troupes d'Europe, sous les
ordres du général le plus habile de cet hémisphère. L'on
n'avait pas l'intention de commencer avant la moisson,
pour pouvoir se procurer facilement des vivres. Je ne puis
dire si ce plan est changé en conséquence de ce qui va
probablement se produire ici. Je crois bien qu'il le sera.
J'apprends quele manifeste qui précédera l'attaque répudiera
la Constitution et réclamera pour le roi ce qu'il appelle ses
droits et pour le clergé ses possessions; celle ville sera
rendue res]!onsable de la famille royale; la garde nationale
sera regardée comme une armée de paysans se mêlanl de ce
qui ne les regarde pas, et par conséquent non protégés
parles lois de la guerre. Les monarques alliés doivent se
déclarer armés non contre la France, mais contre les
révoltés. On voit facilement que l'on fera dire tout ce que
l'on voudra à ces termes peu précis.
l^Jvillet. — Je vais à la Cour aujourd'hui j leurs
Majestés ont l'air un peu consternées. Brémond me dit que
Pellenc blâme Monciel de sa précipitation et dit que tout
peut s'arranger encore. Monciel doit avoir une entrevue
ce malin avec le roi et la reine. Je vais chez lady Sulherland
et je la trouve seule. Nous parlons de l'amour et de son
despotisme, jusqu'à ce qu'un vieillard vienne nous raconter
l'histoire de sa goutte. Je la laisse en celle compagnie,
l'abandonnant ainsi à la merci de son ennui.!
JOIRXAL DE GOIVERXEIR MORRIS. 315
\1 juillet. — AI. et Mme de Montmorin et Mme de
Beaumont, lord Gouer, et lady Sulherland, M. Huskisson,
secrélaire de lord Gower, l'ambassadeur de Venise et le
chargé d'affaires d'Espagne dînent avec moi. Dans la
soirée, M, de Montmorin m'emmène dans le jardin pour
me parler de la situation politique et me demander un
conseil. Je lui dis qu'à mon avis le roi devrait quitter Paris.
11 ne pense pas de même, car il nourrit mille espérances
vaines.
{^juillet. — Ce matin, M. Brémond ne vient pas, et
son ami Monciel a bel et bien quitté le ministère. Un mot
de chez Paul Jones m'apprend qu'il est mourant. Je m'y
rends et je rédige son testament pour lequel les Français
refusent de servir de témoins. J'envoie chercher un notaire,
et je le quitte entre quatre et cinq heures, le laissant aux
prises avec la mort. Je dîne en famille avec lord Gower
et lady Sutherland. Je vais au Louvre et j'emmène Mme de
Flahaut et \ icq d'Azir chez Jones, — mais il est mort etle
corps est encore chaud. Les gens de la maison me deman-
dent s'il faut apposer les scellés sur ses papiers. Je réponds
affirmativement.
10 juillet. — Ce matin, Brémond vient me dire qu'en
conséquence du mémoire qu'il avait rédigé sur mes indi-
cations et que Monciel a présenté au roi, une conversation
a eu lieu entre lui, M. de Montmorin et M. Bertrand.
Il me donne les grandes lignes du manifeste qui va paraître,
et voudrai! savoir quelles mesures le roi devrait prendre.
Il me dit que Mallet du Pan est envoyé par Bertrand comme
secrélaire du duc de Brunswick. J'ai une nombreuse société
à dîner.
lijuillet. — hes fédérés commencent à insulter l'Assem-
blée. Monciel viendra demain chez moi, à ce que me dit
316 JOIRXAL DE GOLVERNELR MORRIS.
Brémond. Je m'habille pour me rendre à la Cour. On parle
de nouveau de meurtres et d'assassinats dans le sud de la
France.
'^Ai juillet. — Monciel m'apporte de l'argent de la part
du roi (1), qui me fait dire en même temps que je lui ai
(1) L'argent que Monciel apporta à Morris était la propriété personnelle
du roi. On lira avec intérêt, à ce sujet, la lettre suivante écrite par Morris,
à Vienne, en décembre 1796, et adressée à t Son Altesse Royale, la Prin-
cesse de France i . Elle fait connaître en même temps le projet de fuite du
roi, préparé par le ministre plénipotentiaire des Etats-Unis. La lettre est
écrite en français.
« Son Altesse Royale recevra ci-jointe la copie du seul compte que les
circonstances aient permis de tenir. Il lui en faut une explication. M. M... qui
s'élait permis quelquefois de faire passer ses idées sur les affaires publiques
à Leurs Majestés, confia aux soins de M. le comte de Montmorin, lorsqu'il
s'agissait d'accepter l'acte fatal qu'on nommait la Constitution française, un
mémoire en nnglais, accompagné d'un projet de discours en français. Le
premier, qui était le plus essentiel, en ce qu'il devait servir de base à
l'autre, ne fut présenté au roi qu'après son acceptation. Sa Alajesté désirait
en avoir une traduction, et M. de Montmorin pria l'auteur de s'en charger.
Il le fit en effet, mais il l'envoya directement au roi, en s'excusant des
expressions qui devaient paraître trop fortes. Sa Majesté avait conçu des
idées semhiabics à celles énoncées dans le projet de discours, détaillées et
appuyées par le mémoire, et elle ne les abandonna qu'à regret; ainsi, elle
vit, dans la conduite de M. de Montmorin, une finesse qui altéra beaucoup
sa confiance. Sa position affreuse l'avait pourtant mise dans la nécessité de
se servir de personnes qui lui étaient à peine connues. Parmi ceux que les
circonstances avaient portés au ministère, se trouvait M. Terrier de Monciel,
un homme queM. M...avait connu pour être fidèle au roi, quoiqu'il eût des
liaisons à jnste titre suspectes. Il crut donc devoir dire à Sa Majesté qu'elle
pouvait s'y fier. Il en résulta qu'il fut chargé par elle de l'alfairc la plus
importante, c'est-à-dire d'aviser aux moyens de tirer le roi de sa périlleuse
situation. Il eut à cet effet des consultations fréquentes avec M. M... et
parmi les différents moyens qui se présentèrent, celui qui leur parut le plus
essentiel fut de faire sortir la famille royale de Paris. Les mesures
étaient si bien prises à cet effet que le succès en était presque immanquable,
mais le roi (pour des raisons qu'il est inutile de détailler ici) renonça au
projet le matin même fi\é pour son départ, alors que les gardes suisses
étaient déjà partis de Courbevoie pour couvrir sa retraite. Ses ministres,
qui se trouvaient gravement compromis, donnèrent tous leur démission. Le
moment était d'autant plus critique que Sa Majesté tenait déjà les preuves
de la conspiration tramée contre sa personne. Il ne lui restait alors qu'ua
JOIRXAL DE GOLVEUXELR MORRIS. 31T
toujours donné de bons conseils et qu'il a la plus grande
confiance en moi. Nous examinons la conduite à tenir en
cas de suspension. Monciel dîne avec moi et nous allons
ensuite chez Bertrand que nous ramenons à nos vues.
I'^ juillet. — J'ai aujourd'hui plusieurs visites, entre
autres celle de M. Francis, qui vient d'arriver par Valen-
seul moyen. Il fallait remporler la victoire dans le combat qu'on allait lui
livrer aussitôt que les conspirateurs se trouveraient en force. M. de Monciel,
après avoir eu une explication avec Leurs Majestés, consentit à les servir
encore, quoiqu'il ne fiît plus au ministère. On s'occupa de lever à la hâte
une espèce d'armée royale, cliose extrêmement délicate, et qui ne pouvait
que compromettre ceux qui s'en étaient mêlés, si les ennemis du roi avaient
le dessus. M. de Monciel associa à ses travaux M. Brémond, nn homme
courajïeux, zélé, fidèle, mais emporté, bavard et imprudent. Cette dernière
qualité était presque essentielle, puisque la situation de la famille royale
éloignait ceux dont le zèle pouvait être refroidi par les dangers. Vers la fin
du mois de juillet. Sa Majesté fit remercier M. M... des conseils qu'il lui
avait donnés, et lui témoigna son regret de ne les avoir pas suivi.s, enfin le
pria de surveiller ce qu'on faisait pour son service et de devenir dépositaire
de ses papiers et de son argent. Il répondit que Sa Majesté pouvait toujours
compter sur tous ses efforts, que sa maison ne lui paraissait pas plus sûre
que le palais des Tuileries, puisqu'il était en butte depuis longtemps à la
haine des conspirateurs, qu'ainsi ni les papiers ni l'argent du roi ne seraient
en sûreté chez lui. Mais comme cet argent ne portait aucune marque de
propriété, il consentirait, si Sa Majesté ne pouvait pas trouver une autre
personne, à en devenir le dépositaire et à en faire l'emploi qu'elle voudrait
bien lui indiquer. En conséijuence du consentement ainsi donné, M. de
Monciel lui apporta, le 22 juillet, 547,000 livres dont 539,005 livres
étaient déjà, le 2 août, eu train d'être employées conformément aux or-
dres du roi. La somme de 419,750 livres, payée le 2 août, devait être con-
vertie par Brémond en louis d'or. Il en acheta effectivement 5,000 et les
mit en bourses de 20 louis, car il s'agissait d'en faire la distribution à des
personnes qui devaient se transporter avec des affidés aux endroits qui leur
seraient indiqués et s'y battre sous leurs chefs. Et pour rendre ces contre-
conspirateurs encore plus utiles, il s'agissait de prendre par préférence des
Marseillais et autres agents des conspirateurs. Aussi, afin que le roi ne fût
pas trompé, il était convenu que le payement ne se ferait que lorsque les
services auraient été rendus. En attendant, les 5,000 louis restèrent chez
M. M... Les événements du 10 août sont trop connus pour qu'on puisse se
permettre d'en faire le pénible récit. Ce jour-là, M. de Monciel apporta
200,000 livres, en se réfugiant avec sa famille chez M. M..., ainsi que
plusieurs autres personnes. Après quelques jours, il se trouva dans la
3i8 JOLUXAL DE GOIVERXELR MORRIS.
ciennes. Il dit que la situation est des plus mauvaises ; les
Autrichiens parlent avec la plus grande confiance de passer
l'hiver à Paris; les Français semblent complètement décou-
ragés. Je reste un instant au Louvre. J'y trouve M. de
Schomberg, et l'évèque d'Autun me suit de près. Je le ren-
contre dans l'escalier, et il m'exprime poliment son mal-
heur de toujours venir quand je m'en vais. Il aura souvent
ce malheur. Peu après deux heures, arrivent M. de Alon-
ciel, puis M. Bertrand de Molleville. Je leur lis les mémoires
écrits pour le roi au moment où il accepta la Constitution.
Nous dînons, et après le dîner, je donne lecture d'un pro-
jet de constitution; nous discutons ensuite les mesures
que le roi va prendre. M. Bertrand est un fanatique
de l'ancien régime, mais nous le faisons un peu démor-
dre de son opinion, à laquelle je pense qu'il reviendra.
Il doit préparer demain le brouillon de la lettre qui
nécessité de se cacher. Brémoud l'avait déjà fait quelque part ailleurs, et
Mme de Monciel futcharjjée de faire les démarches nécessaires pour sauver
les personnes qui étaient compronaises, et qui pouvaient d'autant plus com-
promettre le roi qu'elles étaient connues et que leurs opérations étaient
fortement soupçonnées.
t D'Anjjremont fut pris et sacriGé, mais il eut le courage de se taire. A
force d'argent, on trouva moyen de faire évader les uns et cacher les autres.
Sur ces enlrefaites, Brémond envoya une personne, qu'il avait iniiiée au
secret, chercher les 5,000 louis, qui lui furent payés, d'abord parce qu'il
ne fallait pas donner occasion à un homme du caractère de Brémond de
dire ou de faire des folies, mais principalement parce qu'on croyait que, de
concert avec M. de Monciel, il allait employer cette somme à quelque service
essentiel, mais il n'y avait aucun projet de cette espèce. .\i\ contraire,
Brémond, avec une légèreté inconcevable, avait trahi un secret important,
afin de mettre une assez forte somme entre des mains d'où, jusqu'à présent,
on n'a pu en tirer un sou. Lorsque le duc de Brunswick fut entré en France,
M. .\I... persuadé que s'il arrivaitjusqu'à Paris, les assignats ne seraient que
d'une mince valeur, et sachant d'ailleurs les projets extravagants de ceux
qui régentaient la France, fit la remise, en Angleterre, de lOi-,800 livres,
valant alors 2,518 livres sterling, afin de mettre cette somme à l'abri des
événements. Il en fit payera peu près le quart (600 livres sterling) à M. de
Monciel, qui se trouvait alors à Londres, et négocia des traites pour le reste,
afin de faire face à une demande que lui faisait Mme de Monciel. Enfin, il
resta la somme de 6,715 livres qu'il conserva toujours à sa disposition jusqu'à
JOUR\[AL DE GOUVERXKUR MORRIS. 319
accompagnera le manifeste. Monciel sera avec lui, ce
qui est bien.
2Q juillet. — Je dîne au Louvre. Mme de Fiahaut parle
d'une conspiration contre la vie du roi, mais ne veut pas dire
de qui elle tient ses renseignements. Je lui parle d'un ton
sérieux, presque de blàuie. Je rentre chez moi à six
heures; j'y rencontre Monciel qui me dit que Bertrand de
Molleville a commencé son ouvrage en parlant des cahierSy
ce qui est bien inutile. Il doit voir le roi à onze heures pour
lui donner le résultat des mesures que j'ai proposées et que
nous avons discutées.
11 juillet. — Brémond et Monciel travaillent avec moi
toute la matinée à préparer des mémoires pour le roi.
29 juillet. — Nous avons fini hier le brouillon d'une
ce qu'il eût eafin !a satisfaction d'apprendre que tous ceux dont les aveux
auraient pu être employés par les ennemis du roi pour motiver leur inculpation,
étaie:it en lieu de sùrelé. Il est vrai que ces accusations étaient fausses et ca-
lomnieuses, puisque le roi n'avait eu d'autre objet que celui de se défendre.
Mais le succès était pour eux, et les conspirateurs n'auraient pasmanquéde
faire valoir les faits ci-dessus énoncés. L'appoint de 6,715 livres a subi le sort
des assignats et a perdu de sa valeur, mais on peut estimer le change à
raison de...; et c'est cette somme que M. AI... aura l'honneur de payer à
la personne que Son Altesse Royale voudra bien avoir la bonté de lui dési-
gner. Au moment de la remise, le change était de 17 et demi. Il était parti
de Londres pour aller en Suisse y travailler à la rentrée des 5,000 louis,
pour venir les verser entre les mains de Son Altesse Royale. Mais les cir-
constances lui bouchèrent le chemin de la Suisse. II est donc venu à Vienne,
n'y ayant d'autre objet que de communiquer les faits ci-dessus mentionnés.
Il voit avec regret, non seulement que les démarches fiiites pour larestitu-
tion ont été jusqu'à présent infructueuses, mais aussi qu'on commence à
manifester, à ce sujet, des prétentions extraordinaires. Le récit minutieux
en serait trop volumineux; d'ailleurs, le résumé d'une partie de ce que
Al. AI... désirait dire i la princesse ae trouve écrit ci-dessus, et son bon
esprit en devinera le reste. Elle apprendra facilement combien il est essen-
tiel de tenir secrets, autant que possible, des faits qui regardent de si près le
meilleur et le plus malheureux des rois. Il supplie Son Altesse Royale
d'agréer l'hommage de son inviolable attachement, »
320 JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
lettre du roi à l'Assemblée; nous y ajoutons aujourd'hui un
post-scriptum. Bréraond me dit qu'il acceptera la place de
ministre des Affaires étrangères.
ZO juillet. — AI. de Monciel est venu me dire aujour-
d'hui qu'il a remis la lettre au roi, ainsi qu'une autre de
M. Bertrand de Molleville, sur laquelle il a fait quelques
observations. Je vais le soir chez Mme d'Albany. En arri-
vant chez elle, je trouve tout le monde terrifié par une rixe
au cours de laquelle les Marseillais ont tué un ou deux
gardes nationaux. Paris est très excité, mais je ne crois
pas qu'il se passe rien ce soir.
Z\ juillet. — Ce matin, M. de Monciel et M. Brémond
sont venus me raconter les événements d'hier et ceux d'au-
jourd'hui. Brémond est furieux, et après son départ nous
convenons de ne lui laisser commettre aucune des hor-
reurs auxquelles son indignation pourrait le pousser. Le
soir_, je revois Monciel, et il me donne les gazettes d'hier.
Nous convenons de ce qu'il y a à faire, et du message à
envoyer par M. Bureaux de Pusy à M. de La Fayette.
2 août. — Ce matin, M. de Monciel vient me dire qu'on
essaie de l'envoyer à Orléans. Nous convenons de convertir
les assignats du roi en espèces. Je me rends à la Cour, puis
je fais une visite au ministre de la marine, qui est sorti,
malgré sa promesse de se trouver chez lui. Sainte-Croix
est nommé ministre des Affaires étrangères.
3 août. — Monciel dîne avec moi et nous préparons une
proclamation aux Marseillais. Je me plains de la nomination
de Bonnecarrère à Philadelphie, et je promets d'en parler
au roi. Je me rends au Louvre après le dîner. Mme de
Fiahaut me dit que le roi a proposé celte ambassade pour
se débarrasser de Bonnecarrère j Sainte-Croix ayant objecté
JOl UXAL DE GOrVERNElR MORRIS. 321
qu'il ne serait pas agréé, Sa Majesté répliqua : « Tant
mieux Débarrassons-nous seulement de lui.»
4 août. — M. Brémond m'apporte ce matin 5,000 louis
d'or qu'il a achetés. Il doit en donner 1,000 pour acheter
la correspondance des Jacobins. \I. de Monciel vient, et
nous terminons une leltre soi-disant écrite par le roi au
président de la section du faubourg Saint-Marceau, au sujet
de la rivière de la Bicvre ; nous supposons qu'elle devra
gagner ce faubourg à la cause de Sa Majesté. Monciel me
dit que le roi et la reine sont consternés et terrifiés. Je dîne
chez l'ambassadeur d'Angleterre. Nous allons après le
dîner jusqu'au Champ de Mars, où nous voyons quelques va-
gabonds signer la pétition pour la déchéance. Je passe chez
M. de Monlmorin ; j'y trouve une famille profondément
affligée. \ mon retour, je rencontre lady Sulherland à ma
porte. Elle vient pour obtenir une entrevue entre le cheva-
lier de Coigny et moi. Je réponds que je serai chez moi s'il
veut venir demain. Il désire transmettre directement mes
idées à la reine, sans passer par l'intermédiaire de M. de
Montmorin. Tout le monde s'attend à être massacré ce soir
au château. Le temps est très chaud.
5 août. — Je vais à la Cour ce matin. Rien de remar-
quable, sinon que personne ne s'est couché dans l'attente
d'être assassiné. Je reviens chez moi pour voir M. de Sainte-
Croix. Il arrive en retard et me met au courant de ses pro-
jets. M. Constable dîne avec moi et M. Livingstone que
j'ai pris comme secrétaire particulier. Après le dîner, je
fais une visite à lady Sutherland, et je m'entretiens quelque
temps avec lord Gower. Il fait encore très chaud.
6 août. — M. de Monciel vient m'exposer la situation.
M. et Mme de Flahaut dînent avec moi. L'évêque d'Autun
et M. de Beaumetz sont parmi les convives. Il continue à
21
322 JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
faire très chaud. J'ai une longue conversation avec le che-
valier de Coigny sur l'état des affaires. Monciel vient aussi,
et médit que le roi n'a pas voulu entendre parler de mettre
Sainte-Croix dans le secret. L'esprit pubUc est bien meil-
leur qu'il n'était et s'améliorera encore. X^ous préparons
une pétition pour les Marseillais, afin d'amener le roi à se
déclarer. M. de Coigny plaidera la même cause auprès de
la reine.
8 août. — Aujourd'hui, mercredi malin, Monciel me dit
que tout va bien. Le roi aussi semble être dans les dispo-
sitions convenables, ce qui est à souhaiter. Je dîne avec
Mme de Staël, et, après le dîner, comme les messieurs dé-
sirent boire, j'envoie chercher du vin, et je les quitte com-
plètement ivres. Je vais au Louvre et j'emmène Mme de
Flahaut faire une promenade achevai. Après l'avoir recon-
duite chez elle, je me rends chez lady Sutherland, à qui je
fais une assez longue visite. Elle ira demain à la Cour. Il
fait encore très chaud.
9 août. — Paris est très agité ce matin. AL de Monciel
vient m'apporter de l'argent. Je m'habille et me rends à la
Cour.
10 août. — Ce matin, M. de Monciel vient me voir, et ce
qu'il meraconte me rend la tranquillité; mais peu de temps
après son départ, le canon commence à parler, et la fusil-
lade qui s'y mêle annonce que la journée sera chaude. Le
château, défendu par les seuls Suisses, est emporté, et les
Suisses sont massacrés, partout où on les trouve. Le roi et
la reine sont à l'Assemblée nationale, qui a décrété la sus-
pension du pouvoir royal. Aime de Flahaut nous envoie son
fils, et vient ensuite elle-même chercher un refuge. J'ai du
monde à dîner, mais beaucoup des invités ne viennent pas.
AL Huskisson, secrétaire de l'ambassade d'Angleterre,
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 323
arrive dans la soirée. Ses nouvelles sont bien tristes. Il con-
tinue à faire très chaud, ou, pour mieux dire, brûlant.
11 août, — Une nuit blanche m'empêche d'être à mon
aise toute la journée. Le roi et la reine restent à l'Assem-
blée, qui obéit de plus en plus aux ordres des tribunes.
Nous sommes tranquilles ici. Tout se ressent du change-
ment de gouvernement. Il continue à faire très chaud,
M. de Saint-Pardou vient dans la soirée et semble rongé de
chagrin. Je lui demande de faire savoir à la famille royale,
au cas 011 il la verrait, que des secours vont lui arriver.
12 août. — Ce matin, M. de Monciel vient avec sa femme
avant que je ne sois levé. Je suis très occapô toute la jour-
née, et je tombe de fatigue le soir. J'ai été chez lady
Sutherland qui est un peu abattue. L'ambassadeur de Venise
était sorti ainsi queMmed'AIbany. Elle arrive avec le comte
Alfieri vers trois heures. Elle est profondément émue et
affligée. Le temps est encore très chaud et lourd. Ainsi des
perches qui étaient vivantes ce matin à dix heures sont
gâtées au moment de dîner. Je n'ai jamais vu de décompo-
sition aussi rapide.
13 août. — Quatre personnes, dont un Français natu-
ralisé, viennent chercher des passeports. M. Amaury vient
dans le même but, et M. Mounlflorence en demande un pour
Mme Blagden. Mme d'Albany dîne avec moi et me demande
de lui procurer un passeport de l'ambassade d'Angleterre.
Je m'y rends après le dîner, et, comme je m'y attendais,
on me le refuse. Il fait un peu plus frais ce soir, parce qu'il
a plu.
lAiaoât. — J'écris toute la matinée, maisje suis fréquem-
ment dérangé. Parmi ceux qui viennent me voir, M. Fran-
cis me fait un terrible récit de ce qu'il a vu le 10, et dit
32i JOl RNAL DE GOUVERNEUR MORRIS.
qu'il n'osera pas le] répéter en |Amérique. Le général
Duporlail vient me voir. Il voudrait s'en aller, si les choses
deviennent encore pires,
17 août. — Aujourd'hui j'emmène ma triste amie,
Mme de Flahaut, faire une promenade au Bois de Bou-
logne, où nous restons jusqu'à ce qu'elle soit fatiguée. J'ai
des Américains à dîner. Après le dîner, je fais une visite à
lady Sulherland, et après que son monde est parti, nous
prenons le thé. Il pleut ce soir et il fait un peu plus frais.
M. de Sainte-Foy qui est venu ce matin dit que le roi, la
reine et la famille royale sont traités de la façon la plus
honteuse. Il donne de pénibles détails. Lord Gower est
prudent à l'extrême. Plusieurs membres du corps diplo-
matique s'en vont. Le temps s'est rafraîchi.
19 août. — Ce matin, j'emmène Mme de Flahaut voir sa
belle-sœur à Versailles. J'ai des difficultés au sujet d'un
passeport et je me rends près de la municipalité de Ver-
sailles, qui est très polie.
20 août. — Je fais une visite l'après-midi à lady Sulher-
land. L'ambassadeur a reçu l'ordre de rentrer eu Angle-
terre; à la fin de la dépêche sont des menaces au cas où le
roi et sa famille seraient insultés, « parce que cela exciterait
l'indignation de toute l'Europe. ->■> Cette dépêche signifie
simplement en bon français que la cour d'Angleterre est
irritée de ce qui est déjà fjiit, et qu'elle fera immédiatement
la guerre, si la façon dont est traité le roi autorise ou justifie
les mesures extrêmes.
21 août. — On ramène quelques Anglais qui étaient en
route. Je fais ma visite d'adieu à lady Sutherland. Elle
n'a pas encore pu avoir ses passeports. L'ambassadeur
de Venise a été rauiené et traité de la façon la plus indigne;
ses papiers mêmes ont été examinés, à ce qu'il dit lui-même.
JOURXAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 325
Ceci est fort, et je me pose la question de savoir si je ne
devrais pas exprimer mon mécontentement en quittant le
pays. J'ai du monde à dîner et le soir je vais souper chez
lady Sulherland. Elle ne peut obtenir ses passeports et
l'ambassadeur est dans une rage folle. Il a brûlé ses pa-
piers, ce que je neveux pas faire. On me donne clairement
à entendre que l'honneur m'oblige à quitter le pays. Le
temps est agréable et je suis très gai, ce que Sutherland
supporte avec peine.
22 août. — Nouvelle visite aujourd'hui à lady Sulher-
land. Elle a reçu de AI. Lebrun une lettre polie et elle
espère obtenir les passeports rapidement. Son mari est
tellement prudent, que si ce n'est pas de la timidité comme
on l'en accuse, c'est du moins quelque chose de très appro-
chant.
23 août. — M. Henchman, de Boston, vient me voir.
Il dit que les rapports transmis en Angleterre sur ce qui se
passe ici y ont causé de telles alarmes qu'il n'a pas osé
apporter les dépêches dont M. Pinckney voulait le charger.
Il a cependant été traité avec égards tout le long de la route.
Il ajoute que la décision que j'ai adoptée pour ma conduite
est bonne, et que si je quittais la France sans motif légi-
time, cela causerait une impression des plus pénibles en
Amérique. Je dîne chez l'ambassadeur d'Angleterre , et
après le dîner l'ambassadeur de Venise arrive avec AI. Tron-
chin. Ce dernier dit que l'Assemblée a permis au corps
diplomatique de partir, mais non aux particuliers. Je ris
un peu trop des malheurs du baron Gtaudcour, et lord
Gower se fâche sans raison avec lord Stair. Je suis très
peiné du départ de lady Sutherland, et elle est convaincue
que je le suis. J'ai beaucoup de monde à dîner. M. Richard
vient me dire que M. de La Porte est en route pour le lieu
où il sera exécuté.
326 JOURNAL DE GOUVERXEIR MORRIS.
25 août. — Une autre personne est décapitée ce soir
pour le crime de lèse-nation. Elle a publié un journal
contre les Jacobins. Cette sentence est tout au moins sévère.
Je fais une visite à lady Sulherland. On termine hâtivement
chez elle les préparatifs de départ. Peu de monde à dîner ;
je lui dis adieu — pour longtemps, peut-être. Le bruit
court que l'ancien évêque de Châlons a reçu une lettre
du duc de Brunswick, lui mandant de faire savoir s'il dé-
sire que le palais épiscopal, etc., soit respecté. L'ennemi
espère être ici bientôt. Si Verdun se rend, comme l'a
fait Longwy, les troupes étrangères seront vite à Paris. Il
fait encore très chaud, avec un peu de pluie. Je trouve
chez moi des visiteurs qui s'attardent. L'un d'eux, Sainte-
Croix, vient me demander asile, après que je suis couché.
La municipalité est à ses trousses.
28 août. — Je passe toute la journée chez moi à écrire.
L'on dit que les deux villes de Verdun et de Metz sont
prises; que Tarmée prussienne est à Sainte-Menehould, et
que tous les courriers apportant les nouvelles sont empri-
sonnés. Je pense que cela est bien inutile, car la prise des
villes ne peut rester secrète. Nous serons bientôt mieux
informés.
29 août. — Je me rends ce matin chez M. Lebrun. Le
ministre des contributions, M. Clavière, et M. Monge,
minisire de la marine, me rencontrent à l'Hôtel des Affaires
étrangères. Ils voudraient que je rassemblasse 400,000 dol-
lars en Amérique, et ils s'en serviraient à Saint-Domingue.
Je leur donne plusieurs raisons qui me mettent dans l'im-
possibilité de le faire, et je leur dis, entre autres, que je ne
suis pas autorisé à traiter avec eux; je ne puis le faire
qu'avec l'ancien gouvernement ; si je faisais ce qu'ils me
demandent, je serais probablement blâmé pour avoir outre-
passé mes instructions; il y avait, du reste, encore un autre
JOURNAL DE GOUVERXEUR MORRIS. 3ÎT
point digne de fixer leur attention, c'est que tout arrange-
ment fait par moi avec eux serait entaché de nullité,
puisque je n'avais pas le pouvoir de traiter avec le gouver-
nement actuel. M. Clavière prétend que la conduite des
Etats-Unis envers le gouvernement actuel différerait certai-
nement de celle des monarques européens, et me demande
péreujptoirement si je veux, ou non, signer le contrat.
Son langage et ses manières étaient naturellement de
nature à produire chez moi une certaine indignation, et
bien que disposé à pardonner beaucoup à un homme que
sa vie d'agioteur n'avait pas beaucoup préparé à un poste
oii la délicatesse des manières et des expressions est
presque essentielle, je ne pouvais personnellement me sou-
mettre à une insulte faite au pays que je- représente. Je
répondis donc que je ne comprenais pas ce qu'il voulait dire.
Ma figure, je crois, exprima ce que je ne disais pas; il fut
amené à dire, en guise d'explication, qu'il était nécessaire
au gouvernement d'avoir un engagement positif, car autre-
ment il faudrait assurer le service par d'autres moyens,
et il exprima de nouveau sa conviction que les Etats-Unis
reconnaîtraient le nouveau gouvernement. Je répondis qu'il
n'était pas convenable que moi, un serviteur, je prétendisse
décider quelle serait l'opinion de mes maîtres, que j'atten-
drais leur ordres pour m'y conformer quand je les aurais
reçus, et qu'il m'était impossible de prendre sur moi de pré-
juger des questions d'une telle importance. J'ajoutai que
j'écrirais pour recommander chaudement l'affaire aux mi-
nistres des Etats-Unis. Mais ce n'est pas ce qu'ils voulaient.
Clavière est très fâché. J'ai du monde à dîner. L'ambassadeur
de Hollande me dit qu'il a reçu ses ordres et qu'il demandera
ses passeports demain. Le soir arrivent chez moi un cer-
tain nombre de personnes avec un ordre de rechercher les
armes que l'on prétend y savoir cachées. Je leur dis qu'ils
ne feront pas de recherches, qu'il n'y a pas d'armes, et que,
même y en eùt-il, ils n'y toucheraient pas. Je réclame
328 JOURNAL DE GOIVERNEUR MORRIS.
rcmprisonnement de celui qui leur a donné cette nouvelle,
pour que je puisse le faire chàlier. Je suis obligé d'être très
ferme et enfin je m'en débarrasse. La scène se termine par
des excuses de leur part. Aussitôt après leur départ, arrive
M. de Sainte-Croix. 11 a de la chance. 11 était cache, mais
l'ordre de fouiller toutes les maisons le ramène ici. Nous
aurons, paraît-il, une nouvelle visite ce soir.
30 août. — Les aristocrates répandent le bruit que les
troupes du duc de Brunswick font des incursions jusqu*à
Châlons; que l'armée de Luckner est entourée et que Ver-
dun est pris. Saiute-Foy vient dans la soirée et me dit que
le bombardement de Verdun a été entendu dans le voisi-
nage. Saint-Pardou ajoute que six mille hommes ont l'ordre
de partir samedi prochain pour une expédition secrète, et
il craint que ce ne soit pour enlever la famille royale. Le
commissaire de section est venu me voir ce matin et s'est
très bien conduit. Le temps est agréable. J'apprends que
de nombreuses arrestations ont eu lieu la nuit dernière.
L'on a perquisitionné dans toute la ville pour chercher des
armes, et des gens aussi, je suppose. Ces recherches conti-
nuent. Le commissaire qui est venu me voir aujourd'hui a
fait de nombreuses excuses et a pris note de ma réponse,
si bien que nous nous quittons en excellents termes.
31 août. — Juste avant le dîner, je reçois une lettre
injurieuse du ministre des Affaires étrangères. Le soir,
l'évêque d'Autun me dit qu'elle est écrite par Brissot, et
que son but est de me forcer à reconnaître le nouveau
gouvernement. Il me presse de quitter la France parce
que tout le reste du Corps diplomatique s'en va, et qu'en
restant, je m'exposerai à toute la malveillance insidieuse
des méchants. Il me raconte une scène qui s'est passée en
sa présence, et qui est à la fois horrible et ridicule. Il
ajoute que les gouvernants sont déjà divisés, et me fait
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 329
part des desseins de ceux qui , par le cours naturel des choses,
doivent devenir les plus forts. Je lui donne les raisons qui
me font croire qu'ils poursuivent une chose impossible,
1" septembre. — J'emploie la plus grande partie de la
malince à rédiger ma réponse à la lettre de M. Lebrun et
8 la recopier. Le soir, je Ja lis, ou plutôt je la montre, à
l'évêque d'Autun, qui l'approuve fort et fiiit remarquer que
la letlre est à la fois absurde et impertinente. J'avais
envoyé chercher Swan pour lui dire que son ami Brissot
avait dépassé son but et qu'il me forcerait à quitter le pays.
Il répond qu'il regretterait beaucoup mon départ, car dans
quelques jours le gouvernement actuel sera renversé. Je
crois bien qu'il se trompe, du moins quant à l'époque, et
qu'il pourra y avoir une foule de ministères renversés avant
d'avoir un gouvernement stable.
2 septembre. — Je sors ce matin pour mes affaires.
Mme de Flahaut saisit cette occasion de rendre visite à ses
amies, A notre retour, nous entendons parler d'une pro-
clamation ou plutôt nous la voyons. Mme de Flahant s'in-
forme et apprend que l'ennemi est aux portes de Paris, ce
qui ne peut être vrai. Elle se trouve mal, par crainte sur le
sort de se? amis. Je remarque que celte proclamation répand
la terreur et le désespoir parmi le peuple. On annonce ce
matin le massacre des prêtres qui avaient été enfermés aux
Carmes. On se rend ensuite à l'Abbaye pour y massacrer
les prisonniers. C'est horrible.
3 septembre. — Le massacre continue toute la journée.
On me dit qu'il y a environ huit cents hommes occupés à
cette besogne. Le ministre de Parme et l'ambassadrice de
Suède ont été arrêtés au moment de leur départ.
4 septembre. — Les massacres continuent toujours.
330 JOURIVAL DE GOLVERXEIR MORRIS,
Les prisonniers à Bicêtre se défendent, et les assaillants
cherchent à les étouffer et à les noyer. Un certain M. Ber-
trand, de la cavalerie, vient chez moi. Mme deFlahautl'avait
envoyé chercher pour le récompenser de la bonté qu'il
avait montrée en sauvant son mari. 11 m'apprend que
Paris n'attend que le moment de se rendre. Ce qu'il ne
me dit pas, mais je le comprends à de clairs sous-entendus,
c'est que la cavalerie a l'intention de se joindre aux enva-
hisseurs. Plusieurs étrangers viennent me voir et se plai-
gnent de ne pouvoir obtenir de passeports. L'on dit que
dès que les prisonniers seront détruits, ceux qui s'occupent
actuellement de les massacrer s'attaqueront aux bouti-
quiers. L'Assemblée a reçu la nouvelle officielle de la prise
de Verdun, et, dit-on, de Stenay. Le temps s'est beaucoup
rafraîchi; cet après-midi et ce soir, la pluie est très forte.
5 septembre. — AL P... me dit que le ministère et les
comités secrets sont dans l'effroi. Verdun, Slenay et Cler-
mont sont pris. La campagne se soumet et se joint à
l'ennemi. Le parti de Robespierre a juré la destruction de
Brissot. L'évêque d'Autun a vu un membre de la commis-
sion extraordinaire, c'est-à-dire du comité secret, qui lui
a dit que le danger est extrême. L'on m'assure que l'un
des principaux Jacobins avait exprimé ses craintes, ou plu-
tôt son désespoir, non pas tant à cause de la force des
ennemis qu'à cause des divisions intestines du pays.
6 septembre. — Rien de nouveau aujourd'hui. Les
assassinats continuent et les magistrats jurent de protéger
les personnes et les propriétés. Le temps est agréable.
7 septembre. — Les nouvelles de l'armée sont assez
encourageantes pour le nouveau gouvernement. L'évêque
d'Autun me dit qu'il espère avoir son passeport, et m'en-
gage fortement à m'en procurer un et à quitter Paris. Il se
JOURNAL DE GOUVERNEUR MORRIS. 331
dit persuadé que ceux qui détiennent actuellement le pou-
voir ont l'intention de quitter Paris et d'enlever le roi, et
qu'ils se proposent de détruire la ville avant leur départ.
J'apprends que la Commune a fermé les barrières, parce
que l'on soupçonne que l'Assemblée est disposée à se
sauver. Le temps est très agréable.
8 septembre. — L'évéque d'Autun a eu son passeport.
Il ne croit pas que le duc de Brunswick puisse atteindre
Paris, et il me conseille beaucoup de partir. J'ai pourtant
reçu du ministre des excuses indirectes pour sa lettre
impertinente ; c'est pourquoi je resterai. Le temps est très
agréable. AI. Constable a eu son passeport, mais il me dit
que M. Phyn éprouve de grandes difficultés. Lord Wycombe
vient me voir ce matin, et Chaumont vient dans l'après-
midi pour prendre congé.
10 septembre. — Hier on a tué des prisonniers à Ver-
sailles. Le nombre de soldats à opposer aux armées alliées
semble actuellement laisser autant à désirer que la disci-
pline et les cadres. Lord Wycombe dîne avec moi; il
espère que le sort de la France guérira les autres nations
de la rage révolutionnaire.
11 septembre. — Rien de nouveau aujourd'hui, sinon
que le camp de Maulde a été levé, après l'envoi d'un déta-
chement à Dumouriez. Les troupes se sont retirées à
Valenciennes. La frontière du Nord est ouverte. Thionville
est assiégé, et peut-être aussi Metz. Les prêtres réfractaires
sont massacrés à Reims. Le temps s'est rafraîchi. Le duc
de Brunswick semble attendre les opérations des autres
généraux. On dit que la Champagne en général va saisir
l'occasion de se joindre à l'ennemi; l'on affirme également
que chacun se lève contre l'envahisseur. En ceci comme
en tout, in medio tutissimus ibis. Une bataille se prépare,
332 JOURNAL DE GOIVERXEIR MORRIS.
dit-on, entre Dumouriez et le duc de Brunswick. Nous
serons fixés plus tard sur ce point. L'inertie de l'ennemi
est si extraordinaire qu'il doit y avoir une raison inconnue.
Les forces qui lui sont opposées avouent elles-mêmes
leur infériorité, et il serait extraordinaire que dans ces
circonstances de grandes manœuvres fussent nécessaires.
\A septembre. — Aucune nouvelle des armées ne nous
est parvenue aujourd'hui, excepté la confirmation de la
levée du camp de Maulde, avec certains détails qui
montrent que les Français ont éprouvé certains revers de
ce côté-là. Certaines personnes se sont anmsées aujour-
d'hui à arracher les boucles d'oreilles aux oreilles des
autres, et à voler leurs montres. L'on dit que quelques-uns
de ces voleurs ont été mis à mort.
17 septembre. — Aujourd'hui, les comptes rendus de
l'armée nous apprennent que Dumouriez a été battu ou à
peu près.
18 septembre. — D'après les rapports officiels, Paris
court les plus grands dangers par suite de ses dissensions
intestines. Les factions s'enhardissent de plus en plus.
Partout l'on n'aperçoit que la confusion et l'autorilé nulle
part. Il me revient de différents côtés que la faction brisso-
tine veut me nuire, si elle le peut.
21 septembre. — Rien de nouveau aujourd'hui, sinon
que la Convention s'est réunie et a déclaré qu'il n'y aurait
plus de roi en France. On apprend que l'armée prussienne
est en marche sur Reims, après un long combat avec la
tête de l'armée de Dumouriez, sous les ordres de Keller-
mann, dans le but de l'amuser, à ce que je suppose.
26 septembre. — On me dit que le roi de Prusse a fait
JOLR.VAL DE GOLVERXELR MORRIS. 333
des ouvertures pour s'entendre avec l'Assemblée. Je sup-
pose que c'est là une ruse de guerre. La nouvelle vient que
Montesquiou est entré en Savoie, et qu'il emporte tout
devant lui.
30 septembre. — Rien d'extraordinaire aujourd'hui, à
part la confirmation de la nouvelle que le roi de Prusse
désire traiter; je refuse d'y croire.
2 octobre. — Nous apprenons aujourd'hui que l'armée
prussienne bat en retraite. Cela me paraît extraordinaire.
L'on dit qu'elle est décimée par la maladie.
3 octobre. — Je reçois ce matin des détails sur la retraite
des Prussiens. De nombreux cas de maladie et la politique
astucieuse de l'Autriche en sont la cause. Celte retraite
ouvre le champ à une longue guerre, si les alliés persistent
dans leur plan, à moins que la légèreté naturelle des Fran-
çais ne les pousse à abandonner leur jeune répubhque au
berceau. Il y a tout lieu de redouter une famine. On apprend
que le général Custine s'est emparé de Spire et a fait trois
mille prisonniers de guerre. Dumouriez paraît se réjouir
de façon extravagante de la retraite des Prussiens. L'on
envoie des renforts à Lille, de sorte que très probablement
cette place est sauvée. Le temps pluvieux est des moins
favorables aux troupes malades du duc de Brunswick. Tout
paraît sourire à la nouvelle république. Le temps est doux
et agréable.
8 octobre. — La prise de Nice est confirmée, et les succès
arrivent de tous les côtés. Le temps est très mauvais.
Dumouriez s'occupe sérieusement de son plan d'invasion
en Flandre. 11 dit qu'il établira ses quartiers d'hiver à
Bruxelles. J'apprends la prise de Worms, où, entre paren-
thèses, il n'y avait pas de garnison.
334 JOLRMAL DE GOL'VERNEIR MORRIS.
La situation des choses est maintenant telle
qu'en continuant ce journal je pourrais compromettre
beaucoup de monde, à moins que je ne continue comme
j'ai fait depuis la fin d'août, et dans ce cas il serait ennuyeux
et inutile. C'est pourquoi je préfère le terminer ici.
APPENDICE
ANNÉE 1789
La première allusion faite par Morris à Paris (où il était
arrivé le 3 février 1789) et aux affaires publiques de France
se trouve dans la lettre suivante écrite au comte de Moustier,
qui se trouvait alors en Amérique.
23février. — J'essayerais en vain, mon cher monsieur, de
vous exprimer toute ma gratitude pour les aimables lettres
de recommandation que vous m'aviez données. Vous savez
combien vos amis vous sont attachés, et vous vous figurerez
mieux que je ne saurais l'exprimer le cordial accueil que ces
lettres m'ont valu. Plus je vois Paris et mieux je me rends
compte du sacrifice que vous avez fait en le quittant pour tra-
verser un grand océan, et vous établir au milieu d'un peuple
encore trop jeune pour goûter le plaisir de la société qui forme
ici les délices de la vie. Vous avez été bien mal récompensé
jusqu'ici d'avoir sacrifié au service public votre temps et vos
plaisirs. Votre nation subit actuellement une crise des plus
importantes. La question : Aurons- nous une constitution, ou
V arbitraire continuera-t-il à faire la loi? agite tous les esprits
et remue tous les cœurs en France. La volupté elle-même se
lève de son lit de roses, et jette autour d'elle des regards
anxieux sur la scène troublée à laquelle il est impossible de
rester indifférent. Vos nobles, votre clergé, votre peuple sont
tous en mouvement pour les élections. L'esprit qui était resté
336 APPENDICE.
endormi pendant des siècles s'éveille et regarde avec étonne-
ment autour de lui. Il ignore les moyens d'obtenir ce qui est
l'objet de ses plus ardents désirs. Il est donc actif, énergie] ue,
facile à conduire, et aussi, hélas! trop, beaucoup trop facile
à égarer. L'amour de la liberté qui bouillonne actuellement
dans le sein de vos concitoyens est tellement instinctif que le
respect pour son souverain, marque distinctive des Français,
stimule et fortifie en ce moment les sentiments qui jusqu'ici
semblaient les plus hostiles à la monarchie. Du haut de son
trône, Louis XVI a lui-même proclamé le désir de voir ren-
verser toutes les barrières que le temps ou le hasard ont pu
élever contre le bonheur de son peuple. Ce serait présomp-
tueux de ma part de chercher même à deviner l'effet de telles
causes, agissant sur des matériaux et des institutions que je
vous avoue ignorer complètement.
Je sens que je suis déjà allé trop loin en essayant de décrire
ce que je crois avoir remarqué. Mais, avant de quitter ce sujet,
je dois exprimer le désir, fardent désir, que cette grande fer-
mentation aboutisse, non seulement au bien, mais à la gloire
de la France. Les yeux de l'univers se fixent avec anxiété vers
les scènes qui se jouent sur ce vaste théâtre. L'honneur
national est profondément intéressé à un heureux dénoue-
ment. Permettez-moi aussi, je vous prie, d'exprimer l'opi-
nion que, tant que le résultat en sera inconnu tous les arran-
gements intérieurs ou extérieurs seront fortement dérangés.
Horace nous dit qu'en traversant la mer nous changeons de
climat, et non pas d'âme. Je puis dire ce que lui ne pouvait
prévoir : c'est que je retrouve de ce côté-ci de l'Atlantique
une grande ressemblance avec ce que j'ai laissé de l'autre
côté : une nation vivant dans l'espoir, dans les projels, dans
l'attente; le respect pour la constitution ancienne est parti, les
formes de gouvernement existantes sont ébianlées sur leurs
bases, et un nouvel ordre des choses va apparaître, dans
lequel il ne restera peut-être même plus les noms d'institu-
tions antiques.
Je ne saurais mieux vous faire juger de l'efTervescence
actuelle qu'en vous disant l'exacte vérité : j'avais pris la
plume pour vous donner des nouvelles de vos amis et vous
APPENDICE. 337
décrire Timpression faite sur mon esprit par les objets qui
nécessairement s'y présentent d'eux-mêmes dans cette grande
ville capitale, je ne dirai pas, de la France, mais de VKu-
rope. Et l'ai-je fait? Oui? puisque le grand objet qui occupe
l'attentior» de tous a fait comme la verge d'Aaron en Egypte :
il a dévoré tous les autres enchantements qui fascinaient la
France.
Lettre à M. Carmichael, ministre des Etats-Unis
en Espagne.
Juillet. — Jusqu'en ce mois de juillet, le feu a été un
compagnon, non seulement agréable, mais même indispen-
sable. Voilà la vérité sur les charmes de la saison printa-
nière en Europe, que j'ai souvent entendu célébrer par nombre
de mes concitoyens, dont le principal mérite est d'avoir deux
fois traversé l'Atlantique Vous me demandez si M. Jetferson
est parti en Amérique. Pas encore, mais il est prêt à partir au
premier signal II attend depuis quelque temps déjà son congé
qui n'est pas arrivé. J'en conclus qu'on ne le lui enverra
qu'après la formation définitive du nouveau ministère. Le
ministre des Affaires étrangères refusera probablement d'agir,
jusqu'à ce qu'il ait été nommé dans le nouveau gouvernement.
Il est probable aussi que la question du congé ne sera pas
soulevée avant que l'on n'ait décidé celui qui sera chargé de
l'intérim; je ne doute pas que ce soif le secrétaire, M. Short.
Vous supposez que notre ministre m'a présenté au Corps diplo-
matique. Je lui en ai parlé peu de temps après mon arrivée.
Il m'a dit qu'ils ne valaient pas la peine d'être connus. Je
me suis formé tout seul un petit cercle, qui n'est pas, vous
me croirez aisément, pris dans la plus mauvaise société de
Paris. Quant aux dîners ministériels, je n'y suis point allé.
On ne me l'a point proposé. Vous savez que les ministres
ne lancent pas eux-mêmes leurs invitations et que nous
sommes timides. A propos, je suis allé, il y a quelquesjours,
dîner chez le comte de Montmorin ; il a eu la bonté de me
prier, en partant, de vouloir bien me considérer chez lui
22
33S APPENDICE.
conimechezmoi,et de sa part, vous le savez, ce n'estpoint une
simple polilesse. Je suis tout bête de n'avoir point encore pro-
fité de sa bienveillance ; mais que faire? Versailles est le plus
triste séjour du monde, et, quoique la curiosité me pousse
fortement à m'y rendre pour suivre les débats des Etats géné-
raux, je n'ai pu encore prendre sur moi de le faire. Je crois
bien que personne n'a jamais fait moins usage que moi de
puissantes recommandations auprès des ministres. J'ai proba-
blement tort, mais jen'y peux rien. A propos, connaissez-vous
La Fayette? Si vous me répondez en me demandant : pourquoi
une si étrange question? je réplique, avec le grand Montes-
quieu, que mon but n'est pas de me faire lire, mais de faire
penser. On trame ici de grandes intrigues contre l'adminis-
tration, mais saus succès jusqu'à présent. J'ai constamment
combattu la violence et les excès de ceux qui, inspirés par un
amour enthousiaste de la liberté ou excités par de sinistres
desseins, sont disposés à tout pousser à l'extrême. L'exemple
de l'Amérique leur a fait du bien, mais, comme toutes lesnou-
veautés, la liberté leur a enlevé le peu de prudence qu'ils
pouvaient avoir. Ils veulent une constitution américaine, avec
un roi au lieu d'un président, sans réfléchir qu'ils n'ont pas
de citoyens américains pour mettre en pratique cette constitu-
tion. Les hommes voient les choses lointaines sous un faux
jour, et en jugent plus ou moins favorablement qu'ils ne le
devraient; c'est là une vieille observation; une autre, peut-
être aussi vieille, mais que tous ne sont point en état de faire,
c'est que nous jugeons de tout d'après des idées préconçues,
de sorte qu'il est presque impossible de connaître, par de
simples descriptions, les peuples ou les pays éloignés. Qui-
conque désire applique]* dans la pratique du gouvernement
les règles et les formes employées avec succès dans un pays
étranger se montrera aussi pédant que nos bacheliers, qui, à
peine sortis de l'Université, voudraient tout ramener au type
romain. Des constitutions ditférentes de gouvernement sont
nécessaires aux différentes sociétés sur la surface de notre pla-
nète. Leur différence de position eu est à elle seule un puis-
sant motif, ainsi que leurs mœurs et leurs habitudes. Le tail-
leur scientifique qui taillerait d'après des modèles grecs ou
APPENDICE. 339
chinois, n'aurait que peu de clients à Londres ou à Paris ; et
ceux qui veulent empruntera l'Amérique saforme de gouver-
nement ressemblent à ces tailleurs de Laputa qui, au dire de
Gulliver, prennent toujours leurs mesures avec un quart de
cercle. Il nous dit, il est vrai, ce à quoi l'on doit naturellement
s'attendie, que les vêtements sont rarement ajustés. Le roi
qui s'était déclaré pour le peuple depuis longtemps, est main-
tenant indécis. C'est un honnête homme, désirant vraiment
faire le bien, mais il n'a ni le génie ni l'éducation nécessaires
pour lui montrer le chemin vers ce bien qu'il veut faire. Dans
la lutte entre les représentants du peuple et ceux des nobles,
son entourage l'a amené à prendre parti pour ces derniers,
mais il s'est prononcé trop tard et maladroitement. Il en
résulte qu'il a battu en retraite et que les nobles ont dû
céder... La noblesse ne possède plus aujourd'hui ni la force,
ni la richesse, ni les talents de la nation ; elle a opposé à ses
ennemis de la morgue plutôt que des arguments. Se cram-
ponnant à ses chers privilèges qui datent de plusieurs siècles,
elle a rempli la Cour de ses cris, tandis que ses adversaires se
sont emparés partout de l'entière confiance du public. Con-
naissant et sentant la force de cette situation, ils ont marché avec
une audace qui peut sembler de la témérité à ceux qui
ignorent la situation. Cette audace en a imposé à tous, car les
chefs du parti opposé sont dépourvus de talents et de vertus.
Le roi manque même de ce courage, qui, vous le savez, est
indispensable dans les révolutions, etc.
On croit sax^oir que les troupes françaises refuseraient de
servir contre leurs concitoyens, et les troupes étrangères ne
sont pas assez nombreuses pour produire une sérieuse impres-
sion. Cet invincible instinct qui dicte à chaque animal la con-
duite correspondant à sa situation fait suivre aux habitants de
cette ville le chemin qui aboutit à l'aurore de l'opposition
américaine. Il y trois mois, la vue d'un soldat inspirait de
l'effioi — on parle maintenant d'attaquer des régiments
entiers, et de fait de fréquentes rixes se produisent avec les
troupes étrangères. L'opinion publique, qui est tout, se fortifie
ainsi tous les jours. Au moment où j'écris, je considère que le
souverain effectif de ce pays, c'est l'Assemblée nationale; car
340 APPENDICE.
vous remarquerez que ce nom est substitué à celui d'Etats
généraux; c'est absolument comme si une législature améri-
caine se transformait e\i convention . Ou veut rédiger une cons-
titution immédiatement, et je ne doute pasque l'onn'obtienne
le consentement du roi. Les partisans des anciens usages ont
réussi à faire assembler dans le voisinage d'importantes forces
militaires, mais, si je ne m'abuse, elles seront bientôt disper-
sées. L'Assemblée nationale a déjà exprimé sa désapprobation;
les choses n'en resteront pas là, et tôt ou tard le roi devra les
renvoyer. Je suis même porté à croire que cette mesure aidera
à débarrasser le royaume des troupes étrangères, car, ne pou-
vant pas compter sur les régiments français, on a choisi sur-
tout les étrangers. L'objet probable de ceux qui sont au fond
de l'affaire est d'arracher des ordres à la crainte de S:i Ma-
jesté, crainte que l'on excite sans ^esse, si bien que le roi est
constamment le jouet de l'appréhension. Mais l'affaire est
beaucoup plus difficile et dangereuse qu'on ne la suppose.
L'Assemblée a décidé que tous les impôts disparaîtront, lors
de sa séparation, sauf ceux qu'elle aura déterminés. Ceci lui
assure une existence aussi longue qu'elle le voudra; si on la
disperse, la France refusera certainement de payer. Une armée
restera toujours impuissante contre une entente générale; tôt
ou tard il faudra céder, et tout ce que le pouvoir pourra faire
pour s'affirmer ne saurait avoir d'autre résultat que de l'affai-
blir. Voilà donc l'état du pays; je considère la crise comme
passée sans qu'on s'en soit aperçu; il eu sortira certainement
une constitution libre. Si l'on a le bon sens de donnera la
noblesse, en tant que classe, une part de l'autorité nationale,
cette constitution durera probablement ; autrement, elle
dégénérera en une monarchie pure, ou deviendra une vaste
république. Une démocratie a-t-elle des chances de vivre
longtemps? Je ne le pense pas; je suis même sûr que non,
à moins que le peuple entier ne change. Quel que soit
d'ailleurs le résultat de la crise actuelle, il pourrait bien
changer toute la carte politique de l'Europe. Mais où vais-je
donc? y
APPENDICE. 341
Lettre au général La Fayette.
Paris, 16 octobre 1789.
Mon cher monsieur,
J'ai pris la liberté, dans une conversation récente, d'expri-
mer mes sentiments sur les affaires publiques. Je sais la folie
qu'il y a à exprimer des opinions qui ont l'air de conseils,
mais la considération que j'ai pour vous, et mon très sincère
désir de voir prospérer ce royaume, m'ont fait dépasser la
limite que la prudence aurait tracée à quelqu'un de caractère
moins ardent. Je ne vous demande pas de considérer ceci
comme une excuse; je désire au contraire que vous vous rap-
peliez, maintenant et plus tard, la substance de ces conversa-
tions. La marche rapide des événements vous aidera à appré-
cier la sûreté de mon jugement.
Je suis convaincu que la constitution proposée ne peutcon-
venir au gouvernement de ce pays ; que l'Assemblée nationale,
naguère l'objet d'un attachement si enthousiaste, sera bientôt
un objet de mépris; que l'extrême licence du peuple rendra
indispensable d'augmenter l'autorité royale; que dans de
lelles circonstances, la liberté et le bonheur de la France
doivent dépendre de la sagesse, de l'honnêteté et de la fer-
meté des conseillers de Sa Majesté, et conséquemment que les
hommes les plus capables et les meilleurs devraient être
adjoints au ministère actuel ; qu'en ce qui vous regarde, vous
devez veiller à ce que ceux qui y entreront soient sensibles à
l'obligation qu'ils vous doivent, disposés à vous en récompen-
ser, et d'un caractère à n'abandonner ni vous, ni leur souve-
rain, ni leurs collègues au moment du danger ou lorsqu'ils y
trouveront un avantage; je considère l'époque actuelle comme
critique; si l'on n'y prend garde, de nombreux et irréparables
malheurs doivent en résulter. Tels sont les présages d'un
esprit qui ne se trouble ni ne s'alarme facilement, mais qui
prend une grande part à ce qui intéresse ses amis, et est pro-
fondément attaché aux libertés du genre humain. Vous avez
sûrement de bien meilleures sources d'information que moi.
:i^2 APPKMDICK.
Vous possédez certainement cette intime connaissance de votre
nation, qu'il est impossible à un étranger d'acquérir, et vous
comprenez mieux les caractères des gens les plus en vue.
Ne vous attachez donc pas à ce que j'ai dit; je l'ai répété
ici, parce c'est en quelque sorte l'introduction nécessaire à ce
que je vais vous communiquer. Hier soir, je me trouvais en
compagnie de quelques-uns de vos amis qui me supposaient
avoir sur vous une grande influence, ce en quoi je les ai assu-
rés, selon l'exacte vérité, qu'ils se trompaient. Ils m'ont sup-
plié d'aller vous voir pour vous demander de ne pas entrer au
ministère. Connaissant vos nombreuses occupations et l'incor-
rection d'une intervention de ma part, j'ai refusé la visite,
mais leurs instantes prières m'ont amené à promettre que je
vous expliquerais par lettre les raisons (|ui les font agir :
I" Votre commandement actuel réclame tout votre temps, et
exige une attention constante; par suite, vous manquerez
nécessairement à votre devoir, soit comme ministre, soit
comme général. 2° Au conseil des ministres, vos opinions
n'auront pas plus de poids, et peut-être moins, qu'à présent,
parce que maintenant on les respecte comme venant de vous,
tandis qu'au conseil elles ne seront reçues que d'après les
raisons données pour les faire valoir, et ce n'est pas toujours
le plus sage qui est le plus éloquent. 3° Si vos opinions ne
sont pas admises, vous aurez la morliflcation de sanctionner
par votre présence des mesures que vous désapprouvez, ou
vous quitterez avec dégoût la place que vous aurez acceptée.
A" Si vos opinions sont admises, vous aurez, comme général, à
faire exécuter les mesures que vous aviez conseillées comme
ministre. Dans cette situation, l'opinion publique se révoltera
à moins d'être réduite au silence. Dans le premier cas, ce sera
votre ruine; dans le second, celle du pays. 5° La jalousie et
le soupçon, inséparables des révolutions tumultueuses, et que
la méchanceté a déjà dirigés contre vous, s'attacheront certai-
nement à chacun de vos pas à l'avenir, si vous semblez trop
intimement attaché à la Cour; les bases de votre autorité s'éva-
nouiront, et vous serez vous-même tout étonné de votre chule.
6° On vous attribue la retraite du duc d'Orléans, et si vous
entrez au conseil immédiatement après ce que quelques-uns
APPENDICE. 343
appellent sa fuite, et d'autres son bannissement, les deux évé-
nements seront rapprochés d'une manière particulièrement
désavantageuse et désagréable; 7" Si vous entrez au ministère
avec Mirabeau, ou vers le même temps, tout honnête Français
se demandera la raison de ce qu'il appellera une bien étrange
coalition. Il y a dans le monde des gens dont il faut se servir,
sans se fier à eux. La vertu sera toujours souillée d'une
alliance avec le vice, et la liberté rougira d'être introduite par
une main contaminée. Enfin ceux qui vous aiment me prient
sérieusement, très sérieusement, d'ajouter un avertissement
au sujet de vos amis : Fiez-vous à ceux qui avaient l'honneur
de l'être avant le 12 juillet. Les nouveaux amis sont zélés,
sont ardents, sont remplis d'attentions, mais ils sont rarement
fidèles.
Excusez la liberté d'un vieil et véritable ami.
Gouverneur Morris.
ANNÉE 1790
Lettre à Washington.
Janvier. — Je crois parfaitemeut justes vos sentiments
sur la Révolution actuelle, parce qu'ils concordent absolu-
ment avec les miens, et c'est là, vous le savez, le seul moyen
que le ciel nous a donné pour juger. Le roi est effectivement
prisonnier à Paris , et obéit entièrement à l'Assemblée
nationale. Cette assemblée peut se diviser en trois partis.
L'un, appelé les aristocrates, comprend le haut clergé, les
membres de l'ordre judiciaire (moins les juristes) et ceux
de la noblesse qui pensent qu'ils devraient former un ordre
séparé; un autre, qui n'a pas de nom, comprend toutes sortes
de gens, vraiment désireux d'un gouvernement libre. Le
troisième se compose de ce que l'on appelle ici les enragés.
Ils sont les plus nombreux, et appartiennent à la classe
qu'on dénomme en Amérique les avocats chicaniers; ils ont
avec eux une foule de curés, et beaucoup de ceux qui dans une
révolution adoptent le drapeau du changement parce qu'ils
ne sont pas bien. Ce parti tire une grande puissance de son
union intime avec la populace. Il a déjà tout désorganisé.
Le torrent s'élance, irrésistible, jusqu'à ce qu'il se soit
épuisé.
Les aristocrates n'ont ni chef, ni plan ni projet jusqu'à
présent, mais sont prêts à se jeter dans les bras du premier
qui s'offrira. Le parti du centre, plein de bonne volouté, a
malheureusement puisé dans des livres ses idées de gouver-
nement ; il est admirable quand il écrit; mais il arrive
malheureusement que les gens qui vivent sont très diffé-
rents de ceux qui existent diins la tête des philosophes; il
ne faut pas s'étonner si les systèmes empruntés aux livres ne
APPKIVDICE. 345
sont bons qu'à y être renvoyés. Marmonle! est le seul que
j'aie rencontré parmi leurs littérateurs semblant vraiment
comprendre cette question ; quant aux autres, ils ne dis-
cutent rien à l'Assemblée. Une grande moitié du temps est
employée à crier et à hurler (c'est leur manière de parler).
Ceux qui désirent parler inscrivent leurs noms sur un tableau,
et ils sont entendus dans l'ordre où les noms sont écrits, si
les autres veulent les écouter, ce qu'ils refusent souvent de
faire, en causant un tumulte ininterrompu jusqu'à ce que
l'orateur quitte la tribune. Celui qui est autorisé à parler
expose le résultat de ses élucubrations, si bien que les partis
contraires tirent aussi leurs cartouches, et il y a un million
de chances contre uue pour que les arguments qu'on s'envoie
à la tête ne se rencontrent pas. Ces arguments sont généra-
lement imprimés; on recherche donc autant des arguments
solides et bien présentés, que des arguments instructifs ou
convaincants. Mais il y a une autre cérémonie que les argu-
ments ont à subir et qui ne manque pas d'en alfecter au
moins la forme, sinon la substance. Ils sont lus à l'avance
dans un petit groupe de jeunes hommes et de jeunes dames,
dont fait généralement partie la belle amie de l'orateur, ou
la belle dont il veut faire son amie. Très poliment l'assis-
tance donne son approbation, à moins que la dame qui
donne le ton à ce cercle n'ait quelque chose à reprendre;
dans ce cas, le passage est changé sinon amélioré. Ne sup-
posez pas que je joue au voyageur, .l'ai assisté à quelques-
unes de ces lectures, et je vais vous raconter une anecdote.
J'étais chez Mme de Staël, la fille de M. Necker. C'est une
femme d'un esprit merveilleux, et au-dessus des préjugés
vulgaires de tout genre. Sa maison est une sorte de temple
d'Apollon où les gens d'esprit à la mode se réunissent deux
fois par semaine pour souper et uue fois pour diner, (|uel-
quefois même plus souvent. Le comte de Clermont-Tonuerre
(l'un de leurs plus grands orateurs) nous lit un très pathé-
tique discours tendant à prouver que, les châtiments étant
la compensation légale des injustices et des crimes, un
homme qui a été pendu, ayant de cette façon payé sa dette
à la société, doit cesser d'être méprisé; semblablement.
34(5 APPKXDICE.
celui qui a été condaintié à sept ans de galères, doit être de
nouveau reçu dans la bonne société, comme si rien n'était
arrivé, dès qu'il a fini son apprentissage. Vous souriez ;
mais remarquez que l'extrême auquel on s'est porté dans
l'autre sens, en déshonorant des milliers d'hommes pour
le crime d'un seul, a choqué le sentiment public au point
de rendre cette thèse acceptable. Le discours était très beau,
très sentimental, très pathétique, et le style en était harmo-
nieux. Il y eut des cris d'applaudissement et une approbation
complète. Quand tout fut bien fini, jo déclarai que son
discours était extrêmement éloquent; mais que ses principes
n'étaient pas très solides. Surprise générale. Quelques
remarques changèrent la l^ace des choses. La thèse fut uni-
versellement condamnée et il quitta l'appartement. Inutile
d'ajouter qu'il n'a pas encore prononcé son discours à l'As-
semblée, bien qu'il soit de ceux qui font passer un décret
par acclamation; car il arrive qu'un orateur se lève au
milieu d'une autre discussion, et fait un beau discours se
terminant par une bonne petite résolution que l'on adopte
aux cris de : hourra. Ainsi, l'on discutait un plan de banque
nationale proposé par M. Necker ; un député se met dans la
tête de proposer que tous ses collègues donnent leurs boucles
d'argent; cette mesure fut aussitôt adoptée; l'honorable
député déposa les siennes sur la table; après quoi l'on revint
à la question. Il est difficile de deviner où s'abattra une
bande dont le vol est si irrégulier, mais d'après ce (|ue l'on
peut présumer en ce moment, cet ex-royaume sera réparti
en un nombre de petites démocraties, divisées non par les
rivières et les montagnes, mais à Téquerre et au compas,
selon la latitude et la longitude; les provinces avaient ancien-
nement des lois différentes {dénommées coutumes) , et comme
les rognures et les restes de plusieurs provinces doivent se
rencontrer dans quelques-unes des nouvelles divisions, je pense
que des matières aussi fermentêes leur donneront une sorte
de colique politique.
Leur Assemblée nationale ressemblera un peu à l'ancien
congrès, et le roi sera de nom le pouvoir exécutif, .lusqu'ici
l'on s'est activement occupé à piller celui qui remplit cette
APPE.VDICi:. 347
fonction. Ce qu'on lui laissera d'autorité effective dépendra du
chapitre des accidents; je crois que ce sera peu, mais, que ce
soit peu ou beaucoup, la perspective d'un pareil roi et d'une
pareille assemblée me rappelle des paroles mises par Shakes-
peare dans la bouche de deux vieux soldats, en apprenant
queLépidus, l'un des fameux triumvirs, est mort : " C'en est
donc fini du troisième. 0 monde, tu n'as plus qu'une paire de
mâchoires; jette entre elles toute la nourriture que tu as,
elles ne s'entre-déchireront pas moins mutuellement » . En ce
moment, le peuple est bicu déterminé à soutenir l'Assemblée,
et, bien qu'il y ait des mécontents, je ne crois pas qu'il existe
rien de sérieux en fait d'opposition. Il serait même étrange
qu'il y en eût, car jusqu'ici chaque pas a été marqué par
l'extension des privilèges et la diminution des impôts des
classes inférieures. De plus, l'amour de la nouveauté adoucit
beaucoup de choses dans les révolutions. Mais le temps viendra
où la nouveauté n'existera plus, et tous ses charmes disparaî-
tront. A la place des impôts diminués, il faudra en remettre
d'autres par suite de la nécessité de faire face aux charges
publiques. Les administrateurs élus devront alors soit flatter
leurs électeurs, ce qui sera ruineux pour le fisc, soit, en veillaut
il la rentrée des impôts, déplaire à leurs commettants. Selon
toute probabilité, ils essaieront de faire les deux choses à la fois;
d'où il résultera des querelles et des animosités entre les difie-
rents districts, et grand malaise dans tout le royaume, car les
rentrées doivent être inférieures aux prévisions pour le temps,
sinon pour le total (ceci revient au même quand il est ques-
tion de finances). Et alors, ou bien l'intérêt de la dette publique
ne sera pas payé régulièrement, on bien divers départements
seront réduits à la famine; probablement un peu de l'un et de
l'autre. Il s'ensuivra la perte du crédit de l'Etat, causant un
grand tort au commerce et aux manufactures, diminuant encore
les sources de revenu, et affaiblissant considérablement les
opérations extérieures du royaume. A ce moment, les esprits
mécontents trouveront en abondance des sujets à exploiter, et
dès lors l'avenir sera tout enveloppé des brouillards de l'in-
certitude. Si le prince régnant n'était pas aussi mou de carac-
tère. Il est certain qu'en observant les événements et en s'en
348 ^PFENDICK.
servant à propos, il regagnerait son autorité; mais que peut-
on attendre d'un homme qui, dans sa situation, mange, boit et
dort bien, qui rit et est le gaillard le plus gai du monde? Il
est entièrement satisfait de savoir qu'où lui donnera de
l'argent quand on pourra faire des économies, et qu'il n'aura
pas de mal à gouverner. Pauvre homme! il réfléchit peu à
l'instabilité de sa situation. Il est aimé, mais non de la sorte
d'amour qu'uu monarque devrait inspirer ; c'est plutôt la pitié
compatissante éprouvée pour un prisonnier qu'on emmène.
Il est, de plus, impossible de le servir, car au moindre
signe d'opposition, il abandonne tout et tous. Parmi les
ministres, le comte de Montmorin est plus intelligent qu'on ne
le croit généralement; ce qu'il veut est bon, très bon, mais
sa volonté est faible. C'est un homme bon et doux, qui ferait
un excellent ministre pacifique dans des temps tranquilles,
mais il lui manque la vigueur nécessaire aux grandes occa-
sions. Le comte de La Luzerne est un compagnon indolent et
agréable, un homme d'honneur têtu à souhait, mais il croit,
avec le général Gates, que le monde fait une grande partie de
ses affaires, sans l'aide de ceux qui sont à sa tète. Le succès
de pareilles gens dépend beaucoup d'un coup de dés. Le comte
de Saint-Priest est le seul parmi eux possédant ce qu'ils
appellent du caractère, correspondant à notre idée de fer-
meté, jointe à une certaine activité; mais quelqu'un le connais-
sant bien (ce qui n'est pas mon cas) m'assure qu'il est merce-
naire et faux ; si cela est vrai, il ne peut pas avoir beaucoup
de bon sens, quels que puissent être son génie ou ses talents.
M. de La Tour du Pin, que je connais à peine, est bien mal
partagé sous ce rapport, me dit-on. C'est la peur des enragés
qui a poussé M. Necker à l'accepter au lieu du marquis de
Montesquiou, qui a énormément de talents, et beaucoup de
méthode. Montesquiou est naturellement devenu l'ennemi
de M. Necker, après avoir été son ami.
Quant à M. Necker, c'est un homme qui a obteuu une
bien plus grande réputation qu'il ne mérite. Ses ennemis
disent que, comme banquier, il a acquis sa fortune par des
moyens que l'on dit indélicats, pour parler modérément, et
ils en donnent des exemples. Mais dans ce pays tout est si
APPENDICE. 349
exagéré que rien n'est plus ulile qu'un peu de scepticisme.
Dans son administration publique. M. Necker a été toujours
honnête et désintéressé, ce que je considère comme un garant
de sa conduite d'autrefois, comme particulier, ou bien cela
prouve qu'il a plus de vanité que de cupidité. Quoi qu'il en
soit, son intégrité sans tache comme ministre, et le fait de
servir à ses frais dans un emploi que d'autres recherchent
pours'y enrichir, lui ont acquis une grande confiance des plus
méritées. Ajoutez àcelaqueses écrits financiers débordent de
cette espèce de sensibilité qui fait la fortune des romans
modernes, et qui convient bien à cette nation enjouée, aimant
la lecture mais haïssant la réflexion. De là sa réputation. C'est
un homme de génie, et sa femme, une femme de bon sens.
Mais l'un et l'autre manquent de talents ou, plutôt, des talents
d'un grand ministre. Son éducation de banquier lui a appris à
ne traiter (|uedes affaires sérieuses, et l'a mis en garde contre
des projets. Bien que comprenant V homme comme une créa-
ture cupide, il ne comprend pas Y humanité, et c'est un défaut
irrémédiable. Il ignore complètement aussi la politique, je
veux dire la politique au sens large du mot, c'est-à-dire cette
sciencesublime qui prend pour but le bonheur de l'humanité.
Il ignore, par suite, quelle constitution il faudrait rédiger, et
ne sait comment amener les autres à consentir à ses désirs.
Depuis la réunion des Etats généraux, il a flotté à la dérive
sur l'immense océan des incidents. Mais le plus extraordinaire
est que M. Necker est un financier très inférieur. Je sais que
cela semblera une hérésie à bien des gens, mais c'est la vérité.
Les plans proposés par lui sont faibles et ineptes; jusqu'ici il
s'est soutenu en empruntant à la Caisse d'Escompte, qui
(étant à l'abri de toute poursuite parce que l'on appelle ici un
arrêt de surséance), lui a prêté en papier une somme supé-
rieure d'environ quatre millions de livres sterling à son capi-
tal tout entier. L'automne dernier il se présenta à l'As-
semblée, en racontant une lamentable histoire, tout au bout
de laquelle était uu impôt d'un quart sur le revenu de chaque
membre delà communauté, impôt qu'il déclarait nécessaire au
salut de l'État. Ses ennemis l'ont adopté (en déclarant, ce qui
est vrai, que c'est un expédient mauvais et impraticable) dans
350 APPENDICK.
Tespoir que lui et son plan tomberaient ensemble. L'As-
semblée, cette bande de patriotes, adopta en bloc la proposi-
tion du ministre, à cause de sa confiance en lui et de celle du
peuple en ses députés, disait-elle, mais en réalité parce
qu'elle ne voulait pas encourir l'impopularité d'un nouvel
impôt. Le plan ainsi adopté, M. Mecker, pour éviter le piège
où il s'était presque laissé prendre, changea son impôt en ce
qu'on appelle la contribution patriotique. Pour cela chacun
doit déclarer à sa volonté ce qu'il lui plaît d'estimer comme
son revenu annuel, et en payer un quart en trois années.
Vous supposez facilement que cette ressource produisit peu,
et que, malgré le danger imminent de l'Etat, nous ne lirons
aucun secours de la contribution patriotique. Son projet sui-
vant fut celui d'une banque nationale, ou tout au moins d'une
extension de la Caisse d'Escompte. Ou l'a remanié depuis
de diverses façons, en faisant disparaître plusieurs objections
capitales, mais, somme toute, il ne vaut rien, ainsi qu'on s'en
apercevra à l'usage : actuellement on ne fait que l'essayer.
Pour fournir une base à cette opération, on a proposé et
adopté la vente d'environ dix ou douze millions de biens de
la Couronne ou de biens d'Eglise, qu'une résolution de l'As-
semblée a déclaré appartenir également à la nation; mais
comme il est clair que ces terres ne se vendront pas bien en
ce moment, on a nommé un trésorier pour recevoir le
montant de ce qu'elles se vendront plus tard; on tire sur ce
trésorier des espèces de traite que l'on appellera assignat, et
qui seront payées (au moyen des ventes) dans un, deux ou
trois ans d'ici. On s'attend à pouvoir emprunter sur ces assi-
gnats assez d'argent pour faire face aux engagements de la
Caisse d'Escompte, et on doit en même temps payer quelques-
unes des dettes les plus criardes avec ces mêmes assignats.
Or, ce plan ne peut réussir, parce que : 1° il y aura doute
sur les titres de ces terres, au moins tant que la révolution
ne sera pas terminée; 2° pour une raison que nous allons voir,
le signe extérieur des terres devra toujours se vendre moins
cher que le signe extérieur de la monnaie; donc, jusqu'à ce
que la confiance publique soit assez rétablie pour que le 5
pour 100 soit au-dessus du pair, ces assignats, rapportant
APPK.YDICK. 351
5 pour 100, doivent être au-dessous du pair; ou ne pourra donc
en tirer de l'argent qu'avec un escompte considérable ; 3° les
terres dont on dispose devront se vendre bien au-dessous de
leur valeur, car il n'y a pas dans le pays d'argent pour les
acheter; la preuve en est que l'on n'a jamais pu emprunter à
un taux légal, mais toujours avec une prime suffisante pour
attirer l'argent du commerce et des manufactures; la Révolu-
tionayantconsidérablementdiminué la somme d'argent dispo-
nible, le résultat de cette disette sera encore plus grand. Maïs
de plus, il y a dans ce plan un solécisme qui échappe à pres-
que tous, et qui est cependant très palpable. Vous savez qu'en
Europe la valeur des terres est estimée d'après le revenu. Dis-
poser de terres publiques, c'est donc vendre les revenus de
l'État; en adoptant l'intérêt légal de 5 pour 100, une terre
qui rapporte 100 francs devrait donc se vendre 2000; mais l'on
s'attend à ce que ces terres se vendent 3,000 francs et que,
de cette façon, non seulement le crédit public sera rétabli,
mais que l'on efTectuera même de grandes économies, les
3,000 francs pouvant racheter un intérêt de 150 francs. C'est
pourtant un fait indéniable, que lorsque le crédit public est
solide, les rentes sur l'Etat valent plus que des terres à
revenu égal, et cela pour trois raisons : d'abord, absence
complète de souci pour la gestion; deuxièmement, rien à
craindre des mauvaises récoltes ou des impôts ; troisième-
ment, on peut en disposer à la minute, si le possesseur a
besoin d'argent et les racheter aussi facilement dès que cela
lui convient. Donc si le crédit public se rétablit, et qu'il y ait
un excédent de dix ou douze millions à placer, quand même
de si grandes ventes (contrairement à l'usage) ne feraient
pas fléchir les prix, les terres devraient encore se vendre
meilleur marché que la rente. L'intérêt acheté sera donc
moindre que ce revenu vendu.
Vous ayant ainsi fait connaître à très grands traits les
hommes et les choses de ce pays, je vois et je sens qu'il est
temps de conclure. Je souhaiterais sincèrement pouvoir dire
qu'il y a des hommes capables pour prendre le gouvernail, si
le pilote actuel abandonnait le navire. Mais je redoute beau-
coup ceux qui devront le remplacer. Le lot actuel sera hors
352 APPENDICE.
d'usage avant la liude Tannée, et la plupart voudraient bien, à
cette heure, avoir tiré leur épingle du jeu, mais il est égale-
ment dangereux de rester ou de partir, et il faut patiemment
attendre le souffle de l'Assemblée et suivre sa direction. Le
nouveau régime ne pourra pas durer. J'espère qu'on l'amé-
liorera, mais je crains qu'on ne le change. Toute l'Kurope
ressemble actuellement à une mine sur le point de sauter, et,
si cet hiver n'apporte pas la paix, l'été prochain verra une
grande extension de la guerre.
Lettre à Washington.
Février. — L'imposition de lourds droits d'entrée sur
l'huile, et les grands avantages faits au tabac importé par navires
français, joints à la déclaration que seront seuls réputés fran-
çais les navires construits en France, tout cela va causer beau-
coup de mauvaise humeur en Amérique. Leux qui donnent le
ton ici semblent penser que, parce que l'ancien gouvernement
avait (juelquefois tort, on doit avoir raison de faire toujours le
contraire. Ils ressemblent à Jack, dans le «Conte du Tonneau » ,
qui mettait eu pièces son habit en anuchant les franges et les
garnitures que Pierre y avaient mises, ou à l'ancien Congrès
dans ses premiers jours, alors qu'il rejetait l'offre de traités
avantageux et employait une armée de commissaires et de
quartiers-maîtres, parce que iri Grande-Bretagne avait recours
à des fournisseurs. En réalité, dans l'effervescence actuelle,
très peu d'actes de l'Assemblée peuvent être considérés comme
reflétant la volonté nationale. Il continue à y avoir trois
partis. Les enragés, connu depuis longtemps sous le nom de
Jacobins, ont beaucoup baissé dans l'opinion publique; aussi
sont-ils moins puissants qu'autrefois dans l'Assemblée; mais
leurs comités de correspondance (appelés sociétés patrio-
tiques,) couvrant tout le royaume, leur ont donné une influence
profonde et forte sur la populace. D'autre part, les nom-
breuses réformes, quelques-unes inutiles, et toutes sévères,
précipitées ou extrêmes, ont rejeté dans la parti aristocratique
un grand nombre de mécontents.
APPENDICE. 353
Les militaires qui, comme tels, lèvent les yeux sur le sou-
verain, sont un peu moins factieux qu'ils ne l'étaient, mais
c'est plutôt une cohue qu'une armée qui, à ce que je crois,
épousera fatalement la cause des aristocrates ou des jacobins.
Le parti moyen est dans une étrange position. A l'Assemblée,
il suit les conseils des jacobins plutôt que de paraître attaché
à l'autre parti. La même timidité se montre en dehors de
l'Assemblée dans les grandes occasions, mais comme le
torrent de l'opinion publique a arraché les aristocrates du
sommet de leurs prétentions absurdes, et que le parti moyen
commence à s'alarmer des extrémités auxquelles on l'a poussé,
ces deux partis pourraient s'unir s'il n'y avait pas d'animosité
personnelle entre leurs chefs.
Ce parti moyen serait le plus fort si la nation était vertueuse,
mais, hélas! ce n'est pas le cas; je crois donc qu'il ne servira
que de marchepied à ceux qui pourront trouver avantageux
de changer de côté. Cependant, parmi toutes ces confusions,
la confiscation des biens d'Eglise, la vente des domaines,
la réduction des pensions et la destruction des offices, et
surtout le papier-monnaie, ce grand liquidateur de la dette
publique, cette nation poursuit son chemin vers une nouvelle
forme d'activité énergique qui se fera sentir, à mon avis, dès
qu'un gouvernement vigoureux sera établi. La confusion
intermédiaire fera surgir des hommes de talent pour former
le gouvernement et en exercer le pouvoir.
23
AiMîvÉi: 1791
Lettre à Washingtoîi, du jeudi 30 septembre.
Aujourd'hui, dans une heure, le roi va clôturer la ses-
sion de l'Assemblée nationale, ou plutôt lui dire adieu.
Vous aurez vu qu'il a accepté la nouvelle Constitution, et
qu'en conséquence son arrestation a été levée. C'est une
conviction générale et presque universelle que cette Consti-
tution est inexécutable; ceux qui l'ont faite sont unanimes
à la condamner. Jugez de ce que doit être Topinion des
autres. Le roi s'occupe actuellement de se rendre populaire;
sa vie et sa couronne en dépendent, il est vrai; la Constitu-
tion est telle qu'en peu de temps son pouvoir devra aug-
menter ou diminuer considérablement; il commence heureu-
sement à s'en apercevoir, mais, malheureusement, ses con-
seillers n'ont ni la prudence ni la fermeté qu'exigent les
circonstances. Autant que Ton peut le prévoir, la nouvelle
Assemblée est profondément imbue de principes républi-
cains ou plutôt démocratiques. Les provinces méridionales
du royaume sont dans les mêmes dispositions; le caractère
du Xord le porte vers l'Eglise; l'Est est attaché à l'Allemagne
et serait content d'être réuni à l'empire; la Xormandie est
aristocratique ainsi (ju'une partie de la Hretagne; le centre
du royaume est monarchique. Vous pouvez être certain que
cette carte est juste, car c'est le résultat d'une enquête faite
à grands frais par le gouvernement, et je crois qu'en vous
en servant, ainsi que des quelques observations qui pré-
cèdent, vous arriverez à comprendre facilement une foule
de choses que vous n'auriez démêlées qu'avec peine sans
APPIiXDlCE. 355
cela. Vous vous rappelez sans doute que l'Assemblée qui
touche à sa fin avait été convoquée pour arranger les finances,
et vous apprendrez peut-être avec surprise (|u'après avoir
dépensé une somme de cent millious sterling provenant
des biens d'Eglise , elle laisse ce département dans une situa-
tion pire qu'elle ne l'avait trouvé, et, à mon avis, toutes les
chances sont plutôt pour que contre la banqueroute. Les
aristocrates, qui sont partis et partent encore en grand
nombre pour rejoindre les princes émigrés, croient sincè-
rement à une coalition des puissances européennes pour
rendre à leur souverain son ancienne autorité , mais mon
avis est qu'ils se trompent beaucoup. Rien d'important ne
peut être tenté cette année, et bien des faits peuvent se
produire avant le mois de juin prochain, même si les divers
souverains y songeaient sérieusement. Je suis porté à croire
que leurs vues diffèrent beaucoup de celles qu'on leur
prête, et il n'est pas du tout improbable que cette tentative,
si l'on en fait une, se bornera, en ce qui concerne la France,
à un démembrement. Le point faible du royaume actuelle-
ment, c'est la Flandre, mais si les provinces d'Alsace et de
Lorraine, la Flandre française et l'Artois étaient enlevés au
pays, la capitale serait constamment exposée à la visite
d'un ennemi. Ces provinces, vous le savez, ont été acquises
au prix de beaucoup de sang et d'argent , et si Louis XIV
avait réussi à faire du Rhin sa frontière depuis la Suisse
jusqu'.à l'Océan, il aurait presque obtenu les avantages d'une
position insulaire. Il est bien difficile de ne pas souhaiter
voir les pays compris dans ces limites, unis sous un gouver-
nement libre et effectif, car ce serait le moyen de répandre
eu peu de temps les bienfaits de la paix sur toute l'Europe.
Mais à ce sujet un être raisonnable n'a maintenant que le
droit de faire des souhaits et non de nourrir des espérances.
Ci-joint une note, reçue à l'instant, avec les dernières nou-
velles de Coblentz; elle est écrite par le prince de Condé
à son confident à Paris, et elle est accompagnée de la
demande que tous les gentilshommes français capables de
service actif rejoignent immédiatement l'étendard de la
royauté — au delà du Rhin ou plutôt sur les rives de ce
3r)() APPEXDICK.
fleuve. Aux Iroupos iiuli(|uoes dans cette note, les contre-
révolutionnaires d'ici ajoutent 15, ()()() Hessois et 16,000 réfu-
giés français; si bien qu'en dehors de ce (|ue peut fournir
l'empereur, c'est une armée de 100, 000 hommes su7' le
papier. L'empereur a environ 50,000 soldats dans les Pays-
Bas. Mais toutes ces apparences et le congrès d'ambas-
sadeurs projeté à Aix-la-Chapelle ne modifient nullement
mon avis qu'aucune tentative sérieuse ne sera faite cette
année.
M. de Montmorin est démissionnaire, et le comte de Mous-
tier est nommé à sa place, mais son acceptation est très
douteuse. Il est en ce moment à Herlin, et, comme c'est un
intime de M. de Calonue, un des piliers de la contre-révolu-
tion, je le suppose dans le secret de ce qui se prépare réel-
lement. Ajoutez -y que c'est là une charge dont le pouvoir
et l'autorité sont absolument nuls, car vous remarquerez
que, d'après la nouvelle Constitution, tout traité, toute con-
vention devront être soumis à l'examen de l'Assemblée, (jui
les ratifiera ou les rejettera. Vous aurez vu ce qui a été fait
pour les colonies. Leur commerce, dont dépend leur exis-
tence, est laissé à la merci de l'Assemblée, qui ne sera pas
trop soucieuse de leurs intérêts lorsqu'ils seront contraires à
ceux de la métropole. J'envoie à M. Robert Morris un paquet
de brochures écrites d'après mes indications et mes observa-
tions. M. Morris vous en donnera une, et vous verrez que le
but de l'auteur est l'établissement d'un système libéral de
gouvernement colonial, avantageux pour eux et pour nous.
Pour y arriver, on propose l'envoi de commissaires munis
de pleins pouvoirs pour traiter avec les assemblées colo-
niales; si l'on avait pu l'obtenir, celte brochure aurait formé
la base des instructions aux commissaires. La proposition a
été repousséi?. Je m'attends à ce que finalement le gouverne-
ment soit obligé de prendre une mesure de ce genre, et
qu'un traité utile soit établi entre la France et les Etats-Unis,
ouvrant la route à de solides rapports avec la Grande-Bre-
tagne. Nous avons, en tout cas, la consolation que, si les puis-
sances européennes, par leurs principes exclusifs, nous
privent des débouchés nécessaires à nos produits, qui
APPK.VDICE. 357
deviennent de jour en jour plus abondants, nous ferons de
grands et utiles progrès dans les manufactures utiles par
suite du bas prix de la vie et de celui des matières premières
qui en découle. C'est la seule chose manquant à notre indé-
pendance; nous serons alors un monde à nous seuls, loin
des querelles et des guerres de l'Europe. Ses diverses révo-
lutions ne serviront qu'à nous instruire et à nous amuser,
de même que le mugissement d'une mer en fureur devient
à une certaine distance un bruit agréable.
Lettre à Washington.
21 décembre. — Je voudrais vous rendre un compte aussi
complet que possible de ce qui se passe ici, mais j'ignore
comment je ferai partir cette lettre; jamais, sous le plus des-
potique des ministres, la poste n'a commis plus d'abus qu'à
présent, malgré les décrets contraires. Chaque lettre reçue
porte des marques évidentes de curiosité patriotique. Ce sys-
tème de terreur et de petites infamies prouve les craintes de
ceux qui y ont recours, et vraiment ils oatraison de craindre,
car chaque jour prouve davantage que leur nouvelle Constitu-
tion n'est bonne à rier). Ceux que j'avais avertis à temps du
mal qu'ils préparaient, essayent, maintenant qu'il est trop
tard, de rejeter le blàme sur d'autres pour s'excuser. Mais la
vérité est que, au lieu de chercher le bien public en faisant ce
qui était bien, chacun a cherché son propre avantage en flat-
tant l'opinion publique. On n'ose pas maintenant proposer les
amendements que l'on voit et que l'on reconnaît indispen-
sables. Ils n'ont, de plus, aucune confiance les uns dans les
autres, car chacun éprouve des raisons de n'en pas avoir, et
trouve chaque jour des preuves que ses compatriotes ne valent
pas mieux que lui. L'Assemblée (et vous qui savez ce qu'elle
vaut, le supposez aisément) commet journellement de nou-
velles folies, et si ce malheureux pays n'est pas plongéde nou-
veau dans les horreurs du despotisme ce ne sera pas sa iaute.
Elle a dernièrement fait un coup de maître pour cela; elle a
358 APPKXDICK
résolu d'attaquer les peuples voisins à moins que ceux-ci ue
dispersent les assemblées d'émigrants français qui se sont
réfugiés sur leurs territoires. Ces peuples voisins font partie
de Tempire d'Allemagne, et la France menace d'importer
dans ce pays, non pas le fer et la flamme, mais la liberté. Or,
comme ce mot, tel que l'entendent les cours allemandes,
signifie plutôt insurrection que lihcrtéj vous voyez qu'un ^;re-
texte est donné aux bostilités, sans violer le droit internatio-
nal. Ajoutez-y que trois armées françaises de 50,000 hommes
chacune ont l'ordre de se rassembler sur les frontières —
l'une en Flandre, sous les ordres de votre vieille connaissance
Rochambeau, l'autre en Lorraine, sous ceux de notre ami
La Fayette, de façon à pénétrer par la Moselle dans l'électo-
ral de Trêves, et une troisième sous les ordres d'un M. Luck-
ner, en Alsace. Ce dernier, dit-on, n'a que bien peu de capa-
cités, et vous connaissez les deux autres. Écartant tous les
autres côtés de la question, il est évident que l'empire devra
réunir des forces pour les opposer aux forces ainsi ordonnées;
on ne peut donc douter que 50,000 Prussiens et 50,000 Autri-
chiens n'apparaissent aussi rapidement que le permettront les
circonstances. Vous n'avez pas idée, mon cher monsieur,
d'une société organisée de façon aussi incohérente. Dans ses
pires époques, l'Amérique était bien mieux, parce que, au
moins, la loi criminelle y était exécutée, sans parler de la
douceur de nos mœurs. La lettre où je prédisais la situa-
tion actuelle a pu paraître la divagation d'une fantaisie exa-
gérée, mais, croyez-moi, elle restait dans les plus strictes
limites de la vérité. L'armée est indisciplinée à un point que
vous auriez peine à concevoir. Déjà beaucoup désertent vers
ceux qu'ils croient devoir devenir l'ennemi. La garde na-
tionale, devenue un corps de volontaires, n'est souvent que
l'écume corrompue de populations trop denses dont les
grandes villes se débarrassent, et qui, incapable physique-
ment de résister à la fatigue et sans courage pour affron-
ter les périls de la guerre, possède tous les vices et toutes
les maladies propres à en faire le fléau des amis et la déri-
sion des ennemis.
Les finances sont dans un mauvais état déplorable. Le
APPENDICE. 359
mécontentement est général, mais il n'éclate pas, d'abord par
antipathie pour les aristocrates et la crainte qu'inspire encore
la tyrannie, puis parce qu'aucune bonne occasion ne se pré-
seulo. Chacun est stupéfait quand il y pense, et, comme une
flotte ancrée dans un brouillard, personne ne veut partir de
peur de s'échouer. Si l'onen vient aux coups sur les frontières,
je pense que le tableau sera curieux. Le premier succès d'un
côté ou de l'autre fixera l'opinion d'un grand nombre qui n'ont,
de fait, aucune opinion, mais sont seulement décidés virtuel-
lement a. ddhèrer au parti le plus fort; et vous pouvez être
sûr que si l'ennemi a un certain succès, une personne visi-
tant ce pays dans deux ans se demandera avec étonnement
comment une nation qui, en 1788, était dévouée à ses rois, a
pu, en 1790, rejeter leur autorité à l'unanimité, pour s'y
soumettre, en 1792, avec une pareille unanimité. Les raisons
que je vous ai données dans ma lettre du 29 avril 1789, et les
craintes quej'y exprimais, semblent à la veille de se réaliser.
Le roi a de bonnes intentions et réussira peut-être par sa
modération à sauver finalement son pays. J'espère beaucoup
de cette circonstance, mais, hélas ! il semble qu'il y ait peu à
attendre de la modération de quelqu'un qui a été aussi
blessé et insulté ; je crois pourtant bien que c'est le meilleur,
j'allais presque dire, l'unique espoir.
Ln courrier est arrivé cette nuit avec des dépêches qui
seront communiquées à l'Assemblée ce matin. L'Empereur
informe le roi qu'il a donné ordre au général Bender (com-
mandant dans les Pays-Bas) de protéger l'électorat de Trêves
avec toutes ses forces. Je n'ai pas dit, comme j'aurais dû le
faire, que les cours de Berlin et de Vienne ont conclu un
traité par la protection de l'empire allemand et le maintien
de ses droits. Vous aurez vu que l'empereur, après avoir
adopté les déterminations de la Diète au sujet des réclamations
des princes ayant certains droits féodaux qui leur sont assurés
par le traité de Westphalie, en Alsace et en Lorraine, a rappelé
au roi que la souveraineté de la France sur ces provinces est
reconnue par ce même traité. Le gouvernement hollandais a
proposé à l'Empereur, comme souverain des Pays-Bas, un
traité d'aide et protection mutuelle en cas d'insurrections.
360 APPENDICE.
CeUe offre est acceplée. Tout ceci s'explique par les intrigues
de la France en vue d'exciter une révolte en Hollande et en
Flandre ; l'accomplissement d'un tel traité mettra l'Empereur
à son aise, s'il doit opérer contre la France au printemps pro-
chain.
ANNÉE 1792
Lettre à Washinfjton.
■ï février. — Cher monsieur, je vous ai écrit le 27 dé-
cembre, mais il y avait beaucoup de choses que j'avais
omises; je vais maintenant en parler. A la fin de la session
de l'Assemblée nationale, une coalition eut lieu entre les
Jacobins et les Quatre-vingt-neuf. Il est nécessaire d'expli-
quer ces teimes. Les Jacobins, ainsi appelés parce qu'ils
se réunissaient dans un couvent ou une église de ce nom,
formaient alors le parti violent; les autres, qui ont emprunté
leur nom à un club fondé en 1789, étaient de soi-disant
modérés. La mort de Mirabeau (qui fut, sans aucun doute
possible, l'une des plus abominables canailles ayant jamais
vécu) laissa un grand vide chez ces derniers. Il était alors
vendu à la Cour, et voulait ramener le pouvoir absolu.
Les chefs des Jacobins étaient violents pour deux raisons :
d'abord, parce que les Quatre-vingt-neuf ne voulaient pas
d'une unionsérieuseetcordialeaveceux. — desorteque, incapa-
bles de marcher seuls, ils furent obligés de recourirà la populace
et, par conséquent, de lui faire des sacrifices; et secondement,
parce que les objets de leurs désirs étaient plus grands, bien
que plus éloignés, (|ue ceux du premier parti. Ces der*
niers n'avaient jamais cherché dans la Révolution que des
places confortables pour eux-mêmes, tandis qu'au début
les Jacobins désiraient réellement établir une constitution
libre, dans l'espoir que tôt ou tard ils auraient le pouvoir.
Vous remarquerez que les aristocrates étaient réduits à
l'impuissance avant la division de leurs adversaires. Vous vous
rappellerez que la première Assemblée avait décrété que ses
membres ne pourraient accepter de la Couronne aucun
302 APPEiXDICK,
emploi, ni être choisis comme repiéseulants du peuple. Le
premier décret était du aux Jacobins, qui voulaient arrê-
ter leurs ennemis , sur le point d'entrer au ministère ;
le second fut adopté malgré les inclinations secrètes
des deux partis. Mais le résultat fut un sérieux désappoin-
tement pour tous les deux, et la Constitution ne pouvant
évidemment pas se maintenir, ils commencèrent à s'aper-
cevoir que sa ruine pourrait provoquer la leur; c'est pour-
quoi ils formèrent une coalition, dans laquelle chacun était
décidé à se servir de l'autre pour ses intérêts.
Mais, direz-vous peut-être, les deux ensemble ne vau-
draient pas grand'chose; cela est vrai, jusqu'à un certain
point; car si la Constitution eût été une chose pratique,
ceux-là qui seraient au pouvoir auraient eu une autorité
réelle. Mais ce n'était pas le cas; aussi le plan des alliés
fut-il d'amener la Cour à croire qu'eux seuls étaient assez
populaires dans la nation pour protéger le pouvoir monar-
chique contre le parti républicain; et, d'autre part, de con-
vaincre l'Assemblée que, disposant entièrement de l'autorité
royale, toutes les faveurs, les emplois et les dons devaient
passer par leur intermédiaire. Ils s'établirent donc, si je
puis employer cette expression, conrtiern en (jonveriiemcnt
près de la nation.
J'ai mentionné le parti républicain. C'est naturellement
un rejeton de l'ancienne secte jacobine , car lorsque les
chefs, trouvant que tout était à peu près ruiné par suite
du défaut d'autorité, se mirent sérieusement à l'œuvre pour
corriger leurs erreurs, beaucoup de leurs disciples, qui
croyaient à ce que ces paôtres avaient prêché, et d'autres
qui prévoyaient dans le rétablissement de l'ordre la perte de
leur importance, résolurent de rejetei" toute soumission aux
têtes couronnées, comme - indigne d'un peuple libre « , etc.
Ajoutez à cela la foule de mendiants, mécontents et affa-
més, d'une période de désordre et de confusion. Ce fut cette
coalition qui empêcha le roi d'accepter la Constitution d'une
façon virile, en en indiquant les fautes capitales, en en mar-
quant les conséquences probables, en eu demandant un nou-
vel examen et en déclarant que sa soumission aux décisions
APPENDICE. ;j(i3
de rAssemblée «;fait due à ce qu'il la considérait comme le
seul moyen d'éviter les horreurs d'une guerre civile. Ils
virent que cette conduite les rendrait responsables, et bien
que ce ne fût pas le plus sûr moyen d'obtenir plus tard une
bonne constitution, et que le roi se fut trouvé lié par les
principes qu'il exposait alors, ils s'y opposèrent pourtant,
parce qu'autrement une bonne constitution allait être établie,
non seulement sans eux, mais contre eux, et leur ferait perdre
naturellement les objets auxquels ils visaient. Le roi luttait fort
pour cette acceptation conditionnelle, dont j'ai parlé, mais
il succomba, sous la menace de commotions populaires, qui
seraient fatales à lui et à sa famille, et de cette guerre
civile , conséquence nécessaire de ces mêmes commotions ,
qu'il voulait éviter par-dessus tout.
Bientôt après son acceptation, il devint nécessaire de choi-
sir un autre minisire des Affaires étrangères; M. deMontmo-
rin avait tellement insisté pour se retirer que le roi ne pou-
vait plus décemment lui demander de rester. Voici quelle fut
alors la composition du ministère : M. Duport, garde des
sceaux, créature et âme damnée du triumvirat; ce triumvirat
comprend un autre Duport , Barnave et Alexandre I.ametli ,
chefs des vieux Jacobins. Je dis les vieux Jacobins, car les
Jacobins actuels forment le parti républicain. Ce garde des
sceaux communiquait constamment à ses coadjuteurs tout ce
qui se passait au Conseil. Le ministre de l'Intérieur, M. De-
lessart, était un indécis, un de ceux qui, comme dit Shakes-
peare,» nient, alfirment et changent tranquillement suivant
les changements de leurs maîtres. » Il avait été sous les ordres
de Xecker, qui lui avait procuré de l'avancement; il s'était
lié avec les triumvirs, ennemis de Xecker, parce qu'ils étaient
les plus foris, mais il restait en bons termes avec les aulres.
Duportail, ministre de la guerre, dont je vous ai parlé au
moment de sa nomination, en prédisant la conduite qu'il tien-
drait envers M. de La Fayette auquel il doit tout, était égale-
ment absolument dévoué au triumvirat. Mais à ce moment il
avait de telles difficultés avec l'Assemblée que sa démission
paraissait inévitable à brève échéance, M. Bertrand de Molle-
ville venait d'être nommé à la Marine, emploi que M. de Bon-
364 APPIÎXDICK.
jjainville avait refusé. Il y était poussé par los Quatre-vingt-
neuf, (|u'il méprise, et il dit au roi qu'il ne voulait pas faire
partie d'un ministère, dont il sa\ail que plusieurs membres
n'étaient pas fidèles. La même influence favorisa M. Bertrand,
bien qu'il soilréellementattachéà laCouronne et désire ardem-
ment obtenir pour son pays une bonne constitution; c'est un
homme sensible, intelligent et laborieux — il a porté la robe
— et l'ami intime de M. de Montmorin. .le vous ai informé
autrefois que M. de Choiseul avait lefusé les Affaires étran-
gères. Pendant que l'on cherchait quel successeur l'on donne-
rait à iU. de JUontmorin, le roi, de son propre mouvement,
nomma le comte de Moustier, et lui écrivit à ce sujet une
lettre que Moustier m'a montrée depuis. Il a eu la prudence
d'écrire de Berlin pour refuser d'accepter jusqu'à son retour
à Paris. Lorsqu'il y arriva, h\ roi lui dit (ju'il ne pouvait le
nommer, parce qu'on le coiisidérail comme aristocrate. Vous
remarquerez (|ue la coalition avait travaillé pour l'éliminer,
et ici je dois faire une digression. Le plan était de nommer,
dès que les circonstances s'y prêteraient, un ministre de la
guerre fidèle au roi ; puis Bougainville prendrait la marine,
Bertrand serait nommé garde des sceaux, et D(îlessart serait
conservé ou renvoyé selon sa conduite. Ce plan était complè-
tement ignoré de la coalition, mais elle savait bien que si
Moustier était nommé, ce serait un pas de fait vers la destruc-
tion de son influence et de son autorité; on assura donc au
roi (|u'on ne pouvait répondre des conséquences, on le menaça
de commotions populaires, d'opposition dans l'Assemblée et
ainsi de suite, si bien (|u'enfîn il abandonna la nomination et
expliqua l'affaire à Moustier. Il s'ensuivit un long interrègne
à ce ministère, et comme M. de Montmorin refusait absolu-
ment d'y rester, le portefeuille fut confié à M. Delessarl, et
quelque temps après, le comte deSégur fut nommé. Il accepta
en croyant à deux choses pour chacune desquelles il se trom-
pait : l'une, qu'il jouissait des bonnes grâces du roi et de la
reine, mais il n'avait jamais pris le bon chemin pour obtenir
leur confiance ou celle des autres; le second article de son
credo était que les triumvirs (ses patrons) disposaient d'une
majorité dans l'Assemblée. Il fut immédiatement détrompé
APPKXDICK
ar>5
sur ce dernier point ; il abandonna aussitôt le ministère et
quitta la ville.
Dans ces circonstances, M. de iVarbonne fit tous ses ellorts
pour obtenir la place, et puisque j'ai écrit son nom et celui
de M. de Cboiseul, je veux parler ici de l'abbé de Périgord,
devenu évèque d'Aulun. Tous les trois appartiennent à de
grandes familles; ce sont des bomraes d'esprit et de plaisir.
Les deux premiers avaient eu de la fortune, mais l'avaient
dépensée. Ils étaient tous les trois intimes, et avaient ensemble
parcouru la carrière de l'ambition pour refaire leur fortune.
Aucun n'est un modèle sous le rapport de la moralité. On
blâme particulièrement l'évêque sur ce chapitre, non pas tant
parce qu'il est adultère, chose assez commune dans le haut
clergé, mais à cause de la variété et de la notoriété de ses
amours, à cause du jeu, et surtout de ses spéculations sous le
ministère de M. de Calonne, avec qui il était dans les meil-
leurs termes — il avait ainsi des renseignements dont ses
ennemis disent qu'il profitait largement. Je n'en crois rien,
cependant, et je pense qu'en exceptant ses galanteries et sa
manière de penser un peu trop libérale pour un ecclésias-
tique, les accusations sont très exagérées. Ce fut yrincipa-
lement par les intrigues de l'évêque que M. de Choiseul fut
autrefois nommé aux Affaires étrangères, mais il préféra rester
à Constantinople, jusqu'à ce qu'il put voir comment les choses
tourneraient; pour cela, il détermina le Vizir, ou plutôt le
Reis I'>ffendi, à écrire qu'il pensait que l'intérêt de la France
demandait pendant trois ans encore son maintien dans cette
ville. L'on dit que M. de Narbonne est le fils de Louis XV et
de Mme Adélaïde, sa propre fille et tante du roi actuel. Il est
certain que la vieille dame, actuellement à Bome, l'a tou-
jours protégé et favorisé très chaudement.
Au commencement de la Révolution, il était grand anti-
Neckeriste, bien qu'étant l'amant en titre de Mme de Staël,
fille de M. Mecker; il était violemment opposé à la Révo-
lution, et il y eut plus t;ird une certaine froideur entre lui et
l'évêque, en partie à cause de la politique, et en partie parce
que, d'accord avec tout le monde, il croyait l'évêque trop
bien avec sa maîtresse. A ce propos, elle me dit qu'il n'en est
:3()() APPENDICK.
rien, et natiuellement moi, qui suis charitable, je la crois.
Cette froideur finit par disparaître après l'intervention de leurs
amis communs, et l'évèque fit tous ses efforts pour faire
nommer son ami \arboune aux Affaires étrangères. Mais le
roi ne voulut pas consentir, à cause de la grande indiscrétion
de Mme de Staël. M. Delessart fut donc nommé, très content
de se débarrasser du ministère de l'Intérieur où il avait tout à
redouter, n'ayant ni pouvoir, ni ordre, ni pain à distribuer.
On chercha ensuite à l'aire nommer M. do Narbonne à la place
de M. Duportail; M. Delessart donna à ce plan son aide cor-
diale , pour compenser son désappointement dans l'autre
ministère. Finalement l'intérieur échut à un M. Cahier de
(ierville — que je connais peu, et qu'il m'est inutile de con-
naître.
Ce ministère, extrêmement désuni, et fortement hostile à
l'Assemblée, ne comprend en somme (ju'uue dose modérée de
talents; car, bien que le comte de Xarbonne soit un homme
d'esprit, et un garçon agréable et actif, ce n'est nullement un
homme d'affaires; et bien que M. Bertrand de Mollevillc ait
des talents, pourtant, comme dit le proverbe, « une seule
hirondelle ne fait pas l'été. « Tel qu'il est, chacun de ses mem-
bres est convaincu que la Constitution ne vaut rien; mal-
heureusement, beaucoup sont assez indiscrets pour faire con-
naître cette opinion, au même moment oii ils déclarent leur
détermination de la maintenir et de l'exécuter, ce qui est en
fait la seule manière rationnelle restant aujourd'hui , d'en
montrer les défauts. Il est inutile de vous dire que quelques
membres de l'Assemblée nationale sont à la solde de l'Angle-
terre, car vous le supposez bien. Brissot de Warville est du
nombre, dit-on, et à la vérité (soit par corruption ou pour tout
autre motif que j'ignore) sa conduite tend à nuire à sou pays
et à favoriser celui de ses vieux ennemis, au plus haut degré-
I^a situation des finances est telle que tout homme sensé voit
l'impossibilité de continuel- comme en ce moment, et parce
(|u'un changement de système après tant de déclamations
pompeuses ne va pas sans quelque danger chez un peuple
aussi sauvage et déréglé, il a paru qu'une guerre fournirait un
prétexte plausible pour des mesures décisives pour lesquelles
AI'PEXDICE. 367
on invoquera la nécessité, en dépit de la politique, de l'huma-
nilé et de la Justice. D'autres considèrent la guerre comme
le moyen d'obtenir pour le gouvernement le commandement
éventuel d'une force militaire disciplinée, qui pourrait être
employée^àrétablirl'ordre, ou en d'autres termes, à ramener le
despotisme, puis ils espèrent que le roi donnera à la nation
une constitution qu'ils n'ont ni la sagesse de rédiger, ni la
vertu d'adopter eux-mêmes.
D'autres encore supposent qu'eu cas de guerre, le roi sera
tellement attiré vers son frère, la reine vers l'empereur, les
nobles (en très petit nombre) qui restent ici vers la masse de
leurs frères qui ont quitté le royaume, que les revers, inévi-
tables pour des foules indisciplinées eu présence d'armées
régulières, seront facilement mis au compte de conseils don-
nés par des traîtres, et que le peuple sera amené à les bannir
complètement et à établir uue République fédérale. Enfin,
les aristocrates, brûlant du désir de se venger, presque tous
pauvres, mais tous remplis d'orgueil, espèrent qu'avec l'aide
des armées étrangères, ils pourront revenir victorieux et réta-
blir l'espèce de despotisme qui conviendra le mieux à leur
cupidité. Il se trouve donc qu'avec des vues différentes, la
nation entière désire la guerre ; car, dans des assertions géné-
rales de ce genre, il est bon de tenir compte de l'esprit du
pays, qui a toujours été belliqueux.
Je vous ai dit, il y a longtemps, que l'empereur n'est pas
du tout un prince entreprenant ou belliqueux. Comme preuve,
je dois aujourd'Imi vous informer que dans la fameuse confé-
rence de Pilnitz, il a été joué par le roi de Prusse, car il
venait, décidé à discuter la nature et l'étendue de l'aide à
fournir et des forces à employer; mais le roi y coupa court en
déclarant que la différence d'étendue de leurs états respectifs,
et uue foule d'autres circonstances, justifiaient la demande
d'efforts plus grands de la part de l'empereur, mais qu'il irait
avec lui sur le pied d'une parfaite égalité. En conséquence,
l'empereur fut obligé de consentir, mais il le fit avec le des-
sein et le désir de n'en rien faire. Lors donc que le roi accepta
la Constitution, il voulut considérer ce fait comme ôtant aux
princes étrangers toute raison d'intervenir. Cependant, le roi
3fiS APPENDICE.
de Prusse donnail au roi des assurances personnelles de son
bon vouloir et de son attachement fraternel, et il en fournit
des preuves substantielles. I/intérôt véritable du roi (qui on
est persuadé) semble être de maintenir la paix, et de laisser
l'Assemblée agira sa guise, ce qui montrera la nécessité de
rétablir en grande partie l'autorité royale. La faction liostile
au roi s'en rend bien compte, et c'est pour elle une nouvelle
raison de pousser les choses à l'extrémité; en vue de détruire
tout ce qui peut se rattacher à l'ancien régime, elle a imaginé
de rechercher l'alliance de la Grande-Bretagne et de la Prusse.
En conséquence, l'évèque d'Autun a été envoyé ici; si mes
informations sont exactes, il est autorisé à proposer la cession
des îles de France, de Bourbon et de Tabago, comme prix
d'une alliance contre l'empereur. Ceci tend directement à
rompre le pacte de famille avec l'Espagne, que l'Angleterre
courtise depuis longtemps; car il est évident que l'Angleterre
ne s'embarquera pas dans un conflit dont la France tirerait
le moindre profit; le jeu de M. Pilt est donc aussi clair que
le soleil et convient parfaitement à son tempérament et à ses
dispositions. Il n'a qu'à accepter les offres faites, et en envoyer
des copies à Vienne et à Madrid pour aider à ses négociations,
surtout avec l'Espagne. Il peut aussi leur off'rir de garantir
leurs Etats et leurs droits contre nous; de cette façon nous
nous trouverions subitement entourés de nations hostiles.
Le ministre de la guerre a violemment combattu cette mis-
sion en plein conseil; il en a exposé les conséquences et obtenu
quelques restrictions utiles. Au Comité diplomatique, M. Bris-
sot de Warville proposait la cession de Diinkerque et de
Calais à l'Angleterre, comme gages de la fidélité de la France
aux engagements qu'elle pourrait prendre. Cet échantillon
vous permettra de juger de la droiture et de la vertu de la fac-
tion à laquelle il appartient, et je suis sûr que votre cœur
d'honnête homme se remplira d'indignation et de mépris,
quand je vous dirai que parmi les chefs de cette faction, il y
en a qui doivent tout à la munificence du roi.
La mission de l'évèque d'Autun a produit une sorte de
schisme dans la coalition. Le parti deLamethetde Barnave y
est fortement opposé. M. Delessart, après en avoir adopté le
APPEXDICE. 369
plan sur les instances de Tévêque (qui en était l'auteur) et de
ses amis, l'a abandonné sur les instances des autres, et deux
jours avant mon départ de Paris, un exprès fut envoyé pour
assurer à l'empereur que, malgré les apparences, rien ne se
tramait contre lui. De fait, on allait de nouveau faire l'essai
d'une alliance entre la nation et lui, d'après un plan élaboré,
il y a environ trois mois, par ceux qui plus tard firent le plan
d'une alliance avec la Grande-Bretagne. Vous jugez quelle
confiance |on peut avoir en ces hommes d'Etat de formation
récente. Le roi et la reine sont blessés jusqu'au vif de ces
démarches téméraires. Je crois que l'on a donné toutes les
assurances nécessaires à l'empereur et au roi d'Espagne. Une
personne dans le secret m'a demandé de vous assurer, de
leur part, que l'on est très loin de désirer un changement
dans le système de la politique française et d'abandonner les
anciens alliés ; par conséquent, s'il résulte le moindre avantage
des avances actuellement faites à l'Angleterre, vous sup-
poserez qu'il est dû uniquement à la folie du moment, et
non à ces gens-là ; ils n'approuveraient même pas ces avan-
tages, mais bien le contraire.
Je vous enverrai cette lettre de la façon qui promet d'être
la plus sûre, et je dois vous supplier, mon cher monsieur, de
la détruire par crainte d'accidents. Vous sentez combien il
est important de ne pas publier ces informations.
Lettre à Washington .
Londres, 17 mars. — L'évêque d'Autun étant maintenant
rentré à Paris, il peut être bon de faire connaître le résultat de
son ambassade. Il a été mal accueilli, pour trois raisons :
d'abord , parce que la Cour regarde avec horreur et appréhension
les scènes qui se passent en France, et dans lesquelles on le
considère comme l'un des principaux acteurs; secondement,
parce que sa réputation déplaît à des personnes se piquant
d'honorabilité dans leurs manières et leur maintien, et enfin,
parce qu'en arrivant il a commis l'imprudence de répandre
l'idée qu'il corromprait les membres du ministère, et ensuite
24
370 APPENDICE.
de fréquenter les chefs du parti des dissidents, et d'autres faits
similaires. Il a renouvelé l'impression produite avant son dé-
part de Paris, qu'il voulait intriguer avec les mécontents. Sa
réception en public ne fournit pourtant aucun moyen de con-
naître le résultat de sa mission, car la réception aurait pu
être très mauvaise et le résultat très bon. Mais le fait est qu'il
n'a pu faire aucune offre digne d'être accueillie, et que ses
demandes ne pouvaient être accordées. Il se bornait à offrir
la cession de Tabago, la démolition des ouvrages de Cher-
bourg, et une prolongation du traité de commerce. Il deman-
dait une stricte neutralité en cas de guerre avec l'empereur.
Or, vous remarquerez qu'aucune Cour ne pourrait prudem-
ment traiter avec la France dans sa situation actuelle, vu que
personne ne peut faire en son nom des promesses d'autre
sorte que celles que font les parrains et les marraines à un
baptême, et tout le monde sait comment ces promesses sont
tenues. Convaincu de ceci, l'évèque n'a jamais dit un mot de
sa mission à lord Gower, ambassadeur d'Angleterre à Paris,
qui m'en a parlé comme d'une chose extraordinaire, mais qui
était pourtant bien content de n'avoir pas eu à donner des
lettres de présentation.
Au sujet de Tabago, il me faut faire une digression. Voilà
longtemps que j'ai été informé à Paris que des colons de
Saint-Domingue étaient venus à Londres faire des ouvertures
à M. Pitt. Depuis lors, j'ai appris que le ministère français
possédait des documents prouvant non seulement qu'il fomen-
tait les désordres en France, mais qu'il intriguait profondé-
ment au sujet de cette colonie. J'ignore les preuves particu-
lières ; je ne puis donc parler d'une façon positive. Je ne
puis non plus me porter garant de ce que j'ai encore appris
à ce sujet depuis un mois, mais on m'assure que M, Pitt a
l'intention, s'il le peut, d'assurer l'indépendance de Saint-
Domingue. On me désigne comme son agentà ParisM. Clerk-
son, le grand avocat des nègres, et la conduite d'une par-
tie de l'Assemblée, en refusant de porter secours à cette île,
me corrobore dans cette idée. Le cas étant tel, ou supposé
tel, l'offre de Tabago est trop minime pour attirer l'attention
de M. Pitt, même en ne tenant aucun compte des autres
APPENDICE. 371
circonstances. A ce propos, mon informateur me dit aussi que
M. Pitt a l'intention de nous enjôler jusqu'à l'adoption de
son plan pour Saint-Domingue; et j'apprends d'une autre
source qu'il a l'intention de nous ofirir sa médiation pour
la paix avec les Indiens. Cette médiation doit être pour nous
la récompense de l'adoption de ses plans , et en ce qui
regarde les tribus indiennes^ il veut, par ce moyen, se cons-
tituer leur patron et leur protecteur. Il peut être bon de rap-
procher ceci de la récente division du Canada et les me-
sures prises actuellement pour coloniser militairement le haut
pays, et par-dessus tout, de ce qui peut venir de M. Ham-
mond.
Je reviens à Saint-Domingue. Si tel est le plan de M. Pitt,
bien que je ne nous suppose pas disposés à nous y engager
ni même à nous y arrêter, le succès en sera pourtant tout à
notre avantage, et une simple préface de ce qui arrivera sûre-
ment à la Jamaïque au premier changement de vent dans le
monde politique. La destruction du port de Cherbourg n'a
actuellement aucune importance pour le ministère anglais,
parce qu'on suppose que les éléments le détruiront avant
qu'il ne soit achevé, et parce que la marine française, man-
quant de discipline, forme plutôt un objet de mépris que de
crainte. La prolongation offerte du traité de commerce ne
répond à rien, car actuellement toutes les parties de la France
sont ouvertes à la contrebande, et l'on a peu de raison de
croire à la longue durée d'un traité fait en ce moment. Il
arrive donc qu'aucune des offres n'arrête l'attention. La
neutralité demandée a une très grande importance, au con-
traire. En laissant les Pays-Bas autrichiens exposés à une
invasion française ou aurait violé les anciens et les
récents traités. Ce n'est pas tout, car (comme j'ai déjà eu
l'occasion de le faire remarquer) l'annexion de ces provinces
à la monarchie française serait presque, sinon tout à fait,
fatale à la Grande-Bretagne. Et si nous considérons qu'elles
sont déjà presque en révolte ouverte, et que leur intérêt
est en fait de se réunir à la France, il y a lieu de supposer
que cette union pourrait s'accomplir en cas de guerre avec
l'Empereur. J'en ai dit assez sur le chapitre de la bonne
372 APPENDICE.
foi et de la bonne politique. Mais il y a encore une autre
cause qui peut produire des effets égaux à toutes les autres.
Il paraît que la question est de savoir si c'est le cabinet
anglais ou le cabinet russe qui dirige l'autre. Il y a peut-
être un peu des deux, mais, quoi qu'il en soit, ceci est cer-
tain : ni l'un ni l'autre n'est disposé à contrecarrer ouver-
tement les vues de son allié. Or, en laissant de coté les
sentiments personnels qui agitent naturellement le souverain
de ce royaume-ci comme ceux de tous les autres à l'égard
de la Révolution française, il est notoire que, dès son début
même, des agents furent employés à fomenter un esprit de
révolte dans les autres États, et particulièrement en Prusse,
Le roi de Prusse ressent donc pour les révolutionnaires fran-
çais toute la colère d'un prince allemand, fier, passionné et
otTensé. Ajoutez-y que l'électeur de Hanovre ne peut, à ce
titre, souhaiter aucun changement dans le gouvernement de
l'Allemagne. Si donc l'intérêt de la Grande-Bretagne eût
été d'établir en France une constitution libre (ce qui n'est
certainement pas le cas), je suis parfaitement convaincu
que cette Cour n'aurait jamais fait un seul effort dans
ce but.
Je vous ai mandé dans ma dernière lettre que le minis-
tère français était désuni à l'extrême. Il l'était trop pour pou-
voir durer; de plus, ses membres s'employaient à préparer
mutuellement leur chute. M. de Narbonne voulait entrer aux
Affaires étrangères. Il avait une foule de raisons pour le dési-
rer, dit -on, et principalement parce qu'il disposerait de
grosses sommes sans avoir à en rendre compte. Quels que
fussent ses motifs, voici quel paraît avoir été son plan. Il
s'est fait l'avocat de toutes les mesures de violence. Une pa-
reille conduite aurait naturellement excité les soupçons de
tout homme sensé, mais pas ceux de l'Assemblée. Il s'allia
aux partisans de la démocratie et tout en s'assurant par ce
moyen contre leurs clameurs, il prenait grand soin de ses
intérêts pécuniaires. On me l'affirme, du moins, mais en
ajoutant qu'il a eu la grandeur d'àme de payer ses dettes,
bien que ses domaines (situés à Saint-Domingue) soient notoi-
rement parmi ceux qui ont été dévastés. Ou affirme encore
APPENDICE. 373
que, pour apaiser les cris des adjudicataires qui lui ont donné
de l'argent et qui se trouvaient sur le chemin de la ruine, il a
consenti à les indemniser de la dépréciation des assignats.
Pour faire disparaître un grand obstacle à ses agissements, il
a pris part aux intrigues contre M. Bertrand de .\Iolleville, et
en même temps en commença d'autres contre M. Delessart,
en vue d'obtenir sa place. On dit que le roi a dans les mains
les preuves de toutes ces choses. J'ai déjà fait connaître en
partie la conduite de M. Delessart. Je dois ajouter que plus
tard, croyant à la toute-puissance de Brissot de Warville et
de Condorcet dans l'Assemblée, il viola les engagements qu'il
avait pris avec les triumvirs , et rédigea quelques dépèches
conformes aux vues de ces deux messieurs. On résolut donc
de le déplacer, et l'on recherchait son successeur. La per-
sonne à laquelle l'on s'adressa était en train de délibérer si
elle accepterait ou non, lorsque Brissot amena sa mise en
accusation et son arrestation. En même temps, M. de Nar-
bonne était renvoyé et M. de Gerville devait le suivre dans sa
retraite. Le chevalier de Graave succède à M. de JVarbonne.
Quand j'ai quitté Paris, il était attaché aux triumvirs. Il ne
manque pas d'intelligence , mais je considère sa réussite
comme presque impossible. J'apprends que M. Bertrand,
contre qui l'Assemblée a enfin voté une adresse, a donné sa
démission. Il y a là-dessous quelque chose que je ne puis
découvrir sans être sur les lieux, mais vous pouvez être cer-
tain qu'il se retire avec l'entière confiance du roi et de la
reine. Les informations reçues de Paris étaient antérieures
à la nouvelle de la mort de l'Empereur , qui a probable-
ment occasionné les violences employées contre le pauvre
Delessart, en faisant disparaître les craintes de ceux qui
(malgré tous leurs grands mots) éprouvaient une frayeur
terrible. Il est impossible de déterminer, ou même de con-
jecturer quelles seront les conséquences de cet événement.
Beaucoup dépendra du caractère personnel de son succès j
seur, que je ne connais pas encore.
374 APPENDICE.
Lettre à Waskington.
6 avril. — Mon cher Monsieur, je vous ai fait part de
beaucoup de choses que je n'aurais pas voulu confier à
d'autres; j'aurai encore par la suite des renseignements
qu'il sera bon de vous faire parvenir en particulier; mais,
en même temps, on compte en Amérique que les fonc-
tionnaires publics vont correspondre librement et sans réti-
cences avec le ministère des Affaires étrangères; il pour-
rait donc être inconvenant de ne pas tout dire dans les lettres
adressées à ces bureaux. Donnez- moi, je vous prie, votre
opinion à ce sujet. Je serais très fâché de déplaire à n'im-
porte qui , mais je ne puis avoir en les autres la même
confiance qu'en vous, et ma lettre du 4 février vous mon-
trera qu'il peut se faire que je ne puisse agir autrement.
Un exprès arrivé hier soir a apporté la nouvelle de l'assas-
sinat du roi de Suède à un bal masqué, le 26 du mois der-
nier; voici encore une autre couronne qui tombe sur la tête
d'un jeune Souverain. Ceux qui croient les Jacobins français
engagés dans un grand complot régicide rapprochent la mort
de l'empereur et celle du roi de Suède des préparatifs faits
contre laFrance, d'où ilsconcluent que le roi de Prusse devrait
prendre des précautions et surveiller ses regards et ses com-
pagnons. Ces morts subites à un moment si critique sont
extraordinaires , mais je ne crois pas d'habitude aux mons-
truosités, et je ne puis voir comment un club pourrait suivre
un sentier d'horreurs, où le secret est essentiel à la réussite.
Le jeune roi de Hongrie a fait aux demandes péremptoires
de la France une réponse de nature à réprimer un peu la joie
extravagante manifestée pour la mort de son père. On me
dit que c'est un disciple plutôt de son oncle Joseph que de
son père, et, s'il en est ainsi, il ne restera pas lontemps sans
agir. La mort du roi de Suède va pourtant déranger quelque
peu le plan des opérations. Dieu seul sait comment tout cela
finira.
APPENDICE. 375
Lettre à M. Thomas Jefferson, secrétaire d'État.
10 juin. — Monsieur, dans mon entrevue du 15 mai avec
M. Dumouriez, il m'a dit qu'il pensait que le mieux était de
me présenter immédiatement au roi ; ma première audience
n'eut pourtant lieu que le 3 courant. Il a donné comme
excuse de ce retard l'état des affaires publiques, qui l'ont
maintenu dans un état d'occupation et d'agitation constantes.
Je ne veux pas vous imposer le récit de ce qui s'est passé
lors de ma réception par le roi et la reine. Le lendemain
j'ai dîné avec M. Dumouriez, à qui j'ai remis la lettre du
Président au Roi sur son acceptation de la Constitution.
J'avais préparé une traduction de cette lettre, pour éviter
les erreurs assez fréquentes de leurs agents. A propos,
différents membres du corps diplomatique m'ont parlé de
cette lettre, qui leur a donné une haute idée de la sagesse
du Président. Selon vos instructions, j'ai saisi l'occasion de
parler de la mesure odieuse prise par l'ancienne Assemblée
contre M. Dumouriez et M. Bonnecarrère, son secrétaire in-
time. Ce dernier m'a dit qu'il partageait complètement mon avis
là-dessus, mais que rien ne pouvait se faire avant d'avoir
rendu l'Assemblée moins nerveuse ; l'on pouvait, il est vrai,
réunir .une majorité, mais non pas l'amener à voter autre
chose que des mesures provisoires ; nous pourrions cepen-
dant préparer la chose et la mettre en train. M. Dumouriez
m'a dit que son système politique était extrêmement simple:
une puissance aussi grande que la France n'a pas besoin
d'alliances; il est donc opposé à tout traité autre que ceux
de commerce. Vous êtes déjà informé, je suppose, des
raisons qui ont déterminé la déclaration de guerre coutre le
roi de Hongrie, et vous savez que l'une de ces raisons était
l'espoir d'une révolte dans la Flandre autrichienne. On a
même avoué publiquement (et je crois que c'est la première
fois dans les temps modernes) l'intention de la provoquer et les
efforts faits dans ce but. Cet espoir a été déçu jusqu'ici,
autant que l'on peut en juger par le tempérament et le
376 APPENDICE.
caractère des populations flamandes; d'après les informations
que j'ai pu me procurer, il paraîtrait que, quelle que soit leur
répugnance envers le gouvernement autrichien, elles sont
encore moins bien disposées envers la France. Lne diversion
de ce côté est donc absolument improbable; la possibilité en
diminue chaque jour pour deux causes naturelles : d'abord,
les troupes françaises sont extrêmement indisciplinées, et
secondement les forces de leurs ennemis vont prochainement
recevoir des renforts considérables. De toutes les nouvelles
dignes de foi, il résulte que vers le milieu du mois prochain,
les armées alliées compteront environ 180,000 hommes, en
laissant décote les émigrés français. Il est douteux qu'on laisse
agir ces derniers, pour les raisons suivantes : d'abord, on ne
peut supposer que vingt mille volontaires nobles, servant à
leurs frais, soient jamais bien disciplinés; on redoute en consé-
quence qu'ils ne fassent plus de tort à leurs amis qu'à leurs
ennemis. Secondement, il est presque impossible que dans ce
nombre de gens, tous irrités par des injures, réelles ou sup-
posées, il ne s'en trouve quelques-uns pour agir plutôten vue
d'assouvir des vengeances particulières que pour le bien public,
et il est certain que des actes de cruauté el d'injustice ser-
viront plutôt à prolonger qu'à terminer la lutte, ou, du moins,
la terminer selon leurs désirs. Troisièmement, il est notoire
que la grande masse du peuple français désire moins maintenir
l'état actuel des choses qu'empêcher le retour des anciennes
oppressions, et naturellement se soumettrait plutôt à un pur
despotisme qu'à cette sorte de monarchie dont les seules limites
se trouvaient dans ces corps de la noblesse, de la magistrature
et du clergé, qui opprimaient et insultaient le peuple à tour de
rôle. Cette observation me mène tout droit au but poursuivi
par les puissances alliées, que je suppose être l'établissement
d'un gouvernement militaire sur les ruines de l'anarchie qui
règne actuellement, et à la continuation de laquelle aucune
puissance, sauf l'Angleterre, ne trouve son intérêt. Les autres,
voyant que s'il n'existe pas de contre-poids à sa marine,
l'Angleterre doit être maîtresse de l'océan (ce qui, dans l'état
actuel du commerce du monde, équivaut à l'empire universel)
ne peuvent que désirer rétablir le royaume de France .
APPEXDICE. 377
Ici une question importante surgit. Quelle sorte de gou-
vernement établira-t-on? Les émigrés espèrent que ce sera
leur chère aristocratie; mais il est difficile de supposer que
des rois s'efTorceront d'établir à l'étranger ce qu'ils tra-
vaillent sans cesse à détruire chez eux, d'autant que la Révo-
lution française ayant été commencée par la noblesse ,
l'exemple sera bien plus frappant si elle en devient la vic-
time . \Iais si les monarques alliés ont intérêt à détruire
l'aristocratie , ils ont un intérêt encore bien plus grand et
plus évident à empêcher l'adoption d'un système libre et
bien équilibré. Un tel système s'étendrait inévitablement, et
forcerait les puissances voisines à se relâcher de leur tyrannie.
Si la cour de Berlin avait pu être insensible à cette vérité qui
la touche de si près, les zélés réformateurs d'ici n'auraient
pas permis aux ministres de Prusse de s'endormir dans le
danger. Le désir de propager leurs opinions et de se faire
des recrues les a conduits si loin que cette querelle, qui
n'aurait pu être que politique, est devenue personnelle, et
j'ai de bonnes raisons de croire, malgré le profond secret
dont sont entourés les desseins de la grande alliance , que
l'on a l'intention de remettre tout le pouvoir aux mains du
roi . Les partisans irréfléchis de la liberté ont préparé cet
événement. Dans leur ardeur à détruire les anciennes insti-
tutions, ils ont oublié qu'une monarchie sans degrés inter-
médiaires n'est qu'un autre nom pour anarchie ou despo-
tisme. L'anarchie malheureusement existe à un degré inouï;
et telles sont l'horreur et la crainte qu'ont inspirées partout
des sociétés licencieuses, que l'on a lieu de croire que la
grande masse de la population française considérerait même
le despotisme comme un bienfait, s'il était accompagné de
la sécurité pour les personnes et les propriétés, telle qu'on
la trouve sous les pires gouvernements de l'Europe. Un
autre grand moyen d'établir le despotisme semble être la
banqueroute nationale, qui paraît inévitable. Les dépenses
du mois dernier ont dépassé les revenus d'environ 10 mil-
lions de dollars. Les dépenses continuent à augmenter et
les revenus à diminuer. Les biens du clergé sont dévorés,
et la dette est aussi grande qu'à l'ouverture des États gêné-
378 APPENDICE.
raux. En enlevant ses biens à l'Église, les dépenses courantes
ont augmenté d'environ un sixième. Les dilapidations dans
chaque ministère sont sans exemple, et l'on a, pour cou-
ronner le tout, une monnaie de papier dont le total aug-
mente sans cesse, et qui monte déjà à plus de trois cents
millions de dollars. De ces faits, il est impossible de ne
pas tirer les plus sinistres présages . Les campagnards ont
été poussés jusqu'ici, dans une grande mesure, par l'espoir
du gain. L'abolition des dîmes, des droits féodaux et de»
impôts accablants, était si agréable , qu'on ne pouvait se
résoudre à en examiner froidement les conséquences, ni
même à faire une enquête au point de vue de leur stricte
justice. Après cette abolition, vinrent les combinaisons philo-
sophiques et mathématiques du fisc, qui sont très belles et
satisfaisantes , et auxquelles on ne peut faire qu'une seule
objection de quelque valeur, savoir qu'elles ne sont pas
réalisables. Or, j'ai fréquemment remarqué que, quand
l'humanité en arrive à abandonner le sentier de la justice, il
n'est pas facile d'arrêter sa marche à un point déterminé;
par conséquent, tout le royaume (sauf Paris) ayant intérêt
à ne pas payer les impôts, la question sera décidée sans
grande difficulté, si le Corps législatif quitte cette ville. Il se
prépare déjà à un déplacement et a l'intention d'emmener
le roi; à cet effet, un décret est déjà passé qui licencie la
garde du corps , et un autre qui ordonne de rassembler
20,000 hommes au nord de la ville . La milice parisienne
s'opposera à ce dernier décret, dont elle commence à voir
le but; et comme l'opinion générale semble être qu'aucune
résistance sérieuse ne sera faite aux troupes autrichiennes
et prussiennes , on considère la personne de Louis XVI
comme la plus solide des alliances, pour se protéger du
pillage et des outrages. Ce décret peut donc produire un
schisme entre la milice et l'Assemblée, ou entre les habitants
de Paris, ou tous les deux. Il existe déjà une rupture sérieuse
entre les membres du ministère actuel, et quelques-uns
devront se retirer. J'ai les meilleures raisons de croire qu'ils
seront tous changés dans quelques semaines, et un certain
nombre dans quelques jours . Il existe aussi une inimitié
APPEXDICE. 379
mortelle entre les divers partis de l'Assemblée. A la tète de
la faction jacobine est la députation de Bordeaux , et cette
ville, vous le savez, est particulièremeot hostile aux intérêts
de notre commerce . C'est à cette hostilité, ou plutôt à cette
confusion universelle, que Dumouriez faisait allusion en
s'excusant d'avoir retardé mon audience . C'est elle aussi
que son secrétaire intime avait en vue quand il me parlait de
la nécessité de mettre plus de suite dans les idées de l'Assem-
blée, avant de pouvoir rien faire. M. Dumouriez m'a dit
qu'il n'avait aucune inquiétude du côté de la Prusse, dont
le seul but était d'engager à fond la maison d'Autriche, puis
de profiter de ses embarras. Je lui ai répondu qu'il devait
naturellement être bien informé à ce sujet, mais depuis que
le ministre de Prusse était parti sans prendre congé, je ne
pouvais que supposer les intentions de cette cour plus
sérieuses qu'il ne se l'imaginait. Il me donna de nom-
breuses raisons pour son opinion, que je n'aurais regardée
que comme une opinion objective, si en d'autres circons-
tances ses intimes ne me l'avaient pas citée, et si je ne con-
naissais la source où il puise ses meilleurs renseignements.
Un événement récent vient de donner une nouvelle force
à cette manière de voir : je parle de l'attaque de la Pologne
par l'impératrice de Russie pour détruire sa nouvelle consti-
tution. On ignore si ce mouvement est concerté avec les cabi-
nets d'Autriche ou de Prusse. Je ne puis pas encore me faire
une opinion acceptable à ce sujet, mais je crois que, dans
l'un et l'autre cas, ces cabinets poursuivront leurs vues sur
ce pays-ci. Les détails où je suis entré et les renseignements
que vous pourrez avoir par les journaux publics, montrent
qu'en ce moment il sera bien difficile d'attirer l'attention sur
d'autres objets que ceux qui causent en ce moment une si
grande agitation. Le meilleur tableau que je puisse vous
donner de la nation française serait celui d'un troupeau
fuyant devant la tempête. Pour ce qui est du ministère,
chacun de ses membres s'emploie à se défendre ou à attaquer
son voisin. Je m'occuperai néanmoins des choses que vous
me recommandez. Les obstacles au succès ne font qu'exciter
mes efforts. Il faut pourtant s'y prendre avec précaution,
380 APPENDICE.
parce qu'un changement soudain peut faire arriver au pou*
voir des personnes qui s'opposeraient à une mesure simple-
ment parce que leurs prédécesseurs l'auraient approuvée.
Vous m'avez demandé, entre autres choses, de vous envoyer
le Moniteur, mais l'éditeur de ce journal ne donne pas un
compte rendu de ce qui se passe à l'Assemblée aussi fidèle
que celui que vous trouverez dans le Logographe. S'il existe
un journaliste impartial, c'est l'auteur, ou plutôt le transcrip-
teur de ce journal.
Je vous envoie naturellement la Gazette de France qui,
d'après vous, dit tout ce que le ministère lui ordonne de
dire. Le Patriote Français, écrit par M. Brissot, vous don-
nera la version républicaine des événements , comme la
Gazette universelle donne celle de l'espèce de monarchie
proposée par la Constitution. Le journal appelé l'Indicateur
est écrit par un parti qui désire un exécutif plus vigoureux,
bien que, chose étrange à dire, ce parti se compose de ceux
qui, au début de l'ancienne Assemblée ont tout fait pour
amener le royaume dans la situation actuelle. Le journal
des Jacobins vous dira ce qui se passe au sein de cette
société . La Gazette de Leyde, que je vous envoie sur
votre demande, vous donnera une espèce de sommaire de
tous ces divers sentiments et opinions. Si donc. Monsieur,
vous avez la patience de parcourir ces différentes feuilles,
vous aurez une notion claire non seulement de ce qui se
fait, mais de ce qui se prépare.
Lettre à Jefferson.
11 juin. — A la grande surprise de Dumouriez, le roi a
accepté sa démission, et en conséquence tous ses amis, qu'il
venait dénommer, s'en vont avec lui. Les Jacobins se sont
occupés toute la nuit à exciter des désordres dans la ville,
mais les précautions prises pour les réprimer ont réussi
jusqu'ici et l'on m'assure que M. de Luckner et M. de La
Fayette persistent toujours dans leur intention de ne pas ris-
quer une action. S'il en est ainsi , l'état actuel d'incertitude
APPEXDICE. 3gl
peut durer quelque temps. S'ils se batteut et qu'ils «raquent
une victoire, il est assez probable que nous serons témoins
d'abominables excès . Si au contraire on éprouve un échec
décisif, la faction jacobine deviendra un peu plus modérée.
Somme toute, monsieur, nous sommes sur un vaste volcan.
Nous le sentons trembler, nous l'entendons gronder, mais il
est impossible à des prévisions humaines de découvrir com-
ment, quand et où aura lieu l'éruption, et quelles en seront
les victimes. Le nouveau ministère sera soulagé, dans tous les
cas, de quelques-uns de ses membres, mais il reste un point
fort obscur : ne sera-t-il pas chassé par la faction jacobine?
On se propose de faire un sérieux effort contre cette faction
en faveur de la Constitution , et M. de La Fayette com-
mencera l'attaque. Je vous avoue que j'ai peu d'espoir dans
le succès. 11 y a beaucoup à faire et fort peu de temps pour
le faire, car l'ennemi sera bientôt fort supérieur en nombre,
et on se demande actuellement, paraît-il, si l'Alsace et la
Lorraine sont prêtes à se joindre aux envahisseurs. Ainsi,
tandis qu'une grande partie de la nation désire renverser le
gouvernement actuel pour rétablir les anciennes formes, et
qu'une autre partie, encore plus redoutable par sa position
et le nombre de ses membres, désire l'établissement d'une
république fédérale, les modérés, attaqués de toutes parts,
ont à lutter seuls contre une force immense . Je ne puis pour-
suivre ce tableau, car mon cœur saigne en réfléchissant que
la plus belle occasion qui se soit jamais offerte d'établir les
droits de l'homme dans le monde civilisé est peut-être perdue
à jamais.
Lettre à Je fer son.
10 juillet. — Le samedi, 7 juillet, l'Assemblée a joué
une farce dont les principaux acteurs remplirent bien leur
rôle; le roi fut trompé selon l'habitude, et nous marchons à
grands pas à la catastrophe finale. Pendant quelques semaines
les partis en présence, c'est-à-dire la Cour et les Jacobins, se
sont efforcés de se rejeter mutuellement l'odieux d'avoir
382 APPENDICE.
violé totalement la Constitution et d'avoir commencé la
guerre civile. Le parti qui s'appelle indépendant, et qui est
de fait le parti des peureux, demande instamment la paix,
et saisit avec empressement tout ce qui en a l'air ou le nom.
C'est pour attraper ces goujons que s'est jouée la scène de
samedi. Le roi et la reine, croyant que les acteurs étaient
sérieux et sachant qne leurs vies étaient en jeu, en furent
remplis de joie, et leurs timides conseillers, tremblant
devant la puissance tyrannique de l'Assemblée^ happèrent
avidement l'hameçon de réconciliation qu'on leur jetait sans
espérer qu'ils l'avaleraient. L'un deux, dont je vous ai parlé
dernièrement comme d'un homme très digne, a vu à travers
le voile très mince qui couvrait la fraude, et combattit mais
sans succès l'opinion des autres . Les événements, en le
justifiant, l'ont mis au premier plan. Aujourd'hui le roi
commence une nouvelle carrière, et s'il va jusqu'au bout
je crois qu'il réussira. J'ai tout lieu de croire que cette
lettre vous arrivera en toute sûreté ; je ne puis pourtant
prendre sur moi de vous parler plus ouvertement, car autre-
ment la confiance que l'on a en moi pourrait, dans le cours
des événements, devenir fatale à celui qui me renseigne.
Lettre à Jefferson.
1" août. — Dans ma lettre n" 2, j'ai raconté que M. de La
Fayette allait commencer une attaque contre la faction jaco-
bine, et j'exprimais la crainte qu'il ne réussît pas. Je crois, en
vérité, que si M. de La Fayette se montrait en ce moment à Paris
sans être accompagné de son armée, il serait écharpé. Actuelle-
ment il semble évident que si la royauté n'est pas détruite, elle
deviendra vite absolue. Je pense que les chefs de la Révolution
ne voient pas d'autre manière d'établir les affaires du pays sur
une base acceptable, et qu'en conséquence ils feront leur sou-
mission à Sa Majesté, en donnant comme raison que l'Assem-
blée, et le club des Jacobins qui en est le maître, ont aboli la
Constitution. Si ma lettre était interceptée, elle donnerait lieu
à beaucoup de ce bruit et de ces folies auxquels il est désa-
APPEXDICE. 383
gréable de se trouver mêlé, car les gens malintentionnés ne
peuvent faire la distinction entre une personne ayant des ren-
seignements exacts sur ce qui se passe, et ceux qui agissent
personnellement. Je doiSj pour ce motif, refuser de parler des
plans actuellement discutés pour l'établissement d'une bonne
constitution. Je n'ose pas dire (\ne j'espère leur réussite. Je la
désire ardemment , maisj'ai des doutes et des craintes, n'ayant
aucune confiance dans la moralité du peuple. Le roi cherche
à assurer le bonheur de celui-ci, qui, hélas! n'est pas disposé
à recevoir les bienfaits de Sa Majesté. Le soupçon, compagnon
constant du vice et de la faiblesse, a rompu tous les liens de
l'union sociale, et détruit tout espoir honnête au moment
même où il se produit.
Quelques personnes m'ont parlé ironiquement des dispo-
sitions des Etats-Unis, mais je leur ai assuré très sincèrement
que nos sentiments de reconnaissance pour la conduite de ce
pays se traduiraient en actes dès que l'occasion s'en présente-
rait; les changements que l'on pourrait faire ici dans le gou-
vernement n'altéreraient en rien notre affection et ne dimi-
nueraient pas notre attachement. Ce langage non officiel, mais
tenu dans la sincérité de la vie sociale, a surpris ceux qui,
malheureusement pour eux, ne peuvent trouver à la conduite
des nations que des motifs intéressés et ont la vue assez courte
pour ne pas avoir observé qu'une conduite vertueuse et hono-
rable est encore la plus profitable à un pays. Quant aux autres
objets dont je suis chargé, il est à peine nécessaire de dire qu'il
n'y a rien à faire en ce moment. Le temps que l'Assemblée
n'emploie pas à la discussion des querelles de parti est forcé-
ment pris par les départements de la guerre et des finances.
La résolution de suspendre le roi a été un peu refroidie par la
nouvelle que les armées se soulèveraient immédiatement,
particulièrement celle du sud, en qui l'on avait la plus grande
confiance. Cette circonstance a grandement dérangé le plan
d'opérations, d'autant plus que beaucoup des instruments
spécialement rassemblés pour frapper ce grand coup sont
devenus de sérieux empêchements pour ceux qui voulaient le
frapper. Parmi eux sont les Bretons et les Marseillais, actuel-
lement à Paris. Quelques chefs des Jacobins, à ce que l'on me
884 APPENDICE.
dit, ont préparé les moyens de fuir en Amérique; dans ce
nombre est M. de Condorcet, que vous connaissez depuis
longtemps. Ils s'embarqueront à Dunkerqueetà Saint- Valéry j
Lettre à Jefferson.
18 août. — Depuis ma lettre du premier, une nouvelle
révolution a eu lieu dans celte ville. Elle a été sanglante. Il y
a un parti considérable intéressé à renverser l'ordre actuel ;
ceux qui composent ce parti sont les modérés. Je suis con-
vaincu depuis longtemps que ce parti modéré, lequel, entre
parenthèses, a été le promoteur de la Révolution, devra
disparaître et que ses membres devront s'inféoder à l'une des
factions existantes. La faction aristocratique est encore divisée
en deux ou même davantage. Les uns sont pour une monarchie
absolue, d'autres pour l'ancien régime, et un petit nombre
désire un gouvernement mixte. Les rédacteurs de l'ancienne
Constitution avaient adopté cette dernière idée, mais sans pou-
voir accepter celle d'un État héréditaire. Le roi qui déploie
une fermeté extraordinaire dans ses souffrances, mais qui est
dépourvu de moyens pour l'action, et qui de plus est très reli-
gieux, s'est trouvé lié par ses serments à la Constitution, que
sa conscience lui faisait trouver mauvaise, et au sujet de laquelle
il n'y a plus qu'une seule opinion dans le pays, parce que
l'expérience, cette grande source de sagesse, l'a déjà jugée et
condamnée. Pour les causes que je viens de dire, le roi n'a
pas voulu se mettre en avant, et comme conséquence il n'y
eut plus d'étendard auquel pussent se rallier les partisans des
deux Chambres. Les républicains eurent le bon sens de mar-
cher hardiment et ouvertement vers leur but, et, comme ils
eurent soin de ne pas mâcher leurs mots ni de s'embarrasser
dans des subtilités légales ou constitutionnelles, ils eurent
l'avantage d'être unis et d'avoir un plan concerté contre les
membres disjoints d'un corps sans tête. Si, dans ces cir-
constances, il n'était pas question de forces étrangères, je n'ai
aucun doute que la république ne s'établit assez paisiblement,
et ne durât aussi longtemps que le permettrait la moralité du
APPENDICE. 885
peuple. Vous savez ce qui en est de cette moralité, et vous
pouvez naturellement, si c'est nécessaire, faire le calcul.
Les forces de l'étranger sont, pourtant, une circonstance
prépondérante en cette occasion et je crois que le résultat
dépendra de leur activité. Si le duc de Brunswick s'avance
rapidement, beaucoup le rejoindront, même parmi les armées
qui lui sont opposées, parce que la dernière révolution four-
nira à quelques-uns une raison et à d'autres un prétexte pour
quitter la cause qu'ils avaient épousée. Si, au contraire, sa
marche est prudente et lente, il est probable que ceux qui
actuellement se taisent par crainte s'habitueront graduellement
à parler favorablement du gouvernement actuel, pour dé-
tourner les soupçons, et qu'ainsi nous verrons grandir une
opinion publiquequi, dèsqu'ellesesera manifestée, s'imposera
à la généralité. Si de cette façon la nouvelle république
s'enracine plus profondément, je crois (|ue les puissances
étrangères trouveront une certaine difficulté à la renverser;
car la nation française forme une masse immense, qu'il n'est
pas facile de mettre en mouvement ni d'arrêter. Vous remar-
querez, monsieur, que tout se réduit aujourd'hui à un simple
débat entre une monarchie absolue et la république, tous les
termes intermédiaires ayant disparu. Ce débat devra aussi être
résolu par la force, parce que l'un des adversaires est le
peuple qui ne peut pas traiter lui-même, et ne veut pas per-
mettre à d'autres de traiter, à sa place, les intérêts importants
actuellement en jeu. Si, comme autrefois, quelques nobles
factieux élaient à la tète d'un parti, ils saisiraient, comme alors,
la première occasion de faire des arrangements pour eux-
mêmes sur le dos de leur parti; mais sans entrer ici dans une
question d'honnêteté relative, je ne crois pas que le peuple
soit assez attaché à des individus pour avoir ce que l'on appelle
des chefs; ceux qui paraissent tels sont, à mon avis, plutôt
des instruments que des agents. Je n'entre pas dans l'histoire
des choses pour ne pas vous ennuyer de la récapitulation des
faits. Je saisis l'occasion actuelle de vous envoyer tous les
journaux depuis ma dernière lettre; vous y trouverez tous les
détails que vous pourrez désirer. Depuis l'affaire du 10, le
Logographe, la Gazette universelle et V Indicateur sont sup-
25
386 APPENDICE.
primés, ainsi, du reste, que tous ceux coupables defeuillan-
tisme, c'est-à-dire adhérant aux clubs « des feuillants soi-
disant constitutionnels » . Il faudra donc faire un choix de ce
que vous trouverez dans les autres gazettes, écrites non seule-
ment dans l'esprit, mais sous les yeux mêmes d'un parti. Cet
esprit influera sur le plus honnête imprimeur dans la manière
de présenter les faits, et ces yeux empêcheront le plus hardi
d'imprimer certains faits.
Vous verrez que M. Boncarère a été nommé ministre plé-
nipotentiaire aux États-Unis. Le caractère de cet homme est
aussi mauvais que possible et souillé de vices infâmes. J'ignore
quelle influence l'a fait entrer au ministère des Affaires
étrangères, car j'étais alors en Angleterre; mais je crois que
c'était un pitoyable moyen de la part des Feuillants de sur-
veiller, de contrecarrer, et peut-être de trahir le ministère
jacobin. Tandis que le roi insistait près de M. de Sainte-Croix,
un ministre de huit jours, pour qu'il acceptât le ministère des
Affaires étrangères, celui-ci déclara refuser ses services, si l'on
conservait Boncarère, et pour s'en débarrasser on inventa
l'expédient de l'envoyer en Amérique. J'ai considéré cette
mesure comme une sorte d'insulte, et j'ai transmis mes sen-
timents à ce sujet au roi, qui dit alors à M. de Sainte-Croix
que j'étais irrité de cette nomination et qu'il eût à s'en
arranger avec moi; il désirait que j'empêchasse cette nomina-
tion. Le ministre s'excusa comme il put, admettant sans cesse
qu'on avait eu tort; il ajouta que son embarquement serait
retardé et que j'étais libre d'empêcher sa réception. Je répli-
quai qu'il ne fallait pas lui permettre de s'embarquer du tout.
Le ministre refusa de signer le hon pour sa nomination. La
nouvelle révolution survint alors, et l'histoire de la mission
de Boncarère est finie. Malgré les plus grands efforts, je n'ai
pu décider le ministre des Affaires étrangères à examiner la
question de notre dette. De fait, le pouvoir exécutif nommé par
l'ancienne Constitution a été à l'agonie pendant trois mois, et
a songé davantage à son salut qu'à ses affaires. Le pouvoir
exécutif actuel ne fait que de naître ; il sera peut-être étouffé
au berceau.
APPENDICE. 38T
^« Lettre à Jefferson.
22 août. — Les différents ambassadeurs prennent tous
la fuite, et si je reste, je serai tout seul. J'ai cependant l'inten-
tion de rester, à moins que les circonstances ne m'obligent à
partir; parce que, dans l'hypothèse que mes lettres de créance
sont adressées à la monarchie, et non à la république fran-
çaise, il est sans importance que je reste dans ce pays ou que
j'aille en Angleterre pendant le temps qui pourra être néces-
saire pour recevoir vos ordres ou arranger ici les affaires cou-
rantes. Mon départ me donnerait cependant l'air de prendre
parti contre la dernière révolution; or, non seulement je n'y
suis pas autorisé, mais je suis tenu de supposer que, si la grande
majorité de la nation adhère à la nouvelle forme de gouver-
nement, les États-Unis donneront leur approbation ; car, en
premier lieu, nous n'avons pas le droit de prescrire à ce
pays le gouvernement qu'il devra adopter, et ensuite, la base
de notre propre Constitution est le droit imprescriptible d'un
peuple à se gouverner. Il est vrai que la position n'est pas
sans danger, mais je présume que quand le Président m'a fait
l'honneur de me nommer à cette ambassade, ce n'était pas
pour ma sûreté ou mon plaisir personnels, mais pour défen-
dre les intérêts de ma patrie. Je continuerai donc à les défen-
dre de toutes mes forces; pour ce qui est des conséquences,
elles sont dans la main de Dieu.
Lettre à Jefferson.
10 septembre. — Nous avons eu une semaine de massacres
incessants, au cours desquels plusieurs milliers de personnes
ont péri. On a commencé par deux ou trois cents ecclésias-
tiques, qui n'ont pas voulu prêter le serment prescrit par la
loi. De là, ces exécuteurs d'une justice sommaire se sont rendus
à l'Abbaye, où étaient enfermés les prisonniers qui se trou-
vaient à la Cour le 10 août. Je crois que Mme de Lamballe fut la
388 ' APPENDICE.
seule femme tuée; elle fut décapitée et on lui ouvrit le ventre.
I.a tôte et les entrailles furent promenées dans les rues au bout
de piques, et le corps traîné sur le sol. L'on me dit que l'on
continua dans le voisinage du Temple, jusqu'à ce que la reine
regardât cet horrible spectacle. Hier les prisonniers venus
d'Orléans furent massacrés à Versailles. Les assassinats ont
commencé ici vers cinq heures de l'après-midi, le dimanche,
2 courant. On avait envoyé, il y a quelques jours, des gardes
pour faire le duc de la Rochefoucauld prisonnier. Ainsi
escorté, il était en route pour Paris avec sa femme et ses
enfants, quand il fut arraché hors de sa voiture et tué. Les
dames furent reconduites à la Roche-Guyon, où elles sont
actuellement en état d'arrestation. M. de Montmorin est
parmi les victimes de l'Abbaye. Vous vous souvenez qu'une
pétition, couverte de milliers de signatures, demandait le
déplacement du maire à cause de sa conduite au 20 juin. La
signature de cette pétition est considérée comme une preuve
suffisante du crime de feuillantisme et quelques-uns son-
geaient à mettre à mort tous ceux qui étaient coupables de
l'avoir signée. Pourtant, cette mesure semble suspendue, du
moins pour l'instant; mais, en l'absence de tout pouvoir exé-
cutif réel, on pourrait aisément reprendre ce projet, s'il ren-
trait dans les vues de ceux qui ont la confiance de la partie du
peuple actuellement occupé à tuer.
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