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Full text of "Journal de Gouverneur Morris, ministre plénipotentiaire des États-Unis en France de 1792 à 1794, pendant les années 1789, 1790, 1791 et 1792;"

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JOURNAL 


GOUVERNEUR  MORRIS 

XIIXISl  KF.    PLKXIPOTEXTIAIRE 
DES   KTATS-UXIS    EX   FRAXCE   DE    1792   A    1794 


PEiXDAXT  LES  ANNÉES  1789,  1790,  1791  et  1792 


E.    PARISET 


TBADUIT     DE     L'ANGLAIS 


PARIS 

LIBRAIRIE     PLON 

PLOX-XOURRIT   KT  C'%    IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RIE    GA  ISA  XG  1ÈRE 

1901 

Tous  droits  réserves 


JOURMAL 


GOUVERNEUR  MORRIS 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  reproduction 
et  de  traduction  eu  France  et  dans  tous  les  pays  étrangers,  y  compris 
U  Suède  et  la  Norvège. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'Intérieur  (section  de  la 
librairie)  en  février  1901. 


MUIS.   —   OIPRUIERIB   PLON-NOLRRIT    BT   d*,    8,    RUK   GAR-iNClÈRB.  801. 


JOURNAL 


GOUVERMUR  MORRIS 


UINISTRB    PLéNIFOTBNTIAIRB 
DES  iTATS.UNIS    EN    FRANCE    DE    170S   A    1794 


PENDANT  LES  ANNEES  1789,  1790,  1791  et  1792 

Traduction  autorisée  de  l'anglais 

PAR 

E.   PARISET 


PARIS 


LIBRAIRIE     PLON 

PLON-NOURRIT  et  C'%   IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,    RUE    GABANCIÈRE 

1901 

Tous  droits  réservit 


1 1)5.)  9  4 


E 
^  .  PRÉFACE 


CD 

«  Quatre  observateurs  ont,  dès  le  début,  compris  le 

^  caractère  et  la  portée   de  la  Révolution  française  : 

g"  Rivarol,  Malouet,   Gouverneur  Morris  et  Mallet  du 

^   Pan.  »    C'est  ainsi  que  débute  la  préface  écrite  par 

Taine  pour  la  correspondance  de  Mallet  du  Pan.  Si  ce 

jugement  est  exact  —  et  le  lecteur  du  présent  ouvrage 

g^  sera  vite  convaincu  de  son  exactitude,  au  moins  en  ce 

*0    qui  concerne  Morris  —  aucune  autre  excuse  ne  semble 

%  nécessaire  à  la  justification  de  l'œuvre  que  nous  avons 

entreprise. 
^  Gouverneur  Morris  est  l'un  des  hommes  d'Etat  les 
p  plus  justement  célèbres  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique. 
C'est  lui  qui,  au  dire  de  ses  concitoyens,  fut  le  véritable 
père  de  la  Constitution  américaine,  car  il  en  rédigea 
la  plus  grande  partie  et  son  avis  prévalut  toujours 
auprès  de  Washington. 

Il  arriva  à  Paris  le  3  février  1789,  chargé  d'une 
mission  semi-officielle.  Il  se  lia  immédiatement  avec 
La  Fayette,  Talleyrand  et  un  grand  nombre  de  Consti- 
tuants, sur  lesquels  il  raconte  des  anecdotes  souvent 
piquantes.  Nommé  ministre  plénipotentiaire  des  Etats 
Unis  auprès  du  gouvernement  français,  au  début  de 
l'année  1792,  il  fut  le  seul  membre  du  corps  diploma- 


Il  PRÉFACE. 

tique  qui  ne  quitta  pas  la  France  après  la  Révolution 
du  10  août;  il  y  resta  jusqu'en  août  1794,  époque  de 
son  remplacement  par  le  célèbre  Monroë. 

Du  mois  de  février  1789  au  mois  d'août  1794,  il  a 
donc  été  té  loin  oculaire  du  grand  drame,  auquel  il 
prit  souvent  une  part  active.  Nous  le  trouvons  partout; 
il  est  à  Versailles  les  4  et  5  mai  et  le  6  octobre  ;  il 
visite  les  cachots  de  la  Bastille  le  16  juillet;  rien  enfin 
ne  le  laisse  indifférent.  Il  nous  apprend  qu'en  août 
1789  le  roi,  effrayé  des  progrès  de  la  Révolution, 
songe  à  fuir  en  Espagne;  en  1792,  quelques  jours 
avant  l'insurrection  qui  devait  le  renverser  du  trône, 
c'est  à  Morris  que,  prévoyant  l'invasion  des  Tuileries, 
Louis  XVI  remet  tout  l'argent  qu'il  possédait  au  châ- 
teau, et  qu'il  veut  préserver  du  pillage  ;  c'est  encore 
avec  l'aide  de  Morris  qu'il  cherche  à  s'évader  du 
Temple,  car,  bien  qu'il  fût  républicain  sincère  en  Amé- 
rique, toutes  les  sympathies  de  Morris  en  France  sont 
pour  la  famille  royale;  il  cherche  à  empêcher  le  roi 
d'accepter  la  Constitution  de  1791,  et  chaque  fois  qu'il 
parle  de  la  reine,  il  le  fait  en  termes  attendris.  Lors- 
qu'en  pleine  Terreur  il  s'établit  à  dix  lieues  de  Paris, 
sa  maison  de  Seine-Port,  près  Melun,  est  le  refuge  de 
nombreux  roscrits,  qui  lui  vouèrent  dès  lors  une 
éternelle  i     Oamaissance. 

Sa  qualité  d'étranger  lui  permet  de  juger  des  per- 
sonnes et  des  choses  avec  une  impartialité  relative. 
Malheureusement,  ses   notes  journalières  n'ont  point 
été  écrites  en  vue  de  la  publication.  Morris  y  consigne    ^ 
tout,  et  un  menu  de  dîner  y  côtoie,  par  exemple,  la 


PREFACE.  MI 

critique  de  la  Constitution  de  1791.  Le  style  est  négligé 
à  l'extrême,  et  ne  rappelle  que  de  fort  loin  celui  des 
articles  qu'il  fit  paraître  dans  divers  périodiques. 

Plusieurs  éditeurs  ont  déjà  entrepris  de  faire  con- 
naître au  public  les  divers  papiers  laissés  p  f  Morris  à 
sa  mort.  Dès  1832,  Jared  Sparks  publiait  à  Boston  trois 
volumes  compacts,  comprenant  la  vie  et  des  extraits  du 
journal.  Sous  le  titre  de  Mémorial  de  Gouverneur  Mor- 
ris, un  habile  traducteur,  AI.  Augustin  Gandais,  en  a 
donné,  en  1842,  en  deux  volumes  annotés,  un  abrégé 
qui,  d'après  Alichaud,  «  ne  dispense  peut-être  pas 
l'historien  et  l'homme  d'Etat  de  consulter  l'original.  » 

Enfin,  en  1888,  la  propre  petite-fille  de  Morris, 
miss  Anne  Cary  Morris  (aujourd'hui  Mrs  Maudslay), 
dépositaire  des  papiers  de  son  aïeul,  les  reprend  et  en 
fait  une  publication  absolument  différente,  comme 
nombre  et  nature  des  documents  utilisés.  La  qualité 
de  l'auteur  et  les  originaux  en  sa  possession  donnent  à 
ce  dernier  travail  une  valeur  particulière.  Le  journal, 
intercalé  à  sa  date,  y  est  donné  en  entier,  tandis  que 
jusqu'ici  un  tiers  à  peine  en  était  connu. 

Il  est  à  peu  près  impossible,  comme  nous  l'avons 
éprouvé,  de  se  procurer  aujourd'hui  la  traduction 
-tronquée  et  imparfaite  faite  par  Gandais,"  n  1842, 
d'un  résumé  lui-même  incomplet,  et  perâoLAe  n'avait 
entrepris  de  faire  connaître  au  public  français  la  publi- 
cation de  1888.  Avec  une  bonne  grâce  dont  nous  ne 
saurions  trop  la  remercier,  Mrs  Maudslay  nous  auto- 
risa à  traduire  et  à  publier  telles  parties  de  son  ouvrage 
qui  sembleraient  devoir  intéresser  nos  concitoyens,  et 


IV  PRÉFACE, 

elle  se  mettait  entièrement  à  notre  disposition  pour 
tous  les  renseignements  qui  pourraient  nous  être 
utiles.  Telle  fut  l'origine  de  la  traduction  que  nous 
offrons  aujourd'hui  au  public.  Notre  but  n'étant  pas 
d'écrire  la  biographie  de  Morris,  nous  nous  sommes 
borné  à  donner  le  texte  de  son  Journal  (février  1789  à 
fin  1792),  sauf  pour  les  périodes  passées  hors  de 
France,  et  à  y  joindre  sous  forme  d'appendice  quel- 
ques lettres  complétant  ou  éclaircissant  certains  points 
restés  obscurs. 

Une  comparaison  de  quelques  pages,  prises  au 
hasard,  de  notre  livre  avec  celui  de  Gandais  montrera 
mieux  que  nous  ne  pourrions  le  faire  que  la  majeure 
partie  de  son  contenu  est  inédite  en  France.  'J'el  est  le 
cas  particulièrement  des  nombreuses  anecdotes  sur 
Mme  de  Flahaut,  La  Fayette,  Talleyrand,  l'abbé  Maury, 
et  nombre  d'autres  personnages  du  temps,  comme 
aussi  de  ce  curieux  passage  où,  sous  le  coup  de  l'indi- 
gnation éprouvée  en  apprenant  la  cruauté  de  Louis  XVI 
enfant,  Morris  laisse  échapper  ce  cri  ;  «  Il  n'est  pas 
étonnant  qu'un  pareil  animal  soit  détrôné!  35  (14  juillet 
1791.) 

Xotre  seul  but,  et  notre  seul  mérite,  si  nous  y  réussis- 
sons, aura  été  de  fournir  à  l'historien  des  matériaux 
dont  la  valeur  ne  saurait  le  disputer  qu'à  l'intérêt  qu'ils 
présentent  au  lecteur. 


Nous  terminerons  en  disant  quelques  mots  de  la  vie' 
de  Morris. 


PREFACE.  V 

Gouverneur  Morris  naquit,  le  31  janvier  1752,  sur 
le  domaine  de  ses  pères,  à  Morrisania,  à  10  milles 
environ  de  New-York.  A  son  baptême,  le  4  mai  1754, 
il  reçut  comme  prénom  le  nom  même  de  sa  mère,  une 
demoiselle  Gouverneur.  Lors  de  la  mort  de  son  père, 
survenue  en  1764,  il  était  pensionnaire  à  New-Rochelle, 
chez  un  professeur  français,  M.  Têtard,  qui  inculqua  à 
son  élève  les  principes  d'une  langue  que  celui-ci  devait 
plus  tard  parler  et  écrire  avec  élégance. 

Reçu  bachelier  à  seize  ans,  le  jeune  Gouverneur 
s'adonna  à  l'étude  du  droit,  guidé  par  les  conseils  du 
célèbre  William  Smith,  et  dès  1771  il  devenait  attor- 
ney.  Mais  bientôt  la  politique  allait  s'imposer  à  son  atten- 
tion. Bien  qu'opposé  à  une  rupture  avec  l'Angleterre, 
il  fit  tout  son  devoir  de  patriote,  dès  que  celle-ci  lut 
devenue  inévitable.  Nommé  membre  du  Congrès  de 
l'Etat  de  New-York,  puis  du  Congrès  continental,  il 
déploya  pendant  plusieurs  années  une  activité  dévo- 
rante qui  lui  laissait  à  peine  le  temps  de  manger. 
Envoyé  en  mission  auprès  de  Washington,  il  réorga- 
nisa l'armée  et  contribua  ainsi  en  grande  partie  au 
succès  final.  Mais,  malgré  ses  incontestables  services,  il 
se  vit  en  butte  à  la  calomnie,  et,  parvenu  au  terme  de 
son  mandat,  ne  fut  pas  réélu.  Il  se  fixa  à  Philadelphie 
pour  reprendre  son  métier  d'avocat,  jusqu'à  son  élec- 
tion comme  membre  de  la  commission  chargée  de 
iaire  la  nouvelle  Constitution.  La  rédaction  matérielle 
de  celle-ci  est  en  grande  partie  son  œuvre  personnelle. 

En  1780,  un  accident  de  voiture  l'avait  obligé  à  subir 
l'amputation  de  la  jambe  gauche.  Il  semble  s'être  faci- 


VI  PRÉFACE, 

lement  consolé  de  ce  malheur,  qui  le  força  plus  tard  à 
demander  la  faveur  d'être  présenté  au  roi  de  France 
sans  porter  l'épée. 

En  1786,  il  perdit  sa  mère  et,  la  même  année,  fonda 
avec  son  parent  et  ami  Robert  Morris  la  première 
banque  américaine.  Son  collègue  ayant  reçu  le  titre 
d'inspecteur  général  des  finances  des  Etats-Unis,  Gou- 
verneur lui  fut  désigné  comme  adjoint,  et  se  vit  bientôt 
dans  la  nécessité  de  se  rendre  en  France  pour  y  sur- 
veiller l'exécution  d'un  traité  fait  en  vue  de  fournir  à 
ce  pays  de  la  farine  et  du  tabac  par  grandes  quantités, 
y  négocier  le  rachat  d'une  portion  de  la  dette  améri- 
caine et  trouver  des  acquéreurs  pour  d'immenses 
étendues  de  terres  situées  en  Amérique  et  apparte- 
nant à  Robert  Morris,  à  lui-même  et  à  d'autres  amis. 

Le  Journal  nous  renseigne  sur  ce  qu'il  fait  de  1789  à 
1792,  soit  comme  particulier,  soit  comme  ministre 
plénipotentiaire.  A  la  suite  de  la  mort  de  Louis  XVI, 
il  se  retire  à  Seine-Port,  entre  Corbeil  et  Melun,  et  il 
y  reste  jusqu'à  la  fin  de  sa  mission,  dont  il  continue  à 
s'occuper  assidûment.  En  1794,  le  gouvernement 
américain  ayant  demandé  le  rappel  de  l'ambassadeur 
de  France,  le  fameux  Genêt,  obtient  satisfaction,  mais 
par  réciprocité  le  rappel  de  Morris  est  exigé.  Il  est 
remplacé  par  Monroë. 

Au  lieu  de  rentrer  directement  en  Amérique,  Gou- 
verneur Morris  voyage  pendant  plusieurs  années  en 
Europe.  Il  visite  successivement  la  Suisse,  l'Allemagne 
et  l'Angleterre,  et  ce  n'est  qu'en  1798  qu'il  retourne  à 
New-York.  II  se  fixe  à  Morrisania,  bien  qu'il  soit  élu 


PRÉFACE.  VII 

l'année  suivante  sénateur  pour  quatre  ans.  C'est  la  fin 
de  sa  vie  politique.  A  partir  de  ce  moment,  Morris 
mène  la  vie  d'un  riche  fermier,  voyageant  deux  ou 
trois  mois  chaque  année,  et  employant  le  reste  du 
temps  à  cultiver  sa  ferme,  à  recevoir  ses  intimes,  à 
lire  et  à  correspondre  avec  ses  nombreux  amis. 

Le  25  décembre  1809,  il  épouse  miss  Anne  Cary 
Randolph,  qui  appartenait  à  l'une  des  plus  anciennes 
familles  de  Virginie.  Ce  mariage,  contracté  à  l'âge  de 
cinquante-huit  ans,  le  rendit  complètement  heureux, 
et  il  en  parla  toujours  comme  de  la  consolation  de  sa 
vieillesse. 

Enfin,  le  6  novembre  1816,  une  courte  maladie 
l'enleva  à  l'affection  de  sa  femme  et  de  son  fils  unique, 
et  il  fut  enterré  à  Morrisania,  laissant  derrière  lui  la 
réputation  d'un  honnête  homme  et  d'un  patriote  sin- 
cère. 


JOURNAL 


GOUVERNEUR  MORRIS 


ANIVEE   1789 


1"  mars.  — Je  soupe  chez  Aime  de  la  Caze;  nous  y 
faisons  une  partie  de  quinze.  M.  de  Berclieny,  n'ayant  rien 
de  mieux  à  faire,  me  pose  une  foule  de  questions  sur 
l'Amérique,  mais  je  vois  bien  qu'il  se  soucie  peu  des 
réponses.  Désirant  lui  donner  une  juste  idée  de  notre 
nation  au  moment  où  il  me  parlait  de  Ja  nécessité  d'avoir 
une  flotte  et  des  armées  pour  nous  préserver  des  inva- 
sions, je  lui  dis  que  rien  ne  serait  plus  difficile  que  de 
vaincre  une  nation  dont  chaque  individu,  dans  son  orgueil 
d'être  libre,  se  croit  roi.  «  Et  si  vous  le  regardiez  avec 
hauteur,  il  vous  dirait  :  Je  suis  un  homme.  Qu'êtes-vous 
de  plus?  —  Tout  ceci  est  très  bien,  mais  il  doit  y  avoir 
une  différence  de  rang,  et  je  dirais  à  l'un  deux  :  Vous, 
monsieur,  qui  êtes  l'égal  d'un  roi,  faites-moi  une  paire 
de  chaussures.  —  Aies  concitoyens,  monsieur,  ont  une 
manière  de  penser  qui  leur  est  propre.  Le  cordonnier  vous 
répondrait  :  Alonsieur,  je  suis  heureux  d'avoir  l'occasion 
de  vous  faire  une  paire  de  chaussures.  C'est  mon  devoir  de 
faire  des  chaussures.  J'aime  remplir  mon  devoir.  »  —  Alais 

1 


2  JOl  H\AL   DM    (;()lVKR\i;iK    MOKKIS. 

cette  manière  de  penser  et  de  parler  est  trop  mâle  pour  le 

pays  où  je  suis. 

3  ),iars.  —  M.  le  comte  de  K...  me  fait  l'honneur  de  me 
rendre  visite  et  me  relient  jusqu'à  (rois  heures.  Je  m'ha- 
bille rapidement  pour  aller  dîner  chez  Mme  la  comtesse  de 
IkMiiharnais,  qui  m'a  invité  il  y  a  huit  jours.  Arrive  à 
trois  heures  un  quart,  je  trouve  au  salon  du  linge  sale  et 
pas  de  feu.  Tandis  qu'une  servante  emporte  le  premier, 
un  douK'slique  allume  le  second.  Trois  petits  balons  sur 
une  épaisse  couche  de  cendres  ne  me  donnent  pas  l'espoir 
d'une  grande  chaleur,  mais  la  fumée  dissipe  tous  mes 
doutes  quant  à  l'existence  du  l'eu.  Pour  chasser  cette 
fumée,  l'on  ouvre  une  fenêtre,  et  comme  la  journée  est 
froide,  je  puis  jouir  d'un  air  aussi  frais  qu'on  peut  l'espérer 
raisoimahlement  dans  une  ville  aussi  grande.  Vers  quaire 
heures  h'S  invités  commencent  à  arriver,  et  je  soupçonne 
que,  madame  étant  prête,  j'aurai  l'honneur  de  dîn;'r  avec 
ces  excellents  membres  de  l'espèce  humaine,  qui  se  con- 
sacrent aux  Muses.  De  fait,  ces  messieurs  se  mettent  à  se 
complimenter  nmtuellenient  sur  leurs  œuvres,  et  comme 
il  n(;  faut  pas  s'attendre  à  la  régularité  dans  une  maison 
dont  la  maîtresse  s'occupe  plus  du  monde  intellectuel 
que  du  monde  matériel,  j'ai  la  charmante  perspective  de 
voir  cette  scène  se  continuer  longtemps.  Vers  cinq  heures, 
la  comtesse  vient  annoncer  le  dîner,  et  les  poètes  affamés 
moulent  à  l'assaut  de  la  tablc/^^Etant  venus  avec  un  bon 
appétit,  ils  ont  certainement  raison  de  louer  le  menu; 
pournmi,  je  m'en  console  en  songeant  qu'aujourd'hui  au 
moins,  je  n'aurai  pas  d'indigestion.  Je  l'aurai  cependant 
échappé  belle,  car  le  beurre  rance,  dont  le  cuisinier  s'est 
servi  à  profusion,  me  cause  de  grandes  craintes.  Au 
surplus,  si  la  nourriture  n'est  pas  trop  abondante,  nous 
avons  la  consolation  de  nous  rattraper  sur  la  conversation. 
Comme  je  ne  possède  pas  le  français  à  fond,  nombre  de 


JOIHVAL    UE    GOLVKRXKUR    MORUIS.  3 

jeux  de  mois  iii'cchaj)peiit  ;  parmi  les  autres  invités,  cha- 
cun était  occupe  soit  à  placer  un  bon  mot,  soit  à  en  pré- 
parer un;  il  n'est  donc  pas  étonnant  que  pas  un  ne  trouve 
le  temps  d'expliquer  celui  de  son  voisin.  Tous  s'accordent 
à  dire  (|ue  nous  vivons  dans  un  siècle  manquant  au  même 
de;{ré  de  justice  et  de  goût.  Chacun  trouve  dans  le  sort  de 
ses  propres  œuvres  de  nombreux  exemples  pour  justifier 
ses  critiques.  On  me  dit,  à  ma  grande  surprise,  que  le 
public  condamne  maintenant  les  pièces  de  théâtre  avant 
même  de  les  avoir  entendues,  et  pour  m'enJever  mes 
doutes,  la  comtesse  a  la  bonté  de  m'assurer  qu'une  déci- 
sion aussi  téméraire  a  été  prise  pour  une  de  ses  pièces. 
Xous  nous  levons  de  table  en  nous  apitoyant,  sur  la  déca- 
dence moderne.  Je  prends  congé  aussitôt  ;iprès  le  café, 
vjIji  ne  déshonore  d'aucune  façon  le  repas  précédent;  la 
^  comtesse  m'informe  que  le  mardi  et  le  jeudi  elle  est  toujours 
chez  elle,  et  qu'elle  sera  toujours  contente  de  me  voir. 
Tout  en  bégayant  quelque  compliment  comme  réponse, 
je  suis  intimement  convaincu  de  mon  indignité  à  prendre 
part  à  des  festins  aussi  attiques,  et  je  me  promets  de  ne 
plus  jamais  occuper  la  place  d'où  j'ai  peut-être  exclu  un 
personnage  plus  digne. 

5  mars.  —  Voyage  à  Versailles  avec  M.  JefFerson,  pour 
rendre  visite  à  M.  de  Montmorin,  qui  se  montre  poli,  mais 
laisse  entendre  qu'il  est  déjà  dérangé  plus  qu'il  ne  le 
voudrait  par  des  étrangers.  Nous  nous  rendons  ensuite 
chez  le  comte  de  La  Luzerne,  qui  me  reçoit  avec  un  air  de 
hauteur  que  j(;  n'avais  jamais  éprouvé  jusqu'ici.  /\  la 
lecture  de  la  lettre  d'introduction  que  m'a  donnée  son 
frère  le  marquis,  ses  traits  et  ses  manières  s'adoucissent 
immédiatement,  et  il  se  montre  affable.  Il  rejette  sur  la 
goutte  dont  il  souffre  à  la  jambe  la  faute  de  son  mauvais 
accueil,  devant  lequel  je  n'avais  pu  m'abstenir  de  faire  la 
grimace.  Je  mets  fin  à  cette  visite  le  plus  vile  possible. 


4  JOIHVAL    1)K    COI  \KI{.\i:i  l{    AI  OH  RI  S. 

et  nie  rends  chez  Je  conile  d'AngivilIers,  dont  Ja  politesse 
me  dédominajje  largement  de  l'almosphère  ministérielle 
que  je  viens  de  respirer.  Malgré  ma  résolution,  ma  visite 
est  trop  lon«]ue.  Ainsi,  le  dérangement  même  que  je 
lui  cause  est  un  compliment  dont  il  ne  peut  apprécier  la 
valeur.  —  Ces  visites,  toutes  courtes  qu'elles  soient,  sont 
les  premières  que  j'aie  jamais  faites  à  une  cour  et  m'ont 
convaincu  que  je  ne  suis  pas  fait  pour  y  réussir.  Je  rentre 
à  Paris  dîner  chez  Aime  de  Tessé  :  des  républicains  de 
la  plus  belle  eau.  La  comtesse,  femme  très  raisonnable, 
s'est  fait  sur  le  gouvernement  des  idées  qui,  je  crois,  ne 
répondent  ni  à  la  situation,  ni  aux  circonstances,  ni  aux 
dispositions  de  la  France,  et  il  y  en  a  beaucoup  comme 
elle. 

Passé  la  soirée  chez  Mme  de  Chastellux,  où  se  trouvait 
la  duchesse  d'Orléans.  Mme  de  Chastellux  me  présente  à 
Son  Altesse,  en  m'informant  qu'Elle  a  eu  Ja  bonté  de  per- 
mettre que  je  lui  fusse  présenté.  Au  cours  de  ma  visite, 
Son  Altesse  royale  condescend  à  parler  à  quelqu'un  qui 
n'est  qu'un  homme.  Mon  expérience  du  matin  m'a  appris 
la  valeur  de  ces  quelques  paroles  prononcées  avec  bien- 
veillance par  une  personne  d'un  si  haut  rang. 

7  mars.  —  Dîné  chez  le  baron  de  Montboissier,  à  la 
demande  de  M.  de  Malesherbes,  qui  est  présent.  C'est  un 
vieillard  agréable  et  respectable,  dont  la  belle-fille,  Mme  de 
Montboissier,  a  cinq  beaux  enfants.  Elle  en  est  bien  heu- 
reuse; du  moins  elle  en  a  plus  l'apparence  que  toutes  les 
autres  femmes  que  j'ai  vues  ici.  M.  l'évêque  d'Arras  me 
dit  que  notre  nouvelle  conslitution  est  la  meilleure  qui  ait 
jamais  été  rédigée;  les  quelques  défauts  qui  s'y  trouvent 
proviennent  de  ce  que  nous  avons  imité  celle  de  l'Angle- 
terre. 


mars,  —  Je  vais  souper  chez  le  comte  de  Puisi- 


JOrUNAL    DE    GOLVKRMKUR    MOHRIS.  5 

gnieux.  J'apprends  que  La  Fayette  ne  sera  probablement 
pas  élu  en  Auvergne,  —  et  je  découvre  que  certaines  per- 
sonnes en  sont  ravies.  Comme  il  fallait  naturellement  s'y 
attendre,  sa  conduite  est  blâmée  par  tous  ceux  qui  tou- 
chent à  l'ordre  de  la  noblesse.  Je  le  crois  engagé  trop  à 
fond,  car,  si  je  ne  m'abuse,  il  est  beaucoup  plus  aristocrate 
que  ses  adversaires.  De  fait,  la  constitution  du  pays  devant 
inévitablement  subir  des  changements  qui  diminueront  le 
pouvoir  du  monarque,  il  est  clair  que,  si  la  noblesse 
n'obtient  pas  une  sanction  constitutionnelle  pour  quel- 
ques-uns de  ses  privilèges,  il  sera  loisible  au  ministère  de 
la  confondre  plus  tard  avec  le  peuple  (selon  l'étrange  doc- 
trine du  duc  d'Orléans);  il  en  résultera  soit  la  tyrannie  de 
la  noblesse,  soit  l'anarchie  à  laquelle  il  faut  s'attendre,  si 
l'on  donne  au  royaume  de  France  la  mauvaise  constitution 
de  la  Pensylvanie. 

17  inarn.  —  Ce  soir,  après  le  souper,  dans  le  salon  du 
baron  de  Besenval,  M.  le  comte  de  Puisignieux,  qui  a  des 
terres  à  Saint-Domingue,  me  demande  de  parler  du  com- 
merce des  îles  à  M.  de  Malesherbes.  Ceci  à  propos  d'une 
lettre  écrite  il  y  a  quelques  années  sur  ce  même  sujet  à 
M.  de  Chastellnx.  Je  lui  réponds  que  je  ne  me  sens  pas  à 
même  d'entretenir  les  ministres  d'affaires  publiques,  mais 
si  AI.  de  Alalesherbes  veut  bien  me  demander  mon  avis, 
mon  devoir  sera  de  le  donner,  après  les  politesses  dont 
j'ai  été  l'objet  de  sa  part.  En  effet,  je  préférerais  laisser  à 
notre  ministre  plénipotentiaire  le  soin  de  nos  affaires,  et 
donner  simplement  mon  avis. 

21  mars.  —  Le  colonel  de  Laumoy  déjeune  avec  moi 
aujourd'hui  et  nous  allons  ensemble  à  Versailles.  JVfous 
nous  invitons  à  dîner  chez  le  comte  d'Angivillers,  puis 
nous  allons  voiries  appartements  du  château  de  Versailles. 
C'est  un  immense  monument  de  la  vanité  et  de  la  folie  de 


6       JOIRXAL  DM  (ÎOl  VEKXKLR  MORRIS. 

I,ouis  XIV.  Nous  ne  voyons  ni  le  roi  ni  la  reine,  mais 
comme  nous  ne  sonuncs  pas  venus  pour  eux,  cela  ne  fait 
rien.  De  même  que  tous  les  parasiles  de  la  cour,  ce  n'est  pas 
eux  que  nous  voulons,  mais  ce  qui  est  à  eux,  — avec  celle 
did'érence  pourtant  que  nous  voulons  satisfaire  notre  curio- 
silé,  el  non  noire  cupidité.  Le  roi  est  bien  loge,  —je  ne 
puis  voir  les  appartements  de  la  reine,  parce  que  Sa 
Majeslc  s'y  trouve,  mnis  il  y  a  dix  à  parier  contre  un  que 
je  la  trouverais  plus  belle  que  n'importe  lequel  de  ses 
meubles.  Je  me  conlenle  de  re/jarder  son  portrait  par 
Mme  Lebrun;  il  est  1res  beau,  et  ne  le  cède  sans  doute  en 
rien  à  l'original. 

22  mars.  —  Passe  la  soirée  cbezALiie  de  Duras-Durfort. 
Pour  la  première  fois,  j'ai  le  sentiment  de  la  musique 
que  l'on  peut  lirer  de  la  barpe.  Dans  le  boudoir  à  côté  du 
salon,  j'ai  le  plaisir  de  rester  une  lieure,  seul,  dans  une 
demi-lumière  ressemblant  exaclement  au  crépuscule; 
j'écoule  les  plus  doux  sons  au  milieu  de  la  tranquillité  la 
plus  parfaile.  Ensuite  la  scène  cbange  :  un  évêque  du 
Lan«juedoc  pré|)are  le  ibé;  les  dames  font  cercle  etcbacune 
prend  sa  lasse.  Ceci  semblerait  élrange  en  Amérique,  tout 
autant  que  ce  clievalier  de  Saint-Louis,  qui  ce  matin 
m'a  demandé  l'aumône,  aj)rès  s'être  présenté  lui-même. 

25  mars.  —  l'isite  chez  Mme  de  Chastellux.  Mme  de 
Scjjur  el  M.  de  Puisignieux  y  arrivent  bientôt;  peu  après, 
la  duchesse  d'Orléans,  et  d'aulres  personnes  encore.  La 
duchesse  est  aimable  et  assez  belle  pour  punir  le  duc  de  ses 
écarts  de  conduite.  Le  nombre  des  invités  semblant  vouloir 
augmenler,  Mme  de  Ségur  se  retire  de  bonne  heure.  La 
veuve  du  feuducd'Orléansarrivcanssi,  età  son  départ,  elle- 
embrasse  la  duchesse,  selon  l'usage.  Je  fais  la  remarque  que 
les  Parisiennes  sont  très  portées  à  manifester  publiquement 
leur  tendresse  mutuelle.  Cela  provoque,  de  la  part  de  Son 


JOURX^AL    DE    GOU\ER\^ELll   MORHIS.  7 

Allesse  royale,  sur  la  personne  qui  vient  de  sortir,  des  obser- 
vations donnant  lieu  de  croire  qu'un  baiser  ne  dénote  pas 
toujours  une  grande  afiection.  En  s'en  allant,  elle  veut  bien 
dire  qu'elle  est  contente  de  ni'avoir  rencontré,  et  je  la  crois. 
Cela  lient  à  ce  que  j'avais  prononcé  certaines  expressions 
et  certains  jugements  un  peu  tranchants;  ils  lui  ont  plu 
par  leur  contraste  avec  les  fades  politesses  qu'elle  a  l'ha- 
bitude de  recevoir  partout.  J'en  conclus  que  moins  j'aurai 
l'honneur  d'être  en  aussi  bonne  compagnie,  mieux  cela 
vaudra,  car  avec  l'attrait  de  la  nouveauté  tout  disparaîtra. 
Et  je  serai  probablement  pire  qu'ennuyeux.  Tout  le  monde 
se  plaint  du  temps,  et,  malgré  tout,  le  temps  ne  s'améliore 
pas.  Il  ne  pourrait  être  plus  affreux,  si  nous  le  louions. 

27  mars.  —  Le  maréchal  de  Castries  vient  chez  moi  et 
m'emmène  dîner  chez  AI.  et  Mme  Necker.  Au  salon,  nous 
rencontrons  Mme  de  Staël.  Elle  paraît  être  une  femme  de 
sens,  mais  tout  en  ayant  quelque  chose  de  masculin  dans  le 
caractère,  elle  a  absolument  l'air  d'une  femme  de  chambre. 
M.  \ecker  entre  un  peu  avant  le  dîner.  Il  a  une  tournure 
et  des  manières  de  comptoir,  qui  contrastent  fortement 
avec  ses  vêlements  de  velours  brodé.  Son  salut,  sa  manière 
de  parler,  etc.,  disent  :  «  C'est  moi  l'homme  !  »  La  moitié 
(les  personnes  présentes  sont  des  académiciens.  Parmi  eux 
se  trouve  la  duchesse  de  Biron,  née  Lauzun.  Je  remarque 
que  M.  iXecker  paraît  absorbé  par  des  idées  tristes.  Je  ne 
pense  pas  qu'il  puisse  rester  au  ministère  une  demi-heure 
après  que  la  nation  y  aura  réclamé  son  niaintien.  Il  est 
accablé  par  le  travail,  et  madame  reçoit  continuellement 
des  mémoires  de  dillerents  côtés,  si  bien  qu'elle  paraît 
aussi  affairée  que  lui.  J'ai  beaucoup  de  peine  à  le  croire 
réellement  un  grand  homme.  Je  fiiis  là  un  jugement  témé- 
raire, mais  peut-on  s'empêcher  de  former  un  jugement 
quelconque?  Je  me  tromperais  aussi,  s'il  n'était  pas  un 
homme  laborieux. 


«  JOIHX.M-   I)K   COrVKRYKlR    MORRIS. 

Mil  sortant  du  dîner,  je  lais  une  visite  à  Mme  de  Clias- 
tellux.  La  duchesse  d'Orléans  nous  rejoint  au  bout  de 
quelque  temps  et  nous  formons  un  trio  pendant  une  demi- 
heure.  Mlle  a  quelque  chose  sur  le  cœur,  peut-être  a-telle 
besoin  d'être  aimée.  J'excuse  la  mauvaise  conduite  de  son 
uKiri,  et  lui  conseille  de  donner  à  son  fils,  M.  de  Beaujolais, 
le  goùl  des  affaires;  autrement,  à  vingt-cinq  ans,  après 
avoir  épuise  toutes  les  jouissances  que  peuvent  procurer 
le  rang  et  la  fortune,  il  sera  malheureux  de  ne  pas  savoir 
connnent  s'occuper.  Elle  répète  qu'elle  est  très  contenle 
de  me  voir.  C'est  très  bien  de  sa  parl^  mais  j'ignore  ce  que 
cela  signilie  e.xaclemeiit. 

Je  me  rends  ensuite  chez  le  baron  de  Besenval.  La 
société  est  ni  nihreuse,  et  il  s'y  trouve  le  vicomte  de  Ségur, 
qui  passe  pour  le  lils  du  baron;  il  faut  admettre  qu'il  l'est 
ré«llem(nt,  si  l'on  acc('|)le  comme  preuve  leur  ressem- 
blance plijsique  et  leur  tetidresse  mutuelle.  Ce  jeune 
lioiiiMie  est  le  Lovclace  du  jour,  et  aussi  remarquable  que 
sou  prn- comme  se. lucteur.  Il  ne  manque  pas  d'intelligence. 

Le>  invités  st  mi. lent  iroire  dune  façon  générale  que  ce 
n'est  pas  la  j)ciue  de  convoquer  les  États  généraux  pour 
une  chose  d'aussi  peu  d'importance  que  le  déficit.  Voici 
donc  la  situation  de  AL  Necker  :  s'il  arrive  des  malheurs, 
on  l'eu  rendra  responsable;  s'il  s'en  tire  à  son  honneur, 
d  aulrcs  réclameront  la  gloire  des  bonnes  mesures  que 
pourront  adopter  les  États  généraux.  Il  aime  la  flatterie, 
étant  lui-même  llatteur;  il  est  donc  facile  à  tromper.  11 
croit  que  beaucoup  le  défendent  par  estime,  alors  qu'ils 
ne  font  que  se  servir  de  lui,  et  qu'ils  rejelterontleur  iuslru- 
nient  dès  qu'il  ne  pourra  plus  leur  être  utile.  Necker  est 
en  bonne  posture  jusqu'en  mai,  mais  il  disparaîtra  proba- 
blement à  ce  moment,  à  moins  qu'il  ne  trouve  de  non-, 
veaux  expédients.  La  Caisse  d'escompte  est  pleine  à'effets 
royaux.  Il  lui  manque  donc  à  la  fois  le  moyen  et  la  volonté 
de  venir  au  secours  du  ministre. 


JOrUXAL    DE    GOLVERXKIR   iMORRIS.  9 

30  mars.  —  J'apprends  que  j'ai  commis  une  bêtise  en 
répondant  à  un  mot  do  Mme  de  Corny  par  un  autre 
adresse  à  monsieur.  Malgré  la  signature  de  Coniy,  j'au- 
rais dû  mieux  lire  l'écriture.  Je  dîne  chez  le  maréchal  de 
Castries.  Je  lui  glisse  un  mot  au  sujet  de  la  detle  améri- 
caine, en  exprimant  le  désir  de  l'entretenir  à  ce  sujet.  Il 
me  fixe  un  rendez-vous  pour  demain.  Je  vais  chez  Mme  de 
Chastellux;  Mme  de  Ségur  arrive  un  peu  plus  tard.  Elle 
fait  une  courte  visite,  étant  invitée  pour  la  soirée.  Peu 
après  son  départ,  vient  Mme  la  duchesse  d'Orléans.  L'n 
regard  de  Son  AUesse  royale  donne  à  entendre  qu'elle 
croit  M.  Morris  un  peu  amoureux  de  Mme  la  marquise,  mais 
Mme  la  duchesse  se  trompe.  Il  est  vrai  que  cette  erreur  ne 
peut  faire  de  mal  à  personne.  Le  vicomte  de  Ségur  arrive 
aussi,  et  son  coup  d'œil,  qu'il  cherche  à  cacher,  me  dit 
qu'il  me  croit  incliné  à  suivre  son  conseil  de  l'autre  jour, 
c'est-à-dire  à  faire  la  cour  h  cette  dame  ;  ce  même  coup 
d'œil  nie  dit  que  lui  aussi  a  l'intention  de  la  consoler  de  la 
perte  de  son  mari.  Je  me  rends  de  là  chez  Mme  de  Flahaul; 
c'est  une  femme  élégante,  et  ses  invités  sont  gens  du  meil- 
leur monde.  EH';  ne  manque  pas  d'intelligence,  et  je  la 
crois  remplie  de  bonnes  dispositions.  \ous  verrons. 

2  avril.  —  Visite  à  Mme  de  Chastellux.  Mme  de  Rully, 
femnje  d'honneur deladuchessed'Orléans,  vient  aussi.  Elle 
a  de  très  beaux  yeux  dont  elle  sait  très  bien  se  servir.  Elle 
n'est  nullement  hostile  à  la  douce  passion  d'amour.  Nous 
verrons.  Mme  de  Chastellux,  sœur  de  feu  M.  de  Chas- 
tellux, nous  rejoint,  bientôt  suivie  de  la  duchesse  d'Or- 
léans. Elle  se  plaint  de  la  migraine,  mais  je  la  crois  plutôt 
de  mauvaise  humeur  que  souffrante.  M.  Morris  ne  me 
semble  pas  être  un  hôte  aussi  agréable  qu'auparavant.  Je 
prends  congé  pour  aller  souper  chez  Mme  de  Corny.  Peu 
après  moi,  arrive  Mme  de  Flahaut,  puis  M.  de  Corny.  Il 
a  inutilement  revendiqué  les  droits  de  la  ville' de  Paris. 


10  JOMIXAI.    IH;   (iOI  \  KRXKIII   MORRIS. 

11  MOUS  lil  son  discours.  M.  \ccker  est  blâmé,  et  la  société 
ne  snnblr  pas  portée  à  i'induljjcnce  à  son  é«jar(l.  J'avais 
appris  chez  Mme  de  Cliaslcllux  que  le  roi  a  été  informé  par 
exprès  (pie  M.  de  Calonne  se  trouve  à  Douai,  et  (ju'il  sera 
probableuient  élu  membre  des  P^tats  généraux.  Celte  nou- 
velle ne  déplaît  pas  aux  personnes  présentes. 

Au  moment  de  parlir,  Mme  de  Corny  me  dit  :  «  Eli  bien, 
je  vous  ai  Ijiit  souper  avec  .Mme  de  Flahaut;  ne  suis-je  pas 
une  bonne  femme?  —  Oui,  madame.  »  Mon  complinient  se 
termine  |)ar  une  pression  de  la  main  et  un  regard  de  recon- 
naissance. 

3  avril.  —  Pour  tenir  la  promesse  faite  à  Mme  de 
Flabaut,  je  vais  au  Louvre  voir  les  statues  et  les  tableaux. 
Elle  est  au  lil,  et  sou  beau-frère  est  assis  à  ses  côtés.  Il  est 
vraisemblable  (|u'('lle  a,  comme  elle  le  dit,  oublié  son 
rendez-vous.  .M.  de  Flaliaut  arrive.  Elle  nous  envoie  en 
avant,  et  elle  nous  rejoindra.  Xous  traversons  la  cour  du 
Louvre  dans  la  boue  et  nous  regardons  les  statues.  Xous  ne 
pouvons  pas  voir  les  tableaux;  ce  plaisir  sera  pour  une 
autre  fois.  De  retour  cbez  elle,  son  mari,  cr.^yant  que  je 
vais  la  suivre  par  pure  politesse,  m'en  dispense  avec  bien- 
veillance. Je  suis  donc  obligé  de  prendre  congé.  Ainsi  une 
scène  dont  mon  imagination  m'avait  fait  une  merveille, 
se  réduit  à  rien  du  tout.  Le  temps  contribue  à  la  rendre 
désagréable  :  du  vent,  de  la  pluie,  et,  naturellement,  de 
la  boue  à  l'extérieur  et  de  l'bumidité  à  l'intérieur.  C'est  la 
vie!  Au  moment  où  je  m'en  vais,  M.  de  Flahaut  exprime  le 
désir  de  me  revoir  bientôt,  et  me  demande  de  le  mettre  à 
l'épreuve,  s'il  peut  m'étre  utile  en  quoi  que  ce  soit.  Cette 
politesse  c^i  toujours  agréable,  mais  il  faudrait  être  Cou  pour 
y  croire.  Je  vais  de  là  cbez  M.  Le  Xorniand  pour  avoir  uuq 
copie  qu'on  devait  m'envoyer  ce  matin,  mais  en  son  absence 
on  l'aura  <mbliée.  Cela  est  arrivé  exactement  comme  je  m'y 
attendais. -Le  commis  me  la  promet  pour  ce  soir. 


JOIRXAL    DK    GOLVERXEUR    MORRIS.  11 

C'est  le  joui-  des  accidents.  En  sortant  de  là,  je  glisse 
au  moment  de  monter  en  voilure  et  je  me  fais  très  mal  à 
la  cheville.  Ainsi  tout  va  mal.  Je  vais  voir  la  comtesse  de 
Durfort.  Elle  a  du  monde  et  elle  vient  de  se  lever.  Elle 
veut  me  retenir  à  dîner,  mais  je  refuse.  Elle  doit  souper 
chez  le  baron  de  lîeseuval  et  je  promets  de  m'y  trouver  si 
je  le  puis.  Elle  réplique  que,  si  je  n'y  vais  pas,  c'est  que  je 
ne  veux  pas.  «  On  peut  tout  ce  qu'on  veut.  ^  En 
réponse,  je  balbutie  un  mauvais  compliment.  Je  ne  suis 
certainement  bon  à  rien  et  la  seule  chose  sensée  que  je 
puisse  faire  est  de  rentrer  chez  moi.  C'est  ce  que  je  fais. 
Etant  de  très  mauvaise  humeur,  je  trouve  le  dîner  exé- 
crable. Je  menace  de  changer  de  traiteur^  ce  qui  est  ridi- 
cule à  l'extrême.  Le  garçon,  qui  est  très  humble,  doit,  je 
crois,  me  mépriser  de  me  voir  parler  avec  colère  avant  de 
pouvoir  parler  français. 

i\  cinq  heures,  je  rends  visite  à  Mme  de  Ségur.  Mme  de 
Chasiellux  et  Mme  de  Puisignieux  sont  avec  elle.  En  parlant 
des  hommes  et  des  choses  de  la  politique,  j'ai  la  faiblesse 
et  l'absurdité  d'exprimer  une  foule  d'opinions  que  je  de- 
vrais cacher,  et  que  j'aurai  peut-être  lieu  de  modifier.  Deux 
dames  viennent,  et,  comme  je  m'en  vais,  Mme  de  Ségur,  à 
qui  j'avais  fait  part  de  mon  intention  de  voir  M.  Jefferson, 
a  la  politesse  de  dire  :  «  Nous  nous  reverrons,  monsieur 
Morris?  5)  J'ai  la  stupidité  de  répondre  par  l'affirmative.  Je 
passe  chez  M.  Jefferson  avec  qui  je  reste  une  heure,  ce  qui 
fait  au  moins  cinquante  minutes  de  trop,  car  sa  fille  avait 
quitté  la  chambre  à  mon  approche,  et  n'attend  que  mon 
départ;  du  moins,  je  le  crois.  Selon  ma  promesse,  je 
retourne  voir  Mme  de  Ségur,  et  l'on  m'introduit  dans  la 
pièce  où  elle  se  trouve  avec  son  beau-père.  11  est  étendu 
sur  un  sofa  et  souffre  de  la  goutte  à  la  main  droite,  la  seule 
qui  lui  reste.  Mme  de  Chasiellux  se  trouve  là  également, 
ainsi  qu'une  autre  dame.  Je  pense" que  j'ai  eu  tort  de  venir; 
c'est  pourquoi  je  trouve  très  difficile  de  m'en  aller.  Enfin  je 


12  JOl  HV.VL   I)K    (lOrVKIlVKlR   MOHRIS. 

m' esquive,   et.    pour  couper  court  à  toute  nouvelle  folie 
aujounlMiui,  je  me  décide  à  rentrer  chez  moi. 

(}  avril.  —  Ce  soir,  chez  Mme  de  Puisignieux,  on  me 
dit  qu'il  y  a  du  blé  en  quantité  suffisante  dans  le  royaume, 
mais  qu'il  est  acheté  par  les  accapareurs.  M.  Necker  est 
soupçonné  d'avoir  engagé  les  fonds  et  le  crédit  du  gouver- 
nement dans  cette  opération,  qui  rapportera  à  la  couronne 
cent  cinquante  millions.  Je  ne  puis  m'cmpècher  d'exprimer 
ma  désapprobation  de  celte  vile  calomnie,  et  AI.  de  Puisi- 
gnieux semble  honteux  d'en  avoir  parlé.  Combien  misé- 
rable est  la  situation  de  M.  Necker,  élevé  si  haut  au-dessus 
des  autres  hommes  !  Les  services  qu'il  rend,  et  qui  sont 
le  fruit  d'une  sollicitude  inquiète,  sont  attribués  au  hasard, 
ou  ramenés  aux  proportions  d'événements  courants.  Mais 
tous  les  malheurs  publics,  jusqu'à  ceux  causés  par  les  sai- 
sons ou  la  cupidité  humaine,  sont  mis  au  compte  de  l'igno- 
rance ou  de  l'injustice  de  l'adminislralion.  M.  Le  Couteulx 
désire  quej'ailleavec  lui  voir  l'un  des  ministresau  sujet  de  la 
cargaison  de  la  Russell,  car  il  craint  qu'une  offre  faite  par 
lui  ne  soit  considérée  que  comme  une  spéculation  privée. 
L'après-midi,  je  vais  chercher  M.  Le  Couteulx,  comme  il 
a  été  convenu.  Nous  nous  rendons  chez  M.  Montliérain,  et 
-M.  C...  aborde  l'affaire.  Je  vois  qu'il  avait  raison  à  propos 
de  l'accueil  qu'on  lui  fait,  mais  j'y  coupe  court  en  mettant 
de  suite  les  choses  sur  leur  véritable  terrain,  sans  faire 
aucun  de  ces  compliments  qui  avaient  déjà  été  faits  et 
dont,  par  conséquent,  l'on  pouvait  maintenant  se  dis- 
penser. Il  en  résulte  que  M.  Montliérain  apporte  plus  de 
sérieux  à  son  examen.  On  envoie  chercher  le  frère  du  pre- 
mier magistrat  de  Lyon,  qui  nous  est  tout  acquis.  Après 
avoir  pesé  les  diverses  objections,  la  chose  parait  si  impor-^ 
lante  que  l'on  décide  d'en  faire  part  demain  par  écrit  à 
M.  iXecker.  Je  stipule  formellement  que,  si  mon  nom  est 
prononcé,  \I.  Necker  saura  que  le  but  de  celte  offre  est  de 


JOIRXAL   DE    GOLVEKXEUR   MORRIS.  13 

venir  au  secours  de  radmiuislration,  et  surtout  d'aider  la 
population  niallieureuse,  sans  qu'il  y  ait  là  la  moindre 
préoccupation  pécuniaire. 

8  avril.  —  La  procession  de  Longchanip  nous  fait  voir 
un  étrange  mélange  de  mauvais  fiacres  et  d'équipages 
superbes,  avec  tous  les  degrés  intermédiaires.  Pendant  ma 
visite  à  Mme  de  Chastellux  ce  soir,  la  duchesse  d'Orléans 
fait  savoir  qu'elle  ne  peut  pas  venir  comme  elle  en  avait 
l'intention.  Mme  de  Cliastellux  me  dit  que  la  duchesse  avait 
remarqué  que  je  n*étais  pas  venu  depuis  quelques  jours,  et 
qu'elle  aurait  voulu  me  voir  ce  soir  chez  Mme  la  marquise. 
C'est  là  un  badinage  que  je  commence  à  comprendre,  et  je 
n'y  vois  rien  qui  flatte  ma  vanité.  Tant  mieux.  J'assure 
Mme  la  marquise  de  ma  vénération  et  de  mon  affection,  etc., 
pour  les  vertus  de  Son  Altesse  royale,  et  je  le  fais  avec 
beaucoup  plus  de  sincérité  que  ne  devrait  l'espérer  une 
personne  de  son  rang.  Elle  m'assure  que  Mme  de  Rully 
est  une  friponne.  Je  réponds  que  cette  nouvelle  me  désole, 
car  je  m'en  étais  épris  au  suprême  degré,  et  que  je  suis 
tout  abasourdi  de  cette  communication.  Tout  cela  s'entend. 

12  avril.  —  Visite  à  M.  Le  Normand  à  la  campagne. 
Je  suis  très  surpris  d'apprendre  que  les  moutons  sont  mis  à 
couvert  pendant  l'hiver.  J'attribue  ce  fait  avec  d'autres  à  une 
ignorance  profonde  de  l'agriculture,  car  cette  science  est 
réellement  très  peu  comprise  en  France.  On  la  cultivera  à 
cause  de  l'anglomanie  qui  actuellement  sévit  sur  ce  pays. 
Si  l'on  améliore  en  même  temps  l'agriculture  et  la  consti- 
tution, il  sera  difficile  de  prévoir  la  puissance  future  de  la 
nation,  mais  les  Français  semblent  faire  des  progrès  bien 
plus  rapides  dans  les  beaux-arts  que  dans  les  arts  utiles.  Cela 
vient  pei.-être  du  gouvernement  qui  opprime  l'industrie, 
mais  favorise  le  génie.  Nous  avons  ici  mille  preuves 
que  le  propriétaire  ne  sait  pas  calculer  ;   c'est  ainsi  que 


IV  JOIHVAL    l)K    OOl'VIiHXKl  K    MORKIS. 

nous  voyons  une  très  jpande  maison  qui  n'est  qu'à  moitié 
aciievée,  et  un  janiin  ou  parc  qui,  s'il  est  jamais  achevé, 
sera  peut-être  majinifique,  et  aura,  en  tout  cas,  coûté  une 
somme  énorme.  La  société  est  nombreuse,  mais  le  diner 
est  peu  copieux.  Un  abbé  dcclame  violemment  contre  les 
modérés  en  politique.  Il  dit  qu'il  enlèvera  le  poste  d'assaut. 
Ce  sera  quelque  peu  difficile,  le  roi  ayant  déjà  tout  rendu 
à  discrétion.  Je  prie  le  comte  de  1*...  de  lui  demander  ce 
qu'il  désire.  Il  répond  que  c'est  une  constilution.  Mais 
la(|uelle?  Il  ressort  de  ses  explications  (pi'il  exige  moins 
que  ce  qtii  est  déjà  accordé,  et  un  certain  nombre  d'assis- 
tants ne  parlajjent  pas  son  avis,  parce  qu'il  ne  demande 
pas  assez.  Et  voilà  celui  qui  veut  tout  prendre  d'assaut. 
Une  discussion  ennuyeuse  s'engage  ;  je  n'y  fais  aucune 
attention,  mais  je  remarque  que  cela  déplaît  aux  dames, 
dont  les  voix  délicates  sont  couvertes  par  les  éclats  des  ora- 
teurs. Cela  leur  arrivera  encore  plus  d'une  fois,  si  vrai- 
ment les  Etats  généraux  rédigent  une  constitution.  Ce 
serait  particulièrement  à  déj)lorer  pour  les  dames,  qui 
seraient  par  là  même  privées  de  leur  part  dans  le  gouver- 
nement ;  elles  ont  joui  jusqu'ici  d'une  puissance  presque 
illimilée,  non  sans  y  prendre  un  extrême  plaisir,  mais 
peut-être  pas  toujours  pour  le  plus  grand  bien  de  la  com- 
numaulé. 

15  avril.  —  Je  rends  visite  aujourd'hui  à  M.  Millet.  11 
est  en  train  de  jouer  avec  plusieurs  |)crsonnes  ayant  l'air 
de  joueurs  de  profession.  Mme  Millet  est  sortie  et  s'occupe 
probablement  d'un  jeu  tout  différent.  Je  vais  ensuite  chez 
Mme  de  Durfort.  Elle  me  fait  savoir  qu'elle  va  rendre 
visite  à  un  malade,  et  elle  emmène  un  ofticier  de  dragons 
pour  l'aider  à  surmonter  sa  douleur.  Je  prends  le  thé  chez 
Mme  de  Chastellux,  qui  me  raconte  de  nombreuses  anec- 
dotes sur  le  pays.  Deux  dames  entrent  et  abordent  la 
politique.  L'une  d'elles  déteste  tellement  M.  Necker  qu'elle 


JOIHXAL    I)K    GOl  VKRVKl  U    AlORRIS.  15 

paraît  s'en  vouloir  à  elle-même  d'avoir  admiré  un  petit 
jeu  d'esprit,  compose  par  lui,  il  y  a  plusieurs  années,  et 
que  Mme  de  Chastellux  vient  de  nous  lire. 

17  avril.  — Au  cours  d'une  très  longue  conversation, 
M.  de  La  Fayelte  me  raconle  l'histoire  de  sa  campagne 
électorale  en  Auvergne.  Je  m'aperçois  qu'il  a  maintenant 
une  idée  plus  claire  de  ce  qu'il  doit  faire.  Nous  discutons 
les  chances  d'une  révolution  à  Paris,  et  nous  convenons 
qu'elle  pourrait  occasionner  beaucoup  de  mal,  sans  pouvoir 
produire  le  moindre  bien;  il  vaudrait  mieux,  en  consé- 
quence, rédiger  une  protestation  contre  la  façon  dont  les 
élections  sont  faites,  tout  en  continuant  à  y  procéder.  Il  y 
aura  cet  après-midi  une  réunion  de  la  noblesse,  et  M.  de 
Clermont-Tonnerre  y  prononcera  un  discours.  On  doit 
essayer  de  le  faire  élire  député;  c'est  pourquoi  on  le  fait 
connaître  dès  maintenant  comme  orateur.  La  Fayette  dit 
qu'il  a  du  génie  et  qu'il  appartient  à  une  bonne  famille, 
bien  qu'il  soit  sans  fortune.  Je  vais  dîner  chez  M.  de  La 
Bretèche.  M.  de  Durfort  arrive  à  la  fin  du  repas.  Il  s'est 
rendu  à  la  réunion.  Le  discours  de  M.  de  Clermont  a  été 
fort  admiré,  et  il  a  conquis  une  énorme  majorité  ,  nialgré, 
dit  M.  de  Durfort,  le  désir  des  amis  de  M,  Necker.  Je  suis 
très  curieux,  et,  entre  autres  choses,  je  demande  si 
M.  de  La  Fayelte  se  trouvait  là.  Il  y  était,  et  a  même  dit 
quelques  mots  qui  étaient  très  bien;  M.  de  Durfort  n'étant 
l'ami,  ni  de  M.  de  La  Fayette,  ni  de  M.  Necker,  je  suppose 
que  tout  s'est  très  bien  passé. 

On  rassemble  dix  mille  hommes  de  troupes  dans  les 
environs  de  Paris;  les  gardes  suisse  et  française  sont  déjà 
à  l'intérieur  des  barrières,  augmentant  ainsi  la  maré- 
chaussée de  six  mille  hommes;  si  nous  avons  une  émeute, 
l'action  sera  chaude.  La  révolution  qui  a  lieu  actuellement 
dans  ce  pays  est  étrange.  Les  quelques  personnes  qui  l'ont 
mise  en  branle  sont  étonnées  de  leur  propre  ouvrage.  Les 


10  J()1;H\.\L  I)K   (JOl  \  KUXKl  i«   aiohhis. 

ministres  aident  à  délruire  l'aulorilé  niinislcrielle,  sans 
savoir  ni  ce  qu'ils  lonl,  ni  ce  (|u'ils  devraient  faire. 
M.  Necker,  qui  croit  tout  diriger,  n'est  peut-être  Jui-même 
qu'un  instrument  au  même  degré  que  ceux  dont  il  se  sert. 
Je  crois  que  l'on  désire  sa  chute,  mais  elle  ne  surviendra 
pas  aussi  vite  que  ses  ennemis  s'y  attendent.  Le  hasard 
décidera  qui  pourra  diriger  les  Ktats  {jénéraux,  si  toutefois 
ceux-ci  se  laissent  diriger.  Grand  Dieu!  quelle  scène  cela 
fournirait  à  un  caractère  hors  ligne!  La  Fayette  m'a  donné 
ce  matin  un  a\ant-goùt  du  côté  drolatique  du  drame.  Le 
duc  de  Coigny,  l'un  des  amants  de  la  reine,  a  reçu,  de  ses 
commettants,  l'ordre  de  proposer  qu'en  cas  d'accident  la 
reine  ne  soit  pas  régente,  et  lui,  La  Fayette,  délesté  à  un 
degré  égal  par  le  roi  et  la  reine,  se  dispose  à  comhattre 
cette  proposition.  Je  lui  soumets  un  ou  deux  arguments  qui 
me  viennent  à  l'esprit  en  faveur  de  sa  thèse,  mais  il  veut  se 
placer  sur  un  terrain  différent.  Toutes  ses  préférences  vont 
à  une  répuhlique,  tandis  que  mon  opinion,  basée  sur  la 
seule  nature  humaine,  ne  doit  pas  avoir  beaucoup  de  poids 
dans  un  siècle  si  rafiiné.  il  serait,  en  effet,  ridicule  que  ceux 
qui  alfeclent  de  ne  pas  croire  en  Dieu  crussent  eu  l'homme. 

ISrtr/vY.  —  Cet  après-midi,  nous  prenons  une  tasse 
de  thé  en  tête  à  tête  avec  Aime  de  Ségur,  tout  eu  conver- 
sant agréablement.  Le  thé  est  très  bon,  mais  la  conver- 
sation de  la  maréchale  est  encore  bien  plus  exquise  que 
son  thé,  qui  vient  de  Russie.  Le  maréchal  de  Duras  arrive, 
et  adresse  beaucoup  de  galanteries  et  quelques  conseils  à 
Mme  de  Ségur,  qui  paraît  également  insensible  aux  unes 
cl  aux  autres.  Je  vais  ensuite  passer  une  heure  avec 
Aime  de  Chasleilux  au  Palais-Royal  ;  je  la  trouve  avec  son 
(ils  sur  ses  genoux.  Lue  mère  dans  cette  situalion  est 
toujours  intéressante,  mais  la  perle  que  celle-ci  vient  de 
faire  la  rend  plus  particulièrement  telle.  Au  cours  de  la 
conversation,  connue  je  m'informe  de  la  santé  de  la  prin- 


JOIHXAL    DK    GOrVERXElR   MOHUIS.  17 

cesse,  elle  me  répète  un  message  que  celle-ci  m'avait  déjà 
fait.  Je  fais  remarquer  alors  qu'il  me  déplairait  autant  de 
ne  pas  me  montrer  respectueux  que  d'être  indiscret;  je 
désire  donc  savoir  ce  que  je  devrais  fiiire,  si  je  rencontrais 
Son  Altesse  partout  ailleurs  qu'ici,  et  j'ajoute  qu'à  mon 
avis  je  ferais  mieux  de  ne  pas  sembler  la  connaître.  Elle 
répond  que  je  puis  être  sur  d'être  reconnu  par  la  princesse- 
J'ajoute  encore  que,  bien  qu'étant  personnellement  indif- 
férent aux  avantages  de  la  naissance,  et  ne  respectant  en 
Son  Altesse  royale  que  les  vertus  qu'elle  possède,  je  me 
sens  pourtant  contraint  de  me  plier  extérieurement  aux 
sentiments  et  aux  préjugés  des  personnes  parmi  lesquelles 
je  me  trouve.  Entre  neuf  et  dix  heures,  il  devient  évident  que 
la  duchesse  ne  viendra  pas  aujourd'hui,  et  je  prends  congé, 
en  envoyant  cette  réponse  au  message  que  j'avais  reçu  : 
«J'ai  été  voir  Madame  la  duchesse  chez  Mme  de  Chastel- 
lux,  et  je  suis  désolé  de  ne  l'y  avoir  point  rencontrée.  « 

20  avril.  —  Ce  soir,  tandis  que  je  prenais  le  thé  dans 
le  salon  de  Mme  de  Flahaut,  le  marquis  de  Boursac  arrive 
tout  droit  des  sections  de  vote.  Il  s'est  activement  employé 
toute  la  journée  à  contrecarrer  les  projets  des  ministres  en 
ce  qui  touche  aux  élections  de  la  noblesse,  et  il  pense  avoir 
réussi.  Une  réunion  se  tiendra  demain  malin  chez  le 
prévôt  de  Paris,  pour  fixer  définitivement  la  ligne  de  con- 
duite à  suivre.  Mme  de  Flahaut  va  faire  sa  visite  de  condo- 
léances à  Mme  de  Guibert,  dont  le  mari,  du  parti  Necker, 
s'est  vu  privé  de  son  emploi  au  ministère  de  la  guerre,  ce 
dont,  entre  parenthèses,  elle  est  enchantée  ;  mais  Mme  de 
Guibert  le  sera  beaucoup  moins,  bien  qu'elle  n'appartienne 
pas  au  même  parti  que  son  mari.  Je  promets  à  Mme  de 
Flahaut  de  revenir  et  je  me  rends  chez  M.  Millet.  Je  reste 
quelque  temps  avec  lui  et  sa  maîtresse,  puis  je  vais  chez 
Mme  de  Corny.  Elle  est  très  heureuse  de  l'opposition 
qui  paraît  vouloir  se  manifester  parmi  les  nobles.  Elle  me 

2 


18  JOIHVAI,   DK    (JOIVEKX'EIH    MORHIS. 

raconte  une  aiiecdole  que  M.  de  Hreleuil  a  recueillie  de  la 
bouche  de  M.  de  Machault.  Le  roi  et  les  princes  se  sont 
unis  pour  s'opposer  au  progrès  de  la  liberté,  dont  la  rapi- 
dité semble  leur  avoir  enfin  inspiré  de  sérieuses  alarmes. 
Le  roi  a  offert  la  place  de  premier  ministre  à  M.  de  Machaull , 
qui  a  refusé  eu  raison  de  son  «jraiid  âge.  On  lui  demanda 
alors  son  avis  sur  \ecker  :  «  Je  n'aime  pas  sa  conduite, 
mais  je  crois  qu'il  serait  dangereux  de  s'en  séparer  actuel- 
lement. T>  Mme  de  Corny  me  presse  de  rester  à  souper, 
mais  je  refuse,  en  lui  disant  que  j'ai  promis  à  son  amie 
Mme  de  Flahaut,  et  elle  trouve  naturellement  cette  excuse 
suffisante.  Je  retourne  chez  Mme  de  Flahaut;  j'y  rencontre 
l'évéque  d'Autun,  et  je  parle  politi(jue  plus  que  je  ne  le 
devrais. 

Je  suis  d'avis  que  si  la  Cour  essaye  maintenant  de  reculer, 
il  est  impossible  de  prévoir  les  événements.  Les  chefs  d:i 
parti  patriote  ont  été  si  loin  qu'ils  ne  peuvent  pas  battre  e  : 
retraite  sans  se  compromettre.  Si  la  nalion  a  réellemeii 
quelque  vigueur,  le  parti  dominant  aux  Etats  généraux 
pourra,  à  sa  volonté,  renverser  la  monarchie  elle-même, 
au  cas  où  le  roi  se  risquerait  à  un  conflit  avec  l'Assembléj. 
La  Cour  est  extrêmement  faible  et  les  mœurs  en  sont  si 
corrompues,  qu'elle  ne  pourra  résister  à  une  opposition 
bien  organisée.  A  moins  que  la  nation  tout  entière  ne  soil 
également  dépravée,  il  est  probable  qu'une  tentative  de 
retraite,  maintenant  qu'il  est  trop  tard,  ne  ferait  qu'attirer 
sur  la  Cour  le  plus  proioud  mépris. 

21  avril.  —  Ce  soir,  en  sortant  de  la  Comédie-Française, 
je  vais  chez  Mme  de  Chastellux  et  elle  me  donne  des  nou- 
velles de  Versailles.  M.  de  La  Vaugtiyon  ne  retournera  pas  en 
Espagne;  il  y  sera  remplacé  par  M.  de  La  Luzerne.  J'espère 
que  M.  de  Ségur  ira  à  Londres.  La  imblesse  de  Paris  ît 
décidé  de  procéder  aux  élections,  tout  en  protestant  contre 
le  règlement.  C'est  le  parti  le  j)lus  sage.  Mme  de  Chastellux 


JOLRXAL   Dl-:    GOLVERMKLR  MORRIS.  19 

me  dit  que  la  duchesse  d'Orléans  avait  laissé  uu  message 
pour  moi,  peu  de  temps  avant  mon  arrivée.  Elle  lient  à 
me  l'aire  voir  son  fils,  AI.  de  Heaujolais. 

22  avril.  —  M.  Jefterson  goûte  beaucoup  mon  plan 
financier  (1).  Xous  attendons  jusqu'à  quatre  heures  M.  de 
La  Fayette,  qui  arrive  alors  eu  déshabillé,  ayant  été  retenu 
par  la  politique  jusqu'à  ce  moment.  Nous  croyons  que  tout 
va  bien.  Je  propose  que  les  États  généraux  éloignent  la 
garde  suisse  de  la  personne  du  roi,  et  adressent  eu  même 
temps  (les  lélicitalions  aux  troupes  nationales.  M.  Jefferson 
ne  croit  pas  que  cela  ail  grande  im|)ortance,  mais  je  réussis 
à  convaincre  La  Fayetle.  Il  désire  savoir  de  nous  s'il  devra 
prendre  une  part  active  aux  débats  des  Etats  généraux. 
Nous  convenons  qu'il  ne  devra  parler  que  dans  les  circons- 
tances importantes.  Nous  allons  ensuite  au  Palais-Ilo^al 
avec  Jefferson  pour  faire  prendre  nos  silhouettes. 

24  avril.  —  Ce  soir,  pendant  le  souper  chez  le  baron 
deBesenval,  on  nous  parle  d'un  exprès  qui  vient  d'apporter 
la  nouvelle  de  la  morl  de  l'empereur;  cette  nouvelle  est 
bientôt  démentie.  Il  semble  pourtant  qu'il  devra  bientôt 
quitter  ce  monde.  On  parle  longuement  aussi  de  désordres 
occasionnés  par  la  disette.  Tous  les  convives  qui  sont  des 
adversaires  des  ministres  actuels,  en  sont  bien  contents. 
Nous  apprenons  aussi  qu'il  y  aura  un  nouveau  ministère, 
dont  Monsieur  sera  le  chef,  tous  les  ministres  actuels 
devant  se  retirer,  sauf  Necker.  Les  personnes  présentes 
auraient  de  beaucoup  préféré  renvoyer  Necker  et  garder 
les  autres.  Pour  ma  part,  je  ne  crois  à  aucun  changement 
en  ce  moment.  Puisignieux  me  dit  que  les  Etats  généraux 
se  querelleront  dès  le  début  au  sujet  des  votes  par  ordre 


(I)  Morris  avait  préparé  un  plan  dn  réformes  financières  pour  la  France. 
Ce  plan  avait  été  traduit  en  français  el  soumis  à  \l.  de  ilaleslierbes. 


20  JOniXAL   I)K    r.OlVERVKl  H    AIOHHIS. 

OU  par  IcU».  Il  ost  si  (Mior{ji(|ne  dans  son  affirmalion  que 
l'on  voit  bien  son  désir  qu'il  en  soit  ainsi.  Il  ajoute  que  la 
nalionesl  incapable  de  liberté;  elle  ne  peut  rien  supporter 
lon«5leii)ps  cl  les  soMals  eux-nicuies  ne  veulent  pas  rester 
plus  de  trois  mois  au  régiment;  je  vois  qu'il  confond  la 
noblesse  avec  la  nation,  et  qu'il  juge  la  noblesse  d'aj)rès 
ceu\  de  ses  membres  que  leur  paresse  ou  leurs  désordres 
priveraient  de  toute  iniluence  dans  les  révolutions,  eu 
deliors  de  leur  force  numérique.  Il  semble  que  ceux  qui 
désirent  pour  le  roi  un  pouvoir  absolu  admettent,  en  géné- 
ral, que  leur  désir  sera  inévilablement  réalisé  dans  quelques 
années,  quoi  que  fasse  la  nation  en  ce  moment.  De  fait, 
les  révolutionnaires  n'ont  tpif  de  mauvais  matériaux  sous 
la  main,  et  s'ils  ne  déploient  pas  une  grande  énergie,  les 
amis  du  despotisme  devront  réussir  contre  eux. 

25  anil.  —  Je  passe  toute  la  matinée  à  écrire;  l'après- 
midi,  je  vais  dîner  cliez  M.  Alillet.  Les  convives  sont  :  sa 
maîtresse,  la  vieille  marquise  de  Bréhan,  et  sa  fille,  per- 
sonne d'une  grande  beauté,  à  qui  l'avenir  sourit  ;  une 
femme  mariée,  jeune  et  extrêmement  Jolie;  son  mari  et  un 
ami,  ca|)itaine  dans  la  maiine,  resté  garçon  comme  moi  ; 
enfin  un  jeune  hoaime  que  je  ne  connais  pas.  C'est 
M.  Millet  qui  s'est  cbargé  du  dîner  [à  la  matelote)  et  des 
hùles.  .Après  le  dessert,  une  vieille  dame  nous  joue  de  la 
vielle,  tout  en  chantant  des  chansons  scabreuses,  à  la 
grande  joie  des  messieurs,  de  la  mère  et  de  la  dame  mariée, 
dont  le  mari  sembh'  triste  et  fourbu.  L'enfant  écoute  avec 
une  extrême  attention.  Les  deux  jeunes  dames  ne  sont  pas 
très  contentes.  M.  Millet  propose  de  nous  réunir  encore  J  i 
semaine  |)rotliaino,  et  nous  accc])tons.  li  nous  consultera 
avant  de  commander  le  dîner.  Je  lui  dis  de  faire  comme  il 
voudra,  mais  qu'il  pourra  nous  dispenser  de  la  musique, 
si  cela  lui  plaît.  Nous  nous  rendons  ensuite  à  l'hôtel  royal 
des  Invalides,  magnifique  spécimen    d'architecture.    La 


JOIRXAL    DE    (ÎOI  VKRXEIR    MORRIS.  21 

chapelle  et  le  dôme  sont  sublimes.  A  la  cuisine,  on  nous 
fait  remarquer,  entre  autres  choses,  une  petite  marmite 
contenant  2,500  livres  de  bœuf  pour  la  soupe  de  demain, 
et  une  autre,  moins  grande,  pour  messieurs  les  officiers. 
Le  spectacle  qui  produisit  sur  moi  la  plus  grande  impres- 
sion, fut  de  voir  à  genoux  dans  la  chapelle  un  grand  nombre 
de  vétérans  mulilés.  Leur  piélé  est  des  plus  sincères. 
Pauvres  diables  qui  n'ont  plus  rien  à  espérer  en  ce  monde! 
Les  femmes  s'agenouillent  en  approchant  de  la  sacristie. 
M,  Millet  me  suggère  l'idée  de  composer  une  prière  pour 
les  deux  plus  belles  ;  elles  la  trouvent  supérieure  à  toutes 
celles  du  missel.  M.  Millet  me  dit  qu'il  a  entendu  un  cerlain 
nombre  d'invalides  exprimer  le  regret  qu'un  aussi  bel 
homme  que  moi  ait  perdu  une  jambe.  11  ne  m'avait  pas  vu 
donner  à  l'un  d'eux  un  écu,  sans  quoi  il  aurait  pu  apprécier 
le  compliment  et  la  compassion  de  ces  gens  à  leur  juste 
valeur. 

26  avril.  —  Je  reçois  d'une  dame  un  billet  anonyme, 
contenant  une  déclaration  d'amour.  J'écris  une  réponse 
ambiguë  à  ma  belle  inconnue,  et  j'envoie  mon  domestique 
Martin  suivre  le  messager,  un  petit  garçon,  qui  remet  mon 
mol  à  une  femme  de  chambre.  Celle-ci  entre  chez  M.  Millet. 
Le  billet  vient  donc  de  sa  maîtresse,  qui  mérite  d'être 
courtisée.  Je  vais  alors  chez  Mme  Millet,  maisje  ne  Irouve 
pas  l'occasion  de  lui  dire  un  mot  en  particulier.  Je  vais 
ensuite  chez  Mme  de  Chastellux,  etj'apprends  que,  comme 
d'habitude,  la  duchesse  vient  de  la  quitter  en  laissant  un 
mot  pour  moi.  C'est  quelque  peu  ridicule,  mais  j'exprime 
néanmoins  mes  regrets.  Le  soir,  chez  Mme  de  Flahaut,  on 
est  en  plein  dans  la  politique  dont  je  suis  fatigué.  Après  le 
souper,  Févêque  d'Autun  nous  lit  la  protestation  de  la  no- 
blesse et  du  clergé  de  Bretagne;  je  commets  l'impolitesse 
de  nrendormir  pendant  cette  lecture.  Mme  de  Flahaut  n'est 
pas  très  bien  ;  de  plus,  il  lui  est  arrivé,  aujourd'hui,  quelque 


22  JOI  HVAI,    l)K    r.orX  KHXKl  r.    MOHHIS. 

chose  qui  la  préoccupe.  Je  lui  demande  de  mVii  faire  pari, 
mais  elle  refuse  el  j'en  suis  très  content. 

27  avril.  Mme  de  Cliaslellux  me  dit  qu'elle  attend  la 

duchesse  ce  soir.  Je  reste  pour  attendre  Son  Altesse.  Elle 
arrive  assez  tard,  et  se  montre  pleine  de  prévenances;  fai- 
sant allusion  à  ses  différents  messages,  elle  exprime  son 
extrême  regret  de  ne  pasm'avoir  rencontré;  je  réponds  de 
mon  mieux.  De  fait,  je  n'y  comprends  rien,  tout  en  étant 
ohligé  de  ui'en  tenir  à  Texplication  que  je  m'en  suis 
donnée.  Elle  a  une  longue  conversation  politique  avec  ses 
amies  au  sujet  des  assemblées  électorales,  et  je  la  félicite 
d'occuper  ainsi  son  esprit;  sa  santé  s'en  trouve  déjà  bien. 
Elle  dit  qu'elle  ne  peut  prolonger  sa  visite,  car  elle  va  voir 
ses  enfants.  Elle  est  arrivée  bien  tard,  et  ne  serait  même 
pas  venue,  si  elle  n'eût  désiré  me  voir.  C'est  là  visible- 
ment du  persiilage,  mais  il  serait  mal  poli  de  ma  part  de  ne 
pas  sembler  y  ajouter  foi. 

28  avril.  —  En  me  rendant  chez  M.  Millet,  j'aperçois 
des  troujjcs  marchant  vers  le  faubourg  Saint-Antoine 
avec  deux  petites  pièces  d'artillerie.  11  parait  qu'il  y  a 
eu  une  émeute  de  ce  côté.  Chez  M.  Millet,  on  m'en  lait 
un  récit  terrible,  mais  certainement  exagéré.  J'apprends 
plus  lard  que  l'émeute  a  éié  assez  sérieuse.  Il  paraît  que 
le  billet  que  j'ai  reçu  n'est  pas  d(;  Mme  Millet,  et  que 
j'ai  commis  à  ce  sujet  une  erreur  grossière;  je  suis  fort 
intrigué. 

1"  mai.  —  Je  m'habille  pourmerendreà  la  réunion  con- 
venue chez  M.  Millet.  Madame  attend  son  chapeau,  et  nous- 
mêmes  nous  allendons  quelques  invités.  Nous  nous  rendons 
au  Palais-Bourbon,  pour  visiter  les  petits  appartements  et 
le  jardin  qui  sont  très  beaux.  Nous  allons  de  là  au  cabaret 
dîner  à  la  matelote;  les  invités  sont  les   mêmes  que  la 


JOLRXAL   DE    GOLVKRXEIR    MORRIS.  23 

semaine  dernière,  sauf  le  capitaine  de  marine.  Après  le 
dîner,  les  dames  proposent  une  promenade  en  Seine  que 
faccepte  avec  empressement.  Nous  y  serons  moins  remar- 
(jucs,  ce  qui  n'est  pas  sans  importance,  vu  les  invités. 
.\I.  Millet  refuse  de  nous  accompagner  et  sa  femme  est  con- 
(cnte  de  se  débarrasser  de  lui.  Il  a  l'air  de  s'en  apercevoir, 
(  t  rentre  seul  chez  lui,  en  savourant  les  réflexions  qu'une 
telle  idée  ne  j)eut  manquer  de  lui  suggérer.  Nous  montons 
à  bord  d'un  bateau  de  pêche  malpropre;  nos  sièges  sont 
des  planches  également  malpropres  mises  en  travers. 
Mlle  Millet,  qui  a  une  robe  de  mousseline  ornée  de  belle 
dentelle,  paraît  toujours  belle,  malgré  le  piteux  état  de  ses 
vêtements.  Son  amie  paraît  enchantée  de  mes  attentions; 
elle  essaie  de  faire  la  modeste,  mais  elle  y  réussit  très 
mal.  Après  une  descente  assez  longue,  nous  remontons 
jusqu'à  la  barrière  de  Chaillot,  mais  par  suite  d'une  erreur 
dans  les  ordres  (ce  qui  a  causé  la  perte  de  nombreuses 
batailles),  nous  ne  pouvons  retrouver  nos  voitures  et  nous 
rentrons  à  pied.  Les  femmes,  folles  commes  des  oiseaux 
échappés  de  leur  cage,  envoient  les  hommes  de  différents 
côtés,  mais  toujours  pas  de  nouvelles  de  nos  équipages. 
Nous  traversons  la  rivière  pournllerles  chercher  cà  l'endroit 
oîi  nous  avons  dîné.  Neles  trouvant  pas,  nousrelraversons 
et  nous  apprenons  par  un  domestique  qu'ils  sont  à  la 
î^rille  de  Chaillot.  Nous  traversons  encore  une  fois.  Après 
avoir  attendu  quelque  temps  (les  dames  s'amusant  dans 
l'intervalle  à  courir  de  tous  côtés),  les  voitures  arrivent 
enfin,  et  je  puis  rentrer  chez  moi.  Je  m'habille  pour  aller 
chez  Mme  deFlahaut.  La  société  est  nombreuse;  elle  s'oc- 
cupe beaucoup  de  politique  et  un  peu  de  jeu.  Je  ne  rentre 
qu'à  une  heure,  ayant  reconduit  chez  lui  un  monsieur  qui 
n'avait  pas  de  voilure.  Je  me  mets  à  lire  jusqu'à  près  de 
deux  heures,  et  je  me  couciie,  exténué  de  m'êlre  tant 
amusé,  si  je  puis  parler  ainsi  de  ce  qui  ne  m'a  pas  amusé 
du  tout.  J'incline  à  croire  que  Mme  Koselle  est  ma  corres- 


2V  JOI  H\.\l.    DK    (loi  \  I:K\I:I  K    -MOHHIS. 

pondante  inconnue,  mais  je  ne  donnerais  pas  six  pence 
pour  être  fixé  là-dessus. 

2  f)iai.  —  Je  vais  chez  Mme  La  Fayette,  mais  elle  va 
partir  à  Versailles.  La  Fayette  s'y  est  déjà  rendu  en  qualité 
de  député.  Je  passe  quelques  instants  chez  Mme  de  Puisi- 
gnieux  qui  est  à  sa  toilette.  Je  vais  ensuite  voir  Mme  de 
Ségur,  et  je  m'amuse  avec  les  enfants;  je  la  laisse  à  sa  toi 
letle,  pour  la  revoir  encore  ce  soir  chez  Mme  de  Puisi- 
gnieux  :  elle  me  dit  que,  puisque  j'y  serai,  elle  y  restera 
toute  la  soirée  au  lieu  d'aller  à  un  autre  lendez-vous.  Pen- 
dant celte  soirée,  un  monsieur  régale  les  dames  en  leur 
racontant  la  pendaison  de  jeudi  dernier.  C'est  le  colonel 
d'un  régiment  qui  était  de  service  à  l'exécution.  Nous 
buvons  une  quantité  de  thé  bien  faible,  que  Mme  de  La 
Gaze  appelle  avec  raison  du  lait  coupé.  Mme  de  Ségur  arrive 
pendant  le  souper,  et  je  lui  dis,  ce  qui  est  vrai,  que  j'allais 
partir,  mais  que  maintenant  je  resterai.  Dans  un  coin,  la 
conversation  roule,  comme  d'habitude,  sur  la  politique,  et 
principalement  sur  la  disette.  M.  Necker  est  fortement 
blâmé,  et  bien  à  tort  selon  moi.  Une  folie  a  bien  été  com- 
mise, mais  c'est  la  seule  chose  où  l'on  ne  trouve  rien  à 
reprendre.  Je  pnrle  de  l'ordre  de  perquisitionner  dans  les 
granges  des  fermiers.  On  passe  aussi  l'émeute  sous  silence. 
Le  baron  de  Besenval,  qui  a  donné  l'ordre  de  la  répres- 
sion, paraît  être  enchanté  de  son  œuvre.  Il  avait,  dit-on, 
commandé  de  faire  marcher  la  garde  suisse  avec  deux 
pièces  de  canon,  et,  au  moment  où  Ton  s'apprêtait  à  s'en 
servir,  la  foule  s'enfuit  à  toutes  jambes.  11  est  donc  convenu 
que  le  baron  est  un  grand  général,  et,  puisque  ce  sont  des 
dames  qui  le  disent,  ce  serait  fou  de  les  contredire.  Si 
j'étais  militaire,  je  penserais  que  deux  pièces  lançant  des 
projectiles  de  quatre  livres  ne  sauraient  servir  à  grand'chose 
dans  une  ville  comme  celle-ci,  où  les  rues  sont  générale- 
ment si  étroites  que  deux  voitures  peuvent  à  peine  y  passer 


JOIH.VAL    l)K    GOr\ER\Kl  R    .MOHRIS.  25 

de  front,  où  ces  mêmes  rues  étroites  sont  des  plus  tor- 
tueuses, et  où  les  maisons  ont  en  général  de  quatre  à  six 
étages  en  pierre.  Mais  n'étant  pas  versé  dans  l'art  de  la 
guerre,  mon  devoir  est  de  convenir  avec  les  autres  qu'il  faut 
vraiment  être  un  grand  général  pour  pouvoir,  avec  seulement 
quinze  cenis  fantassins  ou  cavaliers,  et  surtout  avec  deux 
seules  pièces  d'artillerie,  disperser  quinze  mille  hommes, 
principalement  des  spectateurs,  parmi  lesquels  se  trou- 
vaient trois  mille  émeuliers,  armés  de  bâtons  et  de  pierres. 

3  mai.  —  M.  Jefferson  me  parle,  pour  la  séance  de 
demain,  d'un  billet  que  Mme  de  Tessé  réserve  à  M.  Short, 
mais  qu'il  me  procurera,  parce  que  Short  ne  peut  pas  s'y 
rendre.  Je  plaide  près  de  M.  de  La  Fayette,  qui  dîne  avec 
nous,  la  cause  du  duc  d'Orléans  et  lui  donne  mes  raisons  en 
faveur  de  son  élection.  11  me  répond  qu'il  sera  élu.  Je 
1  ends  visite  à  Mme  de  Chastellux  qui  a  la  bonté  de  m'appor- 
ter  le  programme  de  la  cérémonie  de  demain  de  la  part 
de  la  duchesse  d'Orléans,  et  en  même  temps  un  message 
d'elle.  Elle  viendra  si  elle  le  peut.  Mme  de  Chastellux 
propose  de  m'obtenir  par  son  intermédiaire  un  billet  pour 
demain.  M.  le  maréchal  de  Ségur  arrive.  Au  bout  de 
quelque  temps,  la  duchesse  nous  fait  savoir  qu'absorbée 
par  sa  correspondance,  elle  ne  pourra  venir.  Je  rentre  me 
coucher  de  bonne  heure,  pour  me  rendre  demain  à  l'er- 
sailles. 

4  tnai.  —  Départ  pour  Versailles  a  six  heures.  Je  suis 
rejoint  en  route  par  M.  Le  Normand  et  M.  de  La  Gaze.  Nous 
descendons  pour  nous  promener  dans  les  rues  jusqu'à  ce 
que  la  procession  commence,  puis  je  vais  avec  Mme  de 
Flahaut  qui  a  la  bonté  de  m'offrir  une  place  à  une  fenêtre. 
En  attendant  la  procession,  la  conversation  roule  sur  le 
bal  de  l'Opéra.  M.  de  Villeblanche  me  raconte  une  his- 
toire qui  dépeint  bien  le  caractère  national.  Sa  femme 


o,;  .101  HVAI,   DK    (ÎOl  \  KK.VKl  H    MOHHIS. 

clail  vernie  avec  imc  amie.  Klles  se  Iroiivèrent  séparées, 
et  lorsqu'il  les  reirouva,  elles  s'enlrelinrent  longtemps 
sans  qu(^  la  (lame  sût  qui  était  avec  lui.  Quand  le  bal  lut 
lini,  et  (|u'iis  (nient  tous  trois  rentrés,  ils  raillèient  fort 
l'amie  de  sa  déconvenue.  Klle  ne  put  donner  aucune 
excuse  pour  sa  méprise,  si  ce  n'est  que,  madame  étant 
avec  monsieur,  il  lui  était  impossible  de  supposer  que  ce 
|)ùt  cire  sa  l'en» me. 

I,a  procession  est  magnifique.  Les  maisons  sont  do 
(•lia(pie  côté  couvertes  de  tapisseries.  Ni  le  roi  ni  la  reine 
ne  semblent  très  conlents.  Le  premier  est  salué,  parlout  où 
il  passe,  du  cri  de  :  «  Vive  le  Roi!  «  mais  pas  la  moindre 
acclamation  n'accueille  la  souveraine.  Klle  jette  un  regard 
d(î  mépris  sur  la  scène  où  elle  joue  un  r(Me  et  semble 
dire  :  «  Pour  le  moment,  je  me  soumets,  maisj'anrai  mon 
heure.  »  Retour  à  Paris,  où  je  dîne.  Alon  opinion  sur  les 
sentiments  du  roi  et  de  la  reine  est  confirmée,  lorsque,  un 
peu  plus  lard,  je  vais  au  salon  de  Mme  de  Cbastellux. 
Tout  eu  se  rendant  près  de  la  duchesse,  elle  m'apprend 
que  le  roi  est  mécontent  que  le  duc  d'Orléans  se  soit  pré- 
senté comme  député  et  non  comme  |)rince  du  sang,  et 
aussi  de  ce  que  la  reine  n'ait  pas  élé  acclamée  publique- 
meul.  Celle-ci  en  est  profondément  blessée.  Rencontrant 
la  duchesse  d'Orléans  qui  avait  élé  à  maintes  reprises 
aussi  acclamée  que  le  duc  :  «  Madame,  lui  dit-elle,  il  y  a 
une  demi-heure  que  je  vous  ai  allendue  chez  moi.  — 
Madame,  en  vous  attendant  ici  (à  l'église  Xotre-Dame),  j'ai 
obéi  à  l'ordre  qu'on  m'a  envoyé  de  la  part  du  roi.  —  Eh 
bien,  n)adame,  je  n'ai  point  de  place  pour  vous,  comme 
vous  n'èles  point  venue.  —  C'est  juste,  Aladaine;  aussi 
ai-je  des  voitures  à  moi  qui  m'attendent,  n  Je  n'ai  pu 
m'empêcher  de  ressentir  l'atfront  fait  à  la  pauvre  reine, 
car  je  ne  vois  en  elle  que  la  femme,  et  il  me  semble  lâche 
de  se  montrer  dur  envers  une  fennne. 

Mme  de  Cbastellux  me  cite  une  réponse  spirituelle  de 


J01R\AL   I)K    r.OlVKRXElR   MORRIS.  27 

Aladame  Adél<'iï(h',  lanle  du  roi.  Dans  un  accès  de  mauvaise 
liunieur,  la  reine,  parlant  de  celte  nation,  avait  dit  :  «  Ces 
indignes  Français  !  —  Dites  :  indignés^  madame  !  35  répondit 
Madame  Adé'aïdc. 

La  duchesse  d'Orléans  n'a  pu  m'avoir  un  billet,  mais  la 
duchesse  de  Bourbon  a  promis  d'essayer;  si  elle  réussit, 
elle  l'enverra  au  Palais-Royal  ce  soir,  et,  dans  ce  cas, 
j\Ime  de  Chastellux  le  recevra  de  la  duchesse  d'Orléans  et 
me  l'enverra.  Je  rentre  chez  moi,  et  je  reçois  un  mot  de 
W.  Jefferson  m'assurant  que  je  puis  avoir  un  billet  chez 
Mme  de  Tessé,  qui  en  avait  réservé  un  pour  M.  Short, 
mais  il  n'est  pas  encore  arrivé.  Ha  lait  si  beau  aujourd'hui 
qu'en  me  promenant  sans  chapeau  j'ai  attrapé  un  coup  de 
soleil;  j'ai  le  front  et  les  yeux  très  enflammés. 

5  mai.  —  Je  vais  à  Versailles,  et  j'entre  dans  la  salle  un 
peu  après  huit  heures.  Je  reste  assis  dans  une  position 
incommode  jusqu'à  midi.  Pendant  ce  temps,  les  différents 
députés  entrent,  et  sont  rangés  successivement  par  bail- 
liages. Des  applaudissements  répétés  saluent  l'entrée  de 
M.  Xecker  et  celle  du  duc  d'Orléans;  il  en  est  de  même 
pour  un  évèque  qui  a  longtemps  vécu  dans  son  diocèse  et 
y  a  rempli  les  devoirs  de  sa  charge.  On  applaudit  un  autre 
évèque  qui  a  prêché  hier  un  sermon  que  je  n'ai  pas 
entendu,  mais  mes  voisins  disent  qu'il  ne  mérite  pas  cet 
honneur.  In  vieillard  qui  a  refusé  d'endosser  l'habit  pres- 
crit pour  le  tiers  état  et  qui  a  revêtu  celui  de  fermier  est  de 
même  longuement  applaudi.  M.  de  Miraheau  est  silflé,  mais 
de  façon  discrète.  Le  roi  arrive  enfin  et  s'assied;  la  reine 
est  à  sa  gauche,  deux  degrés  plus  bas.  Il  lit  un  discours 
de  circonstance,  bref  et  bien  dit,  ou  plutôt  bien  lu.  Le  ton 
et  la  manière  sont  pleins  de  la  fierté  que  l'on  peut  attendre 
ou  désirer  du  sang  des  Bourbons.  La  lecture  en  est  inter- 
rompue par  des  applaudissements  si  chaleureux  et  si  com- 
municatifs  que  les  larmes  inondent  mon  visage  malgré 


2.S  JOl  ll\.\I,    l)K    (101  \  i:i{\Kl  H    MOHHIS. 

moi.  La  reine  pleure  ou  semhie  pleurer,  mais  pas  une 
voix  ne  s'élève  pour  elle,  .relèverais  cerlainement  la 
mienne  si  j'étais  Français;  mais  je  n'ai  pas  le  droit  d'expri- 
mer mes  sentiments,  et  e'est  en  vain  que  je  prie  mes  voi- 
sins de  le  faire.  Le  roi,  ayant  fini  de  parler,  se  déeouvre; 
il  remet  ensuite  son  ch.ipeau,  et  la  noblesse  suit  son 
exemple.  Quelques  membres  du  tiers  état  font  de  même, 
mais  se  découvrent  de  nouveau  peu  à  peu.  Le  roi  retire  sa 
coiffure  encore  une  fois;  la  reine  semble  croire  qu'il  a  tort, 
et  dans  une  conversation  qu'elle  a  avec  le  roi,  celui-ci 
semble  lui  dire  que  son  désir  est  d'agir  ainsi,  quel  que 
soit  le  cérémonial  prévu,  mais  je  n'en  suis  pas  sûr,  étant 
trop  loin  pour  voir  distinctement,  et  surtout  pour  enten- 
dre. Les  nobles  eux-mêmes  se  découvrent  peu  à  peu.  Si 
ces  trois  manœuvres  sont  prescrites  par  le  cérémonial,  les 
troupes  ne  sont  pas  encore  suffisamment  exercées. 

Après  le  discours  du  roi,  et  tons  ces  mouvements  de 
cbapeaux,  le  garde  des  sceaux  prononce  un  discours  beau- 
coup plus  long.  Son  débit  est  très  mauvais  et  si  confus  que 
l'on  n'en  pourra  parler  qu'après  l'impression ,  Ensuite, 
M.  Xeckerselève.  Il  essaie  de  jouer  à  l'orateur,  mais  il  s'en 
tire  très  mal.  L'auditoire  le  salue  d'applaudissements  répétés 
et  enthousiastes.  .Mis  en  verve  par  ces  marques  d'approba- 
tion, il  tombe  dans  les  gestes  et  dans  l'enjpbase,  mais  son 
mauvais  accent  et  la  gaucherie  de  ses  manières  détruisent 
beaucoup  de  l'effet  que  devrait  produire  un  discours 
écrit  par  \L  Necker  et  prononcé  par  lui.  Il  demande 
bientôt  au  roi  la  permission  d'avoir  recours  à  son  secré- 
taire; cette  autorisation  est  accordée,  et  le  secrétaire  conti- 
nue la  lecture.  Elle  est  très  longue.  Ce  discours  contient 
beaucoup  de  renseignements  et  de  bien  belles  choses,  nais 
il  est  trop  long;  il  y  a  de  nombreuses  redites,  trop  de 
compliments  et  de  ce  que  les  Français  appellent  emphase. 
Les  applaudissements  étaient  bruyants  et  ininterrompus. 
Ils  convaincront  le  roi  et  la  reine  du  sentiment  national,  et 


JOURNAL   DK    (lOL  l  KHXKIR   MORRIS.  29 

tendrontà  empêcher  les  intrigues  conlrcle  ministère  actuel, 
au  moins  pour  quelque  temps.  Quand  ce  discours  est  fini, 
le  roi  se  lève  pour  partir  ;  il  est  salué  d'un  long  et  touchant 
cri  de  :  Vive  le  roi!  La  reine  se  lève,  et,  à  ma  grande  satis- 
faction, entend  crier,  pour  la  première  fois  depuis  plusieurs 
mois  :  Vive  la  reine!  Elle  fait  une  révérence  pleine  de 
grâce,  et  les  acclamations  redoublent;  elle  y  répond  par 
un  autre  salut  encore  plus  gracieux. 

Dès  que  je  puis  sortir  de  la  foule,  je  vais  retrouver  mon 
domestique,  et  je  me  rends  à  l'endroit  où  ma  voiture  est 
remisée  pour  retourner  à  Paris.  J'ai  grand'faim,  mais  je 
me  sens  peu  disposé  à  demander  à  dîner  à  n'importe  qui, 
convaincu  que  ceux  qui  peuvent  le  faire  recevront  plus  de 
demandes  qu'ils  ne  le  voudraient.  Mes  chevaux  n'étant  pas 
prêts,  je  vais  chez  un  traiteur.  Je  demande  à  manger,  et 
l'on  me  conduit  à  une  table  d'hôte,  où  sont  assis  quelques 
députés  du  tiers.  La  conversation  tombe  sur  la  manière  de 
voter.  Je  leur  dis  ma  pensée  :  quand  leur  constitution  sera 
faite,  ils  devront  voter  par  ordres,  mais  il  faudra  jusque-là 
se  servir  du  vote  par  têtes.  Ceux  qui  sont  le  plus  au  courant 
de  la  question  partagent  ma  manière  de  voir.  Ces  députés 
viennent  de  Bretagne.  L'un  d'eux  déclame  contre  la  tyran- 
nie de  la  noblesse  et  attaque  si  fort  sou  propre  frère,  que 
les  autres  s'en  mêlent;  un  autre  gentilhomme,  député  du 
liers  état,  vocifère  tellement  contre  son  ordre  que  je  suis 
convaincu  qu'il  ne  cherche  qu'à  se  mettre  en  vadette,  mais 
qu'il  votera  pour  l'opinion  de  la  Cour,  quelle  qu'elle  soit. 
Je  me  lève  en  leur  souhaitant  sincèrement  un  accord  parfait 
et  nue  bonne  intelligence;  mutuelle,  et  je  reviens  à  Paris. 

9  mai.  —  Visite  à  M.  Le  Couteulx,  à  la  campagne.  La 
campagne  que  je  traverse  pour  arriver  à  Louveciennes  est 
très  bien  cultivée;  sur  les  coteaux  des  collines,  j'aperçois 
au  pied  des  arbres  fruitiers  des  groscillers  et  même  des 
vignes.  Celte  n)anière  de  cultiver  la  vigne  réussirait  peut- 


:j(t  JOIUV'AL    l)i:    (;()!  \  KH.VKl  H    MOKHIS. 

("'Ire  en  Amérique.  L;i  demeure  de  M.  Le  Couleulx  appar- 
teuail  aulrelois  à  un  prince  de  Condé;  elle  est  bàlie  dans 
l'ancien  slyle,  loul  tn  élaiit  assez  conlorlable;  la  silunlion 
esldélieieusi'.  Dans  la  soirée,  arrivent  sa  mère,  sa  sœur  et 
son  cousin  do.  Canleieu.  Le  tiers  continue  a  se  réunir  sans 
rien  faire,  car  il  désire  le  vote  par  tètes,  mais  les  autres 
ordres  refusent  de  le  suivre. 

IQ  Diai  —  Dimanche  matin,  promenade  à  l'aqueduc  de 
Marly.  Nous  moulons  jusqu'au  faîte.  Le  coup  d'œil  est 
splendide.  La  Seine  fait  de  nombreuses  courbes  à  travers 
une  vallée  très  bien  cullivée,  et  bai«j;ne  d'innombrables 
villa«{es;  d'un  côté,  ou  a|)erçoit  dans  le  lointain  les  dômes 
de  Paris,  et,  de  l'autre,  le  palais  de  Saint-Germain  est  tout 
près  de  nous.  Derrière  moi,  j'ai  une  immense  foret,  avec, 
au  premier  plan,  le  j)alais  de  Marly  eiilcui  dans  la  verdure. 
De  toutes  parts,  les  cloches  de  mille  clochers  em|)liss -nt 
l'air  de  leurs  murmures,  se  mêlant  au  parfum  matinal  et  à 
la  fraîcheur  du  printemps.  Que  tout  cela  est  charmant!  Je 
suis  en  ce  moment  sur  un  immense  monument  de  l'orgueil 
de  l'homme  et  je  puis  contempler  à  la  fois,  dans  l'échelle  de 
l'existence  humaine  tous  les  degrés  de  la  misère  à  la  magni- 
licence.  Nous  déjeunons  entre  dix  et  onze  heures,  puis, 
après  une  promenade  dans  les  jardins,  nous  retournons  à 
Marly.  Le  jardin  est  vraiment  royal  et  cependant  agréable, 
la  ujaison  est  commode  et  les  meubles  n'ont  pas  de  style. 
Les  Suisses  nous  disent  qu'ils  se  j)répareut  à  recevoir  Sa 
Majesté.  Nous  retournons  chez  M. Le  Couteulx  pour  nous 
habiller.  Eu  entrant  au  salon,  les  députés  de  Normandie  se 
joignent  à  nous.  Notre  nombre  s'était  vu,  au  déjeuner,  aug- 
menté d'un  banquier  et  de  ses  deux  sœurs.  A  dîner,  conver- 
sation politique  avec  les  Normands  ;  je  continue  cet  entre- 
tien après  le  repas  et  nous  finissons  par  èlre  tous  du  mémo 
avis.  Nous  disculons  incidemmi'ut  l'avantage  qu'il  y  aurait 
à  créer  une  Compagnie  des  Indes. 


JOLRMAL    DE    GOLVERiVEUR   AIORRIS.  ;il 

L'après-midi,  visite  au  pavillon  de  Mme  du  Barry. 
C'est  uu  temple  eousacré  à  l'iiuuioralité  de  Louis  XV.  Le 
style  est  très  bon  et  rexécution  |)arfaite;  le  panorama  est 
aussi  charmant  qu'étendu.  Nous  apercevons  au  retour 
Mme  du  Harry.  Elle  a,  depuis  longtemps,  passé  l'âge  d'être 
belle,  et  elle  est  accompagnée  d'un  vieux  fat,  le  prévôt  des 
marchands.  Ils  se  dirigent  vers  le  pavillon,  peut-être  |)Our 
sacrifier  à  l'atnour  sur  l'autel  élevé  par  le  feu  roi.  Quittant 
le  pavillon,  nous  faisons  l'ascension  de  la  colline,  et  passons 
enire  la  maison  et  le  vivier,  qui  répand  une  odeur  épou- 
vanlable,  pour  voir  danser  les  villageois.  Nous  rentrons  à 
la  maison,  et  je  m'enireliens  avec  Laurent  Le  Couleulx  du 
rachat  de  la  dette  due  par  l'Amérique  à  la  France.  Il  me 
conseille  de  voir  M.  Necker.  Je  n'ai  éprouvé  jusqu'ici  que 
des  obstacles  et  des  dilïicultés  de  la  part  de  M.  Necker, 
qui  est  ce  que  l'on  peut  appeler  un  rusé.  Ceux  qui  le  con- 
naissent n'osent  donc  pas  l'aborder  de  front,  étant  certains 
qu'il  commencerait  par  prétendre  savoir  tout  ce  dont  on 
l'informerait,  et  qu'ensuite  il  se  servirait  de  ces  communi- 
cations pour  les  combattre,  s'il  y  trouvait  son  avantage,  en 
en  parlant  à  d'autres.  11  faut  beaucoup  de  prudence  et  de 
délicatesse  pour  traiter  avec  un  homme  de  cette  sorte.  Lau- 
rent dit  qu'il  ne  peut  amener  M.  Necker  à  terminer  ce  qui 
est  déjà  en  train,  mais  que,  si  je  le  désire,  il  me  procurera 
une  entrevue.  Il  faudra,  d'après  lui,  s'en  tenir  strictement 
au  côté  financier,  et  je  lui  confesse  que  telle  a  toujours  été 
ma  pensée.  J'emmène  M.  Laurent,  et,  pendant  notre  retour 
à  Paris,  il  épanche  sa  mauvaise  humeur  contre  M.  Necker  qui 
s'est  longlemps  joué  de  lui,  et  qui  continue  à  en  agir  de  même 
envers  de  Canleleu.  Il  le  croit,  du  moins,  et,  à  mon  avis,  il  a 
raison .  Il  me  dit  que  leur  but  est  d'obtenir  un  mandat  de  paye- 
ment d'une  dette  que  personne  ne  songe  à  nier.  Il  est  invité 
à  dîner  chez  M.  Necker,  et  si  la  conversation  s'engage  sur 
ce  sujet,  il  recommandera  à  M.  Necker  de  me  voir.  Au  bout 
de  deux  agréables  heures  de  voilure,  nous  arrivons  à  Paris. 


32  JOl  R.VAL   I)K    (lOlVKHXKlR   MORRIS. 

1 1  mai.  —  Je  vais  passer  la  soirée  chez  Mme  de  Chastel- 
Iiix.  Elle  reçoit  un  message  de  la  duchesse;  elle  lui  répond 
que  je  suis  là  et  que  je  l'ai  chargée  d'une  commission. 
Celle  commission  consiste  à  remercier  pour  moi  Son 
Altesse  royale,  qui  a  eu  la  bonté  de  m'envoyer  à  Versailles 
un  billet  d'admission  pour  l'ouverture  des  Etats  généraux. 
Peu  après,  la  duchesse  arrive,  disant  qu'elle  est  venue 
exprès  pour  me  voir;  elle  me  parle  de  mon  excursion 
hors  de  Paris,  et  espère  me  voir  souvent  chez  Mme  de 
Chastellux;  elle  regrette  de  ne  pouvoir  s'attarder,  devant 
sortir  avec  Mme  de  Chastellux  pour  faire  quelques  visites. 
Je  ne  puis  réj)ondre  que  par  des  regards  et  des  gestes  qui 
expriment  une  profonde  humilité,  et  toute  ma  reconnais- 
sance pour  l'honneur  qui  m'est  fait.  De  fait,  ma  langue  ne 
s'est  jamais  suffisamment  exercée  à  ce  jargon,  et  elle 
demande  toujours  à  mon  cœur  ce  qu'elle  doit  dire;  tandis 
que  ce  dernier,  après  en  avon-  délibéré,  demande  conseil 
à  ma  tète,  le  bon  moment  est  passé.  Comme  je  crois 
comprendre  Son  Altesse  royale,  et  que  je  suis  suffisamment 
gardé  du  côté  de  la  vanité,  il  n'y  en  a  plus  qu'un  autre  à 
défendre,  mais  celui-là  est  fortihé.  Elle  a  peut-être  les  plus 
beaux  bras  de  France;  machinalement  elle  se  dégante,  et 
elle  a  toujours  un  prétexte  pour  se  loucher  la  figure,  de 
façon  à  bien  faire  ressortir  sa  main  et  son  bras.  — Je  vais 
chez  Mme  Dumolley  qui  joue  aux  échecs.  Mme  Cabarrus 
vient  et  je  lui  dis  que  c'est  la  faute  de  La  Caze  si  je  ne  suis 
pas  allé  lui  présenter  mes  respects  à  son  hôtel.  Elle  répond 
que  je  n'ai  pas  besoin  d'introducteur.  Elle  a  une  belle 
main  et  de  très  beaux  yeux,  qui  disent  d'une  façon  très 
intelligible  qu'elle  est  disposée  à  écouler  chanter  leurs 
louanges.  Elle  va  partir  à  Madrid  et  sera  heureuse  de  me 
voir  ici  comme  là-bas.  Je  m'esquive  sans  attendre  le  souper 
et  je  rentre  chez  moi.  La  chaleur  est  extrême  et  va  durer 
quelque  temps  probablement.  Le  printemps  de  l'Europe, 
si  vanté  par  les  habilanls  par  amour  ou  par  préjugé,  et  par 


JOIRVAL   !)[•:    GOLVEUXELR   MORRIS.  3:î 

les  voyageurs  par  vanilc  de  sembler  avoir  vu,  ou  goûte, 
ou  senti,  ou  éprouvé  quelque  chose  de  plus  pur,  de  plus 
neuf,  de  plus  doux,  de  plus  agréable  que  leurs  voisins,  ce 
printemps  de  l'Europe,  dis-je,  s'est  réduit,  au  moins  cette 
année,  à  une  seule  semaine,  comprenant  les  trois  derniers 
jours  d'avril  et  les  quatre  premiers  de  mai,  et  pendant  ce 
court  printemps,  Parker  a  été  atteint  de  rhumatismes  en 
changeant  de  gilet. 

14  mai.  —  Journée  passée  à  Versailles.  Au  cours  de  ma 
promenade,  je  visite  les  appartements  de  la  reine,  meu- 
blés avec  le  meilleur  goût.  Après  les  avoir  vus,  je  vais  à 
la  chapelle,  où  il  y  a  juste  autant  de  dévotion  que  je  m'y 
attendais.  Je  passe  ensuite  quelque  temps  avec  Aime  de 
Ségur,  tandis  qu'elle  procède  à  sa  toilette.  Elle  se  dit  très 
fatiguée  de  Versailles,  et  je  la  crois.  Je  la  quitte,  et,  pour 
me  protéger  d'une  averse,  je  me  réfugie  dans  l'anti- 
chambre de  M.  de  Montmorin,  qui  me  demande  si  je  suis 
venu  dîner  avec  lui.  Je  réponds  négativement.  11  me  dit  de 
venir  un  autre  jour  et  je  lui  en  donne  la  promesse.  Je  dîne 
chez  AI.  de  La  Fayette  ;  la  conversation  roule  sur  la  politique 
du  jour.  Je  vais  ensuite  chez  Mme  de  Alontboissier,  qui 
me  demande  de  me  joindre  à  ses  invités  pour  visiter  les 
jardins  de  la  reine  au  Petit  Trianon.  Notre  promenade  est 
assez  longue.  La  royauté  a  fait  ici  des  frais  énormes  pour 
se  cacher  à  ses  propres  yeux,  mais  sans  y  réussir.  Lue 
laiterie  remplie  de  porcelaine  de  Sèvres  ne  ressemble  pas 
suffisamment  à  la  vie  rustique.  Il  serait  bien  difficile, 
d'autr<3  part,  de  prendre  pour  un  lac,  le  petit  étang  bour- 
beux qui  se  trouve  à  côté.  En  général,  le  jardin  est  beau, 
et  pourtant  l'argent  qu'on  y  a  dépensé  a  été  mal  employé, 
et  Ton  pourrait  faire  des  économies.  Je  remarque,  parmi 
les  promeneurs,  un  certain  nombre  de  députés  aux  Etats 
généraux.  Pas  un  peut-être  ne  songe  à  ce  qui  devrait  les 
frapper  tous,  à  savoir  que  ce  sont  tes  dépenses  et  d'autres 

3 


av  JOl  H\AL   1)K    GOrVICHXKl  R   MO»  RI  S. 

semblables  qui  sont  la  cause  de  leur  réunion.  Je  retourne 
en  villo  assez  tard,  et  je  soupe  avec  Capellis  et  sa  belle 
tante,  Mme  de  Flaliaul.  Une  dame  qui  est  là  prenJ  un 
plaisir  extrême  à  s'écouler  parler.  La  journée  a  été  suC- 
locanle,  et  la  soirée  n'apj)orte  pas  beaucoup  de  fraî- 
cbeur. 

16  mai.  —  La  matinée  est  désagréable,  grâce  au  vent, 
au  froid  et  à  la  pluie;  je  pars  néanmoins  pour  Louve- 
cicnncs,  comme  il  a  été  convenu  avec  M.  Le  Couteulx,  et 
j'y  arrive  un  peu  après  deux  heures.  On  l'attend  depuis 
deux  jours  avec  sa  famille,  mais  personne  n'est  venu  et, 
comme  le  cuisinier  ne  s'est  pas  encore  montré,  il  est  évi- 
dent qu'il  ne  sera  pas  là  pour  le  dîner.  Je  vais  à  une  taverne 
dont  l'extérieur  est  des  plus  engageants,  mais  tout  ce  que 
la  maison  peut  fournir  se  réduit  à  un  maquereau,  un 
pigeon,  des  oeufs  frais  et  des  asperges.  Le  poisson  s'est 
probablement  attardé  eu  route,  et  a  acquis  trop  de  haut 
goût  pour  un  simple  Américain.  Ce  fait  occasionne  la  mort 
du  pigeon  solitaire,  qui  est  ainsi  délivré  de  la  prison  oii  il 
mourait  de  faim.  La  cuisine  et  les  provisions  se  valent,  et 
je  ne  cours  pas  le  risque  d'une  indigestion  aujourd'hui. 
Dans  son  zèle  louable  pour  l'honneur  de  sa  maison,  mon 
hôte  ajoute  à  l'addition  ce  qui  manquait  au  dîner.  Le 
pauvre  petit  pigeon  est  compté  un  peu  plus  d'un  shilling, 
et  la  botte  d'asperges  filandreuses  environ  trois  shillings, 
prix  très  raisonnable,  si  l'on  songe  que  les  œufs  sont  à 
six  sous  la  pièce.  Après  ce  repas,  je  vais  à  la  Mal  maison, 
où  tout  est  sens  dessus  dessous;  il  y  a  une  forte  odeur  de 
peinture  dans  la  maison,  et  il  faut  y  ajouter  un  plat  de 
choux  au  vinaigre  en  train  de  bouillir,  produisant  une 
autre  odeur  tout  aussi  désagréable.  Je  me  promène  dans 
les  jardins  qui  sont  charmants.  Mme  Dumolley  me  fait 
monter  dans  son  ivlmkey^  et  nous  faisons  une  promenade 
des  plus  agréables  dans  un  des  parcs  royaux.  Je  prends  le 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS.  liô 

fhé  avec  elle,  et  je  retourne  à  Paris  après  avoir  passé  une 
excellente  journée. 

[Sans  date.]  —  Je  trouve  aujourd'hui  Mme  de  La  Caze 
absolument  consternée.  Son  chien  était  très  malade,  et  il  y 
avait  lonf|temps  que  la  pauvre  bête  souffrait.  II  avait  tout 
d'abord  la  maladie  napolitaine;  on  l'envoya  chez  le  vété- 
rinaire qui,  à  force  de  mercure,  chassa  la  maladie  et  le 
réduisit  à  l'état  de  parfait  squelette.  Grâce  à  des  soins 
constants,  sa  bonne  maîtresse  lui  rendit  bientôt  un  embon- 
point tolérable,  quand,  hélas!  survint  une  autre  maladie. 
Celle-ci  est  très  grave,  et  voilà  madame,  la  fille  de  chambre 
et  l'un  des  valets  qui  ne  s'occupent  pas  d'autre  chose.  A 
trois  reprises,  elle  me  dit  pendant  ma  courte  visite  :  Je 
vous  demande  bien  pardon,  monsieur  Morris,  mais  c'est  une 
chose  si  désolante  de  voir  souffrir  comme  ça  une  pauvre 
bête!  —  Ah!  madame,  ne  me  faites  point  d'excuses,  je 
vous  en  prie,  pour  des  soins  si  aimables,  aussi  mérités  que 
toutes  vos  attentions.  —  A  la  fin,  en  regardant  derrière 
moi,  je  découvre  un  affreux  magot.  «  Ah,  mou  Dieu!  mais 
voyez  donc!  »  Je  les  quitte  pour  aller  dîner  chez  Mme  de 
La  liretèche.  Nous  avons  le  ministre  de  Saxe-Gotha,  et 
M.  de  Durfort,  des  gardes.  Après  le  dîner,  nous  allons 
passer  quelques  instants  au  pavillon.  Le  tuteur  du  fils  de 
M.  de  Durfort,  qui  vient  de  séjourner  quelque  temps  à 
Florence,  avec  le  mari  de  notre  hôtesse,  nous  parle  lon- 
guement de  l'Italie,  mais,  pendant  cette  causerie,  j'ai  le 
malheur  de  m'endormir,  bien  que  placé  aux  côtés  d'une 
dame.  Enire  autres  choses ,  il  parle  du  manque  cho- 
quant de  propreté  chez  les  Italiens,  et  en  parle  avec  le 
même  air  d'horreur  que  prennent  certaines  gens  quand  ils 
remarquent  pareil  défaut  en  France. 

[.Sans  date.]  —  Un  soir  que  j'étais  assis  avec  un  ami  au 
Palais-Royal,  buvant  de  la  limonade  et  du  thé,  le  garçon 


36  JOIKXAI.    I)K    COI  VKKVKI  H    MOHFUS. 

vient  me  dire  que  deux  dames  désirent  me  parler  à  la 
porte.  Ce  sont  Mnies  de  Hoursac  et  d  Espinclial  que  j'avais 
déjà  rencontrées  aux  Tuileries.  Nous  eûmes  une  conversa- 
tion enjouée  et  futile  au  cours  de  laquelle  ces  dames  me 
font  savoir  que  la  fidélité  conjugale  n'est  pas  leur  plus 
grande  vertu,  et  il  paraît  qu'elles  désireraient  toutes  les 
deux  nou(3r  une  intrigue  galante.  Comme  elles  ne  man- 
quent pas  d'amants,  et  qu'elles  ne  peuvent  ressentir 
d'affection  particulière  pour  moi,  elles  ont  évidemment  un 
motif  secret  —  probablement  l'espoir  de  jolis  cadeaux. 
Je  ne  ressentais  aucune  inclinaison  pour  elles,  mais  ma  pré- 
sence ayant  délivré  ces  dames  du  scandale  d'être  vues 
seules  et  de  l'ennui  d'un  tête-à-tête  féminin,  j'aurai  près 
d'elles  la  réputation  d'être  beaucoup  plus  agréable  et 
d'avoir  beaucoup  plus  d'esprit  que  dans  la  réalité. 

[Sans  date.]  —  Je  conviens  d'aller  avec  Mme  de  Cliastel- 
lux  faire  une  visite  à  la  ducbesse  d'Orléans.  Nous  montons 
dans  ma  voilure  pour  nous  rendre  à  Romainville,  au 
domaine  de  M.  de  Ségur.  De  la  maison  et  de  divers 
endroits  du  jardin,  au  pied  duquel  se  trouve  un  cbarmant 
petit  cottage,  l'on  jouit  d'une  très  belle  vue.  Je  remarque 
dans  le  jardin  un  obélisque  dédié  à  l'amitié.  11  a  été 
érigé,  je  crois,  par  le  baron  de  lîesenval,  l'ami  très  intime 
aussi  bien  de  Aime  de  Ségur  que  du  maréclial.  Avec  une 
candeur  peu  ordinaire^  elle  avoua  sa  passion  à  son  mari, 
et  tous  les  trois  vécurent  le  plus  heureusement  du  monde 
jusqu'à  ce  qu'elle  mourût.  Le  vicomte  actuel  de  Ségur  est 
fils  du  baron,  et  son  frère  aîné  passe  pour  être  le  fils  du 
maréchal.  La  comtesse  de  Ségur  lait  très  bien  les  honneurs 
de  la  maison  :  c'est  une  femme  intelligente  et  des  plus 
aimables.  Le  prince  et  la  princesse  Galitzin  dînent 
aujourd'hui  à  Romainville.  Il  me  raconte  qu'il  y  a  mainte- 
nant sept  ans  qu'  I  a  quitté  sa  patrie.  Nous  renirons  à 
Paris,  et  je  vais  chez  .  'me  de  Flahaut  qui  insiste  pour  que 


J01R\AL   DE    GOIVERXEUU   MORRIS.  37 

je  passe  Ja  soirée  avec  Mme  de  Boursac,  ce  à  quoi  je 
consens.  Beaucoup  de  propos  en  l'air  et  après  le  souper, 
M.  de  Boursac  arrive,  puis  M.  d'Espinchal,  avec  sa 
femme,  et  la  conversation  tombe  dans  la  politique.  Les 
femmes  disent  beaucoup  de  bêtises  à  propos  des  élections 
de  Paris,  pour  lesquelles  la  lutte  sera  chaude,  paraît-il,  et 
elles  réussissent  à  mettre  leurs  maris  hors  d'eux. 

23  mai.  —  A  onze  heures,  j'accompagne  Mme  de 
Chasteilux  aux  appartements  de  la  duchesse  d'Orléans. 
Elle  déjeune,  ayant  le  vicomte  de  Ségur  à  ses  côtés.  Je 
crois  deviner  juste,  en  pensant  que  les  attentions  de  ce 
dernier  lui  plaisent  plus  qu'elle  ne  veut  l'avouer.  Son  œil 
scrutateur  demande  où  j'en  suis  avec  Mme  de  Chasteilux;  je 
réponds  par  un  regard  terne,  parfaitement  en  harmonie 
avec  mes  sentiments,  car  je  n'ai  jamais  eu  pour  elle  d'autres 
sentiments  que  je  n'en  aurais  eu  pour  une  vestale.  La 
cause  n'en  est  pas  la  seule  vertu,  mais  aussi  l'indiffé- 
rence, et  pourtant  elle  est  jeune,  et  belle  et  sensible. 
Quelle  en  est  la  raison?  Le  regard  insidieux  de  la  duchesse 
semble  dire  :  «Je  vous  trouve  plein  d'attentions  pour  elle, 
et  j'en  suis  contente.  »  Elle  se  trompe  fort,  et  moi  j'en  suis 
content.  Son  plus  jeune  fils,  M.  de  Beaujolais,  un  beau 
garçon,  plein  de  gaieté,  vient  avec  nous.  Mme  de  ...,  l'une 
de  ses  dames  d'honneur,  entre  en  boitant.  Elle  avait  à 
l'orteil  quelque  chose  qu'elle  a  voulu  extirper  et  qu'elle  a 
mis  au  vif.  Je  lui  dis  :  «  Madame,  quand  on  est  touché  au 
vif,  on  s'en  ressent  longtemps.  »  Lue  vieille  dévote  qui  se 
trouve  là,  prenant  tout  simplement  la  chose  au  sens  litté- 
ral, ajoute,  d'un  vrai  ton  de  matrone  :  «Et  surtout  au 
pied.  î)  Il  y  a  des  confitures  sur  la  table;  la  duchesse  m'en 
olfre,  mais  je  refuse,  sous  prétexte  que  je  n'aime  pas  «  les 
choses  sucrées  «  . 

24  mai.    —  Journée  à  la  campagne.    Beaucoup   de 


38  JOl  l<\AL    l)K    COrV  KHXKrU    MOHRIS. 

chaleur  el  di;  |)()iissière.  Je  trouve  à  Louvccienncs  une 
Honibreuse  société,  et,  entre  autres,  AI.  Delville,  qui  se 
plaint  de  la  mauvaise  qualilé  du  tabac  que  lui  a  envoyé 
M.  [Robert]  Alorris.  Je  lui  explique  la  nature  du  contrôle; 
j'ajoute  que  je  ne  me  plains  pas  de  la  conduite  de  la  ferme, 
qui  a  été  honnête  et  «jénéreuse,  mais  que  tout  le  mal 
provient  du  comte  de  Bcruis.  Le  soir,  pronienade  en 
voilure  jusqu'à  la  Malmaison.  Aime  Dumolley  est  très 
jolie,  mais  je  m'aperçois  qu'il  ne  faut  aller  la  voir  que  les 
jours  de  fête.  Ksl-ce  parce  que,  les  autres  jours,  il  lui  est 
impossible  d'offrir  un  dîner  acceptable?  ou  bien  parce 
qu'il  lui  déplaît  d'être  dérangée  les  autres  jours,  ou  parce 
qu'elle  veut  éviter  aux  autres  le  risque  de  venir  en  son 
absence?  C'est  celte  dernière  raison  qu'elle  dimne,  mais 
c'est  la  seconde  que  je  crois  la  bonne.  Je  repais  pour 
Paris  un  peu  avant  dix  heures,  mais  mon  cocher  s'endort, 
et  nous  sommes  sur  le  point  de  verser  dans  un  fossé. 
J'essaye  plusieurs  fois  de  le  réveiller,  et  comme  il  con- 
tinue à  conduire  en  dépit  du  bon  sens,  je  l'arrête  pour  lui 
demander  s'il  est  ivre.  Je  lui  dis,  s'il  se  trouve  dans  ce 
cas,  de  descendre  de  son  siège  et  de  donner  sa  place  à  mon 
domestique;  si,  au  contraire,  il  est  dans  son  état  normal, 
de  continuer  son  chemin,  en  apportant  une  plus  grande 
altention,  car,  s'il  culbute  la  voiture,  je  lui  passerai  immé- 
diatement mon  épée  à  travers  le  corps.  Celte  menace  pro- 
duit le  résultat  voulu,  et  lui  rend  tous  ses  moyens.  Il  est 
inutile  de  supposer  que  cet  homme  soit  une  créature 
raisonnable.  S'il  s'était  jeté  dans  les  fossés,  qui  sont  à  sec, 
avec  des  parois  perpendiculaires  de  six  pieds  de  haut,  il  y 
a  mille  chances  contre  une  que  je  ne  serais  pas  en  état  de 
rien  faire,  ni  lui  de  rien  subir,  mais  l'habitude  l'a  familia- 
risé avec  le  risque  déverser.  L'autre  danger,  au  conlraire, 
l'impressionne  par  sa  nouveauté,  et  il  ne  réfléchit  pas,  au 
nu)ins  avant  d'être  tout  à  fait  revenu  à  lui,  que  je  n'ai  sur 
moi  d'autres  armes  que  ma  canne. 


JOIUXAL   DE    GOLVERX'ELR    MORRIS.  39 

27  mai.  —  Aujourd'hui,  immédiatement  après  mon 
déjeuner  je  suis  dérangé  par  Sir  How  Wliilford-Dalrymple 
et  un  certain  M.  Davis.  Il  restent  longtemps  et  discutent  à 
fond  diverses  questions  politiques.  D'après  ce  qu'ils  me 
disent,  le  cabinet  brilannique  suivrait  avec  une  grande  atten- 
tion ce  qui  se  passe  aux  Etats  généraux.  Je  leur  dis  que,  si  le 
roi  de  Prusse  n'élait  pas  une  nullité,  l'Angleterre  aurait 
beau  jeu  à  la  mort  de  Tempereur;  lors  de  l'élection  de  l'archi- 
duc, elle  soutiendrait  les  électeurs  de  Bavière,  donnerait  la 
Saxe  à  la  Prusse,  et  s'emparerait  pour  le  compte  duSlathou- 
der,  des  Pays-Bas  autrichiens.  En  y  joignant  certains  pelils 
évccliés  des  environs,  cela  formerait  une  monarchie  res- 
pectable, et  de  cette  façon,  en  y  com|)renaut  le  Hanovre, 
la  Grande-Bretagne  se  créerait  une  barrière  étendue, 
qui  enserrerait  son  ennemi  de  presque  tous  les  côtés. 
Tandis  que,  si  la  France  établit  un  gouvernement  libre, 
elle  pourra  facilement  se  faire  céder  par  l'Autriche,  moyen- 
nant une  compensation  territoriale  d'un  autre  côté,  ou 
contre  argent,  les  droits  de  celte  dernière  sur  la  Flandre; 
si  elle  s'annexe  alors  la  Flandre  et  la  Hollande,  elle 
deviendra  l'arbitre  incontestée  du  sort  de  l'Europe.  La 
Hollande  (c'est-à-dire  les  Pays-Bas-Unis)  est  actuellement 
dans  une  situation  qui  ne  peut  pas  durer,  et  son  sort 
dépend  des  mesures  qu'elle  va  adopter;  si  la  France  se 
dispose  à  agir,  son  premier  acte  sera,  dans  tous  les  cas,  de 
rechercher  notre  alliance,  le  sort  des  Antilles  devant 
dépendre  de  l'alliée  que  nous  aurons  en  Europe.  Nous 
verrons  plus  tard  le  résultat  de  mes  suggestions.  Je  vais  dîner 
chez  Mme  Foucault,  fille  de  mon  vieil  ami  Jacques  Leray 
de  Chaumont.  Elle  est  à  sa  toilette,  et  l'on  m'assure  que 
c'est  une  fenmie  galante.  On  bavarde  sur  la  politique  pen- 
dant le  dîner.  Mme  Leray  de  Chaumont  me  parle  de  façon 
très  raisonnable  pour  une  personne  que  l'on  dit  toquée.  A 
l'issue  du  repas,  promenade  aux  Champs-Elysées  où  je 
rencontre  M.  de  Durfort;  il  me  dit  que  les  troupes  rassem- 


M)  JOl  K\AI,    l)K    (î(»l  V  KHXKin    M  OU  Kl  S. 

Liées  aux  environs  de  Paris  ont  pour  bul  de  réprimer  les 
Iroiiblcs  en  cas  de  dissolution  des  Klats  généraux;  je  ris  à 
celte  idée  qui  laisse  percer  uniquement  son  désir  et  celui 
de  ses  amis.  Après  l'avoir  quitté,  je  me  rends  chez  Mme  de 
La  Ca/e.  Elle  va  sMiabiller,  mais  cela  ne  fait  rien.  «  Mon- 
sieur Morris  me  permettra  de  faire  ma  toilette?  —  Certai- 
nement. 5)  Elle  se  déshabille  alors  complètement,  à  l'excep- 
tion de  la  chemise,  et  se  rhabille  devant  moi.  Je  finis  la 
soirée  dans  le  salon  de  Mme  de  Fiahaut;  j'y  rencontre 
Mme  de  Boursac  qui  me  dit  que,  sur  la  présentation  de  son 
mari,  je  suis  inscrit  comme  membre  du  club  de  Valois. 

28  mai.  —  Pour  me  reposer  d'une  série  interminable  de 
visites  désagréables,  j'utilise  un  billet  d'entrée  pour  le 
parc  Monceau,  oii  je  me  promène  longtemps.  Ce  jardin 
est  très  beau,  et  il  a  coûté  une  somme  en  rapport  avec 
son  importance.  Le  jardinier  est  anglais;  me  croyant  son 
compatriote,  il  a  la  bonté  de  me  faire  chercher  par  un 
garde,  et  m'offre  de  me  faire  voir  les  serres,  etc.  C'est  très 
poli  de  sa  part,  mais  je  crois  bien  que  la  perspective  d'un 
peu  de  monnaie  française,  sortie  d'une  poche  anglaise,  ne 
laisse  pas  de  l'inlluencer.  Mais  comme  c'est  là  une  suj)- 
position  peu  généreuse,  je  le  laisse  tout  à  ses  épanchements 
patriotiques  et  à  ses  compliments,  sans  lui  donner  un  sou. 
Après  un  souper  splendide  et  une  partie  de  whist  chez 
M.  Bontemps,  je  propose  à  ce  dernier  de  se  mettre  fournis- 
seur de  la  marine,  et  j'offre  de  l'y  intéresser.  Il  objecte  son 
emploi;  je -réplique  qu'il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  soit  en 
vue,  et  que,  de  plus,  il  n'y  a  aucun  déshoimeur  à  chercher 
les  meilleures  conditions  pour  le  gouvernement,  tout  en 
cimentant  une  alliance  d'inq)orlance  capitale  pour  la 
France.  Nous  reparlerons  de  tout  cela. 

2<)  juai.  —  Visite  à  M.  de  Montmorin,  à  Versailles. 
D'un  ton  bourru,  son  portier  m'annonce  que  je  suis  en 


JOl  H\AL    I)K    (iOrVER\i:iH    MORRIS.  41 

retard,  car  M.  le  conile  va  se  nieltie  à  table  ;  je  lui  réponds 
d'informer  son  maître  que  je  désire  lui  parler.  Je  reste  un 
certain  temps  dans  ranlichanibre.  Enfin  Ton  annonce  le 
dîner,  et  J3  remets  la  lettre  que  j'ai  conservée  si  longtemps; 
je  présente  en  même  temps  mes  excuses  qui  sont  agréées. 
Nous  allons  diner.  Tout  le  monde  parle  des  Etats  géné- 
raux. Le  dîner  se  prolonge,  car  nous  attendons  un  monsieur 
qui  siège  avec  la  noblesse.  Au  moment  de  quitter  M.  le  comte, 
il  m'exprime  le  regret  de  m'avoir  si  peu  vu  aujourd'hui; 
il  aurait  pu  se  dispenser  de  me  le  dire  car  il  ne  dépendait 
que  de  lui  de  m'entretenir  plus  longuement.  Il  me  demande 
de  revenir  et  de  considérer  toujours  sa  maison  comme  la 
mienne,  chaque  fois  que  j'y  serai. 

30  niai.  —  Me  trouvant  aujourd'hui  dans  l'impossibilité 
de  travailler  par  suite  de  dérangemenis  continuels,  j'em- 
ploie le  reste  de  la  journée  à  visiter  des  monuments,  en 
compagnie  de  Mme  de  Flahaut.  D'abord  les  Gobelins. 
Malgré  (ont  ce  que  l'on  a  pu  dire  en  leur  faveur,  c'est  là 
un  art  sans  but,  car  ses  productions  sont  plus  chères  et 
moins  belles  que  des  tableaux  et  tandis  que,  d'un  côté,  leur 
durée  est  longue,  de  l'autre,  elle  ne  l'est  pas  puisque  les 
tons  s'en  ternissent.  Somme  toute,  le  travail  est  merveil- 
leux. Des  Gobelins,  dont  le  musée  possède  d'excellents 
tableaux,  nous  nous  rendons  aux  Jardins  botaniques  du 
Roi.  Toutes  mes  connaissances  en  botanique  ne  vont  pas 
au  delà  de  la  différence  qu'il  y  a  entre  les  oignons  ou  les 
choux  et  les  chênes  ;  je  ne  puis  donc  me  risquer  à  former 
un  jugement  sur  ce  jardin  que  je  suppose  être  de  premier 
ordre.  Certaines  parties  en  sont  fort  belles,  et  l'ensemble 
des  plantes  et  des  bâtiments  a  dû  coûter  une  grosse 
somme.  Notre  visite  n'est  que  superficielle.  Nous  allons 
ensuite  à  Notre-Dame.  Le  grand  autel  est  un  chef-d'œuvre, 
de  même  que  plusieurs  des  tableaux.  Ce  vénérable  édifice 
gothique  mérite  bien  une  visite.  Je  dîne  avec  le  maréchal 


42  JOl  HWL    I)K    (;(M  VEIIXKIH   MORKIS. 

deCaslries.  En  y  allant,  je  passe  chez  le  général  Dalrymple, 
avec  qui  je  reste  cinq  minules,  et  je  n'arrive  qu'au  mo- 
ment où  l'on  se  met  à  table.  J'explique  au  maréchal  mon 
affaire  avec  la  ferme,  sur  laquelle  je  rédigerai  une  note  que 
je  lui  remettrai.  Je  lui  disque  le  roi  a  besoin,  dans  les  cir- 
constances actuelles,  d'un  homme  d'énergie  et  de  sens, 
pour  l'aider  à  sortir  des  dilficultés  au  milieu  desquelles  il 
se  débat.  J'indique  aussi  en  quelques  mots  la  conduite  à 
observer.  Je  vais  voir  M.  Jefferson  à  l'issue  du  repas, 
et  je  m'attarde  chez  lui.  Nous  parlons  des  hommes  en 
vue,  de  la  politique,  (te.  Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  une 
notion  bien  juste  du  caractère  des  gens  ;  il  en  regarde 
un  trop  grand  nombre  comme  de  simples  fous,  tandis 
que,  dans  la  vie,  les  gradations  sont  infinies  et  que  chaque 
individu  a  sa  force  et  ses  faiblesses  qui  lui  sont  parti- 
culières. Je  vais  finir  la  soirée  chez  Aime  de  Flahaut.  On 
y  dit  beaucoup  de  choses  légères  et  pru  réservées.  Je 
rentre  à  onze  heures. 

31  mai.  —  En  allant  aujourd'hui  à  la  Malmaison,  je 
passe  car  les  Champs-Elysées  où  je  m'arrête  un  moment 
avec  M.  Jefferson  et  !e  général  Dalrymple.  On  me  dit  que 
le  Comité  de  conciliation  à  Versailles  s'est  séparé  sans  avoir 
rien  fait,  en  dépit  d'une  ponipeuse  harangue  de  M.  Necker. 
Cet  homme  doit  être  d'une  vanilé  excessive,  s'il  pense  que 
son  éloquence  peut  avoir  la  moindre  influence,  surtout 
quand  l'esprit  et  l'intérêt  de  corps  sont  si  fortement  enjeu. 
A  la  Malmaison,  je  rencontre  de  Canteleu,  comme  il  était 
convenu.  Je  lui  annonce  mou  intenlion  de  soumettre 
l'affaire  des  tabacs  à  l'arbitrage  de  M.  Necker  lui-même; 
il  ne  voit  que  des  avantages  à  cette  démarche.  Il  croit  que 
l'indécision  du  caractère,  qui  est  le  propre  de  M.  Necker, 
l'empêchera  d'adhérer  à  notre  plan  pour  le  règlement  de 
la  dette  américaine.  Il  ajoute  que  le  trésor  public  n'a  plus 
rien  pour  les  mois  de  juin  et  de  juillet,  que  M.  Necker 


JOIRVAL   UE    GOUVERNEUR    MORHIS.  V3 

n'entend  rien  à  radministralion,  et  qu'il  connaît  encore 
moins  IMiunmnité. 

^2  juin.  —  Dîner  à  la  campagne  chez  le  maréchal  de 
Ségur.  L'archevêque  de  Bordeaux  assiste  au  repas.  On  le 
dit  intimement  lié  avec  AI.  Necker.  Nous  causons  un  peu 
sur  la  politique,  et  je  propose  que  le  roi  coupe  le  nœud 
gordien  que  les  Etats  généraux  ne  peuvent  arriver  à  défaire, 
c'est-à-dire  qu'il  rédige  lui-même  la  future  constiluliou  et 
qu'il  la  soumette  à  leur  examen.  11  croit  que  l'on  sera 
obligé  d'en  venir  à  quelque  expédient  de  ce  genre.  Je 
reviens  à  Paris,  et  sur  mon  chemin,  j'admire  le  panorama 
de  cette  vaste  cité,  du  haut  d'une  colline.  Elle  occupe  un 
espace  immense.  Je  fais  un  tour  au  Palais-Royal,  puis  je 
vais  souper  chez  Aime  de  Flahaut.  Je  m'y  ennuie  à  mourir 
et  j'éprouve  une  difficulté  extrême  à  rester  éveillé. 

3  Juin.  —  Je  vais  cet  après-midi  chez  AI.  Jefferson.  La 
conversation  roule  sur  la  politique.  Il  semble  désespérer 
de  voir  janiais  les  Etats  généraux  faire  quelque  chose  de 
bon;  cela  vient  de  ce  qu'il  désire  Irop  un  gouvernement  fran- 
chement républicain.  Dans  ce  pays-ci,  les  littérateurs,  exa- 
minant les  abus  de  la  monarchie,  s'imaginent  que  tout  ira 
d'autant  mieux  à  l'avenir  que  l'on  s'éloignera  davantage  des 
institutions  actuelles,  et,  dans  leurs  cabinets,  ils  voient  les 
hommes,  tels  qu'ils  sont  nécessaires  à  leurs  systèmes. 
Malheureusement  de  tels  hommes  n'existent  nulle  part,  et 
encore  moins  eu  France.  Je  suis  plus  que  jamais  persuadé 
que  la  forme  de  gouvernement  qui  m'a  paru  d'abord  conve- 
nir le  mieux  à  ce  pays,  sera  finalement  acceptée,  peut-être 
pas  exactement  telle  que  je  la  voyais,  mais  sous  une  forme 
encore  meilleure.  Je  prends  en  passant  une  tasse  de  thé  au 
café  du  Palais-Royal,  puis  je  vais  au  club  de  Valois,  dont 
je  suis  membre  depuis  peu  de  temps.  Rien  de  remarquable 
ici.  Je  vais  chez  Aime  de  Flahaut  qui  me  retient  à  souper. 


.KMIIXAI.    DM    COrV  KHM'-IH    MOKHIS. 

Mlle  est  en  Irain  de  prendre  un  bain  de  pieds,  car  elle  a 
en  des  accès  de  fièvre  et  elle  a  encore  la  lèle  très  lourde. 
Klle  me  demande  un  remède.  Je  lui  prescris  un  grain  et 
demi  de  tartre  émétiqiie,  suivi  de  quinine. 

4  jffifi^  —  On  annonce  aujourd'hui  la  mort  du  Dauphin. 
M.  Short  me  dit  que  les  Elals  généraux  sont  plus  divisés 
que  jamais.  Je  fais  une  promenade  en  voilure  avec  M.  Jef- 
lerson  qui  me  demande,  de  la  part  de  M.  Houdon,  de 
poser  demain  pour  la  statue  du  général  Washington,  ce  à 
quoi  je  consens. 

^  juin.  —  Je  vais  chez  M.  Houdon.  11  m'attend  depuis 
longtemps.  Je  pose  pour  la  statue  qu'il  lait  du  général 
Washington,  mais  cet  humble  rôle  de  mannequin  est  assez 
fatigant.  Je  j)rends  ainsi  à  la  lettre  le  conseil  de  saint  Paul 
d'être  tout  à  tous.  Je  promets  à  M.  Houdon  de  revenir 
mardi  matin  à  huit  heures  et  demie;  il  veut  faire  mon 
buste  yjom-  sa  propre  satisfaction;  c'est  du  moins  ce  (|u'il 
me  répond  quand  je  lui  demande  ce  qu'il  en  veut  faire, 
car  je  ne  tiens  pas  à  ce  qu'il  puisse  m'en  réclamer  plus 
tard  le  payement.  Je  me  rends  l'après-midi  au  Palais-Royal, 
et  je  vais  prendre  des  nouvelles  de  la  santé  de  Mme  de 
Flahaut.  Elle  va  mieux.  Je  vais  ensuite  au  club  de  Valois. 
Le  tiers  a  accepté  de  procéder  à  la  vérification  des  pouvoirs 
«  ^ds  ordre,  sauf  à  considérer  par  des  commissaires  les 
doutes  qui...  «.  C'est  là  une  «  petite  vicloire  reniportée 
par  la  noblesse,  qui  s'en  glorifie  beaucoup  «  .  En  sortant 
du  club,  je  vais  souper  chez  le  baron  de  Hescnval.  Il  n'y  a 
rien  à  remarquer,  sinon  qu'il  y  a  du  feu  au  salon,  ce  qui  ne 
semble  déplaire  à  personne. 

0  juin.  —  Je  dîne  avec  M.  Jelferson;  il  a  reçu  d'excel- 
lentes nouvelles  d'Amérique.  Je  reste  longtemps  à  table 
et  je  prends  le  thé.   \  dix   heures,  je  vais  souper   chez 


JOIRVAL   DE    GOUVERNEUR    MORRIS.  45 

Mme  de  Flahaut.  Elle  est  encore  souffrante,  mais  elle 
soupL%  et,  comme  il  fallait  s'y  attendre,  elle  est  beaucoup 
plus  malade  après.  L'apaisement  commence  à  se  faire  aux 
Etats  généraux;  c'est  ce  que  j'apprends,  au  Salon,  de 
l'évèque  d'Autun,  qui  est  un  ami  intime  de  Mme  de  Fla- 
haut. Cet  homme  me  paraît  fin,  rusé,  ambitieux  et  mé- 
chant. Je  ne  sais  pourquoi  je  tire,  dans  mon  esprit,  des 
conclusions  aussi  défavorables,  mais  c'est  un  fait,  et  je  n'y 
puis  rien. 

10  jifin.  — Je  pars  à  trois  heures  pour  Versailles  et  je 
rends  visite  à  quelques  amis,  entre  autres  à  Mme  d'Angi- 
villers  et  à  Mme  de  Tessé.  La  première  est  aussi  furieuse 
des  présomptions  du  tiers  que  la  seconde  l'est  de  la  morgue 
de  la  noblesse  ;  elles  ont  toutes  les  deux  également  raison 
et  tort.  Il  y  a  ici  deux  sœurs,  dont  les  regards  langoureux 
montrent  qu'elles  prêtent  volontiers  l'oreille  aux  propos 
galants,  mais  je  ne  les  connais  pas.  Je  me  rends  chez 
Mme  de  Flahaut.  Elle  est  trop  souffrante  pour  sortir  ce  soir. 
Nous  bavardons  assez  longtemps,  et  elle  me  dit  que  je 
plais  beaucoup  aux  Français;  c'est  un  très  grand  comj)li- 
ment  pour  un  étranger,  mais  je  crains  vraiment  de  ne  pas 
le  mériter. 

il  juin.  —  Ce  matin,  j'ai  été  au  Raincy,  chez  la  du- 
chesse d'Orléans.  J'arrive  à  onze  heures,  mais  personne 
n'est  encore  visible .  Bientôt  la  duchesse  apparaît ,  et 
me  dit  qu'elle  a  informé  Mme  de  CI  istellux  de  ma  venue. 
Le  déjeuner  n'est  prêt  que  vers  midi,  mais  comme  j'avais 
mangé  avant  de  partir,  je  n'en  ressens  que  peu  d'incon- 
vénient. Après  le  déjeuner,  nous  allons  entendre  la  messe 
à  la  chapelle.  Dans  la  tribune,  nous  avons  un  évêque,  un 
abbé,  la  duchesse,  ses  filles  d'houneur  et  quelques  amies. 
Mme  de  Chaslellux  est  agenouillée  en  bus.  Xous  nous  amu- 
sons des  tours  joués  par  AL  de  Ségur  et  M.  de  Cubières 


W  JOI  H\AL    I)K    «01  VKK.VKIH    MOHHIS. 

avec  une  chandelle  qu'ils  mettent  dans  la  poche  de  diverses 
personnes,  y  compris  l'cvèque,  et  qu'ils  allument  quand 
leur  attention  est  distraite,  à  la  «jrandi)  joie  des  spectalcurs. 
Nous  en  rions  h  gorge  déployée,  mais  la  duchesse  garde 
son  sérieux  le  plus  qu'elle  peut.  Ce  doit  être  un  tableau 
édifiant  pour  les  domestiques  placés  en  face  de  nous  et  les 
villageois  qui  prient  en  bas.  A  l'issue  de  celle  cérémonie, 
nous  commençons  notre  promenade,  qui  est  assez  longue, 
malgré  la  chaleur.  Nous  prenons  des  bateaux,  et  les  mes- 
sieurs rament  pour  les  dames,  ce  qui  est  loin  de  nous 
rafraîchir.  Ensuite,  nouvelle  promenade,  qui  me  donne 
très  chaud;  j'ai  une  véritable  tièvre.  Je  vais  au  château, 
oii  je  dors  un  peu  en  attendant  le  dîner  qui  n'a  lieu  qu'à 
cinq  heures.  N'ombre  d'individus  se  pressent  aux  fenêtres, 
et  sans  doute  se  font  une  haute  idée  de  la  compagnie  qu'ils 
ne  peuvent  examiner  que  de  loin.  Ah!  s'ils  connaissaient 
le  sujet  des  conversations,  leur  respect  ferait  vite  place  à 
un  sentiment  tout  différent.  Le  comte  de  Ségur  compose 
l'épitaphe  de  Aime  de  Saint-Simon  ;  il  y  est  question  de 
ses  mœurs  dissolues,  et  cela  en  termes  à  peine  voilés. 
Elle  lui  répond  d'un  Ion  sérieux  qu'il  a  tort  de  la  cour- 
tiser, car  c'est  la  vanité  seule  qui  le  pousse  à  vouloir  inspi- 
rer des  sentiments  que  lui-même  ne  ressent  pas.  il  se 
défend  en  faisant  remarquer  que,  même  s'il  réussissait,  il 
ne  saurait  s'en  montrer  fier,  la  cour  que  l'on  fait  à  une 
femme  ressemblant  à  une  j)arlie  d'échecs  ;  après  un  certain 
nombre  de  coups,  le  succès  est  certain.  Elle  en  convient, 
et  conclut  avec  d'autant  plus  de  raison  que,  dans  ce  cas,  il 
est  ridicule  de  les  courtiser.  Je  crois  comprc>ndre  les,  sous- 
entendus  de  ce  dialogue,  mon  attention  ayant  déjà  été  attirée 
sur  les  personnes  en  cause,  sans  qu'on  les  eût  nommées. 
Après  le  dîner,  le  temps,  qui  était  chaud,  se  rafraîchit,  et 
le  feu  est  très  supportable.  Ou  fait  une  nouvelle  promenade, 
mais  je  refuse  d'y  prendre  part,  étant  complètement  à  bout 
de  forces.  Ln  peu  avant  huit  heures,  retour  à  Paris,  en 


JOIRYAL  DE  GOl  VERYKUR  MORRIS.       47 

coiiipaguie  de  la  nourrice  el  de  l'enfant  de  Mme  de  Chas- 
tellux.  On  aurait  pu  s'élonner  en  Amérique  de  les  voir  me 
demander  de  monter  dans  ma  voilure,  mais  c'est  ici  une 
chose  tout  à  fait  naturelle.  J'y  consens  volontiers,  mais 
pour  un  plus  noble  motif,  car  je  suis  heureux  de  la  remer- 
cier ainsi  des  attentions  qu'elle  me  prodigue  et  que  je  ne 
saurais  rencontrer  ailleurs. 

12  juin.  —  Ce  matin,  M.  Jefferson,  qui  rentre  de  Ver- 
sailles, me  dit  que  le  tiers  a  invité  le  clergé  et  la  noblesse 
à  se  joindre  à  lui  pour  travailler  en  commun,  mais  la  no- 
blesse s'est  mise  en  fureur.  Il  considère  que  la  situation  de 
ce  pays  est  très  critique.  Elle  l'est  en  effet,  mais  l'autorité 
royale  y  est  d'un  grand  poids,  el,  si  elle  vient  à  l'aide  des 
ordres  privilégiés,  elle  pourra  empêcher  leur  destruction. 
Cependant  mon  système  politique  est  différent  du  sien. 
Avec  tous  les  partisans  de  la  liberté,  il  voudrait  voir  dispa- 
raître la  distinction  des  ordres.  Je  regarde  comme  très 
problématique  l'avantage  d'une  pareille  mesure  chez 
n'importe  quel  peuple,  mais,  quant  à  celui-ci,  je  suis  sûr 
qu'elle  est  mauvaise  et  ne  pourrait  avoir  que  de  fâcheuses 
conséquences. 

Vdjuin.  — Allant  aujourd'hui  chez  Aime  de  La  Caze,  je 
la  trouve  en  train  de  broder.  Elle  n'est  pas  du  tout  contente 
de  la  politique,  mais  elle  est  décidée  à  se  joindre  au  parti, 
quel  qu'il  soit,  qui  payera  le  mieux,  car  son  mari  et  ses 
beaux-frères  «ont  beaucoup  sur  leroiw  .  Voilà  des  opinions 
politiques  qui  sont  bien  motivées.  Je  vais  ensuite  au  club 
lire  les  journaux.  Le  clergé  à  décidé  aujourd'hui,  à  une 
faible  majorité,  de  se  joindre  au  tiers.  Ce  coup  sera  fatal  à 
la  noblesse,  carie  tiers,  qui  s'est  déjà  constitué  en  Assemblée 
nationale  comme  représentant  les  96  centièmes  de  la  nation, 
va  maintenant  prétendre  représenter  aussi  bien  la  majorité 
des  ordres  que  celle  du  nombre.  Si  l'autorité  royale  n'inter- 


.'♦8  .101  HVAI.   1)1-:    (ÎOl  VEHMOl  K   ^^OURIS. 

vient  pas  pour  sauver  les  nobles,  ils  sont  perdus,  et  il  n'y 
a  que  très  peu  de  chances  en  faveur  de  celte  intervention. 
Du  club  je  vais  souperciiez  Mmed'Espincbal,  pourrépondre 
à  une  invitation  dont  je  me  serais  volontiers  dispensé.  On 
réclame  à  «jrands  cris  l'éjiilapbe  impromptu  que  j'ai  écrite 
au  Haincy  sur  le  vicomte  de  Ségur,  et  qui  ne  vaut  rien. 
J'élude  la  demande  jusqu'à  la  lin  du  repas,  mais,  à  ce 
moment,  Mme  de  Hoursac  me  demande  de  la  répéter,  et 
Mme  de  W'arsi,  dame  d'une  grande  beauté,  me  prie  de 
l'écrire,  parce  qu'elle  ne  comprend  l'anglais  qu'à  la  lecture, 
ayant  appris  à  le  lire  et  non  à  le  parler.  Sur  sa  promesse 
qu'elle  me  reiulra  mon  papier,  je  lui  écris  les  mauvais  vers 
en  question,  dont  le  seul  mérite  est  d'avoir  été  écrits  sur- 
le-cliamp,  comme  une  petite  vengeance  de  Mme  de  Saint- 
Simon,  sur  Ia(juelle  M.  de  Ségur  avait  composé,  à  déjeuner, 
une  épitaplie  qui  n'était  pas  trop  délicate  : 

«  Ci-gît  un  gai  chenapan,  qui  passa  toute  sa  vie  à  mal 
faire,  mais  qui  refusa  toujours  de  prendre  femme,  par  peur 
de  la  peine  du  talion.  » 

Les  applaudissements  qui  accueillirent  ces  vers  sont  dus 
à  la  satisfaction  qu'éprouve  l'homme  à  voir  frapper  un  tyran. 
Mme  de  W'arsi  demande  de  les  garder,  mais  je  refuse.  Elle 
dit  se  les  rappeler,  et,  |)our  m'en  convaincre,  essaye  de 
les  écrire  de  mémoire,  mais  elle  me  prouve,  ainsi  qu'à 
elle-mèuïc,  que  cela  lui  est  impossible. 

M.  de  Hoursac  me  dit  (pie  l'aristocratie  se  console  à  l'idée 
que  le  roi  a  convoqué  un  conseil  spécial ,  dont  ch:u|ue 
membre  devra  donner  son  avis  sur  la  situation  actuelle  en 
présence  de  Sa  Majesté.  .le  ne  crois  pas  que  cela  puisse  être 
d'une  grande  utilité,  car  la  décision  prise  aujourd'hui  par 
les  Etats  généraux  réduira  au  silence  ceux  qui,  il  y  a  deux 
jours,  élaient  les  plus  vi(dents  contre  M.  Necker;  selon 
toute  probabilité,  ceux-là  mêmes  qui  ont  convoqué  ou  pro- 
voqué la  convocation  de  ce  conseil,  trouveront  que  le  résultat 
en  est  lout  le  conlrane  de  ce  qu'ils  désiraient  ou  espéraient. 


JOl  R\AL   I)K    (]0l  VERNEIR  ilORHlS.  49 

20  juin.  —  Les  différents  ordres  des  Etats  généraux 
ont  été  empêchés  de  se  réunir  parles  gardes  qui  entourent 
tout  l'iiôtel.  La  raison  que  l'on  en  donne  est  que  le  roi  a 
rintention  de  tenir  une  séance  roj^ale lundi,  etque  certains 
changements  sont  indispensables  dans  la  salle.  Après  une 
courte  promenade  en  voiture  et  à  pied,  je  vais  au  club. 
J'y  rencontre  le  comte  de  Croy,  le  duc  de  La  Rochefoucauld, 
le  vicomte  de  Xoailles,  de  Ségur,  le  jeune  Dillon  et  d'autres 
encore.  On  fait  diverses  conjectures  à  propos  de  la  séance 
royale  de  lundi.  Je  crois  qu'on  ne  s'y  serait  point  décidé,  si 
la  Cour  avait  prévu  la  décision  prise  iiier  parle  clergé.  Elle 
joue  avec  des  matériaux  très  inflammables,  et  il  faut  beau- 
coup de  précautions.  L'on  regarde,  en  générai,  cette  séance 
comme  la  réponse  au  tiers  qui  a  pris  le  titre  d'Assemblée 
nationale.  Il  est  possible  que  cet  incident  ait  pu  hâter  cette 
mesure,  mais  je  suppose  plutôt  qu'il  faut  y  voir  le  désir  de 
mettre  les  trois  ordres  d'accord,  de  façon  à  leur  permettre 
d'agir,  au  lieu  de  rester,  comme  actuellement,  une  simple 
foule  sans  utilité. 

2 1  juin.  —  L'on  dit  ce  soir  au  club  que  la  séance  royale 
de  demain  est  renvoyée  à  plus  tard.  Le  20,  à  cinq  heures, 
M.  \cckera  écrit  une  lettre  au  lieutenant  de  police,  l'as- 
surant qu'il  n'est  nullement  question  d'empêcher  les  Etats 
(le  se  réunir  de  nouveau.  L'un  des  partis  en  présence  étant 
lempli  de  crainte  et  l'autre  ne  comptant  que  des  hommes 
bien  déterminés,  il  est  facile  de  prévoir  le  résultat  de  la 
lutte.  Pour  ma  part,  je  crois  que  la  séance  royale  a  été 
reculée  pour  permettre  à  la  Cour  de  prendre  une  nouvelle 
décision,  par  suite  de  la  résolution  du  clergé. 

2^  juin.  —  Avant  de  me  rendre  aujourd'hui  à  Versailles, 
je  vais  voir  la  duchesse  d'Orléans  ;  elle  me  dit  qu'elle  me 
retiendrait  à  dîner,  si  je  ne  lui  avais  pas  fait  part  de  mon 
projet  d'aller  à  Versailles.  En  arrivant  à  Versailles,  je  vais 

4 


50  JOIRVAI,    l)K    <;()rVKK\ElR    MOHUIS. 

chez  Mme  de  Tessé,  qui  me  reçoit  cordialement,  tout  en 
se  plaijjnaiit  de  mes  vues  en  politique.  Lord  ellady  Camel- 
Ibrd  arrivent  avec  leur  fille.  M.  Jefferson  dit  qu'ils  s'étaient 
invités  à  dîner,  sous  prétexte  qu'ils  connaissaient  un  ami 
de  Mme  de  Tessé,  sans  la  connaître  elle-même. 

A  la  séance  royale  d'aujourd'hui,  le  roi  a  plu  à  la 
noblesse,  mais  il  a  grandement  indisposé  le  fiers  état. 
J'éprouve  une  grande  difficulté  à  savoir  exactement  ce  qui 
s'est  |)assé,  mais  il  me  semble  que  la  noblesse  n'a  pas  le 
droit  de  se  réjouir  autant  qu'elle  se  l'imagine.  Au  dîner, 
je  suis  assis  à  côté  de  M.  de  La  Fayette,  qui  me  dit  que  je 
fais  tort  à  la  cause,  mes  sentiments  étant  continuellement 
invoqués  contre  le  bon  parti.  Je  saisis  cette  occasion  de  lui 
dire  que  je  suis  opposé  à  la  démocratie  par  amour  de  la  li- 
berté, que  je  vois  les  nobles  courir  aveuglément  à  leur  perte, 
et  que  je  voudrais  bien  les  arrêter,  si  cela  est  encore  pos- 
sible; que  leurs  projets  en  ce  qui  regarde  le  peuple  français 
sont  absolument  incompatibles  avec  les  éléments  dont  il 
est  composé,  et  que  le  plus  fâcheux  j)our  eux  serait  la  réali- 
sation de  leurs  désirs.  Il  me  répond  qu'il  se  rend  bien 
compte  de  la  folie  de  ses  partisans,  etqu'illaleur  reproche, 
mais  qu'il  n'en  est  pas  moins  déterminé  à  les  suivre 
jusqu'à  la  mort.  Je  pense  qu'il  ferait  tout  aussi  bien  de 
leur  rendre  leur  bon  sens  et  de  vivre  avec  eux.  Il  se  dit 
décidé  à  démissionner,  et  je  l'approuve,  les  instructions 
qui  le  lient  étant  contraires  à  sa  conscience.  xAvant  de  nous 
séparer,  je  prends  l'occasion  de  lui  dire  que  si  le  tiers  état 
fait  maintenant  preuve  de  modération,  il  pourra  réussir, 
mais  son  échec  est  certain  s'il  a  recours  à  la  violence.  Je 
quitte  Mme  de  Tessé  pour  aller  chez  Mme  de  Montboissier; 
la  société  est  aristocratique  et  enchantée  du  roi.  Au  cours 
de  la  conversation,  des  anecdotes  sont  racontées  qui  me 
prouvent  que  le  roi  et  la  reine  ressentent  une  frayeur  mor- 
telle, et  j'en  liro  la  conclusion  que  la  Cour  va  encore  recu- 
ler. Hier  M.  \ecker  a  olferî  sa  démission  que  le  roi  a  refusé 


JOIHXAL    I)K    (iOl  \  EIl.VELU    AlOUUIS.  51 

d'accepter.  Cet  après-midi,  il  se  rend  chez  Sa  Majesté, 
entouré  de  gens  du  peuple  quil'acompagnent  de  leurs  cris 
et  de  leurs  applaudissements  jusqu'à  la  porle  du  château. 
l\  sept  heures  et  domie,  au  moment  où  je  quitte  Versailles, 
il  est  encore  avec  le  roi. 

2DJuin.  —  En  me  rendant  à  Versailles,  chez  le  duc  de  La 
Vauguyon  pour  mes  affaires,  j'apprends  que  la  minorité  du 
cierge  s'est  formée  en  corps  et  a  adhéré  aux  propositions 
du  roi.  La  majorité  de  la  noblesse,  qui  naturellement  con- 
tinue à  former  un  corps  à  part,  est  disposée,  dit-on,  à 
accepter  ces  mêmes  proposilions,  mais  avec  certaines  modi- 
fications. L'Assemblée  nationale  (c'est  là  le  nouveau  nom 
des  Etats  {généraux)  a  décidé  d'envoyer  une  députation  au 
roi.  La  question  est  de  savoir  si  Sa  Majesté  la  recevra, 
parce  que  c'est  d'elle  que  dépendra  finalement  le  sort  delà 
noblesse. 

21  Juin.  —  A  la  demande  du  roi,  la  noblesse  s'est  aujour- 
d'hui réunie  aux  deux  autres  ordres.  La  grande  question 
est  donc  résolue,  et  les  votes  auront  lieu  par  tète.  Il  ne 
resle  plus  qu'à  rédiger  une  Conslitution,  et,  comme  le  roi 
est  très  timide,  il  se  rendra  à  merci.  L'existence  de  la 
monarchie  dépendra  de  la  modération  de  l'Assemblée. 
Je  j)ense  qu.'cn  tout  cas  le  crédit  national  sera  bientôt  réta- 
bli, ce  qui,  entre  autres  résultats,  améliorera  le  change 
entre  la  France  et  les  pays  étrangers.  Si  l'argent  circule 
librement  en  France,  l'intérêt  sera  réduit  partout.  La 
somme  d'argent  monnayé  est  immense,  et  ses  effets  doivent 
être  proportionnels  à  son  importance,  mais  en  ce  moment 
cet  argent  dort,  et  n'est  que  bien  mal  remplacé  par  le 
papier  de  la  Caisse  d'Escompte. 

'^Ojuhi.  —  Je  vais  au  Palais-Royal  voir  ce  qui  se  passe, 
et  de  là  au  club.  J'apprends  que  la  foule  a  envahi  la  prison 


.-,2  .lOMJVAI,    DK    (:or\  KK.VKl  K    MOUHIS. 

et  délivré  des  soldais,  qui  expiaient  en  prison  des  fautes 
commises  contre  la  discipline  militaire.  Ils  avaient  commis 
ces  fautes  après  avoir  été  enivrés  par  ceux  qui  cherchent  à 
les  débaucher.  Cette  nouvelle  produit  naturellement  une 
fâcheuse  impression.  Demain  nous  amènera  probablement 
des  excès  pareils  ou  môme  pires.  M.  Jefferson  me  dit  que  la 
formation  d'un  «jrand  camp  sous  les  ordres  du  maréchal  de 
Ihoglie,  l'air  que  prennent  de  nombreux  adversaires  du 
tiers  état  et  l'influence  du  comte  d'Artois  sur  le  Conseil  du 
roi,  font  redouter  des  événements  sérieux;  peut-être  môme 
poussera-l-on  le  roi  à  ressaisir  son  autorité.  Tout  ceci  est 
très  bien,  mais  avec  les  idées  actuelles^  je  doute  fort  qu'il 
puisse  compter  sur  l'obéissance  de  ses  soldats;  sans  celte 
obéissance,  ses  menaces  devicn;lront  aussi  méprisables  que 
celles  de  l'Église,  car,  dans  les  deux  cas,  c'est  le  bras  séculier 
qui  seul  rend  l'analhème  terrible. 

3  juillet.  —  De  Canleleu  est  tout  à  la  politique.  Il  me 
dit  que  souvent  les  aristocrates  me  citent  comme  apparte- 
nant à  leur  parti.  Ceci  m'amène  à  expliquer  mes  opinions, 
et  il  paraît  enchanté  de  voir  que  nous  avons  les  mêmes.  Le 
meilleur  moyeu  de  conciliation  est  l'abolition  àe?,  parle- 
ments, abolition  que  je  crois  nécessaire  à  l'établissement  de 
la  liberté,  de  la  justice  et  de  l'ordre. 

^juillet.  —  M.  Jefferson  donne  un  dîner  en  l'honneur 
de  notre  fêle  nationale  ;  il  s'y  trouve  beaucoup  d'Américains, 
et  aussi  Mme  et  M.  de  La  Fayette.  .Je  lui  parle  politique 
après  le  dîner,  et  je  lui  conseille,  si  cela  est  possible,  de 
conserver  une  certaine  autorité  constilutionnelle  à  la 
noblesse,  car  c'est  le  seul  moyen  d'assurer  la  liberté  du 
peuple.  Le  courant  contre  la  ii(ô!esse  est  si  violent  que  je 
redoute  sa  ruine.  Il  en  résulterait,  je  le  crains,  les  con- 
séquences les  plus  désastreuses,  bien  que  l'on  n'y  fasse  pas 
grande  attention  en  ce  moment. 


JOIRXAL   DE   GOLVERXEIR   MOKRIS.  53 

^juillet.  —  Promenade  aux  Champs-EIysces;  j'y  ren- 
conlre  M.  Applelon  et  M.  Jcflirson  qui  me  donnent  des  nou- 
velles de  Versailles.  Il  y  aura  sameJi  soir  25,000 hommes 
dans  Paris  et  aux  environs.  On  parle,  mais  à  tort,  d'une 
séance  royale  pour  lundi.  Je  vais  chez  M.  Le  Couleulx. 
Tristes  nouvelles  :  les  Elals  jjénéraux  vont  être  dissous, 
la  faillite  sera  déclarée,  la  solde  des  troupes  diminuée,  etc. 
Pendant  le  dîner,  AI.  de  La  Xorraye  arrive  de  Versailles  et 
assure  qu'il  lient  de  AI.  de  Alonlmorin  lui-même  qu'il  n'y 
aura  pas  de  séance  royale  lundi. 

9  juillet.  —  Le  médecin  déclare  que  je  dois  rester 
encore  huit  jours  à  Paris.  Il  est  certain  que  ma  santé  sera 
bientôt  excellente.  Je  le  croirais  bien  plus  volontiers,  si 
j'étais  partout  ailleurs  que  d  ins  une  ville  aussi  grande  et 
sentant  aussi  mauvais  que  Paris.  Dès  quej'aurai  terminé  mes 
afTaires,  je  partirai  immédiatement  à  Londres.  Je  vais 
chez  AI.  Jefferson,  qui  me  montre  sa  lettre  à  AL  de 
La  Fayette  au  sujet  de  la  fausse  nouvelle  de  AI.  de  Ali- 
rabeau  concernant  les  Etats  généraux.  A  ma  grande 
surprise,  elle  ne  contient  rien  de  ce  que  AI.  de  La  Nor- 
raye  affirmait  qu'elle  contenait,  l'ayant  eue  en  main  chez 
AI.  de  Alontmorin.  Cela  m'apprendra  à  être  moins  cré- 
dule. 

Après  une  visite  à  Aime  de  Flahaut,  je  me  rends  à  Ro- 
main tille  pour  dire  adieu  au  maréchal  de  Castries  et  à  sa 
belle-fille.  Nous  y  trouvons  Aime  Lebrun,  peintre  célèbre, 
aussi  parlliite  comme  fenime  que  comme  artiste,  et 
Aime  de  ... ,  l'amie  du  vicomte.  Promenade  dans  les  jardins. 
Le  maréchal  a  la  bonté  de  mettre  sa  maison  de  campagne 
à  ma  disposition,  pour  y  achever  ma  guérison.  En  ren- 
trant, nous  rencontrons  Aimes  de  Ségur  et  de  Chastellux, 
et  AI.  de  Puisignieux  nous  rejoint  bientôt.  Il  me  dit  que 
la  disette  est  extrême,  et  il  est  d'autant  plus  à  même 
d'en  juger  que  son  régiment  de  chasseurs  est  employé  à 


r)V      JOl  U\AL  I)K  (;()l  VKHXKLK  MOHHIS. 

escorter  les  provisions  et  à  protéger  les  récoltes  sur  pied. 
Au  cours  (l'une  promenade  avec  Mme  de  Ségur,  nous 
nous  entretenons  de  la  situation  politique;  et  elle  s'y 
entend  aussi  bien  que  n'importe  qui.  Je  la  qiiitle  en  lui 
promettant  de  revenir  bientôt.  Je  promets  aussi  de  lui 
écrire  et  retourne  à  Paris.  Il  a  fait  très  chaud  aujourd'hui. 
Je  reniarque  que  les  pommes  de  terre  cultivées  ici  sont 
celles  que  nous  considérons  conmie  de  qualité  infé- 
rieure, à  en  juger  du  moins  par  leurs  feuilles.  Je  me 
rends  au  club  dès  ma  rentrée  en  ville,  et  j'apprends  que 
le  roi,  en  réponse  à  l'adresse  des  Etats  concernant  les 
troupes,  leur  a  dit  que  ses  intentions  ne  pouvaient  leur 
porter  ombrage,  et  que  si  leurs  appréhensions  continuent, 
il  fera  siéger  les  Etats  à  Soissons  ou  à  iXoyoïi  et  se  rendra 
lui-même  à  Compiègne.  Celte  réponse  est  habile.  S'il 
peut  les  éloigner  de  Paris,  il  affaiblira  l'impulsion  qui 
cause  en  ce  moment  de  telles  alarmes.  Mais  le  mal  est 
plus  profond  que  ses  conseillers  ne  s'en  doutent,  et  ce  qui 
est  commencé  devra  s'accomplir.  Je  reçois  au  club  un  mol 
de  Mme  de  Elahaut,  ni'inviiant  à  souper  pour  l'informer 
des  nouvelles.  J'y  vais.  C'était  une  partie  carrce  à  mon 
arrivée;  je  fais  le  cinquième.  Je  reste  lard  el  reconduis  un 
abbé,  l'un  de  ses  favoris,  li  est  bossu  et,  par  ailleurs,  ne 
ressemble  que  de  loin  à  un  Adonis;  ce  doit  donc  èlre  un 
allachcmenl  moral.  La  jouinée  a  été  cliaude,  mais  la  soi- 
rée est  agrcjble,  el  je  j)rends  grand  plaisir  à  l'odeur  du 
blé  qui  mûrit.  11  y  a  acluellement,  dans  celte  ville  el  ses 
environs,  plus  d'un  million  de  créatures  humaines  qui  ne 
peuvent  compter,  |)our  avoir  du  pain,  que  sur  la  vigilance 
et  l'allention  du  gouveri'.emenl,  dont  cependant  les  plus 
grands  efforts  auront  peine  à  subvenir  aux  différents 
besoins. 

12  juillet.  —  Diner  chez  le  maréchal  de  Castries.  Il 
s'informe  avec  bonté  de  l'étal  de  mes  affaires;  je  lui  réponds 


JOIRXAL   DE   GOUVER-VKLR   MORRÏS.  55 

que  je  suis  sur  Je  point  de  lïi'entendre  avec  la  ferme,  car 
un  mauvais  arrangement  vaiU  mieux  qu'un  bon  procès.  Il 
partage  mon  avis,  et  me  félicite  que  mon  voyage  ne  soit 
j)as  (oui  à  lait  inutile.  11  ajoute  qu'il  ne  reste  que  quelques 
jours  à  Paris  à  cause  de  ses  affaires.  Au  moment  de  le 
(juiller,  il  me  prend  à  part  pour  m'informer  que  AI.  Necker 
n'est  plus  en  place.  Cette  nouvelle  le  trouble  beaucoup  et 
moi  aussi,  à  dire  vrai.  Je  l'engage  à  se  rendre  iujmédiatc- 
ment  à  V  ersailles.  Il  me  dit  qu'il  n'ira  pas,  que  toutes  les 
mesures  ont  sans  doute  été  déjà  prises,  et  (\\\e^  par  suite,  il 
est  trop  lard.  Je  lui  dis  qu'il  n'est  pas  trop  tard  pour 
avertir  le  roi  du  danger  dans  lequel  il  se  trouve,  danger 
infiniment  plus  grand  qu'il  ne  le  croit;  que  son  armée  ne 
se  bâtira  pas  contre  la  nation,  et  que,  s'il  écoute  les  conseils 
violents,  la  nation  sera  sans  aucun  doute  contre  lui;  que 
rc])ce  lui  a  échappé  des  mains  .«ans  qu'il  s'en  aperçût,  et 
que  l'Assemblée  nationale  est  maîtresse  de  la  nation.  II  ne 
répond  pas  explicitement,  mais  il  est  profondément  ému. 
Pour  tenir  ma  |)romesso,  je  vais  chez  Aime  de  Flahaut; 
j'apprends  que  le  ministère  tout  entier  est  renvoyé  et  que 
Xecker  est  banni.  On  est  très  alarmé  ici.  Paris  commence 
à  s'agiter;  quelques  nobles  ont  enlevé  un  tambour  à  la 
garde  invalide  du  Louvre  et  battent  le  rappel.  AI.  de 
Narbonne,  l'ami  de  Aime  de  Staël ,  considère  une  guerre 
civile  comme  inévitable  et  va  rejoindre  son  régiment, 
hésitant,  dit-il,  entre  la  voix  du  devoir  et  la  conscience.  Je 
lui  dis  que  je  ne  connais  d'autre  devoir  que  celui  que  dicte 
la  conscience.  Je  suppose  que  sa  conscience  lui  conseillera 
de  s'unir  au  parti  du  plus  fort.  Le  petit  abbé  Bertrand,  qui 
vient  de  sortir  en  liacre,  revient  tout  effrayé  par  une  grande 
foule  dans  la  rue  Saint-Honoré,  et  bientôt  après  arrive  un 
autre  abbé,  qui  fait  partie  du  Parlement,  et  qui  se  réjouit 
des  changements  survenus,  mais  il  est  épouvanté  à  l'ex- 
trême par  1(  s  désordres.  Je  calme  les  craintes  de  Aime  de 
Flahaut  dont  le  mari  a  perdu  la  tête,  et  qui  figure,  paraît- 


r,f.  JOl  H\AL   1)K    (iOl  VKHXKIR   MOHIUS. 

il,  sur  une  liste  imprimée  des  aristocrates  les  plus  fougueux. 
J'odVe   de    reconduire  l'abbé  chez  lui   sain  et   sauf,   et 
Bertrand  accepte.    A    mesure   que   nous  approchons,  sa 
terreur  est  vraiment  amusante.  Près  de  la  rueSainl-Hono- 
ré,  son  imagination  transforme  les  passants  ordinaires  en 
une  foule  énorme,  et  j'ai  de  la  peine  à  lui  persuader  de 
s'en  rapporter  à  ses  yeux  plutôt  qu'à  ses  craintes.  Je  le 
descends  chez  lui  et  vais  chez  AI.  Jefferson.  Sur  les  boule- 
vards, tout   d'un  coup  chevaux,  voitures  et  piétons  font 
face  en  arrière  et  passent  rapidement.   Peu  après,  nous 
rencontrons  une  troupe  de  cavalerie,  qui  a  mis  sabre  au 
clair  et  s'avance  au  trot.  Elle  nous  dépasse  un  peu,  puis 
s'arrête.  En  arrivant  à  la  place  Louis XV,  nous  remarquons 
que    la    foule,    qui    compte    peut-être   cent    personnes, 
ramasse  des  pierres,  et  en  nous  retournant  nous  voyons  la 
cavalerie  revenir.  Nous  nous  arrêtons  à  l'angle  pour  voir 
le  combat,  s'il  y  en  a.   La  foule  se  masse  au  milieu  des 
pierres  qui  encombrent  toute  la   place,   où   on  les  taille 
pour  le  pont  en  construction.  L'officier  à  la  tête  du  déta- 
chement est  salué  d'un  coup  de  pierre,  et  immédiatement 
dirige  son  cheval  de  façon  incnaçante  vers  son  assaillant. 
Mais    ses    adversaires   sont   postés  sur   un    terrain  où  la 
cavalerie    ne    peut    agir.  Il    continue   son   chemin   et  la 
marche  se  transforme  bientôt  en  galop,  sous  une  pluie 
de  pierres;  un  des  soldats  est  renversé  de  son  cheval, 
ou  bien  son  cheval  s'abat.   Il    est  fait  prisonnier  et  est 
d'abord   njaltrailé.  Plusieurs  coups  de  pistolet  sont  tirés 
sans  résultat;  ils  n'étaient  pas  probablement  chargés  à 
balle.  Lue  partie  de  la  garde  suisse  occupe  les  Champs- 
Elysées  avec  l'artillerie.  Je  vais  chez  M.  Jefferson.  II  me 
dit    qu'hier  vers    midi,    M.    Necker   a  reçu,  des   mains 
de  AI.  de  La  Luzerne,  une  lettre  du  roi  lui  ordonnant  de 
quitter  le  royaume;  en  même  temps,  AI.  de  La  Luzerne  est 
chargé  de  lui  faire  promettre  de  n'en  parler  à  personne. 
M.   Necker   dîne   et  proj)ose  à  Aime  Necker  une    visite 


JOLR.VAL   DI']    GOrVERXELU   MOIUUS.  57 

chez  une  amie  du  voisinage.  En  route,  il  lui  annonce 
la  nouvelle;  ils  se  rendent  à  leur  maison  de  campagne 
faire  les  préparatifs  nécessaires  et  s'en  vont.  AI.  de 
Montmorin  a  aussitôt  démissionné;  il  est  en  ce  mo- 
ment à  Paris.  En  revenant  de  chez  M.  Jeffersou,  la 
sentinelle  placée  sur  le  chemin  (|ui  conduit  à  la  place 
Louis  W,  me  force  de  passer  à  gauche.  Je  vais  an  club. 
Un  monsieur  qui  arrive  de  Versailles  nous  rend  compte 
de  la  composition  du  nouveau  ministère.  Le  peuple  s'occupe 
à  forcer  les  boutiques  d'armuriers,  et  bientôt  arrive  dans  le 
jardin  un  gros  détachement  de  gardes  françaises,  la  baïon- 
nette au  bout  du  fusil,  pêle-mêle  avec  la  foule  où  quelques 
personnes  aussi  sont  armées.  Ces  pauvres  gens  ont  passé  le 
Rubicon  ouvertement.  ..  La  réussite  ou  la  corde,  "  telle 
doit  être  maintenant  leur  devise.  Je  crois  que  la  cour 
reculera  encore,  et,  dans  ce  cas,  tous  ses  efforts  subsé- 
quents seront  vains;  si  elle  ne  cède  pas,  une  guerre  civile 
est  loutce  qu'il  y  a  de  plus  probable.  Si  les  représenlants 
du  Tiers  ont  fait  un  juste  calcul  du  nombre  de  leurs 
commettants,  dans  dix  jours  la  France  entière  sera  agilée. 
La  petite  rixe  dont  j'ai  été  témoin  sera  probablement 
amplifiée  en  un  combat  sanglant  avant  d'arriver  aux  fron- 
tières, et  dans  ce  cas  une  infinité  de  corps  bourfjeois 
marcheront  au  secours  de  la  capitale.  On  ferait  mieux  de 
rentrer  la  moisson. 

\^  juillet.  — Martin,  mon  domestique  entre  et  me  dit 
que  l'Hôte!  de  la  Force  est  envahi,  et  que  tous  les  prison- 
niers sont  délivrés.  Bientôt  après,  on  m'apporte  une 
lettre  eu  renfermant  une  seconde  d'un  AL  Xesbitt,  qui  est 
au  Temple  et  désire  me  voir;  mais  mon  cocher  me  dit 
qu'il  ne  peut  me  conduire,  sa  voiture  ayant  été  déjà  arrêtée 
et  obligée  de  retourner  sur  ses  pas.  De  fait,  la  petite  ville 
de  Paris  est  dans  une  effervescence  aussi  grande  qu'on 
peut  la  souhaiter.  On  se  procure  des  armes  parlout  où  il 


58  JOIRXAL   I)K    fiOrX  KRIVKIH    MORRiS. 

s'en  Irouvo;  six  cenis  barils  de  pondre  sont  saisis  dans  un 
baleau  sur  la  Seine;  le  couvenl  de  Saint-La/are  est  envahi, 
et  l'on  y  découvre  un  dépôt  de  blé  que  les  religieux  avaient 
amassé.  On  le  charge  immédiatement  sur  des  voitures 
pour  l'envoyer  au  marché,  et  l'on  place  un  moine  dans 
chaque  voiture.  Le  Garde- Meuble  du  roi  est  attaqué,  et  les 
armes  qui  s'y  trouvent  sont  distribuées  pour  éviter  de 
pires  attentats.  Ces  armes  sont  toutefois  plus  curieuses 
qu'utiles.  Je  n'en  (inirais  pas  s'il  fallait  raconter  en  détail 
les  mille  événements  de  la  journée.  Je  dîne  chez  moi  avec 
La  Caze  et  vais  ensuite  au  Louvre,  après  avoir  pris  soin 
d'orner  mon  chapeau  d'une  branche  verte  en  l'honneur 
du  Tiers,  car  c'est  la  mode  du  jour,  et  il  faut  s'y  sou- 
mettre si  l'on  veut  circuler  en  paix.  Il  est  im  peu  étrange 
que  ce  jour  de  violence  et  de  tumulte  soit  le  seul  où  j'aie 
osé  marcher  dans  les  rues,  mais  comme  il  n'y  a  pas 
d'autres  voitures  que  les  fiacres,  je  ne  cours  pas  le  risque 
d'être  écrasé,  et  je  n'ai  rien  à  craindre  de  la  populace. 
Mme  de  Flahaiit  est  dans  une  frayeur  extrême,  je  cherche 
à  l'apaiser.  Capellis  arrive,  et  au  moment  de  partir  pour  le 
Palais-Royal,  nous  rencontrons  sur  l'escalier  AL  deFlahaul 
retour  de  Ver.sailles;  il  nous  donne  les  nouvelles.  Je  vais 
au  club.  \ous  bavardons  quelque  ten)ps  sur  l'clat  des 
affaires  publiques.  M.  de  Moreton  me  dit  que  les  ministres 
actuels  sont  un  las  de  coquins  el  de  tyrans  et  qu'il  les  con- 
naît hèsbien;  l'un  d'eux,  pour  lequel  il  ne  montre  aucune 
partialité,  est,  paraît-il,  son  parent.  Peu  après,  M.  de  ... 
arrive  de  Versailles  et  nous  dit  que  la  cour  affecte  de  con- 
sidérer les  désordres  de  Paris  comme  insignifiants.  L'As- 
semblée nationale  a  conseillé  au  roi  de  rappeler  l'ancien 
ministère  et  de  permetire  à  l'Assemblée  d'envoyer  une 
députation  à  Paris  pour  recommander  la  formation  des 
corps  bourgeois  en  vue  du  maintien  de  l'ordre  en  ville.  A 
la  première  demande,  il  a  répondu  que  le  pouvoir  exécutif 
lui  appartient,  et  qu'il  peut  choisir  les  ministres  selon  son 


JOIRNAL  DF-:   GOUVERNFOUR   MORRIS.  59 

bon  plaisir;  il  blàrac  la  seconrie  demande.  L'Assemblée 
adopte  en  conséquence  quelques  résolutions  hardies,  dont 
le  but  senible  être  de  vouer  le  ministère  aciiiel  à  l'exécra- 
lioii  publique,  et  de  déclarer  les  conseillers  de  Sa  Majesté 
coupables  de  haute  trahison.  La  Cour  et  le  parli  populaire 
sont  donc  en  lutte  ouverte.  Je  crois  qu'avant  dix  jours  un 
événement  décisif  aura  eu  lieu  :  ou  bien  la  retraite  du  roi 
sera  immédiate  cl  ne  ruinera  que  ses  conseillers,  ou  bien 
elle  sera  tardive,  et  sa  propre  ruine  découlera  de  celle  de 
ses  ministres.  Ou  fait  venir  de  la  cavalerie  au  Palais-Royal. 
Nous  voudrions  savoir  à  quel  corps  elle  appartient,  mais 
c'est  impossible.  L'un  des  orateurs  nous  dit  toutefois  que 
Ton  a  reçu  une  députation  des  deux  régiments  casernes 
à  Saint-Denis,  offrant  de  se  joindre  au  Tiers,  si  l'on  veut 
venir  les  recevoir.  Mes  compagnons  leur  conseillent  chau- 
dement d'y  aller,  mais  il  faut  remettre  celte  manœuvre  au 
moins  au  lendemain.  Je  crois  que  les  meneurs  ont  tort  de 
ne  pas  fomenter  immédiatement  un  sérieux  conflit  entre 
les  troupes  nationales  et  étrangères.  Je  pense  que  le 
résultat  serait  décisif. 

14  juillet.  —  Ma  voiture  est  arrêtée  deux  fois  pour 
voir  s'il  s'y  trouve  des  armes.  Pendant  que  je  suis  chez 
AI.  Le  Couteulx,  quelqu'un  vient  annoncer  que  la  Bastille 
est  prise,  que  le  gouverneur  est  décapité,  que  le  prévôt 
des  marchands  est  pris  et  tué  et  également  décapité.  Les 
tètes  sont  portées  en  triomphe  à  travers  la  ville.  La  prise 
de  la  citadelle  est  une  des  choses  les  plus  extraordinaires 
que  je  connaisse.  Elle  a  coûté  aux  assaillants  60  hommes, 
dit  on.  L'Hôtel  royal  des  Invalides  a  été  envahi  ce  matin, 
cl  l'on  a  emporté  les  canons,  les  armes  blanches,  etc.  De 
celte  façon,  les  citoyens  sont  bien  armés  ;  il  y  a  du  moins  de 
quoi  équiper  environ  trente  m'ile  hommes,  et  c'est  là  une 
armée  suffisante.  Il  paraît  que  la  nouvelle  reçue  hier  soir 
relativement  à  l'arrêté  de  l'Assemblée  nationale  n'est  pas 


<i()  JOl  HXAL   m:   (lOLVERX'IilR   MOHHIS. 

exacle.  Elle  a  déclaré  seulement  que  l'ancien  ministère 
emporte  avec  lui  les  rejjrels  de  rAssembUe,  qu'elle  conti- 
nuera à  réclamer  l'éloignemenl  des  troupes,  et  que  les 
couseillcrs  de  Sa  Alajesté,  quels  que  soient  leur  rang  et 
leur  situation,  sont  responsables  de  ce  qui  peut  arriver. 
C'était  liier  la  mode  à  Versailles  de  nier  qu'il  y  eût  des 
désordres  à  Paris.  Je  crois  que  ce  qui  s'est  passé  aujour- 
d'hui donnera  lieu  de  penser  que  tout  n'est  pas  parfaite- 
ment tranquille.  De  chez  M.  Le  Couteulx,  je  vais  chez 
Mme  de  Flahaut  qui  est  bien  inquiète.  Son  mari,  me 
dit-elle,  est  téméraire,  il  elle  craint  beaucoup  pour  sa 
sécurité.  J'assiste  à  une  scène  de  famille  où  elle  joue  très 
bien  son  rôle,  et  me  demande  mon  avis  sur  une  ques- 
tion délicate.  Je  lui  réponds  que  c'est  une  règle  chez 
moi  de  ne  pas  inlervenir  dans  des  discussions  d'ordre 
aussi  intime.  On  discute  pour  savoir  s'il  doit  quitter  la 
ville.  Je  lui  conseille,  s'il  le  fait,  de  partir  à  midi,  etc. 
Tandis  qu'il  était  avec  nous,  comme  madame  avait 
une  écritoire  sur  les  genoux,  je  lui  griffonnai  de  mau- 
vais vers,  afin  d'exciter  sa  curiosité.  Il  me  demanda  de 
les  lui  traduire.  Rien  île  plus  facile;  malheureusement 
l'une  des  idées  n'est  pas  faite  pour  lui  plaire.  Voici  les 
vers  : 

«  C'est  grelottant  de  fièvre  que  j'écris  sur  vos  ge- 
noux; n'attendez  donc  que  de  pauvres  vers;  cependant, 
malgré  le  proverbe,  croyez-moi  quand  j'ai  recours  à  la 
poésie. 

«  Je  ne  suis  pas  amoureux;  je  suis,  hélas!  trop  vieux 
pour  allumer  en  vous  une  flamme.  V  euillez  accepter  ma 
froide  passion,  et  lui  donner  le  beau  nom  d'amitié.  ?) 

Mme  de  Flahaut  me  dit  que  son  mari  avait  l'air  un  peu 
sol,  en  m'enlendant  dire  que  j'étais  trop  vieux  pour  exciter 
une  passion.  Je  lui  réponds  que  je  ne  cherchais  qu'à 
exciter  la  curiosité.  Klle  observe  que  j'ai  réussi,  mais  que 
son   mari    était  ridicule    de   demander    une  explication. 


.lOnrVAL   l)K    GOI  VKKXKin    MOHHIS.  61 

puisque  j'aurais  pu  lui  donner  la  même  traduction,  quand 
même  le  sens  eût  été  tout  à  fait  différent. 


]  5  juillet.  —  La  Gaze  vient  de  la  part  de  Le  Xormand 
me  dire  qu'il  est  impossible  de  s'occuper  d'affaires  aujour- 
d'hui. Je  crains  que  ce  ne  soit  que  trop  vrai.  11  me  dit 
aussi  que  le  roi  vient  aujourd'hui  à  Paris  :  je  n'en  crois 
pas  un  mot.  Je  m'habille  et  j'attends  longtemps  ma  voi- 
ture. Je  reçois  un  mot  de  Mme  de  Flahaut.  Je  vais  au 
Louvre  à  pied,  et  ordonne  à  ma  voiture  de  me  suivre.  Plus 
lard,  en  uje  rendant  chez  AL  Jefferson,  on  m'arrête  près 
du  pont  Royal  et  on  m'oblige  à  suivre  la  rue  Saint-Honoré. 
On  m'arrête  de  nouveau  à  l'église  Sainl-Roch,  pour  me 
j)oser  des  questions  absurdes.  Le  colonel  Gardner  vient  à 
moi;  il  est  très  heureux  d'être  à  Paris  en  ce  moment;  moi 
aussi.  Il  considère  comme  moi  que  la  prise  de  la  Rastille 
est  un  modèle  de  grande  intrépidité.  A  quelques  pas  de 
l'église  on  m'arrête  encore,  et  l'extrênie  arrogance  de 
l'oflicier  est  cause  d'une  altercation  entre  lui  et  mon 
cocher.  Comme  tout  le  monde  passe  par  cette  rue  et  que 
les  arrêts  tels  que  celui  que  j'éprouve  sont  très  fréquents, 
l'embarras  est  grand.  C'est  pourquoi  je  m'en  retourne  et 
rentre  dîner  à  l'hôtel.  Pendant  le  dîner  arrive  La  Caze. 
Il  contredit  ses  nouvelles  de  ce  malin,  mais  dit  qu'un 
député  vient  d'arriver  des  États  généraux,  racontant  que  le 
roi  a  battu  en  retraite,  etc.  Je  m'y  attendais.  Nous  verrons 
bien.  Je  vais,  selon  ma  promesse,  chez  Aime  de  Flahaut 
avec  son  neveu  et  l'abbé  Bertrand;  nous  longeons  le  quai 
des  Tuileries  pour  marcher  un  peu  et  nous  restons  quel- 
que temps  chez  elle.  Elle  veut  voir  l'arrivée  à  Paris  des 
députés  de  l'Assemblée  nationale;  tout  en  avouant  que 
c'est  insensé,  elle  nous  dit  que  toutes  les  femmes  ont 
la  même  folie.  Il  y  a  beaucoup  de  réjouissances  en  ville. 
Après  avoir  laissé  Aime  de  Flahaut  chez  elle,  son  neveu  et 
moi  allons  au  club.  Je  renvoie  ma  voiture  et  bientôt  après  je 


62 


JOl  H\AI,    1)1-:    (JOl  VKK\K[  U    MORRIS. 


recois  un  mot  d'elle,  demandant  que  je  la  lui  prête.  J'envoie 
le 'domestique  chercher  le  cocher,  mais  ii  est  trop  lard. 
Ses  chevaux  .sont  rentrés,  et  il  est  en  Irain  de  faire  son 
service  de  patrouille  dans  la  garde  bourgeoise.  Le  duc 
d'Aiguillon  et  le  baron  de  Menou,  tous  doux  députés  de  la 
noblesse,  sont  au  club.  J'apprends  d'eux  l'histoire  secrète 
de  la  révolution  d'aujourd  hui.  Hier  soir  lut  présentée  à 
l'Assemblée  une  adresse  à  laquelle  Sa  Majesté  fit  une 
réponse  fort  peu  satisfaisante.  La  reine,  le  comte  d'Artois 
et  la  duchesse  de  Polignac  avaient  passé  toule  la  journée  à 
suborner  deux  régiments,  et  à  les  griser  presque  com- 
plètement. Chaque  officier  avait  été  présenté  au  roi  que 
l'on  avait  déterminé  à  faire  des  promesses  d'argent,  etc., 
à  ces  régiments.  Ils  criaient  :  «  Vive  la  reine  !  vive  le 
comte  d'Artois!  vive  la  dnchesso  de  Poliguac!  «  Leur 
musique  vint  jouer  sous  les  fenêtres  de  Sa  Majesté.  Pen- 
dant ce  temps,  le  maréchal  de  Broglie  en  personne 
travaillait  l'artillerie.  Leur  plan  élait  d'aKamer  Paris  et  de 
faire  arrêter  deux  cents  membres  de  l'Assemblée  natio- 
nale. Mais  il  se  trouva  que  les  troupes  ne  voulurent  pas 
servir  contre  leur  pays  et  il  fut  nalurellement  impossible 
d'exécuter  ce  plan.  On  a  cependant  pris  soin  de  cacher 
certains  faits  malheureux  au  roi.  A  deux  heures  dum.ilin, 
le  duc  de  Liancourt  entra  dans  sa  chambre  à  coucher,  le 
réveilla  et  lui  dit  tout;  il  lui  dit  qu'il  répondait  sur  sa  tète 
de  la  vérité  de  ce  qu'il  avançait,  et  qu'à  moins  de  rapporter 
immédiatement  ^es  décisions,  tout  élait  perdu.  Le  roi 
adopta  sa  manière  de  voir.  L'évêqued'Aulun,  dit-on,  reçut 
Pavis  de  préparer  un  discours,  ce  qu'il  a  fait.  L'ordre  fut 
donné  de  disperser  les  troupes,  et,  quand  l'Assemblée  fut 
réunie,  le  roi,  acconq)agné  de  ses  deux  Irères  et  du  caj)i- 
taine  de  la  garde,  entra  et  prononça  son  discours,  qui  pro- 
duisit d'enthousiastes  démonstrations  de  joie.  L'Assemblée 
entière  le  reconduisit  au  château,  au  milieu  de  toute  la 
population  de  Versailles.  On  me  dit  que  le  baron  de  Hesen- 


JOLRXAL   DE    GOLVER.XEUR   MOHKIS.  63 

lal  est  dénoncé  par  l'Assemblée  nationale  (le  roi  reconnaît 
ce  nom  dans  son  discours),  et  que  le  ministère  actuel  sera 
mis  en  accusation.  J'exprime  tnon  opinion  qu'après  ce  qui 
vient  de  se  passer,  on  ne  devrait  pas  permettre  au  comte 
d'Artois  de  rester  en  France.  On  eu  convient.  Ou  dit  qu'on 
va  faire  le  procès  du  maréclial  de  Broglie,  et  probablement 
celui  du  baron  de  Breteuil.  Je  soupe  au  club,  et  coumie  le 
bordeaux  est  le  meilleur  que  j'aie  encore  bu  eu  France,  je 
bois  à  la  liberté  du  peuple  français  et  de  la  ville  de  Paris. 
Ou  Riit  bonneur  à  mes  toasts  et  je  reviens  chez  moi.  La 
journée  a  été  très  belle.  On  dit  que  le  roi  sera  à  Paris 
demain  à  onze  beures.  Pour  quoi  faire?  —  Bon  mot  :  Le 
baron  de  Bcseuval  est  dénoncé  à  cause  de  cerlaines  lettres 
qu'il  avait  écrites  et  qui  ont  été  interceptées.  Le  duc  de  La 
Ilochefoucauld,  député  de  la  ville  de  Paris  à  l'Assemblée 
nationale,  rencontre  le  baron  sortant  du  cabinet  du  roi. 
a  Eb  bien,  monsieur  le  baron,  avez-vous  encore  des  ordres 
à  donner  pour  Paris?  ;'  Le  baron  prend  cela  pour  une 
politesse.  «  Non,  monsieur  le  duc,  excepté  qu'on  m'envoie 
ma  voilure.  —  Apparemment,  c'est  une  voilure  de  poste, 
monsieur  le  baron.  5»  —  Un  autre  :  Hier  à  la  procession, 
le  roi  et  le  comte  d'Artois  qui  marchaient  ensemble,  étaient 
serrés  par  la  foule.  Lu  député  dit  à  un  autre  :  «  Voyez 
comme  on  presse  le  roi  et  AL  le  comte  d'Artois.  »  L'autre 
répondit  :  a  II  y  a  celte  différence  pourtant,  que  le  roi  est 
pressé  par  l'amour  de  son  peuple.  «  Le  roi,  n'entendant 
que  les  derniers  mots,  se  retourne  pour  répliquer  :  «  Oui, 
c'est  juste.  51 

\1  juillel.  —  (le  malin,  mou  cocher  me  dit  qu'il  y  a  des 
affiches  défendant  aux  voitures  de  sortir,  le  roi  devant 
arriver  entre  dix  et  onze  heures.  Aujourd  hui  encore  ou  ne 
pourra  traiter  aucune  affaire.  Je  m'habille  aussitôt  et  je  sors. 
Grâce  à  l'aide  de  Mme  de  Flaliaut,  j'ai  une  fenêtre  dans  la 
rue  Saint-Honoré,   par  laquelle   le  corlè<je   doit  passer» 


(5i  JOl  K\AI.    I)K    (101  VKH.VKl  II    MOKRIS. 

Tandis  (|iie  je  cherche  à  traverser  la  foule,  on  m'enlève  de 
la  poche  un  mouchoir  auquel  j'allache  un  bien  plus  grand 
prix  que  ce  que  le  voleur  pourra  en  retirer,  et  je  le  payerais 
voU)nliers  pour  sa  dextérité,  si  je  pouvais  le  retrouver. 
Nous  attendons  de  onze  heures  à  quatre  heures.  Il  paraît 
que  Sa  Majesté  a  été  escortée  par  la  milice  de  Versailles 
jusqu'au  Point-du-Jour,  où  elle  est  entrée  entre  la  double 
raM<{ée  de  la  milice  parisienne,  qui  s'étend  de  là  à  l'Hôtel 
de  Ville,  \olre  ami  La  Fayette,  élu  général  de  la  milice 
parisienne,  précède  son  Souverain.  On  avance  lentement, 
aux  cris  de:  «  Vive  la  nation!  5)  Chaque  ligne  se  compose 
de  Irois  rangs;  c'est  donc  sur  six  rangs  que  la  milice  couvre 
cette  distance.  L'Assemblée  nationale  marche  sans  ordre 
dans  le  cortège.  La  garde  royale  à  cheval,  quelques  gardes 
du  corps,  et  toute  la  suite  du  roi  ont  les  cocardes  de  la 
ville,  rouge  et  bleu.  Le  cortège  est  magnifique  à  tous  les 
points  de  vue.  Dès  qu'il  est  terminé,  je  vais  dîner  chez  le 
traiteur  y  d'un  bifteck  el  d'une  bouteille  de  bordeaux.  Arrive 
un  député  de  Bretagne  que  j'ai  rencontré  hier  à  une  table 
d'hôte  à  Versailles.  Xous  le  faisons  asseoir  à  notre  petite 
table.  Il  me  dit  qu'hier  le  roi  a  envoyé  à  l'Assemblée  une 
lettre  de  rappel  pour  M.  Xecker;  que  les  ministres  ont  tous 
démissionné,  sauf  Aï.  de  Breteuil  qui  déclare  n'avoir  jamais 
aiîcepté;  que  le  comte  d'Artois,  le  duc  et  la  duchesse  de 
Polignac,  M.  de  Vaudreuil,  bref,  tout  le  comité  Polignac, 
ont  décampé,  désespérés,  la  nuit  dernière.  Je  lui  dis  que 
les  voyages  peuvent  être  utiles  au  comte  d'Artois,  et  qu'il 
aurait  raison  de  visiter  des  pays  étrangers.  Nous  nous  entre- 
tenons du  commerce  des  îles,  et  je  lui  explique  les  prin- 
cipes sur  lesquels  je  crois  que  leur  système  devrait  être  basé. 
Il  désire  avoir  une  autre  conversation  avec  moi  sur  le  même 
sujet.  Je  lui  dis  qu  >  je  vais  à  Londres.  Il  me  demande  mon 
adresse  pour  m'écrire.  Je  promets  de  la  lui  donner.  Comme 
il  me  parle  de  mon  amie,  la  comtesse  de  Flahaut,  je  lui  dis 
diverses  vérités  qu'il  pourra  être  utile  de  lui  faire  connaître 


JOIP.XAL   l)K   GOIVERXELR   MORRIS.  65 

à  elle-même,  et  j'en  passe  d'autres  sous  silence,  qui  pour- 
raient lui  nuire;  je  lui  fais  ainsi  une  impression  différente 
de  celle  qu'il  avait  reçue,  mais  je  crains  que  la  folie  de  son 
mari  et  celle  de  son  frère  ne  les  ruinent  tous  deux.  11  est 
impossible  d'aider  ceux  qui  ne  s'aident  pas  eux-mêmes.  Je 
vais  chez  elle  et  lui  raconte  ce  qui  s'est  passé  au  ministère. 
Je  reste  quelque  temps  avec  elle  et  l'abbé  Bertrand,  puis  je 
vais  au  club.  Le  roi  a  confirmé  aujourd'hui  le  choix  fait  par 
le  maire  ;  il  a  approuvé  la  formation  d'un  régiment  de  garde 
bourgeoise.  Il  a  mis  à  son  chapeau  une  large  cocarde  de 
rubans  bleus  et  rouges,  et  alors  seulement  retentit  un  cri 
général  de  :  «  Vive  le  roi!  »  Je  pense  que  la  journée  d'au- 
jourd'hui lui  sera  une  utile  leçon  pour  le  reste  de  ses  jours, 
mais  il  est  si  faible  qu'à  moins  d'être  tenu  éloigné  de  la 
mauvaise  compagnie,  il  lui  est  impossible  de  ne  pas  mal 
agir. 

I S  juillet.  —  Le  temps  est  agréable  et  la  ville  commence 
à  être  un  peu  tranquille.  Je  vais  au  club  et  j'y  prends  du 
thé.  Kersaint  me  dit  que  les  écuries  d'Augias  de  Versailles 
sont  maintenant  nettoyées.  L'abbé  de  Vermond,  Thierry, 
le  valet  de  chambre  du  roi,  et  le  comte  d'Angivillers, 
directeur  des  bâtiments,  sont  partis.  Thierry  a  été  ren- 
voyé en  termes  fort  durs.  Il  y  a  maintenant  abondance  de 
places  à  remplir,  et  il  y  aura  naturellement  abondance 
d'intrigues  pour  les  obtenir.  Bref,  tout  le  complot  contre  la 
liberté  est  fini  et  bien  fini. 

19  juillet.  —  Nous  allons  tous,  après  dîner,  rendre 
visite  à  un  peintre  et  voir  trois  tableaux,  dans  l'un  des- 
quels le  rendu  de  la  perspective  surpasse  la  puissance  de 
mon  imagination,  particulièrement  pour  la  main  droite  de  la 
figure  principale,  qui  ressort  si  parfaitement  de  la  toile 
que  l'on  voit  positivement  tout  autour  d'elle;  c'est  une 
chose  à  peine  croyable,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  vraie. 


66  JOIRNAL  DE   G01IVER\ELR   MORRIS. 

Le  sujet  est  :  l'Amour  échappé  de  sa  cage  et  laissant  par  sa 
fuite  les  dames  en  proie  à  l'angoisse  et  au  désespoir. 
L'expression  ne  correspond  pas  à  mon  idée  de  la  puis- 
sance de  cet  art,  mais  la  lumière  et  l'ombre  sont  distri- 
buées dans  ce  tableau  avec  une  perfection  étonnante.  Le 
peintre  nous  montre  un  autre  tableau,  emprunté  à  V Enéide , 
qu'il  fait  pour  le  roi  :  Vénus,  dans  le  temple  des  Ves- 
tales, arrêtant  le  bras  levé  pour  répandre  le  sang  d'Hélène. 
Je  lui  dis  qu'il  ferait  mieux  de  peindre  la  prise  de  la  Bas- 
tille; ce  sera  un  tableau  d'actualité,  et  un  trait  fournira 
un  bel  effet.  C'est  celui  du  soldat  de  la  garde  française 
qui,  ayant  saisi  la  porte  et  ne  pouvant  pas  l'abaisser,  crie 
à  ses  camarades  de  la  populace  de  le  tirer  par  les  jambes. 
Cet  homme  a  eu  la  force  et  le  courage  de  tenir  bon,  landis 
qu'une  douzaine  de  gens  tiraient  sur  lui  comme  sur  une 
corde  pour  faire  baisser  le  pont-levis;  il  a  absolument 
subi  le  supplice  du  chevalet.  Cela  produirait  un  bel  effet, 
me  semble-t-il,  de  le  représenter  désarticulé  et  tournant  la 
tête  pour  les  encourager  à  tirer  encore  plus  fort.  L'évêque 
d'Autun  partage  absolument  mon  avis.  Au  retour,  nous 
rencontrons  M.  de  Ruillé,  qui  écrit,  dit-on,  une  histoire 
de  la  Révolution  actuelle.  Il  promet  de  venir  me  voir  au 
club  et  de  me  donner  des  nouvelles  de  M.  Neckcr.  Je 
ramène  l'abbé  chez  lui  et  me  rends  au  club.  M.  de  Ruillé 
me  dit  qu'on  n'a  pas  encore  de  nouvelles  de  M.  Xecker, 
mais  que  l'on  attend  ce  soir  un  exprès,  et  que,  s'il  n'a  pas 
dépassé  Bruxelles,  il  pourra  être  rentré  demain  soir.  Je 
recommande  de  faire  une  souscription  pour  rassembler 
les  divers  papiers  trouvés  à  la  Bastille,  et  de  charger  ensuite 
une  personne  capable,  d'écrire  les  annales  de  ce  château 
diabolique  depuis  le  commencement  du  règne  de  Louis  XIV 
jusqu'aujourd'hui.  Je  crois  qu'on  fera  quelque  chose  dans 
ce  sens.  Je  suggère  aussi  de  faire  de  la  garde  française 
une  garde  bourgeoise  avec  solde  élevée,  et  de  maintenir  le 
renom  de  ce  corps  en  y  incorporant  tous  ceux  qui,  par 


JOl  R\AL  1)K  GOLVEU.\ElR  MORRIS.       67 

leur  bonne  conduite,  auront  mérité  d'être  au-dessus  d'un 
simple  soldat,  sans  avoir  les  qualités  nécessaires  pour 
devenir  sergent.  En  ce  moment,  on  ne  sait  que  faire  de  ce 
corps. 

20  juillet.  —  Je  me  rends  ce  matin  à  l'Hôtel  de  Ville. 
J'ai  bien  du  mal  à  trouver  le  marquis  de  La  Fayette,  épuisé 
par  ses  mille  soucis.  Je  lui  dis  que  je  vais  envoyer  ses 
lettres  en  Amérique,  et  que  je  désire  un  laissez-passer 
pour  visiter  la  Bastille.  Xous  convenons  de  dîner  chez  lui, 
à  la  condition  d'apporter  mon  vin.  Je  rentre  chez  moi, 
j'écris  et  à  quatre  heures  me  rends  à  l'hôtel  de  La  Fayette. 
J'y  rencontre  le  duc  et  la  duchesse  de  La  Rochefoucauld, 
M.  ...,  etc.,  venus  pour  dîner.  La  Fayette  me  donne  mon 
laissez-passer  pour  la  Bastille.  Je  lui  soumets  mon  plan  con- 
cernant la  garde  française  et  il  l'approuve.  Je  lui  conseille  de 
faire  préparer  un  plan  complet  pour  la  milice  et  de  le  sou- 
mettre au  comité.  Je  lui  demande  s'il  connaît  les  mesures  à 
prendre  pour  amener  le  roi  à  lui  conférer  le  gouvernement 
de  l'Ile-de-France.  Il  me  dit  qu'il  préférerait  celui  de  Paris 
simplement;  qu'il  a  exercé  le  maximum  de  pouvoir  qu'il 
eût  jamais  pu  désirer,  et  qu'il  en  est  fatigué;  qu'il  a  été 
chef  absolu  de  cent  mille  hommes;  qu'il  a  promené  à  sa 
guise  son  souverain  dans  les  rues ,  prescrit  le  degré 
d'applaudissement  qu'il  devait  recevoir,  et  qu'il  aurait  pu 
le  faire  prisonnier,  s'il  l'avait  jugé  à  propos.  Cela  lui  fait 
désirer  revenir  au  plus  tôt  à  la  vie  privée.  En  se  servant 
de  celte  dernière  expression,  il  se  trompe  lui-même,  ou 
désire  me  tromper;  peut-être  l'un  et  l'autre.  Alais  de  fait 
il  est  devenu  amoureux  de  la  liberté  par  ambition.  H  y  a 
deux  sortes  d'ambitions  :  l'une  née  de  l'orgueil,  l'autre  de 
la  vanité  ;  la  sienne^  c'est  plutôt  cette  dernière. 

21  juillet.  —  A  une  heure  et  demie,  je  vais  chercher 
Mme  de  Flahaut,  qui  m'a  exprimé  le  désir  de  m'accomp»- 


68  JOl  HXAL   I)K    (101  VEUX'KIR   MORKIS. 

gner  à  la  Bastille.  Capellis  et  l'abbé  Bertrand  nous  atten- 
dent. Bientôt  Mme  de  Flahaut  arrive  avec  Mlle  Duplessis. 
Nous  montons  tous  dans  la  voiture  de  Capellis  et  allons  à 
la  Bastille.  Nous  avons  du  mal  à  passer  les  sentinelles, 
malgré  mon  laissez-passer.  L'architecte  chargé  de  la  dé- 
molition est  un  vieil  ami  de  l'abbé,  et  est  heureux  de  lui 
être  utile.  11  nous  montre  tout,  plus  que  je  ne  voudrais 
voir,  car  la  puanteur  est  horrible.  La  prise  de  ce  châ- 
teau était  une  témérité.  Nous  retournons  au  Louvre  avec 
Mme  de  Flahaut.  Longue  visite,  d'abord  en  tête  à  tète.  Je 
lui  donne  des  vers  et  lui  dis  avec  un  sang-froid  extrême 
que  je  suis  parfaitement  maître  de  moi-même  à  son  égard; 
que  n'ayant  nulle  idée  de  lui  inspirer  de  tendres  senti- 
ments, je  ne  tiens  pas  non  plus  à  en  éprouver;  que,  de 
plus,  je  suis  excessivement  timide;  je  sais  que  j'ai  tort, 
mais  je  n'y  peux  rien.  Elle  trouve  cette  conversation 
étrange  et  elle  a,  ma  foi,  raison;  mais  je  me  tromperais 
beaucoup  si  mes  paroles  ne  lui  faisaient  pas  à  la  longue 
une  impression  bien  plus  profonde  qu'en  ce  moment.  Nous 
verrons.  Le  duc  d'Orléans  est  au  club  aujourd'hui.  Je  suis 
aussi  froid  envers  lui  qu'un  Anglais.  Il  y  a  mille  chances 
contre  une  que  nous  n'ayons  jamais  de  rapports  ensemble, 
mais,  si  nous  en  avons,  il  devra  faire  au  moins  la  moitié 
du  chemin. 

"1^  juillet.  —  Je  vais  au  club  où  j'ai  un  rendez-vous.  A 
la  table  d'hôte,  nous  prenons  un  bon  dîner  pour  trois.  Le 
prix  du  dîner  est  de  48  francs,  café  et  tout  compris.  Je  me 
promène  ensuite  un  peu  sous  les  arcades  du  Palais-Royal, 
en  attendant  ma  voiture;  ou  y  amène  en  triomphe  la  tète  et 
le  corps  de  M.  Foulon,  la  tête  sur  une  pique  ei  le  corps 
traîné  nu  par  terre.  Cette  horrible  exhibition  est  ensuite 
promenée  à  travers  les  différentes  rues.  Son  crime  est 
d'avoir  accepté  une  place  dans  le  ministère.  Ces  restes 
mutilés  d'un  vieillard  de  soixante-dix  ans  sont  montrés  à 


JOURXAL   DE    GOUVERXELR   MORRIS.  69 

son  gendre,  Berthier,  intendant  de  Paris,  qui  est  lui-même 
tué  et  coupé  en  morceaux.  La  populace  promène  ces  débris 
informes  avec  une  joie  sauvage.  Grand  Dieu!  quel  peuple! 

^^  juillet.  —  J'ai  passé  ma  nuit  à  écrire,  et  ne  me  suis 
couché  qu'à  sept  heures  du  matin.  Je  me  réveille  à  huit 
heures  pour  cacheter  mes  lettres  et  me  rendors.  Entre 
une  heure  et  deux,  je  réponds  au  désir  de  Mme  de  Flahaut 
qui  veut  me  voir,  parce  qu'elle  ne  va  pas  à  Versailles, 
comme  c'était  son  intention.  Elle  me  garde  à  dîner  et  nous 
avons  ensuite  une  conversation  confidentielle.  Pour  me 
guérir  de  tout  sentiment  qu'elle  pourrait  m'inspirer,  elle 
m'avoue  qu'elle  est  mariée  de  cœur.  Je  devine  avec  qui. 
Elle  reconnaît  que  j'ai  raison  et  m'assure  qu'elle  ne  peut 
lui  être  infidèle.  Je  la  quitte  pour  aller  chez  Jefferson,  où 
nous  bavardons  tout  en  prenant  le  thé. 

25  juillet.  —  Un  député  aux  Etats  généraux  m'a 
demandé  de  mettre  par  écrit  mes  idées  sur  la  constitution 
à  donnera  la  France.  J'y  passe  toute  la  matinée  du  samedi. 
Pendant  que  j'y  travaille,  arrive  M.  Mac-Donald.  Je  lui  lis  ce 
que  j'ai  écrit  et  je  le  vois  fortement  impressionné  par  les 
pensées  et  la  manière  dont  elles  sont  exprimées.  Cela  me 
prouve  à  l'évidence  que  mes  observations  ne  sont  pas  sans 
poids  ni  sans  vérité. 

2Q  juillet.  —  Dimanche  malin.  Reçu  un  mot  de  Mme  de 
Flahaut  qui  a  quelque  chose  à  me  dire.  Je  vais  chez  elle 
à  une  heure.  Elle  désire  savoir  si  j'irai  à  Versailles  confé- 
rer avec  le  comité  chargé  d'un  rapport  sur  la  Constitution. 
Je  lui  dis  que  je  le  veux  bien,  si  cela  ne  retarde  pas  mon 
départ  pour  Londres,  car  je  me  crois  tenu  de  rendre  à  ce 
pays-ci  tous  les  services  en  mon  pouvoir.  Je  lui  explique  ce 
que  j'ai  écrit  hier  pour  qu'elle  puisse  le  traduire  plus  tard- 
L'n  peu  de  bavardage,  puis  dîner  en  partie  carrée,  et 


70  JOl  RX'AL    I)K    (JOrVEHXKlR   MORRIS. 

ensuite  promenade  en  voiture  au  Bois  de  Boulogne,  Pen- 
dant que  je  m'habille,  je  reçois  un  mot  de  Mme  de  Clias- 
teilux,  me  demandant  d'intéresser  La  Fayette  au  sort  d'un 
protégé  de  son  défunt  mari,  qui  veut  entrer  au  llrgiment 
\ational.  A  cinq  heures,  je  vais  à  mon  rendez-vous  chez 
Aime  de  Flahaut.  Elle  est  à  sa  toilette.  Son  mari  entre. 
Elle  s'habille  devant  nous  avec  une  parliai te  décence,  même 
en  changeant  de  chemise.  M.  de  Flahaut  nous  quitte  pour 
l'aire  une  longue  visite,  et  nous  devons  nous  occuper  à  l'aire 
une  traduction. 

2H  juillet.  —  Je  suis  allé  aujourd'hui  demander  à  La 
Fayette  nne  commission  pour  le  protégé  de  Mme  de  Chas- 
tellux,  et  je  l'engage  à  donner  au  roi  des  conseils  qui 
puissent  le  rassurer;  cela  est  extrêmement  important  pour 
la  France.  Je  ne  puis  lui  donner  mes  raisons,  basées  sur 
un  secret  qu'on  m'a  confié,  mais  je  parle  très  sérieusement. 
Ne  pouvant  s'entretenir  avec  moi  sur  le  moment,  il  me 
demande  de  dîner  avec  lui.  Je  rentre  et  commence  la  tra- 
duction de  ce  que  j'ai  écrit  hier  après-midi,  mais  suis 
dérangé  par  des  visites.  Dès  que  j'ai  fini,  je  vais  chez 
Mme  de  Flahaut.  Son  mari  n'est  pas  allé  à  Versailles, 
comme  il  était  convenu.  Cela  est  malheureux.  Il  vient 
bavarder  un  peu,  mais  il  est  clair  qu'il  veut  nous  imposer 
le  plaisir  de  sa  société,  pour  que  nous  n'ayons  pas  celui  de 
son  absence.  C'est  absurde.  Les  gens  qui  veulent  plaire  ne 
devraient  jamais  être  ennuyeux.  Je  vais  chez  Mme  de  Fou- 
quet;  la  conversation  est  animée;  on  insiste  pour  que  je 
reste  à  dîner;  impossible.  Je  promets  de  venir  la  voir  dès 
mon  retour.  Je  fais  différentes  visites  et  vais  dîner  chez 
M.  de  La  Fayette.  Après  dîner  je  lui  parle  encore  de  M.  Mar- 
tin et  il  promet  de  faire  tout  ce  qui  est  en  son  pouvoir. 
J'insiste  pour  qu'il  prenne  des  mesures  propres  à  ras- 
surer le  roi  (Mme  de  Flahaut  m'en  a  encore  parlé  hier), 
et  il  désire  connaître  mes  raisons.  Je  lui  réponds  qu'elles 


JOIRXAL   I)K    GOIVERXEIR   MORRIS.  71 

viennent  d'un  secret  qui  m'est  confié  et  que  je  ne  puis  en 
dire  plus.  Je  propose  une  association  pour  protéger  le 
Prince,  et  déclarer  ceux  qui  l'insulteront  ennemis  de  l'État 
et  de  la  société.  Je  lui  soumets  un  plan  pour  sortir  des  dif- 
ficultés oii  se  trouve  l'Assemblée  nationale,  obligée  de  ne 
pas  voter  d'impôts  avant  l'achèvement  de  la  constitution, 
et  par  conséquent  pressée  par  le  temps.  Je  le  mets  ensuite 
fortement  en  garde  contre  le  danger  d'une  constitution 
trop  démocratique;  je  prends  congé.  Je  vais  chez  Mme  de 
Ségur  que  je  quitte  après  m'être  engagea  correspondre  avec 
elle  ;  de  là  chez  Mme  de  Flahaut.  M.  de  Flahaut  est  là,  ainsi 
que  Vicq  d'Azir,  médecin  principal  de  la  reine.  Ce  dernier 
nous  laisse  bientôt.  M.  de  Flahaut  est  appelé  en  bas  et 
madame  me  demande  mes  pensées  sur  l'éducation  des  Fran- 
çais. Monsieur  entre  et  est  de  nouveau  obligé  de  partir. 
C'est  bien .  Je  soupe  chez  Mme  de  Flahaut.  Nous  avons  avec 
elle  et  son  mari  qui  revient  une  conversation  sur  le  sujet 
intéressant  des  affaires  publiques.  Il  semble  bien  content 
de  moi,  ce  qui  est  rare.  Je  m'arrange  pour  correspondre 
avec  sa  femme. 

2djinllef.  —  Je  vais  à  l'Hôtel  de  l  ille  demander  à  La 
Fayette  un  passe-port  pour  Londres.  Je  le  fais  par  ce  prin- 
cipe que  si  je  ne  m'occupe  pas  de  mes  propres  affaires,  je 
ne  puis  espérer  qu'un  autre  le  fera  pour  moi.  Les  hommes 
ont  l'habitude  de  croire  à  l'attention  des  autres  et  de  négli- 
ger ceux  qui  croient  en  eux.  Il  faut  éh^e  Juste.  Je  trouve 
que  j'ai  eu  raison.  Il  y  a  à  l'Hôtel  de  Ville  une  foule  de  dif- 
ficultés que  je  finis  par  surmonter.  De  là  je  vais  dire  adieu 
à  Mme  de  Flahaut,  puis  à  Mme  de  Corny;  elle  m'adresse 
de  gentils  reproches,  que  j'avais  bien  mérités,  pour  l'avoir 
négligée  (I). 

(1)  Le  départ  de  Morris  pour  l'Angleterre  a  lieu  le  30  juillet  et  il  ne 
rentre  que  le  11  septembre  à  Calais.  Pendant  son  séjour  à  Londres,  Morris 
est  reçu  plusieurs  fois  chez  le  marquis  de   I^a  Luzerne,   ambassadeur  de 


72  JOIIIIMAL   I)K   (JOIIVFCRNEUR   MORRIS. 

12  septembre.  —  Au  moment  où  je  me  prépare  à  parlir 
(le  Calais,  un  moine  vient  mendier  avec  un  air  qui  indique 
sa  conviction  de  l'inconvenance  qu'il  y  a  à  me  soumettre 

France,  ('/est  ainsi  que  le  7  août,  il  y  dîne  en  compagnie  de  plusieurs  mem- 
bres du  corps  diplomatique,  t  M.  de  La  Luzerne  m'inTorme  de  la  composi- 
tion du  nouveau  ministère.  M.  de  La  Tour  du  Pin  est  minisire  de  la  guerre, 
l'archevêque  de  Bordeaux,  garde  des  sceaux,  après  le  refus  de  Maleslierbes. 
Je  regrette  qu'il  ait  refusé.  Je  dis  au  marquis  que  j'avais  appris  qu'il  était 
<|uestion  de  l'évèque  d'Autun  pour  celte  place.  Il  me  répond  qu'il  n'a  pas 
la  tête  qu'il  faut  pour  cela.  J'en  conclus  qu'il  est  plutôt  visionnaire  dans  ses 
idées;  peut-être  l'est-il  en  effet,  car  c'est  là  le  malheur  habituel  des  hommes 
de  génie,  qui  ne  fréquentent  pas  suffisamment  le  monde,  j 

Chez  le  marquis  de  La  Luzerne,  Morris  rencontre  de  nombreux  émigrés  et 
cherche  à  les  consoler.  »  Ils  parlent  de  leurs  malheurs,  ce  qui  est  tout  na- 
turel. Je  leur  dis  que  toutes  ces  petites  secousses,  les  châteaux  brûlés,  etc., 
sont  bien  pénibles,  mais  que  ce  ne  sont  que  des  points  noirs  dans  le  grand 
(euvre;  tout  sera  vile  oublié,  si  l'on  a  une  bonne  conslilution.  M.  de  Filz- 
James  me  demande  des  nouvelles  de  Paris,  mais  il  paraît  que  nous  l'avons 
quitté  presque  en  même  temps.  Je  n'avais  gardé  de  lui  aucun  souvenir  bien 
que  nous  nous  fussions  rencontrés  au  club.  Le  marquis  de  La  Luzerne  me 
prend  un  peu  à  part  et  nous  parlons  politique.  Je  crois  que  son  seul  but  est 
de  me  faire  devant  la  société  une  politesse  qui  puisse  m'ètre  utile.  En  allant 
dîner,  M.  Cate,  le  lieutenant  de  police,  s'empare  de  moi,  et  déclare  qu'il 
ne  me  quittera  pas.  Il  s'assoit  près  de  moi,  et  tout  en  mangeant  inc  raconte 
son  histoire.  Tout  cela  demande  de  ma  part  une  attention  polie,  que  je  lui 
prête.  Je  dîne  d'une  très  belle  truite,  ou  plutôt  d'une  partie  d'une  truite 
qui  doit,  à  mon  idée,  avoir  pesé  huit  livres.  J'observe  que  je  suis  dans  les 
bonnes  grâces  de  Mme  la  vicomtesse.  Il  faut  m'y  maintenir,  et  pour  cause. 
J'apprends  que  lady  Dunmore  et  sa  fille  s'inîorment  de  \à  jambe  de  bois. 
Lady  Dunmore  m'est  présentée  après  le  dîner;  elle  me  demande  ce  que 
pensent  mes  concitoyens  de  Sa  Seigneurie  ;  je  le  lui  dis  franchement.  Notre 
conversation  lui  plaît,  et,  à  ma  grande  surprise  (je  puis  ajouter:  à  la  sienne 
aussi),  nous  sommes  déjà  très  familiers.  Je  m'aperçois  que  La  Lu/erne  et 
('apellis  le  remarquent;  je  suis  donc  obligé  de  les  rejoindre,  pour  arrêter 
leurs  sourires. 

«  Les  Français  racontent  à  l'ambassadeur  une  foule  de  choses  aussi  mer- 
veilleuses que  confuses;  je  le  prends  à  part  et  le  prie  de  n'en  rien  croire; 
ce  sont  des  nouvelles  d'émigrés,  et  il  sait  bien  ce  que  cela  vaut.  La  prin- 
cesse Galitzin,  qui  prend  part  à  la  conversation  avec  lady  Dunmore  est, 
comme  les  autres,  complètement  dans  l'erreur  en  ce  qui  regarde  les 
troubles  de  France.  Tous  supposaient,  comme  on  le  faisait  pendant  la  Ré- 
volution d'Amérique,  qu'il  y  a  certains  meneurs  qui  sont  cause  de  tout, 
tandis  que  dans  les  deux  cas,  c'est  la  grande  masse  du  peuple  qui  a  tout  fait. 
A  mon  départ,  lady  Dunmore  me  remercie  d'avoir  répondu  à  ses  questions,  i 


JOl  lî.\AL   DE    GOLVER.VELR   MORRIS.  73 

à  un  tel  impôt.  Je  lui  dis  qu'il  a  un  bien  mauvais  métier, 
et  que  j'ai  appris  que  l'Assemblée  nationale  va  réformer 
ces  institutions.  11  en  a  entendu  parler,  mais,  comme  c'est 
leur  seule  manière  de  gagner  leur  vie,  ils  devront  conti- 
nuer aussi  longtemps  que  possible.  Je  lui  donne  un  shil- 
ling, et  pour  répondre  à  sa  routine  habituelle  de  bons 
souhaits  (qu'il  répète  de  ce  même  ton  insouciant  qui  carac- 
térisait mon  ami,  le  docteur  Cooper,  du  King's  Collège, 
lisant  la  litanie),  je  lui  souhaite  un  meilleur  métier.  Mon 
souhait  est  plus  sincère  que  le  sien,  d'un  shilling  au 
moins.  A  onze  heures,  je  quitte  Calais  avec  un  passe-port 
régulier  du  nouveau  gouvernement.  Je  traverse  l'Oise. 
Près  de  Clermont,  sur  ses  bords,  est  le  château  du  duc  de 
Liancourt;  c'est  à  son  intervention  que  l'on  attribue  la 
retraite  opportune  du  pauvre  Louis  XVI  après  la  prise  de  la 
Bastille. 

Obligé  de  m'arrêter  à  Chantilly  pour  réparer  la  clavette 
d'essieu  de  la  voiture,  j'examine  les  écuries  ;  c'est  une 
magnifique  habitation  pour  vingt  douzaines  de  chevaux, 
qui  ont  l'honneur  de  dîner  et  de  souper  aux  frais  de  Mgr  le 
prince  de  Condé.  De  là  je  regarde  l'extérieur  du  château, 
sans  avoir  le  temps  de  l'examiner  en  détail.  Ce  devait  être 
une  place  forte,  avant  l'invention  des  canons.  Maintenant 
le  fossé  large  et  profond  qui  l'entoure  et  qui  est  constam- 
ment rempli  d'eau  excellente,  fournit  une  demeure  agréable 
à  une  variété  de  carpes  tachetées  de  blanc  venant,  au  son 
de  la  voix,  manger  le  pain  qu'on  leur  jette.  iMon  guide 
s'occupe  de  politique,  mais  il  n'a  pas  les  idées  du  jour. 
C'est  un  chasseur  du  prince  et  il  trouve  mauvais  que  tout 
le  monde  ait  le  droit  de  chasser.  En  chemin  je  remarque 
une  manière  peu  ordinaire  de  chasser  la  perdrix.  Les 
chasseurs,  armés  de  massues,  se  répandent  dans  les  champs 
de  tous  côtés.  Quand  un  oiseau  se  lève,  on  le  poursuit  jus- 
qu'à ce  qu'il  soit  fatigué  au  point  de  périr  sous  les  coups. 
Martin  regarde  cela  comme  un  péché  et  une  honte,  mais, 


l't  JOIHXAL    DK    (JOrVEHXKlH    MORUIS. 

tandis  qu'il  exprime  ses  Janienlalions,  le  postillon  se 
tourne  vers  moi  :  «  C'est  un  beau  privilège  que  les  Fran- 
çais se  sont  acquis,  monsieur.  —  Oui,  monsieur,  mais  il 
paraît  que  ce  privilège  ne  vaudra  pas  autant  l'année  pro- 
chaine. » 

13  septembre.  —  Mardi,  vers  sept  heures,  j'arrive  h 
l'hôtel  de  Richelieu,  à  Paris.  Je  m'habille  et  vais  au  club. 
J'apprends  que  l'Assemblée  nationale  a  accepté  une  seule 
chambre  délibérative,  et  le  veto  suspensif  du  roi.  C'est  un 
pas  de  lait  sur  la  grand'route  de  l'anarchie  et  du  despotisme 
d'une  faction  dans  une  assemblée  populaire,  la  pire  de 
toutes  les  tyrannies.  Je  me  mets  à  discuter  un  peu  à  ce 
sujet,  et  je  reste  pour  le  souper  à  l'issue  duquel  nous  goû- 
tons du  vin  de  Hongrie  présenté  par  un  colonel  polonais, 
dont  le  nom  se  termine  en  «  whisky  »  .  C'est  une  boisson 
délicieuse.  De  façon  ou  d'autre  on  en  vide  sept  bouteilles; 
l'on  en  commande  deux  autres,  mais  je  me  lève  en  décla- 
rant que  je  ne  veux  plus  boire,  et  l'on  s'arrête.  Le  duc 
d'Orléans  était  entré  pendant  ce  temps  et  diverses  circons- 
tances me  disent  que  je  puis  èlre  présenté  à  Son  Altesse 
Royale,  si  cela  me  plaît. 

10  septembre.  —  J'ai  écrit  aujourd'hui  jusqu'à  midi, 
puis  je  suis  allé  chez  M.  Jcfferson.  Il  m'invite  à  dîner 
den)ain  en  compagnie  du  marquis  de  La  Fayette  et  du  duc 
de  La  Rochefoucauld.  Je  pars  à  Versailles  et  vais  chez 
Mme  de  Tott.  Elle  est  à  sa  toilette,  mais  visible.  Je  parle 
des  affaires  du  pays,  sur  lesquelles  je  trouve  les  opinions 
bien  variables.  Je  retourne  dîner  chez  M.  de  Montmorin. 
Madame  est  très  affligée  de  l'état  des  affaires.  Aime  de 
Ségur  arrive  avec  ses  frères.  File  a  une  grande  crainte  que 
le  roi  ne  veuille  fuir.  Je  lui  dis  que  celte  fuite  semble 
irréalisable.  Elle  croit  que  cela  mettra  le  feu  à  Paris.  Il  est 
impossible  d'en  prévoir  les  conséquences.  La  présence  ou 


JOIRXAL    I)K   GOIVKRXKIR   MORRIS.  75 

l'absence  d'un  prince  aussi  faible  ne  peuvent  avoir  que  peu 
d'influence.  Après  dîner,  nous  commençons  une  conversa- 
lion  politique  avec  quelques  députés;  j'essaye  de  leur 
démontrer  l'absurdité  de  leur  veto  suspensif  et  la  tyrannie 
probable  de  leur  chambre  unique.  J'aurais  mieux  fait  de 
me  taire,  mais  le  zèle  l'emporte  toujours  sur  la  prudence. 
M.  de  Montmorin  exprime  le  désir  de  me  voir  souvent; 
j'en  fais  la  promesse,  mais  je  ne  crois  pas  que  ce  sera  pos- 
sible celte  fois.  —  De  là,  je  me  rends  chez  Mme  de  Tessé. 
Elle  est  convertie  à  ma  manière  de  voir.  Nous  avons  quel- 
ques minutes  de  gaie  conversation  sur  les  choses  de 
France,  et  je  cherche  à  mêler  à  de  profondes  maximes  de 
gouvernement  celte  légèreté  piquante  qui  fait  les  délices 
de  celte  nation.  J'y  réussis;  à  mon  dépari,  elle  me  suit  et 
insiste  pour  que  je  dîne  chez  elle  à  ma  prochaine  visite  à 
Versailles.  \ous  sommes  très  aimables,  et  tout  à  coup, 
d'un  ton  sérieux  :  «  Mais,  attendez,  madame,  est-ce  que  je 
suis  trop  arislocrate?  »  —  Elle  répond  avec  un  sourire  de 
douce  humiliation  :  «  Ah,  mon  Dieu,  non.  5»  De  là  je 
regagne  ma  voilure  pour  aller  voir  de  Canteleu  à  l'Assem- 
blée nationale.  Pendant  que  je  l'attends,  je  vois,  parmi 
d'autres  personnes,  le  jeune  Montmorency  qui  m'emmène 
avec  lui  et  me  fait  entrer  dans  la  galerie.  Le  hasard  me 
place  près  de  Mme  Dumolleyetde  Mme  de  Canteleu.  \ous 
nous  reconnaissons  soudain  et  notre  surprise  est  très 
agréable.  Mme  Dumolley  me  pose  la  question  à  laquelle 
j'ai  déjà  dû  répondre  cent  fois  :  «  Et  que  disent  les  Anglais 
de  nous  autres?  »  Je  lui  réponds  d'un  Ion  significatif: 
«  Ah!  madame,  c'est  qu'ils  raisonnent,  ces  messieurs-là.  55 

17  septembre.  —  Selon  ma  promesse,  je  dîne  chez 
AI.  Jefferson.  Un  des  convives,  le  duc  de  La  Rochefoucauld, 
vient  d'arriver  des  Etats  généraux,  et  à  quatre  heures  et 
demie  La  Fayette  arrive.  Il  nous  dit  que  certaines  troupes 
sous  ses  ordres  doivent  marcher  demain  sur  Versailles, 


7fi  JOrilVAL   DE    (JOl  VKRXKIR    MORRIS. 

pour  activer  les  décisions  des  Klats  généraux.  C'est  là 
une  situation  étrange,  pour  laquelle  ils  ne  peuvent  s'en 
prendre  qu'à  eux-nièines.  Je  lui  demande  si  ses  troupes 
lui  obéiront.  11  répond  qu'elles  ne  veulent  pas  monter  la 
garde  quand  il  pleut,  mais  il  croit  qu'elles  le  suivront 
volontiers  au  feu.  J'incline  à  penser  qu'il  n'aura  pas  l'occa- 
sion d'en  faire  l'expérience.  Je  lui  fais  part  de  mon  désir 
de  l'entretenir  des  subsistances  (I).  Il  me  dit  qu'il  faut 
aller  dîner  chez  lui;  mais  si  je  suis  bien  informé,  cela  est 
inutile,  parce  qu'il  y  a  généralement  foule  et  qu'il  n'est 
que  quelques  minutes  chez  lui.  Après  dîner,  je  vais  au  club. 
Les  opinions  changent  très  vite,  et  en  très  peu  de  temps; 
si  l'Assemblée  nationale  continue  à  suivre  la  route  oii  elle 
s'est  engagée,  je  crois  que  la  majorité  de  la  nation  lui  sera 
contraire.  11  est  vrai  que  ses  partisans  sont  zélés,  et  s'il  n'y 
a  pas  de  guerre  civile,  ce  sera  grâce  à  une  circonstance 
que  je  ne  puis  prévoir.  Il  n'y  a  qu'un  seul  indice  pacifique, 
c'est  que,  vu  la  faiblesse  de  caractère  du  roi,  personne  ne 
peut  se  fier  à  lui  ni  s'exposer  au  danger  pour  défendre 
son  autorité.  S'il  s'échappe  de  Versailles  et  qu'il  tombe 
dans  des  mains  différentes  de  celles  qui  l'entourent,  il  y 
aura  forcément  lutte.  Une  circonstance  sans  importance 
montrera  jusqu'à  quel  point  les  gouvernanis  acluels  ont 
les  qualités  requises  pour  conduire  les  affaires  du  royaume. 
La  Fayette  est  plein  d'inquiétude  au  sujet  de  la  disette,  et 
en  faille  thème  de  la  conversation  et  de  la  discussion.  Le 
duc  de  La  Rochefoucauld  nous  parle  alors  de  quelqu'un 
qui  a  écrit  un  livre  excellent  sur  le  commerce  des  grains. 

18  septembre.  — Ce  soir,  au  club  où  je  soupe,  on  nous 
lit  la  lettre  du  roi  à  l'Assemblée  au  sujet  des  résolutions 
de  la  noblesse  dans  la  fameuse  nuit  de  4  août.  Elle  est  très 


(1)  .Morris  chercha  long(emps  à  obtenir  du  «jouvernement  français  l'adju- 
dicalion  de  la  farine  à  fournir  pour  l'armée. 


JOIRXAL   DE    GOIVEUYEIR    MORIUS.  77 

modérée,  et,  comme  tous  les  autres  écrits  de  M.  Necker, 
trop  longue  et  trop  imagée,  mais  je  crois  qu'elle  produira 
une  grande  sensation.  Elle  contient  l'idée  de  reculer  si  l'on 
y  insiste,  et  c'est  là  une  sorte  d'invitation  aux  agresseurs. 
Une  chose  que  les  ministres  ignorent  peut-être,  c'est  que,  dès 
maintenant,  le  roi  puisera  de  la  force  dans  chaque  manque 
de  respect  qu'il  aura  à  subir.  Rien  ne  pourra  sauver  l'Assem- 
blée nationale  si  ce  n'est  la  modestie  et  l'humilité,  dont  elle 
n'est  pas  trop  abondamment  pourvue.  Le  courant  de  l'opi- 
nion commence  à  grossir  contre  l'Assemblée  nationale. 
Beaucoup  de  ceux  qui,  il  y  a  six  mois,  la  regardaient  avec 
un  silence  inquiet,  parlent  maintenant  et  fort  haut. 

Voilà  de  longues  années  que  je  connais  mon  ami  La 
Fayette  et  je  puis  estimer  à  leur  juste  valeur  ses  paroles  et 
ses  actes.  Si  les  nuages  qui  s'abaissent  en  ce  moment,  se 
dissipent  sans  tempête,  il  sera  grandement  redevable  au 
hasard;  dans  le  cas  contraire,  il  faudra  lui  pardonner  beau- 
coup pour  l'intention.  Il  ne  veut  de  mal  à  personne,  mais 
il  a  le  besoin  de  briller.  Il  est  fort  au-dessous  de  ce  qu'il  a 
entrepris,  et,  si  la  mer  devient  agitée,  il  ne  pourra  pas  tenir 
le  gouvernail. 

ilQ  septembre.  — Au  club  aujourd'hui,  discussion  vio- 
lente sur  les  finances  qui  semblent  s'en  aller  rapidement 
au  diable.  Les  opinions  changent  vite,  et  dans  quinzejours 
nous  entendrons  parler  des  sentiments  que  la  province 
professe  envers  les  gouvernants  actuels. 

Le  plaisir  est  la  grande  préoccupation;  chacun  a  sa 
maison  de  campagne  et  ne  vient  en  ville  pour  ses  affaires 
que  tous  les  trois  ou  quatre  jours;  on  travaille,  non  pour 
finir  l'ouvrage,  mais  pour  s'en  débarrasser,  afin  de  pouvoir 
de  nouveau  quitter  la  ville,  ce  qui  rend  presque  impossibles 
les  transactions  commerciales. 

22  septembre.  —  Rien  de  remarquable  au  club  ce  soir, 


78      JOLRXAL  DK  (JOl  VEKXKIR  MORRIS. 

si  ce  n'est  que  chacun  semble  maintenant  d'avis  d'exclure 
les  reines  de  la  réjjence,  par  le  même  principe  qui  les 
exclut  du  trône,  savoir  :  la  loi  salique;  et  de  plus,  parce 
qu'une  régence  ne  doit  comprendre  aucun  étranger.  Ce 
(lernier  article  n'est  pas  mauvais,  mais  on  pourrait  laisser 
l'autre  de  côté.  Je  leur  donne  mon  avis  qui  est  loin  d'être 
approuvé,  mais  les  opinions  changeront.  Au  moment  où  je 
sors,  quelqu'un  m'attend  pour  me  dire  tout  bas  qu'il 
pense  comme  moi. 

24  septembre .  —  Ce  matin  je  vais  à  mon  rendez-vous 
chez  Mme  de  Flahaut.  Elle  est  à  sa  toilette  avec  son  den- 
tiste. Je  lui  montre  une  liste  du  Comité  des  finances  et  lui 
demande  son  opinion  sur  le  caractère  de  quelques-uns  de 
ses  membres.  Finalement  je  lui  dis  que  j'ai  formé  là-dessus 
un  projet  auquel  elle  devra  participer  pour  aider  à  l'exé- 
cuter. Elle  me  donne  ses  raisons  de  croire  que  M.  de  Mon- 
tesquiou  sera  ministre  de  la  marine,  et  que,  dans  ce  cas,  de 
bonnes  choses  peuvent  être  faites.  Xous  verrons.  J'entends 
au  club  le  résumé  des  propositions  de  Xecker  aux  Etals. 
Elles  me  paraissent  étranges,  mais  il  est  impossible  d'en 
juger  avant  de  connaître  les  détails. 

25  septembre.  —  Mme  de  Flahaut  a  eu  aujourd'hui  les 
dernières  nouvelles  de  Versailles.  Elle  ditque  Necker  a  pro- 
noncé un  mauvais  discours,  où  il  ne  fait  que  se  louer  lui- 
même  ;  que  le  marquis  de  Montmorin  présentera  demain  le 
rapport  du  Comité  des  finances  sur  ses  propositions,  et  qu'il 
y  exposera  son  propre  plan;  elle  me  demande  si  j'irai,  car, 
dans  ce  cas,  elle  me  procurera  un  billet,  et  un  autre  j)our 
lundi,  jour  où  l'évèque  d'Autun  présentera  le  rapport  du 
Comité  de  constitution.  J'accepte  les  deux  offres.  Elle  a 
répété  une  de  mes  paroles  à  de  Montesquiou,  et  sa  manière 
de  la  redire  en  a  lait  un  élégant  compliment.  Elle  me  dit 
(ju'ilen  a  été  très  satisfait  et  que,  s'il  entre  au  ministère,  je 


JOLR\AL   I)K    GOLVERNEIR   MORRIS.  79 

pourrai  hardiment  me  présenter  chez  Jui  et  compter  sur 
une  bonne  réception-,  s'il  est  ministre  de  Ja  marine,  nous 
pourrons  faire  de  bonnes  affaires  ;  elle  s'en  occupera 
comme  de  toute  chose  où  elle  pourra  se  rendre  utile.  Je  la 
mène  à  midi  au  couvent  pour  visiter  sa  religieuse,  et  pro- 
mets de  revenir  la  chercher  à  quatre  heures.  Dans  l'inter- 
valle, je  vais  voir  le  marquis  de  La  Biliarderie,  frère  du 
comte  de  Flahaut,  pour  lui  apprendre  la  recette  de  la 
soupe  à  la  tortue;  mais  la  conversation  tombe  sur  la  poli- 
tique et  la  question  de  la  tortue  est  reculée  adinferendum. 
En  retournant  à  mon  hôtel,  je  suis  arrêté  par  la  milice, 
qui  se  rend  à  l'église  implorer  la  bénédiction  du  ciel  sur 
ses  drapeaux,  ou  qui  en  revient.  Plus  tard,  je  vais  chez 
Mme  de  Chastellux,  et  m'excuse  de  ne  pas  prendre  le  thé 
chez  elle.  Elle  me  dit  que  le  duc  d'Orléans  se  plonge  dans 
les  dettes;  il  se  trouve  dans  de  trop  grandes  difficultés 
pour  plaire  à  l'humeur  actuelle  de  ses  partisans  ;  aussi 
la  duchesse  va-t-elle  exiger  la  séparation  de  biens.  La 
somme  de  revenus  qu'elle  demande  est  d'un  demi-million. 
Beaucoup  de  compHments  de  M.  de  La  Fayette;  il  n'a  pas 
placé  le  protégé  de  Mme  de  Chastellux  et  elle  en  est  très 
fiichée.  Cette  manière  d'agir,  résultant  des  causes  mêmes 
qui  l'ont  fait  monter  très  haut,  va  très  naturellement  le  faire 
descendre.  Après  une  promenade  avec  Mme  de  Flahaut  et 
deux  jeunes  dames  au  Bois  de  Boulogne,  je  vais  à  l'Opéra, 
comme  je  l'ai  promis,  et  j'arrive  vers  la  fin  de  la  pièce,  à  la 
loge  de  iMme  Lavoisier.  La  danse  qui  suit  l'opéra  est  d'une 
beauté  prodigieuse .  Vestris  et  Gardel ,  qui  paraissent 
ensemble  sur  la  scène,  sont  tous  deux  merveilleux;  Gardel 
n'est  second  que  parce  que  Vestris  est  premier.  Je  vais  à 
l'Arsenal  prendre  une  tasse  de  thé  avec  Mme  Lavoisier,  en 
attendant  le  retour  de  Lavoisier,  qui  est  à  l'Hôtel  de  Ville. 
Il  arrive  et  nous  parle  de  VohsthiaUon  des  boulangers. 
Cette  corporation  menace  la  municipalité  de  Paris  de 
cesser  son  commerce  à  moins  qu'un  confrère,  justement 


80  JOl  HXAL   DK    GOT  V  K  H\K  l  H    MOKRIS. 

emprisonné,  ne  soit  relâché.  Voilà  donc  la  nouvelle  autorité 
déjà  Coulée  aux  pieds. 

26  septembre.  —  Ce  matin  à  cinq  heures,  je  me  lève  et 
m'habille;  mais  ma  voiture  n'arrive  qu'à  six  heures  et 
demie.  Nous  partons  rapidement  pour  Versailles,  et  je  me 
trouve  à  huit  heures  à  la  porte  de  l'Assemblée  nationale. 
De  cette  façon  j'arrive  encore  à  temps  et  me  trouve  bien 
assis  immédiatement  derrière  mon  amie,  Aime  deFlahaut. 
A  dix  heures  la  séance  est  ouverte;  on  commence  par 
quelques  affaires  de  cadeaux  à  l'Assemblée,  appelés  dom 
patriotiques ^  qui  sont  plutôt  des  sacrifices  à  la  vanité; 
ensuite  une  ennuyeuse  discussion  sur  la  rédaction  du  procès- 
verbal  d'hier,  beaucoup  de  chaleur,  de  bruit  et  d'impa- 
tience; on  emploie  ainsi  une  demi-heure  pour  ce  qui  aurait 
(lu  être  réglé  en  une  demi-minute.  Le  marquis  de  Alontes- 
quiou  fait  son  rapport;  il  y  montre  un  grand  respect  pour 
lo  premier  ministre  des  ilnances  et  expose  ensuite  divers 
détails  et  combinaisons  qui  prouvent  que  le  Comité  s'y 
entend  bien  mieux  que  les  ministres.  A  la  fin  du  rapport,  se 
trouve  cependant  un  point  faible  dont  il  ne  s'aperçoit 
peut-être  pas,  ou  qu'il  est  impossible  d'éviter.  On  appelle 
le  patriotisme  à  l'aide,  mais  en  matière  d'argent  on  ne 
devrait  s'arrêter  qu'à  l'intérêt.  Il  ne  faut  jamais  s'avouer 
assez  à  bout  de  ressources  pour  que  l'aide  du  patriotisme 
devienne  nécessaire.  Quand  le  rapport  est  terminé,  le 
comte  de  Mirabeau  s'oppose  à  sa  prise  en  considération,  et 
insiste  pour  que  l'on  reprenne  immédiatement  la  propo- 
sition de  M.  Necker,  sur  laquelle  il  a  un  amendement  à 
présenter.  On  l'appelle  à  la  tribune,  et  avec  une  belle 
ironie  il  propose  l'adoption  du  plan  établi  par  le  premier 
ministre,  vu  la  conflance  aveugle  que  l'Assemblée  a  en  lui 
et  l'immense  popularité  dont  il  jouit,  u  Dans  la  terrible 
situation  qu'il  a  exposée,  dit-il,  et  l'imminence  du  danger 
qui  est  cause  du  débat  actuel,  cette  confiance  et  cette  popu- 


JOIRVAL   DE    GOl\ER\Ell{    MORRIS.  81 

hirité  nous  engagent,  nous  commandent  même,  d'adopter 
sans  examen  ce  que  le  ministre  a  projeté  pour  notre  sou- 
lagement. Acceptons  ce  plan  textuellement;  s'il  réussit, 
il  est  juste  qu'il  eu  ait  la  gloire  ;  dans  le  cas  contraire,  ce 
qu'à  Dieu  ne  plaise,  nous  emploierons  alors  nos  talents  à 
essayer  de  découvrir  s'il  existe  encore  des  moyens  de 
sauver  noire  pays.  "  A  mon  grand  étonnement,  les  re- 
présentants de  cette  nation  qui  se  pique  d'être  FAtbènes 
moderne,  sont  prêts  à  adopter  cette  proposition  par  accla- 
mation. Le  président,  de  Clermont-Tonnerre,  qui  en 
aperçoit  la  tendance,  donne  une  rédaclion  différente.  Le 
comte  de  Mirabeau  se  lève  et  très  adroitement  pare  le  coup 
en  montrant  que  celte  forme  ne  concorde  pas  avec  ses  vues, 
que  l'Assemblée  paraissait  vouloir  accueillir;  que  certai- 
nement un  sujet  de  cette  importance  ne  doit  pas  être  traité 
par  acclamation  sans  avoir  sous  les  yeux  un  texte  précis, 
et  que,  pour  présenter  un  texte,  un  quart  d'heure  au  moins 
serait  nécessaire  pour  l'examiner  et  le  préparer.  On  le 
charge  aussitôt  (par  acclamation)  de  rédiger  sa  proposition, 
et,  tandis  qu'il  s'en  occupe,  l'évèque  d'Autun  se  retire. 
Xous  le  remarquons.  Mon  amie,  Mme  de  Flahaut,  reconnaît 
qu'il  sont  ligués  ensemble.  Le  monde  soupçonne  déjà  celte 
liaison.  Pendant  leur  absence  a  lieu  un  débat  bruyant 
sur  divers  sujets,  si  toutefois  l'on  peutapphquer  le  nom  de 
débat  à  de  telles  controverses.  Enfin  Mirabeau  revient  et 
présente  une  motion  concordant  avec  son  idée  première. 
L'Assemblée  s'aperçoit  maintenant  du  piège;  et  au  milieu 
du  lunmlte,  Lally-Tolendal  propose  que  la  motion  soit 
envoyée  au  Comité  des  finances  qui  lui  donnera  la  forme 
d'un  arrêté.  Mirabeau  manœuvre  de  nouveau  pour  éviter 
le  coup,  et,  tandis  que  les  députés  réservent  leur  décision, 
ou  plutôt  qu'ils  sont  embarrassés  par  leur  manque  de 
décision,  d'Eprémesnil  présente  une  motion  identique  dans 
le  fond  à  celle  de  Mirabeau,  mais  différente  dans  la  forme. 
L'on  n'a  pas  assez  confiance  eu  lui,  et  sa  proposition  n'a 


82  JOLH:VAL   1)K    (iOlVKRXEUR  MORRIS. 

aucun  succès.  Mais  ii  semblerait  en  résulter  qu'il  appartient 
à  la  nicme  faction  que  Mirabeau  et  d'Autun,  ou  que  le 
même  principe  de  liaine  contre  Necker  a  amené  une 
coïncidence  de  conduite  dans  l'occasion  présente.  Après 
quoi,  le  tumulte  et  le  bruit  conlinuent  de  régner.  Enfin, 
dans  un  autre  discours,  Mirabeau  déclare  ouvertement  sa 
désapprobation  du  plan  delXecker.  On  propose  de  renvoyer 
la  suite  du  débat  à  trois  heures,  mais  inutilement.  A  trois 
heures  et  demie,  Mme  de  Flaliaut  s'en  va,  et  à  quatre 
heures  je  me  relire,  extrêmement  fatigué,  croyant  que 
l'adoption  de  la  motion  de  Mirabeau  est  impossible,  et  que 
finalement  le  débat  sera  ajourné.  Je  vais  chez  Mme  de 
Tessé;  elle  est  à  l'Assemblée.  Mme  de  Tott  a  la  bonlé  de 
me  faire  apporter  du  pain  et  du  vin  «  en  attendant  le 
diner  n  ,  La  comtesse  de  Tessé  arrive  entin  à  cinq  heures. 
Mme  de  Staël  est  avec  elle.  J'avais  presque  exprimé  mon 
opinion  sur  le  plan  de  Necker  avant  de  la  reconnaîlre. 
L'Assemblée  est  aux  voix  sur  l'adoption;  la  pro|)osition 
n'étant  pas  essentiellement  dilférente  de  celle  de  Mirabeau, 
ils  en  sont  donc  les  dupes.  On  dit  qu'il  a  réclamé  une 
décision  avec  l'éloquence  de  Démosthène.  Pendant  le 
dîner,  le  comte  de  Tessé  et  quelques  députés  arrivent.  La 
proposition  est  adoptée  haut  la  main,  ce  dont  les  amis  de 
Necker  se  réjouissent;  Mme  de  Staël  est  enchantée.  Elle 
approuve  la  conduite  de  Mirabeau  qui,  d'après  elle,  était 
peut-être  seule  capable  d'amener  une  assemblée  aussi 
folle  à  agir  sensément;  l'unique  chose  à  faire  serait  de 
satisfaire  les  désirs  de  AL  Necker,  et  l'on  ne  peut  douter 
de  la  réussite  de  ses  plans.  Bravo!  Après  dîner,  Mme  de 
Tessé  lui  ayant  dit  que  j'étais  un  homme  d'esprit,  elle 
me  recherche  pour  causer  avec  moi,  et  me  demande 
si  je  n'ai  pas  écrit  un  livre  sur  la  constitution  améri- 
caine. «  Non,  madame,  j'ai  fait  mon  devoir  en  assistant  à 
la  formation  de  cette  constitution.  —  Mais,  monsieur, 
voire  conversation  doit  être  très  intéressante,  car  je  vous 


JOIKNAL  DE   GOLVERiVELR   AIORRIS.  83 

entends  citer  de  toute  part.  —  Oh,  madame,  je  ne  suis 
pas  digue  de  cet  éloge!  —  Comment  avez-vous  perdu 
votre  jambe?  —  Cen'élait  mallieureusemenlpas  en  servant 
mon  pays  comme  soldat.  —  Monsieur,  vous  avez  l'air  très 
imposant,  »  et  ces  mots  sont  accompagnés  d'un  regard 
qui,  sans  èlre  ce  qne  Sir  John  Falstatf  appelle  «  l'œillade 
engageante  » ,  revient  à  la  même  chose.  Je  réponds  de  la 
mémo  façon,  et  m'en  serais  tenu  là,  mais  cJ.'c  me  dit  que 
M.  de  (Ihastellux  lui  a  souvent  parlé  de  moi.  Cila  fait  durer 
la  conversation  au  milieu  de  laquelle  arrivent  des  lettres, 
dont  l'une  est  de  son  amant  (M.  de  Narbonne)  qui  vient  de 
rejoindre  son  ré/jiment.  Cela  lui  donne  des  sujets  de 
réllexions  qui  disparaîtront  bientôt,  je  crois,  et  il  est  extrê- 
mement probable  que  quelques  entrevues  pousseraient  sa 
curiosité  à  tenter  l'expérience  de  ce  que  peut  Taire  un 
indigène  du  jVouveau  Monde,  qui  y  a  laissé  sa  jambe. 
Malheureusement  cette  curiosité  ne  peut  en  ce  moment 
élre  satisfaite,  et  je  présume  qu'elle  disparaîtra.  Elle  engage 
une  conversation  avec  Mme  de  Tessé  qui  blâme  sans  détour 
son  approbation  de  Mirabeau,  et  ces  dames  s'animent 
jusqu'aux  extrêmes  limites  de  la  politesse.  Je  retourne  à 
Paris  très  fatigué;  le  temps  a  été  extraordinairement 
beau. 

27  septembre.  —  Je  lis  aujourd'hui  les  propositions  de 
iM.  Mecker;  elles  sont  détestables,  et  je  le  crois  certaine- 
ment compromis.  Je  vois  Mme  de  Flahaut  qui  m'expose  le 
plan  de  l'évèqne  d'Autuu  pour  les  tinances;  certains  points 
laissent  à  désirer.  Elle  désire  que  j'aie  une  entrevue  avec 
lui  et  le  marquis  de  Montesquiou  et  s'elforcera  de  me  la 
procurer.  En  parlant  de  choses  et  d'autres,  nous  compo- 
sons un  ministère  et  nous  disposons  de  diverses  personnes, 
envoyant  Mirabeau  à  Constantinople  et  Lauzun  à  Londres. 
Je  lui  dis  que  ce  dernier  choix  est  mauvais,  car  Lauzun  n'a 
pas  les  qualités  requises  ;   mais  elle  répond  qu'il  faut  l'y 


8V  .loi  RVAI,    l)i;    (KM  V  KH\Kl  K    MOKHIS. 

envoyer,  car,  même  sans  talents,  il  peut  avoir  une  certaine 
inOueuce  sur  le  titulaire  que  l'on  a  en  vue,  et  un  bon 
secrétaire  su|)|)!éera  à  ce  qui  lui  manque  en  Angleterre. 
\ous  parlons  beaucoup  des  mesures  à  prendre,  et  cette 
aimable  femme  montre  une  précision  et  une  justesse  de 
pensée  vraijuenl  rares  même  cbez  l'autre  sexe.  Après  avoir 
discuté  une  foule  de  points  :  «Enfin,  dit-elle,  mon  ami,  vous 
et  moi,  nous  gouvernerons  la  France.  »  C'est  une  étrange 
combinaison,  mais  le  royaume  est  actuellement  en  de 
bien  plus  ujauvaises  mains.  Elle  doit  avoir  ce  soir  une 
conférence  avec  le  médecin  de  la  reine  pour  le  pousser  à 
faire  disparaître  quelques-uns  des  préjugés  de  celle-ci.  Je 
lui  dis  qu'elle  peut  lacilen)ent  dominer  la  reine  qui  est 
faible  et  orgueilleuse,  mais  qui  a  bon  caractère;  quoique 
débauchée,  elle  n'est  |)as  très  attachée  à  ses  amants;  un 
esprit  supérieur  prendrait  donc  sur  elle  l'ascendant  auquel 
les  faibles  se  souinellent  toujours,  tout  en  résistant  quel- 
quefois. A  ceci  Mme  de  Flahaut  répond  avec  un  air  de  par- 
faite confiance  qu'elle  aura  soin  que  la  reine  soit  toujours 
pourvue  alternativement  d'amoureux  et  d'aumôniers.  — 
Il  est  impossible  de  ne  pas  approuver  un  tel  régime,  et  je 
crois  que  si  ou  met  une  dose  convenable  des  premiers, 
elle  pourra  se  passer  de  son  médecin  actuel. 

2  octobre.  —  Je  vais  aujourd'hui  chez  La  Fayette  et  je 
m'y  invite  à  dîner.  Je  remarque  que  même  au  sein  de  sa 
famille  militaire,  plusieurs  personnes  sont  toutes  dévouées 
à  la  noblesse.  Après  dîner,  je  le  prends  à  part  et  lui  dis  ce 
que  je  pense  de  sa  situation  ;  il  devra  immédiatement  disci- 
pliner ses  troupes  et  se  faire  obéir;  la  nation  a  l'habitude 
d'être  gouvernée;  il  faut  qu'elle  le  soit.  S'il  s'attend  à  la 
conduire  par  l'affection,  il  en  sera  dupe;  jusque-là  il  est  de 
mon  avis;  mais  au  sujet  de  la  discipline,  sa  contenance 
montre  qu'il  s'avoue  coupable,  car  il  a  donné  le  comman- 
dement à  des  officiers  qui  ne  savent  rien  de  leur  alfaire. 


JOURXAL    DE    GOl  VEIJMEIR   MOHRIS.  85 

Je  lui  parle  des  subsistauces.  Il  désire  que  je  comparaisse 
lundi  devant  le  nouveau  Comité,  et  que  M.  Short  y  soit 
aussi,  pour  donner  à  la  chose  un  air  diplomatique.  Elle 
l'est  bien  en  réalité,  mais  je  lui  demande  de  m'écrire  ce 
qu'il  désire,  ainsi  qu'à  M.  Shorl.  Nous  verrons  comment 
sa  faiblesse  le  tirera  de  ces  circonstances  difficiles.  Je  lui 
dis  la  stricte  vérité  :  si  les  gens  de  la  capitale  souffrent  du 
besoin,  ils  enverront  bien  vile  leurs  chefs  au  diable  et 
redemanderont  du  pain  et  des  chaînes;  en  fout  cas,  Paris 
est  réellement  la  dupe  des  événements  actuels,  sa  splen- 
deur étant  due  entièrement  au  despotisme  et  devant  dimi- 
nuer avec  l'adoption  d'un  gouvernement  meilleur;  je 
lui  conseille  ensuite,  vu  l'extrême  division  des  partis,  de 
s'attacher  à  celui  du  roi,  le  seul  qui  puisse  prédominer  sans 
danger  pour  le  peuple.  11  est  abasourdi  de  ma  proposition. 
Je  me  mets  à  en  donner  les  preuves,  mais  arrive  Mazzi  qui, 
avec  son  arrogance  habituelle,  se  joint  en  tiers  à  la  conver- 
sation; aussi  je  la  cesse.  Je  bavarde  un  peu  avec  Mme  de 
La  Fayette  qui  me  reçoit  beaucoup  mieux  que  d'ordinaire. 
J'ignore  pourquoi,  mais  peut-être  ai-je  pris  plus  de  cette 
tournure  [sic]  à  laquelle  elle  est  habituée.  Je  vais  au  club.  De 
Noailles  nous  apprend  que  la  proposition  de  Necker  réus- 
sira avec  les  modifications  proposées.  Kersaint  dit  que  des 
lettres  venues  de  la  province  donnent  la  même  assurance. 
Malgré  tout,  je  suis  incrédule.  Laborde  donne  le  quart  de 
.«;on  revenu  (400,000  francs)  et  le  duc  d'Orléans  600,000. 
Je  demande  à  Kersaint  quel  est  l'homme  le  plus  capable  en 
France  de  faire  un  ministre  militaire  de  la  marine.  Il  nie 
répond  que  c'est  Marignan,  son  beau-frère,  ou  lui-même. 
L'adresse  de  Mirabeau  à  la  nation  au  sujet  de  la  nouvelle 
imposition  est  superbe,  dit-on.  Ceux  qui  verseront  un 
quart  de  leur  revenu  recevront  un  intérêt  de  quatre  pour 
cent,  et  seront  remboursés  en  trois  ans.  Ceux  qui  ont 
moins  de  400  livres  par  an  ne  paieront  que  ce  qui  leur 
plaira. 


8f)  .101  K\AI,   DE    (ÎOr\  KRVKl  H    AlORRFS. 

4  octobre.  —  Graves  désordres  h  P.iris,  La  folle  hisloire 
des  cocardes  de  Versailles  et  les  souffrances  réelles  qu'a 
causées  la  diselle  ont  réuni  de  huit  à  dix  mille  miséreux, 
qui  vont  à  l'Hôlel  de  Ville.  Je  ne  sais  comment  cela  finira, 
mais  il  est  cerlnin  qu'à  moins  que  Ton  ne  procure  de  la 
nourriture  au  peuple,  l'effervescence  sera  conlinnelle. 
Bailly,  le  maire,  est  un  incapable,  dit-on,  et  veut  démis- 
sionner. On  parle  de  Mirabeau  pour  lui  succéder.  Chaque 
pays  a  ainsi  son  John  Wilkes.  La  combinaison  d'im  cœur 
pour  former  nn  projet,  d'une  tète  pour  le  rédiger  et  d'une 
main  pour  l'exécuter,  n'est  point  ordinaire.  Je  dîne  avec 
Mme  de  Klahaut  et  l'évéque  d'Autun  au  Louvre.  Elle  se 
trouve  mal  pendant  le  diner.  Nous  parlons  des  affaires 
publiques,  et  elle  nous  dit  que  siTalleyrand  devient  minis- 
tre, nous  devrons  lui  procurer  un  million.  11  a  beaucoup 
d'idées  justes  sur  les  finances,  mais  aussi  un  défaut  dont 
il  ne  se  rend  pas  compte.  Pour  l'en  corriger,  je  lui  dis  de 
s'entourer  d'hommes  comprenant  et  aimant  le  travail.  Je 
parle  de  de  Corny  comme  élant  l'homme  qu'il  lui  faudrail, 
et  j'ajoute  qu'il  y  en  a  peu  comme  lui  dans  le  pays;  il 
l'avoue  de  grand  cœur,  nmis  ne  veut  pas  avouer  que  lui- 
même  n'aime  pas  le  travail.  Il  dit  que  le  mitiisière  actuel 
durera  toujours  ;  cela  veut  dire  :  trop  longtemj)S,  à  son  gré, 
mais  la  santé  de  Xecker  et  les  difficultés  où  il  est  déjà 
plongé  m'en  font  augurer  différemment.  Xous  ne  pou- 
vons même  pas  tracer  avec  précision  les  grandes  lignes 
d'un  plan  futur,  mais  nous  avons  en  généial  le  même  avis 
sur  ce  qui  devrait  être  fait  Au  sujet  des  biens  de  l'Église, 
je  soutiens  qu'on  devrait  les  obtenir  d'abord  du  consente- 
ment du  clergé,  se  contenter  de  les  hypothéquer  et  les  ven- 
dre plus  tard  graduellement,  de  façon  à  en  retirer  leur  entière 
v.deur.  Ils  pourraient  servir  de  gage  pour  le  principal  (les 
dîmes  servant  de  gage  jiour  les  intérêts),  d'un  emprunt  qui 
va  être  lancé  à  l'étranger;  puis,  au  lieu  d'insister  sur  le 
droit  de  rembourser  aux  titulaires  de  rentes  viagères  le 


JOURNAL   DE    GOLVEHXEIR   MORRIS.  87 

capital  avancé  par  eux  (ce  qui  est  son  idce),  on  pourrait  les 
inviter  à  une  conversion,  en  donnant  le  capital  correspon- 
dant à  la  rente,  au  taux  de  5  pour  100;  ce  capital  serait 
remboursable  et  produirait  un  intérêt  de  6  pour  100;  on 
commencerait  alors  à  payer  le  capital  avec  l'argent  obtenu 
à  4  pour  100,  et  tous  les  créanciers  de  l'État  qui  refu- 
seraient de  prendre  du  quatre  pour  cent  seraient  obligés 
d'accepter  leur  capital.  Ce  plan  est  aussi  pratique  que 
simple.  Je  soutiens  qu'il  est  nécessaire  d'obliger  la  Caisse 
d'escompte  à  régler  ses  comptes  avant  de  donner  une  plus 
grande  extension  à  cet  établissement,  qui,  à  l'avenir,  devrait 
être  en  partie  dirigé  par  les  commissaires,  pour  éviter  la 
fâcheuse  situation  actuelle;  en  ce  moment,  les  minisires 
qui  sont  du  conseil  d'administration  ne  servent  qu'à  en 
soutenir  le  crédit,  ce  qui  amène  une  augmentation  de  capi- 
tal fictif  et  de  jeux  de  bourse,  aux  risqnes  de  la  commu- 
nauté. 11  approuve  cette  première  idée,  mais  ne  goûte 
pas  celle  d'avoir  des  succursales  dans  les  grandes  villes. 
J'ai  un  plan  d'ensemble  sur  lequel  je  ne  me  suis  point 
suffisamment  expliqué,  et  qui  pourrait,  je  crois,  être  très 
avantageux  au  pays.  Si  l'occasion  se  présente  de  l'exé- 
cuter, je  l'expliquerai  en  détail,  mais  à  présent  il  me  faut 
songer  à  autre  chose. 

5  octobre.  —  La  ville  est  alarmée.  Je  vais  à  Chaillot  voir 
ce  qui  se  passe,  mais  l'on  m'arrête  au  pont  Royal.  J'entre 
aux  Tuileries.  Une  armée  de  femmes  est  partie  à  Versailles 
avec  des  canons.  Etrange  manœuvre!  Je  me  rends  à  pied 
chez  M.  Short  qui  va  se  nietlre  à  table.  \ous  retournons 
ensemble  à  la  place  Louis  XI' .  Ce  tumulte  est  la  conséquence 
de  la  nuit  dernière;  l'enlreprise  est  insensée.  Je  vais  à  l'Ar- 
senal où  je  ne  suis  admis  qu'avec  difficulté.  On  est  à  dîner. 
Mme  Lavoisier  est  retenue  en  ville,  toutes  les  voitures 
élant  arrêtées  et  les  dames  obligées  de  se  joindre  à  la  foule 
des  femmes.  Pendant  que  nous    sommes  à  table,  nous 


8S  JOI  ll\AL    I)K    (iOl  \  KHVKI  I!    MORRIS. 

apprenons  que  la  milice  et  le  régiment  national  marchenl 
contre  Versailles.  Je  rentre  chez  moi  m'habiller.  A  huit 
heures,  je  vais  au  Louvre  pour  emmener  Mme  de  Flahaut 
souper  chez  Mme  Capellis.  Capellis  est  avec  elle.  Il  dit 
que  le  régiment  de  Flandre,  la  milice  de  Versailles  et  la 
garde  du  corps  sont  décidés  à  donner  aux  Parisiens  une 
chaude  réception.  La  Fayette  a  marché  par  force,  gardé  par 
ses  propres  troupes  qui  le  soupçonnent  et  le  menacent. 
Terrible  situation!  Obligé  de  faire  ce  qu'il  abhorre  ou  de 
subir  une  mort  ignominieuse,  avec  la  certitude  que  le 
sacrifice  de  sa  vie  n'empêchera  pas  les  malheurs.  Je  vais 
souper.  On  parle  beaucoup  de  ce  qui  va  se  passer  à  Ver- 
sailles; nous  tombons  d'accord  que  nos  Parisiens  seront 
battus,  et  nous  considérons  comme  un  bonheur  qu'ils 
soient  partis.  Je  risque  l'assurance  qu'à  partir  d'aujour- 
d'hui l'armée  française  reviendra  à  son  souverain,  en  sup- 
posant toujours,  comme  on  le  dit,  que  le  régiment  de 
Flandre  fasse  son  devoir  cette  nuit.  L'n  monsieur  nous 
raconte  une  anecdote  qui  montre  combien  cette  nation 
est  faite  pour  jouir  de  la  liberté  11  était  passé  près  d'un 
groupe  que  haranguait  un  oraleur.  Le  résumé  de  son  dis- 
cours élait  :  «  Messieurs,  nous  manquons  de  pain  et  voici 
la  raison.  Il  n'y  a  que  trois  jours  que  le  roi  a  eu  ce  veto 
suspensif,  et  déjà  les  aristocrales  ont  achelé  des  vétos 
suspensifs  et  envoyé  les  grains  hors  du  royaume.  »  A  ce 
discours  sensible  et  profond,  l'auditoire  donnait  un  assen- 
timent cordial.  «  Ma  foi,  il  a  raison.  Ce  n'est  que  ça.  « 
Etrange!  Voilà  les  Athéniens  modernes,  seuls  savants, 
seuls  sages,  seuls  instruits,  le  resie  de  l'humanUé  n'étant 
que  des  barbares.  J'apprends  ce  soir  que  plusieurs  pro- 
vinces sont  mécontentes  des  actes  de  l'Assemblée  na- 
tionale, mais  encore  plus  de  la  ville  de  Paris.  Chez 
Mme  de  Flahaut,  le  souper  se  réduisait  presque  à  un 
tèle-à-tète.  Tous  les  invités  refusent  de  venir  par  suite  du 
désordre  public. 


JOURNAL   I)K    GOLVKRXEIR    MORRIS.  89 

6  octobre.  —  Le  mardi  matin,  6  octobre,  tout  Paris  est 
en  l'air.  On  promène  en  ville  deux  têtos  de  gardes  du 
corps,  et  la  famille  royale,  qui  est  au  pouvoir  du  régiment 
national,  ex-gardes  françaises,  doit  venir  cet  après-midi. 
Je  vais  voir  Mme  de  Flaliaut.  Elle  veut  faire  une  visite, 
place  Royale.  Pour  sauver  les  apparences,  nous  emmenons 
sa  fille  de  chambre.  Le  monsieur,  M.  de  Saint-Priest,  n'est 
pas  chez  lui,  bien  qu'étant  revenu  de  Versailles.  A  notre 
retour,  nous  apprenons  que  Tévéque  d'Autun  est  venu 
avec  d'autres  visiteurs.  Mon  amie  s'alarme  et  l'envoie  cher- 
cher. Elle  veut  connaître  les  nouvelles  de  Versailles. 
Bientôt  après,  elle  demande  si  elle  doit  faire  appeler  Ca- 
pellis  pour  avoir  des  nouvelles  de  Paris.  Je  le  veux  bien. 
Capellis  arrive  pendant  le  souper,  mais  l'évêque  est  introu- 
vable. Capellis  raconte  ce  qui  s'est  passé,  c'est-à-dire  une 
foule  de  choses  injurieuses  pour  la  famille  royale  :  la  reine 
obligée  de  s'enfuir  de  son  lit  en  chemise  et  jupon,  et  ses 
bas  à  la  main,  pour  chercher  protection  dans  la  chambre 
du  roi  contre  la  poursuite  des  poissardes.  A  l'Hôtel  de 
Ville,  M.  Bailly,  en  lisant  le  discours  du  roi,  omit  à  un 
endroit  les  mots  :  avec  conjîance.  La  reine  le  reprit,  ce 
qui  fit  crier  :  «  Vive  la  reine  !  55  La  famille  royale  logera  dans 
les  chambres  aménagées  aux  Tuileries,  à  ce  que  disent  les 
mauvaises  langues,  pour  les  amours  de  la  reine.  Elles  ne 
pourront  lui  procurer  maintenant  que  d'amers  souvenirs. 
Oh!  vertu,  tu  es  précieuse,  même  en  ce  monde!  Quel  mal- 
heureux prince!  Victime  de  sa  propre  faiblesse,  il  est 
tombé  entre  les  mains  de  gens  dont  on  ne  peut  même  pas 
attendre  de  la  pitié.  C'est  une  terrible  leçon  pour  l'huma- 
nité de  voir  qu'un  prince  absolu  ne  peut  pas  être  indulgent 
sans  courir  de  danger.  Les  troubles  de  ce  pays  sont  com- 
mencés, mais,  quand  finiront-ils?  11  n'est  pas  facile  de  le  pré- 
voir. L'Assemblée  nationale  doit  venir  à  Paris,  et  l'on  sup- 
pose que  les  habitants  du  Louvre  seront  dénichés.  Mme  de 
Flahaut  déclare  qu'elle   partira  lundi.  Je  suis  complète- 


90  JOIRXAI,   l)K    (iOrVKRMKl  H    MOHHIS. 

ment  lalijjué  de  moi-même  et  de  tout  ce  qui  m'entoure,  et 
je  reviens  chez  moi  avec  un  seul  sujet  de  consolation  :  c'est 
qu'ayant  grand  sommeil,  je  perdrai  dans  ce  doux  oubli 
mille  pensées  désagréables.  Nous  avons  eu  aujourd'hui 
beaucoup  de  pluie  et  de  vent,  et  sur  mer,  je  crois,  un  gros 
grain,  sinon  une  tempête.  L'homme,  aussi  turbulent  que 
les  éléments,  remplit  le  monde  moral  de  désordre,  mais 
c'est  l'action  qui  soutient  la  vie. 

7  octobre.  —  Mme  de  Flahaut  apprend  de  Versailles  que 
le  roi  a  interdit  toute  résistance  et  que  la  reine,  en  se  reti- 
rant dans  ses  appartements,  a  dit  à  sa  suite  que,  le  roi 
étant  décidé  à  aller  à  Paris,  elle  l'y  accompagnerait,  mais 
qu'elle  ne  quitterait  plus  jamais  cetle  ville.  Pauvre  femme! 
C'est  le  triste  présage  de  ce  qui  n'est  que  trop  probable. 
Le  roi  a  eu  très  bon  appétit  à  dîner  hier  soir;  qui  donc 
dira  qu'il  manque  de  force?  Au  club,  on  parle  beaucoup,  à 
tort  et  à  travers,  des  affaires  publiques.  On  commence  à 
s'apercevoir  généralement  que  tout  ne  va  pas  pour  le  mieux. 
11  y  a  cependant  encore  un  certain  nombre  A'enragés^  qui 
sont  satisfaits.  Si  mes  calculs  ne  sont  pas  très  erronés, 
l'Assemblée  nationale  ressentira  bientôt  Teffet  de  sa  nou- 
velle situation,  il  ne  peut  être  question  de  liberté  de  la 
tribune  dans  un  endroit  aussi  remarquable  pour  l'ordre  et 
la  décence  que  la  ville  de  Paris.  J'ai  dit  à  O'Connel  que,  si 
l'on  veut  avoir  une  armée  obéissante,  il  faudra  libérer  tous 
les  soldats  qui  en  feront  la  demande,  et  lever  des  recrues 
rhivcr  prochain,  quand  on  aura  faim  et  froid,  parce  que  la 
misère  rend  obéissant.  Je  pense  qu'il  propagera  celte  idée 
comme  venant  de  lui,  parce  qu'il  a  une  bonne  dose  de  ce 
qu'on  dénomme  de  différentes  façons,  mais  qui  s'appelle, 
chez  un  soldat,  l'amour  de  la  gloire.  Un  curieux  incident  a 
eu  lieu  aujourd'hui.  Le  district  de  Saint-Roch  a  ouvert  les 
dépêches  adressées  aux  ministres  et  les  a  lues  à  la  foule, 
pour  voir  si  elles  ne  contenaient  rien  contre  la  nation. 


JOUHVAL   DE   GOUVERXKLR   MORRIS.  91 

8  octobre.  —  Je  vais  chez  M.  de  La  Fayette.  II  est  très 
entouré;  en  conférence  avec  Clermont-Tonnerre,  Mme  de 
La  Fayette,  M.  de  Staël  cl  AL  de  Semieu,  son  ami,  forment 
un  comité  clans  le  salon  qui  est  bien  petit.  Je  prends 
quelques  minutes  j)Our  dire  à  La  Fayette  ce  qui  me  paraît 
nécessaire  comme  changement  dans  l'adminislralion.  Il  a 
déjà  parlé  à  Mirabeau.  Je  le  regrette;  il  pense  à  prendre 
un  ministre  dans  chaque  parti.  Je  lui  dis  qu'il  lui  faut  des 
hommes  de  talent  et  de  fermeté,  et  que  le  reste  est  sans 
importance.  Je  dois  dîner  chez  lui  demain  et  lui  reparler  à 
ce  sujet.  Je  vais  en  visite  chez  Mme  de  Flahaut.  M.  Aubert 
s'y  trouve,  et  M.  O'Connel  arrive  avant  son  départ.  Il  reste 
jusqu'à  neuf  heures.  Je  dis  à  Mme  de  Flahaut  queje  veux  voir 
son  évêque,  pour  qu'il  s'engage  à  soutenir  La  Fayette;  j'at- 
tends son  arrivée,  mais  comme  il  ne  vient  pas,  et  que  M.  de 
Saint-Priest  et  sa  fille  arrivent,  je  m'en  vais.  Chez  M.  Le  Cou- 
leulx,  Canteleu  me  raconte  ce  qui  s'est  passé  chez  Necker. 
On  peut  faire  face  aux  dépenses  jusqu'au  mois  de  mars 
prochain,  mais  ensuite  il  faudra  une  aide  quelconque.  En 
parlant  au  ministre  des  moyens  de  l'obtenir,  il  lui  pro- 
pose une  entrevue  avec  moi,  disant  que  je  désirais  le  voir 
au  sujet  de  la  dette  américaine.  Necker  fait  immédiatement 
observer  que  peut-être  je  prendrais  la  dette  en  payement 
de  fournitures.  Voilà  où  nous  en  sommes.  Je  dois  le  voir 
entre  cinq  et  six  heures,  samedi  après-midi.  La  Fayette 
désire  qu'il  me  parle  à  ce  sujet  ce  soir.  Nous  verrons.  A 
onze  heures,  je  reçois  un  mot  de  Mme  de  Flahaut. 
L'évèque  vient  d'arriver  et  désire  me  voir.  Je  vais  au  Louvre. 
Capellis  s'y  trouve.  Mme  de  Flahaut  me  fait  sortir  avec 
i'cvé(|ue,  ce  qui  surprend  considérablen)ent  Capellis.  Nous 
traitons  à  fond  la  formation  d'un  ministère.  Le  renvoi  de 
Necker  est  une  condition  sine  qud  non  pour  l'évèque  qui 
désire  sa  place.  Je  partage  son  opinion,  au  fond,  il  me 
donne  toutes  les  assurances  désirables  au  sujet  de  La  Fayette. 
Après  avoir  arrangé  le  ministère,  nous  en  venons  aux 


92  JOIK.VAL    DK    (iOl  \  K  l{.\  K  l  R    MOllHIS. 

finances,  an  moyen  de  rclabllr  le  crédit,  etc.  J'examine 
son  projet  snr  les  biens  d'cjflisc;  il  s'y  entête,  mais 
quoique  la  chose  soit  bonne,  la  manière  d'y  arriver  l'est 
moins.  Il  s'y  attache  comme  en  étant  Vaulcur;  mauvais 
symptôme  pour  un  homme  d'affaires.  Cependant  notre  amie 
insiste  si  sérieusement  auprès  de  lui  qu'elle  lui  fait  aban- 
donner un  point.  Elle  a  un  grand  bon  sens.  Après  le 
départ  de  l'évèque  d'Aulun,  arrive  le  comte  Louis  de  Nar- 
bonne,  Tamant  de  Aîme  de  Staël  ;  il  se  passe  entre 
eux  une  vive  scène  de  raillerie  à  propos  d'une  affaire 
entre  l'évèque  d'Autun  et  Mme  de  Staël.  Il  me  semble 
que  Narbonne  est  un  ami  intime  de  l'évèque.  Il  est  très 
froissé  au  fond  do  la  conduite  de  son  ami,  et  très  gaiement 
propose  à  la  dame  une  plaisante  revanche.  Il  demande  à 
dîner.  Elle  cherche  à  me  retenir,  mais  mon  heure  est 
venue  et  je  dois  relarder  mes  réflexions  jusqu'à  cet  après- 
midi.  Je  la  quitte  pour  aller  chez  de  Corny.  Il  me  montre 
sa  lettre  au  roi  à  propos  des  subsistances.  Je  l'approuve, 
car  il  l'a  envoyée  ce  matin.  Je  découvre  que  sa  femme  est 
au  courant  de  toute  l'affaire.  Nous  sommes  au  pays  de  la 
femme.  Je  vais  chez  La  Fayette.  Nombreuse  société  à 
dîner.  Après  dîner,  je  passe  dans  son  cabinet  et  lui  parle 
d'un  nouveau  ministère  plus  capable  que  le  présent.  Je  cite 
l'évèque  d'Autun  pour  les  finances.  Il  réplique  que  c'est 
un  homme  mauvais  et  faux.  Je  discute  cette  assertion  avec 
les  raisons  que  l'on  m'a  déjà  fournies.  Je  lui  dis  que  par 
l'évèque  il  s'assure  Mirabeau.  11  en  est  surpris  et  m'affirme 
qu'ils  sont  ennemis.  Je  l'assure  qu'il  se  (rompe,  et,  comme 
mon  information  est  la  meilleure,  il  prend  l'air  de  quel- 
qu'un qui  a  été  induit  profondément  en  erreur.  Je  lui  dis 
que,  d'après  l'évèque,  le  roi  aurait  dû  lui  donner  iminédia- 
lementà  lui,  La  Fayette,  le  ruban  bleu.  Cela  le  convainc, 
mieux  que  beaucoup  d'actes,  que  l'évèque  est  un  honnête 
homme.  iMontesquiou  pourrait  pnsser  comme  ministre  de 
la  guerre.  Il  ne  l'aime  pas  beaucoup,  mais  c'est  l'ami  de 


JOI  |{\AL   DK    C.OIVKRXEIR   MORRIS.  93 

M.  de  Monlmorin.  Je  propose  Thouret  comme  garde  des 
sceaux,  II  avoue  qu'il  a  du  laletit,  mais  doute  de  la  force 
de  son  esprit.  Je  lui  demandt3  sos  inleulious  au  sujet  de 
Clermonl-Tounerre.  Il  répond  que  ce  n'est  pas  un  homme 
de  grande  valeur.  J'ajoute  que  c'est  un  homme  faux.  Il  l'ac- 
corde, donc  pas  de  difficulté  à  cet  égard.  Je  fais  remarquer 
que  la  coalition  que  je  propose  chassera  Necker  au  moyen 
de  celte  même  populace  qui  le  soutient  aujourd'hui.  Xecker 
est  déjà  effrayé  et  malade  des  affaires  où  il  est  engagé.  Le 
duc  de  La  Rochefoucauld  arrive.  Il  nous  a|)prend  que  l'As- 
semblée doit  venir  à  Paris,  et  que  la  proposition  de  l'évèque 
au  sujet  des  biens  d'église  est  renvoyée  au  lendemain,  car  il 
espère  avoir  alors  le  clergé  pour  lui.  Je  dois  revoir  La 
Fayette  dimanche  matin  à  neuf  heures.  Je  ne  peux  pas 
dîner  demain;  de  plus  c'est  un  non-sens  de  se  rencontrer 
à  table  au  milieu  d'une  foule.  Je  cause  un  peu  avec  Ter- 
nant.  11  me  dit  qu'il  est  sur  de  son  régiment,  et  qu'il  peut 
amener  avec  lui  six  cents  chasseurs  de  la  lisière  du  Bois 
de  Boulogne.  Je  lui  demande  si  je  puis  donner  son  nom  à 
quelqu'un  de  ma  connaissance,  comme  une  personne  sur 
qui  l'on  pourrait  compter.  Il  désire  que  je  ne  le  nomme 
point,  sauf  dans  les  maisons  où  il  est  reçu,  mais  il  m'auto- 
rise à  dire  :  je  connais  un  officier  sur  lequel  on  peut 
compter,  etc.,  sans  le  nommer.  Je  vais  chez  Mme  de 
Flahaut.  Aime  de  Corny  est  avec  elle.  Après  le  départ 
de  cette  dernière,  elle  me  demande  le  résultat  de  notre 
conversation  chez  La  Fayette.  Je  la  résume  en  peu  de 
mots.  Elle  me  dit  que  Louis  de  Narbonne  qui,  avec  beau- 
coup d'esprit,  est  //;/  assez  mauvais  sujet,  sera  l'ennemi  de 
l'évèque  à  cause  de  son  amour.  Je  suis  fatigué  et  vexé  ; 
aussi  je  rentre  chez  moi,  fais  du  thé  et  me  couche  de 
bonne  heure.  La  journée  a  été  pluvieuse  et  désagréable. 

10  octobre.    —  Je  dois    me  rencontrer  ce  soir  avec 
l'évèque  chez  Mme  de  Flahaut.  Je  vois  M.   Le  Couteulx  ce 


9V  JOrilXAL   DK    (JOIJVKRMEUK   MORHIS. 

matin  cl  confère  avec  lui  au  sujet  de  noire  délie  eu  France. 
A  propos  de  la  nianicro  dont  nous  devons  trailei-  avec 
M.  iXocker,  je  lais  connaître  ma  délerniinalion  d'a;{ir  très 
onverleuient.  Lameiil  I.e  Couleulx  voudrait  marchander, 
et  connue  je  traite  avec  mépris  celle  façon  de  faire,  nous 
avons  une  conversation  assez  vive;  au  cours  de  cet  entre- 
tien, il  me  laisse  voir  combien  mon  indifférence  le  blesse. 
Je  continue  néanmoins  à  suivre  la  ligne  droile,  et  Catjlelou 
partage  mes  senlinienls.  Nous  recevons  encore  queUpies 
invités  et  nous  nous  mettons  à  lable.  La  prévenance  de 
M.  et  de  Mme  de  Flaliaul  envers  moi  est  évidente.  A  cinq 
heures,  je  vais  cliez  Canteleu  et  nous  rendons  visile  à 
M.  Necker.  Mme  Necker  nous  in  vile  à  diner  mardi  prochain. 
Nous  passons  au  cabinet  de  sci:  mari,  et  après  un  peu  de 
bavardage,  nous  examinons  la  question  de  la  dette  des 
Flats-Lnis  envers  la  France.  Je  lui  dis  toute  la  vérité  et 
l'assure  que  je  ne  m'engag  rai  dans  aucun  achat  sans  avoir 
en  vue  un  bénéfice  capa[)le  de  me  couvrir  de  tout  risque, 
et  qu'il  devra  faire  un  sacrifice.  Catiteleu  lit  la  note  que 
j'ai  remise  au  maréchal  deCasIries,  et  finalement  nous  exa- 
minons la  somme  de  seize  à  vingt  millions.  Il  p!0|)Ose  ce 
dernier  chilfre;  nous  en  reparlerons  mardi.  Je  vais  chez 
Mme  de  Flahaul  qui  me  quitte,  me  laissant  plongé  dans  la 
lecture  de  la  Pucelle.  Elle  sort  dans  ma  voilure  et  revient 
après  une  courte  visile.  J'allends  jusque  près  de  onze 
heures,  mais,  comme  l'évèque  ne  vient  pas,  je  me  relire. 

I  l  octobre.  —  Je  vais  ce  malin  à  mon  rendez-vous 
cliez  La  Fayette.  11  me  fait  attendre  assez  longtemps.  Je 
découvre  qu'il  ne  veut  s'engager  en  rien  en  ce  qui  concerne 
y\n  nouveau  ministère;  aussi  je  lui  demande  distraitement 
s'il  a  pensé  au  sujet  de  notre  dernier  enlreticn.  C'est  une 
entrée  en  matière.  Je  lui  expose  la  situation  présente  de  la 
France  et  la  nécessité  de  réunir  des  hommes  de  talent 
ayant   des  principes  favorables  à  la  lil)erté;  s'ils  étaient 


JOURiVAL   DE   GOUVERiXEUR   MORRIS.  95 

s.ins  talents,  l'occasion  de  reconquérir  le  j)Ouv{)ir  exécutif 
serait  perdue,  et  sans  les  principes  convenables,  le  pouvoir 
reconquis  tournerait  à  l'abus;  il  est  impossible  que  lui- 
même  soit  à  la  fois  ministre  et  soldat  —  encore  moins 
ministre  de  cbaque  déparlement  ;  il  devra  avoir  des  coad- 
juteurs  en  qui  il  ait  confiance;  quant  aux  objections  qu'il 
a  fuites  à  quelques-uns  au  point  de  vue  de  la  morale,  il 
faut  considérer  que  l'on  ne  regarde    pas  l'administration 
comme  une  roule  directe  pour  le  ciel;  les  gens  sont  poussés 
par l'auibilion  ou  par  l'avarice;  par  suite,  l'unique  moyen 
de  s'assurer  le  concours  des  plus  verlueux  est  de  les  inté- 
resser à  bien  agir.  li  me  dit  qu'il  a  l'intention  de  proposer 
Malesberbes  comme  garde  des  sceaux,  et  à  mon  objection 
qu'on  ne  pourra  pas  obtenir  son  acceptation,  il  répond 
qu'il  acceptera  une  offre  faite  par  La  Fayette.  J'ai  une  ob- 
jection plus  forte,  mais  je  ne  juge  pas  â  propos  de  la  faire  : 
c'est  qu'il  n'est  pas  assez  au  courant  des  affaires,  quoiqu'il 
possède  certainement  beaucoup  de   connaissances  et  de 
jugement.  Il  parle  de  La  Rochefoucauld  comme  ministre 
de  Paris,  et  à  l'objection  qu'il  n'a  pas  les  talents  nécessai- 
res, il  répond  qu'on  lui  donnera  un  premier  commis  qui 
les  a.  Le  ministre  de  la  guerre  est  dans  la  même  situation, 
mais  on  ne  peut  pas  faire  venir  le  commis  au  conseil  pour 
délibérer  et  décider.  Étant  présent  au  conseil,  il  prendra 
soin  de  tout  y  diriger.  Il   ne  réflécliit  malheureusement 
pas  que  lui-même  manque  de  talents  et  de  connaissances. 
Il  déclare  de  nouveau  qu'il  veut  avoir  Mirabeau,  à  quoi  je 
réponds  qu'un  homme  aussi  vicieux  déshonorera  n'importe 
quel  ministère,  et  qu'il  ne  faut  pas  se  fiera  quelqu'un  aussi 
dépourvu  de  principes.  Je  ne  lui  retourne  pas,  comme  je 
le  pourrais,  l'argument  de  la  moralité.  Je  connais  assez 
bien  celui  à  qui  je  m'adresse,  et  peux  peser  la  valeur  des 
raisons  qu'il  donne.  Comme  il  désire  se  débarrasser  de 
moi,  je  prends  congé  de  lui.  Je  suis  contrarié  de  voir  que 
par  petitesse  d'esprit  on  ne  placera  que  des  bommes  petits 


ÎMi  JOl  IIXAL    l)K    (ÎOIVKRMKIÎR   MORRIS. 

d'esprit  là  où  seuls  de  grands  hommes  pourraient  remplir 
la  place.  Il  «jarde  X'ecker  dont  il  méprise  les  talents,  parce 
que  Xecker  est  honnête  et  que  l'on  peut  se  lier  à  lui, 
comme  s'il  était  possible  de  se  (ier  à  un  timide  dans  des 
circonstances  difficiles.  Je  vais  chez  Mme  de  Flaliaut,  Elle 
est  avec  son  médecin,  mais  elle  me  reçoit  un  peu  après 
une  heure,  et  me  demande  de  dîner  en  tète-à-tète  avec 
elle.  La  reine  se  rétablit.  Ce  matin,  le  dentiste  du  roi  est 
tombé  mort  à  ses  pieds.  Le  pauvre  roi  s'est  écrié  qu'il 
était  voué  à  éprouver  toutes  sortes  de  malheurs.  11  a  eu 
cependant  assez  de  présence  d'esprit  pour  demander  ii 
Vicq  d'Azir,  le  médecin,  d'aller  en  informer  avec  douceur 
la  reine  qui  était  souffrante  et  pourrait  se  ressentir  d'un 
pareil  choc.  —  Aime  de  Fluhaut  est  enchantée  de  la  pro- 
position de  l'évèque.  Je  vais  cliez  Mme  de  Chastellux.  Elle 
est  alitée  et  très  nialade,  je  crois,  d'une  toux  effrayante  qui 
devra  avoir  une  issue  fatale,  si  l'on  n'en  vient  vile  à  hout. 
La  duchesse  entre  et  me  fait  de  doux  reproches  pour  ne 
pas  être  allé  la  voir  au  Raincy.  Je  renlre  chez  moi  écrire 
et  m'hahiller,  puis  je  vais  au  club  ;  je  n'y  reste  que  quelques 
minutes,  et  me  rends  chez  Mme  de  Flahaut.  Elle  est  sortie; 
j'attends  son  retour  qui  n'a  lieu  qu'à  trois  heures.  Elle 
médit  qu'elle  a  répété  à  l'évèque  ma  conversation  avec 
La  Fayette,  dont  justement  je  n'ai  répété  que  des  frag- 
ments qui  ne  pouvaient  nullement  trahir  ses  intentions, 
quoiqu'il  ne  me  les  ait  pas  coumiuniquées  comme  uu 
secret  formel.  Miraheau  doit  avoir  ce  soir  une  entrevue 
avec  le  roi  (entrevue  particulière ^  dont  personne  ne  sait 
rien,  excepté  nous). 

Je  la  quitte  pour  aller  chez  M.  de  Montmorin.  M.  de  La 
Luzerne  s'y  trouve.  Ils  sont  tous  deux  heureux  de  me  voir, 
et  comme  ils  ont  eu  une  conversation  assez  sérieuse,  je 
l'anime  avec  une  gaieté  qui  produit  le  medieur  effet.  Il  est 
malheureux  que  ces  gens  n'aient  pas  les  capacités  voulues  ; 
j'ai  cependant  travaillé  pour  garder  Montmorin  en  place. 


JOIRYAL    I)E    GOUVERNKIR   MORHIS.  97 

et  je  crois  qu'il  est  encore  possible  de  réussir.  Il  est  très 
utile,  et  ses  rapporls  avec  FIoridaBlauca  le  rendent  précieux 
dans  un  ministère,  parce  que,  aussi  longtemps  qu'ils  reste- 
ront tous  les  deux  en  place,  on  peut  compter  avec  certitude 
sur  l'Espagne.  De  là  je  vais  chez  Mme  de  Chastellux.  La 
duchesse  y  est  ainsi  que  M.  Short.  La  conversation  est 
légère  et  plaisante  ;  nous  parlons,  entre  autres  choses,  de 
son  portrait  du  Salon;  M.  Short  le  trouve  parfait.  Je  dis 
à  Sou  Altesse  iloyale  :  «  Madame,  ce  portrait- là  n'a  qu'un 
défaut  à  mes  yeux.  —  Et  qu'est-ce  donc,  ce  défaut  ?  —  C'est 
qu'il  ne  m'appartient  pas,  madame.  »  Le  duc  de  Penthièvre 
est  en  ville,  et  Mme  de  Chastellux  me  dit  qu'elle  est  sûre 
que  je  l'aimerais.  «  Il  passe  sa  vie  à  bien  faire.  Oui  (montrant 
de  la  main  la  duchesse),  elle  est  bien  faite,  w  etc.  La  comtesse 
de  Ségur  entre,  suivie  du  chevalier  de  Boufflers,  puis  de 
l'abbé  Saint-Phar.  Mme  de  Ségur  demande  mon  avis  sur  la 
situation.  Je  lui  fais  des  remarques  pleines  de  bon  sens, 
nmis  sans  pouvoir  aller  plus  loin.  Elle  me  dit  avoir  appris 
que  le  duc  de  La  Rochefoucauld  doit  faire  partie  du  minis- 
tère. A  neuf  heures  et  demie,  je  vais  dîner  au  Louvre. 
Mme  de  Kully  était  venue  avant  mon  départ.  Elle  nous 
raconta  des  anecdotes  et  parla  de  l'état  jAe  la  Corse  où 
son  mari  se  trouve  actuellement  avec  son  régiment.  Chez 
Mme  de  Flahaut,  nous  avons  le  colonel  O'Connel  et  Mme  de 
Laborde,  son  amie,  avec  son  mari.  Après  le  dîner  arrive 
l'évèque,  et  les  autres  se  retirent.  Je  lui  dis  ce  que  je  crois 
pouvoir  dire  de  ce  qui  s'est  passé  entre  La  Fayette  et  moi; 
j'pjoute  qu'ayant  rempli  mon  devoir  envers  lui  et  envers  son 
pays,  mon  intention  à  l'avenir  est  de  me  désintéresser  de 
tout  et  de  l'abandonner  au  cours  des  événements.  Je  recon- 
mande  de  s'unir  avec  ceux  qui  doivent  former  le  nouveau 
ministère,  et  de  se  déclarer  ouvertement  candidats,  en 
faisant  savoir  à  la  Cour  qu'on  entrera  tous  ensemble  ou  pas 
du  tout.  Il  m'approuve  et  pense  que  les  circonstances 
présentes  sont  assez  fortes  pour  faire  disparaître  un  autre 

7 


98  JOIKMAL   DU    (ÎOII VKRNK  UR  MORRIS. 

minislère  avant  que  tout  ne  soit  bien  rôglé.  II  nous  lit  sa 
proposition  :  elle  est  bien  faite.  Xous  parlons  ensuite  des 
meilleurs  moyens  d'atteindre  le  but  désiré,  et  je  lui  donne 
quelques  notions  des  principes  généraux  qui  tendent  à 
la  richesse  et  au  bonheur  d'une  nation,  et  qui  reposent 
sur  les  sentiments  du  cœur  humain.  Il  en  est  frappé, 
comme  les  hommes  de  réel  talent  le  sont  toujours  quand 
on  leur  révèle  réellement  la  vérité;  c'est  là,  soit  dit  en 
passant,  le  principal  charme  de  la  conversation.  Il  est  au 
contraire  terriblement  fatigant  de  remonter  aux  premiers 
principes  pour  ces  esprits  obtus  qui  voient  juste  assez  loin 
pour  s'égarer.  Je  laisse  l'évêque  avec  Mme  de  Flahaut. 

12  octobre.  —  Lundi.  Je  vais  à  mon  rendez-vous  chez 
Mme  de  Flahaut.  Elle  me  montre  une  lettre  à  l'évcque, 
qui  est  parfaite.  Sa  profonde  connaissance  du  caractère  des 
hommes,  et  celle  qu'elle  a  du  monde,  grtàce  à  son  influence 
sur  les  cœurs  de  ceux  qui  y  vivent,  les  plus  justes  conclu- 
sions sur  la  manière  de  régler  sa  conduite,  exposées  avec 
la  tendresse  d'une  amitié  féminine,  tout  cela  concourt  à 
rendre  parfaite  une  production  flûte  à  la  hâte.  J'avais 
bonne  opinion  de  moi-même,  mais  je  m'incline  franche- 
ment devant  une  supériorité  que  je  sens.  11  y  a  quel- 
ques jours,  elle  me  disait  après  avoir  vu  les  traits  de 
M.  Jefferson  :  «  Cet  homme  est  faux  et  emporté.  »  L'arran- 
gement dont  on  parle  à  présent  pour  le  ministère  est  de 
nommer  Necker  premier  ministre,  l'évêque  d'Autun  mi- 
nistre des  finances  et  Liancourt  ministre  de  la  guerre. 
Mirabeau  (qui  a  eu  hier  quatre  heures  de  conversation, 
non  pas  avec  le  roi,  mais  avec  Monsieur,  et  qui  doit  voir 
le  roi  aujourd'hui),  désire  faire  partie  du  ministère;  il  ne 
veut  plus  se  contenter  d'une  ambassade.  — Je  la  quitte 
pour  aller  chez  Mme  de  Chastellux.  Vers  huit  heures,  la 
duchesse  vient  avec  le  vicomte  de  Ségur.  L'on,  dit  qu'en- 
viron cinquante  membres  de  l'Assemblée  nationale  ont 


JOURNAL   DK    GOUVERNEUR  MORRIS.  99 

(Ic'inissionné,  entre  autres  Mounier  et  Lally-Tolendal.  Si 
c'est  vrai,  cela  va  produire  une  certaine  sensation.  De  là 
je  vais  souper  chez  Mme  de  Laborde;  à  l'issue  du  repas, 
je  leur  prépare  le  thé. 

13  octobre.  —  Je  vais  ce  soir  avec  M.  LeCouteulx  dîner 
chez  M.  Necker.  II  est  sombre  et  triste,  et  tellement  accaparé 
par  la  question  des  subsistances,  que  je  ne  peux  pas  lui 
parler  d'autre  chose.  Au  dîner,  Mme  de  Staël  s'assied  près 
de  moi  et  répèle  une  partie  de  la  conversation  de  l'autre 
jour  chez  Mme  de  Flahaut.  Le  comte  Louis  de  Narbonne 
la  lui  a  racontée.  Je  m'excuse  d'y  avoir  pris  part,  et  j'ajoute 
que  je  préférerais  lui  en  dire  deux  fois  autant  en  face.  Mon 
apologie  qui  est  tout  le  contraire  d'une  excuse,  est  acceptée, 
et  elle  demande  pourquoi  je  ne  vais  pas  la  voir.  «  Il  y  a 
longtemps,  madame,  que  je  désire  avoir  cet  honneur!  « 
Nous  nous  adressons  des  politesses  mutuelles,  et  je  dois  lui 
rendre  visite  ce  soir.  Au  dîner,  se  trouve  de  Narbonne,  qui 
est  naturellement  avec  Mme  de  Staël  ce  soir.  M.  de  Montmo- 
rin  s'y  trouve  aussi  avec  sa  fille,  et  une  certaine  Mme  de 
Coigny  qui,  dit-on,  a  beaucoup  d'esprit.  Je  me  sens  stupide 
au  milieu  de  ce  groupe  qui  nous  quitte  graduellement,  ne 
laissant  que  Mme  Necker,  trois  messieurs  et  moi.  Dès  que  le 
souper  paraît,  je  prends  congé  en  promettant  de  revenir 
bientôt.  On  éprouve  de  grandes  craintes  au  sujet  de  la 
situation  des  affaires  publiques.  Le  Couteulx  m'a  avoué 
cet  après-midi  qu'il  n'espère  plus  de  constitution  que  de 
la  main  du  roi. 

Aï  octobre.  —  Ce  matin,  le  général  Dalrymple  passe 
deux  heures  avec  moi.  Je  lui  dis  de  me  présenter  au  ban- 
quier du  roi,  qu'il  m'assure  être  très  riche.  Je  déclare  désirer 
celte  présentation  parce  que  j'espère  avoir  des  informations 
sur  ce  qui  peut  faire  l'objet  d'un  commerce  en  France.  Il 
me  demande  aussitôt  si  je  recommanderais  de  spéculer  en 


100  JOl  HXAL   I)K    (;()l  \  KUXKl  H    MOKHIS. 

ce  moment  sur  les  fonds  français  :  je  réponds  négalivement. 
11  m'informe  que  le  duc  d'Orléans  est  parti  en  Anjjlelcrre  et 
veut  savoir  ce  que  je  pense  de  ce  voyajje.  J'en  suis  surpris, 
mais  j'en  conclus  que  l'on  a  découvert  certains  agissements 
de  Son  Altesse  Royale,  qui  pourraient  avoir  des  consé- 
quences désastreuses,  et  que  le  roi  lui  a  demandé  de  partir 
pour  éviter  une  enquête.  On  le  dit  parti  pour  des  affaires  de 
l'État,  mais  c'est  là  une  excuse,  je  crois,  |)arce  que  personne 
en  France  n'est  aussi  antipathique  au  roi  d'Angleterre.  Je 
vais  dîner  chez  Mnie  de  Flahaut.  Elle  reçoit  un  mot  de 
l'évêque  ^l'Autun.  11  doit  être  chez  elle  à  cinq  heures  et 
demie.  Elle  insiste  pour  que  je  la  quitte  à  cinq  heures.  Je 
me  montre  froid  mais  poli.  Je  vais  au  cluh  et  m'informe 
au  sujet  du  départ  du  duc  d'Orléans,  que  le  roi  a  certai- 
nement envoyé  avec  une  mission  diplomatique,  mais  il  doit 
y  avoir  quelque  raison  non  diplomatique.  Je  vais  de  là  chez 
le  général  Dalrymple,  chez  qui  deux  messieurs  de  ce  pays- 
ci  boivent  ferme.  Une  dame  d'un  caractère  particulier  est 
à  table.  Plus  tard  je  vois  Mme  de  Flahaut;  elle  me  dit  que 
l'évêque  ne  veut  pas  accepter  les  finances  sous  la  présidence 
de  Necker.  Elle  nous  quitte  bientôt;  nous  devons  dîner  à 
trois  avec  l'évêque,  demain  à  quatre  heures. 

15  octobre.  —  Aujourd'hui,  à  quatre  heures,  je  vais  au 
Louvre,  comme  c'était  convenu.  Nous  attendons  jusqu'à 
près  de  cinq  heures  que  l'évêque  arrive  de  Versailles,  et 
nous  prenons  ensuite  un  dîner  excellent.  Elle  nous  engage 
à  souper  chez  Mme  de  Laborde.  Je  m'en  vais  rendre  visite 
à  Mme  de  Ségur,  et  nous  commençons  une  conversation 
interrompue  par  l'arrivée  de  deux  visiteurs.  Je  vais  de  là 
chez  Mme  de  Corny.  Elle  est  alitée  et  tousse  de  façon  très 
désagréable.  Je  vais  chez  Mme  de  Chastellux;  la  duchesse 
y  est  comme  d'habitude  et  aussi  le  vicomte  de  Ségur.  Je 
lui  parle  un  peu  politique.  Mme  de  Ségur  rentre  tard;  elle 
a  été  retenue  par  ses  visiteurs.  Elle  me  demande  d'aller 


JOIKVAL   I)K    GOLVEKMilK   MORRIS.  101 

voir  La  Fayelte  pour  le  prier  de  ne  pas  faire  partie  du  minis- 
tère. Je  refuse,  mais,  (iiialcment,  sur  son  insistance,  je  pro- 
mets de  lui  écrire  demain.  De  là  je  vais  au  Louvre;  Mme  de 
Flaliaut  s'habille;  elle  est  1res  fatiguée.  L'évèque  arrive, 
je  lui  fais  part  de  mon  iulcnlion  d'écrire  à  La  Fayette.  Il 
m'approuve  et  observe  (;u'il  faut  veiller  sur  La  Fayetle, 
parce  qu'il  est  utile.  Il  me  dit  qu'il  n'acceptera  pas  de 
place  dans  le  ministère  actuel,  et  j'approuve  celte  déter- 
mination. Il  est  reçu  avec  des  allenlions  infinies  chez 
Mme  de  Laborde,  ce  qui  prouve  que  l'on  s'attend  à  ce  qu'il 
soit  quelqu'un.  La  figure  de  Mme  de  Flahaut  s'iljumine  de 
satisfaction  en  regardant  l'évèque  et  moi  assis  l'un  près 
de  l'autre,  d'accord  ensemble  et  défendant  mutuellement 
nos  opinions.  Quel  triomphe  pour  une  femme!  Je  la  quitte 
pour  rentrer  avec  lui. 

16  octobre.  —  Je  vais  aujourd'hui  chez  M.  Xecker  et 
lui  fais  part  de  mon  idée  de  diminuer  le  prix  du  pain 
dans  Paris  en  faisant  tomber  la  différence  sur  ceux  qui 
emploient  des  ouvriers;  de  sorte  (|u'en  l'estimant  à  deux 
sous,  le  patron  serait  obligé,  quand  le  pain  en  vaut  quatre, 
de  donner,  par  exemple,  deux,  trois  ou  quatre  sous  de 
plus.  Je  lui  soumets  aussi  l'idée  de  demandera  l'Assemblée 
ia  somme  nécessaire  au  ravitaillement  de  Paris.  Sur  le  pre- 
mier point,  il  répond  qu'il  est  impossible  de  se  procurer  du 
blé,  et  il  traite  avec  mépris  l'idée  d'être  responsable  en- 
vers la  nation  d'un  tel  usage  des  deniers  publics.  Je  lui  dis 
qu'il  ne  faut  pas  compter  sur  l'Angleterre  pour  des  vivres  ; 
il  en  semble  alarmé.  Je  lui  offre  mes  services  pour  en  avoir 
d'Amérique.  Il  me  remercie,  mais  il  a  déjà  donné  ses 
ordres;  je  le  savais,  sans  quoi  je  n'en  aurais  pas  tant  dit. 
Il  ne  fait  aucune  allusion  à  la  dette,  ni  moi  non  plus.  Je 
vais  de  là  au  club  et  j'apprends  un  peu  ce  que  l'on  pense 
du  duc  d'Orléans.  Ses  amis  ont  l'oreille  basse,  mais  le 
défendent  quand  même,  ce  qui  est  absurde,  n'étant  pas 


102  JOl  l{\'AL   I)K   GOUVERXEUR   MOUHIS. 

assez  au  courant  pour  le  défendre  convenablement,  ou  bien, 
s'ils  le  sont,  ils  cachent  ce  qu'ils  savent,  ce  qui  revient 
au  même.  Je  fais  une  visite  à  Mme  de  Cliastellux.  A  huit 
lieures  arrive  la  duchesse,  qui  me  fait  remar(juer  sa  ponc- 
tualité; ensuite  Mme  de  Ségur,  qui  me  dit  que  La  Fayette 
ne  fera  pas  partie  du  ministère,  au  moins  pour  l'instant. 
Après  avoir  fait  le  thé,  etc.,  je  vais  voir  Mme  de  Flahaut, 
qui  revient  de  l'Opéra.  L'évêque  arrive  et  je  lis  ma  lettre  à 
La  Fayette,  que  madame  traduit  au  fur  et  à  mesure,  mais 
Capellis  arrive  avant  qu'elle  ne  soit  finie,  et  reste  jusqu'à 
minuit;  nous  parlons  tous  ensemble. 

17  octobre.  —  Laurent  Le  Couteulx  dîne  avec  moi 
aujourd'hui  et  nous  parlons  de  l'envoi  de  blé  et  de  farine 
d'Amérique.  Je  lui  donne  des  renseignements,  et  lui  dis 
que,  s'il  veut  s'y  intéresser,  je  puis  lui  être  utile.  Mon  dé- 
sintéressement le  porte  à  accepter.  Il  propose  de  s'y  inté- 
resser en  tiers  ;  j'y  consens  et  je  le  prie  de  préparer  ses 
lettres  et  de  me  les  envoyer.  Nous  parlons  ensuite  de 
l'affaire  des  (abacs.  Il  n'est  pas  disposé  à  donner  le  crédit 
que  je  demande,  hésite  et  cherche  à  éluder  la  question. 
Heureusement,  ma  voiture  arrive,  et  je  lui  dis  qu'un  enga- 
gement pressé  me  force  à  le  quitter.  Je  vais  au  Louvre  et 
je  conduis  Mme  de  Flahaut  au  couvent  pour  rendre  visite 
à  sa  religieuse,  Mme  Trent,  qui  est  autant  de  ce  monde 
que  peut  l'être  une  personne  vouée  à  l'autre.  La  vieille 
dame  admire  son  bon  air  et  ne  veut  pas  croire  qu'elle  a  été 
indisposée.  Nous  rentrons,  et  je  la  laisse  pour  recevoir  son 
évêque.  Pour  la  première  fois  elle  laisse  tomber  à  son 
égard  un  mol  qui  est  cousin  germain  du  mépris.  Je  puis, 
si  je  le  veux,  la  détacher  de  lui  com|)lètement.  Mais  c'est 
le  père  de  son  enfant,  et  ce  serait  injuste.  La  raison  secrète 
est  qu'il  manque  àefortilcr  in  re,  quoique  abondamment 
pourvu  de  .suavitcr  in  modo,  ce  qui  n'est  pas  suffisant.  Je 
vais  chez  Mme  de  Chastellux;  la  duchesse  s'y  trouve  avec 


JOURNAL   DK    GOUVERMEIR  MORRIS.  103 

le  maréchal  et  le  vicomte  de  Ségur;  nous  prenons  le  thé. 
Quelqu'un  vient  dire  à  la  duchesse  que  son  mari  est  arrêté 
à  Boulogne.  Elle  en  est  très  peinée;  nous  entreprenons  de 
lui  démontrer  que  c'est  impossihle,  bien  qu'il  y  ait  toutes 
soites  de  raisons  de  supposer,  dans  l'état  de  désordre 
actuel  du  royaume,  qu'il  ne  pourra  pas  passer.  Elle  est 
très  anxieuse  de  savoir  la  vérité,  et  je  vais  m'en  informer 
chez  M.  de  La  Fayette.  Il  n'est  pas  chez  lui,  ou  plutôt,  à  en 
juger  par  les  apparences,  il  n'est  pas  visible.  De  là  chez 
M.  de  Moutmorin  qui  est  sorti.  Je  retourne  chez  Aime  de 
Chaslellux.  La  pauvre  duchesse  est  pénétrée  de  reconnais- 
sance de  ce  que  je  me  dérange  ainsi  pour  elle.  Il  est  bien 
dur  pour  un  cœur  si  bon  d'être  condamné  à  tant  souffrir.  Je 
m'en  vais;  elle  me  suit  jusqu'à  la  porte  pour  m'exprimer 
de  nouveau  sa  reconnaissance.  Pauvre  femme!  Je  vais  chez 
Aime  de  Staël  ;  la  compagnie  y  est  assez  nombreuse,  et  la 
conversation,  à  laquelle  je  ne  prends  pas  une  part  suf- 
fisante, très  animée.  Tandis  que  je  suis  aux  côtés  de 
Narbonne,  elle  me  demande  si  je  continue  à  penser 
qu'elle  ait  une  préférence  pour  AI.  de  Tonnerre.  Je  ré- 
ponds en  faisant  simplement  remarquer  qu'ils  ont  cha- 
cun assez  d'esprit  pour  deux  et  qu'à  mon  avis,  ils  feraient 
mieux  de  se  séparer  et  de  prendre  chacun  une  com- 
pagne un  peu  bête.  Je  n'enire  pas  assez  dans  le  ton  de 
celte  société.  Après  souper  entrent  quelques  messieurs, 
qui  annoncent  une  émeute  au  faubourg  Saint-Antoine. 
Nous  avons  beaucoup  de  nouvelles  ce  soir,  et  un  certain 
nomhre  d'insurrections  en  divers  endroits.  Mme  de  Staël 
afùrmede  bonne  source  que  le  duc  est  arrêté.  De  là  je  vais 
au  club,  oii  nous  apprenons  que  l'émeute  annoncée  n'est 
qu'une  fausse  alarme.  Mais  mon  domestique  me  dit  qu'on 
s'attend  à  en  avoir  une  demain,  et  qu'on  a  commandé 
une  grande  force  militaire  pour  huit  heures  du  matin. 
Les  grenadiers  des  anciennes  gardes  françaises  insistent 
pour  garder  la    personne  du    roi.   C'est  naturel.    Belle 


lO'f  JOl  KVAL   l)K    (;()i;VKR\IOLI{    MORRIS. 

journée  —  ressemblant  à  ce  que  nous  appelons  en  Amé- 
rique le  second  été. 

\^  octobre.  —  Au  club,  M...,  qui  est  de  l'entourage 
de  M.  de  La  Fayette,  me  dit  que  l'on  appréhende  que  les 
amis  du  duc  d'Oiléans  ne  le  dénoncent  à  l'Assemblée 
nationale,  de  façon  à  l'obhger  à  revenir.  Ils  s'attendent  à 
ce  que  sa  popularilé  à  Paris  le  fasse  triompher  de  ses 
ennemis.  Il  me  demande  d'aller  dîner  chez  La  Fayette, 
mais  c'est  iinpossible;  de  plus,  je  ne  veux  pas  l'ennuyer 
avec  mes  conseils,  à  moins  qu'il  ne  les  demande,  et  peut- 
être  même  pas  dans  ce  cas.  A  trois  heures,  je  vais  chez 
Mme  de  FlaliauL  L'évêque  est  avec  elle.  Nous  parlons  des 
changements  proposés  dans  le  ministère.  J'insiste  pour 
qu'on  n'y  fasse  pas  entrer  Mirabeau,  car  l'on  se  trompe 
en  croyant  qu'après  cette  élévation  il  gardera  son  influence 
dans  l'Assemblce;  l'opinion  publique  sera  hostile  aux 
ministres,  s'ils  s'adjoignent  un  homme  d'aussi  mauvaise 
réputation.  En  ce  moment,  tout  dépend  du  ménagement  que 
l'on  aura  pour  cette  opinion.  L'évêque  me  dit  que,  d'après 
lui,  aucun  ministère,  dont  ferait  partie  M.  Necker,  ne  peut 
réussir.  Après  son  départ,  Mme  de  Flahaut  n)e  dit  que  La 
Fayette  est  décidé  à  ne  pas  laisser  confier  le  portefeuille 
de  la  guerre  à  Montesqiiou.  Mirabeau  Ta  dit  à  Tévéque. 
Montesquiou  lui  a  dit,  à  elle,  que  Necker  déclare  pitoyables 
les  calculs  qui  se  trouvent  dans  la  proposition  de  l'évêque. 
Cela  explique  les  propos  qu'il  m'a  tenus.  La  Fayette  a 
commis  une  grande  faute  en  faisant  des  confidences  à 
Mirabeau.  Ce  sera  honteux  de  l'employer  et  dangereux 
de  le  négliger,  parce  que  chaque  conversation  lui  fournit 
des  droits  et  des  moyens  d'action.  Elle  ajoute  que  l'évêque 
s'est  invité  à  dîner  chez  elle  tous  les  jours.  Nous  rions  en 
bavardant.  Je  vais  dîner  chez  le  général  Dalrymple.  Le 
général  me  dit  tenir  de  source  certaine  que  le  duc  d'Or- 
léans a  imploré  le  pardon  du  roi  à  genoux.  Des  dépêches 


JOIKNAL   DE    GOLVERXKIR   MORHIS.  105 

sont  envoyées  enjoignant  à  ses  gardiens  à  Boulogne  de  le 
relâcher.  La  conversation  arrive  graduellement  aux  affaires 
d'Amérique  et  je  dis,  ce  qui  est  vrai,  que  l'on  a  commis 
une  erreur  en  n'envoyant  pas  de  ministre  en  Amérique.  On 
désire  ardemment  me  convaincre  qu'une  alliance  avec 
la  Grande-Bretagne  ne  pourrait  que  nous  profiter  ;  j'avale 
leurs  arguments  et  les  observations  de  laçon  à  faire  croire 
que  je  suis  convaincu,  ou  du  moins  en  voie  de  l'élre. 
Le  jeune  homme  pense  qu'il  a  fait  des  merveilles.  De  là 
je  vais  au  Louvre,  quoique  j'eusse  décidé  le  contraire.  Le 
cardinal  de  Rohan  est  avec  Mme  de  Fiahaut.  Nous  parlons 
entre  autres  choses  de  la  religion^  car  le  cardinal  est  très 
dévot.  Il  était  autrefois  l'amant  de  la  sœur  de  Mme  de  Fiahaut 
et  fut  beaucoup  aimé.  Il  assure  que  le  roi  n'est  pas  aussi 
fou  qu'on  le  croit  et  donne  des  exemples  à  l'appui  ;  mais  le 
cardinal  n'a  pas  autant  de  bon  sens  qu'on  le  supposait;  il 
ne  faut  donc  pas  accepter  aveuglément  son  témoignage. 
Peu  après  le  départ  du  cardinal,  M.  de  SaiDt-Ve;iant  arrive 
et  je  prends  congé. 

J'ai  écrit  aujourd'hui  à  Robert  Morris.  «  Je  suis  persuadé, 
lui  dis-je,  que  le  gouvernement  de  ce  pays  ne  doit  plus 
ressentir  d'inquiétude  au  sujet  des  subsistances  avant  de 
j)rendre  les  mesures  nécessaires  à  l'ordre  qui  est  indis- 
pensable. Tout  ici  est  pour  ainsi  dire  disloque.  L'armée 
est  indisciplinée  et  n'obéit  plus;  les  magistrats  civils 
sont  annihilés,  les  finances  déplorables.  L'on  n'a  aucun 
système  défini  poin-  faire  face  aux  difficultés,  mais  l'on  vit 
d'expédients  et  l'on  est  à  la  merci  des  inventeurs  de  projets. 
Un  pays  dans  cet  état  peut  connaître  la  disette  dans  une 
province,  tandis  qu'une  autre  souffrira  de  l'abondance. 
Le  désordre  est  partout.  Je  n'ai  assisté  qu'une  fois  aux 
délibérations  de  l'Assemblée  nationale  depuis  septembre. 
Cette  seule  fois  a  complètement  satisfait  ma  curiosité.  Il 
est  impossible  d'imaginer  plus  de  désordre  dans  une 
assemblée  :  nul  raisonnement,  nul  examen,  nulle  discus- 


10(5  JOURNAL   1)K    r.OrVKIlX'KLH   MORRIS. 

sion.  On  applaudit  quand  on  approuve  et  l'on  siffle  quand 
on  désapprouve.  Si  j'eu  essayais  la  description,  je  n'aurais 
jamais  fini.  J'ai  dîné  ce  jour-là  avec  le  président,  et  lui  ai 
dit  franclienient  qu'il  était  impossible  qu'une  telle  cohue 
gouvernât  le  pays.  On  a  tout  bouleversé.  Le  pouvoir 
exécutif  n'est  plus  qu'un  mot.  Presque  toutes  les  fonc- 
tions étant  électives,  personne  n'obéit.  C'est  une  anarchie 
dont  on  ne  peut  se  faire  une  idée,  et  ils  seront  obligés  de 
reprendre  leurs  chaînes  au  moins  pour  quelque  temps.  Tel 
est  l'esprit  de  licence,  auquel  on  donne  le  noble  nom 
d'amour  de  la  liberté.  Leurs  littérateurs  ont  la  tête  tournée 
par  des  notions  romantiques  ramassées  dans  des  livres;  ils 
sont  trop  grands  pour  abaisser  leurs  regards  sur  le  genre 
humain  tel  qu'il  existe,  et  se  croient  trop  sages  pour  suivre 
l(;s  préceptes  de  sens  commun  et  de  l'expérience;  aussi  ont-ils 
tourné  la  tête  de  leurs  concitoyens,  pour  se  jeter  sur  une 
sorte  de  coiislitulion  à  la  Don  QuichoKe,  comme  celle 
dont  vous  êtes  pourvus  en  Pensylvanie.  Inutile  d'en  dire 
plus  long.  Vous  jugerez  des  effets  que  peut  produire  cette 
constitution  sur  un  peuple  absolument  dépravé.  » 

}d  octobre.  —  J'apprends  aujourd'hui  le  résumé  de  la 
conversation  de  Canteleu  avec  M.  Necker  au  sujet  de  la 
dette  des  Etats-Lnis  en  France.  Celui-ci  demande  un  mil- 
lion de  louis,  ce  que  je  crois  cNn;jéré,  et  dit  qu'il  ne  peut 
pensera  présenter  au  public  un  contrai  dont  il  tirerait  moins 
de  vingt-quatre  millions.  L'après-midi  je  vais  au  Bois  de 
Boulogne  en  voiture  avec  Mme  de  Flahaut,  mais  nous  nous 
arrêtons  à  la  barrière,  parce  que  nous  n'avons  pas  de  passe- 
ports. Nous  faisons  une  courte  visite  au  couvent.  Mon  amie 
se  désole  beaucoup  de  la  perte  de  ses  revenus.  La  dimi- 
nution des  affaires  de  son  frère,  qui  est  surintendant  des 
bâtiments  royaux,  lui  en  enlève  une  partie;  4,000  livres 
qui  étaient  dues  par  le  comte  d'Artois  disparaissent  avec 
Son  Altesse  Royale.  11  ne  lui  reste  donc  que  12,000  livres; 


JOURNAL   DE    GOUVERXELR   MORRIS.  107 

celle  somme,  qui  est  une  rente  viagère,  lui  est  mal  payée. 
Avec  ce  faible  revenu,  il  est  impossible  de  vivre  à  Paris. 
11  lui  faut  donc  abandonner  ses  amis,  ses  espérances,  tout. 
Peu  après  notre  arrivée  au  Louvre,  vient  M.  de  Montesquiou 
qui  discute  la  proposition  del'évêque  d'Aulun.  Il  en  désap- 
prouve les  calculs  et  fait  des  observations  fort  justes;  ce 
sont  précisément  celles  que  j'ai  failes  à  l'évêque  avant  qu'il 
ne  déposât  sa  proposition.  11  pourrait  se  faire  cependant 
que  l'on  en  tirât  quelque  chose  de  bon.  Je  les  quitte,  en 
promettant  de  revenir.  De  là  chez  Mme  de  Chastellux  où, 
comme  d'habitude,  je  prépare  le  thé  de  la  duchesse.  On 
s'en  lient  au  bavardage  ordinaire.  Mme  de  Ségur  se  trouve 
ici  avec  AI.  Short.  Je  retourne  au  Louvre.  Le  maréchal  de 
Ségur  nous  apprend,  chez  Mme  de  Chastellux,  que  Mirabeau 
devait  faire  partie  du  ministère.  Mme  de  Flahaut  dit  que, 
d'après  de  Alonlesquiou,  il  se  conduit  faussement  envers 
l'évèquc,  et  qu'il  doit  entrer  aux  Finances  conjointement 
avec  Necker.  Elle  appréhende  de  voir  l'évêque  ce  soir; 
elle  est  indisposée  et  craint  d'avoir  la  fièvre,  mais  je  la 
remonte  considérablement  à  l'aide  d'un  peu  de  soupe. 

21  octobre.  —  La  populace  a  pendu  un  boulanger  ce 
matin,  et  tout  Paris  est  sous  les  armes.  Le  pauvre  boulanger 
a  été  décapité  selon  l'usage  et  porté  en  triomphe  à  travers 
les  rues.  Il  avait  travaillé  toute  la  nuit  en  vue  de  fournir  la 
plus  grande  quantité  possible  de  pain  ce  matin.  On  dit  que 
sa  femme  est  morte  d'horreur  quand  on  lui  eut  présenté  la 
têle  de  son  mari  au  bout  d'une  perche.  11  n'est  sûrement 
pas  dans  l'ordre  habituel  de  la  divine  Providence  de  laisser 
de  telles  abominations  sans  châtiment.  Paris  est  l'endroit 
le  j)lus  pervers  qui  |)uisse  exister.  Tout  n'y  est  qu'inceste, 
meurire,  bestialité,  fraude,  rapine,  oppression,  bassesse, 
cruauté;  c'est  cependant  la  ville  qui  s'est  faite  le  champion 
de  la  cause  sacrée  de  la  liberté.  La  pression  du  despotisme 
qui  pesait  surelle  ayant  été  écartée,  chaque  mauvaise  passion 


lOS  JOl  UVAL    l)K    (101  VKHMELH    MORHIS. 

exerce  son  cnerjjie  particulière.  Le  ciel  seul  sait  comment 
se  terminera  le  conllit;  j'ai  peur  qu'il  ne  se  termine  mal, 
c'est-à-dire  par  l'esclavage.  La  cour  du  Louvre  est  occupée 
par  la  cavalerie.  Je  vais  aux  Champs-Elysées  oii  je  rencontre 
le  général Dalrympie.  lime  donne  quelques  détails  circons- 
tanciés sur  ce  qui  se  passe  dans  la  Flandre  autrichienne. 
On  a  de  bonnes  raisons  de  croire  que  le  Stalholder,  soutenu 
par  la  I*russe,  s'emparera  de  ce  précieux  territoire.  Pendant 
qu'on  y  est,  on  lera  aussi  bien  de  prendre  quelques-uns 
des  postes  fortifiés  que  la  France  y  occupe,  avec  quelques- 
unes  des  petites  principautés  situées  à  l'ouest,  et  les  Pays- 
Bas  formeront  alors  un  État  très  puissant.  La  discorde 
seujble  s'étendre  de  plus  en  plus  dans  ce  royaume,  menacé 
dans  un  certain  temps  de  la  désunion  de  ses  provinces. 

11  n'y  a  rien  de  nouveau  au  club  ce  soir,  mais  l'évêque 
d'Autun  apporte  les  dernières  nouvelles  à  Mme  de  Flahaut. 
11  nous  dit  que  l'Assemblée  a  voté  ce  qu'elle  appelle  la  loi 
martiale,  qui  n'est  à  proprement  parler  qu'une  loi  sur  les 
attroupements.  Le  garde  des  sceaux  s'est  défendu  assez 
bien  aujourd'hui  devant  l'Assemblée.  L'évêque  ne  semble 
pas  avoir  un  grand  désir  d'un  poste  dans  le  ministère  en 
ce  moment.  Je  crois  que  cela  vient  en  partie  du  désappoin- 
tement et  en  partie  de  l'appréhension.  Je  plaide  de  nouveau 
pour  la  nécessité  d'amener  les  candidats  aux  diverses 
places  à  faire  des  arrangements  entre  eux,  et  d'oblenir  une 
entente  qui  puisse  durer  quand  ils  en  seront  pourvus,  tout 
en  les  aidant  à  les  obtenir.  L'évêque  se  retire  après  le 
dîner,  et  Capellis  vient  avec  Mme  d'Angivillers.  Au  cours 
delà  conversation,  certains  incidents  sont  racontés  pour 
montrer  que  M.  de  Xarbonnc,  l'ami  de  Mme  de  Staël,  est 
«  un  fort  mauvais  sujet  :i ,  ce  qui  s'accorde  avec  cerlains 
mauvais  traits  contrastant  avec  son  apparence  générale, 
qui  est  bonne.  De  là,  chez  Mme  de  Chastellux.  Le  vicomte 
de  Ségur  me  donne  un  livre  écrit  par  lui,  et  demande  que 
je  lui  en  dise  franchement  mon  opinion.  C'est  une  corres- 


JOl  R.VAL   DE    GOrVEUXElR   MORRIS.  10!> 

pondance  supposée  entre  \inon  de  Lenclos  et  son  amant,  le 
marquis  de  \  illarceanx.  La  duchesse  apprend  par  un  mot  du 
duc  de  lîiron  que  le  duc  d'Orléans  s'est  embarqué  hier  à 
neuf  heures  du  matin,  avec  un  vent  favorable  pour  l'An- 
gleterre, On  dit  que,  par  jugement  régulier,  trois  personnes 
doivent  être  pendues  demain  pour  avoir  mis  le  boulanger 
à  mort.  C'est  un  tort  de  relarder  l'exécution. 

22  octobre.  —  Au  club  aujourd'hui,  j'ai  une  discussion 
avec  un  membre  des  Etals  généraux  ou  de  l'Assemblée 
nationale,  qui  me  prouve  son  imbécillité.  Au  moment  de 
quitter  la  salle ,  les  personnes  présentes  commettent 
presque  l'indécence,  si  fréquente  à  l'Assemblée,  d'applau- 
dir l'orateur  qu'elles  approuvent.  L'une  d'elles  me  suit 
pour  me  dire  qu'il  est  inutile  de  montrer  de  la  lumière  aux 
aveugles.  N'importe,  Je  vais  chez  Mme  de  Flahaut.  Elle 
est  avec  le  duc  de  Biron,  qui  la  quitte  bientôt.  Elle  me 
raconte  une  anecdote  peu  à  l'honneur  de  La  Fayette;  il  avait 
dit  dans  son  petit  cercle  chez  Mme  de  Simiane,  en  parlant 
du  duc  d'Orléans  :  «  Ses  lettres  de  créance  sont  des  lettres 
de  grâce.  55  Le  duc  de  Biron  qui  connaît  toutes  ses 
démarches  faites  auprès  du  duc  d'Orléans,  son  ami,  a 
écrit  à  La  Fayette  une  lettre  à  ce  sujet,  et  en  a  reçu  une 
réponse  dans  laquelle  il  lui  dit  :  c«  Je  n'ai  pas  pu  me  servir 
d'une  telle  expression,  puisqu'il  n'y  a  aucun  indice  contre 
le  duc  d'Orléans.  «  Elle  dit  avoir  vu  la  lettre.  Sans  aucun 
doute,  le  duc  de  Biron  lui  donnera  une  assez  grande  publi- 
cité. Je  me  retire  à  l'arrivée  du  marquis  de  Montesquiou, 
et  vais  chez  Mme  de  Chastellux.  La  duchesse  arrive  tard, 
car  elle  a  été  chez  la  reine.  Mme  de  Chastellux  m'explique 
la  situation  intérieure  de  cette  famille.  Nous  discutons  la 
ligne  de  conduite  que  devrait  suivre  la  duchesse,  et,  comme 
elle  est  entre  les  mains  du  vicomte  de  Ségur  et  de  Mme  de 
Chastellux,  je  pense  qu'elle  agira  avec  plus  de  raison  et  de 
fermeté  qu'elle  n'en  a  naturellement.  De  là,  selon  ma  pro- 


110  JOIIR.VAL   I)K    (ÎOUVKRMKUR   MORRIS. 

messe,  je  rolonine  dîner  cliez  Mme  de  Flaliaiit.  Conver- 
sation il  bàlons  rompus,  pendant  laquelle  elle  se  mo([ue  de 
mon  mauvais  IVaneais.  Cela  n'est  pas  niécliant.  Je  resle 
jusqu'à  minuit,  et  tout  le  monde  se  retire.  On  a  pendu 
aujourd'hui  deux  personnes  pour  le  meurtre  du  boulanger, 
et  il  y  en  a  encore  deux  ou  trois,  dit-on,  qui  seront  pen- 
dues demain. 

23  octobre.  —  J'écris  toute  la  matinée,  puis  j'emmène 
Mme  de  Laborde  et  Mme  de  La  Tour  pour  une  promenade 
aux  Cliamps-I^lysces.  Le  {général  Dalrymple,  qui  nous 
rejoint,  nous  annonce  que  Belgrade  s'est  rendue;  il  me 
parle  aussi  de  certaines  horreurs  commises  à  Arras,  mais 
nous  y  sommes  familiarises.  Je  quille  Mme  de  Laborde  et 
vais  chez  M.  Le  Couleulx.  Quelques  minutes  après,  vient 
M.  de  Cubières,  Il  me  fait  un  plaisant  compte  rendu  de  la 
conduite  du  duc  de  \...,  la  fameuse  nuit  du  5,  et  me  parle 
ensuite  de  l'entrevue  enire  La  Fayette  et  son  souverain  :  le 
premier,  pâle,  abattu,  et  i)Ouvanl  à  peine  exprimer  l'assu- 
rance de  son  altachement;  le  roi,  calme  et  digne.  La 
première  demande  était  de  confier  la  garde  de  la  personne 
royale  aux  anciennes  gardes  françaises,  maintenant  milice 
nationale.  C'était  présente  sous  forme  d'une  humble  re- 
quête de  leur  part  à  être  admis  à  leur  ancien  poste. 
Cubières  fut  alois  obligé  de  se  retirer,  car  quelques  per- 
sonnes étaient  entrées  qui  n'avaient  pas  !e  droit  d'èlie 
présentes,  et,  quand  on  leur  fit  quitter  la  salle,  il  fut  obligé 
de  se  retirer  avec  elles.  De  là  je  me  rends  chez  Mme  de 
Chastellux.  Le  maréchal  et  la  comtesse  de  Ségur  y  sont, 
mais  une  cincjuième  personne  est  présente,  ce  qui  ùte  tout 
intérêt  à  la  conversation;  à  huit  heures  un  quart  je  me 
retire,  laissant  un  message  pour  la  duchesse  qui  n'est  pas 
venue  au  rendez-vous.  A  ce  propos,  Mme  de  Flahaut  a  laissé 
entendre  ce  matin  son  désir  d'être  parmi  les  dames  d'hon- 
neur de  la  duchesse.  Je  crois  que  c'est  impossible,  mais 


JOURXAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  111 

nous  verrons  s'il  y  a  une  place  qui  vienne  à  vaquer.  Je  rends 
visile  à  Mme  de  Slaël,  De  Clermont-Tonnerre  s'y  trouve; 
il  me  demande  s'il  peut  tenir  son  rang  en  Amérique  avec 
GO, 000  francs.  Je  remarque  qu'il  est  abattu.  J'exprime  mes 
idées  sur  ia  situation  des  Français  ;  il  en  est  fjrandement 
mortifié,  car,  de  fait,  leurs  malheurs  sont  dus  à  leur  folie. 
Mme  de  Staël  lui  adresse  quelques  discrets  reproches  sur 
la  faiblesse  d'esprit  qui  fait  songer  à  la  retraite.  Je  lui  dis 
que  j'ai  abandonné  la  vie  publique  pour  toujours,  je  l'es- 
père, mais  que  si  quelque  chose  pouvait  m'inspirer  le  désir 
(le  la  reprendre,  ce  serait  le  plaisir  de  rétablir  l'ordre  en 
ce  pays-ci.  On  me  demande  mon  plan.  Je  réponds  que  je 
n'en  ai  pas  de  défini,  mais  que  je  me  fixerais  un  but  et  que, 
pour  l'atteindre,  je  me  servirais  des  circonstances  telles 
qu'elles  se  présenteraient.  Pour  ce  qui  est  de  la  consti- 
tution, elle  n'est  bonne  à  rien,  et  il  faudra  retomber 
dans  les  bras  de  l'autorité  royale.  C'est  la  seule  ressource 
qui  reste  pour  échapper  à  l'anarchie.  Mme  de  Staël  me 
demande  si  mon  ami  l'évèque  soupera  chez  elle  ce  soir. 
«  Madame,  peut-être  M.  d'Aulun  \;ieudra,  je  n'en  sais 
rien,  mais  je  n'ai  pas  l'honneur  de  son  atnitié.  — Ah, 
vous  êtes  l'ami  de  son  amie.  —  A  la  bonne  heure, 
madame,  par  cette  espèce  de  consanguinité,  n  II  paraît 
que  l'évèque  s'est  invité  avec  M.  de  Tonnerre  à  souper 
chez  elle.  De  là  je  vais  chez  Mme  de  Laborde.  Une  table 
de  tric-lrac  et  beaucoup  de  bavardage  ensuite,  nous  ont 
retenus  jusqu'à  une  heure. 

24  octobre.  —  M.  de  Canteleu  me  dit  que  Necker  lui  a 
écrit  que  je  pouvais  lui  faire  mes  propositions  au  sujet  de 
la  lettre  sur  un  quart  de  feuille.  Canteleu,  comme  tout  le 
monde,  est  très  découragé  par  les  affaires  publiques.  Il  dit 
que  Necker  n'a  pas  les  capacités  voulues  pour  s'acquitter 
(le  ses  fonctions,  et  qu'il  y  a  un  péril  égal  pour  lui  à  conser- 
ver ou  à  abandonner  son  poste.  Cela  est  bien    vrai.    Le 


112  .lOlHWL   DK    (.01  \  KRX'KLR   MORRIS. 

ministère  et  l'Assemblée  sont  sur  le  point  de  se  quereller, 
atiu  de  déterminer  lequel  des  deux  est  responsable  de  l.i 
misérable  situation  où  se  trouve  réduite  la  France.  Il  y  a 
ce  soir  la  société  habituelle  chez  Mme  de  Chastellux.  La 
duchesse  me  dit  de  venir  dîner  chez  elle.  Je  lui  dis  que  je 
suis  toujours  à  ses  ordres  pour  le  jour  qu'il  lui  plaira.  Elle 
me  dit  de  venir  quand  je  voudrai.  Je  le  promets.  Après  le 
départ  des  autres,  le  chevalier  de  Foissy  et  moi  restons 
avec  Mme  de  Chastellux  pour  bavarder  un  peu.  Elle  dit 
qu'elle  fera  son  don  patriotique  en  me  présentant  au  roi 
comme  ministre.  Je  ris  de  la  plaisanterie,  d'autant  plus 
qu'elle  concorde  avec  une  observation  faite  par  Canteleu 
sur  le  môme  sujet;  je  l'avais  considérée  comme  frisant  le 
persiflage  et  j'y  avais  répondu  comme  il  le  fallait. 

25  octobre.  —  Passé  la  soirée  au  salon  de  iMme  Necker. 
M.  Necker  est  très  occupé  et  je  ne  puis  lui  parler.  Pour  la 
première  fois  depuis  mon  arrivée  en  Europe,  je  rencontre 
le  comte  de  Fersen,  dont  tout  le  mérite  consiste  à  être 
l'amant  de  la  reine.  Il  a  l'air  d'un  homme  épuisé. 

27  octobre.  —  Je  vais  dîner  chez  M.  Necker.  M.  de 
Staël  est  très  poli  et  rempli  d'attentions.  Après  le  diner 
nous  nous  retirons  dans  le  cabinet  du  ministre.  Canteleu 
et  moi  commençons  la  conversation.  Je  dis  à  M.  Necker, 
au  sujet  de  la  dette  américaine ,  que  les  conditions  aux- 
quelles il  semble  s'arrêter  sont  si  différentes  de  ce  que 
j'avais  pensé,  que  nous  ne  pouvons  rien  faire  de  définitif, 
et  que,  par  conséquent,  après  en  être  convenus,  il  faudra 
que  j'aie  le  temps  de  consulter  certaines  personnes  à 
Londres  et  à  Amsterdam,  qu'il  est  le  meilleur  juge  de  la 
somme  au-dessous  de  laquelle  il  ne  peut  descendre;  que 
je  n'essayerai  pas  de  lui  en  faire  offrir  une  moindre  que  ce 
qu'il  pense  pouvoir  justifier,  mais  que,  si  elle  est  trop 
élevée,  je  me  récuse;  qu'après  avoir  fixé  la  somme  nous 


JOIRNAL   DE    GOLVERiYEUR  MORRIS.  113 

fixerons  les  échéances,  et  qu'enfin  il  devra  se  trouver  engagé 
tandis  que  je  serai  libre  ;  qu'il  est  nécessaire  de  garder  le 
secret  des  pourparlers,  parce  que,  soit  que  nous  Iraitions 
ou  non,  si  mon  nom  est  mentionné,  cela  détruira  l'in- 
fluence de  mes  amis  en  Amérique,  qui  ont  été  et  continue- 
ront à  être  fermes  partisans  de  la  justice  pour  tous  ;  de  plus, 
si  l'on  sait  en  Amérique  que  la  France  consent  à  transiger, 
ce  sera  un  motif  pour  beaucoup  de  demander  des  dimi- 
nutions aux  États- L'nis.  11  sent  la  justesse  de  ces  remarques, 
et  désire  examiner  jusqu'à  quel  point  M.  de  Montmorln  et 
lui  peuvent  traiter  cette  affaire  en  dehors  de  l'Assemblée. 
Il  n'aime  pas  l'idée  qu'il  serait  engagé,  tandis  que  je  serais 
libre.  Je  lui  fais  observer  que  rien  n'est  plus  naturel.  Il  est 
maître  de  la  situation  et  peut  dire  oui  ou  non.  Moi ,  je  suis 
obligé  de  m'adresser  à  d'aulres,  et  l'on  ne  peut  s'attendre  à 
ce  que  de  riches  banquiers  mettent  leurs  capitaux  à  ma 
disposition  sur  l'issue  d'un  événement  incertain,  et  encore 
moins  détourner  ces  capitaux  de  leurs  autres  affaires.  Il 
avoue  que  cette  remarque  n'est  pas  sans  force.  Il  parle 
ensuite  de  dix  millions  par  an  pendant  trois  ans  comme 
étant  une  proposition  raisonnable.  Je  lui  dis  ne  pouvoir 
accepter  une  telle  somme.  11  répond  qu'on  lui  en  a  parlé, 
et  qu'il  peut  l'escompter  en  Hollande  à  20  pour  cent.  Je 
réponds  que  j'en  doute,  parce  que,  ayant  été  en  correspon- 
dance avec  deux  maisons  de  premier  ordre  en  Hollande 
au  sujet  d'un  emprunt  que  je  suis  autorisé  à  faire,  elles 
m'informent  toutes  deux  que  les  divers  emprunts  actuel- 
lement sur  le  marché  pour  diverses  puissances,  et  la  rareté 
de  l'argent,  rendent  la  réussite  impossible.  De  Canteleu 
me  presse  de  faire  des  offres.  Je  parle  de  300,000  francs 
par  mois  à  partir  de  janvier  prochain,  jusqu'à  ce  que  les 
24  milhons  de  francs  soient  payés.  Ici  finit  cette  partie  de 
la  conversation.  Il  doit  en  conférer  avec  de  Montmorin. 
11  m'interroge  ensuite  sur  l'exportation  du  blé  et  de  la 
farine  d'Amérique  en  cette  saison.  Je  réplique  que  je  ne 

8 


114  JOL'H\AI,    l)K    (loi  VKRMKI  H    AlOlUtlS. 

puis  répondiv'  qu'au  hasard,  mais  enfin  j'estime  qu'elle 
peut  monter  à  un  million  de  boisseaux  de  blé  et 
300,000  tonneaux  de  farine.  11  demande  s'il  n'y  a  pas  de 
marchandises  qui,  envoyées  de  France  en  Amérique,  pour- 
raient servir  à  l'achat  de  la  farine.  Je  lui  dis  que  non,  les 
marchandises  se  vendant  à  crédit,  et  la  farine  au  comp- 
tant. Il  me  demande  si  l'on  ne  ferait  pas  bien  d'envoyer 
des  navires  chercher  en  Amérique  du  blé  de  la  part  du  roi; 
c'estuneidéequ'onluiasouniisede  Bordeaux.  Je  lui  réponds 
encore  né<jali veinent,  parce  que  l'alarme  se  répandrait,  et 
que  les  prix  hausseraient  grandement;  les  navires  pour- 
raient être  nolisés  pour  prendre  du  blé,  de  la  farine  ou  du 
tabac,  et  ensuite  ils  suivraient  la  filière  ordinaire  des  opé- 
rations commerciales.  Je  laisse  entendre  finalement  qu'il  y 
a  six  semaines,  j'aurais  pu  traiter  pour  la  livraison  de  cent 
à  cent  cinquante  mille  tonneaux  de  farine  à  un  prix  con- 
venu. Il  me  demande  avec  vivacité  pourquoi  je  ne  l'ai  pas 
proposé.  Je  réplique  que  je  ne  voulais  pas  me  mettre  en 
avant,  façon  détournée  de  lui  faire  savoir  que,  s'il  avait 
voulu,  il  aurait  pu  s'informer.  Il  me  demande  pourquoi  je 
ne  proposerais  pas  ce  traité  maintenant.  Je  lui  réponds  que 
la  commande,  déjà  faite  par  lui,  fera  monter  les  prix  Iro]) 
haut  en  Amérique,  je  le  crains.  Il  assure  que  ce  n'est  qu'une 
bagatelle,  seulement  30,000  tonneaux.  Je  lui  dis  que 
c'est  60,000,  mais  il  réplique  que  les  seconds  30,000 
sont  très  incertains.  Il  insiste  beaucoup  pour  que  je  fasse 
une  offre.  Je  déclare  que  j'y  songerai. 

Je  quitte  iM.  iXecker  et  vais  chez  Mme  de  Chastellux.  Elle 
est  au  lit  et  en  larmes;  elle  craint  que  son  frère  ne  soit 
tué,  ou  plutôt  mort  des  blessures  reçues  à  la  prise  de  Bel- 
grade. Je  lui  donne  la  seule  consolation  possible  en  ce  cas, 
l'espoir  que  cela  n'est  pas,  car,  en  détournant  le  coup  pen- 
dant quelque  temps,  son  effet  a  moins  de  force.  La  lettre 
qu'elle  a  reçue  et  qu'elle  me  montre,  a  mauvais  air.  Je 
m'entretiens  un  peu  avec  Mme  de  Ségur  au  sujet  des  rap- 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS.  115 

ports  de  notre  ami  La  Fayette  avec  Mirabeau.  Elle  veut 
savoir  ce  que  je  voudrais  qu'il  fil.  Je  réponds  que,  s'il  me 
faisait  l'honneur  de  me  demander  mon  avis,  je  ne' pourrais 
pas  lui  en  donner  de  bon;  qu'il  s'est  mis  dans  le  cas  de  se 
faire  de  Mirabeau  un  dangereux  ennemi,  s'il  le  néglige,  ou 
un  ami  encore  plus  dangereux,  s'il  l'aide  dans  ses  projets; 
c'est  M.  iXeckerqui  maintenant  joue  le  beau  rôle,  il  ne  res- 
tera pas  au  ministère,  si  Mirabeau  y  entre.  Mirabeau  insiste 
pour  y  entrer,  et,  s'il  réussit,  M.  Neckeraura  l'occasion  qu'il 
recherche  de  se  retirer  d'un  poste  aussi  dangereux  à  con- 
server qu'à  quitter  à  l'heure  actuelle.  Mirabeau  sera  poussé 
à  bout  et  obligé  par  l'opinion  publique  d'abandonner  la 
place  qu'il  aura  acquise,  et  un  ministère  complètement  nou- 
veau sera  choisi.  Elle  désire  beaucoup  savoir  les  noms  que  je 
regarderais  comme  indiqués,  et  parle  de  l'évêque  d'Autun 
comme  ayant  une  très  mauvaise  réputation.  Je  lui  exprime 
mon  doute  au  sujet  de  la  vérité  de  ce  que  l'on  avance  contre 
lui,  car  certains  faits  prouvent  qu'il  n'est  pas  dénué  de  vertu 
et  qu'il  mérite  contiance;  il  a  des  talents,  mais  sans  être 
attaché  à  lui  ou  à  qui  que  ce  soit  de  façon  particulière,  je 
suis  persuadé  que  la  France  peut  fournir  des  hommes 
capables  et  intègres  pour  les  premiers  emplois;  M.  de 
La  Fayette  devrait  discipliner  ses  troupes;  sans  cela,  son 
ami  Mirabeau  peut  tourner  cette  arme  contre  lui. 

28  octobre.  —  Je  dîne  au  Palais-Royal  avec  Mme  de 
Rully  qui  fait  faire  son  portrait  au  pastel.  Elle  est  prête  à  être 
coquette  avec  moi,  parce  qu'elle  l'est  avec  tout  le  monde. 
Une  certaine  Mme  de  Vauban,  qui  est  là,  est  une  femme 
d'un  extérieur  bien  désagréable.  L'ititérieur  de  ce  ménage 
ressemble  beaucoup  au  Château  de  l'Indolence  (l).  De  là 
je  vais  au  Louvre.  L'évêque  est  chez  Mme  de  Flahaut;  il  a 
demandé  de  dîner  avec  sou  fils  arrivé  d'aujourd'hui.  C'est 

(1)  Allusion  au  poème  bien  connu  de  William  Thomson. 


11(5  J01R\.\L   DE    GOLVKHA'KUR   MORRIS. 

bien  un  dînerde  famille.  Il  s'en  va,  et  jedis  à  Mme  de  Flahaut 
mon  regrc l  d'avoir  iiilenompii  une  telle  scène.  Elle  parle 
beaucouj»  de  son  enC.ml  et  pleure  abondamment.  J'essuie 
ses  larmes  au  fur  el  à  mesure.  Cette  attention  silencieuse 
amène  des  déclarations  d'affection  sans  fin.  Elle  est  absolu- 
ment sincère  en  ce  mon)ent,  mais  rien  ici-bas  ne  peut  durer 
toujours.  Nous  allons  ensemble  chez  Mme  de  Laborde,  et 
faisons  une  courte  visite,  l'enfant  étant  avec  nous.  Je  la 
descends  au  Louvre  et  vais  chez  Mme  de  Chastellux.  La 
duchesse,  qui  n'était  pas  bien  pendant  le  dîner,  ne  va  pas 
beaucoup  mieux  maintenant,  ou  plutôt  elle  va  plus  mal,  ce 
qui  arrive  ordinairement  à  ceux  qui  souffrent  de  la  lassitude 
de  l'indolence.  Le  manque,  aussi  bien  que  l'excès,  d'exer- 
cice rend  le  sommeil  nécessaire. 

29  octobre.  —  Après  avoir  dîné  chez  M.  Boutin,  je  vais 
chez  Mme  Necker,  où  j'entretiens  M.  Necker  de  la  question 
des  vivres.  Il  accepte  l'idée  d'un  traité  pour  20,000  ton- 
neaux de  farine,  mais  ne  veut  pas  faire  l'espèce  de  traité  que 
je  proposais.  11  me  demande  ce  que  la  farine  coûtera.  Je  lui 
dis  qu'elle  coûtera  environ  30  shillings  sterling  et  je  m'offre 
à  la  livrer  à  31  ;  il  la  veut  à  30,  et  demande  que  je  lui 
écrive  une  note  à  ce  sujet,  pour  la  communiquer  au  roi. 
Il  ne  veut  pas  entendre  parler  d'importer  du  porc  et  du 
riz  à  distribuer  aux  pauvres.  J'essaye  de  lui  montrer  qu'en 
agissant  ainsi  et  en  laissant  le  pain  se  vendre  à  son  prix, 
le  Trésor  y  trouvera  son  avantage,  parce  que  bien  peu  accep- 
teraient le  don  gratuit,  tandis  que  tous  profiteraient  de 
la  baisse  du  pain.  Il  a  tort,  mais  humaiium  est  errare.  Je 
vais  chez  Mme  de  Chastellux.  Son  frère  est  mort.  La 
duchesse  vient  en  retard  et  le  thé  est  reculé,  et  finalement 
ces  divers  retards  m'obligent  à  les  quitter  brusquement. 
Au  Louvre,  Mme  de  Flahaut  m'attend.  Nous  allons  souper 
chez  Mme  de  Laborde. 

M.  d'Aflry  et  moi,  nous  devons  chacun,  paraît-il,  boire 


JOIRYAL   DE    GOUVEHXKUR   AIORRIS.  117 

une  bouteille  (\e  vin.  Je  remplis  presque  entièrement  ma 
làclie,  tandis  qu'il  refuse  complètement.  Le  vin  est  bon, 
mais  c'est  le  plus  fort  que  j'aie  jamais  goûté.  Après  avoir 
mangé  un  énorme  dîner  pour  faire  passer  la  liqueur,  je 
fais  du  thé  et  je  bavarde  avec  les  dames. 

30  octobre.  —  A  dîner,  j'apprends  les  nouvelles  de 
Fl;mdre.  Les  Pays-Bas  autrichiens  paraissent  bien  en  train 
de  secouer  le  joug,  et  l'on  dit  qu'ils  ont  un  grand  nombre 
de  déserteurs,  tant  officiers  que  soldats,  de  l'armée  prus- 
sienne. Il  faut  en  conclure  que  la  Prusse  est  intéressée 
dans  l'affaire;  dans  ce  cas,  l'Angleterre  devra  probablen)ent 
aussi  s'en  occuper.  En  vérité,  l'occasion  est  des  plus  ten- 
tantes. Il  me  semble  qu'il  n'y  a  aucune  bonne  raison  pour 
que  tous  les  Pays-Bas  ne  se  réunissent  pas  sous  un  seul 
souverain,  et  ne  s'emparent  pas  de  toutes  les  places  fortes 
sur  la  frontière  française.  Calais,  Lille,  Tournai,  Douai, 
Mons,  Namur  et  même  Cambrai  ;  cette  dernière  place  est 
liltéralement  sans  garnison,  la  milice  bourgeoise  ayant 
insisté  pour  en  tenir  lieu,  mais  elle  en  a  déjà  assez.  Namur, 
dans  les  Etats  de  l'empereur,  estcomplètementdémantelée. 
Je  vais  après  dîner  chez  Mme  de  Chasiellux  et  fais  le  thé 
de  la  duchesse.  Elle  insiste  pour  que  j'aille  bientôt  dîner 
chez  elle,  avec  Aime  de  Ségiir.  Je  promets  pour  lundi,  et 
Mme  de  Ségur  approuve.  De  là,  chez  Mme  de  Staël; 
conversation  trop  brillante  pour  moi.  Je  soupe  et  reste 
tard;  je  ne  plairai  pas  ici,  parce  qu'on  ne  me  plaît  pas 
assez. 

31  octobre.  —  Samedi  après-midi  je  vais  au  Louvre, 
et  fais  corriger  par  Mme  de  Flahautma  lettre  à  M.  Necker. 
Capellis  me  parle  du  ravitaillement  en  farine  par  Brest, 
Rochefort  et  Toulon,  et  dit  qu'il  croit  qu'on  a  déjà  fait  les 
commandes  en  Amérique.  Je  réponds  que  M.  de  La  Luzerne 
aurait  bien  fait  de  me  consulter  à  ce  sujet;  les  différents 


118  JOIHXAI.    I)K    r.()l  VKRMUn    MORRIS. 

ministères  envoyant  des  ordres  différents  à  des  personnes 
différentes  ont  nécessairenjeni  fait  monter  les  prix  à  leur 
détriment  mutuel.  Je  prends  le  thé  avec  Mme  deCliastellux. 
La  duchesse  vient.  M.  de  Foissy  nous  dit  que  le  débat  sur 
les  biens  d'église  est  renvoyé  à  lundi,  à  la  demande  de 
Mirabeau,  et  l'on  croit  que  la  proposition  aurait  été  repou-;- 
sée,  si  on  l'avait  présentée  aujourd'hui.  La  duchesse  me 
rappelle  ma  promesse  de  dîner  chez  elle  lundi,  puis  elle  se 
retire. 

1"  norcmhre.  —  Nombreuse  société  dimanche  chez 
Mme  de  Flahaut;  dîner  excellent  et  des  plus  agréables.  Après 
le  dîner,  son  médecin  vient  lui  raconter  qu'un  nommé  Van- 
dermont  aurait  dit  que  je  suis  un  intrùfcnit^  un  mauvah  su- 
jet, et  un  partisan  du  duc  d'Orléans.  Il  insiste  pour  ne  pas 
être  nommé.  Aime  de  Flahaut  me  dit  que  cet  homme  est  très 
dangereux,  étant  un  mauvah  sujet ,  et  elle  veut  que  j'en  parle 
à  La  Fayette.  11  n'y  a  qu'une  seule  choseà  faire,  si  mêmeje 
me  dérange,  c'est  d'aller  le  voir  et  de  lui  dire  que  je  le  tuerai 
s'il  parle  encore  mal  de  moi;  mais  en  ce  moment  celte 
conduite  ne  ferait  que  donner  un  semblant  d'importance 
à  ce  qui,  sans  cela,  doit  forccmenltombcr  dans  l'oubli,  car 
je  n'ai  pas  assez  d'importance  pour  occuper  l'attention 
publique.  Cet  homme,  dit-elle,  n'aurait  aucun  scrupule 
de  m'amener  à  la  lanterne,  aulrement  dit,  de  me  faire 
pendre.  Ce  serait  là  une  rétribution  assez  dure  de  la 
remarque  qui  a  excité  s;i  rage.  Le  5  du  mois  dernier,  il 
avait  dîné  avec  moi  chez  M.  Lavoisier,  et  fiiisait  remarquer 
que  Paris  était  le  soutien  du  royaume  de  France;  j'avais 
répondu  :  «Oui,  monsieur,  autant  que  moi  je  nourris  les 
éléphants  du  Siam.  «  Ces  mots  excitèrent  la  bile  de  ce 
pédant,  et  il  se  venge  en  disant  des  choses  trop  improba- 
bles, heureusement,  pour  qu'on  y  ajoute  foi.  Finalementje 
décidai  de  ne  m'occuper  de  rien,  surtout  ne  pouvant  citer 
mon  témoin,  si  M.  Vandermont  niait,  ce  qui  me  placerait 


JOIHNAL   DK    (lOlVKRXElR    MORKIS?  119 

dans  une  sifuation  des  plus  ridicules.  A  cinq  heures,  je  rends 
visite  au  marquis  de  La  Fayette.  Il  me  dit  qu'il  a  suivi  mon 
avis,  bien  qu'il  n'ait  pas  répondu  à  ma  lettre.  Je  le  félicite 
de  ce  qui  s'est  produit,  il  y  a  deux  jours,  entre  un  gentil- 
homme et  le  comte  de  Mirabeau.  L'insulte  était  tellement 
marquée  qu'il  en  est  ruiné,  parce  que  l'on  ne  peut  plus  le 
faire  entrer  dans  un  ministère  et  qu'il  est  perdu  dans 
l'opinion  de  l'Assemblée.  Il  me  demande  avec  chaleur  si 
je  pense  qu'il  n'y  ait  plus  rien  à  eu  attendre.  Je  lui  réplique 
que  l'évêque  d'Autun  vient  de  m'exprimer  cette  opinion.  Il 
dit  qu'il  ne  connaît  pas  beaucou  p  l'évêque  et  serait  content  de 
le  connaître  davantage.  J'offre  de  les  faire  dîner  ensemble 
après-demain;  si  l'évêque  n'accepte  pas,  je  n'en  soufflerai 
pas  un  mot.  La  Fayette  désire  que  je  n'en  fasse  rien,  parce 
que  s'il  dînait  chez  moi  au  lieu  de  dîner  chez  lui,  cela  ferait 
une  histoire,  ce  qui  est  vrai.  Il  me  demande  pourtant  d'em- 
mener l'évêque  déjeuner  chez  lui  après-demain.  Je  promets 
de  l'inviter.  Je  vais  chez  Mme  de  Laborde.  M.  de  La  Harpe 
nous  lit  quelques  observations  sur  La  Rochefoucauld^  La 
Bruyère  et  Saint-Evremont.  Elles  ne  sont  pas  sans  valeur^ 
mais  sont  sujettes  à  critique.  Après  souper  nous  tombons 
dans  la  politique.  M.  de  Labordo  nous  dit  que  la  municipa- 
lité de  Rouen  a  arrêté  du  blé  destiné  à  Paris.  Ceci  nous 
amène  à  parler  du  monstre  à  mille  têtes  que  l'on  a  créé  dans 
le  département  exécutif.  Il  excuse  l'Assemblée  qui  a  été 
obligée  de  déiruire  pour  corriger.  Mais  la  nécessité  d'une 
telle  excuse  est  d'un  mauvais  présage.  En  vérité,  quand  il 
devient  nécessaire  d'excuser  la  conduite  d'un  gouverne- 
njent,  on  est  bien  près  de  le  mépriser,  car  l'on  reconnaît 
les  erreurs  de  conduite  avant  de  les  excuser,  et  le  monde  est 
assez  bienveillant  pour  croire  à  Taveu  en  rejetant  l'excuse. 

2  novembre.  —  Lundi  matin  j'emmène  Mme  de  Flahaut 
et  Mme  de  Laborde  en  promenade  au  jardin  du  roi  et 
ensuite  à  l'éghse  de  la  Sorbonne,  pour  examiner  le  tombeau 


120  JOIJRXAL   DE    GOIIVERVEIR   MOHKIS. 

du  cardinal  de  Richelieu.  Le  dôme  de  l'église  est  beau. 
Plus  tard  je  vais  au  Palais- Royal  dîner  chez  la  duchesse 
d'Orléans.  J'arrive  en  retard  et  j'ai  fait  attendre  le  dîner 
environ  une  demi-heure.  Je  m'excuse  en  disant  que  j'ai 
attendu  les  nouvelles  de  l'Assemblée  nationale,  ce  qui  est 
vrai,  car  je  me  suis  arrêté  quelque  temps  au  Louvre  pour 
voir  l'évêque  d'Autun  qui  n'est  pas  venu.  Nous  dînons 
bien  et  gaiement,  avec  aussi  peu  de  cérémonie  que  pos- 
sible à  la  table  d'une  personne  d'un  rang  si  élevé.  Après 
le  café  je  me  rends  avec  Mme  de  Ségur  aux  appartements 
de  Mme  de  (^hastellux.  Le  maréchal  nous  lit  une  lettre  de 
M.  Lally-Tolendal  à  ses  commettants  ;  elle  n'est  pas  appelée 
à  faire  beaucoup  de  bien  à  l'Assemblée  nationale.  Elle  ne 
lui  fera  pas  de  bien  à  lui  non  plus,  car  le  roi,  à  qui  elle 
est  destinée,  a  plutôt  besoin  de  ceux  qui  peuvent  le  servir 
à  l'Assemblée  que  de  ceux  qui  s'en  absentent.  La  duchesse 
vient  et  nous  donne  le  bulletin  de  l'Assemblée.  Il  est 
décidé  que  les  biens  d'église  appartiennent  à  la  nation,  ou 
du  moins  que  la  nation  a  le  droit  d'en  disposer.  Cette  der- 
nière expression  semble  avoir  été  adoptée  dans  un  but  de 
conciliation.  De  là  je  vais  chez  Mme  de  Laborde.  Quelque 
temps  après,  arrive  l'évêque  d'Autun.  Il  doit  déjeuner  avec 
moi  demain  et  aller  de  là  chez  M.  de  La  Fayette. 

3  novembre.  —  Mardi  matin,  selon  sa  promesse, 
l'évêque  d'Autun  vient  me  voir  et  nous  déjeunons.  Il  me 
dit  que  M.  de  Poix  doit  rendre  visite  à  M.  de  La  Fayette 
ce  matin,  afin  de  s'entendre  au  sujet  de  Mirabeau.  Nous 
parlons  un  peu  de  M.  de  La  Fayette,  de  ses  mérites  et  de  sa 
valeur.  A  neuf  heures,  nous  nous  rendons  chez  lui.  Le 
cabriolet  de  M.  le  prince  de  Poix  est  à  la  porte  cochère; 
nous  savons  donc  qu'il  est  là.  M.  de  La  Fayette  s'est 
enfermé  avec  lui.  Le  nombre  des  visiteurs  et  des  affaires 
rend  courtes  les  minutes  de  notre  conversation.  La  Fayette 
fait  à  l'évêque  des  professions  d'estime  et  désire  recevoir  de 


JOURX^AL   DE    GOrVKRXElR   MORRIS.  121 

fréquentes  visites.  Il  y  a  une  émeute  au  faubour^fj  Saint- 
Antoine  à  propos  du  pain,  ce  qui  nous  conduit  à  examiner 
les  moyens  de  ravitailler  Paris.  La  Fayette  propose  un 
comité  composé  de  trois  ministres,  trois  membres  de  la 
municipalité  de  Paris  et  Irois  membres  des  Etats  généraux, 
et  dit  qu'il  y  a  un  homme  qui  peut  se  charger  des  fourni- 
tures sous  la  direction  d'un  tel  comité.  L'évêque  pense  que 
l'Assemblée  ne  voudra  pas  intervenir.  J'ensuis  sûr  parce 
qu'elle  n'obéit  qu'à  la  crainte,  et  qu'elle  ne  veut  pas  courir 
le  risque  d'être  responsable  des  subsistances  de  cette  ville. 
La  Fayette  demande  à  l'évêque  ce  qu'il  pense  d'un  nou- 
veau ministère.  Celui-ci  répond  que  personne,  sauf  M.  Nec- 
ker,  ne  saurait  résister  à  la  famine  et  à  la  banqueroute 
qui  paraissent  inévitables.  La  Fayette  demande  s'il  ne 
pense  pas  que  l'on  ferait  bien  de  préparer  un  ministère  pour 
dans  quelques  mois.  L'évêque  pense  que  si.  Ils  discutent 
ensuite  certaines  personnalités,  et  La  Fayette  demande, 
comme  par  hasard,  si  l'influence  de  Mirabeau  sur  l'As- 
î^emblée  est  grande.  L'évêque  répond  qu'elle  n'est  pas 
énorme.  Nous  revenons  graduellement  aux  subsistances, 
et  je  suggère  une  idée  que  Short  m'a  donnée  :  distribuer 
aux  pauvres  des  médailles  représentant  une  livre  de  pain, 
et  laisser  celui-ci  monter  au  prix  qu'il  voudra.  De  cette 
façon  le  gouvernement  payera  réellement  le  pain  con- 
sommé, par  eux  et  celui-là  seulement,  tandis  qu'à  présent 
il  paye  une  partie  de  celui  que  chacun  mange.  Là- 
dessus  l'évêque  observe  qu'en  ce  moment  où  Paccusation 
de  complot  est  si  fréquente,  les  ministres  seront  accusés 
de  conspirer  contre  la  nation,  s'ils  font  des  largesses  de 
pain  à  la  multitude.  Je  crois  qu'il  s'aperçoit  que  ce  plan 
donnerait  aux  ministres  trop  de  puissance  pour  qu'on  pût 
les  renvoyer,  et  il  a  raison.  Son  idée,  je  pense,  est  d'entrer 
au  ministère,  quand  les  magasins  seront  pleins,  et  de  faire 
alors  ce  qu'il  ne  veut  pas  que  l'on  fasse  aujourd'hui.  Au 
cours  de  la  conversation,  La  Fayette  parle  de  son  ami  La 


122  JOI  ItXAI,    DK    (;()r\  KUX'Kl  n   MOKHIS. 

Kocliel'oucauld;  d'après  lui,  celui-ci  n'aurait  pas  les  capa- 
cités nécessaires,  mais  son  intégrité  et  sa  réputation  sont 
d'un  grand  prix.  Je  crois  que  c'est  le  seul  homme  pour 
cpii  il  insistera,  et  je  pense  que  nous  pourrons  exiger 
n'importe  qui  au  prix  de  l'admission  du  duc.  L'évêque 
dit  qu'il  ne  peut  pas  penser  à  un  nouveau  minisière  cà 
moins  d'un  changement  radical.  La  Fayette  est  de  cet  avis, 
et  ajoute  qu'en  ce  moment  les  amis  de  la  liberté  devraient 
s'unir  et  se  comprendre  mutuellement.  Kn  s'en  allant, 
l'évêque  me  fait  remarquer  que  La  Fayette  n'a  aucun  plan 
fixe,  ce  qui  est  vrai.  Bien  qu'ayant  beaucoup  de  l'intrigant 
dans  son  caractère,  il  devra  être  employé  par  les  autres, 
parce  qu'il  n'a  pas  assez  de  talents  pour  se  servir  d'eux.  Je 
vais  chez  AI.  Nccker  après  avoir  pris  congé  de  l'évêque. 
AI.  de  l'auvilliers  me  reçoit  au  salon  en  me  complimentant 
(l'être  celui  qui  doit  nourrir  la  France.  Après  le  dîner, 
M.  Necker  me  prend  à  part.  Il  désire  m'obliger  à  fixer  des 
périodes  |)our  l'arrivée  de  la  farine  et  pour  le  payement.  Je 
lui  dis  que  je  désire  avoir  une  maison  pour  traiter  avec 
moi.  11  répond  que  je  ne  cours  aucun  risque,  et  qu'il  fera 
signer  notre  arrangement  par  le  roi.  Ma  voiture  n'étant 
pas  arrivée,  Mme  de  Staël  insiste  pour  me  conduire  oii  je 
veux  aller.  Plus  lard,  en  allant  au  club,  j'apprends  que 
l'Assemblée  a  aujourd'hui  suspendu  les  parlements,  ("est 
le  meilleur  coup  qu'elle  ait  encore  porté  à  la  tyrannie, 
mais  il  produira  une  grande  fermentation  chez  de  nom- 
breuses et  influentes  personnes. 

4  novemlire.  —  Nous  avons  au  club  la  diversité  ordi- 
naire d'opinions  sur  l'état  des  affaires  publiques.  Je  vais 
de  là  chez  Mme  de  Chastellux.  La  duchesse  me  reproche 
d'être  parti  de  bonne  heure  hier  soir  et  de  venir  lard 
aujourd'hui.  Elle  est  là  depuis  près  de  deux  heures,  et  l'on 
amène  son  fils,  M.  de  Beaujolais,  exprès  pour  me  voir. 
Il  se    présente  avec  très  bonne  grâce,   il   est  enjoué  et 


JOIIRVAL   DK    GOLVKRXEUR   MORRIS.  123 

empressé.  Je  l'embrasse  plusieurs  fois;  il  me  le  rend  avec 
effusion.  Ce  sera  un  charmant  *{arçon,  dans  dix  ou  douze 
ans  d'ici,  pour  les  petites  maîtresses  d'alors.  Puisignieux 
est  là  et  quelque  temps  après  arrive  Mme  de  Ségur.   Le 
maréchal  souffre  de   la   goulle.   Aime  de  Chastellux  doit 
prendre   un  bouillon  demain  avec  son  ami  blond.   J'en 
arrive  à  croire  à  la  possibilité  d'un  mariage  entre  elle  et  le 
vieux  monsieur,  mariage    auquel  d'autres   circonstances 
donnent   grandement  raison  de  songer.   Je  vais  ensuite 
chez  Mme  de  Staël  qui  m'a  invité  hier.  Beaucoup  de  bel 
esprit.  L'évêque  d'Autun  a  refusé  de  venir  ce  malin,  quand 
je  le  lui  ai  demandé  chez  Mme  de  Flahaut.  Je  ne  suis  pas 
assez  brillant  pour  prendre  part  à  la  conversation.  Les  quel- 
ques observations  que  je  fais  sont  plus  justes  qu'élégantes; 
par  conséquent,  je  ne  puis  amuser.  \''importe,  elles  reste- 
ront peut-être  quand  les  autres  seront  effacées.  Je  pense  que 
le  chemin  de  la  réussi  le  passe  ici  par  les  régions  supérieures 
de  l'esprit  et  de  la  <|ràce  ;  je  suis  à  moitié  tenté  de  m'y  enga- 
ger. C'est  le  triomphe  du  style  sentencieux.  Pour  y  atteindre 
la  perfection,  il  faut  èlre  très  altenlif,  et  allendre  que  l'on 
vous  demande  votre  opinion  ou  la  communiquer  tout  bas. 
Elle  doit  être  claire,  piquante  et  nette;  on  s'en  souviendra 
alors,  on  la  répétera  et  on  la  respectera.  Mais  c'est  là  un 
rôle  qui  ne  m'est  pas  naturel.  Je  ne  suis  pas  suffisamment 
économe  de  mes  idées.   Je  crois  que  de  ma  vie  je  n'ai 
jamais  vu  vanité  aussi  exubérante  que  celle  de  Mme  de 
Staël    au    sujet    de    son    père.   Parlant    de    l'opinion   de 
l'évêque  d'Autun  sur  les  biens  d'église,   opinion   qui  a 
été   imprimée   dernièrement,  car  il    n'a   pas   eu   l'occa- 
sion de  la  développer  devant  l'Assemblée,  elle  dit  qu'elle 
est   excellente,   admirable,    bref,   qu'il  s'y    trouve  deux 
pages  dignes  de   M,  Necker.   Elle   ajoute  plus  tard  que 
la  sagesse   est  une  qualité  très  rare   et  elle  ne  connaît 
personne  qui   la   possède   au    suprême   degré,   sauf  son 
père. 


12'*  .lOlHX  \l,    DK    r.OlIVKRXKlR   MORRIS. 

5  novembre.  —  Ce  malin,  le  comte  de  Luxembour^j  et 
La  Gaze  viennent  déjeuner  pour  connaître  mes  sentiments 
sur  l'état  des  affaires  publiques.  A  dîner,  j'apprends  les 
nouvelles  du  Brabant  :  les  troupes  impériales  ont  éprouvé 
des  revers  sérieux,  et  le  peuple  a  déclaré  son  indépen- 
dance. Celte  dernière  nouvelle  est  certaine,  car  je  lis  la 
déclaration,  au  moins  partiellement. 

6  novembre.  —  Je  passe  la  matinée  avec  Le  Couleulx  à 
rédiger  un  projet  de  traité  pour  la  farine  avec  M.  Necker; 
il  devra  être  recopié  et  envoyé  avec  une  note  de  moi.  Je 
reviens  chez  moi  à  trois  heures  passées,  pour  m'habillcr, 
puis  vais  chez  AL  deMonlmorin.  Le  dîner  a  heureusement 
été  retardé  à  cause  de  quelques  membres  des  États  géné- 
raux (ou  Assemblée  nationale).  Après  dîner,  il  me  demande 
pourquoi  je  ne  viens  pns  plus  souvent.  Il  désire  beaucoup 
s'entretenir  avec  moi.  Il  est  invité  à  dîner  mardi  prochain, 
mais  n'importe  quel  autre  jour,  etc.  Je  cause  avec  sa  fille, 
Mme  de  Beaumont.  C'est  une  fenime  enjouée  et  sensible. 
A  six  heures,  je  conduis  Mme  de  Flahaut  à  l'Opéra,  où  j'ai 
la  fiiiblesse  de  verser  des  larmes  à  une  pantomime  repré- 
sentant les  «  Déserteurs  w  .  Tellement  il  est  vrai  que  le  geste 
est  le  grand  art  de  l'orateur.  De  l'Opéra  je  vais  chez  Mme  de 
Cliastellux;  la  comtesse  de  Ségur  s'y  est  rendue  avec  ses 
enfants  ;  tous  sont  désappointés  de  ne  j)as  me  voir  ;  c'est  de  la 
politesse,  mais  je  suis  fâché  de  ne  les  avoir  pas  rencontrés. 
La  duchesse  a  oublié  de  me  gronder;  cela  va  bien.  Mme  de 
Chastellux  me  dit  que  le  général  prussien  Schleifer,  qui 
commandait  l'armée  de  dix  mille  hommes  envoyée  pour 
meltre  fin  aux  troubles  de  Liège,  après  quelqui  s  exécu- 
tions qui  avaient  rétabli  l'ordre,  harangua  ses  troupes,  les 
remercia  de  leur  zèle,  puis,  en  raison  du  désordre  qui 
régnait  dans  les  finances  de  son  maître,  les  licencia;  mais, 
en  considération  de  leurs  anciens  services,  leur  laissa  /es 
armesy  les  bagages,  etc.,  et  leur  donna  un  mois  de  solde 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS.  125 

pour  les  aider  à  regagner  leurs  foyers.  Naturellement 
étonnés  d'un  tel  événement,  les  patriotes  du  Brabant  offri- 
rent des  conditions  très  avantageuses,  et  toute  l'armée 
passa  à  leur  service.  Le  général  Dalton,  informé  de  cette 
manœuvre,  s'adressa  aussitôt  au  comte  Esterhazy,  com- 
mandant à  Valenciennes,  pour  savoir  s'il  recevrait  les 
troupes  autrichiennes.  Ce  dernier  envoya  un  exprès  à 
M.  de  La  Tour  du  Pin,  ministre  de  la  guerre.  Il  y  a  eu 
conseil  des  ministres  et  la  réponse  est  partie  ce  matin. 
Je  vais  chez  Mme  de  Laborde.  Au  cours  de  la  soirée,  j'en 
parle  comme  d'une  rumeur,  dont  je  ne  veux  pas  garantir 
l'authenticité.  \l.  Bonnet  nous  dit  que  ce  bruit  court 
effectivement,  quoique  avec  des  détails  matériels  différents, 
puisqu'il  n'était  question  que  d'une  demande  d'être  admis 
sans  armes,  au  cas  où  les  événements  rendraient  la 
retraite  nécessaire.  Il  s'était  renseigné  près  l'un  des  minis- 
tres qui  lui  avait  assuré  que  le  manque  de  vivres,  déjà  si 
grand,  avait  fourni  un  prétexte  heureux  pour  ne  pas 
accorder  la  demande  de  Dalton.  C'est  une  faible  excuse; 
il  aurait  fallu  recevoir  ces  troupes,  près  de  dix  mille 
hommes  et  les  diriger  lentement  sur  Strasbourg,  pour  y 
attendre  les  ordres  de  l'empereur.  Les  bataillons  qu'il  a 
déjà  envoyés  à  leur  secours,  joints  à  eux  et  aux  régiments 
étrangers  servant  en  France,  formeraient  une  armée  suffi- 
sante à  rétablir  l'ordre  dans  le  royaume  et  la  discipline 
parmi  les  troupes.  L'idée  de  ceux  qui  ne  partagent  pas 
mon  avis,  est  que  les  Parisiens  assassineraient  immédiate- 
ment le  roi  et  la  reine;  je  suis  loin  de  le  penser,  et  je  suis 
persuadé  qu'un  nombre  respectable  de  soldats  en  état  de 
venger  ce  crime  serait  un  puissant  moyen  de  le  prévenir. 
Ce  ne  sont  là  pourtant  que  les  suppositions  d'un  particu- 
lier. Malheureuse  France  !  Etre  déchirée  par  la  discorde 
au  moment  oîi  des  résolutions  sages  et  modérées  t'auraient 
élevée  au  sommet  de  la  grandeur  humaine  !  II  est  arrivé 
aujourd'hui  un   incident   bien   étrange  j    un   personnage 


120  JOIRXAL   1)K    (ÎOUVKRXICUK   MOKRIS. 

disant  apparlenir  à  la  l'amille  des  Montmorency,  c'est-à- 
dire  un  de  leurs  doniesli(jues,  a  été  arrêté  pour  avoir 
donné  de  l'argent  à  un  boulanger  pour  ne  pas  cuire  de 
pain.  Ou  bien  quelques-unes  de  ces  personnes  sont  folles, 
ou  bien  leurs  ennemis  ont  une  malice  d'invention  digne 
du  premier  auteur  de  tout  mal.  En  m'en  allant  ce  soir,  le 
comte  de  Luxembourg  me  prend  à  part  et  me  demande  si 
j'ai  songé  à  quelqu'un  coaime  premier  ministre  de  ce  pays. 
Je  répète  ce  que  je  lui  ai  dit  jeudi,  que  je  ne  suis  pas  assez 
au  courant  des  liommes  et  des  cboses  d'ici  pour  hasarder 
une  opinion;  je  l'orme  les  vœux  les  plus  sincères  pour  la 
prospérité  de  la  France,  et  je  déplore  sa  situation  actuelle. 
Il  doit  déjeuner  avec  moi  lundi.  Mme  de  Laborde  ne  pou- 
vant se  procurer  ce  soir  de  la  crème  pour  son  thé,  quel- 
qu'un de  la  société  lui  propose  d'essayer  une  espèce  de 
fromage.  Celte  étrange  proposition  e>l  nrcrpiée,  et,  à 
mon  giand  étonnement,  il  se  trouve  que  c'esl  la  iiitilleMio 
crème  que  j'aie  goûtée  à  Paris.  Je  rentre  lard  chez  nioi  cl 
trouve  une  lettre  de  Canleleu,  désirant  mon  aide  pour 
combattre  la  proposition  faite  ce  matin  à  l'Assemblée  par 
Mirabeau,  d'envoyer  une  ambassade  extraordinaire  en 
Amérique  pour  demander  le  payement,  en  blé  et  en  farine, 
de  la  dette  due  à  la  France. 

7  novembre.  —  Canteleu  déjeune  ce  matin  avec  moi,  et 
nous  préparons  ses  arguments  contre  la  proposition  de 
iMirabeau.  J'apprends  que  M.  Xecker  fait  une  enquête  sur 
le  prix  auquel  la  faiine  peut  être  rendue  ici.  Je  dis  à  mon 
informateur,  qui  désire  connaître  mon  avis,  que  si  M.  Nec- 
ker  a  commencé  une  pareille  enquête,  c'est  en  vue  de 
discuter  le  marché  qu'il  va  faire;  je  lui  ai  indiqué  le  prix 
que  coûtera  la  farine.  Je  vais  chez  iMme  de  Flahaut  à  trois 
hemes  et  demie.  Ii'évê(|ue  me  suit  de  près.  Le  résultat  de 
la  proposition  de  Mirabeau,  dirigée  contre  le  ministère,  a 
été  une  résolutiou  qu'aucun  membre  des  Étals  généraux 


JOURXAL   DE    GOLVKRÎVKUR   MORRIS.  127 

actuels  ne  sera  admis  à  entrer  au  ministère.  A  l'instigation 
de  i'évêque,  certaines  mesures  ont  éié  prises  pour  protéger 
les  biens  d'église.  Les  nouvelles  que  Mme  de  Cliastellux 
m'a  communiquées  hier  soir  sont  entièrement  fausses,  je 
crois;  elles  lui  ont  pourtant  été  données  par  une  personne 
de  confiance.  Etre  avare  de  crédulité  dans  ce  pays-ci, 
c'est  économiser  sa  réputation. 

8  novembre.  —  Employé  tonte  la  matinée  à  écrire.  A 
trois  heures,  je  dîne  chez  Mme  de  Elahaut.  Le  dîner  est 
excellent,  et,  comme  d'habitude,  la  conversation  est  extrê- 
mement gaie.  Après  dîner,  l'on  joue  aux  caries,  et  moi, 
qui  me  suis  imposé  la  règle  de  ne  pas  jouer,  je  lis  une 
proposition  du  comte  de  Mirabeau,  dans  laquelle  il  dépeint 
avec  vérilé  la  terrible  situation  du  crédit  dans  ce  pays-ci; 
mais  il  ne  réussit  pas  aussi  bien  à  trouver  le  remède  qu'à 
révéler  la  maladie.  Cet  homme  sera  toujours  puissant 
dans  l'opposition,  mais  ne  sera  jamais  grand  dans  l'admi- 
nistration. Je  crois  son  intelligence  affaiblie  par  la  perver- 
sion de  son  cœur.  Il  est  un  fait  que  bien  peu  de  gens  soup- 
çonnent, c'est  que  l'esprit  ne  peut  être  sain  là  où  la  morale 
ne  l'est  pas.  Les  desseins  sinistres  font  voir  les  choses  de 
travers.  Du  Louvre  je  vais  chez  Mme  de  Chastellux.  Le 
comte  de  Ségur  et  son  aimable  belle-fille  s'y  trouvent.  Je 
lui  fais  par  plaisanterie  une  déclaration  d'amour  que  j'au- 
rais pu  lui  faire  sérieusement;  mais,  comme  elle  attend 
d'un  moment  à  l'autre  un  mari  qu'elle  aime,  ni  Ja  plaisan- 
terie ni  le  sérieux  ne  tireraient  à  conséquence. 

9  novembre.  — Je  vais  diner  aujourd'hui  chez  M.  Xecker; 
je  me  place  près  de  Mme  de  Slaël  et,  comme  notre  con- 
versation s'anime,  elle  me  demande  de  parler  anglais;  son 
mari  ne  comprend  pas,  mais  eu  jetant  les  yeux  autour  de 
la  table,  je  remarque  chez  lui  une  grande  émotion.  Je  dis  à 
Mme  de  Staël  qu'il  l'aime  à  la  folie;  elle  répond  qu'elle  le  sait 


12S  JOIHXAL    DK    001!  \  EU.VEIR   MOHRIS. 

et  que  cela  fait  son  malheur.  Je  la  plains  un  peu  de  son  veu- 
vage, le  comte  deNaibonne  élant  absent  en  Franche-Comté. 
Nous  parlons  Jonguenient  de  l'évèque  d'Autun.  Je  lui  de- 
mande si  elle  accepte  ses  avances,  car  en  ce  cas  je  proûte- 
rais  de  l'observation  en  faisant  ma  cour  à  Mme  de  Flaliaut. 
II  serait  difficile  de  poser  une  question  plus  étrange  à  une 
femme;  mais  tout  est  dans  la  manière  de  la  faire  et  elle 
passe.  Elle  me  répond  qu'elle  invile  plutôt  qu'elle  ne  re- 
pousse ceux  qui  sont  disposés  à  la  courtiser,  et  bientôt  après 
elle  ajoute  que  je  pourrais  devenir  un  de  ses  admirateurs. 
Je  réplique  que  ce  n'est  pas  impossible,  mais  comme  pre- 
mière condition,  elle  doit  consentir  à  ne  pas  me  repousser; 
elle  le  promet.  Après  dîner,  je  cherche  à  lier  conversation 
avec  son  mari,  ce  qui  le  met  à  l'aise.  Il  se  plaint  amèrement 
des  manières  de  ce  pays,  et  de  la  cruauté  d'aliéner  les 
affections  d'une  épouse.  Il  dit  que  les  femmes  d'ici  sont 
plus  corrompues  d'esprit  et  de  cœur  qu'autrement.  Pour 
des  raisons  générales,  je  mejoins  à  ses  regrets  de  cet  abais- 
sement de  la  morale  qui  rend  les  hommes  peu  aptes  à  un 
bon  gouvernement.  De  là  il  conclut,  et  avec  raison,  à  mon 
avis,  que  je  ne  contribuerai  pas  à  le  rendre  malheureux. 

M.  Necker  s'étant  débarrassé  de  ceux  qui  l'environnent, 
me  fait  entrer  dans  son  cabinet,  et  observe  que  j'ai  stipulé 
de  recevoir  pour  l'importation  des  20,000  premières  tonnes 
la  prime  que  la  Cour  aurait  décidé  de  donner  aux  autres 
farines.  Je  lui  dis  qu'il  doit  reconnaître  avec  moi  la  justice 
de  cette  stipulation,  mais  que  je  présume  qu'il  ne  donnera 
pas  de  primes.  Il  répond  qu'il  y  est  opposé,  mais  tant  de  per- 
sonnes y  sont  favorables  qu'il  sera  peut-être  obligé  de  s'y 
soumettre,  car  dans  ce  moment  on  se  trouve  souvent  dans 
la  nécessité  de  faire  ce  que  l'on  sait  être  mal.  Il  laisse  de 
côté  cette  stipulation,  et  ajoute  que  je  devrais  être  lié 
par  un  dédit  de  livrer  les  20,000.  Je  lui  dis  avoir  certai- 
nement l'intention  de  remplir  mon  engagement,  mais  que 
lui  aussi  devrait  signer  un  dédit.  Il  propose  2,000  livres 


JOIR.VAL   DL    GOLVERXELR  MORRIS.  129 

sterling,  m'assurant  que  ce  n'est  que  pour  se  soumettre 
aux  formalités  nécessaires.  Je  lui  dis  n'avoir  aucune  objec- 
tion à  une  somme  plus  forte,  mais  que  je  ne  peux  pas  com- 
mander aux  éléments  et  naturellement  que  j'ignore  le  temps 
qu'il  faudra  pour  que  mes  lettres  arrivent  en  Amérique.  Il 
promet  que  le  payement  du  dédit  ne  sera  pas  exigé  pour  un 
retard  d'un  mois  ou  deux,  et  nous  tombons  d'accord.  Au 
moment  de  rédiger  la  convention,  il  hcsile  à  lier  le  roi 
par  un  dédit  semblable.  Je  coupe  court  en  lui  disant  que 
je  me  fie  à  l'honneur  de  Sa  ALïjesté  et  à  l'honnêteté  de  ses 
ministres.  A  mon  observation  que  j'espère  ne  pas  voir  aug- 
menter ses  commandes  en  Amérique,  il  répond  qu'il  n'en 
fera  rien  et  qu'il  compte  sur  moi  ;  c'est  pourquoi  il  désire  un 
conirat  tel  qu'd  puisse  y  avoir  pleine  confiance.  Xous  signons 
le  traité  qu'il  doit  me  renvoyer  demain  contresigné  par  le 
roi,  et  je  vais  ensuite  chez  Mme  de  Chaslellux  laire  le  thé 
de  la  duchesse  et  offrir  un  gâteau  de  seigle  que  l'on  trouve 
délicieux.  Le  vicomte  de  Ségur  vient  nous  dire  que  le  baron 
de  Besenval  a  découvert  que  l'Anglelerre  doimait  deux 
millions  sterling  pour  fomenter  des  troubles  en  ce  pays.  Je 
conlesie  le  fait,  car  je  suis  sur  que  c'est  impossible.  Il  me 
contredit  avec  chaleur,  et  conclut  en  disant  que  les  racon- 
tars qui  circulent  contre  le  duc  d'Orléans  sont  faux.  Il  y  a 
beaucoup  d'absurdité  dans  tout  cela,  et  s'il  défend  partout 
le  duc  de  cette  façon,  il  prouvera  sa  culpabilité.  Mme  de 
Ségur  me  prend  à  part  à  ma  sortie  pour  m'en  faire  la  re- 
marque, et  ajoute  être  persuadée  que  le  duc  était  le  distri- 
buteur de  l'argent  donné  pour  ces  mauvais  desseins.  Le 
comte  de  Luxembourg  m'a  demandé,  dans  le  courant  de  la 
soirée  ce  qu'il  faudrait  faire  pour  améliorer  la  siluation 
déplorable  de  la  France.  Je  lui  réponds  :  rien.  Le  temps 
seul  pourra  indiquer  les  mesures  convenables  et  le  moment 
propice;  cc\:\  qui  voudraient  accélérer  les  événements 
pourront  se  faire  pendre,  mais  ne  pourront  pas  changer  le 
cours  des  choses;  si  l'Assemblée  en  général  devient  un  objet 

9 


13!)  JOL'H.VAL   Uli    GOL  l  li  UX'liUK   MOHIUS. 

de  mépris,  il  eu  résultera  forcément  uue  situation  nouvelle  ; 
si  elle  garde  la  confiance  du  public,  elle  seule  peut  rendre 
au  pays  sa  santé  et  sa  tranquillité;  en  conséquence,  aucun 
particulier  ne  peut  faire  de  bien  en  ce  moment,  il  dit  re- 
douter que  quelques-uns  ne  soient  trop  emportés  et  n'aient 
recours  à  une  opposition  armée.  Je  réponds  que  ceux  qui 
seront  assez  fous  j)our  cela  devront  subir  les  conséquences 
de  leur  témérité,  qui  leur  sera  fatale  à  eux  et  à  leur  cause, 
car  une  telle  opposition,  lorsqu'elle  réussit,  ne  fait  que 
confirmer  le  principe  d'autorité.  Ce  jeune  bomme  veut  s'oc- 
cuper des  affaires  de  l'État,  mais  il  n'a  pas  encore  lu  le  livre 
de  rbumauité;  c'est  peut-être,  comme  on  le  dit,  un  bon 
malbémalicien,  mais  c'est  sûrement  un  bien  mauvais 
bomme  d'État.  AI.  Le  Normand  que  j'ai  vu  aujonrd'liui 
considère  la  banqueroute  de  l'État  comme  inévitable  et 
regarde  une  guerre  civile  comme  la  conséquence  nécessaire. 

10  novembre.  —  J'apprends  par  AI.  Richard  que  le  duc 
d'Orléans  a  offert  à  Beaumarchais  20  pour  100  pour  un 
prêt  de  500,000  francs,  et  que  depuis  il  s'est  adressé  à  sa 
Lanque  pour  un  prêt  de  300,000  francs,  mais  dans  les 
deux  cas  sans  succès;  la  banque  est  tellement  à  court 
d'argent,  qu'on  ne  sait  pas  où  donner  de  la  tête.  Je  vais 
chez  Aime  de  La  Tour;  j'arrive  en  retard,  mais  heureuse- 
ment le  comte  d'Alfry  et  l'évêque  d'Autun  arrivent  encore 
plus  tard.  Le  dinerest  mauvais  et  la  compagnie  trop  nom- 
breuse pour  la  table.  Tout  est  ennuyeux;  peut-être  cela 
vient-il  eu  grande  partie  de  moi-même.  Je  vais  avec  le 
comte  d'Affry  à  la  représentation  de  Charles  IX,  tragédie 
surle  uiassacre  delà  Saint-Barthélémy.  Il  est  extraordinaire 
qu'une  telle  pièce  soit  représentée  dans  un  pays  catholique: 
l'on  y  voit  un  cardinal  excitant  le  roi  à  violer  ses  serments 
et  à  massacrer  ses  sujets,  puis,  dans  une  réunion  des  assas- 
sins, bénissant  leurs  épées,  les  absolvant  de  leurs  crimes 
et  leur  promettant  le  bonheur  éternel,  et  tout  cela  avec  les 


JOIRXAL   DE    GOUVERXEL'R  MORKIS.  131 

splendeurs  de  la  religion  établie.  Un  murmure  d'horreur 
parcourt  l'auditoire.  11  y  a  plusieurs  tirades  s'appliquaot  à 
l'époque  actuelle,  et  je  crois  que  cette  pièce,  si  elle  parcourt 
les  provinces  comme  c'est  probable,  portera  un  coup  fatal 
à  la  religion  catholique.  Mon  ami  Tévéque  d'Autun  a  forte- 
ment coniribué  à  la  détruire,  en  attaquant  les  biens  d'église. 
Il  n'y  eut  sûrement  jamais  de  nation  marchant  plus  vite 
à  l'anarchie  :  elle  n'a  plus  ni  loi,  ni  morale,  ni  principes, 
ni  religion.  Après  la  pièce  principale,  je  vais  chez  Mme  de 
Laborde.  Elle  me  prie  d'attendre  M.  d'Angivillers,  et  le 
diable  veut  qu'ils  attaquent  la  politique  à  onze  heures  et 
restent  jusqu'à  une  heure,  à  discuter  si  les  abus  des  auciens 
temps  sont  plus  monstrueux  que  les  excès  à  venir. 

1 1  novembre.  —  Le  comte  de  Luxembourg  vient  ce 
matin  de  bonne  heure  et  reste  toute  la  matinée.  11  insiste 
beaucoup  pour  que  je  promette  de  participer  à  l'adminis- 
tration des  affaires  du  pays.  Cette  proposition  est  bien 
étrange,  surtout  de  la  part  d'un  homme  qui  n'y  a  aucune 
sorte  d'intérêt,  bien  qu'appartenant  indubitablement  à  la 
première  famille  du  pays.  Il  me  fait  connaître  l'existence 
(l'une  coalition  dont  le  but  est  de  remettre  les  affaires  en 
meilleure  situation,  et  dit  qu'il  est  dans  la  confidence.  Mais 
deux  questions  se  posent  naturellement  à  ce  sujet  :  qu'en- 
tend-on par  une  meilleure  situation?  Ne  sont-ce  pas  là 
des  personnes  pensant  avoir  les  qualités  requises  pour  gou- 
verner, parce  qu'elles  en  ont  le  désir?  Il  est  possible  que  ce 
jeune  homme  soit  en  rapports,  à  propos  d'une  intrigue  poli- 
tique, avec  des  gens  d'un  esprit  plus  mûri  et  soit  autorisé  à 
m'en  parler,  quoique  je  doute  fort  de  l'une  et  de  l'autre 
hypothèse,  surtout  de  la  seconde.  Je  fais  cependant  la  même 
réponse  que  je  ferais  à  une  demande  plus  régulière  :  je  suis 
fatigué  des  affaires  politiques  ;  le  printemps  de  ma  vie  s'est 
passé  dans  des  occupations  publiques;  mon  unique  désir 
maiutenaut  est  de  passer  le  reste  dans  une  paisible  retraite 


132  JOniXAL    I)K    (ÎOLVERVKUR    AIOHRIS. 

avec  mes  amis.  J'ajoule  pourtant,  pour  sa  gouverne  person- 
nelle, qu'à  mon  avis,  aucun  changement  utile  ou  inofTensif 
ne  peut  s'opérer  en  ce  moment. 

Après  son  départ,  je  vais  chez  Mme  de  Staël.  L'évêque 
d'Autun  s'y  trouve,  et  nous  décidons  de  dîner  avec  de  Morn- 
tesquiou  chez  Mme  de  Flahaut  vendredi  prochain,  afin  de 
discuter  le  plan  financier  de  Xecker,  que  l'on  doit  faire  con- 
naître ce  jour-là.  Beaucoup  de  bavardage  sans  importance. 
Mme  Dubourg  a  la  bonté  de  me  pousser  un  peu  à  lui 
causer,  et  m'avoue  tout  bas  que  «  Madame  l'ambassadrice 
fait  les  doux  yeux  à  M.  l'évêque  «  ;  je  l'avais  déjà  remarqué, 
ainsi  que  sa  crainte  que  je  ne  fusse  trop  clairvoyant. 

12  novembre.  —  Je  dîne  aujourd'hui  avec  M.  de  Mont- 
morin.  Après  dîner  je  l'entretiens  de  la  situation  des  affaires. 
Il  me  dit  que  le  ministère  n'a  pas  de  tète;  M.  Necker  est 
trop  vertueux  pour  en  être  le  chef  et  il  a  trop  de  vanité; 
lui-même  n'a  pas  les  talenls  voulus,  et  même,  les  ayant,  il 
ne  pourrait  subir  celte  fatigue;  le  roi  est  incapable  de 
prendre  de  grandes  décisions;  il  ne  lui  reste  donc  d'autre 
moyeu  pour  devenir  puissant  que  de  gagner  l'amour  de  ses 
sujets,  auquel  il  a  droit  par  la  bonté  de  son  cœur.  Aime  de 
Flahaut  me  dit,  quand  je  vais  la  voir  ce  soir,  qu'elle  désire 
voir  son  mari  nommé  ministre  plénipotentiaire  en  Amé- 
rique. Elle  en  a  parlé  à  Monlesquiou,  qui  s'est  adressé  à 
Monlmorin;  mais  on  lui  a  répondu  que  la  place  n'était  plus 
vacante  depuis  dix  mois.  Je  lui  avais  déjà  dit  que  c'était 
impossible,  du  moins  pour  l'instant. 

13  novembre.  — Je  suis  invité  aujourd'hui  à  me  rencon- 
trer avec  l'évêque  d'Autun  et  le  duc  de  Biron  chez  Mme  de 
Flahaut,  mais  il  faut  conduire  d'abord  Mme  de  Laborde  et 
ma  belle  hôtesse  visiter  Noir  Hime.  L'évêque  d'Autun  et 
le  duc  considèrent  M.  iXecker  comme  absolument  ruiné. 
Le  duc  me  dit  que  le  plan  de  Xecker  a  été  désapprouvé 


JOURXAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  133 

dans  le  conseil  d'hier,  ou  plutôt  de  celte  nuit.  Alontesquiou 
vient  et  je  m'en  vais,  car  il  y  a  une  petite  affaire  à  arranger 
enire  lui  et  l'évéque.  Je  rends  visite  à  Mme  de  Corny.  Je 
la  laisse  enlourée  de  deux  ou  trois  personnes,  dont  l'une 
est  en  train  de  discuter  le  procès  de  M.  de  Lambesc,  accusé 
du  crime  de  lèse-nation,  pour  avoir  blessé  un  homme  aux 
Tuileries,  le  dimanche  qui  précéda  la  prise  de  la  Bastille. 
Je  retourne  au  Louvre.  Mme  de  Flahaut  m'informe  que 
l'affaire  est  arrangée  entre  l'éuêque  et  le  marquis,  11  serait 
impossible  qu'il  en  fût  autrement,  car  on  a  rapporté  à  ce 
dernier  un  mensonge  sur  l'évoque;  il  a  naturellement  suffi 
de  nier  pour  tout  remettre  en  place.  Comme  elle  est  indis- 
posée, elle  prend  son  bain,  et  pendant  qu'elle  s'y  trouve, 
m'envoie  chercher.  C'est  un  endroit  étrange  pour  recevoir 
des  visites,  mais  il  y  a  du  lait  mélangé  à  l'eau,  ce  qui  la 
rend  opaque.  Elle  me  dit  que  c'est  l'habitude  de  recevoir 
au  bain  ;  je  le  suppose,  car  sans  cela  je  suis  la  dernière  per- 
sonne à  qui  cela  aurait  été  permis. 

14  novembre.  —  M.  d'Aguesseau  me  dit  que  Necker  a 
proposé  son  plan  avec  beaucoup  de  modestie  et  de  timidité. 
On  ne  peut  nullement  prévoir  l'accueil  qui  lui  sera  fait. 
Leclievalier  de  Boulflerset  le  comte  deThiard,  que  j'ai  ren- 
contrés au  dîner  chez  la  duchesse  d'Orléans,  ne  sont  ni 
l'un  ni  l'autre  satisfaits  de  ce  qui  se  passe  à  l'Assemblée. 
Celle-ci  doit  siéger  trois  fois  par  semaine  l'après-midi.  Je 
vais  au  Louvre;  Mme  de  Flahaut  est  au  lit,  enrhumée.  Nous 
avons  plusieurs  visiteurs  et  entre  autres  Mme  Capellis,  qui 
me  dit  que  le  nonce  du  Pape  doit  èlre  des  nôtres  lundi  pro- 
chain, et  elle  me  donne  à  entendre  qu'il  désire  faire  ma 
connaissance.  Je  ne  suppose  pas  que  cela  soit  dû  à  un  grand 
dévouement  de  ma  part  envers  le  Saint-Siège  Apostolique 
Romain.  Pendant  ma  visite,  je  ressens  des  aflections  spas- 
modiques  du  système  nerveux  qui,  à  certains  moments,  me 
causent  de  grandes  douleurs  dans  le  moignon  de  ma  jambe 


13V  JOl  RXAL   l)i:    COI  VKnXKlJFi    MORRFS. 

amputée,  el  dans  l'aulre  jambe,  une  sensation  d'angoisse, 
que  je  suppose  provenir  d'un  dérangement  du  système 
nerveux;  il  me  fiuildonc  m'exposcr  davantage  au  grand  air 
et  prendre  de  l'exercice.  Le  vent  a  souffle  très  iort  toute  la 
nuit,  et  continue  encore  ce  matin.  .le  crois  que  c'est  Je  vent 
du  sud- ouest,  el  je  crains  que  beaucoup  ne  soient  tombés 
victimes  de  sa  nige.  LegénéralDalrymple,  que  je  vais  voir 
après  dîner,  me  dit  que  la  tempête  que  nous  subissons 
depuis  quelques  jours,  a  causé  de  terribles  ravages  sur  les 
côtes  anglaises,  et  que  ses  lettres  annoncent  la  perte  de  huit 
cents  hommes.  Il  regarde  le  plan  de  M.  \ecker  comme  une 
absurdité  pure,  et  me  dit  que  les  banquiers  auxquels  il  en 
a  parlé  sont  d'avis  qu'il  ne  vaut  rien.  .l'ai  lu  le  mémoire, 
et  je  pense  que  le  plan  ne  peut  pas  aboutir. 

I G  novembre.  —  Lundi,  à  neuf  heures  et  demie,  je  vais 
chez  Mme  de  Flahaut  pour  l'emmener  souper  avec 
Mme  Capellis.  Elle  est  au  lit  et  fortement  indisposée.  Je  ne 
reste  que  quelques  minutes  et  je  vais  souper.  Le  nonce  de 
Sa  Sainteté  n'est  pas  là.  C'est  le  jour  du  départ  de  son 
courrier.  Capellis  dit  qu'il  veut  nous  faire  rencontrer, 
parce  que  le  Pape  s'est  querellé  avec  les  fermiers  généraux 
au  sujet  de  la  fourniture  du  tabac  qu'il  leur  prenait  pré- 
cédemment; il  le  prend  maintenant  en  Allemagne;  on 
pourrait  peut-être  s'entendre  pour  fournir  Sa  Sainteté  en 
Amérique.  Je  doute  beaucoup  du  succès,  car  le  Pape  ne 
peut  traiter  que  d'année  en  année,  et  la  distance  est  telle 
qu'il  faudrait  attendre  la  moi  lié  d'une  année  avant  qu'une 
seule  feuille  de  tabac  put  arriver.  Les  invités  présents  sont 
absolument  dégoûtés  des  faits  et  gestes  de  l'Assemblée 
nationale. 

17  novembre.  —  J'apprends  aujourd'hui  les  dernières 
nouvelles  d'Amérique,  apportées  par  le  paquebot  anglais 
de  septembre.  M.  Jefferson  a  été  nonmié  ministre  des 


JOIIUXAL   DE   GOUVKRXEUR   ilORRÏS.  J3d 

Affaires  étrangères.  Après  le  départ  de  plusieurs  visiteurs, 
je  vais  voir  le  baron  de  Besenval  au  Chatelct.  Le  vieux  gen- 
tilhomme est  très  louché  de  mon  attention.  Xous  parlons 
un  peu  de  politique,  et  il  saisit  l'occasion  de  me  dire  tout 
bas  que  nous  aurons  bientôt  une  contre-révolution;  je  la 
regarde  depuis  longleu)ps  comme  inévitable,  quoique 
n'étant  pas  assez  au  courant  des  laits  pour  savoir  d'où  elle 
surgira.  Je  vais  au  club.  Il  se  confirme  que  l'opposition 
du  parlement  de  Metz  a  été  plus  marquée  que  celle  du  par- 
lement de  Rouen,  et  que  l'Assemblée  luhninera  ses  décrets 
en  conséquence.  L'Eglise,  la  magistrature,  la  nobles.^e, 
ces  trois  corps  intermédiaires  qui,  dans  ce  royaume,  étaient 
également  redoutables  au  roi  et  au  peuple,  se  trouvent 
maintenant,  du  lait  de  l'Assemblée,  en  état  de  lutte  ouverte; 
en  même  temps  celle-ci,  par  l'inlluence  de  cmintes  sans 
fondement,  a  lié  les  pieds  et  les  mains  de  leur  allié  natu- 
rel, le  roi.  Il  sulfira  de  peu  de  temps  pour  que  l'opposition 
se  coalise;  étant  coalisée,  elle  se  placera  naturellement 
sous  les  bannières  de  l'autorité  royale,  et  alors  adieu  la 
dénmcratie!  Je  vais  du  club  chez  M.  de  Alontmoriu.  Hien 
à  noter.  M.  d'Aguesseau  et  M.  Bonnet  dînent  avec  nous; 
ce  dernier  veut  des  renseignements  sur  la  situation  de  la 
France  aux  Indes.  Je  lui  dis  que  le  moyen  d'entraver 
l'Angleterre  aux  Indes  est  de  faire  de  l'Ile-de-France 
un  port  d'armes^  en  même  temps  qu'un  port  franc,  etc. 
M.  de  Montmorin  nous  dit  qu'il  a  proposé  ce  même 
plan  dès  1783.  M.  Bonnet  me  demande  si  les  ports 
francs  de  France  nous  sont  nécessaires.  Je  lui  dis  que  je 
ne  le  crois  pas;  à  ce  sujet  il  devra  consulter  M.  Short, 
notre  représentant.  Il  désire  avoir  une  entrevue  avec  ce 
dernier,  mais  M.  de  Montmorin  lui  dit  que  M.  Short  ne 
peut  pas  avoir  de  renseignements  précis.  En  effet,  quand 
cette  question  fut  soulevée  pour  la  première  fois,  Jefferson 
m'a  consulté,  mais  j'ai  voulu  observer  le  respect  dû  envers 
le  représentant  de  1  Amérique.  Je  rends  visite  à  Mme  de 


i:5G  JOIRNAL  I)E   COUVEIIXEUR  MORRIS. 

Chaslcllux.  Elle  me  raconte  ses  alfaires  de  famille.  La  du- 
chesse arrive,  ainsi  que  le  maréchal  de  Sé<]ur.  1!  me  dit 
qu'un  chan<{en)etit  suhil  s'est  produit  en  Bretagne;  la  no- 
blesse et  le  peuple  sont  unis,  et  ils  rejetteront  les  actes  de 
l'Assemblée.  M.  de  Thiard  nous  avait  assuré  dit  que  quelque 
chose  de  ce  genre  aurait  lieu.  Les  gens  de  Cambrai  aussi 
sont  mécontents.  De  là  je  vais  au  Louvre.  Mme  de  Flahaut 
est  au  lit.  L'évêque  arrive;  il  pose  sa  canne  et  son  chapeau, 
et  prend  un  siège  à  la  façon  d'un  homme  décidé  à  rester.  Il 
confirme  les  nouvelles  de  Bretagne,  et  ajoute  que  les  Cau- 
chois ont  l'air  sombre.  Cela  me  rappelle  certaines  paroles 
obscures  que  le  comte  de  Luxembourg  m'a  dites  au  sujet 
(le  la  iXorniandie.  Lu  réponse  à  sa  crainte  du  démembre- 
ment du  royaume,  je  lui  ai  dit  que  si  la  \ormandie,  la 
Picirdie,  la  Flandre,  la  Cham|)agne  et  lAlsaee  restent 
fidèles  au  roi.  Sa  Majesté  pourra  iacilemeut  venir  à  bout 
du  reste  de  son  royaume. 

18  novembre.  —  Ce  malin,  pendant  que  j'écris,  liaCaze 
ariive.  Il  me  dit  qu'il  y  a  eu  hier  soir  une  réunion  des 
aetionnaires  de  la  Caisse  d'escompte.  On  a  nommé  des 
commissaires  pour  discuter  le  plan  de  \eeker  et  faire  des 
rapports.  L'opinion  en  général  semble  y  être  opposée,  ce 
dont,  à  la  vérité,  je  ne  m'elonne  pas.  Je  dine  avec  .M.  de 
La  Fayette  sur  le  quai  du  Louvre.  Il  n'est  arrivé  que  long- 
temps après  que  nous  nous  étions  mis  à  table,  et  pourtant 
nous  n'avions  commencé  qu'à  cinq  heures.  Après  le  dîner,  je 
lui  demande  ce  qu'il  pense  du  plan  de  \ecker.  11  dit  qu'on 
croit  en  général  qu'il  ne  |)assera  pas,  et  ajoute  que  l'évèque 
d'Autun  ou  quelque  autre  personne  devrait  proposer  un 
autre  plan.  Je  réponds  que  seul  le  ministre  peut  convena- 
blement prendre  celte  iniiiative,  parce  que  personne  ne 
peut  connaître  suffisamment  toutes  les  circonstances 
nécessaires;  que  le  ministère  actuel  doit  être  maintenu  en 
fonctions,  la  décision  récente  de  l'Assemblée  empêchant 


JOLRXAL   DE    GOUVERXEUR   MORRIS.  137 

de  prendre  des  ministres  dans  son  sein.  II  dit  qu'il  pense 
qu'on  pourrait  pour  une  fois  choisir  un  ministère  dans  l'As- 
semblée, à  la  condition  de  ne  pas  nommer  Mirabeau  et  un 
ou  deux  antres.  Là  dessus,  je  fitiis  remarquer  que  j'ignore 
si  Tévêque  d'Autun  et  ses  amis  auront  la  faiblesse 
d'accepter  une  place  dans  Tétat  actuel  si  troublé  des 
affaires;  que  rien  ne  peut  se  faire  sans  l'aide  de  l'Assem- 
biée,  laquelle  est  incompétente,  et  que,  le  pouvoir  exé- 
cutif étant  détruit,  il  n'y  a  que  peu  de  chance  de  voir  ses 
décrets  devenir  effeclifs,  alors  même  qu'on  pourrait 
l'amener  à  en  faire  de  sages.  Il  répond  que  Mirabeau  a 
bien  décrit  l'Assemblée,  eu  la  qualitiant  cPâne  sauvage; 
dans  quinze  jours  on  sera  obligé  de  lui  donner,  à  lui-même, 
l'aulorilé  (ju  il  a  refu^ée  jusqu'ici.  Il  montre  clairement  par 
ses  manières  que  c'est  la  son  désir  intime.  Je  lui  demande 
quelle  autorité?  Il  parle  de  celle  d'un  dictateur  ou  d'un 
généralissime,  sans  savoir  quel  sera  le  titre  exact.  Je  lui 
répète  alors  qu'il  devrait  discipliner  ses  troupes,  et  lui 
rappelle  que  je  lui  ai  autrefois  demandé  si  elles  lui  obéi- 
raient. Il  me  répond  aftirmativement,  mais  se  détourne  aus- 
sitôt pour  parler  à  quelqu'un.  Son  ambition  est  absolument 
démesurée.  L'esprit  de  cet  homme  est  tellement  enflé  par 
le  pouvoir,  déjà  trop  grand  pour  ses  moyens,  qu'il  regarde 
dans  les  nuages  et  cherche  à  saisir  l'autorité  suprême.  Je 
crois  que  dorénavant  chaque  pas  fait  en  avant  accélérera  sa 
chute.  Je  le  quitte  et  vais  au  Louvre.  Mme  de  Flahaut  a  des 
visiteurs;  j'attends  leur  départ.  Le  marquis  de  Montesquiou 
était  là  à  mon  arrivée ,  il  venait  d'entrer.  Il  se  tourne  main- 
tenant de  tous  côtés  pour  respirer  l'encens  qui  lui  sera 
ollèrt  pour  son  plan  financier,  communiqué  aujourd'hui  à 
l'Assemblée.  Ce  plan  repose,  dil-on,  sur  le  payement  de  la 
dette  .natioiijile  par  la  vente  des  biens  d'église.  Je  dis  à 
Mme  de  Flahaut  que,  s'il  en  est  ainsi,  ce  sera  une  sim|)le 
bulle  de  savon,  pour  les  raisons  depuis  longtemps  données  à 
l'évêque  d'Aulun.  Le  défaut  radical  de  son  projet  était  de 


i:58  .101  HXAL   I)K    (JOdV  R  RXJ:  lU   MO  KHI  S. 

conipler  sur  ce  fonds.  Je  vais  ensuite  aux  appartements  de 
Mme  (le  Cliastelliix.  Elle  me  dit  que  le  marquis  de  LaFayctte 
arinlention  d'imiter  Washinjjlon  et  de  se  retirer  du  service 
de  l'Klat,  dès  l'établissement  de  la  Constitution.  11  peut  le 
croire  personnellement,  mais  rien  n'est  plus  commun  que 
de  se  troniper  soi-même.  Je  sou|)e  chez  Mme  de  Laborde. 
Le  comte  de  Ltixendjourg  m'assure  que  l'opposilion  laite 
dans  certains  districts  au  rappel  des  gardes  du  corps  a 
empêché  Texéciition  d'un  plan.  Je  ne  lui  demande  pas 
lequel,  ne  désirant  pas  le  savoir.  11  ajoute  que  M.  de  La 
Favell(î  a  commis  une  grande  imprudence  en  lui  disant  à 
haute  voix,  alors  que  beaucoup  j)ouvaient  l'entendre, 
qu'on  ne  pouvait  l'accuser  de  l'avoir  empêché.  De  ce 
.simple  fait  je  déduis  qu'il  existe  contre  lui  beaucoup 
d'animosité  latente,  et  que,  tandis  qu'il  bâtît  ses  châteaux, 
d'aulres  s'emploient  à  en  miner  les  fondations. 

J9  novembre.  — Ce  malin,  pendant  que  le  comte  d'Es- 
taing  est  avec  moi,  je  reçois  un  mot  de  M.  Le  Couteulx.  Il  a 
passé  trois  heures  hier  avec  Necker  et  le  Comité  de 
subsistance.  Il  dit  que  M.  Necker  veut  Irailer  avec  moi  pour 
du  blé  à  six  shillings,  mais  que  je  peux  obtenir  six  shil- 
lings et  six  pence,  et  qu'il  a  arrangé  une  entrevue  entre 
Necker  et  moi  pour  sept  heures  ce  soir.  11  est  obligé  de 
partir;  il  me  demande  en  conséquence  de  songer  aux 
moyens  d'exécution,  et  de  passer  chez  lui  avant  de  me 
rendre  chez  M.  Necker.  Après  une  promenade  dans  les 
(Champs-Elysées,  je  vais  au  Palais-Royal  et  je  dîne  avec  la 
duchesse  d'Orléans.  De  là  au  Louvre,  pour  chercher  le 
billet  quel'évêque  devait  me  procurer  pour  l'Assemblée  de 
demain.  Je  le  reçois  et  vais  chez  M.  Le  Couteulx.  Nous 
parlons  des  moyens  d'observer  les  clauses  du  contrat,  s'il 
en  intervenait  un.  Il  ne  peut  fournir  ni  crédit,  ni  argent. 
Je  vois  M.  Necker,  qui,  a  ce  que  j'apprends,  attend  une 
proposition  ferme,  et  me  dit  que  M.  Le  Couteulx  avait 


JOIRXAI-   I)K    G()U\ER-\EUR   AIORRIS.  J39 

indiqué  la  quantité  que  je  voulais  livrer,  le  prix  et  les 
échéances.  Je  lui  réponds  qu'il  doit  y  avoir  unmalenlendu 
et  prends  congé  de  lui. 

20  novembre.  —  Je  me  lève  de  bonne  heure  aujourd'hui 
pour  aller  à  l'Assemblée.  J'y  reste  jusqu'à  quatre  heures. 
Séance  ennuyeuse,  à  laquelle  j'ai  gagné  une  violente 
migraine.  Mirabeau  et  Du  Pont  sont  les  deux  orateurs  en 
laveur  du  plan  de  AI.  Necker,  qui  attirent  le  plus  l'allen- 
tion,  mais  ni  l'un  ni  l'autre,  à  mon  avis,  ne  s'en  tire  à  son 
honneur  dans  la  manière  de  le  discuter.  Il  sera  probablement 
adopté  et  dans  ce  cas,  je  crois  qu'il  sera  fatal  aux  finances 
françaises,  et  qu'il  les  désorganisera  complètement  |)our 
quelque  temps  à  venir.  Souper  chez  iMme  de  Staël  ;  je  lui 
donne  mon  avis  sur  les  discours  de  ce  matin,  et  lui  indique 
un  ou  deux  points  sur  lesquels  M.  Du  Pont  était  dans  l'er- 
reur. Cela  lui  déplaît,  car  il  défendait  le  plan  de  son  père, 
plan  qu'elle  déclare  nécessaire. 

24  novembre.  —  Dîné  aujourd'hui  avec  le  prince  de 
Broglie.  Le  comte  de  Ségur  est  avec  nousj  la  société  est 
agréable.  L'évêque  est  du  nombre.  Après  le  dîner,  je  lui 
dis  quelques  mots  des  objections  que  beaucoup  font  aux 
adversaires  du  plan  de  \ecker,  parce  qu'ils  n'en  présentent 
pas  de  meilleur.  Je  vais  ensuite  chez  M.  Necker.  Le  maire 
et  le  Comité  de  subsistance  attendent  pour  lui  parler.  Je 
lui  fais  passer  mon  nom  et  il  vient  jusqu'à  l'antichambre. 
Je  lui  dis  que  je  ne  peux  pas  entreprendre  de  lui  fournir 
du  blé,  car  il  me  faudrait  demander  un  prix  extravagant 
ou  risquer  une  perte  ;  la  première  alternative  ne  me  plaît 
point  et  je  ne  veux  pas  m'exposer  à  la  seconde;  si,  pour  en 
avoir,  il  a  un  autre  plan  où  je  puisse  être  utile,  je  suis  à  ses 
ordres.  Il  est  un  peu  désappointé  de  cette  nouvelle.  Je  le 
quitte  j)our  présenter  mes  respects  à  Mme  Necker,  puis  je 
me  rends  au  Louvre.  Les  insurgés  du  lirabant  semblent  bien 


IVO  J()LR.\AL    DE    GOIVERXELK    MORRIS. 

en  voie  do  réussir.  Les  impériaux  ne  possèdent  que  Bruxelles 
et  s'y  trouvent  assièges.  Mme  de  F'Iahaut,  comme  il  convient 
à  une  (idcie  alliée  de  l'empereur,  étouffe  toute  révolte  de  ma 
part.  Peu  après  arrive  le  comte  de  Tliiard  qui  nous  rend 
compte  de  ce  qui  s'est  passé  en  Bretagne.  11  est  arrivé  entre 
autres  choses  que  les  municipalités  se  sont  querellées  au 
sujet  des  subsistances,  et  que  l'on  a  dû  avoir  recours  à  la 
force  des  deux  côtés.  En  conséquence,  chaque  parti  ordonna 
à  un  régiment  de  marcher  contre  l'autre,  car  il  se  trouvait 
que  chacun  avait  un  régiment  caserne  sur  son  territoire. 
Heureusement  un  con)proniis  intervint;  ce  sont  là  les 
prémices  d'une  nouvelle  constitution  qui  crée  des  armées 
et  des  municipalités.  Il  y  aura  beaucoup  d'incidents  du 
même  genre,  c;ir,  quand  les  hommes  sont  décidés  à  regar- 
der comme  de  vulgaires  préjugés  tous  les  principes  que 
l'expérience  a  établis  jusqu'ici  pour  le  gouvernement,  il 
faut  s'attendre  à  des  contradictions  sans  nombre.  Je  soupe 
ici,  et  lais  le  thé  de  Aime  de  Laborde.  Mme  de  Flaliaut  se 
plaint  de  ne  pas  avoir  un  beau  sucrier  pour  son  service  à 
thé.  C'est  une  entrée  en  matière  pour  raconter  (elle  qui  se 
prétend  très  avare)  qu'elle  n'a  pas  voulu  en  accepter  un  de 
moi  comme  cadeau,  tandis  que  Mme  de  Laborde,  qui  se 
prétend  désintéressée,  a  accepté  une  belle  tasse  avec  sou- 
coupe. De  fait  ce  cadeau  n'a  été  fait  que  sur  l'insistance 
de  iMnie  de  Flahaut.  Je  prétends  que  cette  histoire  n'est 
qu'une  pure  malice,  et  avec  mon  crayon  j'écris  les  lignes 
suivantes  : 

«  Clara,  vous  vous  vantez  de  votre  avarice;  vous  vous 
vantez  aussi  de  la  bonté  de  votre  nature;  je  ne  sais  à 
laquelle  de  ces  qualités  vous  attachez  le  plus  de  prix,  mais 
je  sais  bien  celle  des  deux  qui  est  la  plus  grande. 

«  Vous  refusez  les  cadeaux  que  l'on  vous  fait,  mais 
vous  les  faites  accepter  par  votre  amie;  vous  l'injuriez  pour 
ce  qu'elle  prend,  et  moi,  pour  ce  que  vous  ne  prenez 
pas.  5» 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS.  141 

Belle  journée,  claire  mais  froide.  Il  a  gelé  toute  la  jour- 
née à  l'ombre. 


26  novembre.  —  Je  vais  voir  Aime  de  Bréhan  et  M.  de 
Moustier,  de  retour  d'Amérique.  Mon  entretien  avec  elle 
est  assez  long,  car  je  demande  continuellement  des  nou- 
velles de  ma  patrie,  et  elle  désire  connaître  l'état  de  la 
sienne,  sentiments  naturels  des  deux  côtés,  bien  que  for- 
cément fort  dissemblables.  M.  de  Moustier  a  beaucoup  à 
dire  sur  la  dette  américaine,  et  me  donne  raison  de  croire 
qu'elle  ne  pourra  donner  lieu  à  aucun  arrangement.  Je  vais 
voir  le  maréchal  de  Ségur  qui  est  atteint  de  la  goutte.  Nous 
parlons  de  la  réduclion  proposée  des  pensions.  Je  désap- 
prouve la  mesure,  et  cette  désapprobation,  sincère  de  ma 
part,  correspond  exactement  aux  idées  du  maréchal,  qui 
est  l'un  des  plus  gros  pensionnés.  Je  revois  de  Moustier 
ce  soir  chez  M.  de  La  Caze.  Il  est  maintenant  enchanté  de 
l'Amérique,  et  croit  à  ses  bonnes  dispositions  et  à  ses  res- 
sources ;  il  a  été  chargé  de  demander  que  la  Cour  n'entre- 
prenne aucun  pourparler  au  sujet  de  la  dette,  que  le 
payement  des  acomptes  soit  encore  reculé  de  trois  ans,  et 
alors  Tintérét,  commençant  l'année  prochaine,  sera  assuré 
de  façon  régulière.  Je  lui  dis  que  je  trouve  \m  grave  incon- 
vénient au  plan  de  M.  Necker  d'emprunter  sur  celte  dette 
en  Hollande  :  les  Hollandais  ne  prêteront  probablement 
rien,  sans  avoir  obtenu  une  autorisation  leur  donnant 
droit  de  recours  contre  les  Etats-Unis,  car  autrement  le 
gouvernement  américain  pourrait  payer  le  total  à  la  France, 
et  refuser  de  rien  verser  aux  particuliers  hollandais.  Il  dit 
qu'il  en  a  déjà  entretenu  le  comte  de  Montmorin  et  quelques 
membres  des  Etats  généraux;  il  en  parlera  aussi  à  M.  Necker 
dès  que  celui-ci  le  désirera.  Cela  va  certainement  déranger 
notre  premier  plan,  et  nous  obliger  soit  à  le  changer,  soit  à 
l'abandonner.  Après  un  long  entretien  avec  lui,  je  me  retire, 
sur  les  protestations  d'amitié  de  la  marquise  et  les  siennes. 


ir»2  JOUH.VAl-   Dli    tJOUVKKMaK  MOKRIS. 

27  novembre.  — Je  vois  M.  Laurent  Le  Couleulx  et  lui 
e\|)ose  le  plan  (|ui  a  éié  élaboré,  d'offrir  pour  Li  delte  due 
à  la  l'rance  une  somme  de  renie  française  produisant  le 
même  intérêt.  Il  en  est  si  enchanté  qu'il  s'offre  comme 
inlermédiairo' ,  à  la  condition  d'avoir  des  garanties  suffi- 
santes en  Hollande.  C'est  beaucoup  d'obligeance  de  sa 
part.  \ous  convenons  de  nous  revoir  ce  soir  chez  Canteleu, 
et  je  vais  chez  l/au  Staphorst,  Je  lui  expose  l'objection 
faite  par  de  Aloustier  au.\  négociations  que  \L  Xecker  a 
engagées  en  Hollande.  Il  me  dit  (pie  La  l'ayelte  lui  a  pro- 
posé d'agir  comme  espion  pour  découvrir  les  intrigues  du 
p.irli  arislocratique,  ce  qui,  d'après  La  Fayette,  pourrait 
éviter  une  guerre  civile.  .\ous  conseillons  à  l  an  Slaphorst 
de  décliner  celle  honorable  mission.  Parker  ajoute  qu'il 
faut  la  décliner  de  vive  voix,  pour  ne  pas  laisser  de  trace 
écrite  delà  négociation.  Je  les  laisse  ensemble  et  rentre 
m'habiller.  Le  comte  de  Luxembourg  vient  me  donner  une 
foule  de  nouvelles  que  j'oublie  au  fur  et  à  mesure.  Il  a 
aussi  un  monde  de  projets,  mais  je  lui  donne  sur  tous  mon 
opinion  d'ensemble ,  à  savoir  que  lui  et  ses  amis  feraient 
mieux  de  s'entendre  pour  influencer  les  prochaines  élec- 
tions. Je  vois  Canteleu  cet  après-nndi  ;  il  semble  croire 
que  l'information  de  de  Aloustier  est  fatale  à  notre  projet. 
Nous  parlons  longtemps  inutilement;  j'exprime  enfin  à 
Canteleu  mon  désir  de  le  voir  s'informer  de  l'impression 
produite  par  de  Moustier,  et  lui  promets  de  parler  à 
AL  Xecker  a  ce  sujet. 

Je  dîue  au  Louvre  avec  Mme  de  Flahaul.  L'évèque  et 
son  ami  intime,  le  duc  de  lîiron,  sont  du  parti,  L'évèque 
me  demande  mon  opinion  sur  la  dette  américaine.  Je  lui 
réponds  (ju'elle  est  bonne,  car  c'est  une  delte  qui  doit 
être  payée.  Le  duc  de  Biron  ajoute  qu'il  pense  qu'elle  le 
sera  et  je  partage  sou  avis.  Je  dis  que  l'on  doit  proposer  à 
AL  Xecker  de  la  liquider  au  moyen  A'effets  français  pro- 
duisant un  intérêt  équivalent.  11  croit  que  celle  offre  devrait 


JOURXAL   Dl']    GOU\  KK.VICLR   MORKIS.  1V3 

être  acceptée.  Je  rends  visite  au  comte  de  Montmorin 
après  le  dîner;  je  lui  parle  du  projet  de  payer  la  dette  avec 
des  eJ'fetH,  mais  il  veut  de  l'argent.  11  dit  que  l'on  ne  doute 
pas  d'être  payé  par  les  Etats-Unis,  mais  c'est  de  l'argent 
que  l'on  veut  en  ce  moment. 

28  novembre.  —  Le  comte  de  Luxembourg  vient  et  me 
retient  longtemps  pour  rien.  Il  me  dit  cependant  que  le 
parti  des  nobles  s'est  décidé  à  se  tenir  tranquille.  C'est  le 
seul  parti  sage.  Un  mot  de  Mme  Necker  m'invite  à  dîner 
chez  elle;  je  suppose  que  c'est  pour  m'entrelenir  d'une 
livraison  de  blé  que  je  me  suis  engagé  à  faire.  Je  vais  chez 
M.  Necker,  et  l'on  m'introduit  dans  son  cabinet.  Il  engage 
une  conversation  sur  la  Constitution.  Je  déclare  qu'à  mon 
avis  celle  à  laquelle  on  travaille  actuellement  ne  vaut  rien, 
et  je  donne  mes  raisons.  Il  me  pose  sur  la  Constitution 
américaine  certaines  questions  auxquelles  je  réponds.  Je 
l'interroge  pour  le  blé,  et  lui  explique  comment  j'aurais 
exécuté  mon  contrat,  si  j'avais  cru  un  tel  contrat  prudent. 
Je  lui  dis  que  je  serai  en  perle  par  celui  que  j'ai  signé  pour  la 
farine,  mais  que  néanmoins  je  l'exécuterai.  Je  lui  demande 
où  il  en  est  de  son  emprunt  en  Hollande.  Il  répond  qu'on 
lui  a  fait  des  propositions.  Je  lui  dis  que  je  lui  en  ferai  d'au- 
tres (|ui  lui  agréeront  peut-être,  puis  je  passe  au  salon, 
pour  lui  permettre  de  lire  un  long  écrit  qu'on  vient  de  lui 
remettre.  Mme  de  Staël  entre  et  me  reproche  de  la  délais- 
ser; je  m'excuse  et  promets  de  souper  chez  elle  mercredi 
prochain.  Beaucoup  de  conversation  à  bâtons  rompus.  Je 
dîne  et,  à  la  fin  du  repas,  dis  à  M.  Necker  qu'une  personne 
de  Londres  m'a  donné  sur  la  dette  des  informations  me 
mettant  à  même,  avec  ce  que  je  sais  déjà,  de  lui  faire  une 
olfre  avantageuse  quand  il  aura  fini  avec  les  autres.  Il 
répond  que  nous  en  reparlerons  dans  son  cabinet  avant  de 
partir.  Nous  nous  y  rendons,  et  je  lui  ofl're  alors  un  capi- 
tal de  rentes  perpétuelles  françaises  produisant  l'intérêt  des 


14*  JOLUXAL   DK    (iOUVEIlXElU   AIORRIS. 

1,000,01)0  francs  actuellement  à  la  charge  des  Etats-Unis. 
Il  considère  la  proposition  comme  bonne,  mais  fait  remar- 
quer qu'il  lui  faut  la  moitié  en  argent.  Je  réplique  que  c'est 
trop;  il  dit  que  la  diminution  d.e  l'intérêt  est  trop  grande, 
et  que  cela  expose  la  transaction  à  de  sévères  critiques.  Il 
semble  penser  que  le  rapport  de  deMoustier  n'est  pas  d'un 
poids  suffisant  pour  l'empêcher  de  poursuivre  son  plan  en 
Hollande.  \ous  nous  quittons  finalement  sur  sa  déclaration 
qu'il  faut  attendre, 

\"  décembre.  —  Je  prépare  aujourd'hui  pour  M.  \ecker, 
au  sujet  de  la  dette,  une  note  que  je  ne  pense  pas  qu'il 
puisse  refuser.  Je  dîne  avec  M.  Boutin;  la  société  est 
nombreuse,  et  le  diner  excellent  —  très  recherché.  Je 
m'entretiens  longuement  avec  le  comte  de  Moustier.  Il 
prépare  une  lettre  sur  la  dette  américaine  et  m'en  fait  voir 
les  grandes  lignes.  Je  lui  explique  mon  plan,  mais  sans 
détails,  et  il  l'approuve  parce  qu'il  va  contre  les  vues  de 
M.  Duer  et  de  ses  associés,  Clavière  et  Brissot  de  VVarville. 
J'apprends  que  M.  Short  est  très  content  que  je  me  sois 
déterminé  à  proposer  un  plan,  et  qu'il  viendra  demain  chez 
moi.  Le  marquis  de  La  Fayette  a  parlé  à  Neckcr,  et  ce 
dernier  a  promis  de  ne  conclure  aucun  engagement  avant 
d'en  avoir  référé  à  AI.  Short.  J'arrive  très  en  retard  au 
Louvre.  Je  communique  à  l'évèquemon  plan  pour  la  dette, 
lui  disant  que  je  le  lui  montrerai,  car  si  AI.  Xecker  le  refuse, 
il  pourra  probablement  être  soumis  à  l'Assemblée.  Jeudi 
soir  nous  devons  nous  rencontrer  chez  Aime  de  Flaliaut,  pour 
discuter  le  discours  qu'il  doit  prononcer  vendredi  matin. 

2  décembre.  —  AI.  Short  vient  ce  matin  et  je  lui  montre 
la  proposition  que  j'ai  l'intention  de  faire  à  M.  Xecker. 
Il  en  est  enchanté.  Je  lui  dis  que,  s'il  l'approuve,  je  voudrais 
qu'il  entreprît  de  la  recommander  aux  Etats-Unis,  car  il 
doit  voir  qu'elle  est  tout  à  l'avantage  de  la  France.  Il  ré- 


JOURX'AL   DE    (ÎOLVERXELR  AIORRIS.  145 

poad  que  sa  rccorumaudalioa  ne  peut  avoir  que  peu  de 
poids,  comme  je  dois  le  savoir,  mais  que,  s'il  est  néces- 
saire, il  poussera  à  son  acceptation  ici.  Il  me  conseille 
vivement  de  faire  ma  proposition  immédiatement.  Je  lui 
dis  mon  intention  de  la  soumettre  à  La  Fayette,  et  pour 
ceia  de  dîner  avec  lui.  Il  m'approuve.  Il  me  descend  chez 
La  Fayette  qui  revient  de  l'Hôtel  de  Ville  plus  tôt  que 
d'habitude  et  qui  n'a  que  peu  de  monde.  Je  lui  soumets 
mon  plan  qui  lui  plaît  également.  J'ajoute  quelques  mots 
sur  le  plan  de  l'évêque  d'Autun,  Il  m'informe  que  l'évêque 
doit  venir  chez  lui  vendredi  soir,  et  pense  qu'il  faut  garder 
N'ecker  à  cause  de  son  nom. 

3  décembre.  —  Je  m'entretiens  longuement  aujourd'hui 
avec  diverses  personnes  au  sujet  de  spéculations  qu'elles 
se  proposent  de  faire  sur  la  dette.  Je  dîne  au  Palais-Royal, 
chez  un  restaurateur.  Le  docteur  Senf  me  dit  que  les  affaires 
du  Brabant  vont  bien,  que  les  autres  provinces  impériales 
se  joindront  bientôt  à  lui,  (|u'une  déclaration  d'indépen- 
dance en  sera  la  conséquence  immédiate,  et  qu'un  traité 
avec  l'xAngleterre  et  la  Prusse  suivra  bientôt.  Je  le  crois 
parce  que  c'est  probable.  Je  conduis  .Mme  de  Flahaut  à  la 
Comédie-Française  et  retourne  au  Louvre.  L'évêque  vient, 
comme  il  était  convenu.  11  me  demande  si,  à  mon  avis, 
il  doit,  ou  non,  parler  demain  à  l'Assemblée,  et  m'expose 
eu  substance  ce  qu'il  se  propose  de  dire.  Je  fais  certaines 
observations  sur  les  principaux  points  de  son  discours. 
Je  lui  conseille  de  parler,  mais  de  se  restreindre  autant  que 
possible  aux  objections,  tout  en  exposant  à  l'Assemblée  ses 
raisons  pour  ne  pas  proposer   de  plan.  Je  l'invite  à  se 
montrer  conciliant  pour  la  Caisse  d'escompte  ;  à  blâmer 
les  administrateurs  pour  avoir  prêté  au  gouvernement  une 
somme  supérieure  à  leur  capital,  mais  à  les  excuser  en 
même  temps,  comme  citoyens,  pour  leur  patriotisme;  à 
regarder  ce  qui  leur  est  dû  en  plus  du  premier  prêt  de 

10 


1V6  JOl'RXAL    DE    GOUVKRXEIR  MORRIS. 

70  millions  de  francs  comme  une  dctle  sacrée,  devant  passer 
avant  toutes  autres;  à  critiquer  très  légèrement  le  plan  de 
M.  Necker,  s'il  doit  échouer,  mais  avec  une  ;{rande  sévé- 
rité dans  le  cas  contraire  ;  à  ne  pas  épargner  les  pré- 
dictions sur  les  déplorables  effets  du  papier-monnaie,  sur 
Vagiotage  qui  en  résultera,  et  rabaissement  final  du  niveau 
moral,  et,  enfin,  sur  le  danger  que  devra  courir  le  public 
et  l'avantage  que  tirerait  plus  tard  un  ministre  jugeant  à 
propos  de  spéculer  sur  le  papier  ou  sur  les  fonds.  Ces 
observations  conviennent  à  son  caractère  d'ecclésiastique 
et  d'homme  d'État;  elles  seront  d'aulant  plus  à-propos  que 
ses  ennemis  l'accusent  de  sinistres  desseins  dans  cet  ordre 
d'idées.  Il  s'en  va  pour  réfléchir,  dit-il,  s'il  parlera  ou  non. 
Je  lui  rappelle  qu'en  entrant  au  ministère  il  aura  besoin 
de  la  Caisse  d'escompte,  et  lui  dis  en  même  temps  d'éloi- 
gner de  l'esprit  de  La  Fayette  l'idée  qu'il  est  en  rapporis 
avec  le  duc  d'Orléans. 

Adécemhre.  — Je  vais  chez  M.  de  Montmorin  et  j'y  ren- 
contre, comme  c'était  convenu,  le  comte  de  Moustier  et 
Mme  de  llréhan.  Je  lui  montre  la  proposition  que  j'ai 
préparée  pour  M.  Necker.  Il  ne  paraît  pas  l'approuver 
complètement.  Je  crois  plutôt  qu'il  ménage  son  approba- 
tion, parce  qu'il  croit  qu'elle  a  toutes  les  chances  de 
réussir,  mais  je  puis  me  tromper.  A  mon  départ,  le  comte 
de  Montmorin  me  demande  pourquoi  je  me  retire  si  tôt. 
Je  lui  dis  que  je  vais  chez  M.  \ecker,  etc.  ;  que,  s'il  le  veut 
bien,  je  lui  communiquerai  ma  proposition,  non  comme 
ministre,  mais  comme  ami.  Il  me  demande  de  la  voir, 
l'examine  avec  attention,  désire  des  explications,  et  finale- 
ment l'approuve  et  offre  d'en  parler  à  M.  Xecker.  Je  le 
prie  de  n'en  rien  faire,  de  peur  que  M.  Xecker  ne  croie 
que  je  lui  ai  manqué  d'égards.  Je  vais  chez  M.  Necker,  il 
est  parti  au  conseil.  Je  m'entretiens  avec  Mme  Necker  de 
façon  à  lui  plaire,  et  elle  m'invite  à  dîner  demain.  Je  dis  que 


JOL'R.VAL   DE    GOUVEUMCLR  MORRIS.  l  V7 

je  suis  déjà  enfjagé,  mais  elle  réplique  que  je  viendrai  après 
le  diner,  puisque  je  désire  voir  M.  Necker.  Elle  répèle  que 
je  ferais  mieux  de  venir  dîner.  J'irai  si  c'est  possible.  Je 
vais  ù  l'Opéra.  A  un  certain  moment,  le  comte  de  Luxem- 
bourg vient  dans  la  loge  ;  il  a  à  me  parler  de  politique.  Je 
ramène  Mme  de  Flahaut  chez  elle.  Le  comte  de  Luxem- 
bourg vient  et  lui  parle  en  particulier;  le  but  de  la  conver- 
sation est  d'offrir  à  l'évêque  l'aide  de  la  faction  aristocra- 
tique. Je  doute  beaucoup  qu'il  soit  autorisé  à  accepter 
celle  offre.  Je  les  laisse  ensemble  et  vais  chez  Aime  de 
Staël.  On  y  fait  de  la  musique.  Elle  chante  et  fait  tout  ce 
qu'il  faut  pour  produire  une  impression  sur  le  cœur  du 
comte  de  Ségur.  Son  amant,  de  Narbonne,  est  revenu. 
Ségur  m'assure  de  sa  fidélité  à  sa  femme.  Je  m'associe 
pleinement  à  l'éloge  qu'il  en  fait,  et  lui  dis  qu'en  vérité 
je  l'aime  autant  pour  ses  enfants  que  pour  elle-même,  et 
qu'elle  est  certainement  une  femme  très  aimable.  Après  le 
dîner,  de  \arbonne  nous  dit  qu'il  est  autorisé  par  la 
Franche-Comté  à  accuser  publiquement  le  Comité  des  re- 
cherches. Ce  comité  ressemble  beaucoup  à  ce  qu'on  appe- 
lait dans  l'Etat  de  New-York  le  comité  Tory,  dont  Duer 
était  un  membre  en  vue,  c'est-à-dire  un  comité  chargé  de 
découvrir  et  de  déjouer  toutes  les  conspirations.  Voilà 
comment,  dans  les  circonstances  semblables,  les  hommes 
adoptent  toujours  une  ligne  de  conduite  correspondante. 
Je  me  suis  entretenu  avant  le  souper  avec  le  comle  de 
Ségur  qui  désapprouve  le  discours  de  l'évêque;  il  n'est  du 
reste  pas  le  seul.  On  blâme  particulièrement  ce  que  je  lui 
avais  conseillé  de  changer.  Il  y  a  chez  lui  quelque  chose 
d'un  auteur.  Mais  un  tendre  attachement  à  ses  productions 
littéraires  ne  convient  nullement  à  un  ministre;  sacrifier 
de  grands  objets  pour  des  petits,  c'est  le  contraire  d'une 
saine  morale.  Je  quitte  iMme  de  Staël  de  bonne  heure.  Je 
descends  chez  lui  M.  de  Bonnet  qui  me  dit  que  je  dois  rem- 
placer M.  Jefferson.  Je  réponds  que  si  l'on  m'offre  la  place, 


1V8  JOLR.YAL   DE   GOU\  EHiVE  LU   MORUIS. 

il  me  sera  difficile  de  ne  pas  accepter,  mais  que  je  désire 
que  l'on  ne  me  rotTre  pas. 

5  décembre.  —  Ce  matin  AI.  Parker  passe  chez  moi  me 
dire  que  Necker  traitera  aux  conditions  que  je  dois  lui 
soumettre.  Il  ajoute  qu'il  est  convaincu,  d'après  sa  con- 
versation avecTernant,  qu'on  n'aurait  pas  permis  à  Necker 
de  traiter  pour  la  dette  au-dessous  du  pair,  et  que,  par 
suite,  aucun  arrangement  n'aurait  pu  se  faire  qu'à  titre 
privé.  Je  vais  dîner  chez  Aime  Necker.  Aime  de  Staël  vient 
et,  à  l'instigation  do  son  mari,  m'invite  à  dîner  mercredi 
prochain.  A  dîner,  nous  traitons  assez  librement  des  sujets 
politiques,  et  à  propos  d'une  remarque  que  je  fais,  Necker 
s'écrie  en  anglais  :  «  Nation  ridicule  I  5>  Il  ignore  que  mon 
domestique  comprend  l'anglais.  Après  le  dîner,  je  lui  de- 
mande en  aparté  s'il  a  examiné  ma  proposition.  Il  me  dit 
qu'un  certain  colonel  Ternant  a  un  plan.  Je  réplique  que 
celui  que  je  propose  maintenant  est  le  même,  que  ma 
dernière  proposition  comprenait  le  maximum  consenti  par 
les  maisons  d'ici,  et  que  par  suite  ce  que  j'offre  main- 
tenant se  passe  de  leur  concours.  Il  demande  si  nous 
sommes  prêts  à  livrer  les  eJJ'ets  français  ;  je  réponds  néga- 
tivement. Il  me  dit  alors  qu'il  ne  peut  écouler  des  proposi- 
tions ne  lui  donnant  aucune  solide  garantie.  Je  lui  réplique 
qu'aucune  maison  en  Europe  ne  pourrait  garantir  une  si 
grosse  somme,  qu'une  telle  garantie  serait  contraire  au  bon 
sens,  mais  qu'il  ne  courra  aucun  risque,  car  il  ne  se  dessai- 
sira des  effets  que  contre  payement.  Il  objecte  que  même 
alors  il  n'aura  aucune  certitude  quant  au  payement,  et  veut 
savoir  comment  je  ferai  l'opération.  Je  lui  explique  que 
c'est  grâce  à  nos  relations  en  Amérique  et  en  Hollande, 
(pie  nous  pouvons  faire  de  meilleures  affaires  que  lui,  et 
j)ar  conséquent  nous  pouvons  lui  faire  de  meilleures  con- 
ditions que  les  aulres.  H  insiste  pour  que  la  proposition 
présente  de  solides  garanties  avant  de  l'examiner;  je  lui 


JOLRXAL   DE    GOUVERXEUR   MORRIS.  149 

dis  que  ce  n'est  pas  jusle,  car  il  y  a  deux  points  à  exami- 
ner :  d'abord,  si  l'offre  est  aianlageuse,  et  ensuite  si  les 
garanties  sont  suffisantes;  si  l'offre  n'est  pas  avantageuse, 
il  devient  inutile  de  parler  de  garantie,  mais  si  elle  est  ac- 
ceptable, ce  sera  alors  le  moment  de  savoir  quelle  sorte  de 
responsabilité  sera  suffisante.  En  attendant,  je  me  rendrais 
ridicule  en  demandant  des  garanties  pour  exécuter  un 
contrat  qui  n'est  pas  fait.  A  ceci  il  réplique  que,  si  j'obtiens 
sa  promesse,  je  m'en  servirai  comme  de  base  pour  mes 
négociations  et  que  j'irai  frapper  à  la  porte  de  différentes 
personnes.  Ce  n'est  pas  une  comparaison  très  délicate.  Je 
réponds  d'un  ton  de  mécontentement  auquel  se  mêle 
peut-être  un  peu  d'orgueil,  que  je  ne  frapperai  qu'aux 
portes  qui  nie  sont  déjà  ouvertes.  Nous  parlons  haut;  il  le 
fait  exprès,  et  à  ce  moment  Mme  de  Staël  dans  l'intention, 
qui  part  d'un  bon  cœur,  d'éviter  tout  froissement,  me 
demande  d'envoyer  son  père  s'asseoir  à  ses  côtés.  Je  lui 
dis  en  souriant  que  c'est  une  tâche  dangereuse  que  de 
renvoyer  AI.  Xecker,  et  que  ceux  qui  l'ont  essayé  une 
fois  ont  eu  grandement  raison  de  s'en  repentir.  Cette 
dernière  remarque  ramène  la  bonne  humeur,  et  il  semble 
prêt  à  continuer  sa  conversation  avec  moi,  mais  je  ne 
m'occupe  plus  de  lui  et  après  avoir  bavardé  à  droite  et  à 
gauche,  je  me  retire.  Je  vais  chez  Parker  lui  raconter  ce 
qui  s'est  passé,  ce  dont  il  est  naturellement  tout  désap- 
pointé. Nous  examinons  ce  qui  nous  reste  à  faire,  et,  après 
une  sérieuse  discussion,  nous  décidons  de  laisser  passer 
la  nuit,  et  de  lui  donner  le  temps  de  se  calmer. 

6  décembre.  —  Ce  matin  AI.  Parker  vient  medireque  le 
colonel  Ternant  prélendqiie  Necker  sera  forcé  d'accepter 
la  proposition.  Il  me  verra  aujourd'hui  au  dîner  chez  le 
comte  de  Montmorin.  Je  vais  chez  Mme  de  Flahaut.  Nous 
parlons  affaires;  l'évêque  regrette  beaucoup  ne  pas  avoir 
suivi  mon  avis.  Hier  soir,  elle  a  blâmé  sévèrement  ceux 


150  JOl :R\AL   I)K   GOl  VERXELR  MORRIS. 

qui  Tavaicnl  conseillé,  et  cela  en  présence  de  AI.  de  Suzeval, 
l'un  des  principaux  d'entre  eux.  Il  reconnut  qu'il  avait  eu 
tort  et  avoua  sa  faiblesse.  Le  comte  de  Luxembourg,  qui 
aurait  dû  être  présent  au  dîner,  envoie  une  excuse,  et  il  est 
alors  convenu  que  je  resterai  dîner  pour  m'entrelenir  avec 
l'évêque  sur  le  plan  financier  de  Laborde.  L'évèque  arrive 
et  me  raconte  ce  qui  s'est  passé  à  ce  sujet,  La  conduite  de 
M.  Laborde  a  été,  à  ce  qu'il  paraît,  basse  et  perfide.  Le 
plan  est  de  Pancliaul.  L'évêque  l'avait  transmis  à  Laborde 
pour  examiner  s'il  était  pratiqueaupointde  vue  pécuniaire, 
on  déclarant  qu'il  désirait  par  ce  moyen  obtenir  des  res- 
sources pour  la  famille  de  Pancbaut,  qui  est  indigente.  A 
la  suite  de  nombreuses  conférences,  Laborde  déclara  qu'il 
serait  impossible  d'obtenir  les  deux  cents  millions  néces- 
saires. L'évèque  fit  en  conséquence  les  déclarations  con- 
tenues dans  son  discours,  et  le  lendemain  M.  Laborde  se 
présenta  avec  son  plan  qui  nécessite  300  millions,  et 
critique  ce  qu'avait  dit  son  ami.  Le  plan  ressemble  beau- 
coup à  ce  que  j'avais  imaginé,  et  Mme  de  Flaliaut,  à  qui  j'ai 
exposé  ce  malin  les  grandes  lignes  de  mon  projet  s'est 
étonnée  de  la  ressemblance  ou  plutôt  de  l'identité.  J'exa- 
mine des  notes,  etc.,  que  l'évèque  va  ajouter  à  sou  discours 
actuellement  sous  presse.  Je  lui  soumets  ensuite  mon  plan 
pour  la  dette  américaine.  Mais  je  lui  demande  d'abord  si 
une  caisse  d'escompte  sera  établie,  et  si  la  dette  américaine 
doit  former  une  partie  de  son  capital.  Il  me  dit  qu'il  pense  que 
oui  dans  les  deux  cas.  Je  réponds  que  je  le  souhaite,  puis 
je  lui  raconte  ma  conversation  avec  M.  Necker,  eu  faisant 
voir  la  folie  de  demander  à  un  particulier  une  garantie  de 
quaranleinillions.il  partage  entièrement  mon  avis,  et  je 
j)ense  que  lot  ou  tard  M.  \ecker  aura  raison  de  regretter 
d'avoir  traité  mon  offre  avec  autant  de  mépris.  Aussitôt 
après  le  dîner,  je  me  rends  chez  M.  de  Montmorin.  Il 
s'entrelienlavec  un  monsieur  qui  le  relient  jusqu'au  moment 
ou  il  est  obligé  d'aller  à  son  bureau.  Je  vais  m'asseoir  quel- 


JOURNAL   DE    GOLVERXELR   MORRIS.  151 

que  temps  près  de  Mme  de  Corny,  et  je  lui  explique  la 
nature  de  mon  traité  pour  la  farine,  car  je  découvre  que 
l'on  a  parlé  à  de  Corny  d'un  traité  fait  par  moi  avec  la  ville, 
et  qui  n'existe  pas.  Il  aurait  pu  supposer  que  je  n'agissais 
pas  loyalement  avec  lui.  Je  vais  de  là  chez  Mme  Dumolley. 
L'oii  parle  de  la  politique  avec  une  chaleur  inconcevable 
chez  (les  gens  si  polis.  De  là  au  Louvre  où  je  resl<;  jusqu'à 
près  de  minuit.  La  société  est  nombreuse.  Je  raconte  à 
î'évéque  ce  qui  s'est  passé  avec  Canteleu,  et  il  me  sait  gré 
de  le  lui  dire. 

8  décembre.  —  Aujourd'hui,  tandis  que  je  rends  visite  à 
AI.  de  Montmorin,  qui  essaye  de  découvrir  les  raisons  de 
AI.  Aecker  contre  ma  proposition,  AI.  de  Aloustier  arrive. 
Il  dit  qu'il  lient  de  remettre  au  concierge  une  lettre  sur  la 
dette  américaine,  et  que  toutes  négociations  à  ce  sujet 
doivent  être  suspendues.  Je  crois  qu'il  a  tenté  de  jeter  de 
l'eau  froide  sur  mon  plan.  Je  fais  part  de  mes  soupçons  au 
colonel  Ternant,  qui  me  dit  qu'il  y  serait  également  opposé 
en  toute  autre  circonstance,  mais  que  la  détresse  de  la 
France  forme  actuellement  une  raison  suffisante  pour 
l'adopler. 

9  décembre.  —  Alercredi,  à  trois  heures,  je  dîne  avec 
Aime  de  Staël.  Après  dîner,  AI.  de  Clermont-Tonnerre 
nous  lit  un  discours  qu'il  a  l'intention  de  prononcer  à 
l'Assemblée.  Il  est  très  éloquent  et  très  admiré.  Je  fais 
cependant  une  ou  deux  observations  sur  les  raisonnements, 
et  l'assistance  cesse  de  partager  son  avis.  11  s'en  va  mor- 
tifié, et  je  crois  que  nous  nous  en  sommes  fait  un  ennemi. 
Nous  verrons.  Je  vais  au  Carrousel  et  j'y  reste  jusqu'à 
minuit.  La  société  est  nombreuse  et  je  passe  mon  temps  à 
lire.  Le  comte  de  Luxembourg  me  dit  que  certains  indi- 
vidus méditent  le  massacre  du  roi,  de  la  reine  et  des 
nobles.  Je  réponds  que  je  n'en  crois  rien. 


l.-)2      JOIRVAL  ])K   (JOl  \  KHXEL'R  MORHIS. 

12  décembre.  —  Je  dine  aujourd'hui  avec  la  duchesse 
d'Orléans  au  Palais-Royal.  Ensuite  je  conduis  Mme  de 
Flahaut  à  l'Opéra,  voir  Didon  et  la  Chercheuse  d'esprit^  un 
ballet.  Ce  n'est  rien  moins  qu'un  amusement  raisonnable. 
Le  principal  clerc  de  M.  Aecker,  qui  élail  l'autre  jour  chez 
M.  de  Montmorin,  a  assuré  ce  dernier  qu'il  regardait  ma 
proposition  pour  la  dette  comme  acceptable  par  le  ministre. 
Société  peu  nombreuse  au  Louvre;  nous  soupons  et  je  les 
laisse  occupés  à  jouer.  L'évéque  d'Autun  dit  que  le  comité 
s'est  occupé  toute  la  soirée  à  rechercher  avec  M.  Xecker 
la  manière  d'émettre  130  millions  de  papier  avec  le  moins 
possible  d'inconvénients.  Les  affaires  sont  dans  une  situa- 
lion  vraiment  triste,  et  je  ne  crois  pas  qu'elles  s'améliorent 
bientôt. 

\^  décembre .  —  Aujourd'hui,  après  le  dîner,  je  vais  au 
Louvre  et  je  trouve  mon  aimable  amie  tout  en  larmes.  Elle 
a  été  voir  sa  religieuse,  qui  est  atteinte  d'une  affection 
scorbutique  et  qui  souffre  de  la  négligence  de  ses  compa- 
gnes. Elle  se  reproche  de  ne  pas  être  allée  la  voir  pendant 
plusieurs  jours,  ce  qui  lait  qu'elle  ignorait  son  état.  Elle  a 
donné  des  ordres  pour  qu'on  la  traitât  mieux.  Je  lui  donne 
toutes  les  consolations  en  mon  pouvoir;  elles  consistent 
surtout  en  sympathie,  qui  est  très  sincère.  Je  la  conduis 
ensuite  à  l'Opéra  et  je  l'y  laisse. 

\  A;  décembre.  — Nous  sommes  très  nombreux  aujour- 
d'hui au  déjeuner  chez  Mme  de  Chastellux,  et  l'abbé  Delille 
nous  lit,  ou  plutôt  nous  répète  quelques-uns  de  ses  vers 
qui  sont  beaux  et  bien  débités.  Je  vais  au  Louvre,  L'évé- 
que s'y  trouve,  et  me  fait  part  d'un  plan  pour  émettre  des 
hillels  d'Etat  productifs  d'intérêt.  Je  lui  démontre  la  folie 
d'une  pareille  mesure.  Il  dit  que  c'est  un  plan  de  Montes- 
quiou.  Je  réplique  que,  aucun  des  plans  qui  ait  chance 
d'être  adopté  n'étant  bon,  on  peut  aussi  bien  prendre  celui 


JOLRXAL   DE    GOLVERXEl  R   MORRIS.  153 

de  Xecker;  car  autrement  ses  amis  sont  fondés  à  dire  que 
le  mal  vient  de  ce  que  l'on  n'a  pas  adopté  ses  vues;  que, 
de  plus,  si  l'on  émet  du  papier-monnaie,  celui  de  la  caisse 
est  tout  aussi  bon  qu'un  autre.  Il  objecte  que  la  France  peut 
être  ruinée  par  une  mauvaise  mesure.  Je  lui  réponds  que 
c'est  impossible  et  qu'il  peut  se  tranquilliser  à  ce  sujet; 
dès  que  l'on  aura  recours  aux  impôts,  le  crédit  sera  rétabli 
et  une  fois  le  crédit  rétabli,  ilseralacilede  mettre  de  l'ordre 
dans  les  affaires  de  la  Caisse.  Je  vais  au  Palais-Royal, 
sans  avoir  pu  quitter  Mme  deFlahaut  avant  quatre  heures. 
J'arrive  au  milieu  du  dîner,  à  la  fin  duquel  Tabbé  Dclille 
nous  récite  encore  des  vers.  Je  vais  au  club  et  de  là  chez 
le  comte  de  Mouslier,  Je  reste  quelque  temps  avec  lui  et 
Mme  de  Bréhan,  et  nous  nous  rendons  ensemble  chez 
Mme  de  Puisignieux,  où  je  passe  la  soirée.  Je  parle  surtout 
avec  de  Mouslier.  Je  découvre  que,  malgré  leurs  professions 
publiques  sur  les  affaires  d'Amérique,  de  Moustier  et 
Mme  de  Bréhan  détestent  cordialement  tous  les  deux  le 
pays  et  ses  habitants.  La  société  de  New- York,  m o- disent-ils, 
n'est  pas  sociable,  les  productions  d'Amérique  ne  sont  pas 
bonnes,  le  climat  est  très  humide,  les  vins  sont  abomi- 
nables, les  gens  sont  excessivement  indolents. 

15  décembre.  —  L'opéra  de  ce  soir  est  une  nouvelle 
pièce,  qui  est  très  bonne.  J'emmène  Mme  de  Flahaut  en 
jouir  avec  moi.  Cette  pièce  contient  aussi  peu  que  pos- 
sible des  défauts  inévitables  d'un  opéra,  mais  les  vices 
radicaux  s'y  retrouvent;  les  décors  sont  splendides.  Après 
l'opéra,  Gardel,  puis  Vestris,  exhibent  leur  génie  muscu- 
laire. Ce  dernier  semble  presque  marcher  dans  l'air.  C'est 
un  prodige  de  mécanisme  humain.  Je  ramène  de  l'opéra 
M.  Robert  (le  peintre)  et  sa  femme,  puis  je  vais  au  Louvre. 
M.  de  Saint-Priest  s'y  trouve.  Nous  devons  souper  à  trois. 
Arrive  le  vicomte  de  Saint-Priest,  un  fal,  et,  ce  qui  est  pire, 
un  vieux  fat.  Conversation  leriie. 


15V  JOmXAL   DE    (ÎOl  \  KKXKIR   MORRIS. 

10  décembre.  —  J'apprends  aujourd'hui  qu'au  dire  de 
M.  de  Monlniorin,  M.  Neckcr  est  prêt  à  accepter  ma  com- 
binaison dès  qu'une  maison  solide  d'Europe  en  fera  l'offre; 
que  le  plan  proposé  par  moi  convient  exactement  (toujours 
d'après  M.  de  Monlniorin)  au  gouvernement,  et  que  ce 
sera  parfait  s'il  convient  aussi  bien  aux  Elats-Unis.  Chez 
Mme  de  Laborde,  on  me  présente  à  Mme  d'Houdetot,  qui 
est  la  protectrice  de  Crèvocœur,  celle  à  laquelle  les  acadé- 
miciens font  une  cour  suivie,  la  seule  femme  aimée  de 
Rousseau  tout  en  ayant  en  même  temps  un  autre  amant 
heureux,  mais  c'est,  je  crois,  une  des  plus  laides  femmes 
que  j'aie  jamais  vues,  môme  si  elle  ne  louchait  pas,  ce 
qu'elle  fait  de  la  pire  façon. 

Mme  de  Flahaut  me  dit  ce  soir  que  Montesquiou  propo- 
sera demain  un  j)l;m  financier,  consistant  en  l'émission 
d'une  large  somme  de  hillelH  d'État  \iYO[\uc\\h  d'intérêt; 
mais  si  le  rapport  du  comité,  dont  Canteleu  est  chargé, 
est  adopté  par  acclamation,  Montesquiou  ne  parlera  pas.  Lui 
et  l'évêque  étaient  ce  soir  avec  Mme  de  Flahaut,  et  ils  ont 
discuté  l'affaire  ensemble.  Elle  me  demande  mon  avis.  Je 
lui  dis  que  je  n'y  vois  rien  de  bon,  et  j'en  donne  une  ou 
deux  raisons.  J'ajoute  que  plus  leur  plan  est  raisonnable, 
moins  ils  le  sont  de  le  proposer.  Mais  la  caractéristique  de 
ce  pays  est  la  précipitation,  sans  parler  de  l'ambition  déme- 
surée qui  dépasse  son  but.  Le  marquis  de  Montesquiou 
arrive.  11  m'expose  le  plan  financier  sur  lequel  le  comité 
a  fait  son  rapport,  et  celui  que  lui-même  veut  proposera 
la  place.  Le  premier  est  compliqué  et  il  semblerait  qu'en 
embrouillant  la  question,  les  fermiers  ont  fini  par  se  (aire 
une  conviction.  Le  second  est  simple,  mais  on  peut  y 
faire  une  petite  objection  que  l'auteur  n'a  pas  prévue;  je 
la  lui  fais  et  il  cherche  à  y  remédier;  il  tient  en  effet  à  son 
plan,  ce  qui  est  naturel,  mais  son  adoption  ne  pourrait  que 
lui  faire  tort,  à  lui  aulant  qu'au  pays,  le  papier-monnaie 
devant  forcément  se  déprécier.  Il  me  demande  si  je  pense 


JOURNAL   DE    GOIVERXEUR   MORRIS.  155 

que  le  papier  proposé  par  le  comité  garde  sa  valeur.  Je 
lui  dis  que  non,  mais  qu'il  ferait  mieux  de  laisser  le  plan 
de  ses  adversaires  amener  le  mal.  Il  semble  convaincu 
malgré  lui  ;  je  suppose  donc,  comme  le  héros  (THudibraSy 
qu'il  conservera  sou  opinion. 

19  décembre.  —  L'éiêque  revient  de  l'Assemblée  et  dit 
qu'on  a  adopté  au  milieu  du  désordre  le  plan  du  Comité 
basé  sur  le  plan  de  AI.  Necker.  Il  en  paraît  très  mécon- 
tent. 

20  décembre.  —  Chez  Mme  de  Ségur,  ce  matin,  son 
frère,  M.  d'.^guesseau,  m'a  demandé  mon  avis  sur  le  nou- 
veau plan  financier.  Je  le  lui  donne  très  franchement, 
mais  j'apprends  ce  soir,  par  Mme  de  Chaslellux,  qu'il  a 
produit  une  impression  fâcheuse  sur  son  esprit.  M.  de 
Alontmorin  me  dit  que  ma  proposition  plaît  à  M.  Neckeret 
qu'il  veut  bien  traiter  avec  moi,  pourvu  que  je  puisse 
montrer  une  autorisation  de  personnes  ayant  assez  de 
biens-fonds  en  Europe,  pour  créer  une  responsabilité  régu- 
lière. Je  lui  communique  ce  qui  s'est  passé  avec  M.  Necker, 
et  autant  que  j'en  puis  juger  par  cette  conversation,  le 
comte  au  moins  (et  probablement  M.  Necker)  désire  con- 
clure cette  affaire.  11  me  demande  s'il  peut  en  parler  à 
M.  Necker.  Je  lui  réponds  affirmativement,  disant  que  je 
prendrai  la  première  occasion  de  me  rendre  au  café  que 
fréquente  M.  Necker,  pour  l'en  entretenir,  s'il  le  désire. 

24  décembre.  —  L'Assemblée  a  voté  aujourd'hui  une 
résolution  dont  la  conséquence  nécessaire  est  de  donner 
aux  protestants  accès  aux  fonctions  publiques.  L'évêque 
en  est  enchanté,  mais  n'a  rien  dit  pour  la  défendre.  Je  lui 
conseille  d'attirer  l'attention  sur  sa  conduite  dans  quelques 
journaux,  parce  que,  l'ordre  du  clergé  étant  déjà  mal  vu,  il 
est  nécessaire  de  s'assurer  ceux  qui  sont  contre  cet  ordre. 


156  JOIRVAL   1)K    (ÎOl  V  ER\  K  l  K   MORRIS- 

25  décembre.  —  M.  de  Alouslier  me  dit  aujourd'hui 
qu'on  a  procédé  hier  soir  à  quelques  arrestations  par  suite 
d'un  complot  ourdi  pour  l'assassinat  de  M.  de  La  Fayette, 
de  M.  Bailly,  de  M.  Necker,  et  pour  l'enlèvement  du  roi 
en  IMcardie.  Je  ne  crois  j)as  un  mot  du  complot.  11  servira 
toutefois  cerlains  projets  de  ceux  qui  l'ont  inventé.  De 
Mousiier  me  dit  encore  que  Xecker  est  prêta  accepter  mon 
offre,  et  vante  beaucoup  ses  propres  services  dans  l'affaire, 
services  que  je  sais  estimer  à  leur  jusle  valeur,  La  conver- 
sation de  celle  nuit  de  Noël  chez  Mme  de  Chastellux  est 
raisonnable,  mais  non  marquante.  La  comtesse  de  Ségur 
rapporte  que  M.  Dufresne,  la  main  droite  de  M.  Necker, 
proclame  que  son  chef  n'est  pas  à  la  hauteur  de  sa  situation. 
La  duchesse  arrive  ainsi  que  M.  Short.  Je  lui  raconte 
combien  de  Moustier  est  pressé  de  montrer  son  utilité  à 
l'Amérique,  et  que  cerlainement  si  le  plan  réussit,  ce  sera 
grâce  à  lui,  à  Parker  et  à  moi.  Je  vais  souper  chez  Mme  de 
Guiberl.  Après  souper,  la  conversation  tombe  sur  le  Dau- 
phin, père  de  Louis  XVI,  et  sur  le  duc  de  Choiseul,  ce  qui 
nous  amène  à  parler  de  poisons.  AL  de  Laborde  mentionne 
une  sorte  de  poison  bien  extraordinaire,  qui  serait  très 
connue  et  détaillée  dans  les  dictionnaires  de  médecine. 
Elle  consiste  à  engraisser  un  porc  avec  des  portions  d'ar- 
senic puis  à  en  distiller  la  chair,  ce  qui  donne  une  eau  em- 
poisonnée, d'effet  lent  mais  sur.  Il  en  appelle  au  comie  de 
ThianI  de  la  vérité  de  ce  fait  extraordinaire.  Une  dame  à  la 
cour  demanda  un  verre  d'eau.  On  l'apporta  et  elle  le  but. 
Tout  aussitôt  elle  fondit  en  larmes,  se  déclarant  empoi- 
sonnée, et  dit  au  roi  :  «  C'est  ce  misérable  •■>  (indiquant 
quelqu'un  de  sa  suite)  «  qui  a  fait  cela  ;' .  Le  roi  la  railla  à 
ce  sujet,  mais  elle  s'en  alla  profondément  inquiète  et  mou- 
rut dans  la  huitaine.  Dans  l'intervalle,  la  personne  qu'elle 
avait  désignée  demanda  la  permission  d'aller  s'occuper 
de  ses  affaires  en  Savoie;  elle  partit  et  l'on  n'en  enten- 
dit  plus  jamais    parler.   —    \ous   abordons   ensuite  le 


JOLRXAL   DE    GOUVERXEUK   MORRIS.  157 

sujet  des  finances,  et  M.  de  Guibert,  qui  aime  le  son  de  sa 
propre  voix,  parle  longuement  pour  prouver  qu'il  ne  s'y 
entend  que  peu.  C'est  cependant  un  ardent  Meckerisfe.  Je 
quitte  avant  minuit,  me  sentant  un  peu  indisposé.  La 
journée  a  été  belle,  mais  en  cette  grande  lete  de  Noël, 
Paris  montre  combien  il  a  perdu  par  la  révolution.  Le 
papier  delà  caisse  continue  à  baisser,  et  la  perte  est  actuel- 
lement de  deux  pour  cent.  Les  actions  tombent  aussi  rapi- 
dement, ce  qui  est  naturel. 

26  décembre.  —  Un  membre  du  comité  des  finances 
déclare  aujourd'hui  au  club  que  le  total  de  la  dette  publique 
est  d'environ  4,700,000,000  de  francs,  y  compris  le  rem- 
boursement des  charges  de  toutes  sortes,  et  en  calculant  les 
rentes  viagères  au  denier  dix,  elle  peut  monter  peut-être 
à  4,800,000,000  de  francs,  soit  200,000,000  de  livres 
sterling.  C'est  donc  là  le  maximum  du  fardeau  qui  écrase 
ce  royaume.  L'abbé  d'Espagnac  prétend  que  la  somme  est 
beaucoup  moins  élevée.  Au  plus  fort  de  la  dispute,  arrive 
un  monsieur  nous  donnant  la  nouvelle  extraordinaire  que 
Monsieur,  le  frère  du  roi,  s'est  rendu  à  la  Commune  et  y  a 
prononcé  un  discours  au  sujet  de  l'accusation  qui  circulait 
contre  lui,  hier,  d'être  à  la  tête  du  complot  supposé  contre 
M.  Bailly  et  AL  de  La  Fayette.  Je  vais  chez  Mme  de  Chastel- 
lux.  Le  chevalier  de  Graave  nous  y  apporte  le  discours  de 
Monsieur.  Il  est  très  bien  écrit,  mais  l'orateur  commet  la 
faute  de  se  traiter  lui-même  de  citoyen  et  ses  auditeurs  de 
concitoyens.  Je  vais  au  Louvre  et  Mme  de  Flahaut  me  ra- 
conte l'histoire  de  ce  discours.  Hier,  Monsieur,  apprenant 
cette  calomnie,  s'adressa  au  duc  de  Lévis,  qui,  ne  sachant 
pas  quel  conseil  lui  donner,  l'envoya  à  l'évêque  d'Autun; 
celui-ci  composa  le  discours.  Ce  matin  Monsieur  s'adressa 
au  roi  et  lui  demanda  si  son  intention  était  de  chasser  du 
royaume  un  autre  de  ses  frères,  et  finit  par  se  plaindre  de 
la  calomnie.  Ceci  est  une  allusion  à  La  Fayette  qui  a  trop 


158  JOLIIXAL   DK    GOi:  VK  Il.YKL  R   MOHRIS. 

de  ces  peliles  affaires  eu  train.  Il  iul  alors  décidé  que  Mon- 
sieur irait  à  i'Hôlel  de  Ville,  etc. 

27  décembre.  —  A  deux  heures  et  demie  je  rends 
visite  à  Mme  de  Flaliaut;  l'évèque  d'Autun  est  chez  elle. 
Elle  me  lit  une  lettre  qu'il  a  envoyée  à  l'auteur  du  Courrier 
de  l'Europe  pour  expliquer  son  plan.  Je  lui  fais  diverses 
remarques  à  ce  sujet,  mais  je  me  refuse  à  l'emporter  et  à 
y  joindre  des  uotes.  Après  son  départ,  elle  me  demande  de 
ne  pas  parler,  comme  c'était  convenu,  à  La  Fayette  de  l'ar- 
chevêché de  Paris  pour  l'évèque  d'Autuu,  mais  de  lui  faire 
valoir  les  avantages  résultant  de  la  conduite  de  Monsieur. 
Je  vais  chez  M.  de  La  Fayette.  Après  dîner,  je  lui  parle  du 
discours  de  Monsieur  à  la  commune.  11  me  fait  entrer  avec 
Short  dans  son  cabinet,  et  nous  dit  que  depuis  longtemps 
il  est  informé  d'un  complot;  qu'il  en  a  suivi  la  trace  et  a 
fait  enfin  arrêter  M.  de  Favras;  sur  M.  de  Favras  a  été 
trouvée  une  lettre  de  Monsieur,  semblant  prouver  qu'il  y 
était  intimement  mêlé;  il  s'était  immédiatement  rendu  chez 
Monsieur  avec  la  lettre  qu'il  lui  avait  remise,  disant  qu'elle 
n'était  connue  que  de  lui  et  de  AL  liailly  ;  qu'en  conséquence 
il  n'était  pas  compromis.  Monsieur  avait  été  ravi  de  cette 
information;  hier  malin,  cependant,  il  l'avait  envoyé 
chercher,  et,  au  milieu  de  ses  courtisans,  avait  parlé  on 
termes  irrités  d'une  note  qui  avait  circulé  la  veille  au  soir, 
l'accusant  d'être  à  la  tête  du  complot.  La  Fayette  répondit 
qu'il  ne  connaissait  qu'un  moyen  d'en  découvrir  les  auteurs , 
c'était  d'olfrir  une  prime,  et  c'est  ce  que  l'on  allait  faire; 
Monsieur  déclara  alors  son  intention  d'aller  à  l'Hôtel  de 
Ville  l'après-midi,  et  en  conséquence  l'on  fit  des  préparatifs 
pour  le  recevoir;  il  vint  et  prononça  le  discours  que  nous 
avons  vu,  discours  écrit  par  Mirabeau  qu'il  regarde  comme 
une  canaille.  Chacun  est  son  meilleur  ami  à  soi-même.  Toul 
le  moîide  savait  Mirabeau  une  canaille  quand  La  Fayetle 
se  lia  avec  lui,  m;iis  ce  n'est  que  maintenant  qu'il  se  roivl 


JOURXAL   DE    GOUIERXEIJR   AIORRIS.  159 

compte  du  danger  d'une  telle  liaison.  Je  lui  rappelle  les 
avertissements  que  je  lui  avais  donnés  contre  Mirabeau,  et 
j'ajoute  ce  que  le  comte  de  Luxembourg  m'avait  prié  de  lui 
faire  savoir  :  que  Mirabeau  avait  juré  de  ruiner  La  Fayette. 
Je  lui  dis  ensuite  que  la  conduite  de  Monsieur  a  mis  les 
atouts  dans  ses  mains  à  lui;  Monsieur  s'est  placé  à  la  tète 
de  la  révolution;  il  doit  y  rester,  car,  s'il  y  a  une  contre- 
révolution,  il  préserve  les  tètes  de  tous  les  autres  contre 
les  accidents,  et  si  la  révolution  s'accomplit,  la  nullité  de 
son  caractère  lui  enlève  tout  poids  et  toute  autorité.   La 
Fayette  goûte  fort  cette  idée.  Je  saisis  l'occasion  de  lui  ancrer 
de  nouveau  dans  l'esprit  l'avantage  d'un  ministère  dont  les 
membres  seraient  honnêtes.  C'est  précisément  le  cas  de 
M.  Xecker  dont  la  probité  fait  tout  pardonner.  Il  est  con- 
vaincu, mais  ce  ne  sera  pas  pour  longtemps.  Son  tempé- 
rament le  porte  à  l'intrigue  et  lui  fait  rechercher  les  gens 
de  dispositions  semblables.  En  m'en  allant,  je  lui  demande 
s'il  voit  souvent  le  monsieur  que  je  lui  ai  présenté.  Il  me 
dit  que  non.  Contrairement  à  mon  intention,  il  le  nomme 
(c'est  l'évèque   d'Autun)    et  ajoute  qu'il  aurait  voulu  lui 
donner  la  bibliothèque  du  roi,  avec  l'abbé  Sieyès  sous  ses 
ordres  :  ce  serait  un  pas  de  fait  vers  V éducation  nationale^ 
la  marotte  de  l'évèque.  J'entreprends,  sur  sa  demande, 
de  lui  en  faire  part.  Je  rends  visite  à  Mme  de  Chastellux. 
Elle  me  dit  que  Monsieur  n'est  pas  trop  applaudi  dans  le 
monde,   du  moins  dans  la  bonne  société.  Je   n'en  suis 
nullement  surpris.  Je  vais  de  là  chez  Mme  de  La  borde, 
après  avoir  d'abord  écrit  un  petit  impromptu  à  l'adresse 
de  la  duchesse  au  nom  de  Mme  de  Chastellux,  à  qui  elle 
avait  lait  cadeau  d'une  petite  horloge  comme  étrennes. 

"  Chère  princesse,  vous  faites  un  cadeau  pour  montrer 
ia  rapidité  de  la  fuite  des  minutes;  venez  donc  réparer 
leur  perte  par  votre  présence;  venez  à  l'appel  de  votre 
amie. 

'i  Votre  bonté  m'a  montré  le  prix  de  ces  luomenls;  c'est 


1()0  JOLHXAL   Dli    GOL\  KRXEIÎU   MORKIS. 

voire  bienveillance  qui  leur  donne  leur  valeur;  et  mon 
amour,  pareil  à  la  bonté  qui  brille  dans  vos  yeux,  s'en- 
flamme davantage  à  chaque  instant.  » 

30  décembre.  —  Je  dîne  aujourd'hui  avec  la  duchesse 
d'Orléans.  Je  prends  le  thé  avec  Mme  de  Chastellux,  puis 
vais  chez  Mme  d'Houdetot.  Son  amant,  M.  de  Saint-Lam- 
bert, est  présent.  Conversation  intellectuelle  et  assez 
agréable,  mais  je  ne  pense  pas  revenir  souvent.  De  tous  les 
magasins  de  Cupidon,  le  moins  précieux,  à  mon  avis,  est  son 
cabinet  des  antiques.  Je  m'entretiens  avec  M.  de  Montmorin 
et  je  bavarde  quelque  peu  avec  les  dames.  Ayant  remarqué 
des  almanachs  sur  la  cheminée,  je  prends  mon  crayon  et 
j'adresse  quelques  lignes  à  Mme  de  Beaumont,  sa  fille. 

«Clara,  vous  voyez  ici  comment  les  jours,  les  mois  et 
les  années  se  succèdent;  mais  tandis  que  vous  regardez, 
prenez  garde  ;  nous  vieillissons  tous  deux.  Pendant  ces 
jours  qui  viennent,  oubliez  le  passé  et  n'attendez  pas  trop 
longtemps;  chaque  heure  non  vouée  à  la  joie,  c'est  autant 
de  perdu.  » 

Elle  en  est  enchantée  plus  qu'elle  ne  le  montre,  car  la 

morale  en  est  plutôt  à  pratiquer  qu'à  approuver.  Je  vais 

de  là  à  une  réunion  chez  Mme  de  Vannoise,  dont  le  but,  à 

ce  que  je  vois,  est  d'enlendre  l'harmonica  et  de  boire  du 

punch.  On  me  prie  de  préparer  celte  boisson,  et  afin  que 

mes  verres  soient  à  l'unisson  avec  la  musique  de  l'artiste, 

je  la  fais  très  forte.  Mme  de  Laborde  vient  s'asseoir  près 

de  moi  avec  M.  Bonnet.  Je  lui  répèle  les   vers  que  j'avais 

écrits  pour  Mme  de  Beaumont.  Elle  se  récrie  naturellement 

contre  la  liberté  du  sentiment,  et  M.  Bonnet,   qui   doit 

servir  d'arbitre  mais  qui  ne  peut  comprendre  l'anglais  qu'a 

la  lecture,  bien  qu'ayant  traduit  Tristrani  Shandj  ,  me 

donne  son  crayon  et  une  feuille  de  papier.  Au  lieu  de  copier 

ce  que  j'avais  écrit,  je  lui  adresse  une  démonstration  de 

mon  théorème  : 


JOURXAL   DE    GOLVERXELR   MORRIS.  161 

ce  Vous  trouvez  ma  morale  un  peu  trop  libre,  mais  pour- 
quoi encliaiuer  l'esprit"?  La  plus  vraie  des  doctrines,  croyez- 
moi,  c'est  la  nature  dans  toute  sa  liberté.  Obéissons  à 
ses  ordres  et  ne  cherchons  pas  à  être  trop  purs  ;  toutes  les 
maximes  humaines  nous  mènent  à  l'erreur;  les  siennes 
seules  sont  siires.  » 

Je  ne  sais  pas  si  tout  cela  est  exact,  mais  c'est  en  tout  cas 
commode,  et  je  sais  que  ceux  qui  condamnent  ces  préceptes, 
les  suivront  plus  que  l'auteur.  On  acquiert  liicilement  une 
réputation  soit  bonne,  soit  mauvaise,  quant  à  la  morale. 
Juger  d'un  homme  par  ses  actions  exige  un  degré  d'atten- 
tion auquel  bien  peu  sont  en  droit  de  s'altendre,  et  que  peu 
consentent  h  accorder.  Il  est  bien  plus  commode  déjuger 
d'après  la  conversalion  que  d'après  la  conduite. 

Au  club  aujourd'hui  on  raconte  une  histoire  étrange  ; 
une  sentinelle  aurait  été  poignardée,  et  le  poignard  laissé 
sur  les  lieux  avec  Tinscriplion.  «  Va-t'en  attendre  La 
Fayette.  »  Comme  d'habitude,  je  déclare  n'en  rien  croire. 
Je  vais  au  Louvre.  Le  duc  de  lîiron,  l'évéque  d'Aulun  et 
M.  de  Sainte-Foy,  ont  dîné  ici,  et  sont  encore  avec  Mme  de 
Flahaut  qui  s'habille  pour  aller  à  la  Comédie.  J'en  suis  lâché. 
L'évéque  et  M.  de  Sainte-Foy  se  retirent,  pour  se  consulter, 
je  suppose,  sur  la  lettre  au  Courrier  de  l'Europe;  quand 
ils  ont  fini,  je  fais  part  à  l'évéque  de  ce  que  La  Fayette 
m'avait  chargé  de  lui  communiquer.  J'ajoute  que  je  n'ai 
pas  parlé  de  l'archevêché,  parce  que  son  amie  m'a  prié  de 
n'en  rien  faire,  mais  surtout  parce  que,  malgré  l'occasion 
favorable,  je  persistais  dans  l'opinion  qu'elle  avait  exprimée, 
mais  dont  je  ne  lui  avais  pourtant  pas  donné  les  raisons;  je 
pense  qu'il  devrait  parler  le  premier,  étant  d'un  rang  trop 
élevé  pour  recourir  à  un  intermédiaire;  s'il  était  d'un  grade 
inférieur,  je  ferais  la  demande  à  sa  place.  Il  m'approuve. 
Mme  de  Flahaut  me  demande  d'aller  à  la  Comédie,  je  re- 
fuse; puis  chez  Mme  de  Laborde  :  je  m'excuse;  je  m'offre 
cependant  à  la  conduire  jusqu'au  théâtre  et  elle  accepte.  Je 

11 


1G2  JOURNAL   DM    COL  VKHXKIH   MOHUIS. 

vais  chez  Mme  de  Chaslellux.  M.  de  Barbançon  vient,  el 
je  lui  fais  part  d'une  idée  qui  m'est  venue  à  l'esprit,  de 
créer  une  colonie  sur  les  bords  du  fleuve  Saint-Laurenl. 
Cela  paraît  lui  plaire,  et  il  en  parlera  aux  personnes  de  sa 
connaissance,  qui  désirent  aller  en  Amérique. 

31  décembre.  —  Je  vais  souper  chez  Mme  de  Laborde. 
Mme  d'Houdetot  me  dit  qu'elle  a  dîné  chez  M.  Necker. 
J'apprends  que  sa  famille  est  très  peinée  du  refus  fait  par 
l'Assemblée  d'un  don  venant  de  Genève,  refus  considéré 
comme  une  insulte  à  M.  Necker.  Elle  me  dit  que  l'abbé 
Rayncval  a  adressé  une  lettre  excellente  à  l'Assemblée.  J'en 
déduis  que  c'est  une  critique  de  la  conduite  des  députés, 
mais  je  ne  pense  pas  que  cela  les  améliore  beaucoup. 

Je  reçois  ce  malin  la  visite  de  deux  personnes  décidées  à 
se  rendre  en  Amérique.  Je  dois  écrire  pour  elles  une  lettre 
à  \ew-York.  Quelqu'un  vient  me  demander  des  renseigne- 
ments sur  l'Amérique;  je  les  donne,  avec  des  avis.  J'écris 
puis  je  vais  dîner  avec  M.  Millet.  Après  le  dîner,  entre  un 
des  pages  du  roi  qui  doit  commencer  demain  son  tour  de 
service.  Il  nous  parle  de  la  merveilleuse  sagacité,  de  l'in- 
telligence et  de  l'instruction  du  roi,  de  ses  vertus,  etc.  Je 
pense  qu'il  doit  être  absolument  sur  de  la  crédulité  de  ses 
auditeurs.  M.  de  Moustier  qui  m'avait  parlé  très  favorable- 
ment de  lui,  disant  en  particulier  que  c'était  un  honnête 
homme,  à  l'air  un  peu  honteux.  La  société  au  Louvre  est 
nombreuse.  A  minuit,  les  messieurs  embrassent  les  dames  ; 
je  n'essaie  pas  l'opération,  parce  qu'il  y  a  des  résistances, 
et  que  je  n'apprécie  que  les  lèvres  qui  se  donnent,  quand  ce 
sont  des  lèvres  aimées. 


AiVMEE   1790 


{"janvier.  —  Le  premier  jour  de  l'an  quelques  amis 
viennent  me  présenter  les  soijhaits  habituels,  et  je  vais  moi- 
même  faire  différentes  visites,  entre  autres  au  baron  de 
Besenval  au  Chàtelet.  Il  est  un  peucontrarié  de  trouver  son 
procès  encore  retardé.  Il  reçoit  une  visite  des  dames  de  la 
Halle;  quoique  Parisiennes,  elles  lui  adressent  en  mauvais 
français  leurs  compliments  sincères^  et  lui  promettent 
amitié  et  assistance,  ce  qui  n'est  pas  à  mépriser.  Il  les  traite 
naturellement  avec  respect,  tandis  que  Mmes  d'Oudenarde 
et  La  Gaze  les  poussent  à  des  actes  de  violence.  C'est  là  la 
vraie  caractéristique  des  femmes  courroucées.  Je  vais  chez 
M.  de  La  Fayette.  Les  invités  sont  lents  à  arriver,  et  le 
dîner  a  lieu  à  quatre  heures  et  demie.  Il  m'informe  que 
Monsieur  et  Mirabeau  sont  étroitement  unis,  que  l'un  est 
une  créature  faible  et  indolente,  l'autre  un  coquin  actif  et 
rusé.  Je  lui  dis  qu'il  faut  terminer  le  procès  de  Besenval, 
parce  que  l'on  commence  à  prendre  son  parti,  et  que,  par 
suite  la  violence  du  torrent  peut  se  tourner  contre  ceux 
qui  le  poursuivent;  cette  réflexion  le  touche.  A  ma  grande 
surprise,  il  ajoute  que,  malgré  mes  critiques  de  l'Assem- 
blée, je  dois  reconnaître  la  supériorité  de  la  nouvelle  Cons- 
titution sur  celle  de  l'Angleterre.  Je  l'assure  qu'il  se  trompe 
beaucoup,  s'il  croit  que  c'est  là  mon  opinion.  Je  rends 
visite  à  Mme  de  Staël,  qui  exprime  avec  bienveillance  sa 
crainte  que  je  ne  l'eusse  oubliée  ;  je  reste  jusqu'à  dix  heures 
et  demie,  puis  je  vais  au  Louvre  où  m'attend  l'évêque  d'Au- 
tun.  Je  lui  explique  un  plan  dont  j'avais  fait  part  à  Mme  de 


164  JOLRXAL   I)K    GOUVERXELR   MORRIS. 

Flaliaut  pour  acheter  à  crédit  en  Amérique,  plan  auquel 
elle  doit  être  intéressée.  Il  répond  que  si  les  bénéfices  sont 
grands  et  l'opération  sérieuse,  il  pense  pouvoir  obtenir 
deux  millions.  Je  lui  dis  que  je  désire  m'en  tenir  à  un 
million.  \ous  en  reparlerons.  Il  me  rappelle  mes  propos 
sur  la  dette  américaine  qui  fournirait  une  bonne  spécula- 
tion. Je  réponds  que  j'y  suis  déjà  engagé,  mais  que  pour  une 
affaire  si  importante,  l'union  de  nombreux  capitalistes  est 
devenue  nécessaire.  Mme  deFJabaut  étant  indisposée,  je  la 
trouve  les  pieds  dans  l'eau  chaude,  et,  au  moment  où  elle 
va  les  retirer,  une  de  ses  bonnes  étint  employée  à  cette 
opération,  l'évêque  s'occupe  à  chauffer  le  lit  avec  une  bas- 
sinoire; moi  je  regarde,  car  c'est  assez  curieux  de  voir  un 
révérend  Père  de  l'Eglise  engagé  dans  cette  pieuse  opération. 

A  janvier.  —  Je  vais  au  club.  L'Assemblée  nationale  a 
susp»endu  les  pensions,  ne  donnant  que  3,000  francs  pour 
les  arrérages  échus.  La  liste  doit  en  être  examinée  d'ici 
au  1"  juillet  prochain,  en  vue  de  la  refaire,  et  les  absents 
ne  recevront  rien  jusqu'à  leur  retour.  Je  vais  chez  Mme  de 
Staël,  où  l'on  discute  cette  question  avec  une  certaine 
ampleur.  Je  leur  dis  que  l'abolition  des  privilèges  a  été  la 
route  ouverte  vers  la  destruction  de  toute  propriété.  Il  en 
résulte  une  discussion  interminable;  Mme  de  Staël  y  mon- 
tre beaucoup  de  génie  et  peu  de  savoir.  Les  opinions  sont 
différentes,  mais  elles  deviendront  uniformes.  J'ai  exprimé 
cet  avis  |)our  fiire  impression  sur  certains  qui  m'ont  traité 
d'arislocrate,  etc.,  parce  que  je  n'approuve  pas  leurs  scn- 
tiu)ents. 

Je  trouve  Mme  de  Fiahaut  au  désespoir  pour  la  réduc- 
tion des  pensions,  et  cela  sans  grande  raison.  Je  le  lui 
prouve;  elle  en  était  déjà  convaincue,  mais  elle  dit  qu'elle 
veut  crier  très  fort.  Ses  domestiques  sont  venus  l'assurer 
ce  matin  que,  si  cela  est  nécessaire,  ils  se  mettront  pen- 
dant six  mois  au  pain  et  à  Teau.  L'évêque  d'Aulun  arrive. 


JOLK\AL   DE    GOl  VERXEUU   MORRIS.  165 

Elle  m'avait  dit  avant  son  arrivée  que  Monsieur  a  écrit  une 
lettre  au  roi  demandant  une  place  au  conseil.  Il  est  en  cela 
d'accord  avec  Tévêque  et  le  duc  de  Lévis.  L'évèque  dit 
que  le  décret  sur  les  pensions  n'aurait  pas  passé  sans  l'abbé 
de  Moutesquiou.  Je  dîne  avec  AI.  de  Montmorin.  La  con- 
versation roule  naturellement  sur  les  pensions.  Je  déclare 
que  le  décret  viole  les  lois  de  la  propriété.  On  semble  le 
considérer  ainsi,  mais  pas  autant  que  je  l'ai  démontré. 
J'élablis  un  parallèle  entre  ce  décret  et  les  compensations 
données  par  la  Grande-Bretagne  aux  loyalistes  américains. 
On  considère  (jue  le  vote  est  dû  à  l'absence  de  nombreux 
membres  partis  pour  aller  dîner.  Au  moment  de  sortir, 
M.  de  Aloiitmorin  s'informe  où  j'en  suis  avec  mon  plan. 
Je  lui  dis  que  j'attends  l'adhésion  des  Hollandais;  trois 
personnes  (jui  sont  ici  ont  déjà  consenti,  et  l'une  d'elles 
part  pour  Amsterdam  cet  après-midi,  afin  de  déterminer 
ses  associés.  Il  est  heureux  de  cette  nouvelle.  Je  vais  voir 
Aime  de  Chastellux;  elle  me  dit  qu'elle  a  vu  AI.  de  La 
Fayette;  que  Favras  sera  pendu;  queAIonsieur  était  certai- 
nement du  complot,  et  qu'il  est  guidé  par  Alirabeau.  La 
Fayelle  faisant  ses  confidences  au  monde  entier,  il  faut  na- 
turellement ne  pas  lui  révéler  ce  secret,  qui  ne  doit  pas 
transpirer.  Le  résultat  pour  lui  sera  l'inimitié  de  Alonsieur, 
frère  du  roi,  qui  dans  tous  les  cas  doit  toujours  être  en  train 
de  faire  le  mal,  même  s'il  est  en  mesure  de  faire  le  bien. 
Le  maréchal  de  Ségur  arrive.  Nous  parlons  quelque  peu  des 
pensions,  et  mes  sentiments  concordent  bien  avec  les  siens. 

1  janvier.  —  Je  vais  dîner  chez  AI.  de  Aloustier.  Le 
comte  de  Croy,  le  prince  de  Broglie  et  Clermont-Ton- 
nerre  sont  les  invités.  Ces  deux  derniers  sont  grandement 
irrités  contre  l'Assemblée  à  laquelle  ils  appartiennent, 
mais  le  comte  de  Croy  a  un  pende  V  obstination  flamande, 
et  défend  bravement  les  édits,  dont  il  a  combattu  un  grand 
nombre. 


IfiC.  JOIHXAL   I)K    COI  VKlîAKLK   MOHRIS. 

^janvier.  —  Je  m'habille  cl  je  vais  dîner  aujourd'liui 
chez  la  duchesse  d'Orléans.  Klle  a  changé  son  maître 
d'hôleljCt  je  crois  qu'elle  y  a  gagné.  Après  le  dîner,  je  rends 
visile  au  comte  et  à  la  comtesse  de  Chastellux  dans  un  pa- 
villon du  Louvre,  dans  un  grenier,  à  environ  cent  soixante 
marches  au-dessus  de  la  terre;  les  mansardes  sont  petites, 
et  les  trésors  qu'on  y  a  réunis  pendant  des  siècles  provo- 
quent une  effroyable  puanteur.  La  comtesse  me  montre  une 
boîte,  cadeau  de  sa  princesse,  qui  avait  envoyé  un  peintre 
au  château  de  Chastellux,  expressément  pour  en  prendre 
des  vues.  Il  est  situé  dans  une  partie  montagneuse  de  la 
Bourgogne,  près  d'une  petite  rivière,  claire  et  abondant  en 
truites.  Le  comte  et  sa  femme  sont  des  gens  d'intérieur. 
Combien  ils  pourraient  éprouver  de  plaisir  à  respirer  l'air 
de  leur  propre  château,  si  les  hommes  pouvaient  savoir  ce 
qui  fait  leur  bonheur.  Mme  de  Ségnr  se  trouve  ici  avec  le 
maréchal.  La  duchesse  vient  et  je  lui  fais  une  tasse  de  thé. 
Elle  emploie  beaucoup  d'expressions  flatteuses;  je  n'en 
puis  deviner  la  raison,  mais  j'incline  à  croire  que  cela  est 
dû  à  l'inattention.  Nous  verrons.  Après  son  départ,  le  che- 
valier de  Graave  nous  lit  le  discours  |)rononcé  ce  matin  à 
l'Assemblée  par  le  parlement  de  Bretagne.  11  est  écrit  avec 
beaucoup  de  force  et  de  précision,  et  montre  que  ses 
membres  ont  la  confiance  d'être  soutenus  jiar  leur  j)rovince. 

\0  janvier.  —  Je  dîne  aujourd'hui  avec  M.  de  La 
Fayette.  Après  diiier,  il  me  demande  quelle  est  la  conduite 
à  tenir  en  cas  de  désobéissance  de  la  part  des  administra- 
tions provinciales  et  de  celles  de  district,  qui  sont  sou- 
mises aux  ordres  du  roi,  mais  qui,  étant  électives,  peuvent 
ne  pas  les  respecter.  Je  lui  dis  qu'il  n'y  a  aucune  précau- 
tion à  prendre;  celle  institution  est  radicalement  mau- 
vaise, mais  on  ne  peut  la  changer,  tellement  on  a  parlé 
au  peuple  de  liberté;  il  faudra  nécessairement  laisser  au 
temps  et  à  l'expérience  le  soin  de  corriger  ce  défaut  avec 


JOrHXAL    1)K    GOL\KR\KrK   MORRIS.  1(57 

beaucoup  (raulres,  heureux  encore  si  les  chaugemenls 
que  l'expérience  conseillera  ne  ramènent  pas  une  autorité 
trop  sévère.  Il  ne  parlage  pas  celte  façon  de  voir.  Je  sup- 
pose que  l'on  trouvera  bien  quelque  expédient,  mais  rien 
d'efficace.  Je  vais  de  là  au  Louvre.  Mme  de  Flahaut  est 
désolée;  elle  a  pleuré  toute  la  journée.  Je  la  supj)lie  long- 
temps de  m'en  dire  la  raison.  Les  pensions  qu'elle  rece- 
vait de  Monsieur  et  du  comte  d'Artois  sont  suspendues  ; 
elle  ne  reçoit  que  3,000  francs  de  celle  du  roi,  il  lui  faudra 
donc  quitler  Paris.  J'essaye  de  la  consoler,  mais  c'est 
impossible...  Le  coup  esl  dur,  il  est  vrai,  car,  malgré  sa 
jeunesse,  sa  bcaulé,  son  esprit  et  toutes  ses  grâces,  elle 
doit  quitter  tout  ce  qu'elle  aime  et  passer  sa  vie  avec  ce 
qui  lui  répugne  le  plus.  Je  vais  de  là  chez  Mme  de  Chas- 
tellux.  Short  s'y  trouve.  Je  répète,  en  parlant  du  parle- 
ment de  Bretagne,  ce  que  j'ai  déjà  fait  observer  à  La 
Fayette,  que  l'Assemblée  doit  agir  avec  beaucoup  de  pré- 
caution envers  les  Bas-Bretons;  mais  il  me  répond,  comme 
La  Fayette,  que  les  neuf  dixièmes  de  la  province  sont  pour 
l'Assemblée.  J'en  doute,  car  le  style,  calme  et  ferme,  de 
l'adresse  du  parlement  montre  qu'il  est  sur  d'être  soutenu, 
et  que  les  provinces  voisines  de  la  Bretagne  traversent  une 
crise. 

1 1  janvier.  —  Je  vais  ce  matin  à  la  fabrique  de  porce- 
laine pour  voir  des  incrustations  sur  verre  ;  ce  sont  des 
oiseaux  composés  de  plumes  et  autres  objets  naturels  du 
même  genre;  cette  reproduction  approche  naturellement 
plus  de  la  vérité  que  la  peinture.  Le  fabricant  est  présent, 
et  nous  demandons  le  prix  d'un  surtout  pour  une  table  de 
dix  pieds  sur  deux.  C'est  deux  mille  francs,  et  livrable 
seulement  en  octobre.  Je  vais  au  Luxembourg  dîner  avec 
le  comte  Louis  de  Xarbonne.  Le  dîner  et  les  vins  sont 
excellents;  j'y  rencontre  le  comte  d'Affry,  le  duc  de  \,.. ,  le 
chevalier  deNarbonne,  Mme  de  Vintimille  et  Mme  de  Fron- 


168  JOl  IIXAL   DE    GOIVKRVKIR   MOHHIS. 

sac.  J'avais  vu  celle  dernière  chez  M.  de  Alonlmorin.  Elle 
semble  1res  libre  et  1res  à  son  aise;  il  resle  à  savoir  si  c'est 
le  résultat  d'une  vertu  au-dessus  de  tout  soupçon,  on 
d'une  iudifl'érence  aux  apparences.  Elle  est  assez  belle  et 
joue  bien  du  clavecin.  M.  de  Bonnay,  qui  devait  dîner, 
arrive  lard  de  l'Assemblée.  On  a  approuvé  un  décret  par 
lequel  les  membres  de  la  Chambre  des  Vacations  sont 
déclarés  incapables  de  remplir  aucune  charge,  ou  d'être 
électeurs  ou  éligibles,  jusqu'à  ce  qu'ils  annoncent  à 
l'Assemblée  leur  adhésion  à  la  Constitution.  Ceci  est  fort, 
mais  le  comte  de  Mirabeau  était  d'avis  de  les  envoyer  au 
Chàtelet  et  de  les  juger  pour  crime  de  lèse-nation. 

Je  vais  de  là  chez  Mme  de  Chastellux.  Mme  de  Ségur, 
le  maréchal  et  le  comle  arrivent.  La  conversation  roule 
sur  le  décret  du  jour,  de  même  que  chez  Mme  de  Staël.  Je 
prétends  que  ce  décret  est  nul  d'après  les  principes  de 
l'Assemblée  elh'-mème,  qui  s'est  déclarée  incompétente 
dans  l'ordre  judiciaire.  Ceci  donne  prétexte  à  une  longue 
dispute,  à  laquelle  je  prends  plus  de  part  que  la  chose  ne 
vaut;  mais  c'est  la  tournure  de  la  société  d'ici;  il  faut  s'y 
conformer  ou  cesser  de  venir.  Ce  dernier  plan  serait  peut- 
être  le  plus  sage. 

{^janvier.  — Je  vais  au  Louvre  après  le  dîner,  et  je 
trouve  Mme  de  Elahaut  profondément  affligée  de  l'idée  de 
quitter  Paris.  Elle  a  des  affaires  qui  l'empêchent  de  venir 
avec  moi  choisir  un  surtout  de  table  avec  ornements. 
L'évêque  arrive.  Il  m'a  fait  admettre  membre  d'une  société 
dont  je  ne  connais  pas  exactement  le  but,  mais  qui  est 
néanmoins  une  société  choisie.  Il  espère  oblenir  un  million 
de  la  spéculation  proposée  à  Mme  de  Flahaut.  Il  me  dit 
que  les  membres  du  parlement  de  Bretagne  sont  venus 
volontairement,  parce  qu'ils  redoutaient  la  violence  de  la 
municipalité  de  Rennes.  Ceci  est  extraordinaire.  Rennes 
ne  vivant  que  de  la  présence  du  parlement.  Il  y  a  eu  une 


JOLRXAL   DE    GOLVERXELR   MORRIS.  lOi) 

émeute  à  Paris  aujourd'hui,  et  un  grand  nombre  des  mili- 
taires employés  dans  la  bagarre  ont  été  faits  prisonniers. 
On  n'y  comprend  généralement  pas  grand'chose,  mais  tout 
le  monde  trouve  que  La  Fayette  a  agi  avec  beaucoup  de 
prudence  et  de  décision. 

A  A  janvier.  — Je  vois  Mme  de  Fiahautce  matin.  Elle 
me  dit  que  la  semaine  prochaine  la  Caisse  d'escompte 
cessera  complètement  ses  payements  en  espèces.  Chez 
Mme  de  Chastellux,  la  duchesse  me  reproche  de  l'avoir 
négligée  depuis  trois  jours  qu'elle  est  souffrante;  je 
réponds  que,  si  j'avais  pu  lui  être  utile,  je  me  serais  certai- 
nement empressé.  Je  passe  chez  Mme  de  Flahaut  et  nous 
allons  chercher  un  surtout;  nous  nous  rendons  ensuite  à 
la  manulaclure  d'Angoulême,  Nous  sommes  d'avis  que  la 
porcelaine  d'ici  est  plus  belle  et  coûte  moins  cher  que 
celle  (le  Sèvres.  Je  pense  faire  ici  mes  achats  pour  le 
général  Washington.  Mme  de  Flahaut  me  dit  que  le  comte 
de  Ségur  a  persuadé  à  La  Fayette  de  mettre  l'évêque  aux 
iinauces.  Le  comte  a  dit  qu'il  était  aussi  opposé  à  l'évêque 
que  M.  de  La  Fayette,  mais  que  l'on  n'avait  personne  de 
talents  suffisants,  et  qu'il  ne  faudrait  pas  laisser  à  des 
adversaires  les  talents  de  l'évêque.  La  Fayette  le  répéta  à 
son  amie  Mme  de  Simieu,  elle  à  Mme  de  Coigny,  elle  à 
Mme  de  ...,  qui  le  dit  au  duc  de  Biron,  qui  le  dit  à 
Mme  de  Flahaut,  qui  désire  que  je  suive  la  filière  pour 
Mme  de  Ségur;  mais  je  ne  lui  dirai  certainement  rien  que 
la  vérité,  et  seulement  selon  l'occasion.  Son  mari  a  tort, 
je  crois,  de  se  donner  tant  de  mal  pour  obtenir  une  place 
dans  l'administration.  C'est  au  temps  de  prouver  si  je  suis 
dans  l'erreur.  La  duchesse  arrive  tardée  soir  chez  Mme  de 
Chastellux.  La  mère  de  l'évêque  d'Aulun  est  ici.  Elle  est 
1res  aristocratique  ;  elle  dit  que  les  hauts  personnages  du  pays 
qui  ont  favorisé  la  Révolution  ont  fait  absolument  fausse 
route,  et  je  crois  qu'en  ceci  elle  ne  se  trompe  pas  debeaucoup. 


170  .101  H  VAL   î)i:    COUVEUXELU   MOHRIS. 

10  janvier.  —  La  soirée  musicale  de  ce  soir  chez 
Mme  Le  Couteulx  me  paraît  assez  terne,  quoique  les  chan- 
teurs soient  très  bons.  De  Cantcleu  me  demande  avec  un 
sourire  sarcaslique  des  nouvelles  de  l'évêque  d'Aulun.  Je 
lui  dis  qu'il  n'est  nullement  désireux  d'entrer  au  ministère 
en  ce  moment.  Il  observe  qu'actuellement  un  ministre  ne 
peut  rien;  les  choses  marchent  comme  elles  veulent.  Je 
lui  réponds  qu'il  a  raison  pour  le  présent,  mais  que  les 
ministres  auraient  pu  donner  une  direclion,  il  y  a  quelque 
temps,  et  que  de  deux  choses  l'une  :  ou  bien  tout  courra 
à  la  ruine,  ou  bien  ils  devront  diriger  la  machine  à  l'avenir; 
même  maintenant  il  imj)orteanx  individus  d'être  informés 
de  leurs  intentions.  Je  trouve  que  M.  de  Canteleu  a  toute  la 
présomption  d'un  parvenu  qui  pense  avoir  obtenu  par 
son  mérite  ce  qui,  de  fait,  est  le  prix  de  son  attachement 
aux  ministres.  Je  demande  à  Laurent  si  l'on  ne  peut  rien 
tirer  des  assignats.  Il  me  dit  qu'il  sera  impossible  de  se 
faire  une  opinion  à  leur  égard  avant  cinq  ou  six  mois  quand 
leur  valeur  sera  un  peu  connue. 

\1  janvier.  —  Je  dîne  chez  La  Fayette.  Il  me  demande 
ce  que  je  pense  du  choix  de  Ternant  comme  ministre  en 
Amérique;  je  réponds  que  je  l'approuve,  et  j'en  conclus 
qu'il  voudrait  me  faire  considérer  celte  opinion  comme 
venant  de  lui.  Très  bien.  Après  le  dîner,  Gouvcrnet  médit 
que  Xecker  va  beaucoup  mieux,  mais  qu'il  se  fait  plus  ma- 
lade qu'il  ne  l'est,  pour  s'assurer  une  retraite  à  laquelle  il 
songe.  —  Il  ajoute  qu'un  premier  ministre  est  nécessaire. 
Je  lui  demande  qui  doit  être  aux  finances,  et  si  c'est  l'évêque 
d'Autun.  Il  répond  que  celui-ci  ne  fera  pas  du  tout  l'affaire, 
qu'il  n'est  pas  à  la  hauteur  de  sa  lâche;  que  AI.  Thouret  à 
l'intérieur,  et  AI.  de  Saint-Priest  aux  Affaires  étrangères 
feront  très  bien,  mais  il  n'y  a  personne  d'assez  éminent  en 
dehors  d'eux.  Je  demande  à  Aime  de  La  Fayette  qui  se  joint 
à  nous  de  nommer  quelqu'un;  elle  ne  le  peut  pas.  Je  déclare 


JOURXAL   DE    GOLVERXEIR   MORRIS.  17J 

avoir  appris  que  le  comte  de  Séfjur  cherchait  à  entrer 
aux  Affaires  étrangères.  Gouvernet  et  elle  sont  d'accord 
pour  dire  qu'il  n'est  pas  l'homme  qu'il  faut  pour  cela.  A 
dîner,  La  Fayette  m'a  demande  ce  qu'il  fallait  faire  de  la 
milice;  je  lui  ai  répondu  :  rien;  ne  pouvant  agir  comme 
il  le  faudrait,  il  vaut  mieux  la  laisser  à  même  d'être 
améliorée,  ce  qui  serait  impossible  si  la  Constitution  en 
fixait  les  règlements.  11  me  dit  que  d'autres  personnes  et  lui 
encore  sont  décidées  à  choisir  des  articles  isolés  dans  la 
Constitution,  telle  qu'elle  existe  actuellement,  pour  en  faire 
une  Constitution  au  vrai  sens  du  mot,  laissant  le  reste  aux 
soins  des  législatures  ultérieures.  Je  l'approuve,  mais  tout 
dépendra  du  choix  fait.  Pour  ce  qui  est  de  la  Déclaration 
des  Droits,  je  conseille  d'imiter  les  maçons  qui  ne  renversent 
les  échafaudages  que  lorsque  la  maison  est  finie.  Je  vais  au 
Louvre  donner  à  Mme  de  Flahaut  des  nouvelles  de  son 
ami,  qui  a  trop  bonne  opinion  de  sa  propre  opinion  pour 
faire  un  bon  ministre  des  finances.  Dans  les  différentes 
sociétés  chacun  semble  d'accord  à  dire  que  cela  va  mal,  cl 
l'on  parle  avec  découragement;  mais  de  fait  rien  de  bon  ne 
pouvait  venir  des  mesures  prises  jiar  le  gouvernement, 
mesures  que  l'on  a  si  sévèrement  jugées. 

\d  Janvier.  —  Je  dîne  aujourd'hui  au  Palais-Royal. 
La  duchesse  me  dit  que  le  trésorier  du  duc  ne  paye  pas 
mensuellement  comme  il  le  devrait,  et  que,  si  cela  continue, 
elle  n'adhérera  pas  au  pacte  convenu.  Elle  reçoit  en  ce 
moment  450,000  francs  par  an,  dont  350,000  vont  aux 
dépenses  d'intérieur,  de  domestiques,  de  table,  etc.,  près  de 
15,000  louis.  Il  serait  certainement  possible  d'économiser 
beaucoup  sur  ce  chapitre.  Après  dîner  je  me  rends  au 
Louvre.  Le  cardinal  de  Rohan  s'y  trouve.  Il  parle  inci- 
demment de  son  procès,  et,  après  avoir  exposé  les  cir- 
constances qui  le  lui  ont  rappelé,  il  déclare  qu'il  considère 
comme  une  faiblesse  d'en  parler,  et  il  a  raison.  Il  a  plus  de 


172  JOIRYAL    I)K    (lOlVKHXELH    MORRIS. 

grâce  que  d'esprit.  Mais  son  style  en  parlant  est  trop  bon 
pour  que  son  style  d'écrivain  soit  aussi  mauvais  que  celui 
que  Aime  de  La  Molle  lui  a  attribué.  La  nouvelle  pièce  donnée 
ce  soir  à  la  Comédie  est  très  applaudie,  bien  que  très  mau- 
vaise. C'est,  cc(;endant,  la  mode.  Le  but  est  de  ridiculiser, 
ou  plutôt  de  prêcher  contre  les  préjugés  subsistant  contre  la 
famille  et  les  relations  d'un  homme  qui  a  été  pendu.  Un  Lord 
Anf/h/fs  est  le  prédicateur;  il  prend  dans  le  recueil  des  lois 
anglaises  un  lexle  qui  ne  s'y  trouve  pas,  et,  au  moyen  d'an- 
tithèses et  autres  figures  de  rhétorique,  remplit  l'auditoire 
d'une  satisfaction  que  ne  fait  qu'augmenter  l'extravagante 
autant  quejudicieuse  déclamation  des  acteurs — judicieuse, 
parce  qu'une  action  naturelle  laisserait  percer  les  défauts 
de  la  pièce,  actuellement  cachés  par  Jes  éclats  de  voix. 

2\  janvier.  —  Tandis  que  je  me  promène  aujourd'hui 
aux  Chanqîs-Elysées  avec  le  comte  Dillon,  on  entend  un 
coup  de  pistolet;  Dillon  suppose  que  c'est  un  duel,  caril  y 
en  a  pas  mal  depuis  quelque  temps.  Cette  idée  me  fait  rire, 
mais  bientôt  nous  voyous  un  homme  emmené  par  une 
troupe  de  soldats;  en  nous  approchant,  nous  apprenons 
qu'il  a  tenté  de  se  suicider,  mais  il  a  si  mal  visé  que  la  balh^ 
entrée  par  le  front  est  sortie  par  le  sommet  de  la  tète.  Le 
soldat  déclare  ignorer  qui  il  est,  et  ajoute  que,  quand  on  a 
tout  perdu  sans  qu'il  y  ait  de  sa  faute,  la  meilleure  chose  à 
faire  est  de  se  tuer.  Je  vais  ensuite  au  Louvre  et  n'y  reste 
que  quehiues  minutes;  M.  levicomîe  de Saint-Priest  est  la. 
Je  diiie  avec  la  duchesse  d'Orléans;  l'évêque  d'Orléans  .^e 
trouve  présent.  Cet  évèque  semble  être  de  la  classe  de  ceux 
dont  les  plus  sincères  prières  sont  pour  la  bonne  chère,  et, 
à  en  juger  par  sa  manière  de  parler,  il  semble  attacher  plus 
d'importance  à  parler  qu'à  dire  la  vérité.  Je  vais  au  Louvre. 
Immédiatement  après  moi,  arrive  l'évêque  d'Autun  qui  ne 
paraît  pas  du  tout  content  de  me  trouver  là.  Son  espoir  de 
se  procurer  un  million  s'est  trouvé  vain.  On  lui  dit  que 


JOURVAL   DE    GOLVEHXIiLK  AIORRIS.  173 

l'affaire  se  présente  comme  excellente,  mais,  puisque  l'on 
doit  bientôt  avoir  du  papier-monnaie  en  France,  il  devrait 
réunir  ses  fonds  pour  en  tirer  un  grand  profil.  L'évêque 
s'en  va,  et  Mme  de  Flaliaut  me  donne  à  lire  un  plan  finan- 
cier préparé  pour  l'évêque  par  M.  de  Sainte-Foy;  elle  me 
demande  ce  que  j'en  pense.  Je  lui  réponds  qu'il  ne  faut 
rien  de  plus  pour  le  ruiner  complètement. 

22  janvier.  —  Je  fais  une  promenade  au  jardin  des 
Tuileries  avec  Mme  de  Flaliaut,  et  M.  de  Saint-Pardou,  puis 
je  dîne  avec  le  comte  de  Montmorin.  M.  de  Marmontel  est 
présent.  Après  dîner,  j'entretiens  le  comte  du  commerce 
avec  les  colonies.  Il  dit  qu'il  espère  voir  quelque  chose  se 
faire  avant  quinze  jours;  il  pense  qu'on  devrait  accorder 
une  bien  plus  grande  liberté  au  commerce  avec  nous  qu'à 
celui  avec  les  autres  nations,  parce  que  l'état  de  leurs 
colonies  dépend  de  nous.  Je  lui  communique,  sous  le 
secret  le  plus  absolu,  la  commission  dont  je  suis  chargé  en 
partie.  Je  lui  dis  deux  vérités  de  premier  ordre  :  la  liberlé 
du  commerce  avec  les  Iles  Britanniques  est  ce  qui  con- 
tribuera le  plus  à  nous  inculquer  le  désir  d'un  traité  de 
commerce  avec  la  Grande-Bretagne,  et,  pour  ma  part,  je 
préfère  des  rapports  plus  étroits  avec  la  France.  Il  me  dit 
que  le  grand  malheur  de  ce  pays  est  de  n'avoir  ni  plan  fixe, 
ni  principes,  et  actuellement  d'être  sans  chef.  Je  lui  dis 
qu'il  faudrait  recourir  à  la  guerre.  Il  m'exprime  sa  conviction 
que,  s'ils  ne  font  pas  bientôt  la  guerre,  on  la  leur  fera  vite. 
Mais  leurs  finances  !  Je  lui  affirme  qu'il  y  a  là  moins  de 
difficulté  qu'il  ne  croit.  Le  grand  mal  vient  d'une  consti- 
tution sans  force.  Nous  rejoignons  les  personnes  présentes. 
On  s'occupe  beaucoup  des  affaires  publiques,  sur  lesquelles 
Marmontel  partage  mon  avis.  J'ai  eu  l'occasion  à  dîner  de 
remarquer  les  différences  de  goût.  On  avait  reçu  une  grosse 
truite  du  lac  de  Genève,  et  la  question  fut  de  savoir  quand 
la  manger.  On  consulte  le  maître  d'hôtel,  on  examine  la 


17V  JOÎILVAL    I)K    (lOLVKHXElK    MOIIUIS. 

truile,  très  grosse,  pesant  au  moins  vingt  livres  et  très 
fraîche,  car  elle  est  venue  par  courrier.  Le  maître  d'hôtel 
dit  qu'elle  devra  attendre  jusqu'à  mercvedi  pour  être  mor- 
ti/iée,  et  comme  ce  jour-là  ne  convient  pas  à  la  société, 
cette  pauvre  Madame  la  Truite  devra  se  mortifier  deux 
jours  de  plus.  Je  ne  puis  que  compatir  à  son  affliction. 

25  janvier.  —  Le  vicomte  de  Saint-Priest  qui  dîne 
au  Palais-Royal  aujourd'hui  et  est  assis  à  mes  côtés  soulève 
Pidée  que  le  roi  se  rende  à  l'Assemblée  pour  se  mettre  à 
la  tête  de  la  Révolution.  Je  blâme  celte  manière  de  faire  et 
lui  dis,  sans  chercher  de  détours,  que  ceux  qui  le  conseil- 
lent ainsi  lui  donnent  un  conseil  ou  inepte  ou  perfide. 
Mme  de  Ségur  ne  partage  pas  mon  avis  et,  après  le  dîner, 
son  mari,  à  qui  elle  en  a  parlé,  me  dit  aussi  qu'il  est  de 
l'opinion  contraire  et  qu'il  désire  ladisculeravecmoi.  Je  me 
contente  d'ajouter  que  le  roi  devrait  envoyer  ses  enfants 
au  comte  d'Artois,  pour  que  toute  la  famille  royale  ne  soit 
pas  au  pouvoir  de  ses  ennemis,  et  laisser  la  nation  agir  à  sa 
guise.  Par  le  cours  naturel  des  choses,  elle  reviendra  à 
son  ancienne  fidélité.  L'occasion  n'est  pas  favorable  à  une 
pareille  discussion.  Je  rentre  chez  moi  pour  écrire.  A  neuf 
heures,  je  vais  au  Louvre.  L'évéque  d'Aulun  est  présent. 
On  parle  des  monnaies;  il  n'a  pas  complètement  raison, 
mais  je  vois  qu'il  a  étudié  la  question.  Je  lui  rappelle  qu'il 
devait  me  prêter  un  livre.  J'envoie  chez  lui  mon  domestique 
qui  me  le  rapporte.  Il  est  quelque  peu  drôle  de  recevoir  le 
Portier  des  chartreux  des  mains  d'un  Révérend  Père  en 
Dieu. 

^Q  janvier.  —  Aujourd'hui,  à  trois  heures  et  demie,  je 
vais  chez  M.  de  La  Fayette.  Il  m'exprime  son  désir  de 
s'entendre  avec  M.  Short,  M.  Paine  et  moi,  pour  examiner 
la  situation  judiciaire  de  la  France  ,  parce  que  sa  place  lui 
impose  la  nécessité  d'être  juste.  Je  lui  dis  que  Paine  ne 


JOUR.VAL   DE    GOrVERXElK  MORRIS.  175 

peut  lui  rendre  aucun  service;  car,  bien  que  possédant 
une  plume  excellente  comme  écrivain,  il  n'a  pas  une  très 
bonne  tète  conmie  penseur.  Tout  en  parlant  de  ce  sujet, 
il  m'apprend  qu'il  s'est  procuré  un  mémoire  écrit  par  les 
réfugiés  de  Turin  pour  exciter  les  princes  d'Allemagne 
contre  la  France,  etc.  M.  de  Montmorin  doit  le  lire  demain 
au  conseil.  La  Fayette  dit  qu'il  sera  publié.  Je  lui  demande 
de  suspendre  cette  publication,  et  donne  des  raisons  qui 
convainquent  son  jugement,  sans  toucher  à  sa  volonté. 
Il  doit  me  le  montrer  demain  et  je  pense  que  le  public  sera 
bientôt  dans  le  secret.  A  neuf  heures  et  demie,  je  vais  au 
Louvre.  Mme  de  Flahaut  a  une  autre  dame  avec  elle  et  elle 
joue.  Elle  s'en  excuse  en  anglais,  que  l'autre  dame  com- 
prend. Ceci  est  assez  drôle.  Je  leur  fais  du  thé  et,  à  onze 
heures  et  demie,  nous  restons  en  tète-à-tèle.  Je  lui  commu- 
nique une  note,  écrite  ce  matin,  sur  l'état  des  affaires  et  la 
conduite  que  devrait  adopter  le  roi.  Elle  fera  passer  cette 
note  à  la  reine  par  Vicq  d'Azir,  médecin  de  la  reine.  Je  lui 
dis  de  ne  pas  délaisser  la  reine,  et  de  lui  donner  de  bons  con- 
seils, exactement  le  contraire  de  ceux  que  le  roi  reçoit  du 
parti  au  pouvoir;  si  ce  parti  réussit,  elle  verra  sa  situation 
assurée  par  ses  amis;  dans  le  cas  contraire,  la  reine  lui 
aura  des  obligations  dont  elle  la  récompensera,  puisqu'elle 
le  pourra.  Mon  amie  éprouve  quelque  répugnance  pour 
celte  conduite,  la  seule  qu'elle  puisse  tenir.  Elle  me 
raconte  une  affaire  dans  laquelle  le  marquis  de  Montesquiou 
se  conduit  de  façon  peu  délicate,  et  où  elle  voit  la  possi- 
bilité de  se  procurer  de  l'argent.  Elle  doit  m'en  donner  les 
détails  à  examiner.  Je  la  laisse  à  minuit  et  demi  et  rentre 
chez  moi. 

29  janvier.  —  Vendredi,  je  vais  chez  M.  de  Montmorin 
pour  manger  la  truite  qui  était  si  «  mortifiée  « ,  qu'elle 
refusa  d'assister  au  repas.  En  bon  français,  elle  est  pourrie 
depuis  plusieurs  jours.  Avant  le  dîner,  on  soulève  la  qucs- 


176  JOIR.VAL   1)K    (lOlVKHXKlR   ilORRIS. 

lion  de  la  visite  du  roi  à  TAssemblée,  et,  très  imprudem- 
ment, je  donne  mon  avis  sur  cette  mesure.  La  réflexion  me 
dit  que,  proposée  soit  par  Xecker,  soit  par  La  Fayette, 
Alontmorin  l'a  probablement  adoptée.  Le  baron  de  Desen- 
val  est  rendu  à  la  liberté  ce  soir,  vers  huit  heures.  D'après 
ce  que  me  dit  Mme  de  Chastellux  comme  venant  de 
Mme  Xecker,  par  riiitermédiaire  du  duc  de  Xivernois,  je 
conclus  que  le  plan  proposé  pour  le  roi  a  pris  naissance  au 
ministère  des  iinances.  Il  est  ridicule.  Je  vais  au  Louvre. 
M.  de  Monlesquiou  s'y  trouve.  Xous  nous  entretenons  de 
sujets  politiques,  et,  au  bout  d'un  instant,  il  s'en  va. 
Mme  de  Flahaut  est  absolument  désolée.  Elle  me  raconte 
leur  entretien,  par  lequel  elle  a  compris  qu'à  moins  de 
pouvoir  emprunter  pour  subvenir  à  ses  hesoins,  il  devra 
recourir  au  suicide.  Elle  est  affligée  de  la  situation  d'un 
ami,  si  longtemps  et  si  sincèrement  attaché  à  elle.  Je 
calme  sa  douleur  comme  je  le  peux,  et  la  quitte  pour  me 
rendre  chez  Mme  de  Chastellux.  Le  comte  de  Ségur  me 
donne  toutes  les  raisons  pour  que  le  roi  se  rende  à  l'Assem- 
blée ;  à  mon  avis,  elles  ne  valent  j)as  un  sou. 

\" février.  —  Ce  matin  le  comte  de  Luxembourg  vient 
déjeuner  avec  moi;  étant  très  occupé,  je  coupe  court  à 
Tentrelien  et  me  mets  à  écrire.  Il  me  quitte,  se  lamentant 
toujours  de  ne  pas  être  assez  âgé  pour  être  au  ministère, 
oii,  avec  l'aide  de  mes  conseils,  il  pourrait  faire  des  mer- 
veilles. 11  sera  bientôt  détrompé.  Je  dîne  avec  la  duchesse 
d'Orléans.  Après  le  diner.  nous  discutons  une  question, 
sur  laquelle  j'émets  une  idée  quelque  peu  extraordinaire 
dans  ce  pays  exlraordinaire,  savoir,  qu'une  femme  sensée 
et  instruite  est  plus  facilement  induite  en  erreur  qu'une 
autre;  entre  autres  raisons,  parce  que,  ayant  peut-être  un 
sentiment  plus  élevé  du  devoir,  elle  ressent  un  plaisir 
proportionnellement  plus  grand  à  une  faute  qui  la  conduit 
plus  loin  et  plus  vile  qu'une  autre  femme.  La  duchesse 


JOURXAL   DE    GOLVERXEUR   MORRIS.  17T 

contesta  cette  assertion,  mais  dans  mes  explications  je  cite 
quelques  traits  de  sentiment  féminin  d'une  telle  vérité 
qu'une  vieille  dame  présente  déclare  mon  opinion  abomi- 
nable, mais  craint  qu'elle  ne  soit  juste.  Je  ne  puis  rester 
pour  finir  la  discussion;  à  peine  ma  voiture  est-elle  annon- 
cée que  j'y  saute  et  vais  chez  M.  Xecker.  Je  le  mets  rapi- 
dement au  courant  de  la  conduite  des  maisons  hollandaises, 
et  j'ajoute  qu'il  me  faut  aller  en  Hollande,  avant  de  continuer 
mes  pourparlers  avec  lui.  Il  paraît  très  désappointé.  Je  lui 
dis  que  je  ferai  tout  en  mon  pouvoir  pour  conclure  l'affaire 
selon  ses  désirs  ;  qu'il  est  possible  que  les  Elals-Lnis  m'em- 
ploient, que,  dans  ce  cas,  par  délicatesse,  je  refuserai  de 
continuer  ces  pourparlers,  mais  que  je  les  ferai  reprendre 
par  eux.  Cela  semble  lui  sourire  davantage.  C'est  un  homme 
dont  il  faut  deviner  les  opinions.  Aux  manières  de  MmeNec- 
ker,  je  crois  m'apercevoir  que  j'ai  eu  tort  de  négliger  la 
maison  depuis  quelque  temps.  Peut-être  y  a-t-il  d'autres 
raisons.  11  y  a  des  Iroubles  en  Bretagne,  et  le  comte  de 
Thiard  me  dit  que  les  troubles  viennent  du  Tiers,  c'est-à-dire 
de  bourgeois  déguisés  en  paysans.  Il  existe  évidemment  une 
entente  avec  les  membres  de  l'Assemblée.  De  là,  je  vais 
souper  au  Louvre.  Mme  de  Flahaut  m'informe  que  la  reine 
a  dit  à  Vicq  d'Azir  avoir  appris  que  Tévêque  est  un  homme 
de  grands  talents,  et  qu'il  est  important  d'avoir  des  hommes 
comme  lui.  Vicq  d'Azir  répondit  qu'un  de  ses  amis  intimes 
lui  avait  assuré  que  Sa  Majesté  n'aurait  jamais  à  s'en 
plaindre.  La  reine  sourit,  disant  connaître  cet  ami,  à  quoi 
le  médecin  répliqua  :  «Alors,  Votre  Majesté  m'épargnera 
l'indiscrétion  de  le  nommer.  35  II  lui  donna  la  note  que 
j'avais  écrite,  et  que  Mme  de  Flahaut  avait  copiée  expres- 
sément. La  reine  dit  que,  tant  que  M.  Xecker  restera  en 
place,  elle  ne  se  mêlera  pas  des  affaires  de  l'État. 

^février.  —  Ce  matin,  M.  de  La  Chaise  vient,  et  je  passe 
le  reste  de  la  matinée  avec  lui.  J'essaye  de  le  persuader  de 

12 


178  JOURX'AL   DE   GOUVERNEUR   MORRIS. 

se  joindre  à  moi  pour  l'offre  à  faire  à  AI.  Necker  au  sujet 
de  la  dette,  mais  il  a  peur.  Je  lui  démontre  les  avantages 
dont  le  plan  est  susceptible,  et  la  facilité  de  l'exécution, 
mais  il  n'ose  pas.  11  me  recommande  très  fortement  d'aller 
en  Hollande,  et  je  crois  que  je  suivrai  son  conseil.  Je  dîne 
au  Palais-Royal.  Le  dîner  est  excellent.  Puisignieux,  qui 
est  là,  me  dit  qu'il  trouve  que  j'avais  raison  dans  mes  idées 
sur  les  conséquences  du  discours  du  roi,  et  il  reconnaît  qu'il 
s'était  trompé.  J'avoue  tout  bas  à  Aime  de  Flahaut  que  celte 
information  ne  peut  ni  altérer  ni  confirmer  mon  opinion, 
fondée  sur  ce  que  je  regarde  comme  la  nature  humaine. 
Il  est  étrange  que  des  hommes  ayant  vécu  cinquante  ans 
dans  le  monde  puissent  supposer  qu'une  opposition,  fondée 
sur  de  forts  intérêts  personnels,  sera  instantanément  calmée 
par  quelques  paroles  mielleuses.  On  croit  en  ce  moment 
que  ce  discours  produira  un  effet  merveilleux  en  province, 
mais  je  ne  puis  concevoir  d'autre  résultat  que  d'y  créer  de 
l'animosité.  La  noblesse  le  considérera  comme  une  marque 
de  l'esclavage,  dans  lequel  le  roi  est  maintenu,  et  la  popu- 
lace, comme  une  déclaration  de  guerre  contre  ses  supé- 
rieurs. L'abbé  Delille  nous  répète  quelques  vers  tirés  de 
ses  Catacombes.  Ils  sont  très  beaux  et  bien  récités,  mais  je 
lui  fais  remarquer  que  l'un  d'eux  est  un  peu  fort  : 

n  II  ne  voit  que  la  nuit,  rî entend  que  le  silence.  » 

11  est  surpris  que,  de  toute  la  société,  ce  soit  moi  qui 
fasse  cette  remarque,  puisque  je  dois  certainement  me  rap- 
peler les  ténèbres  visibles  de  Âlilton.  Il  y  a  cependant  une 
différence  dans  l'expression  et  dans  l'idée  ;  le  genre  des 
deux  poèmes  également  est  différent,  et  peut-être  qu'ici 
Alilton  était  sur  les  confins  (pour  ne  pas  dire  plus)  du  bour- 
souflage.  Néanmoins  je  ne  continue  pas  la  discussion  avec 
lui. 

Al  février.  —  Les  maisons  de  Hollande  ont  non  seule- 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  179 

ment  refusé  d'entrer  en  rapports  avec  moi,  soit  comme 
prêteurs,  soit  comme  intermédiaires,  mais  elles  ont  même 
fait  un  emprunt  de  3  raillions  de  francs  pour  le  compte  du 
Congrès,  et  ont  écrit  à  M.  Hamilton  et  à  M.  \ecker  pour 
les  pousser  à  ne  pas  s'entendre  avec  moi.  Je  vais  chez 
M.  Short  voir  la  lettre  à  Hamilton;  non  seulement  elle  est 
dépourvue  de  raison,  mais,  comme  tout  le  reste,  elle  viole 
les  promesses  que  l'on  m'a  faites.  J'exprime  à  Van  Sta- 
phorst  mon  opinion  de  cette  conduite,  et  il  la  trouve  juste. 
J'ai  de  désagréables  pressentiments  au  sujet  des  négocia- 
lions  engagées  en  Hollande.  Van  Staphorst  me  dit  qu'il 
pense  que  je  ferais  mieux  d'aller  à  Amsterdam,  et  que, 
bien  que  ces  maisons  ne  méritent  pas  d'être  intéressées 
dans  mon  plan,  cependant  elles  peuvent  être  si  utiles  que 
je  trouverai  encore  avantageux  de  les  employer.  Je  lui  dis 
que  je  pense  y  aller.  Short  vient  me  voir  et  je  lui  lis  ma 
lettre  au  colonel  Hamilton.  Il  écrira  d'après  mes  senti- 
ments, et  est  très  fâché  d'apprendre  que  le  plan  n'a  pas 
réussi.  Mme  de  Ségur  est  chez  Mme  de  Chastellux  quand 
j'y  arrive.  Elle  me  dit,  et  son  mari  le  confirme,  que  la 
reine  a  décidé  le  roi  à  se  rendre  à  l'Assemblée.  Elle  ajoute 
avoir  appris  d'une  source  aristocratique  que  la  veille  Sa 
Majesté  s'est  emportée  contre  Necker,  lui  demandant  si 
cette  démarche  lui  procurerait  la  paix,  ce  que  le  pauvre 
ministre  n'a  pu  promettre;  qu'Elle  a  été  également  de 
mauvaise  humeur  toute  la  matinée,  et  qu'en  revenant  de 
l'Assemblée  le  roi  a  passé  quelque  temps  à  pleurer.  Je 
soupçonne  que  ce  tableau  est  chargé,  mais  je  crois  que  le 
fond  est  vrai  ;  c'est  aussi  l'avis  de  ma  belle  informatrice.  Le 
maréchal  avoue  s'être  beaucoup  trompé  sur  les  capacités  de 
Necker. 

Le  comte  de  Montmorin  me  dit  que  le  discours  du  roi  à 
l'Assemblée  a  été  couvert  d'applaudissements.  L'Assemblée 
jura  d'observer  la  Constitution  à  laquelle  on  travaille.  Ce 
serment  est  étrange.  Si  cette  démarche  de  Sa  Majesté  pro- 


180  JOLRNAL   DE   GOIVERXEUR   .AIORRIS. 

duit  quelque  effet  sur  des  esprits  raisonnables,  ce  sera  de 
prouver  plus  clairement  la  faiblesse  de  ses  ministres. 
Depuis  trois  mois  ils  n'ont  fait  que  s'élever  contre  les  pro- 
cédés de  l'Assemblée:  aujourd'hui  ils  semblent  lui  appor- 
ter la  pleine  approbation  de  Sa  Majesté.  Je  vais  de  là  chez 
M.  de  La  Fayette.  Il  me  demande  ce  que  je  pense  de  celte 
démarche,  et  il  est  fort  surpris  d'apprendre  que  je  la  blâme. 
Je  lui  dis  que  je  ne  pense  pas  qu'elle  puisse  faire  du  bien, 
qu'elle  devra  donc  faire  du  mal.  Il  répond  qu'elle  lui  permet- 
tra de  plaider  la  cause  de  l'autorité  royale  dans  l'Assemblée. 

D  février.  —  Je  dîne  aujourd'hui  avec  le  prince  de  Bro- 
glie,  et  je  vais  ensuite  chez  Mme  de  Chastellux.  Le  prince 
de  Hesse  arrive  et  nous  raconte  ce  qui  s'est  passé  en  Bra- 
bant  à  propos  des  12,000  hommes  de  troupes  hessoises, 
que  l'on  a  demandés  et  qui  arriveront  probablement.  On 
en  est  exactement  au  point  que  je  soupçonnais  depuis  long- 
temps. En  réponse  à  une  question  de  Aime  de  Chastellux, 
je  donne  mon  avis  qu'il  discute  un  peu,  mais  en  s'en  allant 
il  me  dit  que  toute  difficulté  disparaîtrait  si  le  prince  de 
Brunsuick  était  à  la  tête  des  affaires;  c'est  le  baron  de 
Hertzberg,  dit-il,  qui  l'en  empêche.  Je  trouve  Mme  de 
Flahaut,  dînant  avec  Mlles  Fanny  et  Alice,  nièces  de  sa  reli- 
gieuse. Après  le  dîner,  je  descends  avec  Mme  de  Flahaut 
pour  répondre  à  une  lettre.  A  peine  suis-je  entré  que  l'on 
m'oblige  à  rester,  par  un  simple  tour  de  clé  à  la  serrure, 
et  je  dois  renoncer  à  ma  visite  projetée  au  commandant 
général.  Je  me  rends  de  là  chez  Mme  de  Vannoise.  Lne  cer- 
taine iMme  de  Pusy  qui  se  trouve  là  semble  être  eu  quête  de 
consolations.  Je  vais  chez  Mme  de  Laborde.  Je  fais  la  con- 
naissance d'une  dame  Williams,  femme  d'un  officier  d'ar- 
tillerie anglais,  et  fille  du  docteur  Mallett,  l'ami  de  lord 
Bolingbroke.  Elle  me  fait  des  compliments,  qui  sont  trop 
piquants  pour  mes  nerfs  j  ils  auraient  pu  passer  en  français, 
mais  ils  me  révoltent  en  anglais. 


JOIRXAL   DE    GOIVERXEIR   MORRIS.  181 

^10  février.  — L'évêque  vient  pendant  que  je  suis  à 
dîner  avec  Mme  de  Flaliaut  ;  il  nous  rapporte  le  curieux 
conseil  donné  par  le  roi  au  comte  d'Angivillers.  «Je  vous 
en  prie,  comte,  tenez-vous  tranquille,  car  les  temps  sont 
difflciles,  et  chacun  doit  prendre  soin  de  lui-même;  de 
sorte  que,  si  vous  blâmez  ce  qui  se  passe  en  ce  moment, 
vous  pourrez  vous  attirer  des  ennuis.  »  Je  vais  ensuite  chez 
Mme  de  Chastellux;  le  rapport  de  l'évêque  sur  une  adresse 
de  l'Assemblée  à  ses  commettants  est  aussi  blâmé  ici  qu'il 
a  été  approuvé  chez  M.  de  La  Fayette.  Je  vois  M.  de  Mont- 
morin  et  lui  raconte  ce  qui  s'est  passé  au  sujet  de  la  dette; 
c'est  pourquoi  je  vais  en  Hollande.  Je  me  rends  de  là  à  la 
Comédie  IVançaise  où  la  pièce  est  mauvaise.  Je  reconduis 
Mme  de  Flahaul  chez  elle.  Son  mari  rentre  de  Versailles; 
je  lui  prête  ma  voiture  pour  aller  au  coucher  du  roi.  J'in- 
forme Mme  de  Flahaut  que  je  pars  dans  un  jour  ou  deux 
pour  la  Hollande. 

V^  février.  —  Je  vais  aujourd'hui  dîner  chez  M.  Necker. 
Au  moment  de  partir  après  le  dîner,  je  m'informe  s'il  a 
des  commissions  pour  Amsterdam.  Il  demande  pourquoi 
j'y  vais;  je  lui  dis  que  je  désire  distraire  ces  messieurs  de 
leurs  occupations  actuelles  et  les  amener  à  mes  vues.  Il 
fait  des  objections,  disant  qu'il  a  appris  que  l'emprunt 
ouvert  par  eux  est  couvert,  et  qu'il  espère  que  les  Améri- 
cains paieront  la  dette,  ce  qui  serait  préférable.  Il  semble 
donc  que  mon  plan  est  finalement  ruiné.  Chez  Mme  de 
Chastellux,  ce  soir,  la  comtesse  de  Ségur  me  dit  que 
mercredi  prochain  M.  Necker  doit  aller  à  l'Assemblée 
pour  déclarer  qu'au  1"  mars  il  ne  restera  pas  un  franc  dans 
aucune  des  caisses  appartenant  à  l'Etat.  La  duchesse  vient 
bavarder  comme  d'habitude. 

\^ février.  —  Après  avoir  dîné  avec  la  duchesse  d'Or- 
léans, je  me  rends  chez  La  Fayette.  Il  me  conduit  dans 


182  JOl  RIVAL   DE    GOUVERIVEUR  MORRIS. 

son  cabinet  et  engage  une  conversation  sur  les  affaires  de 
l'État.  Au  cours  de  cet  entretien,  je  lui  demande  quelle  est 
la  situation  des  villes  frontières  du  côté  de  la  Flandre.  Il 
n'en  donne  que  de  mauvaises  nouvelles  et  se  plaint  du 
ministre  de  la  guerre,  dont  la  mauvaise  gestion  a  favorisé 
l'esprit  de  révolte  qui  règne  parmi  les  troupes.  Je  lui  dis 
que  les  ennemis  de  la  France  seront  tout  à  fait  stupides, 
s'ils  n'attaquent   pas  ces  places.   Il  est  très  alarmé  des 
émeutes  qui  font  encore  rage  dans  les  provinces,  et  me 
consulte  sur  le  plan  qu'il  mûrit  pour  obtenir  le  droit  légal 
de  les  réprimer.  Craignant  que  les  officiers  de  la  munici- 
palité ne  puissent  sembler,   en  certaines    circonstances, 
être  à  la  tête  des  troupes,  il  a,  d'accord  avec  M.  Short, 
résolu  d'autoriser  l'officier  commandant  les  troupes  à  agir 
seul,  en  cette  circonstance  extraordinaire.  Ainsi  ces  vio- 
lents avocats  de  la  liberté  adoptent  les  mesures  qui  lui 
sont  le   plus  contraires.  Je  m'oppose  au  plan,  et  lui  en 
montre  les  mauvaises  conséquences,  tant  personnelles  que 
politiques.  En  réponse  à  la  question  :  Que  doit-on  faire  si 
les  autorités  refusent  de  se  servir  des  pouvoirs  qui  leur  sont 
confiés?  je  fais  d'abord  remarquer  les  diverses  espèces  de 
châtiments  que  l'on  peut  imaginer,  mais  je  conclus  qu'ils 
seront  tous  insuffisants,  parce  que  l'institution  des  muni- 
cipalités est  radicalement  mauvaise.  Je  lui  prédis  qu'elles 
deviendront   la  source   de   confusions  infinies,  et  d'une 
grande  faiblesse,  tout  en  observant  qu'on  a  flatté  le  peuple 
avec  des  notions  si  extravagantes  de  liberté  que  je  vois  qu'il 
n'est  au  pouvoir  de  personne  d'altérer  cette  organisation 
jusqu'à  ce  que  l'expérience  les  ait  rendus  plus  sages.  Je 
propose  de  nommer  des  commissaires  à  envoyer  comme 
administrateurs  dans  chaque  district.  Il  pense  que  l'Assem- 
blée ne  consentira  pas  à  donner  au  roi  le  pouvoir  de  nom- 
mer ces  commissaires.  Finalement  pourtant,  nous  décidons 
qu'il  serait  convenable  de  déclarer,  provisoirement^  que 
certains  commissaires  déjà  nommés  pour  d'autres  objets 


JOURNAL   DE   GOUVERNEUR  MORRIS.  183 

seront  revêtus  du  pouvoir  en  question,  jusqu'à  l'organi- 
sation des  municipalités.  Il  me  dit  qu'il  devra  donner  au 
roi  des  dragées  pour  son  discours  à  l'Assemblée.  Je  souris 
et  réponds  qu'il  n'a  pas  de  dragées  à  donner;  on  a  déjà 
tellement  fractionné  le  pouvoir  exécutif  qu'on  ne  peut 
plus  le  rendre  au  monarque,  il  ajoute  qu'il  a  pensé  à 
nommer  de  Saint-Priest  ministre  de  la  guerre,  avec 
Duportail  sous  ses  ordres.  Je  lui  dis  que  je  ne  connais  pas 
Saint-Priest,  mais  quelqu'un  qui  le  connaît  m'a  appris 
qu'il  est  faux,  et  je  lui  conseille  de  s'en  assurer  avant  de 
se  le  donner  pour  maître.  Pour  Duportail,  je  ne  dis  rien, 
mais  je  le  crois  incapable,  parce  que  je  le  crois  trop 
homme  de  bureau  ;  je  sais  du  moins  que  ses  idées  sur  cette 
révolution  diffèrent  beaucoup  de  celles  de  La  Fayette.  Je 
dis  à  ce  dernier  que  les  finances  de  l'Etat  sont  en  pleine  route 
vers  la  ruine;  que  l'anarchie  semble  les  menacer,  et  même 
les  attaquer  de  toutes  parts;  c'est  pourquoi  il  faut,  par- 
dessus tout,  être  sûr  de  l'armée,  qui  promet  d'être  la 
seule  institution  qui  survive.  J'ajoute  que  si  une  guerre 
éclate,  il  faudra  la  conduire  selon  des  principes  totale- 
ment différents  de  ceux  en  honneur  jusqu'ici;  il  faudra 
placer  de  fortes  garnisons  dans  les  colonies,  puis  aban- 
donner l'océan  et  suspendre  entièrement  le  commerce 
qu'on  serait  incapable  de  protéger  ;  les  navires  que  l'on 
pourra  ;irmer  devront  faire  la  course  en  corsaires  ;  il  faudra 
marcher  avec  toutes  les  forces  dont  l'on  pourra  disposer 
directement  sur  la  Hollande,  et  essayer  de  s'emparer  de  ce 
pays.  Je  n'ai  pas  le  temps  de  développer  ces  idées,  mais 
si  c'est  nécessaire,  je  saisirai  l'occasion  de  les  mettre  par 
écrit.  M,  Short  me  dit  que  La  Fayette  l'a  consulté  ainsi 
que  d'autres,  ce  matin,  sur  la  manière  de  réprimer  les 
émeutes.  Je  vais  de  là  chez  Mme  de  Staël,  où  je  ne  reste 
que  peu  de  temps.  Elis  désire  que  je  lui  rapporte  un  roman 
d'Angleterre,  s'il  en  paraît  un  bon.  On  lui  a  dit  que  je 
parle  mal  d'elle;  je  lui  assure  que  ce  n'est  pas  vrai. 


184  JOl  R\AL   DE    GOLVERÎVEIR  MORRIS. 

\(\ février.  —  Le  malin  du  10  février,  je  prépare  mon 
voyage  en  Hollande  ;  je  me  procure  un  passeport  et  des 
cartes;  je  dis  adieu  à  Mme  de  Flahaut,  et  le  17,  à  onze 
heures,  je  quitte  Paris. 

6  novembre.  — Retour  à  Paris  le  6  novembre.  Je  descends 
à  l'Hotel  du  Roi.  Je  m'habille  puis  je  me  rends  en  fiacre  chez 
Mme  de  Flahaut.  Fille  est  sortie,  mais  son  mari  insiste  pour 
que  je  passe  la  soirée  chez  eux.  Je  vais  au  club,  où  je  trouve 
les  sentiments  aristocratiques  très  en  faveur.  Je  retourne 
au  Louvre.  Mme  de  Flahaut  est  à  la  Comédie.  Elle  revient  et 
paraît  contente  de  me  voir.  Je  découvre  que  lord  Wycombe 
est  vn  eimiché  ici  [sic).  Je  dîne  chez  Mme  de  Ségur.  On 
me  met  un  peu  au  courant  de  ce  qui  se  passe.  Le  comte  de 
Montmoriu  me  fait  une  réception  flatteuse.  Je  vois  M.  de 
La  Fayette  qui  affecte  d'être  enchanté  de  me  voir.  Je  pro- 
mets de  dîner  avec  lui  bientôt. 

S  novembre.  —  Je  vais  aujourd'hui  dîner  chez  M.  de  La 
Fayette,  mais  il  est  tellement  en  retard  que  nous  avons  déjà 
à  moitié  fini  quand  il  se  met  à  table;  il  se  retire  bientôt 
après,  et  nous  n'avons  pas  le  temps  d'avoir  la  conversation 
que  nous  voulions.  Je  m'en  vais  et  je  rencontre  l'évêque 
d'Autun  au  Louvre;  je  lui  demande  de  conseiller  à  La 
Fayette  de  tenir  la  ligne  de  conduite  que  je  lui  avais  déjà 
proj)Osée  dans  une  circonstance  délicate.  lia  obtenu  du  roi 
la  promesse  de  choisir  sa  garde  dans  l'ancienne  garde 
française,  et  les  Jacobins  s'expriment  violemment  à  ce 
sujet.  II  dit  qu'il  a  le  droit,  en  parlant  au  roi,  de  donner 
son  avis  comme  n'importe  quel  autre  citoyen.  Je  lui 
objecte  qu'il  devrait  se  placer  sur  un  terrain  différent,  et 
dire  qu'il  a  sérieusement  recommandé  cette  mesure  au  roi, 
comme  un  tribut  de  reconnaissance  envers  ces  braves  qui 
s'étaient  distingués  pour  la  cause  de  la  liberté.  L'évêque 
partage  complètement  mon  opinion,   et  lui  en  parlera, 


JOURNAL   DE    GOIVERNELR   MORRIS.  185 

mais  il  observe  fort  justement  qu'il  est  beaucoup  plus  facile 
de  convaincre  La  Fayette  que  de  changer  ses  résolu- 
tions. 

9  novembre.  —  J'ai  une  longue  conversation  aujour- 
d'hui avec  Short  sur  différents  sujets  et  particulièrement 
sur  l'Amérique.  Je  lui  dis  que  le  contrat  de  Robert  Morris 
avec  les  fermiers,  que  Jefferson  considérait  comme  un 
monopole,  a  été  au  contraire  le  seul  moyen  de  détruire 
le  monopole  du  tabac  en  Virginie,  par  les  facteurs  écossais, 
monopolje  qui  existait  de  fait.  Je  lui  en  donne  plusieurs 
raisons.  Xous  disons  quelques  mots  sur  La  Fayette.  Il 
s'étonne  de  l'inaptitude  et  de  l'imbécillité  de  cet  homme. 
Pauvre  La  Fayette!  Il  commence  à  subir  les  conséquences 
inévitables  d'une  trop  grande  élévation.  Il  s'éclipse  au  pre- 
mier nuage.  Short  me  dit  aussi  que  La  Rochefoucauld  est 
terriblement  embarrassé  dans  l'affaire  des  impositions.  Je 
réplique  qu'il  en  est  toujours  ainsi  quand  on  apporte  des 
idées  métaphysiques  dans  les  choses  courantes  ;  que  seuls 
savent  gouverner  ceux  qui  en  ont  l'habitude,  et  que  ces 
derniers  ont  rarement  le  temps  ou  l'inclination  d'écrire 
à  ce  sujet.  Les  livres  que  l'on  rencontre  ne  contiennent 
donc  que  des  idées  chimériques.  Je  vais  ensuite  au  salon 
de  Mme  de  Flahaut,  et  je  reste  le  dernier.  Selon  sa  cou- 
tume, le  comte  de  Luxembourg  a  beaucoup  de  choses  à 
me  dire  à  l'oreille.  Je  déclare  sans  détour  que  les  aristo- 
crates doivent  rester  tranquilles,  s'ils  ne  veulent  pas  être 
pendus. 

10  novembre.  —  J'avais  acheté  à  Londres  un  gros  chien 
de  Terre-Neuve  pour  la  duchesse  d'Orléans.  Je  l'emmène 
aujourd'hui  au  Palais-Royal  où  je  vais  dîner,  et  le  présente 
à  Son  Altesse  Royale,  qui  paraît  bien  contente;  le  vicomte 
de  Ségur  «  le  prend  en  amitié  ?'  .  Cela  s'entend.  Je  fais  un 
tour  avec  le  comte  dans  les  jardins,  puis  je  vais  au  club 


186  JOl  R\AL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS. 

tuer  11U  peu  le  temps.  La  journée  a  été  splendide.  Je  pense 
que  jamais  dans  ma  vie  je  n'ai  eu  l'esprit  agile  par  autant 
d'objets  différen(s  qu'en  ce  moment,  et  je  ne  puis  com- 
mencer aucune  affaire  sans  qu'une  autre  ne  se  mette 
constamment  en  travers.  Aime  de  Bréhan  dit  que  si  les 
troubles  continuent,  elle  ira  vivre  avec  moi  en  Amérique. 
Naturellement  je  souscris  à  cet  arrangement. 

12  novembre.  — Je  vais  à  FOpéra  après  le  dîner.  Je  suis 
derrière  mon  amie  volage,  Mme  de  Flahaut,  et  comme, 
heureusement,  la  musitjue  me  rend  toujours  grave,  je 
reste  dans  le  mode  senlimenlal.  La  comtesse  de  Frise  est 
ici;  je  lui  présente  mes  respects  dans  la  stalle  voisine.  J'ai 
le  bonheur  de  rencontrer  Mme  Foucauld  Lardimalie  après 
l'opéra,  et  celui  d'être  accueilli  de  la  façon  la  plus  aimable. 
Pour  plusieurs  raisons  je  veille  à  ce  que  mes  traits  ne 
trahissent  pas  ma  satisfaction.  Heureusement,  elle  parle 
de  moi  à  Mme  de  Flahaut  dans  des  termes  très  favorables. 

13  novembre.  —  La  populace  pille  l'hôtel  du  duc  de 
Castries,  parce  que  le  duc  a  blessé  le  démagogue  Charles 
de  Lamelh  dans  un  duel  qu'il  s'était  attiré  en  insultant  le 
duc.  L'histoire  parait  curieuse.  M.  de  Chauvigny  vient  à 
Paris  dans  l'intention  de  se  battre  avec  Charles  de  Lameth, 
qui,  dit-il,  a  fomenté  une  insurrection  dans  le  régiment 
auquel  il  appartient.  J'ai  appris  ceci  chez  M.  Boutin,  où 
M.  de  Chauvigny,  présenté  par  son  frère,  un  évêque,  a 
raconté  ce  qui  s'était  passé.  Il  s'était  rendu  chez  M.  de 
Lameth,  dont  les  amis  lui  avaient  dit,  au  cours  d'un 
rendez-vous  avec  eux,  que  M.  de  Lameth  ne  se  battrait  pas 
avant  que  la  Constitution  fût  terminée.  L'autre  répliqua 
que,  dans  ce  cas,  jusqu'à  l'achèvement  de  la  dite  Constitu- 
tion, il  se  voyait  dans  la  nécessité  de  proclamer  partout 
que  AL  de  Lameth  était  un  lâche.  L'affaire  étant  venue 
devant  l'Assemblée,  de  Lameth  déclara  qu'il  n'entrepren- 


JOIRXAL   DE    GOrVERXKl  R  MORRIS.  187 

drait  rien  avec  Chauvigny  avant  d'avoir  réglé  ses  comptes 
avec  le  duc  de  Castries  (colonel  du  régiment)  «  qui  m'a 
détaché  ce  spadassin-là  n .  Naturellement  de  Castries 
demande  réparation,  et  l'on  va  sur  le  terrain,  où  les  amis 
de  Lameth,  qui  est  de  première  force  à  l'épée,  s'opposent 
à  l'emploi  de  pistolets.  En  vrai  chevalier,  de  Castries 
accepte  de  vider  l'affaire  à  l'arme  blanche,  et  blesse  son 
adversaire.  En  conséquence,  la  populace  détruit  la  pro- 
priété de  son  père.  Ce  n'est  pas  ordinaire  ;  je  crois  qu'il  en 
sortira  des  résultats  que  l'on  ne  soupçonne  même  pas 
actuellement.  L'Assemblée  (aux  mains  des  Jacobins)  a, 
dit-on,  sanctionné  ce  qui  s'est  passé  aujourd'hui. 

14  novembre.  —  Ce  matin  le  comte  de  Moustier  vient 
me  voir.  Nous  discutons  ensemble  son  plan  de  Constitu- 
tion, et  il  me  dit  jouir  à  la  Cour  de  plus  de  crédit  qu'il 
ne  l'aurait  jamais  cru.  Il  me  raconte  qu'il  est  person- 
nellement dans  les  bonnes  grâces  de  la  reine,  et  il  s'at- 
tend bientôt  à  ce  que  l'on  demande  ses  conseils.  Le  roi  et 
la  reine,  me  dit-il,  sont  décidés  à  ne  pas  abuser  de  leur 
autorité,  si  jamais  ils  la  recouvrent.  II  ajoute  incidemment 
que  le  roi  et  la  reine  lui  ont  tous  deux  parlé  de  moi,  le  pre- 
mier deux  fois,  et  qu'ils  ont  de  moi  une  opinion  favorable. 
Ceci  peut  être  utile  à  mon  pays  plus  tard. 

Je  rends  visite  à  Mme  de  Flahaut.  Il  me  semble,  à  en 
juger  par  les  apparences,  que  l'on  alleiid  lord  Wycombe; 
je  le  dis,  mais  elle  répond  que  c'est  Tévêque.  Les  invités 
me  suivent  de  près  :  Mme  de  Laborde  et  Mme  de  La  Tour, 
puis  Monfesquiou;  quand  nous  sommes  tous  là,  arrive  lord 
Wycombe,  et  il  est  aussitôt  évident  que  le  rendez-vous 
était  pour  lui.  Nous  partons  tous,  mais  bientôt  après  je 
reviens  en  disant  à  Aime  de  Flahaut  «  que  je  lui  serai  à 
charge,  pour  quelques  moments  de  plus  »  .  Mon  lord  est 
plus  déconcerlé  qu'elle.  Il  ne  paraît  point  encore  arrivé  au 
point  oii  il  vise.  Je  me  rends  ensuite  au  club,  oii  je  trouve 


188  JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS. 

plusieurs  personnes,  qui  justifient  la  conduite  de  la  popu- 
lace hier.  AI.  de  Mouslier  me  dit  que  M.  de  Alontmorin  avait 
demandé  Carmicliael  comme  ministre  près  de  la  cour  de 
France,  ce  qui  pourrait  être  dirigé  contre  Madison  et 
Short,  les  compétiteurs  actuels.  Je  doute  fort  que  Mont- 
morin  ait  fait  cette  demande. 

15  novembre.  —  J'apprends  aujourd'hui,  chez  Mme  de 
Chastellux,  que  le  garde  des  sceaux  désire  avoir  un  entre- 
tien avec  moi.  Je  promets  de  lui  faire  une  visite.  La 
duchesse  d'Orléans  me  reproche  mon  absence,  et  je  pro- 
mets de  diner  chez  elle  demain.  A  huit  heures,  je  vais  à 
mon  rendez-vous  chez  Aime  de  Flahaut.  Elle  n'est  pas 
rentrée  des  Variétés,  mais  elle  me  fait  prier  d'attendre.  Je 
suis  malheureusement  obligé  de  le  faire,  ayant  promis  à 
Capellis  de  passer  ici  la  soirée.  A  huit  heures  et  demie, 
elle  vient,  accompagnée  de  Aille  Duplessis.  Je  montre  plus 
de  mauvaise  humeur  que  ne  l'admettent  le  bon  sens  ou  la 
politesse;  du  moins  telle  serait  l'opinion  de  la  plupart  des 
observateurs.  Elle  se  confond  en  excuses,  mais  je  la  traite, 
elle  et  ses  excuses,  comme  un  Turc.  Ses  manières  et  ses 
paroles  sont  des  plus  conciliantes,  et  elle  propose  pour 
demain  soir  un  rendez-vous  que  je  refuse  d'accepter. 
Finalement  cependant  elle  réussit,  mais,  tandis  que  nous 
allons  souper,  je  lui  dis  qu'elle  y  manquera  probablement, 
s'il  y  a  une  nouvelle  comédie . 

10  novembre.  —  Aujourd'hui,  selon  ma  promesse,  je 
dîne  au  Palais-Royal,  et  comme  la  princesse  est  seule  au 
moment  où  j'arrive,  je  l'entretiens  de  laçon  à  faire  quelques 
progrès  dans  son  estime.  Après  le  dîner,  je  vais  à  mon 
rendez-vous  chez  Aime  de  Flahaut,  mais  je  la  trouve  très 
entourée.  Lord  Wycombe,  le  comte  de  Luxembourg, 
M.  de  Sainte-Foy  sont  là;  c'est  pourquoi  je  m'en  vais.  Mes 
lettres  d'aujourd'hui  ne  sont  pas  agréables.  M.  de  Flahaut 


JOURNAL   DE    GOLVER\ELR  MORRIS.  189 

exprime  le  désir  de  partir  en  Amérique  comme  ministre 
plénipotentiaire,  et  me  prie  d'amener  sa  femme  à  donner 
son  consentement,  au  cas  où  la  place  serait  obtenue.  Je 
promets  de  lui  en  parler.  Je  vais  m'asseoir  un  moment 
avec  Mme  de  Montmorin.  Elle  exprime  sa  conviction  que 
La  Fayette  u'est  pas  à  la  hauteur  de  sa  situation,  ce  qui 
est  la  vérité  même.  Elle  dit  que  la  reine  ne  consentira  pas 
à  nommer  son  mari  gouverneur  des  Enfants  de  France,  et 
que  les  aristocrates  le  détestent.  A  dîner,  nous  parlons  de 
la  pièce  de  ce  soir,  Brutus;  on  s'attend  à  ce  qu'elle 
occasionne  des  désordres,  .^près  six  heures,  Bouinville  et 
moi  allons  au  théâtre.  En  quittant  l'appartement,  comme 
on  suppose  qu'il  y  aura  trois  partis  dans  la  salle,  je  m'écrie 
d'un  ton  déclamatoire:  "  Je  me  déclare  pour  le  roi,  et  je 
vole  à  la  victoire.  5>  Ne  pouvant  trouver  de  sièges,  je  me 
rends  à  la  loge  de  d'Angivillers,  où  je  découvre  que  l'on 
m'attendait,  car  j'avais  promis  do  venir,  puis  je  l'avais 
oublié.  Lord  Wycombe  s'y  est  établi  aux  côtés  de  Mme  de 
Flahaut,  à  la  place  que  j'occupais  autrefois.  Sainte-Foy  est 
là,  en  observateur  rusé.  Je  me  décide  donc  à  les  jouer  tous 
les  trois,  et  je  pense  avoir  assez  bien  réussi.  Je  propose  à 
Mme  de  Flahaut  de  faire  croire  au  vieux  renard  qu'elle  est 
attachée  au  jeune  lord;  elle  se  récrie.  Je  la  crois  pourtant 
décidée  à  se  l'attacher,  et  il  peut  se  faire  qu'elle  se  brùle 
les  ailes  à  tournoyer  autour  de  cette  flamme.  La  pièce 
excite  beaucoup  de  bruit  et  de  disputes,  mais  il  est  clair 
que  le  parterre,  rempli  de  démocrates,  obtient  la  victoire; 
puis,  l'ayant  obtenue,  il  crie  pendant  plus  de  dix  minutes  : 
4t  Vive  le  roi  !  «  Après  la  pièce,  l'on  propose  de  placer  le 
buste  de  Voltaire  sur  la  scène  et  de  le  couronner;  l'on 
procède  à  cette  cérémonie,  au  milieu  d'acclamations  répé- 
tées. Pour  l'amusement  de  notre  parti,  j'écris  les  lignes 
suivantes: 

"  Voyez  !  La  France,  drapée  dans  le  gai  manteau  de  la 
liberté,   dédaigne  son  ancienne  condition,    mais  elle  est 


190  JOIRXAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS. 

fière  d'obéir  à  son  barde  favori,  dont  l'esprit  est  roi,  même 
après  sa  mort. 

tt  II  dédaigna  la  route  ordinaire  du  pouvoir  et  cria  : 
«  Abattez  tous  les  tyrans!  5»  et,  faisant  de  la  foule  un  Dieu, 
il  a  obterm  d'elle  une  couronne.  » 

Je  les  donne  à  Mme  de  Fiahaut,  lui  demandant  de  les 
faire  passer  au  lord.  Il  en  paraît  très  content,  et  cela  doit 
faire  plaisir  à  Mme  de  Fiahaut,  puisque  cela  lui  permet  de 
grandir  ses  propres  mérites  auprès  de  ses  amis.  Elle  désire 
me  donner  rendez-vous  pour  vendredi  malin,  mais  je  lui 
demande  de  m'envoyer  son  heure  par  écrit  assez  à  l'avance 
pour  que  je  puisse  l'informer,  si  quelque  chose  m'em- 
pêchait de  m'y  rendre.  C'est  une  coquette,  et  des  plus 
volages. 

18  novemhre.  — Je  vais  dîner  avec  le  garde  des  sceaux. 
Ses  domestiques  ne  savent  que  faire  de  moi,  chose  qui 
arrive  souvent  à  ma  première  visite,  parce  que  la  sim- 
j)licilé  de  mou  costume  et  de  mon  équipage,  ma  jambe  de 
bois  et  mou  ton  d'égalité  républicaine,  semblent  totalement 
déplacés  dans  une  réception  ministérielle.  Il  est  encore  à 
son  bureau.  Je  ne  trouve  parmi  les  assistants  aucune  per- 
sonne de  connaissance ,  sauf  Dupont  l'économiste,  qui 
n'a  jamais  pris  connaissance  de  la  lettre  que  je  lui  ai 
apportée  de  son  fils,  et  qui  en  semble  honteux.  La  réception 
du  ministre  est  flatteuse,  et  il  est  plein  d'attentions  pour 
moi,  si  bien  que  ceux  qui  s'étaient  placés  près  de  lui 
sentent  qu'ils  ne  sont  pas  à  leur  place.  Après  le  dîner,  il 
me  prend  à  part  pour  connaître  mes  sentiments.  Je  lui  dis 
que  je  considère  la  Révolution  comme  ayant  échoué  ;  les 
maux  causés  par  l'anarchie  rendront  nécessairement  son 
autorité  au  souverain,  qui  devrait  continuer  à  rester  simple 
instrument  dans  les  mains  de  l'Assemblée,  etc.  Quant  à 
lui,  ministre,  il  devrait,  en  quittant  son  poste,  se  rendre 
directement  du  cabinet  du  roi  à  son  siège  dans  l'Assemblée 


JOLRXAL  DE    GOLVERXEIR  MORRIS.  191 

et  s'y  faire  le  défenseur  de  l'autorité  royale.  Il  partage 
mes  idées,  sauf  en  ce  qui  le  concerne,  disant  qu'il  a  besoin 
de  repos.  Ceci  n'est  pas  exact,  et  je  le  lui  dis.  Je  lui 
demande  s'il  a  l'intention  de  démissionner  MmedeFlahaut 
m'en  a  parlé  hier  soir,  comme  l'ayant  su  par  son  évéque). 
11  répond  qu'il  n'en  sait  rien  et  qu'il  se  retirera  quand  le 
roi  en  exprimera  le  désir.  Après  cette  conversation,  je 
m'entretiens  longuement  avec  l'abbé  d'Andrezelle.  Il  me 
parle  d'une  société  fondée  pour  correspondre  avec  la 
province  et  contrecarrer  les  Jacobins.  Je  lui  soumets 
quelques  idées  à  ce  propos  ;  il  s'en  montre  très  reconnais- 
sant et  me  demande  d'assister  à  l'une  de  leurs  réunions; 
je  le  promets. 

19  novembre.  —  L'évêque  d'Autun  insiste  beaucoup 
pour  que  je  reste  à  dîner  au  Louvre,  mais  je  vais  au  Palais- 
Royal.  Nous  y  rencontrons  le  duc  de  Laval.  Après  le  dîner, 
je  m'entretiens  avec  lui  et  le  comte  de  Tliiard,  et  je  crois 
comprendre  qu'il  est  sérieusement  question  de  faire  venir 
les  troupes  de  l'Empereur  pour  délivrer  le  roi  et  la  reine, 
et  rétablir  l'ancien  gouvernement.  Après  le  dîner,  je  vais 
à  la  Comédie-Française  avec  la  duchesse  pour  assister  à  la 
représentation  de  Brulm.  Je  vais  ensuite  chez  Mme  de 
Ségur  oîi  je  retrouve  Mme  de  Chastellux.  On  déplore 
devant  moi  que  La  Fayette  ait  perdu  son  influence.  En  ren- 
trant, elle  me  dit  qu'elle  est  persuadée  que  l'empereur  fera 
un  effort  en  faveur  de  sa  sœur.  J'ai  laissé  entendre  au 
comte  de  Thiard  l'avantage  qu'il  y  aurait  à  confier  le  Dau- 
phin aux  mains  de  ses  gouverneurs  et  à  l'envoyer  voyager. 
Beaucoup  de  mécontents  parmi  la  noblesse  et  le  clergé  de 
France  poussent  le  chef  de  l'empire  à  venger  les  insultes 
dont  sa  malheureuse  sœur  est  abreuvée.  Un  prétexte  aussi 
spécieux,  des  raisons  aussi  plausibles,  tant  publiques  que 
particulières,  en  y  ajoutant  encore  un  grand  intérêt  poli- 
tique et  des  réclamations  territoriales  personnelles,  tout 


192  JOIRXAL   DE    (.OIVERXKLR   MORRIS. 

cela  pourrait  délerininer  un  prince  entreprenant.  Mais  il 
est  circonspect,  et  se  fie  plus  à  la  diplomatie  qu'à  la  force. 
Comment  cela  finira-t-il?  Ce  malheureux  pays,  égaré  dans 
la  poursuite  des  folies  métaphysiques,  présente  au  point 
de  vue  moral  une  immense  ruine.  Nous  admirons  l'archi- 
tecture du  temple,  comme  les  restes  d'une  ancienne 
splendeur,  tout  en  délestant  le  faux  dieu  auquel  il  était 
dédié.  Les  choueltes  et  les  corbeaux  et  les  oiseaux  de  nuit 
bâtissent  maintenant  leurs  nids  dans  ses  niches;  le  sou- 
verain est  abaissé  au  niveau  d'un  mendiant,  sans  res- 
sources, sans  autorité,  sans  ami;  l'Assemblée  est  en  même 
temps  maîtresse  et  esclave  ;  nouvelle  au  pouvoir,  farouche 
en  théorie  et  novice  en  pratique,  elle  accapare  toutes  les 
fonctions,  bien  qu'étant  incapable  d'en  exercer  aucune,  et 
elle  a  enlevé  à  ce  peuple  fougueux  et  fier  tous  les  freins  de 
la  religion  et  du  respecL  Ici  l'imagination  peut  parcourir 
des  espaces  sans  fin.  Il  est  impossible  de  calculer  quelle 
somme  de  misère  sera  nécessaire  pour  changer  la  volonté 
populaire.  La  vue  lapins  perçante  ne  peut  découvrir  quelles 
circonstances  surgiront,  dans  l'ordre  de  la  divine  Provi- 
dence, pour  donner  une  direction  à  celte  volonté.  Xous 
ignorons  également  quels  talents  il  se  trouvera  pour 
utiliser  ces  circonstances,  influencer  cette  volonté,  et  par- 
dessus tout  modérer  le  pouvoir  qui  en  résultera.  Une  seule 
chose  semble  assez  certaine  :  l'occasion  glorieuse  est 
perdue,  et  (pour  cette  fois-ci  du  moins)  la  Révolution  a 
échoué. 

23  novembre.  —  L'évêque  d'Autun  arrive  pendant  que 
je  suis  chez  Mme  de  Fiahaut  aujourd'hui,  et,  comme  ma 
voiture  a  été  renvoyée,  il  est  triste.  Je  les  quitte  et  vais  chez 
le  comte  de  Montmorin.  Avant  le  dîner,  profitant  de  ce  que 
le  duc  de  Liancourt  et  Montesquiou  sont  là,  au  cours  de  la 
conversation  sur  les  faits  et  gestes  de  l'Assemblée,  je  dis 
que  la  Constitution  proposée  est  telle  que  le  Tout-Puissant 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  193 

lui-même  ne  pourrait  en  sortir  sans  créer  une  nouvelle 
espèce  d'hommes.  Après  Je  dîaer,  j'entretiens  Montmorin 
de  sa  propre  situation.  Il  se  sent  très  embarrassé,  ne 
sachant  s'il  doit  rester  ou  s'en  aller,  ni  ce  qu'il  faut  faire, 
au  cas  où  il  resterait.  Montesquiou  se  joint  à  nous  et  me 
questionne  sur  la  dette  due  par  l'Amérique  à  la  France. 
Comme  résultat  des  renseignements  que  je  lui  donne ,  il 
convient  avec  Montmorin  de  n'accepter  aucune  proposition 
sans  me  consulter  d'abord.  De  là  je  me  rends  chez  Aime  de 
Ségur.  Les  enfants  y  jouent  une  petite  comédie  dont  le 
sujet  est  le  plaisir  éprouvé  par  toute  la  famille  à  l'arrivée 
d'un  bébé  dont  la  comtesse  vient  d'accoucher.  La  pièce  a 
été  écrite  par  le  père,  auquel  j'adresse  les  lignes  suivantes  : 

a.  Les  autres  ne  peuvent  avoir  qu'un  rôle  dans  une 
comédie,  mais  vous,  mon  ami,  avec  une  âme  plus  haute, 
vous  y  êtes  universel;  ici,  en  effet,  tout  vient  de  vous  : 
sujet,  pièce  et  acteurs.  ^i 

Dès  la  fin  de  la  pièce ,  je  m'esquive.  Mme  de  La  Fayette, 
qui  était  là ,  m'adresse  quelques  reproches  sur  mon  aban- 
don. La  haute  situation  de  son  mari  lui  a  longtemps 
donné  le  vertige.  Quand  il  sera  un  peu  remis,  je  verrai  s'il 
peut  encore  être  utile  à  son  pays  ou  au  mien.  J'en  doute. 
Je  vais  au  Louvre  et  j'apprends  que  Mme  de  Flahaut  s'est 
disputée  avec  son  évêque  qui  est  jaloux  de  moi.  Cette  que- 
relle l'a  rendue  très  malade  ;  ses  amis  et  ses  domestiques 
s'empressent  autour  d'elle. 

25  novembre.  —  Après  avoir  dîné  avec  Mme  Fou- 
eau  Id,  je  vais  chez  La  Fayette;  j'y  suis  accueilli  assez 
froidement.  Je  reste  quelque  temps,  appuyé  sur  la  che- 
minée. M.  La  Fayette  sort  de  son  bureau  et  s'approche  dès 
qu'il  me  voit.  11  demande  pourquoi  je  ne  viens  pas  le  voir. 
Je  réponds  que  je  n'aime  pas  me  mêler  à  la  foule  que  je 
rencontre  chez  lui,  mais  que,  chaque  fois  que  je  lui  serai 
utile,  je  serai  à  ses  ordres. 

13 


194  JOIRXAL    DE    GOLVERXELR   MORRIS. 

26  novembre.  —  Je  vais  chez  La  Fayette  et  cause  avec 
lui  environ  une  demi-lieure.  11  me  demande  ce  que  je 
pense  de  la  situation.  Je  le  lui  dis  sans  ménagement,  et  en 
m'écoutant  il  pâlit.  Je  lui  déclare  que  l'heure  approche  où 
tous  les  honnêtes  gens  devront  se  grouper  autour  du  trône  ; 
que  le  roi  actuel  est  très  précieux  à  cause  de  sa  modé- 
ration, et  que,  même  s'il  jouissait  d'un  pouvoir  excessif, 
on  pourrait  lui  persuader  d'accorder  une  Constitution  con- 
venable ;  que  ce  que  l'Assemblée  a  rédigé  sous  le  nom  de 
Constitution  n'est  bon  à  rien;  que  pour  lui-même,  sa 
situation  personnelle  est  délicate ,  qu'il  commande  les 
troupes  de  nom,  mais  pas  de  fait;  que  je  ne  puis  réel- 
lement dire  comment  il  faut  les  discipliner,  mais  qu'il  sera 
perdu  tôt  ou  tard  s'il  n'y  parvient  pas;  que  la  meilleure 
ligne  de  conduite  serait  peut-être  de  prendre  occasion 
d'un  acte  de  désobéissance  et  d'abdiquer;  de  celle  façon, 
il  conserverait  en  France  une  réputation  qui  serait  pré- 
cieuse, et  utile  plus  lard.  Il  répond  qu'il  ne  doit  son  élé- 
vation qu'aux  circonstances  et  aux  événements ,  de  sorte 
que,  quand  les  désordres  cessent ,  lui-même  tombe,  et  la 
difficulté  est  de  savoir  les  faire  surgir.  Je  prends  soin  que 
pas  le  moindre  mouvement  ne  témoigne  mon  mépris  et 
mon  dégoût,  mais  je  fais  simplement  observer  que  les 
événements  surgissent  assez  vite  d'eux-mêmes  s'il  sait  en 
tirer  profit,  ce  dont  je  doute,  parce  que  je  n'ai  aucune 
confiance  en  ses  troupes. 

Il  me  demande  ce  que  je  pense  d'un  plan  en  discussion 
au  sujet  des  évoques  protestataires,  celui  de  supprimer  leur 
temporel.  Je  lui  dis  que  l'Assemblée  doit  les  mettre  à  la 
porte  tout  nus  si  elle  veut  que  le  peuple  les  habille.  11 
répond  qu'il  redoute  un  peu  celte  conséquence.  Je  lui 
reparle  de  la  nécessilé  de  retablir  la  noblesse;  il  recule 
naturellement  et  dit  qu'il  voudrait  avoir  deux  Chambres 
comme  en  Amérique.  Je  réplique  que  la  Constitution  amé- 
ricaine  ne  conviendrait  pas  à  ce  pays-ci ,  et  que  deux 


JOLRXAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  195 

Chambres  pareilles  seraient  déplacées  là  où  existe  un  exé- 
cutif héréditaire  ;  chaque  pays  doit  avoir  une  constitution 
en  rapport  avec  les  circonstances,  et  l'état  de  la  France 
exige  un  gouvernement  plus  autoritaire  que  celui  de  l'An- 
gleterre. Là-dessus,  il  sursaute  d'élounement.  Je  le  prie 
de  remarquer  que  l'Angleterre  est  entourée  d'un  fossé  pro- 
fond, et,  ne  pouvant  être  attaquée  que  par  mer,  elle  peut 
permettre  chez  elle  une  foule  de  choses  qui  seraient  dange- 
reuses dans  une  situation  différente  ;  sa  sécurité  dépend  de 
sa  marine,  au  maintien  de  laquelle  sont  sacrifiés  tous  les 
droits  et  privilèges  de  ses  citoyens  ;  dans  tous  les  gouver- 
nements possibles  le  premier  souci  doit  être  le  salut  public. 
Il  me  dit  les  noms  des  ministres  probables ,  tous  choisis 
dans  le  peuple. 

27  novembre.  —  Dîné  avec  Mme  de  Flahaut.  Elle  me 
dit  que  son  évêque  est  au  mieux  avec  la  reine.  Cela  s'en- 
tend. Elle  ajoute  que  de  Mouslier  dit  du  mal  de  moi  chez 
Mme  d'Angivillers.  Il  a  tort.  Lord  Wycombe  vient  après 
dîner,  on  le  place  à  côté,  comme  d'usage. 

28  novembre.  —  A  deux  heures,  je  rends  visite  à  Dupor- 
tail,  le  nouveau  ministre  de  la  guerre,  puis  je  vais  au 
Louvre.  Lord  Wycombe  s'y  trouve;  il  a  été  là  toute  la 
matinée,  c'est-à-dire  de  dix  heures  à  deux.  Il  s'en  va, 
tandis  que  Mme  de  Flahaut  insiste  pour  qu'il  revienne  ce 
soir.  Elle  répèle  qu'il  lui  avait  dit  qu'elle  m'aimait;  elle  en 
avait  d'abord  ri ,  puis  l'avait  réfuté  sérieusement.  Elle  me 
demande  avec  insistance  de  rester  à  dîner.  M.  de  Flahaut 
semble  mécontent.  Après  le  dîner,  elle  m'envoie  avec 
Mlle  Duplessis  rendre  visite  à  Mme  de  Guibert,  qui  me 
donne  une  élégie  sur  son  défunt  mari,  composée  parmi 
de  ses  amis.  Quand  nous  revenons ,  Monseigneur  s'est  ins- 
tallé à  côté  d'elle.  Le  marquis  de  Montesquiou  s'égaye  de 
les  avoir  trouvés  ainsi.  Je  quitte  cette  société  pour  rendre 


19«  JOl  RVAL   DE    GOUVERNEIU  MORRIS. 

visite  à  Mme  de  Cliaslellux.  Ici  la  conversation  est  dans  le 
ton  aristocratique  à  l'excès,  il  est  question  d'enlever  le 
roi.  Ma  belle  amie  me  parle  de  faire  cadeau  à  lord 
Wycombe  de  la  coupe  que  l'on  m'avait  donnée  autrefois  et 
que  j'avais  renvoyée.  Je  crois  probable  qu'elle  l'en  a  déjà 
gratifié. 

29  novembre.  — Je  dîne  aujourd'hui  chez  \\.  de  Mont- 
moriu.  La  Fayette  arrive  et  Mme  de  Montmorin  fait  remar- 
quer qu'il  n'a  pas  l'air  très  content  de  me  voir.  Elle  en 
demande  la  raison.  Je  réponds  que  dernièrement  je  lui  ai 
dit  certaines  vérités  si  différentes  des  flatteries  auxquelles 
il  est  habitué  qu'il  n'en  est  pas  très  satisfait.  Montmorin 
observe  que  La  Fayette  n'est  pas  assez  capable  pour  se 
tirer  d'affaire.  Il  dit  que  depuis  un  mois  il  a  vu  les  choses 
bien  pires  qu'elles  ne  sont.  11  semble  craindre  une  invasion 
des  puissances  étrangères  et  que  le  comte  d'Artois  et  le 
prince  de  Condé  ne  jouent  un  jeu  serré.  Nous  verrons.  Je 
vais  au  théâtre  avec  Mme  de  Beaumont,  et  j'ai  le  bonheur 
de  me  trouver  vis-à-vis  de  ma  belle  amie.  Je  ne  sais  pas  si 
elle  m'observe,  mais  si  elle  le  fait,  ce  sera  utile. 

30  novembre.  —  Je  vais  aujourd'hui  au  Palais-Royal 
pour  dîner  avec  la  duchesse,  mais  elle  dîne  dehors  et  je 
vais  au  club.  Le  restaurateur  n'est  pas  bon;  son  vin  est 
exécrable.  Je  vais  chez  iMme  de  Ségur  :  elle  est  au  lit.  Elle 
désire  connaître  le  fond  de  ma  conversation  avec 
La  Fayette.  Je  réponds  que  je  lui  ai  dit  plusieurs  rudes 
vérités,  qui  n'ont  pas  été  de  son  goût.  J'emmène  le  vicomte 
de  Ségur  chez  Mme  de  Chastellux  ;  il  y  lit  une  petite  comé- 
die intitulée  :  le  Nouveau  Cercle,  qui  n'est  pas  sans 
mérite,  mais  il  lit  trop  bien  pour  qu'on  en  juge.  Pour  le 
reste,  il  s'est  peint  lui-même  dans  le  personnage  principal 
de  la  pièce.  \ous  avons  ici  lady  Cary,  une  Irlandaise,  qui 
a,  je  crois,  le  mérite  d'être  une  bonne  maîtresse  de  maison 


JOURNAL   DE    GOUIERXEIR   MORRIS.  IQT 

à  Paris.  Je  quitte  un  peu  après  neuf  heures  et  vais  au 
Louvre.  J'y  trouve  l'évêque,  naturellement;  une  obser- 
vation que  je  fais  sur  les  assignats  semble  produire  sur 
lui  une  profonde  impression;  si  je  ne  m'abuse,  il  la 
citera.  Sa  manière  de  la  saisir  montre  un  esprit  judicieux. 
Mme  de  Flahaut  s'excuse  d'être  sortie  ce  matin;  si  je  lui 
avais  dit  que  je  viendrais,  elle  serait  restée  chez  elle.  Je 
réplique  d'un  ton  froid  que  je  suis  venu  en  retard  pour  ne 
pas  interrompre  sa  conversation  avec  son  nouvel  ami. 
Elle  ressent  ce  sarcasme  sanglant.  Elle  a  passé  la  journée 
avec  son  évêqae,  qui  a  mal  à  la  jambe  —  il  se  l'est  foulée. 
Je  la  laisse  me  poser  des  questions  au  sujet  de  la  pièce,  où 
je  crois  qu'elle  ne  m'a  pas  vu,  et  mes  réponses  sont  de 
nature  à  lui  donner  quelque  inquiétude. 

\"  décembre.  —  Mon  courrier  me  cause  beaucoup  d'en- 
nui. Je  me  lève  ce  matin  avant  le  jour  après  une  nuit 
blanche  occasionnée  par  les  soucis.  Je  m'assieds  pour 
écrire  à  la  lueur  d'une  chandelle,  et  finir  toutes  mes  lettres 
à  temps.  Je  reçois  un  mot  de  Mme  de  Flahaut,  me  deman- 
dant de  venir  entre  dix  et  onze  heures,  car  elle  doit  rendre 
visite  à  Mme  d'Angivillers  à  midi  et  demi.  Je  la  trouve  ma- 
lade et  exhalant  ses  plaintes,  mais  je  ne  suis  disposé  ni  à  me 
disputer  ni  à  la  consoler.  M.  de  Flahaut  me  demande  aeux 
fois  de  lui  rappeler,  à  midi  et  quart,  qu'elle  doit  aiier  chez 
sa  sœur.  Je  dis  à  madame  que  depuis  que  je  suis  ici  chaque 
courrier  m'apporte  de  tristes  nouvelles.  Elle  désire  les  con- 
naître,  mais  je  réponds  que  c'est  inutile;  j'en  parle  en 
termes  vagues,  pour  que  ma  conduite  ne  la  surprenne  pas. 
A  midi,  lord  IVycombe  arrive  et  s'installe.  Je  rappelle  plu- 
sieurs fois  à  Mme  de  Flahaut  son  rendez-vous  avec  sa  sœur, 
et  je  la  force  à  s'en  aller,  ce  dont  je  m'excuse.  Je  vais  ensuite 
chez  Le  Couteulx  qui  est  sorti.  Sa  femme  va  sortir  et  est  à 
moitié  déshabillée  quand  j'arrive.  Pendant  les  quelques 
minutes  que  je  reste,  elle  me  raconte  une  curieuse  anec- 


198  JOURNAL   DE   GOUVERNEIR  MORRIS. 

dote  du  comte  de  Pilau.  Il  est  devenu  dévot  à  un  degré 
étonnant  et  avec  toute  la  bigoterie  de  l'Eglise  romaine  ; 
c'est  pourtant  un  homme  que  les  prêtres  ont  chassé  d'Es- 
pagne à  cause  de  sa  religion,  ou  plutôt  de  son  absence  de 
religion  ;  un  homme  qui  a  abandonné  une  immense  for- 
tune pour  éviter  les  cérémonies  extérieures.  Dieu  !  que 
l'homme  est  faible,  inconséquent  et  misérable!  Je  passe 
chez  Mlle  Martin,  acheter  un  pot  de  rouge  pour  ma  sœur  à 
Londres.  Je  dis  à  l'évêque  d'Autun  aujourd'hui,  qu'il 
devrait,  si  c'est  possible,  obtenir  l'ambassade  de  Vienne. 

6  décembre.  —  Sir  John  Miller  vient  me  voir  aujour- 
d'hui, et  me  parle  des  poids  et  mesures.  Je  dîne  au  Palais- 
Royal.  Après  le  dîner,  visite  à  M.  de  La  Fayette.  Il  est  en 
butte  à  mille  petits  ennuis;  aussi  j'abrège  ma  visite.  L'ac- 
cueil de  Mme  de  La  Fayette  est  à  la  glace.  Je  retourne  au 
Palais-Royal  et  conduis  Mme  de  Chastellux  au  Louvre.  Au 
moment  de  partir,  Mme  de  Flahaut  me  prie  de  la  conduire 
chez  Mme  de  Corny.  Je  suis  très  froid  avec  elle,  et  elle 
m'en  demande  la  raison.  Je  la  raille  à  propos  de  sa  liaison 
avec  monseigneur,  qui  doit  encore  avoir  la  soirée  aujour- 
d'hui, n'ayant  pas  eu  l'occasion  de  l'entretenir  ce  matin 
comme  il  le  désirait.  Elle  me  rend  un  cadeau  que  je  lui 
avais  fait,  et  je  lui  dis  que  je  n'accepterai  rien  que  son 
portrait,  actuellement  en  possession  de  son  évêque,  mais 
que  je  veux  l'avoir.  Je  lui  dis  encore  qu'elle  m'oubliera 
quand  je  serai  parti.  Elle  lésait  depuis  longtemps.  J'ajoute 
que  l'accueil  qu'elle  m'a  fait,  la  dernière  fois  que  je  suis 
allé  chez  elle,  a  été  tel,  que  je  ne  lui  aurais  pas  imposé  ma 
visite  si  Mme  de  Chastellux  ne  m'avait  pas  demandé  de 
l'accompagner.  Revenu  au  Louvre,  je  la  fais  descendre,  et 
j'allais  me  retirer,  mais  elle  insiste  pour  que  je  monte.  Arrivé 
chez  elle,  je  prends  congé,  mais  elle  me  décide  à  rester 
encore  un  peu.  Son  orgueil  la  fait  parler  haut.  Puis  elle 
est,  ou  du  moins  se  prétend,  souffrante.  Son  mari  monte 


JOIRXAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS.  199 

et,  après  quelques  mots,  je  prends  de  nouveau  congé,  mais 
elle  me  demande  en  anglais  de  resler.  L'évêque  arrive  ;  je 
lui  reparle  de  l'ambassade  de  Vienne,  en  lui  indiquant  le 
moyen  de  réussir.  Je  lui  dis  qu'en  ce  moment  il  est  égale- 
ment dangereux  de  faire,  ou  non,  partie  de  l'Assemblée; 
une  ambassade  à  l'étranger  est  le  seul  moyen  pour  lui  de 
rester  en  évidence,  et,  s'il  peut  devenir  l'homme  de  con- 
fiance de  la  reine  et  de  l'empereur,  il  sera  sur  la  grand'- 
route  des  grandeurs,  dès  que  les  circonstances  s'y  prête- 
ront. Je  reste  quelques  minutes  après  lui,  puis  sors. 

8  décembre.  —  Je  reçois  aujourd'hui,  par  la  malle 
anglaise,  une  lettre  qui  me  presse  de  partir  pour  Londres. 
Je  vais  au  Louvre,  selon  ma  promesse,  et  trouve  Mme  de 
Flahaut  au  lit  ;  elle  écrit  à  monseigneur.  Le  soir  je  vais  au 
Palais-Royal  où  j'assiste  à  la  lecture  d'une  tragédie  écrite 
par  M.  de  Sa  bran  à  quatorze  ans.  Elle  est  très  bien  écrite, 
mais  Mme  de  Flahaut  m'appelle  avant  la  fin.  Je  retourne 
souper  au  Louvre.  Je  prête  à  Mme  de  Flahaut  1,200  francs 
de  papier  pour  racheter  une  somme  égale  d'or  qu'elle  a 
engagée.  Je  ne  compte  pas  être  remboursé. 

9  décembre.  —  Je  pars  pour  Londres. 


ANNEE   1791 


\d janvier.  —  Retour  à  Paris.  Visite  à  Mme  de  Flahaut. 
Elle  se  plaint  amèrement  de  la  froideur  et  de  la  cruauté  de 
l'évêque  d'Autun.  il  est  élu  membre  du  département  de  Paris 
et  se  démet  de  son  évèché.  Il  la  traite  bien  mal.  Sa  passion 
pour  le  jeu  est  devenue  extrême,  et  elle  m'en  donne  des 
exemples  qui  sont  ridicules.  Il  arrive  et  je  m'en  vais.  Je 
rends  visite  à  Mme  de  Chastellux,  et  vais  avec  elle  dîner 
chez  la  duchesse  d'Orléans.  Son  Altesse  Royale  est  ruinée, 
c'est-à-dire  qu'elle  est  réduite  de  450,000  francs  à  200,000. 
Elle  me  dit  qu'elle  ne  peut  pas  donner  de  bons  dîners, 
mais  que  si  je  veux  venir  jeûner  avec  elle,  elle  sera  heu- 
reuse de  me  voir. 

21  janvier.  —  Ce  soir,  chez  Mme  de  Staël,  je  rencontre 
la  haute  société.  Je  reste  quelque  temps  à  causer  avec 
différentes  personnes,  mais  tout  cela  est  sans  importance. 
Ce  malin  Ternant  vient  déjeuner  avec  moi.  Il  a  été  nommé 
ministre  plénipotentiaire  aux  Etats-Unis  dimanche  dernier. 
Nous  nous  entretenons  de  sa  mission.  Il  désire  me  voir 
nommer  ici.  Je  lui  dis  que  j'ai  compris,  par  de  Moustier, 
qu'on  avait  demandé  Carmichael.  Il  répond  que,  s'il  n'est 
pas  trop  tard,  il  fera  changer  cela.  Il  me  tiendra  au  cou- 
rant de  ce  qu'il  saura. 

Je  vais  au  Louvre.  M.  de  Flahaut  a  voulu  me  voir.  Il 
me  parle  d'envoyer  de  la  quincaillerie  en  Amérique,  un  de 
ses  amis  étant  à  la  tête  d'une  usine  considérable.  Je  lui 
dis  que  son  ami  peut  venir  me  voir  un  matin  et  que  je  lui 


JOIRXAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS.  201 

en  parlerai.  Je  vais  chez  Mme  du  Bourg.  On  joue  un  jeu 
d'enfer,  auquel  naturellement  je  ne  participe  pas,  et  je  me 
retire  de  bonne  heure. 

22  janvier.  —  Mme  de  Flahaut  me  dit  aujourd'hui 
qu'elle  a  eu  une  lueur  d'espérance  pour  son  avenir;  j'es- 
sayerai de  la  foire  aboutir.  Je  vais  voir  Mme  de  Ségur,  et 
lui  fais  présent  de  quelques  pommes,  etc.  M.  de  Ségur  est 
avec  sa  femme,  et,  la  conversation  s'engageant  dans  ce 
sens,  le  plaisir  que  l'on  ressent  à  parler  de  soi-même 
l'incite  à  nous  raconter  l'histoire  de  la  guerre  entre  la 
Russie  et  la  Porte.  D'après  lui,  l'Angleterre  a  brouillé  ces 
puissances.  Après  avoir  repris  cette  histoire  de  fort  loin  et 
être  arrivé  à  la  paix  qui  avait  mis  fin  à  la  guerre  précé- 
dente, il  déclare  que  l'impératrice  s'est  déclarée  suzeraine 
delà  Géorgie;  que  les  Tartares  Afghis,  demeurant  vers  la 
mer  Caspienne  et  en  guerre  constante  avec  les  Géorgiens, 
reçurent  l'aide  du  Pacha,  leur  voisin;  que  les  Tartares  du 
Cuban  firent  de  fréquents  ravages  sur  le  territoire  russe, 
puis  passèrent  cette  rivière  à  gué  pour  entrer  sur  le  terri- 
toire turc;  que  des  plaintes  ayant  été  faites  à  ce  sujet,  la 
médiation  de  la  France  fut  demandée  et  acceptée;  que  lui 
et  M.  de  Choiseul-Gouffier  s'employèrent  efficacement  à 
apaiser  ce  différend.  Il  fut  décidé  que  le  Pacha  refuserait 
désormais  son  aide  aux  Tartares  i\fghis,  et  que  ceux  du 
Cuban  ne  seraient  pas,  comme  jusqu'à  présent,  protégés 
après  leurs  irruptions;  que  le  prince  Potemkin,  ayant 
assemblé  dans  cette  région  une  armée  considérable  pour 
être  passée  en  revue  par  l'impératrice,  et  étant  informé 
que  les  sujets  de  plainte  continuaient  malgré  le  traité, 
envoya  immédiatement  par  l'ambassadeur  russe,  Bulgakow, 
un  message  menaçant  aux  Turcs;  celui-ci  fut  communiqué 
par  le  Reis  Effendi  à  M,  de  Gouffier,  qui  très  surpris,  con- 
seilla aux  Turcs  de  prendre  aussitôt  les  armes,  et  informa 
de  Ségur  de  ce  qui  se  passait  ;  celui-ci  en  parla  en  termes 


202  JOIRYAL   DE    GOUVERNEIR   MORRIS. 

sévères  au  ministre  russe  qui  rejeta  la  faute  sur  le  prince 
Potemkin.  Il  fut  décidé  d'accepter  des  conditions  raison- 
nables, et,  quoique  celles  proposées  par  M.  de  Gouffier  de 
la  part  des  Turcs  fussent  assez  insolentes,  à  sa  grande 
surprise,  elles  furent  agréées.  Sur  ces  entrefaites,  le 
courrier,  porteur  de  celle  nouvelle,  fut  arrêté  par  des 
brigands  turcs  et  mis  à  mort;  apprenant  cet  accident,  il  en 
dépécba  aussitôt  un  autre,  mais  avant  l'arrivée  de  ce  mes- 
sager, les  Anglais  s'étaient  activement  occupés  à  dissuader 
les  Turcs  de  tout  accommodement.  Leur  ambassadeur  dit 
au  Reis  Effendi  qu'il  aurait  l'aide  puissante  de  la  Prusse  et  de 
la  Pologne;  que  si  l'Aulriche  se  joignait  à  la  Russie,  une 
forte  diversion  serait  faite  par  la  révolte  en  Flandre,  qui 
se  préparait;  qu'il  ne  fallait  pas  se  fier  à  la  France,  dont 
le  système  favori  était  d'aider  la  Russie,  avec  laquelle  elle 
s'était  dernièrement  liée  intimement,  et  qui  naturellement 
ne  pouvait  pas  être  cordialement  attachée  à  la  Porte. 
D'après  Ségur,  le  motif  de  l'Angleterre  pour  agir  ainsi  était 
son  irritation  du  traité  conclu  par  la  Russie  avec  la  France, 
par  lequel,  entre  aulres  choses,  les  principes  de  la  neulra- 
lilé  armée  sont  reconnus,  et  aussi  l'insistance  de  la  Russie  à 
obtenir  une  semblable  reconnaissance  de  l'Angleterre,  dans 
le  traité  dont  l'on  projetait  le  renouvellement.  L'Angleterre 
espérait  ainsi  amener  une  rupture  entre  la  France  et  son 
ancienne  alliée  la  Russie,  ou  sa  nouvelle  alliée,  la  Turquie. 
Par  suite  des  intrigues  britanniques,  la  Porte  refusa  de  sous- 
crire aux  conditions  qu'elle  avait  elle-même  proposées, 
mais  en  envoya  d'autres  d'un  style  impérieux  et  dictato- 
rial; il  en  avait  été  offensé,  mais,  à  sa  grande  surprise, 
l'impératrice  les  accepta  encore;  puis,  lorsque  ses  dépêches 
furent  écrites  en  langage  chiffré,  juste  au  moment  où  son 
courrier  allait  partir,  l'on  apprit  que  les  Turcs  avaient  com- 
mencé les  hostilités  effectives.  Il  ajoute  qu'il  avait  depuis 
longtemps  informé  son  gouvernement  que  Van  Hertzberg 
avait  formé  de  vastes  projets  menaçant  toute   l'Europe, 


JOURNAL  DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  203 

mais  que  l'on  n'avait  prêté  aucune  attention  à  ses  informa- 
tions, et  qu'on  le  représentait,  au  contraire,  coaune  un 
brandon,  désirant  une  conflagration  générale;  il  avait 
depuis  longtemps  proposé  la  triple  alliance  de  l'Autriche 
avec  la  Russie  et  la  France,  qui  fut  alors  repoussée  et  ne 
s'est  jamais  effectuée,  parce  que,  finalement,  la  Révolution 
française  empêcha  une  ratification  delà  part  de  la  France. 
Feu  l'empereur  Joseph  lui  aurait  dit,  peu  de  temps  avant 
de  mourir,  que  l'impératrice  de  Russie  lui  avait  permis  de 
faire  une  paix  séparée,  et  l'aurait  prié  d'assurer  le  roi  de 
France  que  pour  y  parvenir,  il  consentirait  à  abandonner 
même  Belgrade.  Nous  passons  ensuite  à  la  paix  de  Rei- 
chenbach,  et  je  lui  raconte  comment  Van  Hertzberg  fut 
pris  dans  ses  propres  filets. 

Nous  apprenons  aujourd'hui  des  nouvelles  qui,  si  elles 
sont  vraies,  auront  une  certaine  influence  sur  les  affaires 
de  ce  pays.  On  dit  que  la  milice  catholique  de  Strasbourg 
a  démissionné  en  masse,  et  qu'il  est  arrivé  une  pétition  por- 
tant quaire  mille  signatures  et  à  laquelle  un  bien  plus 
grand  nombre  de  personnes  ont  donné  leur  adhésion, 
pour  demander  l'abrogation  de  toutes  les  mesures  prises  à 
l'égard  du  clergé  et  de  la  noblesse  ;  on  aurait  nommé  trois 
commissaires  conciliateurs  pour  se  rendre  sur  les  lieux. 
Je  rends  visite  à  Mme  de  Chastellux;  elle  me  dit  tenir 
d'une  personne  qui  revient  de  la  Flandre  française  qu'il  y 
règne  une  crainte  générale  d'une  visite  des  troupes  impé- 
riales. Je  ne  crois  pas  à  cette  visite. 

Je  la  quitte  et  vais  au  Louvre.  Je  trouve  Mme  de  Flahaut 
en  conversation  avec  un  député  colonial,  désireux  de  faire 
nommer  quelqu'un  au  ministère  des  colonies  ;  il  demande 
aussi  qu'à  la  délimitation  des  frontières  avec  l'Espagne, 
une  bande  de  terrain  soit  cédée  à  Saint-Domingue;  en 
échange  on  donnerait  une  plantation  dont  elle  aura  la 
moitié.  Je  soupe  ici.  Elle  esttrès  triste,  et  j'essaye  inutilement 
de  chasser  cette  tristesse.  Mais  son  avenir  est  bien  sombre. 


204  JOl  R\AL   I)E    GOl  VKRXEIR   MORRIS. 

23  janvier.  —  La  Caze  me  répète  encore  aujourd'hui 
que  JefTerson  a  fait  à  mon  sujet  à  Robert  Morris  une  pro- 
messe impossible.  Il  me  dit  avoir  appris  du  colonel  Smith 
que  la  seule  objection  à  me  faire  entrer  dans  le  corps  diplo- 
matique était  dans  mes  autres  occupations.  A  trois  heures 
et  demie,  je  me  rends  chez  Mme  de  Flahaut.  L'évêque 
d'Autun  est  avec  elle.  Je  prends  note  de  la  personne  que 
les  coloniaux  désirent  avoir  comme  ministre,  puis  vais 
dîner  avec  M.  de  Monlmorin.  Je  rencontre  Ternant.  Mon- 
tesquiou  arrive  après  le  dîner  et  dit  qu'il  désire  me  voir.  Je 
pars  avec  Ternant.  En  voiture,  il  me  dit  qu'en  entrant 
dans  la  cour  de  Montmorin  et  en  voyant  ma  voiture,  il  a  eu 
l'occasion  de  faire  remarquer  que  ma  nomination  de 
ministre  des  E(als-Unis  serait  une  bonne  chose;  à  quoi 
Monlmorin  répondit  qu'elle  lui  plairait  beaucoup.  Ternant 
lui  dit  alors  qu'il  serait  facile  de  l'obtenir,  puisqu'il  n'y 
aurait  qu'à  en  exprimer  le  désira  M.  Jefferson.  Montmorin 
répliqua  qu'une  autre  personne  désirait  ce  poste,  à  savoir 
Carmichael.  Il  demanda  si  c'était  lui  ou  ses  amis  qui  le 
désiraient,  mais,  avant  d'obtenir  une  réponse  précise,  ils 
entrèrent  au  salon.  — Je  vais  ensuite  prendre  le  thé  avec 
Mme  de  Chastellux  et  souper  avec  la  princesse.  Belle 
journée,  mais  pluie  fine  le  soir.  Montmorin  m'aditque  les 
nouvelles  de  Sirasbourg  ne  reposaient  sur  rien, 

2d  janvier.  —  Ternant  vient  ce  matin.  Il  me  dit  que  la 
nomination  d'un  ministre  des  colonies  subira  de  longs 
retards.  Il  voudrait  que  je  conférasse  avec  le  Comité  du  com- 
merce. Je  promets  de  le  faire,  si  on  le  désire.  Il  demande 
que  je  fasse  part  à  Montmorin  de  la  somme  que  je  juge 
nécessaire  à  un  ministre  de  France  eu  Amérique  ;  je  le  ferai 
quand  il  me  dira  que  la  nomination  est  effective.  A  trois 
heures,  je  vais  dîner  chez  Mme  de  Staël  qui  n'est  pas  encore 
rentrée.  Pendant  ce  temps,  je  vais  au  Louvre  oii  l'on  est  à 
dîner.  Mme  de  Flahaut  est  malade  et  se  couche.  Je  retourne 


JOLR.VAL   DE    GOLVERXEUR  MORRIS.  205 

dîner.  L'abbé  Sieyès  est  là;  il  discourt  avec  beaucoup  de 
suffisance  sur  le  gouvernement,  faisant  fi  de  tout  ce  qui  a 
été  dit  ou  chanté  à  ce  sujet  avant  lui.  Mme  de  Staël  dit  que 
ses  écrits  et  ses  opinions  ouvriront  une  ère  nouvelle  en 
politique,  comme  ceux  de  xXewtou  euphysique.  Je  vais  delà 
chez  Mme  du  Bourg.  Elle  me  conseille  de  m'adonner  plutôt 
aux  plaisirs  de  la  société  qu'à  aucun  attachement  sérieux. 
Il  vient  du  monde,  ce  qui  clôt  cette  conversation. 

^Q  janvier.  —  Ce  malin,  je  suis  presque  empêché  de  faire 
quoique  ce  soit.  D'abord,  comme  c'était  convenu,  M.  de 
Flahaut  me  présente  sou  ami,  qui  est  à  la  tète  de  l'usine 
d'Amboise.  Il  désire  écouler  de  la  quincaillerie  aux  Etats- 
Unis.  Ensuite  le  colonel  Walker  vient  m'exposer  l'état 
compliqué  des  affaires  de  la  Compagnie  de  civihsalion  de 
Scioto.  Il  me  demande  un  avis,  mais  je  ne  puis  en  donner, 
n'étant  pas  assez  au  courant  des  faits;  lui-même  ignore 
quelques-uns  des  plus  importants.  Avant  qu'il  ne  parte, 
arrive  le  colonel  Swan,  qui  me  dit  que  son  plan  pour  la 
dette  a  échoué  par  la  faute  de  Canteleu.  Il  me  demande 
d'aller  voir  Montesquiou.  Je  lui  dis  que  si  Montesquiou 
désire  me  parler,  il  peut  venir  chez  moi.  Je  dîne  avec  La 
Fayette  qui  est  assez  content  de  me  voir.  Teruant  est  là  ; 
il  pense  qu'une  décision  sera  prise  dans  quelques  semaines  ; 
je  ne  le  pense  pas.  Après  le  dîner,  j'ai  avec  lui  une  conver- 
sation intéressante.  Il  me  dit  qu'il  avait  arrangé  un  plan 
pour  rétablir  l'ordre  par  Temploi  de  la  force;  de  Bouille  et 
La  Fayette  devaient  y  coopérer,  mais  pendant  son  séjour 
en  Allemagne,  ce  dernier  se  déroba.  Il  s'occupe  encore  en 
ce  moment  de  ce  même  objet.  Je  vois  qu'il  désirerait  faire 
partie  du  ministère  d'ici  et  qu'il  jouerait  sa  tête  pour  le 
pouvoir.  Il  faut  quelqu'un  de  cette  trempe,  d'un  rang  assez 
élevé  pour  ne  pas  courir  de  risques  inutiles,  et  d'un  carac- 
tère à  ne  pas  fuir  ceux  qui  seraient  nécessaires  ou  utiles. 
Comme  l'évêque  se  trouvait  au  Louvre  aujourd'hui,  je  lui 


206  JOl  RXAL   DE    (ÎOL V  EUMEUR   MORRIS. 

demande  quelle  place  il  a,  quel  en  est  le  revenu,  s'il  on 
pourra  vivre,  etc.,  eu  lui  faisant  observer  qu'il  a  eu  tort  cle 
l'accepter  si  elle  ne  lui  assure  pas  une  position  indépen- 
dante. 11  dit  que  c'était  la  seule  porte  qui  lui  reslàt  ouverte. 

27  janvier.  —  Je  dîne  aujourd'hui  avec  la  duchesse 
d'Orléans  el  je  vais  de  là  au  Louvre.  Mme  de  Flahaut  a  sa 
sœur  avec  elle;  celle-ci  est  arrivée  à  Paris  dans  une  grande 
détresse,  et  Aime  de  Flahaut  lui  a  envoyé  de  l'argent, 
malgré  sa  propre  misère.  Je  les  quitte  et  vais  chez  Mme  de 
Staël.  Je  rentre  de  bonne  heure,  après  avoir  absorbé 
beaucoup  de  thé  léger. 

2d  janvier.  —  J'écris  dans  la  matinée,  el  à  midi  j'em- 
mène Mme  de  Chastellux.  Nous  allons  ensemble  à  Choisy 
dîner  avec  Marmontel.  Ses  idées  sont  justes.  Après  le  dîner 
il  m'expose  sa  manière  de  contester  la  doctrine  récem- 
ment inventée  des  Droits  de  l'homme,  en  demandant  une 
définition  du  mot  droit;  de  celte  définition,  il  tire  une 
conclusion  contre  la  soi-disant  égalité  des  droits.  Il  admet 
pourtant  que  tous  sont  égaux  devant  la  loi  et  soumis  à  la 
loi.  A  mon  tour  je  nie  cette  assertion,  et  lui  fais  remarquer 
que  là  où  existe  une  grande  inégalité  de  rang  et  de  fortune, 
cette  égalité  supposée  de  la  loi  détruirait  toute  proportion 
et  toute  justice.  Si  la  peine  est  une  amende,  elle  opprime 
le  pauvre  mais  ne  touche  pas  le  riche.  Si  c'est  un  châti- 
ment corporel,  il  avilit  le  prince  mais  ne  blesse  pas  le 
mendiant.  11  est  profondément  impressionné  par  cette 
observation.  Je  n'en  tire  qu'une  conclusion  :  c'est  qu'en 
morale  toutes  les  règles  générales  sont  sujettes  à  de  nom- 
breuses exceptions;  que,  par  suite,  les  conséquences 
logiques  de  ces  règles  sont  forcément  souvent  erronées.  J'au- 
rais pu  (comme  je  l'ai  fait  quelquefois)  pousser  ma  remarque 
un  peu  plus  loin,  jusqu'à  la  compensation  légale  des  dom- 
mages, oii  les  variétés  sont  plus  grandes,  parce  que  l'offen- 


JOIRXAL   DE    GOIVERXEIR   MORRIS.  207 

seur  et  l'ofFensé  peuvent  appartenir  à  des  rangs  différents 
de  la  société.  J'aurais  pu  aller  plus  loin  encore,  et  marquer 
les  diverses  variétés  de  sentiments  que  les  différentes 
nations  civilisées  ont  introduits  dans  la  vie  sociale,  car 
c'est  un  fait  que  le  mal  que  nous  éprouvons  consiste  sur- 
tout dans  l'appréhension.  Le  législateur  qui  voudrait 
rogner  les  sentiments  de  l'humanité  à  la  mesure  métaphy- 
sique de  sa  propre  raison  montrerait  donc  peu  de  savoir 
tout  en  laissant  peut-être  voir  beaucoup  de  génie.  Nous 
retournons  au  Palais-Royal,  où  je  descends  Mme  de  Chas- 
tellux.  Je  vais  au  Louvre.  Mme  de  Flahaut  est  seule  et  bien 
aflligée.  Elle  se  plaint  de  la  froide  indifférence  des  parents 
de  son  mari.  Il  est  malade,  très  malade.  Le  baron  de  Alon- 
tesquiou  arrive  et  lui  demande  si  sa  dot  est  assurée.  Elle  ne 
l'est  pas.  M.  d'Angivillers  a  payé  les  dettes  de  son  frère; 
mais  paiera-l-il  celle-ci  comme  dette  privilégiée? 

\"  février.  —  J'apprends  aujourd'hui  que  M.  de  Rul- 
hières  est  mort  subitement,  et  comme  il  écrivait  l'histoire 
de  son  temps  et  qu'il  était  hostile  aux  gouvernants  actuels, 
leurs  adversaires  disent  qu'il  a  été  empoisonné. 

Paul  Jones  vient  me  voir,  et  voudrait  avoir  mon  avis  sur 
un  plan  de  guerre  contre  la  Grande-Bretagne  aux  Indes, 
au  cas  où  elle  commencerait  les  hostilités  contre  la  Russie. 
A  trois  heures  et  demie  je  vais  dîner  avec  M.  de  La  Roche- 
foucauld, puis  je  vais  rendre  visite  à  Mme  de  Ségur,  avec 
qui  je  reste  quelque  temps.  Elle  rentre  à  l'instant  de  son 
service  près  de  la  princesse  à  Bellevue.  Les  deux  tantes 
du  roi.  Mesdames  Adélaïde  et  Victoire,  sont  sur  le  point  de 
partir  à  Rome.  Ternant  est  venu  ce  matin  me  demander 
d'aller  chez  La  Fayette  ce  soir,  et  de  là  au  Comité  de  com- 
merce. Il  me  dit  qu'il  m'aurait  fait  écrire  un  mot  par  le 
Comité,  mais  La  Fayette,  qui  veut  avoir  l'air  de  faire  tout 
[Vommis  /lomo),  a  préféré  m'emmener.  Après  le  dîner,  je 
me  rends  chez  La  Fayette.  Je  m'entretiens  quelque  temps 


208  JOLRNAL   DE    GOUVERXEIJR   MORRIS. 

avecTernant  et,  quaud  La  Fayette  arrive,  je  lui  dis  que  je 
ne  peux  me  présenter  que  sur  la  demande  du  Comité,  sans 
quoi  ce  que  je  dirais  aurait  moins  de  poids;  que  je  crois 
meilleur  qu'il  y  aille  ce  soir  avec  Swan,  puis,  si  le  Comité 
exprime  le  désir  de  me  voir,  je  me  présenterai  demain  soir; 
dans  l'intervalle,  il  peut  me  faire  savoir  ce  qu'il  voudrait 
voir  faire.  Il  approuve  en  paroles  tout  ce  que  je  dis,  mais 
je  peux  voir  qu'il  est  vexé  en  diable.  Soit.  Il  vaut  mieux 
le  voir  vexé  que  d'être  porté  dans  sa  poche. 

'^Jevrler.  —  Ce  matin  Ternant  vient  me  raconler  ce 
qui  s'est  passé  hier  soir.  Il  dit  que  La  Fayette  a  accepté  la 
libre  culture  du  tabac;  c'est  entièrement  une  affaire  de 
parti.  II  ajoute  qu'il  a  proposé  au  conseil  de  m'inviter, 
mais  que  AI.  Chaumont  s'y  est  opposé,  car  j'étais  intéressé. 
Le  colonel  Suan  m'a  dit  ce  matin,  à  propos  de  la  question 
du  tabac,  qu'il  existe  dans  l'Assemblée  un  groupe  qni 
dispose  de  tout  à  sa  volonté  et  qui  tire  profit  de  tout.  11 
me  parle  de  celte  corruption  avec  horreur.  Je  m'habille  et 
vais  dîner  chez  M.  Maury.  Il  y  a  eu  erreur,  paraît-il,  et  au 
lieu  d'y  rencontrer  Chaumont  je  trouve  deux  maîtresses 
entretenues.  Sur  ces  entrefaites  arrivent  Chaumont  et  sa 
femme.  La  situation  est  assez  ridicule  et  cette  dernière 
rentre  chez  elle.  Xous  restons  et  le  dîner  se  prolonge. 
J'apprends  que  AI.  de  Flahaut  va  mieux.  Sa  maladie  provient 
de  la  mauvaise  gestion  de  ses  affaires  pécuniaires.  C'est  un 
malheureux  et  le  mieux  pour  lui  serait  de  mourir. 

A  février.  —  Je  dîne  aujourd'hui  avec  AL  de  Alonl- 
morin.  Nous  avons  une  nombreuse  société  à  dîner. 
Mme  de  Alontmorin  me  montre  un  almanach  d'Angleterre, 
envoyé  par  le  duc  de  Dorset,  dans  lequel,  entre  autres 
choses,  se  trouve  une  table  des  poids  et  mesures.  Elle  dit 
que  c'est  une  des  nombreuses  choses  qui  lui  seront  inu- 
tiles. Sur  une  page  blanche,  en  face  de  cette  table,  j'écris  : 


JOLRXAL   DE    GOLVERXELR  .MORRIS.  209 

«  Un  tableau  de  poids  et  de  mesure  est  sûrement  un 
trésor  à  une  époque  comme  la  nôtre;  car  maintenant 
chacun  conseille  l'Etat,  et  tout  naturellement  il  remplace 
par  l'abondance  des  discours  le  poids  qui  peut  manquer  à 
ses  arguments.  11 

La  journée  se  termine  par  une  soirée  musicale  chez 
Mme  de  Chastellux,  et  une  heure  passée  chez  Mme  de 
Staël.  Celle-ci  me  fait  des  avances.  Nous  verrons.  Je  vais  au 
Louvre,  où  Mme  de  Nadaillac  soupe  pour  me  voir.  C'est 
une  aristocrate  enragée  et  elle  a  entendu  direqueje  suis  de 
sa  secte.  Elle  se  trompe.  Elle  est  belle  et  a  beaucoup  d'es- 
prit. Sa  tante,  Aime  de  Flahaut,  me  dit  qu'elle  est  ver- 
tueuse, coquette  et  romantique.  Nous  verrons.  Mme  de 
Nadaillac  m'assure  qu'il  y  a  à  Paris  beaucoup  déjeunes 
femmes  vertueuses  et  religieuses.  Elle  s'engage  à  me 
faire  souper  avec  l'abbé  Maury. 

y^  février.  —  L'Assemblée  a  aboli  la  ferme  du  tabac, 
en  a  permis  la  culture,  et  l'a  frappé  d'un  lourd  impôt.  Je 
dîne  avec  M.  de  La  Fayette  et  lui  parle  du  droit  énorme 
sur  le  tabac  importé  par  les  navires  américains.  Il  me 
demande  une  note  à  ce  sujet.  Je  lui  dis  qu'il  ne  me  plaît  pas 
de  m'occuper  de  ce  qui  est  en  dehors  de  mes  affaires.  Il 
répond  que  Mirabeau  lui  a  promis  d'en  parler,  et  il  s'at- 
tend à  ce  que  le  tabac  et  l'huile  soient  repris  par  le  Comit'^ 
diplomatique.  Je  lui  demande  si  le  roi  ne  ferait  pas  bien 
de  suspendre  ce  décret  et  lui  donne  mes  raisons.  Il  répond 
qu'il  préférerait  que  les  Américains  eussent  des  obligations 
à  la  nation  plutôt  qu'au  prince.  Je  lui  dis  avoir  appris  de 
personnes  bien  informées  que,  s'il  avait  parlé,  la  décision 
eut  été  tout  autre.  H  réplique  qu'au  contraire  cette  décision 
a  été  prise  malgré  lui,  et  que  les  aristocrates  eu  particu- 
lier s'y  sont  opposés  pour  cette  seule  raison.  Mme  de 
Ségur,  que  je  rencontre,  me  confirme  que  les  aristocrates 
ont  perdu  la  cause  du  tabac.  Je  pense  qu'une  autre  raison 


210  JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS. 

de  leur  vote  est  leur  haine  de  l'Amérique,  qui  a  été  la 
cause  de  la  Révoiutiou.  M.  de  Moattnorin  m'assure  qu'il 
lait  tout  en  son  pouvoir  au  sujet  des  décrets  sur  le  tabac, 
et  je  lui  demande  si  je  dois  lui  écrire  une  lettre  à  ce  sujet. 
11  le  désire  vivement,  et  insiste  beaucoup  pour  que  je  le 
fasse  demain,  car  il  doit  se  rendre  au  Comité  diploma- 
tique. 

^0  février.  — Je  dîne  avec  Montmorin.  Il  me  dit  qu'il 
est  content  de  mes  réflexions  sur  les  décrets,  mais  il  ne 
s'attend  à  obtenir  aucun  résultat  pour  le  tabac,  vu  la  vio- 
lence et  l'ignorance  de  l'Assemblée.  Je  fais  part  de  mon 
plan  à  M.  Duport  qui  se  trouve  là,  mais  il  n'y  prête  que 
peu  d'attention  pour  les  raisons  que  M.  de  Montmorin  a 
données.  Ce  dernier  me  raconte  qu'un  certain  M.  Pinchon, 
dont  on  avait  annoncé  le  suicide  en  juillet  1789,  avait  été 
assassiné;  c'était  peu  après  avoir  déposé  son  portefeuille 
chez  le  duc  d'Orléans,  ce  qu'on  lui  avait  persuadé  de  faire 
à  cause  des  troubles;  on  lui  avait  proposé  d'abord  le  duc 
de  Pentliièvre  comme  dépositaire,  mais  vu  la  difficulté  de 
le  rencontrer,  on  avait  choisi  son  gendre  ;  le  malheureux 
avait  été  ramené  chez  lui  en  déclarant  qu'il  était  assassiné. 
11  vécut  assez  pour  signer  plusieurs  papiers.  On  trouva 
dans  sa  maison  deux  millions,  et  sa  succession  est  une 
banqueroute  de  cinquante  millions.  M.  Duport  dit  que, 
d'après  un  état  de  la  fortune  du  duc  d'Orléans  publié  par 
son  chancelier,  il  semblerait  qu'il  redoit  encore  cinquante 
millions.  Le  temps  démêlera  tout  cela,  et  fera  voir  si  les 
soupçons  sont  fondés. 

^11  février.  —  Je  dîne  aujourd'hui  chez  Mme  de  Foucault, 
et  j'y  rencontre,  comme  c'est  convenu,  l'abbé  Ronchon. 
Notre  hôtesse  est  pleine  de  prévenances.  J'emmène  l'abbé; 
il  me  raconte  que  dans  la  mémorable  affaire  de  Versailles, 
comme  l'on  savait  que  le  roi  devait  chasser  ce  jour-là  dans 


JOURXAL   DE    GOIVERXELU   MORRIS.  211 

la  forêt  de  Meudon,  une  partie  de  la  populace,  au  nombre 
d'environ  un  mille,  s'y  rendit;  parmi  eux  se  trouvaieut 
des  assassins  dont  le  but  était  de  le  tuer,  et  une  récompense 
de  mille  guinées  était  promise  au  misérable  qui  accom- 
plirait l'acte.  11  ajoute  que  le  comte  de  Saiat-Priest,  en  étant 
informé,  prévint  d'urgence  Sa  Majesté  de  revenir  immédia- 
tement à  Versailles  pour  affaires  importantes  ;  ce  message 
a  excité  contre  lui  l'animosité  du  parti  violent  à  un  degré 
dont  ou  a  pu  juger  par  la  suite.  L'abbé  croit  tout  ceci,  mais 
je  dois  avouer  qu'il  n'en  est  pas  de  même  de  moi.  Je  pense 
qu'il  y  a  assez  de  petites  infamies  dans  ce  parti,  mais  je 
doute  qu'il  s'y  trouve  de  bardis  criminels. 

2.^  février.  —  Le  marquis  de  Favernay  me  raconte  que 
le  Languedoc  est  dans  une  bien  mauvaise  situation.  Une 
sorte  de  guerre  civile  s'y  est  allumée  entre  catholiques  et 
protestants.  Il  dit  que  ces  derniers,  qui  sont  riches,  ont 
corrompu  les  troupes  nationales,  et  tourné  leurs  épées 
contre  les  catholiques,  sous  prétexte  de  soutenir  la  nou- 
velle Constitution.  Je  suppose  que  les  autres  racontent 
l'affaire  différemment,  mais  il  paraît  assez  évident  qu'a 
Nîmes  et  à  Uzès  on  en  est  venu  aux  mains.  Je  vais  au 
Louvre  à  neuf  heures  pour  emmener  Aime  de  Flahaut 
souper  avec  Aime  de  \adaillac.  Selon  son  habitude,  elle 
n'est  pas  prête  et  nous  n'arrivons  qu'à  dix  heures.  Notre 
hôtesse  est  charmante.  Elle  prétend  que  je  serai  aristo- 
crate, bon  gré  mal  gré.  Elle  m'assure  de  sa  religion  et  de 
sa  moralité,  etc.,  mais  c'est  une  coquette,  enthousiaste  et 
romantique . 

'^^  février.  —  A  midi,  je  me  promène  jusqu'à  la  fa- 
tigue; puis  je  vais  au  Louvre  où  je  vois  Aime  de  Flahaut. 
Elle  est  alitée;  je  joue  au  whist  avec  elle,  l'enjeu  étant  de 
six  pence.  L'évèque  d'Autun  a  une  peur  horrible  de  la 
mort.  En  rentrant  chex  elle,  hier  soir,  elle  a  trouvé  dans 


212  JOIRXAL   1)K    GOUVERXELR   MORRIS. 

une  enveloppe  blanche  un  testament  de  son  cvêque,  la 
Taisant  son  héritière.  D'après  certaines  choses  qu'il  avait 
laissé  échapper  en  pariant,  elle  avait  conclu  qu'il  avait 
résolu  de  se  suicider;  elle  avait  passé  une  nuit  fort  agitée 
et  toute  en  larmes.  M.  de  Sainte-Foy,  qu'elle  réveilla  à 
quatre  heures  du  rnalin,  ne  put  rencontrer  l'évêque,  car  il 
avait  dormi  près  de  l'église  où  il  devait  aujourd'hui  sacrer 
deux  évêques  nouvellement  élus.  Enfin  il  semble  que,  par 
suite  de  menaces  répétées,  il  craignait  que  le  clergé  ne  le 
fit  assassiner  aujourd'hui,  et  il  avait  ordonné  de  ne  pas 
faire  parvenir  la  lettre  avant  le  soir,  ayant  l'intention  de  la 
reprendre  s'il  passait  la  journée.  Son  trouble  le  lui  aura 
fait  oublier. 

21  février. — J'apprends  que  Paris  est  soulevé;  j'en 
avais,  il  est  vrai,  observé  certains  symptômes  ce  matin. 
Je  vais  au  Louvre  où  je  rencontre  l'évêque.  Je  reviens  chez 
moi  et  trouve  la  place  du  Carrousel  pleine  de  soldats.  Je 
vois  Mme  de  Chastellux  qui  me  dit  que  la  princesse  est 
très  alarmée  de  ce  qui  se  passe  à  Paris.  Il  y  a  beaucoup 
d'attroupements,  mais,  comme  il  ne  semble  pas  y  avoir  de 
raison  suffisante  pour  une  émeute,  tout  se  calmera. 

2S  février.  — Je  me  rends  aux  Tuileries  •  on  ne  permet 
pas  de  passer  par  les  jardins;  j'essaie  alors  le  quai,  mais 
la  boue  est  impossible  à  traverser.  Je  rentre  chez  moi 
m'habiller,  puis  je  vais  dîner  chez  Mme  de  Foucault.  Après 
le  dîner,  visite  à  Mme  de  Nadaillac.  Elle  et  son  mari  sont 
en  téte-à-tête.  Nous  parlons  de  religion  et  de  morale. 
Le  mari  observe,  avec  une  grande  véhémence,  que 
l'homme  qui,  sous  prétexte  de  religion,  entraîne  une 
femme  à  violer  les  lois  de  la  morale  est  pire  qu'un  athée. 
La  lemme  essaie  d'adoucir  un  peu  cette  déclaration.  Or, 
comme  il  est  d'un  caractère  et  d'un  tempérament  froids, 
et  qu'elle  est  très  enthousiaste,  il  me  semble  qu'il  y  a  là 


JOIRX'AL   DE    GOIVERXEIR  MORRIS.  213 

une  secrète  allusion  à  l'abbé  Maury,  que  madame  tient  en 
grande  estiaie.  C'est  un  mauvais  sujet,  tandis  qu'elle  est 
très  religieuse  et  respectueuse,  etc.  Je  la  laisse  d'assez 
bonne  humeur,  et  M.  de  \adaiilac  également  est  content. 
Je  rentre  chez  moi,  et,  comme  c'est  convenu,  M.  Swan  et 
M.  Brémond  d'Ars  viennent  me  voir.  L'affaire  du  tabac  est 
arrangée  avec  le  contrôleur,  de  façon  que  nous  ayons  une 
préférence  marquée.  Le  gouvernement  doit  fournir  un 
million  et  demi,  et  les  intéressés  de  ce  côté  de  l'Océan 
parfaire  les  quatre  millions,  les  profits  devant  être  partagés 
par  moitié. 

2  mars.  —  Je  dîne  aujourd'hui  avec  La  Fayette.  Je  lui 
donne  cerlainsrenseignements  sur  les  affaires  américaines, 
et,  comme  il  désire  entreprendre  tout  à  la  fois,  je  lui  dis 
qu'il  ferait  mieux  dans  ce  cas  d'obtenir  une  résolution  ou  un 
décret  permettant  au  ministère  d'agir,  car  autrement  il  aura 
tant  d'intérêts  hostiles  à  son  plan  que  celui-ci  est  certain 
d'échouer.  Je  pense  qu'il  ne  suivra  pas  cet  avis,  parce  qu'il 
veut  avoir  l'air  d'un  Atlas  soutenant  les  deux  mondes.  Je 
lui  demande  de  me  raconter  ce  qui  s'est  passé  l'autre  jour 
au  Château.  Il  reconnaît  que  la  garde  nationale  était  ivre, 
et  que  lui-même  était  tellement  en  colère  qu'il  s'est  con- 
duit grossièrement  envers  les  personnes  présentes;  mais  il 
ajoute  que  AL  de  Villequier  était  très  fautif,  car,  bien  qu'ayant 
donné  sa  parole  d'honneur  de  ne  permettre  à  personne 
d'entrer  dans  la  chambre  du  roi,  sauf  à  ses  domestiques 
ordinaires,  il  y  avait  laissé  entrer  une  foule  composée  en 
partie  de  gens  des  plus  basses  classes.  Après  avoir  écouté 
son  histoire,  je  lui  dis  (ce  qui  est  vrai)  que  j'en  suis  fâché; 
mais,  puisque  la  chose  est  faite,  il  faut  prendre  le  taureau 
par  les  cornes,  et  priver  M.  de  Villequier  de  son  emploi,  en 
donnant  publiquement  comme  motif  qu'il  a  permis  à  telles 
personnes  (que  l'on  nommera)  d'entrer  dans  la  chambre 
du  roi  en  telle  et  telle  occasion,  contrairement  à  la  pro- 


214  JOrnXAL   DE    fiOlVERNElR   MORRIS. 

messe  qu'il  avait  faite  sur  sa  parole  d'honneur.  11  trouve 
mon  conseil  très  bon,  mais  on  ne  peut  encore  s'en 
séparer. 

Smars.  —  Aujourd'hui,  promenadeaux  Champs-Elysées 
avec  Aime  deFlahaut  et  MlleDuplessis.  Je  propose  à  AI.  de 
Favernay,  que  je  rencontre,  d'aller  chez  le  restaurateur, 
mais  Aime  de  Flahaut  propose  d'apporter  notre  dîner  chez 
elle.  Nous  allons  à  l'Hôtel  des  Américains  et,  après  avoir 
fait  nos  provisions,  nous  retournons  les  manger  chez  elle. 
Après  le  dîner,  je  rentre  chez  moi  et  je  lis  un  peu,  puis  je 
m'habille.  Arrivent  AI.  Brcmond  d'Ars  et  AI.  Bergasse.  Nous 
causons  longuement  des  affaires  publiques  qui  sont  le  but 
de  leur  visite.  Ils  me  disent  que  la  reine  inirigue  mainte- 
nant avec  Alirabeau,  le  comte  de  La  Alarck  et  le  comte  de 
Merey-Argenteau,  qui  jouissent  de  sa  confiance.  Ils  dési- 
rent revenir  chez  moi,  et  me  disent  que  Alirabeau,  dont 
l'ambition  fait  de  lui  l'ennemi  mortel  de  La  Fayette,  doit 
réussir  à  le  ruiner,  au  moyen  de  ses  compères  dans  les 
déparlements.  J'incline  à  croire  pourtant  que  La  Fayette 
offrira  une  résistance  sérieuse,  car  il  est  aussi  rusé  que 
possible.  Alirabeau  est  le  mieux  doué  des  deux,  mais 
son  adversaire  a  nne  meilleure  réputation.  Quand  ces 
deux  messieurs  me  quittent,  je  vais  chez  Aime  de  Nadail- 
lac.  Nous  y  rencontrons  l'abbé  Alaury,  qui  a  l'air  d'une 
parfaite  canaille  ecclésiastique;  les  autres  sont  de  fougueux 
aristocrates.  Ils  ont  le  mot  a  valet  «  écrit  en  gros  caractères 
sur  le  front.  Alaury  est  fait  pour  gouverner  cette  sorte 
d'hommes,  et  eux  pour  lui  obéir,  à  lui  ou  à  n'importe 
qui.  Pourtant,  Alaury  semble  avoir  trop  de  vanité  pour  un 
grand  homme.  Aime  de  Nadaillac  est  pleine  d'attentions  et 
affirme  que  je  dois  être  un  aristocrate  ovtré.  Je  lui  dis 
que  je  suis  trop  vieux  pour  changer  mes  opinions  sur  le 
gouvernement,  mais  pour  elle  je  serai  tout  ce  qu'elle 
voudra. 


JOIRXAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS.  215 

5  mars.  —  Aujourd'hui,  le  comte  de  Ségur  vient  me 
voir.  Je  lui  demande  quel  est  le  caractère  du  comte  de  La 
Marck  et  du  comte  de  Mercy.  Il  répond  que  le  premier  est 
un  militaire  qui  s'enlend  à  son  métier,  et  que,  dans  les 
affaires  du  Brabant,  son  plan  était  de  créer  un  parti  popu- 
laire qui,  en  cas  d'indépendance,  serait  considéré  comme 
le  parti  français  ;  ou  tout  au  moins  de  semer  des  dissensions 
pour  lacililer  le  rétablissement  de  l'autorité  impériale.  Le 
comte  de  Mercy  serait  un  des  hommes  d'État  les  plus 
capables  de  l'Europe.  Je  rends  visite  à  Mme  Dumolley, 
qui  désire  beaucoup  mes  visites,  parce  qu'elle  trouve  que 
je  fréquente  des  gens  qu'elle  ne  peut  fréquenter.  Je  la  quitte 
et  vais  au  Palais-Royal  souper  avec  la  duchesse.  Mme  de 
Saint-Priest  qui  est  là  désire  avoir  mon  avis  sur  ce  qui  s'est 
passé  dernièrement  au  Louvre.  J'évite  adroitement  de 
répondre,  et  Mme  de  Chastellux  me  le  dit.  Elle  en  est  un 
peu  froissée,  parce  que,  dit-elle,  on  citera  contre  elle  mes 
paroles  que  l'on  prendra  dans  un  sens  absolument  différent 
du  vrai.  Je  lui  parle  du  comte  de  La  Marck,  et  découvre 
qu'elle  est  en  rapports  avec  lui.  Il  est  lié  intimement  avec 
Mirabeau  ;  l'ambition  le  dévore  et  sa  moralité  est  déplo- 
rable. Nous  voilà  donc  au  fait.  M.  d'Agout  arrive.  Il  revient 
de  Suisse,  et  m'apporte  les  compliments  de  Mme  de  Tessé, 
qui  s'est,  à  ce  qu'elle  dit,  convertie  à  mes  principes  de 
gouvernement.  Il  y  aura  encore  beaucoup  de  ces  convertis. 

7  mars.  —  Ce  matin,  j'écris,  car  je  ne  suis  pas  encore 
très  bien.  Le  soir,  Mme  de  Flahaut  vient  à  ma  porte  et 
fait  prendre  des  nouvelles  de  ma  santé.  Elle  ne  veut  pas 
monter,  bien  que  son  mari  et  son  neveu  soient  avec  elle. 
Je  vais  chez  Mme  de  Chastellux  où  nous  prenons  le  thé  ;  la 
duchesse  forme  avec  nous  un  trio.  Je  rends  visite  à 
Mme  de  Nadaillac  qui  a  été  malade.  Nous  parlons  de  sa 
maladie,  puis  de  religion  ;  elle  désire  savoir  si  je  suis 
vertueux  comme  un  Américain  j  elle  en  doute,  car  elle 


Î16  JOIRXAL   DE    GOIVERXELR   MORRIS. 

prend  plaisir  à  dire  que  je  suis  vertueux  comme  un  Français. 
Je  la  laisse  quelque  peu  dans  l'incertitude,  mais  elle  semble 
un  peu  fâchée  de  l'arrivée  de  son  mari  ;  ce  qui  est  bon 
signe.  iVIa  visite  n'est  ni  longue  ni  courte,  et  je  remarque 
qu'ils  sont  contents  tous  les  deux. 

12  mar^s.  —  Je  vais  au  Louvre  pour  faire  faire  à  Mme  de 
Flahaut  une  promenade  en  voiture  ;  mais  le  baron  de 
Montesquiou  est  là,  qui  veut  arriver  au  pouvoir;  puis  c'est 
le  tour  de  la  toilette  et  de  Mlle  Duplessis;  c'est  pourquoi 
je  vais  rendre  visite  à  Mme  de  Chastellux.  Swan  vient  me 
dire,  ce  que  je  lui  avais  donné  à  entendre,  que  les  propo- 
sitions et  les  résolutions  de  Rœderer  ont  coupé  l'herbe  sous 
les  pieds  de  la  régie.  Ternant  vient  et  je  lui  parle  un  peu  de 
tout  cela.  Je  dîne  avec  le  comte  de  Alontmorin,  et  comme 
Montesquiou  arrive  après  le  dîner,  je  le  mets  au  courant. 
Il  me  demande  de  rédiger  un  mémoire.  Je  vais,  après  le 
dîner,  à  l'Académie  de  médecine  où  Vicq  d'Azir  prononce 
l'éloge  du  docteur  Franklin . 

17  ma7\s.  —  Je  vais  dîner  ce  soir  chez  Mme  d'Angivil- 
1ers.  Mme  de  Condorcet  se  trouve  présente.  Elle  est  belle, 
et  elle  a  l'air  spirituel.  Après  le  souper,  je  m'entretiens  avec 
Condorcet  des  principes  des  économistes.  Je  lui  dis,  et 
c'est  la  vérité,  que  j'avais  autrefois  adopté  ces  principes 
dans  les  livres,  mais  que  j'en  ai  changé  depuis  que  je 
connais  mieux  l'humanité  et  que  ma  réflexion  est  plus 
mûre.  En  terminant  notre  discussion,  je  lui  dis  que  si 
l'impôt  direct  est  lourd,  il  ne  sera  pas  payé.  Mme  de  Flahaut 
s'est  trouvée  indisposée  pendant  qu'elle  était  en  voilure  avec 
moi  et  Aille  Duplessis.  Nous  retournâmes  au  Louvre,  et, 
après  l'avoir  couchée,  nous  engageâmes  une  partie  de  whist 
à  côté  de  son  lit.  Vicq  d'Azir  arrive,  et  nous  parlons  de  la 
conduite  que  devrait  suivre  la  cour.  Je  lui  donne  quelques 
éclaircissements  sur  le  passé  en  vue  d'élucider  l'avenir  j 


JOURXAL   DE    GOl  VERYEIR  MORRIS.  217 

mes  informations  et  la  force  de  mes  raisons  le  surprennent 
également.  Je  le  vois  à  ses  manières, 

20  'mars.  —  Passé  la  soirée  au  Louvre.  Plusieurs  per- 
sonnes entrent  et  sortent.  Finalement  nous  allons  par  bandes 
voir  les  illuminations  en  l'honneur  de  la  guérison  du  roi. 
La  nuit  est  terrible;  le  vent  est  très  violent,  et  vient  de 
l'ouest,  chargé  de  pluie.  Les  illuminations  ont  été  les  plus 
simples ,  les  plus  mesquines  que  l'on  puisse  imaginer. 
M.  de  Sainte-Foy  vient  entre  dix  et  onze  heures  nous  dire 
que  le  Pape  a  placé  le  royaume  en  interdit.  Cela  produira 
une  effervescence,  dès  qu'on  le  saura.  La  duchesse  d'Or- 
léans, avec  qui  je  dîne  aujourd'hui ,  a  la  bonté  de  me 
reprocher  mes  absences.  Après  le  dîner,  visite  à  Mme  de 
Nadaillac.  Son  accueil  est  celui  d'une  coquette  plutôt  que 
d'une  dévote. 

25  mars.  —  Impossible  de  travailler  chez  moi  aujour- 
d'hui, mes  domestiques  voulant  nettoyer  mes  chambres 
pour  une  réception.  Je  vais  donc  chez  .Mme  de  Flahaut. 
Les  domestiques  n'étant  pas  là,  je  m'annonce  moi-même. 
Elle  est  en  tète-à-tête  avec  AI.  de  Ricey.  Elle  s'écrie  tout 
à  coup  d'un  ton  alarmé  :  «  Qui  est-ce  là?  »  Quand  je  me 
suis  nommé  :  «  Je  vais  vous  renvoyer  tout  de  suite.  » 
Je  me  retourne  et  je  les  quitte.  J'ai  chez  moi  à  dîner 
Mmes  de  La  Fayette,  de  Ségur,  de  Beaumont  et  Fézensac. 
Parmi  les  hommes  se  trouve  l'abbé  Dehile.  Je  dis  à  Short, 
l'un  des  invités,  qu'il  n'a  que  peu  de  chances  d'être 
nommé  ministre  en  France;  JefFerson  désire  le  voir 
retourner  eu  Amérique,  et  la  nomination  est  entièrement 
aux  mains  de  Washington;  on  doit  la  faire  pendant  cette 
session.  Je  lui  montre  le  mémoire  et  les  notes  que  j'ai 
rédigés  à  propos  du  tabac.  Parlant  des  faits  et  gestes  de 
PAssemblée  sur  celte  question,  il  dit  que  le  duc  de  La 
Rochefoucauld  est  mené  par  Rœderer  et  Condorcet,  qui 


218  JOIRXAL   DE    GOIVERXEIII    MORRIS. 

sont  tous  les  deux  des  coquins.  Je  lui  rappelle  que  depuis 
longtemps  j'avais  jugé  ce  dernier  d'après  ses  manières. 

26  mars.  —  Visite  à  Mme  de  Chastellux.  La  duchesse, 
à  qui  j'explique  mes  raisons  pour  ne  pas  l'avoir  invitée  à 
déjeuner,  se  montre  fort  disposée  à  venir  un  jour  ou 
l'autre.  Mme  de  Montmorin  me  montre  aujourd'hui  la  lettre 
du  général  Washington  à  l'Assemblée,  reproduite  dans 
un  des  journaux.  Elle  n'est  pas  telle  que  les  révolution- 
naires violents  l'auraient  désirée,  et  contient  sur  La 
Fayette  un  sous-entendu  que  ses  ennemis  ne  manqueront 
pas  de  relever.  De  là  chez  Mme  de  Ségur  qui  insiste  pour 
que  je  reste  à  dîner;  je  refuse.  Je  dîne,  selon  ma  promesse, 
avec  la  duchesse  d'Orléans,  pour  voir  sa  fille.  C'est  une 
jolie  petite  princesse  à  l'air  très  fin.  Je  vais  ensuite  chez 
Mme  de  Foucauld.  La  conversation  roule  immédiatement 
sur  Taniour.  Au  cours  de  cet  entretien,  je  fais  observer  que 
j'ai  remarqué  «  deux  espèces  d'hommes.  Les  uns  sont 
faits  pour  être  pères  de  famille,  et  les  autres  pour 
faire  des  enfants»  .  Elle  est  ravie  de  cette  remarque.  Chau- 
mont  me  lit  en  partie  la  lettre  que  lui  a  écrite  Laforêt;  elle 
décrit  en  termes  enthousiastes  la  situation  de  l'Amérique, 
et  conseille  l'achat  de  terre  et  de  bétail. 

28  mars.  —  U  y  a  déjeuner  chez  Mme  de  Chastellux. 
L'ambassadeur  d'Angleterre  est  là  avec  l'ambassadrice. 
A  en  juger  par  ses  manières,  j'ai  fait  un  peu  de  progrès 
dans  l'estime  de  cette  dame.  Nous  verrons.  Ce  matin,  une 
chute  dans  la  rue  a  causé  un  certain  dommage  à  ma 
jambe  de  bois.  Je  vais  souper  avec  Mme  de  Xadaillac.  Je 
dis  à  l'abbé  Maury  que  je  m'atlends  à  le  voir  obtenir  le 
chapeau  que  le  cardinal  de  Loménie  a  renvoyé.  Je  lui  dis 
aussi  que  le  Saint-Père  a  eu  tort  de  ne  pas  mettre  le 
royaume  en  interdit.  11  répond  que  l'opinion  n'est  plus 
favorable  au  Saint-Siège,  et  que,  sans  une  armée  chargée 


JOl  RXAL   DE    GO    VERXEIR   MORRIS.  219 

de  maintenir  l'interdit,  *^'  ?n  rira;  l'exemple  de  l'Angle- 
terre rend  Rome  circonspecte.  Je  réponds  que  le  cas  n'est 
pas  absolument  le  même,  et  que,  de  pins,  l'Assemblée 
n'ayant  rien  laissé  au  Pape,  il  peut  jouer  en  toute  sécurité, 
puisqu'il  ne  peut  rien  perdre  de  plus.  En  tout  cas,  il  ferait 
mieux  de  ne  rien  faire,  que  d'agir  seulement  à  moitié,  car 
les  hommes  peuvent  graduellement  être  habitués  à  tout. 
Il  reconnaît  que  c'est  vrai  et  ajoute  qu'il  aurait  préféré 
voir  pousser  les  choses  à  l'extrême.  Je  lui  dis  que,  du 
moment  où  les  biens  d'Eglise  étaient  saisis,  j'avais  consi- 
déré la  religion  catholique  comme  finie,  puisque  personne 
ne  voudrait  être  prêfre  pour  rien.  Il  abonde  en  mon  sens. 
Ce  soir,  au  Ihéâlre  de  la  Nation,  terrible  représentation 
de  vengeance  et  de  crime  monastiques.  Je  vois  Mme  de 
Chastelhix  qui  me  dit  que  l'ambassadrice  d'Angleterre  est 
très  contente  de  moi.  Elle  m'informe  aussi  que  la  pauvre 
princesse  est  très  mal  h  son  aise. 

V  avril.  — Je  dîne  avec  la  duchesse  d'Orléans.  Après 
le  dîner,  je  vais  à  l'Opéra,  d'où  je  pars  de  bonne  heure 
pour  conduire  Mme  de  Flahaut  chez  Mme  de  Laborde.  En 
route,  nous  allons  prendre  des  nouvelles  de  Mirabeau. 
Des  gardes  nous  arrêtent,  de  peur  que  le  bruit  de  la  voi- 
ture ne  trouble  son  repos.  Je  suis  choqué  de  ces  honneurs 
rendus  à  un  pareil  vaurien.  Je  me  querelle  à  ce  sujet  avec 
Mme  de  Flahaut.  Je  reste  chez  Mme  de  Laborde  jusqu'à 
onze  heures,  puis  je  vais  chez  Mme  de  Staël.  L'ambassa- 
drice d'Angleterre,  qui  est  présente,  me  reçoit  très  bien. 

2  avril.  —  Mme  de  La  Fayette  me  dit  aujourd'hui 
que  je  suis  amoureux  de  Mme  de  Beaumont.  J'avoue, 
bien  qu'il  n'en  soit  rien.  Elle  dit  que  sa  société  doit  être 
fade,  après  celle  de  gens  si  agréables.  Que  veut  dire  cela? 
Je  dîne  chez  M.  de  Montmorin  et,  après  le  dîner,  je  vais 
au   Louvre.    Mirabeau  est  mort   aujourd'hui.    Je   dis  à 


220  JOIHXAL   DE    GOLVERXELR   MORRIS. 

Tcvêque  d'Autun  qu'il  devrait  remplir  le  vide  laissé  par 
Mirabeau,  et, à  cet  effet,  prononcer  son  oraison  funèbre;  il 
y  ferait  un  rcsunié  de  sa  vie  en  s'appesantissant  sur  les  der- 
nières semaines,  où  il  s'efforça  de  rétablir  l'ordre,  puis  ap- 
puyerait  sur  la  nécessité  de  l'ordre  et  ferait  intervenir  adroi 
temenl  le  roi.  Il  répond  qu'aujourd'hui  toutes  ses  pensées 
ont  roulé  là-dessus.  Je  lui  dis  qu'il  n'y  a  pas  un  moment 
à  perdre,  car  de  semblables  occasions  se  présentent  rare- 
ment. J'jii  parlé  aujourd'hui  au  comte  de  Monlmorin  d'un 
successeur  à  Mirabeau,  mais  il  objecte  qu'il  ne  voit  pas 
facilement  qui  on  pourrait  mettre  à  sa  place.  Il  avoue  que 
Mirabeau  était  décidé  à  ruiner  La  Fayette,  et  prétend  qu'il 
l'en  avait  empêché  quelque  temps.  Il  ajoute  que  La  Fayette 
est  un  roseau  bon  à  rien.  Il  croit  que  tout  ce  qui  Teste  à 
faire  maintenant  est  de  convoquer  la  prochaine  Assemblée 
le  plus  tôt  possible,  d'en  exclure  les  membres  de  l'Assem- 
blée actuelle,  et  de  la  réunir  loin  de  Paris.  Les  théâtres 
font  relâche  aujourd'hui.  La  journée  est  belle. 

3  avril.  —  Journée  extraordinairement  belle.  Je  vais  à 
Marly.  Mme  du  Bourg  m'accueille  avec  la  joie  de  quelqu'un 
qui  désire  quelque  chose  de  la  ville  pour  changer  la  mono- 
tonie de  la  campagne.  Après  le  dîner,  nous  nous  prome- 
nons longtemps  dans  le  jardin,  et  nous  voyons  de  nom- 
breuses scènes  d'amour  rustique.  Les  bergers  et  les 
bergères  semblent  s'inquiéter  médiocrement  de  la  présence 
d'étrangers,  et  continuent  leurs  gambades  aussi  librement 
que  leurs  troupeaux.  Ceci  nous  fournit  un  sujet  de  conver- 
sation. Je  retourne  en  ville  et  passe  la  soirée  avec  la 
duchesse  d'Orléans.  Mme  de  l'Etang  est  présente.  Elle  est, 
comme  beaucoup  d'autres,  violemment  aristocratique,  et 
cela  nous  amuse.  Elle  est  belle. 

4  avril.  —  Je  suis  aujourd'hui  les  boulevards  aussi  loin 
que  le  permet  le  convoi  de  Mirabeau  ;  puis  je  retourne  au 


JOLRXAL   DE    GOllERXELR   MORRIS.  221 

Marais,  où  je  rends  visite  à  AI.  et  à  Mme  de  La  Luzerne.  Us 
me  reçoivent  d'autant  mieux  que  mes  attentions  ne  peuvent 
pas  prêter  au  soupçon,  maintenant  qu'il  n'est  plus  minis- 
tre. Je  rends  visite  à  Mme  de  Nadaillac,  chez  laquelle  j'ai 
une  altercation  un  peu  vive  avec  son  mari,  qui,  entre  autres 
idées  ridicules  dues  à  la  folie  aristocratique,  exprime  le  désir 
de  voir  la  France  démembrée.  —  Visite  de  quelques  mi- 
nutes à  Mme  de  Chastellux.  Elle  doit  m'informer  demain  si 
l'expédition  à  Sceaux  aura  lieu  le  jour  suivant.  Je  ne  puis 
attendre  Son  Altesse  Royale,  mais  je  fais  une  courte  visite 
au  Louvre.  La  journée  a  été  excessivement  belle.  L'enter- 
rement de  Mirabeau  (suivi,  dit-on,  parplus  de  cent  mille 
personnes,  dans  un  silence  solennel)  a  été  un  spectacle 
imposant.  C'est  un  grand  tribut  payé  à  des  talents  supérieurs, 
mais  nullement  un  encouragement  à  la  vertu.  Des  vices, 
aussi  dégradants  que  détestables,  ont  marqué  cette  créature 
extraordinaire.  Complètement  prostitué,  il  a  tout  sacrifié 
au  caprice  du  moment:  Cupidus alieni, prodkjus  sui;  vénal, 
impudent,  et  pourtant  très  vertueux  quand  un  motif  sérieux 
le  poussait,  mais  jamais  vraiment  vertueux,  parce  qu'il  ne 
fut  jamais  sérieusement  sous  le  contrôle  de  la  raison,  ni 
sous  la  ferme  autorité  d'un  principe.  Dans  le  court  laps  de 
deux  années,  j'ai  vu  cet  homme  sifflé,  comblé  d'honneurs, 
haï  et  pleuré.  L'enthousiasme  vient  de  faire  de  lui  un  géant; 
le  temps  et  la  réflexion  le  diminueront.  Les  oisifs  affairés 
du  moment  devront  trouver  quelque  autre  objet  à  exécrer 
ou  à  exalter.  Tel  est  l'homme  et  surtout  le  Français. 

8  avril.  —  Dîné  aujourd'hui  avec  M.  de  Montmorin. 
Après  le  dîner,  je  le  prends  à  part  et  lui  exprime  mon  opi- 
nion qu'une  dissolution  hâtive  de  l'Assemblée  actuelle  serait 
dangereuse.  Les  nouveaux  élus  seraient  choisis  par  les  Ja- 
cobins, tandis  qu'en  laissant  s'écouler  quelques  mois,  les 
Jacobins  et  les  municipalités  seront  en  guerre,  ces  dernières 
refusant  de  subir  le  joug  des  premiers.  Il  dit  qu'il  redoute 


222  JOLRXAL   DE    GOLVERNEUR  MORRIS. 

que  les  municipalités  ne  soient  entièrement  dans  les  mains 
des  Jacobins.  C'est  une  crainte  chimérique,  d'après  moi.  Il 
pense  que  plusieurs  des  membres  actuels  devraient  être 
rééligibles.  Ce  n'est  pas  mon  avis,  car  il  connaît  les  carac- 
tères et  les  talents  du  lot  actuel,  et  pourrait  acheter  ceux 
dont  la  réélection  devrait  lui  être  profitable.  Il  répond 
qu'ils  ne  valent  pas  la  peine  d'être  achetés;  en  effet,  la  plu- 
part accepteraient  l'argent,  puis  agiraient  à  leur  guise  ; 
mais  si  Mirabeau  avait  vécu,  il  aurait  accédé  au  moindre 
de  ses  désirs.  Il  ajoute  qu'il  faut  maintenant  travailler  les 
provinces  pour  obtenir  des  élections  favorables.  Je  lui 
demande  comment  il  reconnaîtra  les  inclinations  et  les 
capacités  des  membres  élus.  11  avoue  que  ce  sera  difficile. 
Parlant  de  la  cour,  il  me  dit  que  le  roi  n'est  absolument 
bon  à  rien;  et  que  maintenant,  quand  il  doit  travailler  avec 
le  roi,  il  demande  toujours  que  la  reine  soit  présente.  Je 
lui  demande  s'il  est  bien  avec  la  reine.  11  répond  que  oui, 
et  que  cela  remonte  à  plusieurs  mois.  J'en  suis  véritable- 
ment content,  et  je  le  lui  dis. 

Je  passe  une  heure  avec  la  duchesse  d'Orléans.  Elle  me 
fait  le  récit  de  quelques  nouvelles  horreurs  à  mettre  au 
compte  de  la  Révolution.  Elle  a  été  ce  matin  visiter  un 
évêque  malade.  Je  rentre  chez  moi  et  lis  la  réponse  de 
Paine  au  livre  de  Burke  ;  il  y  a  de  bonnes  choses  dans  la 
réponse  comme  dans  le  livre  lui-même.  Paine  vient  me 
voir.  11  dit  qu'il  a  rencontré  une  grande  difficulté  à  décider 
un  libraire  à  la  publication  de  son  ouvrage  ;  cet  ouvrage 
est  extrêmement  populaire  en  Angleterre,  et,  par  suite, 
V écrivain  l'est  aussi,  ce  qu'il  considère  comme  une  des 
nombreuses  et  étranges  révolutions  de  notre  temps.  11  se 
met  à  parler  d'autrefois,  et,  comme  il  me  place  au  nombre 
de  ses  anciens  ennemis,  j'avoue  franchement  avoir  réclamé 
son  renvoi  de  sa  place  de  secrétaire  du  Comité  des  Affaires 
étrangères. 

Mme  de  Chastellux  me  dit  que  la  duchesse  d'Orléans 


JOLRXAL   DE    GOLVERXEIR   MORRIS.  223 

part  demain,  sous  prétexte  d'aller  voir  soa  père  indisposé, 
mais  en  réalité  pour  effectuer  sa  séparation  d'avec  son  mari, 
dont  la  conduite  est  devenue  trop  brutale  pour  pouvoir  être 
supportée.  Pauvre  femme!  Elle  a  l'air  malheureux.  — 
Visite  à  Mme  de  Nadaillac  ;  au  cours  d'une  conversation 
décousue,  je  gagne  sur  elle  plus  de  terrain  qu'elle  ne  s'en 
aperçoit.  Elle  parle  de  religion,  de  devoir,  et  de  vœux 
conjugaux,  sans  aucune  raison;  mais  je  la  surprends  eu 
avouant  que  ces  vœux  doivent  être  sacrés.  Je  lui  dis  qu'il 
est  heureux  pour  elle  qu'elle  aime  son  mari,  car  autre- 
ment elle  ne  pourrait  manquer  d'éprouver  une  autre  pas- 
sion, qui,  à  la  fin,  deviendrait  trop  forte. 

9  avril.  —  Ce  malin,  M.  Brémond  vient  chez  moi.  Au 
cours  de  la  conversation,  je  lui  parle  des  réclamations 
faites  à  la  France  par  les  princes  allemands,  pour  des 
fournitures  livrées  depuis  longtemps.  II  me  parle  avec  fran- 
chise, et  me  dit  qu'il  s'est  déjà  entendu  avec  eux.  Il  ne 
lui  manque  qu'environ  1,200,000  francs  pour  terminer 
l'affaire,  qui  rapportera  au  moins  12  millions.  Au  cours 
de  la  conversation,  il  me  demande  si  je  veux  en  parler 
à  M.  de  Montmorin.  J'y  réfléchirai;  il  viendra  demain 
m 'apporter  les  éléments  de  mon  entrevue  avec  le 
ministre.  M.  Short  s'entretient  longuement  avec  moi  des 
finances  américaines,  et  j'essaie  de  lui  démontrer  que 
la  proposition  faite  au  nom  de  Schurtzer,  Jeanneret  et  C* 
est  avantageuse  pour  les  Etats-Unis,  à  condition  de 
diminuer  la  commission.  Je  le  crois  sincèrement.  Je  lui 
dis  aussi  que  d'après  ce  que  les  parties  m'ont  dit  et  m'ont 
montré,  je  suis  convaincu  qu'ils  jouissent  d'un  grand  pou- 
voir à  la  cour  et  dans  l'Assemblée,  et  qu'une  opération  de 
ce  genre  serait  d'autant  plus  utile  que  les  Etats-Unis  pour- 
raient employer  ce  crédit  pour  leurs  opérations  intérieures. 
La  conversation  est  longue,  et  ses  opinions  sont  ébranlées. 
Je  lui  dis  certaines  choses  pour  le  rendre  un  peu  circons- 


224  JOIR.VAL   DE    GOllKHXKLR   AIORHIS. 

pect  au  sujet  de  M.  Swan,  qui  a  l'habitude,  paraît-il,  de  se 
servir  de  nos  deux  noms  pour  ses  intérêts  particuliers. 

J'emmène  Aille  Duplessis  chez  Mme  de  Fiahaut,  où 
nous  dînons  près  de  son  lit,  puis  je  rends  visite  à  Mme  de 
Nadaillac.  Son  ami,  l'abbé  Maury,  est  avec  elle,  et  je  les 
laisse  ensemble.  Elle  désire  me  revoir;  je  promets  de  re- 
venir. Elle  va  au  Gros-Caillou,  pour  assister  à  l'inoculation 
de  ses  enfants.  Muie  de  Fiahaut  me  demande  aujourd'hui 
qui  je  lui  conseillerais  d'épouser,  au  cas  où  elle  serait 
veuve.  Je  réponds  que  j'ai  appris  qu'il  était  question  d'au- 
toriser le  mariage  du  clergé.  Elle  dit  qu'elle  n'épousera 
jamais  l'étêque,  parce  qu'elle  ne  peut  aller  à  l'autel  avec  lui 
sans  mentionner  d'abord  sa  liaison  avec  un  autre.  Visite 
à  Mme  Dumolley,  qui  veut  savoir  pourquoi  la  duchesse 
d'Orléans  est  partie  pour  la  ville  d'Eu.  Je  feins  l'igno- 
rance. 

13  avril.  —  A  dix  heures,  je  vais  chez  M.  de  Montmorin. 
Je  discute  longuement  avec  lui  sa  situation  et  celle  du 
royaume.  Je  lui  propose  l'affaire  des  râlions,  et  lui  ofiie 
l'intérêt  convenu.  Il  refuse  d'être  intéressé,  et,  après  une 
longue  conversation,  accepte  de  pousser  l'affaire  à  cause 
du  roi,  pourvu  que  tout  reste  secret.  Il  dit  qu'il  peut  compter 
sur  moi,  et  qu'il  croit  que  Sa  Majesté  aura  également  con- 
fiance. Je  dois  lui  donner  aujourd'hui  une  note  à  soumettre 
au  roi.  Je  vais  chez  Jeanneret  et  j'mforme  Bréaiond  du  refus 
de  Montmorin,  lui  laissant  entendre  en  même  temps  que 
la  chose  se  fera.  Je  prépare  la  note  pour  Sa  Majesté.  Je 
vais  dîner  avec  M.  de  Alontmorin,  et,  à  la  fin  du  dîner,  je 
lui  donne  la  note.  Il  me  dit  qu'il  devra  en  référer  au  comte 
de  La  Marck.  Leur  liaison  'politique  est  telle  qu'il  ne 
peut  éviter  cette  communication.  Il  me  donnera  une 
réponse  définitive  lundi  malin. 

Je  vais  chez  Mme  de  Staël.  Je  m'y  entretiens  avec  la 
duchesse  de  La  Rochefoucauld.  Mme  de  Staël  lit  sa  tragédie 


JOIRX^AL   DE    GOLVERXELR   MORRIS.  225 

de  ce  Montmorency  »  .  Elle  écrit  beaucoup  mieux  qu'elle  ne 
lit.  Son  caractère  du  cardinal  de  Richelieu  est  fait  de  main 
de  maître.  L'assistance  est  peu  nombreuse,  et  l'on  biàiue 
beaucoup  l'Assemblée  nationale,  dont  les  actes,  il  faut  bien 
l'avouer,  sont  empreints  d'une  grande  faiblesse.  N^ importe. 
Je  vais  au  Louvre,  où  je  trouve  M.  de  Curt  faisant  des  vers 
et  courtisant  Mme  de  Flahaul. 

15  avril.  —  Visite  à  Mme  de  Xadaillac,  dont  les  enfants 
commencent  à  souffrir  de  la  petite  vérole.  Nous  parlons 
de  religion  et  de  sentiment,  mais  je  me  trompe  fort  si  elle 
ne  pense  pas  à  autre  cbose.  Je  laisse  mon  nom  pour  l'am- 
bassadrice d'Angleterre  et  vais  dîner  chez  Mme  de  Foucauld. 
Elle  me  dit  que  son  mari  a  abandonné  son  projet  de  passer 
en  Angleterre,  ce  dont  elle  était  enchantée,  et  croit  que  c'est 
la  description  que  j'en  ai  faite  qui  l'en  a  détourné.  Il  faut 
que  j'essaie  d'arranger  cela.  Son  médecin  aussi  est  d'accord 
avec  elle  pour  lui  recommander  des  excursions  comme  né- 
cessaires à  sa  santé.  Peu  après  le  diner,  je  vais  au  Louvre. 
Nous  sommes  bientôt  interrompus  par  Vicq  d'Azir,  avec  qui 
Mme  de  Flahaut  a  une  conversation  au  sujet  de  l'évéque. 
Je  présume  que  c'est  pour  le  faire  entrer  dans  les  bonnes 
grâces  de  la  reine.  Ensuite,  nouvelle  interruption  par  la 
sœur  de  Mme  de  Flahaut  et  un  certain  M.  Dumas,  qui  apporte 
de  mauvaises  nouvelles  d'une  affaire  à  laquelle  elle  s'in- 
téressait. Puis  vient  M.  de  Curt,  plein  de  déclarations  et  de 
protestations  amoureuses.  Je  quitte  cette  scène  à  huit  heures 
et  retourne  chez  Mme  de  Foucauld.  Elle  me  dit  que  son  mari 
s'est  mis  dans  la  tète  d'aller  à  Nantes, et  que  dans  ce  cas 
elle  est  décidée  à  aller  en  Angleterre  avec  un  de  ses  amis 
ou  avec  moi.  Elle  ajoute  que  son  mari  est  un  très  mauvais 
compagnon  de  voyage.  A  dix  heures,  arrive  M.  Steibelt. 
Une  petite  demoiselle  Chevalier,  âgée  d'environ  quinze  ans, 
joue  admirablement  bien  sur  le  piano  un  morceau  de  sa 
composition,  qui  prouve  de  grandes  qualités.  Son  frère, 

15 


226  JOIRXAL   DE   GOUVERNELH   MORRIS. 

plus  jeune  qu'elle,  joue  un  autre  morceau  très  bien.  Puis 
c'est  M.  Sleibell,  qui  est  merveilleux.  Cet  homme  se  fait 
de  cinq  à  dix  guinées  par  jour.  Il  reçoit  pour  sa  visite  de 
ce  soir  cinquante  livres.  On  dit  qu'il  dépense  avec  légèreté 
ce  qu'il  gagne  si  facilement. 

16  avril.  —  Ce  malin,  visite  à  Paine  et  à  AI.  Hodges. 
Le  premier  est  sorti;  le  second  est  dans  le  misérable  loge- 
ment qu'il  occupe.  11  dit  que  Paine  est  un  peu  fou,  ce  qui 
est  assez  probable.  Je  rends  visite  à  Mme  de  Trudaine; 
n'étant  pas  reçu,  je  demande  du  papier  et  commence  à  lui 
écrire,  mais  avant  que  j'aie  fini  un  domestique  m'invite 
à  monter.  Elle  s'habille  et  Saint-André  nous  rejoint. 
Elle  me  reçoit  bien,  et  nous  serons  un  peti  plus  liés  en- 
semble. Je  passe  chez  Short  pour  le  conduire  chez  Mme  de 
Staël.  Après  le  dîner,  nous  assistons  à  une  scène  des  plus 
bruyantes  entre  elle  et  un  abbé.  Je  lui  dis  qu'en  allant  en 
Suisse,  elle  devra  laisser  rafraîchir  son  cerveau,  puis 
digérer  ses  idées  sur  le  gouvernement,  idées  qui  devien- 
dront bonnes  par  la  réflexion.  Je  vais  ensuite  chez  Mme  de 
Beaumont,  où  nous  faisons  une  longue  visite,  puis  au 
Louvre.  Mme  de  Flahaut  entre  dans  son  bain,  et  toute 
la  société  y  assiste.  Je  reste  jusque  après  le  souper,  et  je 
ramène  Mile  Duplessis  chez  elle.  En  route,  je  me  montre 
enjoué,  et  elle  en  est  contente.  Ternant,  que  j'ai  vu  chez 
M.  de  Monlmorin,  me  dit  que  Fleurieu,  le  ministre  de  la 
marine,  va  quitter  son  poste  j  il  pense  qu'il  sera  remplacé 
par  M.  de  Bougainville.  Montmorin  m'a  rappelé  que  je  dois 
aller  le  voir  lundi. 

17  avril.  —  .Après  le  dîner,  je  vais  au  Louvre.  Nous 
allons  ensemble  voir  Mme  de  Nadaillac,  dont  le  fils  est 
atteint  de  la  petite  vérole.  En  rentrant  chez  elle,  Mme  de 
Flahaut  prend  encore  un  bain.  Je  vais  chez  Mme  de  Staël  : 
brillante  assistance.  L'ambassadrice  d'.Angleterre,  qui  est 


iOLRXAL  DE    GOUVERi\ELR   MORRIS.  227 

ici,  est  très  entourée  par  les  jeunes  gens  à  la  mode.  Au 
départ,  le  comte  de  Montmorin  me  dit  qu'il  ne  peut  me 
donner  de  réponse  demain,  n'ayant  pu  parler  au  roi  aujour- 
d'hui. Le  temps  a  été  beau. 

18  avril.  —  Ce  matin,  Swan  et  Brémond  viennent.  Je 
m'entretiens  avec  eux  de  la  fourniture  des  rations  à  la 
marine  française.  Il  y  a  presque  une  émeute  aujourd'hui 
aux  Tuileries.  Le  roi  veut  aller  à  Saint-Cloud,  mais  il  est 
arrêté,  non  seulement  par  la  populace,  mais  aussi  par  la 
milice  nationale  qui  refuse  d'obéir  à  son  général.  Il  semble 
que  Sa  Majesté  a  encouru  le  reproche  de  duplicité  en  sanc- 
tionnant le  décret  sur  le  Clergé,  et  en  s'adressanl  ensuite 
à  un  réfractaire  pour  accomplir  les  cérémonies  prescrites 
en  celte  saison.  Pendant  longtemps  je  m'attends  à  une 
bataille,  mais  à  la  fin  l'on  me  dit  que  le  roi  se  soumet.  Je 
vais  au  Louvre  où  je  trouve  M.  de  Curt  tout  installé.  Je  me 
retire  aussitôt  pour  aller  chez  Mme  de  Nadaillac.  Elle  me 
demande  de  prolonger  ma  visite,  et,  comme  il  se  fait  tard, 
j'envoie  chercher  une  matelotte  à  la  guinguette  et  je  dîne 
dans  sa  chambre.  Elle  fait  beaucoup  de  façons,  mais  nous 
avançons.  Nous  verrons  comment  cela  marchera  tout  à 
l'heure...  M.  Vicq  d'Azir  me  montre  la  lettre  écrite  au  roi 
par  le  département.  Elle  est  dictatoriale  à  l'extrême. 
Mme  de  Flahaut  m'en  avait  déjà  informé,  mais  je  suis 
obligé  d'en  blâmer  le  style. 

20  avril.  —  Ce  malin,  visite  de  M.  Brémond  et  de 
M.  Jaubert.  Je  les  mets  en  train  pour  amener  les  Jacobins  à 
secourir  le  roi  contre  l'attaque  du  département.  Je  m'ha- 
bille et  je  vais  rendre  visite  au  comte  de  Montmorin,  à  qui 
je  montre  le  brouillon  d'une  lettre  que  j'avais  composée 
comme  réponse  du  roi  au  département.  Il  me  dit  que  c'est 
la  peur  qui  a  poussé  celui-ci  à  faire  sa  démarche.  Je  sais 
que  ceci  est  partiellement  vrai,  mais  il  est  vrai  également 


228  JOURNAL   DK   GOUVERNEUR  MORRIS. 

que  celle  démarche  est  hardie,  el,  en  cas  de  réussite, 
décisive.  Après  avoir  parlé  pohlique,  nous  parlons  un  peu 
de  nos  affaires.  Il  n'a  pu  s'en  occuper,  dans  les  circons- 
tances présentes.  Je  vais  voir  Mme  de  Alontmoriu  et  je 
reste  quelque  temps  avec  elle  ;  elle  est  toute  désolée  et 
redoute  le  pillage  et  les  insultes,  le  baron  de  Menou  ayant 
dénoncé  son  mari  hier  soir.  Je  ris  de  cette  dénonciation 
ridicule,  et  j'essaie  de  calmer  ses  appréhensions.  Je  vais 
de  là  au  Gros-Caillou,  chez  Mme  de  Nadaillac,  qui  parle 
longuement  politique,  avec  moins  d'ardeur  que  d'absur- 
dité. J'en  suis  fatigué.  Je  dîne  avec  M.  Short.  Ternant, 
qui  est  présent,  me  dit  qu'il  a  conseillé  à  La  Fayette  de 
démissionner,  que  celui-ci  y  a  consenti,  mais  qu'ensuite 
il  a  trouvé  diverses  raisons  pour  n'en  rien  faire.  Je  le 
reconnais  bien  là.  M.  du  Chàtelet  nous  a  amené  lord  Dare, 
fils  de  lord  Selkirk,  qui  rencontre  ici  par  hasard  Paul 
Jones.  Il  reconnaît  l'attention  polie  de  Jones  dans  l'atlaque 
de  la  maison  de  son  père  durant  la  dernière  guerre.  Je 
vais  ensuite  au  Louvre,  mais  Mlle  Duplessis  y  est.  iMme  de 
Fiahaut  me  dit  que  les  favoris  du  roi  ont  donné  leur  démis- 
sion, que  ceux  de  la  reine  la  donneront,  et  qu'elle  espère 
une  place  près  de  Sa  Majesté.  Je  le  lui  souhaite.  Elle  m'in- 
forme qu'elle  a  conseillé  par  écrit  à  d'Angivillers  de 
voyager,  ayant  obtenu  l'assurance  que,  dans  ce  cas,  il  ne 
serait  pas  question  de  lui.  De  Curt  vient,  et  bientôt  après  je 
retourne  chez  moi,  oii  je  lis  jusqu'à  l'arrivée  de  MM.  Bré- 
mond  et  Jaubert.  Les  Jacobins  cherchent  à  former  alliance 
avec  le  club  de  89,  en  vue  d'empêcher  le  vote  d'un  décret 
déclarant  les  députés  actuels  inéligibles  pour  l'Assemblée 
prochaine.  Après  leur  départ,  je  vais  me  coucher,  car  je 
tombe  de  sommeil. 

21  avril.  —  M.  Brémond  vient  me  raconter  ce  qui 
s'était  passé  aux  Jacobins.  Je  m'habille_,  je  fais  une  prome- 
nade à  cheval  avec  M.  Short,  puis  je  rends  visite  à  Mme  de 


JOIRXAL   DE    GOrVERXElR  MORRIS.  229 

Flahaul,  avec  qui  j'ai  une  conversation  sur  la  politique.  Je 
dîne  avec  l'ambassadrice  d'Angleterre.  Nous  sommes  en 
famille.  C'est  une  femme  très  agréable.  Visite  à  Mme  de 
Xadaillac.  Ici,  tout  est  sale.  Il  a  plu.  La  démission  de 
La  Fayette  fait  beaucoup  de  bruit.  Il  est  probable  qu'il  la 
retirera,  et  alors  ce  sera  pire  que  jamais.  Au  Louvre, 
Mme  de  Flahaut  est  avec  un  homme  de  confiance  de 
de  Laporte,  qui  vient  lui  faire  part  de  l'intention  du  roi 
d'employer  son  mari  ;  mais  elle  va  refuser  par  une  lettre 
contenant  de  très  bons  conseils  à  Sa  Majesté.  Je  lui  dis  de 
m'en  laisser  une  copie.  L'intention  du  roi  est  due  à  une 
demande  de  d'Angivillers.  Je  vais  chez  M.  de  Montmorin, 
et  je  reste  quelque  temps  en  compagnie  de  Mme  de  Beau- 
mont  et  de  Mme  de  Montmorin.  Une  tempête  qui  s'élève 
amène  Mme  de  Montmorin  à  exprimer  certains  souhaits 
peu  favorables  à  ceux  qui  troublent  le  repos  public. 
Comme  il  est  question  que  La  Fayette  reprenne  sa  place, 
elle  exprime  certaines  opinions  très  justes  à  son  sujet  :  sa 
faiblesse  a  causé  beaucoup  de  mal  et  empêché  beaucoup 
de  bien  ;  cependant  il  vaut  mieux  être  faible  que  méchant, 
et  son  successeur  serait  probablement  un  de  ceux  qui 
recherchent  le  plus  le  mal.  Après  dîner,  je  parle  à  Mont- 
morin qui  n'a  rien  fait  pour  notre  affaire.  Je  lui  fais  con- 
naître la  cause  de  la  coalition  projetée  entre  les  Quatre- 
vingl-neufs  et  les  Jacobins.  Il  me  dit  que,  s'il  avait  voulu, 
il  aurait  pu  depuis  longtemps  faire  passer  le  décret  d'ex- 
clusion, mais  il  avait  peur  du  décret  sur  les  quatre  ans, 
qui  est  cependant  passé.  Je  lui  dis  que  s'il  pouvait  main- 
tenant faire  passer  le  premier,  ce  serait  le  moyen  de 
diviser  les  Jacobins  et  les  Quatre-vingt-neufs,  et  qu'ensuite 
ils  seront  tous  les  deux  plus  maniables.  Je  lui  donne 
encore  mon  avis,  savoir  que  le  roi  doit  chercher  à  s'atti- 
rer la  populace.  Il  partage  mes  vues. 

23  avril.  —  En  allant  au  Louvre,  une  de  mes  roues 


«30  JOIRXAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS. 

saute,  ce  qui  met  ma  voiture  en  piteux  état.  Quandj'arrive 
au  Louvre,  M.  de  Flahaut  vient  à  ma  rencontre  et  se  plaint 
que  sa  femme  aille  à  l'Assemblée  avec  M.  Ricey.  Elle  me  dit 
qu'elle  est  très  pressée  j  M.  de  Montmorin  doit  lire  sa  cir- 
culaire aux  ministres  étrangers ,  les  informant  que  le  roi 
s'est  placé  à  la  tête  de  la  Révolution .  Je  ne  vois  rien  là- 
dedans  qui  puisse  intéresser  beaucoup  une  dame.  Je  rentre 
chez  moi  écrire  jusqu'à  trois  heures,  puis  je  vais  dîner  chez 
Mme  de  Trudaine.  Après  le  dîner,  son  mari  se  déclare  pour 
un  gouvernement  républicain,  ce  qui  devient  très  à  la 
mode.  J'essaie  de  lui  en  démontrer  la  folie,  mais  j'aurais 
mieux  fait  de  ne  pas  m'en  mêler.  Je  vais  ensuite  chez 
Mme  de  Guibcrt,  où  naturellement  je  trouve  un  esprit  jaco 
bin.  Je  passe  de  là  chez  Mme  de  Laborde.  Elle  se  plaint 
beaucoup  du  parti  républicain,  et  me  demande  pourquoi 
je  ne  fais  pas  part  de  mes  opinions  à  l'évêque  d'Autun.  Je 
lui  dis  qu'elles  n'auraient  aucun  poids,  ce  qui  est  vrai. 
Visite  à  Mme  de  Staël,  chez  qui  je  ne  suis  pas  reçu;  mais, 
son  domestique  étant  en  livrée  de  gala,  je  suis  certain 
qu'elle  doit  recevoir,  et  Montmorency  est  admis  au  même 
moment.  Je  vais  voir  l'ambassadrice  d'Angleterre.  Il  y  a 
eu  beaucoup  d'Anglais  au  dîner,  entre  autres  le  général 
Dalrymple.  Au  bout  de  quelque  temps,  ils  vont  au  théâtre, 
et  je  saisis  l'occasion  de  demander  à  l'ambassadrice  quand 
il  est  le  plus  facile  de  la  voir.  Elle  dit  que  son  jour  était  le 
mercredi, mais  maintenant  elle  n'en  a  plus;  je  puis  cepen- 
dant compter  toujours  la  trouver  chez  elle  quand  elle  y  est 
réellement.  Sa  voix  et  ses  manières  me  disent  qu'elle  est 
sincère  et  je  réponds  comme  il  convient.  C'est  une  femme 
charmante.  Je  vais  de  là  chez  le  comte  de  Montmorin,  et 
j'ai  avec  la  comtesse  une  longue  et  intéressanle  conversa- 
tion sur  les  affaires  publiques.  Entre  autres  choses,  j'expose 
l'avantage  qu'il  y  aurait  à  changer  l'entourage  de  la  reine. 

25  avril.  —  Ce  matin,   Paine   vient  me  dire  que  le 


JOURNAL   DE    GOLVERXEIR   MORRIS.  231 

marquis  de  La  Fayette  a  accepté  la  situation  de  chef  de  la 
Garde  nationale. 

26  avril.  —  J'apprends  que  Mme  de  Flahaut  n'a  pas 
décliné  les  pro|)ositions  faites  pour  son  mari.  Son  évêque 
lui  donne  un  conseil  différent,  parce  que  le  roi  peut  taire 
des  choix  qui  ne  rendront  pas  AI.  de  Flahaut  inacceptable 
pour  les  autres,  et  qu'un  refus,  même  fondé  sur  des  raisons 
d'importance,  peut  offenser  un  esprit  faible.  J'ajoute  encore 
un  motif  qui  me  vient  à  l'esprit.  C'est  que  si  la  cour  s'oc- 
cupe d'eux,  elle  ne  pourra  plus  les  délaisser  et  ce  sera 
pour  Aime  de  Flahaut  une  sorte  de  sécurité  dans  tous  les 
cas.  —  Je  vais  passer  quelque  temps  avec  Aime  de  Ségur. 
Elle  me  montre  la  lettre  du  duc  d'Orléans  à  Aime  de  Chas- 
tellux  et  la  réponse  de  cette  dernière.  Je  trouve  lady  Suther- 
land  chez  Aime  de  Staël.  Elle  m'annonce  la  démission  du 
duc  de  Leeds.  J'exprime  l'espoir  de  la  voir  à  la  tête  des 
Affaires  étrangères  si  je  reste  encore  un  peu  en  Europe. 
Elle  répond  que  cela  lui  plairait  beaucoup,  mais  que  lord 
Gower  est  encore  trop  jeune.  Je  réplique  que  dans  deux  ou 
trois  ans  il  aura  acquis  du  tact,  et  qu'alors...  —  Il  arrive  lui- 
même  juste  avant  mon  départ,  et  parle  également  de  la  dé- 
mission du  duc.  Je  demande  si  Hawkesbury  doit  le  rempla- 
cer; il  n'en  sait  rien.  Il  semble  avoir  tellement  à  cœur  de 
prouver  que  la  démission  du  duc  est  due  à  sa  santé,  que  je 
ne  puis  m'empêcher  de  l'attribuer  mentalement  à  des  diver- 
gences de  vues.  Viisteà  Aime  de  Nadaillac  qui  m'avait  écrit 
un  mot  pour  se  plaindre  de  ma  négligence.  Nous  rions  en 
jasant  et  en  jouant,  et  elle  se  plaint  de  mon  manque  de  res- 
pect; mais  je  crois  que  moins  je  serai  respectueux,  plus  je 
lui  serai  agréable  ;  au  cours  d'une  petite  conversation  amou- 
reuse, elle  me  dit  que  je  ne  dois  pas  m'attendre  à  la  voir  ca- 
pituler, car  elle  a  un  trop  vif  sentiment  de  ses  devoirs 
religieux  et  moraux;  si  pourtant  elle  succombait,  elle 
s'empoisonnerait  le  lendemain  malin.  Je  ris  de  tout  cela. 


232  JOIRXAL   DE    GOIVERXEUR   MORRIS. 

Je  vais  ensuite  dîner  chez  M .  de  Alontmorin .  Après  le 
dîner,  je  m'entretiens  longuement  avec  lui,  et  louche 
un  peu  à  la  politique.  11  promet  de  parler  de  notre  affaire 
au  roi  dans  le  courant  de  la  semaine.  Il  en  a  parlé  au 
comte  de  La  Mark  qui  l'approuve.  Entre  autres  choses, 
je  propose  le  vote  par  l'Assemblée  d'une  loi  d'amnistie, 
suivie  d  une  déclaration  sur  la  révolution.  Il  partage  mes 
vues  et  déclare  qu'en  ce  moment  même,  il  prépare  une 
lettre  du  roi  au  prince  de  Condé.  Je  rentre  chez  moi 
pour  rencontrer  AI.  Brémond,  et  le  pousser  à  travailler 
les  Jacobins  pour  leur  faire  proposer  le  décret  ou  la  loi 
d'oubli. 

En  parlant  affaires  aujourd'hui  avec  Mme  de  Flahaut, 
j'apprends  par  ce  qu'elle  dit,  et  encore  plus  par  ce  qu'elle 
ne  dit  pas,  qu'il  existe  un  pian  pour  faire  passer  tout  le 
pouvoir  des  mains  du  roi  dans  celles  des  chefs  actuels  de 
l'opposition.  Pendant  que  je  suis  au  Louvre,  Monlesquiou 
arrive,  et  je  lui  rappelle  ce  que  je  lui  ai  dit  de  la  Constitu- 
tion. Il  commence  à  craindre  queje  n'aie  raison.  Il  demande 
comment  il  faut  remédier  au  mal.  Je  réponds  qu'il  paraît 
y  avoir  peu  de  chance  d'éviter  l'excès  du  despotisme  ou 
de  l'anarchie  ;  le  seul  espoir  doit  être  la  moralité  du  peuple, 
mais  j'ai  peur  qu'il  ne  soit  trop  corrompu.  Pour  lui,  il  est 
sur  qu'il  l'est  en  effet.  Mme  de  Flahaut  m'a  dit  ce  matin 
que  M.  de  Curt  doit  être  ministre  de  la  marine,  si  le  décret 
des  quatre  ans  est  abrogé.  M.  Montciel  vient  me  voir,  et 
me  raconte  ce  qu'il  a  fait  avec  les  chefs  des  Jacobins.  Il 
doit  avoir  avec  eux  une  nouvelle  conférence.  Il  pense  que 
le  mieux  sera  d'agir  d'accord  avec  la  cour  sans  en  avoir 
l'air,  pour  ne  pas  compromettre  leur  popularité.  J'ap- 
prouve cette  manière  d'agir,  et,  entrant  dans  ce  queje  crois 
être  leurs  vues,  je  propose  l'abrogation  du  décret  des  quatre 
ans  et  de  celui  contre  la  réélection.  Il  doit  la  leur  pro- 
poser, et  obtenir,  si  c'est  possible,  une  liste  de  ce  qu'ils 
demandent  ainsi  que  des  places  auxquelles  ils  aspirent. 


JOIRXAL   DE    GOIVERXELR   MORRIS.  233 

30  avril.  —  \ous  dînons  aujourd'hui  en  famille  chez 
l'ambassadeur  d'Angleterre.  Cubières  vient  avec  Robert;  ils 
ont  une  collection  de  très  beaux  portraits  de  Petitot  en 
émail.  Je  vais  ensuite  au  Louvre.  Mme  de  Flahaut  est  en 
train  de  s'habiller.  Elle  me  dit  qu'elle  espère  bien  obtenir 
la  place  qu'elle  convoite.  Je  reste  longtemps  avec  Aime  de 
Foucauld  et  Mme  de  Ricey,  puis  vient  le  souper.  En  pas- 
sant au  salon,  nous  causons  longuement  sur  la  métaphy- 
sique; un  monsieur  qui  a  lu  V Entendement  humain  de 
Locke,  se  donne  de  grands  airs. 

1"  mai.  —  Après  le  dîner,  j'ai  avec  M.  de  Monlmorin 
une  longue  conversation  au  cours  de  laquelle  je  lui  montre 
une  note  que  j'ai  faite  sur  la  situation  de  la  France.  Il  me 
demande  de  la  lui  laisser  et  je  la  donne,  mais  avec  l'injonc- 
tion que  seules  Leurs  Majestés  sauront  de  qui  elle  vient. 
Il  n'a  pas  encore  eu  l'occasion  de  reprendre  l'affaire  des 
rations.  Je  l'informe  de  ce  qui  a  é(é  fait  avec  les  chefs  des 
Jacobins.  Il  m'expose  la  situation  des  ministres  sous  ce 
rapport,  et  m'assure  qu'ils  ne  peuvent  rien  près  du  roi 
sans  lui.  Il  exprime  le  désir  de  voir  la  Couronne  nommer 
des  commissaires  chargés  de  maintenir  l'ordre  dans  les 
divers  départements.  Je  réplique  que  tous  les  officiers 
chargés  de  maintenir  l'ordre  devraient  être  nommés  par  la 
Couronne,  mais  qu'il  est  trop  tôt  pour  faire  une  proposition 
de  ce  genre.  L'expérience  doit  d'abord  en  démontrer  la 
nécessité.  Il  me  dit  posséder  des  preuves  irréfutables  des 
intrigues  de  la  Grande-Bretagne  avec  la  Prusse;  ces  pays 
accordent  des  subsides  au  prince  de  Condé  et  au  duc  d'Or- 
léans. Il  ajoute  qu'il  donnera  sa  démission  des  Affaires 
étrangères,  parce  qu'il  ne  peut  plus  agir  avec  dignité.  Je 
lui  conseille  de  n'en  rien  faire,  et  je  l'assure  que  les  nations 
étrangères  verront  sa  lettre  sous  son  vrai  jour.  Il  dit  alors 
qu'en  restant  dans  son  emploi,  il  amènerait  la  guerre 
l'année  prochaine.  Je  lui  conseille  de  l'amener  le  plus  tôt 


234  JOLRXAL   DE    GOUVERXELR  MORRIS. 

possible,  pourvu  que  ce  soit  une  guerre  continentale.  Il 
objecte  qu'avec  la  Grande-Bretagne,  une  guerre  maritime 
seule  est  possible;  mais,  dans  ce  cas,  la  France  serait  iso- 
lée, car  l'Espagne  ne  voudra  pas  y  prendre  part.  Je  lui 
demande  comment  l'Empereur  est  disposé;  il  répond  que 
c'est  un  homme  faible  et  pacifique,  qui  ne  s'engagera  pas 
à  fond  pour  ou  contre  qui  que  ce  soit;  s'il  intervient,  ce 
sera  pour  avoir  sa  part  des  dépouilles.  Je  lui  dis  que  je  ne 
vois  point  les  choses  comme  lui  ;  que  la  guerre  doit  se  faire 
sur  terre  et  être  générale  ;  que  la  Pologne  doit  être  tentée 
par  l'offre  du  pays  qui  la  sépare  de  la  Baltique;  l'Autriche 
devrait  avoir  la  Silésie  et  la  Bavière,  en  échange  des  Pays- 
Bas  ;  la  France  aurait  les  Pays-Bas  et  envahirait  la  Hollande  ; 
Constantinople  serait  donnée  à  l'ordre  de  Malte,  comme 
possession  commune  à  toute  la  chrétienté.  Ce  plan,  trop 
vaste  pour  son  esprit,  le  fait  bondir,  mais  je  le  crois  bien 
réalisable.  Très  probablement  il  coûtera  à  la  France  ses 
colonies,  mais  j'ai  pour  elles  un  autre  plan  que  je  ne  lui 
comnmnique  pas.  Nous  nous  concertons  pour  le  langage 
à  tenir  aux  chefs  des  Jacobins. 

M.  Brémond  me  fait  une  visite,  et  me  montre  une 
nouvelle  proposition  de  Lamerville  au  sujet  des  rations 
allemandes.  11  me  donne  aussi  la  liste  des  demandes  des 
chefs  Jacobins.  —  Dîner  chez  Alontinorin;  j'y  rencontre 
Bouinville  de  retour  d'Angleterre.  11  me  dit  que  le  livre  de 
Paine  y  a  produit  un  effet  très  grand,  et  ajoute  que  Pitt 
n'ose  pas  risquer  la  guerre  avec  la  Russie,  tant  elle  est 
impopulaire;  il  a  commencé  de  nouvelles  négociations  qui 
dureront  probablement  jusqu'à  ce  que  la  bonne  t-aison  soit 
passée.  —  M.  Brémond  et  AI.  Jaubert  reviennent  me  voir. 
Ils  m'apportent  des  nouvelles  sans  importance,  et  me 
demandent  si  je  crois  convenable  d'en  faire  part  aux  chefs 
des  Jacobins,  Je  leur  dis  qu'à  mon  avis,  il  serait  dangereux 
d'alarmer  ces  messieurs.  Je  leur  indique  la  seule  manière 
de  le  faire  sans  grand  risque.  Ces  gens  sont  trop  prccipi- 


JOIRXAL  DE    GOLVERXEIR   MORRIS.  235 

tés.  Brémond  me  dit  qu'il  a  pris  ses  mesures  pour  être 
employé  à  classer  les  décrets  de  l'Assemblée  et  à  choisir 
dans  la  masse  ceux  qui  doivent  former  la  Coastitution.  Je 
l'approuve. 

Visite  à  Mme  de  \adaillac,  qui  ne  me  reçoit  pas  tout  de 
suite.  Je  m'aperçois  ensuite  qu'elle  était  dans  une  tenue 
trop  malpropre,  et  qu'elle  est  obligée  de  se  coucher  pour 
la  cacher.  Nous  bavardons  de  la  manière  que  je  crois  la 
mieux  appropriée  à  une  petite  coquetle;  je  la  laisse  dans 
le  doute  sur  la  question  de  savoir  si  elle  est  ou  non  en 
possession  de  mon  cœur.  Si  elle  n'y  veille  pas,  elle  se 
trouvera  prise  en  essayant  de  me  prendre.  Mme  de  Flahaut 
me  dit  que  son  beau-frère,  d'Angivillers,  a  démissionné 
et  est  parti  en  Italie  pour  éviter  les  accusations  portées 
contre  lui.  C'est  un  cruel  coup  pour  elle  qui  lui  doit  tous 
ses  moyens  d'existence.  Je  la  ramène  et  je  m'attarde  avec 
elle;  puis,  sur  ses  instances,  je  vais  m'enquérir  si  une  place 
auprès  de  la  reine  serait  agréable  à  Mme  Le  Couteulx.  Mon 
ami,  Laurent  Le  Couteulx,  répond  par  la  négative. 

3  mai.  —  Je  rends  visite  au  baron  de  Besenval  et  reste 
quelque  temps  avec  lui.  Je  vais  ensuite  à  la  laiterie  de  l'En- 
fant-JésuSy  où  l'on  peut  se  procurer  de  la  crème,  du  beurre 
et  des  œufs  en  abondance.  Je  prends  un  peu  de  chaque  chose 
et  je  vais  au  Louvre,  où  se  trouve  un  confident  de  M.  Du  Port, 
ministre  de  la  justice,  avec  qui  Mme  de  Flahaut  a  une  lon- 
gue conversation  particulière.  Pendant  ce  temps,  M.  de  Fla- 
haut me  confie  ses  peines,  ses  espérances  et  ses  craintes. 
M.  de  Limon  me  dit  tenir  de  source  certaine  que  le  secré- 
taire du  prince  de  Condé  s'est  laissé  corrompre  moyennant 
une  grosse  somme,  et  qu'il  est  venu  avec  les  papiers  de  son 
maître.  Il  ajoute  que  les  nouvelles  venues  d'Angleterre 
représentent  une  guerre  entre  ce  pays  et  la  France  comme 
inévitable.  Sa  première  information  peut  être  vraie,  mais  je 
crois  que  cette  dernière  est  fausse.  Je  le  lui  dis,  et  j'ajoute 


236  JOIHXAL   DE    GOIVKRYKIR   -MORRIS. 

qu'en  cas  de  guerre  entre  la  France  et  l'Angleterre 
dépourvue  d'alliés,  je  parierais  ma  fortune  sur  le  succès  de 
la  France,  pourvu  que  son  gouvernement  fût  acceptable. 
Je  m'habille  pour  aller  dîner  chez  Duportail,  chez  qui, 
après  le  dîner,  je  rencontre  Gouvion;  je  m'entretiens  avec 
lui  du  commandant  fulur  de  la  garde  nationale.  Je  crois 
que  ce  sera  lui.  Je  vais  ensuite  chez  le  comte  de  Montmorin. 
Il  n'a  pas  encore  parlé  au  roi  de  l'affaire  des  rations.  II 
promet  de  le  faire  demain  et  craint  que  la  chose  ne  soit 
ébruitée.  Je  lui  parle  de  diverses  affaires  politiques,  et  en 
parliculier  de  la  nécessité  de  changer  l'entourage  de  Leurs 
Majestés;  je  lui  demande  qui  remplacera  La  Fayette,  tout 
en  observant  qu'il  devrait  rechercher  un  homme  possédant 
les  qualités  voulues.  Il  cite  Gouvion.  Je  le  quitte  et  je  fais 
une  promenade  avec  Mme  de  Heaumont.  J'apprends  que 
son  père  lui  a  dit  quelque  chose  de  l'objet,  sinon  de  la  sub- 
stance, de  mes  conversations  avec  lui.  A  la  demande  de 
Mme  de  Flahaut,  je  parle  à  Mme  LeCouteulx  pour  savoir  si 
elle  accepterait  une  place  près  de  la  reine.  Elle  le  voudrait 
bien,  mais  craint  que  cela  ne  déplaise  à  son  mari  et  à  sa 
famille.  Ellem'écrira  demain  après  les  avoir  consultés.  Elle 
désire  que  sa  sœur  ait  la  place,  au  cas  où  elle-même  ne 
l'accepterait  pas. 

9  mai.  —  Promenade  avec  Mme  de  Beaumont;  elle  avoue 
qu'elle  ne  tiendrait  pas  à  être  l'une  des  dames  de  la  reine, 
mais  elle  fera  tout  ce  que  son  père  désirera.  Je  m'entretiens 
avec  lui  après  le  dîner.  Le  roi  donne  son  consentement  à 
l'affaire  des  rations,  à  la  condition  d'être  certain  du  secret 
absolu.  Dans  quelques  jours  il  réformera  sa  maison.  Mont- 
morin quitte  les  Affaires  étrangères.  Il  sera  remplacé  par 
Choiseul-Gouffier,  actuellement  à  Constantinople.  Il  dit 
qu'il  restera  au  conseil,  mais  sans  avoir  de  département. 
Il  considère,  et  avec  raison,  comme  vn  être  éphémère 
quiconque  arrivera  maintenant  au  pouvoir.  Chez  Mme  de 


JOLRXAL   DE    GOIVERXELR   MORRIS.  23Y 

Foucauld,  M.  Fauchel  lit  une  excellenle  comédie  de  sa 
composition.  Bouinvilie  est  là.  Je  le  ramène  chez  lui,  et  en 
route  il  se  plaint  de  l'ingratitude  de  Duportail  envers 
La  Fayette.  11  dit  que  Alontmorin  était  très  abattu  ce  matin. 
Je  lui  répète  ce  que  j'avais  dit  à  Montmorin  :  il  faut  que  la 
situation  empire  encore  avant  de  pouvoir  être  améliorée. 
Le  temps  s'est  adouci,  mais  pendant  ma  promenade  de  ce 
matin,  j'ai  remarqué  que  les  vignes  avaient  souffert  de  la 
gelée.  On  dit  à  table  qu'il  n'y  a  pas  eu  de  dégâts  en  pleine 
campagne,  à  cause  du  vent.  M.  Brémond  vient  me  voir  et 
je  lui  dis  que  j'espère  obtenir  l'argent  nécessaire  pour  les 
rations.  Il  m'informe  que  les  chefs  jacobins  doivent  l'em- 
ployer à  faire  un  choix  d'articles  constitutionnels,  et  aussi 
le  consulter  sur  les  moyens  de  rétablir  l'ordre.  Je  fais  une 
visite  à  Mme  de  Ségur;  elle  me  raconte  ce  qu'on  dit  dans 
les  salons,  et  c'est  bien  près  de  la  vérité.  Voilà  comment 
on  garde  les  secrets  à  cette  cour. 

15  mai.  —  Mme  de  Flahaut  me  dit  qu'elle  espère  être 
bientôt  nommée  première  dame  d'honnenr  de  la  reine, 
qui  gardera  l'éducation  de  sa  fille.  Le  dauphin  doit  être 
coulié  aux  soins  d'un  homme.  C'est  à  cela,  je  crois,  que 
vise  Montmorin,  car  il  m'a  dit  qu'il  accepterait  un  emploi 
dans  la  maison  du  roi.  Je  dine  chez  M.  de  Montmorin  et  je 
lui  communique  ce  que  j'ai  appris  de  M.  Toulongeon  chez 
Mme  de  Guibert,  savoir,  que  les  coloniaux  sont  battus 
dans  leur  projet  d'exclure  complètement  du  gouvernement 
les  mulâtres.  Cela  causera  parmi  eux  une  grande  efferves- 
cence. Je  ne  me  plais  pas  du  tout  ici.  Après  le  diner,  j'ai 
avec  lui  une  conversation  particulière.  Il  me  fixe  mardi  pro- 
chain pour  une  entrevue  avec  Du  Port  au  sujet  des  rations, 
mais  il  exprime  la  crainte  que  l'Assemblée  ne  refuse  son 
consentement.  Je  lui  dis  que,  puisqu'il  quitte  les  Affaires 
étrangères,  il  devrait  s'assurer  la  liste  civile,  qui  est  la  seule 
source  réelle  d  autorité.  Il  se  dit  incapable  de  diriger  des 


238  JOURNAL   DE    G01VER\'EIR  MORRIS. 

affaires  d'argent;  il  est  fatigué  de  son  état,  et,  s'il  pouvait 
réaliser  sa  fortune,  il  irait  en  Amérique.  Il  ajoute  que  rien 
ne  pourrait  le  retenir  à  la  cour,  si  ce  n'était  son  désir  de 
servir,  ou  plutôt  de  sauver  le  roi  et  la  reine;  il  leur  a  déjà 
fait  faire  de  grosses  dépenses  pour  une  chose  qui  n'a  pas 
réussi.  Je  lui  dis  que  la  tentative  d'acheter  les  membres 
de  l'Assemblée  a  été  une  mauvaise  mesure.  Il  répond  que 
ce  n'est  pas  pour  cela  qu'il  a  engagé  les  dépenses.  On 
l'appelle  avant  que  nous  ne  puissions  continuer.  Je  vais 
chez  l'ambassadeur  d'xAngleterre;  à  mon  entrée,  lady 
Sutherland  s'excuse  de  ne  pas  m'avoir  admis,  quand  je 
me  suis  présenté  l'autre  après-midi.  Elle  dit  qu'il  y  a  tant 
de  Français  qui  riniportuneiil,  qu'elle  est  obligée  de  con- 
damner sa  porte,  mais  je  puis  compter  que  cela  n'arrivera 
plus.  Ma  visite  est  très  longue,  puis  j'attends  au  Louvre  le 
retour  de  Mme  de  Flahaut  de  Versailles.  M.  Du  Port,  qui  se 
trouve  là,  est  tout  disposé  à  me  parler.  De  Curt  arrive, 
furieux  du  décret  de  ce  malin.  11  dit  que  tous  les  députés 
des  colonies  se  retireront  demain.  Ils  n'auraient  jamais  dû 
entrer  à  l'Assemblée,  et  ils  se  rendront  ridicules  s'ils  la 
quittent.  Je  m'en  vais  de  bonne  heure,  laissant  les  deux 
sœurs  faire  une  partie  de  piquet  avec  l'évêque  et  Sainte- 
Foy. 

16  mai.  —  Ce  matin,  je  m'habille  aussitôt  après  le 
déjeuner  et  je  vais  à  Versailles.  Je  dîneavec  M.  de  Cubières 
qui  nous  donne  un  repas  excellent.  La  société  est  assez  nom- 
breuse. Il  possède  un  joli  petit  cabinet  d'histoire  naturelle, 
et  beaucoup  de  petits  produits  des  beaux-arts.  Je  lui  dis 
qu'avec  ses  connaissances  en  chimie  et  en  minéralogie,  il 
ferait  sa  fortune  eu  Amérique.  Je  m'en  vais  à  cinq  heures 
au  lieu  de  me  promener  dans  son  jardin,  et  je  rends  visite 
à  Mme  de  Nadaillac  qui  persiste  dans  sou  projet  de  quitter 
Paris  demain  malin.  M.  de  Limou  est  avec  elle;  il  me  dit 
qu'il  pense  que  la  séparation  du  duc  et  de  la  duchesse 


JOIRXAL   DK    GOUIERMEIR  MORRIS.  239 

d'Orléans  s'arrangera  à  l'amiable.  Je  laisse  Mme  de  Na- 
daillac  avec  l'abbé  Maury  et  l'évêque  de  Condom.  J'ap- 
prends que  les  dépulés  des  Antilles  ont  quitté  l'Assemblée, 
et  qu'un  décret  est  intervenu  interdisant  la  réélection  des 
députés  actuels.  Je  suis  enchanté  de  ces  deux  faits,  car  les 
députés  des  Antilles  ont  jusqu'ici  recouru  aux  moyens  ex- 
trêmes pour  se  rendre  populaires  et  faire  adopter  les  me- 
sures qui  leur  tenaient  au  cœur  ;  indifférents  au  bonheur  de  la 
France,  ils  ont  beaucoup  contribué  aux  malheurs  survenus. 
Je  soupe  avec  Mme  de  Foucauld,  chez  qui  il  y  a  une  foule 
d'invités.  Bouinville,  qui  est  là,  a  l'air  d'un  amoureux,  et, 
tandis  que  je  le  ramène  chez  lui,  il  avoue  qu'il  l'était,  mais 
il  n'a  pas  été  heureux.  Je  dis  à  Mme  de  Foucauld  que  j'es- 
saierai de  la  voir  à  Spa.  Elle  en  est  ravie,  moins  par  intérêt 
pour  moi  que  pour  le  sacrifice  à  ses  charmes  que  signifie- 
rait cette  démarche. 

17  mai.  —  Comme  c'est  convenu,  je  vais  à  une  heure 
chez  M.  de  Montmorin,  et  j'y  rencontre  M.  Du  Port.  Je 
découvre  que  M.  de  Alontmorin  est,  ou  du  moins  paraît, 
peu  incliné  à  s'engager  dans  l'affaire  des  rations.  Il  dit 
qu'il  doute  beaucoup  du  succès,  et  que  le  roi  éprouve  une 
grande  répugnance.  Il  m'avait  dit  auparavant  que  Sa  Majesté 
était  bien  disposée;  ceci  me  semble  mystérieux.  Il  ajoute 
que  l'on  redoute  surtout  d'être  découvert.  11  désire  me 
revoir  dimanche.  Je  lui  réponds  que  je  viendrai,  mais  sans 
répondre  de  la  patience  des  intéressés.  Il  réplique  que 
ceux-ci  pourront  faire  ce  qu'ils  voudront.  Je  répète  que  la 
chose  se  fera  malgré  toute  opposition  de  sa  part.  Ce  que 
nous  demandons  est  raisonnable,  tandis  qu'il  est  un  homme 
étrange  et  indécis.  Du  Port  paraît  mieux  disposé  pour  l'opé- 
ration. Je  vois  Brétuond  et  je  lui  dis  que  l'affaire  des  rations 
est  relardée  à  samedi.  11  en  est  très  mécontent.  Je  rends 
visite  à  Mme  de  Ségur,  et  la  conversation  étant  tombée  sur 
les  moyens  de  sauver  les  fortunes  dans  les  troubles  que  l'on 


î*0  JOIRXAL   DE    GOLVERXEIH   MORKIS. 

redoute,  je  parle  d'acheter  des  terres  en  Amérique.  Le 
comte  et  son  beau-frère  penchent  beaucoup  vers  celte  me- 
sure. Brémond  revient  me  dire  qu'il  est  informé  par  MuUer, 
riionime  de  confiance  de  l'Electeur  de  Mayence,  que  les 
agents  français  agissent  comme  s'ils  ne  tenaient  pas  à  s'en- 
tendre avec  les  princes  allemands,  il  dit,  que  si  la  Cour  n'a 
pas  l'intention  d'arranger  cette  affaire  à  l'amiable,  il  sup- 
pose qu'on  n'adoptera  pas  celle  des  rations.  Il  a  raison 
dans  ses  suppositions,  mais  je  réponds  simplement  en 
répétant  ce  que  j'avais  déjà  dit  :  que  l'affaire  est  extrême- 
ment délicale.  Le  domestique  de  Aime  de  Chastellux  vient 
m'avertir  qu'elle  part  demain  pour  accompagner  son  fils  à 
Eu.  J'envoie  chercher  l'enfant  et  j'écrisà  sa  mère.  Je  passe 
quelques  instants  avec  le  baron  de  Besenval  qui,  dans 
l'ardeur  de  son  zèle  pour  la  cause  du  despotisme,  me  dit 
que  tous  les  princes  d'Europe  sont  ligués  pour  rétablir 
l'ancirn  système  de  gouvernement  français.  L'idée  est  assez 
ridicule;  il  y  a  pourtant  des  milliers  de  gens  qui  ne  sont 
pas  fous  et  qui  y  croient;  mais  c'est  le  sort  de  l'homme 
d'être  à  jamais  la  dupe  de  vains  espoirs  ou  de  craintes 
futiles.  \ous  sommes  trop  poussés  à  oublier  le  passé, 
à  négliger  le  présent  et  à  juger  mal  l'avenir.  Je  vais 
ensuite  diner  chez  Mme  de  Trudaine,  et  après  le  diuer 
son  mari  s'engage  dans  une  dispute  avec  Saint-André  au 
sujet  des  droits  des  princes  propriétaires  de  liel's  en  Alsace. 
M.  de  Trudaine  est  un  très  honnête  homme,  mais  il  défend 
une  opinion  très  malhonnête,  bien  que  très  commune  chez 
les  gens  faibles  au  sujet  des  affaires  pubUques.  Cette  con- 
troverse se  réduit  à  une  question  de  droit  et  à  une  question 
de  fait.  Par  divers  traités  les  princes  ont  stipulé  que  les  fiefs 
dont  il  s'agit  relèveront  comme  auparavant  de  l'Empire 
d'Allemagne.  La  question  de  droit  est  donc  de  savoir  si  cette 
mouvance  ne  les  exempte  pas  des  décisions  générales  de  la 
nalion  française  concernant  ce  genre  de  propriété.  La  ques- 
tion de  fait  est  de  .savoir  si,  de  par  ces  traités,  —  quoad 


JOl  HNAL   I)K    GOLVKRMCIR  MORRIS.  241 

//OC,  —  le  suzerain  est  le  roi  de  France  ou  l'empereur 
d'Allemagne.  Ceci,  étant  affaire  d'interprétation,  doit  être 
décidé  par  des  gens  du  métier,  mais,  comme  il  s'agit  de 
deux  nations  souveraines,  la  décision  dépendra  probable- 
ment de  tout  autre  chose  que  des  mérites  réels  de  la  cause. 
On  refuse  de  m'admettre  chez  Mme  de  Fiahaut,  mais 
j'apprends  qu'il  y  a  des  accommodements.  Elle  me  dit  que 
son  mari  est  sorti.   Elle  a  inventé  ce  prétexte  pour  être 
seule,  afin  de  recevoir  à  dîner  l'évêque  et  une  autre  per- 
sonne ;  on  m'avait  refusé  l'entrée  en  raison  d'un  ordre 
général.  Je  fais  sur  son  évêque  une  supposition  dont  elle 
est,  ou  du  moins  se  prétend,  offensée.  Je  vois  M.  de  Mont- 
morin;  il  m'informe,  comme  je  m'y  attendais,  que  le  roi 
refuse  son  consentement  à  l'affaire  des   rations.  Je  suis 
persuadé  qu'il   y  a  là  quelque   chose  de    louche.   Nous 
verrons.  Montmorin  me  dit  qu'il  considère  l'Assemblée 
comme  ruinée  dans  l'opinion,  et  cela  me  donne  de  très 
forts   doutes  sur   sa  sagacité.   Il  y  a  quelques  jours,  il 
était  tout  tremblant,  et  il  est  maintenant  rassuré^  mais  sans 
motif  dans  les  deux  cas.  11  craint  encore,  cependant,  pour 
la  personne  du  roi.  Il  ajoute  que  différentes  personnes  le 
poussent  à  faire  des  choses  différentes,  mais  qu'il  ne  sait 
pas  se  décider.  Je  lui  conseille  de  rester  tranquille  person- 
nellement, car  l'Assemblée  fait  tout  ce  qu'elle  peut  pour  le 
roi,  avec  l'intention  de  tout  faire  contre  lui.  Je  lui  demande 
où   il  en  est  des  réclamations  des  princes  allemands.  Il 
répond  qu'il  pense   que  l'empereur  devra  servir  d'inter- 
médiaire, et  ajoute  qu'il  redoute  le  comte  d'Artois  et  le 
prince  de  Coudé.  J'en  parle  avec  indifférence,  car  il  est  à 
supposer  qu'ils  agiront  uniquement  dans  l'intérêt  de  l'au- 
torité royale,  mais  il  croit  qu'ils  chercheront  à  se  former 
un  parti  ;  j'en  déduis  seulement  qu'ils  veulent  obliger  le 
roi  à    chasser  tous   ses  anciens  conseillers.  —  Visite  à 
Mme  de  Guibert;  elle  dit  que  je  devrais  lui  faire  la  cour 
pendant  des  années  avant  de  produire  sur  elle  une  impres- 

16 


24Î  JOIRXAL   I)K    GOI' VKKX'K  I  H    MOHRIS. 

sion.  Je  ris,  en  lui  disant  que  quelques  jours,  six  semaines 
au  plus,  seraient  assez  raisonnables,  mais  que  le  prix 
qu'elle  demande  est  vraiment  trop  élevé.  Cette  remarque 
amène  une  longue  conversation  ridicule.  M.  Brémond 
vient  me  voir.  Je  lui  dis  que  l'affaire  des  rations  est  aban- 
donnée; il  en  est  naturellenieat  morlifié  et  désappointé. 

22  mai.  —  Je  vais  chez  M.  (îrand,  et  je  me  promène 
quelque  temps  avec  lui  dans  son  jardin  en  causant  des 
affaires  publiques.  Le  royaume  de  Pologne  a  rédigé  une 
nouvelle  Constitution,  qui,  d'après  moi,  changera  la  face 
politique  de  l'Europe  en  tirant  ce  royaume  de  l'anarchie 
pour  en  faire  une  puissance.  Les  grandes  lignes  du  chan- 
gement sont  :  monarchie  héréditaire,  affranchissement 
des  paysans,  et  participation  des  villes  au  gouvernement. 
Ce  sont  les  vrais  moyens  de  détruire  une  aristocratie 
pernicieuse.  Après  le  dîner,  je  vais  visiter  Saint-Cloud  avec 
Chaumont,  sa  femme,  sa  mère  et  sa  sœur.  La  situation  est 
belle,  et  le  jardin  serait  délicieux  s'il  était  disposé  de  façon 
naturelle,  mais  c'est  un  parfait  jardin  français.  La  vue  est 
magnifique.  Nous  retournons  par  la  Seine  au  pont  de 
Neuilly  et  de  là  à  Paris.  —  Visite  à  Mme  de  La  Luzerne. 
M.  de  Mirepoix  parle  très  durement  de  Necker  et  je  défends 
l'ex-ministre.  Je  vais  chez  AL  de  Alontmorin  lui  annoncer 
mon  départ  pour  l'Angleterre.  Je  l'annonce  aussi  à  l'am- 
bassadeur et  à  l'ambassadrice  d'Angleterre. 

28  mai.  —  J'écris  toute  la  matinée.  M.  Svvan  vient,  et 
je  lui  exprime  ma  surprise  d'apprendre  que  je  suis  con- 
sidéré en  Amérique  comme  agioteur  sur  la  dette  due  a  la 
France.  11  m'assure  n'avoir  jamais  rien  dit  ni  lait  pour 
donner  naissance  à  cette  idée,  et  ajoute  qu'il  s'efforcera  de 
la  faire  disparaître.  Je  dîne  chez  l'ambassadeur  d'Angle- 
terre, et  après  le  dîner  nous  allons  ensemble  rendre  visite 
à  M.  de  Montmorin.  Je  lui  dis  que  les  enragés  sont  au 


JOIRXAL   DK    GOl  VKUXia  II   AIOKKIS.  24:5 

désespoir.  Il  répond  qu'il  pourrait  leur  donner  le  coup  de 
qràcc.  s'il  le  voulait,  car  il  a  des  raisons  de  croire  que  l'on 
s'occupe  de  l'aliaire  des  rations.  Je  lui  dis  que  je  l'ignore, 
mais  que  je  le  saurai,  il  nie  demande  si  je  reviendrai  de 
Londres  pendant  le  mois  de  juin.  Je  réponds  alfirmative- 
ment.  \otre  conversation  est  interrompue  et  je  promets 
de  dîner  avec  lui  demain. 

31  mai.  —  A  Eu.  Je  vais  voir  la  duchesse  d'Orléans,  ce 
matin,  et  je  déjeune  dans  sa  chambre  avec  Mme  de  Chas- 
telliix.  Elle  fait  annoncer  à  son  père  mon  arrivée  et  mon 
désir  de  le  voir.  Le  vieillard  répond  de  façon  très  polie, 
et  nous  décidons  de  dîner  ensemble.  Je  trouve  ici  beaucoup 
de  contrainte  et  d'étiquette.  Après  le  déjeuner,  elle  me  lit 
les  lettres  qu'elle  a  échangées  avec  le  duc,  puis  nous 
fjiisons  une  promenade  jusqu'au  dîner.  Elle  me  raconte 
l'histoire  de  leur  rupture  en  remontant  très  loin,  et  les 
manœuvres  employées  par  son  mari  et  par  son  entourage. 
C'est  un  bien  triste  sire.  Elle  me  dit  que  ce  que  l'on  con- 
sidérait comme  tendresse  de  sa  part,  à  elle,  n'était  que  de 
la  prudence.  Elle  espérait  l'amener  à  une  conduite  plus 
décente  et  régulière,  mais  elle  a  eniin  découvert  que  seule 
la  crainte  avait  prise  sur  lui.  Elle  me  raconte  ses  difficultés 
pour  décider  son  père  à  agir.  Il  est  nerveux  et  tremble 
devant  tout  ce  qui  ressemble  à  un  elfort.  Le  dîner  est 
excellent;  au  cours  du  repas  et  pendant  la  conversation 
qui  le  suit,  je  fais  quelques  progrès  dans  l'estime  du  vieil- 
lard. Ils  s'embarquent  dans  une  grande  voiture  pour 
prendre  l'air  après  le  diner,  et  je  vais  à  mon  hôtel.  N'ayant 
rien  à  faire,  je  commande  des  chevaux;  je  pars  à  six 
heures  et  quart,  et  à  neuf  heures  et  demie,  j'atteins 
Dieppe. 

25  jmn.  —  A  Londres,  nous  apprenons  que  le  roi  et  la 
reine  de  France  ont  réussi  à  s'échapper  des  Tuileries  et 


24V  J(M  l{\AL   I)K    (ÎOLVKHXKin    MOHRIS. 

ont  une  avance  de  six  à  sepl  heures  sur  leurs  gardiens. 
Les  conséquences  vont  enètreconsidôrables.  S'ils  arrivent 
sains  et  saufs,  une  guerre  eslinévital)le,et  s'ils  sont  repris, 
ce  sera  probablement  la  suspension  pendant  quelque 
temps  de  loul  gouvernement  monarchique  en  France.  Je 
dîne  avec  le  docteur  IJancroit,  chez  qui  se  trouve  le  docteur 
Ingenhoup.  11  me  parle  d'une  découverte  qu'il  vient  de 
laire  sur  l'inflammabililé  des  métaux,  et  offre  de  me 
montrer  une  barre  de  fer  brûlant  comme  une  chandelle. 
II  n'y  a  qu'à  la  placer  dans  l'air. 

Le  roi  et  la  reine  de  France  se  sont  échappés,  mais  nous 
ignorons  encore  s'ils  sont  hors  du  royaume.  Cet  événement 
m'inspire  le  vif  désir  de  retourner  à  Paris,  car  je  crois  que 
la  confusion  aura  une  inlluence  heureuse  sur  la  vente  des 
terres  américaines.  —  Onze  heures  du  soir  :  on  apprend 
que  les  fugitifs  royaux  ont  été  arrêtés  près  de  Metz. 

2  juillet.  —  J'arrive  à  Paris.  Je  m'occupe  à  lire  les  dif- 
férents détails  de  la  fuite  et  de  l'arrestation  du  roi.  Je  vais 
voir  M.  de  La  Fayette,  qui  n'est  pas  rentré,  mais  je  m'en- 
tretiens avec  sa  femme  ;  elle  semble  à  moitié  folle.  J'ai  éga- 
lement rendu  visite  au  comte  de  Ségur  ce  matin,  et  j'ai  vu 
toute  la  famille  à  l'exception  du  maréchal.  J'apprends  que 
l'intention  de  l'Assemblée  est  de  couvrir  la  fuite  du  roi  et 
de  la  faire  oublier.  C'est  là  en  tout  cas  une  preuve  de 
grande  faiblesse,  qui  détruira  probablement  la  monarchie. 
M.  Brémond  vient  me  tenir  au  courant  de  ce  qui  s'eslfiiità 
propos  de  la  dette  due  à  la  France.  11  me  dit  aussi  qu'il  a 
eu  une  entrevue  avec  le  comte  de  Montmorin  au  sujet  des 
affaires  publiques,  et  il  voulait  que  je  demandasse  sou  in- 
tervention près  de  Al.  Tarbé,  ministre  des  Impositions, 
pour  lui  fournir  des  renseignements  sur  les  finances.  Il  me 
raconte  l'histoire  secrète  de  beaucoup  d'événements  qui 
ont  eu  lieu  pendant  mon  absence.  Je  dîne  avec  Lal'"ayette, 
puis  je    vais  chez   AL  de  Montmorin.   Je   lui  expose  la 


JOIRXAL   I)H    (JOrVEUXElH    MORRIS.  245 

demande  de  M.  Brérnont  el  il  promet  son  aide.  Je  lui  parle 
de  l'état  des  affaires,  lui  faisant  remarquer  qu'il  me  semble 
presque  impossible  de  sauver  à  la  fois  la  monarchie  et  le 
monarque.  11  me  dit  qu'aucune  autre  mesure  n'est  possible, 
et  ceci  nous  amène  à  discuter  les  différents  personnages 
susceptibles  d'être  nommés  régents  ou  membres  d'un  con- 
seil de  régence;  j'y  rencontre  des  difficultés  insurmonta- 
bles. On  sera  force  de  garder  le  malheureux  que  Dieu  a 
donné.  Sans  doute,  Sa  sagesse  produira  le  bien  par  des 
moyens  qui  nous  sont  insondables;  telle  doit  être  notre 
espoir. 

A  juillet.  —  Aime  de  Flahaut  ne  peut  me  tenir  parole, 
parce  qu'elle  s'est  déjà  engagée  à  écouter  l'évêque  lire  son 
plan  d'éducation.  Cela  me  convient  à  merveille.  Je  dîne 
chez  AI.  Short  avec  les  Américains  présents  à  Paris  et  le 
marquis  de  La  Fayette.  Paine  est  là,  bouffi  jusqu'aux  yeux 
et  en  gestation  d'une  lettre  sur  les  révolutions.  J'apprends 
aujourd'hui  qu'environ  soixante  membres  du  parti  aristo- 
cratique ont  donné  leur  démission,  en  faisant  une  déclara- 
tion qui  stipule,  comme  condition  de  leur  concours  à 
l'avenir,  ce  que  le  Comité  de  constitution  leur  a  communi- 
qué comme  étant  déjà  décidé.  C'est  une  pauvre  ruse,  et 
cette  démarche  est  dangereuse.  Le  temps  a  été  beau  aujour- 
d'hui. Vicq  d'Azir  dit  que  les  cheveux  de  la  reine  sont 
tournés  au  gris  par  suite  de  ses  dernières  aventures.  Paul 
Jones  est  venu  me  voir  ce  matin.  11  est  irrité  de  la  démo- 
cratie de  ce  pays-ci.  La  fuite  du  roi  et  de  la  reine  a  pro- 
voqué, entre  autres,  un  décret  contre  l'émigration  qui  ra- 
lentit la  vente  des  terres. 

^)  juillet.  —  Promenade  à  cheval  avec  Mme  de  Flahaut 
et  Aille  Duplessis.  Nous  allons  au  bout  de  l'île  Saint-Louis, 
d'où  Ton  découvre  une  belle  vue  sur  la  Seine.  Nous  allons 
ensuite  sur  la  rive  gauche,  et  nous  remontons  jusqu'au 


2Vfi  JOIKXAL    DK    (lOlV  K  ll\  K  l  H    MOHHIS. 

boulevard  au-dessus  du  jardin  du  Koi,  Mous  suivons  les 
boulevards  jusqu'aux  Invalides.  Je  descends  mes  com- 
pagnes chez  elles,  et  reviens  écrire  chez  moi.  Le  temps  est 
très  beau.  J'ai  vu  ce  soir  une  partie  de  Paris  que  je  n'avais 
jamais  vue.  Klle  n'est  pas  très  peuplée,  mais  il  s'y  trouve 
beaucoup  de  beaux  jardins.  Je  passe  la  soirée  avec  Mme  de 
Lahorde,  chez  qui  je  vois  pour  la  première  fois  la  déclara- 
tion signée  par  un  certain  nombre  de  députés,  proclamant 
leur  adhésion  à  la  cause  de  la  royauté.  Elle  est  verbeuse  et 
sans  énergie;  on  pourrait  facilement  les  prendre  à  leur 
propre  piège.  Brémond  me  dit  que  liergasse  a  préparé  son 
ouvrage  sur  la  Constitution  française,  et  qu'il  me  le  mon- 
trera; et  il  me  propose  à  ce  sujet  certaines  mesures  auxquelles 
je  refuse  de  participer  avant  de  connaître  le  but  qu'ils  pour- 
suivent. Selon  l'habitude,  nous  avons  ce  soir  une  conver- 
sation politique  chez  Mme  de  Ségur;  je  trouve  que  les 
opinions  sont  en  train  de  se  modifier. 

\\  jnillel.  — Brémond  vient  me  voir  ce  matin,  et  me 
demande  d'aller  voir  Bergasse.  Le  traité  de  Bergasse  sera 
court,  clair  et  élégant.  Je  pense  qu'il  aura  une  grande 
valeur,  mais  je  crains  que  l'esprit  public  n'y  soit  njal 
préparé,  l  isile  à  Le  Couteulx.  Il  est  sorti  voir  la  proces- 
sion de  Voltaire.  Je  vais  chez  M.  Simolin  dans  le  même 
but.  Il  est  si  (ard  que  nous  retournons  au  Louvre  dîner  à 
la  hâte,  après  quoi  nous  retournons  chez  Simolin  pour 
voir  la  fête.  Klle  est  piteuse,  et  la  pluie  ne  la  rehausse  pas 
du  tout.  Je  vais  chez  M.  de  Monlmorin.  Il  s'est  enfermé 
avec  des  visiteurs.  Je  reste  assez  longtemps  avec  les 
dames.  Short  arrive  et  nous  nous  disputons.  Il  prétend 
que  la  religion  est  à  la  fois  absurde  et  inutile,  et  qu'elle 
est  hostile  à  la  morale.  Je  soutiens  une  opinion  différente. 
Visite  à  Mme  de  LaCaze  ;  je  lui  présente  mes  condoléances 
sur  la  mort  de  son  ami,  le  baron  de  Besenval.  Cette  mort 
forme  naturellement  le  sujet  de  la  conversation,  car  il  était 


JOl'HÎVAI.   DE    (iOlVERXEl  R   MORRIS.  247 

irès  lié  avec  elle.  Elle  est  très  affligée.  D'après  les 
usages  de  Paris,  c'est  équivalent  à  la  perte  d'un  mari  en 
Amérique. 

\^  juillet .  —  Au  moment  oii  j'arrive  au  Champ  de  Mars, 
une  grande  multitude  s'y  trouve  déjà  rassemblée  pour 
célébrer,  par  une  messe,  l'anniversaire  de  la  prise  de  la 
Bastille.  A  l'Assemblée,  le  parti  républicain  a  traité  le  roi 
très  durement,  mais  le  rapport  qui  conclut  à  son  inviola- 
bilité sera  adopté.  M.  de  Trudaine  me  dit  avoir  entendu 
le  jeune  Aïontmorin  assurer  que  le  roi  est  d'une  nature 
cruelle  et  basse.  Une  preuve  de  sa  cruauté  était,  entre 
autres,  son  habitude  d'embrocher  et  de  rôtir  des  chats 
vivants.  Pendant  ma  promenade  avec  Aime  de  Flahaut,  je 
lui  dis  que  je  ne  pouvais  pas  croire  de  pareilles  choses. 
Elle  répond  qu'il  les  a  commises  dans  sa  jeunesse;  qu'il 
est  très  brutal  et  hargneux,  ce  qu'elle  attribue  surtout  à 
une  mauvaise  éducation.  Etant  encore  dauphin,  sa  bruta- 
lité l'a  fait  même  battre  sa  femme,  ce  qui  lui  valut  un  exil 
de  quatre  jours  infligé  par  son  grand-père  Louis  XV.  Jus- 
qu'en ces  derniers  temps,  il  avait  l'habitude  de  cracher 
dans  sa  main,  parce  que  c'était  plus  commode.  Il  n'est 
pas  étonnant  qu'un  pareil  animal  soit  détrôné. 

{'^juillet.  —  Je  dîne  aujourd'hui  chez  AI.  de  Aïontmorin. 
Alontesquiou  me  demande  si  je  ne  dois  pas  être  nommé 
ministre  près  de  cette  cour.  Je  réponds  que  non,  que  AI.  Jef- 
ferson  désire  beaucoup  la  nomination  de  AI.  Short,  etc.  Il 
dit  qu'il  est  certain  de  pouvoir  faire  adopter  par  le  Comité 
financier  toute  mesure  raisonnable  concernant  la  dette  des 
Etals-Unis  à  la  France.  Je  réponds  que  les  Etats-Unis 
feraient  aujourd'hui  surgir  des  difficultés. 

Paris  est  bouleversé  ce  soir  par  le  décret,  passé  à  la 
presque  unanimité  de  l'Assemblée,  et  déclarant  le  roi  invio- 
lable. Le  temps  a  été  clair  et  très  chaud.  La  populace  est 


248  JOI  HVAL   1)K    (lOl  VKH\K  IH    MOHHIS. 

très  porlée  à  l'émeute,  mais  la  garde  nationale  est  sortie  et 
postée  de  laeon  à  éviter  des  malheurs. 

Comme  je  loge  près  des  Tuileries,  à  l'Hôtel  du  Roi,  dans 
la  rue  Richelieu,  il  est  fort  possible  que  j'aie  une  bataille 
sous  mes  fenêtres.  L'auant-garde  de  la  populace  doit  se 
composer  de  deux  à  trois  mille  femmes.  Un  bon  et  sérieux 
engagement  serait,  je  crois,  plus  utile  que  nuisible,  mais 
le  grand  mal  provient  d'une  cause  difficile  à  Taire  dispa- 
raître. Je  pense  qu'il  sera  à  peine  possible  de  confier  l'au- 
torité, ou  plutôt  d'obtenir  que  le  peuple  obéisse,  à  un 
homme  qui  a  complètement  perdu  la  laveur  du  public;  et, 
si  on  l'écarté,  je  ne  vois  pas  comment  l'on  pourra  organiser 
une  régence.  Les  frères  du  roi  sont  à  l'étranger  ainsi  que 
le  prince  de  Condé.  Le  duc  d'Orléans  est  l'objet  du  mépris 
universel,  et,  si  l'on  nommait  un  conseil  de  régence,  on 
serait  obligé  de  nommer  des  personnages  faibles  ou  suspects . 
Ajoutez-y  les  querelles  inévitables,  même  pour  des  causes 
futiles,  dans  un  Etatdont  le  roi  est  détrôné.  En  même  temps, 
l'état  des  finances  est  détestable  et  empire  tous  les  jours. 

\  (y  Juillet.  — Je  vais  déjeuner  à  onze  heures  avec  lady 
Sutherland,  puis  je  l'accompagne  chez  M.  Houdon  pour 
voir  la  statue  du  général  Washington.  C'est  une  ièmme 
charmante.  Je  vais  chez  Mme  de  Ségur.  Le  comte  est  au 
lit,  avec  une  fluxion  à  la  joue.  Puisignieux  et  Rercheny 
sont  ici.  Le  premier  a  démissionné,  mais  le  second  con 
serve  son  régiment  parce  qu'il  ne  peut  l'abandonner.  11 
vient  de  quitter  le  comte  d'Afri,  qui  a  reçu  l'ordre  des 
cantons  suisses  d'insister  sur  le  payement  en  espèces  des 
troupes  de  ce  pays.  Ces  messieurs  déclarent  que  la  disci- 
pline a  disparu  de  l'armée,  et  je  crois  bien  que  c'est  la 
vérité. 

Je  fais  une  promenade  à  cheval  avec  Aime  de  Flahaut; 
nous  emmenons  d'abord  Vicq  d'Azir  qui  nous  dit  que 
Petion,  un  des  trois  commissaires  envoyés  par  l'Assemblée 


JOIHXAL    I)K    (iOl  V  KHXKl  U    AIOHIMS.  2V!) 

pour  accompagner  le  roi,  s'est  conduit  delà  façon  la  plus 
révoltante  et  la  plus  méchante.  Assis  en  voiture  avec  la 
famille  royale,  il  s'est  permis  les  manières  les  plus  dépla- 
cées, et  s'est  amusé  à  expliquera  Mme  Elisabeth  la  manière 
de  composer  un  conseil  de  régence.  J'ai  reçu  un  mot  de 
Mme  de  Montmorin,  me  recommandant  un  malheureux 
Irlandais.  Je  lui  ai  donné  une  guinée,  et  j'ai  parlé  à  l'am- 
bassadeur de  l'envoi  de  ses  enfants  à  Dublin.  Il  est  quelque 
peu  extraordinaire  qu'un  rebelle  américain  se  voie  chargé 
de  rapatrier,  aux  frais  de  Sa  Majesté  Britannique,  les 
descendants  des  rebelles  irlandais.  Mais  telles  sont  les 
vicissitudes  de  la  vie. 

M  juillet.  —  Visite  à  l'ambassadrice  d'Angleterre,  qui 
me  reçoit  avec  une  cordialité  charmante.  Le  colonel 
Tarleton  et  lord  Seikirk  sont  ici,  et  la  conversation  s'en- 
gage par  hasard  sur  l'Amérique,  ce  qui  est  amusant,  car 
ils  ne  me  connaissent  pas.  Tarleton  dit  qu'une  fois,  aux 
avant-postes,  il  s'est  procuré  la  liste  des  espions  du  général 
Washington,  et  que  Linton,  après  les  avoir  enfermés,  les 
laissa  sortir,  quelques  jours  après,  par  faiblesse  ou  par 
compassion.  Je  blâme  cette  faiblesse.  Je  vais  ensuite  au 
Louvre,  et  en  chemin  je  rencontre  la  municipalité,  avec 
le  drapeau  rouge  déployé.  Au  Louvre,  nous  montons  dans 
la  voiture  de  Mme  de  Flahaut;  je  m'arrête  pour  prendre 
mon  télescope,  puis  nous  allons  à  Chaillot,  mais  le  temps 
que  nous  y  lait  perdre  Mme  de  Courcelles  nous  fait  arriver 
sur  les  hauteurs  de  Passy  trop  tard  pour  voir  ce  qui  se 
passe  au  Champ  de  Mars.  En  revenant,  cependant,  nous 
apprenons  que  la  milice  a  fini  par  tirer  sur  la  foule  et 
qu'il  y  a  quelques  tués.  Les  gens  se  sont  sauvés  aussi  vite 
qu'ils  ont  pu.  Ce  matin,  pourtant,  ils  massacraient  deux 
hommes,  et  ce  soir  l'on  a,  dit-on,  assassiné  deux  miliciens 
dans  la  rue.  Celte  affaire,  je  crois,  va  nous  assurer  la  tran- 
quillité, bien  que  probablement  quelque  chose  d'encore 


2Ô0  JOIKV.M,    I)i;    (;(>r\  KHVKIII    MOIIHIS. 

plus  sérieux  soit  nécessaire  pour  inaler  cette  abominable 
populace.  Je  vais  passer  la  soirée  chez  Mme  de  Ségur.  Ses 
botes  sont  encore  effrayés  et  aucun  ne  vient,  sauf  le  che- 
valier de  Boufllers.  Ségur  raconte  ce  qui  s'est  passé  entre 
la  reine  et  lui,  et  comment  elle  Ta  trompé.  Il  me  demande 
de  dîner  avec  lui  jeudi,  pour  rencontrer  le  comte  de  La 
Marck  qui  en  a  exprimé  le  désir.  Je  crois  en  deviner  la 
raison,  mais  nous  verrons.  Je  pense  que  l'un  des  plus 
beaux  spectacles  que  j'aie  jamais  vus,  était  celui  de  ce  soir 
au  pont  lloyal  :  Lu  beau  clair  de  lune,  un  silence  de 
mort,  et  la  rivière  coulant  doucement  sous  les  différents 
ponts,  entre  de  hautes  maisons,  toutes  illuminées  (par 
ordre  de  la  police),  et,  de  l'autre  côté,  des  bois  et  des 
collines  dans  le  lointain.  Pas  un  souffle  d'air.  Il  a  fait 
très  chaud  toute  la  journée. 

(lopie  de  ma  lettre  à  Robert  Morris  :  «  Le  but  de  In  léunion 
du  17  juillet  était  de  persuader  à  l'Assemblée,  parla  douce 
inllnence  de  la  corde,  de  défaire  tout  ce  qu'elle  avait  fait  à 
propos  du  monarque  emprisonné,  (^omme  les  diliérenls 
ministres  et  les  olficiers  municipaux  avaient  été  chargés 
par  l'Assemblée  de  maintenir  l'ordre  et  de  veillera  Texé- 
cution  des  lois,  on  a  fait  une  proclamation  et  déployé  le 
drapeau  rouge.  Revenant  de  chez  l'ambassadeur  de  Hol- 
lande vers  sept  heures  du  soir,  j'ai  rencontré  un  détache- 
ment de  la  milice  avec  le  drapeau  rouge,  et  quelques  officiers 
civils.  Peu  après,  je  suis  monté  sur  une  hauteur  pour  voir  la 
bataille,  mais  elle  était  terminée  avant  mon  arrivée,  la 
milice  n'ayantpas  voulu,  comme  d'habitude,  mettre  l'arme 
au  pied  sur  l'ordre  de  la  foule.  A  son  ordinaire,  celle-ci 
commença  à  lui  jeter  des  pierres.  Il  faisait  chaud  et  c'était 
dimanche  après-midi;  or,  d'après  un  usage  immémorial, 
les  habitants  de  cette  capitale  ont  généralement  une  partie 
de  plaisir  pour  ce  jour-là.  Klre  privés  de  leur  anuisenient, 
parader  dans  les  rues  sous  un  soleil  brûlant,  puis  se  tenir 
comme  des  dindons  pour  être  assommés  à  coups  de  bri- 


JOl  H\AL    DE    COrVERVKlH    MORIUS.  251 

qucs,  c'en  fut  un  peu  Irop  pour  la  palience  des  miliciens; 
aussi,  sans  attendre  d'ordre,  ils  tirèrent  et  tuèrent  une 
douzaine  ou  deux  des  manifestants  en  haillons.  Les  autres 
retrouvèrent  leur  vigueur  pour  fuir.  Si  les  miliciens  avaient 
attendu  des  ordres,  je  crois  bien  qu'ils  auraient  pu  être 
tons  assommés  avant  d'en  recevoir.  En  l'espèce,  l'affaire 
a  été  des  plus  simples.  Plusieurs  miliciens  ont  été 
assassinés  depuis,  et  deux  hommes  ont  été  accrochés  aune 
lanterne,  et  mutilés  à  la  parisienne.  Il  en  est  résulté  une 
certaine  effervescence.  La  Fayette  a  vu  la  mort  de  près,  ce 
matin,  mais  le  pistolet  a  dévié  contre  sa  poitrine.  Bien  que 
Tassassin  eût  été  aussitôt  saisi,  le  général  donna  l'ordre  de 
le  remettre  en  liberté.  Ces  choses  se  passent  de  commen- 
taires. Je  crois  que  nous  serons  tranquilles  pendant  quel- 
que temps,  mais  il  est  bien  possible  qu'un  violent  effort 
soit  fait  sous  un  prétexte  plausible,  et  alors,  si  la  milice 
réussit,  l'ordre  sera  rétabli  définitivement.  Vous  aurez 
appris  de  divers  côtés  la  fuite  du  roi.  A  propos,  on  le 
disait  parftiitement  libre  ici,  et  pourtant  noire  ami  La 
Fayette  a  été  bien  près  d'être  pendu  à  cause  de  cette  fuite, 
mais  pour  se  justifier  il  prouva  que  Sa  Majesté,  outre 
la  parole  qu'P]lle  avait  donnée,  était  si  étroitement  sur- 
veillée, qu'EIle  n'avait  que  peu  de  chances  de  partir  sans 
attirer  l'attention.  La  conduite  du  roi  était  folle.  Les 
affaires  publiques  étaient  dans  une  telle  situation  qu'en  se 
tenant  tranquille,  il  serait  bientôt  devenu  le  maître,  parce 
que  l'anarchie  qui  règne  partout  aurait  montré  la  nécessité 
de  lui  confier  l'autorité,  et  parce  qu'il  est  impossible  que 
l'équilibre  entre  une  assemblée  unique  et  un  prince  soit  tel, 
que  celui-ci  ne  devienne  bientôt  trop  lourd  pour  ses 
sujets  ou  trop  léger  pour  les  affaires.  De  plus,  l'Assemblée, 
fortement  soupçonnée  de  corruption,  tombait  rapidement 
dans  l'estime  publique.  Le  départ  du  roi  a  tout  changé,  et 
maintenant  on  semble  généralement  désirer  une  républi- 
que, ce  qui  est  dans  l'ordre  naturel  des  choses.  Hier  l'As- 


252  JOI  H\.\L    DM    COT  V  K  H\  K  l  II   MOHHIS. 

semblée  a  décrété  que,  le  roi  étant  inviolable,  on  ne  pou- 
vait le  comprendre  dans  les  poursuites  intentées  contre 
ceux  qui  étaient  concernés  dans  son  évasion.  Cela  a  causé 
une  «{rande  eftervescence.  Le  peuple  s'assemble  actuelle- 
ment à  ce  sujet,  et  les  miliciens  (dont  beaucoup  sont  hostiles 
au  roi)  sont  sortis.  On  a  volé  une  loi  contre  l'émij^ration, 
bien  que,  d'après  la  déclaration  des  Droits  de  l'homme, 
chacun  ait  le  droit  d'aller  où  il  lui  plaît;  mais,  vous  le 
savez,  c'est  là  le  sort  ordinaire  des  déclarations  de  droits. 
On  ne  sait  combien  de  temps  cette  restriction  sera  main- 
tenue, mais  tant  qu'elle  dînera,  aucune  lerre  ne  pourra 
être  vendue  au  détail.  55 

IXjuillel.  —  Dîner  chez  le  comte  de  Ségur;j'y  ren- 
contre M.  de  La  Mark  et  M.  Pellier.  11  se  trouve  que  ce  der- 
nier a,  sur  le  gouvernemenl,  presque  les  mêmes  opinions 
que  moi.  Aj)rès  le  dîner,  promenade  avec  Mme  de  Ségur 
dans  les  jardins  du  Palais-Bourbon.  Elle  m'a  demandé  cet 
après-midi  (probablement  pour  en  informer  son  mari)  si 
j'accepterais  la  place  de  ministre  plénipotentiaire  au  cas  où 
elle  me  serait  offerte.  J'ai  répondu  :  «  Oui,  si  l'on  m'en 
donne  l'autorité.  «  Elle  m'a  demandé  ensuite  si  je  saisirais 
l'occasion  de  l'obtenir,  au  cas  où  le  roi  et  la  reine  promet- 
traient de  suivre  mes  conseils.  Je  lui  ai  dit  que  dansée  cas 
je  réfléchirais.  Brémond  n)'informe  qu'il  est  nécessaire 
de  voir  Canms  pour  divers  détails,  et  veut  que  je  m'en 
occupe.  Lui  et  Pellier  doivent  dîner  avec  moi  demain.  Je 
dîne  chez  Mme  de  Flahaut.  Nous  allons  à  l'Opéra  ensem- 
ble. «  OEdipe  «  est  suivi  du  ballet  de  "  Psyché  »  .  La  mu- 
sique de  l'Opéra  est  excellente,  de  beaucoup  la  meilleure 
(juej'aie  jamais  entendue;  je  donne  mon  avis  à  ce  sujet,  et 
l'on  m'assure  que  c'est  la  meilleure  qui  soit  sur  une  scène 
française.  Le  ballet  est  absolument  magnifique.  Mme  de 
Flahaut  me  dit  qu'elle  a  besoin  de  petits  assignats  pour 
M.  Bertrand,  et  qu'elle  y  trouvera  du  profit.  Xalurellement 


JOIHXAL   1)1-:    GOl  \EU\EIR   MORRIS.  253 

jepromels  mou  assistance.  M.  de  Ségur  m'adit  aujourd'hui 
qu'il  désirait  que  je  choisisse  un  jour  pour  dîner  avec 
M.  de  Monlmorin,  afin  de  conférer  avec  Jui  sur  l'élat  des 
affaires  publiques.  Je  promets  de  le  faire,  tout  en  évitanlde 
fixer  lo  jour.  J'ai  dit  à  Mme  de  Flahaut  quej'avais  toujours 
su  apprécier  la  conduite  de  son  ami  l'évêque  envers  moi; 
que  ses  manières,  sur  lesquelles  elle  attire  mon  atten- 
tion, ne  me  surprennent  donc  pas,  et  que  je  lui  eu  parle 
maintenant  parce  qu'il  sera  peut-être  nécessaire  de  le  lui 
rappeler  plus  tard.  Elle  dit  que  M.  de  Montmorin  est  main- 
tenant entièrement  acquis  à  Barnave  et  à  Lameth.  Cela  ne 
me  surprend  nullement.  Montesquiou  a  eu  avec  lui  une 
scène  un  peu  vive  à  ce  sujet. 

1^  juillet.  —  M.  Brémond  vient  me  voir  ce  matin,  et  me 
dit  que  je  peux  poser  las  conditions  qui  me  plairont  pour 
avoir  l'aide  de  Camus.  Je  vais  au  Louvre  avant  l'arrivée  de 
M.  de  Montesquiou,  pour  répondre  à  une  invitation  de 
MmedeFlahaut,àqui  j'ai  promis  100,000 francs,  si  l'affaire, 
qu'elle  ignore,  réussit.  J'expose  à  Montesquiou  la  néces- 
sité d'avoir  Camus,  et  il  promet  de  le  sonder.  Je  lui  dis  que 
Mme  de  Flahaut  ne  sait  rien  de  l'affaire.  Il  demande  si  j'en 
ai  parlé  à  l'évêque.  Je  réponds  qu'il  est  au  courant  depuis 
longtemps,  mais  pas  par  moi;  je  ne  lui  en  ai  jamais  parlé 
et  je  n'ai  pas  l'intention  de  le  faire.  Je  parle  à  M.  Brémond 
de  M.  Camus  et  lui  dis  ce  que  j'ai  promis.  Mme  de  Ségur 
me  dit  que  Madame  Adélaïde  a  harangué  le  peuple  de  Rome  au 
sujet  de  la  fuite  du  roi  ;  néanmoins  elle  était  légèrement  dans 
l'erreur,  car  on  l'avait  informée  qu'il  était  à  Luxem- 
bourg. —  Visite  à  Mme  du  Bourg,  oii  il  y  a  une  table 
de  rouge  et  noir.  Je  bavarde  avec  l'ambassadeur  d'An- 
gleterre, et  je  joue  de  très  petites  sommes,  de  façon  à 
n'avoir  ni  gains  ni  perles.  Je  dis  à  Mme  de  Beaumont  que 
je  dînerai  chez  elle  demain  avec  Ségur,  et  que  je  veux 
voir  son  père  auparavant,  et  j'informe  Mme  de  Ségur  que 


2.-)V  JOl  K\AI-    I)K    (101  VLRXEl  R  MORRIS. 

je  neveux  pas  faire  d'avances  à  son  maii,  mais  qu'il  devra 
commencer  la  conversation. 

IM)  juillet.  —  Je  dine  avec  M.  de  Monlmorin.  Je  lui  parle 
pendant  quelques  minutes  avant  le  dîner,  pour  le  préparer 
à  une  conversation  avec  le  comte  de  Ségur,  qui  doit  nie  ren- 
contrer ici,  mais  qui  ne  vient  pas.  M.  de  Montmorin  dit 
qu'il  a  recommandé  le  mémoire  de  Suan  au  ministre  de  la 
marine,  et  qu'il  a  écrit  sa  recommandation  au  dos,  maisje 
parierais  qu'il  ne  l'a  pas  lu.  Je  vais  chez  l'ambassadrice 
d'Angleterre,  et  je  ni'aperçois  qu'avec  des  prévenances  je 
gagnerais  la  confiance  de  son  mari,  qui  est  plus  caj)able 
qu'on  ne  le  croit  généralement. 

'M  juillet.  —  Ce  matin  j'envoie  clitrclier  M.  de  Montes- 
quiou  qui  arrive  un  peu  avant  midi.  Je  lui  expose  nos 
opérations  avec  Camus  et  j'offre  de  l'y  intéresser.  Il  bondit 
à  l'idée  de  vendre  sou  vote,  maisje  lui  fais  observer  que  loin 
de  là,  nous  ne  faisons  que  profiter  de  celui  de  M.  Canms.  lime 
dit,  et  je  le  savais  déjà,  qu'il  a  un  grand  besoin  d'argent,  et 
promet  d'agir  de  façon  désintéressée  avec  Camus  pour  le 
bien  de  l'aflaire.  J'ajoute  que  j'ai  l'intention  de  lui  assurer 
une  part  dans  l'alfaire  des  rations.  Je  dine  chez  M.  Grand,  et 
comme  nous  trouvons  tous  qu'il  fait  très  chaud,  il  place 
un  thermomètre  à  l'ombre  ;  celui-ci  marque  28  degrés  Réau- 
nmr  ou  89  degrés  Fahrenheit.  C'est  déjà  joli.  Chez  Mme  de 
Ségur,  le  comte  de  La  Marck,  qui  est  présent,  semble  désirer 
être  en  bons  termes  avec  moi ,  tout  en  cachant  ce  désir  par  une 
sorte  de  cocpietterie  masculine.  J'apprends  (ju'il  a  parlé  à 
M.  de  Montmorin  de  notre  dîner  chez  M.  de  Ségur.  11  semble 
donc  y  avoir  uu  fil  couducleur  à  travers  tout  ce  tissu .  Brémond 
vient  m'apprendre  que  Canms  a  été  adouci  par  la  teinture 
d'or  dans  l'affaire  de  Malte;  on  peut  donc  compter  sur  lui 
pour  d'autres  choses,  si  l'on  en  fait  une  application  con- 
venable. 


JOLKVAL    1)1']    GOl  VKRiXKlK    :\I0KR1S.  255 

A  août.  —  Je  vais  chez  Mme  de  Montmorin  ;  j'y  trouve 
le  cointe  de  Là  Marck,  et  je  crois  encore  m'apercevoir  qu'il 
désire  faire  plus  ample  connaissance  avec  moi.  Je  remarque 
que  lui  et  M.  de  Montmorin  prennent  des  chemins  dif- 
férents pour  se  rencontrer  dans  le  cabinet  de  ce  dernier. 
Je  vois  le  comte  de  Bercheny.  Il  a  reçu  une  plainte 
du  camp  de  la  milice  dans  lu  plaine  de  Grenelle;  on  trouve 
le  sol  trop  dur  et  trop  rugueux  pour  dormir.  C'est  tout  à 
fait  le  genre.  D'après  sa  description,  j'estime  que  ce  corps 
ressemble  à  tous  les  autres  corps  de  n)ilice,  avec  cette 
seule  différence  qu'ici  les  individus  dilfèrent  essentiellement 
entre  eux  au  point  de  vue  de  la  fortune,  et  qu'ils  ont  en 
général  les  mœurs  les  plus  dissolues. 

6  août.  —  Hier  Brémond  m'a  apporté  à  lire  la  Constitu- 
tion française.  Short  me  demande  ce  que  j'en  pense.  Je 
réponds  qu'elle  est  ridicule.  Je  dine  avec  M.  de  Montmorin 
et  nous  parlons  affaires.  Il  a  une  opinion  assez  juste  de  lui- 
même  et  (les  autres.  11  me  répète  ce  qui  s'est  passé  ce 
malin  chez  le  roi  ;  ce  récit  lui  arrache  des  larmes  et  à  moi 
aussi.  Pauvre  homme  !  Le  roi  se  considère  comme  perdu 
et  tout  ce  qu'il  fera  maintenant  sera  pour  son  fils.  Je  vais  à 
Auteuil  voir  Mme  Helvétius.  Ses  invités  sont  des  démocrates 
fous  à  lier.  La  Constitution  forme  maintenant  le  sujet  de 
toutes  les  conversations  auxquelles  je  prends  Je  moins  de 
part  possible. 

7  (loùl.  — Visite  au  marquis  de  Montesquiou  avec  qui 
je  parle  affaires.  Il  me  dit  qu'une  tentative  de  corruption  a 
été  faite  auprès  d'Amelot,  qui  en  a  fait  part  au  Comité  ;  que 
c'était  pour  l'affaire  des  rations;  que  Camus  s'est  expliqué 
à  ce  sujet,  et  qu'il  a  été  décidé  de  réunir  le  Comité  diplo- 
matique mardi.  Ce  matin  Brémond  m'amène  Pellier,  et 
comme  il  doit  laire  partie  de  notre  conseil,  je  lui  montre 
les  observations  que  j'ai  déjà  rédigées.  Il  semble  désireux 


25f)  JOIHVAL   I)K    (JOIVKUXKI  R   MOIIHIS. 

do  les  voir  achever  rapidement,  afin  d'adopter  celles  que 
demanderont  les  circonstances.  —  Souper  chez  l'ambas- 
sadrice d'An<jleterre,  chez  qui  je  rencontre  lord  Fitzgerald. 
11  revient  d'Amérique,  où  il  a  fait  une  longue  excursion  à 
l'intérieur.  C'est  un  jeune  homme  agréable  et  intelligent. 
Notre  réunion  qui  comprend  seulement  encore  son  frère 
et  lord  Gower,  est  une  des  plus  agréables  dont  j'ai  souvenir. 
M.  Jaubert  vient  avec  le  peu  qu'il  a  traduit  de  mon  ou- 
vrage (1)  ;  il  me  faut  beaucoup  de  temps  pour  faire  les  cor- 
rections et  rappeler  l'énergie  de  l'original.  Je  vais  chez 
M.  de  Vlontmorin,  et  selon  ce  que  lirémond  m'adit  ce  ma- 
tin, je  lui  parle  des  rations.  Il  répond  que  cette  cause  est  per- 
due au  comité  ;  c'est  exactement  le  contraire  de  ce  que  m'a 
dit  Brémond.  Je  trouve  que  Montmorin  commence  à  être 
très  monté  contre  la  Constitution.  Mme  de  Flahaut  est  au 
désespoir  de  la  froideur  que  l'évêque  témoigne  pour  ses 
intérêts.  Je  lui  dis  que  je  n'en  suis  nullement  surpris,  et 
notre  conversation  m'amène  à  lui  montrer  le  caractère  de 
cet  homme  sous  son  vrai  jour. 

11  est  amusant  d'entendre  certaines  gens  se  plaindre  que 
le  parti  républicain  commence  à  prédoujiner  dans  l'Assem- 
blée. On  dirait  que  ses  adversaires,  ceux  qui  ont  élaboré  la 
Constitution,  sont  des  monarchistes. 

IB  aoiït.  — Dîner  chez  le  comte  de  LaMarck,  qui  me  dit 
que  notre  entrevue  chez  M.  de  Montmorin,  projetée  |)Our 
demain,  est  renvoyée  à  vendredi,  jour  oii  Pellier  aura 
aussi  préparé  un  plan.  On  assure  que  la  Constitution  a  été 
adoptée  aujourd'hui.  Le  prince  de  Poix  que  je  rencontre, 
tient  un  langage  des  jdus  aristocratiques,  il  est  dépourvu  de 
force,  mais,  comme  dit  le  docteur  Franklin,  «  les  pailles  et 
les  plumes  montrent  d'où  souffle  le  vent  55 . 


(1)  (let  oiura;|c  osi  un  projet  do  discours  au  roi,  pour  le  dissuader  d'i 
ceptcr  la  (jonstiliition. 


JOIRXAL   I)K    COrVKRMU  F{   MORHIS.  257 

18  aoâl.  —  M.  Brémoiid  vient  comme  d'habitude,  et  je 
fais  à  mon  tableau  linancier  de  nouvelles  corrections,  dont 
l'effet  sera,  je  crois,  considérable.  Ouand  je  vais  chez 
M.  de  Montmorin,  il  commet  l'imprudence  de  quitter  un 
cercle  d'ambassadeurs  pour  venir  à  moi,  et  me  donner  rendez- 
vous  pour  demain.  Il  dit  qu'il  a  demandé  à  Pellier  de  ras- 
sembler tous  les  traits  populaires  de  la  conduite  du  roi  depuis 
qu'il  est  sur  le  trône,  et  de  les  mettre  dans  son  discours.  C'est 
un  tort,  et  je  le  lui  laisse  entendre,  mais  sa  sotte  vanité  aura 
probablement  le  dernier  mot.  Après  le  dîner,  nous  exa- 
minons le  rapport  de  AI.  de  Beaumetz  sur  la  manière  de 
présenter  la  Constitution  au  roi.  Je  leur  demande,  mais  en 
vain,  d'étudier  l'importante  question  de  la  conduite  quede- 
vra  adopter  le  roi.  Je  pense  que  les  mesures  faibles  seront 
probablement  adoptées. 

20  août.  —  M.  Brémond  discute  aujourd'hui  avec  moi 
cette  question  :  Quel  régime  convient  aux  relations  delà 
France  avec  ses  colonies,  et  quelles  relations  peut-elle  leur 
permettre  avec  des  étrangers,  particulièrement  avec  les 
Etats-Unis?  Etaut  d'accord  là-dessus,  nous  examinons  en- 
suite les  moyens  d'atteindre  notre  but,  et  nous  fixons  notre 
plan  d'opération,  qui  réussira  probablement.  Il  doit  pré- 
parer un  mémoire  qu'il  me  montrera,  et  dans  l'intervalle 
fera  adopter  une  résolution  demandant  aux  Comités  colo- 
nial, d'agriculture,  de  commerce  et  fiscal,  un  rapport  sur 
les  pouvoirs  à  donner  aux  commissaires  partant  pour  Saint- 
Domingue.  Il  faudra  d'une  façon  générale  que  pouvoir 
soit  donné  aux  commissaires  de  consulter  les  assemblées 
coloniales,  et  de  s'entendre  avec  elles  pour  un  projet  d'union 
et  de  règlements  commerciaux,  qui  serviront  de  base  aux 
délibérations  futures.  Puis  ces  commissaires  feront  le 
reste.  Après  avoir  décidé  ce  plan,  je  lui  parle  d'affaires  par- 
ticulières, et,  comme  elles  sont  de  son  goût,  il  fera  naturel- 
lement tous  ses  efforts  pour  les  faire  réussir.  Il  a  noté  quel- 

17 


2:)S  jornxAL  dk  (lorv  KHVKin  mohris. 

qiies  réflexions  sur  1  iHaldes  finaiicjes,  qui,  dil-il,  elCrayeront 
M.  de  Montmoriii  el  lui  fcronl  adopler  mes  mesures.  Je 
lui  déuioiiire  que  ces  réflexions  reflrayeront  l)ien,  si  elles 
sont  justes,  mais  que  le  résultai  serait  tout  à  l'ait  contraire 
à  mes  désirs.  I. 'ambassadeur  d'Angleterre  et  le  ministre  de 
Prusse  m'inloruient  qu'une  convention  a  été  sijpiée  entre 
rimpcralricede  Russie  et  le  (irund  Turc  le  26  du  mois  der- 
nier, sur  les  bases  que  la  première  a  toujours  réclamées.  Ber- 
«jasse  corri;i;oce  que  j'avais  écrit  ce  matin.  Il  dit  qu'il  écrira 
au  roi  demain  sur  l'état  des  ailaires,  et  lui  exposera  (ju'ayant 
obtenu  connnunication  de  mon  |)lan  pour  en  corriger  le 
style,  il  le  transmet  à  Sa  Majesté,  mais  sous  le  sceau  du  secret 
absolu.  Je  me  rends  avec  AI.  Brémond  clie/ M.  deAIontmo- 
rin  et  j'y  rencontre  M.  de  La  Alarck.  Nous  examinons  les 
tableaux  dressés  par  Brémond,  [)uis  j'expose  à  AI.  de  Alont- 
morin  mes  idées  sur  cette  affaire,  lui  reprocbant  en  même 
tempsde  nem'avoir  pas  fait  connaître  plus  tôt  les  opinions 
de  AI.  (le  Bcaumetz.  AI.  Brémond  me  demande  de  spéculer 
sur  la  rente  ;  je  refuse,  prétextant  que  ce  jeu,  ruineux  pour 
quelques-uns  el  dangereux  pour  tous,  devient  déloyal  quand 
la  connaissance  des  fails  permet  à  un  individu  de  parier  avec 
la  certitude  du  gain.  Je  m'babille  et  vais  au  Louvre  Aime  de 
FJaliaut  me  dit  être  convaincue  que  le  roi  commettra  bien- 
tôt une  nouvelle  folie,  et  elle  m'en  donne  les  raisons.  — Visite 
à  Aime  deStai'l  qui  me  fait  bon  accueil.  Elle  perd  les  illu- 
sions qu'elle  avait  sur  la  Constitution.  Je  vais  ensuite  cliez 
Aime  de  Guibert,  où  je  passe  la  soirée.  On  s'anmse  à  colin- 
maillard. 

25  non/.  —  Le  comte  de  Ségur  me  dit  qu'une  des  rai- 
sons de  son  départ  pour  la  campagne  est  qu'il  s'attendait 
à  être  consulté  par  le  roi;  il  me  dit  quels  conseils  il  aurait 
donnés.  Je  crois  (|u'il  se  tromj)e  dans  son  motif,  car  il  s'est 
montré,  a  ditférenles  reprises,  fortement  disposé  à  servir 
de  conseiller.  Je  dîne  de  bonne  beure  avec  .Mme  de  Flaliaut, 


JOl  RVAL   DE    GOLVER.VEl  R   AIORRIS.  259 

puis  je  vais  à  l'Académie.  Rien  (l'extraordinaire,  mais  je 
remarque  que  dans  l'auditoire  il  y  a  plus  de  religion  que 
je  ne  supposais.  C'est  bon  signe.  Je  retourne  aux  appar- 
tements de  Mme  de  FJaliaut;  elle  ramène  l'abbé  Delille, 
qui  nous  récite  des  vers  charmants.  Je  vais  chez  M.  de 
Montmorin,  et  lui  dis  que  j'ai  lieu  de  craindre  que  le  roi 
ne  médite  un  autre  coup  de  théâtre.  11  ne  le  pense  pas. 
Nous  discutons  longuement  ensuite  ce  qu'il  y  a  a  l'aire  :  je 
trouve  qu'il  commence  à  avoir  une  notion  correcte  des 
choses.  11  est  très  inquiet  au  sujet  d'un  ministre  des  finances. 
Je  lui  dis  que,  quand  le  gouvernement  jouira  d'une  auto- 
rité suffisante,  je  lui  donnerai  un  plan  pour  les  finances. 
Je  rentre  de  bonne  heure,  après  avoir  fait  en  chemin  une 
visite  à  Laborde.  La  situation  du  roi  le  remphlde  tristesse. 
Je  réponds  qu'il  n'y  a  aucun  danger,  et  lui  montre  dans  ses 
grandes  lignes  la  conduite  que  devrait  tenir  Sa  Majesté.  Il 
me  demande  de  mettre  tout  cela  par  écrit.  Je  refuse,  pour 
le  moment.  11  ajoute  que  le  roi  comprend  bien  l'anglais, 
et  (|u'il  gardera  le  secret  ;  je  puis  l'en  croire,  car  il  a 
été  plusieurs  années  valet  de  chambre  de  Louis  XV. 

26  août.  —  Mme  de  Staël  m'invite  à  dîner.  Elle  me 
demande  de  lui  montrer  le  mémoire  que  j'ai  préparé  pour 
le  roi.  J'en  suis  surpris,  et  j'insiste  pour  savoir  comment 
elle  en  a  eu  connaissance.  Elle  me  le  dit  presque.  Je  le  lis 
pour  elle  et  l'abbé  Louis,  par  qui  elle  l'a  connu;  comme 
je  m'y  attendais,  ils  sont  hostiles  à  un  ton  aussi  hardi.  Je 
suis  bien  persuadé  qu'on  adoptera  un  plau  sans  grandeur. 
L'ambassadrice  d'Angleterre  arrive  pendant  cette  lecture 
qu'elle  interrompt  de  la  façon  la  plus  agréable  pour  moi. 
J'arrive  tard  chez  AL  de  Montmorin.  \ous  nous  retirons 
dans  son  cabinet  et  je  lui  lis  mon  projet  de  discours  au  roi. 
Il  en  est  épouvanté,  et  dit  qu'il  est  trop  violent  et  que  le 
tempérament  populaire  ne  pourra  l'endurer.  \ous  discu- 
tons longuement  et  je  lui  laisse  le  projet.  Nous  en  repar- 


260  JOIJKX'AL   I)K    (;OUV  EUX  K  IH    AFOIUIIS 

lerons  et  il  le  nionfrera  lundi  au  roi.  Je  lui  donne  la  per- 
mission (que  d'ailleurs  il  aurait  prise)  de  le  montrera  sa  fille. 
Je  sais,  pour  lui  avoir  monté  la  tête,  qu'elle  encouragera 
cette  démarche.  Je  vais  au  Louvre,  pour  tenir  uia  pro- 
messe. Mme  de  Flahaut  me  dit  que  l'évêque  lui  a  parlé 
de  mon  œuvre.  Mme  de  Staël  aurait  dit  que  je  la  lui  avais 
montrée,  et  la  trouverait  très  faible.  Mme  de  Flahaut  a  af- 
firmé à  l'évêque  que  ce  n'était  pas  vrai,  car,  au  contraire, 
Mme  de  Statil  redoutait  seulement  qu'elle  ne  lût  trop  har- 
die. Nous  bavardons  longtemps  comme  cela.  Je  m'attendais 
à  ce  que  Mme  de  Staël  se  conduisit  ainsi.  Je  n'en  suis  donc 
nullement  surpris.  Je  vais  souper  chez  l'ambassadrice  d'An- 
gleterre; elle  est  seule  avec  son  mari.  \ous  avons  un 
agréable  entretien  avant  l'arrivée  de  Mme  de  Coigny. 
Nous  nous  complimentons  mutuellement,  Mme  de  Coigny 
et  moi,  et  je  crois  possible  que  nous  devenions  amis,  mais 
cela  dépend  du  chapitre  des  accidents,  car  elle  devra  se 
donner  la  peine  d'y  parvenir. 

29  août.  —  Mme  de  Beaumont  me  dit  que  Aime  de  Staël 
a  informé  son  père  qu'elle  avait  vu  mon  œuvre.  C'est  une 
femme  diabolique  et  je  raconte  à  Mme  de  Beaumont  toute 
l'histoire.  Il  est  clair  que  AI.  de  Montmorin  ne  peut  pas 
et  ne  veut  pas  se  servir  de  mon  brouillon.  Je  vais  chez 
Aime  de  Staël.  Elle  est  encore  à  sa  toilette,  et  je  suis  désap- 
pointé dans  mon  attente  d'y  rencontrer  lady  Sutherland.  La 
conversation  est  terne.  Je  n'ai  pas  l'occasion  de  dire  à 
Aime  de  Staël  ce  que  je  me  proposais  de  lui  dire,  car  elle 
paraît  avoir  quelques  remords  et  elle  m'évite,  mais  je  dis 
à  l'abbé  Louis  que  je  renonce  à  me  mêler  de  quoi  que  ce 
soit,  et  que  je  demanderai  que  mon  plan  ne  soit  pas  suivi. 
Brémond  me  prie  de  le  faire  nommer  l'un  des  commissaires 
du  trésor.  Je  donne  à  AI.  de  Alontmorin  un  mémoire  sur  la 
situation  actuelle.  Il  me  dit  que  Mme  de  Staël  s'est  jouée  de 
lui  une  fois  comme  de  moi;  son  père  aurait  assuré  qu'elle 


JOURXAL   DK    GOLVKR.VELR   MORRIS.  261 

avait  l'habitude  de  prétendre  savoir  afin  d'être  informée. 
Je  réponds  que  je  lui  ai  donné  lieu  de  croire  que  j'avais 
entièrement  abandonné  la  chose,  et  je  lui  demande,  à  lui, 
d'en  parler  légèrement,  comme  d'une  affaire  classée.  Il 
réplique  que  le  projet  est  maintenant  dans  les  mains  du 
roi,  qui  a  trouvé  le  discours  préparé  pour  lui  difficile  à 
avaler  piu'ce  qu'on  y  avoue  qu'il  a  perdu  la  couronne; 
mais  il  a  fait  observer  à  Sa  Majesté  que  son  seul  tort  était  de 
ne  pas  avoir  150,000  hommes  à  ses  ordres. 

2  septembre.  —  Le  comte  de  Montmorin  m'annonce  la 
conclusion  de  la  paix  entre  la  Russie  et  la  Porte  ;  il  tient 
de  source  sûre  que  divers  corps  de  troupes  sont  en  marche, 
de  sorte  que,  l'Empereur  et  le  roi  de  Prusse  étant  com- 
plètement d'accord,  il  semble  probable  que  l'on  projette 
quelque  chose  contre  ce  pays.  Je  l'assure  que  dans  ce  cas 
il  me  paraît  d'autant  plus  nécessaire  de  faire  déclarer,  par 
le  roi  au  moins,  les  grandes  lignes  de  la  Constitulion  qu'il 
désire;  il  dit  que  les  émigrés  réclament  l'ancien  régime 
pur  et  simple.  S'ils  insistent,  je  crois  qu'il  y  aura  de  chaudes 
rencontres.  —  Visite  à  l'ambassadeur  d'Angleterre.  Je 
m'entretiens  un  peu  avec  le  comte  de  La  Alarck  qui  est,  ou 
prétend  être,  de  mon  avis  sur  la  Constitution  et  sur  la  con- 
duite que  devrait  tenir  le  roi.  Mme  de  Staël,  qui  est  là,  a  une 
violente  dispute  avec  l'abbé  de  Alontesquiou  ;  c'est  l'évêque 
d'Autim  qui  en  est  en  partie  la  cause,  à  la  grande  édification 
de  M.  de  Narbonne,  à  peine  revenu  d'Ilalie.  Au  souper, 
Alontesquiou  trace  des  finances  de  ce  pays  un  tableau  qui, 
serrant  de  près  l'original,  n'est  naturellement  pas  beau. 
La  Constitution  a  été  présentée  ce  soir  au  roi,  qui  a  promis 
de  donner  sa  réponse  sous  peu.  Je  vais  chez  l'ambassadeur 
d'Angleterre  et  je  reste  quelque  temps  auprès  de  la  table 
des  jeux  de  hasard,  aux  joies  et  aux  tristesses  desquels 
je  ne  prends  aucune  part.  Je  vais  chez  Mme  de  Staël.  Je 
demande  à  l'abbé  Louis  les  nouvelles.  Il  répond  (dans  l'in- 


2(12         j(H  i{\Ai,  j)i':  (îori  i;n\i;rH  mohkis. 

tenlion,  je  crois,  de  inc  faire  |)arlcr)  que  le  discours  du 
roi  comprendra  une  parlie  du  mien  mêlé  à  d'autres  choses. 
Je  réplique  qu'il  n'y  aura  rien  du  mien,  et  en  vérité  je  le 
crois.  Je  lui  dis  encore  que  je  renonce  à  toute  idée  de  diri- 
ger la  conduite  du  roi  dans  les  circonstances  actuelles,  et 
de  l'ait  j'y  renonce.  J'accompagne  à  leur  sortie  ladySuther- 
land  et  Mme  de  Coigny,  et  M.  Short  me  suit.  En  montant 
en  voiture  lady  Sutherland  me  demande  d'aller  les  voir 
plus  souvent;  elle  m'attend  à  dîner  dimanche;  je  devrais 
m'inviler  moi-même  le  matin.  Elle  ne  fait  aucune  atten- 
tion à  M.  Short  qui  est  à  mes  côtés,  et  quand  je  me  tourne 
vers  lui  pour  lui  parler  après  qu'elle  est  partie,  je  lui 
trouve  la  figure  décomposée  et  la  voix  altérée.  Il  va  donc 
rentrer  chez  lui,  le  cœur  rempli  de  fiel  contre  moi,  parce 
que  l'on  n'a  pas  fait  attention  à  lui.  C'est  dur,  mais  c'est  la 
nature  de  l'homme.  Il  est  chargé  d'njfaires  etjenesuis 
qu'un  particulier,  il  attend  de  tous,  et  surtout  du  corps 
diplomatique,  une  déférence  et  un  respect  marqués.  Je 
lui  souhaite  de  l'obtenir,  mais  dans  ces  parages,  c'est 
impossible  pour  l'instant. 

7  .septembre.  —  Je  dîne  aujourd'hui  avec  M.  de  Alont- 
morin;  Mme  de  Staël  est  là  avec  son  cortège.  Je  trouve 
que  l'évêque  d'Autun  et  elle  le  pressent  très  fort  pour  je  ne 
sais  quoi.  Je  vois  M.  Short,  dont  les  traits  n'ont  pas  encore 
repris  leur  calme.  Je  soupe  avec  le  comte  de  La  Marck  qui 
me  dit  que  le  but  de  Mme  de  Staël  et  de  son  évéque  était 
d'obtenir  la  révocation  du  décret  l'excluant  lui  et  les  autres 
du  ministère,  ce  qui  le  réduit  au  rang  de  1res  petit  intri- 
gant. \ous  avons  ici  les  archevêques  d'.Aix  et  de  Lyon, 
c'esl-à-dire  les  ci-devant  archevêques,  et  nous  avons 
Mme  d'Ossun,  une  des  daîne.s  d  atours  de  la  reine.  L'ar- 
chevêque d'Aix  raconte  qu'il  s'occupe  de  rédiger  une  pro- 
testation contre  la  Constitution  au  nom  de  la  noblesse  et  du 
clergé.  La  noblesse  veut  protester  contre  l'égalité  naturelle 


JOnU  AI-    I)K    (i()L\  KH.VKl  H    MOIUUS.  2(53 

(les  lioinnics,  car  le  droit  des  rois  est  divin,  mais  le  clergé 
s'y  oppose.  Je  lui  suggère  l'idée  qu'il  serait  convenable 
d'altendre  pour  celte  protestation  le  discours  du  roi,  mais 
il  pense  différemment.  Mme  d'Ossun  est  si  pleine  d'atten- 
tions que  je  crois  avoir  lait  une  bonne  impression  sur  elle. 
J'ai  été  au  Sdlon  aujourd'hui  voir  l'exposition  de  peinture 
et  de  sculpture  non  encore  ouverte  au  public,  mais 
l'évêque  d'Autun,  que  la  municipalité  a  chargé  de  ce  soin, 
permet  à  des  étrangers  de  la  visiter.  Il  y  a  de  très  bons 
envois. 

Le  comte  de  La  Marck,  que  j'ai  vu  chez  l'ambassadeur 
d'Angleterre,  me  dit  que  les  ob.servations  du  roi  seront 
faites  demain  ou  après-deniain.  Il  semble  un  peu  froid  et 
timide  à  ce  sujet.  Ce  matin,  Hrémond  vient  me  dire  que  le 
roi  a  refusé  le  discours  préparé  pour  lui  par  Pellier,  à  cause 
d'un  mémoire  qu'il  avait  reçu  en  anglais.  M.  Short  m'in- 
forme qu'au  conseil  de  vendredi  dernier,  M.  dcAlontmorin 
a  présenté  les  observations  écrites  par  Pellier,  mais  le  roi 
a  préféré  les  miennes,  et  là-dessus  il  m'a  félicité.  J'essaie 
de  le  mettre  sur  une  mauvaise  pisle,  mais  il  répond  que 
ses  informations  ne  peuvent  lui  laisser  de  doute,  et  aussi 
que  AL  de  Aïonlmorin  est  lâché  de  la  préférence.  Il  ajoute 
qu'on  lui  a  demandé  comment  j'avais  pu  arriver  au  roi;  il 
a  répondu  que  je  n'avais  pu  le  faire  que  par  AL  de  Alont- 
morin. 

'^septembre.  — Aujourd'hui  le  roi  se  rend  à  l'Assemblée 
et  accepte  formellement  la  Constitution.  Je  vais  au  Louvre. 
Je  dîne  avec  le  comte  de  La  Alarck,  et  nous  discutons  la 
déclaration  (que  l'on  va  rendre  publique)  de  l'empereur 
et  du  roi  de  Prusse.  J'apprends  au  Louvre  la  substance  de 
la  lettre  du  roi  ;  c'est  assez  maigre.  Il  semblerait  que 
l'intrigue  ait  enfin  réussi,  était  fait  adopter  au  roi  un  parti 
moyen  qui  ne  vaut  rien.  Je  vais  à  l'Opéra;  la  pièce  est  exé- 
crable, mais  le  ballet  de  Tétémnque  compense  cet  ennui. 


264  JOURX'Ah   DK    COU  VK  K\  i:  l  H   AIOliHIS. 

10  septembre.  —  Je  vois  aujourd'hui  M.  de  Montmorin 
et  je  lui  deniaudeles  divers  papiers  que  je  lui  ai  donnés.  H 
me  répond  que  le  dernier  est  entre  les  mains  du  roi,  en 
vue  de  régler  sa  conduites  l'avenir.  Eu  m'inforinanl,  je 
découvre  qu'il  ne  l'a  pas  remis  avant  que  Sa  Ahijesté  eût 
accepté  la  Constitution.  Il  a  eu  tort,  mais  il  est  lio|)  lard 
pour  qu'il  serve  à  quelque  chose  de  le  lui  dire.  Le  premier 
papier,  qui  était  un  projet  de  discours  pour  le  roi,  a  été 
rendu  par  ce  dernier;  mais  comme  je  le  lui  ai  donné,  il 
désire  le  garder.  Je  lui  demande  ce  qu'est  devenue  l'œuvre 
dePellier;  il  répond  que  ce  n'était  qu'iui  mémoire.  Je  répète 
ce  que  Short  m'avait  dit;  il  réplique  que  c'est  une  histoire 
fabriquée,  mais  par  la  suite  je  découvre  que  les  dires  de 
Short  et  de  Brémoud  ne  sont  que  des  éditions  ditierentes 
de  la  même  chose,  et  je  suis  maintenant  à  peu  près  per- 
suadé qu'une  inliigue,  à  laquelle  participait  AI.  de  Alont- 
morin,  a  empêché  le  roi  d'agir  comme  il  aurait  dû.  Je 
lui  demande  s'il  est  vrai  que  la  disette  se  fera  sentir.  11 
croit  (ju'il  y  aurait  assez  de  blé  si  le  pouvoir  était  assez 
fort  pour  le  faire  distribuer  équitablement.  Je  lui  parle 
de  l'avantage  (ju'il  y  aurait  à  mettre  en  réserve  une  quantité 
de  farine  à  distribuer  gratuitement  aux  pauvres  de  cette 
ville  en  cas  de  détresse;  je  lui  en  indique  les  moyens  et 
les  conséquences.  Je  lui  demande  d'y  penser  et  de  n'en 
pas  parler. 

17  septembre .  —  Ihémond  se  plaint  de  ne  pouvoir 
obtenir  les  rapports  de  Alontesquiou,  et  soupçonne  que  la 
publication  en  est  arrêtée.  Il  me  dit  que  le  roi  a  déjà  connais- 
sance dej)uis  quelques  jours  d'un  manifeste  des  princes.  Je 
me  demande  ce  que  c'est.  Après  le  dîner,  je  me  rends  à 
l'ambassade  d'Angleterre,  oii  je  vois  lady  Hamilton;  c'est 
une  femme  extraordinaire  qui  s'est  rendue  en  Italie  sous 
bonne  garde,  et  y  a  inspiré  une  telle  passion  à  Sir  William 
Hamilton  qu'il  l'a  épousée.  Elle  est  très  belle  d'apparence. 


JOIRVAL   DE   (ÎOI  VERVEIR    MORRIS.  265 

18  septembre.  —  La  journée  s'ouvre  par  des  salves 
d'artillerie.  C'est  la  grande  fête  de  l'adoption  de  la  Consti- 
tution. Aucune  voiture  n'étant  autorisée,  je  sors  à  pied  à 
une  heure  et  vais  au  Palais-Royal,  et  de  là  au  Louvre.  Je 
reste  dîner  avec  Mme  de  Flahaut.  Je  rentre  chez  moi,  et, 
après  y  avoir  laissé  ma  montre,  ma  bourse  et  mon  porte- 
feuille, je  me  promène  dans  la  rue  Sainl-Honoré  jusqu'aux 
Champs-Elysées,  puis  aux  Tuileries.  L'illumination  du 
château  et  de  l'avenue  est  superbe.  Fatigué  d'être  serré 
dans  la  foule  et  de  me  promener,  je  rentre  chez  moi.  Le 
temps  s'est  rafraîchi  et  tourne  à  la  pluie.  Pendant  que 
j'étais  an  Louvre  un  ballon,  lancé  au  Champ  de  Mars,  est 
passé  par-dessus  nos  têtes. 

19  septembre.  —  Mme  de  Monlmorin  et  sa  fille,  M.  et 
Mme  Villars  et  M.  Franklin  déjeunent  avec  moi.  M.  de 
Montmorin  arrive  et  me  remet  le  mémoire  que  j'avais 
écrit  pour  le  roi.  Il  me  montre  en  même  temps  une  note 
oii  celui-ci  en  réclame  la  traduction.  Je  lui  demande  s'il  a 
pensé  à  l'affaire  des  farines  ;  il  répond  négativement. 
Comme  je  me  proposais  de  lui  en  reparler,  il  me  demande 
de  lui  faire  une  petite  note  qui  sera  remise  avec  le  mémoire. 
Je  donne  ma  promesse.  Je  vais  au  Louvre  lire  mon  mémoire 
à  Mme  de  Flahaut,  lui  disant  qu'elle  devra  m'aider  pour  la 
traduction,  afin  qu'un  jour  je  puisse  faire  savoir  au  roi 
qu'elle  est  dans  le  secret.  Je  promets  de  parler  d'elle  à 
M.  de  Montmorin.  Visite  à  l'ambassadeur  d'Angleterre.  Le 
ministre  de  Prusse  me  demande  si  j'étais  un  de  ceux  qui 
ont  conseillé  la  lettre  du  roi.  Je  lui  dis  que  non  et  j'expose 
ce  que  j'aurais  écrit.  L'ambassadeur  d'Angleterre  est  pré- 
sent, et  me  dit  qu'il  n'a  pas  cru  à  cette  histoir^.  Gouvernet 
me  parle  ensuite  du  même  sujet,  et  me  dit  qu'il  m'a  défendu 
contre  cette  accusation.  J'expose  en  termes  .généraux  ce 
ce  que  j'aurais  fait,  et  j'ajoute  que  si,  désespérant  de  faire 
le  bien  au  moyen  du  roi,   il  me  semblait  enfin  nécessaire 


2(;(i  .101  H \. M,  i)i;  cori  HUM'ii  i{  Aïoinus. 

de  s'adresser  aux  princes,  c'esl  à  lui  que  j'ai  pensé  comme 
intermédiaire.  I-ady  Hamilton  cliante,  et  joue  en  chantant, 
avec  une  peiiection  (|ue  je  n'ai  (Micore  jamais  vue.  C'est 
vraiment  une  femme  des  plus  charmantes,  mais  elle  a  un 
peu  l'air  de  son  ancienne  profession.  Lady  x^nne  Lindsay 
est  ici  et  me  rappelle  que  nous  nous  sommes  rencontrés 
chez  la  duchesse  de  Gordon.  A  cinq  heures,  je  vais  à  l'Opéra 
voir  Castor  et  Pollux.  Le  roi  et  la  reine  s'y  trouvent;  des 
applaudissements  redouhlés  les  accueillent,  mais  les  jj^ens 
du  parterre  défendent  toute  marque  d'approhalion  sauf  à 
eux-mêmes.  Je  vois  M.  de  Montmorin  qui  me  dit  qu'il 
sera  impossible  de  |)rendre  des  mesures  j)our  employer 
aux  subsistances  une  somme  plus  grande  que  ne  le  permet 
la  liste  civile.  Nous  en  reparlerons.  Je  vais  au  Louvre  et 
ensuite  chez  Mme  de  Staël,  où  la  société  est  nombreuse 
et  s'occupe  à  jouer.  J'y  lis  la  lettre  adressée  au  roi  par  ses 
frères;  elle  est  bien  écrite. 

21  seiAemhrc.  — lîrémond  meditqucSainte-Foy,  Renne- 
val,  etc.,  ont  ourdi  une  intrigue  pour  détacher  l'empereur 
du  roi  de  Prusse,  en  se  servant  de  M.  de  Alellernich,  et 
que  toutes  les  pièces  originales  lui  ont  été  communiquées, 
il  me  dit  aussi  que  Duport  commence  à  gagner  un  ascen- 
dant sur  le  roi  et  la  reine.  Je  passe  au  Louvre  à  cinq  heures, 
et  je  demande  à  Mme  de  Flahaut  de  m'aider  à  corriger  ma 
traduction  demain  malin.  Llle  est  déjà  retenue;  comme 
c'est  un  engagement  de  très  peu  d'importance  qu'elle  est 
néanmoins  obligée  de  tenir,  j'exprime  brièvement  mon 
mécontentement.  Je  parle  à  \\.  de  Montmorin  de  l'affaire 
des  farines.  11  n'a  plus  la  même  ardeur.  Ses  difficultés 
peuvent  être  réelles,  mais  je  me  fatigue  d'un  homme  (pii  a 
toujours  des  difficultés.  Il  me  dit  que  le  roi  réclame  ma 
traduction,  et  il  suppose  que  c'est  pour  la  communiquer  à 
la  reine.  Je  parle  de  terrains  avec  le  (;onïtede  Poix.  Souper 
chez  le  comte  de  La  Marck.  Rien  de  marquant  ici. 


JOrUXAl,    l)i:    (loi  VKRXKl  15    MOKHIS.  2G7 

22  seplcmbre.  —  J'envoie  ce  matin  chcrclicr  licrgassc 
pour  qu'il  vienne  corriger  ma  Iraduclion.  Je  lui  dis  ce  qu'il 
doiléLiiie,  et  à  trois  lieuies,  ayant  terminé  la  copie  de  mon 
ouvrage,  je  vais  au  Louvre  le  soumettre  à  Mme  deFlahaut, 
qui  me  fait  faire  une  ou  deux  corrections;  je  refuse  pour- 
tant d'adoucir  une  partie  qui  est  très  forte.  Je  dîne  chez 
M.  deMontmorin,  et  après  le  dîner  je  lui  donne  ma  traduc- 
tion au  moment  où  il  se  rend  au  conseil,  en  lui  disant 
toutefois  que  je  crains  que  les  traits  forts  ne  soient  dan- 
gereux en  ce  moment,  Sa  Majesté  ayant  accepté  la  Consti- 
tution d'une  façon  différente  de  ce  quej'attendais.  Il  répond 
qu'il  n'y  a  aucun  danger,  et  promet  de  me  rendre  mon 
discours.  Je  vais  ensuite  chez  Mme  de  Laborde  et  j'y  passe 
la  soirée.  Je  m'entretiens  avec  Laborde  et  je  l'amène  à  me 
raconter  les  faits  qui  ont  déterminé  l'acceptation  du  roi;  je 
promets  de  lui  donner  une  lettre  pour  le  roi.  Je  parle  aussi 
à  Diiporl  d'un  achat  de  blé  pour  Paris. 

24  septenthre.  —  Je  vais  voir  M.  de  Montmorin.  Je  lui 
donne  une  lettre  à  propos  de  l'affaire  des  farines,  et  lui 
demande  mon  discours  qu'il  ne  veut  pas  encore  me  donner. 
Je  pense  qu'il  veut  le  copier,  mais  il  est  si  paresseux  qu'il 
n'aura  pas  fini  de  Iongtem|)s,  Je  retourne  au  Louvre  oii  je 
passe  la  soirée.  L'évêque  d'Autun,  qui  est  là,  me  fait  sa 
cour,  d'oii  je  (ire  la  conclusion  qu'il  a  appris,  d'une  façon 
quelconque,  que  je  me  suis  un  peu  vanté.  \ous  verrons. 
Je  ne  reçois  ses  avances  ni  bien,  ni  mal.  H  m'informe  que 
l'examen  de  son  rapport  est  renvoyé  à  la  |)rochaine  légis- 
lature, (l'est  une  déception  pour  lui.  Mme  de  Flahaut  me 
dit,  quelque  temps  après,  qu'il  en  est  très  irrité.  Je  vais 
chez  Laborde .  Je  lui  donne  une  lettre  pour  le  roi,  et  il 
promet  de  la  remettre  de  suite. 

25  septemhre.  —  Je  dine  au  Louvre  aujourd'hui.  Le 
soir,  nous  sortons  voir  les  illuminations,  qui  sont  splen- 


268  jornxAL  i)K  (loi  \  i;iî\i;i  H  mohuis. 

dides  au  cliàteau,  aux  jardins  des  Tuileries,  à  la  place 
Louis  \l  et  aux  Champs  Elysces.  M.  Windhaiii  qui  est  avec 
nous  semble  faire  attention  à  Mlle  Duplessis,  mais  je  le 
crois  à  la  fois  trop  jeune  et  trop  vieux  pour  s'y  laisser 
prendre. 

28  septembre.  —  \ous  avons  aujourd'hui  au  Louvre 
une  nombreuse  société  anj^laise  :  lord  Holland,  lady  Anne 
Lindsay,  etc.  L'évêquo  d'Autun  me  dit  que  le  comte 
Moustier  est  nommé  et  demande  si  je  suis  lié  avec  lui.  Je 
réponds  assez  adroitement,  ce  qui  produit  une  discussion 
pour  arriver  à  connaître  la  vérité.  Je  vois  qu'il  a  des  des- 
seins sur  lui.  C'est  probablement  la  nomination  de  Moustier 
qui  a  rapproché  l'évêque  de  moi.  11  me  dit  que  Montmorin 
lui  en  a  lait  part  jeudi  dernier.  Pour  rentrer  chez  moi, 
j'emmène  le  chevalier  de  Luxembourg,  et  il  me  raconte  en 
route  le  rôle  qu'il  avait  dans  les  affaires  de  Favras.  Il  sem- 
blerait que  lorsqu'elles  commencèrent  à  prendre  de  la  con- 
sistance, Mirabeau  et  d'autres  s'arrangèrent  de  façon  à  pou- 
voir faire  de  lui  un  bouc  émissaire  en  cas  de  besoin.  Je  soupe 
avec  le  comte  de  La  Marck  qui  doit  bientôt  quitter  Paris.  Je 
lui  demande  s'il  a  l'intention  d'aller  en  Allemagne  et  jus- 
qu'à Vienne;  il  répond  affirmativement.  Il  dit  qu'il  veut  se 
rendre  dans  ses  terres,  et  passer  quelque  temps  à  chasser 
et  à  méditer  sur  ce  qu'il  a  vu  depuis  trois  ans.  11  n'est  pas 
disposé  à  acheter  des  terres  en  Amérique.  L'ambassadrice 
d'Angleterre  est  ici  et  se  plaint  un  peu  que  je  la  néglige; 
je  Passure  que  la  faute  en  est  aux  affaires.  C'est  vrai,  mais 
je  crois  que  de  plus  elle  est  un  peu  préoccupée  en  ce 
moment. 

1"  octobre.  —  Je  dîne  aujourd'hui  avec  M.  de  Montmo- 
rin. Après  le  dîner,  je  le  revois  pour  mon  discours  ;  il  pro- 
met, sur  l'honneur,  de  me  le  donner.  Je  lui  demande  de 
transmettre  au  roi  ma  lettre  sur  les  subsistances  ;  cette 


JOIRX^AL   DE   GOUVERXEUR   MORRIS.  269 

affaire  m'est  indifférente,  mais  son  devoir  est  d'informer 
Sa  Majesté.  Je  lui  demande  encore  qui  a  fait  le  discours 
royal,  qui  élait  excellent.  Il  m'assure  que  le  plan  vient  du 
roi  lui-même.  Je  voudrais  qu'il  fit  remarquer  au  roi  la  dif- 
férence d'effet  produit  par  celui-ci  et  les  longues  histoires 
qu'on  lui  faisait  raconter  jusqu'ici.  Il  répond  qu'il  l'a  déjà 
fait.  Au  Louvre,  je  rencontre  Short.  L'évèque  d'Autun 
arrive  elle  prend  à  part;  ils  ont  une  longue  conférence  qui 
roule,  à  ce  que  je  suppose,  sur  la  dette  due  par  l'Amérique 
à  la  France;  le  pieux  évèque  voudrait  en  tirer  quelque 
chose.  —  Visite  à  Aime  de  Staël;  chez  elle  la  société  est 
très  mélangée;  c'est,  dit-elle,  un  dîner  de  coalition.  Ily  a 
làBeaumetz,  l'évèque  d'Autun,  Alexandre  Lamelh,  le  prince 
de  Broglie,  etc.  Malouet  nous  rejoint  et  aussi  le  comte 
de  La  Alarck,  qui  s'entretient  avec  Aime  de  Staël.  Je  remar- 
que intérieurement  que  pour  les  autres  qui  dînent  ici,  leur 
coalition  sembleasez  naturelle.  Ségur  me  dit  qu'ila  demandé 
l'ambassade  de  Londres;  on  lui  a  répondu  qu'il  n'y  aurait 
pas  de  difficultés,  mais  que  cela  dépend  du  successeur  de 
AI.  de  Monlmorin.  Je  vais  chez  La  Fayette  qui  me  reçoit 
très  froidement.  Je  n'en  suis  pas  surpris. 

5  octobre.  —  Souper  chez  le  comte  de  La  Alarck.  11 
m'assure  qu'il  n'appartient  à  aucun  parti  ou  coalition  de 
partis  ;  qu'il  méprise  presque  tout  le  monde  dans  le  pays 
et  qu'il  a  l'intention  d'entrer  au  service  d'un  prince  étran- 
ger. L'évèque  d'Autun  soupe  ici,  et  je  ne  puis  m'empècher 
de  songer  qu'il  y  a  du  mystère  là  dedans,  maisje  crois 
m'apercevoir  clairement  qu'il  est  déçu  dans  son  attente. 
Les  députés  de  l'ancienne  Assemblée  sont  très  violents  dans 
leur  blâme  de  la  conduite  de  leurs  successeurs  aujourd'hui  ; 
cette  conduite  n'est  pas  assez  respectueuse  pour  le  roi  :  sont- 
ils  indignés  d'en  voir  d'autres  les  dépasser  en  indignité? 

6  octobre.  —  L'Assemblée  nationale,  qui  avait  décidé 


270  JOI  R\AI,    I)K    (]0r\  KRVKIR    MOlîHIS 

liier  de  ne  pas  déccnicr  au  roi  les  litres  de  Sire  ou  Voire 
Majealé,  el  de  le  placer  sur  le  même  pied  que  son  prési- 
dent, est  revenue  aujourd'hui  sur  toutes  ses  résolutions, 
car  elle  trouve  que  le  cornant  de  l'opinion  à  Paris  est 
oppose  à  ces  mesures.  J'apprends  que  le  comte  de  Mont- 
morin  n'a  pas  encore  présenté  au  roi  ma  lettre  sur  les 
subsistances.  Ce  n'est  pas  bien,  et  je  crois  qu'il  vivra  assez 
pour  s'en  repenlir.  Chez  Mme  de  StaiH,  il  n'y  a  rien  de 
marquant,  sinon  que,  d'après  la  manière  dont  elle  parle  du 
discours  du  roi,  je  suis  porté  à  croire  qu'il  n'a  pas  été  écrit 
par  ses  amis  particuliers.  Mme  de  Laborde  me  demande 
ce  que  doit  taire  hi  reine  pour  devenir  plus  populaire. 
.Après  quelque  réfle.vion,  je  réponds  qu'elle  devrait  écrire 
une  lettre  à  l'empereur,  et  s'arranger  pour  (lu'elle  soit 
interceptée,  etc.  Ce  petit  tour  est  excellent,  s'il  est  bien 
exécuté;  sinon,  il  est  bien  mauvais. 

10  oclobrc.  —  Les  habitants  de  celte  ville  sont 
devenus  étonnamment  attachés  à  leur  roi  et  méprisent 
conq)lè(ement  l'Assemblée,  composée  en  général  de  ce  que 
l'on  api)clait  à  IMiiladelphie  les  bas-bleus.  Il  existe  pour- 
tant une  (Ulférence  entre  les  deux  capitales;  c'est  que, 
chez  nous,  la  pauvreté  vertueuse  est  respectée,  tandis 
qu'ici  il  est  indispensable  de  briller.  Jugez  des  consé- 
(juences.  Et,  pour  éclairer  ce  jugement,  il  faut  savoir  que 
l'on  est  en  ce  moment  à  la  veille  de  la  baufpieroute;  on  ne 
pourra  l'éviter  qu'en  augmentant  la  vigueur  de  l'exécatil". 
Cela  devient  plus  évident  de  jour  en  jour,  et  Paris  vil,  pour 
ainsi  dire,  des  intérêts  de  la  dette  nationale.  Ces  iails  per- 
mettront de  comprendre  pourquoi,  l'autre  soir,  à  la  Comé- 
die-Italienne, comme  on  l'appelle,  les  gens  du  parterre 
criaient  continuellement  :  -  Vive  le  roi,  vive  la  reine,  vive 
la  famille  royale,  Sire,  vive  Votre  Majesté  !  »  Ces  mots  aire  et 
niajeslé,  ou  le  sait,  avaient  élé  proscrits  par  l'Assemblée, 
qui  lut  obligée,  sous  la  pression  du  sentiment  populaire, 


JOI  HVAI,   DE    GOrVKR.VKl  H    MOIUUS.  271 

(l'abroger  ce  décret  le  jour  suivant.  Au  milieu  de  ces  accla- 
mations, un  patriote  se  mit  dans  la  tète  de  crier  :  l  ive  la 
nation!  mais  il  lut  aussitôt  réduit  au  silence.  Or,  ce  sont 
ces  mêmes  gens  qui,  lorsqu'on  ramenait  le  roi  de  son 
excursion,  fessèrent  une  duchesse  démocrate  de  ma  con- 
naissance, |)arce  que  l'on  n'avait  entendu  que  ses  derniers 
mots;  or,  elle  avait  dit  :  //  ne  faut  pas  dire  :  Vive  le  Roi! 
Klleeutle  bon  sens  de  demander  au  monsieur  qui  l'accom- 
pagnait de  la  quitter.  Le  fouet,  comme  vous  le  savez,  est 
une  opération  qu'une  femme  aime  à  subir  devant  des  étran- 
gers |)lulôl  que  devant  des  j)ersonnes  connues.  Les  pro- 
vinces ne  sont  pas  encore  dans  les  mêmes  dispositions  que 
la  capitale.  Je  dois  parler  de  AL  de  Favras,  qui  a  été  pendu 
très  injustement.  Je  crois  qu'il  est  vrai,  et  même  presque 
certain,  qu'il  avait  formé  avec  les  88,  004,  211,  490  [sic] 
un  plan  pour  soutenir  la  Révolution;  il  n'existait  cependant 
aucune  loi  qui  en  fît  uncrime,  encore  moinsuu  crime  capital, 
et,  supposant  même  que  ce  fût  un  crime,  jamais  l'on  n'en  a 
lait  la  preuve.  M.  de  La  Fayette,  qui  a  suivi  cette  affaire  dès 
le  début,  et  qui  a  été  sans  le  vouloir  la  cause  première  de 
la  catastrophe,  était  invariablement  rempli  de  bonnes  inten- 
tions, mais  il  lut  à  la  lin  presque  renversé  par  le  torrent 
populaire  du  moment.  Ses  ennemis  mettent  maintenant 
cela  au  nombre  de  ce  qu'ils  a|)pellent  ses  crimes.  A  propos 
de  M.  de  La  Fayette  :  il  est  parti  pour  FAuvergne  avant- 
hier,  dit-on,  et  ce  matin  j'apprends  que  l'on  se  propose 
de  le  choisir  comme  maire  de  Paris. 

14  octobre.  —  Aujourd'hui  après  le  dîner,  je  dis  à  M.  de 
Alontmorin  que  les  républicains  veulent  commencer  leurs 
attaques  par  la  liste  civile,  et  je  lui  suggère  le  moyen  de  les 
prévenir.  Il  répond  qu'il  n'y  a  rien  à  faire  pour  approvi- 
sionner Paris.  Je  lui  dis  encore  que  je  suis  très  content  de 
ne  pas  en  être  chargé,  et  quil  arrivera  des  malheurs,  dont 
ni  lui  ni  moi  n'aurons  à  nous  accuser,  ayant  lait  tout  ce  qui 


272  JOI  KVAL    l)K    (iOUVEllXKIH    \F()KRIS. 

était  en  notre  pouvoir.  Je  ne  crois  pas  que  lui  l'ait  fait. 
J'envoie  sous  enveloppe  blauciie  500  francs  àMUe  Duples- 
sis,  avec  toutes  sortes  de  précautions  pour  éviter  d'être 
découvert;  sa  pension  est  arrêtée  et  elle  ne  sait  plus  que 
ftiire.  Pauvre  fille,  elle  emploie  ses  jours  et  ses  nuits  à 
pleurer.  Je  passe  la  soirée  chez  Mme  de  Guibert.  Après 
souper,  je  suis  ini  peu  aimable.  Au  moment  de  partir, 
j'ai  une  curieuse  conversation  avec  lady  Anne  Lindsay  qui 
est  désespérément  amoureuse  de  M.  Windliam,  et  que  la 
jalousie  dévore.  Je  lui  dis  que  lorsqu'on  désire  ramener  un 
amoureux,  il  faut  alarmer  ses  craintes,  et  que  si  elle  veut 
se  servir  de  moi,  je  suis  à  ses  ordres.  Je  lui  dis  comment 
elle  devrait  agir,  et  elle  répond  qu'en  cas  de  nécessité,  elle 
aura  recours  à  moi. 

18  octobre.  —  Ce  matin,  aussitôt  après  le  déjeuner,  je 
m'habille  et  vais  chez  le  comte  de  Moustier.  Il  semble  très 
content  de  me  voir,  et  nous  parlons  de  la  situation  des 
affaires.  Il  semble  disposé  à  accepter  la  charge  des  Affaires 
étrangères.  Nous  allons  ensemble  dans  ma  voiture  jusque 
chez  le  comte  de  Ségur,  oîi  il  prend  la  sienne,  et  en  che- 
min je  lui  soumets  le  moyen  de  changer  la  Constitution 
française,  et  de  faire  en  même  temps  une  acquisition  con- 
sidérable de  territoire.  Il  se  montre  attaché  aux  intérêts  de 
la  Prusse.  Je  fais  une  longue  visite  au  comte  de  Ségur.  Il 
est  plongé  dans  l'intrigue  jusqu'aux  yeux,  tout  en  se 
déclarant  déterminé  à  rester  tranquille.  Il  est  fort  possible 
toutefois  qu'il  dise  la  vérité,  car  l'homme  se  trompe  beau- 
coup plus  souvent  qu'il  ne  trompe  les  autres.  Après  le 
dîner,  je  Hiis  une  visite  à  M.  de  Montmorin,  et  je  le  trouve 
fort  agité.  Après  être  restés  quelque  temps  dans  le  salon, 
nous  nous  retirons  ensemble,  et  il  me  donne  enfin  le  dis- 
cours que  j'avais  préparé  pour  le  roi.  Il  me  dit  alors  que 
son  cœur  déborde  et  qu'il  doit  le  soulager  ;  que  depuis  le 
départ  de  La  Marck,  il  n'a  plus  que  moi  à  qui  se  lier.  Il 


JOLRXAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  2T3 

continue  en  me  disant  que  le  roi,  depuis  la  nomination 
et  l'acceptation  de  Moustier,  désire  le  voir  partir,  car  il 
craint  sa  réputation  d'aristocrate,  et  surtout  la  conduite 
inconséquente  de  Mme  de  Bréhant  ;  Moustier  l'avait 
pourtant  informé  de  ces  deux  faits  à  l'avance.  Il  ajoute  qu'à 
l'heure  où  nous  parlons  Monsieur  est  en  conversation  avec 
le  roi  et  la  reine,  et  il  se  sent  blessé  de  ne  pas  être  du  parti. 
11  dit  qu'il  a  proposé  deux  choses  :  l'une  de  former  un  con- 
seil de  personnes  dévouées  aux  intérêts  du  roi,  qui  sui- 
vraient strictement  la  Constitution,  mais  dans  le  but  de  la 
détruire  ;  et  l'autre,  de  laisser  le  ministère  tel  qu'il  est, 
mais  en  changeant  seulement  son  emploi  à  lui,  et  d'avoir 
un  conseil  privé,  comprenant,  outre  lui-même,  MM.  de 
Moustier,  Malouet  et  l'abbé  de  Montesquiou,  ou  bien,  s'il 
refuse  par  respect  pour  Monsieur  son  patron,  l'archevêque 
d'Aix;  il  ajoute  que  l'on  ne  fera  rien,  qu'il  découvre  que  ses 
propositions  sont  écartées  et  qu'il  ne  sait  sur  quoi  compter; 
il  suppose  que  cela  vient  du  comte  de  Mercy-Argenteau,  qui 
donne  à  la  reine  des  conseils  bien  calculés  pour  servir  les 
intérêts  de  l'Autriche.  Je  lui  dis  que  peut-être  quelques 
personnes  l'ont  desservi  à  la  Cour.  Il  dit  que  non,  qu'onle 
reçoit  bien,  parfaitement  bien,  mais  il  déclare  qu'il  s'en 
ira,  quoi  qu'il  arrive.  Je  vois  pourtant  qu'il  ne  s'en  ira  pas 
tout  à  fait,  s'il  peut  l'éviter.  Il  me  dit  qu'il  n'a  pas  assez  de 
force  de  caractère  pour  poursuivre  les  mesures  qu'il  sait  être 
bonnes.  Je  le  sais  bien.  Il  me  raconte  ce  qui  s'est  passé  pour 
la  Cour plénière ^  au  sujet  de  laquelle,  après  s'être  d'abord 
opposé  à  ce  plan  comme  dangereux  et  avoir  ensuite 
réclamé  des  mesures  vigoureuses  pour  l'exécuter,  car  le 
moindre  symptôme  de  retraite  deviendrait  fatal,  il  vit  que 
l'on  adoptait  un  plan  différent;  puis,  quand  le  roi  allait 
prendre  M.  Necker,  il  exposa  à  Sa  Majesté  qu'elle  allait  se 
donner  un  maître  à  qui  il  faudrait  obéir  ;  que  par  suite  de 
cette  nomination  le  roi  suivit  une  Hgne  de  conduite  différente 
de  celle  qu'il  avait  suivie  jusque-là,  et  adopta  les  manières 

18 


874  JOURXAL   DE    GOLVERXELR   MORRIS. 

patelines  de  procéder  de  Necker.  Je  lui  rappelle  que  j'ai 
fréquemment  dénoncéles  conséquences  fatales  de  ces  demi- 
mesures.  Il  le  reconnaît  et  dit  qu'il  les  a  vues  aussi,  mais  il 
n'avait  pas  une  vigueur  d'esprit  suffisante  pour  suivre  la 
route  qui  lui  semblait  bonne.  Je  lui  demande  quelle  est  la 
situation  du  roi  et  de  la  reine  par  rapport  aux  princes.  Il 
répond  qu'il  n'existe  pas  d'intelligence  entre  eux.  J'affirme 
être  informé  que  le  roi  reçoit  de  ses  frères  des  lettres  qu'il 
ne  communique  pas.  Il  avoue  que  cela  est  vrai,  mais  le  roi 
lui  lit  les  passages  se  rapportant  aux  affaires  de  l'Etat.  Je 
lui  dis  que  l'on  m'assure  que  la  reine  reçoit  des  lettres  de 
l'Empereur  au  sujet  des  affaires  de  la  France.  Là-dessus  il 
ne  s'exprime  pas  très  clairement,  et  répète  qu'il  craint  que 
le  dernier  changement  ne  soit  diiaux  conseils  de  l'Autriche. 
Il  me  recommande  le  plus  grand  secret  d'une  façon  qui 
semble  implorer  ma  pitié  pour  tant  de  faiblesse  humaine. 

19  octobre.  —  Ce  matin,  le  comte  de  Moustier  déjeune 
avec  moi.  Il  raconte  ce  qui  s'est  passé  hier  avec  le  roi  et 
la  reine.  Il  me  dit  qu'ils  ont  une  haute  opinion  de  moi  ainsi 
que  M.  de  Montmorin.  Le  roi  lui  a  offert  l'ambassade 
d'Angleterre,  et  il  devra  y  rester  jusqu'à  ce  qu'une  occasion 
favorable  se  présente  pour  le  faire  entrer  au  ministère,  ce 
qui  en  ce  moment  serait  dangereux.  Il  voudrait  que  je  per- 
suadasse à  Montmorin  de  rester  plus  longtemps  en  place, 
et  je  promets  d'essayer.  Il  ajoute  qu'il  insistera  pour  faire 
venir  d'Amérique  des  provisions,  ou  plutôt  de  la  farine, 
selon  ma  proposition  à  AL  de  Montmorin.  Il  a  dans  la  tête 
un  plan  financier  que  je  devrai  découvrir,  si  je  le  peux. 

21  octobre.  —  Le  comte  de  Moustier  vient  me  dire  qu'il 
a  demandé  à  la  reine  une  audience  au  sujet  de  la  farine. 
Sa  Majesté  a  répondu  qu'elle  n'a  jamais  vu  ma  lettre  à 
Montmorin  et  elle  pense  qu'elle  est  de  nature  à  n'avoir  pas 
échappé  à  son  attention.  Il  me  demande  de  lui  en  donner 


JOURNAL   DE    GOIVERXEIR  MORRIS.  275 

une  copie.  Il  ajoute  que  le  roi  de  Prusse  fournira  de  l'ar- 
genf  pour  aider  à  remettre  en  place  les  finances  du  pays. 
Il  me  raconte  ce  qui  s'est  passé  avec  Sa  Majesté  Prussienne 
à  ce  sujet;  elle  avait  l'intention  de  se  mettre  à  la  tête  de 
ses  armées  pour  rétablir  la  monarchie  française.  Il  me 
communique  un  certain  nombre  de  questions  qu'il  a  déjà 
posées  à  plusieurs  personnes  au  sujet  des  finances  ;  l'opi- 
nion générale  est  que  personne  dans  le  pays  n'est  capable 
de  diriger  les  finances,  car  il  n'y  a  personne  réunissant  la 
connaissance  des  affiiires  financières  à  celle  des  affaires  de 
l'Etat.  Il  raconte  ce  qui  s'est  passé  entre  le  roi  de  Prusse  et 
l'empereur  à  Pilnitz,  d'après  le  récit  du  roi.  Léopold  com- 
mença à  barguigner,  mais  le  roi  lui  dit  de  suite  que,  quelle 
que  fût  la  différence  de  leurs  Etats,  il  enverrait  des  forces 
égales  à  celles  de  l'empereur,  ce  qui  étonna  ce  dernier. 
Je  lui  donne  une  foule  d'indications  et  les  grandes  lignes 
d'un  plan  financier  pour  ce  pays  ;  il  me  demande  de  les 
mettre  par  écrit.  Je  lui  dis  qu'une  bonne  constitution  en 
est  la  condition  première,  que  c'est  le  moment  d'en  faire 
une,  de  façon  à  obtenir  le  consentement  du  roi,  et  je  lui 
soumets  quelques  idées  à  ce  sujet.  Je  lui  dis  qu'actuellement 
mon  plan  est  de  conseiller  M.  de  Montmorin  de  rester  en 
place,  jusqu'à  ce  que  lui,  Moustier,  puisse  convenablement 
être  admis,  et  obtenir  la  présidence  du  conseil;  que  le  roi 
doit  presser  M,  de  Montmorin  de  rester,  en  posant  comme 
conditions  le  départ  de  Duportail;  de  cette  façon,  si  l'on 
peut  décider  Duportail,  il  se  trouvera  une  majorité  dans  le 
conseil.  Je  dois  insister  près  de  M.  de  Montmorin  pour 
l'adoption  de  ce  plan,  et  Moustier  de  son  côté  insistera, 
près  de  la  cour.  Je  dîne  chez  Mme  de  Staël,  et  j'y  parle  trop 
contre  la  Constitution;  c'est  elle  qui  m'y  a  provoqué  en 
cherchant  des  louanges  pour  son  père.  Je  n'ai  pas  mordu 
à  l'appât, 

22  octobre.  —  Dîner  chez  M.  de  Montmorin,  Avant  le 


276  JOl'KXAL   DE    GOUVERMEUR  MORRIS. 

dîner,  je  passe  dans  son  cabinet,  et  je  le  presse  de  garder 
sa  place  encore  quelque  temps,  puis  de  se  retirer  comme 
président  du  Conseil.  Il  ne  veut  pas  y  consentir,  d'abord 
parce  qu'il  est  impossible  de  bien  diriger  ce  ministère;  et 
secondement,  parce  qu'il  a  fait  connaître  sa  détermination 
en  termes  si  formels  (ju'il  ne  peut  se  rétracter.  Je  pense  que 
celte  dernière  raison  est  la  plus  forte.  Je  lui  parle  de  Sainte- 
Croix,  comme  étant  recommandé  par  le  garde  des  sceaux, 
iu  nom  de  tous  les  ministres.  Il  répond  que  s'il  n'y  avait 
pas  de  raisons  particulières  contre  son  admission  (et  je 
découvre  que  ce  sont  des  (juestions  d'argent),  il  serait  la 
personne  la  plus  capable  du  monde  de  rendre  le  ministère 
méprisable.  Il  ajoute  que  si  Ségur  ne  veut  pas  accepter, 
Barthélémy  ferait  l'affaire.  M.  de  Alolleville,  ministre  de  la 
marine,  nous  parle,  à  dîner,  de  la  terrible  insurrection  des 
nègres  à  Saint-Domingue.  J'espère  que  ce  récit  (qui  n'est 
pas  officiel)  est  exagéré.  Après  le  dîner,  il  me  dit  que  ce 
matin  il  a  eu  avec  le  comte  de  Moustier  une  longue  conver- 
sation à  mon  sujet,  et  il  désire  savoir  si  j'ai  réussi  près  de 
Montmorin.  Ceci  nous  amène  à  une  conversation  sur  le 
même  sujet  avec  Mme  de  Beaumont;  au  cours  de  cet  entre- 
tien, je  dévoile  les  plans  des  ennemis  du  roi  tels  qu'on  me 
les  a  fait  connaître.  On  me  demande  de  recommencer  l'at- 
taque de  M.  de  Montmorin.  Je  le  fais,  et  il  me  dit  que  ses 
difficultés  sont  insurmontables,  que  le  rapport  sur  l'afifaire 
des  princes  ayant  des  possessions  en  Alsace  est  prêt  à  être 
d  éposé,  et  il  est  persuadé  que  l'Assemblée  n'adoptera  pas  une 
bonne  solution;  l'affaire  d'Avignon  implique  également  une 
querelle  des  plus  regrettables  avec  le  Pape;  il  est  certain  que 
l 'Assemblée  s'en  tirera  mal.  Je  lui  dis  que  ces  objections  sont 
peu  sérieuses.  II  n'a  qu'à  communiquer  la  vérité  tout  entière 
à  l'Assemblée,  et  la  laisser  décider  comme  il  lui  plaira; 
quant  au  traitement  des  sujets  français  en  pays  étranger, 
ce  qui  constitue  un  second  sujet  de  plaintes,  il  devra  présen- 
ter de  fermes  remontrances  de  la  part  de  la  nation  et  en  faire 


JOIRXAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS.  277 

connaître  le  résultat;  j'avoue  que  ce  résultat  sera  peu  satis- 
faisant, mais  par  ce  lait  même  il  est  désirable  de  l'avoir. 
Je  dis  ensuite  qu'il  s'est  fait  tellement  de  tort  comme  gen- 
tilhomme, qu'il  devra  rester  en  place  jusqu'à  ce  qu'il  ait 
reconquis  sa  réputation  dans  son  ordre  ;  un  grand  pas  sera 
fait  par  l'envoi  de  l'abbé  de  Montesquiou  près  des  princes, 
pour  s'informer  de  la  Constitution  qu'ils  désirent.  J'avais 
déjà  commencé  ce  chapitre  avec  lui  ce  matin,  ainsi  que  celui 
des  négociations  à  faire  avec  l'empereur.  Je  trouve  que  la 
dernière  idée,  relative  à  l'ordre  auquel  il  appartient,  agit 
sur  lui  ;  j'ajoute  donc  qu'il  faut  qu'il  reste  pour  défaire  les 
desseins  de  ses  ennemis.  Il  revient  alors  à  ses  déclarations 
de  retraite  faites  publiquenient.  Je  réponds  que  l'on  peut 
facilement  y  remédier,  car  le  roi  peut  lui  demander  de 
rester  jusqu'à  ce  qu'il  ait  trouvé  un  successeur  convenable. 
Au  moment  où  je  le  quitte,  Mme  de  Montmorin  me 
prend  à  part  pour  connaître  le  résultat  de  ma  démarche 
auprès  de  son  mari.  Je  lui  dis  qu'il  ne  consent  pas  abso- 
lument, mais  je  crois  qu'il  y  arrivera.  Je  pense  pourtant 
qu'au  fond  il  y  a  quelque  autre  raison  qu'il  ne  veut  pas 
encore  faire  connaître. 

Je  vais  chez  Mme  de  La  Gaze.  J'y  apprends  que  le  duc 
d'Orléans  s'est  déclaré  en  faillite,  et  qu'il  a  confié  ses 
affaires  à  des  administrateurs  qui  lui  font  une  pension.  Je 
m'attendais  à  rencontrer  le  comte  de  Moustier,  mais  je 
suis  désappointé.  Je  rentre  chez  moi  pour  lire.  M.  de 
Alontraorin  m'a  répété  ce  matin  ce  qu'il  m'avait  déjà  dit  . 
qu'il  considère  comme  absolument  indispensable  que  la 
reine  soit  présente  aux  discussions  d'affaires  au  sein  du 
cabinet,  et  qu'à  cet  effet  il  devrait  y  avoir  un  conseil 
privé,  auquel  Malouet  serait  admis.  Je  n'en  vois  pas  l'uti- 
lité et  je  n'en  conçois  pas  la  raison.  S'il  compte  se  servir 
de  Malouet  pour  dominer  ce  petit  conseil,  il  connaît  mal  son 
homme;  du  moins  je  le  crois.  J'ai  dit  à  M.  de  Molleville 
qu'il  me  semblait  préférable  pour  l'instant  de  faire  partir 


278  JOIRXAL  DE   GOUVERiVELR  MORRIS. 

Duporlail,  el  de  meltre  à  sa  place  quelque  brave  et  hon- 
nèle  soldat,  sans  tenir  compte  de  ses  capacités;  puis  quand 
Moustier  se  présentera,  de  faire  de  lui  (Alolleville)  le  garde 
des  sceaux  et  de  Bougainvilie  le  ministre  de  la  marine.  11 
approuve  mon  plan,  mais  désire  rester  comme  il  est  jus- 
qu'à ce  qu'il  ait  acquis  une  certaine  réputation,  en  mettant 
de  l'ordre  dans  les  alfaires  de  ce  ministère. 

25 octobre.  —  Je  trouve  MM.  Malouet  et  de  Moustier  chez 
Mme  de  Staël  ce  soir.  Le  premier  me  raconte  qu'il  a  con- 
seillé a  M.  de  Monlmorin  de  quitter  son  poste.  11  dit  que  le 
garde  des  sceaux  maintient  le  roi  dans  un  état  continuel 
d'alarmes  et  Je  gouverne  par  la  crainte,  de  sorte  que  M.  de 
Montmorin  n'a  plus  que  très  peu  d'influence.  Il  ajoute 
que  je  me  trompe  en  pensant  que  la  Constitution  tombera 
d'elle-même  en  pièces  ;  que  les  ressources  tirées  des  assi- 
gnais dureront  encore  longtemps;  qu'en  retardant  les 
liquidations,  on  peut  reculer  le  moment  de  la  détresse, 
que  les  impôts  sont  assez  bien  payés,  etc.,  etc.  Je  persiste 
néanmoins  dans  mon  opinion  qu'il  est  maintenant  évident 
que  les  puissances  étrangères  ne  feront  rien.  Je  suis  même 
persuadé  que  leurs  efforts  auraient  tendu  à  consolider  plu- 
tôt qu'à  détruire  le  nouveau  régime,  parce  que  les  hommes 
en  général  résistent  à  la  violence.  Moustier  me  montre  une 
note  qu'il  a  rédigée  et  transmise  à  la  reine  au  sujet  des 
vivres.  11  dit  qu'il  a  lieu  de  crojre  non  seulement  que  les 
partis  qiii  divisaient  l'ancienne  assemblée  se  sont  coalisés, 
mais  qu'ils  sont  intéressés  dans  la  grande  spéculation  sur 
les  grains  faite  dans  le  voisinage  de  Paris. 

26  octobre.  —  M.  Brémond  vient  m'avertir  que  le  parti 
répubhcain  compte  certainement  sur  une  tentative  de  fuite 
du  roi;  qu'il  a  l'intention  de  la  faciliter;  puis  rejetant  la 
faule  de  tout  ce  qui  arrivera  sur  le  monarque  et  sur  ses 
nobles,  il  suspendra  tout  payement  et  se  tiendra  prêt  à 


JOURNAL   DE   GOUVERNEUR   AIORRIS.  279 

repousser  toutes  les  attaques.  A  midi,  je  vais  à  mon  rendez- 
vous  chez  le  comte  de  Moustier,  où  je  rencontre  M.  de  Tolo- 
zan.  C'est  lui  qui  a  demandé  de  me  voir  pour  me  parler  des 
subsistances,  mais  par  ce  qui  se  passe  il  m'est  impossible 
de  voir  quel  a  été  son  but.  J'apprends  que  Ségur  est  prêt 
à  accepter  la  place  de  Montmorin,  mais  il  ne  l'avoue  pas. 

28  octobre.  —  Je  passe  la  soirée  avec  le  baron  de  Grand- 
cour.  Lord  Gower  m'informe  qu'il  a  renoncé  au  jeu  et  je 
l'en  félicite  très  sincèrement.  AI.  Brémond  me  dit  qu'il  a 
été  se  recommander  à  Alexandre  de  Lameth,  pour  obtenir 
une  place.  C'était  sur  la  recommandation  de  Pellier.  Lameth 
s'est  engagé;  pendant  qu'il  y  était,  il  a  vu  l'homme  de 
Duportail  venir  soumettre  à  l'approbation  de  Lameth  une 
liste  d'officiers  ;  pendant  cet  examen  Brémond  demanda 
qu'un  de  ses  amis  fût  nommé  sous-lieutenant;  la  promesse 
lui  en  fut  faite  sur-le-champ. 

Je  vais  chez  M.  de  Molleville,  et  parle  de  l'affaire  de 
M.  Swan.  Je  lui  dis  qu'il  ne  sera  pas  aussi  avantageux  ici 
qu'en  Angleterre  de  passer  des  contrats  avec  ceux  qui  font 
les  plus  basses  offres;  en  Angleterre,  les  marchandises  sont 
toujours  sous  la  main  du  gouvernement;  donc,  si  les  sou- 
missionnaires ne  tiennent  pas  leurs  engagements,  des 
dommages  pécuniaires  remettraient  tout  en  place,  mais 
ici  les  conséquences  en  seraient  des  plus  dangereuses,  et 
ce  serait  fréquemment  l'intérêt  d'un  ennemi  de  provoquer 
cette  non-exécution  des  engagements  et  de  payer  l'amende 
convenue.  J'en  déduis  qu'il  faudrait  une  sécurité  morale 
aussi  bien  que  pécuniaire,  et  je  conclus  que  tous  les  con- 
trats qu'il  fera  devraient  être  conditionnels,  et  soumis  à 
l'approbation  des  partis  intéressés  en  Amérique,  signifiée 
par  le  ministre  plénipotentiaire.  Je  lui  suggère  ensuite 
l'idée  qu'il  serait  avantageux  de  fixer  un  prix  pour  les  pro- 
visions livrables  soit  en  Europe,  soit  en  Amérique,  à  l'Ile- 
de-France  ou  aux  Antilles,  de  façon  à  n'avoir  qu'à  donner 


280  JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS. 

un  ordre  pour  les  quantités  et  les  localités.  Je  lui  démontre 
les  avantages  qui  en  résulteraient.  Je  lui  suggère  encore 
qu'il  serait  à  propos  d'avoir  toujours  sous  la  main  de  quoi 
approvisionner  pour  six  mois  cinquante  vaisseaux  de  ligne, 
et  de  renouveler  chaque  mois  les  provisions  d'un  mois,  de 
telle  sorte  qu'après  avoir  déduit  ce  qui  aurait  été  consommé, 
la  balance  des  provisions  en  magasin  au  delà  de  six  mois 
serait  vendue.  Je  lui  dis  que  si  le  contrat  est  lait  à  de  bonnes 
conditions,  la  perte  sera  insignifiante  pour  la  marine,  si 
même  il  y  en  a,  et  que  le  commerce  gagnera  ce  que  perdra 
celle-ci;  mais  de  cette  façon,  on  sera  toujours  prêt  à  la 
guerre.  Je  termine  en  lui  disant  que  je  suis  Américain 
avant  tout,  et  qu'il  devra  considérer  en  conséquence  ce 
que  je  lui  dis,  mais,  qu'il  peut  ne  pas  être  inutile  de  con- 
sulter Moustier.  Il  paraît  enchanté  de  tout  cela,  et  je  le 
crois  disposé  à  accepter  un  plan  dans  ce  sens.  11  désire 
qu'on  lui  envoie  un  échantillon  des  provisions;  je  promets 
qu'on  le  fera  s'il  en  reste.  Je  lui  donne  les  noms  de  ceux 
de  ses  ennemis  qui  sont  vendus  aux  régisseurs.  Il  me 
raconte  ce  qui  s'est  passé  ce  matin  chez  le  roi  au  sujet  de 
M.  de  Montmorin.  Sa  Majesté  est  un  peu  irritée  contre  lui, 
et  dit  que  voilà  six  mois  qu'il  l'ennuie  pour  qu'on  lui 
nomme  un  successeur,  etc.  Le  frère  de  M.  de  Molleville, 
qui  revient  de  Coblentz,  lui  annonce  que  M.  de  Montmorin 
y  est  détesté,  mais  que  l'on  approuve  la  nomination  de  son 
successeur. 

Je  dîne  chez  M.  de  Montmorin.  11  me  montre  le  rapport 
qu'il  a  l'intention  de  faire  à  l'Assemblée.  Il  est  d'un  piteux 
inouï,  si  l'on  considère  le  temps  passé  à  le  faire.  Je  lui 
propose  des  corrections  que  je  ne  crois  pas  qu'il  adopte  ; 
mais  dans  ce  cas,  il  s'en  repentira.  Il  déclare  la  guerre  aux 
journalistes,  qui  sont  des  ennemis  quelquefois  ennuyeux 
et  quelquefois  dangereux.  Ségur  était  venu  le  voir  ce 
matin  ;  il  a  accepté  ses  propositions  ;  il  ajoute  que  le  roi 
ne  lui  a  pas  demandé  de  rester.  Je  réplique  que  c'est  sa 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS.  281 

faute,  car  il  avait  si  formellement  fait  connaître  sa  déter- 
mination que  le  roi  s'exposait  à  l'affront  d'un  refus,  mais 
s'il  avait  dû  consentir  à  rester  au  cas  où  on  le  lui  aurait 
demandé,  cette  demande  eût  été  faite.  Il  ignore  s'il  restera 
au  Conseil.  Il  a  dit  au  roi  qu'il  resterait,  si  celui-ci  le  désire, 
mais  il  veut  que  Sa  Majesté  examine  bien  l'affaire  à  l'avance, 
parce  que  si,  plus  tard,  Elle  trouvait  à  propos  de  le  ren- 
voyer, cela  leur  ferait  tort  à  tous  les  deux.  Malouet  vient 
pendant  le  dîner,  et  nous  causons  ensuite.  Il  me  confirme 
que  de  Montmorin  n'a  aucune  influence. 

29  octobre.  —  J'ai  eu  une  longue  conversation  avec 
Mme  de  Beaumont  chez  Mme  de  Staël.  Celle-ci  souffre  énor- 
mément du  renvoi  de  son  père.  L'ambassadrice  d'Angle- 
terre me  dit  qu'elle  a  renoncé  au  jeu  en  même  temps  que 
lord  Gower,  et  elle  pense  que  je  les  aime  assez  pour  en 
être  content.  Je  l'assure  de  mon  attachement,  plus  par 
mon  ton  et  mes  manières  que  par  mes  paroles,  et  je  crois 
que  la  semence  n'est  pas  tombée  sur  un  sol  ingrat.  Brémond 
nie  fait  sortir  pour  me  dire  que  les  émigrés  comptent  ren- 
trer en  janvier,  et  que  la  reine  a  enfin  consenti  à  agir  de 
concert  avec  les  princes.  La  nouvelle  en  est  arrivée  aujour- 
d'hui en  droite  ligne  du  prince  de  Coudé.  J'ai  peur  que  la 
cour  ne  complote  quelque  chose  en  sous-main;  s'il  en  est 
ainsi,  elle  risque  le  certain  pour  l'incertain. 

Les  nouvelles  de  Saint-Domingue  sont  bien  mauvaises; 
je  les  crois  exagérées,  mais  les  nègres  sont  révoltés  et 
s'occupent  à  brûler  les  plantations  et  à  massacrer  leurs 
maîtres.  Moustier  dit  qu'il  s'imagine  que  M.  de  Montmorin 
cherche  à  se  réserver  l'ambassade  d'Angleterre,  et  à  le 
faire  envoyer  en  Suisse.  Il  est  décidé  à  s'en  ouvrir  à  la 
reine.  Je  lui  conseille  de  n'en  rien  faire,  et  je  lui  commu- 
nique les  nouvelles  que  j'ai  apprises  ce  matin. 

30  octobre.  —  Visite  à  Mme  de  Ségur  ;  elle  m'apprend 


282  JOIRXAL   DE    (ÎOIVERNEUR   MORRIS. 

que  son  mari  a  ce  malin  refusé  le  ministère  des  Affaires 
étrangères,  qu'il  avait  accepté  hier.  Je  l'en  félicite.  11 
a  basé  son  refus  sur  la  manière  dont  l'Assemblée  avait 
hier  traité  les  ministres.  M.  de  La  Londe  me  dit  qu'il  a 
d'autres  nouvelles  de  M.  de  Metternich,  et  il  ajoute  que 
M.  de  La  Porte  doit  ce  soir  soumettre  au  roi  un  plan, 
envoyé  sur  la  demande  de  Sa  Majesté  par  AL  Dumouriez; 
c'est,  dit-il,  un  petit  homme  plein  de  bon  sens  et  de  science, 
et  d'un  esprit  à  toute  épreuve.  Je  saurai  si  Sa  Majesté 
adopte  ce  plan. 

I"  novembre.  —  \ous  avons  aujourd'hui,  chez  M.  de 
Tolozan,  un  dîner  d'ardents  royalistes  :  le  comte  de 
Mouslier,  M.  Malouet,  de  Virieu,  Alallet  Du  Pan  et 
M.  Gillet.  A  mon  départ,  M...  me  suit  pour  me  demander 
de  rester  et  de  lui  parler  des  provisions.  Je  réponds  que 
c'est  inutile,  car  je  demanderais  six  mois  et  je  suis  sûr 
qu'on  ne  me  les  accorderait  pas.  Je  vais  voir  M.  deMolleville. 
11  n'a  pas  encore  fait  l'essai  des  provisions  envoyées.  Il  dit 
que  l'on  fait  beaucoup  d'objections  contre  des  fournitures 
américaines,  comme,  par  exemple,  la  distance,  l'incerti- 
tude, etc.  Il  a  demandé  que  l'on  en  fournît  le  détail  par 
écrit,  et  il  mettra  ses  observations  en  marge.  11  ajoute  qu'il 
est  décidé  à  ne  pas  attendre  l'attaque  de  l'Assemblée,  mais 
qu'il  veut  la  trouver  toujours  à  l'œuvre.  C'est  pourquoi  il 
lui  a  déjà  proposé  un  grand  nombre  de  décrets  tels  qu'elle 
aurait  tort  de  ne  pas  les  adopter.  11  m'en  enverra  une  copie. 
Il  me  dit  que  l'autre  jour,  chez  M.  de  Montmorin,  il  m'a 
proposé,  moi.,  comme  ministre  des  Affaires  étrangères. 
J'en  ris.  Je  discute  avec  lui  la  manière  de  traiter  les  colo- 
nies françaises,  si  l'on  veut  être  sûr  de  leur  fidélité. 

3  novembre.  —  Mme  de  Beaumont  me  dit  que  son  père 
ne  possède  rien,  et  semble  être  très  incertain  de  son  sort 
futur.  Toute  cette  famille  a  un  air  lugubre.  M.  de  Mont- 


JOURNAL  DE    GOIIVERXEIR  MORRIS.  283 

morin  dit  qu'on  ne  lui  a  pas  encore  donné  de  successeur, 
et  le  roi  n'a  même  encore  nullement  fixé  son  choix.  Je 
lui  demande  ce  qu'il  va  devenir,  et  je  lui  dis  que  s'il  a  le 
moindre  doute  sur  les  intentions  du  roi,  j'écrirai  à  Sa 
Majesté  à  ce  sujet.  Il  répond  qu'il  serait  honteux  du  roi  et 
de  lui-même^  s'il  pensait  que  le  roi  put  le  négliger.  Je  dîne 
chez  l'ambassadrice  d'Angleterre.  La  princesse  de  Tarente 
est  là;  elle  me  confie  que  la  reine  lui  parle  souvent  de  moi 
pendant  leurs  promenades  à  cheval.  Je  réponds  seulement 
par  un  salut.  Elle  se  répèle,  et  s'étend  sur  ce  sujet,  mais 
je  me  contente  de  la  même  réponse.  Je  donne  à  lady  Su- 
therland  (les  vers  dont  je  crois  qu'ellesera  contente.  M.  de... 
me  dit  que  les  troupes  sont  approvisionnées  en  blé  pour 
un  an.  Je  demande  combien  l'on  donne  de  pain  et  de  quelle 
qualité.  Il  répond  que  la  ralion  est  d'une  livre  et  demie, 
dont  trois  quarts  de  farine  et  un  quart  de  seigle.  Le  son 
n'est  pas  séparé.  Il  assure  que  cela  fait  d'excellent  pain; 
nombre  d'officiers  le  préfèrent  au  pain  de  fine  farine.  Il 
trempe  très  bien  dans  la  soupe,  ce  qui  est  un  peu  extraor- 
dinaire, considérant  le  mélange  de  seigle. 

8  novembre.  —  Je  passe  un  certain  temps  avec  AI.  de 
Montmorin.  II  me  dit  que  ce  qui  empêche  la  nomination 
de  Xarbonne  aux  Affaires  étrangères,  c'est  sa  liaison  avec 
Mme  de  Staël.  Je  lui  demande  si  le  roi  est  bien  au  courant 
de  la  duplicité  de  son  ministre  actuel.  11  répond  affirmati- 
vement. Je  lui  donne  quelques  indications  pour  une  consti- 
tution pour  la  France,  et  le  moyen  de  rétablir  ses  finances. 
Je  fais  une  visite  à  Mme  de  Beaumont;  nous  parlons  poésie 
et  littérature  au  lieu  de  politique.  Je  m'annonce  en  même 
temps  que  le  dîner  chez  Mme  de  Montmorin.  Après  le  dîner 
arrive  M .  de  Renneval  ;  il  est  fort  en  colère  contre  l'As- 
semblée. 11  dit  que  le  Comité  diplomatique  médite  de 
demander  à  Sa  Majesté  le  renvoi  de  tout  le  département 
des  Affaires  étrangères,  jusqu'aux  scribes.  Il  se  dit  déter- 


284  JOIRXAL   DE    GOIVERXEIR   MORRIS. 

miné  à  se  défendre;  la  place  lui  est  indifférente,  mais  il 
luttera  pour  sa  réputation.  Je  fais  une  courte  visite  à 
Mme  de  Ségur,  et  promets  de  revenir  lui  donner  les  nou- 
velles que  je  recueillerai.  Elle  est  très  inquiète  au  sujet 
des  colonies  et  avec  elle  se  trouve  une  personne  qui  se 
déclare  complètement  ruinée.  Elle  a  perdu  tout  entrain. 
La  même  chose  se  présente  pour  le  duc  de  Xérès  chez 
Mme  de  Laborde.  Je  retourne  chez  Aime  de  Ségur  lui  com- 
muniquer les  nouvelles  qui  ne  sont  pas  encore  trop  mau- 
vaises pour  Port-au-Prince,  où  sont  les  propriétés  de  son 
mari.  Je  vais  chez  l'ambassadrice  d'Angleterre.  Ses  manières 
me  montrent  que  mes  vers  ont  porté.  Elle  me  dit  ensuite 
qu'elle  a  été  honteuse,  flattée  et  enchantée.  Tant  mieux. 
Je  répète  à  l'abbé  de  Montesquiou  une  partie  de  ce  que  j'ai 
dit  ce  matin  à  M.  de  Montmorin  sur  les  moyens  d'établir 
une  constitution  pour  la  France.  Son  esprit  est  ouvert  à 
ces  idées.  Nous  avons  ici  tout  le  monde  et  sa  femme  [sic). 
Mme  de  Tarente  me  dit  qu'elle  m'aime  parce  j'aime  la 
reine,  et  son  accueil  prouve  que  ma  conversation  ne  lui 
déplaît  pas.  Je  l'abrège.  Pendant  le  souper,  je  lais  remar- 
quer à  l'ambassadrice  qu'elle  ne  mange  pas,  et  qu'elle  est 
simplement  un  plat  à  sa  propre  table  et  non  le  pire,  mais 
qu'elle  n'a  pas  la  politesse  de  demander  qu'on  le  goûte, 
Mme  de  Montmorin  veut  savoir  de  quoi  nous  parlons  en 
anglais.  Lady  Sutherland  répond  :  «  H  me  dit  des  méchan- 
cetés !  w  —  «  Ah,  il  en  est  bien  capable  !  »  —  Mme  de  Staël 
arrive  tard,  et  Mme  de  Tarente  lui  fait  la  grimace. 

10  novembre.  —  J'insiste  près  de  M.  de  Montmorin  pour 
qu'il  prépare  une  réponse  du  roi  au  décret  contre  les  émi- 
grés, et  je  le  laisse  à  celte  occupation.  Je  dîne  chez  Mme  de 
Staël  et  j'y  rencontre  l'abbé  Raynal.  Il  me  fait  des  avances. 
Je  les  reçois  froidement,  car  j'ai  peu  de  respect  pour  lui. 
Après  le  dîner,  Mme  de  Staël  me  demande  mon  avis  sur 
l'acceptation  du  ministère  des  Affaires  étrangères  par  son 


JOURXAL   DE    GOLVERXELR  MORRIS.  285 

ami  Narbonne.  Jeluidoane  mon  avis  de  façon  à  l'en  décou- 
rager, sans  toutefois  l'offenser. 

12  novembre.  —  Aujourd'liui  à  trois  heures,  M.  et 
Aime  de  Flaiiaut  viennent  dîner;  le  ministre  de  la  marine 
les  suit  de  près,  M.  et  Mme  de  Montmorin  arrivent  vers 
quatre  heures,  et  Mme  de  Beaumont,  qui  était  à  l'Assemblée, 
à  quatre  heures  et  demie,  après  le  commencement  du  dîner. 
La  société  est  agréable,  et  Mme  de  Flahaut  fait  ses  efforts 
pour  plaire  ;  naturellement  elle  réussit.  Le  ministre  de  la 
marine  me  rappelle  une  affaire  dont  l'un  des  coloniaux 
parlait  dans  sa  requête  de  l'autre  jour,  et  à  laquelle  je 
ne  me  suis  pas  arrêté.  Il  s'agit  de  combiner  le  payement 
de  la  dette  américaine  avec  l'aide  à  donner  à  la  colonie  de 
Saint-Domingue.  Je  promets  de  m'en  occuper.  M.  de  Mont- 
morin me  dit  qu'il  a  écrit  au  roi  son  opinion  sur  le  décret 
contre  les  princes  et  qu'il  s'est  offert  à  lui  préparer  un 
ouvrage  sur  ce  sujet;  il  s'est  ensuite  rendu  au  Conseil, 
mais  n'a  pas  ouvert  les  lèvres.  Je  crois  que  mon  pauvre 
ami  est  perdu,  mais  il  ne  faut  pas  l'abandonner. 

15  novembre.  —  Je  joue  aux  cartes  avec  Mme  de  Flahaui, 
tandis  que  le  perruquier  lui  refait  sa  coiffure.  Je  vais 
ensuite  voir  Aime  de  Staël.  Elle  est  furieuse  contre  moi. 
J'ai  dit  à  M.  de  Alolleville  qu'elle  m'avait  consulté  au  sujet 
de  l'acceptation  des  Affaires  étrangères  par  Narbonne,  et  il 
a  pris  cela  comme  prétexte  pour  ne  pas  le  faire  nommer.  Je 
réponds  que  je  ne  vois  rien  en  tout  ceci  qui  puisse  offenser  ; 
chacun  sait  que  l'on  a  songé  à  AI.  de  Narbonne  pour  cet 
emploi;  il  est  donc  assez  naturel  de  demander  l'avis  de 
différentes  gens  pour  savoir  s'il  devrait  accepter,  au  cas  où 
on  le  lui  offrirait.  J'ajoute  qu'il  ferait  mieux  de  n'y  point 
songer  ;  il  s'agit  simplement  de  remplir  un  vide  pour  quel- 
ques mois,  après  lesquels  on  renverra  celui  qui  aura  pu  être 
nommé.  Elle  me  répond  que  le  ministère  est  plus  fort  qu'on  ne 


286  JOURNAL   DE    GOl  VERXELR  MORRIS. 

se  l'imagine  el  va  m'en  donner  les  raisons,  ce  qu'elle  fait  en 
partie,  quand  arrive  M.  Dufresne  Saint-Léon  qui  met  fin  à 
notre  conversation.  Après  lui  vient  M.  de  Monlinorin,  puis 
M.  Chapelier.  M.  Pélion  est  nommé  maire  de  Paris, 
paraît-il,  et  ceci  alarme  grandement  la  bonne  société;  je 
ne  crois  pas  que  ce  soit  à  tort,  si  les  autres  restent  sages. 
IMoustier  m'a  demandé  avec  une  grande  insistance  d'écrire 
sur  les  finances  ;  je  m'y  refuse  pour  le  présent,  en  disant 
que  les  choses  changent  trop  et  trop  rapidement.  Delessart, 
dit-on,  doit  devenir  ministre  de  la  marine.  Brémond  m'in- 
forme que  sous  les  auspices  du  triumvirat  Duport,  Bar- 
nave  et  Lameth,  lui  et  d'autres  vont  publier  un  journal.  Je 
lui  conseille  de  n'avoir  pas  trop  de  rapports  avec  eux. 

Je  dîne  au  Louvre.  M.  Vicq  d'Azir  me  dit  qu'il  a  répété 
à  la  reine  la  conversation  qu'il  a  eue  avec  moi  au  sujet  du 
décret  contre  les  princes,  et  qu'elle  a  désiré  l'avoir  par 
écrit,  en  disant  qu'elle  savait  apprécier  tout  ce  qui  venait 
de  celte  source.  Il  pense  que  cela  a  contribué  au  rejet  dans 
une  certaine  mesure.  Je  ne  crois  pas  un  mot  de  tout  cela, 
lime  demande  mon  avis  sur  la  conduite  à  tenir  au  sujet  du 
décret  contre  les  prêtres.  Je  désire  avoir  le  décret  et  les 
actes  constitutionnels  relatifs  à  ces  malheureux  avant  de 
formuler  une  opinion. 

20  novembre.  —  Je  vois  M,  de  Montmorin  et  je  lui  dis 
le  sens  de  ma  lettre  au  roi  à  son  sujet.  Il  répète  qu'il  lui 
était  impossible  de  rester  en  place  ;  il  m'en  donnera  la 
raison,  un  de  ces  jours,  et  le  roi  devrait  lui  être  reconnais- 
sant de  la  cacher.  Je  lui  dis  que  j'ai  toujours  supposé  qu'il 
avait  une  raison  qu'il  ne  donnait  pas,  car  celles  qu'il  don- 
nait étaient  insuffisantes.  Je  fais  une  visite  à  l'ambassadeur 
d'Angleterre  :  il  me  complimente  sur  les  vers  donnés  à  sa 
femme.  Il  y  a  ici  une  des  dames  de  la  reine  qui  désire  faire 
ma  connaissance.  Elle  fait  tourner  la  conversation  sur  la 
politique  et  j'abrège  ma  visite. 


JOIRXAL   DE    GOLVERXELR   MORRIS.  287 

25  novembre.  —  Je  n'ai  que  peu  de  monde  à  dîner 
aujourd'hui.  Il  est  étrange  que  mon  dîner  consiste  en  trois 
choses  venant  d'une  immense  distance  :  les  huîtres  de 
Colchester,  la  truite  du  Rhin  et  les  perdrix  de  —  cherchez  ! 

26  novembre. — M.  de  Tolozan  vient  me  parler  de  la  situa- 
tion des  affaires  publiques  :  l'union  des  hommes  capables  et 
honnêtes  est  nécessaire  pour  sauver  le  royaume.  J'en  con- 
viens, mais  je  lui  dis  que,  à  moins  que  le  roi  et  la  reine  ne 
donnent  leur  pleine  confiance  à  ces  hommes,  cela  ne  servira 
à  rien.  Je  vois  Montmorin  ;  il  dit  que  le  roi  ne  répond  jamais 
à  ses  lettres  et  demande  s'il  répond  aux  miennes.  Je  l'assure 
que  non,  et  que  je  ne  m'y  attends  pas,  car  je  ne  veux  et 
ne  désire  rien  de  lui.  Il  ajoute  que  dernièrement  il  a  fourni 
l'assurance  que  l'on  pouvait  compter  sur  l'une  des  pro- 
vinces, avec  toutes  les  troupes  qui  s'y  trouvent,  comme 
gagnée  à  la  cause  royale.  Il  ne  me  dit  pas  laquelle.  La  cause 
réelle  de  son  départ  du  ministère  serait  qu'il  n'avait  pas 
l'entière  confiance  de  leurs  Majestés,  gouvernées  par  des 
avis  venus  tantôt  de  Bruxelles  et  tantôt  de  Coblentz;  il  avait 
recommandé  l'adoption  d'un  conseil  privé  pour  décider 
dans  tous  les  cas,  et  essayé,  mais  inutilement,  de  les  con- 
vaincre qu'ils  s'exposeraient  à  un  grand  dommage  en  n'ayant 
pas  un  plan  de  conduite  tracé  à  l'avance.  Brémond  vient  me 
voir,  et  je  travaille  avec  lui  à  une  brochure  sur  les  finances. 
Je  dicte  et  il  écrit.  A  quatre  heures,  je  vais  dîner  chez  l'am- 
bassadrice d'Angleterre.  Après  le  dîner,  comme  il  n'y  a 
personne  que  la  famille,  nous  bavardons  très  librement. 
Elle  met  M.  Short  sur  le  tapis  et  ouvre  le  feu  contre  lui.  Je 
l'assure  que  c'est  un  jeune  homme  très  intelligent,  sage  et 
très  attentif  à  ses  affaires.  Elle  me  demande  oii  il  est,  car 
il  n'a  pas  paru  à  la  Cour  depuis  quelque  temps.  Je  lui  dis 
qu'il  était  à  la  campagne  avec  le  duc  et  la  duchesse  de  La 
Rochefoucauld,  etqu'il  est  maintenant  en  Hollande,  chargé 
d'une  mission  par  les  Etats-Unis.  Elle  demande  s'il  est 


288  JOIRX'AL   DE    GOLVERXELR   MORRIS. 

ambassadeur  près  de  loutes  les  nations  européennes  et  rit 
cordialement  de  cette  idée.  Je  réponds  que  l'affaire  dont  il 
s'occupe  n'exige  pas  un  ambassadeur.  Elle  fait  remarquer 
qu'il  n'a  pas  l'air  et  les  manières  exigées  par  un  tel  carac- 
tère. Je  réplique  qu'il  pourrait  faire  mauvaise  figure  en 
Russie,  mais  je  ne  crois  pas  que  dans  les  autres  cours 
l'extérieur  soit  de  grande  importance.  Elle  termine  la  con- 
versation en  disant  que  si  je  désire  donner  aux  étrangers 
une  impression  favorable  de  mon  pays,  je  dois  me  faire 
nommer.  Un  salut  pour  reconnaître  le  compliment  est  la 
seule  réponse  possible.  Elle  s'en  rapporte  à  l'ambassadeur 
qui,  selon  l'habitude  en  pareils  cas,  répond  par  l'affir- 
mative. 

V décembre.  — J'emmène  Mme  de  Laborde  à  la  Comédie- 
Française,  ou  j'ai  le  plaisir  de  voir  l'acteur  Préville  dans 
le  Bourreau  bienfaisant.  C'est  un  vrai  acteur;  rien  de 
superflu,  rien  à  désirer  dans  son  rôle,  pas  d'ornements  faux, 
mais  la  nature  nue,  la  grâce  vivante.  La  reine  s'y  trouve  ; 
elle  est  très  bien  accueillie.  Je  suis  exactement  en  face 
d'elle,  et  je  suppose  que  quelqu'un  le  lui  dit,  car  elle 
me  regarde  assez  fixement  pour  me  reconnaître;  c'est  ce 
que  je  crois.  On  me  montre  une  lettre  de  l'impératrice  de 
Russie  au  prince  de  Condé;  elle  est  pleine  d'encourage- 
ments aux  émigrés.  Brémond  me  dit  que  le  conseil  secret 
du  roi  se  compose  de  M.  de  MoUeville,  M.  de  Fleurieu  et 
M.  de  La  Porte.  Il  me  fournit  différents  matériaux  à  utiliser 
dans  une  attaque  contre  le  parti  républicain. 

3  décembre. — Je  vais  voir  Mme  de  Staël.  Pendant 
qu'elle  s'habille,  nous  avons  une  conversation  qui  ne  lui 
déplaît  pas.  La  société  est  nombreuse.  L'abbé  Fauchet  a 
aujourd'hui  dénoncé  Delessart,  et  l'évéque  d'Autun  qui 
dînait  avec  lui  me  dit  que  ce  dernier  était  malade  au  point 
de  quitter  la  table. 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  289 

4  décembre.  —  J'envoie  Brémoud  chez  Latneth  pour 
conseiller  à  Delessart  de  se  retirer,  car  il  n'a  pas  assez  de 
fermeté  pour  la  situation  où  il  est  placé.  Je  vais  à  un  thé 
chez  Aime  Tronchin,  puis  chez  M.  de  Alontmoriii  ;  étant 
chez  ce  dernier,  je  lui  prépare  uu  petit  paragraphe,  contre- 
disant le  rapport,  devant  lequel  il  a  pris  peur.  Mme  de 
Flahaut  a  corrigé  uu  ouvrage  de  l'évéque  dMutun;  c'est 
une  adresse  du  département  au  roi  contre  le  décret  fixant 
des  pénalités  pour  les  ecclésiastiques  insermentés.  Elle 
blâme  cette  démarche  et  je  fais  comme  elle.  Elle  dit  que 
l'ouvrage  était  bien  écrit. 

6  décembre.  —  Ce  matin  je  dicte  à  Brémond  une  philip- 
pique  contre  les  chefs  du  parti  républicain,  et  je  m'exerce 
à  préparer  une  foruie  de  gouvernement  pour  la  France. 
A  quatre  heures  et  demie  je  vais  dîner  avec  M.  de  Mont- 
morin.  Je  le  trouve  occupé  à  lire  l'adresse  des  membres  du 
département  de  Paris  au  roi.  Elle  est  bien- écrite  sous 
plusieurs  rapports,  mais  le  style  est  plutôt  celui  d'un  direc- 
teur de  théâtre  populaire  que  celui  d'une  adresse  au  monar- 
que. Pour  excuser  leur  intervention,  ils  invectivent  beaucoup 
les  émigrés,  et  prouvent  qu'ils  tremblent  tout  en  parlant 
haut.  M.  de  Montmoriu  me  dit  que  l'évéque  d'Autan  a 
pressé  le  maire,  Pétion,  de  la  signer;  celui-ci  a  refusé, 
disant  qu'il  approuvait  la  chose,  mais  qu'il  ne  voulait  pas 
se  fâcher  avec  les  fous  et  les  enragés,  parce  que  c'est  eux, 
et  non  les  gens  raisonnables,  qui  font  les  révolutions  ;  pour 
sa  part,  il  ne  tient  pas  à  être  pendu  pour  avoir  fait  triom- 
pher la  raison.  Je  crois  qu'il  agit  sagement,  et  l'autre  qui 
se  place  toujours  entre  deux  tabourets,  n'aura  jamais  un 
siège  bien  sûr.  Je  vais  voir  le  ministre  de  la  marine,  il  me 
montre  le  plan  d'un  discours  que  le  roi  doit  faire  à  l'Assem- 
blée. Nous  parlons  des  affaires  publiques  et  du  moyen 
d'établir  en  ce  pays  une  Constitution  assurant  les  justes 
droits  de  la  nation  sous  le  gouvernement  d'un  roi  réel.  Il 


290  JOURNAL  DE   GOUVERNEUR  MORRIS. 

promet  de  sonder  le  roi  et  la  reine,  et  je  promets  de  lui 
fournir  quelques  indications. 

7  décembre.  —  Aujourd'hui,  au  cours  de  ma  conversa- 
tion avec  M.  de  Laborde,  nous  parlons  de  choses  et 
d'autres,  jusqu'à  ce  qu'enfin  il  me  communique  un  journal 
qu'il  écrit,  et  qui  est  distribué  aux  frais  du  roi  aux  loges 
maçonniques  du  royaume.  Il  dit  que  le  roi,  la  reine,  M.  de 
La  Porte  et  lui,  sont  les  seules  personnes  dans  le  secret. 
Je  lui  expose  que  par  ce  même  moyen  il  peut  lâter  le  pouls 
de  la  nation,  et  déterminer  en  conséquence  ce  que  l'on 
peut  essayer  avec  chance  de  succès.  Il  me  demande  de  lui 
donner  une  liste  des  questions  que  je  propose;  je  promets 
de  l'envoyer.  Je  le  laisse  à  ses  regrets  de  la  confidence  qu'il 
vient  de  me  faire;  telle  est  la  nature  humaine.  AI.  de  Nar- 
bonne  est  allé  ce  matin  annoncer  sa  nomination  à  l'Assem- 
blée. Je  serais  étonné  qu'il  réussît,  car,  bien  qu'il  ne 
manque  nullement  d'intelligence,  je  crois  qu'il  n'a  pas 
l'instruction  nécessaire,  qu'il  n'a  pas  acquis  l'habitude  des 
affaires,  et  qu'il  est  totalement  dépourvu  de  méthode.  Nous 
verrons. 

8  décembre.  —  Je  continue  à  préparer  le  plan  d'une 
Constitution  pour  le  pays,  lorsque  arrive  quelqu'un  qui  me 
dit  qu'en  juillet  dernier  il  a  envoyé  au  général  Washing- 
ton le  plan  d'une  Constitution  pour  l'Amérique.  11  assure 
qu'il  étudie  ces  choses  depuis  plus  de  cinquante  ans,  qu  il 
connaît  parfaitement  l'Amérique,  bien  que  ne  l'ayant 
jamais  vue,  et  il  est  convaincu  que  la  Constitution  améri- 
caine n'est  bonne  à  rien.  Je  me  débarrasse  de  lui  le  plus 
tôt  possible,  non  sans  être  frappé  de  la  ressemblance  entre 
un  Français  qui  fait  des  constitutions  pour  l'Amérique,  et 
un  Américain  qui  rend  le  même  service  à  la  France.  Mon 
amour-propre  me  dit  qu'il  y  a  une  grande  différence  entre 
les  personnes  et  les  circonstances,  mais  l'amour-propre 


JOIRNAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  291 

est  un  conseiller  dangereux.  Après  le  dîner,  je  vais  à  la 
Comédie-Française  voir  Préville.  Il  a  soixante- quinze  ans 
et  il  joue  à  la  perfection.  On  peut  dire  que  les  meilleurs 
des  autres  Jouetit  bien  leur  rôle,  mais  lui  remplit  le  sien. 
Je  trouve  qu'il  a  de  saines  idées  à  ce  sujet,  car  il  est  préci- 
sément libre  de  ces  défauts  qui  m'avaient  frappé  chez  les 
autres. 

14  décembre.  —  J'ai  fini  hier  de  copier  et  de  corriger 
mon  plan  de  gouvernement  français  avec  les  principes  qui 
doivent  l'accompagner.  Nous  avons  aujourd'hui  un  bon 
dîner  et  autant  d'invités  que  la  table  le  permet  chez  le 
ministre  de  la  marine,  de  Fleurieu.  Je  lui  fais  savoir  que 
j'ai  préparé  quelques  notes  sur  la  Constitution  pour  les 
lui  montrer.  11  dit  avoir  sondé  à  ce  sujet  le  roi  qui  lui  a 
conseillé  de  s'en  occuper.  Il  a  recommandé  à  Sa  Majesté  le 
plus  grand  secret,  et  a  saisi  l'occasion  de  lui  en  montrer  la 
nécessité,  en  lisant  dans  une  gazette  le  récit  de  ce  qui 
s'était  passé  au  conseil.  Après  le  dîner,  je  vais  à  la  Comédie- 
Française.  Prévillejoue  le  rôle  de  Sosie,  dans  V Amphitryon 
de  Molière.  C'est  merveilleux.  Même  sans  tenir  compte 
de  son  âge,  il  serait  considéré  comme  un  acteur  excellent, 
mais  dans  l'espèce,  c'est  un  prodige. 

19  décembre.  —  J'attends  une  demi-heure  au  Théâtre- 
Français  avant  que  mon  domestique  puisse  avoir  un  billet, 
et  ensuite  j'ai  une  très  mauvaise  place  ;  je  me  trouve  pour- 
tant récompensé  par  Préville,  qui  est  vraiment  de  taille  à 
servir  de  miroir  à  la  nature.  Je  rencontre  M.  de  Bougain- 
ville,  qui  a  servi  au  Canada,  pendant  la  guerre  de  59.  Nous 
parlons  des  affaires  publiques  de  ce  pays.  11  me  dit  que  je 
me  trompe  en  pensant  qu'il  est  lié  avec  Sainte-Foy, 
l'évêque  d'Autun,  etc.  ;  qu'il  les  considère  comme  un  tas 
de  canailles  ;  le  roi  les  considère  de  la  même  façon  et  les 
déteste.  Il  a  assuré  Bougainville  qu'il  accepte  la  Constitu- 


292  JOURNAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS. 

tion,  simplement  pour  éviter  une  guerre  civile.  Je  lui  dis 
que  le  roi  esl  trahi  par  la  faiblesse,  sinon  par  la  méchan- 
ceté, de  ses  conseillers.  Il  est  du  même  avis.  Je  lui 
demande  ce  qu'il  pense  de  Fieurieu.  11  nie  répond  que 
c'est  une  pauvre  créature.  L'évêque  d'Aulun  me  fait 
remarquer  aujourd'hui  au  Louvre  que  les  Jacobins  n'ont 
pas  pu  susciter  une  émeute  au  sujet  de  leur  adresse.  Je  lui 
dis  que  depuis  la  folie  du  Champ-de-Mars,  il  y  a  peu  de 
danger  d'une  émeute,  car  le  peuple  ne  les  aime  pas 
beaucoup,  de  moment  qu'il  a  vu  que  la  mort  est  un  jeu 
auquel  on  peut  jouer  à  deux.  Il  ajoute  que  le  roi  est 
d'une  humeur  charmante,  de  ce  que  ses  veto  soient  passés 
si  facilement,  et  qu'il  s'en  servira  de  temps  en  temps. 
Pauvre  roi  1 

21  décembre.  —  Je  dîne  chez  Mme  Tronchin,  et  j'y 
rencontre  Mme  de  Tarente.  Je  lui  demande  de  me  procurer 
une  boucle  de  cheveux  de  la  reine.  Elle  promet  d'essayer. 
Je  pense  que  cette  dem  nde  plaira  à  Sa  Majesté,  même  si 
elle  ne  l'accorde  pas,  puisqu'elle  est  femme.  Je  vais  chez 
Mme  de  Staël.  Elle  est  au  lit  et  heureuse  de  me  voir;  elle 
me  raconte  toutes  les  nouvelles  qu'elle  sait.  L'abbé  Louis 
arrive;  c'est  un  Jlagorneur  au  possible.  Delessart,  ministre 
des  Affaires  étrangères,  esl  chez  Mme  de  Monlmorin,  cet 
après-midi,  et  après  avoir  effleuré  de  nombreux  sujets  dans 
notre  conversation  après  dîner,  je  conclus  au  moment  de 
j)arlir  en  lui  disant  que  le  roi  est  la  seule  pièce  de  bois  qui 
restera  à  flot  dans  le  naufrage  général.  Il  dit  qu'il  com- 
mence à  le  croire.  Je  recommande  au  ministre  de  la 
marine  d'amener  les  troupes  suisses  à  Paris,  sous  prétexte 
qu'elles  sont  trop  aristocrates  pour  qu'on  leur  confle  les 
frontières.  Elles  maintiendront  ici  l'ordre  au  milieu  de  la 
confusion  générale  à  laquelle  on  peut  s'attendre.  Je  lui 
conseille  également  de  rapprocher  la  cavalerie  sous  de 
semblables  prétextes.  Il  approuve  ce  projet. 


JOURNAL   DE    GOUVERXEUR  MORRIS.  293 

31  décembre.  —  Ce  matin,  Brémond  vient  me  présenter 
M.  de  Monciel,  le  nouveau  ministre  à  Mayence,  qui  désire 
que  je  lui  indique  une  ligne  de  conduite.  Je  lui  dis  qu'il 
sera  nécessaire  d'avoir  dans  la  ville  une  personne  de  con- 
fiance. Je  lui  montre  comment  l'on  se  procure  d'utiles 
informations,  et  lui  fais  voir  les  défauts  de  l'administra- 
tion actuelle.  Je  termine  en  disant  qu'il  fera  bien  d'avoir 
des  correspondants,  pour  informer  le  roi  de  ce  qu'il  lui 
sera  utile  de  savoir.  C'est  son  plus  grand  désir,  et  sur  ses 
instances  je  promets  de  sonder  Sa  Majesté  à  ce  sujet.  Je 
dîne  chez  M,  de  MonJmorin  et  demande  à  M.  de  Molleville 
de  parler  au  roi  de  cette  affaire  et  de  m'informer  du  résultat. 
Delessart  a  communiqué  aujourd'hui  à  l'Assemblée  un 
message  de  l'Empereur,  faisant  connaître  ses  sentiments 
de  façon  décisive.  Il  a  ordonné  à  son  général  Bender  de 
défendre  l'électoral  de  Trêves. 


ANNEE   1792 


'i  janvier.  —  Les  invités  de  Mme  Le  Couteulx  me  reçoi- 
vent aujourd'hui  d'un  air  aussi  étrange  que  peu  agréable. 
Je  m'attarde  chez  l'ambassadeur  d'Angleterre  et  j'ai  une 
petite  dispute  avec  Mme  de  Staël,  qui  s'en  offense.  Bré- 
mond  me  dit  que  le  roi  est  très  content  de  recevoir  des 
informations  directes  de  M.  de  Monciel.  J'informe  ce 
dernier  que  le  roi  accepte  sa  proposition.  Il  doit  me 
montrer  un  mémoire  sur  la  Suisse  avant  de  le  présenter. 
Je  dis  à  Mme  de  Flahaut  que  j'irai  en  Amérique  au  prin- 
temps. Cette  nouvelle  l'alarme  et  elle  s'écrie  :  «  Alors  je 
perdrai  tous  mes  amis  en  même  temps.  »  En  effet,  son 
évêque  la  quitte  dans  quelques  jours,  mais  elle  ne  peut  pas 
me  dire  encore  où  il  va.  Je  dîne  avec  elle.  L'évêque  d'Aulun 
arrive  et  prend  un  dîner  froid.  Nous  jouons  et  les  dames 
s'endorment.  L'évêque  fait  remarquer  que  les  assignats 
ont  réduit  la  France  à  une  condition  déplorable,  ce  qui 
est  assez  vrai.  J'ai  assisté  dans  ma  vie  à  un  système  de 
papier-monnaie  et  à  une  révolution,  et  je  me  retrouve  ici 
au  milieu  d'une  autre  révolution  et  d'un  autre  système  de 
papier-monnaie.  J'ai  eu  l'occasion  d'étudier  cette  question 
depuis  près  de  vingt  ans  (car  elle  a  attiré  mon  attention  en 
1772),  par  conséquent,  même  avec  une  dose  modérée  d'in- 
telligence, je  dois  aujourd'hui  avoir  fait  quelques  progrès. 
Ma  situation  et  mes  relations  dans  cette  ville  me  donnent 
une  vue  assez  exacte  de  ce  qui  se  passe,  et  en  combinant 
ce  que  je  vois  avec  ce  que  j'ai  vu,  je  ne  doute  nul- 
lement   que    la    valeur   du    papier-monnaie    continuera 


JOLRXAL   DE   GOIVERXELR  MORRIS.  295 

à  baisser.  J'apprends  que  l'évêque  va  bientôt  se  rendre  en 
Angleterre. 

10 janvier.  —  Ce  matin,  M.  Brémond  et  M.  de  Alon- 
ciel  viennent  me  voir  et  restent  à  déjeuner.  Après  leur 
départ,  je  lis  et  j'écris  jusqu'à  ce  que  ma  voiture  soit 
prête,  puis  je  vais  chez  le  ministre  de  la  marine,  avec  qui 
j'ai  une  conférence  sur  la  mission  de  l'évêque  d'Autun  et 
sur  d'autres  affaires  publiques.  Il  me  dit  qu'il  a  commu- 
niqué à  la  reine  ses  sentiments  sur  la  mesure  très  mala- 
droite que  l'on  vient  d'adopter,  et  qu'elle  est  sensible  à 
cette  confidence.  Il  ajoute  que  l'autre  jour  le  roi  a  parlé  de 
moi  en  termes  très  favorables,  lorsqu'il  lui  faisait  connaître 
le  projet  d'une  correspondance  avec  M.  de  Monciel.  Je 
lui  dis  qu'il  est  temps  de  s'entendre  avec  l'Empereur.  Il 
remarque  (et  avec  justice)  qu'il  n'osera  pas  se  risquer  à 
moins  d'être  sûr  que  le  roi  et  la  reine  ne  feront  pas  de 
confidences  imprudentes.  Le  risque  est  grand,  en  effet.  Je 
dîne  avec  l'ambassadrice  d'Angleterre.  Elle  me  demande 
si  à  Londres  je  favorise  le  parti  ministériel  ou  l'opposition. 
Je  réponds  que  lorsque  l'on  propose  une  mesure,  mon 
avis  dépend  de  la  mesure  en  elle-même  et  non  de  celui 
qui  la  propose.  En  conséquence,  je  suis  pour  ou  contre, 
selon  mon  sentiment  ;  mais  si  l'on  nomme  lord  Gower 
ministre  des  Affaires  étrangères,  je  souhaiterai  alors^  à 
cause  d'elle,  qu'il  réussisse  en  tout. 

Je  prie  Mme  de  Tarente  d'informer  la  reine  de  ma 
part  que  M.  de  Molleville  est  le  seul  ministre  en  qui  elle 
devrait  avoir  confiance.  Je  vais  à  la  Porcelaine  avec  elle. 
Nous  échangeons  de  petits  présents  d'amitié;  elle  m'en 
témoigne  beaucoup,  mais  je  trouve  plus  commode  de 
donner  delà  porcelaine  que  mon  temps.  M.  de  Monciel 
me  dit  qu'il  s'est  entretenu  avec  M.  Barthélémy  au  sujet  de 
la  mission  de  l'évêque  d'Autun  à  Londres.  Ils  m'assurent 
que  l'objet  en  est  de  contracter  une  alliance  avec  l'Angle- 


296  JOURXAL   DE    GOUVF-RXEUR  MORRIS. 

terre,  pour  faire  contre-poids  à  l'Autriche,  et  d'offrîr  à 
l'Angleterre  l'Ile  de  France  et  Tabago.  C'est  de  bien  mau- 
vaise politique.  Brémond  prétend  que  le  parti  jacobin  est 
en  possession  d'un  plan  de  ses  ennemis  pour  opérer  par 
la  violence  des  changements  dans  la  Constitution;  il 
m'apporte  un  journal  contenant  ce  plan.  Il  y  a  lieu  de 
croire  que  l'on  a  songé  à  quelque  chose  en  ce  genre. 
C'était  absurde. 

Mme  de  Flahaut  me  demande,  d'un  ton  des  plus  sérieux, 
si  j'ai  conseillé  à  M.  de  Molleville  de  s'opposer  à  l'am- 
bassade de  l'évêque  d'Autun.  Je  réponds  par  l'affirmative. 
Elle  en  est  furieuse  et  nous  avons  une  conversation  aigre- 
douce.  Après  quoi,  je  suis  très  à  mon  aise  et  n'éprouve 
aucun  embarras  dans  ma  conversation  avec  elle  et  son 
évêque.  Marbois  m'a  dit  qu'il  espérait  que  l'ambassade 
de  l'évêque  n'aurait  pas  lieu.  L'ambassadeur  de  Venise  a 
voulu  avoir  mon  avis  sur  l'état  des  affaires.  Je  lui  réponds 
que  je  ne  sais  que  peu  de  choses  et  qu'il  ne  me  plaît  pas 
d'en  savoir  plus  long.  11  en  paraît  tout  surpris;  il  ajoute 
que  de  Staël  a  un  congé  et  qu'il  pense  que  l'ambassade  en 
Angleterre  sera  arrêtée. 

\^  janvier.  —  Ce  matin,  M.  Brémoiid  et  M.  de  Monciel 
viennent  me  voir.  Ce  dernier  m'a  envoyé  hier  soir  un 
écrit  de  Duport  contre  M.  Pitt.  C'est  une  bien  triste 
prose.  Ils  (les  triumvirs  :  Duport,  Lameth  et  Barnave) 
l'ont  donné  à  Brémond  pour  le  faire  imprimer,  et  il  vou- 
drait corriger  quelques-uns  des  défauts,  mais  je  lui  con- 
seille de  n'en  pas  changer  une  lettre,  de  le  faire  imprimer 
de  suite,  et  de  garder  l'original.  11  tiendra  ainsi  l'auteur  à 
sa  discrétion,  car  il  a  été  écrit  par  Duport  et  corrigé  par 
Lameth.  Brémond  et  Monciel  ont  en  hier  une  conférence 
avec  ces  messieurs  au  sujet  de  l'ambassade  de  l'évêque 
d'Autun;  parlant  des  conditions  qu'il  allait  proposer, 
Brémond  demanda  comment  l'on  pourrait  présenter  un 


JOURNAL  DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  29T 

tel  traité  à  l'Assemblée.  Les  autres  répondirent  que  l'auteur 
en  serait  pendu  et,  pour  mapart,  j'en  suis  persuadé.  Mous- 
tier  vient,  et  Alonciel  cherche  à  se  présenter,  mais  inuti- 
lement, jusqu'à  ce  que  j'aie  dit  en  anglais  à  Moustier  qu'il 
devrait  faire  sa  connaissance.  M.  de  Laborde  me  consulte 
sur  la  proposition  faite  par  Beaumarchais  d'accorder  sa 
fille  unique  (une  charmante  personne)  au  fils  de  Laborde. 
Il  me  parle  de  la  fortune  de  Bau marchais  qui  est  très 
grande,  tandis  que  lui,  Laborde,  est  ruiné.  Je  lui  dis  que 
la  réputation  de  Baumarchais  est  très  mauvaise,  mais  cela 
ne  regarde  pas  la  jeune  fille,  puisqu'elle  n'y  peut  rien; 
dans  mon  pays,  un  tel  mariage  serait  détestable,  car  nous 
ne  nous  marions  pas  pour  l'argent,  mais  dans  ce  pays,  où 
l'argent  est  tout,  si  le  fils  se  conduit  bien  par  la  suite,  le 
monde  ne  se  plaindra  pas. 

14  janvier.  —  Je  trouve  Mme  de  Flahaut  très  malade 
et  au  lit  ;  je  passe  près  d'elle  l'après-midi  et  la  soirée. 
L'évêque,  qui  reste  ici  une  partie  de  la  journée,  part 
demain.  Sur  un  rapport  du  Comité  diplomatique,  l'Assem- 
blée a  aujourd'hui  décidé  d'attaquer  l'Empereur,  à  moins 
qu'il  ne  fasse  amende  honorable  avant  le  10  février. 
L'évêque  dit  que  la  nation  est  une  parvenue,  et,  par  consé- 
quent, insolente.  La  situation  est  telle,  dit-il,  que  seuls 
les  remèdes  violents  pourront  agir,  et  ceux-ci  amèneront 
la  guérison  ou  la  mort.  Sainte-Foy  dit  que  l'Empereur  sera 
furieux,  mais,  éprouvant  encore  plus  de  crainte  que  de 
colère,  il  devra  se  soumettre.  Je  demande  ce  qu'il  advien- 
dra des  finances,  L'évêque  dit  qu'à  partir  d'une  date  à 
fixer  les  assignats  n'auront  plus  cours  forcé,  et  leurs  déten- 
teurs auront  à  les  convertir  en  terres  comme  ils  le  pour- 
ront. Je  ne  crois  pas  avoir  jamais  entendu  des  hommes 
sensés  dire  de  telles  absurdités. 

16  janvier.  —  Visite  à  M.  de  Montmorin  à  qui  je  parle 


298  JOIRXAL   DE    GOl  VERIVEIR   MORRIS. 

de  l'étrangeté  de  la  situation.  Je  lui  conseille  d'écrire  un 
mémoire,  dont  je  donne  les  points  principaux.  Il  promet 
de  le  faire.  Il  me  dit  que  pendant  son  séjour  en  Angleterre 
le  duc  d'Orléans  fit  de  grands  efforts  pour  être  autorisé  à 
proposer  un  traité  à  l'Angleterre,  ce  en  quoi,  naturellement, 
il  échoua.  Il  me  raconte  la  conversation  qu'il  a  eue  à  ce 
propos  avec  l'évêque  d'Autun,  qui  espère  renverser  Pitt, 
et  croit  son  succès  certain  s'il  pouvait  avoir  l'aide  du  duc  de 
Biron.  C'est  assez  curieux.  Je  dîne  avec  l'ambassadeur 
d'Angleterre  et  sa  femme.  Nous  sommes  très  à  l'aise, 
n'étant  que  quatre  à  table  (son  secrétaire  particulier  est 
le  quatrième  convive).  La  conversation  est  exempte  de 
toute  contrainte.  L'ambassadrice  met  encore  sur  le  tapis 
M.  Short  (j'ignore  pourquoi  elle  le  déteste  à  ce  point)  et 
demande  s'il  sera  jamais  un  grand  homme  chez  nous.  Je 
réponds  que  je  ne  le  pense  pas,  car  il  n'est  pas  orateur,  mais 
il  peut,  malgré  cela,  être  très  utile  ici.  Je  dis  cela  d'un  ton 
qui  met  fin  à  cette  partie  de  la  conversation.  Je  trouve 
dans  celte  maison  un  profond  mépris,  mélangé  de  répul- 
sion, pour  mon  ami  l'évêque  d'Autun,  et  je  pense  que 
les  lettres  qui  partiront  d'ici  ne  lui  faciliteront  pas  sa  mis- 
sion. 

\^  janvier .  —  M.  Short  me  dit  aujourd'hui  qu'il  ap- 
prend par  sa  correspondance  que  les  nominations  à  l'étran- 
ger sont  déjà  sûrement  faites  en  Amérique.  Il  déclare  igno- 
rer absolument  qui  sera  nommé,  mais  en  même  temps  il 
parle  d'acheter  de  l'argenterie  et  d'employer  un  maître 
d'hôtel,  d'où  je  conclus  qu'il  est  à  peu  près  certain  de  res- 
ter ici.  Je  lui  dis  que  je  parierais  deux  contre  un  que  je  ne 
serai  nommé  nulle  part;  je  crois  probable  que  si  nous 
sommes  nommés  tous  les  deux,  nous  le  serons  auprès  de 
cours  auxquelles  nous  ne  nous  attendions  pas,  parce  que 
ce  sont  généralement  les  événements  malheureux  qui 
arrivent.  Il  croit  à  la  possibilité  d'être  envoyé  en  Hollande, 


JOURNAL   DE    GOllERNELR  MORRIS.  299 

ce  qui  le  désappointerait  cruellement,  et  il  ne  sait  s'il  accep- 
terait. Bravo!  M.  Brémond  vient  me  dire  que  Delessart  a 
envoyé  hier  un  exprès  pour  assurer  à  l'Empereur  que 
l'ambassade  de  l'évêque  d'Autun  et  les  discours  violents 
dans  l'Assemblée  ne  signifient  rien  du  tout.  MoUeville  le 
confirme,  car  l'on  a  maintenant  perdu  tout  espoir  du  côté 
de  l'Angleterre. 

'22  janvier.  —  Ce  matin  je  règle  mes  comptes  avec  mon 
cocher,  et  fais  mes  préparatifs  de  voyage  en  Angleterre.  Vicq 
d'Azir  vient  pendant  que  je  suis  au  Louvre,  et  me  dit  qu'il 
s'est  rendu  chez  moi  de  la  part  de  Sa  Majesté,  pour  me 
demander  de  lui  faire  savoir  tout  ce  que  je  pourrais  ap- 
prendre d'intéressant  en  /Ingleterre. 

Q  février.  —  M.  Constable  vient  me  voir  ce  matin,  et 
m'apprend  que  je  suis  nommé  ministre  plénipotentiaire 
près  la  Cour  de  France.  M.  Penn,  avec  qui  je  dîne,  me 
félicite  de  ma  nomination,  mais  regrette  que  ce  ne  soit  pas 
en  Angleterre. 

6  mars.  —  Je  dîne  avec  le  comte  Woronzow  [ambassa- 
deur de  Russie]  en  famille.  Il  me  dit  qu'il  est  impossible 
que  le  roi  de  Prusse  se  joigne  cordialement  à  PEmpereur. 
Il  m'avait  informé  dimanche  dernier  que  les  émigrés  avaient 
offert  au  roi  un  arrondissemetit  considérable  sur  le  Bas- 
Rhin,  aux  frais  de  l'électeur  du  Palatinat,  en  complétant 
le  Palatinat  par  la  cession  de  l'Alsace.  Il  en  informa  aussi- 
tôt l'Empereur,  et  son  messager,  Bischoffswerder,  offrit 
son  aide  pour  obtenir  la  réunion  de  la  Flandre  française 
aux  Pays-Bas  impériaux,  mais  PEmpereur  répondit  que 
s'il  intervenait  dans  les  affaires  de  France,  c'était  par 
amitié  et  non  pour  la  dépouiller.  Il  me  dit  que  l'évêque 
d'Autun  a  offert  la  cession  de  l'île  deTabago,  la  démolition 
de  Cherbourg  et  une  extension  du  traité  de  commerce,  si 


300  JOIRXAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS. 

l'Angleterre  veut  garder  une  stricte  neutralité,  en  cas  de 
guerre  avec  l'Empereur.  Il  lui  fut  répondu  que  l'Angleterre 
ne  pouvait  prendre  un  engagement  quelconque  au  sujet 
des  affaires  de  France.  Il  ajoute  que  l'cvêque  n'est  plus 
reçu  nulle  part  maintenant,  parce  qu'il  s'est  vanté  d'un 
crédit  d'un  million  qui  devait  faire  des  merveilles,  et  qu'il  a 
constamment  fréquenté  les  dissidents.  Il  me  dit  que  lejeune 
Laborde  a  écrit  une  lettre  qu'il  a  vue,  disant  que  l'on  vou- 
lait sonder  les  cabinets  de  Londres  et  de  Berlin;  que  le 
cabinet  anglais  veut  assurer  l'indépendance  de  Saint- 
Domingue  et  autres  îles  françaises,  ce  qui  rend  inutile 
l'offre  de  Tabago;  l'on  s'attend  que  la  mer  démolira  Cher- 
bourg dans  son  état  actuel  inachevé,  et,  en  tout  cas,  l'on 
s'en  désintéresse  tant  que  la  marine  française  restera  dans 
la  même  situation  ;  quant  au  traité  de  commerce,  son 
absence  est  remplacée  par  la  contrebande,  qui  est  excessi- 
vement facile.  Mais  la  possession  des  Pays-Bas  par  la  France 
est  de  première  importance,  et  on  ne  la  souffrira  pas.  Le 
comte  de  Woronzow  a  parlé  contre  M.  de  La  Fayette 
dans  les  termes  les  plus  violents  que  j'aie  jamais  enten- 
dus. Il  dit  que,  bien  qu'élevé  en  militaire  et  obligé  quel- 
quefois d'ordonner  des  châtiments,  il  n'a  jamais  pu  assis- 
ter à  une  exécution,  sa  nature  se  révoltant  à  la  vue  du 
malheur  d'un  homme;  mais  si  La  Fayette  et  le  duc  d'Or- 
léans devaient  être  roués  vifs  à  Falmouth,  et  qu'il  n'eût 
d'autre  ressource  pour  le  voir  que  de  s'y  rendre  à  pied,  il 
partirait  immédiatement.  Ce  langage  est  violent. 

13  mars.  —  Ce  matin,  M.  Jaubert  a  déjeuné  avec  moi. 
Il  est  venu  de  Paris  me  consulter  de  la  part  de  M.  de  Monciel 
pour  savoir  s'il  doit  accepter  une  place  dans  le  ministère. 
Je  suppose  que  c'est  celle  des  .affaires  étrangères, 
comme  la  seule  faisable .  II  m'informe  que  de  Narbonne 
s'est  rendu  notoirement  coupable  de  péculat,  et  qu'après 
avoir  vendu   des   adjudications  pour  l'armée,  il  a  tenu 


JOLRXAL   DE    GOLVlillXElR  MORRIS.  301 

compte  aux  adjudicataires  de  la  baisse  de  I  argent.  On  doit 
le  mettre  à  la  porte;  M.  de  Graave  est  l'un  de  ceux  dont 
l'on  parle  pour  le  remplacer.  Delessart  devra  aussi  partir, 
comme  prix  de  sa  duplicité,  et  Cahier  de  Gerville  à  cause 
de  sa  nullité.  Monciel  a  refusé  toute  place  avant  d'être 
sur,  par  M.  Bertrand,  de  l'approbation  personnelle  du  roi; 
puis  il  préférait  plutôt  le  ministère  de  l'Intérieur,  mais  il 
attend  mon  opinion  et  mes  conseils.  i\ous  parlons  longue- 
ment delà  situation  des  partis.  Il  me  dit  que  l'autorité  de 
l'Assemblée  est  très  petite  et  serait  môme  complètement 
nulle,  si  les  intrigues  de  Xarbonne  ne  lui  en  avaient  un 
peu  redonné,  aux  dépens  de  l'ordre  et  d'un  bon  gouverne- 
ment. 11  est  au  mieux  avec  Brissotet  les  autres  membres  de 
cette  faction  misérable  et  pernicieuse.  Ils  désirent  savoir 
de  moi  comment  il  faut  s'y  prendre  pour  arriver  à  un  bon 
gouvernement.  Je  ne  tiens  pas  à  m'étendre  sur  ce  sujet 
en  ce  moment,  parce  que  la  part  de  l'imprévu  est  trop 
grande;  je  me  contente  de  dire  d'une  façon  générale 
que  la  première  condition  est  de  convaincre  le  public  que 
la  Constitution  actuelle  n'est  bonne  à  rien.  Il  répond  que 
c'est  déjà  fait,  et  que  l'opinion  générale  est  que  le  royaume 
est  ruiné  sans  espoir  de  salut.  Je  ne  pense  pourtant  pas 
que  cette  opinion  soit  encore  aussi  répandue  qu'il  est 
nécessaire.  J'ajoute  qu'il  faut,  comme  ministre  de  la 
guerre,  quelqu'un  de  déterminé;  un  homme  de  cette 
trempe,  comme  tous  les  autres,  se  ruinera  personnelle- 
ment, mais  il  commencera  à  faire  du  bien  au  pays.  Pour 
le  chevalier  de  Graave,  il  n'y  a  rien  de  bon  à  en  attendre; 
du  moins,  je  le  crois. 

Il  mai.  —  A  Paris,  Mme  de  Flahaut  me  dit  que  M.  Du- 
mouriez  ne  me  recevra  pas  comme  ministre  des  Etats- 
Unis;  du  moins,  un  membre  de  l'Assemblée  le  lui  affirme. 
Nous  verrons.  Je  répète  à  M.  Brémoud  et  à  M.  Jaubert  les 
propos  de  M.  Crèvecœur;  ils  décident  d'en  parler  à  La 


302  JOIRXAL   DE    GOIVERNEIR   MORRIS. 

Londe.  M.  Swan  vient  me  voir,  et  affirme  que  l'idée  de  ne 
pas  me  recevoir  a  été  lancée  par  M.  Siiort,  mais  je  n'en 
crois  rien.  Il  ajoute  que  La  Forêt  a  écrit  aux  ministres 
d'être  sur  leurs  gardes,  pour  ne  pas  se  laisser  jouer  par 
moi. 

12  mai.  —  Je  dîne  chez  Mme  de  Foucauld,  où  se  trouvent 
de  nombreux  aristocrates.  Les  correspondances  des  diffé- 
rentes armées  sont  unanimes  à  affirmer  que  la  discipline 
est  parfaite.  A  mon  départ,  Tronchin,  qui  est  un  grand 
révolutionnaire,  m'expose  ses  craintes  et  demande  mon 
avis.  Je  lui  dis  que  le  rétablissement  du  despotisme  paraît 
probable,  comme  conséquence  nécessaire  de  l'anarchie. 
J'ai  loué  une  maison  rue  de  la  Planche  pour  3,500  francs 
par  an.  Je  vais  à  la  manufacture  d'Angoulême,  et  fais  une 
commande  de  porcelaine.  Mon  domestique  Martin  dit 
qu'il  ne  peut  me  servir  comme  maître  d'hôtel,  à  moins  que 
je  ne  lui  donne  un  frotteiir;  il  demande  son  compte  et  je 
le  lui  règle.  Au  moment  où  je  sors,  le  baron  de  Grandcour 
m'arrête  pour  m'apprendre  les  nouvelles.  11  me  dit  que 
deux  régiments  et  demi  de  cavalerie  sont  passés  à  l'en- 
nemi; les  troupes  sont  partout  en  révolte,  et  l'armée  de 
La  Fayette  est  dépourvue  des  choses  les  plus  nécessaires  : 
les  chevaux  sont  morts,  les  hommes  malades  et  fatigués  et 
les  officiers  anxieux  et  mécontents.  Je  me  rends  ensuite  à 
l'ambassade  d'Angleterre.  On  considère  ici  la  France 
comme  à  la  dernière  extrémilé;  tout  devra  être  terminé 
dans  quelques  semaines.  Mme  de  Montmorin  exprime  le 
désir  de  voir  l'armée  de  La  Fayette  complètement  battue  ; 
elle  croit  cela  nécessaire  pour  détruire  les  espérances  des 
révolutionnaires.  Mme  d'Albani  me  dit,  entre  autres 
choses,  que  sa  parente,  Mme  de  Tarente,  est  heureuse  de 
mon  retour.  C'est  la  satisfaction  ressentie  de  mon  côté  qui 
indispose  les  autres  contre  moi  ;  du  moins,  telle  est  l'expli- 
cation que  j'en  donne. 


JOLRXAL   DE    GOLVERAELR  MORRIS.  303 

14  rnav^.  —  M.  de  Favernay  déjeune  avec  moi.  Il  me 
consulte  sur  la  conduite  à  suivre,  mais  je  me  récuse.  Il  me 
dit  qu'il  y  a  à  Paris  une  foule  d'ardents  amis  du  roi  qui 
attendent  un  moment  favorable  pour  agir.  Je  réponds  qu'ils 
feraient  mieux  de  rester  tranquilles,  car  le  peuple  s'oppo- 
sera certainement  aux  mesures  qu'ils  prendront.  Je  vais 
chez  Mme  de  Tarente,  qui  a  eu  la  folie  déjouer  à  l'aristo- 
crate dans  sa  section.  Elle  désire  beaucoup  savoir  ce  que 
j'en  pense,  et  je  lui  dis  que  je  n'ai  aucune  idée  à  ce  sujet. 
Elle  demande  des  conseils  pour  la  reine;  je  réponds  que, 
dans  ma  situation  actuelle,  je  ne  puis  en  donner,  mais 
j'ajoute  que,  d'après  moi,  non  seulement  Leurs  Majestés 
devraient  s'en  tenir  strictement  à  la  Constitution,  mais 
qu'elles  ne  devraient  pas  permettre  à  n'importe  qui  d'en 
rire  en  leur  présence,  et  encore  moins  de  blâmer  les  actes 
des  ministres.  Je  dîne  au  Louvre.  Mme  de  Flahaut  me 
prend  à  part  pour  me  dire,  comme  une  heureuse  nouvelle, 
qu'elle  vient  d'apprendre  de  M.  de  Cicé,  que  les  vieux 
Jacobins  consentent  à  une  seconde  Chambre.  Je  réponds 
qu'il  est  trop  tard,  car  ils  ont  perdu  toute  influence;  la 
querelle  doit  être  vidée  par  les  armes.  Elle  en  est  enfin 
convaincue  et  en  éprouve  une  grande  peine. 

Il  est  vrai  que  les  deux  régiments  et  demi  de  cavalerie 
ont  déserté,  et  M.  de  Favernay  me  dit  que  le  régiment  de 
cavalerie  auquel  il  est  attaché  a  fait  savoir  à  Coblentz  qu'il 
était  prêt  à  rejoindre  les  déserteurs  au  premier  signal.  Il 
parle  d'un  autre  qui  était  dans  l'affaire  de  Biron,  et  qui  s'est 
sauvé  exprès.  On  dit  tout  bas  que  le  corps  sous  les  ordres  de 
Gouvion  a  reçu  une  leçon,  et  M.  de  Flahaut  me  raconte 
qu'un  commissaire  est  venu  du  département  du  Bas-Rhin 
pour  avertir  le  ministre  qu'il  se  passe  de  telles  scènes  de 
pillage  et  de  désordre  qu'il  ne  peut  plus  répondre  des  four- 
nitures à  livrer  à  l'armée. 


15  mai.  —  Je  vais  chez  M.  Short.  De  chez  lui,  nous 


804  JOLRXAL   DE   GOUVERNEUR  MORRIS. 

nous  rendons  ensemble  chez  le  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, relativement  à  ma  présentation.  L'entrevue  est  très 
courte.  Je  lui  dis  que  j'ai  une  petite  faveur  à  demander  au 
roi,  celle  de  me  recevoir  sans  épée,  à  cause  de  ma  jambe 
de  bois.  Il  répond  qu'il  n'y  aura  aucune  difficulté  pour 
cela,  et  il  ajoute  que  je  connais  déjà  le  roi.  Je  réplique 
que  je  n'ai  jamais  vu  Sa  Majesté  qu'en  public,  et  que  je 
n'ai  jamais  échangé  uii  mot  avec  lui,  bien  que  quelques 
journaux  aient  lait  de  moi  l'un  de  ses  ministres;  je 
suis  persuadé  qu'il  ne  me  reconnaîtrait  pas,  s'il  me  voyait. 
A  cela  il  répond  que,  puisque  j'en  parle,  il  avoue  que  telle 
est  l'opinion  générale.  Je  lui  dis  que  je  suis  naturellement 
franc  et  ouvert;  je  n'hésite  donc  pas  à  dire  que,  du  temps 
de  l'Assemblée  Constituante,  j'ai  essayé,  comme  simple 
particulier  et  par  affection  pour  ce  pays-ci,  d'amener  dans 
la  Constitution  certains  changements  qui  me  paraissaient 
essentiels  à  son  existence;  je  n'y  réussis  pas,  et  mainte- 
nant que  je  suis  un  homme  public,  je  considère  comme 
mon  devoir  de  ne  pas  intervenir  dans  ces  affaires.  Je  lui 
demande  quand  il  voudra  bien  me  présenter  ;  il  répond  qu'il 
me  le  fera  savoir  et  qu'il  pense  que  le  plus  tôt  sera  le  mieux. 

17  mai.  —  Visite  à  \\.  de  \Iouslier.  Sa  sœur,  Mme  de 
Bréhaut,  me  dit  qu'en  lui  retirant  ses  appointements,  on  l'a 
réduit  à  2,000  francs  par  an,  ce  qui  Ta  obligé  à  se  défaire 
de  son  train  de  maison.  On  assure  que  les  troupes  prus- 
siennes avancent  très  lentement,  et  qu'elles  ne  seront  pas  à 
Coblentz  avant  le  l"  juillet.  M.  de  Moustier  s'attend 
à  une  coopération  certaine  de  la  Prusse  et  compte 
160,000  hommes  pour  les  armées  réunies.  Il  ajoute  que  le 
prince  de  Condé  a  un  corps  de  7,000  cavaliers  qui  sont 
^excellents.  Ce  soir,  j'ai  une  longue  conversation  avec  M.  de 
Sainte-Croix  ;  il  ne  croit  pas  à  un  coup  de  main  sur  Paris 
de  la  part  des  puissances  étrangères,  qui  limiteront  leurs 
efforts  à  l'Alsace  et  à  la  Lorraine.  Il  calcule  que  les  troupes 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  305 

autrichiennes  actuellement  dans  les  Pays-Bas  s'élèvent  à 
60,000  hommes,  et  qu'il  y  a  environ  20,000  Prussiens 
dans  leur  voisinage.  Il  fixe  à  36,000  hommes  le  nombre 
des  troupes  prussiennes  en  marche,  et  à  14,000  celles  de 
Hesse  et  de  Brunswick.  Il  suppose  qu'il  y  en  a  20,000 
dans  le  Brisgau,  y  compris  celles  qui  s'y  rendent,  et  le 
contingent  de  l'Empire,  qui  devrait  être  de  50,000,  n'est 
que  de  30,000.  Il  déclare  donc  qu'il  y  a  une  armée  de 
200,000  hommes,  sans  compter  ni  la  seconde  ligne  des 
troupes  autrichiennes  ni  les  émigrés  français,  qui  s'élèvent 
à  au  moins  20,000  hommes. 

20  mai.  —  Je  suis  sans  nouvelles  de  M.  Dumouriez, 
bien  que  je  lui  aie  adressé  hier  une  note,  renfermant  une 
copie  de  mes  lettres  de  créance,  lui  demander  quand 
je  dois  être  présenté.  J'examine  mes  chevaux,  qui  viennent 
d'arriver  d'Angleterre,  puis  je  méprends  chez  M.  de  Mont- 
morin,  oîije  dîne.  Le  comte  de  Goltz  arrive;  il  doit  partir 
dans  quelques  jours  avec  M.  Blumendorf,  le  chargé  d'af- 
faires impérial,  et  d'autres  membres  du  corps  diploma- 
tique. Il  affirme  que  toutes  les  troupes  prussiennes  seront 
arrivées  pour  la  mi-juin.  Je  me  rends  ensuite  chez  l'am- 
bassadeur d'Angleterre.  Nous  apprenons  que  l'Assemblée 
a  décrété  d'accusation  le  juge  de  paix,  qui,  dans  l'exercice 
de  ses  fonctions,  avait  cité  quelques-uns  de  ses  membres. 
Aujourd'hui  Roubit,  le  tailleur,  m'apporte  de  la  dentelle 
pour  livrée  à  examiner,  et  comme  il  est  officier  dans  la 
garde  nationale,  il  parle  politique.  Il  dit  que  la  garde  est 
très  montée.  Il  parle  du  ministère  actuel  comme  d'un 
ramassis  de  coquins  et  du  club  des  Jacobins,  comme 
comprenant  les  plus  abominables  tyrans.  L'ancien  ré- 
gime dont  on  se  plaignait  tant,  n'a  jamais,  dit-il,  jeté 
une  telle  perturbation  dans  sa  vie,  mais  le  système  actuel 
rend  toute  société  intolérable,  soit  en  lui  causant  un  mal 
réel,  soit  par  la  crainte  constante  de  maux  à  venir. 

20 


306  JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS. 

28  mai.  —  L'Assemblée  a  décrété  une  séance  perma- 
nente; elle  va,  à  ce  que  l'on  croit,  licencier  la  garde  du 
corps  du  roi  et  renverser  la  Constitulion,  Je  pense  qu'elle 
agit  plus  par  crainte  que  d'après  un  plan  ou  des  principes 
réguliers.  Les  officiers  de  l'armée  du  Nord  ont  tous  démis- 
sionné, dit-on,  et  tout  semble  tombé  dans  la  plus  extrême 
confusion.  M.  de  Favernay  ajoute  que  Luckner  a  écrit  au 
minisire  de  la  guerre  que  le  désordre  et  la  privation  des 
choses  les  pins  utiles  sont  tels  dans  sou  armée,  qu'il  croit  à 
l'impossibilité  de  faire  quelque  chose. 

\"juin.  —  M.  Brémond  et  M.  de  Alonciel  viennent  me 
voir  ce  matin  et  me  disent  que,  pour  montrer  sa  sincérité, 
M.  Dumouriez  a  lu  au  conseil  un  plan  pour  renverser  les 
Jacobins,  mais  qu'il  ne  put  le  faire  adopter.  11  a  promis 
depuis  lors  de  renvoyer  Clavière  et  Servan.  Ce  dernier  doit 
être  remplacé  par  un  jacobin.  On  cherche  un  minisire  des 
Contributions,  et  l'on  pense  que  M.  de  Semonville  sera  le 
successeur  de  Dumouriez.  Je  conseille  à  \l.  deMoncie!  de 
prendre  celte  place.  Ils  me  feront  savoir  demain  où  ils  en 
sont.  Ils  doivent  proposer  de  rétablir  la  garde  du  roi,  selon 
le  plan  que  je  leur  ai  donné.  Les  justices  de  paix  auront  à 
s'occuper  de  la  plainte  de  MM.  de  Monlmorin  et  Bertrand. 
J'apprends  ce  soir  que  la  garde  du  roi  a  été  désarmée 
aujourd'hui  par  ordre  de  Sa  Majesté  elle-ai  ême. 

^juiîi.  —  AI.  Spardow  déjeune  avec  moi  et  nous  allons 
ensemble  au  château  des  Tuileries.  Je  suis  présenté  au  roi 
qui,  en  recevant  ma  lettre  de  créance,  dit  :  «  C'est  de  la 
part  des  Etals-Unis;  »  le  ton  de  sa  voix  et  son  embarras 
indiquent  la  froideur  de  ses  sentiments.  Je  réponds  :  «  Oui, 
Sire,  et  ils  m'ont  chargé  de  témoigner  à  Votre  Majesté  leur 
attachement  pour  elle  et  pour  la  nation  française.  »  Je  suis 
ensuite  présenté  à  la  reine  qui  me  montre  son  fils  et  dit  : 
a  II  n'est  pas  encore  grand.  >>  Je  réplique  :   «  J'espère, 


JOURNAL   DE    GOUVERMEUR   MORRIS.  307 

madame,  qu'il  sera  bien  graad  et  véritablement  grand. 
—  Nous  y  travaillons,  monsieur.  »  Je  vais  ensuite  à  la 
messe.  Il  y  a  eu  aujourd'hui  une  fête  civique,  en  l'honneur 
du  maire  d'Etampes,  massacré  par  la  foule  en  faisant  son 
devoir. 

4  juin.  — Je  rends  visite  à  M.  Dumouriéz,  chez  qui  je 
dîne.  La  société  est  bruyante  et  mal  composée;  le  dîner 
est  encore  pire.  Je  m'entretiens  avec  M.  Bonnecarrèreetlui 
expose  les  raisons  qu'il  y  a  pour  abroger  les  décrets  sur 
notre  commerce.  Il  répond  qu'il  partage  entièrement  mon 
opinion,  mais  l'on  ne  peut  rien  l;iire  avant  d'avoir  introduit 
une  plus  grande  stabilité  dans  l'Assemblée.  Je  remarque 
que  Dumouriéz  désire  me  parler.  Je  lui  en  fournis  l'occa- 
sion, et  commence  par  lui  remettre  la  lettre  du  Président 
des  États-Unis  au  roi  sur  son  acceptation  de  la  Constitution. 
11  me  dit  être  dans  l'impossibilité  de  s'occuper  des  affaires 
des  Etats-Unis  jusqu'à  son  retour  des  frontières.  Ilajoute  que 
si  les  négociateurs  ont  fait  en  Angleterre  des  offres  consi- 
dérables depuis  son  entrée  au  ministère,  ils  n'y  étaient  pas 
autorisés.  Il  est  opposé  à  tous  les  traités  autres  que  les 
traités  de  commerce.  Il  pense  que  la  Constitution  ne  court 
actuellement  aucun  danger,  qu'elle  triomphera  de  tous  les 
obstacles  et  qu'elle  s'améliorera.  Je  doute  qu'il  puisse  croire 
la  moitié  de  ce  qu'il  dit. 

iO  Juin.  —  Je  fais  aujourd'hui  mes  visites  au  Corps 
diplomatique  et  je  vais  à  la  Cour.  Le  roi  a  l'air  moins 
affligé.  Je  dîne  et  passe  la  soirée  au  Louvre.  Je  dis  à  Vicq 
d'Azir  que  le  roi  et  la  reine  doivent  se  persuader  qu'ils 
sont  hors  de  danger.  Il  me  demande  si  c'est  mon  opinion. 
Je  l'assure  que  oui,  et  que  les  troubles  actuels  ressemblent 
à  ces  coruscations  qui  suivent  une  tempête. 

14  Juin.  —  Je  dîne  aujourd'hui  avec  Dumouriéz.  Il  est 


308  JOIRIVAL   DE    GOUVERNEUR    MORRIS. 

plus  à  son  aise  que  d'habitude,  s'étant  expliqué  au  roi  et  à 
la  reine  et  leur  ayant  donné  des  assurances  de  son  attache- 
ment; Mme  de  Flahaut  l'a  appris  par  Sainte-Foy.  Je  lui 
parle  de  beaucoup  de  choses  avec  connaissance  de  cause  ; 
les  autres  membres  du  corps  diplomatique  ne  peuvent 
comprendre  cela,  et  ils  en  sont  surpris.  A  la  Cour,  je  re- 
marque que  le  roi  et  la  reine  sont  moins  gênés  que  d'ha- 
bitude. Le  changement  de  ministère  s'est  opéré  très  tran- 
quillement, malgré  le  bruit  du  moment.  M.  de  Montinorin 
me  dit  que  Dumouriez  et  Brissot  ont  eu  une  entrevue,  et 
qu'ils  étaient  sur  le  point  de  s'allier.  En  conséquence,  les 
décrets  pour  la  levée  de  20,000  hommes  et  pour  la  relé- 
gation des  prêtres  allaient  être  sanctionnés,  et  M.  de  Cla- 
vière  devait  être  ramené  au  ministère.  Le  roi  refusa  de 
sanctionner  ces  décrets  odieux  et  inconstitutionnels,  et 
Dumouriez  donna  alors  sa  démission. 

Il  juin.  —  Ce  matin,  M.  de  Monciel  vient  me  dire  que 
le  parti  Lameth  avait  insisté  pour  qu'il  acceptât  la  place  de 
ministre  de  l'Intérieur.  Je  lui  conseille  de  n'accepter  que 
les  Affaires  étrangères;  il  me  quitte  dans  cette  intention, 
mais  il  me  dit  qu'on  lui  a  offert  l'Intérieur  comme  moyen 
d'arriver  à  l'autre  ministère.  Je  m'habille  et  je  vais  à  la 
Cour;  nous  y  trouvons  une  liste  des  ministres  sur  laquelle 
Monciel  est  indiqué  pour  l'Intérieur.  L'Assemblée  a  reçu 
et  a  renvoyé  aux  bureaux  une  pétition  de  la  Société  des 
Jacobins  tendant  à  la  suspension  du  roi. 

19  juin.  —  Je  vais  avec  lord  Gower  au  Jeu  de  la  reine; 
c'est  le  plus  stupide  des  amusements  pour  tout  le  monde. 
MmedeSlaëlqui  m'a  invité  à  souper  n'est  pas  chez  elle.  Il 
y  a  un  malentendu,  mais  c'est  fort  heureux,  car  il  me  fournit 
le  prétexte  de  ne  pas  être  exact  une  autre  fois.  Bréniond 
me  dit  que  Monciel  a  accepté.  La  lettre  de  M.  de  La  Fayette 
a  été  lue  à  l'Assemblée,  et  y  a  produit  une  certaine  im près- 


JOURNAL   DE   GOUVERNEUR  MORRIS.  309 

sion.  Brémond  m'informe  que  Monciel  viendra  me  voir 
demain  matin  de  bonne  lieure.  Il  a  eu  avec  le  roi  une  longue 
conversation  dontil  est  enchanté.  Il  doit  y  avoir  demain  une 
sorte  d'émeute  au  sujet  d'un  arbre  de  la  liberté  à  planter 
devant  le  château. 

''10  juin.  —  Il  y  a  un  grand  mouvement  dans  Paris  et  la 
garde  est  passée  en  revue.  Pendant  que  j'écris,  le  foule  et 
les  gardes  nationaux  font  des  marches  et  des  contre-marches 
sous  mes  fenêtres.  Je  ne  pense  pas  que  l'on  en  vienne  aux 
coups.  Je  dîne  avec  le  baron  de  Blum;  après  le  dîner,  nous 
apprenons  que  la  députation  des  faubourgs  a  forcé  la  faible 
résistance  de  la  garde,  a  rempli  le  château  et  grossièrement 
insulté  le  roi  et  la  reine.  Sa  Majesté  s'est  coiffée  du  bonnet 
rouge,  mais  elle  persiste  dans  son  refus  de  sanctionner  les 
décrets.  «  Ce  n'est  ni  la  manière  dont  on  devrait  me  le 
demander,  ni  le  moment  de  l'obtenir,  j?  répondit-il  d'un 
ton  calme  à  la  foule  agitée  des  gens  furieux  qui  l'entou- 
raient presque  au  point  de  le  suffoquer.  Je  passe  la  soirée 
au  Louvre.  La  Constitution  a,  je  pense,  rendu  aujourd'hui 
le  dernier  soupir, 

21  juin.  —  M.  de  Monciel  et  M.  Brémond  viennent  me 
voir  ce  matin  de  bonne  heure.  Le  premier  me  demande 
mou  avis  sur  Ja  crise  actuelle.  Je  recommande  de  suspendre 
M.  Pétion  et  de  poursuivre  les  meneurs  des  désordres 
d'hier.  Il  me  quitte.  Après  le  déjeuner,  Brémond  revient 
me  montrer  une  lettre  du  Comité  de  ravitaillement,  d'où  il 
semblerait  résulter  que  les  ressources  de  Paris  en  viande  de 
boucherie  seront  bientôt  considérablement  réduites.  Je  me 
rends  à  la  Cour.  M.  Swanentrantaumomentoii  je  sortais  me 
dit  que  les  gardes  nationaux  sont  rendus  furieux  par  les 
événements  d'hier.  La  conduite  du  roi  a  été  parfaite.  Ce 
matin,  un  M.  Sergent,  membre  de  la  municipalité,  a  reçu 
des  coups  de  pied  et  de  poing  de  la  garde  nationale  dans 


3J0  JOl  KXAL   DE    GOl  VERXELR  MORRIS. 

la  cour  du  château,  à  cause  de  l'indignilé  de  sa  couduile 
hier.  M.  Pélion  est  également  accueilli  par  une  bordée 
d'injures.  Le  résultat  de  l'émeute  n'est  donc  point  celui 
qu'en  espéraient  les  auteurs.  Je  rends  visite,  après  dîner,  à 
M.  de  Monlmorin.  Il  s'attribue  le  mérite  de  ce  qui  s'est  déjà 
lait  et  se  fait  actuellement,  «  car,  dit-il,  Dupont  est  venu 
me  voir,  et  en  me  quittant  s'est  rendu  chez  Monciel,  5?  etc. 
Or,  Brémond  m'a  dit  qu'il  avait  trouvé  Dupont  profon- 
dément endormi,  et  qu'ill'avait  fait  lever  pour  aller  chez 
Monciel,  après  m'avoir  quitté  ce  matin.  Après  dîner,  nous 
nous  promenons  dans  le  jardin  avec  lui,  Malouet  et  Ber- 
trand, tout  en  réfléchissant  sur  l'élat  des  choses.  Pour  les 
mettre  à  l'épreuve,  je  leur  indique  les  mesures  qui  met- 
traient fin  à  tous  les  troubles,  mais  ces  mesures  sont  dan- 
gereuses. Quand  nous  entrons  dans  le  cabinet  de  M.  de 
Montmorin,  il  se  sent  indisposé. 

2^  juin.  —  Brémond  vient  me  raconter  ce  matin  sa  con- 
versation avec  Servan,  ex-ministre  de  la  guerre,  qui  va 
prendre  le  commandement  dans  le  sud  de  la  France.  Il 
s'attend  à  l'établissement  d'une  grande  République,  et 
invite  Brémond  à  diriger  les  Finances.  Brémond  espère 
graduellement  en  approfondir  les  secrets.  Je  fais  pour 
Monciel  le  brouillon  d'une  réponse  à  l'Assemblée.  Si  elle 
ne  rougit  pas  de  l'inconsislance  de  sa  conduite,  elle  se 
montrera  dure  pour  les  ministres.  Je'vais  à  la  Cour.  Le 
roi  reçoit  aujourd'hui  une  partie  de  la  milice.  Le  dauphin 
porte  l'uniforme  de  la  garde  nationale. 

25  juin.  —  Le  roi  a  reçu  de  Picardie|  des  offres]  de 
secours.  Je  donne  à  Brémond  quelques  indicalions,  et  il 
écrit  sous  ma  dictée  un  [plan  à  soumettre  [par  le  roi  à 
l'Assemblée;  il  ne  finit  qu'après  minuit. 

^6  juin.  —  Ce  matin  Brémond  vient  me  dire  que  Mon- 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS.  311 

ciel  remettra  aujourd'hui  au  roi  la  note  préparée  hier  soir. 
Mon  tailleur,  qui  est  capitaine  dans  la  milice,  assure  que 
les  choses  vont  très  mal;  les  opinions  de  la  milice  sont 
très  divisées.  Je  vais  chez  le  ministre  des  Affaires  étran- 
gères, et  l'entretiens  de  différentes  choses  que  j'avais  à  lui 
communiquer.  Je  dois  faire  des  notes  à  ce  sujet.  Pendant 
que  je  suis  là  iMonciel  arrive,  mais  nous  ne  nous  recon- 
naissons pas. 

2^  juin. —  Monciel  vient  me  dire  que  M.  de  La  Fayette 
est  arrivé,  et  doit  se  rendre  ce  matin  à  l'Assemblée.  Le 
roi  en  recevant  le  projet  préparé  à  son  intention  a  dit  qu'il 
serait  excellent,  si  l'on  pouvait  compter  sur  la  garde  natio- 
nale. Je  lui  fais  voir  que  la  visite  de  fa  Fayette  ne  peut 
avoir  aucun  résultat,  etqu'il  devrait  se  hâter  do  faire  venir  les 
Picards.  Monciel  pense  que  l'on  peut  se  servir  de  La  Fayette 
pour  faire  sortir  le  roi  de  Paris,  et  il  compte  sur  les  Suisses. 
Cette  dernière  partie  du  projet  est  la  plus  raisonnable.  Je 
m'habille  pour  me  rendre  à  la  Cour  où  j'apprends  que  la 
réception  du  Corps  diplomatique  est  renvoyée  à  demain. 
Je  dine  chez  l'ambassadeur  d'Angleterre  et  j'y  rencontre 
Mme  de  Staël.  Elle  me  raconte  la  réception  de  M.  de 
La  Fayette  et  son  adresse  à  l'Assemblée.  Elle  en  est  mécon- 
tente, mais  dit  que  c'est  peut-être  parce  qu'elle  aime  trop 
l'éloquence. 

2djvin.  —  A  la  Cour,  aujourd'hui,  Mme  Elisabeth  et 
la  reine  font  allusion  à  la  faute  que  j'ai  commise  hier  en 
me  rendant  à  la  Cour,  alors  que  le  Corps  diplomatique 
n'était  pas  reçu.  Je  dis  à  Sa  Majesté  que  c'élait  la  faute  de 
la  poste  (c'est  du  moins  ce  que  l'on  m'a  assuré);  la 
remarque  de  la  reine  semble  dirigée  contre  lui  et  M.  de  la 
Live.  La  Fayette  me  parle  à  la  Cour  sur  le  ton  de  notre 
ancienne  familiarité.  Je  lui  dis  que  je  serais  heureux  de 
l'entretenir  quelques  minutes.  Il  répond  qu'il  quitte  Paris 


312  JOURNAL   DE    GOUVERNEUR   MORRIS. 

ce  soir,  mais  il  me  donne  rendez-vous  chez  M.  de  Mont- 
morin.  Je  lui  explique  qu'il  devra  retourner  bientôt  à  son 
armée,  ou  aller  à  Orléans,  et  se  déterminer  à  combattre 
pour  une  bonne  constitution  ou  pour  le  chiffon  de  papier 
qui  en  porte  le  nom  ;  dans  six  semaines  il  sera  trop  tard. 
Il  me  demande  ce  que  j'appelle  une  bonne  constitu- 
tion; est-ce  une  constitution  aristocratique?  Je  réponds 
affirmalivement,  et  je  crois  qu'il  a  assez  vécu  sous  le 
régime  actuel  pour  voir  qu'un  jjouvernement  populaire  ne 
vaut  rien  en  France.  11  dit  qu'il  désirerait  la  Constitution 
américaine,  avec  un  pouvoir  exéculithérédilaire.  Je  réponds 
que  dans  ce  cas  le  monarque  serait  trop  puissant,  et  qu'il 
devrait  être  contrôlé  par  un  sénat  héréditaire.  Il  réplique 
qu'il  a  de  la  peine  à  céder  sur  ce  point,  et  ici  se  termine 
notre  conversation.  Je  rentre  chez  moi  et  dicte  à  Drémond 
de  nouveaux  conseils  à  faire  donner  au  roi  par  Monciel. 
L'important  est  d'obtenir  une  décision. 

'^juillet.  — Brémond  et  Monciel  me  disent  que  le  roi  n'a 
ni  plan,  ni  argent,  ni  moyens  d'en  avoir,  et  que  la  faction 
Lameth  en  est  aussi  dépourvue  que  lui.  Monciel  ajoute  qu'il 
redoute  de  tomber  dans  les  mains  des  constitutionnels.  «  J'ai 
bien  peur,  dit  Monciel,  que  les  Français  ne  soient  trop  pour- 
ris pour  un  gouvernement  libre.  »  Je  lui  dis  que  l'on  peut 
néanmoins  en  faire  l'expérience,  et  que  le  despotisme  reste 
encore  comme  dernière  ressource.  Brémond  ne  s'en  va 
qu'après  minuit,  et  mon  temps  se  perd  inutilement. 

6  juillet.  —  Brémond  me  rend  compte  de  ce  qui  se 
passe.  Je  lui  donne  l'idée  d'un  décret  à  faire  adopter  au 
sujet  des  ministres  plénipotentiaires  étrangers.  Je  soupe 
au  Louvre.  Danton  a  dit  publiquement  aujourd'hui,  au  sujet 
les  intrigues  de  la  Cour,  que  l'on  s'en  débarrasserait  le  14. 

7  juillet.  —  Les  différents  partis  de  l'Assemblée  sont 


JOURNAL   DE   GOUVERNEUR  MORRIS.  313 

unis;  on  s'embrasse;  tout  n'est  qu'amour  et  bienveillance. 
C'est  la  peur  des  républicains  qui  en  est  cause.  Je  dîne 
avec  Al.  de  Monlmorin,  et  je  fais  ensuite  une  visite  à  lady 
Sutherland  au  Louvre.  Je  vois  Vicq  d'Azir  et  lui  dis  que 
j'avais  préparé  une  lettre  pour  sa  maîtresse,  mais  que  je 
ne  l'enverrai  pas.  Il  insiste,  mais  je  refuse.  Le  roi 
s'est  rendu  à  l'Assemblée  ;  c'est  une  démarche  que  je 
blâme. 

8  juillet.  —  Brémond  me  dit  ce  matin  que  Monciel  a 
l'intention  de  démissionner.  Il  s'est  opposé  en  plein  con- 
seil à  ce  qui  s'est  fait  hier,  et  en  a  parlé  en  particulier  au 
roi  et  à  la  reine,  mais  sans  résultat.  Je  me  rends  à  la  Cour. 
La  reine  est  de  bonne  humeur  et  très  affable.  Je  ne  suis 
pourtant  point  satisfait  de  sa  conduite. 

^juillet  .  —  Je  passe  la  soirée  chez  Mme  d'Albany. 
L'ambassadeur  de  Venise,  qui  avait  exprimé  de  grandes 
espérances  après  la  scène  de  réconciliation,  est  complè- 
tement abattu  aujourd'hui.  Brissot  a  prononcé  contre  le 
roi  un  discours  enflammé.  Tronchin  est  absolument 
malade  à  cause  de  la  Révolution. 

1 1  juillet.  —  Tous  les  ministres  ont  démissionné.  Bré- 
mond me  dit  que  c'est  la  faiblesse  de  Leurs  Majestés  qui  a 
fait  partir  le  ministère.  Je  m'y  attendais.  Il  ajoute  que 
Monciel  a  répondu  avec  énergie  aux  reproches  qu'on  lui 
faisait.  A  propos  de  ces  reproches,  nous  préparons  pour 
Monciel  le  canevas  d'un  discours  destiné  à  frapper  un  coup 
encore  plus  décisif,  si  Leurs  Majestés  revenaient  à  la  charge. 
Je  crois  qu'EUesmanquent  de  courage  et  que  cela  les  empê- 
chera toujours  d'agir  de  façon  vraiment  royale. 

L'intention  actuelle  du  roi  est  d'assurer  la  liberté  de  la 
France .  Je  doute  qu'il  soit  suffisamment  maître  de  son  propre 
parti  pour  y  réussir;  je  ne  sais  s'il  survivra  à  l'orage,  qui 


314  JOURNAL  DE   GOlVERNEl  R  MORRIS. 

sera  violent.  L'ennemi  extérieur  plane  au-dessus  de  sa 
proie,  et  ne  semble  attendre  que  le  moment  qu'il  s'est  fixé 
pour  frapper.  Chaque  jour  l'on  voit  de  nouvelles  adhésions 
à  la  grande  alliance.  Le  Palatinat  s'est  déclaré.  La  Hollande 
semble  sur  le  point  de  donner  son  adhésion,  et  des  doutes 
commencent  à  surgir  sur  l'Angleterre.  Les  forces  que  la 
France  peut  opposer  à  ses  nombreux  assaillants  ne  dépassent 
pas  180,000  hommes  indisciplinés,  dont  quelques-uns 
n'attendent  que  l'occasion  de  déserter.  Contre  elle  sontréunis 
250,000  hommes  des  meilleures  troupes  d'Europe,  sous  les 
ordres  du  général  le  plus  habile  de  cet  hémisphère.  L'on 
n'avait  pas  l'intention  de  commencer  avant  la  moisson, 
pour  pouvoir  se  procurer  facilement  des  vivres.  Je  ne  puis 
dire  si  ce  plan  est  changé  en  conséquence  de  ce  qui  va 
probablement  se  produire  ici.  Je  crois  bien  qu'il  le  sera. 
J'apprends  quele  manifeste  qui  précédera  l'attaque  répudiera 
la  Constitution  et  réclamera  pour  le  roi  ce  qu'il  appelle  ses 
droits  et  pour  le  clergé  ses  possessions;  celle  ville  sera 
rendue res]!onsable  de  la  famille  royale;  la  garde  nationale 
sera  regardée  comme  une  armée  de  paysans  se  mêlanl  de  ce 
qui  ne  les  regarde  pas,  et  par  conséquent  non  protégés 
parles  lois  de  la  guerre.  Les  monarques  alliés  doivent  se 
déclarer  armés  non  contre  la  France,  mais  contre  les 
révoltés.  On  voit  facilement  que  l'on  fera  dire  tout  ce  que 
l'on  voudra  à  ces  termes  peu  précis. 

l^Jvillet.  —  Je  vais  à  la  Cour  aujourd'hui j  leurs 
Majestés  ont  l'air  un  peu  consternées.  Brémond  me  dit  que 
Pellenc  blâme  Monciel  de  sa  précipitation  et  dit  que  tout 
peut  s'arranger  encore.  Monciel  doit  avoir  une  entrevue 
ce  malin  avec  le  roi  et  la  reine.  Je  vais  chez  lady  Sulherland 
et  je  la  trouve  seule.  Nous  parlons  de  l'amour  et  de  son 
despotisme,  jusqu'à  ce  qu'un  vieillard  vienne  nous  raconter 
l'histoire  de  sa  goutte.  Je  la  laisse  en  celle  compagnie, 
l'abandonnant  ainsi  à  la  merci  de  son  ennui.! 


JOIRXAL   DE    GOIVERXEIR  MORRIS.  315 

\1  juillet.  —  AI.  et  Mme  de  Montmorin  et  Mme  de 
Beaumont,  lord  Gouer,  et  lady  Sulherland,  M.  Huskisson, 
secrélaire  de  lord  Gower,  l'ambassadeur  de  Venise  et  le 
chargé  d'affaires  d'Espagne  dînent  avec  moi.  Dans  la 
soirée,  M,  de  Montmorin  m'emmène  dans  le  jardin  pour 
me  parler  de  la  situation  politique  et  me  demander  un 
conseil.  Je  lui  dis  qu'à  mon  avis  le  roi  devrait  quitter  Paris. 
11  ne  pense  pas  de  même,  car  il  nourrit  mille  espérances 
vaines. 

{^juillet.  —  Ce  matin,  M.  Brémond  ne  vient  pas,  et 
son  ami  Monciel  a  bel  et  bien  quitté  le  ministère.  Un  mot 
de  chez  Paul  Jones  m'apprend  qu'il  est  mourant.  Je  m'y 
rends  et  je  rédige  son  testament  pour  lequel  les  Français 
refusent  de  servir  de  témoins.  J'envoie  chercher  un  notaire, 
et  je  le  quitte  entre  quatre  et  cinq  heures,  le  laissant  aux 
prises  avec  la  mort.  Je  dîne  en  famille  avec  lord  Gower 
et  lady  Sutherland.  Je  vais  au  Louvre  et  j'emmène  Mme  de 
Flahaut  et  \  icq  d'Azir  chez  Jones,  —  mais  il  est  mort  etle 
corps  est  encore  chaud.  Les  gens  de  la  maison  me  deman- 
dent s'il  faut  apposer  les  scellés  sur  ses  papiers.  Je  réponds 
affirmativement. 

10  juillet.  —  Ce  matin,  Brémond  vient  me  dire  qu'en 
conséquence  du  mémoire  qu'il  avait  rédigé  sur  mes  indi- 
cations et  que  Monciel  a  présenté  au  roi,  une  conversation 
a  eu  lieu  entre  lui,  M.  de  Montmorin  et  M.  Bertrand. 
Il  me  donne  les  grandes  lignes  du  manifeste  qui  va  paraître, 
et  voudrai!  savoir  quelles  mesures  le  roi  devrait  prendre. 
Il  me  dit  que  Mallet  du  Pan  est  envoyé  par  Bertrand  comme 
secrélaire  du  duc  de  Brunswick.  J'ai  une  nombreuse  société 
à  dîner. 

lijuillet.  —  hes  fédérés  commencent  à  insulter  l'Assem- 
blée. Monciel  viendra  demain  chez  moi,  à  ce  que  me  dit 


316  JOIRXAL  DE   GOLVERNELR  MORRIS. 

Brémond.  Je  m'habille  pour  me  rendre  à  la  Cour.  On  parle 
de  nouveau  de  meurtres  et  d'assassinats  dans  le  sud  de  la 
France. 

'^Ai  juillet.  —  Monciel  m'apporte  de  l'argent  de  la  part 
du  roi  (1),  qui  me  fait  dire  en  même  temps  que  je  lui  ai 


(1)  L'argent  que  Monciel  apporta  à  Morris  était  la  propriété  personnelle 
du  roi.  On  lira  avec  intérêt,  à  ce  sujet,  la  lettre  suivante  écrite  par  Morris, 
à  Vienne,  en  décembre  1796,  et  adressée  à  t  Son  Altesse  Royale,  la  Prin- 
cesse de  France  i .  Elle  fait  connaître  en  même  temps  le  projet  de  fuite  du 
roi,  préparé  par  le  ministre  plénipotentiaire  des  Etats-Unis.  La  lettre  est 
écrite  en  français. 

«  Son  Altesse  Royale  recevra  ci-jointe  la  copie  du  seul  compte  que  les 
circonstances  aient  permis  de  tenir.  Il  lui  en  faut  une  explication.  M.  M...  qui 
s'élait  permis  quelquefois  de  faire  passer  ses  idées  sur  les  affaires  publiques 
à  Leurs  Majestés,  confia  aux  soins  de  M.  le  comte  de  Montmorin,  lorsqu'il 
s'agissait  d'accepter  l'acte  fatal  qu'on  nommait  la  Constitution  française,  un 
mémoire  en  nnglais,  accompagné  d'un  projet  de  discours  en  français.  Le 
premier,  qui  était  le  plus  essentiel,  en  ce  qu'il  devait  servir  de  base  à 
l'autre,  ne  fut  présenté  au  roi  qu'après  son  acceptation.  Sa  Alajesté  désirait 
en  avoir  une  traduction,  et  M.  de  Montmorin  pria  l'auteur  de  s'en  charger. 
Il  le  fit  en  effet,  mais  il  l'envoya  directement  au  roi,  en  s'excusant  des 
expressions  qui  devaient  paraître  trop  fortes.  Sa  Majesté  avait  conçu  des 
idées  semhiabics  à  celles  énoncées  dans  le  projet  de  discours,  détaillées  et 
appuyées  par  le  mémoire,  et  elle  ne  les  abandonna  qu'à  regret;  ainsi,  elle 
vit,  dans  la  conduite  de  M.  de  Montmorin,  une  finesse  qui  altéra  beaucoup 
sa  confiance.  Sa  position  affreuse  l'avait  pourtant  mise  dans  la  nécessité  de 
se  servir  de  personnes  qui  lui  étaient  à  peine  connues.  Parmi  ceux  que  les 
circonstances  avaient  portés  au  ministère,  se  trouvait  M.  Terrier  de  Monciel, 
un  homme  queM.  M...avait  connu  pour  être  fidèle  au  roi,  quoiqu'il  eût  des 
liaisons  à  jnste  titre  suspectes.  Il  crut  donc  devoir  dire  à  Sa  Majesté  qu'elle 
pouvait  s'y  fier.  Il  en  résulta  qu'il  fut  chargé  par  elle  de  l'alfairc  la  plus 
importante,  c'est-à-dire  d'aviser  aux  moyens  de  tirer  le  roi  de  sa  périlleuse 
situation.  Il  eut  à  cet  effet  des  consultations  fréquentes  avec  M.  M...  et 
parmi  les  différents  moyens  qui  se  présentèrent,  celui  qui  leur  parut  le  plus 
essentiel  fut  de  faire  sortir  la  famille  royale  de  Paris.  Les  mesures 
étaient  si  bien  prises  à  cet  effet  que  le  succès  en  était  presque  immanquable, 
mais  le  roi  (pour  des  raisons  qu'il  est  inutile  de  détailler  ici)  renonça  au 
projet  le  matin  même  fi\é  pour  son  départ,  alors  que  les  gardes  suisses 
étaient  déjà  partis  de  Courbevoie  pour  couvrir  sa  retraite.  Ses  ministres, 
qui  se  trouvaient  gravement  compromis,  donnèrent  tous  leur  démission.  Le 
moment  était  d'autant  plus  critique  que  Sa  Majesté  tenait  déjà  les  preuves 
de  la  conspiration  tramée  contre  sa  personne.  Il  ne  lui  restait  alors  qu'ua 


JOIRXAL   DE    GOLVEUXELR  MORRIS.  31T 

toujours  donné  de  bons  conseils  et  qu'il  a  la  plus  grande 
confiance  en  moi.  Nous  examinons  la  conduite  à  tenir  en 
cas  de  suspension.  Monciel  dîne  avec  moi  et  nous  allons 
ensuite  chez  Bertrand  que  nous  ramenons  à  nos  vues. 

I'^  juillet.  — J'ai  aujourd'hui  plusieurs  visites,  entre 
autres  celle  de  M.  Francis,  qui  vient  d'arriver  par  Valen- 

seul  moyen.  Il  fallait  remporler  la  victoire  dans  le  combat  qu'on  allait  lui 
livrer  aussitôt  que  les  conspirateurs  se  trouveraient  en  force.  M.  de  Monciel, 
après  avoir  eu  une  explication  avec  Leurs  Majestés,  consentit  à  les  servir 
encore,  quoiqu'il  ne  fiît  plus  au  ministère.  On  s'occupa  de  lever  à  la  hâte 
une  espèce  d'armée  royale,  cliose  extrêmement  délicate,  et  qui  ne  pouvait 
que  compromettre  ceux  qui  s'en  étaient  mêlés,  si  les  ennemis  du  roi  avaient 
le  dessus.  M.  de  Monciel  associa  à  ses  travaux  M.  Brémond,  nn  homme 
courajïeux,  zélé,  fidèle,  mais  emporté,  bavard  et  imprudent.  Cette  dernière 
qualité  était  presque  essentielle,  puisque  la  situation  de  la  famille  royale 
éloignait  ceux  dont  le  zèle  pouvait  être  refroidi  par  les  dangers.  Vers  la  fin 
du  mois  de  juillet.  Sa  Majesté  fit  remercier  M.  M...  des  conseils  qu'il  lui 
avait  donnés,  et  lui  témoigna  son  regret  de  ne  les  avoir  pas  suivi.s,  enfin  le 
pria  de  surveiller  ce  qu'on  faisait  pour  son  service  et  de  devenir  dépositaire 
de  ses  papiers  et  de  son  argent.  Il  répondit  que  Sa  Majesté  pouvait  toujours 
compter  sur  tous  ses  efforts,  que  sa  maison  ne  lui  paraissait  pas  plus  sûre 
que  le  palais  des  Tuileries,  puisqu'il  était  en  butte  depuis  longtemps  à  la 
haine  des  conspirateurs,  qu'ainsi  ni  les  papiers  ni  l'argent  du  roi  ne  seraient 
en  sûreté  chez  lui.  Mais  comme  cet  argent  ne  portait  aucune  marque  de 
propriété,  il  consentirait,  si  Sa  Majesté  ne  pouvait  pas  trouver  une  autre 
personne,  à  en  devenir  le  dépositaire  et  à  en  faire  l'emploi  qu'elle  voudrait 
bien  lui  indiquer.  En  conséijuence  du  consentement  ainsi  donné,  M.  de 
Monciel  lui  apporta,  le  22  juillet,  547,000  livres  dont  539,005  livres 
étaient  déjà,  le  2  août,  eu  train  d'être  employées  conformément  aux  or- 
dres du  roi.  La  somme  de  419,750  livres,  payée  le  2  août,  devait  être  con- 
vertie par  Brémond  en  louis  d'or.  Il  en  acheta  effectivement  5,000  et  les 
mit  en  bourses  de  20  louis,  car  il  s'agissait  d'en  faire  la  distribution  à  des 
personnes  qui  devaient  se  transporter  avec  des  affidés  aux  endroits  qui  leur 
seraient  indiqués  et  s'y  battre  sous  leurs  chefs.  Et  pour  rendre  ces  contre- 
conspirateurs  encore  plus  utiles,  il  s'agissait  de  prendre  par  préférence  des 
Marseillais  et  autres  agents  des  conspirateurs.  Aussi,  afin  que  le  roi  ne  fût 
pas  trompé,  il  était  convenu  que  le  payement  ne  se  ferait  que  lorsque  les 
services  auraient  été  rendus.  En  attendant,  les  5,000  louis  restèrent  chez 
M.  M...  Les  événements  du  10  août  sont  trop  connus  pour  qu'on  puisse  se 
permettre  d'en  faire  le  pénible  récit.  Ce  jour-là,  M.  de  Monciel  apporta 
200,000  livres,  en  se  réfugiant  avec  sa  famille  chez  M.  M...,  ainsi  que 
plusieurs  autres  personnes.   Après  quelques  jours,    il   se  trouva  dans  la 


3i8  JOLUXAL   DE    GOIVERXELR   MORRIS. 

ciennes.  Il  dit  que  la  situation  est  des  plus  mauvaises  ;  les 
Autrichiens  parlent  avec  la  plus  grande  confiance  de  passer 
l'hiver  à  Paris;  les  Français  semblent  complètement  décou- 
ragés. Je  reste  un  instant  au  Louvre.  J'y  trouve  M.  de 
Schomberg,  et  l'évèque  d'Autun  me  suit  de  près.  Je  le  ren- 
contre dans  l'escalier,  et  il  m'exprime  poliment  son  mal- 
heur de  toujours  venir  quand  je  m'en  vais.  Il  aura  souvent 
ce  malheur.  Peu  après  deux  heures,  arrivent  M.  de  Alon- 
ciel,  puis  M.  Bertrand  de  Molleville.  Je  leur  lis  les  mémoires 
écrits  pour  le  roi  au  moment  où  il  accepta  la  Constitution. 
Nous  dînons,  et  après  le  dîner,  je  donne  lecture  d'un  pro- 
jet de  constitution;  nous  discutons  ensuite  les  mesures 
que  le  roi  va  prendre.  M.  Bertrand  est  un  fanatique 
de  l'ancien  régime,  mais  nous  le  faisons  un  peu  démor- 
dre de  son  opinion,  à  laquelle  je  pense  qu'il  reviendra. 
Il  doit  préparer   demain  le   brouillon  de    la  lettre  qui 

nécessité  de  se  cacher.  Brémoud  l'avait  déjà  fait  quelque  part  ailleurs,  et 
Mme  de  Monciel  futcharjjée  de  faire  les  démarches  nécessaires  pour  sauver 
les  personnes  qui  étaient  compronaises,  et  qui  pouvaient  d'autant  plus  com- 
promettre le  roi  qu'elles  étaient  connues  et  que  leurs  opérations  étaient 
fortement  soupçonnées. 

t  D'Anjjremont  fut  pris  et  sacriGé,  mais  il  eut  le  courage  de  se  taire.  A 
force  d'argent,  on  trouva  moyen  de  faire  évader  les  uns  et  cacher  les  autres. 
Sur  ces  enlrefaites,  Brémond  envoya  une  personne,  qu'il  avait  iniiiée  au 
secret,  chercher  les  5,000  louis,  qui  lui  furent  payés,  d'abord  parce  qu'il 
ne  fallait  pas  donner  occasion  à  un  homme  du  caractère  de  Brémond  de 
dire  ou  de  faire  des  folies,  mais  principalement  parce  qu'on  croyait  que,  de 
concert  avec  M.  de  Monciel,  il  allait  employer  cette  somme  à  quelque  service 
essentiel,  mais  il  n'y  avait  aucun  projet  de  cette  espèce.  .\i\  contraire, 
Brémond,  avec  une  légèreté  inconcevable,  avait  trahi  un  secret  important, 
afin  de  mettre  une  assez  forte  somme  entre  des  mains  d'où,  jusqu'à  présent, 
on  n'a  pu  en  tirer  un  sou.  Lorsque  le  duc  de  Brunswick  fut  entré  en  France, 
M.  .\I...  persuadé  que  s'il  arrivaitjusqu'à  Paris,  les  assignats  ne  seraient  que 
d'une  mince  valeur,  et  sachant  d'ailleurs  les  projets  extravagants  de  ceux 
qui  régentaient  la  France,  fit  la  remise,  en  Angleterre,  de  lOi-,800  livres, 
valant  alors  2,518  livres  sterling,  afin  de  mettre  cette  somme  à  l'abri  des 
événements.  Il  en  fit  payera  peu  près  le  quart  (600  livres  sterling)  à  M.  de 
Monciel,  qui  se  trouvait  alors  à  Londres,  et  négocia  des  traites  pour  le  reste, 
afin  de  faire  face  à  une  demande  que  lui  faisait  Mme  de  Monciel.  Enfin,  il 
resta  la  somme  de  6,715  livres  qu'il  conserva  toujours  à  sa  disposition  jusqu'à 


JOUR\[AL   DE   GOUVERXKUR  MORRIS.  319 

accompagnera  le  manifeste.  Monciel  sera  avec  lui,  ce 
qui  est  bien. 

2Q  juillet.  —  Je  dîne  au  Louvre.  Mme  de  Fiahaut  parle 
d'une  conspiration  contre  la  vie  du  roi,  mais  ne  veut  pas  dire 
de  qui  elle  tient  ses  renseignements.  Je  lui  parle  d'un  ton 
sérieux,  presque  de  blàuie.  Je  rentre  chez  moi  à  six 
heures;  j'y  rencontre  Monciel  qui  me  dit  que  Bertrand  de 
Molleville  a  commencé  son  ouvrage  en  parlant  des  cahierSy 
ce  qui  est  bien  inutile.  Il  doit  voir  le  roi  à  onze  heures  pour 
lui  donner  le  résultat  des  mesures  que  j'ai  proposées  et  que 
nous  avons  discutées. 

11  juillet.  —  Brémond  et  Monciel  travaillent  avec  moi 
toute  la  matinée  à  préparer  des  mémoires  pour  le  roi. 

29  juillet.  —  Nous  avons  fini  hier  le  brouillon  d'une 

ce  qu'il  eût  eafin  !a  satisfaction  d'apprendre  que  tous  ceux  dont  les  aveux 
auraient  pu  être  employés  par  les  ennemis  du  roi  pour  motiver  leur  inculpation, 
étaie:it  en  lieu  de  sùrelé.  Il  est  vrai  que  ces  accusations  étaient  fausses  et  ca- 
lomnieuses, puisque  le  roi  n'avait  eu  d'autre  objet  que  celui  de  se  défendre. 
Mais  le  succès  était  pour  eux,  et  les  conspirateurs  n'auraient  pasmanquéde 
faire  valoir  les  faits  ci-dessus  énoncés.  L'appoint  de  6,715  livres  a  subi  le  sort 
des  assignats  et  a  perdu  de  sa  valeur,  mais  on  peut  estimer  le  change  à 
raison  de...;  et  c'est  cette  somme  que  M.  AI...  aura  l'honneur  de  payer  à 
la  personne  que  Son  Altesse  Royale  voudra  bien  avoir  la  bonté  de  lui  dési- 
gner. Au  moment  de  la  remise,  le  change  était  de  17  et  demi.  Il  était  parti 
de  Londres  pour  aller  en  Suisse  y  travailler  à  la  rentrée  des  5,000  louis, 
pour  venir  les  verser  entre  les  mains  de  Son  Altesse  Royale.  Mais  les  cir- 
constances lui  bouchèrent  le  chemin  de  la  Suisse.  II  est  donc  venu  à  Vienne, 
n'y  ayant  d'autre  objet  que  de  communiquer  les  faits  ci-dessus  mentionnés. 
Il  voit  avec  regret,  non  seulement  que  les  démarches  fiiites  pour  larestitu- 
tion  ont  été  jusqu'à  présent  infructueuses,  mais  aussi  qu'on  commence  à 
manifester,  à  ce  sujet,  des  prétentions  extraordinaires.  Le  récit  minutieux 
en  serait  trop  volumineux;  d'ailleurs,  le  résumé  d'une  partie  de  ce  que 
Al.  AI...  désirait  dire  i  la  princesse  ae  trouve  écrit  ci-dessus,  et  son  bon 
esprit  en  devinera  le  reste.  Elle  apprendra  facilement  combien  il  est  essen- 
tiel de  tenir  secrets,  autant  que  possible,  des  faits  qui  regardent  de  si  près  le 
meilleur  et  le  plus  malheureux  des  rois.  Il  supplie  Son  Altesse  Royale 
d'agréer  l'hommage  de  son  inviolable  attachement,  » 


320  JOURNAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS. 

lettre  du  roi  à  l'Assemblée;  nous  y  ajoutons  aujourd'hui  un 
post-scriptum.  Bréraond  me  dit  qu'il  acceptera  la  place  de 
ministre  des  Affaires  étrangères. 

ZO  juillet.  —  AI.  de  Monciel  est  venu  me  dire  aujour- 
d'hui qu'il  a  remis  la  lettre  au  roi,  ainsi  qu'une  autre  de 
M.  Bertrand  de  Molleville,  sur  laquelle  il  a  fait  quelques 
observations.  Je  vais  le  soir  chez  Mme  d'Albany.  En  arri- 
vant chez  elle,  je  trouve  tout  le  monde  terrifié  par  une  rixe 
au  cours  de  laquelle  les  Marseillais  ont  tué  un  ou  deux 
gardes  nationaux.  Paris  est  très  excité,  mais  je  ne  crois 
pas  qu'il  se  passe  rien  ce  soir. 


Z\  juillet.  —  Ce  matin,  M.  de  Monciel  et  M.  Brémond 
sont  venus  me  raconter  les  événements  d'hier  et  ceux  d'au- 
jourd'hui. Brémond  est  furieux,  et  après  son  départ  nous 
convenons  de  ne  lui  laisser  commettre  aucune  des  hor- 
reurs auxquelles  son  indignation  pourrait  le  pousser.  Le 
soir_,  je  revois  Monciel,  et  il  me  donne  les  gazettes  d'hier. 
Nous  convenons  de  ce  qu'il  y  a  à  faire,  et  du  message  à 
envoyer  par  M.  Bureaux  de  Pusy  à  M.  de  La  Fayette. 

2  août.  —  Ce  matin,  M.  de  Monciel  vient  me  dire  qu'on 
essaie  de  l'envoyer  à  Orléans.  Nous  convenons  de  convertir 
les  assignats  du  roi  en  espèces.  Je  me  rends  à  la  Cour,  puis 
je  fais  une  visite  au  ministre  de  la  marine,  qui  est  sorti, 
malgré  sa  promesse  de  se  trouver  chez  lui.  Sainte-Croix 
est  nommé  ministre  des  Affaires  étrangères. 

3  août.  —  Monciel  dîne  avec  moi  et  nous  préparons  une 
proclamation  aux  Marseillais.  Je  me  plains  de  la  nomination 
de  Bonnecarrère  à  Philadelphie,  et  je  promets  d'en  parler 
au  roi.  Je  me  rends  au  Louvre  après  le  dîner.  Mme  de 
Fiahaut  me  dit  que  le  roi  a  proposé  celte  ambassade  pour 
se  débarrasser  de  Bonnecarrère  j  Sainte-Croix  ayant  objecté 


JOl  UXAL   DE    GOrVERNElR  MORRIS.  321 

qu'il  ne  serait  pas  agréé,  Sa  Majesté  répliqua   :    «  Tant 
mieux   Débarrassons-nous  seulement  de  lui.» 


4  août.  —  M.  Brémond  m'apporte  ce  matin  5,000  louis 
d'or  qu'il  a  achetés.  Il  doit  en  donner  1,000  pour  acheter 
la  correspondance  des  Jacobins.  \I.  de  Monciel  vient,  et 
nous  terminons  une  leltre  soi-disant  écrite  par  le  roi  au 
président  de  la  section  du  faubourg  Saint-Marceau,  au  sujet 
de  la  rivière  de  la  Bicvre  ;  nous  supposons  qu'elle  devra 
gagner  ce  faubourg  à  la  cause  de  Sa  Majesté.  Monciel  me 
dit  que  le  roi  et  la  reine  sont  consternés  et  terrifiés.  Je  dîne 
chez  l'ambassadeur  d'Angleterre.  Nous  allons  après  le 
dîner  jusqu'au  Champ  de  Mars,  où  nous  voyons  quelques  va- 
gabonds signer  la  pétition  pour  la  déchéance.  Je  passe  chez 
M.  de  Monlmorin  ;  j'y  trouve  une  famille  profondément 
affligée.  \  mon  retour,  je  rencontre  lady  Sulherland  à  ma 
porte.  Elle  vient  pour  obtenir  une  entrevue  entre  le  cheva- 
lier de  Coigny  et  moi.  Je  réponds  que  je  serai  chez  moi  s'il 
veut  venir  demain.  Il  désire  transmettre  directement  mes 
idées  à  la  reine,  sans  passer  par  l'intermédiaire  de  M.  de 
Montmorin.  Tout  le  monde  s'attend  à  être  massacré  ce  soir 
au  château.  Le  temps  est  très  chaud. 

5  août.  —  Je  vais  à  la  Cour  ce  matin.  Rien  de  remar- 
quable, sinon  que  personne  ne  s'est  couché  dans  l'attente 
d'être  assassiné.  Je  reviens  chez  moi  pour  voir  M.  de  Sainte- 
Croix.  Il  arrive  en  retard  et  me  met  au  courant  de  ses  pro- 
jets. M.  Constable  dîne  avec  moi  et  M.  Livingstone  que 
j'ai  pris  comme  secrétaire  particulier.  Après  le  dîner,  je 
fais  une  visite  à  lady  Sutherland,  et  je  m'entretiens  quelque 
temps  avec  lord  Gower.  Il  fait  encore  très  chaud. 

6  août.  —  M.  de  Monciel  vient  m'exposer  la  situation. 
M.  et  Mme  de  Flahaut  dînent  avec  moi.  L'évêque  d'Autun 
et  M.  de  Beaumetz  sont  parmi  les  convives.  Il  continue  à 

21 


322  JOURNAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS. 

faire  très  chaud.  J'ai  une  longue  conversation  avec  le  che- 
valier de  Coigny  sur  l'état  des  affaires.  Monciel  vient  aussi, 
et  médit  que  le  roi  n'a  pas  voulu  entendre  parler  de  mettre 
Sainte-Croix  dans  le  secret.  L'esprit  pubUc  est  bien  meil- 
leur qu'il  n'était  et  s'améliorera  encore.  X^ous  préparons 
une  pétition  pour  les  Marseillais,  afin  d'amener  le  roi  à  se 
déclarer.  M.  de  Coigny  plaidera  la  même  cause  auprès  de 
la  reine. 

8  août.  —  Aujourd'hui,  mercredi  malin,  Monciel  me  dit 
que  tout  va  bien.  Le  roi  aussi  semble  être  dans  les  dispo- 
sitions convenables,  ce  qui  est  à  souhaiter.  Je  dîne  avec 
Mme  de  Staël,  et,  après  le  dîner,  comme  les  messieurs  dé- 
sirent boire,  j'envoie  chercher  du  vin,  et  je  les  quitte  com- 
plètement ivres.  Je  vais  au  Louvre  et  j'emmène  Mme  de 
Flahaut  faire  une  promenade  achevai.  Après  l'avoir  recon- 
duite chez  elle,  je  me  rends  chez  lady  Sutherland,  à  qui  je 
fais  une  assez  longue  visite.  Elle  ira  demain  à  la  Cour.  Il 
fait  encore  très  chaud. 

9  août.  —  Paris  est  très  agité  ce  matin.  AL  de  Monciel 
vient  m'apporter  de  l'argent.  Je  m'habille  et  me  rends  à  la 
Cour. 

10  août.  — Ce  matin,  M.  de  Monciel  vient  me  voir,  et  ce 
qu'il  meraconte  me  rend  la  tranquillité;  mais  peu  de  temps 
après  son  départ,  le  canon  commence  à  parler,  et  la  fusil- 
lade qui  s'y  mêle  annonce  que  la  journée  sera  chaude.  Le 
château,  défendu  par  les  seuls  Suisses,  est  emporté,  et  les 
Suisses  sont  massacrés,  partout  où  on  les  trouve.  Le  roi  et 
la  reine  sont  à  l'Assemblée  nationale,  qui  a  décrété  la  sus- 
pension du  pouvoir  royal.  Aime  de  Flahaut  nous  envoie  son 
fils,  et  vient  ensuite  elle-même  chercher  un  refuge.  J'ai  du 
monde  à  dîner,  mais  beaucoup  des  invités  ne  viennent  pas. 
AL   Huskisson,   secrétaire  de   l'ambassade  d'Angleterre, 


JOURNAL   DE   GOUVERNEUR  MORRIS.  323 

arrive  dans  la  soirée.  Ses  nouvelles  sont  bien  tristes.  Il  con- 
tinue à  faire  très  chaud,  ou,  pour  mieux  dire,  brûlant. 

11  août,  —  Une  nuit  blanche  m'empêche  d'être  à  mon 
aise  toute  la  journée.  Le  roi  et  la  reine  restent  à  l'Assem- 
blée, qui  obéit  de  plus  en  plus  aux  ordres  des  tribunes. 
Nous  sommes  tranquilles  ici.  Tout  se  ressent  du  change- 
ment de  gouvernement.  Il  continue  à  faire  très  chaud, 
M.  de  Saint-Pardou  vient  dans  la  soirée  et  semble  rongé  de 
chagrin.  Je  lui  demande  de  faire  savoir  à  la  famille  royale, 
au  cas  011  il  la  verrait,  que  des  secours  vont  lui  arriver. 

12  août.  —  Ce  matin,  M.  de  Monciel  vient  avec  sa  femme 
avant  que  je  ne  sois  levé.  Je  suis  très  occapô  toute  la  jour- 
née, et  je  tombe  de  fatigue  le  soir.  J'ai  été  chez  lady 
Sutherland  qui  est  un  peu  abattue.  L'ambassadeur  de  Venise 
était  sorti  ainsi  queMmed'AIbany.  Elle  arrive  avec  le  comte 
Alfieri  vers  trois  heures.  Elle  est  profondément  émue  et 
affligée.  Le  temps  est  encore  très  chaud  et  lourd.  Ainsi  des 
perches  qui  étaient  vivantes  ce  matin  à  dix  heures  sont 
gâtées  au  moment  de  dîner.  Je  n'ai  jamais  vu  de  décompo- 
sition aussi  rapide. 

13  août.  —  Quatre  personnes,  dont  un  Français  natu- 
ralisé, viennent  chercher  des  passeports.  M.  Amaury  vient 
dans  le  même  but,  et  M.  Mounlflorence  en  demande  un  pour 
Mme  Blagden.  Mme  d'Albany  dîne  avec  moi  et  me  demande 
de  lui  procurer  un  passeport  de  l'ambassade  d'Angleterre. 
Je  m'y  rends  après  le  dîner,  et,  comme  je  m'y  attendais, 
on  me  le  refuse.  Il  fait  un  peu  plus  frais  ce  soir,  parce  qu'il 
a  plu. 

lAiaoât.  — J'écris  toute  la  matinée,  maisje  suis  fréquem- 
ment dérangé.  Parmi  ceux  qui  viennent  me  voir,  M.  Fran- 
cis me  fait  un  terrible  récit  de  ce  qu'il  a  vu  le  10,  et  dit 


32i  JOl  RNAL  DE   GOUVERNEUR  MORRIS. 

qu'il  n'osera  pas  le]  répéter  en  |Amérique.  Le  général 
Duporlail  vient  me  voir.  Il  voudrait  s'en  aller,  si  les  choses 
deviennent  encore  pires, 

17  août.  —  Aujourd'hui  j'emmène  ma  triste  amie, 
Mme  de  Flahaut,  faire  une  promenade  au  Bois  de  Bou- 
logne, où  nous  restons  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  fatiguée.  J'ai 
des  Américains  à  dîner.  Après  le  dîner,  je  fais  une  visite  à 
lady  Sulherland,  et  après  que  son  monde  est  parti,  nous 
prenons  le  thé.  Il  pleut  ce  soir  et  il  fait  un  peu  plus  frais. 
M.  de  Sainte-Foy  qui  est  venu  ce  matin  dit  que  le  roi,  la 
reine  et  la  famille  royale  sont  traités  de  la  façon  la  plus 
honteuse.  Il  donne  de  pénibles  détails.  Lord  Gower  est 
prudent  à  l'extrême.  Plusieurs  membres  du  corps  diplo- 
matique s'en  vont.  Le  temps  s'est  rafraîchi. 

19  août.  —  Ce  matin,  j'emmène  Mme  de  Flahaut  voir  sa 
belle-sœur  à  Versailles.  J'ai  des  difficultés  au  sujet  d'un 
passeport  et  je  me  rends  près  de  la  municipalité  de  Ver- 
sailles, qui  est  très  polie. 

20  août.  —  Je  fais  une  visite  l'après-midi  à  lady  Sulher- 
land. L'ambassadeur  a  reçu  l'ordre  de  rentrer  eu  Angle- 
terre; à  la  fin  de  la  dépêche  sont  des  menaces  au  cas  où  le 
roi  et  sa  famille  seraient  insultés,  «  parce  que  cela  exciterait 
l'indignation  de  toute  l'Europe.  ->■>  Cette  dépêche  signifie 
simplement  en  bon  français  que  la  cour  d'Angleterre  est 
irritée  de  ce  qui  est  déjà  fjiit,  et  qu'elle  fera  immédiatement 
la  guerre,  si  la  façon  dont  est  traité  le  roi  autorise  ou  justifie 
les  mesures  extrêmes. 

21  août.  —  On  ramène  quelques  Anglais  qui  étaient  en 
route.  Je  fais  ma  visite  d'adieu  à  lady  Sutherland.  Elle 
n'a  pas  encore  pu  avoir  ses  passeports.  L'ambassadeur 
de  Venise  a  été  rauiené  et  traité  de  la  façon  la  plus  indigne; 
ses  papiers  mêmes  ont  été  examinés,  à  ce  qu'il  dit  lui-même. 


JOURXAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  325 

Ceci  est  fort,  et  je  me  pose  la  question  de  savoir  si  je  ne 
devrais  pas  exprimer  mon  mécontentement  en  quittant  le 
pays.  J'ai  du  monde  à  dîner  et  le  soir  je  vais  souper  chez 
lady  Sulherland.  Elle  ne  peut  obtenir  ses  passeports  et 
l'ambassadeur  est  dans  une  rage  folle.  Il  a  brûlé  ses  pa- 
piers, ce  que  je  neveux  pas  faire.  On  me  donne  clairement 
à  entendre  que  l'honneur  m'oblige  à  quitter  le  pays.  Le 
temps  est  agréable  et  je  suis  très  gai,  ce  que  Sutherland 
supporte  avec  peine. 

22  août.  —  Nouvelle  visite  aujourd'hui  à  lady  Sulher- 
land. Elle  a  reçu  de  AI.  Lebrun  une  lettre  polie  et  elle 
espère  obtenir  les  passeports  rapidement.  Son  mari  est 
tellement  prudent,  que  si  ce  n'est  pas  de  la  timidité  comme 
on  l'en  accuse,  c'est  du  moins  quelque  chose  de  très  appro- 
chant. 

23  août.  —  M.  Henchman,  de  Boston,  vient  me  voir. 
Il  dit  que  les  rapports  transmis  en  Angleterre  sur  ce  qui  se 
passe  ici  y  ont  causé  de  telles  alarmes  qu'il  n'a  pas  osé 
apporter  les  dépêches  dont  M.  Pinckney  voulait  le  charger. 
Il  a  cependant  été  traité  avec  égards  tout  le  long  de  la  route. 
Il  ajoute  que  la  décision  que  j'ai  adoptée  pour  ma  conduite 
est  bonne,  et  que  si  je  quittais  la  France  sans  motif  légi- 
time, cela  causerait  une  impression  des  plus  pénibles  en 
Amérique.  Je  dîne  chez  l'ambassadeur  d'Angleterre ,  et 
après  le  dîner  l'ambassadeur  de  Venise  arrive  avec  AI.  Tron- 
chin.  Ce  dernier  dit  que  l'Assemblée  a  permis  au  corps 
diplomatique  de  partir,  mais  non  aux  particuliers.  Je  ris 
un  peu  trop  des  malheurs  du  baron  Gtaudcour,  et  lord 
Gower  se  fâche  sans  raison  avec  lord  Stair.  Je  suis  très 
peiné  du  départ  de  lady  Sutherland,  et  elle  est  convaincue 
que  je  le  suis.  J'ai  beaucoup  de  monde  à  dîner.  M.  Richard 
vient  me  dire  que  M.  de  La  Porte  est  en  route  pour  le  lieu 
où  il  sera  exécuté. 


326  JOURNAL   DE   GOUVERXEIR   MORRIS. 

25  août.  —  Une  autre  personne  est  décapitée  ce  soir 
pour  le  crime  de  lèse-nation.  Elle  a  publié  un  journal 
contre  les  Jacobins.  Cette  sentence  est  tout  au  moins  sévère. 
Je  fais  une  visite  à  lady  Sulherland.  On  termine  hâtivement 
chez  elle  les  préparatifs  de  départ.  Peu  de  monde  à  dîner  ; 
je  lui  dis  adieu  —  pour  longtemps,  peut-être.  Le  bruit 
court  que  l'ancien  évêque  de  Châlons  a  reçu  une  lettre 
du  duc  de  Brunswick,  lui  mandant  de  faire  savoir  s'il  dé- 
sire que  le  palais  épiscopal,  etc.,  soit  respecté.  L'ennemi 
espère  être  ici  bientôt.  Si  Verdun  se  rend,  comme  l'a 
fait  Longwy,  les  troupes  étrangères  seront  vite  à  Paris.  Il 
fait  encore  très  chaud,  avec  un  peu  de  pluie.  Je  trouve 
chez  moi  des  visiteurs  qui  s'attardent.  L'un  d'eux,  Sainte- 
Croix,  vient  me  demander  asile,  après  que  je  suis  couché. 
La  municipalité  est  à  ses  trousses. 

28  août.  —  Je  passe  toute  la  journée  chez  moi  à  écrire. 
L'on  dit  que  les  deux  villes  de  Verdun  et  de  Metz  sont 
prises;  que  Tarmée  prussienne  est  à  Sainte-Menehould,  et 
que  tous  les  courriers  apportant  les  nouvelles  sont  empri- 
sonnés. Je  pense  que  cela  est  bien  inutile,  car  la  prise  des 
villes  ne  peut  rester  secrète.  Nous  serons  bientôt  mieux 
informés. 

29  août.  —  Je  me  rends  ce  matin  chez  M.  Lebrun.  Le 
ministre  des  contributions,  M.  Clavière,  et  M.  Monge, 
minisire  de  la  marine,  me  rencontrent  à  l'Hôtel  des  Affaires 
étrangères.  Ils  voudraient  que  je  rassemblasse  400,000  dol- 
lars en  Amérique,  et  ils  s'en  serviraient  à  Saint-Domingue. 
Je  leur  donne  plusieurs  raisons  qui  me  mettent  dans  l'im- 
possibilité de  le  faire,  et  je  leur  dis,  entre  autres,  que  je  ne 
suis  pas  autorisé  à  traiter  avec  eux;  je  ne  puis  le  faire 
qu'avec  l'ancien  gouvernement  ;  si  je  faisais  ce  qu'ils  me 
demandent,  je  serais  probablement  blâmé  pour  avoir  outre- 
passé mes  instructions;  il  y  avait,  du  reste,  encore  un  autre 


JOURNAL  DE    GOUVERXEUR  MORRIS.  3ÎT 

point  digne  de  fixer  leur  attention,  c'est  que  tout  arrange- 
ment fait  par  moi  avec  eux  serait  entaché  de  nullité, 
puisque  je  n'avais  pas  le  pouvoir  de  traiter  avec  le  gouver- 
nement actuel.  M.  Clavière  prétend  que  la  conduite  des 
Etats-Unis  envers  le  gouvernement  actuel  différerait  certai- 
nement de  celle  des  monarques  européens,  et  me  demande 
péreujptoirement  si  je  veux,  ou  non,  signer  le  contrat. 
Son  langage  et  ses  manières  étaient  naturellement  de 
nature  à  produire  chez  moi  une  certaine  indignation,  et 
bien  que  disposé  à  pardonner  beaucoup  à  un  homme  que 
sa  vie  d'agioteur  n'avait  pas  beaucoup  préparé  à  un  poste 
oii  la  délicatesse  des  manières  et  des  expressions  est 
presque  essentielle,  je  ne  pouvais  personnellement  me  sou- 
mettre à  une  insulte  faite  au  pays  que  je- représente.  Je 
répondis  donc  que  je  ne  comprenais  pas  ce  qu'il  voulait  dire. 
Ma  figure,  je  crois,  exprima  ce  que  je  ne  disais  pas;  il  fut 
amené  à  dire,  en  guise  d'explication,  qu'il  était  nécessaire 
au  gouvernement  d'avoir  un  engagement  positif,  car  autre- 
ment il  faudrait  assurer  le  service  par  d'autres  moyens, 
et  il  exprima  de  nouveau  sa  conviction  que  les  Etats-Unis 
reconnaîtraient  le  nouveau  gouvernement.  Je  répondis  qu'il 
n'était  pas  convenable  que  moi,  un  serviteur,  je  prétendisse 
décider  quelle  serait  l'opinion  de  mes  maîtres,  que  j'atten- 
drais leur  ordres  pour  m'y  conformer  quand  je  les  aurais 
reçus,  et  qu'il  m'était  impossible  de  prendre  sur  moi  de  pré- 
juger des  questions  d'une  telle  importance.  J'ajoutai  que 
j'écrirais  pour  recommander  chaudement  l'affaire  aux  mi- 
nistres des  Etats-Unis.  Mais  ce  n'est  pas  ce  qu'ils  voulaient. 
Clavière  est  très  fâché.  J'ai  du  monde  à  dîner.  L'ambassadeur 
de  Hollande  me  dit  qu'il  a  reçu  ses  ordres  et  qu'il  demandera 
ses  passeports  demain.  Le  soir  arrivent  chez  moi  un  cer- 
tain nombre  de  personnes  avec  un  ordre  de  rechercher  les 
armes  que  l'on  prétend  y  savoir  cachées.  Je  leur  dis  qu'ils 
ne  feront  pas  de  recherches,  qu'il  n'y  a  pas  d'armes,  et  que, 
même  y   en  eùt-il,  ils  n'y  toucheraient  pas.  Je  réclame 


328  JOURNAL   DE   GOIVERNEUR  MORRIS. 

rcmprisonnement  de  celui  qui  leur  a  donné  cette  nouvelle, 
pour  que  je  puisse  le  faire  chàlier.  Je  suis  obligé  d'être  très 
ferme  et  enfin  je  m'en  débarrasse.  La  scène  se  termine  par 
des  excuses  de  leur  part.  Aussitôt  après  leur  départ,  arrive 
M.  de  Sainte-Croix.  11  a  de  la  chance.  11  était  cache,  mais 
l'ordre  de  fouiller  toutes  les  maisons  le  ramène  ici.  Nous 
aurons,  paraît-il,  une  nouvelle  visite  ce  soir. 

30  août.  —  Les  aristocrates  répandent  le  bruit  que  les 
troupes  du  duc  de  Brunswick  font  des  incursions  jusqu*à 
Châlons;  que  l'armée  de  Luckner  est  entourée  et  que  Ver- 
dun est  pris.  Saiute-Foy  vient  dans  la  soirée  et  me  dit  que 
le  bombardement  de  Verdun  a  été  entendu  dans  le  voisi- 
nage. Saint-Pardou  ajoute  que  six  mille  hommes  ont  l'ordre 
de  partir  samedi  prochain  pour  une  expédition  secrète,  et 
il  craint  que  ce  ne  soit  pour  enlever  la  famille  royale.  Le 
commissaire  de  section  est  venu  me  voir  ce  matin  et  s'est 
très  bien  conduit.  Le  temps  est  agréable.  J'apprends  que 
de  nombreuses  arrestations  ont  eu  lieu  la  nuit  dernière. 
L'on  a  perquisitionné  dans  toute  la  ville  pour  chercher  des 
armes,  et  des  gens  aussi,  je  suppose.  Ces  recherches  conti- 
nuent. Le  commissaire  qui  est  venu  me  voir  aujourd'hui  a 
fait  de  nombreuses  excuses  et  a  pris  note  de  ma  réponse, 
si  bien  que  nous  nous  quittons  en  excellents  termes. 

31  août.  —  Juste  avant  le  dîner,  je  reçois  une  lettre 
injurieuse  du  ministre  des  Affaires  étrangères.  Le  soir, 
l'évêque  d'Autun  me  dit  qu'elle  est  écrite  par  Brissot,  et 
que  son  but  est  de  me  forcer  à  reconnaître  le  nouveau 
gouvernement.  Il  me  presse  de  quitter  la  France  parce 
que  tout  le  reste  du  Corps  diplomatique  s'en  va,  et  qu'en 
restant,  je  m'exposerai  à  toute  la  malveillance  insidieuse 
des  méchants.  Il  me  raconte  une  scène  qui  s'est  passée  en 
sa  présence,  et  qui  est  à  la  fois  horrible  et  ridicule.  Il 
ajoute  que  les  gouvernants  sont  déjà  divisés,  et  me  fait 


JOURNAL   DE    GOUVERNEUR  MORRIS.  329 

part  des  desseins  de  ceux  qui ,  par  le  cours  naturel  des  choses, 
doivent  devenir  les  plus  forts.  Je  lui  donne  les  raisons  qui 
me  font  croire  qu'ils  poursuivent  une  chose  impossible, 

1"  septembre.  —  J'emploie  la  plus  grande  partie  de  la 
malince  à  rédiger  ma  réponse  à  la  lettre  de  M.  Lebrun  et 
8  la  recopier.  Le  soir,  je  Ja  lis,  ou  plutôt  je  la  montre,  à 
l'évêque  d'Autun,  qui  l'approuve  fort  et  fiiit  remarquer  que 
la  letlre  est  à  la  fois  absurde  et  impertinente.  J'avais 
envoyé  chercher  Swan  pour  lui  dire  que  son  ami  Brissot 
avait  dépassé  son  but  et  qu'il  me  forcerait  à  quitter  le  pays. 
Il  répond  qu'il  regretterait  beaucoup  mon  départ,  car  dans 
quelques  jours  le  gouvernement  actuel  sera  renversé.  Je 
crois  bien  qu'il  se  trompe,  du  moins  quant  à  l'époque,  et 
qu'il  pourra  y  avoir  une  foule  de  ministères  renversés  avant 
d'avoir  un  gouvernement  stable. 

2  septembre.  —  Je  sors  ce  matin  pour  mes  affaires. 
Mme  de  Flahaut  saisit  cette  occasion  de  rendre  visite  à  ses 
amies,  A  notre  retour,  nous  entendons  parler  d'une  pro- 
clamation ou  plutôt  nous  la  voyons.  Mme  de  Flahant  s'in- 
forme et  apprend  que  l'ennemi  est  aux  portes  de  Paris,  ce 
qui  ne  peut  être  vrai.  Elle  se  trouve  mal,  par  crainte  sur  le 
sort  de  se?  amis.  Je  remarque  que  celte  proclamation  répand 
la  terreur  et  le  désespoir  parmi  le  peuple.  On  annonce  ce 
matin  le  massacre  des  prêtres  qui  avaient  été  enfermés  aux 
Carmes.  On  se  rend  ensuite  à  l'Abbaye  pour  y  massacrer 
les  prisonniers.  C'est  horrible. 

3  septembre.  —  Le  massacre  continue  toute  la  journée. 
On  me  dit  qu'il  y  a  environ  huit  cents  hommes  occupés  à 
cette  besogne.  Le  ministre  de  Parme  et  l'ambassadrice  de 
Suède  ont  été  arrêtés  au  moment  de  leur  départ. 

4  septembre.  —  Les  massacres  continuent  toujours. 


330  JOURIVAL  DE   GOLVERXEIR  MORRIS, 

Les  prisonniers  à  Bicêtre  se  défendent,  et  les  assaillants 
cherchent  à  les  étouffer  et  à  les  noyer.  Un  certain  M.  Ber- 
trand, de  la  cavalerie,  vient  chez  moi.  Mme  deFlahautl'avait 
envoyé  chercher  pour  le  récompenser  de  la  bonté  qu'il 
avait  montrée  en  sauvant  son  mari.  11  m'apprend  que 
Paris  n'attend  que  le  moment  de  se  rendre.  Ce  qu'il  ne 
me  dit  pas,  mais  je  le  comprends  à  de  clairs  sous-entendus, 
c'est  que  la  cavalerie  a  l'intention  de  se  joindre  aux  enva- 
hisseurs. Plusieurs  étrangers  viennent  me  voir  et  se  plai- 
gnent de  ne  pouvoir  obtenir  de  passeports.  L'on  dit  que 
dès  que  les  prisonniers  seront  détruits,  ceux  qui  s'occupent 
actuellement  de  les  massacrer  s'attaqueront  aux  bouti- 
quiers. L'Assemblée  a  reçu  la  nouvelle  officielle  de  la  prise 
de  Verdun,  et,  dit-on,  de  Stenay.  Le  temps  s'est  beaucoup 
rafraîchi;  cet  après-midi  et  ce  soir,  la  pluie  est  très  forte. 

5  septembre.  — AL  P...  me  dit  que  le  ministère  et  les 
comités  secrets  sont  dans  l'effroi.  Verdun,  Slenay  et  Cler- 
mont  sont  pris.  La  campagne  se  soumet  et  se  joint  à 
l'ennemi.  Le  parti  de  Robespierre  a  juré  la  destruction  de 
Brissot.  L'évêque  d'Autun  a  vu  un  membre  de  la  commis- 
sion extraordinaire,  c'est-à-dire  du  comité  secret,  qui  lui 
a  dit  que  le  danger  est  extrême.  L'on  m'assure  que  l'un 
des  principaux  Jacobins  avait  exprimé  ses  craintes,  ou  plu- 
tôt son  désespoir,  non  pas  tant  à  cause  de  la  force  des 
ennemis  qu'à  cause  des  divisions  intestines  du  pays. 

6  septembre.  —  Rien  de  nouveau  aujourd'hui.  Les 
assassinats  continuent  et  les  magistrats  jurent  de  protéger 
les  personnes  et  les  propriétés.  Le  temps  est  agréable. 

7  septembre.  —  Les  nouvelles  de  l'armée  sont  assez 
encourageantes  pour  le  nouveau  gouvernement.  L'évêque 
d'Autun  me  dit  qu'il  espère  avoir  son  passeport,  et  m'en- 
gage fortement  à  m'en  procurer  un  et  à  quitter  Paris.  Il  se 


JOURNAL   DE   GOUVERNEUR  MORRIS.  331 

dit  persuadé  que  ceux  qui  détiennent  actuellement  le  pou- 
voir ont  l'intention  de  quitter  Paris  et  d'enlever  le  roi,  et 
qu'ils  se  proposent  de  détruire  la  ville  avant  leur  départ. 
J'apprends  que  la  Commune  a  fermé  les  barrières,  parce 
que  l'on  soupçonne  que  l'Assemblée  est  disposée  à  se 
sauver.  Le  temps  est  très  agréable. 

8  septembre.  —  L'évéque  d'Autun  a  eu  son  passeport. 
Il  ne  croit  pas  que  le  duc  de  Brunswick  puisse  atteindre 
Paris,  et  il  me  conseille  beaucoup  de  partir.  J'ai  pourtant 
reçu  du  ministre  des  excuses  indirectes  pour  sa  lettre 
impertinente  ;  c'est  pourquoi  je  resterai.  Le  temps  est  très 
agréable.  AI.  Constable  a  eu  son  passeport,  mais  il  me  dit 
que  M.  Phyn  éprouve  de  grandes  difficultés.  Lord  Wycombe 
vient  me  voir  ce  matin,  et  Chaumont  vient  dans  l'après- 
midi  pour  prendre  congé. 

10  septembre.  —  Hier  on  a  tué  des  prisonniers  à  Ver- 
sailles. Le  nombre  de  soldats  à  opposer  aux  armées  alliées 
semble  actuellement  laisser  autant  à  désirer  que  la  disci- 
pline et  les  cadres.  Lord  Wycombe  dîne  avec  moi;  il 
espère  que  le  sort  de  la  France  guérira  les  autres  nations 
de  la  rage  révolutionnaire. 

11  septembre.  —  Rien  de  nouveau  aujourd'hui,  sinon 
que  le  camp  de  Maulde  a  été  levé,  après  l'envoi  d'un  déta- 
chement à  Dumouriez.  Les  troupes  se  sont  retirées  à 
Valenciennes.  La  frontière  du  Nord  est  ouverte.  Thionville 
est  assiégé,  et  peut-être  aussi  Metz.  Les  prêtres  réfractaires 
sont  massacrés  à  Reims.  Le  temps  s'est  rafraîchi.  Le  duc 
de  Brunswick  semble  attendre  les  opérations  des  autres 
généraux.  On  dit  que  la  Champagne  en  général  va  saisir 
l'occasion  de  se  joindre  à  l'ennemi;  l'on  affirme  également 
que  chacun  se  lève  contre  l'envahisseur.  En  ceci  comme 
en  tout,  in  medio  tutissimus  ibis.  Une  bataille  se  prépare, 


332  JOURNAL   DE    GOIVERXEIR   MORRIS. 

dit-on,  entre  Dumouriez  et  le  duc  de  Brunswick.  Nous 
serons  fixés  plus  tard  sur  ce  point.  L'inertie  de  l'ennemi 
est  si  extraordinaire  qu'il  doit  y  avoir  une  raison  inconnue. 
Les  forces  qui  lui  sont  opposées  avouent  elles-mêmes 
leur  infériorité,  et  il  serait  extraordinaire  que  dans  ces 
circonstances  de  grandes  manœuvres  fussent  nécessaires. 

\A  septembre.  —  Aucune  nouvelle  des  armées  ne  nous 
est  parvenue  aujourd'hui,  excepté  la  confirmation  de  la 
levée  du  camp  de  Maulde,  avec  certains  détails  qui 
montrent  que  les  Français  ont  éprouvé  certains  revers  de 
ce  côté-là.  Certaines  personnes  se  sont  anmsées  aujour- 
d'hui à  arracher  les  boucles  d'oreilles  aux  oreilles  des 
autres,  et  à  voler  leurs  montres.  L'on  dit  que  quelques-uns 
de  ces  voleurs  ont  été  mis  à  mort. 

17  septembre.  —  Aujourd'hui,  les  comptes  rendus  de 
l'armée  nous  apprennent  que  Dumouriez  a  été  battu  ou  à 
peu  près. 

18  septembre.  —  D'après  les  rapports  officiels,  Paris 
court  les  plus  grands  dangers  par  suite  de  ses  dissensions 
intestines.  Les  factions  s'enhardissent  de  plus  en  plus. 
Partout  l'on  n'aperçoit  que  la  confusion  et  l'autorilé  nulle 
part.  Il  me  revient  de  différents  côtés  que  la  faction  brisso- 
tine  veut  me  nuire,  si  elle  le  peut. 

21  septembre.  —  Rien  de  nouveau  aujourd'hui,  sinon 
que  la  Convention  s'est  réunie  et  a  déclaré  qu'il  n'y  aurait 
plus  de  roi  en  France.  On  apprend  que  l'armée  prussienne 
est  en  marche  sur  Reims,  après  un  long  combat  avec  la 
tête  de  l'armée  de  Dumouriez,  sous  les  ordres  de Keller- 
mann,  dans  le  but  de  l'amuser,  à  ce  que  je  suppose. 

26  septembre.  —  On  me  dit  que  le  roi  de  Prusse  a  fait 


JOLR.VAL   DE    GOLVERXELR  MORRIS.  333 

des  ouvertures  pour  s'entendre  avec  l'Assemblée.  Je  sup- 
pose que  c'est  là  une  ruse  de  guerre.  La  nouvelle  vient  que 
Montesquiou  est  entré  en  Savoie,  et  qu'il  emporte  tout 
devant  lui. 

30  septembre.  —  Rien  d'extraordinaire  aujourd'hui,  à 
part  la  confirmation  de  la  nouvelle  que  le  roi  de  Prusse 
désire  traiter;  je  refuse  d'y  croire. 

2  octobre.  —  Nous  apprenons  aujourd'hui  que  l'armée 
prussienne  bat  en  retraite.  Cela  me  paraît  extraordinaire. 
L'on  dit  qu'elle  est  décimée  par  la  maladie. 

3  octobre.  —  Je  reçois  ce  matin  des  détails  sur  la  retraite 
des  Prussiens.  De  nombreux  cas  de  maladie  et  la  politique 
astucieuse  de  l'Autriche  en  sont  la  cause.  Celte  retraite 
ouvre  le  champ  à  une  longue  guerre,  si  les  alliés  persistent 
dans  leur  plan,  à  moins  que  la  légèreté  naturelle  des  Fran- 
çais ne  les  pousse  à  abandonner  leur  jeune  répubhque  au 
berceau.  Il  y  a  tout  lieu  de  redouter  une  famine.  On  apprend 
que  le  général  Custine  s'est  emparé  de  Spire  et  a  fait  trois 
mille  prisonniers  de  guerre.  Dumouriez  paraît  se  réjouir 
de  façon  extravagante  de  la  retraite  des  Prussiens.  L'on 
envoie  des  renforts  à  Lille,  de  sorte  que  très  probablement 
cette  place  est  sauvée.  Le  temps  pluvieux  est  des  moins 
favorables  aux  troupes  malades  du  duc  de  Brunswick.  Tout 
paraît  sourire  à  la  nouvelle  république.  Le  temps  est  doux 
et  agréable. 

8  octobre.  —  La  prise  de  Nice  est  confirmée,  et  les  succès 
arrivent  de  tous  les  côtés.  Le  temps  est  très  mauvais. 
Dumouriez  s'occupe  sérieusement  de  son  plan  d'invasion 
en  Flandre.  11  dit  qu'il  établira  ses  quartiers  d'hiver  à 
Bruxelles.  J'apprends  la  prise  de  Worms,  où,  entre  paren- 
thèses, il  n'y  avait  pas  de  garnison. 


334  JOLRMAL  DE   GOL'VERNEIR  MORRIS. 

La  situation  des  choses  est  maintenant  telle 

qu'en  continuant  ce  journal  je  pourrais  compromettre 
beaucoup  de  monde,  à  moins  que  je  ne  continue  comme 
j'ai  fait  depuis  la  fin  d'août,  et  dans  ce  cas  il  serait  ennuyeux 
et  inutile.  C'est  pourquoi  je  préfère  le  terminer  ici. 


APPENDICE 


ANNÉE     1789 


La  première  allusion  faite  par  Morris  à  Paris  (où  il  était 
arrivé  le  3  février  1789)  et  aux  affaires  publiques  de  France 
se  trouve  dans  la  lettre  suivante  écrite  au  comte  de  Moustier, 
qui  se  trouvait  alors  en  Amérique. 

23février.  —  J'essayerais  en  vain,  mon  cher  monsieur,  de 
vous  exprimer  toute  ma  gratitude  pour  les  aimables  lettres 
de  recommandation  que  vous  m'aviez  données.  Vous  savez 
combien  vos  amis  vous  sont  attachés,  et  vous  vous  figurerez 
mieux  que  je  ne  saurais  l'exprimer  le  cordial  accueil  que  ces 
lettres  m'ont  valu.  Plus  je  vois  Paris  et  mieux  je  me  rends 
compte  du  sacrifice  que  vous  avez  fait  en  le  quittant  pour  tra- 
verser un  grand  océan,  et  vous  établir  au  milieu  d'un  peuple 
encore  trop  jeune  pour  goûter  le  plaisir  de  la  société  qui  forme 
ici  les  délices  de  la  vie.  Vous  avez  été  bien  mal  récompensé 
jusqu'ici  d'avoir  sacrifié  au  service  public  votre  temps  et  vos 
plaisirs.  Votre  nation  subit  actuellement  une  crise  des  plus 
importantes.  La  question  :  Aurons- nous  une  constitution,  ou 
V  arbitraire  continuera-t-il  à  faire  la  loi?  agite  tous  les  esprits 
et  remue  tous  les  cœurs  en  France.  La  volupté  elle-même  se 
lève  de  son  lit  de  roses,  et  jette  autour  d'elle  des  regards 
anxieux  sur  la  scène  troublée  à  laquelle  il  est  impossible  de 
rester  indifférent.  Vos  nobles,  votre  clergé,  votre  peuple  sont 
tous  en  mouvement  pour  les  élections.  L'esprit  qui  était  resté 


336  APPENDICE. 

endormi  pendant  des  siècles  s'éveille  et  regarde  avec  étonne- 
ment  autour  de  lui.  Il  ignore  les  moyens  d'obtenir  ce  qui  est 
l'objet  de  ses  plus  ardents  désirs.  Il  est  donc  actif,  énergie] ue, 
facile  à  conduire,  et  aussi,  hélas!  trop,  beaucoup  trop  facile 
à  égarer.  L'amour  de  la  liberté  qui  bouillonne  actuellement 
dans  le  sein  de  vos  concitoyens  est  tellement  instinctif  que  le 
respect  pour  son  souverain,  marque  distinctive  des  Français, 
stimule  et  fortifie  en  ce  moment  les  sentiments  qui  jusqu'ici 
semblaient  les  plus  hostiles  à  la  monarchie.  Du  haut  de  son 
trône,  Louis  XVI  a  lui-même  proclamé  le  désir  de  voir  ren- 
verser toutes  les  barrières  que  le  temps  ou  le  hasard  ont  pu 
élever  contre  le  bonheur  de  son  peuple.  Ce  serait  présomp- 
tueux de  ma  part  de  chercher  même  à  deviner  l'effet  de  telles 
causes,  agissant  sur  des  matériaux  et  des  institutions  que  je 
vous  avoue  ignorer  complètement. 

Je  sens  que  je  suis  déjà  allé  trop  loin  en  essayant  de  décrire 
ce  que  je  crois  avoir  remarqué.  Mais,  avant  de  quitter  ce  sujet, 
je  dois  exprimer  le  désir,  fardent  désir,  que  cette  grande  fer- 
mentation aboutisse,  non  seulement  au  bien,  mais  à  la  gloire 
de  la  France.  Les  yeux  de  l'univers  se  fixent  avec  anxiété  vers 
les  scènes  qui  se  jouent  sur  ce  vaste  théâtre.  L'honneur 
national  est  profondément  intéressé  à  un  heureux  dénoue- 
ment. Permettez-moi  aussi,  je  vous  prie,  d'exprimer  l'opi- 
nion que,  tant  que  le  résultat  en  sera  inconnu  tous  les  arran- 
gements intérieurs  ou  extérieurs  seront  fortement  dérangés. 
Horace  nous  dit  qu'en  traversant  la  mer  nous  changeons  de 
climat,  et  non  pas  d'âme.  Je  puis  dire  ce  que  lui  ne  pouvait 
prévoir  :  c'est  que  je  retrouve  de  ce  côté-ci  de  l'Atlantique 
une  grande  ressemblance  avec  ce  que  j'ai  laissé  de  l'autre 
côté  :  une  nation  vivant  dans  l'espoir,  dans  les  projels,  dans 
l'attente;  le  respect  pour  la  constitution  ancienne  est  parti,  les 
formes  de  gouvernement  existantes  sont  ébianlées  sur  leurs 
bases,  et  un  nouvel  ordre  des  choses  va  apparaître,  dans 
lequel  il  ne  restera  peut-être  même  plus  les  noms  d'institu- 
tions antiques. 

Je  ne  saurais  mieux  vous  faire  juger  de  l'efTervescence 
actuelle  qu'en  vous  disant  l'exacte  vérité  :  j'avais  pris  la 
plume  pour  vous  donner  des  nouvelles  de  vos  amis  et  vous 


APPENDICE.  337 

décrire  Timpression  faite  sur  mon  esprit  par  les  objets  qui 
nécessairement  s'y  présentent  d'eux-mêmes  dans  cette  grande 
ville  capitale,  je  ne  dirai  pas,  de  la  France,  mais  de  VKu- 
rope.  Et  l'ai-je  fait?  Oui?  puisque  le  grand  objet  qui  occupe 
l'attentior»  de  tous  a  fait  comme  la  verge  d'Aaron  en  Egypte  : 
il  a  dévoré  tous  les  autres  enchantements  qui  fascinaient  la 
France. 


Lettre  à  M.   Carmichael,  ministre  des  Etats-Unis 
en  Espagne. 

Juillet.  —  Jusqu'en  ce  mois  de  juillet,  le  feu  a  été  un 
compagnon,  non  seulement  agréable,  mais  même  indispen- 
sable. Voilà  la  vérité  sur  les  charmes  de  la  saison  printa- 
nière  en  Europe,  que  j'ai  souvent  entendu  célébrer  par  nombre 
de  mes  concitoyens,  dont  le  principal  mérite  est  d'avoir  deux 

fois  traversé  l'Atlantique Vous  me  demandez  si  M.  Jetferson 

est  parti  en  Amérique.  Pas  encore,  mais  il  est  prêt  à  partir  au 
premier  signal  II  attend  depuis  quelque  temps  déjà  son  congé 
qui  n'est  pas  arrivé.  J'en  conclus  qu'on  ne  le  lui  enverra 
qu'après  la  formation  définitive  du  nouveau  ministère.  Le 
ministre  des  Affaires  étrangères  refusera  probablement  d'agir, 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  été  nommé  dans  le  nouveau  gouvernement. 
Il  est  probable  aussi  que  la  question  du  congé  ne  sera  pas 
soulevée  avant  que  l'on  n'ait  décidé  celui  qui  sera  chargé  de 
l'intérim;  je  ne  doute  pas  que  ce  soif  le  secrétaire,  M.  Short. 
Vous  supposez  que  notre  ministre  m'a  présenté  au  Corps  diplo- 
matique. Je  lui  en  ai  parlé  peu  de  temps  après  mon  arrivée. 
Il  m'a  dit  qu'ils  ne  valaient  pas  la  peine  d'être  connus.  Je 
me  suis  formé  tout  seul  un  petit  cercle,  qui  n'est  pas,  vous 
me  croirez  aisément,  pris  dans  la  plus  mauvaise  société  de 
Paris.  Quant  aux  dîners  ministériels,  je  n'y  suis  point  allé. 
On  ne  me  l'a  point  proposé.  Vous  savez  que  les  ministres 
ne  lancent  pas  eux-mêmes  leurs  invitations  et  que  nous 
sommes  timides.  A  propos,  je  suis  allé,  il  y  a  quelquesjours, 
dîner  chez  le  comte  de  Montmorin  ;  il  a  eu  la  bonté  de  me 
prier,   en   partant,   de  vouloir  bien   me  considérer  chez  lui 

22 


33S  APPENDICE. 

conimechezmoi,et  de  sa  part,  vous  le  savez,  ce  n'estpoint  une 
simple  polilesse.  Je  suis  tout  bête  de  n'avoir  point  encore  pro- 
fité de  sa  bienveillance  ;  mais  que  faire?  Versailles  est  le  plus 
triste  séjour  du  monde,  et,  quoique  la  curiosité  me  pousse 
fortement  à  m'y  rendre  pour  suivre  les  débats  des  Etats  géné- 
raux, je  n'ai  pu  encore  prendre  sur  moi  de  le  faire.  Je  crois 
bien  que  personne  n'a  jamais  fait  moins  usage  que  moi  de 
puissantes  recommandations  auprès  des  ministres.  J'ai  proba- 
blement tort,  mais  jen'y  peux  rien.  A  propos,  connaissez-vous 
La  Fayette?  Si  vous  me  répondez  en  me  demandant  :  pourquoi 
une  si  étrange  question?  je  réplique,  avec  le  grand  Montes- 
quieu, que  mon  but  n'est  pas  de  me  faire  lire,  mais  de  faire 
penser.  On  trame  ici  de  grandes  intrigues  contre  l'adminis- 
tration, mais  saus  succès  jusqu'à  présent.  J'ai  constamment 
combattu  la  violence  et  les  excès  de  ceux  qui,  inspirés  par  un 
amour  enthousiaste  de  la  liberté  ou  excités  par  de  sinistres 
desseins,  sont  disposés  à  tout  pousser  à  l'extrême.  L'exemple 
de  l'Amérique  leur  a  fait  du  bien,  mais,  comme  toutes  lesnou- 
veautés,  la  liberté  leur  a  enlevé  le  peu  de  prudence  qu'ils 
pouvaient  avoir.  Ils  veulent  une  constitution  américaine,  avec 
un  roi  au  lieu  d'un  président,  sans  réfléchir  qu'ils  n'ont  pas 
de  citoyens  américains  pour  mettre  en  pratique  cette  constitu- 
tion. Les  hommes  voient  les  choses  lointaines  sous  un  faux 
jour,  et  en  jugent  plus  ou  moins  favorablement  qu'ils  ne  le 
devraient;  c'est  là  une  vieille  observation;  une  autre,  peut- 
être  aussi  vieille,  mais  que  tous  ne  sont  point  en  état  de  faire, 
c'est  que  nous  jugeons  de  tout  d'après  des  idées  préconçues, 
de  sorte  qu'il  est  presque  impossible  de  connaître,  par  de 
simples  descriptions,  les  peuples  ou  les  pays  éloignés.  Qui- 
conque désire  applique]*  dans  la  pratique  du  gouvernement 
les  règles  et  les  formes  employées  avec  succès  dans  un  pays 
étranger  se  montrera  aussi  pédant  que  nos  bacheliers,  qui,  à 
peine  sortis  de  l'Université,  voudraient  tout  ramener  au  type 
romain.  Des  constitutions  ditférentes  de  gouvernement  sont 
nécessaires  aux  différentes  sociétés  sur  la  surface  de  notre  pla- 
nète. Leur  différence  de  position  eu  est  à  elle  seule  un  puis- 
sant motif,  ainsi  que  leurs  mœurs  et  leurs  habitudes.  Le  tail- 
leur scientifique  qui  taillerait  d'après  des  modèles  grecs  ou 


APPENDICE.  339 

chinois,  n'aurait  que  peu  de  clients  à  Londres  ou  à  Paris  ;  et 
ceux  qui  veulent  empruntera  l'Amérique  saforme  de  gouver- 
nement ressemblent  à  ces  tailleurs  de  Laputa  qui,  au  dire  de 
Gulliver,  prennent  toujours  leurs  mesures  avec  un  quart  de 
cercle.  Il  nous  dit,  il  est  vrai,  ce  à  quoi  l'on  doit  naturellement 
s'attendie,  que  les  vêtements  sont  rarement  ajustés.  Le  roi 
qui  s'était  déclaré  pour  le  peuple  depuis  longtemps,  est  main- 
tenant indécis.  C'est  un  honnête  homme,  désirant  vraiment 
faire  le  bien,  mais  il  n'a  ni  le  génie  ni  l'éducation  nécessaires 
pour  lui  montrer  le  chemin  vers  ce  bien  qu'il  veut  faire.  Dans 
la  lutte  entre  les  représentants  du  peuple  et  ceux  des  nobles, 
son  entourage  l'a  amené  à  prendre  parti  pour  ces  derniers, 
mais  il  s'est  prononcé  trop  tard  et  maladroitement.  Il  en 
résulte  qu'il  a  battu  en  retraite  et  que  les  nobles  ont  dû 
céder...  La  noblesse  ne  possède  plus  aujourd'hui  ni  la  force, 
ni  la  richesse,  ni  les  talents  de  la  nation  ;  elle  a  opposé  à  ses 
ennemis  de  la  morgue  plutôt  que  des  arguments.  Se  cram- 
ponnant à  ses  chers  privilèges  qui  datent  de  plusieurs  siècles, 
elle  a  rempli  la  Cour  de  ses  cris,  tandis  que  ses  adversaires  se 
sont  emparés  partout  de  l'entière  confiance  du  public.  Con- 
naissant et  sentant  la  force  de  cette  situation,  ils  ont  marché  avec 
une  audace  qui  peut  sembler  de  la  témérité  à  ceux  qui 
ignorent  la  situation.  Cette  audace  en  a  imposé  à  tous,  car  les 
chefs  du  parti  opposé  sont  dépourvus  de  talents  et  de  vertus. 
Le  roi  manque  même  de  ce  courage,  qui,  vous  le  savez,  est 
indispensable  dans  les  révolutions,  etc. 

On  croit  sax^oir  que  les  troupes  françaises  refuseraient  de 
servir  contre  leurs  concitoyens,  et  les  troupes  étrangères  ne 
sont  pas  assez  nombreuses  pour  produire  une  sérieuse  impres- 
sion. Cet  invincible  instinct  qui  dicte  à  chaque  animal  la  con- 
duite correspondant  à  sa  situation  fait  suivre  aux  habitants  de 
cette  ville  le  chemin  qui  aboutit  à  l'aurore  de  l'opposition 
américaine.  Il  y  trois  mois,  la  vue  d'un  soldat  inspirait  de 
l'effioi  —  on  parle  maintenant  d'attaquer  des  régiments 
entiers,  et  de  fait  de  fréquentes  rixes  se  produisent  avec  les 
troupes  étrangères.  L'opinion  publique,  qui  est  tout,  se  fortifie 
ainsi  tous  les  jours.  Au  moment  où  j'écris,  je  considère  que  le 
souverain  effectif  de  ce  pays,  c'est  l'Assemblée  nationale;  car 


340  APPENDICE. 

vous  remarquerez  que  ce  nom  est  substitué  à  celui  d'Etats 
généraux;  c'est  absolument  comme  si  une  législature  améri- 
caine se  transformait  e\i  convention .  Ou  veut  rédiger  une  cons- 
titution immédiatement,  et  je  ne  doute  pasque  l'onn'obtienne 
le  consentement  du  roi.  Les  partisans  des  anciens  usages  ont 
réussi  à  faire  assembler  dans  le  voisinage  d'importantes  forces 
militaires,  mais,  si  je  ne  m'abuse,  elles  seront  bientôt  disper- 
sées. L'Assemblée  nationale  a  déjà  exprimé  sa  désapprobation; 
les  choses  n'en  resteront  pas  là,  et  tôt  ou  tard  le  roi  devra  les 
renvoyer.  Je  suis  même  porté  à  croire  que  cette  mesure  aidera 
à  débarrasser  le  royaume  des  troupes  étrangères,  car,  ne  pou- 
vant pas  compter  sur  les  régiments  français,  on  a  choisi  sur- 
tout les  étrangers.  L'objet  probable  de  ceux  qui  sont  au  fond 
de  l'affaire  est  d'arracher  des  ordres  à  la  crainte  de  S:i  Ma- 
jesté, crainte  que  l'on  excite  sans  ^esse,  si  bien  que  le  roi  est 
constamment  le  jouet  de  l'appréhension.  Mais  l'affaire  est 
beaucoup  plus  difficile  et  dangereuse  qu'on  ne  la  suppose. 
L'Assemblée  a  décidé  que  tous  les  impôts  disparaîtront,  lors 
de  sa  séparation,  sauf  ceux  qu'elle  aura  déterminés.  Ceci  lui 
assure  une  existence  aussi  longue  qu'elle  le  voudra;  si  on  la 
disperse,  la  France  refusera  certainement  de  payer.  Une  armée 
restera  toujours  impuissante  contre  une  entente  générale;  tôt 
ou  tard  il  faudra  céder,  et  tout  ce  que  le  pouvoir  pourra  faire 
pour  s'affirmer  ne  saurait  avoir  d'autre  résultat  que  de  l'affai- 
blir. Voilà  donc  l'état  du  pays;  je  considère  la  crise  comme 
passée  sans  qu'on  s'en  soit  aperçu;  il  eu  sortira  certainement 
une  constitution  libre.  Si  l'on  a  le  bon  sens  de  donnera  la 
noblesse,  en  tant  que  classe,  une  part  de  l'autorité  nationale, 
cette  constitution  durera  probablement  ;  autrement,  elle 
dégénérera  en  une  monarchie  pure,  ou  deviendra  une  vaste 
république.  Une  démocratie  a-t-elle  des  chances  de  vivre 
longtemps?  Je  ne  le  pense  pas;  je  suis  même  sûr  que  non, 
à  moins  que  le  peuple  entier  ne  change.  Quel  que  soit 
d'ailleurs  le  résultat  de  la  crise  actuelle,  il  pourrait  bien 
changer  toute  la  carte  politique  de  l'Europe.  Mais  où  vais-je 
donc?  y 


APPENDICE.  341 

Lettre  au  général  La  Fayette. 

Paris,  16  octobre  1789. 

Mon  cher  monsieur, 

J'ai  pris  la  liberté,  dans  une  conversation  récente,  d'expri- 
mer mes  sentiments  sur  les  affaires  publiques.  Je  sais  la  folie 
qu'il  y  a  à  exprimer  des  opinions  qui  ont  l'air  de  conseils, 
mais  la  considération  que  j'ai  pour  vous,  et  mon  très  sincère 
désir  de  voir  prospérer  ce  royaume,  m'ont  fait  dépasser  la 
limite  que  la  prudence  aurait  tracée  à  quelqu'un  de  caractère 
moins  ardent.  Je  ne  vous  demande  pas  de  considérer  ceci 
comme  une  excuse;  je  désire  au  contraire  que  vous  vous  rap- 
peliez, maintenant  et  plus  tard,  la  substance  de  ces  conversa- 
tions. La  marche  rapide  des  événements  vous  aidera  à  appré- 
cier la  sûreté  de  mon  jugement. 

Je  suis  convaincu  que  la  constitution  proposée  ne  peutcon- 
venir  au  gouvernement  de  ce  pays  ;  que  l'Assemblée  nationale, 
naguère  l'objet  d'un  attachement  si  enthousiaste,  sera  bientôt 
un  objet  de  mépris;  que  l'extrême  licence  du  peuple  rendra 
indispensable  d'augmenter  l'autorité  royale;  que  dans  de 
lelles  circonstances,  la  liberté  et  le  bonheur  de  la  France 
doivent  dépendre  de  la  sagesse,  de  l'honnêteté  et  de  la  fer- 
meté des  conseillers  de  Sa  Majesté,  et  conséquemment  que  les 
hommes  les  plus  capables  et  les  meilleurs  devraient  être 
adjoints  au  ministère  actuel  ;  qu'en  ce  qui  vous  regarde,  vous 
devez  veiller  à  ce  que  ceux  qui  y  entreront  soient  sensibles  à 
l'obligation  qu'ils  vous  doivent,  disposés  à  vous  en  récompen- 
ser, et  d'un  caractère  à  n'abandonner  ni  vous,  ni  leur  souve- 
rain, ni  leurs  collègues  au  moment  du  danger  ou  lorsqu'ils  y 
trouveront  un  avantage;  je  considère  l'époque  actuelle  comme 
critique;  si  l'on  n'y  prend  garde,  de  nombreux  et  irréparables 
malheurs  doivent  en  résulter.  Tels  sont  les  présages  d'un 
esprit  qui  ne  se  trouble  ni  ne  s'alarme  facilement,  mais  qui 
prend  une  grande  part  à  ce  qui  intéresse  ses  amis,  et  est  pro- 
fondément attaché  aux  libertés  du  genre  humain.  Vous  avez 
sûrement  de  bien  meilleures  sources  d'information  que  moi. 


:i^2  APPKMDICK. 

Vous  possédez  certainement  cette  intime  connaissance  de  votre 
nation,  qu'il  est  impossible  à  un  étranger  d'acquérir,  et  vous 
comprenez  mieux  les  caractères  des  gens  les  plus  en  vue. 

Ne  vous  attachez  donc  pas  à  ce  que  j'ai  dit;  je  l'ai  répété 
ici,  parce  c'est  en  quelque  sorte  l'introduction  nécessaire  à  ce 
que  je  vais  vous  communiquer.  Hier  soir,  je  me  trouvais  en 
compagnie  de  quelques-uns  de  vos  amis  qui  me  supposaient 
avoir  sur  vous  une  grande  influence,  ce  en  quoi  je  les  ai  assu- 
rés, selon  l'exacte  vérité,  qu'ils  se  trompaient.  Ils  m'ont  sup- 
plié d'aller  vous  voir  pour  vous  demander  de  ne  pas  entrer  au 
ministère.  Connaissant  vos  nombreuses  occupations  et  l'incor- 
rection d'une  intervention  de  ma  part,  j'ai  refusé  la  visite, 
mais  leurs  instantes  prières  m'ont  amené  à  promettre  que  je 
vous  expliquerais  par  lettre  les  raisons  (|ui  les  font  agir  : 
I"  Votre  commandement  actuel  réclame  tout  votre  temps,  et 
exige  une  attention  constante;  par  suite,  vous  manquerez 
nécessairement  à  votre  devoir,  soit  comme  ministre,  soit 
comme  général.  2°  Au  conseil  des  ministres,  vos  opinions 
n'auront  pas  plus  de  poids,  et  peut-être  moins,  qu'à  présent, 
parce  que  maintenant  on  les  respecte  comme  venant  de  vous, 
tandis  qu'au  conseil  elles  ne  seront  reçues  que  d'après  les 
raisons  données  pour  les  faire  valoir,  et  ce  n'est  pas  toujours 
le  plus  sage  qui  est  le  plus  éloquent.  3°  Si  vos  opinions  ne 
sont  pas  admises,  vous  aurez  la  morliflcation  de  sanctionner 
par  votre  présence  des  mesures  que  vous  désapprouvez,  ou 
vous  quitterez  avec  dégoût  la  place  que  vous  aurez  acceptée. 
A"  Si  vos  opinions  sont  admises,  vous  aurez,  comme  général,  à 
faire  exécuter  les  mesures  que  vous  aviez  conseillées  comme 
ministre.  Dans  cette  situation,  l'opinion  publique  se  révoltera 
à  moins  d'être  réduite  au  silence.  Dans  le  premier  cas,  ce  sera 
votre  ruine;  dans  le  second,  celle  du  pays.  5°  La  jalousie  et 
le  soupçon,  inséparables  des  révolutions  tumultueuses,  et  que 
la  méchanceté  a  déjà  dirigés  contre  vous,  s'attacheront  certai- 
nement à  chacun  de  vos  pas  à  l'avenir,  si  vous  semblez  trop 
intimement  attaché  à  la  Cour;  les  bases  de  votre  autorité  s'éva- 
nouiront, et  vous  serez  vous-même  tout  étonné  de  votre  chule. 
6°  On  vous  attribue  la  retraite  du  duc  d'Orléans,  et  si  vous 
entrez  au  conseil  immédiatement  après  ce  que  quelques-uns 


APPENDICE.  343 

appellent  sa  fuite,  et  d'autres  son  bannissement,  les  deux  évé- 
nements seront  rapprochés  d'une  manière  particulièrement 
désavantageuse  et  désagréable;  7"  Si  vous  entrez  au  ministère 
avec  Mirabeau,  ou  vers  le  même  temps,  tout  honnête  Français 
se  demandera  la  raison  de  ce  qu'il  appellera  une  bien  étrange 
coalition.  Il  y  a  dans  le  monde  des  gens  dont  il  faut  se  servir, 
sans  se  fier  à  eux.  La  vertu  sera  toujours  souillée  d'une 
alliance  avec  le  vice,  et  la  liberté  rougira  d'être  introduite  par 
une  main  contaminée.  Enfin  ceux  qui  vous  aiment  me  prient 
sérieusement,  très  sérieusement,  d'ajouter  un  avertissement 
au  sujet  de  vos  amis  :  Fiez-vous  à  ceux  qui  avaient  l'honneur 
de  l'être  avant  le  12  juillet.  Les  nouveaux  amis  sont  zélés, 
sont  ardents,  sont  remplis  d'attentions,  mais  ils  sont  rarement 
fidèles. 

Excusez  la  liberté  d'un  vieil  et  véritable  ami. 

Gouverneur  Morris. 


ANNÉE     1790 


Lettre  à   Washington. 

Janvier.  —  Je  crois  parfaitemeut  justes  vos  sentiments 
sur  la  Révolution  actuelle,  parce  qu'ils  concordent  absolu- 
ment avec  les  miens,  et  c'est  là,  vous  le  savez,  le  seul  moyen 
que  le  ciel  nous  a  donné  pour  juger.  Le  roi  est  effectivement 
prisonnier  à  Paris ,  et  obéit  entièrement  à  l'Assemblée 
nationale.  Cette  assemblée  peut  se  diviser  en  trois  partis. 
L'un,  appelé  les  aristocrates,  comprend  le  haut  clergé,  les 
membres  de  l'ordre  judiciaire  (moins  les  juristes)  et  ceux 
de  la  noblesse  qui  pensent  qu'ils  devraient  former  un  ordre 
séparé;  un  autre,  qui  n'a  pas  de  nom,  comprend  toutes  sortes 
de  gens,  vraiment  désireux  d'un  gouvernement  libre.  Le 
troisième  se  compose  de  ce  que  l'on  appelle  ici  les  enragés. 
Ils  sont  les  plus  nombreux,  et  appartiennent  à  la  classe 
qu'on  dénomme  en  Amérique  les  avocats  chicaniers;  ils  ont 
avec  eux  une  foule  de  curés,  et  beaucoup  de  ceux  qui  dans  une 
révolution  adoptent  le  drapeau  du  changement  parce  qu'ils 
ne  sont  pas  bien.  Ce  parti  tire  une  grande  puissance  de  son 
union  intime  avec  la  populace.  Il  a  déjà  tout  désorganisé. 
Le  torrent  s'élance,  irrésistible,  jusqu'à  ce  qu'il  se  soit 
épuisé. 

Les  aristocrates  n'ont  ni  chef,  ni  plan  ni  projet  jusqu'à 
présent,  mais  sont  prêts  à  se  jeter  dans  les  bras  du  premier 
qui  s'offrira.  Le  parti  du  centre,  plein  de  bonne  volouté,  a 
malheureusement  puisé  dans  des  livres  ses  idées  de  gouver- 
nement ;  il  est  admirable  quand  il  écrit;  mais  il  arrive 
malheureusement  que  les  gens  qui  vivent  sont  très  diffé- 
rents de  ceux  qui  existent  diins  la  tête  des  philosophes;  il 
ne  faut  pas  s'étonner  si  les  systèmes  empruntés  aux  livres  ne 


APPKIVDICE.  345 

sont  bons  qu'à  y  être  renvoyés.  Marmonle!  est  le  seul  que 
j'aie  rencontré  parmi  leurs  littérateurs  semblant  vraiment 
comprendre  cette  question  ;  quant  aux  autres,  ils  ne  dis- 
cutent rien  à  l'Assemblée.  Une  grande  moitié  du  temps  est 
employée  à  crier  et  à  hurler  (c'est  leur  manière  de  parler). 
Ceux  qui  désirent  parler  inscrivent  leurs  noms  sur  un  tableau, 
et  ils  sont  entendus  dans  l'ordre  où  les  noms  sont  écrits,  si 
les  autres  veulent  les  écouter,  ce  qu'ils  refusent  souvent  de 
faire,  en  causant  un  tumulte  ininterrompu  jusqu'à  ce  que 
l'orateur  quitte  la  tribune.  Celui  qui  est  autorisé  à  parler 
expose  le  résultat  de  ses  élucubrations,  si  bien  que  les  partis 
contraires  tirent  aussi  leurs  cartouches,  et  il  y  a  un  million 
de  chances  contre  uue  pour  que  les  arguments  qu'on  s'envoie 
à  la  tête  ne  se  rencontrent  pas.  Ces  arguments  sont  généra- 
lement imprimés;  on  recherche  donc  autant  des  arguments 
solides  et  bien  présentés,  que  des  arguments  instructifs  ou 
convaincants.  Mais  il  y  a  une  autre  cérémonie  que  les  argu- 
ments ont  à  subir  et  qui  ne  manque  pas  d'en  alfecter  au 
moins  la  forme,  sinon  la  substance.  Ils  sont  lus  à  l'avance 
dans  un  petit  groupe  de  jeunes  hommes  et  de  jeunes  dames, 
dont  fait  généralement  partie  la  belle  amie  de  l'orateur,  ou 
la  belle  dont  il  veut  faire  son  amie.  Très  poliment  l'assis- 
tance donne  son  approbation,  à  moins  que  la  dame  qui 
donne  le  ton  à  ce  cercle  n'ait  quelque  chose  à  reprendre; 
dans  ce  cas,  le  passage  est  changé  sinon  amélioré.  Ne  sup- 
posez pas  que  je  joue  au  voyageur,  .l'ai  assisté  à  quelques- 
unes  de  ces  lectures,  et  je  vais  vous  raconter  une  anecdote. 
J'étais  chez  Mme  de  Staël,  la  fille  de  M.  Necker.  C'est  une 
femme  d'un  esprit  merveilleux,  et  au-dessus  des  préjugés 
vulgaires  de  tout  genre.  Sa  maison  est  une  sorte  de  temple 
d'Apollon  où  les  gens  d'esprit  à  la  mode  se  réunissent  deux 
fois  par  semaine  pour  souper  et  uue  fois  pour  diner,  (|uel- 
quefois  même  plus  souvent.  Le  comte  de  Clermont-Tonuerre 
(l'un  de  leurs  plus  grands  orateurs)  nous  lit  un  très  pathé- 
tique discours  tendant  à  prouver  que,  les  châtiments  étant 
la  compensation  légale  des  injustices  et  des  crimes,  un 
homme  qui  a  été  pendu,  ayant  de  cette  façon  payé  sa  dette 
à    la  société,    doit  cesser   d'être  méprisé;   semblablement. 


34(5  APPKXDICE. 

celui  qui  a  été  condaintié  à  sept  ans  de  galères,  doit  être  de 
nouveau  reçu  dans  la  bonne  société,  comme  si  rien  n'était 
arrivé,  dès  qu'il  a  fini  son  apprentissage.  Vous  souriez  ; 
mais  remarquez  que  l'extrême  auquel  on  s'est  porté  dans 
l'autre  sens,  en  déshonorant  des  milliers  d'hommes  pour 
le  crime  d'un  seul,  a  choqué  le  sentiment  public  au  point 
de  rendre  cette  thèse  acceptable.  Le  discours  était  très  beau, 
très  sentimental,  très  pathétique,  et  le  style  en  était  harmo- 
nieux. Il  y  eut  des  cris  d'applaudissement  et  une  approbation 
complète.  Quand  tout  fut  bien  fini,  jo  déclarai  que  son 
discours  était  extrêmement  éloquent;  mais  que  ses  principes 
n'étaient  pas  très  solides.  Surprise  générale.  Quelques 
remarques  changèrent  la  l^ace  des  choses.  La  thèse  fut  uni- 
versellement condamnée  et  il  quitta  l'appartement.  Inutile 
d'ajouter  qu'il  n'a  pas  encore  prononcé  son  discours  à  l'As- 
semblée, bien  qu'il  soit  de  ceux  qui  font  passer  un  décret 
par  acclamation;  car  il  arrive  qu'un  orateur  se  lève  au 
milieu  d'une  autre  discussion,  et  fait  un  beau  discours  se 
terminant  par  une  bonne  petite  résolution  que  l'on  adopte 
aux  cris  de  :  hourra.  Ainsi,  l'on  discutait  un  plan  de  banque 
nationale  proposé  par  M.  Necker  ;  un  député  se  met  dans  la 
tête  de  proposer  que  tous  ses  collègues  donnent  leurs  boucles 
d'argent;  cette  mesure  fut  aussitôt  adoptée;  l'honorable 
député  déposa  les  siennes  sur  la  table;  après  quoi  l'on  revint 
à  la  question.  Il  est  difficile  de  deviner  où  s'abattra  une 
bande  dont  le  vol  est  si  irrégulier,  mais  d'après  ce  (|ue  l'on 
peut  présumer  en  ce  moment,  cet  ex-royaume  sera  réparti 
en  un  nombre  de  petites  démocraties,  divisées  non  par  les 
rivières  et  les  montagnes,  mais  à  Téquerre  et  au  compas, 
selon  la  latitude  et  la  longitude;  les  provinces  avaient  ancien- 
nement des  lois  différentes  {dénommées  coutumes) ,  et  comme 
les  rognures  et  les  restes  de  plusieurs  provinces  doivent  se 
rencontrer  dans  quelques-unes  des  nouvelles  divisions,  je  pense 
que  des  matières  aussi  fermentêes  leur  donneront  une  sorte 
de  colique  politique. 

Leur  Assemblée  nationale  ressemblera  un  peu  à  l'ancien 
congrès,  et  le  roi  sera  de  nom  le  pouvoir  exécutif,  .lusqu'ici 
l'on  s'est  activement  occupé  à  piller   celui  qui  remplit  cette 


APPE.VDICi:.  347 

fonction.  Ce  qu'on  lui  laissera  d'autorité  effective  dépendra  du 
chapitre  des  accidents;  je  crois  que  ce  sera  peu,  mais,  que  ce 
soit  peu  ou  beaucoup,  la  perspective  d'un  pareil  roi  et  d'une 
pareille  assemblée  me  rappelle  des  paroles  mises  par  Shakes- 
peare dans  la  bouche  de  deux  vieux  soldats,  en  apprenant 
queLépidus,  l'un  des  fameux  triumvirs,  est  mort  :  "  C'en  est 
donc  fini  du  troisième.  0  monde,  tu  n'as  plus  qu'une  paire  de 
mâchoires;  jette  entre  elles  toute  la  nourriture  que  tu  as, 
elles  ne  s'entre-déchireront  pas  moins  mutuellement  » .  En  ce 
moment,  le  peuple  est  bicu  déterminé  à  soutenir  l'Assemblée, 
et,  bien  qu'il  y  ait  des  mécontents,  je  ne  crois  pas  qu'il  existe 
rien  de  sérieux  en  fait  d'opposition.  Il  serait  même  étrange 
qu'il  y  en  eût,  car  jusqu'ici  chaque  pas  a  été  marqué  par 
l'extension  des  privilèges  et  la  diminution  des  impôts  des 
classes  inférieures.  De  plus,  l'amour  de  la  nouveauté  adoucit 
beaucoup  de  choses  dans  les  révolutions.  Mais  le  temps  viendra 
où  la  nouveauté  n'existera  plus,  et  tous  ses  charmes  disparaî- 
tront. A  la  place  des  impôts  diminués,  il  faudra  en  remettre 
d'autres  par  suite  de  la  nécessité  de  faire  face  aux  charges 
publiques.  Les  administrateurs  élus  devront  alors  soit  flatter 
leurs  électeurs,  ce  qui  sera  ruineux  pour  le  fisc,  soit,  en  veillaut 
il  la  rentrée  des  impôts,  déplaire  à  leurs  commettants.  Selon 
toute  probabilité,  ils  essaieront  de  faire  les  deux  choses  à  la  fois; 
d'où  il  résultera  des  querelles  et  des  animosités  entre  les  difie- 
rents  districts,  et  grand  malaise  dans  tout  le  royaume,  car  les 
rentrées  doivent  être  inférieures  aux  prévisions  pour  le  temps, 
sinon  pour  le  total  (ceci  revient  au  même  quand  il  est  ques- 
tion de  finances).  Et  alors,  ou  bien  l'intérêt  de  la  dette  publique 
ne  sera  pas  payé  régulièrement,  on  bien  divers  départements 
seront  réduits  à  la  famine;  probablement  un  peu  de  l'un  et  de 
l'autre.  Il  s'ensuivra  la  perte  du  crédit  de  l'Etat,  causant  un 
grand  tort  au  commerce  et  aux  manufactures,  diminuant  encore 
les  sources  de  revenu,  et  affaiblissant  considérablement  les 
opérations  extérieures  du  royaume.  A  ce  moment,  les  esprits 
mécontents  trouveront  en  abondance  des  sujets  à  exploiter,  et 
dès  lors  l'avenir  sera  tout  enveloppé  des  brouillards  de  l'in- 
certitude. Si  le  prince  régnant  n'était  pas  aussi  mou  de  carac- 
tère. Il  est  certain  qu'en  observant  les  événements  et  en  s'en 


348  ^PFENDICK. 

servant  à  propos,  il  regagnerait  son  autorité;  mais  que  peut- 
on  attendre  d'un  homme  qui,  dans  sa  situation,  mange,  boit  et 
dort  bien,  qui  rit  et  est  le  gaillard  le  plus  gai  du  monde?  Il 
est  entièrement  satisfait  de  savoir  qu'où  lui  donnera  de 
l'argent  quand  on  pourra  faire  des  économies,  et  qu'il  n'aura 
pas  de  mal  à  gouverner.  Pauvre  homme!  il  réfléchit  peu  à 
l'instabilité  de  sa  situation.  Il  est  aimé,  mais  non  de  la  sorte 
d'amour  qu'uu  monarque  devrait  inspirer  ;  c'est  plutôt  la  pitié 
compatissante  éprouvée  pour  un  prisonnier  qu'on  emmène. 
Il  est,  de  plus,  impossible  de  le  servir,  car  au  moindre 
signe  d'opposition,  il  abandonne  tout  et  tous.  Parmi  les 
ministres,  le  comte  de  Montmorin  est  plus  intelligent  qu'on  ne 
le  croit  généralement;  ce  qu'il  veut  est  bon,  très  bon,  mais 
sa  volonté  est  faible.  C'est  un  homme  bon  et  doux,  qui  ferait 
un  excellent  ministre  pacifique  dans  des  temps  tranquilles, 
mais  il  lui  manque  la  vigueur  nécessaire  aux  grandes  occa- 
sions. Le  comte  de  La  Luzerne  est  un  compagnon  indolent  et 
agréable,  un  homme  d'honneur  têtu  à  souhait,  mais  il  croit, 
avec  le  général  Gates,  que  le  monde  fait  une  grande  partie  de 
ses  affaires,  sans  l'aide  de  ceux  qui  sont  à  sa  tète.  Le  succès 
de  pareilles  gens  dépend  beaucoup  d'un  coup  de  dés.  Le  comte 
de  Saint-Priest  est  le  seul  parmi  eux  possédant  ce  qu'ils 
appellent  du  caractère,  correspondant  à  notre  idée  de  fer- 
meté, jointe  à  une  certaine  activité;  mais  quelqu'un  le  connais- 
sant bien  (ce  qui  n'est  pas  mon  cas)  m'assure  qu'il  est  merce- 
naire et  faux  ;  si  cela  est  vrai,  il  ne  peut  pas  avoir  beaucoup 
de  bon  sens,  quels  que  puissent  être  son  génie  ou  ses  talents. 
M.  de  La  Tour  du  Pin,  que  je  connais  à  peine,  est  bien  mal 
partagé  sous  ce  rapport,  me  dit-on.  C'est  la  peur  des  enragés 
qui  a  poussé  M.  Necker  à  l'accepter  au  lieu  du  marquis  de 
Montesquiou,  qui  a  énormément  de  talents,  et  beaucoup  de 
méthode.  Montesquiou  est  naturellement  devenu  l'ennemi 
de  M.  Necker,  après  avoir  été  son  ami. 

Quant  à  M.  Necker,  c'est  un  homme  qui  a  obteuu  une 
bien  plus  grande  réputation  qu'il  ne  mérite.  Ses  ennemis 
disent  que,  comme  banquier,  il  a  acquis  sa  fortune  par  des 
moyens  que  l'on  dit  indélicats,  pour  parler  modérément,  et 
ils  en  donnent  des  exemples.  Mais  dans  ce  pays  tout  est  si 


APPENDICE.  349 

exagéré  que  rien  n'est  plus  ulile  qu'un  peu  de  scepticisme. 
Dans  son  administration  publique.  M.  Necker  a  été  toujours 
honnête  et  désintéressé,  ce  que  je  considère  comme  un  garant 
de  sa  conduite  d'autrefois,  comme  particulier,  ou  bien  cela 
prouve  qu'il  a  plus  de  vanité  que  de  cupidité.  Quoi  qu'il  en 
soit,  son  intégrité  sans  tache  comme  ministre,  et  le  fait  de 
servir  à  ses  frais  dans  un  emploi  que  d'autres  recherchent 
pours'y  enrichir,  lui  ont  acquis  une  grande  confiance  des  plus 
méritées.  Ajoutez  àcelaqueses  écrits  financiers  débordent  de 
cette  espèce  de  sensibilité  qui  fait  la  fortune  des  romans 
modernes,  et  qui  convient  bien  à  cette  nation  enjouée,  aimant 
la  lecture  mais  haïssant  la  réflexion.  De  là  sa  réputation.  C'est 
un  homme  de  génie,  et  sa  femme,  une  femme  de  bon  sens. 
Mais  l'un  et  l'autre  manquent  de  talents  ou,  plutôt,  des  talents 
d'un  grand  ministre.  Son  éducation  de  banquier  lui  a  appris  à 
ne  traiter  (|uedes  affaires  sérieuses,  et  l'a  mis  en  garde  contre 
des  projets.  Bien  que  comprenant  V homme  comme  une  créa- 
ture cupide,  il  ne  comprend  pas  Y  humanité,  et  c'est  un  défaut 
irrémédiable.  Il  ignore  complètement  aussi  la  politique,  je 
veux  dire  la  politique  au  sens  large  du  mot,  c'est-à-dire  cette 
sciencesublime  qui  prend  pour  but  le  bonheur  de  l'humanité. 
Il  ignore,  par  suite,  quelle  constitution  il  faudrait  rédiger,  et 
ne  sait  comment  amener  les  autres  à  consentir  à  ses  désirs. 
Depuis  la  réunion  des  Etats  généraux,  il  a  flotté  à  la  dérive 
sur  l'immense  océan  des  incidents.  Mais  le  plus  extraordinaire 
est  que  M.  Necker  est  un  financier  très  inférieur.  Je  sais  que 
cela  semblera  une  hérésie  à  bien  des  gens,  mais  c'est  la  vérité. 
Les  plans  proposés  par  lui  sont  faibles  et  ineptes;  jusqu'ici  il 
s'est  soutenu  en  empruntant  à  la  Caisse  d'Escompte,  qui 
(étant  à  l'abri  de  toute  poursuite  parce  que  l'on  appelle  ici  un 
arrêt  de  surséance),  lui  a  prêté  en  papier  une  somme  supé- 
rieure d'environ  quatre  millions  de  livres  sterling  à  son  capi- 
tal tout  entier.  L'automne  dernier  il  se  présenta  à  l'As- 
semblée, en  racontant  une  lamentable  histoire,  tout  au  bout 
de  laquelle  était  uu  impôt  d'un  quart  sur  le  revenu  de  chaque 
membre  delà  communauté,  impôt  qu'il  déclarait  nécessaire  au 
salut  de  l'État.  Ses  ennemis  l'ont  adopté  (en  déclarant,  ce  qui 
est  vrai,  que  c'est  un  expédient  mauvais  et  impraticable)  dans 


350  APPENDICK. 

Tespoir  que  lui  et  son  plan  tomberaient  ensemble.  L'As- 
semblée, cette  bande  de  patriotes,  adopta  en  bloc  la  proposi- 
tion du  ministre,  à  cause  de  sa  confiance  en  lui  et  de  celle  du 
peuple  en  ses  députés,  disait-elle,  mais  en  réalité  parce 
qu'elle  ne  voulait  pas  encourir  l'impopularité  d'un  nouvel 
impôt.  Le  plan  ainsi  adopté,  M.  Mecker,  pour  éviter  le  piège 
où  il  s'était  presque  laissé  prendre,  changea  son  impôt  en  ce 
qu'on  appelle  la  contribution  patriotique.  Pour  cela  chacun 
doit  déclarer  à  sa  volonté  ce  qu'il  lui  plaît  d'estimer  comme 
son  revenu  annuel,  et  en  payer  un  quart  en  trois  années. 
Vous  supposez  facilement  que  cette  ressource  produisit  peu, 
et  que,  malgré  le  danger  imminent  de  l'Etat,  nous  ne  lirons 
aucun  secours  de  la  contribution  patriotique.  Son  projet  sui- 
vant fut  celui  d'une  banque  nationale,  ou  tout  au  moins  d'une 
extension  de  la  Caisse  d'Escompte.  Ou  l'a  remanié  depuis 
de  diverses  façons,  en  faisant  disparaître  plusieurs  objections 
capitales,  mais,  somme  toute,  il  ne  vaut  rien,  ainsi  qu'on  s'en 
apercevra  à  l'usage  :  actuellement  on  ne  fait  que  l'essayer. 
Pour  fournir  une  base  à  cette  opération,  on  a  proposé  et 
adopté  la  vente  d'environ  dix  ou  douze  millions  de  biens  de 
la  Couronne  ou  de  biens  d'Eglise,  qu'une  résolution  de  l'As- 
semblée a  déclaré  appartenir  également  à  la  nation;  mais 
comme  il  est  clair  que  ces  terres  ne  se  vendront  pas  bien  en 
ce  moment,  on  a  nommé  un  trésorier  pour  recevoir  le 
montant  de  ce  qu'elles  se  vendront  plus  tard;  on  tire  sur  ce 
trésorier  des  espèces  de  traite  que  l'on  appellera  assignat,  et 
qui  seront  payées  (au  moyen  des  ventes)  dans  un,  deux  ou 
trois  ans  d'ici.  On  s'attend  à  pouvoir  emprunter  sur  ces  assi- 
gnats assez  d'argent  pour  faire  face  aux  engagements  de  la 
Caisse  d'Escompte,  et  on  doit  en  même  temps  payer  quelques- 
unes  des  dettes  les  plus  criardes  avec  ces  mêmes  assignats. 
Or,  ce  plan  ne  peut  réussir,  parce  que  :  1°  il  y  aura  doute 
sur  les  titres  de  ces  terres,  au  moins  tant  que  la  révolution 
ne  sera  pas  terminée;  2°  pour  une  raison  que  nous  allons  voir, 
le  signe  extérieur  des  terres  devra  toujours  se  vendre  moins 
cher  que  le  signe  extérieur  de  la  monnaie;  donc,  jusqu'à  ce 
que  la  confiance  publique  soit  assez  rétablie  pour  que  le  5 
pour    100  soit  au-dessus  du  pair,   ces  assignats,  rapportant 


APPK.YDICK.  351 

5  pour  100,  doivent  être  au-dessous  du  pair;  ou  ne  pourra  donc 
en  tirer  de  l'argent  qu'avec  un  escompte  considérable  ;  3°  les 
terres  dont  on  dispose  devront  se  vendre  bien  au-dessous  de 
leur  valeur,  car  il  n'y  a  pas  dans  le  pays  d'argent  pour  les 
acheter;  la  preuve  en  est  que  l'on  n'a  jamais  pu  emprunter  à 
un  taux  légal,  mais  toujours  avec  une  prime  suffisante  pour 
attirer  l'argent  du  commerce  et  des  manufactures;  la  Révolu- 
tionayantconsidérablementdiminué  la  somme  d'argent  dispo- 
nible, le  résultat  de  cette  disette  sera  encore  plus  grand.  Maïs 
de  plus,  il  y  a  dans  ce  plan  un  solécisme  qui  échappe  à  pres- 
que tous,  et  qui  est  cependant  très  palpable.  Vous  savez  qu'en 
Europe  la  valeur  des  terres  est  estimée  d'après  le  revenu.  Dis- 
poser de  terres  publiques,  c'est  donc  vendre  les  revenus  de 
l'État;  en  adoptant  l'intérêt  légal  de  5  pour  100,  une  terre 
qui  rapporte  100  francs  devrait  donc  se  vendre  2000;  mais  l'on 
s'attend  à  ce  que  ces  terres  se  vendent  3,000  francs  et  que, 
de  cette  façon,  non  seulement  le  crédit  public  sera  rétabli, 
mais  que  l'on  efTectuera  même  de  grandes  économies,  les 
3,000  francs  pouvant  racheter  un  intérêt  de  150  francs.  C'est 
pourtant  un  fait  indéniable,  que  lorsque  le  crédit  public  est 
solide,  les  rentes  sur  l'Etat  valent  plus  que  des  terres  à 
revenu  égal,  et  cela  pour  trois  raisons  :  d'abord,  absence 
complète  de  souci  pour  la  gestion;  deuxièmement,  rien  à 
craindre  des  mauvaises  récoltes  ou  des  impôts  ;  troisième- 
ment, on  peut  en  disposer  à  la  minute,  si  le  possesseur  a 
besoin  d'argent  et  les  racheter  aussi  facilement  dès  que  cela 
lui  convient.  Donc  si  le  crédit  public  se  rétablit,  et  qu'il  y  ait 
un  excédent  de  dix  ou  douze  millions  à  placer,  quand  même 
de  si  grandes  ventes  (contrairement  à  l'usage)  ne  feraient 
pas  fléchir  les  prix,  les  terres  devraient  encore  se  vendre 
meilleur  marché  que  la  rente.  L'intérêt  acheté  sera  donc 
moindre  que  ce  revenu  vendu. 

Vous  ayant  ainsi  fait  connaître  à  très  grands  traits  les 
hommes  et  les  choses  de  ce  pays,  je  vois  et  je  sens  qu'il  est 
temps  de  conclure.  Je  souhaiterais  sincèrement  pouvoir  dire 
qu'il  y  a  des  hommes  capables  pour  prendre  le  gouvernail,  si 
le  pilote  actuel  abandonnait  le  navire.  Mais  je  redoute  beau- 
coup ceux  qui  devront  le  remplacer.  Le  lot  actuel  sera  hors 


352  APPENDICE. 

d'usage  avant  la  liude  Tannée,  et  la  plupart  voudraient  bien,  à 
cette  heure,  avoir  tiré  leur  épingle  du  jeu,  mais  il  est  égale- 
ment dangereux  de  rester  ou  de  partir,  et  il  faut  patiemment 
attendre  le  souffle  de  l'Assemblée  et  suivre  sa  direction.  Le 
nouveau  régime  ne  pourra  pas  durer.  J'espère  qu'on  l'amé- 
liorera, mais  je  crains  qu'on  ne  le  change.  Toute  l'Kurope 
ressemble  actuellement  à  une  mine  sur  le  point  de  sauter,  et, 
si  cet  hiver  n'apporte  pas  la  paix,  l'été  prochain  verra  une 
grande  extension  de  la  guerre. 


Lettre  à  Washington. 

Février.  —  L'imposition  de  lourds  droits  d'entrée  sur 
l'huile,  et  les  grands  avantages  faits  au  tabac  importé  par  navires 
français,  joints  à  la  déclaration  que  seront  seuls  réputés  fran- 
çais les  navires  construits  en  France,  tout  cela  va  causer  beau- 
coup de  mauvaise  humeur  en  Amérique.  Leux  qui  donnent  le 
ton  ici  semblent  penser  que,  parce  que  l'ancien  gouvernement 
avait  (juelquefois  tort,  on  doit  avoir  raison  de  faire  toujours  le 
contraire.  Ils  ressemblent  à  Jack,  dans  le  «Conte  du  Tonneau  »  , 
qui  mettait  eu  pièces  son  habit  en  anuchant  les  franges  et  les 
garnitures  que  Pierre  y  avaient  mises,  ou  à  l'ancien  Congrès 
dans  ses  premiers  jours,  alors  qu'il  rejetait  l'offre  de  traités 
avantageux  et  employait  une  armée  de  commissaires  et  de 
quartiers-maîtres,  parce  que  iri  Grande-Bretagne  avait  recours 
à  des  fournisseurs.  En  réalité,  dans  l'effervescence  actuelle, 
très  peu  d'actes  de  l'Assemblée  peuvent  être  considérés  comme 
reflétant  la  volonté  nationale.  Il  continue  à  y  avoir  trois 
partis.  Les  enragés,  connu  depuis  longtemps  sous  le  nom  de 
Jacobins,  ont  beaucoup  baissé  dans  l'opinion  publique;  aussi 
sont-ils  moins  puissants  qu'autrefois  dans  l'Assemblée;  mais 
leurs  comités  de  correspondance  (appelés  sociétés  patrio- 
tiques,) couvrant  tout  le  royaume,  leur  ont  donné  une  influence 
profonde  et  forte  sur  la  populace.  D'autre  part,  les  nom- 
breuses réformes,  quelques-unes  inutiles,  et  toutes  sévères, 
précipitées  ou  extrêmes,  ont  rejeté  dans  la  parti  aristocratique 
un  grand  nombre  de  mécontents. 


APPENDICE.  353 

Les  militaires  qui,  comme  tels,  lèvent  les  yeux  sur  le  sou- 
verain, sont  un  peu  moins  factieux  qu'ils  ne  l'étaient,  mais 
c'est  plutôt  une  cohue  qu'une  armée  qui,  à  ce  que  je  crois, 
épousera  fatalement  la  cause  des  aristocrates  ou  des  jacobins. 
Le  parti  moyen  est  dans  une  étrange  position.  A  l'Assemblée, 
il  suit  les  conseils  des  jacobins  plutôt  que  de  paraître  attaché 
à  l'autre  parti.  La  même  timidité  se  montre  en  dehors  de 
l'Assemblée  dans  les  grandes  occasions,  mais  comme  le 
torrent  de  l'opinion  publique  a  arraché  les  aristocrates  du 
sommet  de  leurs  prétentions  absurdes,  et  que  le  parti  moyen 
commence  à  s'alarmer  des  extrémités  auxquelles  on  l'a  poussé, 
ces  deux  partis  pourraient  s'unir  s'il  n'y  avait  pas  d'animosité 
personnelle  entre  leurs  chefs. 

Ce  parti  moyen  serait  le  plus  fort  si  la  nation  était  vertueuse, 
mais,  hélas!  ce  n'est  pas  le  cas;  je  crois  donc  qu'il  ne  servira 
que  de  marchepied  à  ceux  qui  pourront  trouver  avantageux 
de  changer  de  côté.  Cependant,  parmi  toutes  ces  confusions, 
la  confiscation  des  biens  d'Eglise,  la  vente  des  domaines, 
la  réduction  des  pensions  et  la  destruction  des  offices,  et 
surtout  le  papier-monnaie,  ce  grand  liquidateur  de  la  dette 
publique,  cette  nation  poursuit  son  chemin  vers  une  nouvelle 
forme  d'activité  énergique  qui  se  fera  sentir,  à  mon  avis,  dès 
qu'un  gouvernement  vigoureux  sera  établi.  La  confusion 
intermédiaire  fera  surgir  des  hommes  de  talent  pour  former 
le  gouvernement  et  en  exercer  le  pouvoir. 


23 


AiMîvÉi:    1791 


Lettre  à   Washingtoîi,  du  jeudi  30  septembre. 

Aujourd'hui,  dans  une  heure,  le  roi  va  clôturer  la  ses- 
sion de  l'Assemblée  nationale,  ou  plutôt  lui  dire  adieu. 
Vous  aurez  vu  qu'il  a  accepté  la  nouvelle  Constitution,  et 
qu'en  conséquence  son  arrestation  a  été  levée.  C'est  une 
conviction  générale  et  presque  universelle  que  cette  Consti- 
tution est  inexécutable;  ceux  qui  l'ont  faite  sont  unanimes 
à  la  condamner.  Jugez  de  ce  que  doit  être  Topinion  des 
autres.  Le  roi  s'occupe  actuellement  de  se  rendre  populaire; 
sa  vie  et  sa  couronne  en  dépendent,  il  est  vrai;  la  Constitu- 
tion est  telle  qu'en  peu  de  temps  son  pouvoir  devra  aug- 
menter ou  diminuer  considérablement;  il  commence  heureu- 
sement à  s'en  apercevoir,  mais,  malheureusement,  ses  con- 
seillers n'ont  ni  la  prudence  ni  la  fermeté  qu'exigent  les 
circonstances.  Autant  que  Ton  peut  le  prévoir,  la  nouvelle 
Assemblée  est  profondément  imbue  de  principes  républi- 
cains ou  plutôt  démocratiques.  Les  provinces  méridionales 
du  royaume  sont  dans  les  mêmes  dispositions;  le  caractère 
du  Xord  le  porte  vers  l'Eglise;  l'Est  est  attaché  à  l'Allemagne 
et  serait  content  d'être  réuni  à  l'empire;  la  Xormandie  est 
aristocratique  ainsi  (ju'une  partie  de  la  Hretagne;  le  centre 
du  royaume  est  monarchique.  Vous  pouvez  être  certain  que 
cette  carte  est  juste,  car  c'est  le  résultat  d'une  enquête  faite 
à  grands  frais  par  le  gouvernement,  et  je  crois  qu'en  vous 
en  servant,  ainsi  que  des  quelques  observations  qui  pré- 
cèdent, vous  arriverez  à  comprendre  facilement  une  foule 
de  choses  que  vous  n'auriez  démêlées   qu'avec    peine    sans 


APPIiXDlCE.  355 

cela.  Vous  vous  rappelez  sans  doute  que  l'Assemblée  qui 
touche  à  sa  fin  avait  été  convoquée  pour  arranger  les  finances, 
et  vous  apprendrez  peut-être  avec  surprise  (|u'après  avoir 
dépensé  une  somme  de  cent  millious  sterling  provenant 
des  biens  d'Eglise  ,  elle  laisse  ce  département  dans  une  situa- 
tion pire  qu'elle  ne  l'avait  trouvé,  et,  à  mon  avis,  toutes  les 
chances  sont  plutôt  pour  que  contre  la  banqueroute.  Les 
aristocrates,  qui  sont  partis  et  partent  encore  en  grand 
nombre  pour  rejoindre  les  princes  émigrés,  croient  sincè- 
rement à  une  coalition  des  puissances  européennes  pour 
rendre  à  leur  souverain  son  ancienne  autorité  ,  mais  mon 
avis  est  qu'ils  se  trompent  beaucoup.  Rien  d'important  ne 
peut  être  tenté  cette  année,  et  bien  des  faits  peuvent  se 
produire  avant  le  mois  de  juin  prochain,  même  si  les  divers 
souverains  y  songeaient  sérieusement.  Je  suis  porté  à  croire 
que  leurs  vues  diffèrent  beaucoup  de  celles  qu'on  leur 
prête,  et  il  n'est  pas  du  tout  improbable  que  cette  tentative, 
si  l'on  en  fait  une,  se  bornera,  en  ce  qui  concerne  la  France, 
à  un  démembrement.  Le  point  faible  du  royaume  actuelle- 
ment, c'est  la  Flandre,  mais  si  les  provinces  d'Alsace  et  de 
Lorraine,  la  Flandre  française  et  l'Artois  étaient  enlevés  au 
pays,  la  capitale  serait  constamment  exposée  à  la  visite 
d'un  ennemi.  Ces  provinces,  vous  le  savez,  ont  été  acquises 
au  prix  de  beaucoup  de  sang  et  d'argent ,  et  si  Louis  XIV 
avait  réussi  à  faire  du  Rhin  sa  frontière  depuis  la  Suisse 
jusqu'.à  l'Océan,  il  aurait  presque  obtenu  les  avantages  d'une 
position  insulaire.  Il  est  bien  difficile  de  ne  pas  souhaiter 
voir  les  pays  compris  dans  ces  limites,  unis  sous  un  gouver- 
nement libre  et  effectif,  car  ce  serait  le  moyen  de  répandre 
eu  peu  de  temps  les  bienfaits  de  la  paix  sur  toute  l'Europe. 
Mais  à  ce  sujet  un  être  raisonnable  n'a  maintenant  que  le 
droit  de  faire  des  souhaits  et  non  de  nourrir  des  espérances. 
Ci-joint  une  note,  reçue  à  l'instant,  avec  les  dernières  nou- 
velles de  Coblentz;  elle  est  écrite  par  le  prince  de  Condé 
à  son  confident  à  Paris,  et  elle  est  accompagnée  de  la 
demande  que  tous  les  gentilshommes  français  capables  de 
service  actif  rejoignent  immédiatement  l'étendard  de  la 
royauté  —  au  delà   du  Rhin  ou  plutôt  sur  les  rives  de  ce 


3r)()  APPEXDICK. 

fleuve.  Aux  Iroupos  iiuli(|uoes  dans  cette  note,  les  contre- 
révolutionnaires  d'ici  ajoutent  15, ()()()  Hessois  et  16,000  réfu- 
giés français;  si  bien  qu'en  dehors  de  ce  (|ue  peut  fournir 
l'empereur,  c'est  une  armée  de  100, 000  hommes  su7'  le 
papier.  L'empereur  a  environ  50,000  soldats  dans  les  Pays- 
Bas.  Mais  toutes  ces  apparences  et  le  congrès  d'ambas- 
sadeurs projeté  à  Aix-la-Chapelle  ne  modifient  nullement 
mon  avis  qu'aucune  tentative  sérieuse  ne  sera  faite  cette 
année. 

M.  de  Montmorin  est  démissionnaire,  et  le  comte  de  Mous- 
tier  est  nommé  à  sa  place,  mais  son  acceptation  est  très 
douteuse.  Il  est  en  ce  moment  à  Herlin,  et,  comme  c'est  un 
intime  de  M.  de  Calonue,  un  des  piliers  de  la  contre-révolu- 
tion, je  le  suppose  dans  le  secret  de  ce  qui  se  prépare  réel- 
lement. Ajoutez -y  que  c'est  là  une  charge  dont  le  pouvoir 
et  l'autorité  sont  absolument  nuls,  car  vous  remarquerez 
que,  d'après  la  nouvelle  Constitution,  tout  traité,  toute  con- 
vention devront  être  soumis  à  l'examen  de  l'Assemblée,  (jui 
les  ratifiera  ou  les  rejettera.  Vous  aurez  vu  ce  qui  a  été  fait 
pour  les  colonies.  Leur  commerce,  dont  dépend  leur  exis- 
tence, est  laissé  à  la  merci  de  l'Assemblée,  qui  ne  sera  pas 
trop  soucieuse  de  leurs  intérêts  lorsqu'ils  seront  contraires  à 
ceux  de  la  métropole.  J'envoie  à  M.  Robert  Morris  un  paquet 
de  brochures  écrites  d'après  mes  indications  et  mes  observa- 
tions. M.  Morris  vous  en  donnera  une,  et  vous  verrez  que  le 
but  de  l'auteur  est  l'établissement  d'un  système  libéral  de 
gouvernement  colonial,  avantageux  pour  eux  et  pour  nous. 
Pour  y  arriver,  on  propose  l'envoi  de  commissaires  munis 
de  pleins  pouvoirs  pour  traiter  avec  les  assemblées  colo- 
niales; si  l'on  avait  pu  l'obtenir,  celte  brochure  aurait  formé 
la  base  des  instructions  aux  commissaires.  La  proposition  a 
été  repousséi?.  Je  m'attends  à  ce  que  finalement  le  gouverne- 
ment soit  obligé  de  prendre  une  mesure  de  ce  genre,  et 
qu'un  traité  utile  soit  établi  entre  la  France  et  les  Etats-Unis, 
ouvrant  la  route  à  de  solides  rapports  avec  la  Grande-Bre- 
tagne. Nous  avons,  en  tout  cas,  la  consolation  que,  si  les  puis- 
sances européennes,  par  leurs  principes  exclusifs,  nous 
privent    des    débouchés    nécessaires    à    nos    produits,    qui 


APPK.VDICE.  357 

deviennent  de  jour  en  jour  plus  abondants,  nous  ferons  de 
grands  et  utiles  progrès  dans  les  manufactures  utiles  par 
suite  du  bas  prix  de  la  vie  et  de  celui  des  matières  premières 
qui  en  découle.  C'est  la  seule  chose  manquant  à  notre  indé- 
pendance; nous  serons  alors  un  monde  à  nous  seuls,  loin 
des  querelles  et  des  guerres  de  l'Europe.  Ses  diverses  révo- 
lutions ne  serviront  qu'à  nous  instruire  et  à  nous  amuser, 
de  même  que  le  mugissement  d'une  mer  en  fureur  devient 
à  une  certaine  distance  un  bruit  agréable. 


Lettre  à  Washington. 

21  décembre.  —  Je  voudrais  vous  rendre  un  compte  aussi 
complet  que  possible  de  ce  qui  se  passe  ici,  mais  j'ignore 
comment  je  ferai  partir  cette  lettre;  jamais,  sous  le  plus  des- 
potique des  ministres,  la  poste  n'a  commis  plus  d'abus  qu'à 
présent,  malgré  les  décrets  contraires.  Chaque  lettre  reçue 
porte  des  marques  évidentes  de  curiosité  patriotique.  Ce  sys- 
tème de  terreur  et  de  petites  infamies  prouve  les  craintes  de 
ceux  qui  y  ont  recours,  et  vraiment  ils  oatraison  de  craindre, 
car  chaque  jour  prouve  davantage  que  leur  nouvelle  Constitu- 
tion n'est  bonne  à  rier).  Ceux  que  j'avais  avertis  à  temps  du 
mal  qu'ils  préparaient,  essayent,  maintenant  qu'il  est  trop 
tard,  de  rejeter  le  blàme  sur  d'autres  pour  s'excuser.  Mais  la 
vérité  est  que,  au  lieu  de  chercher  le  bien  public  en  faisant  ce 
qui  était  bien,  chacun  a  cherché  son  propre  avantage  en  flat- 
tant l'opinion  publique.  On  n'ose  pas  maintenant  proposer  les 
amendements  que  l'on  voit  et  que  l'on  reconnaît  indispen- 
sables. Ils  n'ont,  de  plus,  aucune  confiance  les  uns  dans  les 
autres,  car  chacun  éprouve  des  raisons  de  n'en  pas  avoir,  et 
trouve  chaque  jour  des  preuves  que  ses  compatriotes  ne  valent 
pas  mieux  que  lui.  L'Assemblée  (et  vous  qui  savez  ce  qu'elle 
vaut,  le  supposez  aisément)  commet  journellement  de  nou- 
velles folies,  et  si  ce  malheureux  pays  n'est  pas  plongéde nou- 
veau dans  les  horreurs  du  despotisme  ce  ne  sera  pas  sa  iaute. 
Elle  a  dernièrement  fait  un  coup  de  maître  pour  cela;  elle  a 


358  APPKXDICK 

résolu  d'attaquer  les  peuples  voisins  à  moins  que  ceux-ci  ue 
dispersent  les  assemblées  d'émigrants  français  qui  se  sont 
réfugiés  sur  leurs  territoires.  Ces  peuples  voisins  font  partie 
de  Tempire  d'Allemagne,  et  la  France  menace  d'importer 
dans  ce  pays,  non  pas  le  fer  et  la  flamme,  mais  la  liberté.  Or, 
comme  ce  mot,  tel  que  l'entendent  les  cours  allemandes, 
signifie  plutôt  insurrection  que  lihcrtéj  vous  voyez  qu'un  ^;re- 
texte  est  donné  aux  bostilités,  sans  violer  le  droit  internatio- 
nal. Ajoutez-y  que  trois  armées  françaises  de  50,000  hommes 
chacune  ont  l'ordre  de  se  rassembler  sur  les  frontières  — 
l'une  en  Flandre,  sous  les  ordres  de  votre  vieille  connaissance 
Rochambeau,  l'autre  en  Lorraine,  sous  ceux  de  notre  ami 
La  Fayette,  de  façon  à  pénétrer  par  la  Moselle  dans  l'électo- 
ral de  Trêves,  et  une  troisième  sous  les  ordres  d'un  M.  Luck- 
ner,  en  Alsace.  Ce  dernier,  dit-on,  n'a  que  bien  peu  de  capa- 
cités, et  vous  connaissez  les  deux  autres.  Écartant  tous  les 
autres  côtés  de  la  question,  il  est  évident  que  l'empire  devra 
réunir  des  forces  pour  les  opposer  aux  forces  ainsi  ordonnées; 
on  ne  peut  donc  douter  que  50,000  Prussiens  et  50,000  Autri- 
chiens n'apparaissent  aussi  rapidement  que  le  permettront  les 
circonstances.  Vous  n'avez  pas  idée,  mon  cher  monsieur, 
d'une  société  organisée  de  façon  aussi  incohérente.  Dans  ses 
pires  époques,  l'Amérique  était  bien  mieux,  parce  que,  au 
moins,  la  loi  criminelle  y  était  exécutée,  sans  parler  de  la 
douceur  de  nos  mœurs.  La  lettre  où  je  prédisais  la  situa- 
tion actuelle  a  pu  paraître  la  divagation  d'une  fantaisie  exa- 
gérée, mais,  croyez-moi,  elle  restait  dans  les  plus  strictes 
limites  de  la  vérité.  L'armée  est  indisciplinée  à  un  point  que 
vous  auriez  peine  à  concevoir.  Déjà  beaucoup  désertent  vers 
ceux  qu'ils  croient  devoir  devenir  l'ennemi.  La  garde  na- 
tionale, devenue  un  corps  de  volontaires,  n'est  souvent  que 
l'écume  corrompue  de  populations  trop  denses  dont  les 
grandes  villes  se  débarrassent,  et  qui,  incapable  physique- 
ment de  résister  à  la  fatigue  et  sans  courage  pour  affron- 
ter les  périls  de  la  guerre,  possède  tous  les  vices  et  toutes 
les  maladies  propres  à  en  faire  le  fléau  des  amis  et  la  déri- 
sion des  ennemis. 

Les   finances  sont  dans    un  mauvais  état  déplorable.  Le 


APPENDICE.  359 

mécontentement  est  général,  mais  il  n'éclate  pas,  d'abord  par 
antipathie  pour  les  aristocrates  et  la  crainte  qu'inspire  encore 
la  tyrannie,  puis  parce  qu'aucune  bonne  occasion  ne  se  pré- 
seulo.  Chacun  est  stupéfait  quand  il  y  pense,  et,  comme  une 
flotte  ancrée  dans  un  brouillard,  personne  ne  veut  partir  de 
peur  de  s'échouer.  Si  l'onen  vient  aux  coups  sur  les  frontières, 
je  pense  que  le  tableau  sera  curieux.  Le  premier  succès  d'un 
côté  ou  de  l'autre  fixera  l'opinion  d'un  grand  nombre  qui  n'ont, 
de  fait,  aucune  opinion,  mais  sont  seulement  décidés  virtuel- 
lement a.  ddhèrer  au  parti  le  plus  fort;  et  vous  pouvez  être 
sûr  que  si  l'ennemi  a  un  certain  succès,  une  personne  visi- 
tant ce  pays  dans  deux  ans  se  demandera  avec  étonnement 
comment  une  nation  qui,  en  1788,  était  dévouée  à  ses  rois,  a 
pu,  en  1790,  rejeter  leur  autorité  à  l'unanimité,  pour  s'y 
soumettre,  en  1792,  avec  une  pareille  unanimité.  Les  raisons 
que  je  vous  ai  données  dans  ma  lettre  du  29  avril  1789,  et  les 
craintes  quej'y  exprimais,  semblent  à  la  veille  de  se  réaliser. 
Le  roi  a  de  bonnes  intentions  et  réussira  peut-être  par  sa 
modération  à  sauver  finalement  son  pays.  J'espère  beaucoup 
de  cette  circonstance,  mais,  hélas  !  il  semble  qu'il  y  ait  peu  à 
attendre  de  la  modération  de  quelqu'un  qui  a  été  aussi 
blessé  et  insulté  ;  je  crois  pourtant  bien  que  c'est  le  meilleur, 
j'allais  presque  dire,  l'unique  espoir. 

Ln  courrier  est  arrivé  cette  nuit  avec  des  dépêches  qui 
seront  communiquées  à  l'Assemblée  ce  matin.  L'Empereur 
informe  le  roi  qu'il  a  donné  ordre  au  général  Bender  (com- 
mandant dans  les  Pays-Bas)  de  protéger  l'électorat  de  Trêves 
avec  toutes  ses  forces.  Je  n'ai  pas  dit,  comme  j'aurais  dû  le 
faire,  que  les  cours  de  Berlin  et  de  Vienne  ont  conclu  un 
traité  par  la  protection  de  l'empire  allemand  et  le  maintien 
de  ses  droits.  Vous  aurez  vu  que  l'empereur,  après  avoir 
adopté  les  déterminations  de  la  Diète  au  sujet  des  réclamations 
des  princes  ayant  certains  droits  féodaux  qui  leur  sont  assurés 
par  le  traité  de  Westphalie,  en  Alsace  et  en  Lorraine,  a  rappelé 
au  roi  que  la  souveraineté  de  la  France  sur  ces  provinces  est 
reconnue  par  ce  même  traité.  Le  gouvernement  hollandais  a 
proposé  à  l'Empereur,  comme  souverain  des  Pays-Bas,  un 
traité  d'aide  et   protection    mutuelle  en  cas  d'insurrections. 


360  APPENDICE. 

CeUe  offre  est  acceplée.  Tout  ceci  s'explique  par  les  intrigues 
de  la  France  en  vue  d'exciter  une  révolte  en  Hollande  et  en 
Flandre  ;  l'accomplissement  d'un  tel  traité  mettra  l'Empereur 
à  son  aise,  s'il  doit  opérer  contre  la  France  au  printemps  pro- 
chain. 


ANNÉE     1792 


Lettre  à   Washinfjton. 

■ï  février.  —  Cher  monsieur,  je  vous  ai  écrit  le  27  dé- 
cembre, mais  il  y  avait  beaucoup  de  choses  que  j'avais 
omises;  je  vais  maintenant  en  parler.  A  la  fin  de  la  session 
de  l'Assemblée  nationale,  une  coalition  eut  lieu  entre  les 
Jacobins  et  les  Quatre-vingt-neuf.  Il  est  nécessaire  d'expli- 
quer ces  teimes.  Les  Jacobins,  ainsi  appelés  parce  qu'ils 
se  réunissaient  dans  un  couvent  ou  une  église  de  ce  nom, 
formaient  alors  le  parti  violent;  les  autres,  qui  ont  emprunté 
leur  nom  à  un  club  fondé  en  1789,  étaient  de  soi-disant 
modérés.  La  mort  de  Mirabeau  (qui  fut,  sans  aucun  doute 
possible,  l'une  des  plus  abominables  canailles  ayant  jamais 
vécu)  laissa  un  grand  vide  chez  ces  derniers.  Il  était  alors 
vendu  à  la  Cour,  et  voulait  ramener  le  pouvoir  absolu. 

Les  chefs  des  Jacobins  étaient  violents  pour  deux  raisons  : 
d'abord,  parce  que  les  Quatre-vingt-neuf  ne  voulaient  pas 
d'une  unionsérieuseetcordialeaveceux.  — desorteque,  incapa- 
bles de  marcher  seuls,  ils  furent  obligés  de  recourirà  la  populace 
et,  par  conséquent,  de  lui  faire  des  sacrifices;  et  secondement, 
parce  que  les  objets  de  leurs  désirs  étaient  plus  grands,  bien 
que  plus  éloignés,  (|ue  ceux  du  premier  parti.  Ces  der* 
niers  n'avaient  jamais  cherché  dans  la  Révolution  que  des 
places  confortables  pour  eux-mêmes,  tandis  qu'au  début 
les  Jacobins  désiraient  réellement  établir  une  constitution 
libre,  dans  l'espoir  que  tôt  ou  tard  ils  auraient  le  pouvoir. 

Vous  remarquerez  que  les  aristocrates  étaient  réduits  à 
l'impuissance  avant  la  division  de  leurs  adversaires.  Vous  vous 
rappellerez  que  la  première  Assemblée  avait  décrété  que  ses 
membres   ne    pourraient    accepter    de   la    Couronne   aucun 


302  APPEiXDICK, 

emploi,  ni  être  choisis  comme  repiéseulants  du  peuple.  Le 
premier  décret  était  du  aux  Jacobins,  qui  voulaient  arrê- 
ter leurs  ennemis ,  sur  le  point  d'entrer  au  ministère  ; 
le  second  fut  adopté  malgré  les  inclinations  secrètes 
des  deux  partis.  Mais  le  résultat  fut  un  sérieux  désappoin- 
tement pour  tous  les  deux,  et  la  Constitution  ne  pouvant 
évidemment  pas  se  maintenir,  ils  commencèrent  à  s'aper- 
cevoir que  sa  ruine  pourrait  provoquer  la  leur;  c'est  pour- 
quoi ils  formèrent  une  coalition,  dans  laquelle  chacun  était 
décidé  à  se  servir  de  l'autre  pour  ses  intérêts. 

Mais,  direz-vous  peut-être,  les  deux  ensemble  ne  vau- 
draient pas  grand'chose;  cela  est  vrai,  jusqu'à  un  certain 
point;  car  si  la  Constitution  eût  été  une  chose  pratique, 
ceux-là  qui  seraient  au  pouvoir  auraient  eu  une  autorité 
réelle.  Mais  ce  n'était  pas  le  cas;  aussi  le  plan  des  alliés 
fut-il  d'amener  la  Cour  à  croire  qu'eux  seuls  étaient  assez 
populaires  dans  la  nation  pour  protéger  le  pouvoir  monar- 
chique contre  le  parti  républicain;  et,  d'autre  part,  de  con- 
vaincre l'Assemblée  que,  disposant  entièrement  de  l'autorité 
royale,  toutes  les  faveurs,  les  emplois  et  les  dons  devaient 
passer  par  leur  intermédiaire.  Ils  s'établirent  donc,  si  je 
puis  employer  cette  expression,  conrtiern  en  (jonveriiemcnt 
près  de  la  nation. 

J'ai  mentionné  le  parti  républicain.  C'est  naturellement 
un  rejeton  de  l'ancienne  secte  jacobine ,  car  lorsque  les 
chefs,  trouvant  que  tout  était  à  peu  près  ruiné  par  suite 
du  défaut  d'autorité,  se  mirent  sérieusement  à  l'œuvre  pour 
corriger  leurs  erreurs,  beaucoup  de  leurs  disciples,  qui 
croyaient  à  ce  que  ces  paôtres  avaient  prêché,  et  d'autres 
qui  prévoyaient  dans  le  rétablissement  de  l'ordre  la  perte  de 
leur  importance,  résolurent  de  rejetei"  toute  soumission  aux 
têtes  couronnées,  comme  -  indigne  d'un  peuple  libre  «  ,  etc. 
Ajoutez  à  cela  la  foule  de  mendiants,  mécontents  et  affa- 
més, d'une  période  de  désordre  et  de  confusion.  Ce  fut  cette 
coalition  qui  empêcha  le  roi  d'accepter  la  Constitution  d'une 
façon  virile,  en  en  indiquant  les  fautes  capitales,  en  en  mar- 
quant les  conséquences  probables,  en  eu  demandant  un  nou- 
vel examen  et  en  déclarant  que  sa  soumission  aux  décisions 


APPENDICE.  ;j(i3 

de  rAssemblée  «;fait  due  à  ce  qu'il  la  considérait  comme  le 
seul  moyen  d'éviter  les  horreurs  d'une  guerre  civile.  Ils 
virent  que  cette  conduite  les  rendrait  responsables,  et  bien 
que  ce  ne  fût  pas  le  plus  sûr  moyen  d'obtenir  plus  tard  une 
bonne  constitution,  et  que  le  roi  se  fut  trouvé  lié  par  les 
principes  qu'il  exposait  alors,  ils  s'y  opposèrent  pourtant, 
parce  qu'autrement  une  bonne  constitution  allait  être  établie, 
non  seulement  sans  eux,  mais  contre  eux,  et  leur  ferait  perdre 
naturellement  les  objets  auxquels  ils  visaient.  Le  roi  luttait  fort 
pour  cette  acceptation  conditionnelle,  dont  j'ai  parlé,  mais 
il  succomba,  sous  la  menace  de  commotions  populaires,  qui 
seraient  fatales  à  lui  et  à  sa  famille,  et  de  cette  guerre 
civile ,  conséquence  nécessaire  de  ces  mêmes  commotions , 
qu'il  voulait  éviter  par-dessus  tout. 

Bientôt  après  son  acceptation,  il  devint  nécessaire  de  choi- 
sir un  autre  minisire  des  Affaires  étrangères;  M.  deMontmo- 
rin  avait  tellement  insisté  pour  se  retirer  que  le  roi  ne  pou- 
vait plus  décemment  lui  demander  de  rester.  Voici  quelle  fut 
alors  la  composition  du  ministère  :  M.  Duport,  garde  des 
sceaux,  créature  et  âme  damnée  du  triumvirat;  ce  triumvirat 
comprend  un  autre  Duport ,  Barnave  et  Alexandre  I.ametli , 
chefs  des  vieux  Jacobins.  Je  dis  les  vieux  Jacobins,  car  les 
Jacobins  actuels  forment  le  parti  républicain.  Ce  garde  des 
sceaux  communiquait  constamment  à  ses  coadjuteurs  tout  ce 
qui  se  passait  au  Conseil.  Le  ministre  de  l'Intérieur,  M.  De- 
lessart,  était  un  indécis,  un  de  ceux  qui,  comme  dit  Shakes- 
peare,» nient,  alfirment  et  changent  tranquillement  suivant 
les  changements  de  leurs  maîtres.  »  Il  avait  été  sous  les  ordres 
de  Xecker,  qui  lui  avait  procuré  de  l'avancement;  il  s'était 
lié  avec  les  triumvirs,  ennemis  de  Xecker,  parce  qu'ils  étaient 
les  plus  foris,  mais  il  restait  en  bons  termes  avec  les  aulres. 
Duportail,  ministre  de  la  guerre,  dont  je  vous  ai  parlé  au 
moment  de  sa  nomination,  en  prédisant  la  conduite  qu'il  tien- 
drait envers  M.  de  La  Fayette  auquel  il  doit  tout,  était  égale- 
ment absolument  dévoué  au  triumvirat.  Mais  à  ce  moment  il 
avait  de  telles  difficultés  avec  l'Assemblée  que  sa  démission 
paraissait  inévitable  à  brève  échéance,  M.  Bertrand  de  Molle- 
ville  venait  d'être  nommé  à  la  Marine,  emploi  que  M.  de  Bon- 


364  APPIÎXDICK. 

jjainville  avait  refusé.  Il  y  était  poussé  par  los  Quatre-vingt- 
neuf,  (|u'il  méprise,  et  il  dit  au  roi  qu'il  ne  voulait  pas  faire 
partie  d'un  ministère,  dont  il  sa\ail  que  plusieurs  membres 
n'étaient  pas  fidèles.  La  même  influence  favorisa  M.  Bertrand, 
bien  qu'il  soilréellementattachéà  laCouronne  et  désire  ardem- 
ment obtenir  pour  son  pays  une  bonne  constitution;  c'est  un 
homme  sensible,  intelligent  et  laborieux  —  il  a  porté  la  robe 
—  et  l'ami  intime  de  M.  de  Montmorin.  .le  vous  ai  informé 
autrefois  que  M.  de  Choiseul  avait  lefusé  les  Affaires  étran- 
gères. Pendant  que  l'on  cherchait  quel  successeur  l'on  donne- 
rait à  iU.  de  JUontmorin,  le  roi,  de  son  propre  mouvement, 
nomma  le  comte  de  Moustier,  et  lui  écrivit  à  ce  sujet  une 
lettre  que  Moustier  m'a  montrée  depuis.  Il  a  eu  la  prudence 
d'écrire  de  Berlin  pour  refuser  d'accepter  jusqu'à  son  retour 
à  Paris.  Lorsqu'il  y  arriva,  h\  roi  lui  dit  (ju'il  ne  pouvait  le 
nommer,  parce  qu'on  le  coiisidérail  comme  aristocrate.  Vous 
remarquerez  (|ue  la  coalition  avait  travaillé  pour  l'éliminer, 
et  ici  je  dois  faire  une  digression.  Le  plan  était  de  nommer, 
dès  que  les  circonstances  s'y  prêteraient,  un  ministre  de  la 
guerre  fidèle  au  roi  ;  puis  Bougainville  prendrait  la  marine, 
Bertrand  serait  nommé  garde  des  sceaux,  et  D(îlessart  serait 
conservé  ou  renvoyé  selon  sa  conduite.  Ce  plan  était  complè- 
tement ignoré  de  la  coalition,  mais  elle  savait  bien  que  si 
Moustier  était  nommé,  ce  serait  un  pas  de  fait  vers  la  destruc- 
tion de  son  influence  et  de  son  autorité;  on  assura  donc  au 
roi  (|u'on  ne  pouvait  répondre  des  conséquences,  on  le  menaça 
de  commotions  populaires,  d'opposition  dans  l'Assemblée  et 
ainsi  de  suite,  si  bien  (|u'enfîn  il  abandonna  la  nomination  et 
expliqua  l'affaire  à  Moustier.  Il  s'ensuivit  un  long  interrègne 
à  ce  ministère,  et  comme  M.  de  Montmorin  refusait  absolu- 
ment d'y  rester,  le  portefeuille  fut  confié  à  M.  Delessarl,  et 
quelque  temps  après,  le  comte  deSégur  fut  nommé.  Il  accepta 
en  croyant  à  deux  choses  pour  chacune  desquelles  il  se  trom- 
pait :  l'une,  qu'il  jouissait  des  bonnes  grâces  du  roi  et  de  la 
reine,  mais  il  n'avait  jamais  pris  le  bon  chemin  pour  obtenir 
leur  confiance  ou  celle  des  autres;  le  second  article  de  son 
credo  était  que  les  triumvirs  (ses  patrons)  disposaient  d'une 
majorité  dans  l'Assemblée.  Il  fut  immédiatement  détrompé 


APPKXDICK 


ar>5 


sur  ce  dernier  point  ;  il  abandonna  aussitôt  le  ministère  et 
quitta  la  ville. 

Dans  ces  circonstances,  M.  de  iVarbonne  fit  tous  ses  ellorts 
pour  obtenir  la  place,  et  puisque  j'ai  écrit  son  nom  et  celui 
de  M.  de  Cboiseul,  je  veux  parler  ici  de  l'abbé  de  Périgord, 
devenu  évèque  d'Aulun.  Tous  les  trois  appartiennent  à  de 
grandes  familles;  ce  sont  des  bomraes  d'esprit  et  de  plaisir. 
Les  deux  premiers  avaient  eu  de  la  fortune,  mais  l'avaient 
dépensée.  Ils  étaient  tous  les  trois  intimes,  et  avaient  ensemble 
parcouru  la  carrière  de  l'ambition  pour  refaire  leur  fortune. 
Aucun  n'est  un  modèle  sous  le  rapport  de  la  moralité.  On 
blâme  particulièrement  l'évêque  sur  ce  chapitre,  non  pas  tant 
parce  qu'il  est  adultère,  chose  assez  commune  dans  le  haut 
clergé,  mais  à  cause  de  la  variété  et  de  la  notoriété  de  ses 
amours,  à  cause  du  jeu,  et  surtout  de  ses  spéculations  sous  le 
ministère  de  M.  de  Calonne,  avec  qui  il  était  dans  les  meil- 
leurs termes  —  il  avait  ainsi  des  renseignements  dont  ses 
ennemis  disent  qu'il  profitait  largement.  Je  n'en  crois  rien, 
cependant,  et  je  pense  qu'en  exceptant  ses  galanteries  et  sa 
manière  de  penser  un  peu  trop  libérale  pour  un  ecclésias- 
tique, les  accusations  sont  très  exagérées.  Ce  fut  yrincipa- 
lement  par  les  intrigues  de  l'évêque  que  M.  de  Choiseul  fut 
autrefois  nommé  aux  Affaires  étrangères,  mais  il  préféra  rester 
à  Constantinople,  jusqu'à  ce  qu'il  put  voir  comment  les  choses 
tourneraient;  pour  cela,  il  détermina  le  Vizir,  ou  plutôt  le 
Reis  I'>ffendi,  à  écrire  qu'il  pensait  que  l'intérêt  de  la  France 
demandait  pendant  trois  ans  encore  son  maintien  dans  cette 
ville.  L'on  dit  que  M.  de  Narbonne  est  le  fils  de  Louis  XV  et 
de  Mme  Adélaïde,  sa  propre  fille  et  tante  du  roi  actuel.  Il  est 
certain  que  la  vieille  dame,  actuellement  à  Bome,  l'a  tou- 
jours protégé  et  favorisé  très  chaudement. 

Au  commencement  de  la  Révolution,  il  était  grand  anti- 
Neckeriste,  bien  qu'étant  l'amant  en  titre  de  Mme  de  Staël, 
fille  de  M.  Mecker;  il  était  violemment  opposé  à  la  Révo- 
lution, et  il  y  eut  plus  t;ird  une  certaine  froideur  entre  lui  et 
l'évêque,  en  partie  à  cause  de  la  politique,  et  en  partie  parce 
que,  d'accord  avec  tout  le  monde,  il  croyait  l'évêque  trop 
bien  avec  sa  maîtresse.  A  ce  propos,  elle  me  dit  qu'il  n'en  est 


:3()()  APPENDICK. 

rien,  et  natiuellement  moi,  qui  suis  charitable,  je  la  crois. 
Cette  froideur  finit  par  disparaître  après  l'intervention  de  leurs 
amis  communs,  et  l'évèque  fit  tous  ses  efforts  pour  faire 
nommer  son  ami  \arboune  aux  Affaires  étrangères.  Mais  le 
roi  ne  voulut  pas  consentir,  à  cause  de  la  grande  indiscrétion 
de  Mme  de  Staël.  M.  Delessart  fut  donc  nommé,  très  content 
de  se  débarrasser  du  ministère  de  l'Intérieur  où  il  avait  tout  à 
redouter,  n'ayant  ni  pouvoir,  ni  ordre,  ni  pain  à  distribuer. 
On  chercha  ensuite  à  l'aire  nommer  M.  do  Narbonne  à  la  place 
de  M.  Duportail;  M.  Delessart  donna  à  ce  plan  son  aide  cor- 
diale ,  pour  compenser  son  désappointement  dans  l'autre 
ministère.  Finalement  l'intérieur  échut  à  un  M.  Cahier  de 
(ierville  —  que  je  connais  peu,  et  qu'il  m'est  inutile  de  con- 
naître. 

Ce  ministère,  extrêmement  désuni,  et  fortement  hostile  à 
l'Assemblée,  ne  comprend  en  somme  (ju'uue  dose  modérée  de 
talents;  car,  bien  que  le  comte  de  Xarbonne  soit  un  homme 
d'esprit,  et  un  garçon  agréable  et  actif,  ce  n'est  nullement  un 
homme  d'affaires;  et  bien  que  M.  Bertrand  de  Mollevillc  ait 
des  talents,  pourtant,  comme  dit  le  proverbe,  «  une  seule 
hirondelle  ne  fait  pas  l'été.  «  Tel  qu'il  est,  chacun  de  ses  mem- 
bres est  convaincu  que  la  Constitution  ne  vaut  rien;  mal- 
heureusement, beaucoup  sont  assez  indiscrets  pour  faire  con- 
naître cette  opinion,  au  même  moment  oii  ils  déclarent  leur 
détermination  de  la  maintenir  et  de  l'exécuter,  ce  qui  est  en 
fait  la  seule  manière  rationnelle  restant  aujourd'hui ,  d'en 
montrer  les  défauts.  Il  est  inutile  de  vous  dire  que  quelques 
membres  de  l'Assemblée  nationale  sont  à  la  solde  de  l'Angle- 
terre, car  vous  le  supposez  bien.  Brissot  de  Warville  est  du 
nombre,  dit-on,  et  à  la  vérité  (soit  par  corruption  ou  pour  tout 
autre  motif  que  j'ignore)  sa  conduite  tend  à  nuire  à  sou  pays 
et  à  favoriser  celui  de  ses  vieux  ennemis,  au  plus  haut  degré- 
I^a  situation  des  finances  est  telle  que  tout  homme  sensé  voit 
l'impossibilité  de  continuel-  comme  en  ce  moment,  et  parce 
(|u'un  changement  de  système  après  tant  de  déclamations 
pompeuses  ne  va  pas  sans  quelque  danger  chez  un  peuple 
aussi  sauvage  et  déréglé,  il  a  paru  qu'une  guerre  fournirait  un 
prétexte  plausible  pour  des  mesures  décisives  pour  lesquelles 


AI'PEXDICE.  367 

on  invoquera  la  nécessité,  en  dépit  de  la  politique,  de  l'huma- 
nilé  et  de  la  Justice.  D'autres  considèrent  la  guerre  comme 
le  moyen  d'obtenir  pour  le  gouvernement  le  commandement 
éventuel  d'une  force  militaire  disciplinée,  qui  pourrait  être 
employée^àrétablirl'ordre,  ou  en  d'autres  termes,  à  ramener  le 
despotisme,  puis  ils  espèrent  que  le  roi  donnera  à  la  nation 
une  constitution  qu'ils  n'ont  ni  la  sagesse  de  rédiger,  ni  la 
vertu  d'adopter  eux-mêmes. 

D'autres  encore  supposent  qu'eu  cas  de  guerre,  le  roi  sera 
tellement  attiré  vers  son  frère,  la  reine  vers  l'empereur,  les 
nobles  (en  très  petit  nombre)  qui  restent  ici  vers  la  masse  de 
leurs  frères  qui  ont  quitté  le  royaume,  que  les  revers,  inévi- 
tables pour  des  foules  indisciplinées  eu  présence  d'armées 
régulières,  seront  facilement  mis  au  compte  de  conseils  don- 
nés par  des  traîtres,  et  que  le  peuple  sera  amené  à  les  bannir 
complètement  et  à  établir  uue  République  fédérale.  Enfin, 
les  aristocrates,  brûlant  du  désir  de  se  venger,  presque  tous 
pauvres,  mais  tous  remplis  d'orgueil,  espèrent  qu'avec  l'aide 
des  armées  étrangères,  ils  pourront  revenir  victorieux  et  réta- 
blir l'espèce  de  despotisme  qui  conviendra  le  mieux  à  leur 
cupidité.  Il  se  trouve  donc  qu'avec  des  vues  différentes,  la 
nation  entière  désire  la  guerre  ;  car,  dans  des  assertions  géné- 
rales de  ce  genre,  il  est  bon  de  tenir  compte  de  l'esprit  du 
pays,  qui  a  toujours  été  belliqueux. 

Je  vous  ai  dit,  il  y  a  longtemps,  que  l'empereur  n'est  pas 
du  tout  un  prince  entreprenant  ou  belliqueux.  Comme  preuve, 
je  dois  aujourd'Imi  vous  informer  que  dans  la  fameuse  confé- 
rence de  Pilnitz,  il  a  été  joué  par  le  roi  de  Prusse,  car  il 
venait,  décidé  à  discuter  la  nature  et  l'étendue  de  l'aide  à 
fournir  et  des  forces  à  employer;  mais  le  roi  y  coupa  court  en 
déclarant  que  la  différence  d'étendue  de  leurs  états  respectifs, 
et  uue  foule  d'autres  circonstances,  justifiaient  la  demande 
d'efforts  plus  grands  de  la  part  de  l'empereur,  mais  qu'il  irait 
avec  lui  sur  le  pied  d'une  parfaite  égalité.  En  conséquence, 
l'empereur  fut  obligé  de  consentir,  mais  il  le  fit  avec  le  des- 
sein et  le  désir  de  n'en  rien  faire.  Lors  donc  que  le  roi  accepta 
la  Constitution,  il  voulut  considérer  ce  fait  comme  ôtant  aux 
princes  étrangers  toute  raison  d'intervenir.  Cependant,  le  roi 


3fiS  APPENDICE. 

de  Prusse  donnail  au  roi  des  assurances  personnelles  de  son 
bon  vouloir  et  de  son  attachement  fraternel,  et  il  en  fournit 
des  preuves  substantielles.  I/intérôt  véritable  du  roi  (qui  on 
est  persuadé)  semble  être  de  maintenir  la  paix,  et  de  laisser 
l'Assemblée  agira  sa  guise,  ce  qui  montrera  la  nécessité  de 
rétablir  en  grande  partie  l'autorité  royale.  La  faction  liostile 
au  roi  s'en  rend  bien  compte,  et  c'est  pour  elle  une  nouvelle 
raison  de  pousser  les  choses  à  l'extrémité;  en  vue  de  détruire 
tout  ce  qui  peut  se  rattacher  à  l'ancien  régime,  elle  a  imaginé 
de  rechercher  l'alliance  de  la  Grande-Bretagne  et  de  la  Prusse. 
En  conséquence,  l'évèque  d'Autun  a  été  envoyé  ici;  si  mes 
informations  sont  exactes,  il  est  autorisé  à  proposer  la  cession 
des  îles  de  France,  de  Bourbon  et  de  Tabago,  comme  prix 
d'une  alliance  contre  l'empereur.  Ceci  tend  directement  à 
rompre  le  pacte  de  famille  avec  l'Espagne,  que  l'Angleterre 
courtise  depuis  longtemps;  car  il  est  évident  que  l'Angleterre 
ne  s'embarquera  pas  dans  un  conflit  dont  la  France  tirerait 
le  moindre  profit;  le  jeu  de  M.  Pilt  est  donc  aussi  clair  que 
le  soleil  et  convient  parfaitement  à  son  tempérament  et  à  ses 
dispositions.  Il  n'a  qu'à  accepter  les  offres  faites,  et  en  envoyer 
des  copies  à  Vienne  et  à  Madrid  pour  aider  à  ses  négociations, 
surtout  avec  l'Espagne.  Il  peut  aussi  leur  off'rir  de  garantir 
leurs  Etats  et  leurs  droits  contre  nous;  de  cette  façon  nous 
nous  trouverions  subitement  entourés  de  nations  hostiles. 

Le  ministre  de  la  guerre  a  violemment  combattu  cette  mis- 
sion en  plein  conseil;  il  en  a  exposé  les  conséquences  et  obtenu 
quelques  restrictions  utiles.  Au  Comité  diplomatique,  M.  Bris- 
sot  de  Warville  proposait  la  cession  de  Diinkerque  et  de 
Calais  à  l'Angleterre,  comme  gages  de  la  fidélité  de  la  France 
aux  engagements  qu'elle  pourrait  prendre.  Cet  échantillon 
vous  permettra  de  juger  de  la  droiture  et  de  la  vertu  de  la  fac- 
tion à  laquelle  il  appartient,  et  je  suis  sûr  que  votre  cœur 
d'honnête  homme  se  remplira  d'indignation  et  de  mépris, 
quand  je  vous  dirai  que  parmi  les  chefs  de  cette  faction,  il  y 
en  a  qui  doivent  tout  à  la  munificence  du  roi. 

La  mission  de  l'évèque  d'Autun  a  produit  une  sorte  de 
schisme  dans  la  coalition.  Le  parti  deLamethetde  Barnave  y 
est  fortement  opposé.  M.  Delessart,  après  en  avoir  adopté  le 


APPEXDICE.  369 

plan  sur  les  instances  de  Tévêque  (qui  en  était  l'auteur)  et  de 
ses  amis,  l'a  abandonné  sur  les  instances  des  autres,  et  deux 
jours  avant  mon  départ  de  Paris,  un  exprès  fut  envoyé  pour 
assurer  à  l'empereur  que,  malgré  les  apparences,  rien  ne  se 
tramait  contre  lui.  De  fait,  on  allait  de  nouveau  faire  l'essai 
d'une  alliance  entre  la  nation  et  lui,  d'après  un  plan  élaboré, 
il  y  a  environ  trois  mois,  par  ceux  qui  plus  tard  firent  le  plan 
d'une  alliance  avec  la  Grande-Bretagne.  Vous  jugez  quelle 
confiance  |on  peut  avoir  en  ces  hommes  d'Etat  de  formation 
récente.  Le  roi  et  la  reine  sont  blessés  jusqu'au  vif  de  ces 
démarches  téméraires.  Je  crois  que  l'on  a  donné  toutes  les 
assurances  nécessaires  à  l'empereur  et  au  roi  d'Espagne.  Une 
personne  dans  le  secret  m'a  demandé  de  vous  assurer,  de 
leur  part,  que  l'on  est  très  loin  de  désirer  un  changement 
dans  le  système  de  la  politique  française  et  d'abandonner  les 
anciens  alliés  ;  par  conséquent,  s'il  résulte  le  moindre  avantage 
des  avances  actuellement  faites  à  l'Angleterre,  vous  sup- 
poserez qu'il  est  dû  uniquement  à  la  folie  du  moment,  et 
non  à  ces  gens-là  ;  ils  n'approuveraient  même  pas  ces  avan- 
tages, mais  bien  le  contraire. 

Je  vous  enverrai  cette  lettre  de  la  façon  qui  promet  d'être 
la  plus  sûre,  et  je  dois  vous  supplier,  mon  cher  monsieur,  de 
la  détruire  par  crainte  d'accidents.  Vous  sentez  combien  il 
est  important  de  ne  pas  publier  ces  informations. 


Lettre  à  Washington . 

Londres,  17  mars.  —  L'évêque  d'Autun  étant  maintenant 
rentré  à  Paris,  il  peut  être  bon  de  faire  connaître  le  résultat  de 
son  ambassade.  Il  a  été  mal  accueilli,  pour  trois  raisons  : 
d'abord ,  parce  que  la  Cour  regarde  avec  horreur  et  appréhension 
les  scènes  qui  se  passent  en  France,  et  dans  lesquelles  on  le 
considère  comme  l'un  des  principaux  acteurs;  secondement, 
parce  que  sa  réputation  déplaît  à  des  personnes  se  piquant 
d'honorabilité  dans  leurs  manières  et  leur  maintien,  et  enfin, 
parce  qu'en  arrivant  il  a  commis  l'imprudence  de  répandre 
l'idée  qu'il  corromprait  les  membres  du  ministère,  et  ensuite 

24 


370  APPENDICE. 

de  fréquenter  les  chefs  du  parti  des  dissidents,  et  d'autres  faits 
similaires.  Il  a  renouvelé  l'impression  produite  avant  son  dé- 
part de  Paris,  qu'il  voulait  intriguer  avec  les  mécontents.  Sa 
réception  en  public  ne  fournit  pourtant  aucun  moyen  de  con- 
naître le  résultat  de  sa  mission,  car  la  réception  aurait  pu 
être  très  mauvaise  et  le  résultat  très  bon.  Mais  le  fait  est  qu'il 
n'a  pu  faire  aucune  offre  digne  d'être  accueillie,  et  que  ses 
demandes  ne  pouvaient  être  accordées.  Il  se  bornait  à  offrir 
la  cession  de  Tabago,  la  démolition  des  ouvrages  de  Cher- 
bourg, et  une  prolongation  du  traité  de  commerce.  Il  deman- 
dait une  stricte  neutralité  en  cas  de  guerre  avec  l'empereur. 
Or,  vous  remarquerez  qu'aucune  Cour  ne  pourrait  prudem- 
ment traiter  avec  la  France  dans  sa  situation  actuelle,  vu  que 
personne  ne  peut  faire  en  son  nom  des  promesses  d'autre 
sorte  que  celles  que  font  les  parrains  et  les  marraines  à  un 
baptême,  et  tout  le  monde  sait  comment  ces  promesses  sont 
tenues.  Convaincu  de  ceci,  l'évèque  n'a  jamais  dit  un  mot  de 
sa  mission  à  lord  Gower,  ambassadeur  d'Angleterre  à  Paris, 
qui  m'en  a  parlé  comme  d'une  chose  extraordinaire,  mais  qui 
était  pourtant  bien  content  de  n'avoir  pas  eu  à  donner  des 
lettres  de  présentation. 

Au  sujet  de  Tabago,  il  me  faut  faire  une  digression.  Voilà 
longtemps  que  j'ai  été  informé  à  Paris  que  des  colons  de 
Saint-Domingue  étaient  venus  à  Londres  faire  des  ouvertures 
à  M.  Pitt.  Depuis  lors,  j'ai  appris  que  le  ministère  français 
possédait  des  documents  prouvant  non  seulement  qu'il  fomen- 
tait les  désordres  en  France,  mais  qu'il  intriguait  profondé- 
ment au  sujet  de  cette  colonie.  J'ignore  les  preuves  particu- 
lières ;  je  ne  puis  donc  parler  d'une  façon  positive.  Je  ne 
puis  non  plus  me  porter  garant  de  ce  que  j'ai  encore  appris 
à  ce  sujet  depuis  un  mois,  mais  on  m'assure  que  M,  Pitt  a 
l'intention,  s'il  le  peut,  d'assurer  l'indépendance  de  Saint- 
Domingue.  On  me  désigne  comme  son  agentà  ParisM.  Clerk- 
son,  le  grand  avocat  des  nègres,  et  la  conduite  d'une  par- 
tie de  l'Assemblée,  en  refusant  de  porter  secours  à  cette  île, 
me  corrobore  dans  cette  idée.  Le  cas  étant  tel,  ou  supposé 
tel,  l'offre  de  Tabago  est  trop  minime  pour  attirer  l'attention 
de  M.  Pitt,  même  en  ne  tenant  aucun  compte  des  autres 


APPENDICE.  371 

circonstances.  A  ce  propos,  mon  informateur  me  dit  aussi  que 
M.  Pitt  a  l'intention  de  nous  enjôler  jusqu'à  l'adoption  de 
son  plan  pour  Saint-Domingue;  et  j'apprends  d'une  autre 
source  qu'il  a  l'intention  de  nous  ofirir  sa  médiation  pour 
la  paix  avec  les  Indiens.  Cette  médiation  doit  être  pour  nous 
la  récompense  de  l'adoption  de  ses  plans  ,  et  en  ce  qui 
regarde  les  tribus  indiennes^  il  veut,  par  ce  moyen,  se  cons- 
tituer leur  patron  et  leur  protecteur.  Il  peut  être  bon  de  rap- 
procher ceci  de  la  récente  division  du  Canada  et  les  me- 
sures prises  actuellement  pour  coloniser  militairement  le  haut 
pays,  et  par-dessus  tout,  de  ce  qui  peut  venir  de  M.  Ham- 
mond. 

Je  reviens  à  Saint-Domingue.  Si  tel  est  le  plan  de  M.  Pitt, 
bien  que  je  ne  nous  suppose  pas  disposés  à  nous  y  engager 
ni  même  à  nous  y  arrêter,  le  succès  en  sera  pourtant  tout  à 
notre  avantage,  et  une  simple  préface  de  ce  qui  arrivera  sûre- 
ment à  la  Jamaïque  au  premier  changement  de  vent  dans  le 
monde  politique.  La  destruction  du  port  de  Cherbourg  n'a 
actuellement  aucune  importance  pour  le  ministère  anglais, 
parce  qu'on  suppose  que  les  éléments  le  détruiront  avant 
qu'il  ne  soit  achevé,  et  parce  que  la  marine  française,  man- 
quant de  discipline,  forme  plutôt  un  objet  de  mépris  que  de 
crainte.  La  prolongation  offerte  du  traité  de  commerce  ne 
répond  à  rien,  car  actuellement  toutes  les  parties  de  la  France 
sont  ouvertes  à  la  contrebande,  et  l'on  a  peu  de  raison  de 
croire  à  la  longue  durée  d'un  traité  fait  en  ce  moment.  Il 
arrive  donc  qu'aucune  des  offres  n'arrête  l'attention.  La 
neutralité  demandée  a  une  très  grande  importance,  au  con- 
traire. En  laissant  les  Pays-Bas  autrichiens  exposés  à  une 
invasion  française  ou  aurait  violé  les  anciens  et  les 
récents  traités.  Ce  n'est  pas  tout,  car  (comme  j'ai  déjà  eu 
l'occasion  de  le  faire  remarquer)  l'annexion  de  ces  provinces 
à  la  monarchie  française  serait  presque,  sinon  tout  à  fait, 
fatale  à  la  Grande-Bretagne.  Et  si  nous  considérons  qu'elles 
sont  déjà  presque  en  révolte  ouverte,  et  que  leur  intérêt 
est  en  fait  de  se  réunir  à  la  France,  il  y  a  lieu  de  supposer 
que  cette  union  pourrait  s'accomplir  en  cas  de  guerre  avec 
l'Empereur.  J'en  ai  dit  assez  sur  le  chapitre   de  la  bonne 


372  APPENDICE. 

foi  et  de  la  bonne  politique.  Mais  il  y  a  encore  une  autre 
cause  qui  peut  produire  des  effets  égaux  à  toutes  les  autres. 
Il  paraît  que  la  question  est  de  savoir  si  c'est  le  cabinet 
anglais  ou  le  cabinet  russe  qui  dirige  l'autre.  Il  y  a  peut- 
être  un  peu  des  deux,  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  ceci  est  cer- 
tain :  ni  l'un  ni  l'autre  n'est  disposé  à  contrecarrer  ouver- 
tement les  vues  de  son  allié.  Or,  en  laissant  de  coté  les 
sentiments  personnels  qui  agitent  naturellement  le  souverain 
de  ce  royaume-ci  comme  ceux  de  tous  les  autres  à  l'égard 
de  la  Révolution  française,  il  est  notoire  que,  dès  son  début 
même,  des  agents  furent  employés  à  fomenter  un  esprit  de 
révolte  dans  les  autres  États,  et  particulièrement  en  Prusse, 
Le  roi  de  Prusse  ressent  donc  pour  les  révolutionnaires  fran- 
çais toute  la  colère  d'un  prince  allemand,  fier,  passionné  et 
otTensé.  Ajoutez-y  que  l'électeur  de  Hanovre  ne  peut,  à  ce 
titre,  souhaiter  aucun  changement  dans  le  gouvernement  de 
l'Allemagne.  Si  donc  l'intérêt  de  la  Grande-Bretagne  eût 
été  d'établir  en  France  une  constitution  libre  (ce  qui  n'est 
certainement  pas  le  cas),  je  suis  parfaitement  convaincu 
que  cette  Cour  n'aurait  jamais  fait  un  seul  effort  dans 
ce  but. 

Je  vous  ai  mandé  dans  ma  dernière  lettre  que  le  minis- 
tère français  était  désuni  à  l'extrême.  Il  l'était  trop  pour  pou- 
voir durer;  de  plus,  ses  membres  s'employaient  à  préparer 
mutuellement  leur  chute.  M.  de  Narbonne  voulait  entrer  aux 
Affaires  étrangères.  Il  avait  une  foule  de  raisons  pour  le  dési- 
rer, dit -on,  et  principalement  parce  qu'il  disposerait  de 
grosses  sommes  sans  avoir  à  en  rendre  compte.  Quels  que 
fussent  ses  motifs,  voici  quel  paraît  avoir  été  son  plan.  Il 
s'est  fait  l'avocat  de  toutes  les  mesures  de  violence.  Une  pa- 
reille conduite  aurait  naturellement  excité  les  soupçons  de 
tout  homme  sensé,  mais  pas  ceux  de  l'Assemblée.  Il  s'allia 
aux  partisans  de  la  démocratie  et  tout  en  s'assurant  par  ce 
moyen  contre  leurs  clameurs,  il  prenait  grand  soin  de  ses 
intérêts  pécuniaires.  On  me  l'affirme,  du  moins,  mais  en 
ajoutant  qu'il  a  eu  la  grandeur  d'àme  de  payer  ses  dettes, 
bien  que  ses  domaines  (situés  à  Saint-Domingue)  soient  notoi- 
rement parmi  ceux  qui  ont  été  dévastés.  Ou  affirme  encore 


APPENDICE.  373 

que,  pour  apaiser  les  cris  des  adjudicataires  qui  lui  ont  donné 
de  l'argent  et  qui  se  trouvaient  sur  le  chemin  de  la  ruine,  il  a 
consenti  à  les  indemniser  de  la  dépréciation  des  assignats. 
Pour  faire  disparaître  un  grand  obstacle  à  ses  agissements,  il 
a  pris  part  aux  intrigues  contre  M.  Bertrand  de  .\Iolleville,  et 
en  même  temps  en  commença  d'autres  contre  M.  Delessart, 
en  vue  d'obtenir  sa  place.  On  dit  que  le  roi  a  dans  les  mains 
les  preuves  de  toutes  ces  choses.  J'ai  déjà  fait  connaître  en 
partie  la  conduite  de  M.  Delessart.  Je  dois  ajouter  que  plus 
tard,  croyant  à  la  toute-puissance  de  Brissot  de  Warville  et 
de  Condorcet  dans  l'Assemblée,  il  viola  les  engagements  qu'il 
avait  pris  avec  les  triumvirs ,  et  rédigea  quelques  dépèches 
conformes  aux  vues  de  ces  deux  messieurs.  On  résolut  donc 
de  le  déplacer,  et  l'on  recherchait  son  successeur.  La  per- 
sonne à  laquelle  l'on  s'adressa  était  en  train  de  délibérer  si 
elle  accepterait  ou  non,  lorsque  Brissot  amena  sa  mise  en 
accusation  et  son  arrestation.  En  même  temps,  M.  de  Nar- 
bonne  était  renvoyé  et  M.  de  Gerville  devait  le  suivre  dans  sa 
retraite.  Le  chevalier  de  Graave  succède  à  M.  de  JVarbonne. 
Quand  j'ai  quitté  Paris,  il  était  attaché  aux  triumvirs.  Il  ne 
manque  pas  d'intelligence ,  mais  je  considère  sa  réussite 
comme  presque  impossible.  J'apprends  que  M.  Bertrand, 
contre  qui  l'Assemblée  a  enfin  voté  une  adresse,  a  donné  sa 
démission.  Il  y  a  là-dessous  quelque  chose  que  je  ne  puis 
découvrir  sans  être  sur  les  lieux,  mais  vous  pouvez  être  cer- 
tain qu'il  se  retire  avec  l'entière  confiance  du  roi  et  de  la 
reine.  Les  informations  reçues  de  Paris  étaient  antérieures 
à  la  nouvelle  de  la  mort  de  l'Empereur ,  qui  a  probable- 
ment occasionné  les  violences  employées  contre  le  pauvre 
Delessart,  en  faisant  disparaître  les  craintes  de  ceux  qui 
(malgré  tous  leurs  grands  mots)  éprouvaient  une  frayeur 
terrible.  Il  est  impossible  de  déterminer,  ou  même  de  con- 
jecturer quelles  seront  les  conséquences  de  cet  événement. 
Beaucoup  dépendra  du  caractère  personnel  de  son  succès j 
seur,  que  je  ne  connais  pas  encore. 


374  APPENDICE. 


Lettre  à  Waskington. 

6  avril.  —  Mon  cher  Monsieur,  je  vous  ai  fait  part  de 
beaucoup  de  choses  que  je  n'aurais  pas  voulu  confier  à 
d'autres;  j'aurai  encore  par  la  suite  des  renseignements 
qu'il  sera  bon  de  vous  faire  parvenir  en  particulier;  mais, 
en  même  temps,  on  compte  en  Amérique  que  les  fonc- 
tionnaires publics  vont  correspondre  librement  et  sans  réti- 
cences avec  le  ministère  des  Affaires  étrangères;  il  pour- 
rait donc  être  inconvenant  de  ne  pas  tout  dire  dans  les  lettres 
adressées  à  ces  bureaux.  Donnez- moi,  je  vous  prie,  votre 
opinion  à  ce  sujet.  Je  serais  très  fâché  de  déplaire  à  n'im- 
porte qui ,  mais  je  ne  puis  avoir  en  les  autres  la  même 
confiance  qu'en  vous,  et  ma  lettre  du  4  février  vous  mon- 
trera qu'il  peut  se  faire  que  je  ne  puisse  agir  autrement. 

Un  exprès  arrivé  hier  soir  a  apporté  la  nouvelle  de  l'assas- 
sinat du  roi  de  Suède  à  un  bal  masqué,  le  26  du  mois  der- 
nier; voici  encore  une  autre  couronne  qui  tombe  sur  la  tête 
d'un  jeune  Souverain.  Ceux  qui  croient  les  Jacobins  français 
engagés  dans  un  grand  complot  régicide  rapprochent  la  mort 
de  l'empereur  et  celle  du  roi  de  Suède  des  préparatifs  faits 
contre  laFrance,  d'où  ilsconcluent  que  le  roi  de  Prusse  devrait 
prendre  des  précautions  et  surveiller  ses  regards  et  ses  com- 
pagnons. Ces  morts  subites  à  un  moment  si  critique  sont 
extraordinaires ,  mais  je  ne  crois  pas  d'habitude  aux  mons- 
truosités, et  je  ne  puis  voir  comment  un  club  pourrait  suivre 
un  sentier  d'horreurs,  où  le  secret  est  essentiel  à  la  réussite. 
Le  jeune  roi  de  Hongrie  a  fait  aux  demandes  péremptoires 
de  la  France  une  réponse  de  nature  à  réprimer  un  peu  la  joie 
extravagante  manifestée  pour  la  mort  de  son  père.  On  me 
dit  que  c'est  un  disciple  plutôt  de  son  oncle  Joseph  que  de 
son  père,  et,  s'il  en  est  ainsi,  il  ne  restera  pas  lontemps  sans 
agir.  La  mort  du  roi  de  Suède  va  pourtant  déranger  quelque 
peu  le  plan  des  opérations.  Dieu  seul  sait  comment  tout  cela 
finira. 


APPENDICE.  375 


Lettre  à  M.  Thomas  Jefferson,  secrétaire  d'État. 

10 juin.  — Monsieur,  dans  mon  entrevue  du  15  mai  avec 
M.  Dumouriez,  il  m'a  dit  qu'il  pensait  que  le  mieux  était  de 
me  présenter  immédiatement  au  roi  ;  ma  première  audience 
n'eut  pourtant  lieu  que  le  3  courant.  Il  a  donné  comme 
excuse  de  ce  retard  l'état  des  affaires  publiques,  qui  l'ont 
maintenu  dans  un  état  d'occupation  et  d'agitation  constantes. 
Je  ne  veux  pas  vous  imposer  le  récit  de  ce  qui  s'est  passé 
lors  de  ma  réception  par  le  roi  et  la  reine.  Le  lendemain 
j'ai  dîné  avec  M.  Dumouriez,  à  qui  j'ai  remis  la  lettre  du 
Président  au  Roi  sur  son  acceptation  de  la  Constitution. 
J'avais  préparé  une  traduction  de  cette  lettre,  pour  éviter 
les  erreurs  assez  fréquentes  de  leurs  agents.  A  propos, 
différents  membres  du  corps  diplomatique  m'ont  parlé  de 
cette  lettre,  qui  leur  a  donné  une  haute  idée  de  la  sagesse 
du  Président.  Selon  vos  instructions,  j'ai  saisi  l'occasion  de 
parler  de  la  mesure  odieuse  prise  par  l'ancienne  Assemblée 
contre  M.  Dumouriez  et  M.  Bonnecarrère,  son  secrétaire  in- 
time. Ce  dernier  m'a  dit  qu'il  partageait  complètement  mon  avis 
là-dessus,  mais  que  rien  ne  pouvait  se  faire  avant  d'avoir 
rendu  l'Assemblée  moins  nerveuse  ;  l'on  pouvait,  il  est  vrai, 
réunir  .une  majorité,  mais  non  pas  l'amener  à  voter  autre 
chose  que  des  mesures  provisoires  ;  nous  pourrions  cepen- 
dant préparer  la  chose  et  la  mettre  en  train.  M.  Dumouriez 
m'a  dit  que  son  système  politique  était  extrêmement  simple: 
une  puissance  aussi  grande  que  la  France  n'a  pas  besoin 
d'alliances;  il  est  donc  opposé  à  tout  traité  autre  que  ceux 
de  commerce.  Vous  êtes  déjà  informé,  je  suppose,  des 
raisons  qui  ont  déterminé  la  déclaration  de  guerre  coutre  le 
roi  de  Hongrie,  et  vous  savez  que  l'une  de  ces  raisons  était 
l'espoir  d'une  révolte  dans  la  Flandre  autrichienne.  On  a 
même  avoué  publiquement  (et  je  crois  que  c'est  la  première 
fois  dans  les  temps  modernes)  l'intention  de  la  provoquer  et  les 
efforts  faits  dans  ce  but.  Cet  espoir  a  été  déçu  jusqu'ici, 
autant  que  l'on  peut   en  juger   par  le  tempérament  et  le 


376  APPENDICE. 

caractère  des  populations  flamandes;  d'après  les  informations 
que  j'ai  pu  me  procurer,  il  paraîtrait  que,  quelle  que  soit  leur 
répugnance  envers  le  gouvernement  autrichien,  elles  sont 
encore  moins  bien  disposées  envers  la  France.  Lne  diversion 
de  ce  côté  est  donc  absolument  improbable;  la  possibilité  en 
diminue  chaque  jour  pour  deux  causes  naturelles  :  d'abord, 
les  troupes  françaises  sont  extrêmement  indisciplinées,  et 
secondement  les  forces  de  leurs  ennemis  vont  prochainement 
recevoir  des  renforts  considérables.  De  toutes  les  nouvelles 
dignes  de  foi,  il  résulte  que  vers  le  milieu  du  mois  prochain, 
les  armées  alliées  compteront  environ  180,000  hommes,  en 
laissant  décote  les  émigrés  français.  Il  est  douteux  qu'on  laisse 
agir  ces  derniers,  pour  les  raisons  suivantes  :  d'abord,  on  ne 
peut  supposer  que  vingt  mille  volontaires  nobles,  servant  à 
leurs  frais,  soient  jamais  bien  disciplinés;  on  redoute  en  consé- 
quence qu'ils  ne  fassent  plus  de  tort  à  leurs  amis  qu'à  leurs 
ennemis.  Secondement,  il  est  presque  impossible  que  dans  ce 
nombre  de  gens,  tous  irrités  par  des  injures,  réelles  ou  sup- 
posées, il  ne  s'en  trouve  quelques-uns  pour  agir  plutôten  vue 
d'assouvir  des  vengeances  particulières  que  pour  le  bien  public, 
et  il  est  certain  que  des  actes  de  cruauté  el  d'injustice  ser- 
viront plutôt  à  prolonger  qu'à  terminer  la  lutte,  ou,  du  moins, 
la  terminer  selon  leurs  désirs.  Troisièmement,  il  est  notoire 
que  la  grande  masse  du  peuple  français  désire  moins  maintenir 
l'état  actuel  des  choses  qu'empêcher  le  retour  des  anciennes 
oppressions,  et  naturellement  se  soumettrait  plutôt  à  un  pur 
despotisme  qu'à  cette  sorte  de  monarchie  dont  les  seules  limites 
se  trouvaient  dans  ces  corps  de  la  noblesse,  de  la  magistrature 
et  du  clergé,  qui  opprimaient  et  insultaient  le  peuple  à  tour  de 
rôle.  Cette  observation  me  mène  tout  droit  au  but  poursuivi 
par  les  puissances  alliées,  que  je  suppose  être  l'établissement 
d'un  gouvernement  militaire  sur  les  ruines  de  l'anarchie  qui 
règne  actuellement,  et  à  la  continuation  de  laquelle  aucune 
puissance,  sauf  l'Angleterre,  ne  trouve  son  intérêt.  Les  autres, 
voyant  que  s'il  n'existe  pas  de  contre-poids  à  sa  marine, 
l'Angleterre  doit  être  maîtresse  de  l'océan  (ce  qui,  dans  l'état 
actuel  du  commerce  du  monde,  équivaut  à  l'empire  universel) 
ne  peuvent  que  désirer  rétablir  le  royaume  de  France . 


APPEXDICE.  377 

Ici  une  question  importante  surgit.  Quelle  sorte  de  gou- 
vernement établira-t-on?  Les  émigrés  espèrent  que  ce  sera 
leur  chère  aristocratie;  mais  il  est  difficile  de  supposer  que 
des  rois  s'efTorceront  d'établir  à  l'étranger  ce  qu'ils  tra- 
vaillent sans  cesse  à  détruire  chez  eux,  d'autant  que  la  Révo- 
lution française  ayant  été  commencée  par  la  noblesse  , 
l'exemple  sera  bien  plus  frappant  si  elle  en  devient  la  vic- 
time .  \Iais  si  les  monarques  alliés  ont  intérêt  à  détruire 
l'aristocratie ,  ils  ont  un  intérêt  encore  bien  plus  grand  et 
plus  évident  à  empêcher  l'adoption  d'un  système  libre  et 
bien  équilibré.  Un  tel  système  s'étendrait  inévitablement,  et 
forcerait  les  puissances  voisines  à  se  relâcher  de  leur  tyrannie. 
Si  la  cour  de  Berlin  avait  pu  être  insensible  à  cette  vérité  qui 
la  touche  de  si  près,  les  zélés  réformateurs  d'ici  n'auraient 
pas  permis  aux  ministres  de  Prusse  de  s'endormir  dans  le 
danger.  Le  désir  de  propager  leurs  opinions  et  de  se  faire 
des  recrues  les  a  conduits  si  loin  que  cette  querelle,  qui 
n'aurait  pu  être  que  politique,  est  devenue  personnelle,  et 
j'ai  de  bonnes  raisons  de  croire,  malgré  le  profond  secret 
dont  sont  entourés  les  desseins  de  la  grande  alliance ,  que 
l'on  a  l'intention  de  remettre  tout  le  pouvoir  aux  mains  du 
roi .  Les  partisans  irréfléchis  de  la  liberté  ont  préparé  cet 
événement.  Dans  leur  ardeur  à  détruire  les  anciennes  insti- 
tutions, ils  ont  oublié  qu'une  monarchie  sans  degrés  inter- 
médiaires n'est  qu'un  autre  nom  pour  anarchie  ou  despo- 
tisme. L'anarchie  malheureusement  existe  à  un  degré  inouï; 
et  telles  sont  l'horreur  et  la  crainte  qu'ont  inspirées  partout 
des  sociétés  licencieuses,  que  l'on  a  lieu  de  croire  que  la 
grande  masse  de  la  population  française  considérerait  même 
le  despotisme  comme  un  bienfait,  s'il  était  accompagné  de 
la  sécurité  pour  les  personnes  et  les  propriétés,  telle  qu'on 
la  trouve  sous  les  pires  gouvernements  de  l'Europe.  Un 
autre  grand  moyen  d'établir  le  despotisme  semble  être  la 
banqueroute  nationale,  qui  paraît  inévitable.  Les  dépenses 
du  mois  dernier  ont  dépassé  les  revenus  d'environ  10  mil- 
lions de  dollars.  Les  dépenses  continuent  à  augmenter  et 
les  revenus  à  diminuer.  Les  biens  du  clergé  sont  dévorés, 
et  la  dette  est  aussi  grande  qu'à  l'ouverture  des  États  gêné- 


378  APPENDICE. 

raux.  En  enlevant  ses  biens  à  l'Église,  les  dépenses  courantes 
ont  augmenté  d'environ  un  sixième.  Les  dilapidations  dans 
chaque  ministère  sont  sans  exemple,  et  l'on  a,  pour  cou- 
ronner le  tout,  une  monnaie  de  papier  dont  le  total  aug- 
mente sans  cesse,  et  qui  monte  déjà  à  plus  de  trois  cents 
millions  de  dollars.  De  ces  faits,  il  est  impossible  de  ne 
pas  tirer  les  plus  sinistres  présages  .  Les  campagnards  ont 
été  poussés  jusqu'ici,  dans  une  grande  mesure,  par  l'espoir 
du  gain.  L'abolition  des  dîmes,  des  droits  féodaux  et  de» 
impôts  accablants,  était  si  agréable  ,  qu'on  ne  pouvait  se 
résoudre  à  en  examiner  froidement  les  conséquences,  ni 
même  à  faire  une  enquête  au  point  de  vue  de  leur  stricte 
justice.  Après  cette  abolition,  vinrent  les  combinaisons  philo- 
sophiques et  mathématiques  du  fisc,  qui  sont  très  belles  et 
satisfaisantes ,  et  auxquelles  on  ne  peut  faire  qu'une  seule 
objection  de  quelque  valeur,  savoir  qu'elles  ne  sont  pas 
réalisables.  Or,  j'ai  fréquemment  remarqué  que,  quand 
l'humanité  en  arrive  à  abandonner  le  sentier  de  la  justice,  il 
n'est  pas  facile  d'arrêter  sa  marche  à  un  point  déterminé; 
par  conséquent,  tout  le  royaume  (sauf  Paris)  ayant  intérêt 
à  ne  pas  payer  les  impôts,  la  question  sera  décidée  sans 
grande  difficulté,  si  le  Corps  législatif  quitte  cette  ville.  Il  se 
prépare  déjà  à  un  déplacement  et  a  l'intention  d'emmener 
le  roi;  à  cet  effet,  un  décret  est  déjà  passé  qui  licencie  la 
garde  du  corps ,  et  un  autre  qui  ordonne  de  rassembler 
20,000  hommes  au  nord  de  la  ville .  La  milice  parisienne 
s'opposera  à  ce  dernier  décret,  dont  elle  commence  à  voir 
le  but;  et  comme  l'opinion  générale  semble  être  qu'aucune 
résistance  sérieuse  ne  sera  faite  aux  troupes  autrichiennes 
et  prussiennes ,  on  considère  la  personne  de  Louis  XVI 
comme  la  plus  solide  des  alliances,  pour  se  protéger  du 
pillage  et  des  outrages.  Ce  décret  peut  donc  produire  un 
schisme  entre  la  milice  et  l'Assemblée,  ou  entre  les  habitants 
de  Paris,  ou  tous  les  deux.  Il  existe  déjà  une  rupture  sérieuse 
entre  les  membres  du  ministère  actuel,  et  quelques-uns 
devront  se  retirer.  J'ai  les  meilleures  raisons  de  croire  qu'ils 
seront  tous  changés  dans  quelques  semaines,  et  un  certain 
nombre  dans  quelques  jours .  Il  existe  aussi  une  inimitié 


APPEXDICE.  379 

mortelle  entre  les  divers  partis  de  l'Assemblée.  A  la  tète  de 
la  faction  jacobine  est  la  députation  de  Bordeaux ,  et  cette 
ville,  vous  le  savez,  est  particulièremeot  hostile  aux  intérêts 
de  notre  commerce .  C'est  à  cette  hostilité,  ou  plutôt  à  cette 
confusion  universelle,  que  Dumouriez  faisait  allusion  en 
s'excusant  d'avoir  retardé  mon  audience .  C'est  elle  aussi 
que  son  secrétaire  intime  avait  en  vue  quand  il  me  parlait  de 
la  nécessité  de  mettre  plus  de  suite  dans  les  idées  de  l'Assem- 
blée, avant  de  pouvoir  rien  faire.  M.  Dumouriez  m'a  dit 
qu'il  n'avait  aucune  inquiétude  du  côté  de  la  Prusse,  dont 
le  seul  but  était  d'engager  à  fond  la  maison  d'Autriche,  puis 
de  profiter  de  ses  embarras.  Je  lui  ai  répondu  qu'il  devait 
naturellement  être  bien  informé  à  ce  sujet,  mais  depuis  que 
le  ministre  de  Prusse  était  parti  sans  prendre  congé,  je  ne 
pouvais  que  supposer  les  intentions  de  cette  cour  plus 
sérieuses  qu'il  ne  se  l'imaginait.  Il  me  donna  de  nom- 
breuses raisons  pour  son  opinion,  que  je  n'aurais  regardée 
que  comme  une  opinion  objective,  si  en  d'autres  circons- 
tances ses  intimes  ne  me  l'avaient  pas  citée,  et  si  je  ne  con- 
naissais la  source  où  il  puise  ses  meilleurs  renseignements. 
Un  événement  récent  vient  de  donner  une  nouvelle  force 
à  cette  manière  de  voir  :  je  parle  de  l'attaque  de  la  Pologne 
par  l'impératrice  de  Russie  pour  détruire  sa  nouvelle  consti- 
tution. On  ignore  si  ce  mouvement  est  concerté  avec  les  cabi- 
nets d'Autriche  ou  de  Prusse.  Je  ne  puis  pas  encore  me  faire 
une  opinion  acceptable  à  ce  sujet,  mais  je  crois  que,  dans 
l'un  et  l'autre  cas,  ces  cabinets  poursuivront  leurs  vues  sur 
ce  pays-ci.  Les  détails  où  je  suis  entré  et  les  renseignements 
que  vous  pourrez  avoir  par  les  journaux  publics,  montrent 
qu'en  ce  moment  il  sera  bien  difficile  d'attirer  l'attention  sur 
d'autres  objets  que  ceux  qui  causent  en  ce  moment  une  si 
grande  agitation.  Le  meilleur  tableau  que  je  puisse  vous 
donner  de  la  nation  française  serait  celui  d'un  troupeau 
fuyant  devant  la  tempête.  Pour  ce  qui  est  du  ministère, 
chacun  de  ses  membres  s'emploie  à  se  défendre  ou  à  attaquer 
son  voisin.  Je  m'occuperai  néanmoins  des  choses  que  vous 
me  recommandez.  Les  obstacles  au  succès  ne  font  qu'exciter 
mes  efforts.  Il  faut  pourtant  s'y  prendre  avec  précaution, 


380  APPENDICE. 

parce  qu'un  changement  soudain  peut  faire  arriver  au  pou* 
voir  des  personnes  qui  s'opposeraient  à  une  mesure  simple- 
ment parce  que  leurs  prédécesseurs  l'auraient  approuvée. 
Vous  m'avez  demandé,  entre  autres  choses,  de  vous  envoyer 
le  Moniteur,  mais  l'éditeur  de  ce  journal  ne  donne  pas  un 
compte  rendu  de  ce  qui  se  passe  à  l'Assemblée  aussi  fidèle 
que  celui  que  vous  trouverez  dans  le  Logographe.  S'il  existe 
un  journaliste  impartial,  c'est  l'auteur,  ou  plutôt  le  transcrip- 
teur  de  ce  journal. 

Je  vous  envoie  naturellement  la  Gazette  de  France  qui, 
d'après  vous,  dit  tout  ce  que  le  ministère  lui  ordonne  de 
dire.  Le  Patriote  Français,  écrit  par  M.  Brissot,  vous  don- 
nera la  version  républicaine  des  événements ,  comme  la 
Gazette  universelle  donne  celle  de  l'espèce  de  monarchie 
proposée  par  la  Constitution.  Le  journal  appelé  l'Indicateur 
est  écrit  par  un  parti  qui  désire  un  exécutif  plus  vigoureux, 
bien  que,  chose  étrange  à  dire,  ce  parti  se  compose  de  ceux 
qui,  au  début  de  l'ancienne  Assemblée  ont  tout  fait  pour 
amener  le  royaume  dans  la  situation  actuelle.  Le  journal 
des  Jacobins  vous  dira  ce  qui  se  passe  au  sein  de  cette 
société .  La  Gazette  de  Leyde,  que  je  vous  envoie  sur 
votre  demande,  vous  donnera  une  espèce  de  sommaire  de 
tous  ces  divers  sentiments  et  opinions.  Si  donc.  Monsieur, 
vous  avez  la  patience  de  parcourir  ces  différentes  feuilles, 
vous  aurez  une  notion  claire  non  seulement  de  ce  qui  se 
fait,  mais  de  ce  qui  se  prépare. 


Lettre  à  Jefferson. 

11  juin.  — A  la  grande  surprise  de  Dumouriez,  le  roi  a 
accepté  sa  démission,  et  en  conséquence  tous  ses  amis,  qu'il 
venait  dénommer,  s'en  vont  avec  lui.  Les  Jacobins  se  sont 
occupés  toute  la  nuit  à  exciter  des  désordres  dans  la  ville, 
mais  les  précautions  prises  pour  les  réprimer  ont  réussi 
jusqu'ici  et  l'on  m'assure  que  M.  de  Luckner  et  M.  de  La 
Fayette  persistent  toujours  dans  leur  intention  de  ne  pas  ris- 
quer une  action.   S'il  en  est  ainsi ,  l'état  actuel  d'incertitude 


APPEXDICE.  3gl 

peut  durer  quelque  temps.  S'ils  se  batteut  et  qu'ils  «raquent 
une  victoire,  il  est  assez  probable  que  nous  serons  témoins 
d'abominables  excès .  Si  au  contraire  on  éprouve  un  échec 
décisif,  la  faction  jacobine  deviendra  un  peu  plus  modérée. 
Somme  toute,  monsieur,  nous  sommes  sur  un  vaste  volcan. 
Nous  le  sentons  trembler,  nous  l'entendons  gronder,  mais  il 
est  impossible  à  des  prévisions  humaines  de  découvrir  com- 
ment, quand  et  où  aura  lieu  l'éruption,  et  quelles  en  seront 
les  victimes.  Le  nouveau  ministère  sera  soulagé,  dans  tous  les 
cas,  de  quelques-uns  de  ses  membres,  mais  il  reste  un  point 
fort  obscur  :  ne  sera-t-il  pas  chassé  par  la  faction  jacobine? 
On  se  propose  de  faire  un  sérieux  effort  contre  cette  faction 
en  faveur  de  la  Constitution  ,  et  M.  de  La  Fayette  com- 
mencera l'attaque.  Je  vous  avoue  que  j'ai  peu  d'espoir  dans 
le  succès.  11  y  a  beaucoup  à  faire  et  fort  peu  de  temps  pour 
le  faire,  car  l'ennemi  sera  bientôt  fort  supérieur  en  nombre, 
et  on  se  demande  actuellement,  paraît-il,  si  l'Alsace  et  la 
Lorraine  sont  prêtes  à  se  joindre  aux  envahisseurs.  Ainsi, 
tandis  qu'une  grande  partie  de  la  nation  désire  renverser  le 
gouvernement  actuel  pour  rétablir  les  anciennes  formes,  et 
qu'une  autre  partie,  encore  plus  redoutable  par  sa  position 
et  le  nombre  de  ses  membres,  désire  l'établissement  d'une 
république  fédérale,  les  modérés,  attaqués  de  toutes  parts, 
ont  à  lutter  seuls  contre  une  force  immense .  Je  ne  puis  pour- 
suivre ce  tableau,  car  mon  cœur  saigne  en  réfléchissant  que 
la  plus  belle  occasion  qui  se  soit  jamais  offerte  d'établir  les 
droits  de  l'homme  dans  le  monde  civilisé  est  peut-être  perdue 
à  jamais. 


Lettre  à  Je  fer  son. 

10  juillet.  —  Le  samedi,  7  juillet,  l'Assemblée  a  joué 
une  farce  dont  les  principaux  acteurs  remplirent  bien  leur 
rôle;  le  roi  fut  trompé  selon  l'habitude,  et  nous  marchons  à 
grands  pas  à  la  catastrophe  finale.  Pendant  quelques  semaines 
les  partis  en  présence,  c'est-à-dire  la  Cour  et  les  Jacobins,  se 
sont  efforcés  de  se  rejeter  mutuellement  l'odieux  d'avoir 


382  APPENDICE. 

violé  totalement  la  Constitution  et  d'avoir  commencé  la 
guerre  civile.  Le  parti  qui  s'appelle  indépendant,  et  qui  est 
de  fait  le  parti  des  peureux,  demande  instamment  la  paix, 
et  saisit  avec  empressement  tout  ce  qui  en  a  l'air  ou  le  nom. 
C'est  pour  attraper  ces  goujons  que  s'est  jouée  la  scène  de 
samedi.  Le  roi  et  la  reine,  croyant  que  les  acteurs  étaient 
sérieux  et  sachant  qne  leurs  vies  étaient  en  jeu,  en  furent 
remplis  de  joie,  et  leurs  timides  conseillers,  tremblant 
devant  la  puissance  tyrannique  de  l'Assemblée^  happèrent 
avidement  l'hameçon  de  réconciliation  qu'on  leur  jetait  sans 
espérer  qu'ils  l'avaleraient.  L'un  deux,  dont  je  vous  ai  parlé 
dernièrement  comme  d'un  homme  très  digne,  a  vu  à  travers 
le  voile  très  mince  qui  couvrait  la  fraude,  et  combattit  mais 
sans  succès  l'opinion  des  autres .  Les  événements,  en  le 
justifiant,  l'ont  mis  au  premier  plan.  Aujourd'hui  le  roi 
commence  une  nouvelle  carrière,  et  s'il  va  jusqu'au  bout 
je  crois  qu'il  réussira.  J'ai  tout  lieu  de  croire  que  cette 
lettre  vous  arrivera  en  toute  sûreté  ;  je  ne  puis  pourtant 
prendre  sur  moi  de  vous  parler  plus  ouvertement,  car  autre- 
ment la  confiance  que  l'on  a  en  moi  pourrait,  dans  le  cours 
des  événements,  devenir  fatale  à  celui  qui  me  renseigne. 


Lettre  à  Jefferson. 

1"  août.  —  Dans  ma  lettre  n"  2,  j'ai  raconté  que  M.  de  La 
Fayette  allait  commencer  une  attaque  contre  la  faction  jaco- 
bine, et  j'exprimais  la  crainte  qu'il  ne  réussît  pas.  Je  crois,  en 
vérité,  que  si  M.  de  La  Fayette  se  montrait  en  ce  moment  à  Paris 
sans  être  accompagné  de  son  armée,  il  serait  écharpé.  Actuelle- 
ment il  semble  évident  que  si  la  royauté  n'est  pas  détruite,  elle 
deviendra  vite  absolue.  Je  pense  que  les  chefs  de  la  Révolution 
ne  voient  pas  d'autre  manière  d'établir  les  affaires  du  pays  sur 
une  base  acceptable,  et  qu'en  conséquence  ils  feront  leur  sou- 
mission à  Sa  Majesté,  en  donnant  comme  raison  que  l'Assem- 
blée, et  le  club  des  Jacobins  qui  en  est  le  maître,  ont  aboli  la 
Constitution.  Si  ma  lettre  était  interceptée,  elle  donnerait  lieu 
à  beaucoup  de  ce  bruit  et  de  ces  folies  auxquels  il  est  désa- 


APPEXDICE.  383 

gréable  de  se  trouver  mêlé,  car  les  gens  malintentionnés  ne 
peuvent  faire  la  distinction  entre  une  personne  ayant  des  ren- 
seignements exacts  sur  ce  qui  se  passe,  et  ceux  qui  agissent 
personnellement.  Je  doiSj  pour  ce  motif,  refuser  de  parler  des 
plans  actuellement  discutés  pour  l'établissement  d'une  bonne 
constitution.  Je  n'ose  pas  dire  (\ne  j'espère  leur  réussite.  Je  la 
désire  ardemment ,  maisj'ai  des  doutes  et  des  craintes,  n'ayant 
aucune  confiance  dans  la  moralité  du  peuple.  Le  roi  cherche 
à  assurer  le  bonheur  de  celui-ci,  qui,  hélas!  n'est  pas  disposé 
à  recevoir  les  bienfaits  de  Sa  Majesté.  Le  soupçon,  compagnon 
constant  du  vice  et  de  la  faiblesse,  a  rompu  tous  les  liens  de 
l'union  sociale,  et  détruit  tout  espoir  honnête  au  moment 
même  où  il  se  produit. 

Quelques  personnes  m'ont  parlé  ironiquement  des  dispo- 
sitions des  Etats-Unis,  mais  je  leur  ai  assuré  très  sincèrement 
que  nos  sentiments  de  reconnaissance  pour  la  conduite  de  ce 
pays  se  traduiraient  en  actes  dès  que  l'occasion  s'en  présente- 
rait; les  changements  que  l'on  pourrait  faire  ici  dans  le  gou- 
vernement n'altéreraient  en  rien  notre  affection  et  ne  dimi- 
nueraient pas  notre  attachement.  Ce  langage  non  officiel,  mais 
tenu  dans  la  sincérité  de  la  vie  sociale,  a  surpris  ceux  qui, 
malheureusement  pour  eux,  ne  peuvent  trouver  à  la  conduite 
des  nations  que  des  motifs  intéressés  et  ont  la  vue  assez  courte 
pour  ne  pas  avoir  observé  qu'une  conduite  vertueuse  et  hono- 
rable est  encore  la  plus  profitable  à  un  pays.  Quant  aux  autres 
objets  dont  je  suis  chargé,  il  est  à  peine  nécessaire  de  dire  qu'il 
n'y  a  rien  à  faire  en  ce  moment.  Le  temps  que  l'Assemblée 
n'emploie  pas  à  la  discussion  des  querelles  de  parti  est  forcé- 
ment pris  par  les  départements  de  la  guerre  et  des  finances. 
La  résolution  de  suspendre  le  roi  a  été  un  peu  refroidie  par  la 
nouvelle  que  les  armées  se  soulèveraient  immédiatement, 
particulièrement  celle  du  sud,  en  qui  l'on  avait  la  plus  grande 
confiance.  Cette  circonstance  a  grandement  dérangé  le  plan 
d'opérations,  d'autant  plus  que  beaucoup  des  instruments 
spécialement  rassemblés  pour  frapper  ce  grand  coup  sont 
devenus  de  sérieux  empêchements  pour  ceux  qui  voulaient  le 
frapper.  Parmi  eux  sont  les  Bretons  et  les  Marseillais,  actuel- 
lement à  Paris.  Quelques  chefs  des  Jacobins,  à  ce  que  l'on  me 


884  APPENDICE. 

dit,  ont  préparé  les  moyens  de  fuir  en  Amérique;  dans  ce 
nombre  est  M.  de  Condorcet,  que  vous  connaissez  depuis 
longtemps.  Ils  s'embarqueront  à  Dunkerqueetà  Saint- Valéry  j 


Lettre  à  Jefferson. 

18  août.  —  Depuis  ma  lettre  du  premier,  une  nouvelle 
révolution  a  eu  lieu  dans  celte  ville.  Elle  a  été  sanglante.  Il  y 
a  un  parti  considérable  intéressé  à  renverser  l'ordre  actuel  ; 
ceux  qui  composent  ce  parti  sont  les  modérés.  Je  suis  con- 
vaincu depuis  longtemps  que  ce  parti  modéré,  lequel,  entre 
parenthèses,  a  été  le  promoteur  de  la  Révolution,  devra 
disparaître  et  que  ses  membres  devront  s'inféoder  à  l'une  des 
factions  existantes.  La  faction  aristocratique  est  encore  divisée 
en  deux  ou  même  davantage.  Les  uns  sont  pour  une  monarchie 
absolue,  d'autres  pour  l'ancien  régime,  et  un  petit  nombre 
désire  un  gouvernement  mixte.  Les  rédacteurs  de  l'ancienne 
Constitution  avaient  adopté  cette  dernière  idée,  mais  sans  pou- 
voir accepter  celle  d'un  État  héréditaire.  Le  roi  qui  déploie 
une  fermeté  extraordinaire  dans  ses  souffrances,  mais  qui  est 
dépourvu  de  moyens  pour  l'action,  et  qui  de  plus  est  très  reli- 
gieux, s'est  trouvé  lié  par  ses  serments  à  la  Constitution,  que 
sa  conscience  lui  faisait  trouver  mauvaise,  et  au  sujet  de  laquelle 
il  n'y  a  plus  qu'une  seule  opinion  dans  le  pays,  parce  que 
l'expérience,  cette  grande  source  de  sagesse,  l'a  déjà  jugée  et 
condamnée.  Pour  les  causes  que  je  viens  de  dire,  le  roi  n'a 
pas  voulu  se  mettre  en  avant,  et  comme  conséquence  il  n'y 
eut  plus  d'étendard  auquel  pussent  se  rallier  les  partisans  des 
deux  Chambres.  Les  républicains  eurent  le  bon  sens  de  mar- 
cher hardiment  et  ouvertement  vers  leur  but,  et,  comme  ils 
eurent  soin  de  ne  pas  mâcher  leurs  mots  ni  de  s'embarrasser 
dans  des  subtilités  légales  ou  constitutionnelles,  ils  eurent 
l'avantage  d'être  unis  et  d'avoir  un  plan  concerté  contre  les 
membres  disjoints  d'un  corps  sans  tête.  Si,  dans  ces  cir- 
constances, il  n'était  pas  question  de  forces  étrangères,  je  n'ai 
aucun  doute  que  la  république  ne  s'établit  assez  paisiblement, 
et  ne  durât  aussi  longtemps  que  le  permettrait  la  moralité  du 


APPENDICE.  885 

peuple.  Vous  savez  ce  qui  en  est  de  cette  moralité,  et  vous 
pouvez  naturellement,  si  c'est  nécessaire,  faire  le  calcul. 

Les  forces  de  l'étranger  sont,  pourtant,  une  circonstance 
prépondérante  en  cette  occasion  et  je  crois  que  le  résultat 
dépendra  de  leur  activité.  Si  le  duc  de  Brunswick  s'avance 
rapidement,  beaucoup  le  rejoindront,  même  parmi  les  armées 
qui  lui  sont  opposées,  parce  que  la  dernière  révolution  four- 
nira à  quelques-uns  une  raison  et  à  d'autres  un  prétexte  pour 
quitter  la  cause  qu'ils  avaient  épousée.  Si,  au  contraire,  sa 
marche  est  prudente  et  lente,  il  est  probable  que  ceux  qui 
actuellement  se  taisent  par  crainte  s'habitueront  graduellement 
à  parler  favorablement  du  gouvernement  actuel,  pour  dé- 
tourner les  soupçons,  et  qu'ainsi  nous  verrons  grandir  une 
opinion  publiquequi,  dèsqu'ellesesera  manifestée,  s'imposera 
à  la  généralité.  Si  de  cette  façon  la  nouvelle  république 
s'enracine  plus  profondément,  je  crois  (|ue  les  puissances 
étrangères  trouveront  une  certaine  difficulté  à  la  renverser; 
car  la  nation  française  forme  une  masse  immense,  qu'il  n'est 
pas  facile  de  mettre  en  mouvement  ni  d'arrêter.  Vous  remar- 
querez, monsieur,  que  tout  se  réduit  aujourd'hui  à  un  simple 
débat  entre  une  monarchie  absolue  et  la  république,  tous  les 
termes  intermédiaires  ayant  disparu.  Ce  débat  devra  aussi  être 
résolu  par  la  force,  parce  que  l'un  des  adversaires  est  le 
peuple  qui  ne  peut  pas  traiter  lui-même,  et  ne  veut  pas  per- 
mettre à  d'autres  de  traiter,  à  sa  place,  les  intérêts  importants 
actuellement  en  jeu.  Si,  comme  autrefois,  quelques  nobles 
factieux  élaient  à  la  tète  d'un  parti,  ils  saisiraient,  comme  alors, 
la  première  occasion  de  faire  des  arrangements  pour  eux- 
mêmes  sur  le  dos  de  leur  parti;  mais  sans  entrer  ici  dans  une 
question  d'honnêteté  relative,  je  ne  crois  pas  que  le  peuple 
soit  assez  attaché  à  des  individus  pour  avoir  ce  que  l'on  appelle 
des  chefs;  ceux  qui  paraissent  tels  sont,  à  mon  avis,  plutôt 
des  instruments  que  des  agents.  Je  n'entre  pas  dans  l'histoire 
des  choses  pour  ne  pas  vous  ennuyer  de  la  récapitulation  des 
faits.  Je  saisis  l'occasion  actuelle  de  vous  envoyer  tous  les 
journaux  depuis  ma  dernière  lettre;  vous  y  trouverez  tous  les 
détails  que  vous  pourrez  désirer.  Depuis  l'affaire  du  10,  le 
Logographe,  la  Gazette  universelle  et  V Indicateur  sont  sup- 

25 


386  APPENDICE. 

primés,  ainsi,  du  reste,  que  tous  ceux  coupables  defeuillan- 
tisme,  c'est-à-dire  adhérant  aux  clubs  «  des  feuillants  soi- 
disant  constitutionnels  » .  Il  faudra  donc  faire  un  choix  de  ce 
que  vous  trouverez  dans  les  autres  gazettes,  écrites  non  seule- 
ment dans  l'esprit,  mais  sous  les  yeux  mêmes  d'un  parti.  Cet 
esprit  influera  sur  le  plus  honnête  imprimeur  dans  la  manière 
de  présenter  les  faits,  et  ces  yeux  empêcheront  le  plus  hardi 
d'imprimer  certains  faits. 

Vous  verrez  que  M.  Boncarère  a  été  nommé  ministre  plé- 
nipotentiaire aux  États-Unis.  Le  caractère  de  cet  homme  est 
aussi  mauvais  que  possible  et  souillé  de  vices  infâmes.  J'ignore 
quelle   influence   l'a   fait  entrer  au   ministère   des  Affaires 
étrangères,  car  j'étais  alors  en  Angleterre;  mais  je  crois  que 
c'était  un  pitoyable  moyen  de  la  part  des  Feuillants  de  sur- 
veiller, de  contrecarrer,  et  peut-être  de  trahir  le  ministère 
jacobin.  Tandis  que  le  roi  insistait  près  de  M.  de  Sainte-Croix, 
un  ministre  de  huit  jours,  pour  qu'il  acceptât  le  ministère  des 
Affaires  étrangères,  celui-ci  déclara  refuser  ses  services,  si  l'on 
conservait  Boncarère,    et  pour  s'en  débarrasser  on  inventa 
l'expédient  de  l'envoyer  en  Amérique.   J'ai  considéré  cette 
mesure  comme  une  sorte  d'insulte,  et  j'ai  transmis  mes  sen- 
timents à  ce  sujet  au  roi,  qui  dit  alors  à  M.  de  Sainte-Croix 
que  j'étais  irrité  de  cette  nomination   et  qu'il  eût  à   s'en 
arranger  avec  moi;  il  désirait  que  j'empêchasse  cette  nomina- 
tion. Le  ministre  s'excusa  comme  il  put,  admettant  sans  cesse 
qu'on  avait  eu  tort;  il  ajouta  que  son  embarquement  serait 
retardé  et  que  j'étais  libre  d'empêcher  sa  réception.  Je  répli- 
quai qu'il  ne  fallait  pas  lui  permettre  de  s'embarquer  du  tout. 
Le  ministre  refusa  de  signer  le  hon  pour  sa  nomination.  La 
nouvelle  révolution  survint  alors,  et  l'histoire  de  la  mission 
de  Boncarère  est  finie.  Malgré  les  plus  grands  efforts,  je  n'ai 
pu  décider  le  ministre  des  Affaires  étrangères  à  examiner  la 
question  de  notre  dette.  De  fait,  le  pouvoir  exécutif  nommé  par 
l'ancienne  Constitution  a  été  à  l'agonie  pendant  trois  mois,  et 
a  songé  davantage  à  son  salut  qu'à  ses  affaires.  Le  pouvoir 
exécutif  actuel  ne  fait  que  de  naître  ;  il  sera  peut-être  étouffé 
au  berceau. 


APPENDICE.  38T 


^«  Lettre  à  Jefferson. 

22  août.  —  Les  différents  ambassadeurs  prennent  tous 
la  fuite,  et  si  je  reste,  je  serai  tout  seul.  J'ai  cependant  l'inten- 
tion de  rester,  à  moins  que  les  circonstances  ne  m'obligent  à 
partir;  parce  que,  dans  l'hypothèse  que  mes  lettres  de  créance 
sont  adressées  à  la  monarchie,  et  non  à  la  république  fran- 
çaise, il  est  sans  importance  que  je  reste  dans  ce  pays  ou  que 
j'aille  en  Angleterre  pendant  le  temps  qui  pourra  être  néces- 
saire pour  recevoir  vos  ordres  ou  arranger  ici  les  affaires  cou- 
rantes. Mon  départ  me  donnerait  cependant  l'air  de  prendre 
parti  contre  la  dernière  révolution;  or,  non  seulement  je  n'y 
suis  pas  autorisé,  mais  je  suis  tenu  de  supposer  que,  si  la  grande 
majorité  de  la  nation  adhère  à  la  nouvelle  forme  de  gouver- 
nement, les  États-Unis  donneront  leur  approbation  ;  car,  en 
premier  lieu,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  prescrire  à  ce 
pays  le  gouvernement  qu'il  devra  adopter,  et  ensuite,  la  base 
de  notre  propre  Constitution  est  le  droit  imprescriptible  d'un 
peuple  à  se  gouverner.  Il  est  vrai  que  la  position  n'est  pas 
sans  danger,  mais  je  présume  que  quand  le  Président  m'a  fait 
l'honneur  de  me  nommer  à  cette  ambassade,  ce  n'était  pas 
pour  ma  sûreté  ou  mon  plaisir  personnels,  mais  pour  défen- 
dre les  intérêts  de  ma  patrie.  Je  continuerai  donc  à  les  défen- 
dre de  toutes  mes  forces;  pour  ce  qui  est  des  conséquences, 
elles  sont  dans  la  main  de  Dieu. 


Lettre  à  Jefferson. 

10  septembre.  — Nous  avons  eu  une  semaine  de  massacres 
incessants,  au  cours  desquels  plusieurs  milliers  de  personnes 
ont  péri.  On  a  commencé  par  deux  ou  trois  cents  ecclésias- 
tiques, qui  n'ont  pas  voulu  prêter  le  serment  prescrit  par  la 
loi.  De  là,  ces  exécuteurs  d'une  justice  sommaire  se  sont  rendus 
à  l'Abbaye,  où  étaient  enfermés  les  prisonniers  qui  se  trou- 
vaient à  la  Cour  le  10  août.  Je  crois  que  Mme  de  Lamballe  fut  la 


388  '  APPENDICE. 

seule  femme  tuée;  elle  fut  décapitée  et  on  lui  ouvrit  le  ventre. 
I.a  tôte  et  les  entrailles  furent  promenées  dans  les  rues  au  bout 
de  piques,  et  le  corps  traîné  sur  le  sol.  L'on  me  dit  que  l'on 
continua  dans  le  voisinage  du  Temple,  jusqu'à  ce  que  la  reine 
regardât  cet  horrible  spectacle.  Hier  les  prisonniers  venus 
d'Orléans  furent  massacrés  à  Versailles.  Les  assassinats  ont 
commencé  ici  vers  cinq  heures  de  l'après-midi,  le  dimanche, 
2  courant.  On  avait  envoyé,  il  y  a  quelques  jours,  des  gardes 
pour  faire  le  duc  de  la  Rochefoucauld  prisonnier.  Ainsi 
escorté,  il  était  en  route  pour  Paris  avec  sa  femme  et  ses 
enfants,  quand  il  fut  arraché  hors  de  sa  voiture  et  tué.  Les 
dames  furent  reconduites  à  la  Roche-Guyon,  où  elles  sont 
actuellement  en  état  d'arrestation.  M.  de  Montmorin  est 
parmi  les  victimes  de  l'Abbaye.  Vous  vous  souvenez  qu'une 
pétition,  couverte  de  milliers  de  signatures,  demandait  le 
déplacement  du  maire  à  cause  de  sa  conduite  au  20  juin.  La 
signature  de  cette  pétition  est  considérée  comme  une  preuve 
suffisante  du  crime  de  feuillantisme  et  quelques-uns  son- 
geaient à  mettre  à  mort  tous  ceux  qui  étaient  coupables  de 
l'avoir  signée.  Pourtant,  cette  mesure  semble  suspendue,  du 
moins  pour  l'instant;  mais,  en  l'absence  de  tout  pouvoir  exé- 
cutif réel,  on  pourrait  aisément  reprendre  ce  projet,  s'il  ren- 
trait dans  les  vues  de  ceux  qui  ont  la  confiance  de  la  partie  du 
peuple  actuellement  occupé  à  tuer. 


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