Skip to main content

Full text of "Journal de Marie Bashkirtseff"

See other formats


JOURNAL  DE 

MARIE 
BASHKIRTSEFF 


K£c 


TOME     PREMIER 


FASQUELLE   ÉDITEUR 

II,    RUE    DE    GRENELLE,    PARIS 


dr 
.mit 

I?  S S 


«>  &     +■>    *?*e 


COPYRIGHT  BY  FASQUELLE 
ÉDITEUR.  DÉPÔT  LÉGAL 
N°  544  PRINTED  IN  FRANCE 


JOURNAL     DE 
MARIE  BASHKIRTSEFF 


PRÉFACE 


A  quoi  bon  mentir  et  poser?  Oui,  il  est  évident  que  j'ai  le 
désir,  sinon  l'espoir,  de  rester  sur  cette  terre,  par  quelque  moyen 
que  ce  soit.  Si  je  ne  meurs  pas  jeune,  j'espère  rester  comme  une 
grande  artiste;  mais  si  je  meurs  jeune,  je  veux  laisser  publier  mon 
journal  qui  ne  peut  pas  être  autre  chose  qu'intéressant.  —  Mais 
puisque  je  parle  de  publicité,  cette  idée  qu'on  me  lira  a  peut-être 
gâté,  c'est-à-dire  anéanti,  le  seul  mérite  d'un  tel  livre?  Eh  bien! 
non.  —  D'abord  j'ai  écrit  très  longtemps  sans  songer  à  être  lue, 
et  ensuite  c'est  justement  parce  que  j'espère  être  lue  que  je  suis 
absolument  sincère.  Si  ce  livre  n'est  pas  l'exacte,  l'absolue,  la  stricte 
vérité,  il  n'a  pas  raison  d'être.  Non  seulement  je  dis  tout  le  temps 
ce  que  je  pense,  mais  je  n'ai  jamais  songé  un  seul  instant  à  dissimu- 
ler ce  qui  pourrait  me  paraître  ridicule  ou  désavantageux  pour 
moi.  —  Du  reste,  je  me  crois  trop  admirable  pour  me  censurer.  — 
Vous  pouvez  donc  être  certains,  charitables  lecteurs,  que  je  m'étale 
dans  ces  pages  tout  entière.  Moi  comme  intérêt,  c'est  peut-être 
mince  pour  vous,  mais  ne  pensez  pas  que  c'est  moi,  pensez  que  c'est 
un  être  humain  qui  vous  raconte  toutes  ses  impressions  depuis 
l'enfance.  C'est  très  intéressant  comme  document  humain.  Deman- 
dez à  M.  Zola  et  même  à  M.  de  Goncourt,  et  même  à  Maupassant! 
Mon  journal  commence  à  douze  ans  et  ne  signifie  quelque  chose 
qu'à  quinze  ou  seize  ans.  Donc  il  y  a  une  lacune  à  remplir  et  je 
vais  faire  une  espèce  de  préface  qui  permettra  de  comprendre  ce 
monument  littéraire  et  humain. 
Là,  supposez  que  je  suis  illustre.  Nous  commençons  : 
Je  suis  née  le  n  novembre  1860.  C'est  épouvantable  rien  que 


8  JOURNAL 

de  l'écrire.  Mais  je  me  console  en  pensant  que  je  n'aurai  certaine- 
ment plus  d'âge  lorsque  vous  me  lirez. 

Mon  père  était  le  fils  du  général  Paul  Grégorievitch  Bashkirtseff , 
d'une  noblesse  de  province,  brave,  tenace,  dur  et  même  féroce. 
Mon  aïeul  a  été  nommé  au  grade  de  général  après  la  guerre  de 
Crimée,  je  crois.  Il  a  épousé  une  jeune  fille,  fille  adoptive  d'un  très 
grand  seigneur;  elle  mourut  à  trente-huit  ans,  en  laissant  cinq 
enfants  :  mon  père  et  quatre  sœurs. 

Maman  s'est  mariée  à  vingt  et  un  ans,  après  avoir  dédaigné  de 
très  beaux  partis.  Maman  est  une  demoiselle  Babanine.  Du  côté 
des  Babanine  nous  sommes  de  vieille  noblesse  de  province,  et 
grand-papa  s'est  toujours  vanté  d'être  d'origine  tartare,  de  la  pre- 
mière invasion.  Baba  Nina  sont  des  mots  tartares,  moi  je  m'en 
moque...  Grand-papa  était  le  contemporain  de  Lermontov,  Pou- 
chkine, etc.  Il  a  été  byronien,  poète,  militaire,  lettré.  Il  a  été  au 
Caucase...  Il  s'est  marié  très  jeune  à  mademoiselle  Julie  Cornélius, 
âgée  de  quinze  ans,  très  douce  et  jolie.  Ils  ont  eu  neuf  enfants, 
excusez  du  peu! 

Après  deux  ans  de  mariage,  maman  alla  vivre  chez  ses  parents 
avec  ses  deux  enfants.  Moi,  j'étais  toujours  avec  grand-maman 
qui  m'idolâtrait.  Avec  grand-maman,  il  y  avait  pour  m'adorer  ma 
tante,  lorsque  maman  ne  l'emmenait  pas  avec  elle.  Ma  tante  plus 
jeune  que  maman,  mais  pas  jolie,  sacrifiée  et  se  sacrifiant  à  tout 
le  monde. 

En  1870,  au  mois  de  mai,  nous  sommes  parties  pour  l'étranger. 
Le  rêve  si  longtemps  caressé  par  maman  s'est  accompli.  A  Vienne, 
on  resta  un  mois,  se  grisant  de  nouveautés,  de  beaux  magasins  et 
de  théâtres.  On  arriva  à  Baden-Baden  au  mois  de  juin,  en  pleine 
saison,  en  plein  luxe,  en  plein  Paris.  Voici  combien  nous  étions  : 
Grand-papa,  maman,  ma  tante  Romanoff,  Dina  (ma  cousine  ger- 
maine), Paul  et  moi,  et  nous  avions  avec  nous  un  docteur,  cet 
angélique,  incomparable  Lucien  Walitsky.  Il  était  Polonais,  sans 
patriotisme  exagéré,  une  bonne  nature,  très  câlin,  qui  se  dépen- 
sait en  charges  d'atelier.  A  Achtirka  il  était  médecin  du  district. 
Il  était  à  l'université  avec  le  frère  de  maman  et  fut  de  tout  temps 
de  la  maison.  Au  moment  du  départ  pour  l'étranger,  il  fallait  un 
médecin  pour  grand-papa  et  on  emmena  Walitsky.  C'est  à  Bade 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  9 

que  j'ai  compris  le  monde  et  l'élégance  et  que  je  fus  torturée  de 
vanité... 

Mais  je  n'ai  pas  assez  parlé  de  la  Russie  et  de  moi,  c'est  le  prin- 
cipal. Selon  l'usage  des  familles  nobles  habitant  la  campagne,  j'eus 
deux  institutrices,  une  russe  et  l'autre  française.  La  première 
(russe),  dont  j'ai  gardé  la  mémoire,  était  une  Mme  Melnikofï,  une 
femme  du  monde,  instruite,  romanesque  et  séparée  de  son  mari, 
se  faisant  institutrice  par  coup  de  tête  après  la  lecture  de  nombreux 
romans.  Ce  fut  une  amie  pour  la  maison.  On  la  traita  en  égale. 
Tous  les  hommes  lui  faisaient  la  cour,  et  elle  s'enfuit  un  beau 
matin,  après  je  ne  sais  quelle  histoire  romanesque.  — •  On  est  très 
romanesque  en  Russie.  — •  Elle  aurait  pu  dire  adieu  et  partir  tout 
naturellement,  mais  le  caractère  slave,  greffé  de  civilisation  fran- 
çaise et  de  lectures  romanesques,  est  une  drôle  de  machine.  En 
femme  malheureuse,  cette  dame  a  tout  de  suite  adoré  la  petite  fille 
qui  lui  était  confiée.  Moi,  je  lui  ai  rendu  son  adoration  par  esprit 
de  pose,  déjà.  Et  ma  famille  gobeuse  et  poseuse  a  cru  que  ce  départ 
devait  me  rendre  malade;  on  me  regardait  ce  jour-là  avec  compas- 
sion, et  je  crois  même  que  grand-maman  a  fait  faire  un  potage 
exprès,  un  potage  de  malade.  Je  me  sentais  devenir  toute  pâle 
devant  ce  déploiement  de  sensibilité.  J'étais,  du  reste,  assez  ché- 
tive,  grêle  et  pas  jolie.  Ce  qui  n'empêchait  pas  tout  le  monde  de  me 
considérer  comme  un  être  qui  devait  fatalement,  absolument, 
devenir  un  jour  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau,  de  plus  brillant  et  de 
plus  magnifique.  Maman  alla  chez  un  juif  qui  disait  la  bonne  aven- 
ture : 

—  Tu  as  deux  enfants,  lui  dit-il,  le  fils  sera  comme  tout  le 
monde,  mais  la  fille  sera  une  étoile!... 

Un  soir,  au  théâtre,  un  monsieur  me  dit  en  riant  : 

—  Montrez  vos  mains,  mademoiselle...  Oh!  à  la  façon  dont  elle 
est  gantée,  il  n'y  a  pas  à  en  douter,  elle  sera  terriblement  coquette. 

J'en  restai  toute  fière.  Depuis  que  je  pense,  depuis  l'âge  de  trois 
ans  (j'ai  tété  jusqu'à  trois  ans  et  demi),  j'ai  eu  des  aspirations  vers 
je  ne  sais  quelles  grandeurs.  Mes  poupées  étaient  toujours  des 
reines  ou  des  rois;  tout  ce  que  je  pensais  et  tout  ce  qu'on  disait 
autour  de  maman  semblait  toujours  se  rapporter  à  ces  grandeurs 
qui  devaient  infailliblement  venir. 


io  JOURNAL 

A  cinq  ans,  je  m'habillais  avec  des  dentelles  à  maman,  des 
fleurs  dans  les  cheveux,  et  j'allais  danser  au  salon.  J'étais  la  grande 
danseuse  Petipa,  et  toute  la  maison  était  là  à  me  regarder.  Paul 
n'était  presque  rien,  et  Dina  ne  me  portait  pas  ombrage,  bien  que 
fille  du  bien-aimé  Georges.  —  Encore  une  histoire.  Lorsque  Dina 
vint  au  monde,  grand-maman  alla  la  prendre  sans  cérémonie  à  sa 
mère  et  la  garda  toujours.  C'était  avant  ma  naissance  à  moi. 

Après  Mme  Melnikoff,  j'eus  pour  gouvernante  Mlle  Sophie  Dol- 
gikoff,  âgée  de  seize  ans.  —  Sainte  Russie  !  —  Et  une  autre,  Fran- 
çaise, qu'on  appelait  Mme  Brenne,  qui  portait  une  coiffure  à  la 
mode  du  temps  de  la  Restauration,  avait  des  yeux  bleu  pâle  et 
semblait  très  triste,  avec  ses  cinquante  ans  et  sa  phtisie.  Je  l'aimais 
beaucoup.  Elle  me  faisait  dessiner.  J'ai  dessiné,  avec  elle,  une 
petite  église  au  trait.  Du  reste,  je  dessinais  souvent;  pendant  que 
les  grands  faisaient  leur  partie  de  cartes,  je  venais  dessiner  sur  le 
tapis  vert. 

Mme  Brenne  est  morte  en  1868,  en  Crimée.  —  La  petite  Russe, 
traitée  en  enfant  de  la  maison,  a  été  sur  le  point  de  se  marier  avec 
un  jeune  homme  que  le  docteur  avait  amené  et  qui  était  connu 
par  ses  échecs  matrimoniaux.  Cette  fois,  tout  semblait  marcher  à 
ravir,  lorsque,  un  soir,  en  entrant  dans  sa  chambre,  je  vois  Mlle  So- 
phie qui  pleurait  comme  une  perdue,  le  nez  dans  ses  coussins.  Tout 
le  monde  est  arrivé. 

—  Quoi,  qu'y  a-t-il? 

Enfin,  après  bien  des  larmes  et  des  sanglots,  la  pauvre  enfant 
finit  par  dire  qu'elle  ne  pourrait  jamais,  non,  jamais!...  Et  des 
pleurs  ! 

—  Mais  pourquoi? 

—  Parce  que...  parce  que  je  ne  puis  pas  m' habituer  à  sa  figure! 

Le  fiancé  entendait  tout  cela  du  salon.  Une  heure  après,  il  bou- 
clait sa  malle  en  l'arrosant  de  larmes  et  partait.  C'était  le  dix- 
septième  mariage  manqué. 

Je  me  rappelle  si  bien  ce  :  «  Je  ne  puis  pas  m' habituer  à  sa 
figure!  »  ça  partait  tellement  du  cœur,  que  je  compris  alors,  même 
très  bien,  que  ce  serait  vraiment  horrible  d'épouser  un  homme  à 
la  figure  duquel  on  ne  peut  s'habituer. 

Tout  ça  nous  ramène  à  Bade  en  1870.  La  guerre  étant  déclarée, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  n 

nous  avons  filé  sur  Genève,  moi  le  cœur  rempli  d'amertume  et  de 
projets  de  revanche.  Tous  les  jours  avant  de  me  coucher,  je  réci- 
tais tout  bas  cette  prière  supplémentaire  : 

—  Mon  Dieu,  faites  que  je  n'aie  jamais  la  petite  vérole,  que  je 
sois  jolie,  que  j'aie  une  belle  voix,  que  je  sois  heureuse  en  ménage 
et  que  maman  vive  longtemps! 

A  Genève,  nous  avons  logé  à  l'hôtel  de  la  Couronne,  au  bord  du 
lac.  On  m'a  donné  un  professeur  de  dessin  qui  a  apporté  des  modèles 
à  copier  :  des  petits  chalets  où  les  fenêtres  étaient  dessinées  comme 
des  troncs  d'arbres  et  qui  ne  ressemblaient  pas  aux  vraies  fenêtres 
des  vrais  chalets.  Aussi  n'en  ai- je  pas  voulu,  ne  comprenant  pas 
qu'une  fenêtre  fût  faite  ainsi.  Alors  le  vieux  bonhomme  m'a  dit  de 
copier  la  vue  de  la  fenêtre,  tout  bonnement,  d'après  nature.  A  ce 
moment  nous  avions  quitté  l'hôtel  de  la  Couronne  pour  loger  dans 
une  pension  de  famille,  et  le  mont  Blanc  était  en  face  de  nous.  J'ai 
donc  copié  scrupuleusement  ce  que  je  voyais  de  Genève  et  du  lac, 
et  ça  en  est  resté  là,  je  ne  sais  plus  pourquoi.  A  Bade  on  avait  eu  le 
temps  de  faire  faire  nos  portraits  d'après  des  photographies,  et  ces 
portraits  m'ont  paru  laids  et  léchés  dans  leur  effort  d'être 
jolis... 

Quand  je  serai  morte,  on  lira  ma  vie  que  je  trouve,  moi,  très 
remarquable.  (Il  n'aurait  plus  manqué  qu'il  en  fût  autrement!) 
Mais  je  hais  les  préfaces  (elles  m'ont  empêchée  de  lire  une  quan- 
tité de  livres  excellents)  et  les  avertissements  des  éditeurs.  Aussi, 
j'ai  voulu  faire  ma  préface  moi-même.  On  aurait  pu  s'en  passer, 
si  je  publiais  tout;  mais  je  me  borne  à  me  prendre  à  douze  ans,  ce 
qui  précède  est  trop  long.  Je  vous  donne,  du  reste,  des  aperçus 
suffisants  dans  le  courant  de  ce  journal.  Je  reviens  en  arrière  sou- 
vent à  propos  de  n'importe  quoi. 

Si  j'allais  mourir  comme  cela,  subitement,  prise  d'une  maladie!... 
Je  ne  saurai  peut-être  pas  si  je  suis  en  danger;  on  me  le  cachera 
et,  après  ma  mort,  on  fouillera  dans  mes  tiroirs  ;  on  trouvera  mon 
journal,  ma  famille  le  détruira  après  l'avoir  lu  et  il  ne  restera 
bientôt  plus  rien  de  moi,  rien...  rien...  rien!...  C'est  ce  qui  m'a  tou- 
jours épouvantée.  Vivre,  avoir  tant  d'ambition,  souffrir,  pleurer, 
combattre  et,  au  bout,  l'oubli!...  l'oubli...  comme  si  je  n'avais 
jamais  existé.  Si  je  ne  vis  pas  assez  pour  être  illustre,  ce  journal 


12  JOURNAL  DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 

intéressera  les  naturalistes;  c'est  toujours  curieux,  la  vie  d'une 
femme,  jour  par  jour,  sans  pose,  comme  si  personne  au  monde  ne 
devait  jamais  la  lire  et  en  même  temps  avec  l'intention  d'être  lue; 
car  je  suis  bien  sûre  qu'on  me  trouvera  sympathique...  et  je  dis 
tout,  tout,  tout.  Sans  cela,  à  quoi  bon?  Du  reste,  cela  se  verra  bien 
que  je  dis  tout... 

Paris,   Ier  mai   1884. 


iS73 


Janvier  (à  l'âge  de  12  ans) .  — •  Nice,  promenade  des 
Anglais,  villa  Acqua-Viva. 

La  tante  Sophie  joue,  au  piano,  des  airs  petits-russiens,  et  cela 
m'a  rappelé  notre  campagne,  j'y  suis  toute  transportée  et  quels 
souvenirs  puis-je  avoir  de  là,  si  ce  n'est  de  la  pauvre  grand-maman? 
Les  larmes  me  viennent  aux  yeux  ;  elles  sont  dans  les  yeux  et  vont 
couler  à  l'instant;  elles  coulent  déjà...  Pauvre  grand-maman! 
Comme  je  suis  malheureuse  de  ne  t' avoir  plus  ici!  comme  tu  m'ai- 
mais, et  moi  aussi!  mais  j'étais  un  peu  trop  petite  pour  t'aimer 
comme  tu  le  méritais!  Je  suis  tout  émue  de  ce  souvenir.  Le  sou- 
venir de  grand-maman  est  un  souvenir  respectueux,  sacré,  aimé, 
mais  il  n'est  pas  vivant.  — ■  O  mon  Dieu!  donne-moi  du  bonheur 
dans  la  vie  et  je  serai  reconnaissante.  Mais,  que  dis-je?  il  me  semble 
que  je  suis  dans  ce  monde  pour  le  bonheur  :  faites-moi  heureuse, 
ô  mon  Dieu! 

La  tante  Sophie  joue  toujours,  les  sons  arrivent  vers  moi  par 
intervalles  et  ils  me  pénètrent  l'âme.  Je  n'apprends  pas  de  leçons 
pour  demain,  c'est  la  fête  de  Sophie.  O  mon  Dieu!  donne-moi  le 
duc  de  H...  !  je  l'aimerai  et  je  le  rendrai  heureux;  je  serai  heureuse, 
moi  aussi,  je  ferai  du  bien  aux  pauvres.  C'est  un  péché  de  croire 
qu'on  peut  acheter  les  grâces  de  Dieu  avec  les  bonnes  œuvres, 
mais  je  ne  sais  comment  m' exprimer. 

J'aime  le  duc  de  H...  et  je  ne  puis  lui  dire  que  je  l'aime,  et  si  je 
le  lui  disais  même,  il  n'y  ferait  pas  attention.  Quand  il  était  ici, 
j'avais  un  but  pour  sortir,  m'habiller,  mais  maintenant!...  J'allais 
à  la  terrasse  dans  l'attente  de  le  voir,  de  loin,  pour  une  seconde  au 


14  JOURNAL 

moins.  Mon  Dieu!  soulage  ma  peine;  je  ne  puis  te  prier  davantage, 
entends  ma  prière.  Ta  grâce  est  si  infinie,  ta  miséricorde  est  si 
grande,  tu  as  fait  tant  de  choses  pour  moi  !  Cela  me  fait  de  la  peine 
de  ne  pas  le  voir  à  la  promenade.  Sa  figure  s'est  distinguée  parmi 
les  figures  vulgaires  de  Nice. 

* 
*  * 

Mme  Howard  nous  a  invitées  hier  à  passer  le  dimanche  avec 
ses  enfants.  Nous  étions  sur  le  point  de  partir  quand  Mme  Howard 
est  rentrée,  et  nous  a  dit  qu'elle  était  chez  maman,  et  lui  a  demandé 
la  permission  de  nous  garder  jusqu'au  soir.  Nous  restâmes,  et  après 
le  dîner  nous  allâmes  au  grand  salon,  qui  était  sombre,  et  les  filles 
m'ont  tellement  priée  de  chanter,  elles  se  sont  mises  à  genoux,  les 
enfants  de  même;  nous  avons  beaucoup  ri;  j'ai  chanté  :  «  Santa 
Lucia  »,  «  Le  soleil  s'est  levé  »,  et  quelques  roulades.  Ils  étaient 
tous  tellement  extasiés  qu'ils  se  sont  mis  à  m' embrasser  affreu- 
sement :  oui,  c'est  le  mot.  Si  je  pouvais  produire  le  même  effet  sur 
le  public,  je  me  serais  mise  sur  la  scène  aujourd'hui  même. 

C'est  une  si  grande  émotion  d'être  admirée  pour  quelque  chose 
de  plus  que  la  toilette!  Vraiment,  de  ces  paroles  admiratives  des 
enfants,  je  suis  toute  ravie.  Que  serait-ce  donc  si  j'étais  admirée 
par  d'autres^... 

Je  suis  faite  pour  des  triomphes  et  des  émotions;  donc  le  mieux 
que  j'ai  à  faire,  c'est  de  me  faire  cantatrice.  Si  le  bon  Dieu  veut 
me  conserver,  fortifier  et  agrandir  la  voix,  là,  je  puis  avoir  le 
triomphe  dont  j'ai  soif.  Là,  je  puis  avoir  la  satisfaction  d'être 
célèbre,  connue,  admirée;  et  c'est  par  là  que  je  puis  avoir  celui 
que  j'aime.  Rester  comme  je  suis,  j'ai  peu  d'espoir  qu'il  m'aime, 
il  ignore  mon  existence.  Mais  quand  il  me  verra  entourée  de  gloire 
et  de  triomphe!...  Les  hommes  sont  ambitieux...  Et  je  puis  être 
reçue  dans  le  monde,  parce  que  je  ne  serai  pas  une  célébrité  sortie 
d'un  débit  de  tabac  ou  d'une  rue  sale.  Je  suis  noble,  je  n'ai  pas 
besoin  de  faire  quelque  chose,  mes  moyens  me  le  permettent,  donc 
j 'aurai  encore  plus  de  gloire  et  de  facilité  à  m' élever.  Comme  cela  ma 
vie  sera  parfaite.  Je  rêve  la  gloire,  la  célébrité,  être  connue  partout  ! 

En  paraissant  sur  la  scène,  voir  ces  milliers  de  personnes  qui 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  15 

attendent  avec  un  battement  de  cœur  le  moment  où  vous  chante- 
rez. Savoir,  en  les  voyant,  qu'une  note  de  votre  voix  les  met  tous 
à  vos  pieds.  Les  regarder  d'un  regard  fier  (je  puis  tout)  ;  voilà  ce 
que  je  rêve,  voilà  ma  vie,  voilà  mon  bonheur,  voilà  mon  désir.  Et 
alors,  étant  entourée  de  tout  cela,  Mgr  le  duc  de  H...  viendra  comme 
les  autres  se  prosterner  à  mes  pieds,  mais  il  n'aura  pas  la  même 
réception  que  les  autres.  Cher,  tu  seras  ébloui  de  ma  splendeur, 
et  tu  m'aimeras;  tu  verras  le  triomphe  dont  je  serai  entourée,  et 
c'est  vrai,  tu  n'es  digne  que  d'une  femme  comme  j'espère  l'être. 
Je  ne  suis  pas  laide,  je  suis  même  jolie,  oui,  plutôt  jolie.  Je  suis 
extrêmement  bien  faite,  comme  une  statue,  j'ai  d'assez  beaux  che- 
veux, j'ai  une  manière  de  coquetterie  très  bonne,  je  sais  me  compor- 
ter avec  les  hommes. 

Je  suis  honnête,  et  jamais  je  ne  donnerai  un  baiser  à  un  autre 
homme  que  mon  mari,  et  je  puis  me  vanter  de  quoi  ne  peuvent  pas 
toujours  les  petites  filles  de  douze  à  quatorze  ans,  de  n'avoir  jamais 
été  embrassée,  ni  d'avoir  embrassé  quelqu'un.  —  Alors  une  jeune 
fille  qu'il  verra  au  plus  haut  point  de  la  gloire  que  peut  obtenir 
une  femme,  l'aimant  d'un  amour  ferme  depuis  son  enfance,  étant 
honnête  et  pure,  cela  l'étonnera,  il  voudra  m'avoir  à  tout  prix, 
et  m'épousera  par  orgueil.  Mais,  que  dis-je?  pourquoi  ne  puis- je 
admettre  qu'il  peut  m'aimer?  Ah!  oui,  avec  l'aide  de  Dieu.  Dieu 
m'a  fait  trouver  le  moyen  d'avoir  celui  que  j'aime...  Merci,  ô  mon 
Dieu!  merci. 

Vendredi  14  mars.  — ■  Ce  matin,  j'entends  un  bruit  de  voiture 
dans  la  rue  de  France;  je  regarde  et  je  vois  le  duc  de  H...,  à  quatre 
chevaux,  allant  du  côté  de  la  promenade.  O  mon  Dieu!  s'il  est 
ici,  il  prendra  part  au  tir  aux  pigeons  en  avril;  j'irai  absolument! 

* 
*  * 

Aujourd'hui  j'ai  vu  encore  le  duc  de  H...  Personne  ne  se  tient 
comme  lui;  il  a  l'air  tout  à  fait  d'un  roi  quand  il  est  dans  sa  voiture. 

A  la  promenade,  j'ai  vu  plusieurs  fois  G...  (x)  en  noir;  elle  est 
belle,  pas  tant  elle  que  sa  coiffure  ;  son  entourage  est  parfait,  il  n'y 
manque  rien.  Tout  est  distingué,  riche,  magnifique;  vraiment  on 

1.   La  maîtresse  du  duc. 


i6  JOURNAL 

la  prendrait  pour  une  grande  dame.  Il  est  naturel  que  tout  cela 
contribue  à  sa  beauté  :  sa  maison  avec  des  salons,  des  petits  coins 
avec  une  lumière  douce  venant  à  travers  des  draperies  ou  des 
feuillages  verts;  elle-même  coiffée,  habillée,  soignée  comme  on 
ne  peut  mieux,  assise  dans  un  salon  magnifique,  comme  une 
reine,  où  tout  est  accommodé  et  arrangé  pour  la  rendre  le  mieux 
possible.  Il  est  tout  naturel  qu'elle  plaise  et  qu'il  l'aime.  Si  j'avais 
tout  son  entourage,  je  serais  encore  mieux.  Je  serais  heureuse  avec 
mon  mari,  car  je  ne  me  négligerais  point,  je  me  soignerais  pour  lui 
plaire  comme  je  me  soignais  quand  je  voulais  lui  plaire  pour  la 
première  fois.  D'ailleurs,  je  ne  comprends  pas  comment  un  homme 
et  une  femme,  tant  qu'ils  ne  sont  pas  mariés,  peuvent  s 'aimer  toujours 
et  tâchent  de  se  plaire  sans  cesse,  puis  se  négligent  après  le  mariage. 

Pourquoi  se  faire  une  idée  qu'avec  le  mot  mariage  tout  passe  et 
qu'il  ne  reste  que  la  froide  et  réservée  amitié?  Pourquoi  profaner 
le  mariage  en  se  représentant  la  femme  en  papillotes,  en  peignoir, 
avec  du  cold-cream  sur  le  nez  et  cherchant  à  obtenir  de  son  mari 
de  l'argent  pour  ses  toilettes?... 

Pourquoi  la  femme  se  négligerait-elle  devant  l'homme  pour 
lequel  elle  doit  se  soigner  le  plus? 

Je  ne  vois  pas  pourquoi  on  traiterait  son  mari  en  animal  domes- 
tique, et  pourquoi,  tant  qu'on  n'est  pas  mariée,  on  veut  plaire  à  cet 
homme?  Pourquoi  ne  resterait-on  pas  toujours  coquette  avec  son 
mari  et  ne  le  traiterait-on  pas  comme  un  étranger  qui  vous  plaît? 
Avec  la  différence  qu'à  un  étranger  on  ne  doit  rien  permettre  de 
trop.  Est-ce  que  c'est  parce  qu'on  peut  s'aimer  ouvertement,  et 
parce  que  ce  n'est  pas  un  crime,  et  parce  que  le  mariage  est  béni 
par  Dieu?  Est-ce  parce  que  ce  qui  n'est  pas  défendu  n'est  rien  et 
parce  qu'on  ne  trouve  du  plaisir  que  dans  les  choses  défendues  et 
cachées?  Mon  Dieu!  cela  ne  doit  pas  être  ainsi;  je  comprends  bien 
autrement  tout  cela! 

Je  force  ma  voix  pour  chanter,  et  je  l'abîme,  et  c'est  pour  cela 
que  j'ai  juré  à  Dieu  de  ne  plus  chanter  (serments  que  j'ai  cent  fois 
violés)  jusqu'à  ce  que  je  prenne  des  leçons,  et  je  l'ai  prié  de  me  puri- 
fier, agrandir  et  fortifier  la  voix.  Pour  m'empêcher  de  chanter,  j'y 
mets  une  condition  terrible,  c'est  que  si  je  chante,  je  perdrai  la  voix. 
C'est  affreux;  mais  je  ferai  tout  pour  accomplir  cette  promesse. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  17 

Vendredi  30  décembre.  — ■  Aujourd'hui,  une  robe  antédiluvienne, 
ma  petite  jupe  et  casaque  en  velours  noir,  par-dessus,  la  tunique 
et  la  jaquette  sans  manches  de  Dina,  cela  fait  très  bien.  Je  crois  que 
c'est  parce  que  je  sais  porter  la  robe  et  que  j'ai  la  tournure  élégante, 
(j'avais  l'air  d'une  petite  vieille).  On  m'a  beaucoup  regardée.  Je 
voudrais  savoir  pourquoi  on  me  regarde,  si  c'est  parce  que  je  suis 
drôle  ou  jolie.  Je  paierais  cher  celui  qui  me  dirait  la  vérité.  J'ai 
envie  de  demander  à  quelqu'un  (à  un  jeune  homme)  si  je  suis  jolie. 
J'aime  toujours  croire  aux  bonnes  choses  et  j'aime  croire  que  c'est 
plutôt  parce  que  je  suis  jolie.  Je  me  trompe  peut-être;  mais  si  c'est 
une  illusion,  j'aime  mieux  la  garder,  parce  qu'elle  est  flatteuse. 
Que  voulez-vous?  dans  ce  monde,  il  faut  tourner  les  choses  au 
mieux  possible?  La  vie  est  si  belle  et  si  courte! 

Je  pense  à  ce  que  va  faire  mon  frère  Paul  quand  il  sera  grand. 
Quelle  profession?  car  il  ne  peut  pas  passer  sa  vie  comme  bien  des 
gens  :  se  promener  avant,  puis  se  jeter  dans  le  monde  de  joueurs 
et  de  cocottes,  fi!  D'ailleurs  il  n'en  a  pas  le  moyen,  je  lui  écrirai 
tous  les  dimanches  des  lettres  raisonnables,  pas  des  conseils,  non; 
mais  en  camarade.  Enfin,  je  saurai  m'y  prendre,  et,  avec  l'aide 
de  Dieu,  j'aurai  quelque  influence  sur  lui,  car  il  doit  être  un 
homme. 

J'étais  si  préoccupée  que  j'ai  presque  oublié  (quelle  honte!) 
l'absence  du  duc!...  il  me  semble  qu'un  si  grand  abîme  nous  sépare, 
surtout  si  nous  allons  en  Russie,  en  été  !  On  parle  de  cela  sérieuse- 
ment. Comment  puis-je  croire  que  je  l'aurai?  Il  ne  pense  pas  à  moi 
plus  qu'à  la  neige  de  l'hiver  dernier;  je  n'existe  pas  pour  lui.  Res- 
tant encore  à  Nice  l'hiver,  je  puis  espérer;  mais  il  me  semble  qu'avec 
le  départ  pour  la  Russie  toutes  mes  espérances  s'envolent;  tout  ce 
que  je  croyais  possible  s'évanouit;  je  sens  une  douleur  lente  et 
calme  qui  est  affreuse,  je  perds  tout  ce  que  je  croyais  possible.  Je 
suis  dans  un  moment  de  douleur  le  plus  grand,  c'est  un  change- 
ment de  tout  mon  être.  Comme  c'est  étrange!  je  pensais  tout  à 
l'heure  à  la  gaieté  du  tir,  et  maintenant  j'ai  les  plus  tristes  idées 
imaginables  dans  la  tête. 

Je  suis  brisée  par  ces  pensées.  O  mon  Dieu!  à  la  pensée  qu'il  ne 
m'aimera  jamais,  je  meurs  de  douleur!  Je  n'ai  plus  d'espoir,  j'étais 
folle  de  désirer  des  choses  aussi  impossibles.  Je  voulais  du  trop 

Journal  de  Marie  Bashkirtsefï.  —  T.  I.  2 


18  JOURNAL 

beau!  Ah!  mais,  non,  je  ne  dois  pas  me  laisser  aller.  Comment, 
j'ose  me  désespérer  ainsi?  N'y  a-t-il  pas  Dieu,  qui  peut  tout,  qui 
me  protège?  Comment,  j'ose  penser  de  cette  façon?  n'est-il  pas 
partout,  toujours  à  veiller  sur  nous?  Lui  peut  tout,  Lui  est  tout- 
puissant;  pour  Lui,  il  n'y  a  ni  temps,  ni  distance.  Je  puis  être  au 
Pérou  et  le  duc  en  Afrique  et,  s'il  le  veut,  il  nous  réunira.  Comment 
ai- je  pu  admettre  une  minute  une  pensée  désespérée?  Comment 
ai- je  pu  pour  une  seconde  oublier  sa  divine  bonté?  Est-ce  parce 
qu'il  ne  me  donne  pas  tout  de  suite  ce  que  je  désire  que  j'ose  le  nier? 
Non,  non,  il  est  plus  miséricordieux,  il  ne  laissera  pas  ma  belle  âme 
se  déchirer  par  des  doutes  criminels. 

Ce  matin,  j'ai  montré  à  Mlle  Colignon  (ma  gouvernante)  un  char- 
bonnier, en  lui  disant  :  «  Regardez  comme  cet  homme  ressemble  au 
duc  de  H...  »  Elle  m'a  dit  en  souriant  :  «  Quelle  bêtise!  »  Cela  m'a 
fait  un  plaisir  immense  de  prononcer  son  nom.  Mais  je  vois  que, 
quand  on  ne  parle  à  personne  de  celui  qu'on  aime,  cet  amour  est 
plus  fort,  tandis  que  si  on  en  parle  constamment  (ce  n'est  pas  là 
mon  cas)  l'amour  devient  moins  fort;  c'est  comme  un  flacon  d'esprit  : 
s'il  est  bouché,  l'odeur  est  forte,  tandis  que  s'il  est  ouvert,  elle 
s'évapore.  C'est  justement  ce  qu'est  mon  amour,  plus  fort,  car  je 
n'en  entends  jamais  parler,  je  n'en  parle  jamais  moi-même,  je  le 
garde  tout  entier  pour  moi. 

Je  suis  d'une  humeur  si  triste;  je  n'ai  aucune  idée  positive  de 
mon  avenir,  c'est-à-dire  que  je  sais  ce  que  je  voudrais,  mais  je  ne 
sais  pas  ce  que  j'aurai.  Comme  j'étais  gaie  l'hiver  dernier!  tout 
me  souriait,  j'avais  de  l'espoir.  J'aime  une  ombre  que  je  ne  pourrai 
peut-être  jamais  avoir.  Je  suis  désolée  avec  mes  robes,  j'en  ai  pleuré. 
Je  suis  allée  avec  ma  tante  chez  deux  couturières;  mais  c'est  mau- 
vais. J'écrirai  à  Paris,  je  ne  peux  supporter  les  robes  d'ici,  cela  me 

rend  trop  misérable. 

* 
*  * 

Le  soir,  à  l'église;  c'est  le  premier  jour  de  notre  semaine  sainte, 
j'ai  fait  mes  dévotions. 

Je  dois  dire  que  je  n'aime  pas  bien  des  choses  dans  ma  religion, 
mais  ce  n'est  pas  à  moi  de  la  réformer.  Je  crois  en  Dieu,  au  Christ, 
à  la  sainte  Vierge,  je  prie  Dieu  tous  les  soirs  et  je  ne  veux  pas 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  19 

m' occuper  de  quelques  bagatelles  qui  ne  font  rien  à  la  vraie  religion, 
à  la  vraie  croyance. 

Je  crois  en  Dieu,  et  il  est  bon  pour  moi  et  il  me  donne  plus  que  le 
nécessaire.  Oh!  s'il  me  donnait  ce  que  je  désire  tant!  le  bon  Dieu 
aura  pitié  de  moi  ;  bien  que  je  puisse  me  passer  de  ce  que  je  demande, 
je  serais  si  heureuse  si  le  duc  faisait  attention  à  moi  et  je  bénirais 
Dieu. 

Je  dois  écrire  son  nom,  car  si  je  reste  sans  le  dire  à  personne, 
sans  même  l'écrire  ici,  je  ne  pourrai  plus  vivre.  Je  craquerai,  parole 
d'honneur!  Cela  soulage  la  peine  quand,  au  moins,  on  l'écrit. 

* 
*  * 

A  la  promenade,  je  vois  une  voiture  à  volonté  avec  un  jeune 
homme,  grand,  mince,  brun;  je  crois  reconnaître  quelqu'un.  Je 
pousse  un  cri  de  surprise  :  oh  !  caro  H...  !  On  me  demande  :  qu'est-ce? 
et  je  dis  que  Mlle  Colignon  m'a  marché  sur  le  pied. 

Il  n'a  rien  de  son  frère;  tout  de  même,  je  suis  contente  de  le  voir. 
Oh  !  si  on  faisait  sa  connaissance  au  moins,  car,  par  lui,  on  pourrait 
connaître  le  duc!  J'aime  celui-là  comme  mon  frère,  je  l'aime,  parce 
qu'il  est  son  frère.  A  dîner,  Walitsky  dit  tout  à  coup  :  «  H...  »  J'ai 
rougi,  j'étais  confuse,  je  suis  allée  vers  l'armoire.  Maman  m'a 
reproché  ce  cri,  en  disant  que  ma  réputation,  etc.,  que  ce  n'était 
pas  bien.  Je  crois  qu'elle  devine  un  peu,  car  toutes  les  fois  qu'on 
dit  :  «  H...  »,  je  rougis,  ou  je  sors  brusquement  de  la  chambre.  Elle 
ne  me  gronde  pas. 

On  est  assis  dans  la  salle  à  manger  à  causer  tranquillement,  me 
croyant  occupée  à  étudier.  Ils  ignorent  ce  qui  se  passe  en  moi  et 
ne  savent  pas  ce  que  sont  mes  pensées  maintenant.  Je  dois  être 
ou  la  duchesse  de  H...,  c'est  ce  que  je  désire  le  plus  (car  Dieu  voit 
combien  je  l'aime),  ou  une  célébrité  sur  la  scène;  mais  cette  carrière 
ne  me  sourit  pas  comme  l'autre.  C'est  sans  doute  flatteur  de  rece- 
voir les  hommages  du  monde  entier,  depuis  le  plus  petit  jusqu'aux 
souverains  de  la  terre,  mais  l'autre!...  Oui,  j'aurai  celui  que  j'aime, 
c'est  tout  un  autre  genre  et  je  le  préfère. 


20  JOURNAL 

Grande  dame,  duchesse,  j'aime  mieux  être  parmi  la  société  que 
d'être  la  première  parmi  les  célébrités  du  monde,  car  alors  je  suis 
dans  un  autre  monde. 

6  mai.  —  Maman  est  levée  et  Mlle  C...  aussi,  car  elle  était  malade. 
Après  la  pluie,  il  faisait  si  beau,  si  frais  et  les  arbres  étaient  si  beaux, 
éclairés  par  le  soleil,  que  je  ne  pouvais  aller  étudier,  d'autant  plus 
qu'aujourd'hui  j'ai  du  temps.  Je  suis  allée  au  jardin,  j'ai  posé  ma 
chaise  près  de  la  fontaine,  j'avais  un  si  splendide  tableau,  car  cette 
fontaine  est  entourée  de  grands  arbres;  on  ne  voit  ni  le  ciel,  ni  la 
terre.  On  voit  une  espèce  de  ruisseau  et  des  rochers  couverts  de 
mousse  et  tout  autour  des  arbres  de  différentes  espèces,  éclairés 
par  le  soleil.  Le  gazon  vert,  vert  et  mou,  vraiment  j'avais  envie 
de  me  rouler  dedans.  Cela  formait  comme  un  bosquet,  si  frais, 
si  mou,  si  vert,  si  beau,  qu'en  vain  je  voudrais  en  donner  une  idée, 
je  ne  le  pourrais  pas.  Si  la  villa  et  le  jardin  ne  changent  pas,  je 
l'amènerai  ici  pour  lui  montrer  l'endroit  où  j'ai  tant  pensé  à  lui. 
Hier  soir,  j'ai  prié  Dieu,  je  l'ai  imploré,  et  quand  je  suis  arrivée 
au  moment  où  je  demande  de  faire  sa  connaissance,  de  me  l'accorder, 
j'ai  pleuré  à  genoux.  Trois  fois  déjà  il  m'a  entendue  et  m'a  exaucée  : 
la  première  fois,  je  demandais  un  jeu  de  croquet,  et  ma  tante  me 
l'apporta  de  Genève;  la  deuxième  fois,  je  demandais  son  aide  pour 
apprendre  l'anglais,  j'ai  tant  prié,  tant  pleuré,  et  mon  imagination 
était  tellement  excitée  qu'il  m'a  semblé  voir  une  image  de  la  Vierge 
dans  le  coin  de  la  chambre,  qui  me  promettait.  Je  pourrais  même 
reconnaître  l'image... 

*  * 

J'attends  Mlle  Colignon  pour  la  leçon  depuis  une  heure  et  demie, 
et  c'est  tous  les  jours  comme  cela.  Et  maman  me  fait  des  reproches, 
et  ne  sait  pas  que  j'en  suis  chagrinée,  que  je  suis  brûlée  dans  l'inté- 
rieur par  la  colère,  l'indignation!  Mlle  C...  manque  les  leçons,  elle 
me  fait  perdre  mon  temps. 

J'ai  treize  ans;  si  je  perds  le  temps,  que  deviendrai-je? 

Mon  sang  bout,  je  suis  toute  pâle,  et  par  moments  le  sang  me 
monte  à  la  tête,  mes  joues  brûlent,  mon  cœur  bat,  je  ne  puis  rester 
en  place,  les  larmes  me  pressent  le  cœur,  je  parviens  à  les  retenir, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  21 

et  j'en  suis  plus  malheureuse;  tout  cela  ruine  ma  santé,  abîme  mon 
caractère,  me  fait  irritable,  impatiente.  Les  gens  qui  passent  tran- 
quillement leur  vie,  cela  se  voit  sur  la  figure,  et  moi  qui  suis  à 
chaque  instant  irritée!  c'est-à-dire  que  c'est  toute  ma  vie  qu'elle 
me  vole  en  me  volant  mes  études. 

A  seize,  dix-sept  ans,  viendront  d'autres  pensées,  et  mainte- 
nant c'est  le  temps  pour  étudier;  c'est  heureux  que  je  ne  sois  pas 
une  petite  fille  enfermée  dans  un  couvent  et  qui,  en  sortant,  se 
jette  comme  une  folle  au  milieu  des  plaisirs,  croit  à  tout  ce  que 
lui  disent  les  fats  à  la  mode  et,  en  deux  mois,  se  trouve  désillu- 
sionnée, désappointée. 

Je  ne  veux  pas  qu'on  croie  qu'une  fois  fini  d'étudier,  je  ne  ferai 
que  danser  et  m' habiller  ;  non.  Mais  ayant  fini  les  études  de  l'enfant, 
je  m'occuperai  sérieusement  de  peinture,  de  musique,  de  chant. 
J'ai  du  talent  pour  tout  cela  et  beaucoup  !  — ■  Comme  cela  soulage 
d'écrire!  je  suis  plus  calme.  Non  seulement  tout  cela  nuit  à  ma 
santé,  mais  à  mon  caractère,  à  ma  figure.  Cette  rougeur  qui  me 
vient,  mes  joues  brûlent  comme  du  feu,  et,  quand  le  calme  revient, 
elles  ne  sont  plus  ni  fraîches  ni  roses...  Cette  couleur  qui  devrait 
être  toujours  sur  ma  figure  me  fait  pâle  et  chiffonnée,  c'est  la 
faute  de  Mlle  C...,  car  l'agitation  qu'elle  cause  fait  cela;  j'ai  même 
des  petits  maux  de  tête  après  avoir  brûlé  comme  cela.  Maman 
m'accuse;  elle  dit  que  c'est  ma  faute  si  je  ne  parle  pas  anglais; 
comme  cela  m'outrage! 

Je  pense  que  s'il  va  lire  un  jour  ce  journal,  il  le  trouvera  bête,  et 
surtout  mes  déclarations  d'amour;  je  les  ai  tant  répétées,  qu'elles 
ont  perdu  toute  leur  force. 

* 
*  * 

Mme  Savelieff  est  mourante;  nous  allons  chez  elle;  il  y  a  deux 
jours  qu'elle  est  sans  connaissance  et  ne  parle  plus.  Dans  sa  cham- 
bre, il  y  a  la  vieille  Mme  Pat  on.  Je  regardais  le  lit,  et  d'abord  je 
n'ai  rien  vu  et  cherchais  des  yeux  la  malade;  puis,  j'ai  vu  sa  tête, 
mais  elle  a  tellement  changé  que  d'une  femme  forte  elle  est  devenue 
presque  maigre,  la  bouche  ouverte,  les  yeux  voilés,  la  respiration 
difficile.  On  parlait  à  voix  basse,  elle  ne  faisait  aucun  signe;  les 


22  JOURNAL 

médecins  disent  qu'elle  ne  sent  rien;  mais  moi,  je  crois  qu'elle 
entend  tout  et  comprend  tout  autour  d'elle,  mais  ne  peut  ni  crier 
ni  rien  dire;  quand  maman  Ta  touchée,  elle  a  poussé  un  gémisse- 
ment. Le  vieux  Savelieff  nous  a  rencontrées  sur  l'escalier  et,  fon- 
dant en  larmes,  il  prit  la  main  de  maman  en  sanglotant  et  lui  dit  : 
«  Vous  êtes  vous-même  malade,  vous  ne  vous  soignez  pas,  voyez- 
vous,  pauvre!  »  Puis  je  l'ai  embrassé  en  silence.  Puis  est  arrivée 
sa  fille;  elle  s'est  jetée  sur  le  lit,  appelant  sa  mère!  Il  y  a  cinq  jours 
qu'elle  est  dans  cet  état.  Voir  sa  mère  mourir  de  jour  en  jour!  Je 
suis  allée  avec  le  vieux  dans  une  autre  chambre.  Comme  il  a  vieilli 
en  quelques  jours!  Tout  le  monde  a  une  consolation,  sa  fille  a  ses 
enfants,  mais  lui,  seul!  ayant  vécu  avec  sa  femme  trente  ans, 
c'est  quelque  chose!  A-t-il  bien  ou  mal  vécu  avec  elle?  mais  l'habi- 
tude fait  beaucoup.  Je  suis  retournée  plusieurs  fois  auprès  de  la 
malade.  La  femme  de  charge  est  tout  éplorée;  c'est  bien  de  voir 
dans  une  domestique  un  si  grand  attachement  pour  sa  maîtresse. 
Le  vieux  est  devenu  presque  un  enfant. 

* 
*  * 

Ah!  quand  on  pense  comme  l'homme  est  misérable!  Chaque 
animal  peut,  quand  cela  lui  plaît,  faire  la  figure  qu'il  veut;  il  n'est 
pas  obligé  de  sourire  quand  il  a  envie  de  pleurer.  Quand  il  ne  veut 
pas  voir  ses  semblables,  il  ne  les  voit  pas,  et  l'homme  est  l'esclave 
de  tout  et  de  tous!  Et  cependant  moi-même  je  m'inflige  cela, 
j'aime  à  aller,  j'aime  qu'on  vienne. 

C'est  la  première  fois  que  je  vais  contre  mon  désir,  et  combien 
de  fois  serai-je  obligée,  ayant  envie  de  pleurer,  serai- je  forcée  de 
sourire,  et  c'est  moi-même  qui  me  suis  choisi  cette  vie,  cette  vie 
mondaine!  Ah!  mais,  alors  je  n'aurai  plus  de  chagrin  quand  je 
serai  grande;  quand  il  sera  avec  moi,  je  serai  toujours  gaie... 


Mme  Savelieff  est  morte  hier  soir.  Moi  et  maman,  nous  allâmes 
chez  elle.  Il  y  avait  là  beaucoup  de  dames.  Que  dire  de  cette  scène? 
douleur  à  droite,  douleur  à  gauche,  douleur  au  plafond,  douleur 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  23 

au  plancher,  douleur  dans  la  flamme  de  chaque  cierge,  douleur 
dans  l'air  même.  Mme  Paton,  sa  fille,  a  eu  une  crise;  tout  le  monde 
pleurait.  Je  lui  ai  embrassé  les  mains,  je  l'ai  menée  et  assise  à 
côté  de  moi,  je  voulais  lui  dire  quelques  mots  de  consolation,  mais 
je  ne  pouvais  pas.  Et  quelles  consolations!  le  temps  seul!  Et  puis 
je  trouvais  toutes  les  consolations  banales  et  bêtes,  je  dis  que  le 
plus  à  plaindre  était  le  vieux  qui  restait  seul  !  seul  !  !  seul  !  !  !  Ah  !  mon 
Dieu!  que  faire?  Je  dis  que  tout  doit  finir.  Voilà  mon  raisonnement. 
Mais  si  quelqu'un  des  nôtres  mourait,  je  ne  le  mettrais  pas  en  pra- 
tique. 

Aujourd'hui,  j'ai  en  une  grande  discussion  avec  mon  professeur 
de  dessin,  M.  Binsa  :  je  lui  ai  dit  que  je  voulais  étudier  sérieuse- 
ment, commencer  par  le  commencement;  que  ce  que  je  faisais  ne 
m'apprenait  rien,  que  c'est  du  temps  perdu,  que  je  veux  dès  lundi 
commencer  le  dessin.  Ce  n'est  pas  de  sa  faute  s'il  ne  me  faisait  pas 
étudier  comme  il  faut.  Il  a  cru  qu'avant  lui  j'ai  pris  des  leçons  et 
que  j'avais  fait  tous  les  yeux,  bouches,  etc.,  et  ce  dessin  qu'on  lui 
a  montré  est  le  premier  dessin  que  j'aie  fait  de  ma  vie  et  par  moi- 
même. 

* 

Voici  une  journée  qui  se  sépare  un  peu  des  autres  jours  si  mono- 
tones et  si  toujours  les  mêmes.  A  la  leçon,  je  demandai  une  expli- 
cation d'arithmétique  à  Mlle  C...  Elle  m'a  dit  que  je  dois  comprendre 
moi-même.  Je  lui  ai  fait  remarquer  que  les  choses  que  je  ne  sais 
pas,  on  doit  me  les  expliquer.  «  Il  n'y  a  pas  de  doit  ici  !  me  dit-elle. 
—  Il  y  a  un  doit  partout,  lui  ai-je  répondu.  —  Attendez  une  minute, 
je  vais  tâcher  de  comprendre  ce  premier  avant  de  passer  à  l'autre.  » 
Je  lui  répondais  d'un  ton  extra-calme,  elle  enrageait  de  ne  pou- 
voir trouver  rien  de  grossier  dans  mes  paroles.  Elle  vole  mon  temps  ; 
voilà  quatre  mois  de  ma  vie  de  perdus...  C'est  facile  à  dire  :  Elle 
est  malade;  mais  pourquoi  me  faire  du  tort?  Elle  abîme  mon 
bonheur  futur  en  me  faisant  ainsi  perdre  mon  temps.  Toutes  les 
fois  que  je  lui  demande  une  explication,  elle  me  répond  d'un  ton 
grossier;  je  ne  veux  pas  qu'on  me  parle  ainsi;  elle  est  un  peu 
enragée,  surtout  étant  malade,  cela  la  rend  insupportable.  Dans 
les  occasions  où  je  suis  très  irritée,  même  fâchée,  il  me  vient  un 


24  JOURNAL 

calme  surnaturel.  Ce  ton  l'a  irritée,  elle  s'attendait  à  une  explo- 
sion de  mon  côté.  — •  «  Vous  avez  treize  ans,  comment  osez- vous?... 

—  Justement,  mademoiselle,  si  vous  dites  que  j'ai  treize  ans,  je 
ne  veux  pas  qu'on  me  parle  de  la  sorte;  ne  criez  pas,  je  vous  prie.  » 
Elle  est  partie,  comme  une  bombe,  à  dire  toutes  sortes  de  malhon- 
nêtetés. Pour  tout,  je  lui  répondais  placidement,  elle  n'en  enra- 
geait que  plus.  —  «C'est  la  dernière  leçon  que  je  vous  donne! 

—  Oh  !  tant  mieux  !  »  dis-je.  Au  moment  où  elle  quittait  la  chambre  ! 
j'ai  poussé  un  soupir,  comme  lorsqu'on  est  délivré  d'une  centaine 
de  livres  qui  étaient  sur  votre  cou!  Je  suis  sortie  satisfaite  pour 
aller  chez  maman.  Elle  court  dans  le  corridor,  et  elle  recommence. 
Je  continue  ma  tactique  et  ne  fais  pas  attention.  Nous  avons  fait 
le  chemin  du  corridor  à  la  chambre  ensemble,  elle  comme  une 
furie,  et  moi  d'un  air  des  plus  imperturbables.  Je  suis  allée  chez 
moi,  et  elle  a  demandé  à  parler  à  maman... 

* 

4c    * 

Cette  nuit,  j'ai  eu  un  horrible  rêve  :  Nous  étions  dans  une  maison 
que  je  ne  connais  pas,  quand  tout  à  coup,  moi  ou  je  ne  sais  qui,  je 
ne  m'en  souviens  pas,  regarde  par  la  fenêtre  :  je  vois  le  soleil  qui 
s'agrandit,  et  couvre  presque  la  moitié  du  ciel,  mais  il  n'est  pas 
brillant  et  n'échauffe  pas.  Puis,  il  se  divise,  un  quart  disparaît, 
le  reste  se  divise  en  changeant  de  couleur,  nous  sommes  aurifiés; 
puis,  il  se  couvre  à  moitié  d'un  nuage,  et  tout  le  monde  s'écrie  : 
«  Le  soleil  s'est  arrêté  !  »  Comme  si  sa  fonction  naturelle  était  de 
tourner.  Il  est  resté  quelques  instants  immobile,  mais  pâle;  puis, 
toute  la  terre  est  devenue  étrange;  ce  n'est  pas  qu'elle  ait  chancelé, 
je  ne  puis  exprimer  ce  que  c'est,  cela  n'existe  pas  dans  ce  que  nous 
voyons  tous  les  jours.  Il  n'y  a  pas  de  parole  pour  exprimer  ce  que 
nous  ne  comprenons  pas.  Puis  encore  il  s'est  mis  à  tourner  comme 
deux  roues,  l'une  dans  l'autre,  c'est-à-dire  que  le  soleil  clair  était 
couvert  par  instants  d'un  nuage  aussi  rond  que  lui.  Le  trouble 
était  général;  je  me  demandais  si  c'était  la  fin  du  monde;  mais 
je  voulais  croire  que  ce  n'était  que  pour  un  moment.  Maman  n'était 
pas  avec  nous,  elle  arriva  dans  une  espèce  d'omnibus  et  semblait 
ne  pas  être  effrayée.  Tout  était  étrange;  cet  omnibus  n'était  pas 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  25 

comme  les  autres.  Puis,  je  me  mis  à  regarder  mes  robes;  nous 
emballions  nos  affaires  dans  une  petite  malle.  Mais  à  l'instant  tout 
recommence.  C'est  la  fin  du  monde,  et  je  me  demande  comment 
Dieu  ne  m'en  a  rien  dit,  et  je  me  demande  comment  je  suis  digne 
d'assister  à  ce  jour,  vivante.  Tout  le  monde  a  peur,  et  nous  nous 
mettons  en  voiture  avec  maman,  et  nous  retournons  je  ne  sais  où... 

Que  veut  dire  ce  rêve?  Est-il  envoyé  de  Dieu  pour  m' avertir 
de  quelque  grand  événement  ou  est-ce  simplement  nerveux? 

Mlle  C...  part  demain.  C'est  tout  de  même  un  peu  triste;  même 
un  chien  avec  lequel  on  a  vécu  nous  fait  de  la  peine  en  partant. 
Malgré  les  relations,  bonnes  ou  mauvaises,  j'ai  un  ver  dans  le  cœur. 

* 
*  * 

En  passant  devant  la  villa  de  Gioia,  la  petite  terrasse  à  droite 
attira  mon  attention.  C'est  là  que  l'année  dernière,  en  allant  aux 
courses,  je  le  vis  assis  avec  elle.  Il  était  assis  de  sa  manière  habi- 
tuelle, noble  et  légère  en  même  temps,  un  gâteau  à  la  main.  Je  me 
souviens  si  bien  de  toutes  ces  bagatelles  ! 

En  passant  nous  l'avons  regardé;  lui  aussi.  Il  est  le  seul  dont 
maman  parle,  elle  l'aime  beaucoup  et  j'en  suis  charmée.  Elle  a 
dit  :  «Vois,  si  H...  mange  des  gâteaux,  c'est  tout  naturel,  il  est 
chez  lui.  »  Je  ne  m'étais  pas  encore  rendu  compte  de  cette  espèce 
de  trouble  en  moi  en  le  voyant.  Maintenant  seulement  je  com- 
prends et  je  me  souviens  des  moindres  détails  le  concernant,  des 
moindres  paroles  prononcées  par  lui. 

Quand  Rémi  vint  me  dire,  aux  courses  de  Bade,  qu'il  venait 
de  parler  au  duc  de  H...,  mon  cœur  eut  une  secousse  que  je  ne 
compris  pas.  Puis  quand,  à  ces  mêmes  courses,  la  Gioia  était  assise 
à  côté  de  nous  et  parlait  de  lui,  j'écoutais  à  peine.  Oh!  combien 
n'aurais-je  pas  donné  pour  les  entendre  aujourd'hui,  ces  paroles! 
Puis,  lorsque  j'ai  passé  devant  les  magasins  anglais,  il  était  là, 
il  me  regardait  ayant  l'air  de  dire  :  «  Comme  elle  est  drôle,  cette 
fillette,  qu'est-ce  qu'elle  s'imagine?  »  d'un  air  moqueur...  Il  avait 
raison  alors,  j'étais  très  drôle,  avec  mes  petites  robes  de  soie, 
j'étais  ridicule!  Je  ne  le  regardais  pas.  Puis  enfin,  toutes  les  fois 
que  je  le  rencontrais,  mon  cœur  donnait  un  coup  si  fort  dans  ma 


26  JOURNAL 

poitrine  que  cela  me  faisait  mal.  Je  ne  sais  si  quelqu'un  a  éprouvé 
cela;  mais  j'ai  peur  que  mon  cœur  batte  si  fort  et  qu'on  l'entende; 
autrefois  je  croyais  que  le  cœur  n'est  qu'un  morceau  de  chair;  mais 
je  vois  qu'il  communique  avec  l'esprit. 

Je  comprends  maintenant  quand  on  dit  :  «  Mon  cœur  a  battu.  » 
Avant,  au  théâtre,  quand  on  le  disait,  j'y  pensais  sans  attention; 
maintenant  je  reconnais  les  émotions  que  j'ai  éprouvées. 

Le  cœur  est  un  morceau  de  chair  qui  communique  par  une  petite 
ficelle  avec  le  cerveau  qui  à  son  tour  reçoit  les  nouvelles  des  yeux 
ou  des  oreilles,  et  tout  cela  fait  que  c'est  le  cœur  qui  vous  parle, 
parce  que  la  petite  ficelle  s'agite  et  le  fait  battre  plus  qu'à  l'ordi- 
naire, et  fait  monter  le  sang  à  la  figure. 

Le  temps  passe  comme  une  flèche.  Le  matin,  j'étudie  un  peu; 
le  piano  à  deux  heures.  L'Apollon  du  Belvédère  que  je  vais  copier 
a  un  peu  de  ressemblance  avec  le  duc;  quand  on  le  regarde  surtout, 
l'expression,  c'est  très  ressemblant.  La  même  manière  de  porter 
la  tête,  et  le  nez  comme  le  sien. 


Mon  professeur  de  musique  Manote  est  très  content  de  moi  ce 
matin.  J'ai  joué  une  partie  du  Concerto  en  sol  mineur  de  Men- 
delssohn  sans  une  seule  faute.  Le  lendemain  à  l'église  russe,  la 
Trinité.  L'église  était  toute  ornée  de  fleurs  et  de  verdure.  On  a  fait 
des  prières  où  le  prêtre  priait  pour  le  pardon  des  péchés,  il  les 
énumérait  tous;  puis  il  a  prié  à  genoux.  Tout  ce  qu'il  disait  s'appli- 
quait si  bien  à  moi,  que  je  suis  restée  immobile,  écoutant  et  secon- 
dant cette  prière. 

J'ai  prié  pour  la  deuxième  fois  si  bien  à  l'église  :  la  première, 
c'est  le  jour  de  l'an.  La  messe  est  devenue  si  banale  et  puis  les 
choses  qu'on  y  dit  ne  sont  pas  celles  de  tous  les  jours,  de  tout  le 
monde.  Je  vais  à  la  messe;  puis  je  ne  prie  pas.  Les  prières  et  les 
hymnes  qu'on  chante  ne  répondent  pas  à  ce  que  disent  mon  cœur 
et  mon  âme.  Ils  m'empêchent  de  prier  en  liberté,  tandis  que  ces 
Te  Deum,  où  le  prêtre  prie  pour  tout  le  monde,  où  chacun  trouve 
quelque  chose  à  s'appliquer,  me  pénètrent. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  27 


* 
*  * 


Paris.  — ■  Enfin  j'ai  trouvé  ce  que  j'ai  désiré,  sans  savoir  quoi. 
Vivre,  c'est  Paris!...  Paris,  c'est  vivre.  Je  me  martyrisais  parce 
que  je  ne  savais  pas  ce  que  je  voulais,  maintenant  je  vois  devant 
moi,  je  sais  ce  que  je  veux!  Déménager  de  Nice  à  Paris,  avoir  un 
appartement,  le  meubler,  avoir  des  chevaux  comme  à  Nice.  Entrer 
dans  la  société  par  l'ambassadeur  de  Russie;  voilà,  voilà  ce  que  je 
veux.  Comme  on  est  heureux  quand  on  sait  ce  qu'on  veut  !  Mais 
voici  une  idée  qui  me  déchire,  c'est  que  je  crois  que  je  suis  laide  ! 
C'est  affreux! 

Nous  sommes  allées  chez  le  photographe  Valéry,  9,  rue  de 
Londres;  là  je  vois  la  photographie  de  G...  Comme  elle  est  belle! 
Mais  dans  dix  ans  elle  sera  vieille,  dans  dix  ans,  je  serai  grande; 
je  pourrais  être  plus  belle,  si  j'étais  plus  grande.  J'ai  posé  huit  fois, 
le  photographe  a  dit  :  «  Si  cette  fois  cela  réussit,  je  serai  content.  » 
Nous  sortons  sans  savoir  le  résultat. 

Après  la  dernière  promenade  en  ville,  nous  arrivons  à  temps  et 
nous  partons. 

Un  orage  éclate;  les  éclairs  sont  terribles,  parfois  ils  tombent 
sur  la  terre  au  loin,  et  laissent  une  ligne  argentée  sur  le  ciel,  mais 
étroite  comme  une  chandelle  romaine. 


Nice.  — Je  regarde  Nice  comme  un  exil;  surtout  je  dois  m'occu- 
per  de  régler  les  jours,  les  heures  des  professeurs.  Lundi  je  recom- 
mence mes  études  si  infernalement  interrompues  par  Mlle  Colignon. 

Avec  l'hiver  viendra  le  monde,  avec  le  monde  la  gaieté.  Ce  ne 
sera  plus  Nice,  mais  un  petit  Paris,  et  les  courses  !  Nice  a  son  bon 
côté.  Tout  de  même  les  six  ou  sept  mois  qu'il  faut  passer  me  sem- 
blent une  mer  qu'il  faut  traverser  et  sans  quitter  des  yeux  le  phare 
qui  me  guide.  Je  n'espère  pas  aborder,  non,  je  n'espère  que  voir 
cette  terre,  et  la  seule  vue  me  donnera  du  caractère,  de  la  force 
pour  vivre  jusqu'à  l'année  prochaine.  Et  après?  Et  après!...  ma 
foi,  je  n'en  sais  rien!...  mais  j'espère,  je  crois  en  Dieu,  en  sa  bonté 
divine,  voilà  pourquoi  je  ne  perds  pas  courage. 


28  JOURNAL 

«  Celui  qui  habite  sous  sa  protection  trouvera  son  repos  dans 
la  clémence  du  Tout-Puissant.  Il  te  couvrira  de  ses  ailes;  sous  leur 
appui,  tu  seras  en  sûreté,  sa  vérité  te  servira  de  bouclier,  tu  ne 
craindras  ni  les  flèches  qui  parcourent  les  airs  pendant  la  nuit,  ni 
les  fléaux  pendant  le  jour!  » 

Je  ne  puis  exprimer  combien  je  suis  émue  et  combien  je  recon- 
nais la  bonté  de  Dieu  envers  moi. 

Maman  est  couchée  et  tous  nous  sommes  autour  d'elle,  lorsque 
le  docteur,  revenant  de  chez  les  Paton,  dit  qu'Abramowich  est 
mort!  C'est  terrifiant,  incroyable,  étrange!...  Je  ne  peux  pas 
croire  qu'il  soit  mort.  On  ne  peut  pas  mourir  quand  on  est  char- 
mant, aimable.  Il  me  semble  toujours  que  l'hiver  il  reviendra 
avec  sa  fameuse  pelisse  et  son  plaid.  C'est  affreux,  la  mort!  Vrai- 
ment, je  suis  très  fâchée  de  sa  mort.  Il  y  a  donc  des  G...,  des  S... 
qui  vivent  et  un  jeune  homme  comme  Abramowich  meurt!  Tout 
le  monde  en  est  consterné,  même  Dina  a  laissé  échapper  une  excla- 
mation! Je  m'empresse  d'écrire  une  lettre  à  Hélène  Howard. 
Tout  le  monde  est  dans  ma  chambre  lorsque  cette  triste  nouvelle 
arrive. 

9  juin.  —  J'ai  commencé  l'étude  du  dessin;  je  me  sens  fati- 
guée, molle,  incapable  de  travailler.  Les  étés  à  Nice  me  tuent, 
il  n'y  a  personne,  je  suis  prête  à  pleurer,  enfin  je  souffre.  On  ne 
vit  qu'une  fois.  Passer  un  été  à  Nice,  c'est  perdre  la  moitié  de  la 
vie.  Je  pleure  maintenant,  une  larme  est  tombée  sur  le  papier. 
Oh!  si  maman  et  les  autres  savaient  combien  cela  me  coûte  de 
rester  ici,  ils  ne  me  garderaient  pas  dans  cet  AFFREUX  désert. 
Rien  ne  me  préoccupe  de  lui,  il  y  a  si  longtemps  que  je  n'en  ai 
entendu  parler!  Il  me  semble  mort.  Et  puis,  je  suis  dans  un  brouil- 
lard; le  passé,  je  me  le  rappelle  à  peine,  le  présent  me  semble 
hideux!...  Je  suis  toute  changée,  la  voix  enrouée,  je  suis  laide; 
avant,  en  me  réveillant,  j'étais  rose  et  fraîche...  Mais  qu'est-ce 
qui  me  ronge  ainsi?  Que  m'est-il  arrivé,  que  m'arrivera-t-il? 

On  a  loué  la  villa  Bacchi.  A  dire  vrai,  c'est  une  peine  énorme  de 
demeurer  là;  pour  le  bourgeois,  ça  va,  mais  pour  nous!...  Moi, 
je  suis  aristocrate.  J'aime  mieux  un  gentilhomme  ruiné  qu'un 
bourgeois  riche,  je  vois  plus  de  charme  dans  du  vieux  satin  ou  de 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  29 

la  dorure  noircie  par  le  temps,  des  colonnes  et  des  ornements 
passés,  que  dans  des  garnitures  riches,  sans  goût  et  se  jetant  aux 
yeux.  Un  vrai  gentilhomme  ne  mettra  pas  son  amour-propre  à 
avoir  des  bottes  brillantes,  bien  cirées  et  des  gants  collants.  Non 
que  la  mise  doive  être  négligée,  non!...  Mais  entre  le  négligé  noble 
et  le  négligé  pauvre  il  y  a  si  grande  différence  ! 


Nous  quittons  cet  appartement,  je  le  regrette  beaucoup,  non 
parce  qu'il  est  commode  et  beau,  mais  parce  qu'il  est  un  ancien 
ami,  que  j'y  suis  habituée.  Quand  je  pense  que  je  ne  verrai  plus 
mon  cher  cabinet  d'études!  J'y  ai  tant  pensé  à  lui!  Cette  table  sur 
laquelle  je  m'appuie  et  sur  laquelle  j'écrivais  tous  les  jours  tout 
ce  qu'il  y  a  de  plus  doux  et  de  plus  sacré  dans  mon  âme!  Ces  murs 
où  mon  regard  se  promenait  en  voulant  les  percer  et  aller  loin, 
loin!  Dans  chaque  fleur  du  papier,  je  le  voyais!  Combien  de  scènes 
je  m'imaginais  dans  ce  cabinet,  où  il  jouait  le  principal  rôle.  Il  me 
semble  qu'il  n'y  a  pas  au  monde  une  seule  chose  à  laquelle  je  n'aie 
pensé  dans  cette  petite  chambre,  en  commençant  par  les  plus 
simples  jusqu'aux  plus  bizarres. 

*  * 

Le  soir,  Paul,  Dina  et  moi,  nous  restons  ensemble,  puis  je  suis 
restée  seule.  La  lune  éclairait  ma  chambre  et  je  n'ai  pas  allumé 
les  bougies.  Je  suis  sortie  sur  la  terrasse  et  j'entendis  des  sons 
lointains,  de  violons,  guitares  et  harmoniflûtes  ;  je  suis  rentrée 
vite  et  me  suis  mise  à  la  fenêtre  pour  mieux  écouter.  C'était  un 
trio  charmant.  Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  écouté  de  la  musique 
avec  tant  de  plaisir.  Dans  un  concert,  on  est  plus  occupé  à  exa- 
miner le  public  qu'à  écouter,  mais  ce  soir,  toute  seule,  au  clair  de 
la  lune,  j'ai  dévoré,  si  je  peux  parler  ainsi,  cette  sérénade,  car 
c'en  était  une.  Les  jeunes  gens  niçois  nous  ont  joué  une  sérénade. 
On  ne  peut  être  plus  galant.  Malheureusement  les  jeunes  gens  à  la 
mode  ne  veulent  plus  de  ces  amusements,  ils  préfèrent  passer  leur 
temps  dans  les  cafés  chantants;  tandis  que  la  musique...  Qu'y  a-t-il 


30  JOURNAL 

au  monde  de  plus  noble  que  de  chanter  une  sérénade  comme  dans 

l'ancienne  Espagne?  Ma  parole,  après  les  chevaux,  je  passerais 

ma  vie  sous  la  fenêtre  de  ma  belle  et  finalement  à  ses  pieds. 

Je  voudrais  tellement  avoir  un  cheval!  Maman  me  le  promet, 

ma  tante  aussi.  Le  soir  dans  sa  chambre,  je  suis  venue  de  ma 

manière  légère,  pleine  d'enthousiasme,  je  le  lui  ai  demandé,  elle  m'a 

sérieusement  promis.  Je  me  couche  toute  heureuse.  Tout  le  monde 

me  dit  que  je  suis  jolie  ;  sur  ma  foi,  devant  moi-même  je  ne  crois  pas. 

Ma  plume  ne  veut  pas  l'écrire.  Je  suis  gentille  seulement,  parfois 

jolie,  je  suis  heureuse!... 

* 

J'aurai  un  cheval!  A-t-on  jamais  vu  une  petite  comme  moi 
avec  un  cheval  de  course?  Je  ferai  fureur...  Quelle  couleur  de 
jockey?  Gris  et  iris?  non,  vert  et  rose  tendre.  Pour  moi,  un  cheval! 
Que  je  suis  heureuse!  quelle  créature  je  suis!  Comment  ne  pas 
verser  de  ma  coupe  trop  pleine  à  des  pauvres  qui  n'ont  rien?... 
Maman  me  donne  de  l'argent,  j'en  donnerai  la  moitié  aux  pauvres. 

J'ai  encore  arrangé  ma  chambre,  elle  est  plus  jolie;  dans  la 
table  au  milieu  :  j'ai  mis  plusieurs  bagatelles,  un  encrier,  une 
plume,  deux  vieux  chandeliers  de  voyage,  qui  étaient  depuis 
longtemps  dans  la  boîte  aux  oublis. 

Le  monde,  c'est  ma  vie;  il  m'appelle,  il  m'attend,  je  voudrais 
courir  vers  lui.  Je  n'ai  pas  l'âge  encore  d'aller  dans  le  monde,  mais 
il  me  tarde  d'y  être.  —  Pas  par  le  mariage,  mais  je  voudrais  que 
maman  et  ma  tante  secouassent  leur  paresse.  —  Pas  le  monde  de 
Nice,  mais  de  Pétersbourg,  de  Londres,  de  Paris;  c'est  là  où  je 
pourrai  facilement  respirer,  car  les  gênes  du  monde  sont  mes  aises. 

Paul  n'a  pas  encore  de  goût,  il  ne  comprend  pas  la  beauté  des 
femmes.  Je  lui  ai  entendu  dire  :  «  Belles,  de  telles  laideronnes  !  » 
Il  faut  que  je  lui  donne  des  manières  et  des  goûts.  Je  n'ai  pas 
encore  beaucoup  d'influence  sur  lui,  mais  avec  le  temps  j'espère... 
Maintenant,  d'une  façon  à  peine  visible,  je  lui  communique  ma 
manière  de  voir,  je  lui  donne  des  sentiments  de  la  plus  sévère  mora- 
lité, sous  une  forme  frivole;  cela  amuse,  et  c'est  bien.  S'il  se  marie, 
il  doit  aimer  sa  femme,  rien  que  sa  femme.  Enfin  j'espère,  si  Dieu 
le  permet,  lui  donner  de  bonnes  idées. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  31 

Mardi  2g  juillet.  — -  Nous  voilà  parties  pour  Vienne;  le  départ 
a  été  fort  gai,  en  somme.  J'étais,  comme  toujours,  l'âme  de  la 
partie. 

Depuis  Milan  le  pays  est  adorable,  si  vert,  si  plat,  qu'on  peut 
étendre  le  regard  jusqu'à  l'infini,  sans  qu'on  craigne  qu'une  mon- 
tagne se  mette  comme  un  mur  devant  les  yeux. 

A  la  frontière  autrichienne,  comme  je  m'habillais  à  la  hâte,  on  a 
ouvert  la  portière  et  le  médecin  nous  a  parfumées  avec  une  poudre 
contre  la  maladie  (que  je  n'ose  pas  nommer)1.  Je  me  rendormis 
encore  jusqu'à  onze  heures.  Je  n'osais  rouvrir  les  yeux.  Quelle 
verdure,  quels  arbres,  quelles  maisons  propres,  quelles  gentilles 
Allemandes,  comme  les  champs  sont  cultivés!  C'est  charmant, 
délicieux,  superbe.  Je  ne  suis  pas  du  tout,  comme  on  dit,  insen- 
sible aux  beautés  de  la  nature,  mais  au  contraire.  Je  n'admire  pas, 
sans  doute,  les  roches  arides,  les  oliviers  pâles,  le  paysage  mort; 
mais  j'admire  les  montagnes  couvertes  d'arbres,  les  plaines  culti- 
vées délicieusement  ou  couvertes  d'un  tapis  de  velours,  avec  des 
laboureurs,  des  femmes,  des  paysages. 

Ici,  je  ne  pouvais  me  lasser  d'être  à  la  fenêtre  et  d'admirer. 
On  va  vite  avec  l'express,  tout  passe,  tout  fuit  et  tout  est  si  beau  ! 
voilà  ce  que  j'admire  de  tout  mon  cœur.  A  huit  heures,  je  me  suis 
assise,  car  j'étais  fatiguée;  à  une  station,  des  petites  Allemandes 
viennent  crier  à  nos  oreilles  :  «  Frisch  W assert  Frisch  Wasser!  » 
Dina  a  mal  à  la  tête. 

A  propos,  très  souvent  je  tâche  de  savoir  ce  que  j'ai  en  face  de 
moi-même,  mais  bien  caché,  la  vérité  enfin.  Car  tout  ce  que  je 
pense,  tout  ce  que  je  sens,  est  seulement  extérieur.  Eh  bien!  je 
ne  sais  pas,  il  me  semble  qu'il  n'y  a  rien.  Comme,  par  exemple, 
quand  je  vois  le  duc,  je  ne  sais  si  je  le  hais  ou  je  l'adore;  je  veux 
rentrer  dans  mon  âme  et  je  ne  le  puis.  Lorsque  j'ai  à  faire  un  dif- 
ficile problème,  je  pense,  je  commence,  il  me  semble  que  j'y  suis; 
mais  au  moment  où  je  veux  rassembler  mes  idées,  tout  s'en  va, 
tout  se  perd,  et  ma  pensée  s'en  va  si  loin,  que  je  m'étonne  et  je  ne 
comprends  rien.  Tout  ce  que  je  dis  n'est  pas  encore  mon  fond, 
je  n'en  ai  pas.  Je  ne  vis  qu'en  dehors.  Rester  ou  aller,  avoir  ou 

1.   Le  choléra. 


32  JOURNAL 

n'avoir  pas,  m'est  égal;  mes  chagrins,  mes  joies,  mes  peines 
n'existent  pas.  Si  je  m'imagine  seulement  ma  mère  ou  H...,  alors 
l'amour  entre  dans  moi.  Et  encore  ce  dernier,  non;  cela  me  paraît 
tellement  incroyable  que  je  n'y  pense  que  dans  les  nuages;  je  ne 
comprends  rien. 

*  * 

Il  y  a  des  gens  qui  disent  qu'un  mari  et  une  femme  peuvent 
se  permettre  des  distractions  et  s'aimer  beaucoup. 

C'est  un  mensonge;  on  ne  s'aime  pas,  car  lorsqu'un  jeune  homme 
et  une  jeune  fille  sont  amoureux  l'un  de  l'autre,  est-ce  qu'ils 
peuvent  penser  aux  autres?  Ils  s'aiment  et  trouvent  bien  assez  de 
distractions  l'un   dans   l'autre. 

Une  seule  pensée,  un  seul  regard  pour  une  autre  femme  prouvent 
qu'on  n'aime  plus  celle  que  l'on  a  aimée.  Car,  encore  une  fois, 
lorsque  vous  êtes  amoureux  d'une  femme,  pouvez- vous  penser  à  en 
aimer  une  autre?  Non.  Eh  bien!  à  quoi  servent  la  jalousie  et  les 
reproches?  On  pleure  un  peu  et  l'on  doit  se  consoler,  comme  de 
la  mort,  en  se  disant  que  rien  ne  peut  y  remédier.  Le  cœur  plein 
d'une  femme,  il  n'y  a  pas  de  place  pour  une  autre;  mais  dès  qu'il 
commence  à  se  vider,  une  autre  y  entre  tout  entière,  dès  qu'elle 
y  a  mis  un  petit  doigt. 

(Écrit  en  marge  à  la  date  de  mars  1875  :) 

J'ai  raisonné  alors  avec  assez  de  justesse,  seulement  on  voit 
que  j'étais  une  enfant.  Ces  mots  «  amour  »  employés  si  souvent!... 
Pauvre  moi!  Il  y  à  des  fautes  de  français,  tout  serait  à  corriger. 
Je  crois  que  j'écris  mieux,  mais  pas  encore  comme  je  le  voudrais. 

Dans  quelles  mains  tombera  mon  journal?  Jusqu'à  présent, 
il  ne  peut  intéresser  que  moi  et  mes  proches.  Je  voudrais  devenir 
une  personne  telle  que  mon  journal  fût  intéressant  pour  tous. 
En  attendant,  je  continue  pour  moi,  et  ne  sera-ce  pas  une  belle 
chose  que  de  revoir  toute  ma  vie?... 

Vendredi  2g  août.  —  Ce  matin,  j'ai  été  au  marché  aux  fruits  avec 
la  princesse;  elle  marchandait  et  je  donnais  ce  qu'on  demandait. 
Je  n'y  vais  qu'une  fois  par  hasard  et  je  marchanderais!...  J'ai 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  33 

donné  quelques  sous  aux  enfants.  Mon  Dieu!  quelle  joie!  On  me 
regardait  comme  une  providence  :  je  ne  marchande  pas  et  je  donne 
des  sous.  Une  femme  a  dit  :  «  Que  vous  êtes  gentille!  »  Oh!  si  le 
bon  Dieu  voulait  jeter  un  regard  sur  moi! 

Je  suis  rentrée  à  la  maison,  on  me  regarde,  on  m'envie.  J'ai 
commencé  à  arranger  mes  heures  d'études,  je  finirai  demain.  Neuf 
heures  d'études  par  jour.  O  mon  Dieu!  donnez-moi  de  l'énergie, 
du  courage  pour  étudier;  j'en  ai,  mais  j'en  veux  encore. 

2  septembre.  — ■  Le  professeur  de  dessin  est  venu,  je  lui  ai  donné 
une  liste  pour  qu'il  m'envoie  les  professeurs  du  lycée.  Enfin,  je 
me  mettrai  à  l'œuvre!  A  cause  de  Mlle  Colignon  et  du  voyage, 
j'ai  perdu  quatre  mois,  c'est  énorme.  Binsa  s'est  adressé  au  cen- 
seur, qui  demande  une  journée.  Voyant  la  note  que  j'ai  donnée,  il 
a  demandé  :  «  Quel  âge  a  la  jeune  fille  qui  veut  étudier  tout  cela 
et  qui  a  su  faire  un  tel  programme?  »  Cette  bête  de  Binsa  a  dit  : 
«  Quinze  ans  ».  Aussi,  je  l'ai  assez  grondé,  je  suis  furieuse,  enragée. 
Pourquoi  dire  que  j'ai  quinze  ans;  c'est  un  mensonge.  Il  s'excuse 
en  prétendant  que  par  mon  raisonnement  j'ai  vingt  ans,  qu'il 
a  cru  bien  faire  en  disant  deux  ans  de  plus,  qu'il  ne  croyait  pas, 
etc.  J'ai  exigé  aujourd'hui  même,  au  dîner,  que  cet  homme  dise 
au  censeur  l'âge  que  j'ai,  je  l'ai  exigé. 

Vendredi  iç  septembre.  — >  Je  conserve  partout  ma  bonne  humeur; 
il  ne  faut  pas  s'attrister  par  des  regrets.  La  vie  est  si  courte,  il 
faut  rire  autant  qu'on  peut.  Les  pleurs  viennent  eux-mêmes,  on 
peut  les  éviter.  Il  y  a  des  chagrins  qu'on  ne  peut  fuir;  c'est  la 
mort  et  la  séparation,  et  même  cette  dernière  est  aimable,  tant 
qu'on  espère.  Mais  pour  se  gâter  la  vie  avec  les  petites  misères, 
fi  donc!  Je  ne  fais  aucun  cas  des  petites  bagatelles;  comme  j'ai 
horreur  des  petits  ennuis  de  chaque  jour,  je  les  passe  en  riant. 


Samedi  20  septembre.  —  Scalkiopoff  est  venu,  et,  je  ne  sais  plus 
à  propos  de  quoi,  a  dit  que  les  hommes  sont  des  singes  dégénérés. 
C'est  un  petit  avec  des  idées  de  l'oncle  Nicolas.  «  Alors,  lui  dis-je, 
vous  ne  croyez  pas  en  Dieu?  »  Lui  :  «  Je  ne  puis  croire  qu'à  ce  que 
je   comprends.    » 


Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I. 


34  JOURNAL 

O  la  vilaine  bête!  tous  ces  garçons  qui  commencent  à  avoir  de 
la  moustache  pensent  comme  cela.  Ce  sont  de  petits  blancs-becs 
qui  pensent  que  les  femmes  ne  peuvent  pas  raisonner  et  comprendre. 
Ils  les  regardent  comme  des  poupées  qui  parlent  sans  savoir  ce 
qu'elles  disent.  Ils  les  laissent  dire  d'un  air  protecteur...  Je  lui  ai 
dit  tout  cela,  à  l'exception  de  vilaine  bête  et  blanc-bec.  Il  a  sans 
doute  lu  quelque  livre  qu'il  n'a  pas  compris  et  dont  il  récite  des 
passages.  Il  prouve  que  Dieu  ne  pouvait  créer,  car,  dans  les  pôles, 
on  a  trouvé  des  ossements  et  des  plantes  glacés.  Donc,  cela  a  vécu 
et  maintenant  il  n'y  a  rien. 

Je  ne  dis  rien  contre  cela;  mais  notre  terre  n'était-elle  pas 
bouleversée  par  des  révolutions  diverses  avant  la  création  de 
l'homme?  On  ne  prend  pas  à  la  lettre  que  Dieu  a  créé  le  monde  en 
six  jours.  Les  éléments  se  sont  formés  pendant  des  siècles,  des 
siècles  et  des  siècles  !  Mais  Dieu  est  ;  peut-on  le  nier,  en  voyant  le 
ciel,  les  arbres  et  les  hommes  eux-mêmes?  Ne  dirait-on  pas  qu'il 
y  a  une  main  qui  dirige,  châtie  et  récompense,  et  qui  est  celle  de 
Dieu?... 

Lundi  13  octobre.  —  Je  cherche  ma  leçon,  lorsque  la  petite 
Heder,  ma  gouvernante  anglaise,  me  dit  :  «  Savez-vous  que  le 
duc  se  marie  avec  la  duchesse  M...?  »  J'approche  le  livre  plus  près 
de  ma  figure,  car  je  suis  rouge  comme  le  feu.  J'ai  senti  comme  un 
couteau  aigu  s'enfoncer  dans  ma  poitrine.  Je  commençais  à 
trembler  si  fort  que  je  tenais  le  livre  à  peine.  J'avais  peur  de  m' éva- 
nouir, mais  le  livre  me  sauva.  Je  feignis  de  chercher  pendant 
quelques  minutes  pour  me  calmer.  Je  disais  la  leçon  d'une  voix 
entrecoupée  par  la  respiration  qui  tremblait.  J'assemble  tout  mon 
courage  comme  jadis  pour  me  jeter  du  pont  aux  bains,  et  me  dis 
qu'il  faut  me  dompter.  J'ai  fait  une  dictée  pour  ne  pas  avoir  le 
temps  de  parler. 

Avec  délices,  je  vais  au  piano,  j'essaye  de  jouer  :  mes  doigts 
sont  raides  et  froids.  La  princesse  vient  me  prier  de  lui  apprendre 
le  croquet.  «  Avec  plaisir  »,  répondis-je  gaiement;  mais  la  voix  et 
la  respiration  tremblent  toujours.  —  La  voiture  vient,  je  cours 
m'habiller.  Robe  verte,  mes  cheveux  sont  couleur  d'or,  je  suis 
blanche  et  rose,  je  suis  jolie  comme  un  ange  ou  comme  une  femme. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  35 

Nous  sortons.  La  maison  de  G...  est  ouverte,  il  y  a  des  ouvriers, 
des  maçons,  il  m'a  semblé  des  experts;  elle  est  partie...  où?  Je 
suppose  en  Russie  pour  faire  fortune. 

Je  pense  tout  le  temps  :  «  Il  se  marie!  est-ce  possible?  »  Je  suis 
malheureuse!  pas  malheureuse  comme  autrefois  pour  le  papier 
d'une  chambre  et  le  meuble  de  l'autre  ;  mais  réellement  malheureuse  ! 

Je  ne  sais  pas  comment  dire  à  la  princesse  qu'il  se  marie  (car 
ils  le  sauront  un  jour)  et  il  vaut  mieux  que  je  le  dise  moi-même. 

Je  choisis  un  moment  où  elle  s'assied  sur  un  canapé,  la  lumière 
derrière  moi.  On  ne  voit  pas  ma  figure.  «  Savez-vous  une  nouvelle, 
princesse?  (nous  parlons  russe),  le  duc  de  H...  se  marie.  »  Enfin! 
j'ai  dit...  Je  n'ai  pas  rougi,  je  suis  calme,  mais  ce  qui  s'est  fait  en 
moi,  dans  mon  fond  !  !  ! 

Depuis  le  moment  malheureux  où  cette  péronnelle  m'a  dit  cette 
horreur,  je  continue  à  être  essoufflée  comme  si  j'avais  couru  une 
heure,  et  le  même  sentiment,  le  cœur  me  fait  mal  et  bat. 

J'ai  joué  du  piano  avec  furie,  mais,  au  milieu  de  la  fougue, 
mes  doigts  faiblissent  et  je  m'adosse  à  la  chaise.  Je  reprends  — 
même  histoire  —  et  cinq  minutes  au  moins,  j'ai  commencé  et  cessé. 
Il  se  forme  dans  mon  gosier  quelque  chose  qui  empêche  la  respi- 
ration. Dix  fois  je  saute  du  piano  au  balcon.  Mon  Dieu!  ô  quel 

état!... 

* 
*  * 

Nous  allons  nous  promener,  mais  Nice  n'est  plus  Nice,  G... 
non  plus!  La  vue  de  sa  villa  ne  me  faisait  plus  rien.  Tout  cela 
s'attache  au  duc,  et  c'est  pour  cela  que  mon  cœur  se  déchire  à  la 
vue  de  ces  deux  maisons  vides!...  Tout  ce  qui  m'attachait  à  Nice, 
c'était  lui,  je  hais  Nice  et  la  supporte  à  peine.  Je  m'ennuie!  Ah! 
je  m'ennuie!... 

Mon    âme    rêveuse 

Ne  songe   qu'à  lui. 

Je   suis    malheureuse, 
L'espoir    a    fui... 

Mon  Dieu,  sauvez-moi  du  malheur!  Mon  Dieu,  pardonnez-moi 
mes  péchés,  ne  me  punissez  pas!  C'est  fini!...  fini!...  Ma  figure 
devient  violette  lorsque  je  pense  que  c'est  fini!... 


36  JOURNAL 


* 


Aujourd'hui,  je  suis  heureuse,  je  suis  gaie  de  pouvoir  croire  que 
ce  n'était  pas  vrai,  parce  que  la  terrible  nouvelle  n'a  pas  été 
répétée,  et  je  préfère  l'ignorance  à  la  triste  vérité. 

Vendredi  iy  octobre.  —  Je  jouais  du  piano,  lorsqu'on  apporta 
les  journaux;  je  prends  le  Galignani's  Messenger,  et  les  premières 
lignes  qui  tombent  sous  mes  yeux  parlaient  du  mariage  du  duc 
de  H... 

Le  journal  ne  tomba  pas  de  mes  mains,  au  contraire,  il  y  resta 
collé,  attaché.  Je  n'avais  pas  la  force  de  rester  debout,  je  m'assis 
et  je  relus  ces  lignes  foudroyantes  encore  dix  fois,  pour  bien 
m'assurer  que  je  ne  rêvais  pas.  O  charité  divine!  qu'ai-je  lu?  Mon 
Dieu!  qu'ai-je  lu?  Je  ne  puis  écrire  le  soir,  je  me  jette  à  genoux 
et  je  pleure.  Maman  entre  et,  pour  qu'elle  ne  me  voie  pas  ainsi, 
je  feins  d'aller  voir  si  le  thé  est  prêt.  Et  je  dois  prendre  une  leçon  de 
latin!  ô  torture!  ô  supplice!  Je  ne  puis  rien  faire,  je  ne  puis  rester 
tranquille.  Il  n'y  a  pas  de  paroles  au  monde  pour  dire  ce  que  je 
sens;  mais  ce  qui  me  domine,  m'enrage,  me  tue,  c'est  la  jalousie, 
l'envie;  elle  me  déchire,  me  rend  enragée,  folle!...  Si  je  pouvais 
la  faire  paraître!  mais  il  faut  la  dissimuler  et  être  calme,  je  n'en 
suis  que  plus  misérable.  Lorsqu'on  débouche  du  Champagne,  il 
mousse  et  se  calme,  mais  lorsqu'on  entrouvre  seulement  le  bou- 
chon pour  faire  mousser,  pas  assez  pour  calmer!...  Non,  cette 
comparaison  n'est  pas  juste,  je  souffre,  je  suis  brisée!!! 

J'oublierai  sans  doute,  avec  le  temps!...  Dire  que  mon  chagrin 
sera  éternel,  serait  ridicule,  il  n'y  a  rien  d'éternel!  Mais  le  fait  est 
qu'à  présent  je  ne  peux  penser  à  autre  chose.  Il  ne  se  marie  pas, 
on  le  marie.  Ce  sont  des  machineries  de  sa  mère.  (1880.)  Tout  ça 
pour  un  monsieur  que  j'ai  vu  une  dizaine  de  fois  dans  la  rue,  que 
je  ne  connais  pas  et  qui  ne  sait  pas  que  j'existe.  Oh  je  le  déteste! 
je  ne  veux  pas,  je  veux  le  voir  avec  elle!  Ils  sont  à  Bade,  à  Bade 
que  j'aimais  tant!  Ces  promenades  où  je  le  voyais,  ces  kiosques, 
ces  magasins!... 

{Relu  tout  cela  en  1880,  ça  ne  me  fait  plus  rien.) 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  37 

Aujourd'hui,  je  change  dans  ma  prière  tout  ce  qui  a  rapport  à 
lui,  je  ne  prierai  plus  Dieu  pour  être  sa  femme!... 

Me  séparer  de  cette  prière  me  semble  impossible,  mortel!  Je 
pleure  comme  une  bête!  Allons!  allons!  ma  fille,  soyons  raison- 
nable ! 

C'est  fini,  eh  bien!  c'est  fini.  Ah!  je  vois  maintenant  qu'on  ne 
fait  pas  ce  qu'on  veut! 

Préparons-nous  au  supplice  de  changer  de  prière.  Oh!  c'est 
le  plus  cruel  sentiment  du  monde,  c'est  la  fin  de  tout. 

Amen! 


Samedi  18  octobre.  —  J'ai  fait  ma  prière,  j'ai  omis  la  prière  pour 
lui  et  pour  tout  enfin.  J'ai  senti  comme  si  on  m'arrachait  le  cœur, 
comme  si  je  voyais  emporter  le  cercueil  d'un  mort  bien-aimé.  Tant 
qu'il  était  encore  là,  ce  cercueil,  on  est  malheureux,  mais  pas  encore 
autant  que  lorsqu'on  sent  le  vide  partout. 

Je  m'aperçois  que  lui  était  l'âme  de  ma  prière  qui  est  à  présent 
calme,  froide,  raisonnable,  tandis  qu'avant  elle  était  vive  et  pas- 
sionnée et  brûlante!  Il  est  mort  pour  moi  et  on  a  emporté  le  cer- 
cueil! C'était  une  douleur  mouillée  et  c'est  une  douleur  sèche;  que 
sa  volonté  soit  faite!  J'avais  l'habitude  de  lui  envoyer  des  signes 
de  croix  de  tous  les  côtés,  ne  sachant  où  il  est;  je  ne  l'ai  pas  fait 
aujourd'hui  et  mon  cœur  bat. 

Je  suis  une  étrange  créature,  personne  ne  souffre  comme  moi, 
et  pourtant  je  vis,  je  chante,  j'écris.  Comme  je  suis  changée  depuis 
le  13  octobre,  jour  fatal!  La  souffrance  est  constamment  sur  ma 
figure.  Son  nom  n'est  plus  une  chaleur  bienfaisante;  mais  c'est 
du  feu,  c'est  un  reproche,  un  réveil  de  jalousie,  de  tristesse.  C'est 
le  plus  grand  malheur  qui  puisse  arriver  à  une  femme,  je  sais  ce 
que  c'est!...  triste  moquerie! 

Je  commence  à  penser  sérieusement  à  ma  voix,  je  voudrais  si 
bien  chanter!  A  quoi  bon,  maintenant? 

Il  était  dans  mon  âme  comme  une  lampe,  et  cette  lampe  s'est 
éteinte.  Il  fait  noir,  sombre,  triste,  on  ne  sait  pas  de  quel  côté 
marcher.  Avant,  dans  mes  petits  ennuis,  je  trouvais  toujours  un 
point  d'appui,  une  lumière  qui  me  guidait  et  me  donnait  de  la 


38  JOURNAL 

force  dans  mes  petites  misères,  et  à  présent,  j'ai  beau  chercher, 
regarder,  tâter,  je  ne  trouve  que  le  vide  et  l'obscurité.  C'est  affreux! 
affreux!  lorsqu'on  n'a  rien  au  fond  de  l'âme... 

Mardi  21  octobre.  —  Nous  rentrons,  on  dîne  déjà,  et  nous  rece- 
vons un  petit  savon  de  maman  pour  avoir  mangé  avant  dîner. 
La  charmante  vie  de  famille  s'agite.  Paul  est  grondé  par  maman; 
grand-papa  empêche  maman,  il  se  mêle  où  il  n'a  rien  à  taire  et  par 
cela  anéantit  le  respect  de  Paul  pour  maman.  Paul  s'en  va,  bar- 
botant comme  un  domestique.  Je  vais  dans  le  corridor  pour  prier 
grand-papa  de  ne  pas  empêcher  l'administration  et  de  laisser 
maman  faire  ce  qu'elle  veut.  Car  c'est  un  crime  de  soulever,  par 
manque  de  tact  seulement,  les  enfants  contre  leurs  parents.  Grand- 
papa  s'est  mis  à  crier;  cela  m'a  fait  rire,  toutes  ses  bourrasques  me 
font  toujours  rire  et  me  font  ensuite  pitié  pour  tous  ces  malheu- 
reux qui  n'ont  pas  de  malheurs  et  qui  se  martyrisent  à  force  de 
ne  rien  faire.  Mon  Dieu!  si  j'avais  dix  ans  de  plus!  surtout  si  j'étais 
libre!  Mais  comment  faire  quand  on  a  les  pieds  et  les  mains  liés 
par  des  tantes,  grand-papa,  les  leçons,  les  institutrices,  la  famille?... 
Quel  bataclan,  mille  trompettes!... 

Ma  douleur  n'est  plus  aiguë,  effarouchée  et  inattendue;  mais  elle 
est  lente,  calme  et  raisonnable  ;  elle  n'est  pas  pour  cela  plus  faible. 

Non!  non!...  il  ne  me  reste  que  le  souvenir  et,  si  je  le  perds,  je 
serai  bien  malheureuse!... 

Je  parle  d'un  style  si  fleuri  que  cela  devient  bête;  et  dire  que 
je  ne  lui  ai  jamais  parlé,  je  l'ai  vu  dix  ou  quinze  fois  de  près  et  puis 
de  loin  ou  en  voiture;  mais  j'ai  entendu  sa  voix  et  je  ne  l'oublierai 
jamais!  Plus  je  dis,  plus  je  voudrais  dire.  Je  ne  peux  cependant 
écrire  ce  que  je  sens!  Je  suis  comme  ces  peintres  malheureux  qui 
inventent  un  tableau  au-dessus  de  leurs  forces. 

Je  l'aime  et  je  l'ai  perdu,  voilà  tout  ce  que  je  peux  dire,  et  cela 
dit  plus  que  tout  au  monde! 

Après  dîner,  j'ai  chanté  et  enchanté  toute  l'orageuse  famille!... 

Samedi  25  octobre.  —  Hier  soir,  on  frappe  à  ma  porte  et  on  vient 
me  dire  que  maman  est  très  malade;  je  descends  tout  endormie  et 
je  trouve,  dans  la  salle  à  manger,  maman  assise,  dans  un  état 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  39 

affreux;  autour,  tout  le  monde  avec  des  faces  troublées.  Je  vois 
qu'elle  est  bien  mal.  Elle  veut  me  voir,  dit-elle,  avant  de  mourir. 
Je  suis  saisie  d'horreur;  mais  je  ne  le  fais  pas  paraître.  C'est  une 
attaque  de  nerfs  terrible,  jamais  ce  n'a  été  aussi  fort.  Tout  le 
monde  est  au  désespoir.  On  envoie  chercher  les  docteurs  Reberg 
et  Macari.  On  a  expédié  des  domestiques  de  tous  côtés  pour  cher- 
cher des  remèdes.  Jamais  je  ne  pourrai  donner  une  idée  de  cette 
horrible  nuit.  Je  suis  restée  tout  le  temps  dans  un  fauteuil  près  de 
la  fenêtre;  il  y  avait  assez  de  monde  pour  faire  ce  qu'il  fallait, 
d'ailleurs  je  ne  sais  pas  soigner.  Jamais  je  n'ai  tant  souffert!  Si! 
le  13  octobre,  j'ai  souffert,  mais  d'une  autre  manière. 

Un  moment,  maman  s'est  trouvée  très  mal,  je  ne  pouvais  me 
contenir  et  ma  première  pensée  a  été  de  prier.  Les  médecins  allaient 
et  venaient  continuellement.  Enfin,  on  parvint  à  coucher  maman 
dans  sa  chambre,  et  nous  étions  tous  autour  du  lit.  Mais  elle  ne  va 
pas  mieux...  Le  souvenir  de  cette  nuit  me  fait  frémir.  Les  médecins 
disent  que  ces  attaques  sont  dangereuses  ;  mais,  grâce  à  Dieu,  cette 
fois,  le  danger  est  passé.  Nous  sommes  plus  tranquilles  tous,  et 
nous  restons  dans  sa  chambre.  Comme  la  mer  après  une  grande 
tempête  devient  calme  et  semble  gelée,  ainsi  nous  étions  tous, 
après  de  si  grands  troubles,  assis  si  calmement  que  je  ne  compre- 
nais pas  ce  qui  s'était  passé. 

Mardi  28  octobre.  —  Pauvre  maman  ne  va  pas  mieux;  ces  bour- 
reaux de  médecins  lui  ont  mis  un  vésicatoire  qui  la  fait  souffrir 
horriblement.  Le  meilleur  remède,  c'est  de  l'eau  fraîche  ou  du  thé; 
c'est  naturel  et  simple. 

Si  l'homme  doit  mourir,  il  meurt  avec  le  secours  de  tous  les 
médecins  du  monde;  si,  au  contraire,  il  ne  doit  pas  mourir,  il  ne 
mourra  pas,  si  même  il  est  seul  et  sans  aucun  secours. 

Raisonnez  bien  calmement,  il  me  semble  qu'il  vaut  mieux  se 
passer  de  toutes  les  horreurs  pharmaceutiques. 

Oh!  comme  je  voudrais  avoir  vingt  ans!  je  ne  suis  rien  qu'une 
rêveuse,  sans  avenir  et  pleine  d'ambition;  c'est  comme  mon  afflic- 
tion! c'est  comme  ma  vie!  je  l'avais  préparée  dans  mes  pensées, 
et  en  un  instant  tout  s'est  écroulé. 

Bien  que  le  duc  soit  mort  pour  moi,  je  pense  à  lui.  Je  suis  dans 


40  JOURNAL 

les  nuages;  tout  est  devenu  incertain  pour  moi,  je  n'ai  plus  de 
prière  à  Dieu. 

Paul  ne  veut  rien  faire  ;  il  n'étudie  pas,  il  n'est  pas  assez  sérieux,  il 
ne  comprend  pas  qu'il  doit  étudier,  cela  me  chagrine.  Mon  Dieu! 
inspire-lui  la  sagesse,  fais-lui  comprendre  qu'il  doit  étudier,  inspire- 
lui  un  peu  d'ambition,  un  peu,  juste  assez  pour  être  quelque  chose. 
Mon  Dieu!  entends  ma  prière,  dirige-le,  garde-le  contre  tous  ces 
mécréants  qui  le  déroutent!... 

* 
*  * 

Jamais  un  homme  au-dessous  de  ma  position  ne  pourra  me 
plaire,  tous  les  gens  communs  me  dégoûtent,  m'énervent.  Un  homme 
pauvre  perd  la  moitié  de  soi-même;  il  semble  petit,  misérable  et 
a  l'air  d'un  pion.  Tandis  qu'un  homme  riche,  indépendant,  porte 
avec  lui  l'orgueil  et  a  un  certain  air  confortable.  L'assurance  a  un 
certain  air  victorieux.  Et  j'aime  en  H...  cet  air  sûr,  capricieux, 
fat  et  cruel;  il  a  du  Néron. 

Samedi  8  novembre.  —  Il  ne  faut  jamais  se  laisser  trop  voir, 
même  à  ceux  qui  nous  aiment.  Il  faut  s'en  aller  au  beau  milieu 
et  laisser  des  regrets,  des  illusions.  On  paraîtra  mieux,  on  sem- 
blera plus  beau.  On  regrette  toujours  ce  qui  est  passé;  on  aura  le 
désir  de  vous  revoir,  mais  ne  contentez  pas  ce  désir  immédiate- 
ment; faites  souffrir,  pas  trop  cependant.  La  chose  qui  coûte  trop 
de  peines  perd,  après  tant  de  difficultés.  On  s'attendait  à  mieux. 
Ou  bien  faites  trop  souffrir,  plus  que  trop...  alors  vous  êtes  reine. 

Je  crois  que  j'ai  la  fièvre,  je  suis  très  bavarde,  surtout  lorsque 
je  pleure  intérieurement.  Personne  ne  s'en  douterait.  Je  chante, 
je  ris,  je  plaisante,  et  plus  je  suis  malheureuse,  plus  je  suis  gaie. 
Aujourd'hui  je  ne  suis  pas  capable  de  remuer  la  langue,  je  n'ai 
presque  rien  mangé. 

Tout  ce  que  j'écrirai  ne  dira  jamais  ce  que  je  sens.  Je  suis  bête, 
folle,  offensée  superbement.  Il  me  semble  qu'on  me  vole  en  me 
prenant  le  duc,  mais,  vraiment  c'est  comme  si  on  me  prenait  mon 
bien.  Quel  état  désagréable!  je  ne  sais  comment  m'exprimer,  tout 
me  semble  trop  faible;  pour  un  rien  j'emploie  les  expressions  les 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  41 

plus  fortes  et,  lorsque  je  veux  parler  sérieusement,  je  me  trouve 
à  sec;  c'est  comme...  Non,  assez!  Si  je  continue  à  tirer  des  conclu- 
sions, des  exemples  et  des  ressemblances,  je  n'en  finirai  pas.  Les 
idées  se  poussent,  se  confondent,  et  finissent  par  s'évaporer. 


Ce  n'est  que  maintenant  que,  regardant  maman  comme  une 
étrangère,  je  découvre  qu'elle  est  ravissante,  belle  comme 
le  jour,  bien  que  fatiguée  par  toutes  sortes  d'ennuis  et  de  maladies. 
Lorsqu'elle  parle,  elle  a  la  voix  si  douce,  sans  être  flûtée,  mais 
mâle  et  douce;  des  manières  jolies,  bien  que  naturelles  et  simples. 

Je  n'ai  pas  vu,  dans  ma  vie,  une  personne  moins  pensant  à  elle 
que  ma  mère.  Elle  est  la  nature  toute  naturelle;  et  si  elle  pensait 
un  peu  à  sa  toilette  tout  le  monde  l'admirerait.  On  a  beau  dire, 
la  toilette  fait  beaucoup.  Elle  s'habille  de  débris,  de  je  ne  sais  pas 
quoi.  Aujourd'hui  elle  a  une  jolie  toilette  et,  ma  parole  d'honneur, 
elle  est  adorable! 

Samedi  29  novembre.  —  Je  ne  suis  pas  un  moment  tranquille, 
je  voudrais  me  cacher,  loin,  loin!  où  il  n'y  a  personne.  Je  revien- 
drais à  moi  peut-être. 

Je  sens  la  jalousie,  l'amour,  l'envie,  la  déception,  l'amour-propre 
blessé,  tout  ce  qu'il  y  a  de  hideux  dans  ce  monde!...  Par-dessus 
tout  je  sens  sa  perte!  je  l'aime!  Que  ne  puis- je  retirer  tout  ce  que 
j'ai  dans  mon  âme!  mais,  si  je  ne  sais  pas  ce  qui  s'y  passe,  je  sais 
seulement  que  je  suis  très  tourmentée,  que  quelque  chose  me  ronge, 
m'étouffe,  et  tout  ce  que  je  dis,  ne  redit  pas  la  centième  partie  de 
ce  que  je  sens. 

La  figure  couverte  d'une  main,  tandis  que  de  l'autre  je  tiens  le 
manteau  qui  m'enveloppe  tout  entière,  même  la  tête,  pour  être 
dans  l'obscurité,  pour  rassembler  mes  pensées  qui  s'envolent  de 
tous  côtés  et  ne  laissent  que  confusion  en  moi.  Pauvre  tête! 

Une  chose  me  tourmente,  c'est  que  dans  quelques  années  je  me 
moquerai  et  j'aurai  oublié  !  — ■  {i8j$.)  Il  y  a  deux  ans  de  cela  et  je  ne 
me  moque  pas  et  je  n'ai  pas  oublié!  — ■  Toutes  ces  peines  me  semble- 
ront enfantillage,  affectation.  Mais  non,  je  t'en  conjure,  n'oublie 


42  JOURNAL  DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 

pas  !  Lorsque  tu  liras  ces  lignes,  retourne  en  arrière,  pense  que  tu 
as  treize  ans,  que  tu  es  à  Nice,  que  cela  se  passe  en  ce  moment! 
pense    que    c'est    vivant    alors!...   tu   comprendras!...    tu    seras 

Dimanche  30  novembre.  —  Je  voudrais  qu'il  se  marie  plus  vite, 
je  suis  toujours  comme  cela;  quand  il  y  a  quelque  chose  de  désa- 
gréable, au  lieu  de  l'éloigner,  je  voudrais  le  rapprocher.  Pour 
partir  de  Paris,  je  pressai  à  l'heure  du  départ  tout  le  monde;  je 
savais  qu'il  fallait  avaler  cette  pilule.  De  même,  pour  arriver  à 
Nice,  je  brûlai  d'y  arriver  plus  vite  pour  ne  plus  attendre.  Car 
l'attente  est  plus  terrible  que  l'événement  lui-même, 
heureuse!... 


i*74 


Umanche  4  janvier.  —  Comme  il  est  doux  de  se  réveiller  natu- 
rellement! Mon  réveil  n'a  pas  sonné  et  j'ouvre  les  yeux  de  moi- 
même;  c'est  comme  lorsqu'on  est  en  bateau,  on  s'oublie,  et  lors- 
qu'on se  réveille  on  est  arrivé. 

Vendredi  9  janvier.  — -  En  rentrant  de  promenade,  je  me  disais 
que  je  ne  serais  pas  comme  les  autres,  qui  sont  sérieuses  compa- 
rativement et  réservées.  Je  ne  comprenais  pas  comment  ce  sérieux 
vient;  comment  de  l'enfance  on  passe  à  l'état  de  jeune  fille.  Je 
me  demandais  :  «  Comment  cela  vient-il?  Peu  à  peu  ou  en  un 
jour?  »  Ce  qui  mûrit,  développe  ou  change,  c'est  un  malheur  ou 
l'amour.  Si  j'étais  un  bel  esprit,  je  dirais  que  c'est  synonyme;  mais 
je  ne  le  dis  pas,  car,  l'amour,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  au 
monde.  Je  me  compare  à  une  eau  qui  est  gelée  au  fond  et  ne  s'agite 
qu'à  la  surface,  car  rien  ne  m'intéresse  et  ne  m'amuse  dans  mon 
FOND. 

jj  janvier.  —  Je  brûle  d'impatience  pour  que  demain  soir  arrive, 
12  janvier,  la  veille  du  nouvel  an  russe,  pour  faire  la  bonne  aven- 
ture devant  une  glace. 

La  tante  Marie  nous  raconte  des  choses  saisissantes  :  elle-même 
faisait  la  bonne  aventure  devant  le  miroir,  elle  vit  son  mari  et 
plusieurs  choses  qui  ne  sont  pas  encore  accomplies.  Elle  dit  aussi 
qu'on  voit  des  horreurs  et  des  frayeurs.  J'étais  si  animée  et  agitée 
que  je  ne  peux  rien  manger.  J'ai  résolu  de  faire  la  bonne  aventure  !... 

A  onze  heures  et  demie  du  soir,  je  m'enferme,  j'arrange  les 


44  JOURNAL 

glaces  et  m'y  voilà!  enfin!...  Pendant  longtemps,  je  ne  voyais 
rien,  puis,  peu  à  peu,  je  distinguai  quelques  petites  figures,  mais 
pas  plus  grandes  que  dix  ou  douze  centimètres.  Je  vis  une  multi- 
tude de  têtes  seulement,  coiffées  de  la  manière  la  plus  bizarre  du 
monde  :  toques,  perruques,  bonnets  démesurés,  tout  cela  tourné; 
puis  je  distingue  une  femme,  qui  me  ressemble,  en  blanc,  un  fichu 
sur  la  tête,  le  coude  appuyé  sur  une  table;  le  menton  sur  les  mains, 
mais  légèrement,  les  yeux  levés;  puis  elle  se  dissipe.  Je  vois  un 
plancher  d'église  en  marbre  blanc  et  noir,  et  au  milieu  un  groupe 
costumé,  plusieurs  assis  ou  debout;  je  n'ai  pas  bien  compris.  Il 
m'a  semblé  voir  sur  la  gauche  plusieurs  hommes,  comme  dans 
un  brouillard,  un  homme  en  habit,  et  une  fiancée;  mais  les  figures 
étaient  invisibles. 

Au  centre  encore,  un  homme  dont  je  ne  puis  voir  la  figure.  Ce 
qui  dominait,  ce  sont  les  têtes  coiffées,  et  puis  je  suppose,  moi, 
toutes  sortes  de  costumes  qui  changeaient  à  chaque  instant.  Les 
scènes  étaient  très  brillantes.  Tout  à  fait  au  commencement,  les 
garnitures  du  miroir,  réfléchies  sans  fin,  me  parurent  un  instant 
comme  un  cercueil;  mais  je  m'aperçus  de  l'erreur.  Il  faut  savoir  que 
j'étais  un  peu  agitée;  je  pensais  à  chaque  minute  que  je  verrais 
quelque  chose  d'affreux.  Demain,  je  raconterai  cela  à  tous,  car 
c'est  étrange;  j'aurais  sans  doute  vu  mieux,  mais  j'ai  remué  le 
miroir  et  les  yeux.  J'ai  commencé  la  nouvelle  année  en  rencontrant 
ces  costumes  et  coiffures  indéfiniment  étranges  et  fantastiques. 

Vive  l'année  1874  en  Russie  et  adieu  à  1873  ! 

Jeudi  24  juin.  —  Tout  cet  hiver,  je  ne  pouvais  pousser  un  son; 
j'étais  au  désespoir,  je  croyais  avoir  perdu  la  voix,  et  je  me  tai- 
sais, et  je  rougissais  quand  on  m'en  parlait  ;  maintenant  elle  revient, 
ma  voix,  mon  trésor,  ma  fortune  !  Je  la  reçois  les  larmes  aux  yeux, 
et  je  me  prosterne  devant  Dieu!...  Je  ne  disais  rien,  mais  j'étais 
cruellement  chagrinée,  je  n'osais  en  parler,  et  j'ai  prié  Dieu  et  il 
m'a  entendue!...  Quel  bonheur!  quel  plaisir  que  de  bien  chanter! 
on  se  croit  toute-puissante,  on  se  croit  reine!  on  est  heureuse! 
heureuse  de  son  propre  mérite.  Ce  n'est  pas  l'orgueil  que  donne 
l'or,  ni  le  titre.  On  est  plus  qu'une  femme,  on  se  sent  immortelle. 
On  se  détache  de  la  terre,  on  monte  au  ciel  !  Et  tout  ce  monde  qui 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  45 

est  suspendu  à  vos  lèvres,  qui  écoute  votre  chant  comme  une  voix 
divine,  qui  est  électrisé,  enthousiasmé,  ravi!...  Vous  les  dominez 
tous!...  Après  la  véritable  royauté,  c'est  celle  que  l'on  doit  chercher. 
La  royauté  de  la  beauté  ne  vient  qu'ensuite,  car  elle  n'est  pas 
toute-puissante  sur  tout  le  monde;  mais  le  chant  enlève  l'homme 
de  la  terre  ;  il  plane  dans  un  nuage  pareil  à  celui  dans  lequel  Vénus 
apparut  à  Enée! 


Nice.  —  4  juillet.  —  Nous  allons  à  l'église  de  Saint-Pierre,  les  de- 
moiselles seules.  J'ai  bien  prié,  agenouillée  et  le  menton  appuyé 
sur  ma  main  très  blanche  et  fine;  mais,  me  souvenant  où  j'étais, 
je  cachais  les  mains  et  m'arrangeais  de  façon  à  m' enlaidir  en  guise 
de  pénitence.  Je  suis  de  l'humeur  d'hier,  j'ai  mis  la  robe  et  le  cha- 
peau de  ma  tante.  En  sortant  de  l'église,  nous  voyons  A...  passer 
en  voiture  et  ôter  son  misérable  chapeau  niçois. 

Dans  mes  dispositions,  je  ne  peux  rentrer  chez  moi;  je  mène  ma 
compagnie  au  couvent  qui  est  en  face  de  l'église  et  qui  commu- 
nique par  une  porte  de  derrière  avec  la  maison  habitée  par  les 
Sapogenikoff.  Nous  entrons  dans  le  couvent,  apportant  sur  nos 
ailes  tant  de  joie  et  de  folie  que  l'air  sanctifié  est  remué,  et  les 
sœurs  calmes,  blanches,  sont  égayées  et  montrent  derrière  les 
portes  des  faces  curieuses.  Nous  voyons  la  mère  supérieure  à 
travers  sa  double  grille;  elle  est  depuis  quarante  ans  au  couvent... 
Misère!  De  là,  nous  montons  au  parloir  des  pensionnaires,  et  je 
fais  danser  la  sœur  Thérèse.  Elle  veut  me  convertir  et  me  vante 
le  couvent,  et  moi,  je  veux  aussi  la  convertir  et  lui  vante  le  monde. 

Nous  sommes  jusqu'au  cou  dans  la  religion  catholique.  Eh  bien! 
je  comprends  la  passion  qu'on  peut  avoir  pour  les  églises  et 
couvents. 

Mardi  6  juillet.  —  Rien  ne  se  perd  dans  ce  monde.  Si  on  cesse 
d'aimer  l'un,  on  porte  immédiatement  cette  affection  sur  l'autre, 
même  sans  le  savoir,  et  quand  on  n'aime  personne,  on  se  trompe. 
Si  on  n'aime  pas  un  homme,  c'est  un  chien  ou  un  meuble,  et  avec 
la  même  force,  seulement  sous  une  autre  forme.  Si  j'aimais,  je 
voudrais  être  aimée  comme  j'aimerais,  je  ne  souffrirais  rien,  pas 


46  JOURNAL 

même  un  mot  dit  par  un  autre.  Un  pareil  amour  est  introuvable. 
Aussi  n'aimerai-je  jamais,  car  personne  ne  m'aimera  comme  je 
sais  aimer. 

14  juillet.  —  On  a  parlé  du  latin,  du  lycée,  des  examens;  cela 
me  donne  une  furieuse  envie  d'étudier,  et  quand  Brunet  vient,  je  ne 
le  fais  pas  attendre,  je  lui  demande  des  renseignements  sur  les 
examens.  Il  m'en  donne  de  tels,  qu'après  un  an  de  préparation, 
je  me  sens  capable  de  me  présenter  pour  le  baccalauréat  es  sciences. 
Nous  en  parlerons. 

Je  travaille  le  latin  depuis  février  de  cette  année,  nous  sommes 
en  juillet.  En  cinq  mois,  j'ai  fait,  au  dire  de  Brunet,  ce  qu'on  fait 
au  lycée  en  trois  ans.  C'est  prodigieux!  Jamais  je  ne  me  pardon- 
nerai d'avoir  perdu  cette  année,  ce  sera  un  chagrin  immense,  je 
ne  l'oublierai  jamais!... 

15  juillet.  —  Hier  au  soir,  j'ai  dit  à  la  lune,  après  avoir  quitté 
les  Sapogenikoff  :  «  Lune,  ô  belle  lune!  fais-moi  voir  celui  que 
j'épouserai  de  mon  vivant.  » 

Après,  il  ne  faut  plus  prononcer  une  parole,  et  l'on  dit  que  l'on 
voit  en  rêve  celui  qu'on  épousera. 

Ce  sont  des  bêtises.  J'ai  vu  S...  et  A...,  deux  impossibilités! 

Je  suis  de  mauvaise  humeur,  je  manque  tout,  rien  ne  me  réussit. 
Je  serai  punie  pour  mon  orgueil  et  mon  arrogance  stupide.  Lisez 
cela,  bonnes  gens,  et  apprenez!  Ce  journal  est  le  plus  utile  et  le 
plus  instructif  de  tous  les  écrits  qui  ont  été,  sont  ou  seront.  C'est 
une  femme  avec  toutes  ses  pensées  et  ses  espérances,  déceptions, 
vilenies,  beautés,  chagrins,  joies.  Je  ne  suis  pas  encore  une  femme 
entière,  mais  je  le  serai.  On  pourra  me  suivre  de  l'enfance  jusqu'à 
la  mort.  Car  la  vie  d'une  personne,  une  vie  entière,  sans  aucun 
déguisement  ni  mensonge,  est  toujours  chose  grande  et  intéressante. 

Vendredi  16  juillet.  —  En  raison  des  transmigrations  de  l'amour, 
tout  ce  que  je  contiens  en  ce  moment  est  concentré  sur  Victor, 
un  de  mes  chiens.  Je  déjeune,  et  lui  en  face  de  moi,  sa  bonne 
grosse  tête  sur  la  table.  Aimons  les  chiens,  n'aimons  que  les  chiens! 
Les  hommes  et  les  chats  sont  des  êtres  indignes.  Et  pourtant, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  47 

c'est  sale  un  chien,  cela  vous  regarde  manger  avec  des  yeux  avides, 
cela  s'attache  pour  le  manger.  Cependant,  je  ne  nourris  jamais 
mes  chiens,  et  ils  m'aiment.  Et  Prater  qui  m'a  abandonnée  par 
jalousie  pour  Victor  et  a  passé  à  maman!...  Et  les  hommes,  est-ce 
que  ça  ne  demande  pas  à  être  nourri,  est-ce  que  ce  n'est  pas  vorace 
et  mercenaire? 

J'évite  ma  fatalité,  je  n'irai  pas  en  Russie,  ne  voulant  pour 
rien  au  monde  manquer  le  centenaire  de  Michel- Ange.  La  Russie 
sera  aussi  bien  l'année  prochaine,  mais  pour  le  centenaire  il  fau- 
dra vivre  encore  cent  ans,  lequel  espoir  je  n'ai  pas...  Et  puis,  si 
je  ne  vais  pas  en  Russie,  c'est  que  Dieu  le  veut  ainsi.  Tout  ce  qui 
se  fait  se  fait  pour  le  mieux,  dit  un  proverbe  russe.  On  n'évite  pas 
sa  destinée,  dit  encore  un  autre  proverbe. 

Je  vais  encore  dire  à  la  lune  :  «  Lune,  ô  belle  lune  !  fais-moi  voir 
en  dormant  celui  que  j'épouserai  de  mon  vivant.  » 

Samedi  iy  juillet.  — ■  On  dit  qu'en  Russie,  il  y  a  un  tas  de  faquins 
qui  veulent  la  commune,  c'est  une  horreur.  Tout  diviser  et  avoir 
tout  en  commun.  Et  leur  maudite  secte  est  si  répandue  que  les 
journaux  font  des  appels  désespérés  à  la  société.  Est-ce  que  les 
pères  de  famille  ne  mettront  pas  un  terme  à  cette  infection?  Us 
veulent  tout  anéantir.  Plus  de  civilisation,  plus  d'art,  plus  de  belles 
et  grandes  choses.  Simplement  les  moyens  matériels  pour  sub- 
sister. Le  travail  aussi  en  commun,  personne  n'aura  le  droit  de 
s'élever  par  quelque  mérite  que  ce  soit  au-dessus  des  autres.  On 
veut  anéantir  les  universités,  l'enseignement  supérieur,  pour  ré- 
duire la  Russie  en  une  espèce  de  caricature  de  Lacédémone. 
J'espère  que  Dieu  et  l'empereur  les  confondront.  Je  prierai  Dieu 
de  préserver  mon  pays  de  ces  bêtes  féroces.  —  D...  paraît  frappé 
de  tout  ce  que  je  dis  et  s'étonne  de  trouver  en  moi  une  telle  fièvre 
de  la  vie.  Nous  parlons  de  nos  meubles,  il  manque  de  tomber  à  la 
renverse  à  la  description  de  ma  chambre.  «  Mais  c'est  un  temple, 
un  conte  des  Mille  et  Une  Nuits  !  s'écrie-t-il  ;  mais  on  doit  y  entrer 
à  genoux!  C'est  prodigieux,  unique,  remarquable!  »  Il  veut  dé- 
brouiller mon  caractère,  me  demande  si  j'effeuille  des  margue- 
rites. —  «  Oui,  très  souvent,  pour  savoir  si  le  dîner  sera  bon.  — 
Mais  comment,  une  chambre  si  poétique,  si  féerique,  et  à  côté  de 


48  JOURNAL 

cela  demander  à  une  marguerite  si  le  chef  a  réussi  un  dîner?  oh! 
mais  non,  c'est  incroyable!  »  —  Ce  qui  l'amuse,  c'est  que  j'assure 
avoir  deux  cœurs.  Je  me  plaisais  à  le  faire  crier  et  s'étonner  pour 
une  multitude  de  contrastes.  Je  montais  au  ciel  et  sans  transition 
aucune  je  retombais  sur  la  terre,  ainsi  de  suite  :  je  m'exhibe  comme 
une  personne  qui  veut  vivre  et  s'amuser  et  ne  soupçonne  pas  la 
possibilité  d'aimer.  Et  lui  s'étonne,  dit  qu'il  a  peur  de  moi,  que 
c'est  prodigieux,  surnaturel,   affreux!... 

Ce  que  j'aime  le  mieux  quand  il  n'y  a  personne  pour  qui  être, 
c'est  la  solitude. 

Mes  cheveux,  noués  à  la  Psyché,  sont  plus  roux  que  jamais. 
Robe  de  laine  de  ce  blanc  particulier,  seyant  et  gracieux  ;  un  fichu 
de  dentelle  autour  du  cou.  J'ai  l'air  d'un  de  ces  portraits  du 
premier  empire;  pour  compléter  le  tableau,  il  me  faudrait  être 
sous  un  arbre  et  tenir  un  livre  à  la  main.  J'aime  la  solitude  devant 
une  glace  pour  admirer  mes  mains  si  blanches,  si  fines,  et  à  peine 
roses  à  l'intérieur. 

C'est  peut-être  bête  de  se  louer  tellement;  mais  les  gens  qui 
écrivent  décrivent  toujours  leur  héroïne,  et  je  suis  mon  héroïne  à 
moi.  Et  il  serait  ridicule  de  m' humilier  et  m' abaisser  par  une 
fausse  modestie.  On  s'abaisse  en  parole  quand  on  est  sûre  d'être 
relevée;  mais  en  écrit,  chacun  pensera  que  je  dis  vrai,  et  on  me 
croira  laide  et  bête  ;  ce  serait  absurde  ! 

Heureusement  ou  malheureusement,  je  m'estime  un  tel  trésor 
que  personne  n'en  est  digne,  et  ceux  qui  osent  lever  les  yeux  sur 
ce  trésor,  sont  regardés  par  moi  comme  à  peine  dignes  de  pitié. 
Je  m'estime  une  divinité  et  ne  conçois  pas  qu'un  homme  comme 
G...  puisse  avoir  l'idée  de  me  plaire.  A  peine  pourrais- je  traiter 
d'égal  un  roi.  Je  crois  que  c'est  très  bien.  Je  regarde  les  hommes 
d'une  telle  hauteur,  que  je  suis  charmante  pour  eux,  car  il  ne  sied 
pas  de  mépriser  ceux  qui  sont  si  bas.  Je  les  regarde  comme  un  lièvre 
regarderait  une  souris. 

Jeudi  2g  juillet.  —  Nous  devions  partir  aujourd'hui,  j'ai  subi 
tous  les  ennuis  qui  accompagnent  un  départ.  On  se  fâche,  on 
court,  on  oublie,  on  se  rappelle,  on  crie;  je  suis  toute  déferrée,  et 
voilà  qu'on  parle  de  rester  jusqu'à  samedi. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  49 

Mon  oncle  Etienne  voudrait  remettre.  Il  n'a  le  courage  de  rien. 
C'est  un  caractère! 

Il  devait  quitter  la  Russie  au  commencement  d'avril  et  n'est 
parti  qu'en  juillet.  C'est  impatientant,  nous  restons.  En  voyant 
que  je  suis  contrariée  et  que  je  dis  que  je  ne  partirai  plus,  chacun 
plie  devant  moi,  et  je  fais  la  capricieuse. 

Lundi  2  août.  — ■  Après  une  journée  de  magasiniers,  de  coutu- 
riers et  de  modistes,  de  promenade  et  de  coquetterie,  je  passe  un 
peignoir  et  lis  mon  bon  ami  Plutarque. 

J'ai  une  imagination  gigantesque;  je  rêve  les  galanteries  des 
siècles  passés  et,  sans  m'en  douter,  je  suis  la  plus  romanesque  des 
femmes,  et  que  c'est  malsain! 

Je  me  pardonne  très  facilement  l'adoration  pour  le  duc,  car  je 
le  trouve  digne  de  moi  sous  tous  les  rapports. 

Mardi  ij  août.  —  J'ai  rêvé  de  la  Fronde;  je  venais  d'entrer  au 
service  d'Anne  d'Autriche,  elle  se  défiait  de  moi,  et  je  la  condui- 
sais au  milieu  du  peuple  mutiné,  en  criant  :  Vive  la  Reine!  et  le 
peuple  criait  après  moi  :  Vive  la  Reine! 

Mercredi  18  août.  — ■  Nous  passons  la  journée  à  m'admirer, 
maman  m'admire,  la  princesse  G...  m'admire;  elle  dit  continuelle- 
ment que  je  ressemble  à  maman  ou  à  sa  fille;  or,  c'est  le  plus 
grand  compliment  qu'on  puisse  faire.  On  ne  pense  de  personne 
mieux  que  de  soi.  C'est  que,  vraiment,  je  suis  jolie.  A  Venise, 
dans  la  grande  salle  du  Palazzo  Ducal,  la  peinture  du  plafond  par 
Paul  Véronèse  représente  Venise  sous  les  traits  d'une  femme 
grande,  blonde,  fraîche;  je  rappelle  cette  peinture.  Mes  portraits 
photographiques  ne  pourront  jamais  bien  me  représenter,  la 
couleur  manque,  et  ma  fraîcheur,  ma  blancheur  sans  pareilles 
sont  ma  principale  beauté.  Mais  qu'on  me  mette  de  mauvaise 
humeur,  qu'on  me  mécontente  en  quelque  chose,  que  je  me 
fatigue,  adieu  ma  beauté!  rien  de  plus  fragile  que  moi.  Quand  je 
sais  heureuse,  tranquille,  alors  seulement  je  suis  adorable. 

Quand  je  sais  fatiguée  ou  fâchée,  je  ne  suis  pas  belle,  je  suis 
plutôt  laide.  Je  m'épanouis  au  bonheur  comme  les  fleurs  au  soleil. 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  4 


50  JOURNAL 

On  me  verra,  on  a  le  temps,  Dieu  merci  !  Je  ne  fais  que  commencer 
à  devenir  ce  que  je  serai  à  vingt  ans. 

Je  suis  comme  Agar  dans  le  désert,  j'attends  et  je  désire  une 
âme  vivante. 

Paris.  Mardi  24  août.  ■ — ■  J'espère  entrer  dans  le  monde,  dans 
ce  monde  que  j'appelle  à  grands  cris  et  à  deux  genoux,  car  c'est 
ma  vie,  mon  bonheur.  Je  commence  à  vivre  et  à  tâcher  de  réaliser 
mes  rêves  de  devenir  célèbre  :  je  suis  déjà  connue  par  bien  des 
gens.  Je  me  regarde  dans  la  glace  et  je  me  vois  jolie.  Je  suis  jolie, 
que  me  faut-il  de  plus?  Ne  puis- je  pas  tout  avec  cela?  Mon  Dieu! 
en  me  donnant  ce  peu  de  beauté  (je  dis  peu  par  modestie),  c'est 
encore  trop  venant  de  vous,  ô  mon  Dieu!  Je  me  sens  belle,  il  me 
semble  que  tout  me  réussira.  Tout  me  sourit  et  je  suis  heureuse, 
heureuse,  heureuse! 


Le  bruit  de  Paris,  cet  hôtel  grand  comme  une  ville,  avec  ce 
monde  toujours  marchant,  parlant,  lisant,  fumant,  regardant, 
m'étourdissent.  J'aime  Paris  et  mon  cœur  bat.  Je  veux  plus  vite 
vivre,  plus  vite,  vite...  («  Je  n'ai  jamais  vu  une  telle  fièvre  de  la 
vie,  dit  D...  en  me  regardant.  »)  C'est  vrai,  je  crains  que  ce  désir 
de  vivre  à  la  vapeur  ne  soit  le  présage  d'une  existence  courte.  Qui 
sait?  Allons,  voilà  que  je  deviens  mélancolique...  Non,  je  ne  veux 
pas  de  mélancolie... 

Dimanche  5  septembre.  — ■  Au  Bois,  il  y  a  tant  de  Niçois  qu'un 
moment  il  m'a  semblé  être  à  Nice.  Nice  est  si  beau  en  septembre  ! 
Je  me  souviens  de  l'année  dernière,  mes  promenades  matinales 
avec  mes  chiens,  ce  ciel  si  pur,  cette  mer  si  argentée.  Ici,  il  n'y  a 
ni  matin,  ni  soir.  Le  matin,  on  balaye;  le  soir,  ces  innombrables 
lanternes  m'agacent.  Je  me  perds  ici,  je  ne  sais  distinguer  le  levant 
du  couchant.  Tandis  que  là-bas  on  est  si  bien!  On  est  comme  dans 
un  nid,  entouré  par  ces  montagnes,  ni  trop  hautes  ni  trop  arides. 
On  est  de  trois  côtés  protégé  comme  par  un  manteau  gracieux  et 
commode  et,  devant  soi,  on  a  une  fenêtre  immense,  un  horizoï 
infini,  toujours  le  même  et  toujours  nouveau.  J'aime  Nice;  Nice, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  51 

c'est  ma  patrie;  Nice  m'a  fait  grandir;  Nice  m'a  donné  la  santé, 
les  fraîches  couleurs.  C'est  si  beau!  On  se  lève  avec  le  jour  et  on 
voit  paraître  le  soleil,  là-bas,  à  gauche,  derrière  les  montagnes 
qui  se  détachent  en  vigueur  sur  le  ciel  bleu  argent,  si  vaporeux 
et  doux  qu'on  étouffe  de  joie.  Vers  midi,  il  est  en  face  de  moi;  il 
fait  chaud,  mais  l'air  n'est  pas  chaud,  il  y  a  cette  incomparable 
brise  qui  rafraîchit  toujours.  Tout  semble  endormi.  Il  n'y  a  pas 
une  âme  sur  la  promenade,  sauf  deux  ou  trois  Niçois  assoupis  sur 
les  bancs.  Alors  je  respire,  j'admire.  Le  soir,  encore  le  ciel,  la  mer, 
les  montagnes.  Mais  le  soir,  c'est  tout  noir  ou  gros  bleu.  Et  quand 
la  lune  luit,  ce  chemin  immense  dans  la  mer,  qui  semble  être  un 
poisson  aux  écailles  de  diamant,  et  quand  je  suis  à  ma  fenêtre  avec 
une  glace  devant  et  deux  bougies,  tranquille,  seule,  je  ne  demande 
rien  et  je  me  prosterne  devant  Dieu!  Oh!  non,  on  ne  comprendra 
pas  ce  que  je  veux  dire.  On  ne  comprendra  pas,  parce  que  l'on  n'a 
pas  éprouvé.  Non,  ce  n'est  pas  cela;  c'est  que  je  suis  désespérée 
toutes  les  fois  que  je  veux  faire  comprendre  ce  que  je  sens!... 
C'est  comme  dans  un  cauchemar  quand  on  n'a  pas  la  force  de 
crier  ! 

D'ailleurs,  jamais  aucun  écrit  ne  donnera  la  moindre  idée  de  la 
vie  réelle.  Comment  expliquer  cette  fraîcheur,  ces  parfums  de 
souvenir?  On  peut  inventer,  on  peut  créer,  mais  on  ne  peut  pas 
copier...  On  a  beau  sentir  en  écrivant,  il  n'en  résulte  que  des  mots 
communs  :  bois,  montagne,  ciel,  lune;  tout  le  monde  dit  la  même 
chose.  Et  d'ailleurs,  pourquoi  tout  cela,  qu'importe  aux  autres? 
Les  autres  ne  comprendront  jamais,  puisque  ce  ne  sont  pas  eux, 
mais  moi;  moi  seule,  je  comprends,  je  me  souviens.  Et  puis,  les 
hommes  ne  valent  pas  la  peine  qu'on  prendrait  pour  leur  faire 
comprendre  tout  cela.  Chacun  sent  comme  moi,  pour  soi.  Je  vou- 
drais arriver  à  voir  les  autres  sentir  comme  moi,  pour  moi;  c'est 
impossible,  il  leur  faudrait  être  moi. 

Ma  fille,  ma  fille,  laisse  cela  tranquille,  tu  te  perds  dans  des 
subtilités.  Tu  deviendras  folle,  si  tu  t'acharnes  après  cela,  comme 
jadis  après  ton  fond...  Il  y  a  tant  de  gens  d'esprit!  Eh  bien!  non, 
je  voulais  dire  que  c'est  à  eux  de  démêler...  Eh  bien!  non.  Ils 
savent  créer,  mais  démêler,  non,  non,  cent  mille  fois  non!  Dans 
tout  cela,  ce  qui  est  très  clair,  c'est  que  j'ai  le  mal  du  pays  de  Nice. 


52  JOURNAL 

Lundi  6  septembre.  — •  Dans  cet  abattement  et  dans  cette  dou- 
leur affreuse  de  tous  les  instants,  je  ne  maudis  pas  la  vie,  au 
contraire,  je  l'aime  et  je  la  trouve  bonne.  Le  croira-t-on?  je  trouve 
tout  bon  et  agréable,  jusqu'aux  larmes,  jusqu'à  la  douleur.  J'aime 
pleurer,  j'aime  me  désespérer,  j'aime  à  être  chagrine  et  triste. 
Je  regarde  tout  cela  comme  autant  de  divertissements  et  j'aime 
la  vie  malgré  tout.  Je  veux  vivre.  Ce  serait  cruel  de  me  faire  mourir 
quand  je  suis  si  accommodante.  Je  pleure,  je  me  plains,  et  en 
même  temps  cela  me  plaît;  non,  pas  cela...  Je  ne  sais  comment 
dire...  Enfin  tout  dans  la  vie  me  plaît,  je  trouve  tout  agréable. 
Et  tout  en  demandant  le  bonheur,  je  me  trouve  heureuse  d'être 
misérable.  Ce  n'est  plus  moi  qui  me  trouve  ainsi;  mon  corps  pleure 
et  crie;  mais  quelque  chose  dans  moi,  qui  est  au-dessus  de  moi, 
se  réjouit  de  tout.  Ce  n'est  pas  que  je  préfère  les  larmes  à  la  joie, 
mais,  loin  de  maudire  la  vie  dans  les  moments  désespérés,  je  la 
bénis  et  me  dis  :  «  Je  suis  malheureuse,  je  me  plains,  mais  je  trouve 
la  vie  si  belle,  que  tout  me  paraît  beau  et  heureux,  et  que  je  veux 
vivre  !  »  Apparemment  ce  quelqu'un  qui  est  au-dessus  de  moi  et 
qui  se  réjouissait  de  tant  pleurer  est  sorti  ce  soir,  car  je  me  sens 
bien  malheureuse  ! 


Je  n'ai  encore  fait  de  mal  à  personne,  et  on  m'a  déjà  offensée, 
calomniée,  humiliée!  Comment  puis-je  aimer  les  hommes!  je  les 
déteste,  mais  Dieu  ne  permet  pas  la  haine.  Mais  Dieu  m'aban- 
donne, mais  Dieu  m'éprouve.  Eh  bien!  s'il  m'éprouve,  il  doit  cesser 
l'épreuve.  Il  voit  comment  je  prends  la  chose;  il  voit  que  je  ne 
cache  pas  ma  douleur  sous  une  lâche  hypocrisie,  comme  ce  coquin 
de  Job  qui,  en  minaudant  devant  Notre-Seigneur,  en  a  fait  sa  dupe. 

* 

Une  chose  me  chagrine  par-dessus  tout,  c'est,  non  pas  la  chute 
de  tous  mes  plans,  mais  le  regret  que  me  cause  cette  suite  de 
mésaventures.  Non  pas  pour  moi  —  je  ne  sais  si  on  me  comprendra 
—  mais  parce  que  je  suis  peinée  de  voir  s'accumuler  des  taches 
sur  une  robe  blanche  qu'on  voulait  conserver  propre. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  53 

A  chaque  petit  chagrin,  mon  cœur  se  serre,  non  pas  pour  moi, 
mais  de  pitié,  car  chaque  chagrin  est  comme  une  goutte  d'encre 
tombant  dans  un  verre  d'eau,  il  ne  s'efface  jamais  et  ajoute  à  ses 
prédécesseurs,  rend  le  verre  d'eau  claire  gris,  noir  et  sale.  On  a 
beau  ajouter  de  l'eau  après,  le  fond  crasseux  reste  toujours.  Mon 
cœur  se  serre  parce  que  c'est  chaque  fois  une  tache  ineffaçable 
sur  ma  vie,  dans  mon  âme.  N'est-ce  pas?  on  sent  une  tristesse 
profonde  en  face  d'une  chose  irréparable,  quelque  insignifiante 
qu'elle  soit. 

Jeudi  g  septembre.  —  Nous  sommes  à  Marseille,  l'argent  n'est 
pas  arrivé.  Ma  tante,  pour  ne  pas  me  faire  attendre,  est  sortie 
pour  engager  ses  diamants.  Je  me  sens  plus  près  de  Nice,  de  ma 
ville,  car,  quoi  que  je  dise,  c'est  ma  ville.  Je  ne  serai  tranquille 
qu'à  Florence  avec  tous  mes  chiffons.  J'ai  fait  brosser  ma  robe 
et  mon  chapeau,  et  attends  ma  tante  pour  aller  faire  un  tour  dans 
la  ville. 

J'ai  acheté  un  roman  dans  je  ne  sais  plus  quelle  gare,  mais  il 
était  si  mal  écrit,  que,  de  peur  de  gâter  mon  style  déjà  si  mauvais, 
je  l'ai  jeté  par  la  fenêtre  et  je  reviens  à  Hérodote  que  je  vais  lire 
à  l'instant. 

Ah!  le  beau  résultat!  Pauvre  tante!  je  me  prosterne  devant  elle. 
Dans  quels  lieux  a-t-elle  été?  Quelles  gens  elle  a  vus!  Et  tout  cela 
pour  moi!  N'osant  demander  au  cocher  où  se  trouvait  le  mont-de- 
piété,  elle  lui  demanda  où  l'on  conserve  les  diamants.  Nous  avons 
ri  ensemble  de  cet  endroit  où  l'on  conserve  les  diamants.  A  une 
heure  nous  quittons  cette  ville  qui  sent  si  mauvais. 

Depuis  Antibes,  je  m'égosille  à  chanter  des  chansons  niçoises, 
au  grand  ébahissement  des  employés  des  gares.  Plus  nous  appro- 
chions, plus  mon  impatience  croissait. 

* 
*  * 

La  voilà,  cette  Méditerranée  après  laquelle  je  soupirais!  Ces 
arbres  noirs!  Et  il  fait  justement  un  clair  de  lune  qui  illumine  ce 
chemin  dans  la  mer. 

Calme  parfait  ;  ni  roulement  de  voiture  ni  mouvement  perpétuel 


54  JOURNAL 

de  ces  hommes  qui  me  paraissaient  des  petits  bonshommes,  de  ma 
fenêtre  du  Grand-Hôtel.  Calme,  silence,  obscurité  mal  éclairée 
par  la  lune  qui  se  cache;  à  peine  quelques  lanternes  qui  courent 
les  unes  après  les  autres. 

J'entre  dans  ma  chambre,  dans  mon  cabinet  de  toilette;  j'ouvre 
la  fenêtre  pour  voir  le  château,  toujours  le  même,  et  l'heure  sonnait, 
je  ne  sais  plus  quelle  heure,  et  mon  cœur  s'est  serré! 

Ah!  je  puis  bien  nommer  cette  année  :  «l'année  des  soupirs!  » 
Je  suis  un  peu  fatiguée,  mais  j'aime  Nice!...  j'aime  Nice! 

Vendredi  10  septembre  (Voyage  à  Florence).  — ■  Les  moustiques 
m'ont  réveillée  dix  fois  la  nuit;  mais  je  me  réveille  un  peu  pâle, 
et  à  mon  aise.  Ah!  les  Anglais  savent  bien  ce  qu'ils  entendent  par 
Home.  Quelle  qu'elle  soit,  la  maison  est  l'endroit  le  plus  agréable; 
ça  ne  tient  ni  au  confortable  ni  à  la  richesse,  car  voyez  notre 
maison,  tout  est  sens  dessus  dessous,  à  peine  les  meubles  néces- 
saires, désordre,  désolation,  et  pourtant  j'y  suis  bien  :  c'est  que 
je  suis  chez  moi,  à  moi,  à  moi!... 

Je  ne  pense  pas  même  à  mes  robes,  je  trouve  tout  bien.  O  Nice! 
je  ne  pensais  jamais  la  revoir  avec  de  tels  transports!  Et  si  on 
m'avait  entendue  jurer  et  la  maudire  depuis  Marseille,  on  dirait 
que  je  la  déteste.  C'est  mon  habitude  de  mal  parler  des  gens  et  des 

choses  que  j'aime. 

* 
*  * 

Je  marche  silencieuse  et  blanche  comme  une  ombre,  en  recueil- 
lant mes  souvenirs  épars  par  toute  la  promenade.  Nice,  pour  moi, 
c'est  la  promenade  des  Anglais.  Chaque  maison,  chaque  arbre, 
chaque  poteau  de  télégraphe  est  un  souvenir  bon  ou  mauvais, 
amoureux  ou  commun.  Il  me  semble  que  je  reviens  de  Spa,  d'Os- 
tende,  de  Londres.  Tout  est  pareil.  Il  y  a  même  cette  odeur  de  bois 
qui  est  particulière  aux  meubles  neufs. 

Je  monte  chez  moi,  je  fais  une  délicieuse  coiffure  empire  et  mets 
ma  robe  blanche.  La  robe  du  portrait.  C'est  une  grande  robe  comme 
les  statues,  avec  les  manches  que  je  retrousse  au-dessus  du  coude, 
décolletée  devant  rondement,  un  peu  derrière,  de  façon  à  laisser 
voir  la  naissance  du  cou,  avec  une  large  valenciennes  retombante. 


DE  MARIE   BASHKIRTSEFF  55 

Le  vêtement  flottant  et  serré  à  la  taille  par  un  ruban  et  sous  la 
poitrine  aussi  par  deux  rubans  cousus  et  noués  devant  par  un 
simple  nœud.  Pas  de  gants,  pas  de  bijoux.  Je  suis  enchantée  de 
moi.  Sous  cette  laine  blanche,  mes  bras  blancs,  oh!  mais  blancs!... 
je  suis  jolie,  je  suis  animée.  Oh!  suis- je  vraiment  à  Nice? 

Dimanche  12  septembre.  —  Le  soir  à  Florence.  La  ville  me  paraît 
médiocre,  mais  l'animation  est  grande.  A  tous  les  coins  de  rue  on 
vend  les  melons  d'eau  par  monceaux.  Ces  melons  d'eau  si  rouges 
et  si  frais  me  tentèrent  beaucoup.  Notre  fenêtre  donne  sur  la  place 
et  sur  l'Arno.  Je  me  fais  apporter  un  programme  des  fêtes;  le  pre- 
mier jour  était  aujourd'hui.  Je  croyais  que  mon  cousin  Victor- 
Emmanuel  saurait  profiter  de  l'occasion  si  belle  qui  lui  est  offerte  : 
le  centenaire  de  Michel  Angelo  Buonarroti  !  Sous  ton  règne,  faquin  !  !  ! 
et  tu  ne  convoques  pas  tous  les  souverains,  et  tu  ne  leur  donnes  pas 
des  fêtes  comme  on  n'en  a  jamais  vu!  Et  tu  ne  fais  pas  tapage! !! 
O  roi  !  ton  fils,  ton  petit-fils  et  leurs  fils  régneront  et  n'auront  pas 
cette  occasion,  ô  grosse  masse  de  chair!  O  roi!  sans  ambition, 
sans  amour-propre!  Il  y  a  bien  des  congrès  de  toutes  sortes,  des 
concerts,  des  illuminations,  un  bal  au  Casino,  l'ex-palais  Borghèse... 
mais  pas  un  roi!...  Rien  comme  j'aime!  rien  comme  je  veux!... 

Lundi  13  septembre.  — -  Voyons,  que  je  rassemble  un  peu  mes 
idées.  Plus  j'ai  à  raconter,  moins  j'écris...  C'est  que  je  suis  impa- 
tientée, énervée,  quand  j'ai  beaucoup  à  dire. 

Nous  parcourons  toute  la  ville  en  landau  et  en  toilette.  Oh!  que 
j'aime  ces  maisons  sombres,  ces  portiques,  ces  colonnes,  cette 
architecture  massive,  grandiose!  Soyez  honteux,  architectes  fran- 
çais, russes,  anglais,  cachez-vous  sous  terre!  Palais  de  pacotille 
de  Paris,  enfoncez-vous,  croulez  sous  terre.  Pas  le  Louvre,  il  est 
«  incritiquable  »,  mais  le  reste.  Jamais  on  n'atteindra  à  cette  magni- 
ficence superbe  des  Italiens.  J'ouvris  de  grands  yeux  en  voyant 
les  pierres  immenses  du  palazzo  Pitti!...  La  ville  est  sale,  presque 
en  guenilles,  mais  combien  de  beautés  il  y  a!  O  cité  de  Dante,  des 
Médicis,  de  Savonarole!  que  tu  es  pleine  de  superbes  souvenirs 
pour  ceux  qui  pensent,  qui  sentent,  qui  savent!  Que  de  chefs- 
d'œuvre!  que  de  ruines!  O  faquin  de  roi!  oh!  si  j'étais  reine!... 


56  JOURNAL 


* 


J'adore  la  peinture,  la  sculpture,  l'art  enfin  partout  où  il  se 
trouve.  Je  pourrais  passer  des  journées  entières  dans  ces  galeries; 
mais  ma  tante  est  souffrante,  elle  a  peine  à  me  suivre,  et  je  me 
sacrifie.  D'ailleurs,  la  vie  est  devant  moi,  j'aurai  le  temps  de  revoir. 

Au  palazzo  Pitti,  je  ne  trouve  pas  un  costume  à  copier,  mais 
quelle  beauté,  quelle  peinture!... 

Faut-il  le  dire?  c'est  que  je  n'ose  pas...  On  criera  :  Haro!  haro! 
—  Allons,  en  confidence...  Eh  bien!  la  «Vierge  à  la  chaise»  de 
Raphaël  ne  me  plaît  pas.  La  figure  de  la  Vierge  est  pâle,  le  teint 
n'est  pas  naturel,  l'expression  est  plutôt  d'une  femme  de  chambre 
que  de  la  sainte  Vierge,  mère  de  Jésus...  Oh  !  mais,  il  y  a  une  «  Made- 
leine »  du  Titien  qui  m'a  ravie.  Seulement  —  il  y  a  toujours  un 
seulement  —  elle  a  des  poignets  trop  gros  et  des  mains  trop  grasses  : 
de  belles  mains  d'une  femme  de  cinquante  ans.  Il  y  a  des  choses  de 
Rubens,  de  Van  Dyck,  ravissantes.  Le  «  Mensonge  »  par  Salvator 
Rosa  est  très  naturel,  très  bien.  Je  ne  juge  pas  en  connaisseur;  ce 
qui  ressemble  le  plus  à  la  nature  me  plaît  le  plus.  La  peinture  n'a- 
t-elle  pas  pour  but  d'imiter  la  nature? 

J'aime  beaucoup  la  grasse  et  fraîche  figure  de  la  femme  de  Paolo 
Veronese,  peinte  par  lui.  J'aime  le  genre  de  ses  figures.  J'adore 
Titien,  Van  Dyck;  mais  ce  pauvre  Raphaël!...  Pourvu  que  personne 
ne  sache  ce  que  j'écris!  on  me  prendrait  pour  une  bête.  Je  ne  cri- 
tique pas  Raphaël,  je  ne  le  comprends  pas;  avec  le  temps,  sans 
doute  je  comprendrai  ses  beautés.  Cependant  le  portrait  du  pape 
Léon...  je  ne  sais  plus  combien...  X,  je  crois,  est  admirable. 

Une  «  Vierge  avec  l'enfant  Jésus  »,  de  Murillo,  a  attiré  mon 
attention;  c'est  frais,  c'est  naturel. 

A  ma  grande  satisfaction,  j'ai  trouvé  la  galerie  des  tableaux 
plus  petite  que  je  ne  pensais.  C'est  assassinant,  ces  galeries  sans 
fin,  ce  labyrinthe  plus  terrible  que  celui  de  Crète. 

J'ai  passé  deux  heures  dans  le  palais,  je  ne  me  suis  pas  assise 
un  instant  et  je  ne  suis  pas  fatiguée!...  C'est  que  les  choses  que 
j'aime  ne  me  fatiguent  pas.  Tant  qu'il  y  a  tableaux  et  surtout 
statues  à  voir,  je  suis  de  fer.  Ah!  si  on  me  faisait  marcher  dans  les 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  57 

magasins  du  Louvre  ou  du  Bon  Marché,  même  chez  Worth,  alors 
je  pleurerais  au  bout  de  trois  quarts  d'heure. 

Aucun  voyage  ne  m'a  aussi  satisfaite  que  celui-ci,  je  trouve 
enfin  des  choses  dignes  d'être  vues.  J'adore  ces  sombres  palais 
Strozzi.  Et  j'adore  ces  portes  immenses,  ces  cours  superbes,  ces 
galeries,  ces  colonnades.  C'est  majestueux,  c'est  grand,  c'est 
beau!...  Ah!  le  monde  dégénère;  on  a  envie  de  crouler  sous  terre 
en  comparant  les  constructions  modernes  à  ces  pierres  gigantesques 
entassées  les  unes  sur  les  autres  et  montant  jusqu'au  ciel.  On 
passe  sous  des  ponts  qui  réunissent  des  palais  à  une  hauteur 
prodigieuse... 

O  ma  fille,  ménage  tes  expressions;  que  diras-tu  de  Rome? 


iS7I 


Nice.  —  Jeudi  30  septembre.  —  Je  descends  dans  mon  labo- 
ratoire et,  ô  horreur!  toutes  mes  fioles,  tous  mes  ballons,  tous 
mes  sels,  tous  mes  cristaux,  tous  mes  acides,  tous  mes  tubes  sont 
débouchés  et  entassés  dans  une  sale  caisse  avec  le  plus  grand 
désordre.  Je  me  mets  en  fureur,  m'assieds  par  terre  et  commence 
de  finir  de  briser  les  choses  qui  l'étaient  à  moitié.  Quant  à  ce  qui 
est  intact,  je  ne  le  touche  pas,  je  ne  m'oublie  jamais. 

—  Ah  !  vous  avez  cru  que  Marie  est  partie,  donc  elle  est  morte  ! 
On  peut  tout  casser,  tout  disperser!  criais-je  en  brisant  toujours. 

Ma  tante  au  commencement  se  taisait,  puis  : 

—  Est-ce  que  c'est  une  jeune  fille?  c'est  un  monstre,  une  hor- 
reur! 

Au  milieu  de  ma  colère,  je  ne  puis  m' empêcher  de  sourire.  Car 
cette  affaire  est  tout  à  l'extérieur,  elle  n'est  pas  dans  mon  fond,  et, 
en  ce  moment,  j'ai  le  bonheur  de  toucher  mon  fond,  donc  je  suis 
parfaitement  tranquille  et  je  regarde  tout  cela  comme  si  cela 
concernait   une   autre   que   moi. 

Vendredi  ieT  octobre.  —  Dieu  ne  fait  pas  ce  que  je  le  prie  de  faire, 
je  me  résigne  (pas  du  tout,  j'attends).  Oh!  que  c'est  ennuyeux 
d'attendre  et  de  ne  pouvoir  rien  faire  qu'attendre!  Tout  cela 
abîme  la  femme  :  les  contrariétés,  les  résistances  des  choses  d'alen- 
tour. 

«  Si  l'homme  après  sa  naissance  et  dans  ses  premiers  mouve- 
«  ments  n'éprouvait  pas  de  résistance  dans  le  contact  des  choses 
«  d'alentour,  il  arriverait  à  ne  pas  se  distinguer  d'avec  le  monde 


6o  JOURNAL 

«  extérieur,  à  croire  que  ce  monde  fait  partie  de  lui-même,  de  son 
«  corps;  à  mesure  qu'il  y  atteindrait  de  son  geste  ou  de  son  pas, 
«  il  arriverait  à  se  persuader  que  le  tout  n'est  qu'une  dépendance 
«  et  une  extension  de  son  être  personnel,  il  dirait  avec  confiance 
«  L'Univers,   c'est  moi.   » 

Vous  avez  bien  raison  de  dire  que  c'est  trop  bien  fait  pour  être 
de  moi,  aussi  ne  chercherai-] e  pas  à  vous  le  faire  accroire.  C'esi 
un  philosophe  qui  l'a  dit  et  je  le  répète.  Eh  bien!  c'est  comme 
cela  que  j'avais  rêvé  de  vivre,  mais  le  contact  des  choses  d'alen- 
tour m'a  fait  des  bleus,  ce  dont  je  suis  excessivement  fâchée 

*  * 

Toutes  les  personnes  qui  me  plaisaient,  j'ai  osé  les  compare 
avec  le  duc.  C'est  étrange,  eh  bien!  à  toutes  les  occasions  il  me 
revient  tout  entier  et  j'en  remercie  Dieu,  car  il  est  ma  lumière. 
Oh!  quelle  différence!  comme  je  me  souviens!...  Tout  mon  bonheur 
consistait  à  l'apercevoir,  je  restais  sur  la  terrasse,  je  le  voyais 
passer  quelquefois  et  je  revenais  folle  à  la  maison.  Je  me  jetais 
dans  les  bras  de  Colignon,  je  cachais  ma  figure  sur  sa  poitrine, 
elle  me  laissait  faire  et  puis  doucement  me  faisait  lever  et  me 
conduisait  à  la  leçon,  tout  étourdie  encore,  ivre  de  bonheur! 

Oh!  que  je  comprends  bien  cette  expression  «  ivre  de  bonheur  », 
car  je  l'étais.  Je  ne  le  regardais  pas  comme  un  semblable,  je  n'ai 
jamais  sérieusement  pensé  à  le  connaître.  Le  voir...  le  voir  encore... 
et  voilà  tout  ce  que  je  demandais!...  Je  l'aime  encore  et  je  l'aimerai 
toujours!... 

Qu'il  est  bon  de  parler  de  lui!...  Comme  ce  souvenir  est  pur!... 
En  y  pensant,  je  sors  de  cette  fange  niçoise,  je  m'élève,  je  l'aime. 

Quand  je  pense  à  cela,  je  ne  puis  beaucoup  écrire,  je  pense, 
j'aime  et  c'est  tout. 

*  * 

Les  désordres  dans  la  maison  sont  un  grand  chagrin  pour  moi; 
les  détails  du  service,  les  chambres  sans  meubles,  cet  air  de  dévas- 
tation, de  misère  me  fend  le  cœur!  Mon  Dieu!  prenez-moi  en 
pitié  et  aidez-moi  à  arranger  cela.  Je  suis  seule.  Pour  ma  tante, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  61 

tout  lui  est  égal  :  que  la  maison  croule,  que  le  jardin  dessèche... 
Je  ne  parle  même  pas  des  détails...  Et  moi,  ces  détails  mal  soignés 
m' énervent,  me  gâtent  le  caractère.  Quand  tout  est  beau,  confor- 
table et  riche  autour  de  moi,  je  suis  bonne,  gaie  et  bien.  Mais  la 
désolation  et  le  vide  me  font  désolée  et  vide  de  tout.  L'hirondelle 
s'arrange  son  nid,  le  lion  sa  fosse,  comment  l'homme,  si  supérieur 
aux  animaux,  ne  veut-il  rien  faire? 

Si  je  dis  :  si  supérieur,  ça  ne  veut  pas  dire  que  je  l'estime,  non. 
Je  méprise  profondément  le  genre  humain  et  par  conviction.  Je 
n'attends  rien  de  bon  de  lui.  Il  n'y  a  pas  ce  que  je  cherche  et 
espère  :  une  âme  bonne  et  parfaite.  — >  Ceux  qui  sont  bons  sont 
bêtes,  et  ceux  qui  ont  de  l'esprit  sont  ou  rusés,  ou  trop  occupés 
de  leur  esprit  pour  être  bons.  De  plus,  chaque  créature  est  essen- 
tiellement égoïste.  Or  cherchez-moi  de  la  bonté  chez  un  égoïste. 
L'intérêt,  la  ruse,  l'intrigue,  l'envie!  Bienheureux  ceux  qui  ont  de 
l'ambition,  c'est  une  noble  passion;  par  vanité  et  par  ambition  on 
tâche  de  paraître  bon  devant  les  autres  et  par  moments,  et  c'est 
mieux  que  de  ne  l'être  jamais. 

Eh  bien!  ma  fille,  avez- vous  épuisé  toute  votre  science?  — 
Pour  le  moment  oui.  — ■  Au  moins  ainsi  j'aurai  moins  de  décep- 
tions!... Aucune  lâcheté  ne  me  chagrinera,  aucune  vilaine  action 
ne  me  surprendra.  Il  arrivera  sans  doute  un  jour  où  je  penserai 
avoir  trouvé  un  homme,  mais  ce  jour-là  je  me  tromperai  laidement. 
Je  prévois  bien  ce  jour.  Je  serai  aveuglée,  je  dis  cela  maintenant 
que  je  vois  clair...  mais  à  ce  compte,  pourquoi  vivre?  puisque 
tout  est  vilenie  et  scélératesse  dans  ce  monde?...  Pourquoi? 
Parce  que  je  comprends  que  c'est  ainsi,  moi.  Parce  que,  quoi  qu'on 
dise,  la  vie  est  une  fort  belle  chose.  Et  parce  que,  sans  trop  appro- 
fondir, on  peut  vivre  heureusement.  Ne  compter  ni  sur  l'amitié, 
ni  sur  la  reconnaissance,  ni  sur  la  fidélité,  ni  sur  l'honnêteté; 
s'élever  bravement  au-dessus  des  misères  humaines  et  s'arrêter 
entre  elles  et  Dieu.  Prendre  tout  ce  qu'on  peut  de  la  vie  et  vive- 
ment ;  ne  pas  faire  de  mal  à  ses  semblables,  ne  pas  laisser  échapper 
un  instant  de  plaisir,  s'arranger  une  vie  commode,  bruyante  et 
magnifique;  s'élever  absolument  et  autant  que  possible  au-dessus 
des  autres;  être  puissant!  Oui,  puissant!  puissant!  Par  n'importe 
quoi!...  Alors  on  est  craint  ou  respecté.  Alors  on  est  fort,  et  c'est 


62  JOURNAL 

le  comble  de  la  félicité  humaine,  parce  qu'alors  les  semblables 
sont  muselés,  ou  par  lâcheté  ou  par  autre  chose,  et  ne  vous 
mordent  pas. 

N'est-il  pas  étrange  de  m' entendre  raisonner  de  la  sorte?  Oui, 
mais  ces  raisonnements  chez  un  jeune  chien  comme  moi  sont  une 
nouvelle  preuve  de  ce  que  vaut  le  monde...  Il  faut  qu'il  soit  bien 
imbibé  de  saleté  et  de  méchanceté  pour  qu'en  si  peu  de  temps  il 
m'ait  tellement  attristée.  J'ai  quinze  ans  seulement. 

Et  cela  prouve  la  divine  miséricorde  de  Dieu,  car  lorsque  je 
serai  complètement  initiée  aux  laideurs  de  ce  monde,  je  verrai 
qu'il  n'y  a  que  Lui  tout  en  haut  dans  le  ciel,  moi  tout  en  bas  sui 
la  terre.  Cette  conviction  me  donnera  une  plus  grande  force.  Je 
ne  toucherai  aux  choses  vulgaires  que  pour  m'élever  et  je  serai 
heureuse  quand  je  ne  prendrai  pas  à  cœur  les  petitesses  autoui 
desquelles  les  hommes  tournent,  combattent,  se  mangent  et  s( 
déchirent,   comme   des   chiens   affamés. 

Voilà  bien  des  mots!  Et  où  vais- je  m'élever?  Et  comment? 
Oh!    des   visions!... 

Je  m'élève  mentalement,  toujours  mentalement,  mon  âme  est 
grande,  je  suis  capable  d'immenses  choses,  mais  à  quoi  tout 
cela  me  sert-il?  puisque  je  vis  dans  un  coin  sombre,  ignorée 
de  tous! 

Tenez,  voilà  que  je  regrette  mes  fichus  semblables!  Mais  je  ne 
ne  les  ai  jamais  dédaignés,  je  les  cherche  au  contraire;  sans  eux, 
il  n'y  a  rien  en  ce  monde.  Seulement,  seulement  je  les  estime  ce 
qu'ils  valent  et  je  veux  m'en  servir. 

La  multitude,  c'est  tout.  Que  m'importent  quelques  êtres 
supérieurs,  il  me  faut  tout  le  monde,  il  me  faut  de  l'éclat,  du 
bruit. 

Quand  je  pense  que...  Revenons  au  mot  éternellement  ennuyeux 
et  nécessaire...  Attendons!...  Ah!  si  l'on  savait  combien  il  me 
coûte  d'attendre! 

Mais  j'aime  la  vie,  j'aime  les  ennuis  comme  les  joies.  J'aime 
Dieu  et  j'aime  son  monde  avec  toutes  ses  vilenies,  et  malgré 
toutes  ses  vilenies,  et  peut-être  même  à  cause  de  toutes  ses 
vilenies. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  63 


*  * 


Il  fait  très  bon  encore,  l'air  est  doux,  la  lune  est  claire,  les  arbres 
sont  noirs,  Nice  est  belle;  je  ne  préférerais  pas  la  plus  belle  vue  du 
monde  à  celle  que  j'ai  de  ma  fenêtre.  Il  fait  beau,  mais  il  fait  triste, 
triste,  triste. 

Je  lirai  encore  un  peu,  puis  j'irai  continuer  mon  roman  céré- 
bral. 

Pourquoi  ne  peut-on  jamais  parler  sans  exagérer?  Mes  réflexions 
noires  seraient  justes,  si  elles  étaient  un  peu  plus  calmes;  leur 
forme  violente  leur  ôte  de  leur  naturel. 

Il  y  a  de  froides  âmes,  il  y  a  de  belles  actions  et  il  y  a  des  cœurs 
honnêtes,  mais  par  élans  et  si  rarement  qu'on  ne  peut  les  confondre 
avec  tout  le  monde. 

On  dira  peut-être  que  j'ai  ces  idées  parce  que  je  suis  contrariée 
par  quelque  chose;  mais  non,  j'ai  mes  contrariétés  habituelles 
et  rien  de  particulier.  Ne  cherchez  pas  autre  chose  que  ce  qu'il  y  a 
dans  ce  journal,  je  suis  scrupuleuse  et  ne  passe  jamais  sous  silence 
ni  une  pensée  ni  un  doute.  Je  me  reproduis  aussi  fidèlement  que 
me  le  permet  mon  pauvre  esprit.  Et  si  on  ne  me  croit  pas,  si  on 
cherche  à  voir  au-delà  ou  en  dedans  de  ce  que  je  dis,  tant  pis! 
On  ne  verra  rien,  car  il  n'y  a  rien. 

Samedi  9  octobre.  —  Si  j'étais  née  princesse  de  Bourbon  comme 
madame  de  Longueville,  si  j'avais  pour  serviteurs  des  comtes; 
pour  parents  et  amis,  des  rois  ;  si,  dès  les  premiers  pas  dans  la  vie, 
je  n'avais  rencontré  que  des  têtes  baissées,  que  des  courtisans 
empressés,  si  je  n'avais  marché  que  sur  des  blasons,  et  dormi  que 
sous  des  dais  royaux,  si  j'avais  toute  une  suite  d'aïeux,  les  uns 
plus  glorieux,  plus  fiers  que  les  autres;  si  j'avais  tout  cela,  il  me 
semble  que  je  ne  serais  ni  plus  fière,  ni  plus  arrogante  que  je  ne 
suis. 

O  mon  Dieu!  combien  je  vous  bénis!  Ces  idées  qui  me  viennent 
de  vous,  me  retiendront  dans  le  droit  chemin  et  ne  me  feront  pas 
un  instant  quitter  des  yeux  l'étoile  lumineuse  vers  laquelle  je 
marche? 


64  JOURNAL 

Je  crois  qu'en  ce  moment  je  ne  marche  pas  du  tout.  Mais  je 
marcherai,  et  pour  si  peu  on  ne  dérange  pas  une  aussi  belle  phrase... 

Ah!  je  suis  lasse  de  mon  obscurité!  Je  dessèche  d'inaction,  je 
moisis  dans  les  ténèbres.  Le  soleil,  le  soleil,  le  soleil!... 

De  quel  côté  me  viendra-t-il?  Quand?  où?  comment?  Je  ne  veux 
rien  savoir,  pourvu  qu'il  vienne! 

Dans  mes  moments  de  folie  de  grandeur,  tous  les  objets  me 
semblent  indignes  d'être  touchés,  ma  plume  se  refuse  à  écrire  le 
nom  de  tous  les  jours.  Je  regarde  avec  un  dédain  surnaturel  tout 
ce  qui  m'entoure  et  puis  je  me  dis,  en  soupirant  :  «  Allons,  du  cou- 
rage, ce  temps  n'est  qu'un  passage  qui  me  conduit  où  je  serai 
bien.  » 

Vendredi  15  octobre.  —  J'oublie!  Ma  tante  est  allée  acheter  des 
fruits  devant  l'église  Saint-Reparate,  dans  la  ville  de  Nice. 

Les  femmes  tout  de  suite  ont  fait  cercle  autour  de  moi.  J'ai 
chanté  à  demi-voix  le  Rossignol  che  vola.  Cela  les  a  enthousiasmées 
et  les  plus  vieilles  se  mirent  à  danser;  j'ai  dit  ce  que  je  sais  en 
niçois.  En  un  mot,  triomphe  populaire.  La  marchande  de  pommes 
me  fit  la  révérence  en  s'écriant  :  Che  bella  reginal 

Je  ne  sais  pourquoi  les  gens  du  commun  m'aiment  et,  moi- 
même,  je  me  sens  bien  entre  eux,  je  me  crois  reine,  je  leur  parle 
avec  bienveillance  et  m'en  vais  après  une  petite  ovation  comme 
aujourd'hui.  Si  j'étais  reine,  le  peuple  m'adorerait. 

Lundi  27  décembre.  —  J'ai  fait  un  drôle  de  rêve.  Je  volais  très 
haut  au-dessus  de  la  terre,  une  lyre  à  la  main  dont  les  cordes  se 
défaisaient  à  chaque  instant,  et  je  ne  parvenais  à  en  tirer  aucun 
accord.  —  Je  m'élevais  toujours,  je  voyais  des  horizons  immenses, 
des  nuages  bleus,  jaunes,  rouges,  mélangés,  dorés,  argentés,  déchirés, 
étranges,  puis  tout  devenait  gris,  puis  de  nouveau  éblouissant;  et 
je  m'élevais  toujours  jusqu'à  ce  qu'enfin  j'arrivais  à  une  si  grande 
hauteur  que  c'était  effrayant;  mais  je  n'avais  pas  peur,  les  nuages 
semblaient  gelés,  grisâtres  et  brillants  comme  du  plomb.  Tout 
devint  vague,  j'avais  ma  lyre  à  la  main  toujours  avec  ses  cordes 
mal  tendues,  et  au  loin  sous  mes  pieds  était  une  boule  rougeâtre, 
la  terre. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  65 


* 

*  * 


Toute  ma  vie  est  dans  ce  journal,  mes  plus  calmes  moments 
sont  ceux  où  j'écris.  Ceux-là  sont  peut-être  mes  seuls  moments 
calmes. 

Si  je  meurs  bientôt,  je  brûlerai  tout,  mais  si  je  meurs  vieille,  on 
lira  ce  journal.  Je  crois  qu'il  n'y  a  pas  encore  de  photographie, 
si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  de  toute  une  existence  de  femme,  de 
toutes  ses  pensées,  de  tout,  de  tout.  Ce  sera  curieux. 

Si  je  meurs  jeune/bientôt,  et  si  par  malheur  ce  journal  n'est  pas 
brûlé,  on  dira  :  Pauvre  enfant!  elle  a  aimé,  et  tout  son  désespoir 
vient  de  là! 

Qu'on  le  dise,  je  ne  veux  pas  prouver  le  contraire,  car  plus  je 
dirai,  moins  on  me  croira. 

Qu'y  a-t-il  de  plus  stupide,  de  plus  lâche,  de  plus  vil  que  le  genre 
humain?  Rien!  rien!  Le  genre  humain  a  été  créé  pour  la  perdition 
du...  Bon,  j'allais  dire  pour  la  perdition  du  genre  humain. 

Il  est  trois  heures  du  matin,  et,  comme  dit  ma  tante,  en  veillant 
je  ne  gagnerai  rien. 

Ah!  je  suis  impatiente.  Mon  temps  viendra,  je  veux  bien  le 
croire,  mais  quelque  chose  me  dit  qu'il  ne  viendra  jamais,  que  je 
passerai  toute  ma  vie  à  attendre...  toujours  attendre.  Et  attendre... 
attendre!... 

Je  suis  fâchée  et  je  n'ai  pas  pleuré,  je  ne  me  suis  pas  couchée 
par  terre.  Je  suis  calme.  C'est  mauvais  signe;  il  vaut  mieux  être 
furieuse. 

Mardi  28  décembre.  —  J'ai  froid,  ma  bouche  brûle.  Je  sais  bien 
que  c'est  indigne  d'un  esprit  fort,  de  s'abandonner  à  un  vil  chagrin, 
de  se  ronger  les  doigts  pour  les  dédains  d'une  ville  comme  Nice; 
mais  secouer  la  tête,  sourire  avec  mépris  et  ne  plus  y  penser  serait 
trop  fort.  Pleurer  et  rager  me  fait  plus  de  plaisir. 

Je  suis  arrivée  à  un  tel  énervement  que  chaque  morceau  de 
musique  qui  n'est  pas  un  galop  me  fait  pleurer.  Dans  chaque 
opéra  je  me  retrouve,  les  paroles  les  plus  ordinaires  me  frappent 
au  cœur. 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  5 


66  JOURNAL 

Un  pareil  état  ferait  honneur  à  une  femme  de  trente  ans.  Mais 
à  quinze  ans  avoir  des  nerfs,  pleurer  comme  une  bête  à  chaque 
stupido  phrase  sentimentale! 

Tout  à  l'heure  encore  je  suis  tombée  à  genoux  en  sanglotant  et 
en  implorant  Dieu,  les  bras  étendus  et  les  yeux  fixés  devant  moi 
tout  comme  si  Dieu  était  là,  dans  ma  chambre  ! 

Il  paraît  que  Dieu  ne  m'entend  pas;  pourtant  je  crie  assez  fort 
Je  crois  que  je  dis  des  impertinences  au  bon  Dieu. 

En  ce  moment  je  suis  si  désespérée,  si  malheureuse  que  je  n< 
désire  rien  !  Si  toute  la  société  ennemie  de  Nice  venait  s'agenouill( 
devant  moi,  je  ne  bougerais  pas! 

Si!  si!  je  lui  donnerais  un  coup  de  pied!  Car  enfin  qu'est-ce  qu< 
nous  leur  avons  fait? 

Mon  Dieu!  est-ce  que  toute  ma  vie  sera  ainsi? 

Lundi,  il  y  aura  un  tir  aux  pigeons;  je  ne  m'en  inquiète  seule 
ment  pas.  Et  avant? 

Je  voudrais  posséder  le  talent  de  tous  les  auteurs  réunis  pou 
pouvoir  donner  une  juste  idée  de  mon  profond  désespoir,  de  mon 
amour-propre  blessé,  de  tous  mes  désirs  contrariés. 

Il  suffit  que  je  désire  pour  que  rien  n'arrive!... 

Trouverai- je  jamais  un  chien  de  la  rue,  affamé  et  battu  par  tous 
les  gamins,  un  cheval  qui  depuis  le  matin  jusqu'au  soir  traîne 
des  poids  énormes,  un  âne  de  moulin,  un  rat  d'église,  un  professeur 
de  mathématiques  sans  leçons,  un  prêtre  destitué,  un...  diable 
quelconque  assez  écrasé,  assez  misérable,  assez  triste,  assez  humilié, 
assez  abattu,  pour  le  comparer  à  moi? 

Ce  qu'il  y  a  d'affreux  chez  moi,  c'est  que  les  humiliations  passées 
ne  glissent  pas  sur  mon  cœur,  mais  y  laissent  leur  trace  hideuse! 

Jamais  vous  ne  comprendrez  ma  situation;  jamais  vous  ne  vous 
rendrez  compte  de  mon  existence.  Vous  rirez...  riez,  riez!  Mais 
peut-être  se  trouvera-t-il  quelqu'un  qui  pleurera.  Dieu,  ayez  pitié 
de  moi,  entendez  ma  voix;  je  vous  jure  que  je  crois  en  vous. 

Une  vie  comme  ma  vie,  avec  un  caractère  comme  mon  carac- 
tère!!! 

Je  n'ai  même  pas  les  amusements  de  mon  âge  !  Je  n'ai  même  pas 
ce  que  chaque  Américaine  aux  jupes  retroussées  a;  je  ne  danse 
même  pas!... 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  67 

Mercredi  2g  décembre.  —  Mon  Dieu  !  si  vous  me  faites  vivre  comme 
j'aime,  je  vous  promets,  mon  Dieu!  si  vous  me  prenez  en  pitié,  je 
vous  promets  d'aller  depuis  Kharkov  jusqu'à  Kiev  à  pied,  comme 
les  pèlerins.  Si  en  outre  vous  satisfaites  mon  ambition  et  si  vous 
me  rendez  tout  à  fait  heureuse,  je  vous  promets  d'aller  à  Jérusalem 
et  de  faire  le  dixième  du  chemin  à  pied. 

N'est-ce  pas  un  péché  de  faire  ce  que  je  fais?  Des  saints  ont  fait 
des  vœux,  oui,  mais  j'ai  l'air  de  faire  des  conditions.  Non,  Dieu  voit 
que  mon  intention  est  bonne,  et,  si  je  fais  mal,  il  me  pardonnera, 
car  je  désire  bien  faire. 

Mon  Dieu!  pardonnez-moi  et  prenez-moi  en  pitié;  faites  que 
j'accomplisse  mes  promesses! 

Sainte  Marie,  c'est  peut-être  bête,  mais  il  me  semble  que,  comme 
femme,  vous  êtes  plus  clémente,  plus  indulgente,  prenez-moi  sous 
votre  protection,  et  je  jure  de  consacrer  un  dixième  de  mon  revenu 
à  toutes  sortes  de  bonnes  œuvres...  Si  je  fais  mal,  c'est  sans  le 
vouloir.  Pardon! 


i876 


Rome.  — ■  Samedi  Ier  janvier.  — ■  O  Nice,  Nice  !  y  a-t-il  une  plus 
jolie  ville  au  monde  après  Paris?  Paris  et  Nice,  Nice  et  Paris!  La 
France,  rien  que  la  France,  on  ne  vit  qu'en  France. 

Il  s'agit  d'étudier,  puisque  je  suis  à  Rome  pour  cela.  Rome  ne  me 
fait  pas  l'effet  de  Rome. 

Est-ce  bien  Rome?  Peut-être  me  suis-je  trompée?  Vivre  dans 
une  autre  ville  que  Nice,  est-ce  possible?  Passer  par  des  villes,  les 
visiter,  oui,  mais  s'y  installer! 

Bast!  je  m'habituerai. 

Et  tous  ces  gens  qui  sont  restés  à  Nice,  il  me  semble  qu'ils  restent 
dans  la  position  où  je  les  ai  laissés  et  ne  bougeront  que  lorsque  je 
serai  de  retour.  Hélas  !  ils  bougent  sans  moi,  ils  s'amusent  sans  moi 
et  se  fichent  pas  mal  de  la  «  créature  en  blanc  ». 

Je  voudrais,  étant  loin  des  yeux,  être  loin  des  langues. 

On  me  dit  qu'on  s'occupe  de  moi.  Je  ne  puis  me  l'imaginer. 

Je  ne  pense  qu'au  mois  de  mai,  quand  je  ferai  mon  entrée  à  Nice, 
quand  j'irai  à  la  promenade  des  Anglais,  le  matin,  sans  chapeau, 
avec  mes  chiens. 

Je  suis  ici  comme  une  pauvre  plante  transplantée.  Je  regarde 
par  la  fenêtre  et,  au  lieu  de  la  Méditerranée,  je  vois  de  sales  maisons  ; 
je  veux  regarder  par  l'autre  fenêtre  et,  au  lieu  du  château,  je  vois 
le  corridor  de  l'hôtel.  Au  lieu  de  l'horloge  de  la  tour,  j'entends  la 
pendule  de  l'hôtel... 

C'est  vilain  de  prendre  des  habitudes  et  de  détester  le  changement. 

Mercredi  5  janvier.  —  J'ai  vu  la  façade  de  San-Pietro,  c'est 
superbe  ;  elle  m'a  ravi  le  cœur,  surtout  la  colonnade  gauche,  parce 


70  JOURNAL 

qu'aucune  maison  ne  la  dépasse,  et  ces  colonnes  avec  le  ciel  pour 
fond  produisent  l'effet  le  plus  saisissant.  On  se  croirait  dans  la 
vieille  Grèce. 

Le  pont  et  le  fort  San-Angelo  sont  aussi  d'après  mon  idée. 

C'est  grand,  c'est  sublime. 

Et  le  Colisée! 

Qu'ai- je  à  en  dire  après  Byron?... 

Lundi  10  janvier.  —  Nous  sommes  allées  chez  Mgr  de  Falloux  ; 
mais  depuis  vingt  jours  il  ne  quitte  pas  son  lit.  De  là  chez  la  comtesse 
Antonelli,  mais  elle  a  quitté  Rome  depuis  dix  jours.  Enfin  nous 
allons  au  Vatican.  Je  n'ai  jamais  vu  les  grands  de  près  et  je  n'ai 
jamais  su  comment  il  fallait  les  aborder,  néanmoins  mon  instinct 
me  disait  que  nous  ne  faisions  pas  comme  il  fallait.  Pensez,  le  car- 
dinal Antonelli,  le  pape  de  fait,  sinon  de  nom,  le  ressort  qui  faisait 
mouvoir  toute  la  machine  papale  et  qui  la  soutient  encore  à  présent  ! 

Nous  arrivons  avec  une  sublime  confiance  sous  la  colonnade 
droite,  j'écarte,  non  sans  peine,  la  foule  de  guides  qui  nous  entoure, 
et  au  bas  de  l'escalier  je  m'adresse  au  premier  soldat  venu  et  lui 
demande  Son  Éminence.  Ce  soldat  me  renvoie  au  chef,  qui  me 
donne  un  autre  soldat  assez  drôlement  mis,  qui  nous  fait  monter 
quatre  énormes  escaliers  de  marbre  de  différentes  couleurs,  et 
nous  arrivons  enfin  dans  une  cour  carrée  qui,  à  cause  de  l'inat- 
tendu, m'impose  beaucoup.  Je  ne  supposais  pas  une  pareille  vue 
dans  l'intérieur  d'un  palais  quel  qu'il  soit,  bien  que  je  sache, 
d'après  des  descriptions,  ce  que  c'est  que  le  Vatican. 

En  voyant  cette  immensité,  je  ne  voudrais  pas  qu'on  détruisît 
les  papes.  Ils  sont  déjà  grands  pour  avoir  fait  une  telle  grandeur, 
et  dignes  d'être  honorés  pour  avoir  employé  leur  vie,  leur  puissance 
et  leur  or  à  laisser  à  la  postérité  ce  colosse  abracadabrant  qu'on 
nomme   le   Vatican. 

Dans  cette  cour  nous  trouvons  des  soldats  ordinaires,  et  un 
officier  et  deux  gardes  vêtus  comme  des  valets  de  carte.  Je  demande 
encore  Son  Éminence.  L'officier  me  prie  poliment  de  donner 
mon  nom,  je  l'écris,  on  l'emporte  et  nous  attendons.  J'attends, 
tout  en  admirant  notre  absurde  escapade. 

L'officier  me  dit  que  l'heure  est  mal  choisie,  que  le  cardinal  est 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


7i 


à  table,  et  fort  probablement  il  ne  pourra  recevoir  personne.  En 
effet,  l'homme  revient  et  nous  dit  que  Son  Éminence  vient  de  se 
retirer  dans  son  appartement  et  ne  peut  pas  recevoir,  se  sentant 
un  peu  indisposée;  mais  que,  si  nous  voulons  avoir  la  complai- 
sance de  laisser  la  carte  en  bas  et  de  revenir  «  demain  matin  », 
elle  nous  recevra  probablement. 

Et  nous  partons,  tout  en  riant  de  notre  petite  visite  au  cardinal 
Antonelli. 

Vendredi  14  janvier.  —  A  onze  heures  est  venu  Katorbinsky, 
mon  jeune  et  polonais  professeur  de  peinture,  et  avec  lui  il  a 
amené  un  modèle,  une  vraie  figure  de  Christ,  en  adoucissant  un 
peu  les  lignes  et  les  nuances.  Ce  malheureux  n'a  qu'une  jambe; 
il  ne  pose  que  pour  la  tête.  Katorbinsky  m'a  dit  que  c'est  lui  qu'il 
prenait   pour  ses   christs. 

Je  dois  avouer  que  je  fus  légèrement  intimidée  lorsqu'on  me 
dit  de  copier  d'après  nature,  comme  ça,  tout  de  suite,  sans  prépa- 
ration; je  pris  le  fusain  et  dessinai  bravement  les  contours.  — 
«  C'est  bien,  dit  le  maître  ;  à  présent  faites  la  même  chose  avec  le 
pinceau.  » 

Je  pris  le  pinceau  et  je  fis  ce  qu'il  disait. 

—  Bien,  dit-il  encore,  à  présent  peignez. 

Et  je  peignis  et  au  bout  d'une  heure  et  demie  c'était  fait. 

Mon  malheureux  modèle  n'avait  pas  bougé,  et  moi,  je  n'en 
croyais  pas  mes  yeux.  Avec  Binsa  il  me  fallait  deux  ou  trois  leçons 
pour  le  contour  au  crayon  et  pour  copier  une  toile,  tandis  qu'ici 
tout  était  fait  en  une  fois  et  d'après  nature,  contour,  couleur, 
fond.  Je  suis  contente  de  moi,  et  si  je  le  dis  c'est  que  je  le  mérite. 
Je  suis  sévère  et  c'est  difficile  de  me  contenter,  surtout  moi- 
même. 

*  * 

Rien  ne  se  perd  en  ce  monde.  Où  irait  donc  mon  amour?  Chaque 
créature,  chaque  homme  a  une  égale  partie  de  ce  fluide  renfermé 
en  lui;  seulement,  d'après  sa  constitution,  son  caractère  et  les 
circonstances,  il  paraît  en  avoir  plus  ou  moins;  chaque  homme 
aime    continuellement,    mais    des    objets    différents,    et    lorsqu'il 


72  JOURNAL 

paraît  ne  pas  aimer  du  tout,  le  fluide  s'en  va  vers  Dieu,  ou  vers 
la  nature,  en  paroles,  en  écrits  ou  simplement  en  soupirs  ou  en 
pensées. 

Maintenant  il  y  a  des  créatures  qui  boivent,  mangent,  rient 
et  ne  font  pas  autre  chose;  chez  celles-là  le  fluide  est  ou  bien 
absorbé  par  les  instincts  animaux,  ou  bien  éparpillé  sur  tous  les 
objets  et  sur  tous  les  hommes  en  général,  sans  distinction,  et  ce 
sont  là  les  personnes  qu'on  nomme  bienveillantes  et  qui  en  général 
ne   savent   pas   aimer. 

Il  y  a  aussi  des  créatures  qui  n'aiment  personne,  comme  on 
dit  vulgairement.  C'est  inexact,  elles  aiment  toujours  quelqu'un, 
mais  d'une  façon  différente  des  autres,  qui  leur  est  particulière. 
Mais  il  y  a  encore  des  malheureux  qui  véritablement  n'aiment  pas, 
parce  qu'ils  ont  aimé,  et  qu'ils  n'aiment  plus.  Encore  une  erreur! 
ils  n'aiment  plus,  dit-on,  bien...  Pourquoi  souffrent-ils  alors? 
Parce  qu'ils  aiment  toujours  et  pensent  ne  plus  aimer.  Ou  à  cause 
d'un  amour  contrarié  ou  de  la  perte  d'une  personne  chère. 

Chez  moi,  plus  que  chez  tout  autre,  le  fluide  s'est  fait  sentir  et  se 
montre  sans  cesse;  si  je  le  renfermais  en  moi-même,  il  me  ferait 
éclater. 

Je  le  répands  comme  une  pluie  bienfaisante  sur  un  indigne 
géranium  rouge  qui  ne  s'en  doute  même  pas.  C'est  une  de  mes 
fantaisies.  Il  me  plaît,  et  j'imagine  un  tas  de  choses,  et  je  m'habitue 
à  penser  à  lui  et  une  fois  habituée,  je  me  déshabitue  difficilement. 

Je  suis  triste!  je  crains  de  craindre...  Car  lorsque  je  crains  une 
vilenie,  elle  arrive  toujours.  Je  n'ose  pas  prier  Dieu,  car  je  n'ai 
qu'à  prier,  pour  que  ce  que  je  demande  n'arrive  pas.  Je  n'ose  pas 
rester  sans  prier,  car  après  je  dirais  :  «  Ah!  si  j'avais  prié  Dieu!  » 

Décidément  je  vais  prier,  au  moins  je  n'aurai  rien  à  me  reprocher. 

Jeudi  20  janvier.  —  Aujourd'hui  Facciotti  m'a  fait  chanter 
toutes  mes  notes;  j'ai  trois  octaves  moins  deux  notes.  Il  a  été 
émerveillé.  Quant  à  moi,  je  ne  me  sens  pas  de  joie.  Ma  voix,  mon 
trésor!  mon  rêve,  c'est  de  me  mettre  glorieusement  sur  la  scène. 
C'est  pour  moi  tout  aussi  beau  que  de  devenir  princesse. 

Nous  sommes  allées  dans  l'atelier-  de  Monteverde,  puis  dans 
celui  du  marquis  d'Épinay  pour  lequel  nous  avions  une  lettre. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  73 

D'Épinay  fait  des  statues  merveilleuses;  il  m'a  montré  toutes  ses 
études,  tous  ses  essais.  Madame  M...  lui  a  parlé  de  Marie  comme 
d'un  être  extraordinaire  et  artiste.  Nous  admirons  et  lui  demandons 
de  faire  ma  statue.  Cela  coûtera  vingt  mille  francs.  C'est  cher, 
mais  c'est  beau.  Je  lui  dis  que  je  m'aime  beaucoup.  Il  mesure  mon 
pied  sur  celui  d'une  statue,  le  mien  est  plus  petit  ;  d'Épinay  s'écrie 
que  c'est  Cendrillon. 

Il  habille  et  coiffe  admirablement  ses  statues.  Je  brûle  de  me 
faire  sculpter. 

*  * 

Dieu,  entendez-moi!  Conservez  ma  voix;  si  je  perds  tout,  ma 
voix  me  restera.  Mon  Dieu!  continuez  à  être  bon  pour  moi,  faites 
que  je  ne  meure  pas  de  dépit  et  de  chagrin.  J'ai  tant  envie  d'aller 
dans  le  monde!  Le  temps  passe  et  je  n'avance  pas,  je  suis  clouée 
à  ma  place,  moi  qui  veux  vivre,  vivre  en  courant...  en  chemin  de 
fer;  moi  qui  brûle,  qui  bous,  qui  m'impatiente. 

«  Je  n'ai  jamais  vu  une  telle  fièvre  de  vie  »,  a  dit  Doria  de  moi. 

Si  vous  me  connaissiez,  vous  auriez  une  idée  de  mon  impatience, 
de  ma  douleur! 

Pitié!  mon  Dieu!  pitié!  Je  n'ai  que  vous,  c'est  vous  que  je  prie, 
c'est  vous  qui  pouvez  me  consoler! 

Samedi  22  janvier.  —  Dina  s'est  fait  coiffer  par  un  coiffeur, 
moi  aussi;  mais  cet  affreux  animal  m'arrange  hideusement.  En 
dix  minutes  je  change  tout  et  nous  partons  pour  le  Vatican.  Je 
n'ai  jamais  rien  vu  de  comparable  aux  escaliers  et  aux  chambres 
que  nous  traversons.  Comme  à  Saint-Pierre  je  ne  trouve  rien  à 
critiquer.  Un  domestique  tout  habillé  de  damas  rouge  nous  conduit 
dans  une  longue  galerie  adorablement  peinte,  avec  des  médail- 
lons en  bronze  incrustés  dans  les  murs  et  des  camées.  A  droite  et 
à  gauche  sont  des  chaises  assez  dures,  et  au  fond  le  buste  de  Pie  IX, 
au-dessous  duquel  se  trouve  un  bon  fauteuil  doré,  en  velours  rouge. 
L'heure  fixée  était  onze  heures  trois  quarts,  mais  à  une  heure 
seulement  la  portière  s'ouvre  et  après  quelques  gardes,  des  officiers 
en  uniforme,  et  entre  plusieurs  cardinaux,  paraît  le  Saint-Père, 


74  JOURNAL 

habillé  de  blanc  avec  un  manteau  rouge,  et  s'appuyant  sur  une 
canne  à  pomme  d'ivoire. 

Je  le  connaissais  bien  par  ses  portraits,  mais  en  réalité  il  est 
beaucoup  plus  vieux,  tant  que  sa  lèvre  inférieure  pend  comme 
chez  un  vieux  chien. 

Tout  le  monde  s'est  mis  à  genoux;  le  pape  s'approcha  première- 
ment de  nous  et  demanda  qui  nous  étions;  un  cardinal  lisait  les 
lettres  d'audience  et  lui  disait  les  noms. 

— -  Russes?    Alors   de   Pétersbourg? 

—  Non,  Saint-Père,  dit  maman,  de  la  Petite-Russie. 
— ■  Ces  demoiselles  sont  à  vous?  demanda-t-il  encore. 

—  Oui,  Saint-Père. 

Nous  étions  à  droite;  ceux  du  côté  gauche  étaient  à  genoux. 
— •  Relevez- vous,  relevez- vous,  dit  le  Saint-Père. 
Dina  voulut  se  relever. 

—  Non,  dit-il,  c'est  pour  ceux  qui  sont  à  gauche  vous  pouvez 
rester. 

Et  il  lui  posa  la  main  sur  la  tête  de  façon  à  la  faire  incliner  très 
bas.  Puis  il  nous  donna  sa  main  à  baiser  et  passa  à  d'autres,  adres- 
sant quelques  mots  à  chacun.  Quand  il  passa  du  côté  gauche,  ce 
fut  à  notre  tour  de  nous  relever.  Ensuite  il  s'arrêta  au  milieu  et  de 
nouveau  on  s'agenouilla,  et  il  nous  fit  un  petit  discours  en  fort 
mauvais  français,  comparant  les  demandes  d'indulgences  à  l'ap- 
proche du  Jubilé,  au  repentir  qui  vient  au  moment  de  mourir,  et 
disant  qu'il  fallait  gagner  le  ciel  peu  à  peu,  en  faisant  tous  les 
jours  quelque  chose  d'agréable  à  Dieu. 

—  C'est  peu  à  peu  qu'il  faut  gagner  sa  patrie,  dit-il,  mais  la 
patrie  ce  n'est  pas  Londres,  ce  n'est  pas  Saint-Pétersbourg,  ce 
n'est  pas  Paris,  c'est  le  ciel!  Il  ne  faut  pas  attendre  au  dernier 
jour  de  sa  vie,  il  faut  y  penser  tous  les  jours,  et  non  pas  faire  comme 
on  fait  à  l'approche  du  Jubilé.  Non  è  vero?  ajouta-t-il  en  italien 
se  tournant  vers  un  de  sa  suite,  anchè  il  cardinale***  (le  nom 
m'échappe)  lo  sa. 

Le  cardinal  apostrophé  se  mit  à  rire,  ainsi  que  tous  les  autres; 
ça  devait  avoir  un  sens  pour  eux,  et  le  saint-père  s'en  alla  très 
content  et  très  souriant,  après  avoir  donné  sa  bénédiction  aux 
personnes,  aux  chapelets,  aux  images,  etc.  J'avais  un  chapelet 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  75 

que    j'ai    enfermé    dans    ma    boîte    à   savon,    aussitôt   rentrée. 

Pendant  que  ce  vieux  bénissait  et  parlait,  je  priais  Dieu  de  faire 
en  sorte  que  la  bénédiction  du  pape  me  fût  une  vraie  bénédiction 
et  que  je  fusse  délivrée  de  tous  mes  chagrins. 

Il  y  avait  là  des  cardinaux  qui  me  regardaient,  tout  comme 
s'ils  étaient  à  la  sortie  de  l'Opéra  de  Nice. 

Dimanche  23  janvier.  — ■  Ah!  comme  je  m'ennuie!  Si  au  moins 
nous  étions  tous  ensemble!  Quelle  folle  idée  de  se  séparer  ainsi! 
Il  faut  toujours  être  ensemble,  les  ennuis  sont  moindres,  on  se 
sent  mieux.  Jamais,  jamais  on  ne  se  partagera  plus  en  deux. 
Nous  serions  cent  fois  mieux  ensemble,  grand-papa,  ma  tante, 
tout  le  monde  et  Walitsky. 

Lundi  y  février.  — ■  Au  moment  où  nous  descendons  de  voiture  à 
la  porte  de  l'hôtel,  je  vois  deux  jeunes  Romains  qui  nous  regardent 
rentrer.  Aussitôt  nous  nous  mettons  à  table  et  les  hommes  se  postent 
au  milieu  de  la  place  et  regardent  nos  fenêtres. 

Maman,  Dina  et  les  autres  en  riaient  déjà;  mais  moi,  plus  pru- 
dente, craignant  de  m' animer  pour  deux  faquins  peut-être,  car 
je  n'étais  pas  sûre  que  ces  hommes  fussent  les  mêmes  que  ceux  de 
la  porte  de  l'hôtel,  j'envoyai  Léonie  dans  une  boutique  en  face, 
en  lui  recommandant  de  bien  examiner  les  deux  personnes  et  de 
venir  me  les  décrire.  Léonie  revient  et  me  décrit  le  plus  petit.  «  Ce 
sont  des  messieurs  tout  à  fait  comme  il  faut  »,  dit-elle.  —  De  ce 
moment  on  ne  fait  qu'aller  aux  fenêtres,  regardant  au  travers  des 
jalousies,  et  faire  de  l'esprit  sur  ces  deux  malheureux  qui  sont 
exposés  à  la  pluie,  au  vent  et  à  la  neige. 

Il  était  six  heures  quand  nous  sommes  rentrées  et  ces  deux 
anges  sont  restés  jusqu'à  onze  heures  moins  un  quart  sur  la  place 
à  nous  attendre.  Mais  quelles  jambes  il  faut  avoir  pour  rester  cinq 
heures   debout  ! 

Lundi  14  février.  —  L'Italien,  selon  sa  coutume,  est  venu  ce  soir. 
Maman  a  envoyé  Fortuné  acheter  du  papier.  Ce  monsieur  a  arrêté 
Fortuné  et  lui  a  parlé,  et  ainsi  plusieurs  fois.  Voici  le  récit,  qui, 
pour  n'être  pas  aussi  classique  que  celui  de  Théramène,  n'est  pas 


76  JOURNAL 

moins  intéressant,  assaisonné  d'un  accent  niçois  qui  n'est  pas 
sans  charme  : 

«  Je  suis  descendu  chercher  du  papier;  alors  ce  monsieur  m'a 
parlé.  Il  m'a  dit  :  «  Est-ce  que  c'est  ici  où  demeurent  ces  dames?  » 
Je  lui  ai  dit  :  Oui.  Alors  il  m'a  dit  :  «  Si  elles  voulaient  visiter  ma 
villa,  je  leur  enverrais  un  coupé  ou  un  landau,  ce  qu'elles  vou- 
draient. »  Alors,  je  lui  ai  dit  que  vous  ne  le  connaissiez  pas.  Alors 
il  m'a  dit  que  si,  que  vous  le  connaissiez.  «  La  mère  de  ces  demoi- 
selles me  connaît  et  nous  nous  rencontrons  tous  les  soirs,  à  la 
villa  Borghèse  et  au  Pincio.  »  Alors  je  lui  ai  parlé  tant,  qu'il  m'a 
donné  sa  carte.  Alors  je  vous  l'ai  portée  et  je  suis  descendu.  Il 
m'a  de  nouveau  parlé.  Alors  je  lui  ai  dit  que  les  dames  m'ont 
défendu  de  parler,  et  alors  il  m'a  dit  :  «  Je  vais  à  la  maison  faire 
une  lettre;  dans  une  demi-heure,  je  reviendrai  et  vous  descendrez 
pour  la  prendre.  »  Alors  je  lui  ai  dit  que  je  ne  pouvais  pas  descendre 
à  chaque  instant.  Alors  il  m'a  dit  :  «  Que  les  dames  laissent  pendre 
un  fil  auquel  j'attacherai  ma  lettre  et  elles  l'attireront  sur  le  balcon. 
Est-ce  que  ces  dames  ont  du  fil?  »  Alors  je  lui  ai  dit  que  vous  ne 
le  connaissiez  pas.  Alors,  il  m'a  dit  :  «  Mais  que  ces  dames  disent 
par  qui  je  puis  leur  être  présenté,  et  j'irai  trouver  cette  personne.  » 
Alors  je  ne  lui  ai  rien  dit  ;  alors  il  m'a  dit  que  c'était  pour  la  demoi- 
selle qui  était  hier  à  la  villa  Borghèse,  en  noir,  avec  des  cheveux 
pendants  (c'était  Dina).  Alors  il  m'a  dit  que  si  vous  voulez  visiter 
sa  villa,  il  y  fera  rester  du  monde  et  ira  vous  la  montrer,  et  si  vous 
voulez,  il  vous  enverra  sa  voiture...  » 

Il  fallait  voir  cette  mine  de  Fortuné,  les  mains  croisées  derrière 
le  dos,  un  pied  en  avant,  la  bouche  ouverte  jusqu'aux  oreilles, 
et  les  yeux  canailles  comme  chez  le  plus  grand  diable  de  la  terre. 

C'est  presque  espagnol,  et  nous  en  rions  tant,  que  Lola  en  est 
presque  évanouie  quelques  minutes.  Un  vrai  roman  de  Rosine. 

Au  commencement,  je  me  suis  fâchée,  j'ai  trouvé  que  c'était 
impertinent  ;  mais  en  voyant  quel  plaisir  cela  faisait  à  Dina  et  à  sa 
mère,  j'ai  oublié  ma  colère,  pour  me  joindre  au  chœur  joyeux  des 
plaisanteries  amusantes. 

Dina  en  a  rougi  comme  une  pivoine,  ça  va  lui  donner  ses  airs 
vainqueurs  et  provocateurs;  elle  est  désagréable  quand  elle  prend 
ces  airs-là! 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  77 

Ce  monsieur  a  une  villa,  il  a  sans  doute  de  la  fortune.  Dieu!  s'il 
épousait  Dina!  je  le  désire  plus  qu'aucune  chose,  et  justement  on 
vient  de  nous  envoyer  des  robes  de  chez  Worth,  et  la  sienne  est 
toute  couverte  de  fleurs  blanches  comme  de  la  fleur  d'oranger. 


Mardi  15  février.  —  Rossi  vient  nous  voir  et  de  suite  on  lui 
demande  qui  est  ce  monsieur.  «  C'est  le  comte  A...,  le  neveu  du 
cardinal  !  »  Bigre  !  il  ne  pouvait  pas  être  autre  chose. 

Le  comte  A...  ressemble  à  G...  qui  est  parfaitement  beau,  comme 
on  sait. 

Ce  soir,  comme  il  me  regardait  moins,  j'ai  pu  le  regarder  plus. 
J'ai  donc  regardé  A...  et  je  l'ai  bien  vu;  il  est  charmant,  mais  il 
faut  ajouter  que  je  n'ai  pas  de  chance  et  que  ceux  que  je  regarde 
ne  me  regardent  pas.  Il  m'a  lorgnée,  mais  convenablement,  comme 
le  premier  jour.  Il  a  aussi  beaucoup  posé  et,  quand  nous  nous 
sommes  levées  pour  sortir,  il  a  sauté  sur  sa  lorgnette  et  n'a  pas 
cessé  de  regarder. 

— ■  Je  vous  ai  demandé  qui  est  ce  monsieur,  dit  ma  mère  à  Rossi, 
parce  qu'il  me  rappelle  beaucoup  mon  fils. 

—  C'est  un  charmant  garçon,  dit  Rossi;  il  est  un  peu  passer ello, 
il  est  très  gai  et  plein  d'esprit  et  très  beau. 

Je  suis  ravie  en  entendant  cela.  Depuis  longtemps,  je  n'ai  eu 
autant  de  plaisir  que  ce  soir. 

Je  m'ennuyais,  je  n'avais  envie  de  rien,  parce  que  je  n'avais  à 
qui  penser.  De  ce  soir  tout  change,  je  me  remue. 

—  Il  ressemble  beaucoup  à  mon  fils,  dit  ma  mère. 

—  C'est  un  charmant  garçon,  dit  Rossi,  et,  si  vous  voulez,  je 
vous  le  présenterai,  je  serai  charmé. 

Vendredi  18  février.  —  Au  Capitole,  ce  soir,  il  y  a  un  grand  bal 
paré,  costumé  et  masqué.  A  onze  heures  nous  y  allons,  moi,  Dina 
et  sa  mère.  Je  n'ai  pas  mis  de  domino;  une  robe  de  soie  noire  à 
longue  queue,  corsage  collant,  une  tunique  de  gaze  noire  garnie  de 
dentelle  d'argent,  drapée  devant  et  retroussée  derrière,  de  façon  à 
former  le  plus  gracieux  capuchon  du  monde,  un  masque  de  velours 
noir  et  dentelle  noire,  des  gants  clairs  et  une  rose  et  du  muguet  au 


78  JOURNAL 

corsage.  C'était  ravissant.  Aussi  notre  entrée  produit  un  immense 
effet. 

J'avais  très  peur  et  n'osais  parler  à  personne,  mais  tous  les 
hommes  nous  ont  entourées,  et  j'ai  fini  par  prendre  le  bras  de 
l'un  d'eux  que  je  n'ai  jamais  vu.  C'est  très  amusant,  mais  je  crois 
que  la  plupart  du  monde  m'a  reconnue.  Il  fallait  mettre  moins  de 
coquetterie  dans  ma  toilette,  n'importe. 

Trois  Russes  ont  cru  me  reconnaître,  et  allaient  derrière  nous, 
parlant  haut  le  russe,  espérant  que  nous  nous  trahirions;  mais 
au  lieu  de  cela,  je  fis  faire  cercle  autour  de  moi  et  parlai  italien. 
Ils  s'en  allèrent,  disant  qu'ils  étaient  bêtes  et  que  j'étais  une  Ita 
lienne. 

Arrive  le  duc  Cesaro. 

— ■  Qui  cherches-tu? 

—  A...  Va-t-il  venir? 

—  Oui;  en  attendant,  reste  avec  moi...  la  plus  élégante  femme 
de  toute  la  terre  ! 

—  Oh!  le  voilà...  Mon  cher,  je  te  cherchais. 

—  Bah! 

—  Seulement,  comme  c'est  pour  la  première  fois  que  je  vais 
t'entendre,  soigne  ta  prononciation,  tu  perds  beaucoup  vu  de 
près.  Soigne  ta  conversation! 

Il  paraît  que  c'était  spirituel,  car  Cesaro  et  deux  autres  se  sont 
mis  à  rire  comme  des  gens  enchantés.  Je  sentais  bien  qu'ils  me 
reconnaissaient  tous. 

—  On  reconnaît  bien  ta  taille,  me  disait-on  de  tous  côtés.  Pour- 
quoi n'es-tu  pas  en  blanc? 

—  Je  crois,  ma  parole  d'honneur,  que  je  joue  un  rôle  de  chan- 
delier, dit  Cesaro,  voyant  que  nous  ne  cessions  de  parler  avec  A... 

—  Je  le  crois  aussi,  dis-je,  va-t'en. 

Et,  prenant  le  bras  du  jeune  fat,  je  m'en  allai  par  tous  les  salons 
sans  m' occuper  du  reste  du  monde,  comme  d'autant  de  chiens. 

A...  a  la  figure  parfaitement  jolie,  un  teint  mat,  des  yeux  noirs, 
un  nez  long  et  régulier,  de  jolies  oreilles,  une  petite  bouche,  des 
dents  très  passables  et  une  moustache  de  vingt-trois  ans.  Je  l'ai 
traité  de  petit  faux,  de  jeune  fat,  de  malheureux,  de  dévergondé, 
et  il  me  raconta  le  plus  sérieusement  du  monde  comment,  à  dix- 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  79 

neuf  ans,  il  s'est  échappé  de  la  maison  paternelle;  comment  il  s'est 
jeté  jusqu'au  cou  dans  la  vie;  combien  il  est  blasé...  qu'il  n'a  jamais 
aimé,  etc. 

—  Combien  de  fois  as- tu  aimé?  demanda- t-il. 

—  Deux  fois. 

—  Oh!  oh! 

—  Peut-être  même  plus. 

— ■  Je  voudrais  bien  être  le  plus. 

—  Jeune  présomptueux!...  Dis-moi  pourquoi  tous  ces  gens  m'ont 
prise  pour  la  dame  en  blanc? 

—  Mais  tu  lui  ressembles.  C'est  pour  cela  que  je  suis  avec  toi. 
Je  suis  amoureux  d'elle  comme  un  fou. 

— ■  C'est  peu  aimable  à  dire. 

—  Que  veux-tu?  c'est  ainsi. 

—  Tu  la  lorgnes,  Dieu  merci,  assez,  et  elle  est  contente,  et  elle 
pose? 

—  Non,  jamais.  Elle  ne  pose  jamais...  On  peut  tout  dire,  excepté 
cela! 

—  On  voit  bien  que  tu  en  es  amoureux. 

—  Je  le  suis,  de  toi  :  tu  lui  ressembles. 

—  Fi!  je  suis  bien  mieux  faite? 

—  N'importe,  donne-moi  une  fleur. 

Je  lui  donnai  une  fleur  et  il  me  donna  une  branche  de  lierre  en 
échange.  Son  accent  et  son  air  languissant  m'agacent. 

—  Tu  as  l'air  d'un  prêtre.  Est-ce  vrai  que  tu  vas  être  consacré? 
Il  se  mit  à  rire. 

—  Je  déteste  les  prêtres,  j'ai  été  militaire. 

—  Toi!  tu  n'as  été  qu'au  séminaire. 

■ — ■  Je  hais  les  jésuites;  c'est  pour  cela  que  je  suis  sans  cesse 
brouillé  avec  ma  famille. 

—  Mon  cher,  tu  es  ambitieux  et  tu  aimeras  qu'on  te  baise  la 
pantoufle. 

—  Quelle  adorable  petite  main!  s'écria-t-il,  en  me  la  baisant, 
opération  qu'il  répéta  plusieurs  fois  dans  la  soirée. 

—  Pourquoi  as-tu  si  mal  commencé  avec  moi?  demandai-je. 

—  Parce  que  je  t'avais  prise  d'abord  pour  une  Romaine,  et  je 
déteste  ce  genre  de  femme. 


80  JOURNAL 

En  effet,  lorsque  j'étais  avec  Cesaro,  il  m'offrit  de  nous  asseoir 
et  A...  se  mit  à  ma  gauche,  et  pendant  que  je  répondais  à  mon 
cavalier,  il  essaya  de  me  prendre  la  taille  de  l'air  le  plus  bête  du 
monde. 

—  Si  tu  ne  vas  pas  chasser  ce  petit  fou,  dis-je  à  Cesaro,  je  vais 
m'en  aller. 

Et  Cesaro  a  chassé  le  petit  fou. 

Je  n'ai  vu  les  hommes  qu'un  peu  à  la  promenade,  au  théâtre  et 
chez  nous.  Dieu,  qu'ils  sont  différents  dans  un  bal  masqué!  Si 
grands  et  si  réservés  dans  leurs  voitures,  si  empressés,  si  canailles 
et  si  bêtes  ici!  Doria  seul  ne  perdait  pas  sa  dignité.  C'est  peut-être 
parce  qu'il  est  trop  au-dessus  des  misères  humaines.  Dix  fois  j'ai 
quitté  mon  jeune  amuseur,  et  dix  fois  il  m'a  retrouvée. 

Dominica  disait  de  partir,  mais  le  petit  nous  retenait.  Enfin  nous 
parvenons  à  trouver  deux  fauteuils  et  alors  la  conversation  change. 

Nous  parlons  de  saint  Augustin  et  de  l'abbé  Prévost. 

Enfin,  nous  nous  sauvons  sans  qu'on  pense  à  nous  suivre,  car 
tous  ceux  qui  m'ont  vue  dans  la  rue  m'ont  reconnue. 

Je  me  suis  amusée  et  désillusionnée. 

A...  ne  me  plaît  pas  tout  à  fait,  et  pourtant... 

Ah!  le  misérable  fils  de  prêtre  a  emporté  mon  gant  et  a  baisé 
ma  main  gauche. 

—  Tu  sais,  dit-il,  je  ne  dis  pas  que  je  porterai  toujours  ce 
gant  sur  mon  cœur,  ce  serait  bête,  mais  ce  sera  un  souvenir 
agréable. 

Nous  avons  laissé  Fortuné  pour  détourner  les  soupçons;  il 
retourna  tout  seul. 

Lundi  21  février.  — •  J'ai  l'honneur  de  vous  présenter  une  folle. 
Jugez  seulement.  Je  cherche,  je  trouve,  j'invente  un  homme,  je  vis, 
je  ne  jure  que  par  lui,  je  le  mêle  à  toutes  choses  et  puis,  quand  il 
sera  bien  entré  dans  ma  tête  qui  est  ouverte  à  tous  les  vents,  j'aurai 
des  ennuis  et  peut-être  des  chagrins  et  des  larmes.  Je  suis  loin  de 
désirer  que  cela  arrive,  mais  je  le  dis  par  prévoyance. 

Quand  donc  viendra  le  véritable  carnaval  de  Rome?  Jusqu'à 
présent,  je  n'ai  vu  que  des  balcons  garnis  d'étoffe  blanche,  rouge, 
bleue,  jaune,  rose,  et  peu  de  masques. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  81 

Mercredi  23  février.  — •  Nos  voisins  sont  là,  la  dame  est  aimable, 
il  y  a  des  chars  ravissants.  Troïly  et  Giorgio  sont  dans  une  belle 
voiture  à  grands  chevaux  et  les  domestiques  sont  en  culottes 
blanches.  C'était  la  plus  jolie  voiture.  Ils  nous  inondent  de  fleurs. 
Dina  est  rouge  et  sa  mère  est  rayonnante. 

Enfin,  le  coup  de  canon  a  retenti,  les  chevaux  vont  courir  et  A... 
n'est  pas  venu;  mais  le  jeune  homme  d'hier  vient,  et  comme  nos 
balcons  se  touchent,  nous  nous  mettons  à  parler.  Il  me  donne  un 
bouquet,  je  lui  donne  un  camellia,  et  il  me  dit  tout  ce  qu'un  jeune 
homme  comme  il  faut  peut  dire  de  tendre  et  d'amoureux  à  une 
demoiselle  à  qui  il  n'a  pas  eu  l'honneur  d'être  présenté.  Il  me  jure 
de  garder  cette  fleur  toujours,  de  la  sécher  dans  sa  montre.  Et  il 
me  promet  de  venir  à  Nice  pour  me  montrer  les  pétales  de  la 
fleur  qui  restera  toujours  fraîche  dans  son  cœur.  C'était  très 
amusant. 

Le  comte  B...  (c'est  le  nom  du  bel  inconnu)  ne  m'attristait  pas, 
lorsque  ayant  abaissé  les  yeux  jusqu'à  la  vile  multitude  d'en  bas, 
je  vis  A...  qui  me  saluait.  Dina  lui  lança  un  bouquet  et  dix  bras  de 
vilains  s'étendirent  pour  le  saisir  au  vol.  Un  homme  y  parvint; 
mais  A...  avec  le  plus  grand  sang-froid,  le  prit  à  la  gorge  et  le  tint 
dans  ses  mains  nerveuses,  tant  que  le  misérable  ne  lâcha  sa  prise. 
C'était  si  beau  que  A....  avait  l'air  presque  sublime.  J'en  fus  enthou- 
siasmée et,  oubliant  ma  rougeur,  rougissant  de  nouveau,  je  lui 
donnai  un  camellia  et  la  ficelle  tomba  avec.  Il  la  prit,  la  mit  dans  sa 
poche  et  disparut.  Alors,  tout  émue  encore,  je  me  retournai  vers 
B...,  qui  saisit  l'occasion  de  m'adresser  des  compliments  sur  la 
manière  dont  je  parle  l'italien  et  sur  n'importe  quoi. 

Les  barber i  passent  comme  le  vent  au  milieu  des  huées  et  des 
sifflets  de  la  populace,  et  sur  notre  balcon  on  ne  parle  que  de  la 
manière  adorable  dont  A...  reprit  le  bouquet.  En  effet,  il  avait  l'air 
d'un  lion,  d'un  tigre;  je  ne  m'attendais  pas  à  une  telle  chose  de  la 
part  de  ce  jeune  homme  délicat. 

C'est,  comme  j'avais  dit  au  commencement,  un  mélange  bizarre 
de  langueur  et  de  force. 

Je  vois  encore  ses  mains  crispées  qui  serrent  la  gorge  du  faquin. 

Vous  rirez  peut-être  de  ce  que  je  vais  vous  dire,  mais  je  vous  le 
dirai  tout  de  même. 

Journal  de  Marie  Bashkirtsefï.  —  T.  I.  6 


82  JOURNAL 

Eh  bien  !  par  une  action  pareille,  un  homme  peut  se  faire  aimer 
tout  de  suite.  Il  avait  l'air  si  calme  en  étouffant  ce  vilain  que  j'en 
perdis  la  respiration. 

A  la  maison,  chaque  fois  qu'on  se  raconte  cela,  je  rougis  comme 
une  rose  de  Nice. 

Trois  quarts  d'heure  après,  au  plus  fort  de  ma  flirtation  avec  le 
voisin,  je  vis,  au  bout  d'un  long  bâton,  tout  orné  de  papier  d'or, 
un  immense  bouquet  porté  par  un  faquin  qui  ne  savait  à  qui  il 
fallait  l'offrir,  lorsqu'une  canne,  en  s'appuyant  sur  le  balcon,  le  fit 
pencher  de  mon  côté. 

C'était  A...  qui  me  rendait  mon  camellia.  D'abord  je  n'ai  pas 
compris,  je  n'ai  pas  vu  A...;  mais  au  bout  d'une  seconde  d'hésita- 
tion je  soulevai  avec  peine  le  magnifique  bouquet  et  le  pris  dans 
mes  bras  en  souriant  à  l'affreux  fils  de  prêtre. 

—  Oh!  mais  c'est  splendide!  criait  la  dame  anglaise. 

—  E  bello  veramente,  disait  B...  un  peu  vexé. 

—  C'est  charmant,  disais-je  moi-même,  enchantée  jusqu'au 
fond  du  cœur. 

Et  portant  mon  trophée,  je  me  mis  en  voiture  et  regardai  encore 
une  fois  l'affreux  fils  de  prêtre. 

Après  m'avoir  vue  prendre  son  bouquet,  il  me  salua  de  sa  façon 
calme  et  disparut,  on  ne  sait  pas  où. 

Toute  la  soirée,  je  ne  parle  que  de  cela,  j'interromps  toutes  les 
conversations  pour  en  parler  encore.  «N'est-ce  pas  qu'A...  est 
adorable?  »  Je  le  dis  comme  pour  rire,  mais  j'ai  peur  de  le  penser 
vraiment.  A  présent  je  tâche  de  persuader  aux  miens  que  je  m'oc- 
cupe d'A...  et  on  ne  me  croit  pas;  mais  dès  que  je  dirai  le  contraire 
de  ce  que  je  dis  en  ce  moment,  on  croira  et  on  aura  raison. 

Je  suis  de  nouveau  impatiente,  je  voudrais  dormir  pour  abréger 
le  temps,  pour  aller  au  balcon. 

Lundi  28  février.  —  En  sortant  sur  le  balcon  au  Corso,  je  trouve 
tous  nos  voisins  à  leur  poste  et  le  carnaval  très  animé.  Je  regarde 
en  bas,  en  face,  et  je  vois  le  Cardinalino  avec  un  autre.  L'ayanl 
aperçu,  je  me  suis  troublée,  j'ai  rougi  et  je  me  remis  debout;  mais 
le  méchant  fils  de  prêtre  n'était  plus  là  et  je  me  retournai  vei 
maman,  qui  tendait  la  main  à  quelqu'un...  à  Pietro  A... 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  83 

—  Ah!  à  la  bonne  heure.  Tu  es  venu  sur  mon  balcon,  ce  n'est 
pas  malheureux. 

Il  reste  un  temps  de  politesse  près  de  ma  mère  et  après  il  se  met 
à  côté  de  moi. 

J'occupe,  comme  toujours,  l'extrême  droite  du  balcon  qui 
touche,  comme  on  sait,  celui  de  l'Anglaise.  B...  est  en  retard;  sa 
place  est  prise  par  un  Anglais,  que  l'Anglaise  me  présente  et  qui 
se  montre  très  empressé. 

—  Mais,  quelle  vie  faites- vous?  dit  A...  de  son  air  calme  et  doux. 
Vous  n'allez  plus  au  théâtre? 

—  J'étais  malade,  j'ai  encore  mal  au  doigt. 

—  Où?  (et  il  voulut  me  prendre  la  main).  Vous  savez,  je  suis 
allé  chaque  soir  à  l'Apollo  et  je  n'y  suis  resté  que  cinq  minutes. 

—  Pourquoi? 

—  Pourquoi  ?  répéta- t-il,  en  me  regardant  droit  dans  les  prunelles. 

—  Oui,  pourquoi? 

—  Parce  que  j'y  allais  pour  vous  et  que  vous  n'y  étiez  pas. 
Il  me  dit  encore  bien  des  choses  dans  ce  genre,  roule  ses  yeux, 

se  démène  et  m'amuse  beaucoup. 

—  Donnez-moi  une  rose? 

—  Pourquoi  faire? 

Convenez  avec  moi  que  je  faisais  là  une  question  embarrassante. 
J'aime  à  faire  des  questions  auxquelles  on  doit  répondre  bêtement 
ou  pas  du  tout. 

—  Regardez  donc  ce  tube,  dis- je  en  désignant  un  affreux 
animal,  en  long  surtout,  en  grand  chapeau.  Si  vous  pouviez  l'aplatir, 
je  vous  donnerais  une  rose. 

Dès  lors,  ce  fut  un  spectacle  des  dieux.  A...  et  Plouden  s'escri- 
mèrent de  leur  mieux  à  jeter  de  vieux  bouquets  à  la  tête  de  cet 
homme  qui,  s 'animant  à  son  tour,  commença  à  nous  en  lancer. 

J'étais  protégée  par  le  Cardinalino  et  Plowden,  et  les  bouquets, 
je  devrais  plutôt  dire  les  balais,  tombaient  tout  autour  de  moi. 
On  finit  par  casser  une  vitre  et  une  lanterne.  C'était  plein  d'in- 
térêt. 

B...  m'offre  une  grande  corbeille  de  fleurs;  il  rougit  et  se  mord 
les  lèvres;  je  ne  sais  vraiment  ce  qu'il  a.  Mais  laissons  cet  ennuyeux 
personnage  et  revenons  aux  yeux  de  Pietro  A... 


84  JOURNAL 

Il  a  des  yeux  adorables,  surtout  lorsqu'il  ne  les  ouvre  pas  trop. 
Sa  paupière,  qui  recouvre  la  prunelle  au  quart,  donne  à  ses  yeux 
une  expression  qui  me  monte  à  la  tête  et  me  fait  battre  le  cœur. 

Dimanche  5  mars.  —  A  la  villa  Borghèse,  il  y  a  une  grande 
course;  un  homme  qui  s'engage  à  faire  quarante  fois  le  tour  de  la 
place  de  Sienne,  dans  la  villa  même,  en  une  heure  cinq  minutes. 
Grand  concours  de  monde,  sans  doute,  à  la  tête  duquel  se  trouve 
la  ravissante  princesse. 

Zucchini  est  là,  il  me  fait  rire.  Doria  et  une  foule  d'autres. 
Cela  me  rappelle  les  courses  de  chevaux,  et  tout  ce  monde  qui  se 
promène  sur  l'herbe  est  d'un  effet  très  gracieux. 

Pan!  j'aperçois  le  Cardinalino  et  me  détourne  pour  parler  à 
Debeck,  parce  que  je  sens  que  je  rougis. 

—  Bonjour,  mademoiselle,  dit-il  en  arrivant. 

—  Bonjour,  monsieur. 

Voilà  deux  personnes  qui  existent  pour  moi,  l'une  indépen- 
damment   de   l'autre,    Doria   et   A... 

Doria,  majesté,  glace  et  terreur. 

A...,  gaieté,  coquetterie  et  charme. 

Çietro  A...  me  plaît  visiblement. 

Je  dis  que  j'ai  mangé  des  violettes,  et  Plowden  et  Cardinalino 
m'en  demandent  et  j'en  donne  de  mon  bouquet  et  ils  en  mangent 
comme  deux  ânes. 

A...  a  fini  par  manger  les  fils  de  soie  que  je  tirais  de  ma  frange. 

A...  est  un  charmant  enfant,  ses  boutades  m'enchantent;  par 
exemple,  il  apporte  des  cartes  et  me  prie  de  jouer. 
Plowden  demande  aussi  à  jouer. 

—  Mais  on  ne  peut  pas!  s'écrie  le  fougueux  fils  de  prêtre,  en 
ouvrant    de   grands   yeux. 

—  Si,  si,  si,  dis-je,  on  peut  jouer  à  trois,  c'est  la  même  chose. 

—  La  même  chose  !  dit-il,  en  me  regardant  comme  si  on  l'avait 
piqué  avec  une  épingle. 

J'ai,  tout  en  écrivant,  sa  voix  dans  les  oreilles;  j'en  suis  très 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  85 

amoureuse.  Je  le  dis,  tout  naturellement  comme  je  le  sens.  Quand 
il  s'en  va,  je  suis  fâchée,  je  n'en  ai  jamais  assez.  C'est  absurde  de 
s'amouracher  des  gens,  comme  moi! 

—  Au  moins,  pour  tourmenter  Pietro,  dit  Dina,  sois  bonne 
avec  B... 

— .  Tourmenter!  je  n'en  ai  nulle  envie.  Tourmenter,  exciter 
la  jalousie,  fi!  En  amour,  cela  ressemble  au  fard  que  l'on  se  met 
sur  le  visage.  C'est  vulgaire,  c'est  bas.  On  peut  tourmenter  invo- 
lontairement, naturellement  pour  ainsi  dire,  mais,  le  faire  exprès,  fi! 

D'ailleurs,  je  ne  peux  pas  le  faire  exprès,  je  n'ai  pas  assez  de 
caractère.  Est-ce  possible  d'aller  parler  et  faire  l'aimable  avec  un 
monstre  quelconque,  quand  le  Cardinalino  est  là  et  qu'on  peut  lui 
parler? 

Cette  canaille  fait  une  cour  obstinée  à  maman  qui  l'appelle 
son   cher  enfant. 

J'aime  à  le  voir  si  gentil  avec  elle.  Il  se  plaint  de  ses  parents, 
qui  ne  veulent  pas  qu'il  ait  des  chevaux  parce  qu'il  a  trop  dépensé, 
lorsque,  s'étant  échappé  à  dix-sept  ans,  il  s'est  engagé  dans  l'armée. 
Il  aura  vingt-trois  ans  en   avril. 

Un  enfant  par  l'âge  et  par  le  caractère. 

Lundi  6  mars.  —  Je  me  rappelle,  hier,  pendant  la  course,  j'ai 
laissé  tomber  mon  bouquet.  A...  sauta  en  bas,  le  ramassa  et  fut 
!  obligé  de  grimper  à  genoux  pour  remonter. 

—  Comment  va-t-il  faire  pour  monter?  s'écria  Dina. 

—  Oh!  c'est  très  facile,  dis-je. 

—  Tout  ce  que  je  fais  est  très  facile,  dit  le  petit  en  s'épous- 
setant  les  genoux.  Je  m'expose  au  ridicule  et  c'est  très  facile. 

Et  il  se  mit  à  regarder  de  loin,  pour  faire  voir  qu'il  était  piqué. 

Mai  18 jj  {En  note).  — ■  «  Prière,  une  fois  pour  toutes,  de  ne  pas 
«accorder  trop  d'importance  à  mes  admirations;  je  ne  pensais 
«  pas  ce  que  j'écrivais  d'A...;  je  l'embellissais,  pour  créer  un 
«  roman.  » 

Mars.  —  A  trois  heures  nous  sommes  près  de  la  porte  del  Popolo, 
Debeck,  Plowden  et  A...  nous  y  rencontrent.  A...  m'aide  à  monter 
en  selle  et  nous  partons. 


86  JOURNAL 

Mon  amazone  est  en  drap  noir  et  faite  d'une  seule  pièce  par 
Laferrière,  de  sorte  qu'elle  n'a  rien  de  la  raideur  anglaise,  ni  de 
la  misère  ordinaire;  c'est  une  robe  princesse  collante...  partout. 

—  Comme  vous  êtes  chic  à  cheval!  dit  Ant... 
Plowden  m'ennuie  en  voulant  sans  cesse  rester  avec  moi. 
Pietro  s'inquiète   de  ce    que  fait  maman    qui   nous  suit  en 

landau. 

Une  fois  seule  avec  le  Cardinalino,  la  conversation  tombe  natu- 
rellement sur  l'amour. 

— ■  L'amour  éternel,  c'est  la  tombe  de  l'amour,  dit  le  petit;  il 
faut   aimer  un  jour,   puis  changer. 

—  Charmante  idée!  C'est  votre  oncle  le  cardinal,  qui  vous  l'a 
enseignée? 

— :  Oui,  dit-il  en  riant. 

Misérable  fils  de  chien  et  de  prêtre,  je  crois  qu'il  m'a  fâchée 
sérieusement  par  cette  vérité  dite  de  son  air  calme  ! 

Une  fois  en  rase  campagne,  nous  prenons  le  galop,  sautons  des 
fossés  et  allons  comme  le  vent.  C'est  adorable.  Il  monte  parfaite- 
ment à  cheval. 


Mardi  7  mars.  — ■  A  force  de  dire  des  bêtises,  je  suis  tombée 
amoureuse  de  ce  garnement.  On  ne  peut  pas  dire  que  ce  soit  de 
l'amour;  il  a  donné  son  portrait  à  maman  et,  une  fois  lui  parti, 
je  l'emporte  chez  moi,  je  le  regarde,  et  je  le  trouve  charmant, 
et  je  m'endors  en  y  songeant.  Et  je  le  vois  dans  ma  fantaisie,  et  je 
trouve  tant  de  choses  à  lui  dire!... 


Mercredi  8  mars.  —  Je  vais  mettre  mon  amazone,  et  à  quatre 
heures  je  me  trouve  à  la  porte  du  Peuple,  où  le  Cardinalino  m'attend 
avec  deux  chevaux.  Maman  et  Dina  suivent  en  voiture. 

—  Prenons  par  ici,  dit  mon  cavalier. 

—  Prenons. 

Et  nous  sommes  entrés  dans  une  espèce  de  champ,  vert  et 
gentil  endroit  qu'on  nomme  la  Farnésina.  Il  a  recommencé  sa 
déclaration  en  disant  : 

—  Je    suis    au    désespoir! 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  87 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  le  désespoir? 

—  C'est  quand  un  homme  désire  une  chose  et  qu'il  ne  peut 
pas  l'avoir. 

—  Vous  désirez  la  lune? 

—  Non,   le   soleil. 

—  Où  est-il?  dis-je  en  regardant  à  l'horizon;  il  est  couché, 
je  crois. 

—  Non,  il  est  là  qui  m'illumine  :  c'est  vous. 

—  Bast!  bast! 

— ■  Je  n'ai  jamais  aimé,  je  déteste  les  femmes,  je  n'ai  eu  que  des 
intrigues  avec  des  femmes  faciles. 

—  Et  en  me  voyant  vous  m'avez  aimée? 

—  Oui,  à  l'instant  même,  le  premier  soir,  au  théâtre. 
— ■  Vous  avez  dit  que  c'était  passé. 

—  J'ai  plaisanté. 

—  Comment  puis- je  savoir  quand  vous  plaisantez  et  quand 
vous  êtes  sérieux? 

—  Mais  cela  se  voit! 

—  C'est  juste;  on  voit  presque  toujours  quand  une  personne 
dit  vrai;  mais  vous  ne  m'inspirez  aucune  confiance,  et  vos  belles 
idées  sur  l'amour,  encore  moins. 

—  Quelles  sont  mes  idées?  Je  vous  aime  et  vous  ne  me  croyez 
pas.  Ah!  dit-il  en  se  mordant  les  lèvres  et  en  regardant  de  côté, 
alors  je  ne  suis  rien,  je  ne  puis  rien. 

— ■  Allez,  faites  l'hypocrite,  dis-je  en  riant. 

—  L'hypocrite!  s'écria-t-il  en  se  retournant  furieux,  toujours 
l'hypocrite,  voilà  ce  que  vous  pensez  de  moi? 

—  Et  autre  chose  encore.  Taisez- vous,  écoutez.  Si  en  ce  moment, 
un  de  vos  amis  passait,  vous  vous  tourneriez  vers  lui,  et  lui  feriez 
un  signe  avec  l'œil,  et  vous  ririez! 

—  Moi,  hypocrite!  oh!  si  c'est  ainsi,  bien,  bien!... 

—  Vous  martyrisez  votre  cheval;  descendons. 

—  Vous  ne  croyez  pas  que  je  vous  aime?  dit-il  encore  en  cher- 
chant mes  yeux  et  en  se  baissant  vers  moi,  avec  une  expression 
de  sincérité  qui  m'a  fait  palpiter  le  cœur. 

—  Mais  non,  dis-je  faiblement,  Tenez  votre  cheval  et  des- 
cendons, 


88  JOURNAL 


Toutes  ses  tendresses  étaient  encore  mêlées  de  préceptes  d'équi 
tation. 

—  Peut-on  ne  pas  vous  admirer?  dit-il  en  s'arrêtant  quelques 
pas  plus  bas  que  moi  et  en  me  regardant.  Vous  êtes  belle,  reprit-il 
seulement  je  crois  que  vous  n'avez  pas  de  cœur. 

— ■  Au  contraire,  j'ai  un  excellent  cœur,  je  vous  assure. 

— ■  Vous  avez  un  excellent  cœur  et  vous  ne  voulez  pas  aimer! 

—  Cela  dépend. 

—  Vous  êtes  une  enfant  gâtée,  n'est-ce  pas? 

— :  Pourquoi  ne  me  gâterait-on  pas?  Je  ne  suis  pas  ignorante, 
je  suis  bonne,  seulement  je  suis  emportée. 

Nous  descendions  toujours,  mais  pas  à  pas,  car  la  descente 
était  très  rapide  et  les  chevaux  s'accrochaient  aux  inégalités  du 
terrain,  aux  touffes  d'herbes. 

— ■  Moi,  j'ai  un  mauvais  caractère,  je  suis  furieux,  emporté, 
colère;  je  veux  me  corriger...  Sautons  ces  fossés,  voulez- vous? 

—  Non. 

Et  j'ai  passé  par  un  petit  pont  pendant  qu'il  sautait  le 
fossé. 

—  Allons  au  petit  trot  jusqu'à  la  voiture,  dit-il,  car  nous  avons 
fini  de  descendre. 

Je  mis  mon  cheval  au  trot,  mais,  à  quelques  pas  de  la  voiture, 
il  prit  le  galop.  J'ai  tourné  à  droite,  A...  me  suivit,  mon  cheval 
allait  d'un  galop  très  rapide;  j'essayai  de  le  retenir,  mais  il  prit 
carrière.  La  rosse  s'était  emportée.  La  plaine  était  grande;  je 
courais,  mais  mes  efforts  étaient  vains;  mes  cheveux  tombèrent 
sur  mes  épaules,  mon  chapeau  roula  à  terre,  je  faiblissais,  j'eus 
peur.  J'entendais  A...  derrière  moi,  je  sentais  l'émotion  qu'on 
avait  dans  la  voiture,  j'eus  envie  de  sauter  à  terre,  mais  le  cheval 
allait  comme  un  trait.  —  C'est  bête  d'être  tuée  ainsi,  pensais-je, 
je  n'avais  plus  de  force;  il  faut  qu'on  me  sauve! 

— :  Retenez-le!  cria  A...  qui  ne  pouvait  me  rattraper. 

—  Je  ne  peux  pas,  dis-je  à  voix  basse. 

Mes  bras  tremblaient.  Un  instant  encore  et  j'allais  perdre 
connaissance,  quand  il  arriva  tout  près,  donna  un  coup  de  cra- 
vache à  la  tête  de  ma  monture,  et  je  saisis  son  bras,  tant  pour  me 
retenir   que   pour   le    toucher. 


3 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  89 

Je  le  regardai,  il  était  pâle  comme  un  mort;  jamais  je  n'ai  vu 
une  figure  aussi  bouleversée! 

—  Dieu!   répétait-il,   quelle   émotion   vous   m'avez   causée! 

—  Oh!  oui,  sans  vous,  je  tombais;  je  ne  pouvais  plus  le  retenir. 
A  présent,  c'est  fini...  Eh  bien!  c'est  joli,  ajoutai-je  en  essayant  de 
rire.  Qu'on  me  donne  mon  chapeau! 

Dina  était  descendue,  nous  nous  approchâmes  du  landau. 
Maman  était  hors  d'elle,  mais  elle  ne  me  dit  rien;  elle  savait  qu'il 
y  avait  quelque  chose  et  ne  voulait  pas  m'ennuyer. 

—  Nous  irons  doucement,  au  pas,  jusqu'à  la  porte. 

—  Oui,  oui. 

—  Mais  quelle  peur  vous  m'avez  faite!  et  vous,  avez- vous  eu 
peur? 

—  Non,  je  vous  assure  que  non. 

—  Oh!  que  si,  je  le  vois. 

—  Ce  n'est  rien,  rien  du  tout. 

Et  au  bout  d'un  instant  nous  nous  mîmes  à  décliner  le  verbe 
«  aimer  »  sur  tous  les  tons  ;  il  me  raconte  tout  depuis  le  premier  soir 
qu'il  m'a  vue  à  l'Opéra,  et  qu'en  voyant  Rossi  sortir  de  notre  loge, 
il  sortit  de  la  sienne  et  alla  à  sa  rencontre. 

—  Vous  savez,  dit-il,  je  n'ai  jamais  aimé  personne,  ma  seule 
affection  était  pour  ma  mère,  tout  le  reste...  Je  ne  regardais  jamais 
personne  au  théâtre,  je  n'allais  jamais  au  Pincio.  C'est  bête,  tout 
cela,  je  me  moquais  de  tout  le  monde,  et  à  présent  j'y  vais. 

—  Pour  moi? 

—  Pour  vous.  Je  suis  obligé... 

—  Obligé? 

— ■  Par  une  force  morale  :  sans  doute  je  pourrais  produire  un 
effet  sur  votre  imagination,  si  je  vous  récitais  une  déclaration  de 
roman;  mais  c'est  bête,  je  ne  pense  qu'à  vous,  je  ne  vis  que  par 
vous.  D'abord  l'homme  est  une  créature  matérielle,  il  rencontre 
une  foule  de  gens,  et  une  foule  d'autres  pensées  l'occupent.  Il 
mange,  il  parle,  il  pense  à  autre  chose,  mais  je  pense  souvent  à  vous, 
le  soir. 

—  Au  club,  peut-être? 

— ■  Oui,  au  club.  Quand  la  nuit  vient,  je  reste  là  à  songer,  je 
fume  et  je  pense  à  vous.  Puis,  surtout  lorsqu'il  fait  sombre,  quand 


90  JOURNAL 

je  suis  seul,  je  pense,  je  rêve,  j'arrive  à  une  telle  illusion  que  je  vous 
crois  là.  Jamais,  reprit-il,  je  n'ai  éprouvé  ce  que  j'éprouve  à  présent. 
Je  pense  à  vous,  je  sors  pour  vous.  La  preuve,  c'est  que  depuis 
que  vous  n'allez  plus  à  l'Opéra,  je  n'y  vais  plus.  C'est  surtout 
quand  je  suis  seul  que  je  songe.  Je  me  représente,  en  imagination, 
que  vous  êtes  là;  je  vous  assure  que  je  n'ai  jamais  senti  ce  que  je 
sens,  d'où  je  conclus  que  c'est  de  l'amour.  Je  désire  vous  voir,  je 
vais  au  Pincio;  je  désire  vous  voir,  je  suis  furieux,  puis  je  rêve  de 
vous.  C'est  comme  cela  que  j'ai  commencé  à  éprouver  le  plaisir 
de  l'amour. 

—  Quel  âge  avez- vous? 

—  Vingt-trois  ans.  J'ai  commencé  la  vie  depuis  dix-sept  ans, 
j'ai  pu  devenir  amoureux  cent  fois,  je  ne  le  suis  pas  devenu.  Je  n'ai 
jamais  été  comme  ces  garçons  de  dix-huit  ans,  qui  tiennent  à  une 
fleur,  à  un  portrait;  c'est  bête,  tout  cela.  Si  vous  saviez,  quelquefois, 
je  pense,  je  trouve  tant  à  dire  et,  et... 

—  Et  vous  ne  pouvez  pas? 

— ■  Non,  ce  n'est  pas  cela;  je  suis  devenu  amoureux  et  bête. 

—  Ne  pensez  pas  cela,  vous  n'êtes  pas  du  tout  bête. 

—  Vous  ne  m'aimez  pas,  dit-il  en  se  tournant  vers  moi. 

—  Je  vous  connais  si  peu,  que  vraiment  c'est  impossible  de 
savoir,  répondis-je. 

— ■  Mais  quand  vous  me  connaîtrez  davantage,  dit-il  doucement 
en  me  regardant  d'un  air  tout  à  fait  timide  (Alors  il  baissa  la  voix), 
vous  m'aimerez  peut-être  un  peu? 

— ■  Peut-être,  dis-je  aussi  doucement. 

Il  faisait  presque  nuit,  nous  étions  arrivés.  Je  me  mis  en  voiture. 
Il  va  s'excuser  près  de  maman,  qui  lui  fait  quelques  recommanda- 
tions concernant  les  chevaux  pour  la  prochaine  fois,  et  nous  partons. 

—  Au  plaisir  de  nous  revoir!  dit  A...  à  maman. 

Je  lui  tends  la  main  en  silence  et  il  me  la  serre  —  pas  comme 
avant. 

— ■  Je  savais  bien!  s'écrie  Dina,  il  lui  a  dit  quelque  chose,  elle 
l'a  repoussé,  il  a  fait  sauter  son  cheval  et  voilà  l'accident. 

—  En  vérité,  ma  chère,  en  effet,  il  m'a  dit  beaucoup  de  choses. 

—  Ça  y  est?  demande  Dina. 

- —  En  plein,  ma  chère!  dis-je  d'un  air  de  gommeux, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  91 

Je  rentre,  me  déshabille,  passe  un  peignoir  et  m'étends  sur  le 
canapé,  fatiguée,  charmée,  étourdie.  Je  ne  comprenais  d'abord 
rien,  j'avais  tout  oublié  pendant  deux  heures,  il  m'a  fallu  deux 
heures  pour  rassembler  ce  que  vous  venez  de  lire.  Je  serais  au 
comble  de  la  joie  si  je  le  croyais,  mais  je  doute,  malgré  son  air  vrai, 
gentil,  naïf  même.  Voilà  ce  que  c'est  que  d'être  soi-même  une 
canaille.  D'ailleurs  cela  vaut  mieux. 

Dix  fois  je  quitte  le  cahier  pour  m'étendre  sur  le  lit,  pour  repasser 
tout  dans  ma  pauvre  tête,  et  rêver  et  sourire. 

Voyez,  bonnes  gens,  je  suis  là  toute  bouleversée,  et  lui  est  sans 
doute  au  club. 

Je  me  sens  tout  autre,  toute  bête;  je  suis  calme,  mais  encore 
étourdie  de  ce  qu'il  m'a  dit.  Je  me  souviens  encore,  il  m'a  dit  qu'il 
était  ambitieux. 

—  Chaque  homme  bien  né  doit  l'être,  lui  ai- je  répondu. 
J'aime  la  façon  dont  il  me  parlait.  Ni  rhétorique,  ni  affectation, 

on  voyait  qu'il  pensait  tout  haut.  Il  m'a  dit  des  choses  très  gen- 
tilles, par  exemple  celle-ci  : 

—  Vous  êtes  toujours  gentille,  dit-il,  je  ne  sais  comment  vous 
faites. 

—  Je  suis  toute  décoiffée. 

—  Tant  mieux,  vous  êtes  encore  mieux  ainsi,  décoiffée,  vous 
êtes  encore  plus...  vous  êtes...  (Il  s'arrêta  et  sourit.)  Vous  êtes 
encore  plus,  je  ne  sais  comment  dire...  plus  excitante. 

Je  pense  à  présent  au  moment  où  il  me  dit  :  «  Je  vous  aime  »  et 
quand  j'eus  répondu  pour  la  centième  fois  :  «Ce  n'est  pas  vrai...  » 
Il  se  secoua  sur  la  selle  et  se  baissant  et  abandonnant  les  rênes  : 
«  Vous  ne  me  croyez  pas!  »  s'écria-t-il  en  cherchant  mes  yeux  que 
je  tenais  baissés.  (Non  pas  par  coquetterie,  je  vous  le  jure.)  Oh!  en 
ce  moment,  il  disait  vrai.  J'ai  levé  la  tête  et  j'ai  vu  son  regard 
inquiet,  ses  yeux  noirs,  marron,  grands  ouverts,  qui  semblaient 
vouloir  chercher  ma  pensée  jusqu'au  fond  de  mon  cœur.  Ils  étaient 
inquiets,  irrités,  agacés,  par  la  fuite  des  miens.  Je  ne  le  faisais  pas 
exprès;  si  je  l'avais  regardé  en  face,  j'aurais  pleuré.  J'étais  énervée, 
confuse,  je  ne  savais  où  me  mettre  et  il  a  pensé  peut-être  que  je 
jouais  à  la  coquetterie.  Oui,  en  ce  moment  du  moins,  je  sais  qu'il 
ne  mentait  pas. 


92  JOURNAL 

—  Vous  m'aimez  à  présent,  répondis-je,  dans  une  semaine  vous 
ne  m'aimerez  plus. 

—  Oh!  de  grâce.  Je  ne  suis  pas  un  de  ces  hommes  qui  passent 
leur  vie  à  chanter  aux  demoiselles,  je  n'ai  jamais  fait  la  cour  à  per- 
sonne, je  n'aime  personne.  Il  y  a  une  femme  qui  veut  à  toute  force 
se  faire  aimer  de  moi.  Elle  m'a  donné  cinq  ou  six  rendez-vous,  j'ai 
toujours  manqué,  parce  que  je  ne  peux  pas  l'aimer,  vous  voyez 
bien!... 

Bast!  bast!  je  n'en  finirai  jamais,  si  je  me  mets  dans  mes  sou 
venirs  et  à  écrire.  On  a  dit  tant  de  choses! 
Allons  !  allons  !  il  faut  dormir. 

Mardi  14  mars.  —  Je  crois  avoir  promis  à  Pietro  de  monter  à 
cheval.  Nous  le  rencontrons  en  habit  de  couleur  et  petit  chapeau; 
le  pauvre  petit  était  en  fiacre. 

—  Pourquoi  ne  demandez- vous  pas  à  votre  père  des  chevaux? 
lui  dis-je. 

—  J'ai  demandé,  mais  si  vous  saviez  comme  les  A...  sont  durs. 
J'étais  vexée  de  le  voir  dans  un  misérable  fiacre. 

Aujourd'hui  nous  quittons  l'hôtel  de  Londres,  nous  avons  pris 
un  grand  et  bel  appartement  au  premier  à  l'hôtel  de  la  via  Babuino. 
Antichambre,  petit  salon,  grand  salon,  quatre  chambres  à  coucher, 
studio  et  chambres  de  domestiques. 

16  mars.  —  Vers  dix  heures  arrive  Pietro.  Le  salon  est  très  grand 
et  très  beau;  nous  avons  deux  pianos,  un  à  queue  et  un  petit.  Je  me 
mis  à  jouer  doucement  une  romance  sans  paroles  de  Mendelssohn 
et  A...  se  mit  à  me  chanter  sa  romance  à  lui.  Plus  il  y  mettait  de 
sérieux  et  de  chaleur,  plus  je  riais  et  plus  j'étais  froide. 

Il  m'est  impossible  de  me  figurer  A...  sérieux. 

Tout  ce  que  dit  celle  qu'on  aime  paraît  adorable,  je  suis  amu- 
sante quelquefois  pour  les  indifférents,  à  plus  forte  raison  pour 
ceux  qui  ne  le  sont  pas.  Au  milieu  d'une  phrase  toute  de  tendresse 
et  d'amour,  je  disais  quelque  chose  d'irrésistiblement  drôle  pour 
lui,  et  il  se  mettait  à  rire.  Alors  je  lui  reprochais  ce  rire,  disant  que 
je  ne  pouvais  pas  croire  à  un  enfant  qui  n'était  jamais  sérieux  et 


I 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  93 

qui  riait  de  tout  comme  un  fou.  Et  comme  cela  plusieurs  fois,  de 
manière  à  l'exaspérer.  Et  il  s'est  mis  à  raconter  comment  cela 
a  commencé  :  depuis  le  premier  soir  de  la  représentation  de  la 
Vestale... 

—  Je  vous  aime  tant,  dit-il,  que  je  ferais  n'importe  quoi  pour 
vous.  Dites-moi  d'aller  me  tirer  deux  coups  de  revolver,  et  je  le 
ferai. 

—  Et  que  dirait  votre  mère? 

—  Ma  mère  pleurerait,  et  mes  frères  diraient  :  «  Au  lieu  de  trois, 
nous  sommes  deux  à  présent.  » 

— ■  C'est  inutile,  je  ne  veux  pas  de  pareille  preuve. 

—  Mais  alors,  que  voulez-vous?  dites!  Voulez-vous  que  je  saute 
par  cette  fenêtre  dans  le  bassin  qui  est  là-bas? 

Et  il  s'élança  vers  la  fenêtre,  je  le  retins  et  il  ne  voulut  plus 
lâcher  ma  main. 

—  Non,  dit-il  en  avalant  quelque  chose  comme  une  larme,  je 
suis  calme  à  présent  ;  mais  il  y  a  un  instant,  Dieu  !...  ne  me  réduisez 
pas  à  une  pareille  rage,  répondez-moi,  dites  quelque  chose. 

— •  Tout  cela,  ce  sont  des  folies  ! 

— ■  Oui,  peut-être  des  folies  de  jeunesse;  mais  je  ne  crois  pas, 
jamais  je  n'ai  senti  ce  que  je  sens  aujourd'hui,  à  l'instant,  ici.  J'ai 
cru  devenir  fou. 

— ■  Dans  un  mois,  je  partirai  et  tout  sera  oublié. 

—  Je  vous  suivrai  partout. 

— ■  On  ne  vous  le  permettra  pas. 

—  Et  qui  m'en  empêchera?  s'écria-t-il  en  bondissant  vers  moi. 
— ■  Vous  êtes  trop  jeune,  dis- je,  en  changeant  de  musique,  et 

de  Mendelssohn  passant  à  un  nocturne  plus  doux  et  plus  profond  : 

—  Marions-nous,  nous  avons  devant  nous  un  avenir  superbe. 
— ■  Oui,  si  je  le  voulais. 

—  Ah!  parbleu,  sans  doute  vous  voulez! 

Alors,  il  allait  en  s'exaltant  de  plus  en  plus;  je  ne  bougeais  pas 
et  ne  changeais  même  pas  de  couleur. 

—  Eh  bien!  dis-je,  supposons  que  je  me  marie  avec  vous,  et 
dans  deux  ans,  vous  cesserez  de  m'aimer. 

J'ai  cru  qu'il  étoufferait. 

—  Non,  pourquoi  de  pareilles  idées? 


94  JOURNAL 

Et  haletant,  les  larmes  aux  yeux,  il  est  tombé  à  mes 
genoux. 

Je  reculai,  rouge  de  colère.  O  piano  protecteur! 

—  Vous  devez  avoir  un  bon  caractère,  dit-il. 

—  Je  crois  bien,  sans  cela,  je  vous  ferais  déjà  sortir,  répondis-je 
en  me  détournant  pour  rire. 

Puis,  je  me  levai,  calme  et  satisfaite,  et  j'allai  faire  l'aimable 
avec  les  autres. 

Mais,  il  fallait  partir. 

—  Il  est  temps?  demanda- t-il  avec  un  regard  interrogateur. 
■ — ■  Oui,  dit  maman. 

Ayant  donné  un  résumé  très  court  de  l'affaire  à  maman  et 
à  Dina,  je  m'enferme  dans  ma  chambre  et,  avant  d'écrire,  je 
reste  une  heure,  les  mains  sur  la  figure  et  les  doigts  dans  les 
cheveux,  tâchant  toujours  de  me  rendre  compte  de  mes  propres 
sentiments. 

Je  crois  me  comprendre  ! 

Pauvre  Pietro,  ce  n'est  pas  que  je  n'aie  rien  pour  lui,  au  contraire, 
mais  je  ne  peux  pas  consentir  à  être  sa  femme. 

Les  richesses,  les  villas,  les  musées  des  Ruspoli,  des  Doria,  des 
Torlonia,  des  Borghèse,  des  Chiara  m'écraseraient.  Je  suis  ambi- 
tieuse et  vaniteuse  par-dessus  tout.  Et  dire  qu'on  aime  une  pareille 
créature,  parce  qu'on  ne  la  connaît  pas  !  Si  on  la  connaissait,  cette 
créature...  Ah!  bast!  on  l'aimerait  tout  de  même. 

L'ambition  est  une  passion  noble. 

Pourquoi  diable  est-ce  A...  au  lieu  d'un  autre? 

Et  je  répète  toujours  la  même  phrase  en  changeant  le  nom. 

Samedi  18  mars.  —  Je  n'ai  jamais  eu  un  instant  de  tête  à  tête 
avec  A...;  cela  m'ennuie.  J'aime  à  l'entendre  me  dire  qu'il  m'aime. 
Depuis  qu'il  m'a  dit  tout,  je  reste  les  coudes  appuyés  sur  la  table 
et  je  pense.  J'aime  peut-être.  C'est  lorsque  je  suis  fatiguée  et  à 
moitié  endormie  que  je  crois  aimer  Pietro.  Pourquoi  suis- je  vaine? 
Pourquoi  suis-je  ambitieuse?  Pourquoi  suis-je  raisonnable?  Je  suis 
incapable  de  sacrifier  à  un  instant  de  plaisir  des  années  entières 
de  grandeur  et  de  vanité  satisfaite. 

Oui,  disent  les  romanciers,  mais  cet  instant  de  plaisir  suffit  pour 


DE   MARIE   BASHKIRTSEFF  95 

éclairer  de  ses  rayons  toute  une  existence  !  Oh  !  que  non  !  A  présent 
j'ai  froid  et  j'aime,  demain  j'aurai  chaud  et  je  n'aimerai  pas.  Voilà 
à  quels  changements  de  température  tiennent  les  destinées  des 
hommes. 

En  s'en  allant,  A...  dit  «Bonsoir»,  et  me  prend  la  main  qu'il 
tient  dans  la  sienne,  tout  en  me  faisant  dix  questions  pour  prolonger 
le  temps. 

J'ai  raconté  de  suite  cela  à  maman.;  je  raconte  tout. 

20  mars.  — ■  Je  me  suis  bêtement  conduite  ce  soir. 

J'ai  parlé  bas  avec  le  garnement  et  donné  tout  lieu  de  croire  à 
des  choses  qui  ne  seront  jamais.  Avec  tout  le  monde  il  ne  s'amuse 
pas;  quand  nous  sommes  à  deux,  il  me  parle  amour  et  mariage. 
Le  fils  de  prêtre  est  jaloux  et  furieusement  jaloux,  de  qui?  de  tout 
le  inonde. 

J'écoute  ses  discours  en  riant  du  haut  de  ma  froide  indifférence 
et  en  même  temps  me  laisse  prendre  la  main.  Je  prends  sa  main  à 
lui,  d'un  air  presque  maternel,  et  s'il  n'est  pas  encore  tout  à  fait 
hébété  par  sa  passion  pour  moi,  comme  il  dit,  il  doit  voir  que,  tout 
en  le  chassant  par  mes  paroles,  je  le  retiens  par  mes  yeux. 

Et  tout  en  lui  disant  que  je  ne  l'aimerai  jamais,  je  l'aime,  ou  du 
moins  je  me  conduis  comme  si  je  l'aimais.  Je  lui  dis  toutes  sortes 
de  bêtises.  Un  autre  serait  content  — ■  un  autre  plus  âgé  —  mais 
lui  déchire  une  serviette,  casse  deux  pinceaux,  crève  une  toile. 
Toutes  ces  évolutions  me  permettent  de  le  prendre  par  la  main 
et  de  lui  dire  qu'il  est  fou. 

Alors,  il  me  regarde  avec  une  furieuse  fixité,  et  ses  yeux  noirs 
se  perdent  dans  mes  yeux  gris.  Je  lui  dis  sans  rire  :  «  Faites  la  gri- 
mace »,  et  il  rit,  et  je  fais  semblant  d'être  mécontente. 

— ■  Alors,   vous  ne  m'aimez  pas? 

—  Non. 

—  Je  ne  dois  pas  espérer? 

— ■  Mon  Dieu!  si,  il  faut  toujours  espérer;  l'espérance  est  dans 
la  nature  de  l'homme,  mais,  quant  à  moi,  je  ne  vous  en  donnerai 
pas. 

Et  comme  je  parlais  en  riant,  il  s'en  va  passablement  satis- 
fait. 


96  JOURNAL 

Vendredi  24  mars;  Samedi  25  mars.  —  A...  est  arrivé  un  quart 
d'heure  plus  tôt  que  de  coutume;  pâle,  intéressant,  triste  et  calme. 

A  peine  Fortuné  l' eut-il  annoncé  que  je  m'armai  de  pied  en  cap 
d'une  froide  politesse  de  salon,  faite  pour  faire  enrager  les  gens  en 
pareil   cas. 

Je  l'ai  laissé  passer  dix  minutes  avec  maman.  Pauvre  animal! 
il  est  jaloux  de  Plowden!...  Est-ce  laid  d'être  amoureux! 

On  se  sépare  froidement. 

— ■  J'avais  juré  de  ne  plus  venir  chez  vous. 

—  Pourquoi  êtes-vous  venu? 

— -  Je  pensais  que  ce  serait  très  grossier  envers  madame  votre 
mère  qui  est  si  aimable. 

—  Si  c'est  pour  cela,  vous  pouvez  partir  et  ne  plus  revenir. 
Adieu  ! 

—  Non,  non,  non.  C'est  pour  vous. 

—  Alors,   c'est   autre   chose. 

—  Mademoiselle,  j'ai  eu  un  très  grand  tort,  dit-il,  je  le  sais. 

—  Quel  tort? 

—  Celui  de  vous  faire  comprendre,  de  vous  dire  que... 
-Que? 

—  Que  je  vous  aime,  ajouta-t-il,  en  contractant  les  lèvres 
comme  un  homme  qui  ne  veut  pas  pleurer. 

—  Ta,  ta,  ta,  ce  n'est  pas  un  tort. 

—  C'est  un  grand,  un  immense  tort.  Car  vous  jouez  avec  moi 
comme  avec  une  poupée,  comme  avec  une  balle. 

— -  Quelle  idée! 

—  Oh!  je  sais,  je  sais  que  vous  êtes  comme  cela...  Vous  aimez 
à  jouer.  Eh  bien!  jouez,  c'est  ma  faute. 

— ■  Jouons. 

—  Alors,  dites-moi,  ce  n'est  pas  pour  me  congédier  que  vous 
m'avez  dit  de  m'en  aller  du  théâtre? 

— ■  Non. 

— -  Ce  n'est  pas  pour  vous  débarrasser  de  moi? 

— ■  Eh!  monsieur,  je  n'ai  pas  besoin  de  ruse  lorsque  je  veux  me 
débarrasser  de  quelqu'un,  je  le  fais  tout  simplement,  comme  j'i 
fait  avec  B... 

—  Ah!  et  vous  m'avez  dit  que  ce  n'était  pas  vrai. 


DE   MARIE  BASHKIRTSEFF  97 

—  Parlons  d'autre  chose. 

Il  appuya  sa  joue  sur  ma  main. 
— ■  Vous  m'aimez?  demanda-t-il. 
— ■  Non,  monsieur,  pas  le  moins  du  monde. 
Il  n'en  croit  pas  un  mot. 

A  ce  moment  arrivèrent  Dina  et  maman,  et  au  bout  de  quelques 
instants  il  dut  partir. 

Lundi  27  mars.  —  Le  soir  nous  avions  du  monde,  entre  autres 
A... 

De  nouveau  au  piano...  —  Je  sais,  dit-il,  qui  aura  du  succès 
auprès  de  vous.  Un  homme  qui  aura  beaucoup  de  patience  et  qui 
vous  aimera  beaucoup  moins.  Mais  vous,  vous  ne  m'aimez  pas! 

—  Non,  dis-je  encore. 

Et  nos  figures  étaient  si  près  l'une  de  l'autre  que  je  m'étonne 
comment  il  n'y  a  pas  eu  une  étincelle. 

—  Vous  voyez  bien!  s'écria-t-il.  Comment  faire  quand  un  seul 
aime?  Vous  êtes  froide  comme  la  neige,  et  moi,  je  vous  aime! 

— ■  Vous  m'aimez?  Non,  monsieur,  mais  cela  peut  venir. 
— ■  Quand? 

—  Dans  six  mois. 

—  Oh!  à  six  mois  de  date...  Je  vous  aime,  je  suis  fou  et  vous 
vous  moquez  de  moi. 

—  En  vérité,  monsieur,  vous  devinez  très  bien.  Écoutez,  si 
même  je  vous  aimais,  ce  serait  trop  difficile  :  je  suis  trop  jeune, 
et  puis,  il  y  a  la  religion. 

—  Oh!  parbleu,  je  le  sais  bien!  Moi  aussi,  j'aurai  des  diffi- 
cultés; vous  croyez  que  non?...  Vous  ne  pouvez  pas  me  comprendre, 
parce  que  vous  ne  m'aimez  pas.  Mais,  si  je  vous  proposais  de  nous 
enfuir?... 

— •  Horreur! 

—  Attendez...  je  ne  vous  le  propose  pas.  C'est  une  horreur, 
je  sais,  quand  on  n'aime  pas.  Ce  ne  serait  pas  une  horreur,  si  vous 
aimiez. 

— ■  Monsieur,  je  vous  prie  de  ne  pas  parler  de  cela. 

—  Mademoiselle,  je  ne  vous  en  parle  pas,  je  vous  en  parlerais 
si  vous  m'aimiez. 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  7 


98  JOURNAL 

—  Je  ne  vous  aime  pas. 

Je  ne  l'aime  pas  et  je  me  laisse  dire  toutes  ces  choses,  voilà  une 
absurdité  ! 

Je  crois  qu'il  a  parlé  à  son  père  et  qu'il  n'a  pas  été  reçu  tendre- 
ment. Je  ne  peux  pas  me  décider;  j'ignore  entièrement  les  condi- 
tions, et  pour  rien  au  monde  je  ne  consentirais  à  aller  vivre  dans 
une  famille.  J'ai  assez  de  la  mienne,  que  serait-ce  avec  des  étrangers? 
N'est-ce  pas  que  je  suis  pleine  de  sens  pour  mon  âge? 

—  Je  vous  suivrai,  a-t-il  dit  l'autre  soir. 

—  Venez  à  Nice,  lui  ai-je  dit  aujourd'hui. 

Il  ne  répondit  rien  et  resta  la  tête  baissée,  ce  qui  me  prouve 
qu'il  a  parlé  à  son  père. 

Je  ne  comprends  pas  du  tout.  J'aime  et  je  n'aime  pas. 

Mercredi  29  mars.  —  J'ai  dit  qu'A...  n'avait  pas  encore  tout 
foulé  aux  pieds  pour  moi. 

—  Je  vous  aime,  m'a-t-il  dit,  je  ferai  n'importe  quoi  pour 
vous! 

—  Le  pape  vous  maudira,  le  cardinal  vous  maudira  et  votre 
père  vous  maudira. 

—  Je  m'inquiète  bien  de  tous  ces  gens-là  quand  il  s'agit  de  vous  ! 
Je  ne  me  fiche  pas  mal  de  tout  le  monde!...  Si  vous  aimiez  comme 
j'aime,  vous  diriez  ce  que  je  dis.  Si  vous  aviez  une  passion  pour 
moi  comme  moi  j'en  ai  une  pour  vous,  vous  ne  parleriez  pas 
comme  vous  parlez  et  vous  ne  verriez  dans  le  monde  entier  que 
celui  que  vous  aimez!... 

Ah!  Pietro  n'est  pas  un  petit  jeune  homme!  Il  se  dessine  de  plus 
en  plus  et  je  commence  à  avoir  une  certaine  considération  pour 
lui. 

Jeudi  30  mars.  — Aujourd'hui  dans  ma  chambre,  seule,  enfermée 
à  clef,  je  vais  raisonner  sur  la  grande  affaire. 

Depuis  quelques  jours  ma  position  est  fausse,  et  pourquoi  est- 
elle  fausse?  Parce  que  Pietro  m'a  demandé  d'être  sa  femme; 
parce  que  je  n'ai  pas  refusé  carrément;  parce  qu'il  en  a  parlé  à  ses 
parents;  parce  que  ses  parents  ne  sont  pas  faciles  à  mener  et 
parce  que  Visconti  a  dit  à  maman  ce  qui  suit  : 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  99 

—  Il  faut  savoir,  madame,  où  vous  voulez  marier  votre  fille? 
a  commencé  Visconti  après  avoir  fait  l'éloge  de  la  fortune  et  de  la 
personne  de  Pietro. 

—  Je  n'ai  aucune  idée  arrêtée,  a  dit  maman,  et  puis,  ma  fille 
est  si  jeune! 

—  Non,  madame,  il  faut  dire  les  choses  carrément.  Voulez- vous 
la  marier  à  l'étranger  ou  en  Russie? 

—  J'aimerais  mieux  à  l'étranger,  parce  que  je  pense  qu'à 
l'étranger  elle  sera  plus  heureuse,  puisqu'elle  y  a  été  élevée. 

—  Eh  bien!  il  faut  aussi  savoir  si  toute  votre  famille  consen- 
tirait à  la  voir  mariée  à  un  catholique  et  à  voir  les  enfants  qui 
naîtraient  de  cette  union  être  de  la  religion  catholique. 

— ■  Notre  famille  verrait  avec  plaisir  tout  ce  qui  pourrait  rendre 
heureuse  ma  fille. 

— ■  Et  quels  seraient  les  rapports  de  votre  famille  avec  la  famille 
du  mari? 

— ■  Mais,  je  pense  que  ce  seraient  d'excellents  rapports,  d'autant 
plus  que  les  deux  familles  se  verraient  rarement  ou  pas  du  tout. 

—  Pierre  A...  est  un  charmant  jeune  homme  et  qui  sera  très 
riche,  mais  le  pape  se  mêle  de  toutes  les  affaires  des  A...  et  le  pape 
fera  des  difficultés. 

— ■  Mais,  monsieur,  pourquoi  dites- vous  tout  cela?  il  n'est  pas 
question  de  mariage.  J'aime  ce  jeune  homme  comme  un  enfant, 
mais  pas  comme  un  gendre  futur. 

Voilà  à  peu  près  tout  ce  que  j'ai  obtenu  de  la  mémoire  de 
madame  ma  mère. 

Il  serait  très  raisonnable  de  partir,  d'autant  plus  que  rien  ne 
sera  perdu  à  être  remis  à  l'hiver  prochain. 

Il  faut  partir  dès  demain;  je  vais  m'y  préparer,  c'est-à-dire, 
aller  voir  les  merveilles  romaines  que  je  n'ai  pas  encore  vues. 

Oui,  mais  ce  qui  me  chiffonne,  c'est  que  l'opposition  ne  vient 
I  pas  de  notre  côté,  mais  bien  du  côté  des  A...  C'est  laid  et  ma  fierté 
se  révolte. 

Quittons  Rome. 

Il  n'est  pas  très  agréable,  en  vérité,  qu'on  fasse  difficulté  de 
vouloir  de  moi,  quand  moi-même  je  ne  veux  pas  d'eux.  Rome  est 
une  ville  si  cancanière  que  tout  le  monde  parle  de  cela  et  je  suis 


ioo  JOURNAL 

la   dernière    à    m'en    apercevoir.    C'est    toujours    comme    cela. 

Je  me  mets  sans  doute  en  fureur  à  l'idée  qu'on  veut  me  reprendre 
Pietro,  mais  je  vois  plus  pour  moi  et  j'aspire  à  plus  de  grandeur, 
Dieu  merci!  Si  A...  était  conforme  au  programme,  je  ne  me  fâche- 
rais pas;  mais  un  homme  que  j'ai  refusé  dans  mon  esprit  comme 
insuffisant!  — ■  et  on  ose  dire  que  le  pape  ne  permettra  pas! 

Je  suis  furieuse,  mais  attendez  un  moment. 

Le  soir  arrive  et,  avec  le  soir,  Pietro  A... 

Nous  le  recevons  assez  froidement  à  la  suite  des  paroles  du  baroi 
Visconti  et  d'une  foule  de  suppositions,  car,  depuis  ce  discours 
de  Visconti,  on  ne  fait  que  supposer. 

—  Demain,  dit  Pietro  après  quelques  instants,  je  pars. 

—  Pour  où? 

—  Pour  Terracina;  j'y  resterai  huit  jours,  je  pense. 
— ■  On  le  renvoie,  murmure  maman  en  russe. 
Je  le  disais  bien,  mais  quelle  honte!  Je  vais  pleurer  de  rage. 

—  Oui,  c'est  désagréable,  répondis-je  de  même. 
Oh!  chien  de  prêtre!  Vous  comprenez  bien  que  c'est  humiliant 

comme  tout. 

La  conversation  s'en  ressent.  Maman  est  si  offensée,  si  furieuse 
que  son  mal  de  tête  redouble  et  on  la  conduit  chez  elle.  Dina  se 
recule,  d'abord.  On  était  tacitement  d'accord  pour  me  laisser 
seule  avec  lui  afin  de  savoir  la  vérité. 

Une  fois  seuls,  j'ai  attaqué  bravement,  bien  qu'un  peu  trem- 
blante. 

—  Pourquoi  partez- vous?   Où  allez- vous? 

Ah!  bien  oui,  si  vous  croyez  qu'il  m'a  répondu  aussi  carrément 
que  je  l'ai  questionné,  vous  vous  trompez. 
J'ai  demandé  et  il  a  éludé  de  répondre. 
— ■  Quelle  est  votre  devise,  mademoiselle?  demanda-t-il. 

—  Rien  avant  moi;  rien  après  moi;  rien  en  dehors  de  moi! 
— ■  Eh  bien!  c'est  la  mienne. 

— •  Tant  pis! 

Alors  commencèrent  des  protestations  tellement  vraies  qu'elles 
en  étaient  difformes.  Des  paroles  d'amour  sans  commencement  et 
sans  suite,  des  élans  de  colère,  des  reproches.  Je  soutins  cette 
grêle  avec  autant  de  dignité  que  de  calme. 


\DE  MARIE   BASHKIRTSEFF  101 

—  Je  vous  aime  à  en  mourir,  continua-t-il,  mais  je  n'ai  pas 
confiance  en  vous.  Vous  vous  êtes  toujours  moquée  de  moi,  vous 
avez  toujours  ri,  vous  avez  toujours  été  froide  avec  vos  questions 
de  juge  d'instruction.  Que  voulez-vous  que  je  vous  dise  quand  je 
vois  que  vous  ne  m'aimerez  jamais? 

J'écoutais  raide  et  immobile,  ne  me  laissant  même  pas  toucher 
la  main.  Je  voulais  à  tout  prix  savoir;  j'étais  trop  misérable  dans 
cette  inquiétude  assaisonnée  d'un  million  de  soupçons. 

—  Eh!  monsieur,  vous  voulez  que  j'aime  un  homme  que  je 
ne  connais  pas,  qui  me  cache  tout!  Dites,  et  je  vous  croirai;  dites, 
et  je  vous  promets  de  vous  donner  une  réponse.  Écoutez-moi  bien, 
après  cela,  je  vous  promets  de  vous  donner  une  réponse. 

—  Mais  vous  vous  moquerez  de  moi,  mademoiselle  si  je  vous  le 
dis.  Vous  comprenez  que  c'est  un  tel  secret!  Le  dire,  c'est  me 
dévoiler  tout  entier.  Il  y  a  de  ces  choses  tellement  intimes  qu'on 
ne  les  dit  à  personne  au  monde. 

—  Dites,  j'attends. 

—  Je  vous  le  dirai,  mais  vous  vous  moquerez  de  moi. 

—  Je  vous  jure  que  non. 

Après  bien  des  promesses  de  ne  pas  rire  et  de  ne  raconter  rien  à 
personne,  il  me  l'a  dit,  enfin! 

L'année  passée,  étant  soldat  à  Vicenza,  il  a  fait  trente-quatre 
mille  francs  de  dettes;  depuis  qu'il  est  retourné  à  la  maison, 
c'est-à-dire  depuis  dix  mois,  il  est  en  froid  avec  son  père,  qui  ne 
voulait  pas  payer.  Enfin,  il  y  a  quelques  jours,  il  fit  semblant  de 
partir  en  disant  qu'il  était  trop  maltraité  à  la  maison.  Alors  sa 
mère  vint  lui  dire  que  son  père  payerait  les  dettes,  à  condition 
qu'il  mènerait  une  vie  sage  :  «  Et  pour  commencer  et  avant  de  te 
«  réconcilier  avec  tes  parents,  tu  dois  te  réconcilier  avec  Dieu.  » 
Il  ne  s'est  pas  confessé  depuis  longtemps. 

En  un  mot,  il  va  se  retirer  pour  huit  jours  dans  le  couvent  de 
San  Giovanni  et  Paolo,  Monte  Cœlio,  près  du  Colisée. 

J'eus  assez  de  peine  à  rester  sérieuse,  je  vous  assure;  pour  nous, 
cela  semble  baroque,  mais  c'est  tout  naturel  pour  les  catholiques 
de  Rome. 

Voilà  donc  le  secret. 

Je  m'appuyais  à  la  cheminée  et  à  la  chaise  en  détournant  les 


102  JOURNAL 

yeux,  qui  étaient,  le  diable  sait  pourquoi,  pleins  de  larmes.  Il 
s'appuyait  à  côté  de  moi,  et  nous  sommes  restés  quelques  secondes 
sans  parler  et  sans  nous  regarder.  Nous  sommes  restés  une  heure 
debout,  à  parler,  de  quoi?  d'amour  sans  doute.  Je  sais  tout  ce  que 
je  voulais  savoir,  j'ai  tout  tiré  de  lui  : 

Il  n'a  pas  parlé  à  son  père,  mais  il  a  tout  dit  à  sa  mère;  il  m'é 
nommée. 

—  D'ailleurs,  dit-il,  vous  pouvez  être  sûre,  mademoiselle,  que 
mes  parents  n'ont  rien  contre  vous  ;  il  n'y  a  que  la  religion. 

— ■  Je  sais  bien  qu'ils  ne  peuvent  avoir  rien  contre  moi,  car  si  je 
consentais  à  vous  épouser,  c'est  vous  qui  seriez  honoré  et  non  pas 
moi. 

J'ai  soin  de  me  montrer  sévère,  prude,  comme  je  le  suis,  e 
d'exposer  des  principes  de  morale  d'une  pureté  abracadabrante 
pour  qu'il  raconte  tout  à  sa  mère,  puisqu'il  lui  dit  tout. 

Il  ne  m'a  jamais  parlé  comme  ce  soir. 

—  Je  vous  aime,  je  vous  adore,  je  suis  fou,  disait-il  fort  bas  e 
fort  vite.  M 'aimez- vous  un  peu?  dites! 

—  Et  si  je  vous  aime,  à  quoi  cela  servira- t-il? 

—  A  nous  rendre  heureux,  parbleu. 

—  Je  ne  puis  me  décider  moi-même.  Vous  savez,  monsieur 
il  y  a  les  pères  et  les  mères. 

—  Les  miens,  mademoiselle,  n'ont  rien  contre,  je  puis  vous  1 
garantir.  Soyons  fiancés! 

—  Pas  si  vite,  monsieur...  Qu'avez- vous  dit  à  votre  mère" 
Comment  lui  avez- vous  parlé? 

—  Je  lui  ai  dit  :  Vous  avez  tant  désiré  que  je  me  marie,  j'a 
trouvé  quelqu'un  que  j'aime,  je  veux  me  marier  et  vivre  comme 
il  faut.  Et  ma  mère  m'a  répondu  qu'il  fallait  beaucoup  penser 
avant  de  faire  un  pas  si  sérieux,  et  toutes  sortes  de  choses. 

— ■  C'est  tout  naturel.  Et  à  votre  père,  avez- vous  parlé? 

—  Non. 

—  Je  vous  demande  cela,  parce  qu'on  en  parle  en  ville,  et  on  a 
parlé  à  maman  qui  a  été  très  fâchée  de  cela. 

—  Ma  mère  lui  a  sans  doute  parlé. 

Il  est  plus  de  deux  heures  et  je  ne  finirais  jamais  d'écrire,  si  je 
disais  la  moitié  seulement.  Et  puis,  c'est  bête,  on  ne  peut  écrire 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  103 

que  les  choses  dures;  quant  aux  choses  douces,  elles  ne  peuvent 
s'écrire  et  ce  sont  les  seules  choses  amusantes  à  lire. 

Dimanche  à  deux  heures,  je  serai  en  face  du  couvent  et  il  se 
montrera  à  la  fenêtre  en  s' essuyant  la  figure  avec  un  linge 
blanc. 

De  suite,  je  cours  pour  calmer  l'amour-propre  blessé  de  maman 
et  je  raconte  tout,  mais  en  riant,  pour  ne  pas  paraître  amou- 
reuse. 

Pour  le  moment,  assez!  Je  suis  tranquille,  heureuse,  surtout 
heureuse  devant  les  miens  qui  avaient  déjà  baissé  les  oreilles. 

Il  est  tard,  vraiment,  il  faut  dormir. 

Vendredi  31  mars.  — -  C'est  une  fameuse  preuve  d'amour  de 
m'avoir  raconté  ce  qu'il  m'a  dit;  je  n'ai  pas  ri.  Il  m'a  priée  de  lui 
donner  mon  portrait  pour  l'emporter  au  couvent. 

— ■  Jamais,  monsieur,  une  pareille  tentation! 

—  Je  penserai  tout  de  même  à  vous,  tout  le  temps. 

Est-ce  assez  ridicule  ces  huit  jours  de  couvent!  Que  diraient 
les  amis  du  Caccia-Club  s'ils  savaient  cela! 

Je  ne  le  dirai  jamais  à  personne.  Maman  et  Dina  ne  comptent 
pas,  elles  se  tairont  comme  moi.  Un  couvent  pour  Pietro,  c'est 
cocasse  ! 

Et  s'il  a  tout  inventé?  C'est  affreux,  un  pareil  caractère!  Je  n'ai 
confiance  en  personne. 

Pauvre  Pietro,  en  froc,  enfermé  dans  une  cellule,  quatre  sermons 
par  jour,  une  messe,  des  vêpres,  des  matines,  je  ne  puis  m'habituer 
à  croire  à  une  chose  aussi  étrange. 

Dieu!  ne  punissez  pas  une  créature  vaine;  je  vous  jure  que  je 
suis  honnête  au  fond,  incapable  de  lâcheté  et  de  bassesse.  Je  suis 
ambitieuse,  voilà  mon  malheur! 

Les  beautés  et  les  ruines  de  Rome  me  montent  la  tête;  je  veux 
être  César,  Auguste,  Marc-Aurèle,  Néron,  Caracalla,  le  diable,  le 
pape! 

Je  veux  et  je  ne  suis  rien... 

Mais  je  suis  toujours  la  même;  vous  pouvez  vous  en  convaincre 
en  lisant  mon  journal.  Les  détails  et  les  nuances  changent;  mais 
les  grandes  lignes  sont  toujours  les  mêmes, 


104  JOURNAL 


* 


C'est  gentil  d'être  enfermé  dans  un  couvent  ! 

Il  doit  s'ennuyer  beaucoup,  pauvre  ami!  J'ai  eu  tort  de  raconter 
cette  affaire  aux  miens,  je  suis  indigne  de  confiance,  mais  je  ne 
pouvais  pas  faire  autrement.  Maman  était  furieuse. 

—  Comment,  disait-elle,  ils  font  mine  de  nous  refuser,  tandis 
que  nous  ne  les  désirions  pas?  Ils  osent  penser  que  ce  serait  un  si 
grand  bonheur  pour  nous!  C'est  blessant! 

Elle  avait  raison,  ma  mère,  eh  bien!  il  fallait  la  calmer  et  me 
relever  à  ses  yeux. 

Indulgentia  plenaria  perpétua  pro  vivis  et  defunctis.  Amen. 

3  avril,  —  Nous  sommes  au  printemps,  on  dit  que  toutes  les 
femmes  embellissent  dans  cette  saison;  c'est  vrai,  à  en  juger  d'après 
moi...  La  peau  devient  plus  fine,  les  yeux  plus  brillants,  les  cou- 
leurs plus  fraîches. 

Nous  sommes  au  3  avril,  j'ai  encore  quinze  jours  de  Rome. 

Comme  c'est  étrange!  tant  que  j'ai  porté  un  chapeau  de  feutre, 
nous  étions  en  hiver;  hier,  j'en  ai  mis  un  en  paille  et  à  l'instant 
nous  sommes  au  printemps.  Souvent  une  robe  ou  un  chapeau 
produisent  cet  effet;  comme  souvent  un  mot  ou  un  geste  amènent 
une  chose  qui  se  préparait  depuis  longtemps,  mais  qui  ne  semblait 
pas  encore  être  et  à  laquelle  il  fallait  ce  petit  choc. 

Mercredi  5  avril.  — -  J'écris  et  je  parle  de  tous  ceux  qui  me  font 
la  cour.  Tout  cela  n'a  pas  le  sens  commun.  Tout  cela  est  produit 
par  un  profond  désœuvrement.  Je  peins  et  je  lis,  mais  ce  n'est  pas 
assez. 

Pour  une  vaniteuse  comme  moi,  il  faut  s'attacher  à  la  peinture, 
car  c'est  une  œuvre  impérissable. 

Je  ne  serai  ni  poète,  ni  philosophe,  ni  savante.  Je  ne  puis  être 
que  chanteuse  et  peintre. 

C'est  déjà  joli.  Et  puis,  je  veux  être  à  la  mode,  c'est  le  principal. 

Esprits  sévères,  ne  haussez  pas  les  épaules,  ne  me  critiquez  pas 
avec  une  indifférence  affectée,  Pour  être  plus  justes,  vous  êtes  les 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  105 

mêmes  au  fond!  Vous  vous  gardez  bien  de  le  laisser  voir,  mais  cela 
ne  vous  empêche  pas  de  savoir  dans  votre  for  intérieur  que  je  dis 
|vrai. 

Vanité!  Vanité!  Vanité! 

Le  commencement  et  la  fin  de  tout  et  l'éternelle  et  la  seule  cause 
de  tout. 

Ce  qui  n'est  pas  produit  par  la  vanité  est  produit  par  les  passions. 
Les  passions  et  la  vanité  sont  les  seuls  maîtres  du  monde. 

Jeudi  6  avril.  — ■  Je  suis  venue  à  mon  journal,  le  priant  de  sou- 
lager mon  cœur  vide,  triste,  manqué,  envieux,  malheureux. 

Oui,  et  moi  avec  toutes  mes  tendances,  avec  tous  mes  immenses 
désirs  et  ma  fièvre  de  la  vie,  je  suis  toujours  et  partout  arrêtée 
comme  un  cheval  est  arrêté  par  le  mors.  Il  écume,  il  rage  et  se 
cabre,  mais  il  est  arrêté. 

Vendredi  y  avril.  —  Je  suis  tourmentée.  Oh!  que  l'expression 
russe  :  «  Avoir  un  chat  dans  le  cœur  »  est  juste!  J'ai  un  chat  dans 
le  cœur. 

J'ai  toujours  une  peine  incroyable  à  penser  qu'un  homme  qui 
me  plaît  peut  ne  pas  m'aimer. 

Pietro  n'est  pas  venu,  c'est  ce  soir  seulement  qu'il  sort  du  cou- 
vent. J'ai  vu  son  clérical  et  hypocrite  frère,  Paul  A....  Voilà  un 
être  à  écraser,  petit,  noir,  jaune,  vil,  hypocrite,  jésuite! 

Si  l'affaire  du  couvent  est  vraie,  il  doit  la  savoir,  et  comme  il 
doit  en  rire  de  son  petit  air  fermé,  comme  il  doit  la  raconter  à  ses 
amis  !  Pierre  et  Paul  ne  peuvent  pas  se  souffrir. 

Dimanche  g  avril.  —  Avec  une  foi  fervente,  un  cœur  ému  et  une 
âme  bien  disposée,  je  me  suis  confessée  et  j'ai  communié.  Maman 
et  Dina  aussi,  puis  nous  avons  entendu  la  messe,  j'ai  écouté  chaque 
parole  et  j'ai  prié. 

N'est-ce  pas  enrageant  d'être  soumise  à  un  pouvoir  inconnu  et 
incontestable?  Je  veux  parler  du  pouvoir  qui  a  enlevé  Pietro. 
Qu'y  a-t-il  d'impossible  au  cardinal  quand  il  s'agit  d'ordonner 


io6  JOURNAL 

aux  gens  d'Église!  Le  pouvoir  des  prêtres  est  immense,  il  n'est 
pas  donné  de  pouvoir  pénétrer  leurs  mystérieuses  machinations. 

On  s'étonne,  on  a  peur  et  on  admire!  Il  n'y  a  qu'à  lire  l'histoire 
des  peuples  pour  voir  leurs  mains  dans  tous  les  événements.  Leurs 
vues  sont  si  longues  qu'elles  se  perdent  dans  le  vague  pour  des  yeux 
peu  exercés. 

Depuis  le  commencement  du  monde,  dans  tous  les  pays,  la  su 
prême  puissance  leur  appartenait,  ostensiblement  ou  dissimulée 

Non,  écoutez,  ce  serait  trop  fort  si,  comme  cela,  tout  d'un  coup 
on  nous  enlevait  Pietro  pour  toujours!  Il  ne  peut  pas  ne  pas  reveni 
à  Rome,  il  avait  tellement  dit  qu'il  reviendrait! 

Est-ce  qu'il  ne  fait  rien  pour  revenir?  Est-ce  qu'il  ne  casse  pas 
tout?  Est-ce  qu'il  ne  crie  pas? 


*  * 


Mon  Dieu!  je  me  suis  confessée,  j'ai  reçu  l'absolution  et  je  jure 
et  j'enrage. 

Un  certain  volume  de  péchés  est  aussi  nécessaire  à  l'homme  qu'un 
certain  volume  d'air  pour  vivre. 

Pourquoi  les  hommes  restent-ils  attachés  à  la  terre?  Pourquoi 
le  poids  de  leur  conscience  les  y  attache-t-il?  si  leur  conscience 
était  pure,  ils  seraient  trop  légers  et  s'envoleraient  vers  les  cieux 
comme  les  ballons  rouges. 

Voilà  une  théorie  bizarre.  N'importe! 

Et  Pietro  ne  revient  pas. 

Mais  puisque  je  ne  l'aime  pas!  Je  veux  être  raisonnable,  tran- 
quille, et  je  ne  peux  pas. 

C'est  la  bénédiction  et  le  portrait  du  pape  qui  m'ont  porté 
malheur. 

On  dit  qu'il  porte  malheur. 

Il  y  a  je  ne  sais  quel  sifflement  dans  ma  poitrine,  j'ai  les  ongles 
rouges  et  je  tousse. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  affreux  que  de  ne  pouvoir  prier.  La  prière 
est  la  seule  consolation  de  ceux  qui  ne  peuvent  pas  agir.  Je  prie, 
mais  je  ne  crois  pas.  C'est  abominable,  Ce  n'est  pas  ma  faute. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  107 

Lundi  10  avril.  —  Ils  l'ont  enfermé  pour  toujours...  Non,  ils 
l'ont  enfermé  pour  le  temps  que  je  suis  à  Rome. 

Demain,  je  vais  à  Naples,  ils  ne  peuvent  pas  prévoir  ce  truc. 
D'ailleurs,  une  fois  relâché,  il  ira  me  retrouver.  Ce  n'est  pas  de  cela 
que  je  m'inquiète,  mais  de  l'incertitude  présente,  de  ce  coup 
imprévu,  inattendu. 

Je  marche  dans  ma  chambre  en  gémissant  doucement  comme 
un  loup  blessé. 

J'ai  encore  la  branche  de  lierre  qu'il  m'a  donnée  au  Capitole. 
Quelle  tristesse! 

Je  ne  sais  vraiment  ce  que  j'ai;  c'est  sans  doute  ridicule,  mais 
c'est  ainsi. 

D'ailleurs,  il  est  bête  de  s'indigner,  de  prier,  de  pleurer!  N'est-ce 
pas,  toujours,  en  tout,  ainsi?  Je  devrais  y  être  habituée  et  ne  plus 
fatiguer  le  ciel  par  mes  lamentations  inutiles. 

Je  ne  sais  que  penser  de  lui.  Mauvais  sujet,  lâche,  ou  bien  enfant 
tyrannisé? 

Je  suis  excessivement  calme,  mais  triste.  —  Il  ne  s'agit  que  de  se 
placer  d'une  certaine  façon,  dit  maman,  pour  trouver  que  dans  ce 
monde  rien  ne  vaut  la  peine. 

Je  suis  parfaitement  d'accord  avec  madame  ma  mère,  mais, 
pour  l'être  encore  plus  parfaitement,  il  faut  savoir  au  juste.  Tout 
ce  que  je  sais,  c'est  que  c'est  une  bizarre  aventure. 

Mercredi  12  avril.  —  Toute  cette  nuit  je  l'ai  vu  en  rêve  ;  il  m'assu- 
rait qu'il  avait  vraiment  été  au  couvent. 

On  emballe,  nous  partons  ce  soir  pour  Naples.  Je  déteste  partir! 

Quand  donc  aurai-je  le  bonheur  de  vivre  chez  moi,  toujours 
dans  la  même  ville?  Voir  toujours  la  même  société  et  faire  de 
temps  en  temps  des  voyages  pour  me  rafraîchir. 

C'est  à  Rome  que  je  voudrais  vivre,  aimer  et  mourir. 

Non,  écoutez,  je  voudrais  vivre  où  je  serais  bien,  aimer  partout 
et  mourir  nulle  part. 

Cependant,  j'aime  assez  la  vie  italienne,  romaine,  veux-je  dire; 
il  y  reste  encore  une  légère  teinte  de  la  magnificence  antique. 

On  se  fait  souvent  une  fausse  idée  de  l'Italie  et  des  Italiens. 

On  se  les  imagine  pauvres,  intéressés,  en  pleine  décadence. 


108  JOURNAL 

C'est  tout  le  contraire.  Rarement,  dans  les  autres  pays,  on  trouve 
des  familles  aussi  riches  et  des  maisons  tenues  avec  autant  de  luxe. 
Je  parle,  bien  entendu,  de  l'aristocratie. 

Rome  sous  le  pape  était  une  ville  à  part  et  souveraine  du 
monde  en  son  genre.  Alors,  chaque  prince  romain  était  comme  un 
petit  roi,  il  avait  sa  cour  et  ses  clients  comme  dans  l'antiquité. 
C'est  à  ce  régime  que  tient  la  grandeur  des  familles  romaines. 
Certes,  dans  deux  générations,  il  n'y  aura  plus  ni  grandeurs,  ni 
richesses,  car  Rome  est  soumise  aux  lois  royales,  et  Rome  deviendra 
comme  Naples,  Milan  et  les  autres  villes  de  l'Italie. 

Les  grandes  fortunes  morcelées,  les  musées  et  les  galeries  acquis 
au  gouvernement,  et  les  princes  de  Rome  transformés  en  un  tas 
de  petites  gens,  couverts  d'un  grand  nom  comme  d'un  vieux 
manteau  de  théâtre  pour  couvrir  leurs  misères.  Et  quand  ces 
grands  noms,  si  respectés  avant,  seront  traînés  dans  la  boue, 
quand  le  roi  pensera  être  grand  lui  tout  seul,  ayant  foulé  sous  ses 
pieds  toute  la  noblesse,  il  apercevra  bien,  dans  un  instant,  ce  que 
c'est  qu'un  pays  où  il  n'y  a  rien  entre  le  peuple  et  son  roi. 

Voyez  plutôt  la  France. 

Mais  voyez  l'Angleterre,  on  est  libre,  on  est  heureux.  Il  y  a 
tant  de  misère  en  Angleterre!  direz-vous.  Mais  en  général,  le 
peuple  anglais  est  le  plus  heureux.  Je  ne  parle  pas  de  sa  prospé- 
rité commerciale,  mais  seulement  de  son  intérieur. 

Que  celui  qui  veut  la  République  dans  son  pays  commence 
par  la  faire  dans  sa  maison! 

Mais  assez  de  dissertations  sur  des  matières  dont  je  n'ai  qu'une 
faible  idée  et  une  opinion  toute  personnelle. 

Que  dira  Pietro  en  revenant  à  Rome  et  ne  m'y  trouvant  pas? 
Il  hurlera.  Tant  pis,  ce  n'est  pas  ma  faute. 

NAPLES.  Jeudi  13  avril.  — ■  Voir  Naples  et  mourir;  je  ne  désire 
ni  l'un  ni  l'autre. 

Il  est  sept  heures,  il  fait  beau  comme  à  Nice.  Je  vois  passer 
de  ma  fenêtre  de  superbes  attelages  comme  il  n'y  en  a  à  Rome  que 
fort  peu. 

D'ailleurs  Naples  est  reconnu  pour  son  luxe  de  chevaux  el 
d'équipages. 


IDE  MARIE  BASHKIRTSEFF  109 

Est-il  parti  de  lui-même  ou  l'a-t-on  fait  partir?  That  is  the 
question. 

J'écris  en  face  d'une  grande  glace,  j'ai  l'air  de  Beatrix  de  Cenci; 
c'est  beau,  une  robe  blanche  et  les  cheveux  épars!  Je  me  coiffe  à  la 
I  pompéienne,   comme  disait  Pietro. 

Dieu!  que  je  voudrais  un  roman  de  Dumas!  cela  m'épargnerait 
d'écrire  des  bêtises  et  surtout  de  les  relire  après. 

Enfermée,   j'ai   pleuré   plusieurs   fois;   c'est   comme   à   Rome. 
'  Dieu!  que  je  hais  le  changement!  que  je  suis  misérable  dans  une 
nouvelle  ville! 

On  a  ordonné,  il  a  obéi,  et  pour  obéir  il  a  fallu  m'aimer  bien 
peu. 

Il  n'a  pas  obéi  lorsqu'il  s'est  agi  du  service  militaire.  Assez, 
assez,  fi! 

La  misère,  fi!  la  bassesse!  Je  ne  peux  plus  arrêter  ma  pensée 
sur  un  tel  homme.  Si  je  me  lamente,  c'est  sur  mon  malheureux  sort, 
c'est  sur  ma  pauvre  vie  à  peine  commencée  et  pendant  laquelle  je 
n'ai  eu  que  des  déceptions! 

Certes,  comme  tous  les  hommes,  peut-être  même  plus  que  les 
autres,  j'ai  péché,  mais  aussi  j'ai  du  bon,  et  il  est  injuste  de  m'hu- 
milier  dans  tout. 

Je  me  suis  mise  au  milieu  de  la  chambre  en  joignant  les  mains 
et  levant  les  yeux,  et  quelque  chose  me  dit  que  la  prière  est  inutile, 
j'aurai  ce  qui  m'est  réservé. 

Ni  une  douleur  de  moins,  ni  une  souffrance  de  plus,  comme 
dit  Mgr  de  Falloux. 

Il  n'y  a  qu'une  seule  chose  à  faire  :  se  résigner.  Je  sais  bien, 
pardieu,  que  c'est  difficile,  mais  où  serait  le  mérite?... 

Je  crois,  folle  que  je  suis,  que  les  élans  d'une  foi  furieuse,  que 
des  prières  ardentes  peuvent  quelque  chose! 

Dieu  veut  une  résignation  allemande,  et  j'en  suis  incapable. 

Croit-il  que  ceux  qui  se  résignent  ainsi  aient  à  se  vaincre? 

Oh!  que  non!  Ils  se  résignent  parce  qu'ils  ont  de  l'eau  dans  les 
veines  au  lieu  du  sang,  parce  que  cela  coûte  moins  de  peine. 

Est-ce  un  mérite  d'être  calme  quand  ce  calme  est  dans  la 
nature?  Si  je  pouvais  me  résigner,  j'obtiendrais  tout,  car  ce  serait 
sublime.  Mais  je  ne  peux  pas.  Ce  n'est  plus  une  difficulté,  c'est 


no  JOURNAL 

une  impossibilité.  Pendant  des  instants  d'abrutissement,  je  serai 
résignée;  je  ne  le  serai  pas  par  ma  volonté,  mais  bien  parce  que 
je  le  serai. 

Mon  Dieu!  ayez  pitié  de  moi,  faites-moi  le  calme.  Faites-moi 
une  âme  à  qui  m'attacher.  Je  suis  lasse,  très  lasse.  Non,  non,  ce 
n'est  pas  de  tempêtes  que  je  suis  lasse,  c'est  de  déceptions! 

13  avril.  — ■  Pour  aérer  ma  chambre  pleine  de  fumée,  j'ai  ouvert 
la  fenêtre.  Pour  la  première  fois  depuis  trois  longs  mois,  j'ai  vu 
un  ciel  pur  et  la  mer  à  travers  les  arbres,  la  mer  éclairée  par  le 
nuit.  Je  suis  si  ravie  que  je  vais  écrire.  Dieu!  que  c'est  beau 
après  les  rues  noires  et  étroites  de  Rome!  Une  nuit  si  calme,  s 
belle!  Ah!   s'il  était  là! 

Si  vous  prenez  cela  pour  de  l'amour! 

On  ne  peut  pas  dormir  quand  il  fait  si  beau. 

Lâche,  faible,  indigne!  indigne  de  la  dernière  de  mes  pensées 

Dimanche  de  Pâques,  16  avril.  —  Naples  me  déplaît.  A  Rome 
les  maisons  sont  noires  et  sales,  mais  ce  sont  des  palais  au  point 
de  vue  de  l'architecture  et  de  l'antiquité.  A  Naples,  c'est  tout 
aussi  sale,  et  on  ne  voit  que  des  maisons  de  carton  à  la  française 

Bon,  voilà  tous  les  Français  furieux.  Qu'ils  se  calment.  Je  les 
admire  et  les  aime  plus  qu'une  autre  nation,  mais  je  dois  avouer 
que  leurs  palais  n'atteindront  jamais  à  la  massive,  splendide  et 
gracieuse  majesté  des  palais  italiens,  surtout  romains  et  floren- 
tins. 

Mardi  18  avril.  —  A  midi  nous  nous  mettons  en  route  poui 
Pompéi.  Nous  allons  en  voiture,  car  la  route  est  belle  et  l'on  peut 
admirer  le  Vésuve,  les  villes  de  Castellamare  et  Sorrente. 

Le  service  des  fouilles  est  admirablement  fait.  C'est  une  chose 
curieuse  que  de  parcourir  les  rues  de  cette  ville  morte. 

Nous  avions  pris  une  chaise  à  porteurs  et,  maman  et  moi,  nous 
y  reposions  chacune  à  notre  tour. 

Les  squelettes  sont  affreux;  ces  malheureux  sont  dans  des  poses 
déchirantes.  Je  regardais  les  restes  des  maisons,  des  fresques,  et 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  ni 

tâchais  de  rétablir  tout  cela  dans  mon  imagination,  de  repeupler 
ces  maisons  et  ces  rues. 

Quelle  effrayante  force  que  celle  qui  a  englouti  toute  une  ville  ! 

J'entendais  maman  parler  mariage  : 

—  La  femme  est  faite  pour  souffrir,  disait-elle,  même  avec  le 
meilleur  des  maris. 

—  La  femme  avant  le  mariage,  dis-je,  c'est  Pompéi  avant 
l'éruption;  et  la  femme  après  le  mariage,  c'est  Pompéi  après 
l'éruption. 

Peut-être  ai-je  raison! 

Je  suis  très  fatiguée,  inquiète,  chagrine.  Nous  ne  rentrons  qu'à 
huit  heures. 

Mercredi  ig  avril.  —  Voyez  le  désavantage  de  ma  position. 
Pietro,  sans  moi,  a  le  cercle,  le  monde,  ses  amis,  tout,  en  un  mot, 
excepté  moi;  tandis  que  moi  sans  Pietro,  je  n'ai  rien. 

Je  ne  suis  pour  lui  qu'une  occupation  de  luxe.  Lui  était  pour 
moi,  tout.  Il  me  faisait  oublier  mes  préoccupations  de  jouer  un 
rôle  dans  le  monde  et  je  n'y  pensais  pas,  et  ne  m'occupais  que  de 
lui,  trop  heureuse  d'échapper  à  mes  pensées. 

Quoi  que  je  devienne,  je  lègue  mon  journal  au  public. 

Tous  les  livres  qu'on  lit  sont  des  inventions,  les  situations  y 
sont  forcées,  les  caractères  faux,  tandis  que  ceci,  c'est  la  photo- 
graphie de  toute  une  vie.  Ah!  direz- vous,  cette  photographie  est 
ennuyeuse,  tandis  que  les  inventions  sont  amusantes.  Si  vous 
dites  cela,  vous  me  donnez  une  bien  petite  idée  de  votre  intel- 
ligence. 

Je  vous  offre  ici  ce  qu'on  n'a  encore  jamais  vu.  Tous  les  mémoires, 
tous  les  journaux,  toutes  les  lettres  qu'on  publie  ne  sont  que  des 
inventions  fardées  et  destinées  à  tromper  le  monde. 

Je  n'ai  aucun  intérêt  à  tromper.  Je  n'ai  ni  acte  politique  à  voiler, 
ni  relation  criminelle  à  dissimuler.  Personne  ne  s'inquiète  si 
j'aime  ou  je  n'aime  pas,  si  je  pleure  ou  si  je  ris.  Mon  plus  grand 
soin  est  de  m' exprimer  aussi  exactement  que  possible.  Je  ne  me 
fais  pas  illusion  sur  mon  style  et  mon  orthographe.  J'écris  des 
lettres  sans  fautes,  mais  au  milieu  de  cet  océan  de  mots,  j'en 
laisse  échapper  sans  doute  beaucoup.  Je  fais  en  outre  des  fautes  de 


ii2  JOURNAL 

français.  Je  suis  étrangère.  Mais  demandez-moi  de  m' exprimer 
dans  ma  langue,  je  le  ferais  peut-être  plus  mal  encore. 

Mais  ce  n'est  pas  pour  dire  tout  cela  que  j'ai  ouvert  le  cahier. 
C'est  pour  dire  qu'il  n'est  pas  midi,  que  je  suis  livrée  plus  que 
jamais  à  mes  tourmentantes  pensées,  que  ma  poitrine  est  oppressée 
et  que  je  hurlerais  volontiers.  D'ailleurs,  c'est  mon  état  naturel. 

Le  ciel  est  gris,  la  Chiaja  n'est  traversée  que  par  des  fiacres  et  j 
de  sales  piétons,  les  stupides  arbres  plantés  de  chaque  côté  empê- 
chent de  voir  la  mer.  A  Nice,  à  la  promenade  des  Anglais,  on  a  les 
villas  d'un  côté,  et  de  l'autre  la  mer  qui  vient  se  briser  sur  les 
galets  sans  aucun  empêchement.  Ici  on  a  les  maisons  d'un  côté, 
de  l'autre  une  espèce  de  jardin  qui  se  continue  aussi  longuement  i 
que  la  rue  qui  le  sépare  de  la  mer,  dont  il  est  lui-même  séparé 
par  un  assez  grand  espace  de  terrain  vide,  couvert  de  pierres,  de 
constructions  et  offrant  un  spectacle  de  tristesse  vraiment  déso 
lant. 

Arrivé  sur  le  carré  qui  termine  la  Chiaja  et  qui  est  planté  de 
jolis  arbustes,  on  se  sent  bien  mieux,  et  cet  endroit-là  est  joli 
Plus  loin,  on  entre  sur  le  quai;  à  gauche,  les  maisons;  à  droite 
la  mer,  mais  la  mer  arrêtée  par  un  mur  à  balustre  et  garni  de 
marchands  d'huîtres,  de  coquillages;  puis  viennent  les  grilles  du 
port,  les  différentes  constructions  du  service  des  bateaux,  le  port 
lui-même;  mais  ça,  ce  n'est  plus  la  mer,  c'est  un  sale  endroit  tout 
obstrué  par  un  tas  de  laideurs. 

Le  temps  gris  me  rend  toujours  un  peu  triste;  mais  ici,  mais 
aujourd'hui   il   m'opprime. 

Ce  silence  de  mort  dans  notre  appartement  d'hôtel,  ce  bruit 
agaçant  de  fiacres  et  de  charrettes  à  grelots  au-dehors,  ce  ciel 
gris,  ce  vent  qui  agite  les  rideaux!  Ah!  je  suis  bien  misérable,  et 
il  ne  faut  m'en  prendre  ni  au  ciel,  ni  à  la  mer,  mais  à  la  terre! 

Vendredi  21  avril.  — ■  En  entrant  au  salon  ce  matin,  j'ai  été 
suffoquée  par  l'odeur  des  fleurs.  La  chambre  en  est  littéralement 
pleine.  Ce  sont  les  fleurs  de  Doenhoff,  d'Altamura  et  de  Torlonia. 
Doenhoff  a  envoyé  une  table  en  fleurs.  On  a  remplacé  le  guéridon 
par  la  table  en  fleurs;  mais  ce  n'est  point  de  cela  que  je  voulais 
parler. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  113 

Écoutez  donc  ceci  :  Puisque  l'âme  existe,  puisque  c'est  l'âme 
qui  anime  le  corps,  puisque  c'est  cette  vaporeuse  substance  qui 
seule  sent,  qui  aime,  qui  déteste,  qui  désire;  puisque  enfin  c'est 
l'âme  qui  nous  fait  vivre,  comment  se  fait-il  donc  qu'une  déchi- 
rure quelconque  dans  ce  vif  corps,  ou  quelque  désordre  intérieur, 
l'abus  du  vin  ou  du  manger,  comment  se  peut-il  donc  que  ces 
choses-là  fassent  envoler  l'âme? 

Je  fais  tourner  une  roue  et  je  ne  l'arrête  que  lorsque  telle  est 
ma  volonté.  Cette  roue  stupide  ne  peut  arrêter  ma  main.  De 
même  l'âme,  qui  fait  marcher  les  ustensiles  de  notre  corps,  ne 
doit  pas  être  chassée,  elle,  l'essence  raisonnable,  par  un  trou  à  la 
tête  ou  par  une  indigestion  de  homard!  Elle  ne  le  doit  pas  être 
et  elle  l'est.  D'où  il  faut  conclure  que  l'âme  est  une  pure  invention. 
Et  cette  conclusion  fait  tomber  l'une  après  l'autre,  comme  les 
décors  dans  un  incendie  de  théâtre,  toutes  nos  croyances  les  plus 
intimes  et  les  plus  chères. 

Rome.  Lundi  24  avril.  —  J'avais  à  raconter  toute  la  journée, 
mais  je  n'ai  plus  souvenir  de  rien.  Je  sais  seulement  que  sur  le 
Corso  nous  avons  rencontré  A...,  qu'il  accourut  tout  rayonnant 
et  tout  joyeux  à  la  voiture,  et  qu'il  a  demandé  si  nous  serons  ce 
soir  à  la  maison.  Nous  y  serons.  Hélas! 

Il  est  venu  et  je  suis  allée  au  salon,  et  me  suis  mise  à  parler  tout 
naturellement  comme  les  autres.  Il  m'a  dit  qu'il  a  été  quatre 
jours  au  couvent,  ensuite  à  la  campagne.  Il  est  à  présent  en  paix 
avec  tous  ses  parents,  il  va  aller  dans  le  monde,  être  sage  et  penser 
à  son  avenir.  Enfin  il  m'a  dit  que  je  me  suis  amusée  à  Naples, 
que  j'ai  été  coquette  comme  toujours,  que  cela  prouvait  bien 
que  je  ne  l'aimais  pas.  Il  m'a  dit  aussi  qu'il  m'avait  vue  l'autre 
dimanche  près  du  couvent  San  Giovanni  et  Paolo.  Et  pour  prouver 
qu'il  disait  vrai,  il  m'a  dit  comment  j'étais  mise  et  tout  ce  que  je 
faisais,  et,  je  dois  l'avouer,  il  a  dit  juste. 

—  Vous  m'aimez?  me  demanda- t-il  enfin. 
— ■  Et  vous? 

—  Ah!  voilà  votre  manière,  vous  vous  moquez  toujours  de 
moi! 

—  Et  si  je  vous  disais  que  oui!... 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  8 


ii4  JOURNAL 

Il  est  tout  changé,  on  dirait  qu'en  vingt  jours  il  est  devenu  un 
homme  de  trente  ans.  Il  parle  tout  autrement,  il  est  devenu  si  rai- 
sonnable que  c'est  merveille.  Il  semble  doublé  d'un  jésuite. 

—  Vous  savez,  maintenant  je  fais  de  l'hypocrisie,  je  m'incline 
devant  mon  père,  je  lui  dis  toujours  oui,  je  suis  sage  et  je  songe  à 
mon  avenir. 

Demain,  peut-être,  je  saurai  raconter  quelque  chose,  mais  ce  soir, 
je  suis  si  bête  que  c'est  stupide! 

Mardi  25  avril.  —  Je  viendrai  demain,  dit-il  comme  pour  me 
calmer,  et  nous  parlerons  de  tout  cela  sérieusement. 

—  C'est  inutile,  monsieur.  Je  vois  bien  à  quoi  m'en  tenir  sur 
votre  bel  amour.  Vous  pouvez  ne  plus  revenir,  ajoutai-je  plus 
faiblement.  Vous  m'avez  chagrinée,  je  vous  dis  adieu  en  colère  et 
je  ne  dormirai  pas  de  la  nuit.  Et  vous  pouvez  vous  vanter  de  m 'avoir 
mise  en  rage;  allez!... 

—  Mais,  mademoiselle,  comme  vous  êtes  étrange?  Demain  je 
vous  parlerai  quand  vous  serez  plus  calme. 

C'est  lui  qui  se  plaint,  c'est  lui  qui  dit  que  je  l'ai  toujours  refusé, 
que  j'ai  toujours  ri,  que  je  ne  l'aimais  pas.  Je  n'aurais  pas  parlé 
autrement  à  sa  place,  mais  néanmoins,  je  le  trouve  bien  hautain 
et  bien  réfléchi  pour  un  homme  qui  aime  vraiment. 

A  présent  j'en  ai  pour  mon  argent,  aussi  ne  vais-je  plus  toucher 
un  seul  mot  de  cela. 

S'il  veut,  qu'il  commence  le  premier! 

Il  me  semble  qu'il  ne  m'aime  plus.  A  la  bonne  heure,  voilà 
quelque  chose  qui  me  dégourdit,  qui  me  fait  bouillir  le  sang  en  me 
donnant  froid  dans  le  dos! 

J'aime  bien  mieux  cela,  oh!  oui;  au  moins  je  suis  furieuse, 
furieuse,  furieuse! 

Il  pleut  toujours  et  on  annonce  le  baron  Visconti,  le  charmant 
homme  si  spirituel  malgré  son  âge.  Tout  à  coup  on  parla  de  Pietro, 
tout  en  parlant  du  mariage  Odescalchi. 

—  Eh!  madame,  le  petit  A...,  comme  vous  dites,  n'est  pas  un 
parti  à  dédaigner,  car  ce  pauvre  cardinal  s'en  va  de  jour  en  jour, 
ce  qui  fait  qu'un  de  ces  jours  ses  neveux  deviendront  millionnaires 
et  Pierre  sera  par  conséquent  millionnaire. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  115 

—  Vous  savez,  baron,  on  m'a  dit  que  le  petit  est  entré  au  cou- 
vent, dit  maman. 

—  Oh!  non,  il  songe  à  tout  autre  chose,  je  vous  assure. 

Puis  on  parla  de  Rome,  je  dis  combien  je  l'aimais  et  combien  il 
me  coûtait  de  la  quitter. 

—  Eh  bien!  restez  donc. 

—  Je  le  voudrais  bien. 

—  J'aime  à  voir  que  votre  cœur  aime  notre  ville. 

—  A  propos  de  cœur,  avez- vous  vu  le  mien?  Regardez... 
Je  lui  ai  montré  le  cœur  en  argent.  Un  cœur  de  religieuse. 

—  Vous  savez,  ajoutai-je,  on  va  me  laisser  à  Rome,  dans  un 
couvent. 

—  Oh!  dit  Visconti,  j'espère  que  vous  y  resterez  autrement, 
nous  trouverons  un  moyen,  et  je  trouverai,  dit-il  en  me  pressant 
fortement  la  main. 

Maman  rayonne,  je  rayonne,  c'est  toute  une  aurore  boréale. 

Ce  soir,  contre  toute  attente,  assez  nombreuse  réunion,  entre 
autres  A... 

La  société  auprès  d'une  table  et  moi  avec  Pietro  auprès  d'une 
autre.  Et  nous  avons  raisonné  de  l'amour  en  général  et  de  l'amour 
de  Pietro  en  particulier.  Il  a  des  principes  déplorables  ou,  plutôt, 
il  est  si  fou  qu'il  n'en  a  pas  du  tout.  Il  parlait  si  légèrement  de  son 
amour  pour  moi  que  je  ne  sais  que  penser.  D'ailleurs  il  me  ressemble 
tant  de  caractère,  que  c'est  extraordinaire. 

Je  ne  sais  pas  ce  qui  fut  dit,  mais  au  bout  de  cinq  minutes  nous 
n'étions  plus  en  querelle,  nous  nous  sommes  expliqués  et  on  s'est 
engagé  à  se  marier,  lui  du  moins.  Moi,  je  me  taisais  la  plupart  du 
temps. 

—  Vous  partez  jeudi? 

—  Oui,  et  vous  m'oublierez. 

—  Ah!  ça,  non,  par  exemple.  J'irai  à  Nice. 

—  Quand? 

—  Aussitôt  que  je  pourrai.  A  présent,  je  ne  puis  pas. 

—  Pourquoi?  Dites,  dites,  à  l'instant! 

—  Mon  père  ne  me  le  permettrait  pas. 

—  Mais  vous  n'avez  qu'à  lui  dire  la  vérité. 

—  Sans  doute,  je  lui  dirai  que  j'y  vais  pour  vous,  que  je  vous 


n6  JOURNAL 

aime,  que  je  veux  me  marier,  mais  pas  à  l'instant.  Vous  ne  connais- 
sez pas  mon  père;  je  viens  d'être  pardonné,  mais  je  n'ose  encore 
rien  demander. 

—  Parlez  demain. 

—  Je  n'oserai  pas.  Je  n'ai  pas  encore  sa  confiance.  Pensez, 
depuis  trois  ans,  il  ne  me  parlait  plus.  Dans  un  mois,  je  serai  à  Nice. 

—  Dans  un  mois,  je  n'y  serai  plus. 

—  Et  où  irez- vous? 

—  En  Russie.  Et  voilà,  je  partirai  et  vous  m'oublierez. 

—  Mais  dans  quinze  jours,  je  serai  à  Nice  et  alors...  Et  alors  nous 
partirons  ensemble.  Je  vous  aime,  je  vous  aime!  répétait-il  en 
tombant  à  genoux. 

—  Vous  êtes  heureux?  demandai- je  en  pressant  sa  tête  dans 
mes  mains. 

—  Oh!  oui!  parce  que  je  crois  en  vous,  je  crois  en  votre  parole. 

—  Venez  à  Nice  à  présent,  dis- je. 

—  Ah!  si  je  pouvais! 

—  On  peut  tout  ce  qu'on  veut. 

Jeudi  2j  avril.  —  Mon  Dieu!  vous  qui  avez  été  si  bon  jusqu'à 
présent,  tirez-moi  de  là,  par  grâce  ! 

Et  Dieu  m'a  tirée  de  là. 

A  la  gare,  je  me  mis  à  marcher  de  long  en  large  avec  le  Cardi- 
nalino. 

—  Je  vous  aime!  s'est-il  écrié,  et  je  vous  aimerai  toujours,  pour 
mon  malheur,  peut-être. 

—  Et  vous  me  voyez  partir,  et  cela  vous  est  égal? 

—  Oh!  ne  dites  pas  cela!...  Vous  ne  pouvez  pas  parler  ainsi, 
vous  ne  savez  pas  ce  que  j'ai  souffert.  D'ailleurs,  je  savais  où  vous 
étiez  et  ce  que  vous  faisiez.  Depuis  que  je  vous  ai  vue,  j'ai  complè- 
tement changé,  regardez  bien;  mais  vous  m'avez  toujours  traité 
en  canaille.  Si  j'ai  fait  des  bêtises  dans  ma  vie,  chacun  en  fait,  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  me  croire  un  vaurien,  un  écervelé.  Pour 
vous,  j 'ai  brisé  avec  le  passé  ;  pour  vous,  j 'ai  tout  subi  ;  pour  vous, 
j'ai  fait  cette  paix  avec  ma  famille. 

—  Pas  pour  moi,  monsieur,  je  ne  vois  pas  ce  que  j'ai  à  faire  dam 
cette  paix. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  117 

—  Ah!  c'a  été  parce  que  j'ai  pensé  à  vous  sérieusement. 

—  Comment? 

—  Vous  voulez  toujours  qu'on  s'exprime  en  détail  et  mathé- 
matiquement, et  certaines  choses,  pour  être  sous-entendues,  n'en 
sont  pas  moins  très  visibles  et  vous  vous  êtes  moquée  de  moi. 

—  Ce  n'est  pas  vrai. 

—  Vous  m'aimez? 

—  Oui,  et  écoutez  ceci.  Je  n'ai  pas  l'habitude  de  répéter  deux 
fois.  Je  veux  être  crue  tout  de  suite.  Je  n'ai  jamais  dit  à  aucun 
homme  ce  que  je  vous  dis  à  vous.  Je  suis  très  offensée,  car  mes 
paroles,  au  lieu  d'être  reçues  comme  une  faveur,  sont  reçues  très 
légèrement  et  sont  commentées.  Et  vous  osez  douter  de  ce  que  je 
dis!  Vraiment,  monsieur,  vous  me  poussez  à  bout. 

Il  fut  confus  et  s'excusa;  nous  ne  parlions  presque  plus. 

—  Vous  m'écrirez?  demanda-t-il. 

—  Non,  monsieur,  je  ne  le  puis  pas,  mais  je  vous  permets  de 
m 'écrire. 

—  Ah!  ah!  le  joli  amour!  s'écria-t-il. 

—  Monsieur,  dis-je  gravement,  ne  demandez  pas  trop.  C'est  une 
bien  grande  faveur  lorsqu'une  jeune  fille  permet  qu'on  lui  écrive. 
Si  vous  ne  le  savez  pas,  je  vous  l'apprends.  Mais  nous  allons  monter 
en  voiture,  ne  perdons  pas  notre  temps  en  vaine  discussion.  Vous 
m'écrirez? 

—  Oui,  et  vous  avez  beau  dire,  je  sens  que  je  vous  aime  comme 
je  n'aimerai  jamais.  Vous  m'aimez? 

Je  fis  oui  de  la  tête. 

—  Vous  m'aimerez  toujours? 
Même  signe. 

—  Allons,  au  revoir,  monsieur. 

—  A  quand? 

—  A  l'année  prochaine. 

—  Non! 

—  Allons,  adieu,  monsieur! 

Et,  sans  lui  donner  la  main,  je  montais  en  wagon,  où  était  déjà 
tout  notre  monde. 

—  Vous  ne  m'avez  pas  serré  la  main,  dit  A...  en  s'approchant. 
Je  lui  tendis  la  main. 


n8  JOURNAL 

—  Je  vous  aime!  dit-il,  fort  pâle. 

—  Au  revoir!  dis- je  doucement. 

—  Pensez  quelquefois  à  moi,  dit-il  en  pâlissant  davantage; 
quant  à  moi  je  ne  ferai  que  penser  à  vous. 

—  Oui,  monsieur;  au  revoir! 

Le  train  se  mit  en  mouvement  et  pendant  quelques  instants 
encore  je  pus  le  voir,  me  regardant  d'un  air  si  ému  qu'il  en  parais- 
sait indifférent  ;  puis  il  fit  quelques  pas  vers  la  porte,  mais,  comme 
j'étais  toujours  visible,  il  s'arrêta  de  nouveau  comme  un  automate, 
enfonça  le  chapeau  sur  les  yeux,  fit  encore  un  pas  en  avant... 
puis,  puis  nous  étions  déjà  trop  loin  pour  voir. 

J'aurais  été  désolée  de  quitter  Rome,  à  laquelle  je  suis  si  habituée, 
si  je  n'avais  eu  une  idée  en  voyant  la  nouvelle  lune,  vers  quatre 
heures. 

—  Tu  vois  ce  croissant?  demandai- je  à  Dina. 

—  Oui,  répondit-elle. 

—  Eh  bien!  ce  croissant  deviendra  une  très  belle  lune  dans 
onze  ou  douze  jours. 

—  Sans  doute. 

—  As- tu  vu  le  Colisée  au  clair  de  lune? 

—  Oui. 

—  Et  moi,  je  ne  l'ai  pas  vu. 

—  Je  sais. 

—  Mais  tu  ne  sais  peut-être  pas  que  j 'ai  envie  de  le  voir. 

—  C'est  possible. 

—  Oui,  ce  qui  fait  que  dans  dix  ou  douze  jours,  je  serai  de  nou- 
veau à  Rome,  tant  pour  les  courses  que  pour  le  Colisée. 

—  Oh! 

—  Oui,  j'irai  avec  ma  tante.  Et  je  serai  si  bien,  sans  toi,  sans 
maman,  avec  ma  tante!  Nous  nous  promènerons  en  Victoria  et  je 
m'amuserai  beaucoup. 

—  Eh  bien!  dit  maman,  cela  se  fera,  je  te  le  promets! 
Et  elle  m'embrassa  sur  les  deux  joues. 

Vendredi  28  avril.  —  Je  me  suis  endormie  et  j'ai  fait  des  rêves 

affreux  comme  des  cauchemars. 

A  onze  heures,  je  me  couchais  pour  ne  pas  voir  les  oliviers  et  la 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  119 

terre  rouge,  et  à  une  heure  nous  arrivions  à  la  gare  de  Nice,  à  la 
grande  joie  de  ma  tante  qui  s'agitait,  en  compagnie  de  Mlle  Coli- 
gnon,  Sapogenikoff,  etc. 

—  Vous  savez,  leur  criai-je,  avant  que  les  portières  fussent 
ouvertes,  je  suis  bien  fâchée  de  revenir  ici,  mais  je  n'ai  pu  faire 
autrement. 

Et  je  les  ai  embrassés  tous  à  la  fois. 

La  maison  est  meublée  d'une  façon  adorable;  ma  chambre  est 
éblouissante,  toute  capitonnée  en  satin  bleu  ciel.  En  ouvrant  la 
porte  du  balcon  et  en  regardant  notre  très  joli  jardin,  la  promenade 
et  la  mer,  je  fus  obligée  de  dire  tout  haut  : 

—  On  a  beau  dire,  il  n'y  a  rien  d'aussi  splendidement  simple  et 
adorablement  poétique  que  Nice. 


4  mai.  —  La  vraie  saison  de  Nice  est  au  mois  de  mai.  Il 
fait  beau  à  en  devenir  folle.  Je  suis  allée  rôder  dans  le  jardin  par 
le  clair  d'une  lune  toute  jeune  encore,  au  chant  des  grenouilles 
accompagné  du  murmure  des  vagues  qui  viennent  doucement  se 
briser  sur  les  cailloux.  Divin  silence  et  divine  harmonie! 

On  dit  des  merveilles  de  Naples;  quant  à  moi,  j'en  suis  désolée, 
mais  je  lui  préfère  Nice.  Ici  la  mer  baigne  librement  le  rivage, 
tandis  que  là-bas  elle  est  arrêtée  par  un  mur  à  balustrade  stupide, 
et  même  ce  misérable  bord  est  obstrué  par  des  boutiques,  des 
baraques,  des  saletés. 

«  Pensez  quelquefois  à  moi.  Quant  à  moi,  je  ne  ferai  que  penser 
à  vous  !  » 

Pardonnez-lui,  mon  Dieu  !  il  ne  savait  pas  ce  qu'il  disait.  Je  lui 
permets  de  m'écrire  et  il  n'use  pas  seulement  de  cette  permission  ! 
Enverra-t-il  seulement  la  dépêche  promise  à  maman? 

Vendredi  5  mai.  —  Je  disais  donc,  quoi?  ah!  oui,  que  Pietro 
était  inexcusable  vis-à-vis  de  moi. 

Je  ne  peux  pas  comprendre  les  hésitations,  moi  qui  n'aime  pas! 

J'ai  lu  dans  des  romans  que  souvent  un  homme  semble  oublieux 
et  indifférent  à  cause  de  son  amour  même. 

Je  voudrais  bien  croire  aux  romans. 

Je  suis  endormie  et  ennuyée  et,  dans  cet  état-là,  je  désire  voir 


120  JOURNAL 

Pietro  et  l'entendre  parler  d'amour.  Je  voudrais  rêver  qu'il  est  là, 
je  voudrais  faire  un  joli  rêve.  La  réalité  est  dangereuse. 

Je  m'ennuie,  et  quand  je  m'ennuie  je  deviens  très  tendre. 

Quand  donc  finira  cette  vie  d'ennui,  de  déceptions,  d'envie  et 
de  chagrin! 

Quand  donc  vivrai-je  enfin  comme  j'aime!  Mariée  à  une  grande 
fortune,  à  un  grand  nom  et  à  un  homme  sympathique,  car  je  ne 
suis  pas  si  mercenaire  que  vous  pensez.  D'ailleurs,  si  je  ne  le  suis 
pas,  c'est  par  égoïsme. 

Ce  serait  affreux  de  vivre  avec  un  homme  qu'on  déteste,  et  ni 
richesse  ni  position  ne  me  profiterait.  Ah!  Dieu!  sainte  Vierge, 
protégez-moi  ! 

6  mai.  —  Vous  savez,  une  idée?  je  voudrais  follement  revoir 
Pietro. 

Ce  soir,  je  donne  une  fête,  comme  on  n'en  a  plus  vu  depuis  des 
années  à  la  rue  de  France.  Vous  savez  qu'à  Nice  existe  l'usage  de 
tourner  le  Mai,  c'est-à-dire,  on  suspend  une  couronne,  une  lan- 
terne, et  on  danse,  au-dessous,  des  rondes  en  chantant.  Depuis 
que  Nice  est  française,  cet  usage  s'en  va  de  plus  en  plus;  à  peine  si 
on  voyait  trois  ou  quatre  lanternes  dans  toute  la  ville. 

Eh  bien!  moi,  je  leur  donne  un  rossigno;  je  nomme  cela  ainsi 
parce  que  le  Rossigno  che  vola,  c'est  la  chanson  la  plus  populaire 
et  la  plus  jolie  de  Nice. 

J'ai  fait  préparer  d'avance  et  suspendre  au  milieu  de  la  rue  une 
grande  machine  de  feuillages  et  de  fleurs  toute  ornée  de  lanternes 
vénitiennes. 

Sur  le  mur  de  notre  jardin,  Triphon  (le  domestique  de  grand- 
papa)  a  été  chargé  d'organiser  un  feu  d'artifice  et  d'éclairer  de 
temps  en  temps  la  scène  par  des  feux  de  Bengale.  Triphon  ne  se 
sent  pas  de  joie.  Toutes  ces  splendeurs  sont  accompagnées  d'une 
harpe,  d'une  flûte  et  d'un  violon,  et  arrosées  de  vin  en  abondance. 
Les  bonnes  femmes  vinrent  nous  inviter  sur  leurs  terrasses,  car 
moi  et  Olga  regardions  seules  perchées  sur  une  échelle  de  bois. 

On  va  sur  la  terrasse  des  voisins,  et  moi,  Olga,  Marie  et  Dina, 
nous  nous  mettons  au  milieu  de  la  rue  appelant  les  danseuses, 
et  tâchons  et  réussissons  à  donner  de  l'entrain. 


DE   MARIE  BASHKIRTSEFF  121 

J'ai  chanté  et  tourné  avec  tout  le  monde,  à  la  joie  des  bons 
Niçois,  surtout  des  gens  du  quartier,  qui  me  connaissent  tous  et 
disent  le  plus  grand  bien  de  «  Mademoiselle  Marie  ». 

Ne  pouvant  faire  autre  chose,  je  fais  de  la  popularité  et  cela 
flatte  maman.  Elle  ne  regarde  pas  à  la  dépense.  Ce  qui  a  plu  sur- 
tout, c'est  que  j'ai  chanté  et  dit  quelques  mots  en  patois. 

Pendant  que  j'étais  sur  l'échelle  avec  Olga  qui  me  tirait  par  les 
jupes,  j'avais  bien  envie  de  faire  un  discours,  mais  je  me  suis 
prudemment  abstenue,  pour  cette  année... 

J'ai  regardé  les  danses  et  écouté  les  cris,  toute  rêveuse  comme 
il  m 'arrive  souvent.  Et  le  feu  d'artifice  terminé  par  un  «  soleil  » 
magnifique,  nous  sommes  tous  rentrés  chez  nous,  au  milieu  d'un 
murmure  de  satisfaction. 

Dimanche  7  mai.  — ■  On  trouve  une  certaine  satisfaction  déses- 
pérante à  mépriser  avec  raison  tout  le  monde.  Au  moins,  on  n'a 
pas  d'illusions.  Si  Pietro  m'a  oubliée,  il  m'a  fait  une  insulte  san- 
glante, et  voilà  un  nom  de  plus  sur  mes  tablettes  de  haine  et  de 
vengeance. 

Tel  qu'il  est,  le  genre  humain  me  plaît  et  je  l'aime  et  j'en  fais 
partie  et  je  vis  avec  tous  ces  gens,  et  d'eux  dépendent  et  ma  for- 
tune et  mon  bonheur. 

D'ailleurs  tout  cela  est  bête.  Mais  dans  ce  monde  tout  ce  qui 
n'est  pas  triste  est  bête,  et  tout  ce  qui  n'est  pas  bête  est  triste. 

Demain  à  trois  heures  je  vais  à  Rome,  tant  pour  me  distraire 
que  pour  mépriser  A...,  si  j'en  trouve  l'occasion. 

Jeudi  11  mai.  —  Comme  je  l'ai  dit  mardi  soir,  je  suis  partie 
hier  à  deux  heures  avec  ma  tante. 

C'est  une  terrible  preuve  d'amour  que  j'ai  l'air  de  donner  à 
Pietro. 

Ah!  ma  foi,  tant  pis!  S'il  croit  que  je  l'aime,  s'il  croit  à  une 
pareille  énormité,  il  n'est  qu'une  bête. 

A  deux  heures,  nous  sommes  à  Rome,  je  me  jette  dans  un 
fiacre,  ma  tante  me  suit,  le  conducteur  de  l'hôtel  de  la  ville  prend 
les  bulletins  et...  et...  je  suis  à  Rome!  Dieu!  quelle  joie! 

Nos  bagages  n'arriveront  que  demain.  Pour  aller  voir  le  retour 


122  JOURNAL 

des  courses,  nous  sommes  obligées  de  nous  contenter  de  nos  hardes 
de  voyage.  D'ailleurs,  j'étais  très  bien  avec  mon  costume  gris  et 
mon  feutre.  Je  mène  ma  tante  au  Corso!  (Quelle  chose  adorable 
que  de  revoir  le  Corso  après  Nice!)  Je  l'abasourdis  de  bêtises  et 
d'explications,  car  il  me  semble  qu'elle  ne  voit  rien. 

Et  voilà  le  Caccia-Club,  il  y  a  eu  frémissement  à  mon  passage; 
le  moine  reste  bouche  béante,  puis  ôte  son  chapeau  et  sourit 
jusqu'aux  oreilles. 

Nous  allons  à  la  villa  Borghèse,  où  il  y  a  le  concours  régional 
d'agriculture. 

Nous  parcourons  à  pied  l'exposition,  nous  admirons  les  fleurs 
et  les  plantes,  et  rencontrons  Zucchini.  Il  y  a  encore  du  monde. 

On  est  très  surpris  de  me  voir  apparaître  pour  la  troisième 
fois.  A  Rome,  je  suis  très  connue. 

Simonetti  s'approche;  je  le  présente  à  Mme  Romanoff  et  lui 
dis  que  c'est  par  un  merveilleux  hasard  que  je  suis  ici. 

Je  fais  signe  à  Pietro  de  venir;  il  est  tout  rayonnant  et  me 
regarde  avec  des  yeux  qui  prouvent  bien  qu'il  a  pris  tout  au 
sérieux. 

Il  nous  a  fait  beaucoup  rire  en  racontant  son  séjour  au  couvent. 
Il  avait  consenti,  dit-il,  à  y  entrer  pour  quatre  jours  et,  une  fois 
là,  on  l'y  a  retenu  pendant  dix-sept  jours. 

— ■  Pourquoi  donc  avez-vous  menti,  pourquoi  avez-vous  dit 
que  vous  aviez  été  à  Terracina? 

—  Parce  que  j'avais  honte  de  dire  la  vérité. 

—  Et  les  amis  du  club  le  savent? 

—  Oui.  Au  commencement  je  disais  que  j'avais  été  à  Terracina, 
puis  on  m'a  parlé  du  couvent  et  j'ai  fini  par  tout  raconter,  et  j'ai 
ri,  et  tout  le  monde  a  ri.  Torlonia  a  été  furieux. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  je  ne  lui  ai  pas  tout  dit  d'abord.  Parce  que  je  n'ai 
pas  eu  confiance  en  lui. 

Ensuite,  il  raconte  comment,  pour  plaire  à  son  père,  il  faisait 
semblant  de  laisser  tomber  par  hasard  un  chapelet  de  sa  poche, 
pour  faire  croire  qu'il  en  portait  toujours  un  sur  lui.  Je  l'accablai  de 
moqueries  et  d'impertinences  auxquelles  il  répondit  très  bien,  ma 
foi. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  123 

Samedi  13  mai.  — ■  Je  ne  déguise  ni  mes  sentiments,  ni  ma 
pensée,  et  je  n'ai  pas  la  force  de  rien  supporter  avec  dignité,  car 
j'ai  pleuré.  Et  tout  en  écrivant  j'entends  le  bruit  que  font  mes 
larmes  en  tombant  sur  le  papier,  de  grosses  larmes  qui  coulent 
sans  difficulté  et  sans  grimace  de  la  part  de  ma  figure.  Je  m'étais 
couchée  sur  le  dos  pour  les  faire  rentrer  en  dedans,  mais  ça  n'a  pas 
réussi. 

Au  lieu  de  dire  ce  qui  me  fait  pleurer,  je  raconte  comment  je 
pleure!  Et  comment  puis-je  dire  pourquoi?  Je  ne  me  rends  compte 
de  rien.  —  Comment,  me  disais-je,  la  tête  renversée  sur  le  canapé; 
comment,  c'est  ainsi?  Il  a  donc  oublié?  Sans  doute,  puisqu'il  a 
mené  une  conversation  indifférente  entremêlée  de  mots  prononcés 
si  bas  que  je  n'ai  pu  les  entendre,  et  enfin  il  a  encore  répété  qu'il 
ne  m'aimait  que  de  près,  que  j'étais  de  glace,  qu'il  irait  en  Amé- 
rique, que  lorsqu'il  me  voit,  il  m'aime,  tandis  qu'au  loin  il  oublie. 

Je  l'ai  prié  très  sèchement  de  ne  plus  parler  de  cela. 

Ah!  je  ne  peux  pas  écrire  et  vous  voyez  vous-même  ce  que  je 
dois  sentir  et  combien  je  suis  insultée! 


* 


Je  ne  peux  pas  écrire  !  et  cependant  quelque  chose  me  l'ordonne. 
Tant  que  je  n'ai  pas  tout  raconté,  quelque  chose  me  tourmente. 

J'ai  causé  et  fait  du  thé  de  mon  mieux  jusqu'à  dix  heures  et 
demie.  Alors  arriva  Pietro;  Simonetti  s'en  alla  bientôt  et  nous 
sommes  restés  à  trois.  On  parla  de  mon  journal,  c'est-à-dire  des 
questions  que  j'y  traite,  et  A...  me  pria  de  lui  lire  quelque  chose 
sur  l'âme  et  sur  Dieu.  Alors  j'allai  dans  l'antichambre  et  m'age- 
nouillai auprès  de  la  fameuse  boîte  blanche  en  cherchant,  pendant 
que  Pietro  tenait  la  bougie...  Mais  alors,  comme  en  cherchant 
j'ai  rencontré  des  passages  d'un  intérêt  commun,  je  lisais,  et  cela  a 
duré  presque  une  demi-heure. 

Ensuite,  il  se  mit,  en  revenant  au  salon,  à  raconter  toutes  sortes 
d'anecdotes  sur  sa  vie  depuis  l'âge  de  dix-huit  ans. 

J'ai  écouté  tout  ce  qu'il  a  dit,  avec  une  certaine  terreur  et  une 
certaine  jalousie. 


124  JOURNAL 

D'abord  cette  dépendance  absolue  me  glace;  on  lui  défendrait 
de  m'aimer,  il  obéirait,  j'en  suis  certaine. 

Sa  famille,  les  prêtres,  les  moines  m'effrayent.  Quoi  qu'il  m'ait 
dit  de  leur  bonté,  je  suis  saisie  d'effroi  en  entendant  ces  énor- 
mités  et  ces  tyrannies.  Oui!  ils  me  font  peur  et  ses  deux  frères 
aussi;  mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit,  je  suis  toujours  libre 
d'accepter  ou   de  refuser. 

Je  remercie  Dieu  de  m'avoir  délié  la  plume;  hier,  c'était  un 
supplice,  je  ne  pouvais  pas  m' expliquer. 

Tout  ce  que  j'ai  entendu  ce  soir,  tout  ce  que  j'en  conclus  et 
toutes  les  choses  d'avant  sont  lourdes  pour  ma  tête.  Et  puis  il  y  a 
simplement  le  regret  de  le  voir  partir  ce  soir;  c'est  si  long  jusqu'à 
demain!  J'ai  senti  une  grande  envie  de  pleurer  d'incertitude  et 
peut-être  d'amour. 

Puis,  appuyant  le  menton  dans  la  main  gauche  et  le  coude 
gauche  dans  la  main  droite,  le  sourcil  froncé  et  la  lèvre  dédai- 
gneuse, je  me  mis  à  songer  à  tout,  à  ce  qu'il  me  fallait,  et  surtout 
à  ce  que  je  n'avais  pas. 

Puis,  je  me  mis  à  écrire  et,  ayant  senti  un  irrésistible  besoin  de 
rêver,  je  cessai  un  instant  et  me  remis  à  écrire  tout  ceci. 

Mercredi  iy  mai.  —  J'avais  beaucoup  à  dire  d'hier  encore, 
mais  tout  s' efface  devant  ce  soir. 

Il  m'a  parlé  de  nouveau  de  son  amour;  je  l'assurai  que  c'était 
inutile,   car  mes  parents  ne  consentiraient  jamais. 

—  Ils  auraient  raison,  dit-il  rêveur;  je  ne  suis  bon  à  faire  le 
bonheur  de  personne.  Je  l'ai  dit  à  ma  mère,  j'ai  parlé  de  vous, 
j'ai  dit  :  «  Elle  est  si  religieuse  et  bonne,  et  moi,  je  ne  crois  en  rien 
et  je  ne  suis  qu'un  misérable.  »  Tenez,  je  suis  resté  dix-sept  jours 
au  couvent,  j'ai  prié,  j'ai  médité,  et  je  ne  crois  pas  en  Dieu,  et  la 
religion  n'existe  pas  pour  moi,  je  ne  crois  en  rien. 

Je  le  regardai  avec  de  grands  yeux  effrayés. 

— ■  Il  faut  croire,  dis-je  en  lui  prenant  la  main,  il  faut  se  corriger, 
et  il  faut  être  bon. 

— •  C'est  impossible,  et  tel  que  je  suis  personne  ne  peut  m'aimer, 
n'est-ce  pas? 

—  Hum!  hum! 


DE   MARIE  BASHKIRTSEFF  125 

— ■  Je  suis  bien  malheureux.  Vous  ne  vous  ferez  jamais  une 
idée  de  ma  position.  En  apparence  je  suis  bien  avec  les  miens, 
mais  ce  n'est  qu'en  apparence;  je  les  déteste  tous,  mon  père,  mes 
frères,  ma  mère  même;  je  suis  malheureux.  Et  qu'on  me  demande 
pourquoi?  je  ne  le  sais  pas...  O  les  prêtres!  s'écria-t-il  en  serrant 
les  poings  et  les  dents  et  levant  au  ciel  une  figure  hideuse  de  haine. 
Les  prêtres,  oh!  si  vous  saviez  ce  que  c'est!!! 

Il  fut  cinq  minutes  à  se  calmer. 

— ■  Je  vous  aime  pourtant,  et  vous  seule.  Quand  je  suis  avec 
vous,  je  suis  heureux. 

—  Une  preuve. 
— ■  Dites. 

—  Venez   à   Nice. 

— ■  Vous  me  mettez  hors  de  moi  en  me  disant  cela;  vous  savez 
bien  que  je  ne  peux  pas. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  mon  père  ne  veut  pas  me  donner  d'argent,  parce 
que  mon  père  ne  veut  pas  que  j'aille  à  Nice. 

—  Je  comprends  bien,  mais  si  vous  dites  pourquoi .  vous  y 
allez? 

—  Il  ne  voudra  pas.  J'ai  parlé  à  ma  mère;  elle  ne  me  croit  pas. 
On  est  si  habitué  à  ma  mauvaise  conduite  qu'on  ne  me  croit  plus. 

—  Il  faut  vous  corriger,  il  faut  venir  à  Nice. 

— -  Mais  puisque  je  serai  refusé,  comme  vous  dites. 

—  Je  n'ai  pas  dit  refusé  par  moi. 

—  Ce  serait  trop,  dit-il  en  me  regardant  tout  près,  ce  serait 
un  rêve. 

— ■  Mais  un  beau  rêve,  n'est-ce  pas? 

—  Oh!  oui. 

—  Alors  vous  demanderez  à  votre  père? 

—  Certainement  oui;  mais  il  ne  veut  pas  que  je  me  marie. 
Non,  je  dis  que  pour  ces  choses  il  faut  faire  parler  par  les  confes- 
seurs. 

— •  Eh  bien!  faites  parler. 

—  Mon  Dieu!  et  c'est  vous  qui  me  le  dites? 

— ■  Oui,  vous  comprenez,  je  ne  tiens  pas  à  vous,  mais  je  veux 
donner  cette  satisfaction  à  mon  orgueil  blessé. 


126  JOURNAL 

—  Je  suis  un  malheureux  et  un  maudit  dans  ce  monde. 

Il  est  inutile,  impossible  de  suivre  ces  centaines  de  phrases. 
Je  dirai  seulement  qu'il  m'a  répété  cent  fois  qu'il  m'aimait,  d'une 
voix  si  douce  et  avec  des  yeux  si  suppliants,  que  je  m'approchai 
de  lui  moi-même  et  que  nous  avons  parlé  comme  de  bons  amis  d'une 
multitude  de  choses.  Je  l'assurai  qu'il  y  avait  un  Dieu  dans  le 
ciel  et  du  bonheur  sur  la  terre.  Je  voulais  qu'il  crût  en  Dieu 
qu'il  le  vît  à  travers  mes  yeux,  et  qu'il  le  priât  par  ma  voix. 

—  Alors,  dis-je  en  m'éloignant,  c'est  fini;  adieu! 

—  Je  vous  aime! 

—  Et  je  vous  crois,  dis-je  en  pressant  ses  deux  mains,  et  j( 
vous  plains! 

—  Vous  ne  m'aimerez  jamais? 
— -  Quand  vous  serez  libre. 

—  Quand  je  serai  mort. 

—  Je  ne  peux  pas  à  présent,  car  je  vous  plains  et  vous  méprise. 
On  vous  dirait  de  ne  pas  m'aimer  que  vous  obéiriez. 

—  Peut-être! 

—  C'est  affreux  ! 

—  Je  vous  aime,  dit-il  pour  la  centième  fois. 

Et  il  est  sorti  en  pleurant.  Je  me  suis  approchée  de  la  table 
où  était  ma  tante  et  je  lui  dis,  en  russe,  que  le  moine  m'a  fait  des 
compliments  que  je  raconterai  demain. 

Il  est  encore  revenu  et  je  lui  ai  dit  adieu. 

—  Non,  pas  adieu. 

—  Si,  si,  si.  Adieu,  monsieur,  je  vous  ai  aimé  jusqu'à  cette 
conversation.  (1881.  —  Je  ne  l'ai  jamais  aimé,  tout  cela  était 
l'effet  d'une  imagination  romanesque  en  quête  de  roman.) 

—  Ah!  tant  pis,  je  l'ai  dit,  je  vous  ai  aimé,  j'ai  eu  tort,  je  le 
sais. 

—  Mais...   commença-t-il. 
— 1  Adieu! 

—  Vous  n'allez  donc  plus  à  Tivoli  à  cheval,  demain? 

—  Non. 

—  Et  ce  n'est  pas  la  fatigue  qui  vous  y  a  fait  renoncer? 

—  Non!  La  fatigue  n'est  qu'un  prétexte,  je  ne  veux  plus  vous 
voir. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  127 

—  Mais  non!  Ce  n'est  pas  possible,  disait  A...  en  me  tenant  les 
mains. 

—  Au  revoir! 

—  Vous  m'avez  dit  de  parler  à  mon  père  et  de  venir  à  Nice? 
dit  A...  sur  l'escalier  avant  de  s'en  aller. 

—  Oui. 

—  Je  ferai  cela,  et  je  viendrai  coûte  que  coûte,  je  vous  le 
jure. 

Et  il  partit. 

Depuis  trois  jours,  j'ai  une  nouvelle  idée,  c'est  que  je  vais 
mourir  :  je  tousse  et  je  me  plains.  Avant-hier  je  me  suis  assise  au 
salon,  il  était  deux  heures  du  matin;  ma  tante  me  pressait  d'aller 
dormir  et  je  ne  bougeais  pas,  disant  que  c'était  la  preuve  que  j'allais 
mourir. 

—  Ah!  dit  ma  tante,  de  la  manière  dont  tu  y  vas,  je  n'en  doute 
pas,  tu  mourras. 

—  Et  tant  mieux  pour  vous,  vous  aurez  moins  de  dépenses, 
il  ne  faudra  plus  payer  tant  à  Laferrière! 

Et,  prise  d'un  accès  de  toux,  je  me  renversai  sur  le  canapé, 
au  grand  effroi  de  ma  tante,  qui  sortit  en  courant  pour  faire  croire 
qu'elle  était  fâchée. 

Vendredi  ig  mai.  —  Ma  tante  est  allée  au  Vatican,  et  moi,  ne 
pouvant  être  avec  Pietro,  j'aime  mieux  rester  seule.  Il  viendra 
vers  les  cinq  heures,  je  voudrais  tant  que  ma  tante  fût  encore 
absente!  Je  voudrais  me  trouver  seule  involontairement  en 
apparence,  car  je  ne  peux  plus  montrer  que  je  Je  cherche. 

Je  viens  de  chanter  et  j'ai  mal  à  la  poitrine.  Me  voyez- vous 
posée  en  martyre!  C'est  trop  bête!... 

Je  suis  coiffée  à  la  Vénus  Capitoline,  je  suis  en  blanc  comme 
une  Béatrix,  avec  un  chapelet  et  une  croix  de  nacre  sur  le  cou. 

Il  y  a,  quoi  qu'on  dise,  dans  l'homme  un  certain  besoin  d'ido- 
lâtrie, de  sensations  matérielles.  Dieu  dans  sa  simple  grandeur 
ne  suffit  pas.  Il  faut  des  images  à  regarder,  des  croix  à  baiser. 

Hier  soir,  j'ai  compté  les  grains  du  chapelet  :  ils  sont  soixante, 
et  je  me  suis  prosternée  soixante  fois,  chaque  fois  me  frappant  le 
front  contre  le  plancher.  Je  n'avais  plus  de  souffle,  mais  il  me 


128  JOURNAL 

semblait  avoir  fait  un  acte  agréable  à  Dieu.  C'est  sans  doute 
absurde,  mais  l'intention  y  était. 

Dieu  tient-il  compte  de  l'intention? 

Ah!  mais  j'ai  là  le  Nouveau  Testament.  Lisons.  —  Ne  trouvant 
pas  le  livre  saint,  je  lis  Dumas.  Ce  n'est  pas  la  même  chose. 

Ma  tante  est  rentrée  à  quatre  heures,  et  au  bout  de  vingt-cinq 
minutes,  je  l'avais  adroitement  excitée  à  aller  voir  l'église  Santa- 
Maria-Maggiore.  Il  est  quatre  heures  et  demie.  J'ai  mal  fait,  il 
fallait  la  renvoyer  à  cinq  heures;  car  je  crains  bien  qu'elle  ne  rentre 
encore  trop  tôt. 

Quand  on  annonça  le  comte  A...,  j'étais  encore  seule,  car  ma 
tante  avait  eu  l'idée  de  visiter  le  Panthéon,  outre  Santa-Maria- 
Maggiore.  Mon  cœur  battait  si  fort  que  je  craignais  qu'on  ne  l'en- 
tendît, comme  on  dit  dans  les  romans. 

Il  s'assit  près  de  moi  et  commença  à  me  prendre  la  main,  que  je 
retirai  aussitôt. 

Alors  il  me  dit  qu'il  m'aimait.  Je  le  repoussai  en  souriant  poli- 
ment. 

—  Ma  tante  va  rentrer  tout  à  l'heure,  dis-je,  prenez  patience. 

—  J'ai  tant  de  choses  à  vous  dire  ! 

—  Vraiment? 

—  Mais  votre  tante  va  rentrer. 

—  Alors,  dépêchez- vous. 

—  Ce  sont  des  choses  sérieuses. 

—  Voyons. 

—  D'abord  vous  avez  mal  fait  d'écrire  de  moi  toutes  ces  choses. 

—  Ne  parlons  pas  de  cela,  monsieur;  je  vous  préviens  que  je 
suis  très  nerveuse,  vous  ferez  donc  bien  de  parler  simplement  ou 
de  ne  rien  dire. 

—  Écoutez,  j'ai  parlé  à  ma  mère,  et  ma  mère  a  parlé  à  mon  père. 

—  Eh  bien,  après? 

—  J'ai  bien  fait,  n'est-ce  pas? 

—  Cela  ne  me  regarde  pas,  ce  que  vous  avez  fait,  vous  l'avez 
fait  pour  vous. 

—  Vous  ne  m'aimez  pas? 

—  Non. 

—  Et  moi  je  vous  aime  comme  un  fou. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  129 

—  Tant  pis  pour  vous,  dis- je  en  souriant  et  en  me  laissant 
prendre  les  mains. 

—  Non,  écoutez,  dit-il,  parlons  sérieusement;  vous  n'êtes  jamais 
sérieuse.  Je  vous  aime!  j'ai  parlé  à  ma  mère...  Soyez  ma  femme, 
dit-il. 

Enfin!  m'écriai-je  intérieurement,  et  je  ne  répondis  rien. 

—  Eh  bien?  demanda-t-il. 

—  Bien,  répondis- je  en  souriant. 

—  Vous  savez,  dit-il  encouragé,  il  faut  mettre  quelqu'un  là- 
dedans. 

—  Comment? 

—  Oui;  je  ne  peux  pas  faire  moi-même;  il  faut  que  quelqu'un 
s'en  charge,  un  homme  posé,  respectable,  sérieux,  qui  parle  à  mon 
père,  qui  arrange  tout,  en  un  mot.  Qui? 

—  Visconti,  dis- je  en  riant. 

—  Oui,  dit-il  très  sérieux.  J'ai  pensé  à  Visconti,  c'est  l'homme 
qu'il  faut.  Il  est  si  vieux  qu'il  n'est  plus  bon  qu'à  faire  les  Mercure... 
Seulement,  reprit-il,  je  ne  suis  pas  riche,  pas  riche  du  tout.  Ah!  je 
voudrais  bien  être  bossu  et  posséder  des  millions. 

—  Vous  n'y  gagneriez  rien  auprès  de  moi. 

—  Oh!  oh!  oh! 

—  Je  crois  que  voilà  une  insulte,  dis- je  en  me  levant. 

—  Mais  non,  je  ne  parle  pas  pour  vous,  vous  êtes  une  exception, 
vous. 

—  Alors  ne  me  parlez  pas  d'argent. 

—  Dieu!  comme  vous  êtes,  on  ne  peut  jamais  comprendre  ce 
que  vous  voulez...  Consentez,  consentez  à  être  ma  femme. 

Il  voulut  me  baiser  la  main,  et  je  lui  présentai  la  croix  de  mon 
chapelet  qu'il  baisa,  puis  levant  la  tête  : 

—  Comme  vous  êtes  religieuse!  dit-il  en  me  regardant. 

—  Et  vous,  vous  ne  croyez  à  rien? 

■ —  Moi,  je  vous  aime.  M'aimez-vous? 

—  Je  ne  dis  pas  ces  choses-là. 

—  Alors,  pour  Dieu!  faites-le-moi  comprendre,  au  moins. 
Après  un  instant  d'hésitation,  je  lui  ai  tendu  ma  main. 

—  Vous  consentez? 

—  Doucement,  dis-je  en  me  levant;  vous  savez  qu'il  y  a  mon 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  9 


130  JOURNAL 

grand-père  et  mon  père,  et  ils  opposeront  une  forte  résistance  à 
un  mariage  catholique. 

—  Ah  !  il  y  a  encore  cela  ! 

—  Oui,  il  y  a  encore  ça. 
Il  me  prit  par  le  bras  et  me  plaça  à  côté  de  lui,  devant  la  glac 

Nous  étions  très  beaux  ainsi. 

—  Nous  en  chargerons  Visconti,  dit  A... 

—  Oui. 

—  C'est  l'homme  qu'il  faut.  Mais  comme  nous  sommes  jeunes 
pour  nous  marier,  pensez-vous  que  nous  serons  heureux? 

—  D'abord  il  faudrait  mon  consentement. 

—  Sans  doute.  Donc,  supposons,  si  vous  consentez,  serons-no 
heureux? 

—  Si  je  consens,  je  puis  jurer  sur  ma  tête  qu'il  n'y  aura  pas 
monde  un  homme  plus  heureux  que  vous. 

—  Alors,  nous  nous  marierons.  Soyez  ma  femme. 
Je  souris. 

—  Ah!  s'écria-t-il  en  bondissant  par  la  chambre,  comme 
serai  heureux,  comme  ce  sera  drôle  quand  nous  aurons  des  enfant 

—  Vous  êtes  fou,  monsieur. 

—  Oui,  d'amour. 
En  ce  moment,  on  entendit  des  voix  dans  l'escalier,  je  m'assis 

tranquillement  et  attendis  ma  tante,  qui  entra  aussitôt. 

J'avais  un  grand  poids  enlevé  de  mon  cœur,  je  devins  gaie,  et 
A...  ravi. 

J'étais  calme,  heureuse,  mais  j'avais  bien  des  choses  à  dire  et 
entendre. 

Excepté  notre  appartement,  tout  le  premier  de  l'hôtel  est  vide. 
Le  soir  nous  prenons  une  bougie  et  parcourons  ces  immenses  appar- 
tements parfumés  encore  de  l'ancienne  grandeur  des  palais  italiens, 
mais  ma  tante  est  avec  nous.  Je  ne  savais  comment  faire. 

Nous  nous  arrêtons  pendant  plus  d'une  demi-heure  dans  un 
grand  salon  jaune,  et  Pietro  imite  le  cardinal,  son  père  et  ses  frère 

Ma  tante  s'amuse  à  faire  écrire  à  A...  des  bêtises  en  russe. 

—  Copiez  cela,  dis- je  en  prenant  un  livre  et  en  écrivant  sur  1 
première  page. 

—  Quoi? 


1 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  131 

—  Lisez. 

Je  lui  ai  indiqué  les  huit  mots  que  voici  :  «  Partez  à  minuit, 
je  vous  parlerai  en  bas.  » 

—  Compris?  demandai- je  en  effaçant. 

—  Oui. 

Dès  lors  je  fus  soulagée  et  singulièrement  agitée.  A...  se  tournait 
vers  la  pendule  à  chaque  instant,  et  je  craignais  qu'on  n'en  comprît 
la  cause.  Comme  si  on  pouvait  deviner!  Il  n'y  a  que  les  consciences 
coupables  pour  avoir  de  ces  peurs. 

A  minuit,  il  se  leva  et  me  dit  bonsoir,  en  me  serrant  fortement 
la  main.  _ 

—  Bonsoir,  monsieur,  dis-je. 

Nos  yeux  se  rencontrèrent,  je  ne  saurais  décrire  comment,  ce 
fut  un  éclair. 

—  Eh  bien!  ma  tante,  nous  partons  demain  de  bonne  heure; 
rentrez,  je  vous  enfermerai  chez  vous,  comme  ça  vous  ne  m'empê- 
cherez pas  d'écrire  et  je  me  coucherai  vite. 

—  Tu  le  promets? 

—  Certainement. 

J'enfermai  ma  tante  et,  après  avoir  jeté  un  coup  d'œil  dans  la 
glace,  je  descendis  l'escalier,  et  Pietro  se  glissa  dans  l'entrebâille- 
ment comme  une  ombre. 

—  On  se  dit  tant,  en  se  taisant,  quand  on  s'aime!  Du  moins, 
moi,  je  vous  aime!  murmura-t-il. 

Je  m'amusais  de  faire  une  scène  de  roman  et  pensais  involon- 
tairement à  ceux  de  Dumas. 

—  Je  pars  demain.  Et  nous  avons  à  causer  sérieusement,  et 
moi  qui  l'oubliais!... 

—  C'est  qu'on  ne  pense  plus  à  rien. 

—  Venez,  dis-je  en  fermant  la  porte  pour  ne  laisser  qu'un  faible 
rayon  de  lumière. 

Et  je  m'assis  sur  la  dernière  marche  du  petit  escalier  qui  occupe 
le  fond  du  couloir. 

Il  s'agenouilla. 

A  chaque  instant  je  croyais  entendre  venir,  je  restais  immobile 
et  tressaillant  à  chaque  goutte  de  pluie  qui  tombait  sur  les 
carreaux. 


132  JOURNAL 

—  Mais  ce  n'est  rien,  dit  mon  impatient  amoureux. 

—  Vous  en  parlez  bien  à  votre  aise,  monsieur.  Si  on  venait, 
vous  en  seriez  flatté,  et  moi  je  serais  perdue. 

La  tête  renversée,  je  le  regardai  à  travers  mes  cils. 

—  Avec  moi?  dit-il,  se  méprenant  au  sens  de  mes  paroles,  ave( 
moi?  je  vous  aime  trop;  vous  êtes  en  sûreté. 

Je  lui  tendis  la  main  en  entendant  ce  noble  langage. 

—  N'ai- je  pas  toujours  été  convenable  et  respectueux? 

—  Oh!  non,  pas  toujours.  Une  fois  vous  vouliez  même  m'em- 
brasser. 

—  Ne  parlez  pas  de  cela,  je  vous  en  prie.  Oh!  je  vous  ai  tan 
priée  de  me  pardonner!  soyez  bonne,  pardonnez-moi. 

—  Je  vous  ai  pardonné,  dis- je  doucement. 
Je  me  sentais  si  bien!  —  Est-ce  donc  cela,  pensai-je,  quand  on 

aime?  Est-ce  sérieux?  Il  me  semblait  toujours  qu'il  allait  rire 
tant  il  était  grave  et  tendre. 

J'abaissai  mon  regard  sous  l'éclat  extraordinaire  du  sien. 

—  Mais  voyez,  de  nouveau  nous  avons  oublié  de  causer  de  no 
affaires,  soyons  sérieux  et  causons. 

—  Oui,  causons. 

—  D'abord,  comment  faire,  puisque  vous  partez  demain?  Ne 
partez  pas,  je  vous  en  prie,  ne  partez  pas  ! 

—  C'est  impossible;  ma  tante... 

—  Elle  est  si  bonne!  Oh!  restez. 

—  Elle  est  bonne,  mais  elle  ne  consentira  pas.  Ainsi,  adieu... 
peut-être  pour  toujours! 

—  Non,  non,  puisque  vous  consentez  à  être  ma  femme. 

—  Quand? 

—  Vers  la  fin  du  mois  je  serai  à  Nice.  Si  vous  consentiez  à  me 
laisser  échapper  en  faisant  une  dette,  je  partirais  demain. 

—  Non,  je  ne  le  veux  pas,  je  ne  vous  verrais  pas,  dans  ce  cas. 

—  Mais  vous  ne  pouvez  pas  m'empêcher  d'aller  faire  des  folies 
à  Nice. 

—  Si,  si,  si,  je  vous  le  défends! 

—  Alors  il  faut  attendre  que  mon  père  me  donne  de  l'argent. 

—  Écoutez,  j'espère  qu'il  sera  raisonnable. 
■ —  Il  n'a  rien  contre,  ma  mère  a  parlé;  mais  s'il  ne  me  donnail 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  133 

pas  d'argent?  Vous  savez  si  je  suis  assez  dépendant,  assez  mal- 
heureux ! 

—  Exigez! 

—  Donnez-moi  un  conseil,  vous  qui  raisonnez  comme  un  livre, 
vous  qui  parlez  de  l'âme,  de  Dieu;  donnez-moi  un  conseil? 

—  Priez  Dieu,  dis- je  en  lui  présentant  ma  croix,  et  toute  prête 
à  rire  s'il  prenait  la  chose  en  ridicule,  et  à  garder  mon  air  grave 
s'il  la  prenait  au  sérieux. 

Il  vit  ma  figure  impassible,  appuya  la  croix  sur  son  front  et 
baissa  la  tête,  en  prière. 

—  J'ai  prié,  dit-il. 

—  Vrai? 

—  Vrai.  Mais  continuons...  Donc,  nous  chargeons  de  cela  le 
baron  V... 

—  Bien. 

Je  disais  :  bien,  et  je  pensais  :  «  provisoirement  ». 

—  Mais  cela  ne  peut  pas  se  faire  tout  de  suite,  repris- je. 

—  Dans  deux  mois. 

—  Vous  voulez  rire?  demandai-je,  comme  si  c'était  la  chose  la 
plus  impossible. 

—  Dans  six. 

—  Non. 

—  Dans  un  an? 

—  Oui,  dans  un  an;  vous  attendrez? 

—  S'il  le  faut,  pourvu  que  je  puisse  vous  voir  tous  les  jours. 

—  Venez  à  Nice,  car,  dans  un  mois,  je  vais  en  Russie. 

—  Je  vous  suivrai. 

—  Ça  ne  se  peut. 

—  Et  pourquoi? 

—  Ma  mère  ne  voudra  pas. 

—  Personne  ne  peut  m 'empêcher  de  voyager. 

—  Ne  dites  pas  de  bêtises. 

—  Mais  comme  je  vous  aime! 

Je  me  penchai  vers  lui  pour  ne  pas  perdre  une  seule  de  ses  paroles. 

—  Je  vous  aimerai  toujours,  dit-il.  Soyez  ma  femme. 

Nous  entrons  dans  les  banalités  amoureuses,  banalités  qui 
deviennent  divines,  si  réellement  on  aime  toujours. 


134  JOURNAL 

—  Oui,  vraiment,  disait-il,  ce  serait  beau  de  passer  la  vie  en- 
semble... oui,  passer  la  vie  avec  vous,  toujours  ensemble,  à  vos 
pieds...  vous  adorant...  Nous  serons  vieux  tous  les  deux,  vieux  à 
priser  du  tabac,  et  nous  nous  aimerons  toujours.  Oui,  oui...  oui... 
chère!... 

Il  ne  trouvait  pas  d'autres  mots,  et  ces  mots,  si  communs,  dans 
sa  bouche  devenaient  une  caresse  extrême. 

Il  me  regardait  les  mains  jointes. 

Puis  on  parlait  raison  ;  puis  il  se  traînait  à  mes  pieds,  en  criant 
d'une  voix  étouffée  que  je  ne  pouvais  pas  l'aimer  comme  il  m'aimait, 
et  que  c'était  impossible... 

Il  voulut  que  nous  fissions  nos  confidences. 

—  Oh!  les  vôtres,  monsieur,  ne  m'intéressent  pas. 

—  Oh!  dites-moi  combien  de  fois  vous  avez  aimé,  mademoi 
selle? 

—  Une  fois. 

—  Et  qui? 

—  Un  homme  que  je  ne  connais  pas,  que  j'ai  vu  dix  ou  douze 
fois  dans  la  rue,  qui  ne  sait  pas  que  j'existe.  J'avais  douze  an 
alors,  et  je  ne  lui  ai  jamais  parlé. 

— ■  C'est  un  conte! 

—  C'est  une  vérité. 

—  Mais  c'est  un  roman,  une  fantaisie;  c'est  impossible,  c'es 
une  ombre! 

—  Oui,  mais  je  sens  que  je  n'ai  pas  honte  de  l'aimer,  et  qu'il 
m'est  devenu  une  espèce  de  divinité.  Je  ne  le  compare  à  personne, 
et  il  n'y  a  pour  cela  personne  de  digne.     , 

—  Où  est-il? 

—  Je  ne  sais  seulement  pas.  Il  est  marié,  très  loin. 

—  Voilà  une  folie! 

Et  mon  fichu  Pietro  avait  l'air  passablement  incrédule  e 
dédaigneux. 

—  Mais  c'est  vrai,  et  tenez,  je  vous  aime  et  c'est  autre 
chose. 

— ■  Je  vous  donne  tout  mon  cœur  et  vous  ne  me  donnez  que  h 
moitié  du  vôtre,   dit-il. 

■ —  Ne  demandez  pas  trop  et  soyez  satisfait. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  135 

—  Mais  ce  n'est  pas  tout?  il  y  a  autre  chose? 
— •  C'est  tout. 

— •  Pardonnez-moi,  et  permettez-moi  de  ne  pas  vous  croire  cette 
fois. 

(Voyez-vous  cette  dépravation!) 

—  Il  faut  croire  la  vérité. 
— ■  Je  ne  peux  pas. 

— ■  Tant  pis!  m'écriai-je  fâchée. 
— ■  Ça  surpasse  mon  esprit,  dit-il. 

—  C'est  que  vous  êtes  bien  dépravé. 

—  Peut-être. 

— ■  Vous  ne  croyez  pas  que  jamais  je  n'ai  permis  qu'on  me 
baisât  la  main? 

—  Pardon,  mais  je  ne  crois  pas. 

—  Asseyez-vous  à  côté  de  moi,  dis-je,  causons  et  dites-moi 
tout. 

Il  me  raconte  tout  ce  qu'on  lui  a  dit  et  ce  qu'il  a  dit. 

—  Vous  ne  vous  fâcherez  pas?  dit-il. 

—  Je  ne  me  fâcherai  que  si  vous  me  cachez  quelque  chose. 
— ■  Eh  bien!  vous  comprenez,  notre  famille  est  très  connue  ici. 

—  Oui. 

— ■  Et  vous  êtes  des  étrangers  à  Rome. 
— •  Alors? 

—  Alors,  ma  mère  a  écrit  à  Paris  à  plusieurs  personnes. 

—  C'est  très  naturel;  et  que  dit-on  de  moi? 

—  Encore  rien.  Mais,  on  peut  dire  ce  qu'on  veut,  je  vous  aimerai 
toujours. 

—  Je   n'ai  pas   besoin   d'indulgence... 
— •  Maintenant,  dit-il,  il  y  a  la  religion. 

—  Oui,  la  religion. 

—  Oh!    fit-il  de  l'air  le  plus  calme.  Faites-vous  catholique. 
Je  l'ai  arrêté  court  par  un  mot  très  sévère. 

—  Voulez- vous  donc  que  je  change  de   religion?    s'écria  A... 

—  Non,  car,  si  vous  faisiez  cela,  je  vous  mépriserais. 
En  vérité,  je  n'aurais  été  fâchée  qu'à  cause  du  cardinal. 

—  Comme  je  vous  aime!  comme  vous  êtes  belle!  comme  nous 
serons  heureux! 


136  /OC/fliNMll 

Pour  toute  réponse,  je  pris  sa  tête  dans  mes  mains  et  je  l'em-l 
brassai  sur  le  front,  les  yeux,  les  cheveux. 
Je  le  fis  plus  pour  lui  que  pour  moi. 

—  Marie!  Marie!  criait  ma  tante  d'en  haut. 

—  Qu'y  a-t-il?  demandai-j e  d'une  voix  calme,  en  passant 
ma  tête  par  la  trappe,  pour  que  la  voix  parût  venir  de  ma 
chambre. 

—  Il  est  deux  heures,  il  faut  dormir... 

—  Je  dors. 

—  Tu  es  déshabillée? 

—  Oui;  laissez-moi  écrire. 

—  Couche-toi. 

—  Oui,  oui. 
Je  descendis  et  trouvai  la  place  vide  :  le  malheureux  s'était 

caché  sous  l'escalier. 

—  Maintenant,  dit-il  en  venant  reprendre  sa  place,  parlons 
l'avenir. 

—  Parlons-en. 

—  Où  vivrons-nous?  Aimez- vous  Rome? 

—  Oui. 

—  Alors  nous  vivrons  à  Rome,  mais  en  dehors  de  ma  famille 
tout  seuls! 

—  Je  crois  bien;  d'abord  maman  ne  me  laisserait  pas  vivre 
dans  la  famille  de  mon  mari. 

—  Elle  aurait  bien  raison.  Et  puis,  ma  famille  a  des  principes 
si  extraordinaires!  ce  serait  un  supplice.  Nous  achèterons  une 
petite  maison  dans  le  nouveau  quartier. 

—  J'aimerais  mieux  une  grande. 

Et  je  cachai  une  grimace  significative. 

—  Eh   bien!   une   grande. 

Et  on  se  mit,  lui  du  moins,  à  faire  des  arrangements  futurs 
On  voyait  bien  un  homme  qui  a  hâte  de  changer  d'état. 

—  Nous  irons  dans  le  monde,  repris-je,  nous  mènerons  gran( 
train,  n'est-ce  pas? 

— i  Oh!   oui,   dites-moi,  racontez  tout. 
- —  Oui,  lorsqu'on  se  décide  à  passer  la  vie  ensemble,  il  faut  1 
faire  aussi  bien  que  possible. 


DE  MARIE   BASHKIRTSEFF 


137 


— ■  Je  comprends  bien.  Vous  savez  tout  de  ma  famille,  mais  il  y  a 
le  cardinal. 

—  Il  faut  se  mettre  bien  avec  lui. 

—  Je  crois  bien,  je  le  ferai  absolument.  Et  vous  savez,  la 
plus  grande  partie  de  sa  fortune  sera  pour  celui  qui  aura  le  pre- 
mier un  fils;  aussi  il  faut  avoir  tout  de  suite  un  fils.  Seulement  je 
ne  suis  pas  riche. 

—  Qu'importe?  fis-je  un  peu  froissée,  mais  me  possédant  assez 
pour  ne  pas  faire  un  geste  de  mépris  :  c'était  peut-être  un  piège. 

Puis,  comme  fatigué  de  ce  discours  sérieux,  il  a  baissé  la 
tête. 

—  Occhi  neri,  dis-je,  en  les  recouvrant  avec  ma  main,  car  ses 
yeux  me  faisaient  peur. 

Il  se  prosterna  à  mes  pieds  et  me  dit  tant  et  tant,  que  je  redou- 
blai de  surveillance  et  le  fis  asseoir  à  côté  de  moi. 

Non,  ce  n'est  pas  un  véritable  amour.  Avec  un  véritable  amour, 
il  n'y  aurait  rien  de  mesquin  ni  de  vulgaire  à  dire. 

Je  me  sentais  mécontente  au  fond. 

—  Soyez  sage! 

— ■  Oui,  dit-il  en  joignant  les  mains,  oui,  je  suis  sage,  je  suis 
respectueux,  je  vous  aime! 

L'aimais-je  vraiment  ou  bien  avais-je  la  tête  montée?  qui 
saurait  le  dire  au  juste?  Pourtant,  du  moment  où  le  doute  existe... 
il  n'y  a  plus  de  doute. 

—  Oui,  je  vous  aime,  dis-je  en  prenant  et  serrant  fortement 
ses   deux   mains! 

Il  ne  répondit  rien;  peut-être  n'a-t-il  pas  compris  l'importance 
que  j'attachais  à  mes  paroles,  peut-être  les  trouvait-il  toutes 
naturelles? 

Mon  cœur  ne  battait  plus.  Certes  ce  fut  un  délicieux  moment, 
car  il  demeura  immobile  comme  moi  et  sans  proférer  une  parole. 

Mais  la  peur  m'a  prise  et  je  lui  ai  dit  qu'il  faut  partir. 

—  Il  est  temps. 

—  Déjà?  Attendez  un  instant  encore,  près  de  moi.  Que  nous 
sommes  bien  ainsi!  Vous  m'aimez?  fit-il,  et  tu  m'aimeras  toujours, 
dis,  tu  m'aimeras  toujours? 

Ce  tutoiement  me  donna  froid  et  me  parut  humiliant, 


138  JOURNAL 

—  Toujours!  disais-je  mécontente,  toujours,  et  vous,  vous 
m'aimez? 

—  Oh!  comment  pouvez- vous  demander  de  pareilles  choses? 
Oh!  ma  chérie,  je  voudrais  qu'on  ne  pût  sortir  d'ici! 

—  Nous  serions  morts  de  faim,  dis-je  humiliée  de  ce  nom 
caressant  qu'il  me  donnait,   et  ne  sachant  comment  répondre. 

—  Mais  quelle  belle  mort!  Alors,  dans  un  an?  dit-il,  en  me 
mangeant    des    yeux. 

—  Dans  un  an,  répétai-je,  plus  pour  la  forme  que  pour  autre 
chose.  — ■  J'agissais  en  amoureuse  pénétrée,  enivrée,  inspirée, 
grave  et  solennelle. 

En  ce  moment  j'entends  ma  tante  qui,  voyant  toujours  de  la 
lumière   chez  moi,   s'impatientait. 

—  Vous  entendez?  dis-je. 
Nous  nous  sommes  embrassés  et  je  m'enfuis  sans  me  retourner. 

C'est  comme  une  scène  d'un  roman  que  j'ai  lue  quelque  part.  Fi 
Je  suis  mécontente  de  moi!  Serai-je  toujours  mon  propre  critique 
ou  bien  est-ce  parce  que  je  n'aime  pas  tout  à  fait? 
— ■  Il  est  quatre  heures!   cria  ma  tante. 

—  D'abord,  ma  tante,  il  n'est  que  deux  heures  et  dix  minutes, 
et  puis  ensuite  laissez-moi  tranquille. 

Je  me  déshabillai,  tout  en  pensant  :  Quelqu'un  qui  m'aurait 
vue  entrer  au  salon  près  de  l'escalier  à  minuit  et  en  sortir  à  deux 
heures,  deux  heures  passées  dans  un  tête-à-tête  absolu  avec  un 
Italien  des  plus  dévergondés,  ce  quelqu'un  ne  croirait  pas  le  bon 
Dieu,  s'il  lui  prenait  fantaisie  de  descendre  du  ciel  pour  affirmer 
combien  c'était  innocent. 

Moi-même,  à  la  place  de  ce  quelqu'un,  je  ne  croirais  pas,  et 
pourtant  voyez!  Doit-on  assez  se  défier  des  apparences?  Souvent 
ainsi  on  juge  et  on  fait  des  conclusions  définitives,  lorsqu'il  n'y 
que  presque  rien. 

—  C'est  affreux!  Tu  mourras,  en  veillant  si  tard,  criait  ma 
tante. 

— ■  Écoutez,  dis-je  en  ouvrant  sa  porte,  ne  grondez  pas,  ou  je  n 
vous  dirai  rien. 

—  Oh!  diable!  diable! 

—  Oh!  ma  tante,  vous  vous  repentirez... 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


139 


—  Qu'y  a-t-il?  O  quelle  fille! 

—  D'abord  je  n'ai  pas  écrit,  je  suis  restée  avec  Pietro. 

—  Où  ça,  malheureuse! 
— ■  En  bas. 

— ■  Quelle  horreur! 

—  Ah!  Si  vous  criez,  vous  ne  saurez  rien. 
— ■  Tu  étais  avec  A...? 

—  Oui! 

—  Eh  bien!  dit-elle  d'une  voix  qui  me  fit  tressaillir,  je  le  savais 
bien  quand  je  t'ai  appelée,  tout  à  l'heure. 

—  Comment? 

— -J'ai  rêvé  que  maman  était  venue  et  me  disait  :  «  Ne  laisse 
pas  Marie  seule  avec  A...  » 

J'eus  froid  dans  le  dos  en  comprenant  que  j'avais  couru  un 
vrai  danger.  J'ai  exprimé  mes  craintes  qu'on  n'écrive  des  calomnies 
de  Nice. 

—  Il  n'y  a  rien  à  dire,  dit  ma  tante.  Si  on  ose  dire  des  calomnies, 
on  n'ose  pas  les  écrire. 

Nice.  —  Mardi  23  mai.  —  Je  voudrais  pourtant  me  rendre 
compte  d'une  chose  :  j'aime  ou  je  n'aime  pas? 

Je  me  suis  fait  une  telle  idée  des  grandeurs  et  des  richesses  que 
Pietro  me  semble  un  bien  petit  seigneur.  Ah!  H...! 

Et  si  j'attendais!  Attendre  quoi?  Un  prince  millionnaire,  un 
H...   Et   si  rien   ne   vient? 

Je  tâche  de  me  persuader  qu'A...  est  très  chic,  mais  qu'en  le 
voyant  de  tout  près,  il  me  semble  moins  qu'il  n'est. 

Voilà  une  triste  journée!  J'ai  commencé  le  portrait  de  Coli- 
gnon,  sur  un  fond  de  draperies  bleu  ciel.  C'est  tout  ébauché  et  je 
suis  vraiment  contente  de  moi  et  de  mon  modèle,  car  il  pose  très  bien. 

Je  sais  bien  qu'A...  ne  peut  pas  encore  m'écrire  et  pourtant  je 
suis  inquiète. 

Ce  soir,  je  l'aime.  Ferai-je  bien  de  l'accepter?  Tant  qu'il  y  aura 
de  l'amour,  ce  sera  bien,  mais  après? 

Je  crains  bien  que  la  médiocrité  ne  me  fasse  pendre  de  rage! 
Je  raisonne  et  je  discute,  comme  si  j'étais  la  maîtresse  de  la  situa- 
tion. Ah!  misère  de  misère!... 


140  JOURNAL 

Attendre!  Attendre  quoi?... 

Et  si  rien  ne  vient?  Bah  !  avec  ma  figure  on  trouve,  et  la  preuve... 
c'est  que  j'ai  à  peine  seize  ans  et  que  j'aurais  déjà  pu  devenir 
comtesse  deux  fois  et  demie.  Je  dis  demie  pour  Pietro. 

Mercredi  24  mai.  —  Ce  soir,  en  m'en  allant,  j'embrassai  ma 
man. 

—  Elle  embrasse  comme  Pietro,  dit-elle  en  riant. 

—  Est-ce  qu'il  t'a  embrassée?   demandai-je. 

—  Il  t'a  embrassée,  toi!  dit  Dina  en  riant,  croyant  dire  la 
chose  la  plus  énorme,  et  par  cela  me  faisant  éprouver  un  vif  remords, 
presque  une  honte. 

—  Oh!  Dina!  dis- je  d'un  tel  air,  que  maman  et  ma  tante  se 
tournèrent  vers  elle  avec  un  air  de  reproche  et  de  mécontente- 
ment. 

—  Marie,  embrassée  par  un  homme!  Marie  la  fière,  la  sévère 
la  hautaine,  allons  donc  !  Marie  !  qui  a  fait  tant  de  beaux  discours 
sur  ce  sujet! 

Cela    m'a    rendue    intérieurement    honteuse. 

En  effet,  pourquoi  ai-je  manqué  à  mes  principes?  Je  ne  veux 
pas  admettre  que  c'était  par  faiblesse,  par  entraînement.  S 
j'admettais  cela,  je  ne  m'estimerais  plus!  Je  ne  peux  pas  dire  que 
ce  fût  par  amour. 

Il  suffit  de  passer  pour  inabordable.  On  est  si  habitué  à  me  voir 
telle,  qu'on  n'en  croirait  pas  ses  propres  yeux,  et  moi-même,  j'ai 
tant  de  fois  parlé  de  choses  rigides,  que  je  n'y  croirais  pas  sans  ce 
journal. 

D'ailleurs  il  ne  faut  se  laisser  aborder  que  par  un  homme  de 
l'amour  duquel  on  est  certaine,  car  celui-là  n'accusera  pas;  tandis 
qu'avec  des  gens  qui  ne  font  que  faire  la  cour,  il  faut  être  toute 
couverte  de  pointes,   comme  un  hérisson. 

Soyons  légère  avec  un  homme  sérieux,  aimant,  mais  soyons 
sévère  avec  un  homme  léger. 

Dieu!  que  je  suis  contente  d'avoir  écrit  exactement  ce  que  je 
pense  ! 

Vendredi  26  mai.  —  Ma  tante  dit  qu'A...  n'est  qu'un   enfant 

—  C'est  vrai,  dit  maman, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  141 

Ces  paroles  parfaitement  vraies  me  montrent  que  je  me  suis 
salie  pour  rien,  car  enfin  je  me  suis  salie,  sans  amour  et  sans 
intérêt...  C'est  vexant! 

Après  son  départ  à  Rome,  je  me  suis  regardée  dans  la  glace, 
croyant  que  mes  lèvres  avaient  changé  de  couleur.  Nulle  personne 
n'est  aussi  sensitive  que  moi!  Depuis  que  ma  figure  est  souillée; 
je  me  sens  sale  comme  après  vingt-quatre  heures  de  voyage  en 
chemin  de  fer. 

A...  aura  le  droit  de  dire  que  je  l'aimais  et  que  j'ai  été  bien  mal- 
heureuse de  ce  mariage  manqué. 

Un  mariage  manqué  est  toujours  une  tache  sur  la  vie  d'une 
jeune  fille. 

Tout  le  monde  dira  que  nous  nous  aimions.  Mais  personne  ne 
dira  que  le  refus  vient  de  moi.  Nous  ne  sommes  ni  assez  aimés  ni 
assez  grands  pour  ça. 

D'ailleurs  les  apparences  donneront  raison  à  ceux  qui  le  diront; 
cela  me  fait  enrager!... 

Sans  ces  quelques  paroles  de  V...,  je  n'aurais  jamais  été  si  loin... 
«O  jeune  fille!  vous  êtes  bien  jeune  encore!...»  Au  fait  j'avais 
besoin,  pour  calmer  mon  amour-propre,  d'entendre  toutes  ces 
offres  de  mariage.  Remarquez  que  je  n'ai  rien  dit  de  positif;  j'ai 
laissé  parler,  mais  comme  je  me  laissais  prendre  les  mains  et  les 
baiser,  le  jeune  présomptueux  n'a  pas  remarqué  le  ton,  et,  tout 
heureux  et  tout  surexcité,  n'est  entré  en  défiance  de  rien. 

Je  savais  bien  qu'il  était  sérieux,  mais  je  ne  m'attendais  pas, 
tout  en  m'y  attendant,  que  la  famille  et  tout  ces  gens-là  fissent 
tant  de  tapage.  Je  ne  m'y  attendais  pas,  parce  que  je  ne  parlais 
pas  sérieusement. 

Il  faut  vous  dire  que  l'homme  est  un  sac  tout  rempli  d'amour- 
propre  et  recouvert  de  vanité.  Une  chose  me  console  un  peu  : 
avant  la  grande  explication,  il  m'a  souvent  répété  qu'il  souffrait 
beaucoup,  que  je  le  rendais  bien  malheureux  par  mes  coquetteries 
et  mon  cœur  de  glace. 

Cela  me  console,  mais  ne  me  suffit  pas. 

Pour  atténuer  toutes  mes  plaintes  ici,  je  voudrais  produire  ses 
plaintes  et  ses  tourments  qui  me  paraissent  bien  peu  de  chose, 
car  ce  n'est  pas  moi  qui  les  ai  éprouvés. 


142  JOURNAL 


* 


On  prétend  que  la  femme  blonde  est  la  femme  poétique,  et  moi, 
je  dis  que  la  femme  blonde  est  la  femme  matérielle  par  excellence. 

Voyez  ces  cheveux  dorés,  ces  lèvres  de  sang,  ces  yeux  gris  foncé, 
ce  corps  rosé,  que  Titien  peint  si  bien,  et  dites-moi  les  pensées  qui 
vous  viennent  à  l'esprit!  D'ailleurs,  nous  avons  Vénus,  chez  les 
païens;  Madeleine,  chez  les  chrétiens,  toutes  les  deux  blondes. 

Tandis  que  la  femme  brune,  qui,  au  fait,  n'est  qu'un  non-sens 
comme  un  homme  blond,  la  femme  brune  avec  des  yeux  de  velours 
et  des  joues  d'ivoire,  peut  rester  pure,  divine. 

Il  y  a  au  palais  Borghèse  un  beau  tableau  de  Titien,  nomme 
l'Amour  pur  et  l'Amour  impur.  L'Amour  pur  est  une  belle  femme 
aux  joues  roses,  aux  cheveux  noirs,  regardant  avec  un  regard  doux 
son  enfant  qu'elle  baigne  dans  un  bassin. 

L'Amour  impur  est  une  femme  blonde,  rousse  peut-être,  appuyée 
à  je  ne  sais  plus  quoi,  avec  ses  bras  croisés  au-dessus  de  la  tête 
D'ailleurs  la  femme  normale  est  blonde  et  l'homme  normal  est  brun 

Les  variétés  et  les  phénomènes  contraires  sont  quelquefois  admi- 
rables, mais  ce  sont  des  non-sens. 

Jamais  je  ne  verrai  rien  de  semblable  au  duc  de  H...,  il  est  grand, 
fort,  il  a  les  cheveux  d'un  roux  agréablement  doré,  une  moustache 
pareille,  de  petits  yeux  gris  perçants,  une  lèvre  copiée  sur  celle 
de  l'Apollon  du  Belvédère. 

Et  dans  toute  sa  personne  il  y  a  un  air  si  grand,  si  majestueux, 
insolent  même,  d'insouciance  de  tous  les  autres. 

Je  le  vois  peut-être  avec  des  yeux  d'amoureuse.  Bah!  je  ne  crois 
pas. 

Comment  aimer  un  homme  brun,  laid,  très  maigre,  ayant  de 
beaux  yeux,  une  démarche  encore  timide  et  pas  de  genre  du  tout, 
après  un  homme  comme  le  duc,  même  après  une  distance  de  trois 
ans?  Et  songez  que  trois  ans,  de  treize  à  seize,  dans  la  vie  d'un 
jeune  fille,  c'est  trois  siècles. 

Ainsi  je  n'aime  personne  que  le  duc!  Celui-là  n'en  sera  pas  fie 
et  peu  lui  importe.  Souvent  je  me  compose  des  contes,  je  me  repr 
sente  des  hommes  connus  et  inconnus;  eh  bien!  pas  même  à  u 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  143 

I  empereur  je  ne  dis  :  «  je  vous  aime  »  avec  conviction.  Il  y  en  a 
auxquels  je  ne  puis  pas  le  dire  du  tout!...  Arrêtez  là!  je  l'ai  dit 
en  réalité... 

Mon  Dieu!  oui!  mais  je  le  pensais  si  peu,  que  cela  ne  vaut  pas  la 
peine  d'en  parler. 

Dimanche  28  mai.  —  Après  la  promenade,  rentrée  chez  moi; 
je  me  mets  à  la  fenêtre.  C'est  bizarre,  rien  ne  semble  changé;  il  me 
semble  être  à  l'année  dernière.  Jamais  les  chansons  de  Nice  ne 
m'ont  paru  si  charmantes;  le  cri  des  grenouilles,  le  murmure  de  la 
fontaine,  le  chant  lointain,  tout  cela  avili  par  le  bruit  d'une  pro- 
saïque voiture. 

Je  lis  Horace  et  Tibulle.  Ce  dernier  ne  parle  que  d'amour  et  ça 
me  va.  Et  puis  j 'ai  le  texte  français  en  face  du  latin  ;  cela  m'exerce. 
Pourvu  que  toute  cette  histoire  de  mariage  que  j'ai  suscitée  par 
légèreté  ne  me  nuise  pas  !  j 'en  ai  peur. 

Il  ne  fallait  rien  promettre  à  A...,  il  fallait  lui  répondre  : 

«  Je  vous  remercie,  monsieur,  de  l'honneur  que  vous  voulez  bien 
me  faire,  mais  je  ne  puis  rien  vous  dire  avant  d'avoir  consulté  mes 
parents.  Que  les  vôtres  en  réfèrent  aux  miens,  et  on  verra.  Quant 
à  moi,  pouvais-je  ajouter  pour  adoucir,  je  n'aurai  rien  contre  vous.  » 

Ceci,  accompagné  d'un  de  mes  sourires  aimables  et  de  ma  main 
à  baiser,  aurait  suffi. 

Et  je  ne  me  compromettais  pas,  et  on  ne  bavardait  pas  à  Rome, 
et  tout  était  bien. 

J'ai  de  l'esprit,  mais  il  vient  toujours  trop  tard. 

J'aurais  sans  doute  mieux  fait  de  lui  faire  une  belle  réponse 
comme  celle  que  vous  venez  de  lire,  mais  cela  m'économiserait 
tant  de  plaisirs,  et  puis...  la  vie  est  si  courte!...  et  puis,  il  y  a  tou- 
jours :  et  fuis. 

J'ai  mal  fait  de  ne  pas  avoir  fait  ma  belle  réponse,  mais  j'étais 
vraiment  si  troublée;  les  raisonnables  diront  que  oui,  les  senti- 
mentales diront  que  non. 

Mercredi  31  mai.  —  Ne  dit-on  pas  que  les  beaux  esprits  se  ren- 
contrent? Voilà  que  je  lis  La  Rochefoucauld  et  que  je  trouve  chez 
lui  bien  des  choses  que  j'écris  ici.  Moi  qui  pensais  avoir  trouvé 


144  JOURNAL 

quelque  chose  de  nouveau,  et  ce  sont  des  choses  qu'on  sait  et  qu'on 
a  dites  depuis  si  longtemps...  Puis  j'ai  lu  Horace,  La  Bruyère  et  un 
troisième  encore. 

Je  crains  pour  mes  yeux.  En  peignant,  j'ai  dû  m'arrêter  plu- 
sieurs fois,  n'y  voyant  plus.  Je  les  use  trop,  car  je  passe  tout  mon 
temps  à  peindre,  lire  et  écrire. 

Ce  soir,  j'ai  repassé  mes  résumés  de  classiques,  cela  m'a  occupée. 
Et  puis  j'ai  découvert  un  ouvrage  très  intéressant,  sur  Confucius, 
traduction  latine  et  française.  Il  n'y  a  rien  comme  un  esprit  occupé  ; 
le  travail  combat  tout,  surtout  un  travail  de  tête. 

Je  ne  comprends  pas  les  femmes  qui  passent  leurs  loisirs  à  tri- 
coter ou  à  broder,  les  mains  occupées  et  la  tête  oisive...  Il  doit 
venir  un  tas  de  pensées  inutiles,  dangereuses,  et  lorsqu'on  a  quelque 
chose  à  cœur  particulièrement,  la  pensée  s'appesantit  sur  cett( 
chose  et  cela  produit  des  effets  déplorables. 

Si  j'étais  heureuse  et  tranquille,  je  pourrais  travailler  des  mains 
je  crois,  pour  penser  à  mon  bonheur...  Non,  alors,  je  voudrais  y 
penser  les  yeux  fermés,  je  serais  incapable  de  faire  quoi  que  ce  soit. 

Demandez  à  tous  ceux  qui  me  connaissent  ce  qu'ils  pensent  d 
mon  humeur,  et  ils  vous  diront  que  je  suis  la  fille  la  plus  gaie,  la 
plus  insouciante,  la  plus  ferme  de  caractère  et  la  plus  heureuse 
qui  soit;  car  j'éprouve  un  grand  plaisir  à  paraître  rayonnante  et 
fière,  imprenable  de  toute  façon,  et  je  m'escrime  volontiers  en 
discussions  aussi  sérieuses  que  folles. 

Ici  on  me  voit  à  l'intérieur.  A  l'extérieur  je  suis  tout  autre.  On 
dirait  que  je  n'ai  pas  eu  une  contrariété  et  que  j'ai  l'habitude  d'être 
obéie  par  les  hommes  et  par  les  choses. 

Samedi  3  juin.  —  Tout  à  l'heure,  en  sortant  de  mon  cabinet  de 
toilette,  je  me  suis  superstitieusement  effrayée.  J'ai  vu  à  côté  de 
moi  une  femme  vêtue  d'une  longue  robe  blanche,  une  lumière  à  la 
main,  et  regardant,  la  tête  un  peu  inclinée  et  plaintive  comme  ces 
fantômes  des  légendes  allemandes.  Rassurez-vous,  ce  n'était  que 
moi  réfléchie  dans  une  glace. 

Oh!  j'ai  peur,  j'ai  peur  qu'un  mal  physique  ne  procède  de  toute 
ces  tortures  morales. 

Pourquoi  tout  se  tourne-t-il  contre  moi? 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  145 

Pardonnez-moi  de  pleurer,  ô  mon  Dieu!  Il  y  a  des  gens  plus 

malheureux  que  moi,  il  y  a  des  gens  qui  manquent  de  pain,  tandis 

que  moi,  je  dors  dans  mon  lit  de  dentelles;  il  y  a  des  gens  qui 

déchirent  leurs  pieds  sur  les  pierres  des  pavés,  tandis  que  moi  je 

marche  sur  des  tapis;  qui  n'ont  que  le  ciel  pour  couvert,  tandis 

que  moi,  j'ai  au-dessus  de  ma  tête  un  plafond  de  satin  bleu.  C'est 

I  peut-être  pour  mes  larmes  que  vous  me  punissez,  mon  Dieu  !  faites 

donc  que  je  ne  pleure  plus! 

A  tout  ce  que  je  souffrais  déjà  vient  se  joindre  une  honte  per- 

!  sonnelle,  une  honte  pour  mon  âme. 

«  Le  comte  A...  l'a  demandée  en  mariage,  mais  on  s'y  est  opposé; 
il  a  changé  d'idée  et  s'est  retiré.  » 

Voyez  comme  les  bons  élans  sont  récompensés  ! 
Oh  !  si  vous  saviez  quels  sentiments  de  désespoir  s'emparent  de 
i  mon  être,  quelle  indicible  tristesse,  quand  je  regarde  autour  de 
i  moi!  Tout  ce  que  je  touche  s'évanouit,  s'écroule. 

Et  de  nouveau  l'imagination  travaille,  et  de  nouveau  il  me 
I  semble  entendre  prononcer  :  «  Le  comte  A...  l'a  demandée  en 
1  mariage  »,  etc.,  etc. 

Dimanche  4  juin.  —  Quand  Jésus  guérit  le  lunatique,  ses  dis- 
!  ciples  lui  demandèrent  pourquoi  ceux  qui  avaient  essayé  de  le 
i  guérir  ne  l'avaient  pas  pu,  et  Jésus  leur  répondit  :  «  C'est  à  cause 
de  votre  incrédulité,  car,  je  vous  le  dis  en  vérité,  si  vous  aviez  de 
,  la  foi  aussi  gros  qu'un  grain  de  moutarde,  vous  diriez  à  cette  mon- 
;  tagne  :  —  «  Transporte-toi  d'ici  là  »,  et  elle  s'y  transporterait  et 
s  rien  ne  vous  serait  impossible.  » 

A  la  lecture  de  ces  paroles,  je  fus  comme  illuminée,  et  pour  la 
i  première  fois  peut-être  j 'ai  cru  en  Dieu.  Je  me  levai,  ne  me  sentant 
j  plus;  je  joignais  les  mains,  je  levais  les  yeux,  je  souriais,  j'étais  en 
I  extase. 

Jamais,  jamais  je  ne  douterai  plus,  non  pas  pour  mériter  quelque 
,  chose,  mais  parce  que  je  suis  convaincue,  parce  que  je  crois. 

Jusqu'à  l'âge  de  douze  ans  on  m'a  gâtée,  on  a  fait  toutes  mes 
volontés,  mais  on  n'a  jamais  songé  à  mon  éducation.  A  douze  ans 
j'ai  demandé  des  maîtres,  on  m'en  donna,  et  j'ai  rédigé  le  pro- 
gramme moi-même.  Je  dois  tout  à  moi-même... 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  I0 


146  JOURNAL 

Après  cet  élan  enthousiaste,  j'eus  peur  de  tomber  dans  l'exagé- 
ration, peur  du  couvent.  Oh!  non,  j'étais  transformée,  j'étais 
joyeuse;  je  dormis  bien,  je  me  réveillai  plus  calme. 

Lundi  5  juin.  —  Dina,  Mlle  Colignon  et  moi,  nous  sommes 
restées  jusqu'à  dix  heures  sur  ma  terrasse  par  un  clair  de  lune 
reflété  dans  la  mer  tout  unie.  Je  discutais  sur  l'amitié  et  sur  les 
rapports  qu'on  doit  avoir  avec  ses  semblables;  j'ai  fait  ma  pro- 
fession de  foi.  C'est  venu  à  propos  des  Sapojenikoff  qui  n'ont  pas 
encore  écrit. 

On  sait  l'admiration  de  Colignon  pour  eux,  d'ailleurs  elle  a 
besoin  d'adorer  quelqu'un;  elle  est  la  femme  la  plus  romanesque 
et  la  plus  sentimentale  du  monde.  Elle  veut  prouver  l'amitié  et  le 
bonheur  d'avoir  confiance. 

Moi,  le  contraire. 

Pensez  donc  comme  je  serais  malheureuse  si  j'avais  voué  aux 
Sapojenikoff  une  grande  amitié! 

On  ne  regrette  jamais  un  bienfait,  une  gentillesse,  une  amabilité 
un  élan  parti  du  cœur;  on  le  regrette  quand  on  est  payé  d'ingra 
titude.  Et  c'est  un  bien  grand  chagrin  pour  une  personne  de  cœur 
que  de  savoir  que  la  sympathie  qu'on  a  éprouvée,  l'amitié  qu'on 
a  eue  pour  quelqu'un,  est  perdue  ! 

—  Oh!  Marie,  je  ne  suis  pas  de  votre  avis. 

—  Mais  non,  écoutez-moi,  mademoiselle.  Voilà  moi,  par  exemple, 
qui  me  tue  à  vous  expliquer  une  chose,  qui  m'épuise  en  raisonne- 
ments, et  quand  j'ai  parlé,  persuadé,  assuré  pendant  une  heure, 
je  m'aperçois  que  vous  êtes  sourde. 

—  Ça,  sans  doute. 

—  Je  ne  vous  accuse  pas,  je  n'accuse  personne  de  rien,  parce 
que  je  ne  m'attends  à  rien  de  la  part  de  personne.  Et  c'est  le  con- 
traire de  l'ingratitude  qui  m'eût  étonnée.  Je  vous  assure  qu'il  vaut 
mieux  regarder  la  vie  et  les  hommes  comme  moi,  ne  leur  accorder 
aucune  place  dans  son  cœur  et  s'en  servir  comme  degrés  d'escalie 
pour  monter. 

—  Marie!  Marie! 

—  Que  voulez- vous?  vous  êtes  faites  autrement  que  moi!  Tenei 
je  suis  sûre  que  vous  avez  déjà  parlé  de  moi  assez  désavantageuse 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


147 


ment  avec  les  Sapojenikoff  et  d'autres.  Je  suis  sûre  de  cela  comme  si 
je  l'avais  entendu  de  mes  propres  oreilles.  Et  pourtant,  je  suis  avec 
vous  comme  j'étais  avant  et  comme  je  serai  toujours. 

—  C'est  la  lecture  des  philosophes  qui  vous  donne  de  pareilles 
idées,  vous  vous  défiez  de  tout  le  monde. 

—  Je  ne  me  défie  pas,  seulement  je  ne  me  fie  à  personne;  il 
y  a  une  grande  différence. 

—  Non,  écoutez,  Marie,  vous  n'avez  d'amitié  pour  personne. 

—  Mais  pensez  ce  que  ce  serait  si  j'en  avais!  Supposons  qu'au 
lieu  d'avoir  pris  Marie  et  Olga  pour  ce  qu'elles  étaient,  pour  de 
bonnes  filles  qui  riaient  avec  moi,  ne  se  moquant  pas  mal  de  moi, 
comme  je  me  moquais  d'elles;  supposons  que  je  me  lie  avec  Olga 
d'une  tendre  amitié.  Je  lui  écris  de  Rome,  elle  me  répond  trois 
mots  au  bout  de  trois  semaines;  je  lui  écris  encore  et  cette  fois  elle 
ne  répond  pas  du  tout.  Que  dites- vous  de  cela?  Et  ce  n'est  pas  le 
premier  exemple. 

— >  Mais  comment  pouvez-vous  demander  à  vos  amis,  si  vous  ne 
leur  donnez  rien? 

—  Nous  ne  nous  comprenons  pas.  Je  leur  donne  toutes  les 
amabilités  possibles.  Je  suis  prête  à  faire  pour  eux  tout  ce  qu'il 
est  en  mon  pouvoir  de  faire;  qu'on  me  demande  n'importe  quoi, 
je  le  ferai  avec  plaisir;  mais  je  ne  donne  pas  à  mes  amis  mon  cœur, 
car,  croyez-moi,  il  est  bien  vexant  de  le  donner  pour  rien. 

—  On  ne  peut  jamais  être  vexée  quand  on  a  bien  fait,  quand 
on  a  fait  son  devoir. 

—  L'amitié  n'est  pas  un  devoir.  Vous  ne  faites  ni  bien  ni  mal 
en  donnant  votre  amitié.  Une  amitié  comme  la  vôtre  n'est  pas 
susceptible,  car  elle  n'est  chez  vous  qu'un  besoin  perpétuel;  mais 
lorsqu'elle  vient  du  fond  du  cœur,  il  est  bien  chagrinant  de  se 
voir  payer  par  de  l'ingratitude. 

—  Si  quelqu'un  est  ingrat,  tant  pis  pour  lui. 

—  Voilà  qui  est  égoïste.  Avant  je  croyais  que  j'aimais  tout  le 
monde;  mais  je  vois  que  cet  amour  universel  n'est  qu'une  universelle 
indifférence.  J'ai  la  plus  grande  bienveillance  envers  mes  sem- 
blables. Je  les  vois  mauvais,  ce  qui  me  rend  indulgente  au  suprême 
degré...  Avez- vous  lu  Epictète?  Je  trouve  qu'en  ce  qui  concerne 
l'amitié  il  faut  être  stoïcien.  Vous  recevez  un  choc,  et  vous  ne 


148  JOURNAL 

pouvez  vous  empêcher  de  faire  un  mouvement  de  surprise,  de 
peur;  cela  ne  dépend  pas  de  vous;  mais  il  dépend  de  vous  d'ao 
quiescer  à  vos  premiers  sentiments.  On  ne  peut  s'empêcher  de 
ressentir  certaines  préférences,  mais  on  peut  s'empêcher  à.' ac- 
quiescer. 

— >  Ces  lectures  mènent  à  l'athéisme;  vous  finirez,  Marie,  pa 
ne  plus  croire  en  rien. 

—  Oh!  non.  Si  vous  saviez  ma  pensée,  vous  ne  le  diriez  pas. 
— •  Tous  les  philosophes  sont  mauvais  à  lire. 

—  Non  pas  quand  on  a  l'esprit  solide...  Mais  tenez,  dis-je,  tout 
bien  pesé,  il  n'y  a  qu'une  chose  qui  vaille  dans  ce  monde  (je  parle 
des  choses  de  sentiment),  c'est  l'amour. 

—  Oui. 

—  Il  n'y  a  pas  au  monde  de  plus  grand  plaisir  que  d'aimer  et 
d'être  aimée. 

—  C'est  vrai. 
— •  Et  encore  n'approfondissons  pas,  par  grâce!  N'en  prenons 

que  le  plaisir  qu'on  nous  donne  et  celui  que  nous  donnons.  L'amour 
est  une  chose  divine  par  elle-même,  je  veux  dire  pendant  qu'il 
dure;  il  rend  l'homme  parfait  envers  l'objet  aimé;  dévouement 
tendresse,  passion,  constance,  sincérité,  tout  y  est.  Approfon- 
dissons donc  l'amour,  mais  jamais  l'homme.  L'homme  peut  se 
comparer  à  une  grotte.  On  y  trouve  ou  l'humidité  ou  la  saleté 
au  fond,  ou  bien  une  sortie,  c'est-à-dire  que  le  fond  n'existe  pas 
du  tout.  Tout  cela  ne  m'empêche  pas  d'aimer  mes  semblables. 

—  On  ne  peut  jouir  de  rien  si  on  est  indifférent  à  tout. 

—  Attendez,  attendez,  je  ne  suis  pas  indifférente,  mais  je 
n'accorde  aux  personnes  que  selon  leur  valeur. 

* 
*  * 

Maman  a  pleuré  aujourd'hui,  ma  tante  a  une  figure  toute 
bouleversée;  elles  ont  parlé  de  moi  et  de  tous  mes  tourments. 

Je  revenais  chez  moi,  les  bras  pendants,  les  yeux  fixés  devant 
moi,  les  sourcils  froncés;  j'étouffais  malgré  le  ciel  bleu,  la  fontaine 
jaillissante,  les  néfliers  couverts  de  fruits,  l'air  si  pur.  J'avançais 
sans  m'en  apercevoir. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  149 

Pourquoi  ne  pas  supposer  que  je  l'aime,  tout  indigne  qu'il 
est? 

Ciel!  expliquez-moi  quel  est  cet  homme  et  quel  est  cet  amour? 

Tout  doit  être  écrasé  en  moi,  l' amour-propre,  l'orgueil  et 
l'amour. 

Mardi  6  juin.  — J'ai  lu  la  journée  d'hier;  il  n'y  a  que  des  dou- 
leurs et  des  larmes. 

Vers  deux  heures  j'étais  assez  montée  pour  ne  plus  me  mettre 
en  colère  et  pour  ne  soupirer  que  de  mépris.  Ces  pensées  sont 
indignes,  on  ne  doit  se  souvenir  des  injures  que  lorsqu'on  est  en 
mesure  de  se  venger.  Y  penser,  c'est  accorder  trop  d'importance 
à  des  gens  indignes,  c'est  s'abaisser;  aussi  n'est-ce  pas  aux  gens  que 
je  pense,  je  pense  à  moi,  à  ma  position,  à  l'insouciance  de  mes 
parents.  Car  tous  les  maux  viennent  de  là. 

Si  les  A...  avaient  soulevé  la  question  de  religion,  cela  ne  ferait 
que  m'amuser,  et  je  crois  bien  que  s'ils  me  priaient  de  prendre 
Pietro,  je  ne  le  prendrais  pas. 

Mais  c'est  cette  honte,  cette  idée  qu'on  leur  a  dit  des  indignités 
de  nous. 

Car  tout  le  monde  a  parlé  de  ce  mariage,  et  bien  certainement 
on  ne  dira  pas  que  le  refus  vient  de  moi.  D'ailleurs  ils  auront 
raison.  N'ai-je  pas  consenti?  Pour  traîner,  pour  le  garder  dans  tous 
les  cas;  je  ne  m'en  repens  pas,  j'ai  bien  fait,  et  si  ça  a  mal  tourné, 
ce  n'est  pas  de  ma  faute. 

On  ne  nous  connaît  pas,  on  entend  un  mot  par-ci  par-là,  on 
parle,  on  argumente,  on  invente,  ô  seigneur  Dieu!  Et  ne  rien  pou- 
voir! 

Entendons-nous  bien,  je  ne  me  plains  pas,  je  raconte,  voilà 
tout. 

Je  méprise  profondément  tout  le  monde,  donc  je  ne  puis  me 
plaindre  ni  me  fâcher  contre  personne. 

L'amour  tel  que  je  l'ai  imaginé  n'existe  donc  pas?  Ce  n'est 
qu'une  fantaisie,  un  idéal! 

La  suprême  pudeur,  la  suprême  pureté  sont  donc  des  mots  que 
j'ai  inventés? 

Alors,  quand  je  suis  descendue  lui  parler,  la  veille  du  départ, 


150  JOURNAL 

il  n'a  vu  dans  mon  action  qu'un  simple  rendez- vous  galant? 

Quand  je  m'appuyais  sur  son  bras,  il  ne  tremblait  que  pour 
des  désirs?  Quand  je  le  regardais  sérieuse,  et  pénétrée  comme  une 
prêtresse  antique,  il  n'a  vu  qu'une  femme  et  un  rendez- vous? 

Et  moi,  je  l'aimais  donc?  Non,  ou  plutôt  je  ne  l'aimais  que  de 
son  amour  pour  moi. 

Mais  comme  je  suis  incapable  de  lâcheté  en  amour,  j'ai  aimé  et 
senti  comme  si  je  l'aimais  moi-même. 

C'était  de  l'exaltation,  du  fanatisme,  de  la  myopie,  de  la  bêtise, 
oui,  de  la  bêtise! 

Si  j'avais  plus  d'esprit,  j'aurais  mieux  compris  le  caractère  d 
l'homme. 

Il  m'a  aimée  comme  il  a  pu.  C'était  à  moi  de  discerner,  de 
comprendre  qu'on  ne  jette  pas  les  perles  devant  les  pourceaux 

La  punition  est  dure;  des  illusions  détruites  pour  longtemps 
et  le  remords  envers  moi-même;  j'avais  tort  de  penser  ainsi 

Il  faut  être  comme  les  autres,'  prosaïque  et  vulgaire. 

C'est  sans  doute  ma  grande  jeunesse  qui  m'a  fait  faire  des 
inutilités.  Qu'est-ce  que  c'est  que  ces  idées  de  l'autre  monde? 
On  ne  les  comprend  plus,  car  le  monde  n'a  pas  changé. 

Voilà  que  je  tombe  dans  l'erreur  commune,  voilà  que  j'accuse 
le  monde  pour  la  vilenie  d'un  seul.  Parce  qu'un  seul  a  été  lâche, 
je  nie  la  grandeur  d'âme  et  l'esprit! 

Je  nie  l'amour  de  cet  homme  parce  qu'il  n'a  rien  fait  pour  cet 
amour.  Et  si  on  l'a  menacé  de  le  déshériter,  de  le  maudire,  cela 
pouvait-il  l'empêcher  de  m'écrire?   Non,  non.  C'est  un  lâche... 

Jeudi  8  juin.  — ■  Les  livres  de  philosophie  me  surprennent. 
Ce  sont  des  produits  de  l'imagination  renversants.  En  lisant 
beaucoup  et  avec  le  temps,  j'en  prendrai  l'habitude,  mais  à  pré- 
sent j'en  perds  l'haleine. 

Que  dites- vous  de  Fourier?  Et  puis  ce  système  de  Jouffroy  : 
«  L'âme  se  répand  au-dehors  sous  la  pression  de  la  sensation,  puis 
rentre  en  elle-même  en  retirant  l'objet.  » 

C'est  surprenant,  mais  stupide. 

Quand  la  fièvre  de  la  lecture  me  prend,  je  deviens  enragée  et  i 
me  semble  que  jamais  je  ne  lirai  tant;  je  voudrais  tout  savoi 


: 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  151 

et  ma  tête  éclate,  et  je  suis  de  nouveau  comme  enveloppée  dans 
un  voile  de  cendre  et  de  choses. 

Je  me  dépêche  comme  une  folle  à  lire  Horace. 

Oh  !  quand  je  pense  qu'il  y  a  des  élus  qui  s'amusent,  qui  s'agitent, 
qui  s'habillent,  qui  rient,  qui  dansent,  qui  cancanent,  qui  aiment, 
qui  se  livrent  enfin  à  toutes  les  délices  d'une  vie  mondaine,  et  moi, 
je  moisis  à  Nice! 

Je  reste  encore  assez  résignée,  tant  que  je  ne  pense  pas  qu'on  ne 
vit  qu'une  fois.  Car,  pensez  seulement,  on  ne  vit  qu'une  fois  et  cette 
vie  est  si  courte  ! 

Quand  je  pense  à  cela,  je  deviens  insensée  et  mon  cerveau  se 
bouleverse  de  désespoir. 

On  ne  vit  qu'une  fois!  Et  je  perds  cette  vie  précieuse,  cachée 
dans  la  maison,  ne  voyant  personne. 

On  ne  vit  qu'une  fois!  Et  on  me  gâte  cette  vie! 

On  ne  vit  qu'une  fois?  Et  on  me  fait  perdre  mon  temps  indi- 
gnement! Et  ces  jours  qui  s'écoulent,  s'écoulent  pour  ne  jamais 
revenir  et  abrègent  ma  vie! 

On  ne  vit  qu'une  seule  fois!  Faut-il  que  cette  vie  si  courte  soit 
encore  raccourcie,  gâtée,  volée,  oui,  volée  par  les  circonstances 
infâmes? 

Oh!  Seigneur! 

Vendredi  g  juin.  — >  En  relisant  mon  séjour  à  Rome  et  mes 
perturbations  lors  de  la  disparition  de  Pietro,  je  suis  tout  étonnée 
d'avoir  écrit  avec  tant  de  vivacité. 

Je  lis  et  je  hausse  les  épaules.  Je  ne  devrais  pas  m'étonner, 
moi,  qui  sais  comme  on  me  monte  facilement  la  tête. 

Il  y  a  des  moments  où  je  ne  sais  ni  ce  que  je  déteste,  ni  ce  que 
j'aime,  ni  ce  que  je  désire,  ni  ce  que  je  crains.  Alors  tout  m'est 
indifférent  et  je  tâche  de  me  rendre  compte  de  tout,  et  alors  il  se 
produit  un  tel  tourbillonnement  dans  mon  cerveau,  que  je  secoue 
la  tête,  je  me  bouche  les  oreilles  et  aime  bien  mieux  mon  abru- 
tissement que  ces  recherches  et  ces  explorations  de  moi-même. 

Samedi  10  juin.  — ■  Vous  savez,  dis-je  au  docteur,  que  je  crache 
le  sang  et  qu'il  faut  me  soigner? 


152  JOURNAL 

—  Oh!  mademoiselle,  dit  Walitsky,  si  vous  continuez  à  vous 
coucher  tous  les  jours  à  trois  heures  du  matin,  vous  aurez  toutes  les 
maladies. 

—  Et  pourquoi  pensez- vous  que  je  me  couche  tard?  parce 
que  je  n'ai  pas  l'esprit  tranquille.  Donnez-moi  la  tranquillité  et  j< 
dormirai  tranquille. 

—  Vous  pouviez  la  prendre.  Vous  aviez  l'occasion  à  Rome. 

—  Avec  qui? 

—  Avec  A...,  en  vous  mariant  sans  changer  de  religion. 

—  Oh!  mon  ami  Walitsky,  quelle  horreur!  Avec  un  homme 
comme  A...!  pensez  à  ce  que  vous  dites!  Un  homme  qui  n'a  ni 
opinion,  ni  volonté,  quelle  bêtise  vous  venez  de  dire!  Oh!  mais 
vraiment  ! 

Et  je  me  mis  à  rire  doucement. 

—  Il  ne  vient  pas,  il  n'écrit  pas,  continuai-je,  c'est  un  pauvre 
enfant  dont  nous  avons  exagéré  l'importance.  Non,  mon  cher,  ce 
n'est  pas  un  homme  et  nous  avions  tort  de  penser  autrement. 

J'ai  dit  ces  derniers  mots  avec  le  même  calme  que  durant  tout 
ce  dialogue,  calme  de  la  conviction  que  j'avais  d'avoir  dit  vrai  et 
juste. 

Je  rentrai  chez  moi,  et  il  se  fit  comme  une  grande  lumière  dans 
mon  esprit.  J'ai  compris  enfin  que  j'avais  tort  de  permettre  un  baiser, 
un  seul,  mais  tout  de  même  un  baiser;  de  donner  un  rendez-vous  au 
bas  de  V escalier  ;  que  si  je  n'étais  allée  ni  dans  le  corridor  ni  ailleurs, 
si  je  n'avais  cherché  le  tête-à-tête,  l'homme  aurait  eu  plus  de  consi- 
dération pour  moi,  et  je  n'aurais  ni  dépit  ni  larmes. 

(Que  je  m'aime  de  parler  ainsi!  que  je  suis  gentille!  Paris,  1877.) 

Il  faut  toujours  se  tenir  à  ce  principe;  je  m'en  suis  écartée, 
j'ai  fait  une  folie  provenant  de  l'attrait  de  la  nouveauté  et  de  la 
facilité  qu'a  mon  esprit  à  s'exalter,  et  de  mon  peu  d'expérience. 

Oh!  comme  je  viens  de  bien  tout  comprendre! 

Ah!  mes  bons  amis,  que  voulez- vous?  on  est  jeune,  on  fait  des 
fautes.  A...  m'a  enseigné  la  conduite  avec  les  prétendants. 

Vivre  cent  ans,  apprendre  cent  ans! 

Oh!  comme  je  vois  clair,  comme  je  suis  calme  et  comme  je 
n'éprouve  aucun  amour! 

Je  vais  sortir  tous  les  jours,  être  gaie,  espérer. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  153 

Ah!    son    felice, 
Ah!   son   rapita ! 

Je  chante  Mignon  et  mon  cœur  est  si  plein! 

Que  la  lune  est  belle,  reflétée  dans  la  mer!  Que  Nice  est  ado- 
rable ! 

J'aime  tout  le  monde!  Toutes  les  figures  passent  devant  moi 
aimables   et   souriantes. 

C'est  fini!  Je  disais  bien  que  cela  ne  pouvait  durer.  Je  veux 
vivre  tranquille!  J'irai  en  Russie!  ce  qui  améliorera  notre  situa- 
tion; j'amènerai  mon  père  à  Rome. 

Lundi  12  juin.  —  Mardi  13  juin.  —  Moi  qui  voulais  vivre  sept 
existences  à  la  fois,  je  n'en  ai  pas  un  quart.  Je  suis  enchaînée. 

Dieu  aura  pitié  de  moi,  mais  je  me  sens  faible  et  il  me  semble 
que  je  vais  mourir. 

C'est  comme  je  le  dis.  Ou  je  veux  avoir  tout  ce  que  Dieu  m'a 
permis  d'entrevoir  et  de  comprendre,  alors  c'est  que  je  serai  digne 
de  l'avoir,  ou  je  mourrai! 

Car  Dieu,  ne  pouvant  sans  injustice  tout  m'accorder,  n'aura  pas 
la  cruauté  de  faire  vivre  une  malheureuse  à  laquelle  il  a  donné  la 
compréhension  et  l'ambition  de  ce  qu'elle  comprend. 

Dieu  ne  m'a  pas  faite  telle  que  je  suis  sans  dessein.  Il  ne  peut 
m 'avoir  donné  la  faculté  de  tout  voir  pour  me  tourmenter  en  ne  me 
donnant  rien.  Cette  supposition  ne  s'accorde  pas  avec  la  nature  de 
Dieu,  qui  est  un  être  de  bonté  et  de  miséricorde. 

J'aurai  ou  je  mourrai.  C'est  comme  je  le  dis.  Qu'il  fasse  comme 
il  sait!  Je  l'aime,  je  crois  en  lui,  je  le  bénis  et  je  le  supplie  de  me 
pardonner  ce  que  je  fais  de  mal. 

Il  m'a  donné  cette  compréhension  pour  la  satisfaire  si  je  m'en 
montre  digne.  Si  je  ne  suis  pas  digne,  il  me  fera  mourir!... 

Mercredi  14  juin.  —  Outre  le  triomphe  que  je  procure  à  ce  petit 
garçon  italien  qui  me  cause  une  vive  contrariété,  je  vois  encore 
le  scandale  qui  résulte  de  cette  affaire. 

Je  ne  m'attendais  pas  à  une  aventure  de  ce  genre,  je  n'avais 
rien  prévu  de  semblable.  Je  n'ai  jamais  imaginé  une  pareille  chose 


154  JOURNAL 

pour  moi!  Je  savais  que  cela  arrivait,  mais  je  n'y  croyais  pas,  je 
ne  m'en  rendais  pas  compte,  comme  on  ne  se  rend  pas  compte  de  la 
mort,  quand  on  n'a  jamais  vu  un  mort.  O  ma  vie,  ma  pauvre  vie  !. 


Si  je  suis  jolie  autant  que  je  le  dis,  pourquoi  ne  m ' aime -t -on  pas? 
On  me  regarde  !  on  est  amoureux  !  Mais  on  ne  m'aime  pas  !  Moi  qui 
ai  tant  besoin  d'être  aimée! 

Ce  sont  les  romans  qui  me  montent  la  tête!  Non,  mais  je  lis  les 
romans  parce  que  j'ai  la  tête  montée.  Je  relis  de  vieux  livres,  je 
recherche  avec  une  déplorable  avidité  les  scènes,  les  paroles  d'amour 
je  les  dévore  parce  qu'il  me  semble  que  j'aime,  parce  qu'il  me  sembl 
que  je  ne  suis  pas  aimée. 

J'aime,  oui,  car  je  ne  veux  pas  donner  un  autre  nom  à  ce  qu 
j'éprouve. 

Eh  bien  !  non,  ce  n'est  pas  cela  que  je  veux.  Je  veux  aller  dans  1 
monde,  je  veux  y  briller,  je  veux  y  avoir  un  rang  suprême.  Je  veu 
être  riche,  je  veux  des  tableaux,  des  palais,  des  bijoux;  je  veux  et 
le  centre  d'un  cercle  politique  brillant,  littéraire,  bienfaisant,  fr 
vole.  Je  veux  tout  cela...  que  Dieu  me  le  donne! 

Mon  Dieu  !  ne  me  punissez  pas  pour  ces  pensées  follement  amb: 
tieuses. 

N'y  a-t-il  pas  des  gens  qui  naissent  au  milieu  de  tout  cela  et  qui 
trouvent  tout  naturel  de  le  posséder,  et  qui  n'en  remercient  pas 
Dieu? 

Suis-je  coupable  en  désirant  d'être  grande? 

Non,  car  je  veux  employer  ma  grandeur  a  remercier  Dieu  et  à 
désirer  être  heureuse!  Est-ce  défendu  de  désirer  être  heureuse? 

Ceux  qui  trouvent  leur  bonheur  dans  une  modeste  et  confor- 
table maison,  sont-ils  moins  ambitieux  que  moi?  Non,  car  ils  n 
voient  pas  davantage. 

Celui  qui  se  contente  de  passer  humblement  sa  vie  dans  le  sein 
du  ménage,  est-ce  un  homme  modeste,  modéré  dans  sa  volonté 
par  vertu,  par  résignation,  par  sagesse?  Non,  non,  non!  Il  est  t 
parce  qu'il  se  trouve  heureux  ainsi;  parce  que  vivre  obscuréme 


e 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  155 

est  pour  lui  le  suprême  bonheur.  Et  s'il  ne  désire  pas  le  fracas,  c'est 
qu'il  s'en  trouverait  malheureux.  Il  y  en  a  aussi  qui  n'osent  pas  ; 
ceux-là  ne  sont  pas  des  sages,  mais  des  lâches,  car  ils  désirent  sour- 
dement et  restent  là  où  ils  sont,  non  par  vertu  chrétienne,  mais 
bien  par  leur  nature  timide  et  incapable.  Mon  Dieu  !  si  je  raisonne 
jmal,  éclairez-moi,  pardonnez-moi,  ayez  pitié  de  moi! 

Jeudi  22  juin.  —  Je  me  moquais  quand  on  me  vantait  l'Italie  et 
jje  me  demandais  pourquoi  on  faisait  tant  de  bruit  de  ce  pays;  et 
pourquoi  on  en  parlait  comme  de  quelque  chose  à  part.  C'est  que 
(c'est  la  vérité.  C'est  qu'on  y  respire  autrement.  La  vie  est  autre, 
libre,  fantastique,  large,  folle  et  languissante,  brûlante  et  douce 
comme  son  soleil,  son  ciel,  sa  campagne.  Aussi  je  m'enlève  sur  mes 
ailes  de  poète  (je  le  suis  quelquefois  tout  à  fait,  et  presque  toujours 
par  un  côté  quelconque),  et  je  suis  prête  à  m'écrier  avec  Mignon  : 


Italia,   reggio  di  cielo, 
Sol    beato  ! 


Samedi  24  juin.  —  J'attendais  qu'on  m'appelât  pour  déjeuner, 
quand  le  docteur  arriva  tout  essoufflé,  me  dire  qu'on  avait  reçu 
une  lettre  de  Pietro.  Je  rougis  très  fort,  et  sans  lever  les  yeux  du 
livre  que  je  lisais  : 

—  Bien,  bien,  et  que  nous  écrit-il? 

—  On  ne  lui  donne  pas  d'argent  ;  d'ailleurs  je  ne  sais  pas,  vous 
verrez  mieux. 

Je  me  suis  bien  gardée  de  m'empresser  de  demander,  j'avais 
honte  de  montrer  tant  d'intérêt. 

Contre  l'habitude,  je  fus  la  première  à  table,  mangeant...  avec 
impatience,  mais  ne  disant  rien. 

—  Est-ce  vrai,  ce  que  le  docteur  m'a  dit?  demandai-je  enfin. 

—  Oui,  répondit  ma  tante,  A...  lui  écrit. 

—  Docteur,  où  est  la  lettre? 

—  Chez  moi. 

—  Donnez-la-moi. 

Cette  lettre  est  datée  du  10  juin,  mais  comme  A...  a  écrit  Nizza 


156  JOURNAL 

tout  court,  elle  a  fait  le  voyage  de  Nizza  en  Italie  avant  d'arriver 
ici. 

«  J'ai  employé  tout  ce  temps,  écrit-il,  à  demander  à  mes  parents 
«  de  me  laisser  venir  ici,  ils  ne  veulent  pas  absolument  entendre 
«  parler  de  cela  »,  de  sorte  qu'il  lui  est  impossible  de  venir,  et  il  ne 
lui  reste  que  l'espérance  de  l'avenir,  qui  est  toujours  incertain. 

La  lettre  est  en  italien,  on  s'attendait  à  une  traduction.  Je  ne 
dis  pas  un  mot,  mais,  ramassant  ma  traîne  avec  une  lenteur  affectée 
pour  qu'on  ne  pensât  pas  que  je  fuyais  suffoquée,  je  sortis  de  la 
chambre  et  traversai  le  jardin,  le  calme  sur  le  visage  et  l'enfer  dans 
le  cœur. 

Ce  n'est  pas  une  réponse  à  un  télégramme  d'ami  de  Monaco, 
pour  rire.  C'est  une  réponse  à  moi,  c'est  un  avis.  Et  c'est  à  moi! 
à  moi  qui  étais  montée  sur  une  hauteur  imaginaire!...  c'est  à  moi 
qu'il  dit  cela! 

Mourir?  Dieu  ne  le  veut  pas.  Devenir  chanteuse?  je  n'ai  ni  asses 
de  santé  ni  assez  de  patience. 

Alors  quoi,  quoi? 

Je  me  jetai  dans  un  fauteuil,  et,  les  yeux  stupidement  fixés 
dans  le  vague,  tâchai  de  comprendre  la  lettre,  de  penser  à  quelque 
chose... 

—  Veux-tu  aller  chez  la  somnambule?  me  cria  maman  du 
jardin. 

—  Oui,  répondis-je  en  me  levant  toute  raide.  Quand? 

—  A  l'instant  même. 

Tout,  tout,  tout,  pour  ne  pas  rester  seule  à  m'affoler,  pour  me 
fuir  moi-même. 

La  somnambule  se  trouve  partie.  Cette  course  par  la  chaleur  ne 
me  fit  ni  bien  ni  mal.  J'ai  pris  une  poignée  de  cigarettes  et  mon 
journal  avec  l'intention  de  m'empoisonner  les  poumons,  tout  en 
écrivant  des  pages  incendiaires.  Mais  toute  volonté  semblait 
m 'avoir  quittée. 

Je  marchai  droite  et  lente  comme  dans  un  rêve,  vers  mon  lit, 
et  me  couchai  tout  d'une  pièce  en  tirant  les  rideaux  de  dentelle. 

Il  est  impossible  de  raconter  ma  douleur;  d'ailleurs  il  arrive  un 
moment  où  on  ne  sait  plus  se  plaindre.  Écrasée  comme  je  le  suis, 
de  quoi  voulez- vous  que  je  me  plaigne? 


\DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  157 


* 

:     * 


On  ne  peut  se  donner  une  idée  du  dégoût  profond  et  du  décou- 
ragement que  j'éprouve.  Amour!  ô  mot  inconnu  pour  moi!  Alors, 
| voilà  la  vérité?  c'est  que  cet  homme  ne  m'a  jamais  aimée  et  a 
I  regardé  le  mariage  comme  un  moyen  de  s'affranchir.  Quant  à  ses 
.protestations,  je  n'en  parle  pas,  je  n'en  ai  rien  dit  tout  haut,  je  n'y 
;  attachais  pas  assez  de  foi  pour  en  parler  sérieusement. 

Je  ne  dis  pas  qu'il  ait  toujours  menti,  on  pense  presque  toujours 
ce  qu'on  dit  au  moment  où  on  le  dit,  mais  après?... 

Et  malgré  tous  les  raisonnements,  malgré  l'Évangile,  je  brûle 
I  de  me  venger.  Je  prendrai  mon  temps,  soyez  tranquille,  et  je  me 
!  vengerai. 

Chi  lungo  a  tempo  aspetta 
Vede  al  fin  la  sua  vendetta. 

Je  rentrai  chez  moi,  écrivis  quelques  lignes,  et  puis,  tout  à  coup, 
perdant  courage,  je  me  suis  mise  à  pleurer.  Oh!  après  tout,  je  ne 
suis  qu'une  enfant!  toutes  ces  peines  sont  trop  lourdes  pour  moi 
toute  seule,  et  j 'ai  voulu  aller  réveiller  ma  tante.  Mais  elle  penserait 
que  je  pleure  mon  amour,  et  je  ne  pourrais  souffrir  cela. 

Dire  que  l'amour  n'a  aucune  place  ici  serait  justice,  j'en  ai 
honte  à  présent. 

Un  petit  garçon,  un  souffre-douleur  doublé  d'un  mauvais  sujet 
et  recouvert  d'un  jésuite,  un  enfant,  un  Paul!  Et  j'ai  aimé  cela! 
Bah!  pourquoi  pas?  Un  homme  aime  bien  une  cocotte,  une  grisette, 
une  canaille  quelconque,  une  paysanne.  De  grands  hommes  et  de 
grands  rois  ont  aimé  des  nullités  et  ne  sont  pas  détrônés  pour  cela. 

J'allais  devenir  folle  de  rage  et  d'impuissance,  tous  mes  nerfs 
étaient  montés,  et  je  me  mis  à  chanter;  cela  calme  : 

Quanti  ce  n'è  che  s'entendomi  cantare, 
Divan  :  Viva  colei  che  a  il  cor  contento. 
S'io  canto,  canto  per  non  dir  del  maie! 
Faccio  per  revelar  quel  c'ho  qui  dentro, 
Faccio    per    revelar    un'afflitta    doglia, 
Sebbene  io  canto,  di  pian  gère  ho  voglia, 
Faccio     per     revelar     l'afflitta     pena, 
Sebbene   io   canto,    di   dolor   son   piena. 


158  JOURNAL 

Combien  il  y  en  a  qui  m'écoutant  chanter 

Diront  :  Vive  celle  qui  a  le  cœur  content! 

Si  je  chante,  je  chante  pour  ne  pas  dire  du  mal, 

Je  le  fais  pour  révéler  ce  que  je  renferme  dans  mon  cœur, 

Je  le  fais  pour  révéler  une  douleur  qui  m'afflige. 

Quoique  je  chante,  j'ai  le  désir  de  pleurer; 

Je  le  fais  pour  révéler  une  peine  qui  me  tourmente... 

Quoique  je  chante,   je  suis  accablée  de  douleur! 

Je  resterais  toute  la  nuit  que  je  ne  dirais  pas  tout  ce  que  je  veux 
dire,  et  si  je  parvenais  à  le  dire,  je  ne  dirais  rien  de  nouveau,  rien 
que  je  n'aie  déjà  dit. 


* 
*  * 


2S 

I 


En  vérité,  en  vérité,  toutes  les  choses  que  j'ai  vues  et  entendues 
à  Rome  me  viennent  à  l'esprit,  et  en  contemplant  ce  mélange 
bizarre  de  dévotion,  de  libertinage,  de  religion,  de  canaillerie,  d 
soumission,  de  dépravation,  de  pruderie  et  de  fierté  hautaine  et  d 
lâches  bassesses,  je  me  dis  :  «  En  vérité,  Rome  est  une  ville  uniqu 
bizarre,  sauvage  et  raffinée.  * 

Tout  y  est  différent  des  autres  villes.  On  semble  arriver  sur  une 
autre  planète  que  la  terre. 

Et,  en  vérité,  Rome,  qui  a  eu  un  commencement  fabuleux,  une 
prospérité  fabuleuse,  une  décadence  fabuleuse,  doit  être  quelqu 
chose  de  saisissant  et  à  part,  au  moral  et  au  physique. 

La  ville  de  Dieu,  la  ville  des  prêtres,  veux- je  dire.  Depuis  qu 
le  roi  y  est,  tout  change,  et  encore  ce  n'est  que  chez  les  libéraux. 
Les  noirs  sont  toujours  les  mêmes.  C'est  pour  cela  que  je  ne  compre- 
nais rien  à  ce  que  me  disait  A...,  et  je  regardais  toujours  ses 
affaires  comme  des  fables  ou  des  choses  tout  à  fait  à  part.  Tandis 
que  ce  n'était  que  comme  partout  à  Rome. 

Faut-il  que  je  sois  tombée  sur  cet  habitant  de  la  lune,  de  1 
vieille  lune,  de  la  vieille  Rome,  veux-je  dire,  un  neveu  de  cardinal 

Bah!  c'est  curieux  pour  moi  qui  aime  l'extraordinaire.  Ces 
original.  Non,  c'est  tout  de  même...  étrange,  Rome  et  les  Romain 

Au  lieu  de  m'étonner,  je  ferais  mieux  de  raconter  ce  que  je  sai 
de  Rome  et  des  Romains;  cela  étonnerait  bien  plus  que  mes  éton 
nements  et  mes  exclamations. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  159 

Vous  savez,  quand  Pietro,  il  y  a  six  ans  de  cela,  était  mourant, 
sa  mère  lui  faisait  manger  des  bandes  de  papier  sur  lesquelles  était 
écrit  ce  mot  répété  sans  fin  :  Maria,  Maria,  Maria.  C'était  pour 
que  la  Vierge  le  guérît.  C'est  peut-être  pour  cela  qu'il  a  été  amou- 
reux d'une  Marie...  très  terrestre  d'ailleurs.  On  lui  faisait,  en  outre, 
boire  de  l'eau  bénite  au  lieu  de  médecine. 

Mais  ça,  ce  n'est  rien  encore.  Peu  à  peu  je  me  souviendrai  de 
tout,  d'ailleurs,  et  on  y  trouvera  des  choses  bien  curieuses. 

Le  cardinal,  par  exemple,  n'est  pas  bon,  lui,  et  quand  on  lui  a 
dit  que  son  neveu  se  corrigeait  dans  un  monastère,  il  a  ri,  en  disant 
que  c'était  folie,  qu'un  homme  de  vingt-trois  ans  ne  devient  pas 
sage  au  bout  de  huit  jours  de  cloître,  et  que,  s'il  semble  converti, 
c'est  qu'il  a  besoin  d'argent. 

Vendredi  30  juin.  —  J'ai  pitié  des  vieillards,  surtout  depuis  que 
grand-papa  est  devenu  tout  à  fait  aveugle;  je  le  plains  tant! 

Aujourd'hui  j'ai  dû  le  conduire  par  l'escalier  et  lui  donner  à 
manger  moi-même.  Il  en  est  honteux,  à  cause  de  cette  espèce 
d'amour-propre  de  vouloir  toujours  paraître  jeune,  et  il  a  fallu  le 
faire  avec  tant  de  ménagement  !  Au  fait,  il  a  accepté  mes  services 
avec  reconnaissance,  car  je  les  avais  offerts  avec  une  brusque 
insistance  mêlée  de  tendresse,  à  laquelle  on  ne  peut  résister. 

Dimanche  2  juillet.  —  Ah!  quelle  chaleur!  Ah!  quel  ennui! 
J'ai  tort  de  dire  ennui;  on  ne  peut  pas  s'ennuyer  ayant  des  res- 
sources en  soi-même  comme  moi.  Je  ne  m'ennuie  pas,  car  je  lis, 
je  chante,  je  peins,  je  rêve,  mais  je  suis  inquiète  et  triste. 

Ma  pauvre  jeune  vie  va-t-elle  donc  se  passer  entre  la  salle  à 
manger  et  les  tracasseries  domestiques?  La  femme  vit  de  seize  à 
quarante  ans.  Je  tremble  à  la  pensée  de  pouvoir  perdre  un  mois 
de  ma  vie. 

Pourquoi  ai- je  donc  étudié,  tâché  de  savoir  plus  que  les  autres 
femmes,  me  piquant  de  savoir  toutes  les  sciences  qu'on  attribue 
aux  hommes  illustres  dans  leur  biographie? 

J'ai  des  notions  de  tout,  mais  je  n'ai  approfondi  que  l'histoire 
et  la  littérature,  la  physique,  pour  tout  lire,  tout  ce  qui  est  intéres- 


i6o  JOURNAL 

sant.  Il  est  vrai  que,  quand  je  m'y  mets,  je  trouve  tout  intéres- 
sant. Et  ça  me  donne  une  vraie  fièvre. 

Pourquoi  donc  avoir  étudié,  pensé?  Pourquoi  le  chant,  l'esprit, 
la  beauté?  pour  moisir,  pour  mourir  de  tristesse?  Ignorante, 
brute,  je  serais  peut-être  heureuse. 

Pas  une  âme  vivante  avec  qui  échanger  une  parole!  La  famille 
ne  suffit  pas  à  un  être  de  seize  ans,  à  un  être  comme  moi  surtout. 

Grand-papa  est  certes  un  homme  éclairé,  mais  vieux,  mais 
aveugle,  mais  agaçant  avec  son  domestique  Triphon  et  ses  plaintes 
éternelles   contre   le   dîner. 

Maman  a  beaucoup  d'esprit,  peu  d'instruction,  aucun  savoir- 
vivre,  pas  de  tact,  et  son  esprit  est  rouillé  et  moisi  à  force  de  ne 
jamais  parler  que  des  domestiques,  de  ma  santé  et  des  chiens. 

Ma  tante  est  un  peu  plus  polie,  elle  impose  même  à  qui  le 
connaît  peu. 

Ai-je  jamais  dit  leur  âge?  Sans  la  maladie,  ma  mère  sérail 
encore  superbe.  Ma  tante  a  quelques  années  de  moins  et  paraît 
l'aînée;  elle  n'est  pas  belle,  mais  grande  et  bien  faite. 

Lundi  3  juillet.  — ■  Amor1  descrescit  ubique  crescere  non  ftossit. 

«  L'amour  diminue  dès  qu'il  ne  peut  plus  augmenter.  » 

C'est  pour  cela  que,  dès  que  l'on  est  tout  à  fait  heureux,  on 
commence  imperceptiblement  à  moins  s'aimer  et  on  finit  par 
s'écarter  l'un  de  l'autre. 

Je  pars  demain.  Il  y  a  je  ne  sais  quel  regret  de  quitter  Nice 

Tous  ces  préparatifs  de  voyage  jettent  un  certain  froid  dans 
ma  résolution. 

J'ai  choisi  la  musique  que  je  dois  emporter,  quelques  livres  : 
l'Encyclopédie,  un  volume  de  Platon,  Dante,  Arioste,  Shakes 
peare,  puis  une  quantité  de  romans  anglais  de  Bulwer,  de  Collins 
et  de  Dickens. 

Je  dis  des  impertinences  à  ma  tante,  puis  je  suis  allée  sur  ma 
terrasse.  Je  restai  au  jardin  jusqu'au  crépuscule  qui  est  si  beau 
avec  la  mer,  l'infini  pour  fond,  et  ces  riches  plantes,  ces  arbres 
aux  larges  feuilles;  puis,  par  contraste,  les  bambous,  les  palmiers 

i.  Dans  Syrus  il  y  a  dolor.  J'ai  dit  amor,  car  on  peut  appliquer  la  maxime  à  l'ui 
et  à  l'autre. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  161 

La  fontaine,  la  grotte  avec  ses  gouttes  d'eau  qui  tombent  sans 
cesse  de  rocher  en  rocher  avant  de  tomber  dans  le  bassin;  tout 
alentour,  des  arbres  touffus  donnent  à  ce  coin  un  air  de  bien-être, 
de  mystère,  qui  rend  paresseux,  qui  fait  rêver. 

Pourquoi  l'eau  fait-elle  toujours  rêver? 

Je  restai  au  jardin,  et  regardai  un  vase  dans  lequel  pousse  un 
admirable  canna  rose,  en  pensant  comme  ma  robe  blanche  et 
ma  couronne  verte  devaient  faire  bien  dans  ce  délicieux  jardin. 

N'ai- je  donc  pas  d'autre  but  dans  la  vie  que  de  m' habiller 
avec  tant  d'art,  m'orner  de  feuillage  et  penser  à  l'effet? 

Franchement,  je  crois  que  si  on  me  lisait,  on  me  jugerait  ennu- 
yeuse. Je  suis  si  jeune  encore,  je  connais  si  peu  la  vie! 

Je  ne  puis  pas  parler  avec  cette  autorité  ou  cette  impudence 
propre  aux  écrivains  qui  ont  l'exorbitante  prétention  de  connaître 
les  hommes,  de  dicter  des  lois,  d'imposer  des  maximes. 

Ma  femme  de  chambre  vient  m' apporter  à  voir  un  corsage  pour 
demain;  cela  me  rappelle  que  demain  je  vais  partir. 

* 
*  * 

Je  rentrai  chez  moi,  suivie  de  tous  les  chiens;  je  tirai  la  boîte 
blanche  près  de  la  table.  Ah!  voilà  le  regret  principal!...  Mon 
journal...  c'est  la  moitié  de  moi-même.  Chaque  jour  j'avais  l'ha- 
bitude de  feuilleter  un  de  mes  cahiers,  soit  que  je  voulusse  me 
rappeler  Rome  ou  Nice,  ou  des  choses  plus  anciennes  encore! 

Il  faisait  trop  beau! 

Et  comme  exprès,  la  veille  de  mon  départ,  la  lune  se  montra 
brillante  et  pâle,  éclairant  toutes  les  beautés  de  ma  ville.  Ma? 
Sans  doute,  ma  villel  Je  suis  trop  peu  de  chose  pour  qu'on  vienne 
me  contester  cette  propriété. 

D'ailleurs  le  soleil  n'est-il  pas  également  à  tout  le  monde? 
J'entrai  au  salon;  les  rayons  de  la  lune  pénétraient  librement 
par  les  fenêtres  grandes  ouvertes  et  éclairaient  le  mur  en  stuc  blanc 
et  les  housses  blanches.  On  se  sent,  malgré  soi,  mélancolique  par 
une  nuit  d'été  comme  celle-là! 

Je  fis  deux  fois  le  tour  de  la  chambre,  il  me  manquait  quelque 
chose,  pourtant  je  n'étais  pas  malheureuse,  au  contraire.  Je  ne 

Journal  de  Marie  BashkirtsefE.  —  T.  I.  H 


i62  JOURNAL 

désirais  rien,  j'aurais  voulu  toujours  me  sentir  aussi  doucement, 
aussi  bien.  Mon  âme  se  dilatait  par  ce  sentiment  de  calme  bien- 
heureux, elle  semblait  vouloir  se  répandre  tout  autour  de  moi; 
je  m'assis  au  piano  et  laissai  errer  sur  les  touches  mes  doigts 
longs  et  blancs.  Mais  il  me  manquait  quelque  chose,  peut-êtn 
quelqu'un... 

Je  vais  en  Russie...  Comme  je  me  coucherais  volontiers  de  bonn* 
heure  à  la  veille  d'une  journée  si  impatiemment  attendue,  poui 
abréger  le  temps! 

Je  suis  attirée  vers  Rome.  Rome  est  une  ville  qu'on  ne  comprend 
pas  d'abord.  Dans  les  premiers  jours,  je  ne  voyais  à  Rome  que  le 
Pincio  et  le  Corso.  Je  ne  comprenais  pas  la  beauté  simple  et  toute 
de  souvenir  de  la  campagne  sans  arbres,  sans  maisons.  Rien 
qu'une  plaine  ondulée  comme  l'océan  en  tempête,  semée  çà  et  là 
de  troupeaux  de  moutons  gardés  par  des  bergers,  comme  ceux 
dont  parle  Virgile. 

Car  ce  n'est  que  notre  classe  dévergondée  qui  subit  mille  trans- 
formations, et  les  hommes  simples,  les  hommes  de  la  nature  ne 
changent  pas  et  se  ressemblent  dans  tous  les  pays. 

A  côté  de  cette  vaste  solitude  sillonnée  d'aqueducs,  dont  les 
lignes  droites,  coupant  l'horizon,  produisent  l'effet  le  plus  sai- 
sissant, on  voit  les  plus  beaux  monuments  de  la  barbarie  et  de  la 
civilisation  universelles.  Pourquoi  dire  barbarie?  C'est  que  nous 
autres,  pygmées  modernes,  dans  notre  petit  orgueil,  nous  nous 
croyons  plus  civilisés,  parce  que  nous  sommes  nés  les  derniers. 

Aucune  description  ne  peut  donner  une  idée  exacte  de  ces  pays 
gracieux  et  superbes,  de  ces  pays  du  soleil,  de  la  beauté,  de  l'esprit, 
du  génie,  des  arts;  de  ces  pays  tombés  si  bas  et  restés  si  longtemps 
par  terre,  qu'il  est  impossible  qu'ils  soient  déjà  en  train  de  se 
relever. 


On  a  beau  parler  de  gloire,  d'esprit,  de  beauté,  on  n'en  parle 
que  pour  parler  d'amour;  pour  faire  un  magnifique  cadre  à  ce 
tableau  toujours  le  même  et  toujours  nouveau. 

Laisser  mon  journal  ici,  voilà  une  vraie  peine. 

Ce  pauvre  journal  qui  contient  toutes  ces  aspirations  vers  li 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  163 

lumière,  tous  ces  élans  qui  seraient  estimés  comme  des  élans  d'un 
génie  emprisonné,  si  la  fin  était  couronnée  par  le  succès,  et  qui 
seront  regardés  comme  le  délire  vaniteux  d'une  créature  banale, 
si  je  moisis  éternellement! 

Me  marier  et  avoir  des  enfants!  Mais  chaque  blanchisseuse 
peut  en  faire  autant. 

A  moins  de  trouver  un  homme  civilisé  et  éclairé  ou  faible  et 
très  amoureux. 

Mais  qu'est-ce  que  je  veux?  Oh!  vous  le  savez  bien.  Je  veux  la 
gloire  ! 

Ce  n'est  pas  ce  journal  qui  me  la  donnera.  Ce  journal  ne  sera 
publié  qu'après  ma  mort,  car  j'y  suis  trop  nue  pour  me  montrer 
de  mon  vivant.  D'ailleurs,  il  ne  serait  que  le  complément  d'une 
vie  illustre. 

Une  vie  illustre!  Folie  produite  par  l'isolement,  les  lectures 
historiques  et  une  imagination  trop  vive!... 

Je  ne  connais  parfaitement  aucune  langue.  La  mienne  ne  m'est 
familière  que  dans  les  rapports  domestiques.  J'ai  quitté  la  Russie 
à  l'âge  de  dix  ans,  je  parle  bien  l'italien  et  l'anglais.  Je  pense  et 
j'écris  en  français  et  encore  je  crois  que  je  fais  des  fautes  d'ortho- 
graphe! Et  souvent  les  mots  me  manquent  et  je  trouve  avec  un 
dépit  à  nul  autre  pareil  ma  pensée  exprimée  par  un  écrivain  célèbre, 
avec  facilité  et  grâce! 

Écoutez  plutôt  :  «  Voyager  est,  quoi  qu'on  puisse  dire,  un  des 
plus  tristes  plaisirs  de  la  vie;  lorsque  vous  vous  trouvez  bien 
dans  quelque  ville  étrangère,  c'est  que  vous  commencez  à  vous  y 
faire  une  patrie.  » 

C'est  l'auteur  de  Corinne  qui  a  dit  cela.  Et  combien  de  fois 
me  suis- je  impatientée,  ma  plume  à  la  main,  ne  pouvant  me  faire 
comprendre  et  finissant  par  éclater  en  expressions  comme  celles- 
ci  :  Je  déteste  les  nouvelles  villes;  c'est  un  martyre  pour  moi,  les 
nouveaux  visages! 

Tout  le  monde  sent  donc  de  la  même  façon  ;  la  différence  n'existe 
que  dans  l'expression,  comme  tous  les  hommes  sont  faits  des  mêmes 
matériaux;  mais  combien  ils  diffèrent  par  les  traits,  la  taille,  le 
teint,  le  caractère! 

Vous  allez  voir  qu'un  de  ces  jours  je  lirai  quelque  chose  dans 


164  JOURNAL 

ce  genre,  mais  exprimé  avec  esprit,  avec  éloquence,  avec  charme. 

Que  suis-je?  Rien.  Que  veux- je  être?  Tout. 

Reposons  mon  esprit  fatigué  par  tous  ces  bonds  vers  l'infini. 
Revenons  à  A...,  et  encore  cela!  Un  enfant!  Un  misérable! 

Non!  ne  serait-ce  pas  plutôt  qu'il  ne  m'aime  pas  tout  à  fait? 

Il  m'aime  comme  je  l'aime.  Oh!  alors,  ça  ne  vaut  pas  la  peine 
d'en  parler...  Non.  Le  principal,  c'est  que  je  laisse  ici  mon  journal. 

Voilà  ce  cahier  terminé!  Arrivée  à  Paris,  j'en  commencerai 
un  autre  qui  me  suffira  sans  doute  pour  la  Russie. 

Personne  ne  fera  attention  à  un  cahier  à  la  douane. 

J'emporte  la  dernière  lettre  de  Pietro. 

Je  viens  de  la  relire.  Il  est  malheureux!  Aussi  pourquoi  n'a-t-il 
pas  plus  d'énergie  que  cela? 

J'en  parle  bien  à  mon  aise,  moi,  dans  ma  position  despotique- 
ment  exceptionnelle,  mais  lui?...  Et  ces  Romains!...  C'est  quelque 
chose  d'inouï. 

Pauvre  Pietro!  Ma  gloire  future  m'empêche  d'y  penser  sérieuse- 
ment. Il  semble  qu'elle  me  reproche  les  pensées  que  je  lui  consacre. 

Chère  divinité,  rassure-toi.  Pietro  n'est  qu'un  amusement, 
une  musique  pour  couvrir  les  lamentations  de  mon  âme.  Et  cependant 
je  me  reproche  d'y  penser,  puisqu'il  ne  me  sert  à  rien!  Il  ne  peut 
pas  même  être  le  premier  échelon  de  cet  escalier  divin  au  haut 
duquel  se  trouve  l'ambition  satisfaite. 

Grand  Hôtel.  —  Paris,   4  juillet. 
Amor,    ut   lacryma,    oculo    oritur   in   pectus    caait. 

Publius  Syrus. 

Mercredi,  5  juillet.  —  Hier  à  deux  heures,  j'ai  quitté  Nice  avec 
ma  tante  et  Amalia  (ma  femme  de  chambre).  Chocolat,  s'étant 
fait  mal  aux  pieds,  ne  nous  sera  envoyé  que  dans  deux  jours. 

Maman  pleure  depuis  trois  jours  ma  future  absence,  aussi  suis-je 
douce  et  tendre  avec  elle. 

Les  affections  des  maris,  des  amants,  des  amis,  des  enfants 
passent  et  viennent,  car  tous  ces  êtres  peuvent  être  deux  fois. 

Mais  il  n'y  a  qu'une  mère,  et  une  mère  est  la  seule  créature  à 
laquelle  on  peut  se  fier  entièrement,  dont  l'amour  est  désintéressé, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  165 

dévoué  et  éternel.  J'ai  senti  tout  cela  pour  la  première  fois  peut-être 
en  lui  disant  adieu.  Et  comme  j'ai  ri  des  amours  pour  H...,  L...,  et 
A...!  Et  comme  ils  m'ont  paru  peu  de  chose!  Rien. 

Grand-papa  s'est  ému  jusqu'aux  larmes.  D'ailleurs  il  y  a  tou- 
jours quelque  chose  de  solennel  dans  les  adieux  d'un  vieillard; 
il  me  bénit  et  me  donna  une  image  de  la  sainte  Vierge. 

Maman  et  Dina  nous  accompagnèrent  à  la  gare. 

Je  prenais,  comme  toujours,  mon  air  des  plus  joyeux  pour  partir; 
j'étais  très  affligée  cependant. 

Maman  ne  pleurait  pas,  mais  je  la  sentais  si  malheureuse,  que 
j'eus  comme  un  flot  de  regrets  de  partir  et  d'avoir  été  souvent  dure 
avec  elle.  «  Mais,  pensais-je,  en  la  regardant  par  la  fenêtre  de  notre 
wagon,  je  n'ai  pas  été  dure  par  méchanceté,  je  l'ai  été  par  douleur, 
par  désespoir;  et  à  présent,  je  pars  pour  changer  notre  vie.  » 

Quand  le  train  se  fut  mis  en  mouvement,  j 'ai  senti  que  mes  yeux 
étaient  pleins  de  larmes.  Et  j'ai  comparé  involontairement  ce 
départ  avec  mon  dernier  départ  de  Rome. 

Était-ce  que  mon  sentiment  fût  plus  faible  ou  que  je  ne  sentisse 
pas  que  je  laissais  derrière  moi  une  immense  douleur  comme  celle 
d'une  mère? 

Je  me  mis  aussitôt  à  lire  Corinne.  Cette  description  de  l'Italie  a 
un  charme  tout  particulier  pour  moi.  Et  avec  quel  bonheur  je 
revoyais  par  cette  lecture  Rome!...  ma  belle  Rome  avec  tous  ses 
trésors  ! 

J'avoue  tout  simplement  que  je  n'ai  pas  du  premier  abord 
compris  Rome.  Ma  plus  forte  impression  a  été  le  Colisée  et,  si  je 
savais  écrire  comme  je  pense,  j'aurais  dit  une  foule  de  pensées  bien 
belles  qui  me  sont  venues,  lorsque  j 'étais  debout  et  muette  dans  la 
loge  des  vestales,  en  face  de  celle  de  César. 

A  une  heure  et  demie,  nous  sommes  entrées  à  Paris  et,  il  faut  en 
convenir,  Paris  est,  sinon  la  plus  belle,  du  moins  la  plus  gracieuse, 
la  plus  spirituelle  des  villes. 

Paris  n'a-t-il  pas  aussi  son  histoire  de  grandeur,  de  décadence, 
de  révolution,  de  gloire  et  de  terreur?  Oh!  oui,  mais  tout  pâlit 
devant  Rome,  car  c'est  de  Rome  que  sont  nées  toutes  les  autres 
puissances. 

Rome  a  avalé  la  Grèce,  le  foyer  de  la  civilisation  des  arts,  des 


i66  JOURNAL 

héros,  des  poètes.  Tout  ce  qui  a  été  bâti,  sculpté,  pensé,  fait  depuis, 
est-ce  autre  chose  que  l'imitation  des  anciens? 

Chez  nous,  il  n'y  a  d'original  que  le  moyen  âge.  Oh!  pourquoi? 
Pourquoi  est-ce  que  le  monde  est  usé?  Est-ce  que  l'esprit  des 
hommes  a  déjà  donné  tout  ce  qu'il  pouvait  donner? 

Lundi  10  juillet.  —  On  a  beau  dire,  on  a  beau  faire  des  romans, 
la  puissance  et  l'éclat  (vils  biens  de  ce  monde)  font  comme  une 
auréole  à  ce  qu'on  aime  et  font  presque  aimer  ce  qu'on  n'aime  pas. 

Tant  il  est  vrai  que,  malgré  les  cris  de  tous  les  sensibilistes ,  il  est 
clairement  démontré  que  les  esprits  les  plus  forts  sont  sujets  à  se 
laisser  influencer  par  les  biens  apparents,  par  le  cadre. 

Mais,  mettons  cela  de  côté  et  prenons  la  chose  au  point  de  vue 
du  cœur. 

N'est-ce  pas  affreux  d'être  séparé  par  une  cause  absurde,  de 
souffrir  le  doute,  l'absence,  la  tristesse,  et  à  cause  de  l'argent?... 
Je  le  méprise,  l'argent,  mais  je  conviens  qu'il  est  nécessaire. 

Quand  on  est  heureux  physiquement,  on  a  l'esprit  et  le  cœur 
libres,  on  peut  alors  aimer  sans  calcul,  sans  arrière-pensée,  sans 
vilenie. 

Pourquoi  tant  de  femmes  ont-elles  aimé  des  rois? 

Parce  qu'un  roi  est  l'expression  de  la  puissance  et  que  la  femme 
aime  dominer,  mais  elle  a  besoin  de  s'appuyer  sur  quelque  chose 
de  fort,  comme  la  plante  frêle  et  délicate  s'appuie  contre  un  arbre. 

Voyez,  j'aime  A...  et  cet  amour  est  à  chaque  instant  secoué, 
tantôt  par  l'incertitude,  tantôt  par  la  crainte. 

A  chaque  instant  aplatie  par  l' amour-propre  blessé,  humiliée 
par  cette  dépendance  ignoble,  j'aurais  pu  l'aimer  beaucoup,  j'aurais 
pu  avoir  un  sentiment  égal,  fort,  durable,  et,  au  lieu  de  cela,  je  n'ai 
qu'une  espèce  de  tourment  qui  me  fait  dire  tantôt  oui,  tantôt  non; 
qui  me  rend  incertaine,  indécise,  mercenaire,  misérable. 

Non,  n'attribuez  pas  ma  conduite  à  d'affreux  calculs.  Je  n'aime 
pas  un  homme  parce  qu'il  est  riche,  mais  parce  qu'il  est  libre, 
franc  dans  tous  ses  mouvements.  Je  veux  la  richesse  pour  pouvoir 
ne  plus  y  songer,  ne  plus  être  soumise  à  cette  force  brutale,  mais 
incontestable,  mais  inévitable. 

J'ouvre  la  bouche  pour  parler  encore,  mais  tout  ce  que  je  pour- 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  167 

rais  dire  se  réduira  toujours  à  ceci  :  Le  parfait  bonheur  moral  ne 
peut  exister  que  lorsque  le  côté  matériel  est  satisfait  et  n'oblige 
pas  à  songer  à  soi  comme  un  estomac  vide. 

L'amour  au  dernier  point,  la  passion  l'emporte  sur  tout,  mais 
pour  un  instant  seulement,  et  comme  on  sent  après,  davantage, 
tout  ce  que  je  viens  de  dire!  Ce  que  je  dis,  je  ne  l'ai  pas  lu  dans  les 
livres,  je  ne  l'ai  pas  éprouvé,  mais  que  tous  ceux  qui  ont  vécu,  qui 
n'ont  plus  seize  ans  comme  moi,  mettent  de  côté  cette  fausse  honte 
qu'on  a  d'avouer  de  pareilles  choses,  et  qu'ils  l'avouent,  qu'ils 
disent  si  ce  que  je  tâche  de  prouver  n'est  pas  juste.  Si  quelqu'un 
se  contente  de  peu,  c'est  qu'il  ne  voit  pas  au-dessus  de  ce  qu'il  a. 

Jeudi  13  juillet.  —  Le  soir,  nous  allons  chez  la  comtesse  de  M... 
Elle  me  parle  mariage. 

—  Oh!  non,  dis-je,  je  ne  veux  pas;  je  veux  me  faire  chanteuse!... 
Voyez- vous,  chère  comtesse,  il  faut  faire  ceci  :  je  me  déguiserai  en 
fille  pauvre,  et  vous,  avec  ma  tante,  me  conduirez  chez  le  premier 
professeur  de  chant  de  Paris,  comme  une  petite  Italienne  que  vous 
protégez  et  qui  donne  des  espérances  pour  le  chant. 

—  Oh!  oh! 

—  Ainsi  donc,  continuai-je  tranquillement,  c'est  le  seul  moyen 
de  savoir  la  vérité  sur  ma  voix.  Et  j'ai  une  petite  robe  de  l'année 
dernière  qui  fera  un  effet!  dis-je  en  pinçant  et  en  allongeant  les 
lèvres. 

—  Au  fait,  mais  oui,  c'est  une  excellente  idée! 

* 
*  * 

Mon  père  télégraphie  qu'il  m'attend  avec  impatience.  L'oncle 
Etienne  télégraphie  qu'il  vient  me  prendre  à  la  frontière.  L'oncle 
Alexandre  télégraphie  qu'il  y  a  le  choléra  en  Russie;  mais  je  ne 
crains  rien,  je  ne  suis  pas  fataliste,  et  je  ne  crois  pas  que  tout  soit 
écrit  d'avance;  je  crois  fermement  que  rien  ne  se  fait  sans  la  volonté 
de  Dieu,  et  si  Dieu  veut  que  je  meure  à  présent,  rien  ne  pourra 
l'empêcher,  tandis  que  s'il  me  réserve  une  longue  vie,  aucune  épi- 
démie au  monde  ne  me  fera  aucun  mal. 

Ma  tante  me  prie  de  me  coucher,  car  il  est  une  heure. 


i68  JOURNAL 

—  Laissez-moi!  lui  dis-je,  si  vous  m'ennuyez,  je  deviendrai 
folle. 

Mon  Dieu!  quelle  idée  me  trouble  encore?  Paris!  Oui!  Paris!  le 
centre  de  l'esprit,  de  la  gloire!  de  tout!  Paris!  la  lumière  et  la 
vanité,  le  vertige! 

Mon  Dieu!  donnez-moi  la  vie  que  je  veux,  ou  faites  moi  mourir... 

Vendredi  14  juillet.  —  Depuis  le  matin,  je  prends  le  plus  grand 
soin  de  ma  personne  :  je  ne  tousse  pas  une  fois  de  trop,  je  ne  me 
remue  pas,  je  meurs  de  chaleur  et  de  soif,  mais  je  ne  bois  pas. 

A  une  heure  seulement,  je  prends  une  tasse  de  café  et  je  mange 
un  œuf,  si  salé  que  c'est  plutôt  du  sel  avec  un  œuf  qu'un  œuf  avec 
du  sel. 

J'ai  idée  que  le  sel  fait  du  bien  au  gosier. 

Je  mets  une  robe  de  batiste  grise  tout  unie,  un  fichu  de  dentelle 
noire  et  un  chapeau  marron.  Mais,  une  fois  habillée,  je  me  trouve 
si  bien,  que  je  voudrais  toujours  être  ainsi. 

Enfin,  nous  partons,  prenons  Mme  de  M...  et  arrivons  à  la 
porte  du  n°  37  de  la  Chaussée-d'Antin,  chez  M.  Wartel,  le  premier 
professeur  de  Paris. 

Mme  de  M...  a  été  chez  lui  et  lui  a  parlé  d'une  jeune  fille  qui  lui 
est  particulièrement  recommandée  d'Italie  —  les  parents  vou- 
draient savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  son  avenir  musical. 

M.  Wartel  a  dit  qu'il  l'attendrait  demain,  et  c'est  avec  grand- 
peine  qu'il  a  accordé  cette  audition  à  quatre  heures. 

Nous  arrivons  à  trois  heures.  On  nous  laisse  pénétrer  dans  une 
antichambre;  nous  voulons  aller  plus  loin,  mais  un  domestique 
nous  barre  le  passage  et  ne  nous  laisse  passer  que  lorsqu'on  lui  dit 
que  ce  sont  des  dames  que  M.  Wartel  attend. 

On  nous  fait  entrer  dans  un  petit  salon  attenant  à  celui  où  se 
tient  le  maître,  en  train  de  donner  une  leçon. 

—  C'est  pour  quatre  heures,  madame,  dit  un  jeune  homme  en 
entrant . 

—  Oui,  monsieur,  mais  vous  permettrez  que  cette  jeune  fille 
écoute. 

— ■  Sans  doute,  madame. 

Pendant  une  heure,  nous  écoutons  le  chant  de  la  femme  anglaise  : 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  169 

une  vilaine  voix,  mais  une  méthode!  Je  n'ai  jamais  entendu 
chanter  comme  cela. 

Et  je  me  souvins  avec  indignation  de  Faccioti,  de  Tosti,  de 
Creschi. 

Les  murs  du  salon  où  nous  nous  trouvons  sont  tout  couverts  des 
portraits  des  plus  grands  artistes  connus,  avec  les  dédicaces  les 
plus  affectueuses. 

Enfin,  quatre  heures  sonnent,  l'Anglaise  s'en  va.  Je  me  sens 
trembler  et  je  perds  mes  forces. 

Wartel  me  fait  un  signe  qui  veut  dire  :  Entrez  ! 

Je  ne  comprends  pas. 

— •  Entrez  donc,  mademoiselle,  fait-il,  entrez! 

J'entre,  suivie  de  mes  deux  protectrices,  que  je  prie  de  retourner 
dans  le  petit  salon,  car  elles  m'intimideraient  et,  en  réalité,  j'ai 
très  peur. 

Wartel  est  très  vieux,  mais  l'accompagnateur  est  assez 
jeune. 

—  Vous  lisez  la  musique? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Que  savez- vous  chanter? 

—  Rien,  mais  je  chanterai  une  gamme  ou  une  vocalise. 

—  Prenez  donc  une  vocalise,  monsieur  Chose!  Quelle  voix 
avez-vous?  soprano? 

—  Non,  monsieur;  contralto. 

—  Nous  verrons. 

Wartel,  qui  ne  se  lève  pas  de  son  fauteuil,  fait  signe  de  com- 
mencer. Et  j'attaquai  une  vocalise,  tremblante  d'abord,  enragée 
ensuite  et  contente  à  la  fin.  Car  je  ne  quittais  pas  des  yeux  la 
figure  longue,  longue,  longue,  du  maître.  C'est  surprenant. 

—  Eh  bien  !  dit-il,  c'est  plutôt  un  mezzo-soprano  que  vous  avez. 
C'est  une  voix  qui  monterait. 

— ■  Et  qu'en  dites-vous,  monsieur?  demandèrent  ces  dames  en 
entrant. 

—  Je  dis  qu'il  y  a  de  la  voix,  mais,  vous  savez,  il  faut  beaucoup 
travailler.  Cette  voix  est  toute  jeune,  elle  ne  fera  que  croître,  enfin 
elle  suivra  le  développement  de  mademoiselle.  Il  y  a  de  l'étoffe,  il 
y  a  de  l'organe,  il  faut  travailler. 


170  JOURNAL 

— ■  Alors  vous  croyez,  monsieur,  que  cela  vaut  la  peine? 
— •  Oui,  oui,  il  faut  travailler. 

—  Mais  la  voix  est  belle?  demanda  Mme  de  M... 

—  Ce  sera  une  belle  voix,  répondit  l'homme  de  sa  voix  tran- 
quille et  avec  son  air  indolent  et  réservé  ;  mais  il  faut  la  développer, 
la  poser,  la  travailler,  et  c'est  toute  une  affaire. 

Oh!  oui,  il  faut  travailler! 

—  J'ai  mal  chanté?  dis-je  enfin,  j'avais  si  peur! 

—  Ah!  mademoiselle,  il  faut  s'habituer,  il  faut  surmonter  cette 
peur,  elle  serait  très  mal  venue  sur  la  scène. 

Mais  j'étais  enchantée  de  ce  que  l'homme  avait  dit,  car  ce  qu'il 
a  dit,  c'est  énorme  pour  une  pauvre  fille  qui  ne  lui  donnera  aucun 
profit. 

Habituée  que  je  suis  aux  flatteries,  ce  ton  grave  et  judiciaire  me 
parut  froid,  mais  je  compris  de  suite  qu'il  était  content. 

Il  disait  :  «  Il  faut  travailler,  il  y  a  du  bon  »,  c'est  énorme  déjà 

Pendant  ce  temps,  l'accompagnateur  me  toisait,  m'examinait 
minutieusement  la  taille,  les  bras,  les  mains,  la  figure.  Je  baissais 
les  yeux  et  rougissais  en  priant  ces  dames  de  sortir. 

Wartel  était  assis,  moi  debout,  devant  son  fauteuil. 

—  Vous  avez  pris  des  leçons? 

—  Jamais,  monsieur;  dix  leçons  seulement,  c'est-à-dire. 

—  Oui;  enfin,  il  faut  travailler.  Vous  pouvez  chanter  une 
romance? 

—  Je  sais  une  chanson  napolitaine,  mais  je  n'en  ai  pas  la  musique. 

—  L'air  de  Mignonl  cria  ma  tante  de  l'autre  chambre. 

—  Fort  bien;  chantez  l'air  de  Mignon. 

Pendant  que  je  chantais,  la  figure  de  Wartel,  qui  n'exprimait 
d'abord  que  l'attention,  exprima  une  légère  surprise,  puis  de 
l'étonnement  et,  enfin,  il  se  laissa  aller  jusqu'à  remuer  la  tête  en 
mesure,  sourire  agréablement  et  chanter  lui-même. 

—  Hein!  fit  l'accompagnateur. 

—  Oui,  oui,  fit  le  maître  avec  la  tête. 
Je  chantais,  très  agitée. 

—  Tenez- vous  donc  en  place,  ne  remuez  pas,  respirez  ! 

— ■  Eh  bien!  monsieur?  avons-nous  demandé  toutes  les  trois 
ensemble. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  i7i 

—  Eh  bien!  c'est  bien.  —  Faites-lui  faire  un...  (Ah!  diable, 
j'oublie  le  mot  qu'il  a  dit.) 

L'accompagnateur  me  fit  faire  le...,  peu  importe  le  nom;  il  m'a 
ifait  parcourir  toutes  mes  notes. 

—  Jusqu'au  si  naturel,  dit-il  au  vieux. 

—  Oui,  c'est  un  mezzo-soprano  ;  d'ailleurs  c'est  beaucoup  plus 
(avantageux,  beaucoup  plus  avantageux  pour  la  scène. 

Je  restais  toujours  debout. 

— ■  Asseyez-vous,   mademoiselle,  me  dit  l'accompagnateur  en 
jm'examinant  de  la  tête  aux  pieds. 
Je  m'assis  sur  le  bord  du  canapé. 

—  Enfin,  mademoiselle,  dit  le  sévère  Wartel,  il  faut  travailler, 
rvous  arriverez. 

Il  me  dit  encore  plusieurs  choses  concernant  le  théâtre,  le  chant, 
Il 'étude,  tout  cela  de  son  air  impassible. 

—  Combien  de  temps  faut-il  pour  former  cette  voix?  demanda 
(Mme  de  M... 

— •  Vous  comprenez,  madame,  que  cela  dépend  de  l'élève,  il  y 
en  a  qui  devancent  le  temps,  celles  qui  ont  de  l'intelligence. 

—  Celle-là  en  a  plus  qu'il  n'en  faut. 

—  Ah!  tant  mieux!  Dans  ce  cas,  c'est  plus  facile. 
— .  Mais  enfin,  combien  de  temps? 

—  Pour  la  bien  former,  pour  la  finir,  trois  grandes  années... 
oui,  trois  grandes  années  de  travail,  trois  grandes  années! 

Je  me  taisais  et  méditais  une  vengeance  contre  le  perfide  accom- 
pagnateur avec  son  air  de  dire  :  «  Celle-là  est  bien  faite,  gentille, 
ce  sera  amusant!  » 

Après  quelques  phrases  encore  on  se  leva.  Wartel  resta  assis 
iet  me  tendit  la  main  avec  bonté.  Je  me  mordais  les  lèvres. 

—  Écoutez,  dis-je  à  la  porte,  rentrons  et  disons-lui  la  vérité. 
Ma  tante  a  tendu  sa  carte.  Nous  sommes  rentrées  en  riant  de 

|  grand  cœur.  Je  racontai  au  sévère  maestro  ma  farce. 

C'est  l'accompagnateur  qui  faisait  une  figure!  Je  ne  l'oublierai 
|  jamais.  J'étais  vengée. 

—  Si  vous  aviez  parlé  un  peu  plus,  dit  Wartel,  je  vous  aurais 
reconnue  pour  une  Russe. 

—  Je  le  sais  bien,  monsieur,  aussi  n'ai-je  pas  parlé. 


172  JOURNAL 

Ces  dames  lui  expliquèrent  mon  désir  de  savoir  la  vérité  de  son 
illustre  bouche. 

—  C'est  comme  je  vous  l'ai  dit,  mesdames,  il  y  a  de  la  von 
il  faut  avoir  du  talent. 

—  J'en  aurai,  monsieur,  j'en  ai;  vous  verrez  d'ailleurs. 
J'étais  si  contente  que  j'ai  consenti  à  aller  à  pied  jusqu'ai 

Grand  Hôtel. 

—  C'est  égal,  ma  chère,  dit  la  comtesse,  j'ai  de  l'autre  chambre 
observé  la  figure  du  maître,  et  quand  vous  avez  chanté  Mignon 
il  a  été  très  étonné,  n'est-ce  pas,  madame?  Il  a  chantonné  lui- 
même,  et  de  la  part  d'un  homme  comme  lui!  Et  pour  une  petite 
Italienne  qu'il  était  là  à  juger  avec  toute  la  sévérité  possible!. 

Nous  avons  dîné  ensemble;  j'étais  contente,  et  je  me  suis  montré 
comme  je  suis  avec  toutes  mes  originalités,  mes  fantaisies  toute 
mes  ambitions,  toutes  mes  espérances. 

Après  dîner,  nous  sommes  restés  longtemps  sur  le  perron 
jouir  de  la  fraîcheur  de  l'air  et  de  la  vue  des  innombrables  voya 
geurs  qui  passent  et  repassent  par  la  cour. 

Je  dois  étudier  avec  Wartel.  Et  Rome? 

On  y  songera... 

Il  est  tard,  je  dirai  cela  demain. 

Dimanche,  16  juillet.  —  Quand  je  pense  au  bonheur  de  Mlle  K.. 
princesse  de  S...,  tous  les  mauvais  instincts  se  réveillent  en  mo 
c'est-à-dire  l'envie! 

Cette  fille,  si  misérable  à  Nice,  si  commune  avec  ses  joues 
rouges  et  son  gros  nez  moldave! 

Elle  est  belle,  mais  c'est  une  beauté  que  je  voudrais  avoir 
pour  femme  suivante,  habillée  d'un  costume  bizarre,  une  femme 
pour  me  chausser  et  pour  me  rafraîchir  avec  un  grand  éventail. 
Et  la  voilà  reine,  et  reine  dans  un  moment  de  trouble,  c'est-à-dire 
dans  un  moment  inappréciable  pour  les  ambitieuses.  Certes,  sa 
place  est  marquée  dans  l'histoire. 

Et  moi!!! 

Mardi  18  juillet.  —  C'est  aujourd'hui  que  j'ai  vu  des  choses  1 
extraordinaires.  Nous  sommes  allées  chez  le  célèbre  somnambu 
Alexis. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  173 

Il  ne  donne  presque  plus  d'autres  consultations  que  des  consul- 
tations pour  la  santé. 

On  nous  a  fait  entrer  dans  une  chambre  demi-éclairée,  et  comme 
Mme  de  M...  avait  dit  :  «  Nous  ne  sommes  pas  pour  la  santé  », 
le  médecin  sortit,  nous  laissant  seules  avec  l'homme  endormi. 

Un  homme,  cela  m'a  rendue  incrédule  et  surtout  l'absence  de 
:  tout  charlatanisme  extérieur. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  santé,  a  dit  Mme  de  M...  en  mettant  ma 
I  main  dans  celle  d'Alexis. 

—  Ah!  dit-il  avec  les  yeux  à  moitié  fermés  et  vitreux  comme 
I  ceux  d'un  mort.  En  attendant  autre  chose,  votre  petite  amie 

est  bien  malade. 

—  Oh!  fis- je  effrayée,  et  j'allais  lui  dire  de  ne  pas  parler  de  ma 
I  maladie,  craignant  d'entendre  des  horreurs.  Mais,  avant  que  j 'eusse 
|  le  temps,  il  me  détailla  mon  mal,  qui  est  une  laryngite,  quelque 
;  chose  de  chronique;  —  une  laryngite,  mais  j'ai  des  poumons  très 
|  forts,  c'est  ce  qui  m'a  sauvée. 

—  L'organe  était  superbe,  dit  Alexis  avec  compassion  ;  à  présent 
il  est  usé;  il  faut  vous  soigner. 

Il  fallait  écrire,  je  ne  me  rappelle  pas  toutes  ces  histoires  de 
!  bronches,  de  larynx;  pour  cela  j'y  retournerai  demain. 

—  Je  viens,  monsieur,  lui  dis-je,  vous  consulter  sur  cette  personne. 
Et  je  lui  remis  une  enveloppe  cachetée  avec  la  photographie 

|  du  cardinal. 

Mais  avant  de  dire  ici  toutes  ces  choses  extraordinaires,  conve- 
|  nons  ensemble  que  je  n'avais  rien  dans  mon  aspect  qui  pût  dénoncer 
!  que  je  m'occupe  d'un  cardinal.  Je  n'en  avais  dit  mot  à  personne. 
!  Et  d'ailleurs,  quelle  probabilité  qu'une  jeune  Russe,  élégante, 
|  aille  chez  un  somnambule  pour  parler  du  pape,  du  cardinal,  du 
I  diable? 

Alexis  se  tenait  le  front,  et  cherchait;  moi,  je  m'impatientais. 

—  Je  le  vois,  dit-il  enfin. 

—  Où  est-il? 

—  Dans  une  grande  ville,  en  Italie;  il  est  dans  un  palais; 
entouré  de  beaucoup  de  monde;  c'est  un  homme  jeune...  Non!  c'est 
sa  figure  expressive  qui  me  trompe.  Il  a  des  cheveux  gris...  il  est 
en  uniforme...  il  a  passé  soixante  ans. 


174  JOURNAL 


Moi  qui  arrachais  les  mots  de  sa  bouche  avec  une  avidité  crois- 
sante, je  fus  refroidie. 

—  Quel  uniforme?  demandai-je,  c'est  singulier...  il  n'est  pas 
militaire. 

—  Non,  pour  sûr! 

—  Non,  mais  alors,  quel  est  cet  uniforme? 

—  Étrange;  pas  de  notre  pays...  c'est... 

—  C'est?... 

—  C'est  un  habit  d'ecclésiastique...  Attendez...  Il  occupe  un 
rang' très  élevé,  il  domine  les  autres,  c'est  un  évêque...  non!  c'est 
un  cardinal. 

Je  fis  un  soubresaut  et  lançai  mes  mules  à  l'autre  bout  de  la 
chambre.  Mme  de  M...  se  tordait  de  rire  en  voyant  mon  excitation 

—  Un  cardinal?  répétai-je. 

—  Oui. 

—  Quelle  est  sa  pensée? 

—  Il  pense  à  une  très  grave  affaire,  il  est  fort  occupé  ! 
La  lenteur  d'Alexis  et  la  difficulté  qu'il  semblait  avoir  à  pro 

noncer  les  paroles  me  rendaient  nerveuse. 

—  Allez,  voyez  bien  avec  qui  il  est?  que  dit-il? 

—  Il  est  avec  deux  jeunes  gens...  militaires,  deux  jeunes  gen 
qu'il  voit  souvent,  qui  sont  du  palais. 

J'ai  toujours  vu  dans  les  audiences  du  samedi  deux  militaire 
assez  jeunes  qui  se  trouvaient  parmi  la  suite  du  pape. 

—  Il  leur  parle,  continua  Alexis,  il  leur  parle  une  langue  étran- 
gère... italien! 

—  Italien? 

—  Ah!  mais  il  est  très  instruit,  ce  cardinal,  il  sait  presque 
toutes  les  langues  d'Europe... 

—  Le  voyez- vous  en  ce  moment? 

—  Oui,  oui.  Ceux  qui  sont  autour  de  lui  sont  aussi  des  ecclé- 
siastiques. Un  d'eux,  très  grand,  maigre,  à  lunettes,  s'approche 
et  lui  parle  bas;  il  regarde  de  très  près...  il  est  obligé  d'approcher 
l'objet  tout  près  de  ses  yeux  pour  voir... 

Ah!  bigre,  c'est  le  portrait  de  celui  dont  j'oublie  toujours  le 
nom,  mais  il  est  très  connu  à  Rome,  c'est  lui  qui  a  parlé  de  moi  au 
dîner  de  la  villa  Mattei. 


DE   MARIE  BASHKIRTSEFF  175 

—  De  quoi  est  occupé  ce  cardinal?  demandai-je,  que  vient-il 
de  faire,  qui  a-t-il  vu  dernièrement? 

—  Hier!...  hier  il  y  a  eu  une  grande  réunion  chez  lui...  des  gens 
d'Église...  tous!  oui,  on  a  agité  un  sujet  grave,  très  grave,  hier 
lundi.  Il  est  très  inquiet,  car  il  est  question  de... 

—  De  quoi? 

—  On  a  parlé,  on  travaille,  on  veut... 

—  Quoi?   Voyez! 

—  On  veut  le  faire...  pape! 

—  Oh!  oh! 

Le  ton  avec  lequel  c'a  été  dit,  l'étonnement  du  somnambule 
et  les  paroles  par  elles-mêmes  me  donnèrent  comme  une  commotion 
électrique;  je  n'avais  plus  rien  aux  pieds.  J'ôtai  mon  chapeau, 
dérangeant  mes  boucles,  détachant  les  épingles  et  les  lançant  au 
milieu  de  la  chambre. 

—  Pape!  m'écriai-je. 

—  Oui,  pape,  répéta  Alexis,  mais  il  y  a  de  grandes  difficultés... 
Il  n'est  pas  celui  qui  a  le  plus  de  chances. 

—  Mais  il  sera  pape? 

—  Je  ne  lis  pas  dans  l'avenir. 

—  Mais  si,  monsieur,  essayez,  vous  pouvez...  Allons! 

—  Non,  non,  je  ne  vois  pas  l'avenir!  je  ne  le  vois  pas! 

—  Mais  qui  est  ce  cardinal,  comment  est  son  nom?  Ne  le 
pouvez-vous  pas  voir  par  ce  qui  l'entoure,  par  ce  qu'on  lui  dit?... 

—  A...  attendez.  Ah!  dit-il,  c'est  que  son  image  que  je  tiens  ici 
est  bien  dépourvue  de  la  vitalité,  et  vous  vous  agitez  tant,  que  vous 
me  fatiguez  horriblement;  vos  nerfs  donnent  des  secousses  aux 
miens;  soyez  plus  calme. 

—  Oui,  mais  vous  dites  des  choses  qui  me  font  sauter.  Voyons, 
le  nom  de  ce  cardinal? 

Et  il  se  mit  à  se  presser  la  tête,  à  flairer  l'enveloppe  (qui  est  grise 
et  double,  très  épaisse). 

—  A...! 

Je  n'avais  plus  rien  à  ôter  ;  je  me  suis  renversée  dans  mon  fauteuil. 

—  Pense-t-il  à  moi? 

—  Peu...  et  mal.  Il  est  contre  vous.  Il  y  a  je  ne  sais  quel  mécon- 
tentement... des  motifs  politiques... 


176  JOURNAL 

—  Des  motifs  politiques? 

—  Oui. 

—  Mais  il  sera  pape? 

—  Je  ne  le  sais  pas.  Le  parti  français  va  être  détruit,  c'est-à 
dire  que  le  fiaftabile  français  a  si  peu  de  chance,  oh  !  mais  il  n'en 
presque  pas...  que  son  parti  va  se  réunir  au  parti  Antonelli  ou 
l'autre  Italien. 

—  Auquel  des  deux?  Lequel  triomphera? 

—  Je  ne  pourrai  le  dire  que  quand  ils  seront  en  train,  mais 
beaucoup  de  monde  est  contre  A...,  c'est  l'autre... 

—  Et  ils  seront  bientôt  en  train? 

—  On  ne  peut  pas  le  savoir.  Il  y  a  le  pape,  on  ne  peut  pas  tuei 
le  pape!  il  faut  que  le  pape  vive... 

—  Et  Antonelli  vivra  longtemps? 
Alexis  secoua  la  tête. 

—  Il  est  donc  bien  malade? 

—  Oh!  oui. 

—  Qu'a-t-il? 

—  Il  a  mal  aux  jambes,  il  a  la  goutte,  et  hier...  non,  avant-hiei 
il  a  eu  un  terrible  accès.  Il  a  la  décomposition  du  sang,  je  ne 
peux  pas  dire  cela  à  une  dame... 

—  Et  c'est  inutile. 

—  Ne  vous  agitez  pas,  dit-il.  Vous  me  fatiguez.  Pensez  douce- 
ment, je  ne  peux  pas  vous  suivre... 

Sa  main  tremblait  et  faisait  tout  trembler  en  moi  je  la  lâchai 
et  devins  calme. 

—  Prenez  cela,  lui  dis- je,  lui  donnant  la  lettre  de  Pietro  cacheté( 
dans  une  enveloppe  exactement  semblable  à  l'autre. 

Il  la  prit,  et,  comme  l'autre,  la  pressa  contre  son  cœur  et  soi 
front. 

—  Tiens,  fit-il,  celui-là  est  plus  jeune,  il  est  très  jeune.  Cette 
lettre  est  écrite  depuis  quelque  temps  déjà;  elle  a  été  écrite  à  Rome 
et,  depuis,  cette  personne  s'est  déplacée...  Elle  est  toujours  en 
Italie...  mais  ce  n'est  pas  à  Rome...  Il  y  a  la  mer...  Cet  homme  est 
à  la  campagne...  en  pleine  campagne.  Oh!  certainement  il  s'esl 
déplacé  depuis  hier,  depuis  vingt-quatre  heures  seulement,  pc 
davantage...  Mais  cet  homme  est  quelque  chose  au  pape,  je  le  vois 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  177 

derrière  le  pape...  Il  est  lié  à  A...,  il  a  un  lien  de  parenté  proche 
avec  lui... 

—  Mais  quel  est  son  caractère,  quelles  sont  ses  inclinations,  ses 
pensées? 

—  C'est  un  caractère  étrange...  renfermé,  sombre,  ambitieux... 
Il  pense  à  vous  constamment...  maisdl  pense  surtout  à  arriver  à 
son  but...  Il  est  ambitieux. 

—  Il  m'aime? 

—  Beaucoup;  mais  c'est  une  nature  étrange,  malheureuse. 
Il  est  ambitieux. 

—  Mais  alors  il  ne  m'aime  pas? 

—  Si!  il  vous  aime,  mais,  chez  lui,  l'amour  et  l'ambition  mar- 
chent ensemble.  77  a  besoin  de  vous.  • 

—  Décrivez-le-moi  davantage  au  moral. 

—  Il  est  le  contraire  de  vous,  dit  Alexis  en  souriant,  bien  que 
tout  aussi  nerveux. 

—  Voit-il  le  cardinal? 

—  Non,  ils  sont  mal  ensemble;  le  cardinal  est  contre  lui  depuis 
longtemps  déjà  par  des  motifs  politiques. 

Je  me  souviens  toujours  de  ce  que  me  disait  Pietro;  «  Mon 
oncle  ne  serait  pas  fâché  contre  le  Caccia-Club  et  le  volontariat; 
qu'est-ce  que  ça  lui  fait,  à  lui?  Mais  c'est  à  cause  de  la  politique.  » 

—  Mais  il  est  son  proche  parent,  continua  Alexis.  Le  cardinal 
est  mécontent  de  lui. 

—  Dernièrement,  ne  se  sont-ils  pas  vus? 

—  Attendez  !  Vous  pensez  à  trop  de  choses,  ce  sont  des  questions 
difficiles,  je  confonds  ce  billet  avec  l' autre \  Ils  étaient  dans  la 
même  enveloppe! 

C'est  que  c'est  vrai  :  hier,  ils  étaient  dans  la  même  enveloppe. 

—  Voyez,  monsieur,  tâchez  de  voir. 

—  Je  vois!  Ils  se  sont  vus  il  y  a  deux  jours,  mais  ils  n'étaient 
pas  seuls...  je  le  vois  avec  une  dame. 

—  Jeune? 

—  Agée,  sa  mère. 

—  De  quoi  ont-ils  parlé? 

—  De  rien  clairement;  on  était  embarrassé.  On  a  dit  quelques 
mots  vagues,  presque  rien  sur  ce  mariage. 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  *2 


178  JOURNAL 

—  Quel  mariage? 

—  Avec  vous. 

—  Qui  en  a  parlé? 

—  Eux.  Antonelli  ne  parle  pas,  il  laisse  dire,  lui...  Il  est  contre 
ce  mariage,  surtout  dès  le  commencement.  A  présent  il  le  regarde 
mieux,  et  supporte  un  peu  mieux  cette  idée. 

—  Mais  quelles  sont  les  idées  du  jeune? 

—  Des  idées  arrêtées;  il  veut  vous  épouser...  mais  Antonelli  ne  le 
veut  pas.  Depuis  fort  peu  de  temps  il  vous  est  toutefois  moins  hostile. 

Mme  de  M...  me  gênait  beaucoup,  mais  j'ai  continué  bravement, 
bien  que  toute  mon  humeur  joyeuse  fût  tombée  aussi  bas  que 
possible. 

—  Si  cet  homme  ne  pense  qu'à  son  but,  il  ne  pense  donc  pas  à  moi? 

—  Oh!  si,  je  vous  l'ai  dit,  chez  lui  vous  faites  avec  son  ambition 
une  seule  et  même  chose. 

—  Alors  il  m'aime? 

—  Oh!  beaucoup. 

—  Depuis  quand? 

—  Vous  êtes  trop  agitée,  vous  me  fatiguez  et  vous  me  fait 
des  questions  trop  difficiles...  je  ne  vois  pas. 

—  Mais  si...  tâchez! 

—  Je  ne  vois  pas...  Depuis  longtemps?  non,  je  ne  vois  pas  cela. 

—  Qu'est-ce  qu'il  est  à  A...? 

—  Un  proche  parent... 

— ■  Et  A...  a-t-il  des  desseins  sur  ce  jeune  homme? 
— ■  Oh!  oui,  mais  ils  sont  divisés  par  la  politique;  cependant 

cela  va  mieux  à  présent. 

—  Vous  dites  qu'A...  est  contre  moi? 

—  Beaucoup.  Il  ne  veut  pas  ce  mariage  à  cause  de  la  religion... 
Mais  il  commence  à  s'adoucir...  Oh!  très  peu...  Tout  cela  dépend 
de  la  politique...  Je  vous  dis  qu'A...  et  ce  jeune  homme  étaient 
tout  à  fait  divisés  il  y  a  quelque  temps,  A...  était  carrément  contre 
lui. 


Eh  bien  !  que  dites- vous  de  cela,  vous  qui  traitez  ces  choses-là 
de  charlatanisme?  Si  c'est  du  charlatanisme,  il  produit  des  effet 


- 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  179 

merveilleux.  J'ai  transcrit  exactement;  j'ai  peut-être  omis  quelque 
chose,  mais  je  n'ai  rien  ajouté.  Voyons,  n'est-ce  pas  surprenant? 
n'est-ce  pas  étrange? 

Ma  tante  fit  l'incrédule,  car  elle  était  furieuse  contre  le  cardinal; 
elle  commença  une  série  de  phrases  contre  Alexis,  sans  but  ni 
raison,  qui  m'agaçaient  terriblement,  car  je  savais  bien  qu'elle 
n'en  pensait  pas  un  mot. 

Autant  j'étais  haute  hier,  autant  je  suis  basse  aujourd'hui. 

Samedi  22  juillet.  —  I...,  ne  me  voyant  pas  arriver  en  Russie, 
télégraphie  à  maman,  qui  m'écrit  que  lui  et  L...  sont  mes  vrais 
fidèles.  Oui,  c'est  vrai.  Je  ne  pense  plus  à  Pietro,  il  est  indigne,  et, 
grâce  à  Dieu,  je  ne  l'aime  pas. 

Jusqu'à  avant-hier,  tous  les  soirs  je  demandais  à  Dieu  de  me  le 
conserver  et  de  me  faire  triompher.  Je  n'en  parle  plus  à  Dieu. 
Mais  Dieu  sait  que  je  veux  m'en  venger,  tout  en  n'osant  pas  le 
demander.  La  vengeance  n'est  pas  un  sentiment  chrétien,  mais 
noble;  laissons  aux  vilains  l'oubli  des  injures.  D'ailleurs  on  ne  les 
oublie  que  quand  on  ne  peut  pas  faire  autrement. 

Dimanche  23  juillet.  —  Rome...  Paris...  La  scène,  le  chant...  la 
peinture  ! 

Non,  non.  La  Russie  avant  tout!  C'est  le  fondement  de  tout. 
Hé!  puisque  je  pose  en  sage,  agissons  convenablement.  Ne  nous 
laissons  pas  égarer  par  les  feux  follets  de  l'imagination. 

La  Russie  avant  tout  !  que  Dieu  m'aide  seulement. 

J'ai  écrit  à  maman.  Me  voilà  hors  de  l'amour,  et  jusqu'aux 
oreilles  dans  les  affaires.  Oh!  que  Dieu  m'aide  seulement,  et  tout 
ira  bien. 

Que  la  Vierge  Marie  prie  pour  moi  ! 

Jeudi  27  juillet.  —  Enfin,  hier  à  sept  heures  du  matin  nous  avons 
quitté  Paris. 

Pendant  le  voyage,  je  me  suis  amusée  à  donner  une  leçon  d'his- 
toire à  Chocolat,  et  ce  brigand,  grâce  à  moi,  a  une  idée  des  anciens 
Grecs,  de  Rome  gouvernée  par  des  rois,  puis  en  république  et 
enfin  en  empire,  comme  la  France;  et  de  l'histoire  de  France  à 
partir  du  roi  auquel  on  a  coupé  le  cou. 


i8o  JOURNAL 

Je  lui  ai  expliqué  les  différents  partis  qui  existent  à  présent,  et 
Chocolat  est  au  courant  de  tout;  il  sait  même  ce  que  c'est  qu'un 
député.  Je  racontais  et  je  le  questionnais  ensuite. 

Et  quand  j'eus  fini,  je  lui  demandai  à  quel  parti  il  appartenait. 
Ce  brigand  me  répondit  : 

—  Je  suis  bonapartiste! 

Voici  comment  il  résume  ce  que  je  lui  ai  appris  :  «  Le  dernier  roi 
était  Louis  XVI,  qui  était  très  bon,  mais  les  républicains,  qui  sont 
des  gens  qui  ne  cherchent  qu'à  avoir  de  l'argent  et  des  honneurs, 
lui  ont  coupé  le  cou,  et  à  sa  femme  Marie-Antoinette  aussi,  et  ils 
ont  fait  une  république.  Alors  la  France  était  très  misérable,  et 
il  est  né  en  Corse  un  homme  qui  était  Napoléon  Bonaparte  et  q 
avait  tant  d'esprit  et  de  courage  qu'on  l'a  fait  colonel,  puis  général 
Alors  il  a  conquis  tout  le  monde,  et  les  Français  l'aimaient  beau 
coup.  Mais,  étant  allé  en  Russie,  il  a  oublié  de  prendre  des  pelisse 
pour  ses  soldats,  et  ils  étaient  très  malheureux  à  cause  du  froid 
et  les  Russes  ont  brûlé  Moscou.  Alors  Napoléon,  qui  était  déj 
empereur,  est  revenu  en  France.  Mais,  comme  il  était  malheureux 
les  Français,  qui  n'aiment  que  ceux  qui  ont  de  la  chance,  ne  l'on 
plus  aimé,  et  tous  les  autres  rois,  pour  se  venger,  lui  ont  ordonn 
d'abdiquer.  Alors  il  est  allé  à  l'île  d'Elbe,  puis  il  est  revenu  pour 
cent  jours  à  Paris,  et  enfin  on  lui  a  couru  après.  Alors  il  a  vu  u 
vaisseau  anglais  et  il  a  prié  qu'on  le  sauve,  et,  quand  il  a  mont 
dessus,  on  l'a  fait  prisonnier  et  on  l'a  conduit  à  l'île  de  Sainte 
Hélène,  où  il  est  mort.  » 

Je  vous  assure  que  Chocolat  a  dit  bien  du  vrai. 


* 
*  * 


Enfin,  ce  matin,  nous  sommes  entrées  à  Berlin. 

Et  cette  ville  m'a  fait  une  impression  singulièrement  agréable; 
les  maisons  sont  fort  belles. 

Je  ne  sais  pas  écrire  un  mot  aujourd'hui.  C'est  énervant. 

«  Deux  sentiments  sont  communs  aux  natures  altières  ou  affec- 
tueuses, celui  de  l'extrême  susceptibilité  de  l'opinion,  et  de  l'extrême 
amertume  quand  cette  opinion  est  injuste.  » 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  181 

Vendredi  28  juillet.  —  Berlin  me  rappelle  Florence.  Attendez! 
Il  me  rappelle  Florence  parce  que  j'y  suis  avec  ma  tante,  comme 
à  Florence,  et  j'y  mène  la  même  vie. 

Avant  tout,  nous  avons  visité  le  musée.  Je  ne  m'attendais  à 
rien  de  pareil  en  Prusse,  soit  par  ignorance,  soit  par  prévention. 
Comme  toujours,  ce  furent  les  statues  qui  me  retinrent  le  plus 
longtemps,  et  il  me  semble  que  j'ai  un  sens  de  plus  que  les  autres 
hommes,  une  faculté  spécialement  destinée  à  la  compréhension 
des  statues. 

Il  y  a  dans  la  grande  salle  une  statue  que  j'ai  prise  pour  une 
Atalante,  à  cause  d'une  paire  de  sandales  qui  semble  là  indiquer 
le  sens  principal;  mais  l'inscription  porte  le  nom  de  Psyché.  C'est 
égal,  Psyché  ou  Atalante,  c'est  une  remarquable  figure  comme 
beauté  et  naturel. 

Après  les  plâtres  grecs,  nous  avons  passé  plus  loin.  J'avais  déjà 
les  yeux  et  l'intelligence  fatigués,  et  je  ne  reconnus  la  partie  égyp- 
tienne qu'à  ces  lignes  pressées  et  fuyantes  qui  rappellent  les  cercles 
produits  dans  l'eau  par  la  chute  d'un  objet. 

Rien  de  plus  terrible  que  d'être  avec  quelqu'un  qui  s'ennuie  de 
ce  qui  nous  amuse.  Ma  tante  se  pressait,  s'ennuyait,  grognait.  Il 
est  vrai  que  nous  avions  marché  deux  heures. 

Ce  qui  est  très  intéressant,  c'est  le  musée  historique  des  minia- 
tures, des  statues,  et  puis  les  anciennes  gravures  et  les  portraits 
miniatures.  J'adore  cela.  J'adore  ces  portraits  et,  en  les  regardant,  ma 
fantaisie  fait  des  voyages  incroyables,  se  transporte  à  toutes  les  épo- 
ques, invente  des  caractères,  des  aventures,  des  drames...  Mais  assez. 
Puis  les  tableaux. 

Nous  sommes  arrivés  au  moment  marqué  pour  la  perfection  de 
I  la  peinture,  l'idéal  de  l'art. 

On  a  commencé  par  des  lignes  dures,  des  couleurs  trop  vives  et 
1  pas  liées  entre  elles,  et  l'on  est  arrivé  à  une  mollesse  qui  frise  la 
|  confusion.  Il  n'y  a  pas  encore  eu,  quoi  qu'on  dise  et  écrive,  il  n'y  a 
j  pas  encore  eu  de  copie  fidèle  de  la  nature. 

Il  faut  fermer  les  yeux  sur  tout  ce  qui  a  été  fait  entre  le  genre 
j  primitif  et  le  genre  moderne1,  et  ne  considérer  que  ces  deux. 

1.  Par  moderne,  j'entends  ici  Raphaël,  Titien  et  les  autres  grands  maîtres. 


182  JOURNAL 

La  dureté,  les  couleurs  aveuglantes,  les  lignes  rudement  tracées, 
voilà  pour  le  premier. 

Le  moelleux,  les  couleurs  si  liées  entre  elles  qu'elles  perdent 
beaucoup  de  relief,  peu  de  lignes,  voilà  pour  le  second. 

A  présent,  il  faudrait,  pour  ainsi  dire,  prendre  avec  le  bout  du 
pinceau  les  couleurs  trop  vives  des  tableaux  anciens  et  les  trans- 
porter sur  les  fadeurs  modernes.  Alors  on  aurait  la  perfection. 

Il  y  a  encore  le  genre  tout  à  fait  nouveau  qui  consiste  à  peindre 
par  taches.  C'est  une  grave  erreur,  bien  qu'avec  son  aide  on 
obtienne  quelque  effet. 

Dans  les  nouveaux  tableaux,  les  objets  positifs,  tels  que  les 
meubles  et  les  maisons  ou  églises,  ne  sont  pas  compris.  On  dédaigne 
la  précision  des  décors  et  on  produit  une  espèce  de  dépravation  des 
lignes,  on  estompe  trop  (on  peut  estomper  sans  faire  l'usage  de 
l'estompe)  ;  ce  qui  fait  que  les  figures  contrastent  peu  et  semblent 
aussi  mortes  que  les  objets  qui  les  entourent,  car  ces  objets  n'ont 
pas  assez  de  précision  et  semblent  ne  pas  être  complètement  assis 
et  immobiles. 

Alors,  ma  fille,  puisque  tu  comprends  si  bien  ce  qu'il  faut  pour 
faire  de  la  perfection?...  Soyez  tranquille,  je  travaillerai  et,  ce  qui 
est  mieux,  je  réussirai! 

Je  suis  rentrée  extrêmement  fatiguée,  après  avoir  acheté  trente- 
deux  volumes  anglais,  en  partie  traduits  des  premiers  écrivains 
allemands. 

—  Déjà  ici  une  bibliothèque!  s'est  écriée  ma  tante  épou- 
vantée. 

Plus  je  lis,  plus  j'ai  envie  de  lire,  et  plus  j'apprends,  plus  j'ai  de 
choses  à  savoir.  Je  ne  dis  pas  cela  pour  imiter  certain  sage  de  l'anti- 
quité. Je  sens  ce  que  je  dis. 

Me  voilà  en  Faust.  Un  antique  bureau  allemand  devant  lequel 
je  suis  assise,  des  livres,  des  cahiers,  des  rouleaux  de  papier... 

Où  est  le  diable?  Où  est  Marguerite?  Hélas!  le  diable  est  tou- 
jours avec  moi  :  ma  folle  vanité,  voilà  le  diable.  O  ambition  non 
justifiée!  Inutile  élan  vers  un  but  inconnu! 

Je  déteste  en  tout  le  juste  milieu.  Il  me  faut  ou  une  vie... 
bruyante!  ou  le  calme  absolu. 

Je  ne  sais  à  quoi  cela  tient,  mais  je  n'aime  pas  du  tout  A...; 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  183 

non  seulement  je  ne  l'aime  pas,  mais  je  n'y  pense  plus,  et  tout  cela 
me  semble  un  rêve. 

Mais  Rome  m'attire,  je  sens  que  là  seulement  je  pourrai  étudier. 
Rome,  le  bruit  et  le  silence,  la  dissipation  et  la  rêverie,  la  lumière 
et  l'ombre...  Attendez...  la  lumière  et  l'ombre...  c'est  clair  :  où  il 
y  a  la  lumière,  il  y  a  l'ombre,  et  vice  versa...  Non  !  mais  je  me  moque 
de  moi,  c'est  positif!  Il  y  a  de  quoi,  tant  que  je  voudrai!  Je  veux 
aller  à  Rome,  le  seul  endroit  du  monde  qui  convienne  à  mes  dispo- 
sitions, le  seul  que  j'aime  pour  lui-même. 

Le  musée  de  Berlin  est  beau  et  riche,  mais  le  doit-il  à  l'Alle- 
magne? Non;  à  la  Grèce,  à  l'Egypte,  à  Rome! 

Après  la  contemplation  de  toute  cette  antiquité,  je  suis  montée 
en  voiture  avec  le  plus  profond  dégoût  pour  nos  arts,  notre  archi- 
tecture, nos  modes. 

Si  on  prenait  la  peine  d'analyser  ses  sentiments  en  sortant  de 
pareils  endroits,  on  trouverait  qu'on  pense  comme  moi.  Pourquoi 
vouloir  s'identifier  aux  autres? 

Tout  en  n'aimant  pas  la  sécheresse  et  le  matérialisme  des  Alle- 
mands, il  faut  leur  reconnaître  bien  des  qualités;  ils  sont  très  polis, 
très  obligeants. 

Et  ce  qui  me  plaît  surtout,  c'est  ce  respect  qu'ils  ont  pour  les 
princes  et  leur  histoire.  Cela  tient  à  ce  qu'ils  sont  vierges  de  l'infec- 
tion qu'on  nomme  république. 

Rien  ne  vaut  une  république  idéale;  mais  la  république  est 

comme  l'hermine  :  la  moindre  tache  la  tue.  Et  trouvez-moi  une 

république  sans  taches! 

* 
*  * 

Non,  cette  vie-là  est  impossible,  c'est  un  affreux  pays.  De  belles 
maisons,  des  rues  larges,  mais...  mais  rien  pour  l'esprit  ou  l'imagi- 
nation. La  plus  petite  ville  d'Italie  vaut  Berlin. 

Ma  tante  me  demande  combien  de  pages  j'ai  écrites.  Cent  pages, 
je  crois,  dit-elle. 

En  effet,  j'ai  l'air  d'écrire;  mais  non,  je  pense,  je  rêve,  je  lis, 
puis  j'écris  deux  mots,  et  comme  cela  toute  la  journée. 

C'est  singulier  comme  je  comprends  les  bienfaits  de  la  répu- 
blique depuis  que  je  suis  bonapartiste. 


184  JOURNAL 

Non,  vrai,  la  république  est  le  seul  gouvernement  heureux; 
seulement,  en  France,  il  est  impossible.  D'ailleurs  la  république 
française  est  bâtie  dans  la  boue  et  le  sang.  Voyons,  ne  pensons  pas 
à  la  république.  C'est  que  j'y  pense  depuis  tantôt  une  semaine; 
car  enfin,  voyons,  la  France  est-elle  plus  malheureuse  depuis 
qu'elle  est  en  république?  Non,  au  contraire.  Eh  bien,  alors? 

Et  les  abus?  Il  y  en  a  partout. 

Ce  qu'il  faut,  c'est  une  bonne  constitution  libérale,  et  un  homme 
à  la  tête  qui  gouvernera  peu  et  qui  sera  comme  une  belle  enseigne, 
qui  n'augmente  pas  la  valeur  du  magasin,  mais  qui  inspire  la  con- 
fiance et  est  agréable  à  l'œil.  Or,  un  président  ne  peut  être  cela. 

Mais  assez  pour  ce  soir  ;  une  autre  fois,  quand  j 'en  saurai  davan- 
tage, j'en  dirai  plus  aussi. 

Dimanche  30  juillet.  —  Rien  de  plus  triste  que  Berlin.  La  ville 
porte  un  cachet  de  simplicité,  de  simplicité  laide,  disgracieuse. 
Tous  ces  innombrables  monuments  qui  encombrent  les  ponts,  les 
rues  et  les  jardins  sont  mal  placés  et  ont  l'air  bête.  Berlin  a  l'air 
d'un  tableau  à  horloge,  où  à  certains  moments  les  militaires  sortent 
de  la  caserne,  les  bateliers  rament,  les  dames  en  chapeaux-capotes 
passent,  tenant  par  la  main  de  vilains  enfants. 

A  la  veille  d'entrer  en  Russie,  de  rester  sans  ma  tante,  sans 
maman,  je  faiblis  et  j'ai  peur.  La  peine  que  je  cause  à  ma  tante  me 
chagrine. 

Le  procès,  l'incertitude,  tout  cela...  et  puis,  et  puis,  je  ne  sais  pas, 
mais  je  crains  que  je  ne  change  rien! 

L'idée  de  recommencer  après  mon  retour  la  même  vie  qu'avant, 
cette  fois  sans  espoir  de  changement,  sans  avoir  cette  «  Russie 
qui  me  consolait  de  tout  et  me  donnait  quelque  force...  Mon  Dieu! 
ayez  pitié  de  moi,  voyez  l'état  de  mon  âme  et  soyez  bon. 

Dans  deux  heures  nous  quittons  Berlin,  demain  je  serai  en 
Russie.  Eh  bien!  non,  je  ne  faiblis  pas,  je  suis  forte...  Seulement, 
si  j'allais  en  vain?  Voilà  qui  est  mal.  On  ne  doit  pas  désespérer 
d'avance. 

Ah!  si  quelqu'un  pouvait  savoir  ce  que  je  sens! 

Lundi  31  juillet.  —  Hier,  ma  tante,  moi,  Chocolat  et  Amalia, 
sommes  arrivés  à  la  gare,   à  dix  heures.   J'étais  passablement 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  185 

accablée,  mais  la  vue  d'un  coupé  grand  et  confortable  comme  une 
petite  chambre  me  ranima  beaucoup,  d'autant  plus  que  le  wagon 
était  éclairé  par  le  gaz,  et  que  nous  étions  sûres  d'être  seules.  Le 
compartiment  n'ayant  que  trois  places,  les  domestiques  se  pla- 
cèrent à  côté.  J'aurais  bien  voulu,  à  la  veille  d'une  séparation, 
causer  avec  ma  tante,  mais  je  ne  suis  pas  expansive,  quand  je  sens 
quelque  tendresse  sérieuse,  et  ma  tante  se  taisait,  craignant  de 
me  déplaire  ou  de  m'impatienter  en  me  parlant.  De  sorte  que, 
bon  gré,  mal  gré,  je  restai  absorbée  par  «  Un  Mariage  dans  le 
Monde  »  d'Octave  Feuillet.  Salutaire  ouvrage,  par  ma  foi!  qui  m'a 
donné  la  plus  profonde  horreur  pour  l'adultère  et  pour  toutes  ses 
saletés... 

Sur  ces  sages  réflexions,  je  me  suis  endormie  pour  ne  me  réveiller 
qu'à  trois  heures  de  la  frontière,  à  Eydtkiihnen,  où  nous  sommes 
arrivées  vers  quatre  heures. 

* 
*  * 

La  campagne  est  plate,  les  arbres  touffus  et  verts,  mais  les 
feuilles,  tout  en  étant  fraîches  et  vigoureuses,  donnent  une  certaine 
idée  de  tristesse  après  la  verdure  grasse  et  riche  du  Midi. 

On  nous  conduisit  à  une  auberge  qui  se  nomme  Hôtel  de  Russie, 
et  nous  nous  installâmes  dans  deux  petites  chambres  aux  plafonds 
blanchis  à  la  chaux,  aux  planchers  en  bois  nu  et  aux  meubles  de 
bois  également  clairs  et  simplement  faits. 

Grâce  à  mon  nécessaire,  je  me  suis  improvisé  de  suite  un  bain 
et  une  toilette,  et,  après  avoir  mangé  des  œufs  et  bu  du  lait,  servis 
par  une  Allemande  grasse  et  fraîche,  me  voilà  à  écrire. 

Je  ne  me  trouve  pas  sans  charme,  dans  cette  pauvre  petite 
chambre,  en  peignoir  blanc,  avec  mes  beaux  bras  nus  et  mes 
cheveux  d'or. 

Je  viens  de  regarder  par  la  fenêtre.  L'infini  fatigue  la  vue.  Cette 
complète  absence  de  collines,  ce  plat,  si  plat,  me  fait  l'effet  du 
sommet  d'une  montagne  qui  domine  le  monde  entier. 

Chocolat  est  un  vaniteux. 

—  Tu  es  mon  courrier,  lui  dis-je,  tu  dois  parler  plusieurs  lan- 
gues? 


i86  JOURNAL 

Le  petit  me  répondit  qu'il  parlait  le  français,  l'italien,  le  niçois 
et  un  peu  le  russe,  et  qu'il  parlerait  allemand,  si  je  voulais  bien  le 
lui  apprendre. 

Il  vint  tout  en  larmes,  escorté  des  éclats  de  rire  d'Amalia,  s( 
plaindre  parce  que  l'hôtelier  lui  avait  indiqué  un  lit  dans  une  cham- 
bre déjà  occupée  par  un  juif.  Je  fis  une  mine  sérieuse,  faisant  sem- 
blant de  trouver  tout  naturel  qu'il  couchât  avec  un  juif;  mais 
le  pauvre  Chocolat  pleura  tant,  que  je  me  mis  à  rire  et,  pour  le 
consoler,  lui  fis  lire  quelques  pages  d'une  histoire  universelle 
achetée  à  son  intention. 

Ce  négrillon  m'amuse,  c'est  un  joujou  vivant;  je  lui  donne  des 
leçons,  je  le  dresse  au  service,  je  lui  fais  dire  ses  boutades,  en  un 
mot  c'est  mon  chien  et  ma  poupée. 

Décidément  la  vie  d'Eydtkuhnen  me  charme;  je  m'adonne  à 
l'instruction  du  jeune  Chocolat,  qui  fait  d'excellents  progrès 
en  morale  et  en  philosophie. 

Ce  soir,  je  lui  fis  réciter  son  histoire  sainte,  puis,  lorsqu'il  fut 
arrivé  au  moment  où  Jésus  va  être  trahi  par  Judas,  il  me  raconta 
d'une  façon  très  touchante  comment  ledit  Judas  vendit  le  Seigneur 
pour  trente  pièces  d'argent  et  l'indiqua  aux  gardes  en  l'embras- 
sant. 

—  Chocolat,  mon  ami,  dis-je,  me  vendrais-tu  à  des  ennemis  pour 
trente  francs? 

—  Non,  dit  Chocolat  en  baissant  la  tête. 

—  Et  pour  soixante? 

—  Non  plus. 

—  Et  pour  cent  vingt? 

—  Non  plus. 

—  Alors  pour  mille  francs?  demandai-je  encore. 

—  Non,  non,  répondait  Chocolat  en  tourmentant  le  bord  de  la 
table  avec  ses  doigts  de  singe,  les  yeux  baissés  et  les  pieds 
agités. 

—  Voyons,  Chocolat,  si  on  t'en  donnait  dix  mille?  persistai-je 
affectueusement. 

—  Non  plus. 

—  Brave  garçon!  Mais  si  on  t'offrait  cent  mille  francs?  deman- 
dai-je encore  pour  l'acquit  de  ma  conscience. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  187 

—  Non,  dit  Chocolat,  et  sa  voix  se  changea  en  murmurant,  il 
m'en  faudrait  plus... 

—  Qu'est-ce  que  tu  dis? 

—  Qu'il  m'en  faudrait  plus. 

—  Alors,  excellent  cœur,  dis  combien,  dis  donc,  fidèle  garne- 
ment! Voyons,  deux  millions,  trois,  quatre? 

—  Cinq  ou  six. 

—  Mais,  malheureux,  m'écriai-je,  n'est-ce  pas  la  même  chose 
vendre  pour  trente  francs  ou  pour  six  millions  ! 

—  Ah!  non,  car  quand  on  a  tant  d'argent  que  ça...  les  autres 
ne  peuvent  rien  me  faire. 

Et,  au  mépris  de  toute  moralité,  je  tombai  sur  le  canapé  en  écla- 
tant de  rire,  pendant  que  Chocolat,  satisfait  de  son  effet,  se  retirait 
dans  l'autre  chambre. 

Mais  savez- vous  qui  m'a  fait  le  dîner?  C'est  Amalia. 

Elle  m'a  rôti  deux  petits  poulets,  sans  ça  je  mourais  de 
faim,  et  quant  à  la  soif...  on  nous  a  servi  un  château-larose 
imbuvable. 

Non,  vrai,  c'est  drôle!  Eydtkuhnen,  nous  verrons  bien  ce  que 
sera  la  Russie. 

Mardi  ieT  août.  —  J'ai  envie  d'écrire  un  roman  de  chevalerie. 
Car  celui  que  j'ai  commencé  est  jeté  au  fond  de  la  boîte  blanche. 

Je  suis  avec  ma  tante  dans  la  bienheureuse  auberge  d'Eydtkùhnen 
à  attendre  mon  très  honoré  oncle. 

Vers  huit  heures  et  demie,  lasse  d'être  enfermée,  je  suis  allée 
moi-même  voir  l'arrivée  du  train,  et  comme  on  me  dit  que  j'avais 
quelques  minutes  d'avance,  je  suis  allée  me  promener,  accompagnée 
d'Amalia. 

Eydtkuhnen  possède  une  charmante  allée,  bien  pavée  et  om- 
bragée, toute  garnie  à  droite  de  gentilles  petites  maisons  fort 
propres  ;  il  y  a  même  deux  espèces  de  cafés  et  une  sorte  de  restau- 
rant. Le  sifflet  de  la  locomotive  me  surprit  au  milieu  de  cette  pro- 
menade et,  malgré  mes  petits  pieds  et  mes  grands  talons,  je  me 
mis  à  courir  à  travers  potagers,  amas  de  pierres,  rails,  pour  arriver 
à  temps  —  et  en  vain. 

Que  pense  mon  bel  oncle? 


188  JOURNAL 

Mercredi  2  août.  —  En  attendant  d'autres  douleurs,  voilà  que 
mes  cheveux  tombent.  Qui  ne  Fa  jamais  éprouvée,  ne  peut  pas 
comprendre  quelle  douleur  c'est,  de  voir  tomber  ses  cheveux. 

L'oncle  Etienne  télégraphie  de  Konotop;  aujourd'hui  seulement 
il  se  met  en  route.  Encore  vingt-quatre  heures  d'Eydtkûhnen, 
S.  V.  P.  !  Un  ciel  gris,  un  vent  froid,  quelques  juifs  dans  la  rue, 
de  temps  en  temps  le  bruit  d'une  charrette  et  des  inquiétudes  de 
tous  genres  à  foison. 

Ce  soir  ma  tante  voulut  me  faire  parler  de  Rome...  Depuis  long- 
temps  déjà  je  n'avais  pas  pleuré,  —  non  pas  d'amour,  —  non,  mais 
c'est  d'humiliation  au  souvenir  de  notre  vie  à  Nice,  que  j 'ai  pleuré 
ce  soir! 

Jeudi  3  août;  vendredi  4  août  (23  juillet,  style  russe).  —  Hier 
à  trois  heures  je  suis  allée  voir  l'arrivée  du  train,  et  par  bonheui 
mon  oncle  était  là. 

Mais  il  ne  pouvait  rester  qu'un  quart  d'heure,  car  à  la  frontière 
russe,  à  Wirballen,  il  avait  avec  peine  obtenu  de  venir  ici  sans  passe 
port;  il  avait  donné  sa  parole  d'honneur  à  un  officier  de  la  douane 
de  revenir  par  le  train  suivant. 

Chocolat  courut  chercher  ma  tante,  il  n'y  avait  que  quelque 
minutes.  Quand  elle  arriva,  on  n'eut  que  le  temps  de  dire  deux 
mots.  Ma  tante,  dans  son  inquiétude  pour  moi,  en  rentrant  à 
l'auberge,  s'imagina  qu'elle  avait  remarqué  chez  l'oncle  un  air 
étrange  et,  par  toutes  sortes  de  demi-paroles,  me  découragea  telle- 
ment que  je  commençai  à  être  aussi  inquiète.  Enfin  à  minuit 
je  suis  montée  en  voiture;  ma  tante  pleurait,  je  tenais  mes  yeux 
hauts  et  immobiles  pour  qu'ils  ne  débordassent  pas.  Le  conducteur 
donna  le  signal  et  pour  la  première  fois  de  ma  vie  je  me  suis  trouvée 
seule  ! 

Je  me  mis  à  pleurer  tout  haut,  mais  si  vous  croyez  que  je  n'en 
tire  pas  profit!...  J'étudiais  d'après  nature  comment  on  pleure. 

—  Assez,  ma  fille!  dis-je  en  me  levant.  —  Il  était  temps,  j'étais 
en  Russie.  En  descendant  je  fus  reçue  dans  les  bras  de  mon  oncle, 
de  deux  gendarmes  et  de  deux  douaniers.  On  me  conduisit  comme 
une  princesse,  on  ne  visita  pas  même  mes  bagages.  La  gare  est 
grande,  les  fonctionnaires  sont  élégants  et  excessivement  polis. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  189 

Je  me  croyais  dans  un  pays  idéal,  tant  tout  est  bien.  Un  simple 
gendarme  ici  est  mieux  qu'un  officier  en  France. 

Et  ici,  plaçons  une  remarque  à  la  justification  de  notre  pauvre 
empereur,  qu'on  accuse  d'avoir  des  yeux  étranges.  Tous  ceux  qui 
portent  des  casques  (et  il  n'y  en  a  pas  mal  à  Wirballen)  ont  des 
yeux  comme  l'empereur.  Je  ne  sais  si  cela  tient  au  casque  qui  tombe 
sur  les  yeux,  ou  à  l'imitation.  Quant  à  l'imitation,  c'est  connu  en 
France,  tous  les  soldats  ressemblaient  à  Napoléon. 

On  me  donna  un  compartiment  à  part  et,  après  avoir  causé 
d'affaires  et  d'autres  choses  avec  l'oncle,  je  m'endormis  en  rageant 
de  ma  dépêche  à  A... 

Aux  buffets  des  stations,  on  mange  très  proprement,  de  sorte 
que  je  descendais  souvent. 

Mes  compatriotes  n'éveillent  en  moi  aucune  émotion  particu- 
lière, aucune  espèce  d'extase  comme  j'en  éprouve  en  revoyant  des 
pays  que  j'ai  déjà  vus,  mais  j'éprouve  beaucoup  de  sympathie 
pour  eux  et  il  m'en  revient  un  grand  sentiment  de  bien-être. 

Et  puis,  tout  est  si  bien  accommodé,  on  est  si  poli,  il  y  a  dans  la 
contenance  de  chaque  Russe,  tant  de  cordialité,  tant  de  bonté,  tant 
de  franchise,  qu'on  en  a  le  cœur  content. 

L'oncle  est  venu  me  réveiller  ce  matin  à  dix  heures. 

Les  locomotives  sont  chauffées  avec  du  bois,  ce  qui  nous  épargne 
l'horrible  saleté  du  charbon.  Je  me  réveillai  toute  propre  et  passai 
la  journée  à  causer,  à  dormir  et  à  regarder  par  la  fenêtre  notre  belle 
Russie  si  plate,  mais  cette  campagne  rappelle  celle  de  Rome. 

A  neuf  heures  et  demie  il  faisait  encore  clair.  Nous  avions  passé 
Gatchina,  l'ancienne  résidence  de  Paul  Ier,  si  persécuté  pendant 
la  vie  de  sa  superbe  mère,  et  enfin  nous  voilà  à  Tzarskoë-Selo  et 
dans  vingt-cinq  minutes  à  Pétersbourg. 

Je  suis  descendue  à  l'hôtel  Demouth,  accompagnée  d'un  oncle, 
d'une  femme  de  chambre,  d'un  nègre,  suivie  d'un  nombreux  bagage 
et  avec  50  roubles  dans  la  poche.  Qu'en  dites- vous? 

Pendant  que  je  soupais  dans  mon  salon  assez  grand,  sans  tapis 
et  sans  peinture  au  plafond,  l'oncle  entra. 

—  Sais-tu  qui  est  ici,  qui  est  chez  moi?  demanda-t-il. 

—  Non,  qui? 

—  Devinez,  princesse. 


190  JOURNAL 

—  Je  ne  sais  pas  ! 

—  Paul  Issayevitch;  peut-on  le  faire  entrer? 

—  Oui,  qu'il  entre. 

Issayevitch  est  à  Pétersbourg  avec  le  général  gouverneur  de 
Wilna,  M.  Albedinsky,  celui  qui  a  épousé  l'ancienne  favorite  de 
l'empereur. 

Il  a  reçu  ma  dépêche  d'Eydtkuhnen  au  moment  de  partir.  Ne 
pouvant  manquer  au  service,  il  avait  chargé  son  ami  le  comte 
Mouravieff  de  venir  à  ma  rencontre.  Mais  ce  comte  a  été  dérangé 
en  vain,  attendu  que  nous  avons  passé  Wilna  cette  nuit  à  trois 
heures,  et  je  dormais  comme  une  bienheureuse. 

Qui  niera  ma  bonté,  après  que  j'aurai  dit  que  j'ai  été  gaie  ce 
soir,  parce  que  je  sentais  qu' Issayevitch  était  content  de  me  voir! 
Est-ce  de  l'égoïsme? 

Je  me  réjouissais  uniquement  du  plaisir  que  je  procurais  à  un 
autre.  Enfin  voilà  un  cavalier  pour  me  servir  à  Pétersbourg;  j 
suis  à  Pétersbourg! 

Mais  je  n'y  ai  encore  vu  que  des  drochki.  Le  drochki  est  un 
voiture  à  une  place,  à  huit  ressorts  (comme  les  grandes  voiture 
de  Binder),  et  à  un  cheval;  j'ai  aperçu  la  cathédrale  de  Kasan  ave 
sa  colonnade  dans  le  genre  de  Saint-Pierre  de  Rome,  et  beaucou 
de  «  maisons  à  boire  ». 

De  tous  côtés  j'entends  les  louanges  de  la  princesse  Marguerite 
—  si  simple,  si  bonne!  —  dit-on.  Simple,  personne  n'apprécie  la 
simplicité  dans  une  femme  qui  n'est  pas  princesse;  soyez  simple 
et  bonne,  et  aimable,  et  ne  soyez  pas  reine,  et  les  inférieurs  se  per 
mettront  des  libertés,  tandis  que  vos  égaux  diront  :  Bonne  petite 
personne!  et  vous  préféreront  en  tout  des  femmes  qui  ne  sont  n 
simples  ni  bonnes. 

Ah!  si  j'étais  reine!  C'est  moi  qu'on  adorerait,  c'est  moi  qi 
serais  populaire! 

La  princesse  italienne,  son  mari  et  sa  suite  n'ont  pas  encore 
quitté  la  Russie,  ils  visitent  Kiev  en  ce  moment. 

«  La  mère  de  toutes  les  villes  russes  »,  comme  a  dit  le  grand  prince 
saint  Woldemar,  après  être  devenu  chrétien  et  avoir  baptisé  la 
moitié  de  la  Russie  dans  le  Dnieper. 

Kiev  est  la  ville  la  plus  riche  du  monde  en  églises,  couvents, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  191 

moines  et  reliques;  et  quant  aux  pierres  précieuses  que  possèdent 
ces  couvents,  c'est  fabuleux;  il  y  a  des  caves  qui  en  sont  pleines 
comme  dans  les  contes  des  Mille  et  Une  Nuits.  J'ai  vu  Kiev,  il  y  a 
huit  ans  de  cela,  et  je  me  souviens  encore  de  ses  corridors  souter- 
rains, remplis  de  reliques,  qui  font  le  tour  de  la  ville,  qui  passent 
sous  toutes  les  rues  et  lient  les  couvents  entre  eux,  donnant  ainsi 
des  kilomètres  de  corridors  garnis  à  droite  à  gauche  de  tombeaux 
de  saints.  Mon  Dieu!  pardonnez  une  mauvaise  pensée...  mais  il 
n'est  pas  possible  qu'il  y  en  ait  eu  autant  que  cela. 

Dimanche  6  août.  —  Au  lieu  de  visiter  les  églises,  j'ai  dormi,  et 
Nina  m'emmena  déjeuner  chez  elle.  Son  perroquet  parlait,  ses 
filles  criaient,  je  chantais;  on  se  croirait  à  Nice.  Le  coupé  à  deux 
places  donna  asile  aux  trois  Grâces  qui  allèrent,  par  une  pluie 
battante,  voir  la  cathédrale  d'Issakië,  célèbre  par  ses  colonnes  de 
malachite  et  de  lapis  lazuli.  Ces  colonnes  sont  d'une  richesse 
extrême,  mais  de  mauvais  goût,  car  le  vert  du  malachite  et  le  bleu 
du  lapis  lazuli  se  détruisent  mutuellement.  Les  mosaïques  et  les 
peintures  sont  idéales,  de  vraies  figures  des  saints,  de  la  Vierge, 
des  anges.  Toute  l'église  est  en  marbre;  les  quatre  façades  avec 
des  colonnes  en  granit  sont  belles  mais  elles  ne  sont  pas  en  har- 
monie avec  le  dôme  doré  byzantin.  Et  en  général  on  reçoit  une 
sorte  d'impression  pénible  de  l'ensemble  extérieur  car  le  dôme  est 
trop  important  et  écrase  les  quatre  petits  dômes  surmontant  les 
façades  qui  sans  cela  seraient  si  belles. 

La  profusion  d'or  et  d'ornements  à  l'intérieur  produit  le  plus 
heureux  effet,  le  bigarré  est  harmonieux  et  du  meilleur  goût  sauf 
les  deux  colonnes  de  lapis  lazuli  qui  seraient  superbes  ailleurs. 

On  célébrait  un  mariage  de  gens  du  peuple.  Les  mariés  étaient 
laids  et  nous  n'avons  pas  regardé  longtemps.  J'aime  le  peuple 
russe,  bon,  brave,  loyal,  naïf.  Ces  hommes  et  ces  femmes  s'arrêtent 
devant  chaque  église  et  chaque  chapelle,  devant  chaque  niche  à 
image,  et  se  signent  au  milieu  de  la  rue,  comme  s'ils  étaient  chez 
eux. 

Après  la  cathédrale  d'Issakië  nous  allâmes  à  celle  de  Kasan. 
Encore  un  mariage,  et  une  mariée  charmante.  Cette  cathédrale  est 
bâtie  à  l'imitation  de  Saint-Pierre  de  Rome,  mais  la  colonnade  a 


192  JOURNAL 

l'air  de  trop,  elle  semble  ne  pas  se  rattacher  au  bâtiment,  et  elle 
n'est  pas  assez  prolongée,  de  sorte  que  le  demi-cercle  n'est  pas 
formé,  et  tout  cela  donne  une  tournure  désavantageuse  et  non 
achevée  au  monument. 

Plus  loin,  sur  le  Newsky,  la  statue  de  Catherine  la  Grande. 

Et  devant  le  Sénat,  près  du  palais  d'hiver,  qui  est,  soit  dit  en 
passant,  une  immense  caserne,  la  statue  équestre  de  Pierre  le 
Grand,  d'une  main  montrant  le  Sénat,  de  l'autre  la  Neva.  Le  peuple 
interprète  singulièrement  cette  double  indication.  Le  tsar,  dit-on, 
montre  le  Sénat  d'une  main  et  la  rivière  de  l'autre,  pour  dire  qu'il 
vaut  mieux  se  noyer  dans  la  Neva  que  plaider  au  Sénat. 

La  statue  de  Nicolas  est  remarquable  en  ce  qu'elle  n'est  pas 
soutenue  par  les  deux  jambes  et  la  queue  du  cheval,  trois  appuis 
mais  seulement  par  les  jambes;  cette  merveille  m'a  fait  faire  une 
lugubre  réflexion  : 

—  Les  communards  auront  moins  à  faire,  l'appui  de  la  queue 
manquant. 

J'ai  dîné  seule  avec  mes  Grâces,  Etienne  et  Paul  pour  specta 
teurs;  ils  se  disent  très  sérieusement  ma  cour;  ils  m'agacent  horri 
blement.  Je  voudrais  ne  voir  que  Giro  et  Marie. 

Il  pleut  et  je  suis  enrhumée.  J'écris  à  maman  :  «  Pétersbourg 
est  une  saleté!  Les  pavés  sont  atroces  pour  une  capitale,  on  est 
impitoyablement  secoué;  le  palais  d'hiver  est  une  caserne,  le 
grand  théâtre  aussi;  les  cathédrales  riches,  mais  biscornues  et  iœ 
comprises.  » 

Et  ajoutez  à  cela  le  climat,  vous  aurez  le  charme  complet. 

*  * 

J'ai  essayé  de  me  monter  la  tête  en  regardant  le  portrait  de 
Pietro  A...,  mais  il  ne  me  semble  pas  assez  beau  pour  que  j'oublie 
qu'il  est  un  vilain  homme,  une  créature  qu'on  ne  peut  que  mépriser. 

Je  ne  suis  plus  en  colère  contre  lui,  car  je  le  méprise  complète- 
ment, non  pour  une  insulte  personnelle,  mais  pour  sa  manière  de 
vivre,  pour  sa  faiblesse...  Attendez,  je  vais  vous  définir  le  sentiment 
que  je  viens  de  nommer.  La  faiblesse  qui  nous  pousse  au  bien,  aux 
sentiments  tendres,  au  pardon  des  injures,  peut  s'appeler  de  ce 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  i93 

nom.  Mais  la  faiblesse  qui  pousse  au  mal  et  à  la  vilenie  se  nomme 
lâcheté. 

J'ai  cru  que  je  sentirais  davantage  l'absence  des  miens;  je  suis 
pourtant  pas  contente,  mais  cela  tient  plutôt  à  la  présence  de  gens 
désagréables  et  communs  (mon  pauvre  oncle,  malgré  sa  beauté) 
qu'à  l'absence  de  ceux  que  j'aime. 

Lundi  y  août  i8y6  (26  juillet).  —  «  Nous  n'avons  d'original  que 
le  moyen  âge  »,  ai-je  dit  dans  le  dernier  livre  de  mon  journal. 

Nous,  qui?  Les  chrétiens.  Est-ce  qu'en  réalité  le  monde  a  été 
régénéré,  ou  bien,  sous  d'autres  couleurs,  les  mêmes  mœurs  ont- 
elles  coulé  comme  elles  coulent  depuis  le  commencement  du  monde, 
tendant  toujours  à  l'amélioration? 

Les  vies  des  nations  semblent  des  fleuves  qui  coulent  lentement 
tantôt  sur  des  rochers,  tantôt  sur  le  sable,  tantôt  entre  deux  mon- 
tagnes, tantôt  sous  terre,  tantôt  à  travers  un  océan  auquel  ils  se 
mêlent  en  le  traversant,  mais  d'où  ils  ressortent  les  mêmes  en 
changeant  de  nom  et  même  de  direction,  mais  ce  n'est  que  pour 
poursuivre  toujours  la  même,  celle  qui  est  fixée  et  inconnue. 

Par  qui? 

Dieu?  Ou  la  nature?  Si  Dieu  est  la  nature,  nous  ne  sommes  que 
des  imbéciles,  car  la  nature  n'a  rien  à  faire  avec  les  hommes  et 
leurs  intérêts. 

Dans  les  classes  de  philosophie,  on  prouve  fort  bien  l'existence 
d'un  Être  suprême,  en  désignant  le  mécanisme  de  l'univers;  mais 
prouve-t-on  l'existence  d'un  Dieu  tel  que  nous  nous  l'imaginons? 

La  nature  s'occupe  à  faire  mouvoir  les  astres,  à  soigner  physi- 
quement notre  terre.  Mais  notre  esprit,  mais  notre  âme?  Il  faut 
admettre  un  dieu  autre  que  la  vague  idée  d'une  personnification 
du  mécanisme  universel. 

Il  faut,  pourquoi?... 

A  cet  endroit,  j'ai  été  interrompue  et  je  ne  suis  plus  au  fait  à 
présent. 

J'ai  été  à  la  poste  prendre  mes  photographies  et  une  dépêche 
de  mon  père  :  il  télégraphie  à  Berlin  que  mon  arrivée  serait  pour 
lui  «  un  vrai  bonheur  ». 

Ayant  trouvé  Giro  au  lit,  je  restai  quelque  temps  chez  elle;  un 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  *3 


194  JOURNAL 


• 


mot  nous  fit  parler  de  Rome,  et  je  lui  racontai  mes  aventures  dans 
cette  ville  avec  feu  et  gestes.  Je  ne  m'interrompais  que  pour  rire, 
et  Giro  et  Marie  se  roulaient  dans  leur  lit. 

Un  trio  incomparable,  je  ne  ris  ainsi  qu'avec  mes  Grâces. 

Et  par  une  réaction  subite,  sinon  naturelle,  je  tombai  dans  li 
mélancolie  au  retour. 

Je  rentrai  à  minuit,  avec  l'oncle  et  Nina. 

Pétersbourg  gagne,  la  nuit;  je  ne  connais  rien  de  plus  superbe 
que  la  Neva  garnie  de  lanternes  contrastant  avec  la  lune  et  le  ciel 
bleu  foncé,  presque  gris.  Les  défauts  des  maisons,  des  pavés,  des 
ponts  sont  fondus,  la  nuit,  par  les  ombres  complaisantes.  La  lar 
geur  des  quais  apparaît  dans  toute  sa  majesté.  Le  pic  de  l'Ami 
rauté  se  perd  dans  le  ciel,  et  dans  un  brouillard  d'azur  bordé  d< 
lumière,  on  voit  la  coupole  et  la  forme  gracieuse  de  la  cathedra! 
d'Issakië,  qui  semble  elle-même  une  ombre  flottante  descendu 
du  ciel. 

Je  voudrais  être  ici  en  hiver. 

Mercredi  g  août  (28  juillet  18 j6).  —  Je  suis  sans  le  sou.  Agréable 
situation.  Etienne  est  un  excellent  homme,  mais  il  froisse  toujours 
mes  sentiments  délicats.  Ce  matin  je  me  suis  mise  en  colère,  mais 
une  demi-heure  après,  je  riais  comme  si  rien  n'était,  chez  les  Sapo 
genikoff. 

Le  docteur  Tchernicheff  était  là  et  j 'avais  envie  de  lui  demander 
un  remède  contre  mon  enrouement,  mais  je  n'avais  pas  d'argen 
et  ce  monsieur  ne  fait  rien  pour  rien.  Position  très  délicate,  je  vou 
assure.  Mais  je  ne  pleure  pas  d'avance,  le  désagrément  est  bien 
assez  ennuyeux  lorsqu'il  arrive,  sans  qu'on  le  pleure  d'avance 

A  quatre  heures,  Nina  et  les  trois  Grâces  partaient  en  carrosse 
pour  la  gare  de  Peterhoff.  Les  trois  habillées  de  blanc  sous  de  longs 
cache-poussière. 

Le  train  allait  partir,  nous  montâmes  sans  billet,  mais  munies 
de  l'escorte  de  quatre  officiers  de  la  garde  qui  se  laissèrent  sans 
doute  tenter  par  ma  plume  blanche  et  par  les  talons  rouges  de 
mes  Grâces.  Donc,  nous  voici,  moi  et  Giro,  comme  de  nobles 
chevaux  militaires  au  son  de  la  musique,  l'oreille  au  guet,  l'œil 
brillant  et  l'humeur  joyeuse... 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


195 


*  * 


Rentrée,  j'ai  trouvé  un  souper,  mon  oncle  Etienne  et  de  l'argent 
que  m'envoie  l'oncle  Alexandre.  Je  mangeai  le  souper,  renvoyai 
l'oncle  et  cachai  l'argent. 

Et  alors,  -chose  étrange,  je  sentis  un  grand  vide,  une  espèce  de 
tristesse;  je  me  regardai  dans  la  glace,  j'avais  les  yeux  comme  le 
dernier  soir  à  Rome.  Le  souvenir  me  revint  dans  le  cœur  et  dans 
la  tête. 

L'autre  soir,  il  me  priait  de  rester  encore  un  jour,  je  fermai  les 
yeux  et  me  crus  alors  là-bas. 

—  Je  resterai,  murmurai- je  comme  s'il  était  là,  je  resterai  pour 
mon  amour,  pour  mon  fiancé,  pour  mon  bien-aimé!  Je  t'aime,  je 
veux  t'aimer,  tu  ne  le  mérites  pas,  peu  m'importe,  il  me  plaît  de 
t 'aimer... 

Et  faisant  tout  à  coup  quelques  pas  dans  la  chambre,  je  me  mis  à 
pleurer  devant  le  miroir  ;  les  larmes  en  petite  quantité  m'embellis- 
sent assez. 

M 'étant  excitée  par  caprice,  je  me  calmai  par  fatigue  et  me  mis 
à  écrire  en  riant  doucement  de  moi-même. 

Souvent  ainsi  je  m'invente  un  héros,  un  roman,  un  drame,  et  je 
ris  et  je  pleure  de  mon  invention  comme  si  c'était  la  réalité. 

Je  suis  enchantée  de  Pétersbourg,  mais  on  n'y  dort  pas;  il  fait 
déjà  jour,  les  nuits  sont  si  courtes. 

Jeudi  10  août  (29  juillet  18 j6).  —  Ce  soir  est  un  soir  mémorable. 
Je  cesse  définitivement  de  considérer  le  duc  de  H...  comme  mon 
ombre  chérie.  J'ai  vu  chez  Bergamasco  un  portrait  du  grand-duc 
Vladimir.  Je  ne  pus  m'arracher  de  ce  portrait;  beauté  plus  par- 
faite et  plus  agréable  ne  se  peut  rêver.  Giro  s'enthousiasmait  avec 
moi  et  nous  avons  fini  par  embrasser  le  portrait  sur  les  lèvres. 
A-t-on  remarqué  le  plaisir  que  donne  un  baiser  de  portrait  ? 

Nous  avons  fait  comme  toutes  les  demoiselles  de  l'Institut 
feraient,  c'est  la  mode  d'adorer  l'empereur  et  les  grands-ducs; 
d'ailleurs  ils  sont  tous  si  parfaitement  beaux  qu'il  n'y  a  en  cela 
rien  d'étonnant,  mais  j'ai  emporté  de  ce  baiser  de  carton  une 


196  JOURNAL 

mélancolie  étrange  et  de  quoi  rêver  pendant  une  heure.  J'ai  adoré 
le  duc  quand  j'aurais  pu  adorer  un  prince  impérial  de  Russie; 
c'est  bête,  mais  ces  choses-là  ne  se  commandent  pas,  et  puis  j< 
considérais  dans  le  commencement  H...  comme  mon  égal,  comme 
un  homme  pour  moi.  Je  l'ai  oublié.  Qui  va  être  mon  idole?  Per- 
sonne. Je  chercherai  la  gloire  et  un  homme. 

Le  trop-plein  de  mon  cœur  débordera  comme  il  a  débordé  ai 
hasard,  sur  le  chemin,  dans  la  poussière,  mais  sans  vider  ce  cœur 
constamment  rempli  par  des  sources  généreuses  qui  ne  tariront 
jamais  dans  ses  profondeurs. 

Où  avez- vous  lu  cela,  mademoiselle?  Dans  mon  esprit,  fichus 
lecteurs. 

Me  voilà  donc  libre,  je  n'adore  personne,  mais  je  cherche  celui 
que  j'adorerai.  Il  faut  que  cela  soit  bientôt;  la  vie  sans  amoui 
est  une  bouteille  sans  vin.  Mais  encore  faut-il  que  le  vin  soil 
bon. 

La  lanterne  de  mon  imagination  est  allumée,  serais- je  plus 
heureuse  que  le  sale  fou  qu'on  nommait  Diogène? 

Samedi  12  août  (31  juillet).  —  Tout  était  prêt,  Issayevitch 
m'avait  dit  adieu,  les  Sapogenikoff  étaient  avec  moi  à  la  gare, 
lorsque...  ô  ennui!  l'argent  vint  à  manquer,  nous  avions  mal  calculé. 
J'ai  été  obligée  d'attendre  chez  Nina  jusqu'à  sept  heures  du  soir, 
pour  que  l'oncle  puisse  m'avoir  de  l'argent  en  ville. 

A  sept  heures  je  suis  partie  passablement  humiliée  de  l'aventure, 
mais  agréablement  émue  au  moment  du  départ  par  l'apparition 
d'une  douzaine  d'officiers  de  la  garde  suivis  de  six  soldats  en  blanc 
avec  des  drapeaux.  Cette  brillante  jeunesse  venait  de  reconduire 
deux  officiers  qui,  avec  l'autorisation  du  gouvernement,  partent 
pour  la  Serbie.  La  Serbie  cause  une  vraie  désertion;  puisque 
l'empereur  ne  veut  pas  déclarer  la  guerre,  toute  la  Russie  souscrit 
et  se  soulève  de  cœur  pour  les  Serbes.  On  ne  fait  qu'en  parler,  on 
exalte  les  morts  vraiment  héroïques  d'un  colonel  et  de  plusieurs 
officiers  russes.  On  ne  peut  que  se  sentir  ému  de  pitié  pour  nos 
frères  qu'on  laisse  tranquillement  égorger  et  couper  par  morceau 
par  ces  affreux  sauvages  de  Turquie,  par  cette  nation  sans  génie, 
sans  civilisation,  sans  morale,  sans  gloire. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  197 

Et  dire  que  je  ne  peux  même  pas  souscrire! 

Une  heure  avant  d'arriver,  j'ai  mis  mon  livre  de  côté  pour  bien 
voir  Moscou,  notre  vraie  capitale,  la  ville  vraiment  russe;  Péters- 
bourg  est  une  copie  allemande  ;  comme  il  est  copié  par  des  Russes, 
il  vaut  mieux  que  l'Allemagne  cependant.  Mais  ici  tout  est  russe, 
l'architecture,  les  wagons,  les  maisons,  le  paysan,  qui,  sur  le  rebord 
de  la  route,  regarde  passer  le  train,  le  petit  pont  en  bois  jeté  à 
travers  une  espèce  de  rivière,  la  boue  sur  le  chemin,  tout  est  russe, 
tout  est  cordial,  simple,  religieux,  loyal. 

Les  églises,  avec  leurs  coupoles  en  forme  et  de  la  couleur  d'une 
figue  renversée  et  verte,  produisent  une  agréable  impression  à 
l'approche  de  la  ville.  Le  faquin  qui  vint  prendre  nos  paquets 
ôta  sa  casquette  et  nous  salua  comme  des  amis,  avec  un  large  sourire 
plein  de  respect. 

On  est  loin  de  l'effronterie  française  et  de  la  gravité  allemande 
si  bête  et  si  lourde. 

Je  ne  cessais  de  regarder  par  la  fenêtre  du  carrosse  qu'on  nous 
avança  pour  aller  à  l'hôtel. 

Il  fait  frais,  mais  non  de  cette  fraîcheur  humide  et  malsaine  de 
Pétersbourg.  La  ville,  la  plus  grande  de  l'Europe  comme  étendue 
de  terrain,  est  ancienne;  les  rues  sont  pavées  de  grosses  pierres 
irrégulières,  elles  sont  elles-mêmes  irrégulières  :  on  monte,  on 
descend,  on  tourne  à  chaque  instant  au  milieu  de  maisons  de  peu 
d'étages,  souvent  à  un  étage  seulement,  mais  hautes  avec  de  larges 
fenêtres.  Le  luxe  de  l'étendue  est  une  chose  si  commune  ici  qu'on 
n'y  fait  pas  attention,  et  on  ne  sait  pas  ce  que  c'est  que  l'amon- 
cellement d'étages  l'un  sur  l'autre. 

Le  Bazar-Slave  est  un  hôtel  comme  le  Grand  Hôtel  de  Paris, 
on  y  trouve  même  le  grand  restaurant  rond  qu'on  voit  du  premier, 
comme  du  balcon  d'une  salle  de  spectacle.  Mais  quoique  peut-être 
pas  aussi  luxueux  que  le  Grand-Hôtel,  le  Bazar-Slave  est  infini- 
ment plus  propre  et  infiniment  moins  cher,  et  surtout  en  compa- 
raison de  l'hôtel  Demouth. 

Les  portiers  des  maisons  sont  habillés  d'une  veste  noire,  de 
pantalons  dans  des  bottes  qui  leur  viennent  jusqu'aux  genoux, 
et  d'une  toque  en  astrakan. 

En  général  on  aperçoit  beaucoup  de  costumes  nationaux,  tout  le 


198  JOURNAL 

peuple  porte  son  costume  et  on  ne  voit  pas  les  odieuses  jaquettes 
allemandes,  et  les  enseignes  allemandes  sont  plus  rares;  mais  il  y 
en  a,  je  le  dis  avec  regret,  il  y  en  a. 

Je  me  suis  attendrie  en  choisissant  un  fiacre,  les  cochers  vous 
supplient  de  monter  avec  tant  d'empressement  qu'on  craint  en 
donnant  la  préférence  à  l'un,  de  blesser  mortellement  l'autre.  Enfin 
nous  montâmes  dans  une  manière  de  phaéton  excessivement  étroit 
et  alors  commença  une  course  à  obstacles.  Les  pierres  du  pavé, 
les  rails  de  tramways,  les  passants,  les  voitures,  nous  allions  au, 
milieu  de  tout  cela  vite  comme  le  vent,  secoués  à  chaque  instant 
et  souvent  presque  lancés  hors  de  la  voiture.  L'oncle  poussait  des 
gémissements  d'inquiétude  et  je  riais  de  lui,  de  moi,  de  notre  course 
sauvage,  du  vent  qui  me  soulevait  les  cheveux  et  rôtissait  les  joues, 
je  riais  de  tout,  et  à  chaque  église,  à  chaque  chapelle,  à  chaque 
niche  à  images  je  me  signais  dévotement  à  l'imitation  des  bonnes 
gens  de  la  rue.  Ce  qui  m'a  désagréablement  surprise,  ce  sont  des 
femmes  pieds  nus. 

J'allai  dans  le  passage  de  Solodornikoff  acheter  une  ruche  blanche 
je  me  promenais  là  la  tête  en  l'air,  les  mains  pendantes  et  la  bouche 
souriante  comme  chez  moi.  Je  veux  partir  demain,  je  ne  puis  rien 
acheter,  je  n'ai  que  juste  de  quoi  arriver  chez  l'oncle  Etienne. 


*  * 


L'arc  de  triomphe  de  Catherine  II  est  peint  en  rouge  avec  des 
colonnes  vertes  et  des  ornements  jaunes.  Malgré  l'extravagance 
des  couleurs,  vous  ne  sauriez  croire  combien  c'est  joli;  d'ailleurs 
c'est  en  harmonie  avec  les  toits  des  maisons  et  des  églises,  qui  sont 
presque  tous  en  feuilles  de  fer  vertes  ou  rouge  foncé.  Cette  naïveté 
des  ornements  extérieurs  vous  remplit  de  bien-être  en  vous  faisant 
sentir  la  bonne  simplicité  du  peuple  russe.  Et  les  nihilistes  le  sapent 
déjà!  Méphistophélès  pervertit  Marguerite.  La  propagande  fait  son 
œuvre  infâme,  et  le  jour  où  ce  bon  peuple,  excité,  trompé,  se  sou- 
lèvera... ce  sera  terrible,  car,  si  en  temps  de  paix  et  de  calme, 
il  est  doux  et  simple  comme  un  mouton,  en  se  révoltant,  il  serait 
féroce  jusqu'à  la  rage,  cruel  jusqu'au  délire. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  i99 

Mais  l'amour  pour  l'empereur  est  encore  grand,  Dieu  merci,  et  le 
respect  de  la  religion  aussi.  Il  y  a  quelque  chose  de  touchant  dans 
la  dévotion  et  la  loyauté  du  peuple. 

Sur  la  place  du  Grand-Théâtre  se  promènent  des  troupeaux 
entiers  de  pigeons  gris;  ils  ne  s'effrayent  nullement  des  voitures, 
et  les  roues  passent  à  deux  doigts  d'un  pigeon  sans  qu'il  s'en  in- 
quiète. Vous  savez,  les  Russes  ne  mangent  pas  ces  oiseaux,  parce 
que  c'est  sous  la  forme  d'un  pigeon  qu'est  figuré  le  Saint- 
Esprit. 

Je  ne  veux  rien  visiter  cette  fois,  Moscou  veut  une  semaine  de 
temps.  En  retournant,  avec  de  l'argent,  je  verrai  toutes  les  curio- 
sités historiques.  Je  n'ai  fait  qu'apercevoir  le  Kremlin,  car,  au 
moment  où  on  me  le  montrait,  mon  attention  était  absorbée  par 
un  fiacre,  dont  l'extérieur  était  peint  en  imitation  de  mala- 
chite. 

Parmi  les  noms  exposés  dans  le  vestibule  de  l'hôtel,  j'ai  lu  celui 
de  la  princesse  Souwaroff.  J'envoyai  de  suite  Chocolat  demander 
si  elle  voulait  me  recevoir,  et  Chocolat  vint  me  dire  que  Madame 
la  princesse  était  sortie  jusqu'à  sept  heures. 
L'oncle  Etienne  dort,  et  j'écris  au  salon. 

Sur  le  revers  de  la  note  du  déjeuner,  on  imprime  un  appel  déses- 
péré au  peuple  et  au  clergé  russes,  de  la  part  du  Comité  slave  de 
Moscou.  Cette  proclamation  déchirante  m'a  été  remise  ce  matin 
à  mon  arrivée.  Je  la  garde. 

Cet  appel  m'a  soulevé  l'âme.  Pourquoi  ne  va-t-on  pas  demander 
à  l'empereur  la  guerre?  Si  toute  la  nation,  se  soulevant,  venait 
tomber  aux  genoux  de  l'empereur  en  le  priant  d'aller  au  secours  de 
ses  frères  livrés  à  la  fureur  des  sauvages,  qui  oserait  dire 
non? 

Mais  les  nihilistes,  voilà  le  malheur.  Une  fois  les  troupes  éloi- 
gnées, ils  soulèveraient  tout  ce  qu'il  y  a  de  forçats  et  de  vauriens 
et  feraient  une  petite  commune  pour  commencer. 

Voyez-vous,  être  là,  dans  le  cœur  de  son  pays  si  beau  et  qui  donne 
tant  d'espérance,  et  se  sentir  menacé  de  toutes  ces  horreurs!... 
Je  voudrais  le  prendre  dans  mes  bras  et  l'emporter  au  loin,  comme 
un  enfant  auquel  on  ferme  les  yeux  et  bouche  les  oreilles  pour  qu'il 
n'entende  pas  les  blasphèmes  et  ne  voie  pas  les  saletés. 


200  JOURNAL 


* 


Dieu!  comment  ai-je  pu  l'embrasser  sur  la  figure?  moi,  la  pre- 
mière? Folle,  exécrable  créature!  Ah!  voilà  qui  me  fait  pleurer  et 
frissonner  de  rage!  Turpis,  execrabilisl 

Il  a  cru  que  c'était  tout  simple  pour  moi,  que  ce  n'était  pas  la 
première  fois,  que  c'était  une  habitude  prise  !  Vatican  et  Kremlin  ! 
j 'étouffe  de  rage  et  de  honte  ! 


* 


Une  tasse  de  consommé,  un  calatch  chaud  et  du  caviar  frais, 
voilà  un  commencement  de  dîner  incomparable.  Le  calatch  est 
une  espèce  de  pain,  mais  il  faut  aller  à  Moscou  pour  en  avoir  une 
idée,  et  le  calatch  de  Moscou  est  presque  aussi  célèbre  que  le 
Kremlin.  Pour  une  portion  d'assétrine,  on  m'a  donné  deux  immenses 
tranches  qu'à  l'étranger  on  diviserait  en  quatre  (il  est  bien  entendu 
que  je  n'ai  pas  tout  mangé).  En  outre  j'ai  eu  une  côtelette  de  veau 
de  cinquante  centimètres  carrés,  entourée  de  petits  pois  et  de 
pommes  de  terre,  un  poulet  entier.  Et  une  soucoupe  remplie  de 
caviar  représentait  «  une  demi-portion  ». 

Etienne  se  mit  à  rire  et  dit  au  domestique  qu'en  Italie,  il  y  en 
aurait  pour  quatre.  Le  domestique,  grand  et  maigre  comme  Gia- 
netto  Doria,  et  immobile  comme  un  Anglais,  répondit  sans  bouger 
et  sans  changer  de  physionomie  que  c'était  là  la  raison  de  la  petite 
taille  et  de  la  maigreur  des  Italiens,  mais  les  Russes,  ajouta-t-il, 
aiment  à  bien  manger,  c'est  pour  cela  qu'ils  sont  forts.  Sur  cela, 
l'immobile  brute  daigna  sourire  et  sortit  comme  une  poupée  de 
bois. 

La  quantité  n'est  pas  le  seul  mérite  du  manger  d'ici,  car  il  est 
de  la  plus  exquise  qualité;  quand  on  mange  bien,  on  est  de  bonne 
humeur;  quand  on  est  de  bonne  humeur,  on  regarde  le  bonheur 
avec  plus  de  joie  et  le  malheur  avec  plus  de  philosophie,  et  on  se 
sent  agréablement  disposé  envers  son  prochain.  La  gourmandise 
exagérée  est  une  monstruosité  dans  une  femme,  mais  un  peu  de 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  201 

gourmandise  est  nécessaire  comme  l'esprit,  comme  la  toilette,  sans 
compter  que  la  nourriture  fine  et  simple  entretient  la  santé  et  par 
conséquent  la  jeunesse,  la  fraîcheur  de  la  peau  et  la  rondeur  des 
formes.  Témoin  mon  corps.  Marie  Sapogenikoff  a  bien  raison  de 
dire  que,  pour  un  pareil  corps,  il  faudrait  une  figure  beaucoup 
plus  jolie,  et  remarquez  que  je  suis  loin  de  la  laideur.  En  pensant  à 
moi  quand  j'aurai  vingt  ans,  je  fais  claquer  ma  langue...  A  treize 
ans  j'étais  trop  grasse  et  on  me  donnait  seize  ans.  Aujourd'hui  je 
suis  mince,  entièrement  formée  d'ailleurs,  remarquablement  cam- 
brée, peut-être  trop;  je  me  compare  à  toutes  les  statues  et  je  ne 
trouve  rien  d'aussi  cambré  et  d'aussi  large  des  hanches  que  moi. 
Est-ce  un  défaut?  Mais  les  épaules  demandent  une  ligne  de  plus 
en  rondeur.  ■ —  Je  disais  donc,  oui,  que  je  demandais  un  thé,  on 
me  servit  un  samovar,  vingt-quatre  morceaux  de  sucre  et  de  la 
crème  pour  cinq  tasses  de  thé.  L'un  et  l'autre  exquis.  J'ai  tou- 
jours aimé  le  thé,  même  mauvais.  J'ai  bu  cinq  tasses  (petites) 
avec  de  la  crème  et  trois  sans  crème,  en  vraie  Russe. 

Les  vrais  Russes  et  leurs  deux  capitales  sont  pour  moi  entière- 
ment nouveaux. 

Avant  d'aller  à  l'étranger  je  ne  connaissais  de  la  Russie  que  la 
petite  Russie  et  la  Crimée. 

Les  rares  paysans  russes  qui  venaient  à  la  campagne  comme 
marchands  ambulants  nous  semblaient  presque  des  étrangers  et 
on  se  moquait  de  leurs  costumes  et  de  leur  langue. 

* 
*  * 

J'ai  beau  dire  tout  ce  que  je  veux,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  mes  lèvres  ont  noirci  depuis  le  baiser  profanant. 

Gens  sages,  femmes  cyniques,  je  vous  pardonne  votre  sourire 
de  mépris  pour  ma  candeur  affectée!...  Mais,  en  vérité,  je  crois  que 
je  m'abaisse  jusqu'à  admettre  de  l'incrédulité?  Faut-il  encore  que 
je  jure?...  Ah!  non,  il  me  semble  que  je  fais  assez  en  disant  mes 
moindres  pensées,  surtout  n'y  étant  pas  obligée.  Je  ne  m'en  fais 
pas  de  mérite,  car  mon  journal  c'est  ma  vie,  et,  au  milieu  de  tous 
ces  plaisirs,  je  pense  :  Comme  j'aurai  long  à  raconter  ce  soir! 
Comme  si  c'était  une  obligation! 


202  JOURNAL 

Lundi  14  août  (2  août).  — ■  Hier  à  une  heure,  nous  avons  quitté 
Moscou,  pleine  de  mouvement  et  pavoisée  de  drapeaux  à  l'occasion 
de  l'arrivée  des  rois  de  Grèce  et  de  Danemark. 

Pendant  tout  le  voyage  l'oncle  Etienne  m'agaçait  positivement. 

Imaginez  la  lecture  d'une  étude  sur  Cléopâtre  et  Marc  Antoine, 
interrompue  à  chaque  instant  par  des  phrases  comme  celles-ci  : 
«  Veux-tu  manger?  — ■  Tu  as  peut-être  froid?  — ■  Voici  du  poulet 
rôti  et  des  concombres.  —  Peut-être  une  poire?  — ■  Faut-il  fermer 
la  fenêtre?  —  Que  vas-tu  manger  en  arrivant?  — 'J'ai  télégraphié 
pour  qu'on  te  prépare  un  bain,  notre  reine,  j'en  ai  fait  venir  un 
en  marbre,  et  toute  la  maison  a  été  arrangée  pour  recevoir  Sa 
Majesté.  » 

Incontestablement  bon,  mais  irrécusablement  ennuyeux. 

*  * 

Des  messieurs  fort  bien  font  la  cour  à  Amalia  comme  à  un 
dame.  Chocolat  m'étonne  par  son  esprit  émancipé  et  par  sa  natur 
de  chat,  ingrate  et  rusée. 

A  la  station  Grousskoë  nous  sommes  reçus  par  deux  voitures 
six  domestiques-paysans  et  mon  fichu  frère.  Grand  de  taille  et  de 
grosseur,  mais  beau  comme  une  statue  romaine,  avec  des  pieds 
comparativement  petits.  Une  heure  et  demie  de  voiture  jusqu' 
Chpatowka,  pendant  laquelle  j'entrevois  une  quantité  de  rivalité 
et  de  pointes  d'épingles  entre  mon  père  et  les  Babanine;  je  tien 
la  tête  haute,  je  tiens  en  échec  mon  frère  qui  est  d'ailleurs  tou 
enchanté  de  me  voir. 

Je  ne  veux  me  mettre  d'aucun  parti.  J'ai  besoin  de  mon  père 

—  Gritzko  (nom  petit-russien  et  villageois  de  Grégoire)  est 
resté  deux  semaines  à  t'attendre,  me  dit  Paul,  on  croyait  que  tu 
ne  viendrais  plus. 

—  Et  il  est  parti? 

—  Non,  je  l'ai  laissé  à  Poltava;  il  désire  beaucoup  te  voir.  «  Tu 
comprends,  me  dit-il,  je  l'ai  connue  petite  comme  ça.  » 

—  Alors  il  se  croit  un  homme  et  il  me  croit  une  petite  fille? 

—  Oui. 

—  C'est  comme  moi,  Comment  est-il? 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  203 

—  Il  parle  français  toujours,  il  va  dans  le  grand  monde  à 
Pétersbourg;  on  le  dit  avare;  il  n'est  que  raisonnable  et  comme  il 
faut.  Nous  voulions,  lui  et  moi,  te  recevoir  avec  un  orchestre  à 
Poltava;  mais  papa  a  dit  que  cela  n'était  dû  qu'à  des  reines. 

Je  remarque  que  mon  père  craint  de  paraître  fanfaron  et  vani- 
teux. Je  le  rassurerai  bien  vite,  j'adore  toutes  ces  bêtises  qu'il 
idolâtre. 

Dix-huit  verstes  de  champs  labourés,  et  enfin  le  village  formé 
de  huttes  basses  et  pauvres.  Tous  les  paysans  se  découvrent 
d'avance  en  apercevant  la  voiture.  Ces  bonnes  figures  patientes  et 
respectueuses  m'attendrissent,  je  leur  souris  et,  tout  étonnés,  ils 
répondent  par  des  sourires  à  mes  petits  saluts  amicaux. 

La  maison  est  d'un  seul  étage,  petite,  avec  un  grand  jardin  assez 

sauvage.  Les  paysannes  sont  remarquablement  bien  faites,  belles 

et  piquantes  dans  leurs  costumes  qui  dessinent  toutes  les  formes 

et  laissent  voir  des  jambes  nues  jusqu'aux  genoux. 

Marie,  ma  tante,  nous  reçoit  sur  le  perron.  Je  me  baigne  et  nous 

|  dînons.  Plusieurs  escarmouches  avec  Paul.  Il  tâche  de  me  piquer, 

i  sans  le  vouloir  peut-être,  n'obéissant  qu'à  l'impulsion  donnée  par 

j  son  père.  Je  le  remets  superbement  à  sa  place,  et  c'est  lui  qui  est 

I  humilié  là  où  il  désirait  m'humilier.  Je  lis  au  fond  de  lui.  Incré- 

i  dulité  quant  à  mes  succès,  pointes  d'épingles  relativement  à  notre 

i  position  dans  le  monde.  On  ne  m'appelle  que  «  reine  »;  mon  père 

|  veut  me  détrôner,  je  le  ferai  plier;  je  le  connais,  car,  lui,  c'est  moi 

;  dans  beaucoup  de  choses. 

Mardi  15  août  (3  août).  —  La  maison  est  gaie  et  claire  comme 

une  lanterne.  Les  fleurs  embaument,  le  perroquet  parle,  les  canaris 

chantent,  les  domestiques  courent.  Vers  onze  heures  un  bruit  de 

clochettes  nous  annonça  un  voisin.  C'était  M.  Hamaley.  Ne  dirait- 

I  on  pas  un  Anglais?  Eh  bien!  pas  du  tout,  une  ancienne  et  noble 

!  famille  de  la  petite  Russie.  Sa  femme  est  une  des  Prodgers  d'ici. 

Mon  bagage  n'étant  pas  arrivé  (nous  sommes  descendus  une 

!  station  plus  tôt  qu'il  ne  fallait),  je  me  suis  montrée  en  robe  de 

i  chambre  blanche  ;  quelle  immense  différence  moi  à  présent  et  moi 

il  y  a  un  an!  Il  y  a  un  an  j'osais  à  peine  parler,  «  je  ne  savais  que 

dire  »,  comme  Marguerite;  à  présent  je  suis  grande.  Ce  monsieur  a 


204  JOURNAL 

déjeuné  avec  nous;  que  veut-on  que  je  dise  de  lui  et  de  ceux  que 
je  verrai?  Excellentes  gens,  mais  sentant  la  province  d'une 
lieue. 

Vers  le  dîner  qui  suit  de  très  près  le  déjeuner,  une  autre  visite, 
le  frère  du  susdit;  —  jeune  homme;  a  beaucoup  voyagé,  malgré 
cela  très  serviable.  —  L'arrivée  soudaine  de  mes  huit  malles  nous 
procura  deux  romances  chantées  par  moi,  et  du  piano.  Enfin  je 
m'occupai  de  ma  broderie  en  entrant  jusqu'aux  oreilles  dans  une 
conversation  sur  la  politique  en  France,  montrant  des  connais- 
sances au-dessus  de  mon...  sexe. 

Ce  second  Hamaley  si  barbu  resta  jusqu'à  dix  heures. 

J'ai  fatigué  jusqu'à  onze  heures  ma  pauvre  voix  à  peine  remise 
du  rude  climat  de  Saint-Pétersbourg. 

Dans  la  bienheureuse  Chpatowka,  on  ne  fait  que  manger;  01 
mange,  puis  on  se  promène  pendant  une  demi-heure,  puis  on  mange 
encore  et  comme  cela  toute  la  journée. 

Je  marchais  doucement  appuyée  au  bras  de  Paul,  avec  mes 
pensées  errant  au  diable,  lorsqu'en  passant  sous  des  branches  qu 
descendaient  très  bas  au-dessus  de  nos  têtes  et  formaient  un  pla 
fond  de  feuilles  entrelacées,  je  me  figurai  ce  que  dirait  A...  si  j'étais 
à  son  bras,  en  passant  par  cette  allée.  Il  me  dirait,  en  se  penchant 
légèrement  vers  moi;  il  me  dirait  de  cette  voix  langoureuse  et 
pénétrante  dont  il  ne  parlait  qu'à  moi...  il  me  dirait  :  «  Comme 
on  est  bien  ici  et  comme  je  vous  aime  !  » 

Rien  ne  peut  donner  une  idée  de  la  tendresse  de  sa  voix  quand 
il  me  parlait,  quand  il  disait  des  choses  qui  étaient  pour  moi  — 
seule.  Ces  manières  de  chat-tigre,  ces  yeux  qui  vous  brûlaient  et 
cette  voix  enchanteresse,  voilée  et  vibrante  qui  murmurait  des 
paroles  amoureuses  et  qui  semblait  se  plaindre  ou  supplier...  avec 
tant  d'humilité,  tant  de  tendresse,  tant  de  passion!...  Il  ne  s'en 
servait  que  pour  moi  seule. 

Mais  c'était  une  tendresse  vide,  celle  de  tout  le  monde,  et  s'il 
semblait  pénétré,  c'est  que  c'était  sa  manière  d'être  car  souvent  il 
y  a  des  gens  qui  paraissent  toujours  pressés,  d'autres  étonnés, 
d'autres  chagrins,  sans  qu'ils  le  soient  en  réalité. 

Ah!  que  je  voudrais  savoir  la  vérité  dans  tout  cela!  Je  voudrais 
revenir  à  Rome,  mariée;  autrement  ce  serait  une  humiliation.  Mais 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  205 

je  ne  veux  pas  me  marier,  je  veux  encore  être  libre  et  surtout 
étudier  :  j'ai  trouvé  ma  voie. 

Et  franchement  se  marier  pour  piquer  A...  serait  bête. 

Ce  n'est  pas  cela,  mais  je  veux  vivre  comme  tout  le  monde! 

Je  suis  mécontente  de  moi  ce  soir  et  je  ne  sais  pourquoi  en  parti- 
culier. 

Mercredi  16  août  (4  août).  —  Une  foule  de  voisins  et  voisines, 
la  crème  de  ces  nobles  lieux.  Une  dame  qui  a  été  à  Rome,  aime 
l'antiquité  et  possède  une  fille  qui  ne  parle  pas.  D'une  manière 
subite  ainsi  qu'inattendue,  il  nous  arriva  trois  anges  :  le  juge  d'ins- 
truction, le  notaire  et  le  secrétaire.  Mon  oncle,  qui  est  juge  de  paix 
depuis  sept  ans,  a  toujours  affaire  avec  ces  fonctionnaires. 

Dans  deux  ans,  il  sera  conseiller  d'État,  et  grille  d'être  décoré. 

Je  me  suis  mise  en  soie  bleue,  souliers  bonbonnière. 

Les  beaux  messieurs  ne  m'ont  pas  irritée  comme  les  gens  pous- 
siéreux à  Nice,  ils  m'ont  seulement  fait  rire  de  grand  cœur;  ils 
n'ont  pas  osé  s'approcher,  nous  nous  sommes  admirés  à  distance. 

Dimanche  20  août  (8  août).  —  Je  pars  accompagnée  de  mon 
frère  Paul  qui  me  sert  très  bien.  A  Kharkov  nous  avons  attendu 
deux  heures.  Mon  oncle  Alexandre  se  trouvait  là.  Il  a  été,  malgré 
mes  dépêches,  presque  abasourdi  de  me  voir.  Il  me  parle  de  la 
grande  anxiété  de  mon  père,  qui  était  terriblement  inquiet,  pen- 
sant que  je  ne  viendrais  pas  chez  lui.  Il  ne  faisait  que  demander 
les  dépêches  que  j'envoyais  à  mon  oncle,  pour  savoir  où  j'en  étais 
de  mon  voyage. 

En  un  mot,  le  plus  grand  empressement  de  me  voir,  sinon  par 
amour,  du  moins  par  amour-propre. 

L'oncle  Alexandre  lança  quelques  pierres  dans  son  jardin,  mais 
ma  politique  est  de  rester  neutre.  Il  me  fit  avoir  un  coupé  en  me 
présentant  le  colonel  des  gendarmes  Menzenkanofî,  qui  me  céda 
le  sien. 

Je  me  sens  bien  dans  mon  pays;  tout  cela  me  connaît,  moi,  ou 
les  miens;  rien  d'équivoque  dans  la  position  et  on  marche  et  on 
respire  librement.  Mais  je  ne  voudrais  pas  vivre  ici,  oh!  non,  non! 

Ce  matin  à  six  heures  nous  arrivons  à  Poltava.  Personne  à  la  gare. 


206  JOURNAL 

Arrivés  à  l'hôtel,  j'écris  la  lettre  suivante;  la  brusquerie  réussit 
souvent  : 

«  J'arrive  à  Poltava,  et  je  ne  trouve  même  pas  une  voiture. 

«  Venez  tout  de  suite,  je  vous  attends  à  midi.  En  vérité,  on  ne 
me  fait  pas  une  réception  convenable. 

«  Marie  Bashkirtseff.  » 

La  lettre  était  à  peine  partie  que  mon  père  se  précipitait  dans 
la  chambre  et  je  me  jetai  dans  ses  bras  avec  une  noble  lenteur.  Il 
fut  visiblement  satisfait  de  ma  figure,  car  son  premier  soin  fut 
d'examiner  mon  physique  avec  une  sorte  de  hâte. 

—  Comme  tu  es  grande!  Je  ne  m'y  attendais  pas,  et  jolie;  oui 
oui,  bien,  fort  bien,  en  effet. 

—  C'est  comme  cela  qu'on  me  reçoit,  pas  même  une  voiture 
Avez- vous  eu  ma  lettre? 

—  Non,  mais  je  viens  de  recevoir  le  télégramme  et  je  sui 
accouru.  J'espérais  arriver  pour  le  train,  je  suis  tout  en  poussière 
Pour  venir  plus  vite,  je  suis  monté  dans  la  troïka  du  petit  E... 

—  Et  je  vous  ai  écrit  une  jolie  lettre. 

—  Comme  la  dernière  dépêche? 

—  Presque. 

—  Fort  bien...  oui,  fort  bien. 

—  Je  suis  comme  ça,  moi,  on  me  sert. 

—  Comme  moi;  mais,  vois-tu,  je  suis  capricieux  comme 
diable. 

—  Et  moi  comme  deux. 

—  Tu  es  habituée  à  ce  qu'on  te  coure  après,  comme  des  toutous. 

—  Et  il  faut  qu'on  me  coure  après,  sans  cela,  rien  ! 

—  Ah  !  non,  ça  ne  peut  pas  aller  avec  moi  de  la  sorte. 

—  C'est  à  prendre  ou  à  laisser. 

—  Mais  pourquoi  me  traiter  en  «  mon  père  ».  Je  suis  un  bon 
vivant,  un  jeune  homme,  voilà! 

—  Parfait,  et  tant  mieux. 

—  Je  ne  suis  pas  seul,  je  suis  avec  le  prince  Michel  E...  et 
Paul  G...,  ton  cousin. 

—  Faites-les  entrer. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  207 

E...  est  un  parfait  petit  gommeux  exécrablement  amusant, 
ridicule,  saluant  bas,  englouti  dans  un  pantalon  trois  fois  la  lar- 
geur naturelle,  et  dans  un  col  jusqu'aux  oreilles. 

L'autre  se  nomme  Pacha1  ;  son  nom  de  famille  est  trop  difficile. 
C'est  un  fort  et  robuste  garçon,  châtain  clair,  bien  rasé,  à  l'air 
russe,  carré,  franc,  sérieux,  sympathique,  mais  taciturne  ou  bien 
préoccupé,  je  ne  sais  encore. 

On  m'attendait  avec  une  curiosité  immense.  Mon  père  est  ravi. 
Ma  taille  l'enchante;  l'homme  vain  est  fier  de  me  montrer. 

Nous  étions  prêts,  mais  il  fallait  attendre  les  domestiques  et  le 
bagage  pour  que  le  cortège  fût  plus  imposant.  Un  carrosse  à  quatre 
chevaux,  une  calèche  et  un  droski  à  capote,  attelé  d'une  troïka 
insensée  au  petit  prince. 

Mon  genitor  me  regardait  avec  satisfaction  et  se  tenait  à  quatre 
pour  paraître  calme  et  même  indifférent. 

D'ailleurs  il  est  dans  son  caractère  de  ne  rien  montrer  de  ses 
sentiments. 

A  moitié  chemin,  je  montai  dans  le  droski  pour  aller  comme  le 
vent.  Au  bout  de  vingt-cinq  minutes  nous  avions  fait  dix  verstes. 
Il  restait  encore  deux  verstes  jusqu'à  Gavronzi,  et  j'allai  de  nou- 
veau avec  mon  père  pour  lui  donner  la  satisfaction  d'une  entrée 
imposante. 

La  princesse  E...  (belle-mère  de  Michel  et  sœur  de  mon  père) 
nous  rencontra  sur  le  perron. 

—  Hein!  fit  mon  père,  comme  elle  est  grande...  et  intéressante, 
n'est-ce  pas  vrai?  hein? 

Il  faut  croire  qu'il  a  été  content  de  moi  pour  hasarder  une 
pareille  expansion  devant  une  de  ses  sœurs  (mais  celle-là  est  excel- 
lente) . 

Un  intendant  et  d'autres  vinrent  me  féliciter  de  mon  heureuse 
arrivée. 

La  propriété  est  pittoresquement  située  :  des  collines,  une 
rivière,  des  arbres,  une  belle  maison  et  plusieurs  petites.  Tous  les 
bâtiments  tenus  parfaitement,  le  jardin  soigné;  d'ailleurs  la  maison 
a  été  refaite  et  remeublée  presque  entièrement  cet  hiver.  On  mène 

1.  Diminutif  de  Paul. 


208  JOURNAL 

un  grand  train,  tout  en  affectant  la  simplicité  et  l'air  de  dire  : 
«  C'est  tous  les  jours  ainsi.  » 

Naturellement  du  Champagne  à  déjeuner.  Une  affectation 
d'aristocratie  et  de  simplicité  qui  frisent  la  raideur. 

Des  portraits  d'ancêtres,  des  preuves  d'ancienneté  qui  ne  me  sont 
que  très  agréables. 

De  beaux  bronzes,  des  porcelaines  de  Sèvres,  de  Saxe,  des  objets 
d'art.  En  vérité,  je  ne  m'attendais  pas  à  tant  que  cela  ici. 

Mon  père  se  pose  en  malheureux  abandonné  par  sa  femme,  lui 
qui  ne  demandait  qu'à  être  le  modèle  des  maris. 

Un  grand  portrait  de  maman  peint  en  son  absence,  des  marques 
de  regret  au  souvenir  du  bonheur  perdu  et  des  élans  de  haine 
contre  mes  grands-parents  qui  ont  brisé  ce  bonheur.  Énormément 
de  soin  à  me  faire  sentir  que  mon  arrivée  ne  change  rien  dans  les 
habitudes. 

Une  partie  de  cartes  pendant  laquelle  j'ai  travaillé  à  mon 
canevas,  et  de  temps  à  autre  dit  quelque  chose  qu'on  écoutait 
avec  curiosité. 

Papa  se  leva  de  la  table  de  jeu  et  s'assit  près  de  moi,  abandon- 
nant les  cartes  à  Pacha.  Je  parlai  tout  en  brodant  et  il  m 'écouta 
avec  beaucoup  d'attention. 

Puis  il  proposa  une  promenade  par  la  campagne.  J'ai  marché 
d'abord  à  son  bras,  puis  au  bras  de  mon  frère  et  du  petit  prince. 
On  entra  chez  ma  nourrice,  qui  fit  semblant  d'essuyer  une  larme 
Elle  ne  m'a  nourrie  que  pendant  trois  mois;  ma  vraie  nourrice  est 
à  Tchernakovka. 

On  me  conduisit  loin. 

—  C'est  pour  te  donner  de  l'appétit,  disait  mon  père. 

Je  me  plaignais  de  la  fatigue,  et  parlais  de  mes  craintes  de  l'herbe 
à  cause  des  serpents  et  d'autres  «  animaux  féroces  ». 

Le  père  est  réservé,  la  fille  aussi.  S'il  n'y  avait  pas  sa  sœur  la 
princesse,  Michel  et  l'autre,  ce  serait  mille  fois  plus  conve- 
nable. 

Il  me  fit  asseoir  près  de  lui  pour  voir  les  tours  d'adresse  et  de 
gymnastique  de  Michel  qui  a  appris  le  «  métier  »  dans  un  cirque, 
qu'il  a  suivi  jusqu'au  Caucase,  à  cause  d'une  petite  écuyère. 

A  peine  chez  moi,  je  me  suis  souvenue  d'une  phrase  de  mon 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  209 

père,  dite  au  hasard  ou  exprès,  et,  la  grossissant  dans  mon  imagi- 
nation, je  m'assis  dans  un  coin  et  pleurai  longtemps,  sans  bouger 
et  sans  cligner  des  yeux,  mais  les  tenant  attachés  à  une  fleur  sur 
le  papier  du  mur;  — ■  abîmée,  inquiète,  et  tantôt  désespérée  jusqu'à 
en  être  indifférente. 

Voici  de  quoi  il  s'agit.  On  parla  d'A...  et  on  m'en  demanda 
toutes  sortes  de  choses.  Contre  mon  habitude,  je  répondis 
avec  réserve  et  ne  m'étendis  pas  sur  le  sujet  de  mes  conquêtes, 
laissant  deviner  ou  supposer,  et  alors  mon  père  dit  ceci  avec  une 
grande  indifférence  : 

—  J'ai  entendu  dire  qu'A...  s'est  marié  il  y  a  trois  mois. 

Et  une  fois  chez  moi  je  ne  raisonnai  pas,  je  me  souvins  de  cette 
phrase,  je  me  couchai  par  terre  et  je  restai  là  abrutie  et  misérable. 

Je  regardai  sa  lettre  :  «  J'ai  besoin  de  la  consolation  d'une  parole 
de  vous  »,  m'a  bouleversé  le  cœur  et  je  me  suis  presque  mise  à 
m'accuser,  moi! 

Et  puis...  O  quelle  horreur!  de  croire  aimer  et  de  ne  pouvoir  pas! 
Car  je  ne  peux  pas  aimer  un  homme  comme  lui  :  un  être  presque 
ignorant,  un  être  faible,  dépendant.  Je  n'ai  même  pas  d'amour, 
je  n'ai  que  de  l'ennui. 

On  m'a  donné  une  chambre  à  coucher  verte  et  un  salon  bleu. 
Est-ce  assez  étrange,  quand  on  pense  à  mes  pérégrinations  depuis 
cet  hiver!  Et  depuis  que  je  suis  en  Russie,  combien  de  fois  ai- je 
changé  de  guide,  de  logement,  de  pays  ! 

Je  change  de  logement,  de  parents,  de  connaissances,  sans  le 
moindre  étonnement  ou  ce  sentiment  étrange  que  j'éprouvais 
avant.  Tous  ces  êtres  indifférents  ou  protecteurs,  tous  ces  instru- 
ments de  luxe  ou  d'utilité,  se  confondent  et  me  laissent  calme  et 
froide. 

Comment  faire  pour  amener  mon  père  à  Rome? 

Bigre,  bigre,  bigre! 

Mardi  22-10  août.  —  Il  y  a  loin  de  la  vie  d'ici  à  la  franche  hospi- 
talité de  mon  oncle  Etienne  et  de  ma  tante  Marie,  qui  m'ont  cédé 
leur  chambre  et  qui  me  servaient  comme  des  nègres. 

Mais  aussi  c'est  bien  différent.  Là,  j'étais  en  pays  ami,  chez  moi; 
ici  je  viens,  bravant  les  relations  établies  et  foulant  sous  mes  petits 

Journal  de  Marie  BashkirtsefiE.  —  T.  I.  14 


210  JOURNAL 

pieds  des  centaines  de  querelles  et  des  millions  de  désagré- 
ments. 

Mon  père  est  un  homme  sec,  froissé  et  aplati  dès  son  enfance 
par  le  terrible  général,  son  père.  A  peine  libre  et  riche,  il  s'est  lancé 
et  à  moitié  ruiné. 

Tout  bouffi  d'amour-propre  et  d'orgueil  puéril,  il  préfère  pa- 
raître un  monstre  plutôt  que  montrer  ce  qu'il  sent,  surtout  lorsqu'il 
est  ému  par  quelque  chose,  et  en  cela  il  est  comme  moi. 

Un  aveugle  verrait  combien  il  est  enchanté  de  m'avoir  et  il  le 
montre  même  un  peu  quand  nous  sommes  seuls. 

A  deux  heures  nous  sommes  partis  pour  Poltava. 

Ce  matin  déjà  nous  avons  eu  une  escarmouche  à  Y  occasion 
des  Babanine,  et  en  voiture  mon  père  s'est  permis  de  les  insulter 
au  nom  de  son  bonheur  perdu,  accusant  en  tout  grand-maman. 
Le  sang  m'est  monté  au  visage  et  je  lui  dis  durement  de  laisser  les 
morts  dans  leur  tombeau. 

—  Laisser  les  morts!  s'écria-t-il,  mais  c'est-à-dire  que  si  je 
pouvais  prendre  les  cendres  de  cette  femme  et  les... 

—  Taisez- vous,  mon  père!  Vous  êtes  un  impertinent  et  un  mal 
élevé  ! 

—  Chocolat  peut  être  un  impertinent,  mais  pas  moi. 

—  Vous,  cher  père,  et  tous  ceux  qui  manquent  de  délicatesse 
et  d'éducation!  Je  ne  veux  pas  qu'on  parle  ainsi.  Si  j'ai  la  délica- 
tesse de  me  taire,  il  est  ridicule  que  les  autres  se  plaignent.  Vous 
n'avez  rien  à  faire  avec  les  Babanine,  mêlez-vous  des  affaires  de 
votre  femme  et  de  vos  enfants;  quant  aux  autres,  n'en  parlez 
pas  comme  je  ne  parle  pas,  moi,  de  vos  parents  à  vous.  Appréciez 
mon  savoir-vivre  et  faites-en  autant. 

Tout  en  parlant  ainsi,  j'éprouvais  la  plus  grande  admiration 
pour  moi. 

—  Comment  pouvez-vous  me  dire  de  pareilles  choses? 

—  Je  le  dis,  je  le  répète,  je  regrette  d'être  ici. 

Je  lui  tournai  le  dos,  car  j'étouffais  de  larmes  et  de  rage  de 
pleurer. 

Et  lorsque  mon  père  commença  à  rire,  embarrassé  et  confus, 
essayant  de  m' embrasser  et  de  m' attirer  dans  ses  bras  : 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  211 

—  Allons!  Marie,  faisons  la  paix,  nous  ne  parlerons  jamais  de 
cela,  je  ne  t'en  parlerai  jamais,  je  te  donne  ma  parole  d'honneur! 

Je  repris  ma  pose  naturelle,  mais  sans  donner  aucune  marque 
de  pardon  ou  de  bienveillance,  ce  qui  fit  que  papa  redoubla  d'ama- 
bilité. 

Mon  enfant,  mon  ange  (je  me  parle  à  moi-même),  tu  es  un  ange, 
un  ange  positivement!  Tu  savais  toujours  comment  te  conduire, 
mais  tu  n'étais  pas  en  état;  à  présent  seulement  tu  commences  à 
appliquer  tes  théories  à  la  réalité! 

A  Poltava,  mon  père  est  roi,  mais  quel  affreux  royaume! 

Mon  père  est  archifier  de  ses  deux  chevaux  Isabelle;  lorsqu'on 
nous  les  avança  avec  la  calèche  de  ville,  je  daignai  à  peine  dire  : 
«  Très  joli!  » 

Nous  fîmes  le  tour  des  rues...  désertes  comme  à  Pompéi. 

Comment  ces  gens-là  peuvent-ils  vivre  ainsi?...  Je  ne  suis  pas 
ici  pour  étudier  les  mœurs  de  la  ville,  ainsi  passons. 

— ■  Ah  !  fit  mon  père,  si  tu  étais  venue  un  peu  plus  tôt,  il  y  avait 
du  monde,  on  aurait  pu  arranger  un  bal  ou  n'importe  quoi.  A  pré- 
sent, il  n'y  a  plus  un  chien;  la  foire  est  finie. 

Nous  avons  été  dans  un  magasin  commander  une  toile  à  pein- 
ture. Ce  magasin  est  le  rendez- vous  de  la  gomme  de  Poltava,  mais 
nous  n'y  avons  trouvé  personne. 

Au  jardin  de  ville,  la  même  chose. 

Mon  père,  je  ne  sais  pourquoi,  ne  veut  me  présenter  personne; 
peut-être  est-ce  la  crainte  d'une  trop  forte  critique? 

Au  milieu  du  dîner  arriva  M... 

Il  y  a  six  ans  de  cela,  nous  étions  à  Odessa,  maman  voyait  sou- 
vent Mme  M...,  et  son  fils  Gritz  venait  tous  les  jours  chez  nous 
jouer  avec  Paul  et  moi  et  me  faisait  la  cour,  m'apportait  des  bon- 
bons, des  fleurs,  des  fruits. 

On  riait  de  nous  et  Gritz  disait  qu'il  n'épouserait  jamais  une 
autre  femme  que  moi;  à  quoi  un  monsieur  ne  manquait  jamais  de 
répondre  : 

— •  Oh!  oh!  quel  garçon!  il  veut  un  ministre  pour  femme. 

Les  M...  nous  reconduisirent  jusqu'au  bateau  à  vapeur  qui 
devait  nous  conduire  à  Vienne.  J'étais  excessivement  coquette, 
quoique  toute  petite,  j'avais  oublié  mon  peigne  et  Gritz  me  donna 


212  JOURNAL 

le  sien,  et  au  moment  des  adieux  nous  nous  sommes  embrassés 
avec  la  permission  des  parents. 

«  Jours  fortunés  de  notre   enfance 
Où   nous   disions,    maman,    papa! 
Jours    de    bonheur    et    d'innocence, 
Ah!  que  vous  êtes  loin  déjà.  » 

— ■  Vous  savez,  adorable  cousine,  Gritz  est  un  peu  bête  et  un 
peu  sourd,  dit  Michel  E...,  pendant  que  M...  montait  les  marches 
de  la  galerie  du  restaurant. 

— ■  Je  le  connais  bien,  cher  gommeux,  il  n'est  pas  plus  bête  que 
vous  et  moi,  et  il  est  un  peu  sourd  à  cause  d'une  maladie  et  surtout 
parce  qu'il  met  de  la  ouate  dans  ses  oreilles  de  peur  de  se  refroidir. 

Plusieurs  personnes  déjà  s'étaient  approchées  et  ont  serré  la 
main  à  mon  père,  grillant  d'être  présentées  à  la  fille  qui  arrive  de 
l'étranger,  mais  mon  père  n'en  fit  rien,  me  faisant  des  grimaces 
de  dédain.  Je  craignais  déjà  qu'il  n'en  fût  de  même  avec  Gritz. 

— ■  Marie,  permettez-moi  de  vous  présenter  Grigorivovitch  M..., 
dit-il. 

—  Nous  nous  connaissons  depuis  longtemps,  dis-je  en  tendant 
gracieusement  la  main  à  mon  ami  d'enfance. 

Il  n'a  pas  du  tout  changé  :  le  même  teint  éclatant,  le  même  regard 
terne,  la  même  bouche  petite  et  légèrement  dédaigneuse,  une 
moustache  microscopique.  Parfaitement  mis  et  d'excellentes 
manières. 

Nous  nous  regardions  avec  curiosité,  Michel  faisait  des  grimaces 
sarcastiques.  Papa  clignait  des  yeux  comme  toujours. 

Je  n'avais  pas  faim  du  tout.  Il  était  temps  d'aller  au  théâtre, 
qui  se  trouve  dans  le  jardin,  comme  le  restaurant. 

Je  proposai  de  nous  promener  un  peu  et  d'y  aller  ensuite.  Le 
modèle  des  pères  se  précipita  entre  moi  et  Gritz,  et  lorsqu'il  fut 
temps  d'aller  au  théâtre  il  accourut  et  me  présenta  vivement  son 
bras.  —  Un  vrai  père,  parole  d'honneur,  comme  dans  les  livres. 

* 

*     * 

Une  immense  avant-scène  des  premières,  tendue  de  drap  rouge, 
en  face  du  préfet. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  213 

Un  bouquet  du  prince  qui  passe  la  journée  à  me  faire  des  décla- 
rations pour  recevoir  des  :  «  Allez- vous-en,  mon  cher!  »  ou  bien, 
a  Vous  êtes  la  fleur  des  gommeux,  mon  cousin  !  » 

Peu  de  monde  et  une  pièce  insignifiante.  Mais  notre  loge  renfer- 
mait à  elle  seule  beaucoup  d'intérêt. 

Pacha  est  un  homme  curieux...  Franc  et  droit  jusqu'à  l'enfan- 
tillage, il  prend  tout  au  sérieux  et  dit  tellement  ce  qu'il  pense, 
avec  tant  de  simplicité,  qu'il  me  semble  parfois  qu'il  cache  sous 
cette  bonhomie  un  immense  esprit  de  sarcasme.  Il  reste  quelque- 
fois dix  minutes  sans  rien  dire  et  quand  on  lui  parle,  se  secoue 
comme  après  un  rêve.  Lorsque  à  un  compliment  de  lui  on  sourit 
et  on  lui  dit  :  «  Que  vous  êtes  aimable!  »  il  s'offense  et  s'en  va 
dans  un  coin  en  murmurant  :  «  Je  ne  suis  pas  du  tout  aimable; 
si  je  le  dis,  c'est  que  je  le  pense.  » 

Je  me  suis  mise  sur  le  devant  pour  gratifier  la  vanité  de  mon 
père. 

— ■  Voilà,  disait-il,  voilà!...  me  voilà  dans  le  rôle  d'un  père  à 
présent!  C'est  drôle.  Mais  je  suis  un  jeune  homme  encore,  moi! 

—  Ah!  ah!  papa,  voilà  votre  faible.  Soit.  Vous  serez  mon  frère 
aîné  et  je  vous  nommerai  Constantin.  Cela  va-t-il? 

— ■  Parfaitement. 

M...  et  moi,  désirions  beaucoup  causer  à  nous  deux,  mais  Paul, 
E...  ou  papa  empêchaient  comme  exprès.  Enfin  je  me  mis  dans  le 
coin  qui  est  comme  une  petite  loge  à  part  donnant  sur  la  scène  et 
permettant  de  voir  les  préparations  des  acteurs.  Michel  me  suivit 
naturellement,  mais  je  l'envoyai  me  chercher  de  l'eau  et  Gritz 
s'assit  auprès  de  moi. 

—  Je  vous  attendais  avec  impatience,  dit-il,  tout  en  m'exami- 
nant  curieusement.  Vous  n'êtes  pas  du  tout  changée. 

—  Oh!  cela  me  chagrine,  j'étais  laide  quand  j'avais  dix 
ans. 

— ■  Non,  non,  mais  vous  êtes  toujours  la  même. 

—  Hum!... 

—  Je  vois  bien  ce  que  signifiait  ce  verre  d'eau  !  miaula  le  prince 
en  m'en  tendant  un,  — •  je  le  vois  bien! 

—  Prenez  garde  à  celui  que  vous  apportez  et  que  vous  renverse- 
rez sur  ma  robe  si  vous  vous  penchez  tant  ! 


214  JOURNAL 

—  Vous  n'êtes  pas  bonne,  vous  êtes  ma  cousine  et  vous  lui 
parlez  toujours. 

— ■  Il  est  mon  ami  d'enfance,  et  vous,  vous  êtes  un  charmant 
gommeux  d'un  jour. 

Il  se  trouva  que  nous  nous  souvenions  des  moindres  choses. 

—  Nous  étions  enfants  tous  les  deux,  mais  comme  on  se  souvient 
de  tout  cela  quand  on  a  été  enfant...  ensemble,  n'est-ce  pas? 

—  Oui. 
M...  est  un  vieillard  comme  esprit;  il  est  si  étrange  d'entendre 

ce  garçon  frais  et  rose  parler  des  choses  sérieuses,  domestiques, 
utiles!  Il  me  demanda  si  j'avais  une  bonne  femme  de  chambre, 
puis  : 

—  C'est  bien  que  vous  avez  tant  étudié,  pour  quand  vous  aurez 
des  enfants... 

—  Voilà  une  idée. 

—  Et  quoi,  n'ai- je  pas  raison? 
— >  Oui,  vous  avez  raison. 
— ■  Voici  votre  oncle  Alexandre,  me  dit  mon  père. 

—  Où  ça? 

—  Là,  en  face. 

En  effet,  il  était  là  avec  sa  femme. 
L'oncle  Alexandre  vint  chez  nous,  et  mon  père  m'envoya  chez 

la  tante  Nadine  dans  le  prochain  entracte.  Cette  chère  petite  femme 
est  contente,  moi  aussi. 

Dans  un  entracte  j'allai  au  jardin  avec  Paul,  et  mon  père  courut 
après  moi  et  me  prit  le  bras. 

— ■  Tu  vois,  me  dit  mon  père,  comme  je  suis  aimable  envers  tes 
parents;  ça  prouve  que  je  sais  vivre. 

— ■  Très  bien,  papa;  qui  veut  être  bien  avec  moi  doit  faire  mes 
volontés  et  me  servir. 

—  Ah!  non. 

—  Ah!  si;  c'est  à  prendre  ou  à  laisser;  mais  avouez  que  vous 
êtes  heureux  d'avoir  une  fille  comme  moi,  jolie,  bien  faite,  élé- 
gante, spirituelle,  instruite.  Avouez! 

—  J'avoue,  c'est  vrai. 

—  Ah!  ah!  Et  sans  compter  que  tu  es  jeune.  Et  que  tout  le 
monde  va  s'étonner  de  te  trouver  de  grands  enfants? 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  215 

—  Oui,  je  suis  très  jeune  encore... 

—  Papa,  nous  allons  souper  au  jardin. 

—  Ce  n'est  pas  comme  il  faut. 

—  Allons  donc,  papa,  avec  son  père,  le  maréchal  de  noblesse 
que  tous  les  chiens  connaissent  et  qui  est  le  chef  de  la  jeunesse, 
de  la  jeunesse  dorée  de  Poltava! 

—  Mais  les  chevaux  attendent. 

—  C'est  de  cela  que  je  voulais  vous  parler;  renvoyez  ceux-là 
et  nous  rentrerons  en  fiacre. 

—  Toi  en  fiacre,  jamais!  Et  souper  n'est  pas  convenable. 

—  Papa,  lorsque  moi  je  descends  de  ma  dignité  et  trouve  une 
chose  convenable,  il  est  ridicule  que  d'autres  pensent  autrement. 

—  Tu  sais,  nous  souperons,  mais  c'est  uniquement  pour  te  faire 
plaisir;  je  suis  las  de  ces  amusements. 

Nous  avons  soupe  dans  un  salon  à  part  (exigé  par  papa  par 
respect  pour  moi). 

Bashkirtseff  père  et  fils,  l'oncle  Alexandre  et  Nadine,  Pacha, 
E...,  M...  et  moi.  Celui-ci  ne  faisait  que  me  mettre  mon  manteau 
sur  les  épaules,  en  m'assurant  que  je  prendrais  froid. 

On  a  bu  du  Champagne;  E...  demandait  bouteilles  après  bou- 
teilles pour  me  donner  la  dernière  goutte. 

On  proposa  plusieurs  toasts,  et  mon  ami  d'enfance,  prenant  sa 
coupe,  se  pencha  vers  moi  et  me  dit  doucement  :  «  A  la  santé  de 
madame  votre  mère.  »  —  Et  comme  il  me  regardait  dans  les  yeux 
d'un  air  intime,  je  répondis  aussi  à  voix  basse  et  avec  un  regard 
de  franc  remerciement  et  un  sourire  amical. 

Quelques  minutes  après,  je  dis  tout  haut  : 

—  A  la  santé  de  maman  ! 

Et  on  a  bu  de  nouveau.  M...  guettait  mes  moindres  gestes  et 
cherchait  visiblement  à  se  conformer  à  mes  opinions,  à  mes  goûts, 
à  mes  plaisanteries  même.  Et  je  me  plaisais  à  en  changer  pour 
l'embarrasser.  Il  m'écoutait  toujours  et   finit  par  s'écrier  : 

—  Ah!  mais  elle  est  charmante!  —  avec  tant  de  naïveté,  de 
naturel  et  de  plaisir  que  cela  me  fit  plaisir  à  moi-même. 

Nadine  rentra  en  calèche  avec  papa,  et  moi,  j'allai  chez  elle  et 
nous  avons  bavardé  à  l'aise. 

—  Chère    Moussia,    disait    mon    oncle    Alexandre,    tu    m'as 


2i6  JOURNAL 

enchanté;  ta  conduite  digne  avec  tes  parents  et  surtout  avec  ton 
père  m'a  ravi.  Je  craignais  déjà  pour  toi,  mais  si  tu  continues, 
tout  ira  bien,  je  te  l'assure! 

■ —  Oui,  dit  Paul,  si  tu  restes  seulement  un  mois,  tu  domineras 
notre  père  et  ce  sera  un  vrai  bonheur  pour  nous  tous. 

Mon  père  a  pris  une  chambre  à  côté  de  la  mienne,  à  droite,  et 
dans  mon  antichambre  il  fit  coucher  son  domestique. 

—  J'espère  qu'elle  est  bien  gardée,  dit-il  à  mon  oncle.  Vous 
savez  je  suis  un  bon  vivant,  un  homme  gai,  mais  du  moment  que 
sa  mère  me  la  confie,  je  justifierai  cette  confiance  et  je  remplirai 
mon  devoir  d'une  manière  sacrée. 

Hier  j 'ai  pris  vingt-cinq  roubles  à  mon  père  pour  avoir  le  plaisir 
de  les  lui  rendre  aujourd'hui. 

Nous  sommes  partis  dans  le  même  ordre  qu'hier. 

Nous  étions  à  peine  dans  les  champs,  quand  mon  père  me 
demanda  tout  à  coup  : 

—  Eh  bien!  allons-nous  nous  battre  encore  aujourd'hui? 

—  Tant  que  vous  voudrez! 

Il  me  prit  brusquement  dans  ses  bras,  m'enveloppa  de  son  man- 
teau et  m'appuya  la  tête  sur  son  épaule. 

Et  je  fermai  les  yeux,  c'est  ma  manière  d'être  tendre. 
Nous  restâmes  ainsi  pendant  quelques  minutes. 

—  A  présent,  dit-il,  remets-toi  droite. 

—  Un  manteau  alors,  car  j 'aurai  froid. 

Il  m'enveloppa  dans  un  manteau  et  je  me  mis  à  parler  de 
l'étranger,  de  Rome  et  des  plaisirs  de  la  société,  ayant  bien  soin 
de  lui  faire  entendre  que  nous  y  étions  excessivement  bien,  parlant 
de  Mgr  de  Falloux,  du  baron  Visconti,  du  pape.  Je  m'étendis  sur 
la  société  de  Poltava. 

—  Passer  sa  vie  à  perdre  aux  cartes,  se  ruiner  au  fond  de  la 
province,  en  Champagne  dans  des  cabarets.  S'abrutir,  se  couvrir 
de  moisissures!...  Quoi  qu'on  fasse,  il  faut  toujours  être  en  bonne 
compagnie. 

—  Ah  çà!  mais  tu  as  l'air  de  dire  que  je  suis  dans  une  mauvaise 
société?  dit-il  en  riant. 

—  Moi!  jamais;  seulement  je  parle  en  général;  de  personne  en 
particulier. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  217 

J'en  dis  tant  et  tant  qu'il  me  demanda  combien  coûtait  un 
grand  appartement  pour  donner  des  fêtes  à  Nice. 

—  Tu  sais,  dit-il,  que  si  je  venais  là-bas  et  m'installais  pendant 
un  hiver,  la  position  serait  tout  autre... 

—  La  position  de  qui? 

—  Des  oiseaux  du  ciel,  dit-il  en  riant  comme  piqué. 

—  Ma  position?  Oui,  c'est  vrai.  Mais  Nice  est  une  ville  désa- 
gréable... Pourquoi  ne  viendriez-vous  pas  cet  hiver  à  Rome? 

—  Moi?  hum!...  Oui...  hum!... 


C'est  égal,  le  premier  mot  est  lancé,  il  est  tombé  en  bonne  terre. 
Ce  que  je  crains,  ce  sont  les  influences.  Il  faut  habituer  cet  homme 
à  moi,  me  rendre  agréable,  nécessaire  et  faire  en  sorte  que  ma  tante 
T...  trouve  un  mur  entre  son  frère  et  sa  méchanceté. 

Il  est  content  de  me  trouver  capable  de  parler  de  tout,  et  comme 
on  allait  dîner  j'ai  terminé  une  phrase  sur  la  chimie  avec  un  certain 
Kapitanenko,  officier  de  la  garde  en  retraite,  abruti  par  la  pro- 
vince et  les  moqueries  universelles.  C'est  un  habitué  de  la 
maison. 

Mon  père  dit  en  se  levant  : 

—  C'est  vrai,  Pacha,  elle  est  très  savante. 

—  Vous  voulez  rire,  papa? 

—  Pas  du  tout,  pas  du  tout,  mais  c'est  bien,  oui.  Ah  !  fort  bien, 
hum,  fort  bien! 

Mercredi  23  août  (11  août).  —  J'ai  écrit  à  maman  presque  autant 
que  dans  mon  journal.  Cela  lui  fera  plus  de  bien  que  toutes  les 
médecines  du  monde.  J'ai  l'air  d'être  enchantée  :  je  ne  le  suis  pas 
encore;  j'ai  raconté  tout  exactement,  mais  je  ne  suis  pas  encore 
sûre  de  mon  fait  quant  à  la  fin  de  l'histoire.  Enfin  on  verra.  Dieu 
est  très  bon. 


Pacha  est  mon  vrai  cousin,  le  fils  de  la  soeur  de  mon  père.  Cet 
homme  m'intrigue.  Ce  matin  nous  avons  causé,  on  parla  de  mon 
père,  et  je  dis  que  les  fils  critiquaient  toujours  les  actions  des 


218  JOURNAL 

pères,  et,  une  fois  à  leur  place,  faisaient  comme  eux,  pour  être  à 
leur  tour  critiqués  par  leurs  enfants. 

—  C'est  parfaitement  vrai,  cela,  dit-il,  mais  mes  fils  ne  me  criti- 
queront pas,  car  je  ne  me  marierai  jamais. 

Et  au  bout  d'un  instant  je  repris  : 

—  Il  n'y  a  pas  encore  eu  de  jeunes  gens  qui  n'aient  dit  la  même 
chose. 

—  Oui,  mais  moi  ce  n'est  pas  la  même  chose. 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que  j'ai  vingt-deux  ans  et  je  n'ai  encore  jamais  ét< 
amoureux,  et  aucune  femme  n'a  attiré  mes  yeux. 

—  C'est  tout  naturel;  jusqu'à  cet  âge  on  ne  doit  pas  être  amou 
reux. 

—  Comment,  et  tous  ces  garçons  qui  aiment  depuis  quatorze 
ans? 

—  Tous  ces  amours-là  n'ont  aucun  rapport  avec  l'amour. 

—  Peut-être,  mais  je  ne  suis  pas  comme  tout  le  monde,  je  suis 
emporté,  je  suis  orgueilleux,  c'est-à-dire  je  parle  de  mon  amour 
propre,  et  puis... 

—  Mais  tout  cela,  ce  sont  des  qualités  que  vous  me  citez... 

—  Des  bonnes? 

—  Mais  oui. 

Puis  je  ne  sais  à  propos  de  quoi  il  me  dit  que  si  sa  mère  mourait, 
il  deviendrait  fou. 

—  Oui...  pour  un  an,  et  puis... 

—  Oh!  non  je  deviendrais  fou,  je  le  sais. 

—  Pour  un  an,  car  tout  s'efface  à  force  de  voir  des  figures  nou 
velles. 

—  Alors  vous  niez  les  sentiments  éternels  et  la  vertu? 

—  Positivement. 

—  C'est  étrange,  Moussia,  me  dit -il,  comme  on  se  lie  vite  quand 
on  n'est  pas  guindé.  Avant-hier  je  disais  Maria  Constantinovna; 
hier  Mademoiselle  Moussia  et  aujourd'hui... 

—  Moussia  tout  simplement,  et  je  vous  l'ai  ordonné. 

—  Il  me  semble  que  nous  avons  toujours  été  ensemble,  tan 
vos  manières  sont  simples  et  engageantes. 

—  N'est-ce  pas? 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


219 


* 
*  * 


Je  m'amusais  à  parler  aux  paysans  que  nous  rencontrions  sur  la 
route  et  dans  la  forêt,  et  figurez-vous  (figurez-vous,  expression  de 
portier)  je  parle  petit  russien  très  passablement. 

Le  Vorsklo,  rivière  qui  passe  dans  le  village  de  mon  père,  est  si 
peu  profond  en  été  qu'on  le  traverse  à  pied,  mais  au  printemps 
c'est  un  fleuve.  Il  me  prit  la  fantaisie  de  faire  barboter  mon  cheval 
dans  l'eau  et,  relevant  mon  amazone,  j'entrai  tout  à  fait  dans  la 
rivière.  C'est  agréable  à  éprouver  et  ravissant  à  voir.  Le  cheval  en 
avait  jusqu'aux  genoux. 

J'étais  échauffée  par  le  soleil  et  la  course,  et  j'ai  essayé  ma  voix 
qui  est  en  train  de  revenir  peu  à  peu.  J'ai  chanté  le  Lacrymosa  de 
la  messe  funèbre,  comme  à  Rome. 

Mon  père  nous  attendait  sous  la  colonnade  et  nous  examinait 
avec  satisfaction. 

—  Eh  bien!  vous  ai- je  trompé  et  suis- je  mal  en  amazone? 
Demandez  à  Pacha  comment  je  monte.  Suis- je  bien? 

—  C'est  vrai,  oui,  hum!...  très  bien,  vraiment. 
Et  il  m'examinait  avec  satisfaction. 

Je  suis  loin  de  regretter  d'avoir  apporté  trente  robes,  mon  père 
doit  être  pris  par  la  vanité. 

En  ce  moment  arriva  M...  avec  une  malle  et  un  domestique. 
Quand  il  m'eut  saluée,  je  répondis  aux  compliments  d'usage  et 
m'en  allai  changer  de  costume,  en  disant  :  «  Je  reviens.  » 

Je  revins  vêtue  d'une  robe  de  gaze  orientale  avec  deux  mètres 
de  queue,  un  corsage  de  soie  ouvert  devant  à  la  Louis  XV  et  attaché 
par  un  grand  nœud  blanc.  La  jupe  est  naturellement  tout  unie  et 
la  traîne  carrée. 

M...  me  parla  toilette,  admirant  la  mienne. 

On  le  dit  bête  et  il  parle  de  tout,  de  la  musique,  des  arts,  des 
sciences.  Il  est  vrai  que  c'est  moi  qui  parle  et  il  ne  fait  que  dire  : 
«  Vous  avez  parfaitement  raison,  c'est  juste.  » 

Je  me  taisais  quant  à  mes  études,  craignant  de  l'effaroucher. 
Mais  j'ai  été  provoquée  à  table;  j'ai  cité  un  vers  latin  et  me  suis 


220  JOURNAL 

étendue  sur  la  littérature  classique  et  les  imitations  modernes, 
avec  le  docteur. 

Et  on  s'écria  que  j'étais  étonnante  et  qu'il  n'y  avait  rien  au 
monde  dont  je  ne  pusse  parler,  aucun  sujet  de  conversation  où  je 
ne  fusse  à  mon  aise. 

Papa  faisait  des  efforts  héroïques  pour  renfermer  les  rayons  de 
son  orgueil.  Ensuite  un  poulet  aux  truffes  provoqua  un  discours 
culinaire  dans  lequel  je  montrai  une  science  gastronomique  qui  fit 
ouvrir  les  yeux  et  la  bouche  encore  plus  à  M... 

Et  alors  passant  à  la  sophistication,  je  me  mis  à  expliquer  toute 
l'utilité  de  la  bonne  cuisine,  soutenant  qu'elle  faisait  les  hommes 
vertueux. 

Je  montai  au  premier.  Les  salons  sont  très  grands,  surtout  h 
salle  de  bal;  on  y  a  placé  le  piano  hier  seulement. 

Je  jouai.  Le  pauvre  Kapitanenko  faisait  des  gestes  désespérés 
pour  empêcher  Paul  de  bavarder. 

—  Mon  Dieu!  s'écriait  le  bonhomme,  j'oublie  en  écoutant  que 
je  suis  depuis  six  ans  rouillé  et  moisi  en  province!  je  revis! 

Je  ne  joue  pas  bien  aujourd'hui;  je  barbouille  souvent;  cepen- 
dant il  y  a  des  choses  que  je  ne  joue  pas  mal.  Mais  c'est  égal,  je 
savais  bien  que  le  pauvre  Kapitanenko  était  sincère  et  le  plaisir 
que  je  lui  procurai  me  fit  plaisir. 

Kapitanenko  à  ma  gauche,  Eristofï  et  Paul  derrière,  et  Gritz, 
me  regardant  et  m'écoutant  avec  une  contenance  enchantée;  je 
ne  voyais  pas  les  autres. 

Quand  j'eus  fini  «  le  Ruisseau  »,  ils  me  baisèrent  tous  la  main. 

Papa,  couché  sur  un  canapé,  clignait  des  yeux.  La  princesse 
travaillait  sans  rien  dire.  Mais  c'est  une  bonne  femme. 

Je  respire  librement,  je  suis  chez  mon  père  qui  est  un  des  pre- 
miers du  gouvernement,  et  je  ne  crains  ni  manque  de  respect,  ni 
légèreté. 

A  dix  heures  papa  donna  le  signal  du  départ,  en  confiant  à  Paul 
les  jeunes  gens  qui  logent  tous  dans  la  maison  rouge  avec  lui. 

Et  j'ai  dit  à  mon  père  : 

—  Voilà  comment  nous  ferons  quand  je  partirai  pour  l'étranger. 
Vous  viendrez  avec  moi. 

■ —  J'y  songerai,  oui,  peut-être. 


DE   MARIE  BASHKIRTSEFF  221 

J'étais  satisfaite;  il  se  fit  un  silence,  puis  on  parla  d'autre  chose 
et,  quand  il  sortit,  j'allai  chez  la  princesse  pour  rester  un  quart 
d'heure  avec  elle. 

J'ai  dit  à  mon  père  d'inviter  l'oncle  Alexandre  ici,  et  il  lui  a 
écrit  une  lettre  très  aimable. 

Que  dites- vous  de  moi? 

Je  dis  que  je  suis  un  ange,  pourvu  que  Dieu  continue  à  être 
bon. 

Ne  riez  pas  de  ma  dévotion,  il  n'y  a  qu'à  commencer  pour  trouver 
tout  ridicule  dans  mon  journal.  Si  je  me  mettais  à  me  critiquer 
comme  écrivain,  j'y  passerais  ma  vie. 

Jeudi  24  août  (12  août).  — ■  A  neuf  heures  j'étais  chez  mon  père. 
Je  le  trouvai  en  manches  de  chemise  et  ne  pouvant  parvenir  à 
attacher  sa  cravate.  Je  la  lui  attachai  en  lui  baisant  le  front. 

Les  messieurs  vinrent  prendre  le  thé,  Pacha  aussi;  hier  au  soir 
il  était  absent  et  le  domestique  vint  dire  qu'il  était  «  couché 
comme  malade  ».  Les  autres  se  sont  moqués  de  ses  prévenances 
d'ours  pour  moi,  et  il  ressent  si  profondément  la  moindre  des 
choses  qu'on  n'en  tirait  pas  un  mot  ce  matin. 

E...  a  fait  venir  pour  m' amuser  un  jeu  de  quilles,  un  croquet 
et  un  microscope  avec  une  collection  de  puces. 

Il  s'est  produit  une  sorte  de  scandale;  d'ailleurs  jugez-en. 
Paul  a  retiré  de  son  album  la  photographie  d'une  actrice  très 
connue  de  mon  père,  et  papa,  s'apercevant  de  cela,  retira  son 
portrait. 

—  Pourquoi  fais-tu  cela?  demanda  Paul  tout  étonné. 

—  Moi,  parce  que  je  crains  que  tu  ne  jettes  aussi  mes  portraits. 
Je  ne  fis  aucune  attention  à  cela,  mais  aujourd'hui  Paul,  me 

prenant  à  part,  me  conduisit  dans  une  chambre  et  me  montra  son 
album  vide  avec  le  portrait  de  la  femme  seulement. 

— -  J'ai  fait  cela  pour  faire  plaisir  à  mon  père,  mais  j'ai  dû  retirer 
de  l'album  tous  les  autres  portraits,  les  voici  d'ailleurs. 

—  Laissez-les-moi  voir. 

Je  choisis  toutes  les  photographies  de  grand-papa,  de  grand- 
maman,  de  maman  et  les  miennes  et  les  mis  dans  ma  poche. 

—  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  s'écria  Paul. 


222  JOURNAL 

—  Cela  veut  dire,  répondis-je  avec  calme,  que  je  reprends  nos 
portraits,  qui  sont  ici  en  trop  mauvaise  compagnie. 

Mon  frère  fut  prêt  à  pleurer,  déchira  en  deux  l'album  et  sortit. 
J'avais  ainsi  opéré  au  salon,  on  a  vu,  et  mon  père  le  saura. 

Nous  avons  fait  une  grande  promenade  au  jardin,  nous  avons 
visité  la  chapelle  et  le  caveau  contenant  les  cercueils  de  mon  grand- 
père  et  de  ma  grand-mère  Bashkirtseff.  M...  était  mon  cavalier, 
m'aidait  à  monter  et  à  descendre. 

Michel  me  suivait  en  imitant  du  geste  un  chien  qui  fait  le  beau 
avec  des  yeux  suppliants  et  soumis,  et  en  faisant  sans  cesse  des 
gestes  de  désespoir  vers  Gritz. 

Pacha  marchait  en  avant  et,  quand  il  me  regardait,  il  le  faisai 
avec  des  yeux  tellement  haineux  que  je  détournais  la  tête. 

Si  maman  savait  qu'au  souper  de  Poltava,  j'ai  eu  la  dernier 
goutte  d'une  bouteille  de  Champagne,  par  hasard,  et  qu'en  buvan 
à  ma  santé,  les  bras  de  Nadine,  d'Alexandre,  de  moi  et  de  Grit 
se  croisèrent  comme  pour  un  mariage!...  Pauvre  maman,  comm 
elle  serait  heureuse  ! 

Certes  Gritz  fond,  mais  moi  je  fais  des  prières  au  fond  de  mo 
âme  pour  qu'il  ne  me  demande  pas  en  mariage.  Borné,  vaniteux 
et  une  maman  du  diable! 

Nous  nous  rappelons  notre  enfance,  le  jardin  public  d'Odess 

—  Je  vous  faisais  la  cour  alors  ! 
Je  réponds  par  mes  meilleurs  sourires,  pendant  que  le  gommeux 

fait  des  grimaces  implorantes  et  me  prie  de  lui  laisser  porter  ma 
queue.  Il  l'a  fait  hier  et  reçut  le  surnom  de  porte-queue. 

Nous  avons  fait  une  partie  de  croquet. 

Agréablement  échauffée,  je  rentrai  dans  le  salon  chinois  (ainsi 
nommé  à  cause  des  vases  et  des  poupées  et  m' asseyant,  par  terre, 
me  mis  à  ranger  mes  pinceaux  et  mes  couleurs.  Mon  père  est  incré- 
dule quant  à  mes  talents.  Je  fis  asseoir  Michel  dans  un  fauteuil, 
Gritz  dans  un  autre,  et  me  plaçant  par  terre,  je  fis  en  quinze  minutes 
la  caricature  de  Michel  sur  une  planche  que  Gritz  tenait,  me  ser- 
vant de  chevalet.  Et  tout  en  donnant  à  droite  et  à  gauche  des  coups 
de  pinceau,  je  sentais  que  j'étais  dévorée  des  yeux. 

Mon  père  fut  content  et  Michel  me  baisa  la  main. 

Je  montai  et  me  mis  au  piano.  Pacha  m'écoutait  de  loin.  Bientôt 


, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  223 

arrivèrent  les  autres  et  ils  se  placèrent  comme  hier.  Mais  passant 
de  la  musique  à  la  conversation,  Gritz  et  Michel  parlèrent  d'un 
hiver  à  Pétersbourg. 

— •  Et  je  m'imagine  ce  que  vous  y  ferez,  dis-je.  Voulez- vous  que 
je  vous  raconte  votre  vie  à  présent,  et  vous  me  direz  après  si  je  me 
trompe? 

—  Oui,  oui! 

—  D'abord,  vous  meublerez  un  appartement  avec  les  meubles 
les  plus  saugrenus,  vendus  par  de  prétendus  antiquaires,  et  avec 
des  peintures  les  plus  ordinaires  vendues  pour  des  originaux.  Car 
la  passion  des  arts  et  des  antiquités  est  nécessaire.  Ensuite,  vous 
aurez  des  chevaux  et  un  cocher  qui  se  permettra  des  plaisanteries  ; 
vous  le  consulterez  et  il  se  mêlera  même  de  vos  affaires  de  cœur. 
Vous  sortirez  avec  un  monocle  sur  le  Newsky,  vous  verrez  un 
groupe  d'amis,  vous  descendrez  pour  savoir  les  nouvelles  du  jour. 
Vous  rirez  jusqu'aux  larmes  des  saillies  d'un  de  ces  amis  dont  le 
métier  est  de  dire  des  choses  spirituelles.  Vous  demanderez  à 
quand  le  bénéfice  de  Judic  et  si  l'on  a  été  chez  Mme  Damié.  Vous 
vous  moquerez  de  la  princesse  Lise  et  admirerez  la  jeune  comtesse 
Sophie.  Vous  entrerez  chez  Borreel,  où  il  y  a  sans  doute  un  Fran- 
çois, un  Baptiste  ou  un  Désiré  qui  vous  connaît  et  qui  arrivera 
avec  des  courbettes  et  vous  racontera  les  soupers  qui  ont  eu  lieu 
et  qui  n'ont  pas  eu  lieu,  le  dernier  scandale  du  prince  Pierre  et 
l'aventure  de  Constance.  Vous  avalerez  avec  une  affreuse  grimace 
un  verre  de  quelque  chose  de  fort,  en  demandant  si  ce  qu'on  a  servi 
au  dernier  souper  du  prince  a  été  mieux  préparé  que  ce  qu'on  a 
mangé  à  votre  souper  à  vous.  Et  François  ou  Désiré  vous  répon- 
dra :  «  Monsieur  le  Prince,  ces  messieurs  y  pensent-ils?...  »  Il  vous 
dira  qu'il  vous  a  fait  venir  une  dinde  du  Japon  et  des  truffes  de  la 
Chine.  Vous  lui  jetterez  deux  roubles  en  regardant  autour  de  vous, 
et  remonterez  en  voiture  pour  suivre  des  femmes,  en  vous  penchant 
gaillardement  de  droite  à  gauche  du  cheval  et  échangeant  des  obser- 
vations avec  le  cocher  qui  est  gros  comme  un  éléphant  et  qui  est 
connu  parmi  vos  amis  pour  boire  trois  samovars  par  jour. 

Vous  arriverez  au  théâtre  en  marchant  sur  les  pieds  de  ceux  qui 
y  sont  avant  vous,  et  échangeant  des  poignées  de  main  ou  plutôt 
tendant  vos  doigts  à  des  amis  qui  vous  parlent  des  succès  de  la 


224  JOURNAL 

nouvelle  actrice,  pendant  que  vous  lorgnez  les  femmes  avec  votre 
air  le  plus  impertinent,  croyant  produire  de  l'effet. 

Et  comme  vous  vous  trompez  !  Et  comme  les  femmes  vous  voient 
à  travers! 

Vous  vous  ruinez  à  vous  prosterner  devant  les  étoiles  de  Paris, 
qui,  éteintes  là,  viennent  briller  chez  vous. 

Vous  soupez  et  vous  vous  endormez  sur  le  tapis,  mais  les  gar- 
çons du  restaurant  ne  vous  laissent  pas  tranquilles,  on  vous  fourre 
des  oreillers  sous  la  tête  et  on  vous  couvre  de  couvetrures,  par-dessus 
votre  frac  trempé  de  vin  et  votre  faux  col  froissé. 

Vous  rentrez  le  matin  chez  vous  pour  vous  coucher  ou  plutôl 
on  vous  rentre.  Et  comme  alors  vous  êtes  pâles,  laids,  ridés!  Et 
comme  vous  vous  faites  pitié  à  vous-mêmes!... 

Puis,  puis...  vers  trente-cinq  ou  quarante  ans,  on  s'éprene 
définitivement  d'une  danseuse  et  on  l'épouse.  Elle  vous  bat 
vous  jouez  le  rôle  le  plus  misérable  dans  les  coulisses  pendanl 
qu'elle  danse... 

Ici  je  fus  interrompue,  Gritz  et  Michel  tombent  à  genoux  et 
demandent  ma  main  à  baiser,  s'écriant  que  c'était  fabuleux  et  que 
je  parlais  comme  un  livre! 

—  Seulement,  dit  Gritz,  le  dernier...  Tout  est  vrai,  excepté  le 
danseuse.  Je  ne  me  marierai  qu'avec  une  femme  du  monde.  Et 
je  suis  un  homme  de  famille,  moi;  j'adorerai  avoir  ma  maison 
ma  femme  et  des  gros  bébés  qui  crient,  j'en  raffolerai. 


* 


Nous  avons  joué  au  croquet,  papa  nous  surveille.  Il  remarque 
l'assiduité  de  Gritz.  Et  comment  n'être  pas  assidu?  je  suis  seule 
ici. 

Il  devait  partir  à  quatre  heures,  mais  à  cinq  heures  il  me  deman- 
dait s'il  pouvait  rester  à  dîner  et,  après  dîner,  déclarait  qu'il  aimait 
mieux  ne  pas  se  mettre  en  route  la  nuit. 

J'ai  parlé  de  meubles,  de  voitures,  de  livrée,  du  service  d'une 
maison.  Et  je  me  plaisais  à  voir  comme  mon  père  gobait  mes  paroles 
et  me  faisait  diverses  questions,  oubliant  sa  fierté  et  sa  réserve 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


225 


Gritz  parla  beaucoup,  comme  un  garçon  sans  esprit  mais  homme 
du  monde  et  connaissant  tout  le  monde. 

J'avais  toutes  mes  photographies  en  main  et  il  me  pria  tant  de 
lui  en  donner  une.  Je  ne  sais  pas  refuser,  et  puis,  c'est  un  ancien 
ami,  je  lui  en  ai  donné  une. 

Mais  j'ai  refusé  la  petite  carte-médaillon  pour  laquelle  il  était 
prêt  à  donner  «  deux  années  de  sa  vie  ». 

Ah!  Dio  miol 

Vendredi  2$  août  (13  août).  —  M...  et  Michel  partirent  après 
déjeuner. 

Mon  père  proposa  alors  une  promenade  à  Pavlovsk,  son  autre 
bien. 

Il  est  parfait  pour  moi,  mais  aujourd'hui  je  suis  nerveuse  et  je 
parlais  peu,  le  moindre  exercice  oratoire  me  ferait  fondre  en  larmes. 

Mais,  pensant  à  l'effet  que  ferait  sur  maman  cette  complète 
absence  de  fête  et  de  pompe,  je  dis  à  mon  père  que  je  voulais  du 
monde  et  des  fêtes,  que  je  trouvais  ma  position  étrange  et  même 
ridicule. 

—  Eh  bien  !  répondit-il,  si  tu  le  veux,  ce  sera  fait  !  Veux-tu  que 
je  te  mène  chez  la  préfète? 

—  Je  le  veux. 

—  Eh  bien!  ce  sera  fait. 

Rassurée  sur  ce  sujet,  je  pus  tranquillement  visiter  les  travaux 
de  la  ferme  et  même  entrer  dans  les  détails,  ce  qui  ne  m'amusait 
guère,  mais  pouvait  me  servir  à  dire  un  jour  un  mot  de  connaisseur 
sur  ce  ménage,  et  étonner  quelqu'un  en  parlant  des  semailles 
d'orge  et  des  qualités  de  blé,  à  côté  d'un  vers  de  Shakespeare  ou 
d'une  tirade  sur  la  philosophie  platonicienne. 

Vous  voyez,  je  tire  parti  de  tout. 

Pacha  me  procura  un  chevalet  et,  vers  l'heure  du  dîner,  je  reçus 
deux  grandes  toiles  envoyées  de  Poltava  par  M... 

—  Comment  trouves-tu  M...?  demanda  papa. 
Je  dis  comment  je  le  trouvais. 

—  Eh  bien!  dit  Pacha,  il  m'a  déplu  le  premier  jour  et  après 
je  l'ai  aimé. 

—  Et  moi,  vous  ai-je  plu  du  premier  abord?  demandai-je. 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  15 


226  JOURNAL 

—  Vous?  Pourquoi? 

—  Voyons,  dites. 

—  Eh  bien!  vous  m'avez  plu.  Je  ne  m'attendais  pas  à  vous 
trouver  telle.  Je  pensais  que  vous  ne  saviez  pas  parler  russe,  que 
vous  étiez  affectée...  et...  et  puis  voilà! 

—  Très  bien. 

Je  dis  combien  la  campagne,  les  champs  dépouillés  déjà  de  leurs 
produits  me  faisaient  un  effet  triste. 

—  Oui,  dit  Pacha,  tout  est  jaune.  Comme  le  temps  vole!  Il 
semble  que  le  printemps  était  hier. 

—  On  dit  toujours  la  même  chose.  Ah!  nous  sommes  heureux 
là-bas,  nous  n'avons  pas  ces  changements  si  marqués. 

—  Mais  aussi  vous  ne  jouissez  pas  du  printemps!  dit  Pacha 
avec  enthousiasme. 

—  Cela  est  plus  heureux  pour  nous.  Les  brusques  changements 
nuisent  à  l'égalité  de  l'humeur,  et  la  vie  est  bien  meilleure  lorsqu'or 
est  tranquille. 

—  Comment  dites- vous? 

—  Je  dis  que  le  printemps  en  Russie  est  une  époque  favorable 
aux  tromperies  et  aux  vilenies. 

—  Comment? 

— -  Pendant  l'hiver,  quand  tout  autour  de  nous  est  froid,  sombre, 
muet,  nous  sommes  sombres,  et  froids,  défiants.  Arrivent  les  jours 
chauds,  ensoleillés  et  nous  voilà  transformés,  car  l'état  du  temps 
exerce  une  énorme  influence  sur  le  caractère,  l'humeur  et  même 
les  convictions  de  l'homme.  Au  printemps  on  se  sent  plus  heureux 
et  par  conséquent  meilleur  ;  de  là  l'incrédulité  au  mal  et  à  la  bassesse 
des  hommes.  —  Comment,  lorsque  tout  est  si  beau  et  lorsque  je  suis 
si  heureux,  si  enthousiasmé  et  disposé  au  bien  jusqu'à  l'enivrement, 
comment  peut-il  y  avoir  place  pour  les  pensées  mauvaises  dans  le 
cœur  des  autres?  Voilà  ce  qu'on  se  dit.  —  Eh  bien!  chez  nous,  on 
n'éprouve  pas  ces  enivrements,  ou  du  moins  bien  plus  faiblement  ; 
d'où  je  conclus  qu'on  est  dans  un  état  plus  normal  et  à  peu  près  le 
même  toujours. 

Pacha  s'exalta  au  point  de  me  demander  mon  portrait  pour  le 
porter  dans  un  médaillon  toute  sa  vie. 

—  Car  je  vous  honore  et  vous  aime  comme  personne! 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  227 

La  princesse  ouvrait  de  grands  yeux  et  je  riais  en  priant  mon 
cousin  de  me  baiser  la  main. 

Il  s'obstinait,  rougissait  et  finit  par  m'obéir. 

Un  homme  sauvage  et  étrange.  Cette  après-midi  je  parlais  de 
mon  mépris  pour  le  genre  humain. 

— ■  Ah!  c'est  comme  ça!  s'écria-t-il.  Je  suis  donc  un  lâche,  un 
misérable!... 

Et  rouge  et  tremblant,  il  s'enfuit  à  toutes  jambes  du  salon. 

Samedi  26  août  (14  août).  —  C'est  crevant  la  campagne! 
Avec  une  rapidité  étonnante  j'ai  esquissé  deux  portraits,  mon 
père  et  Paul,  cela  a  duré  trente-cinq  minutes. 

Combien    de    femmes    en    ce    monde 
Ne    pourraient    pas    en    dire    autant! 


Mon  père,  qui  estimait  mon  talent  comme  une  vaine  vantardise, 
le  reconnut  et  fut  content;  et  moi,  transportée,  car  peindre  c'est 
marcher  vers  un  de  mes  buts.  Chaque  heure  passée  en  dehors  de 
cela  ou  de  la  coquetterie  (car  la  coquetterie  mène  à  l'amour  et 
l'amour  à  un  mariage  peut-être)  me  tombe  comme  un  poids  sur  la 
tête.  Lire?  non.  Agir?  oui. 

Ce  matin,  mon  père  entra  chez  moi  et,  après  quelques  phrases 
ordinaires,  Paul  étant  sorti  de  la  chambre,  il  se  fit  un  silence  pen- 
dant lequel  je  sentais  que  mon  père  avait  quelque  chose  à  dire,  et 
comme  je  voulais  parler  de  la  même  chose,  je  me  suis  tue  exprès, 
tant  pour  ne  pas  commencer  que  pour  avoir  le  plaisir  de  voir  l'hési- 
tation et  l'embarras  d'un  autre  que  moi. 

—  Hum!...  alors,...  que  dis-tu?  demanda-t-il  enfin. 

—  Moi,  papa?  Rien. 

—  Hum!...  tu  as  dit...  Hum!...  Que  je  vienne  avec  toi  à  Rome... 
Hum!...  alors  comment? 

—  Mais  tout  simplement. 

—  Mais... 

Il  hésitait  en  tourmentant  mes  brosses  et  mes  peignes. 

—  Mais  si  je  viens  avec  toi...  Hum!...  et  maman...  elle  ne  viendra 


228  JOURNAL 

pas?  Et  alors...  vois- tu,  si  elle  ne  vient  pas...  Hum!...  comment 
faire? 

Ah!  ah!  fichu  père!  Nous  y  sommes.  C'est  toi  qui  hésites., 
adorable!  C'est  fort  bien! 

—  Maman?  Maman  viendra. 

—  Ah? 

—  Maman,  d'ailleurs,  fera  tout  ce  que  je  voudrai.  Elle  n'exist* 
plus,  il  n'y  a  que  moi. 

Alors,  visiblement  soulagé,  il  me  fit  plusieurs  questions  sur  la 
manière  dont  maman  passait  son  temps,  un  tas  de  choses  enfin. 

D'où  vient  que  maman  me  prévenait  contre  le  méchant  esprit 
de  papa  et  son  habitude  de  confondre  les  gens  et  de  les  humilier 
Cela  vient  de  ce  que  c'est  la  vérité. 

Mais  pourquoi  ne  suis-je  ni  humiliée  ni  confondue,  tandis  qu 
maman  l'a  toujours  été? 

Parce  que  mon  père  a  plus  d'esprit  que  maman,  et  qu'il  n'a  pas 
autant  d'esprit  que  moi. 

En  outre,  il  me  respecte  énormément,  car  je  le  bats  en  discussion 
toujours,  et  ma  conversation  est  pleine  d'intérêt  pour  un  homme 
rouillé  en  Russie,  mais  ayant  assez  de  connaissances  pour  les 
apprécier  chez  un  autre. 

Je  lui  ai  rappelé  mon  désir  de  voir  les  gens  de  Poltava  et  je  vis 
bien  par  ses  réponses  qu'il  ne  voulait  pas  me  montrer  ceux  parmi 
lesquels  il  brille.  Seulement,  lorsque  je  lui  dis  que  je  le  voulais 
absolument,  il  me  répondit  qu'il  serait  fait  selon  mon  désir  et  se 
mit  avec  la  princesse  à  faire  une  liste  des  dames  qu'il  fallait  aller 
voir. 

—  Et  Mme  M...,  la  connaissez- vous?  demandai-je. 

—  Oui,  mais  je  ne  vais  pas  la  voir,  elle  vit  très  retirée. 

—  Mais  il  faut  que  j'aille  chez  elle  avec  vous,  elle  m'a  connue 
petite,  c'est  une  amie  à  maman,  et  puis  lorsqu'elle  m'a  connue, 
j'étais  une  petite  fille  très  rude  et  assez  désavantageuse  au  phy- 
sique, je  désire  donc  effacer  cette  vilaine  impression. 

—  Eh  bien!  nous  irons...  Seulement,  à  ta  place  je  n'irais  pas. 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que...  hum!...  Elle  pourra  croire... 

—  Quoi  donc? 


:er 


IDE  MARIE  BASHKIRTSEFF  229 

—  Mais  toutes  sortes  de  choses... 

—  Mais  dites;  j'aime  qu'on  s'explique  clairement  et  les  demi- 
Jimots  m'impatientent. 

—  Elle  croira  que  tu  as  des  vues...  Elle  pensera  que  tu  voudrais 
>ison  fils  comme  prétendant. 

—  Gritz  M...?  Oh!  non,  papa.  Elle  ne  le  pensera  pas,  et  d'ail- 
;  leurs  M...  est  un  charmant  jeune  homme,  ami  d'enfance,  que 
j'aime  beaucoup,  mais  l'épouser!  non,  papa,  il  n'est  pas  le  mari 
:que  je  désire.  Soyez  tranquille. 

* 
*  * 

Le  cardinal  se  meurt. 

Misérable  homme!...  (je  parle  du  neveu.) 

A  dîner  on  parla  de  la  bravoure  et  je  dis  une  chose  remarqua- 
blement juste.  C'est  que  celui  qui  a  peur  et  va  au  danger,  est  plus 
jbrave  que  celui  qui  n'a  pas  peur;  car  plus  on  a  peur,  plus  on  a  de 
mérite. 

Dimanche  27  août  (15  août).  —  Pour  la  première  fois  de  ma  vie 
(j'ai  puni  quelqu'un,  c'est-à-dire  Chocolat. 

Il  a  écrit  à  sa  mère,  lui  demandant  la  permission  de  rester  en 
(Russie  à  des  gages  plus  considérables  que  ceux  que  je  lui  donne. 
Cette  ingratitude  m'a  fait  de  la  peine  pour  lui  et,  l'appelant,  je 
dévoilai  sa  vilenie  devant  tout  le  monde  et  lui  ordonnai  de  se 
jmettre  à  genoux.  L'enfant  se  mit  à  pleurer  et  n'obéit  pas.  Alors  je 
|fus  obligée  de  le  prendre  par  les  épaules  et  par  les  genoux,  et,  plus 
ipar  honte  que  par  violence,  il  s'agenouilla  en  ébranlant  une  étagère 
poute  chargée  de  Sèvres.  Et  moi,  debout  au  milieu  du  salon,  je 
liançai  les  foudres  de  mon  éloquence  et  terminai  en  disant  que  je 
le  renverrais  en  France,  en  quatrième  classe,  avec  les  bœufs  et  les 
'moutons,  par  l'entremise  du  consul  des  nègres. 

—  Honte,  honte!  Chocolat!  Tu  seras  un  homme  perdu.  Lève- 
Itoi,  fi!  Va-t'en. 

Je  m'étais  excitée  pour  de  vrai  et  lorsque,  cinq  minutes  après, 
;ce  singe  vint  me  demander  pardon,  je  lui  dis  que  s'il  ne  se  repen- 
tait que  poussé  par  M.  Paul,  je  ne  voulais  pas  de  son  repentir. 


230  JOURNAL 

—  Non,  c'est  moi-même. 

—  Alors  tu  te  repens  toi-même? 

Il  pleurait  avec  les  poings  dans  les  yeux. 

—  Dis,  Chocolat,  je  ne  me  fâcherai  pas. 

—  0...ui. 

—  Eh  bien!  va,  je  pardonne,  mais  comprends-tu  que  tout  cela 
est  pour  ton  bien? 

Ah!  Chocolat  sera  un  grand  homme  ou  un  grand  misérable. 

Lundi  28  août  (16  août).  —  Mon  père  a  été  à  Poltava;  il  était  d 
service.  Quant  à  moi,  j'essayai  de  la  philosophie  avec  la  princesse 
mais  cela  a  dégénéré  en  une  conversation  sur  l'amour,  les  homme 
et  les  rois. 

Michel  amena  l'oncle  Alexandre,  et  Gritz  arriva  plus  tard. 

Il  y  a  des  jours  où  l'on  est  mal  à  l'aise.  C'est  un  jour  comme  çï 

M...  a  apporté  un  bouquet  à  la  princesse  et  un  instant  après, 
table,  il  s'est  étendu  avec  Alexandre  sur  la  production  des  moi 
tons. 

—  J'aime  mieux  quand  vous  parlez  bouquets  que  quand  vou 
parlez  moutons,  Gritz!  dit  mon  père. 

—  Ah!  papa,  dis-je,  ce  sont  les  moutons  qui  donnent  les  boi 
quets. 

Je  n'avais  aucune  arrière-pensée,  mais  chacun  fit  un  mouve 
ment,  et  je  rougis  jusqu'aux  oreilles. 

Et  puis  le  soir  je  désirai  beaucoup  qu'Alexandre  vît  que  Gritz 
me  fait  la  cour  et  je  n'ai  pas  réussi!  L'imbécile  ne  quittait  pas 
Michel. 

D'ailleurs  il  est  bête  et  tout  le  monde  le  dit  ici.  J'ai  voulu  le 
défendre,  mais  ce  soir,  soit  mauvaise  humeur,  soit  conviction,  je 
suis  de  l'avis  de  tout  le  monde. 

Quand  ils  furent  partis  pour  la  maison  rouge,  je  me  mis  au 
piano  et  je  versai  sur  les  touches  tout  ce  que  je  contenais  d'ennui 
et  d'irritation.  Et  à  présent  je  vais  m'endormir  en  rêvant  au  grand- 
duc  Nicolas,  ça  m'amusera  peut-être. 

La  lune  est  fade  ici,  je  l'ai  regardée  pendant  qu'on  tirait  le 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  231 

canon.  Mon  père  est  parti  pour  Kharkov  pour  deux  jours.  Le  canon 
est  une  de  ses  vanités  ;  il  a  neuf  pièces  et  ce  soir  on  a  tiré,  pendant 
que  je  regardais  la  lune. 

Mardi  29  août  {iy  août).  —  J'entends  hier  Paul  dire  à  l'oncle 
Alexandre  en  me  désignant  de  l'oeil  : 

—  Si  tu  savais,  cher  oncle!  Elle  a  bouleversé  tout  à  Gavronzi! 
Elle  a  refait  papa  à  sa  manière  !  Tout  s'incline  ! 

En  vérité,  ai-je  fait  tout  cela?  Tant  mieux! 

Je  suis  endormie  et  ennuyée  depuis  ce  matin.  Je  n'admets  pas 
encore  l'ennui  par  manque  de  distraction  ou  d'amusement,  et 
lorsque  je  m'ennuie  je  cherche  une  cause,  persuadée  que  ce  plus 
ou  moins  grand  malaise  provient  de  quelque  chose,  et  n'est  point  au 
contraire  un  simple  effet  du  manque  d'amusement  ou  de  la  solitude. 

Mais  ici,  à  Gavronzi,  je  ne  désire  rien,  je  ne  regrette  rien,  tout  va 
selon  mes  désirs  et  pourtant  je  suis  ennuyée.  Faut-il  donc  croire  sim- 
plement que  je  m'ennuie  à  la  campagne?  Nescio...  Mais  au  diable! 

Quand  on  se  mit  aux  cartes,  je  restai  avec  Gritz  et  Michel  dans 
mon  atelier.  Décidément  Gritz  est  changé  depuis  hier.  Il  y  a  un 
certain  embarras  dans  ses  manières,  que  je  n'explique  pas. 

La  partie  de  demain  est  remise  à  jeudi  et  il  veut  partir  pour  un 
grand  voyage. 

J'étais  préoccupée  et  on  m'en  fit  la  remarque.  D'ailleurs  depuis 
quelque  temps  déjà  je  plane  entre  deux  mondes;  on  me  parle  et 
je  n'entends  pas. 

Les  messieurs  allèrent  se  baigner  dans  la  rivière  qui  est  belle, 
profonde  et  ombragée  d'arbres  à  l'endroit  où  l'on  se  baigne,  et  je 
suis  restée  avec  la  princesse  sur  le  grand  balcon  qui  forme  une 
entrée  couverte  pour  les  voitures. 

La  princesse  me  raconta  entre  autres  une  histoire  curieuse. 
Hier  Michel  vient  chez  elle  et  lui  dit  : 

«  Maman,  mariez-moi.  —  Avec  qui?  —  Avec  Moussia.  —  Imbé- 
cile, mais  tu  n'as  que  dix-huit  ans.  »  —  Il  insista  si  sérieusement 
qu'elle  fut  obligée  de  l'envoyer  au  diable. 

—  Seulement,  ajouta-t-elle,  chère  Moussia,  ne  le  lui  racontez 
pas,  il  me  mangerait  ! 

Ces  messieurs  nous  trouvèrent  encore  au  balcon  humant  une 


232  JOURNAL 

chaleur  exaspérante  ;  car  d'air  il  n'en  faut  pas  parler,  et  le  soir  pas 
la  plus  légère  brise.  Mais  la  vue  est  charmante.  En  face,  la  maison 
rouge  et  les  pavillons  éparpillés,  à  droite  la  montagne  à  la  moitié 
de  laquelle  se  trouve  l'église  toute  noyée  dans  les  arbres,  plus  loin 
le  caveau  de  famille;  à  gauche,  la  rivière,  les  champs,  les  arbres, 
l'espace.  Et  la  pensée  que  tout  cela  est  à  nous,  que  nous  sommes 
les  maîtres  souverains  de  tout  cela  et  que  toutes  ces  maisons,  cette 
église,  la  cour,  qui  est  comme  une  petite  ville,  tout,  tout  nous 
appartient,  et  les  domestiques,  presque  soixante,  et  tout!... 

J'attendis  avec  impatience  la  fin  du  dîner  pour  aller  chez  Paul, 
lui  demander  l'explication  de  quelques  mots  dits  au  croquet  et  qui 
me  troublaient  désagréablement. 

—  N'as-tu  pas  remarqué,  me  dit  Paul,  que  Gritz  est  changé 
depuis  hier? 

—  Moi?  Non,  je  n'ai  rien  remarqué. 

—  Eh  bien!  moi  j'ai  remarqué  et  c'est  à  cause  de  Michel. 

—  Comment? 

—  Michel  est  un  bon  garçon,  mais  il  n'a  jamais  été  qu'avec  des 
femmes  à  souper  et  il  ne  sait  pas  se  conduire;  de  plus,  il  a  une 
mauvaise  langue,  à  preuve,  l'histoire  de  l'autre  jour.  Il  a  dit  qu'il 
voudrait...  Enfin,  il  est  amoureux  fou  de  toi  et  capable  de  toutes 
les  vilenies  du  monde.  J'en  ai  parlé  à  l'oncle  Alexandre  et  il  a  dit 
que  j'aurais  dû  lui  tirer  les  oreilles.  La  tante  Nathalie  est  aussi  de 
cet  avis...  Attends!  je  te  dis  que  Gritz  a  été  persuadé  par  sa  mère 
ou  par  ses  connaissances  qu'on  ne  cherchait  qu'à  l'attraper  pour 
le  marier,  à  cause  de  sa  grande  fortune.  Eh  bien!  jusqu'à  hier,  il 
t'exaltait  jusqu'aux  cieux,  et  hier...  Sans  doute,  je  sais  que  tu  ne 
veux  pas  de  lui,  tu  ne  te  fiches  pas  mal  (pardon  pour  l'expression) 
de  tout  cela,  mais  ce  n'est  pas  bien.  Et  c'est  toujours  Michel  qui  a 
fait  des  commérages. 

—  Oui,  mais  que  faire? 

—  Il  faut,  tu  as  assez  d'esprit  pour  cela  et  même  pour  davan- 
tage, il  faut  dire...  faire  comprendre;  il  est  bête,  mais  il  comprendra 
cela.  En  un  mot,  il  faut...  Une  fois  à  dîner,  j'aiderai  et  tu  racon- 
teras une  histoire  ou  bien  n'importe  quoi. 

C'était  ma  pensée. 

—  Nous  verrons,  mon  frère  ! 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  233 

Alexandre  a  été  au  théâtre  après  nous  et  a  entendu  parler  de 
l'arrivée  de  «  la  fille  de  Bashkirtseff  qui  est  une  grande  beauté  ». 

Dans  le  foyer,  il  fut  entraîné  par  Gritz,  qui  parla  de  moi  avec 
enthousiasme. 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  faire  tableau  sur  le  grand  escalier.  Je 
m'assis  au  milieu;  les  messieurs  qui  montaient  avec  moi  s'assirent 
plus  bas  sur  les  gradins  et  le  prince  s'agenouilla.  Avez-vous  vu  la 
gravure  représentant  l'Éléonore  de  Gcethe?  c'était  ça,  même  mon 
costume.  Seulement  je  ne  regardais  personne,  je  regardais  les 
lampes. 

Si  Paul  n'avait  pas  éteint  l'une  d'elles,  nous  serions  restés  long- 
temps ainsi. 

Bonne  nuit.  Ah  !  que  je  m'ennuie! 

Mercredi  30  août  (18  août).  —  Pendant  que  les  jeunes  gens  étaient 
à  la  poursuite  de  la  gouvernante  avec  le  feu  d'artifice  qu'ils  lui 
lançaient  dans  les  jambes,  la  princesse,  Alexandre  et  moi  parlions 
du  pape  et  de  Rome. 

Je  faisais  l'inquiète,  disant  que  le  cardinal  était  décédé. 

J'ai  rêvé  que  Pierre  A...  était  mort.  Je  m'approchai  de  son 
cercueil  et  lui  mis  au  cou  un  chapelet  en  topaze  avec  une  croix  en 
or.  A  peine  eus- je  fait  cela,  que  je  m'aperçus  que  l'homme  mort 
n'était  pas  Pietro. 

La  mort  en  rêve  se  traduit  par  mariage,  je  crois.  Vous  devinez 
mon  irritation,  et  chez  moi  l'irritation  se  traduit  par  l'immobilité 
et  par  un  silence  complet.  Mais  gare  à  celui  qui  me  taquine  ou  seu- 
lement me  fait  parler  ! 

On  parla  des  mœurs  de  Poltava.  La  dépravation  y  est  très  cul- 
tivée, et  on  dit  avoir  rencontré  Mme  M...  en  robe  de  chambre,  la 
nuit,  avec  M.  J...  dans  la  rue,  comme  une  chose  assez  ordinaire. 

Les  demoiselles  s'y  conduisent  avec  une  légèreté...  Mais  quand  on 
entama  le  chapitre  des  baisers,  je  me  mis  à  arpenter  la  chambre. 

Un  jeune  homme  était  amoureux  d'une  jeune  fille,  dont  il  était 
aimé,  et  au  bout  de  quelque  temps  il  en  épousa  une  autre,  et  quand 
on  lui  demandait  la  raison  de  ce  changement,  il  répondait  : 

—  Elle  m'a  embrassé,  elle  en  a  donc  aussi  embrassé  d'autres  ou 
elle  en  embrassera. 


234  JOURNAL 

—  C'est  juste,  dit  Alexandre.  —  Et  tous  les  hommes  raisonnent 
ainsi. 

Raisonnement  injuste  au  suprême  degré,  mais  qui  fit  que  je  suis 
chez  moi,  déshabillée  et  enragée  de  dépit. 

Il  me  semblait  qu'on  parlait  pour  moi.  Alors  voici  la  cause!... 

Mais  au  nom  du  ciel,  donnez-moi  un  moyen  d'oublier!  Oh!  mon 
Dieu!  ai- je  donc  commis  un  crime,  que  vous  me  tourmentez  tant? 

Vous  faites  bien,  Seigneur,  et  ma  conscience  en  ne  me  laissant 
pas  un  moment  de  répit  me  guérira. 

Ce  que  ni  l'éducation,  ni  les  livres,  ni  les  conseils  n'auraient  pu 
m'apprendre,  l'expérience  me  l'a  appris. 

J'en  remercie  Dieu,  et  je  conseille  aux  demoiselles  d'être  un  peu 
plus  canailles  au  fond  de  l'âme,  de  se  garder  bien  d'éprouver  un 
sentiment  quelconque.  On  les  compromet  d'abord  et  on  les  tourne 
en  ridicule  ensuite. 

Plus  le  sentiment  est  beau,  plus  il  est  facile  de  le  ridiculiser;  plus 
il  est  grand,  plus  il  est  drôle.  Et  il  n'y  a  rien  au  monde  de  plus  ridi- 
cule et  de  plus  dégradant  que  l'amour  ridiculisé. 

J'irai  à  Rome  avec  mon  père,  j'irai  dans  le  monde  et  on  verra. 


Une  promenade  enchantée.  La  troïka  du  prince,  malgré  le  poids 
de  l'oncle  Alexandre,  volait  comme  l'éclair.  Michel  conduisait. 
J'adore  aller  vite,  les  trois  chevaux  prirent  la  carrière,  et  pendant 
quelques  minutes  je  ne  respirais  pas  de  joie  et  d'excitation. 

Puis  le  croquet  nous  retint  jusqu'au  dîner,  vers  lequel  arriva 
M...  Je  cherchais  déjà  une  «histoire»  quand  la  princesse  vint  à 
nommer  les  demoiselles  R... 

—  Elles  sont  bien  gentilles,  mais  bien  malheureuses,  dit  Gritz. 

—  Et  pourquoi? 

—  Mais  elles  ne  font  que  voyager  à  la  recherche  des  maris  et  elles 
n'en  trouvent  point...  Et  par  exemple,  elles  ont  voulu  m'attraper, 
moi! 

Ici  tout  le  monde  éclata  de  rire. 

—  Vous  attraper?  demanda- t-on.  Vous  leur  plaisiez  donc? 

- —  Enfin,  je  crois...  mais  elles  ont  bien  vu  que  je  ne  voulais  pas. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  235 

— ■  Vous  savez!  dis-je,  mais  c'est  très  malheureux  d'être  comme 
cela!  Sans  compter  que  c'est  insupportable  pour  les  autres. 

Chacun  riait  et  on  échangeait  des  regards  qui  n'étaient  guère 
flatteurs  pour  M... 

Ah!  non,  voyez- vous,  quand  on  est  bête,  c'est  un  bien  grand 
malheur. 

Dans  ses  manières,  ce  soir,  j'ai  remarqué  la  même  gêne  qu'hier. 
Il  croyait  peut-être  qu'on  voulait  l'attraper. 

Et  tout  cela,  — ■  Michel. 

Gritz  osait  à  peine  me  parler  d'un  bout  du  salon  à  l'autre,  et  vers 
neuf  heures  et  demie  seulement,  il  se  risqua  à  côté  de  moi.  Je  sou- 
riais de  mépris. 

Dieu  qu'il  est  bête  d'être  bête!  Je  fus  raide  et  sévère  et  donnai 
le  signal  du  départ. 

Je  sais  bien  que  Michel  le  bourre  de  toutes  sortes  de  sottises. 
La  princesse  m'a  dit  :  «  Vous  ne  pouvez  jamais  vous  donner  une 
idée  de  la  vilenie  de  Michel.  Il  est  rusé  et  méchant.  » 

Mais  quel  malheur  d'être  bête! 

Jeudi  19  août  (31  août).  —  Paul  tout  déconfit  vint  m'annoncer 
que  papa  ne  voulait  pas  qu'on  allât  manger  dans  la  forêt. 

J'ai  passé  un  peignoir  et  suis  allée  lui  dire  qu'on  irait. 

Au  bout  de  trois  minutes,  il  était  chez  moi. 

Après  un  tas  de  malentendus  assez  comiques,  nous  sommes 
partis  pour  la  forêt;  et  moi,  d'excellente  humeur  contre  toute 
attente.  Gritz  est  simple  comme  le  premier  jour  et  nos  relations 
tendues  et  désagréables  n'existent  plus. 

On  nous  servit  dans  la  forêt  comme  à  la  maison.  Tout  le  monde 
avait  faim,  on  mangea  de  grand  appétit,  tout  en  s'égayant  aux 
dépens  de  Michel.  Car  c'était  lui  qui  devait  organiser  la  partie, 
mais,  ce  matin,  il  la  renia  honteusement  et  les  provisions  partirent 
de  Gavronzi. 

On  tira  quelques  fusées  et  on  fit  raconter  des  bêtises  par  un  juif. 
Le  juif,  en  Russie,  est  un  être  qui  tient  le  milieu  entre  le  chien  et  le 
singe.  Les  juifs  savent  tout  faire  et  servent  à  tout.  On  leur  emprunte 
de  l'argent,  on  les  bat,  on  les  grise,  on  leur  confie  des  affaires,  on 
s'en  amuse. 


236  JOURNAL 

En  rentrant  dans  ma  chambre,  j'étais  si  énervée  que  j'aurais  passé 
ma  nuit  à  pleurer  d'attendrissement,  si  Amalia  n'avait  pas  com- 
mencé des  bavardages  qui  dirigèrent  mes  idées  vers  un  autre  point. 

Il  faut  toujours  couper  l'humeur;  cela  évite  des  scènes  de  larmes, 
des  gisements  par  terre. 

Et  je  déteste  quand  je  fais  ces  scènes-là. 

Ce  pauvre  Gritz  !  A  présent  je  le  plains,  il  est  parti  un  peu  malade. 

Samedi  2  septembre  (21  août).  — ■  Je  me  suis  évanouie  de  chaleur, 
et  lorsque  vers  le  dîner  arrivèrent  deux  crocodiles  de  Poltava,  je  fis 
grande  toilette,  mais  mon  humeur  était  bien  basse.  On  tira  un  feu 
d'artifice  que  nous  regardâmes  du  balcon,  tout  garni  de  lanternes 
vénitiennes  ainsi  que  la  maison  rouge  et  toute  la  cour. 

Ensuite  mon  père  proposa  une  promenade,  la  nuit  étant  remar- 
quablement belle.  J'ai  changé  de  vêtements  et  nous  allâmes  dans 
le  village.  On  s'assit  devant  le  cabaret,  on  réveilla  un  violoniste  et 
un  fou  pour  danser.  Mais  le  violoniste,  n'étant  que  le  second  violon, 
ne  voulut  jamais  comprendre  que  le  premier  était  absent  et  s'obstina 
à  jouer  sa  seconde  partie.  Et  au  bout  d'une  demi-heure  on  s'en  alla 
vers  la  maison  avec  des  intentions  perfides;  notamment,  mon  père, 
moi  et  Paul,  montâmes  au  haut  du  clocher  par  une  échelle  insensée 
et  l'on  sonna  la  cloche  à  incendie.  Je  sonnai  de  toutes  mes  forces. 
Je  ne  m'étais  jamais  trouvée  si  près  des  cloches;  si  l'on  essaye  de 
parler  pendant  qu'elles  sonnent  on  éprouve  une  espèce  de  terreur 
dans  le  premier  instant,  car  il  semble  que  les  paroles  meurent  sur 
les  lèvres  comme  dans  un  cauchemar. 

Enfin  tout  cela  n'était  pas  bien  amusant  et  je  fus  bien  heureuse 
de  rentrer  chez  moi,  où  mon  père  vint  et  nous  eûmes  un  «  longuis- 
sime  »  entretien. 

Mais  j'étais  énervée  et  au  lieu  de  parler  je  pleurais  tout  le  temps. 
Entre  autres  il  me  parla  de  M...,  disant  que  sans  doute  maman  me 
l'avait  désigné  comme  un  excellent  parti,  mais  que  lui  ne  ferait  pas 
un  pas  pour  arranger  cela,  attendu  que  M...  n'était  qu'un  animal 
à  argent.  Je  me  hâtai  de  le  rassurer.  Et  puis  on  parla  de  tout.  Mon 
père  essaya  de  faire  un  peu  le  rétif,  je  ne  cédai  pas  d'une  ligne  et 
nous  nous  quittâmes  admirablement  bien.  D'ailleurs,  il  a  été, 
comme  toujours  depuis  quelque  temps,  d'une  délicatesse  exquise, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


237 


et  puis  il  m'a  dit  de  sa  manière  sèche  et  rude  des  choses  si  tendres 
qu'elles  m'ont  touchée. 

Je  ne  me  gênai  pas  à  l'endroit  de  sa  sœur  T...;  je  dis  même  à 
mon  père  qu'elle  le  dominait  et  que  je  ne  pouvais,  à  cause  de  cela, 
compter  sur  lui. 

—  Moi!  s'écria-t-il,  ah!  non.  D'ailleurs,  de  toutes  mes  sœurs, 
c'est  celle  que  j'aime  le  moins.  Sois  tranquille,  en  te  voyant  ici, 
elle  te  flattera  comme  un  chien  et  tu  la  verras  à  tes  pieds. 

Dimanche  3  septembre  {22  août).  — ■  Il  paraît  que  je  m'amuse. 
J'ai  été  portée  dans  un  tapis  comme  Cléopâtre,  j'ai  dompté  un 
cheval  comme  Alexandre  et  j'ai  peint  comme...  quelqu'un  qui  n'est 
pas  encore  Raphaël. 

Le  matin  on  s'en  alla  en  nombreuse  compagnie  pêcher  au  filet. 
Étendue  sur  un  tapis  (je  tiens  à  le  dire,  il  ne  faut  pas  qu'on  me 
soupçonne  de  me  rouler  dans  la  poussière),  au  bord  de  la  rivière, 
belle  et  profonde  en  cet  endroit,  à  l'ombre  des  arbres,  mangeant 
des  melons  d'eau  (pastèques)  apportés  par  les  crocodiles  de  Poltava, 
on  a  passé  tant  bien  que  mal  deux  heures.  Et  au  retour,  je  fis  Cléo- 
pâtre, on  me  porta  dans  le  tapis  jusqu'à  la  grille,  et  là  ce  furent 
Michel  et  Kapitanenko  qui  m'improvisèrent  une  litière  avec  leurs 
mains  entrelacées.  Et  enfin  Pacha  me  porta  tout  seul.  Ayant  ainsi 
épuisé  tous  les  genres  de  locomotion,  je  me  trouvai  au  bas  du  grand 
escalier  que  je  montai  moi-même,  Michel  invariablement  accroché 
au  bout  de  ma  traîne. 

Je  parus  au  déjeuner  d'une  façon  charmante;  je  parle  de  ma 
toilette.  Une  chemise  napolitaine  en  crêpe  de  Chine  bleu  ciel  et 
vieille  dentelle,  une  très  longue  jupe  de  taffetas  blanc  et  un  grand 
morceau  d'étoffe  orientale  rayée,  contenant  du  blanc,  bleu  et  or, 
mis  comme  un  drap  devant  et  noué  derrière.  Tout  le  reste  de  l'étoffe 
retombant  naturellement  comme  un  drap  de  lit  dont  on  ferait  un 
tablier.  Vous  ne  sauriez  imaginer  quelque  chose  de  plus  joliment 
bizarre. 

Pendant  que  les  uns  s'essoufflaient  à  jouer  aux  cartes  et  les 
autres  à  hurler  à  la  chaleur,  je  ne  sais  qui  parla  des  chevaux  isabelle. 
On  vanta  leur  jeunesse,  leur  force  et  leur  fraîcheur. 


238  JOURNAL 

Depuis  plusieurs  jours  déjà  il  était  question  de  me  seller  un  d'eux, 
mais  on  soulevait  un  océan  de  craintes  et  je  laissais  aller.  Enfin 
aujourd'hui,  tant  par  dépit  contre  ma  poltronnerie  que  pour  remplir 
le  sac  à  nouvelles  des  crocodiles,  j'ordonnai  qu'on  sellât  la 
bête. 

Pendant  que  je  jouais,  mon  père  couché  sur  l'herbe  ne  faisait  que 
promener  ses  regards  clignotants  de  moi  aux  crocodiles.  Il  fut 
content  de  l'impression. 

Mon  costume  biscornu,  mais  adorable,  était  encore  rehaussé  par 
un  foulard  blanc  que  je  me  mis  sur  la  tête,  bas  sur  le  front,  attaché 
derrière,  et  les  bouts  revenant  par-devant  à  la  manière  des  Égyp- 
tiennes, tout  en  couvrant  la  nuque  et  le  cou.  On  amena  le  cheval  et 
il  s'éleva  un  chœur  d'objections.  Enfin  Kapitanenko,  en  souvenir 
de  son  service  de  garde  à  cheval,  le  monta;  mais  dès  les  premiers 
pas  il  fut  si  secoué  que  les  spectateurs  charitables  se  mirent  à  rire 
aussi  bêtement  que  possible. 

Le  cheval  se  cabrait,  s'arrêtait,  s'emportait,  et  Kapitanenko 
déclara  au  milieu  de  la  gaieté  générale  que  je  pourrais  le  monter... 
dans  trois  mois.  —  Je  regardais  la  bête  frémissante,  dont  la  peau 
se  couvrait  à  chaque  instant  de  veines,  comme  lorsque  le  vent  ride 
la  surface  de  l'eau,  et  je  me  disais  :  «  Tu  vas  donner  en  spectacle 
ta  fausse  bravoure,  ma  fille,  tu  feras  comme  une  vraie  demoiselle, 
les  crocodiles  n'auront  rien  à  raconter  de  toi.  Tu  as  peur?  Tant 
mieux,  car  ceux-là  seuls  sont  braves  qui  craignent  et  marchent 
tout  de  même  au-devant  de  ce  qu'ils  craignent;  la  bravoure  ne 
consiste  pas  à  faire  une  chose  dont  les  autres  ont  peur  et  qui  ne 
vous  effraye  pas.  Mais  la  vraie,  la  seule  bravoure,  c'est  de  se  forcer 
à  faire  quelque  chose  que  l'on  craint.  » 

Je  montai  quatre  à  quatre  l'escalier,  je  mis  mon  amazone  noire, 
une  toque  de  velours  noir  et  je  redescendis  pour  remonter  encore... 
à  cheval... 

Je  fis  le  tour  du  gazon  au  pas  ;  Kapitanenko  marchait  à  côté  sur 
un  autre  cheval.  Sentant  les  yeux  de  l'assistance  braqués  sur  moi, 
je  revins  près  du  perron  rassurer  ces  gens;  mon  père  monta  en 
cabriolet  avec  un  des  messieurs;  les  autres  prirent  place  dans  la 
troïka  du  prince,  et,  suivie  de  ces  deux  équipages,  je  pris  la  grande 
allée.  Je  ne  sais  comment,  mais  tout  simplement,  je  pris  le  galop, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


239 


le  petit,  puis  le  grand,  puis  le  trot  et  je  revins  vers  les  voitures 
ramasser  les  flatteries. 

J'étais  ravie,  et  mon  visage  pourpre  semblait  lancer  du  feu  comme 
les  naseaux  de  mon  cheval.  J'étais  radieuse!  Un  cheval  que  l'on 
n'avait  jamais  monté! 

Le  soir  on  tira  un  feu  d'artifice,  les  maisons  furent  illuminées,  et 
mes  chiffres  de  tous  les  côtés.  Une  musique  villageoise  et  les  paysans 
dansant  sous  le  balcon. 

La  table  était  préparée  de  l'autre  côté  de  la  maison,  et  nous  tra- 
versâmes la  foule  des  curieux. 

—  Mais  c'est  une  vraie  procession  de  l'église,  dit  une  femme 
dans  la  foule,  et  voici  le  corps  de  Notre-Seigneur. 

En  effet,  nous  étions  éclairés  par  des  flambeaux  et  Michel  portait 
ma  traîne,  et  vous  savez  que  l'on  porte,  le  vendredi  saint,  une  toile 
peinte  représentant  le  corps  de  Jésus. 

Michel  faisait  des  exercices  acrobatiques  pendant  que  les  garçons 
du  village  le  regardaient  avec  stupéfaction,  accrochés  aux  cordes 
et  aux  balançoires  et  semblant,  dans  la  nuit,  des  pendus  comme  on 
en  voit  sur  des  gravures  effacées  et  sinistres. 

Je  fus  entourée  par  ces  braves  gens;  j'ai  tort  de  dire  braves,  car 
femmes  et  hommes  faisaient  les  courtisans  à  ravir  et  me  débitaient 
des  compliments  comme  celui-ci,  par  exemple  : 

—  Le  cheval  était  beau  cette  après-midi,  mais  l'écuyère  le 
surpassait  de  beaucoup. 

Vous  savez  que  j'adore  m'encanailler,  je  leur  parlais  à  tous  et 
peu  s'en  fallait  que  je  ne  me  misse  à  danser.  Ah!  c'est  que  la  danse 
de  nos  paysans  soumis  et  naïfs  en  apparence,  mais  rusés  comme 
des  Italiens  en  réalité,  leur  danse  est  un  vrai  cancan  parisien,  et 
même  un  cancan  très  séditieux,  pour  ne  pas  dire  autre  chose.  On 
ne  lève  pas  les  jambes  jusqu'au  nez,  ce  qui  d'ailleurs  est  affreuse- 
ment laid,  mais  l'homme  et  la  femme  tournent,  se  rapprochent 
l'un  de  l'autre,  se  poursuivent,  et  tout  cela  avec  des  gestes,  de 
petits  cris  et  des  sourires  qui  font  courir  le  frisson  par  le  corps. 

Les  filles  dansent  peu  et  très  simplement. 

On  leur  donna  à  boire  et,  ayant  quitté  ces  aimables  sauvages, 
je  voulus  me  coucher;  mais  sur  l'escalier  je  m'arrêtai  comme  l'autre 


240  JOURNAL 

soir,  et  Paul  et  les  autres  se  groupèrent  sur  les  marches.  Chocolat 
nous  a  chanté  une  chanson  niçoise,  à  ma  grande  satisfaction. 

Après  le  chant  vint  la  musique. 

J'ai  tiré  du  violon  les  sons  les  plus  incroyables,  et  ces  sons  aigus, 
sérieux,  criards,  entremêlés,  me  faisaient  rire  aux  éclats,  et  mon 
rire  avec  ce  furieux  accompagnement  faisait  pâmer  les  autres, 
même  Chocolat. 

Jeudi  y  septembre  (26  août).  —  Le  costume  de  tous  les  jours 
d'une  Petite  Russienne  consiste  en  une  chemise  en  grosse  toile,  ' 
avec  de  larges  manches  bouffantes,  brodées  de  rouge  et  de  bleu; 
et  d'un  morceau  de  drap  noir  fabriqué  par  les  paysans,  dont  on 
s'enveloppe  à  partir  de  la  ceinture.  Ce  fourreau  est  plus  court  . 
que  la  chemise,  dont  on  doit  voir  la  broderie  du  bas.  Ce  mor- 
ceau de  drap  n'est  retenu  que  par  une  ceinture  de  laine  de  | 
couleur. 

On  met  un  tas  de  colliers  au  cou  et  un  ruban  autour  de  la  tête. 
Les  cheveux  sont  tressés  en  une  natte  au  bout  de  laquelle  pendent 
un  ou  plusieurs  rubans. 

J'ai  envoyé  acheter  un  pareil  habillement  chez  des  paysans,  je 
m'en  revêtis  et,  accompagnée  de  nos  jeunes  gens,  je  m'en  allai  par 
le  village.  Les  paysans  ne  me  reconnaissaient  pas,  car  je  n'étais 
pas  costumée  comme  une  demoiselle,  mais  j'étais  bel  et  bien 
habillée  en  paysanne,  en  fille;  les  femmes  mariées  se  mettent 
autrement.  Quant  à  mes  pieds,  ils  étaient  chaussés  de  souliers 
noirs  à  talons  rouges. 

Je  saluai  tout  le  monde  et,  arrivés  près  du  cabaret,  nous  nous 
assîmes  près  de  la  porte. 
Ce  fut  mon  père  qui  a  été  surpris...  mais  enchanté. 
—  Tout  lui  va!  s'écria-t-il.  Et  nous  faisant  monter  tous  les 
quatre  dans  son  chariot  d'excursion,  il  nous  promena  par  les  rues. 
Je  riais  aux  éclats,  au  grand  ébahissement  des  braves  gens,  qui  se 
demandaient  quelle  était  cette  jeune  paysanne  promenée  par  «  le 
vieux  seigneur  »  et  «  les  jeunes  messieurs  ». 
Rassurez-vous,  papa  n'est  pas  vieux. 

Un  tam-tam  chinois,  un  violon  et  une  boîte  à  musique  firent  les 
frais  de  la  soirée. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  24I 

Michel  tapait  dans  le  tam-tam,  je  jouais  du  violon  (jouais, 
seigneur  Dieu!),  la  boîte  joua  toute  seule. 

Au  lieu  de  se  coucher  de  bonne  heure  comme  c'est  son  habitude, 
Fauteur  de  mes  jours  resta  jusqu'à  minuit  avec  nous.  Si  je  n'ai  pas 
fait  d'autre  conquête,  j'ai  fait  celle  de  mon  père.  Il  cherche  mon 
approbation  en  parlant,  il  m'écoute  avec  attention,  il  me  laisse  dire 
ce  que  je  veux  de  la  T...  et  me  donne  raison. 

La  boîte  à  musique  est  son  cadeau  à  la  princesse;  nous  avons 
tous  donné  quelque  chose  :  c'est  sa  fête. 

Les  domestiques  sont  enchantés  de  me  servir  et  d'être  délivrés 
des  «  Français  ».  Je  commande  même  le  dîner!  Et  dire  qu'il  me 
semblait  être  dans  une  maison  étrangère,  et  j'avais  peur  des  usages, 
des  heures  fixes! 

On  m'attend  comme  à  Nice  et  c'est  moi  qui  fixe  les  heures. 

Mon  père  adore  la  gaieté  et  il  n'y  est  pas  habitué  par  les  siens. 

Vendredi  8  septembre  (2j  août). —  Misérable  peur,  je  te  vaincrai! 
Ne  me  suis- je  pas  avisée  hier  de  craindre  un  fusil?  Il  est  vrai  que 
Paul  l'avait  chargé  et  je  ne  savais  pas  combien  il  y  avait  mis  de 
poudre,  et  je  ne  connaissais  pas  le  fusil;  il  pouvait  éclater  et  ce 
serait  une  mort  stupide  ou  bien  je  serais  défigurée. 

Tant  pis  !  Ce  n'est  que  le  premier  pas  qui  coûte  ;  hier  j 'ai  tiré  à 
cinquante  pas  et  c'est  sans  aucune  espèce  de  crainte  que  j'ai  tiré 
aujourd'hui;  je  crois,  Dieu  me  pardonne,  que  j'ai  atteint  le  but 
chaque  fois. 

Si  je  réussis  le  portrait  de  Paul,  ce  sera  miracle,  car  il  ne  pose 
pas,  et  aujourd'hui  j'ai  travaillé  pendant  quinze  minutes  seule. 
Seule,  pas  tout  à  fait,  car  j'avais  en  face  de  moi  Michel,  qui  ose 
être  amoureux  de  moi. 

Tout  cela  nous  a  menés  jusqu'à  neuf  heures.  Je  traînais,  traînais, 
traînais,  voyant  l'impatience  de  mon  père.  Je  savais  bien  qu'il 
n'attendait  que  notre  départ  du  salon  pour  s'enfuir  dans  la  forêt... 
comme  un  loup. 

Je  tins  de  nouveau  ma  cour  sur  l'escalier...  J'aime  les  escaliers, 

I  parce  qu'on  monte...  Pacha  devait  partir  demain,  mais  je  fis  tant 

!  ce  soir  qu'il  restera  peut-être,  quoiqu'il  serait  plus  raisonnable  de 

partir,  car  il  est  dangereux  de  m'aimer  comme  une  sœur,  pour  un 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  lo 


242  JOURNAL 

campagnard,  un  rêveur,  un  ténébreux  de  vingt-deux  ans.  Avec 
lui  et  Michel,  je  suis  on  ne  peut  mieux,  ce  qui  fait  qu'il  m'aime 
beaucoup.  Mais  quand  je  me  trouve  avec  des  hommes  bêtes,  je 
deviens  stupide;  je  ne  sais  que  dire  qui  leur  soit  intelligible  et  je 
crains  à  chaque  instant  qu'ils  ne  me  soupçonnent  d'être  amou- 
reuse d'eux.  Comme  ce  pauvre  Gritz  :  il  pense  que  toutes  les  demoi- 
selles le  veulent  et  dans  le  moindre  sourire  il  voit  des  guet-apens 
et  des  complots  contre  son  célibat.  Savez- vous  seulement  l'étymo- 
logie  de  ce  mot? 

Cœlebs  en  latin  veut  dire  :  délaissé;  il  vient  aussi  du  mot  grec 
Koïlos,  qui  veut  dire  :  creux,  vide. 

O  célibataires!  creux,  vides,  délaissés! 

* 
*  * 

A  peine  eus- je  entendu  décamper  mon  père,  que  je  me  préci- 
pitai chez  la  princesse,  me  roulant  dans  son  lit,  coiffant  Pacha, 
flattant  Michel  sur  la  tête,  et  disant  tant  de  bêtises  que  j'en  suis 
à  cette  heure  émerveillée. 

Mon  Dieu!  faites  que  je  ne  me  mette  pas  à  détester  Pacha,  ce 
brave  garçon  !  il  est  si  honnête  ! 


* 


On  a  lu  tout  haut  Pouchkine  et  on  a  parlé  d'amour. 

Ah!  je  voudrais  bien  aimer  pour  savoir  ce  que  c'est!  Ou  bien 
peut-être  ai- je  déjà  aimé?  En  ce  cas,  l'amour  est  une  grande  misère 
qu'on  ramasse  pour...  jeter. 

—  Tu  n'aimeras  jamais,  me  dit  mon  père. 

—  Si  c'était  vrai,  j'en  remercierais  le  ciel,  répondis-je. 
Je  veux  et  je  ne  veux  pas. 
Pourtant,  dans  mes  rêves,  j'aime.  Oui,  mais  un  héros  imaginaire. 
Et  A...?  Moi,  l'aimer?  Non,  est-ce  ainsi  que  l'on  aime?  Non. 

S'il  n'était  pas  neveu  du  cardinal,  s'il  n'avait  pas  autour  de  lui  des 
prêtres,  des  moines,  des  ruines...  le  pape,  je  ne  l'aimerais  pas. 

D'ailleurs,  qu'ai-je  besoin  de  m'expliquer?  vous  savez  tout, 
mieux  que  moi;  vous  savez  donc  que  la  musique  de  l'opéra  et  A... 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  243 

dans  la  barcaccia  faisaient  un  charmant  effet,  et  vous  devez  con- 
naître aussi  la  puissance  de  la  musique.  C'était  un  amusement, 
mais  ce  n'était  pas  l'amour. 

Quand  donc  aimerai -je?  Je  vais  encore  m'amuser  à  répandre 
de  tous  côtés  le  superflu  de  mon  cœur,  encore  m'enthousiasmer, 
encore  pleurer...  et  pour  des  riens! 

Samedi  g  septembre  (28  août).  —  Les  jours  passent,  je  perds  un 
temps  précieux  dans  les  meilleures  années  de  ma  vie. 

Des  soirées  en  famille,  des  plaisanteries  charmantes,  une  gaieté 
dont  je  fais  tous  les  frais...  Puis  on  se  fait  monter  et  descendre  du 
grand  escalier  dans  un  fauteuil  par  Michel  et  l'autre.  On  regarde 
ses  souliers  dans  la  glace  tout  en  descendant...  tous  les  jours 
comme  ça... 

Mais  quel  ennui!  Pas  une  parole  d'esprit,  pas  une  phrase  d'homme 
cultivé...  je  suis  pédante  malheureusement  et  j'adore  entendre 
parler  des  anciens  et  des  sciences...  Cherchez  moi  ça  ici!  Les  cartes 
et  rien  d'autre.  Je  m'enfermerais  bien  pour  lire,  mais,  mon  but 
étant  de  me  faire  aimer,  ce  serait  une  étrange  manière  pour  y 
parvenir. 

A  peine  installée  pour  l'hiver,  je  me  remets  à  étudier  comme 

avant. 

* 
*  * 

Le  soir,  il  y  a  eu  une  histoire  de  domestique  avec  Paul.  Mon 
père  encouragea  le  valet,  je  réprimandai  (c'est  le  mot)  mon  père, 
qui  avala  la  réprimande.  Voilà  de  la  vulgarité,  mais  mon  journal 
en  est  plein.  Je  vous  prie  de  croire  que  je  ne  suis  pas  vulgaire  par 
ignorance  et  par  vulgarité.  J'ai  adopté  ce  genre  négligé  pour  la 
vitesse  et  la  facilité  qu'il  donne  de  beaucoup  dire.  Enfin  il  y  avait 
du  mécontentement  dans  l'air,  j'étais  fâchée,  et  dans  ma  voix  on 
entendait  ces  notes  tremblantes  qui  annoncent  un  orage. 

Paul  ne  sait  pas  se  conduire  et  par  lui  je  vois  que  ma  mère  avait 
raison  d'être  malheureuse. 

Dimanche  10  septembre  (29  août).  —  Ma  majesté,  mon  père,  mon 
frère  et  mes  deux  cousins  nous  nous  sommes  mis  en  route  aujour- 
d'hui pour  Poltava. 


244  JOURNAL 

Je  n'ai  qu'à  m'applaudir,  on  me  cède,  on  me  flatte,  et  surtout 
on  m'aime.  Mon  père,  qui  au  commencement  voulait  me  détrôner, 
a  presque  entièrement  compris  pourquoi  l'on  m'accordait  les 
honneurs  souverains  et,  sauf  quelque  puérile  aspérité  de  son  carac- 
tère, me  les  accorde. 

Cet  homme  sec  et  étranger  à  tout  sentiment  de  famille  a  avec 
moi  des  élans  de  tendresse  paternelle  qui  étonnent  tous  ceux  qui 
l'entourent.  Paul  en  a  conçu  un  double  respect  pour  moi  et,  comme 
je  suis  bonne  envers  tout  le  monde,  tout  le  monde  m'aime. 

—  Tu  as  tellement  changé  depuis  que  je  t'ai  vue!  me  dit  mon 
père  aujourd'hui. 

—  Comment? 

—  Mais...  hum!  c'est-à-dire  que  si  tu  te  débarrasses  de  quelques 
brusqueries  insignifiantes  (d'ailleurs  j'en  ai  aussi  dans  mon  carac- 
tère), tu  seras  une  perfection  et  un  vrai  trésor. 

C'est-à-dire  que...  Enfin  ceux  qui  connaissent  l'homme  peuvent 
seuls  apprécier  la  portée  de  ces  mots. 

Et  ce  soir  encore  il  m'a  entourée  de  ses  bras  et  m'embrassant 
(chose  inouïe,  à  ce  que  dit  Paul),  tendrement,  il  dit  : 

—  Vois,  Michel,  voyez  tous  quelle  fille  j'ai!...  Voilà  une  fille 
qui  mérite  d'être  aimée. 

—  N'est-ce  pas,  papa?  Je  suis  un  trésor.  Michel,  repris-je,  je 
vous  promets  de  vous  marier  avec  ma  fille;  pensez  donc  à  l'hon- 
neur :  ce  sera  peut-être  une  princesse  du  sang. 

J'écris  de  Poltava.  —  Il  pleut  depuis  ce  matin,  et  lorsqu'il  a 
fallu  monter  cette  satanique  montagne  qui  se  trouve  à  mi-chemin, 
les  chevaux  refusèrent  presque  d'obéir  ;  mon  père  prit  place  sur  le 
siège,  le  cocher  descendit  et  nous  accompagna,  courant  dans  la 
boue  et  fouettant  les  chevaux  qu'il  a  fallu  mettre  au  galop  pour 
ne  pas  leur  donner  le  temps  de  réfléchir  sur  la  difficulté.  Le  bruit 
des  clochettes,  les  claquements  du  fouet,  les  cris  du  valet,  du 
cocher  et  de  papa,  l'étonnement  muet  de  Chocolat...  c'était  un 
spectacle  excitant;  il  me  rappelait  une  course  vivement  disputée 
tirant  à  sa  fin. 

On  arriva  en  ville  à  huit  heures.  Droit  chez  le  prince,  qui  partit 
ce  matin  à  cinq  heures  pour  mettre  sa  maison  en  état.  —  Une 
petite  maison  fort  simple  à  l'extérieur,  mais  charmante  à  Tinté- 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  245 

rieur.  Rien  n'était  fini  encore;  le  tapis  était  posé,  les  lampes,  les 
glaces,  les  lits,  et  les  vins  achetés  et  placés. 

Dans  toutes  les  maisons  russes  il  y  a,  après  l'antichambre,  une 
salle  ;  cette  salle  est  toute  blanche  ;  puis  un  charmant  salon  marron 
et  une  chambre  à  coucher  pour  moi,  pleine  de  tous  les  détails 
nécessaires  et  gracieux,  à  chaque  pas  des  attentions  délicates... 
Pensez,  j 'ai  trouvé  sur  la  toilette  du  blanc  et  du  rouge  ! 

Mais  tout  cela  a  occupé  le  temps  jusqu'à  sept  heures.  A  sept 
heures  on  s'est  aperçu  qu'il  n'y  avait  rien  à  manger!  Et  lorsque 
nous  arrivâmes,  Michel  feignit  de  ne  plus  nous  avoir  attendus, 
mentit  très  maladroitement  et,  attaqué  impitoyablement  par  nos 
railleries,  demeura  tout  confus  pendant  le  dîner  qu'on  apporta 
du  cercle  vers  dix  heures  du  soir.  Des  coupes  en  argent  doré  m'ont 
induite  en  tentation,  j'en  ai  bu  deux,  ce  qui  m'embellit  et  me  délia 
singulièrement  la  langue,  juste  assez  pour  être  animée.  D'ailleurs 
depuis  le  matin  je  le  suis. 

Le  plan  de  mon  père  est  fichu;  ceux  qu'il  voulait  me  montrer 
sont  à  la  campagne. 

Et,  Michel  renvoyé,  nous  parlâmes  de  la  bêtise  de  Gritz. 

—  Qu'il  est  bête!  m'écriai-je.  Non,  écoutez,  mon  père  et  mon 
frère.  En  vérité,  avec  mes  idées  ambitieuses,  ayant  étudié,  lu,  vu, 
j'irais  me  marier  avec  M.  M...  ! 

—  Hum!  fit  mon  père,  oui,  sans  doute  il  est  bête. 

Et  il  me  regardait,  ne  sachant  pas  s'il  devait  prendre  des  airs  de 
dédain,  ou  bien  dire  sa  pensée  qui  était  ceci  pour  sûr  : 

—  M...  est  un  parti  désirable,  —  même  pour  toi. 

Et  à  présent  couchons-nous  dans  le  lit  fait  par  M.  le  prince 
lui-même. 

—  Le  ha  fatto  il  letto!  s'écriait  Amalia.  Un  principe!  Diof  Lei  è 
propio  una  reginaf 

En  ce  moment  j'entends  des  cris  aigus...  C'est  Amalia  qui  hurle 
!  parce  que  Paul  a  ouvert  la  fenêtre  qui  donne  sur  la  galerie  et  la 
i  regarde  se  baigner.  Quel  garçon  !  Pacha  et  le  prince  dorment  depuis 
j  longtemps. 

J'ai  à  peine  la  place  pour  mon  cahier,  la  table  est  encombrée 
de  flacons,  de  fioles,  de  boîtes  à  poudre,  de  brosses,  de  sachets,  etc. 

Enivrée  par  mon  succès  filial,  je  m'écrie  en  moi-même  :  «  Ceux 


246  JOURNAL 

qui  ne  m'aiment  pas  sont  des  brutes,  et  ceux  qui  m'aiment  mal 
sont  des  infâmes!  » 

Mardi  12  septembre  (31  août).  —  Une  journée  à  Poltava!  C'est 
merveilleux.  Ne  sachant  que  faire,  mon  père  me  mena  à  pied  par 
la  ville  et  nous  avons  eu  la  chance  de  voir  la  colonne  de  Pierre 
le  Grand  qui  se  trouve  au  milieu  du  jardin. 

Lundi,  à  minuit,  nous  avons  quitté  Poltava  et  aujourd'hui 
mardi  nous  sommes  à  Kharkov.  Le  voyage  a  été  gai.  Nous  avons 
envahi  un  wagon. 

On  m'a  réveillée  près  de  Kharkov  par  un  bouquet  du  prince 
Michel. 

Kharkov  est  une  grande  ville,  éclairée  au  gaz.  L'hôtel  où  nous 
sommes  se  nomme  le  Grand  Hôtel  et  justifie  le  nom.  Tenue  par 
Andrieux,  la  maison  offre  tous  les  conforts;  d'ailleurs,  c'est  ici  que 
la  jeunesse  dorée  soupe,  déjeune,  dîne,  se  grise,  fraternisant  avec 
l'aubergiste  qui,  en  dépit  de  cela,  ne  s'oublie  pas,  ce  qui  m'étonne. 
De  drôles  de  mœurs  ici! 

Je  me  suis  fait  coiffer  par  Louis,  encore  un  écorcheur  français. 

Puis,  du  thé,  du  pain  d'épice... 

Ah!  oui,  j'ai  visité  une  ménagerie,  ces  pauvres  bêtes  encagées 
m'ont  rendue  triste. 

J'ai  vu  mon  oncle  Nicolas,  le  cadet  de  la  famille,  qui  fait  sem- 
blant d'étudier  la  médecine.  Le  pauvre  oncle  m'a  jadis  aidée  à 
jouer  à  la  poupée,  je  le  battais  et  lui  tirais  les  oreilles. 

Je  l'embrassai,  prête  à  fondre  en  larmes  : 

—  Entre,  lui  dis-je,  il  n'y  a  pas  de  cérémonie.  Papa  ne  t'aime 
pas,  mais  moi  je  t'aime  de  tout  mon  cœur.  Je  suis  toujours  la 
même,  seulement  un  peu  plus  grande,  voilà  tout.  Cher  Nicolas, 
je  ne  t'invite  pas  à  déjeuner,  je  ne  suis  pas  seule,  et  il  y  a  là  toute 
sorte  de  gens  étrangers,  mais  reviens  demain,  absolument. 

J'arrivai  dans  la  salle  à  manger  particulière,  toute  montée. 

— ■  Il  n'y  a  pas  de  quoi  se  fâcher,  dit  mon  père.  Si  tu  avais  voulu, 
tu  l'aurais  invité,  seulement  je  me  serais  sauvé  sous  un  ingénieux 
prétexte. 

—  Mon  père,  vous  n'êtes  pas  bon  aujourd'hui,  et  c'est  inutile 
d'en  parler  davantage,  assez! 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  247 

La  timidité  de  mon  père  plia  devant  ma  bouillante  sécheresse  et 
tout  fut  dit. 

Jeudi  2-14  septembre.  —  On  parlait  du  départ  de  Pacha  pendant 
que  celui-ci  allait  et  venait,  échangeant  des  fusils,  car  il  est  un 
fort  chasseur  devant  le  Seigneur,  comme  Nemrod.  Mon  père  le 
priait  de  rester,  mais  cette  nature  entêtée,  une  fois  qu'elle  a  dit 
non,  n'en  démordrait  pas  pour  tout  au  monde. 

Je  l'ai  nommé,  à  cause  de  la  jeunesse  de  ses  illusions,  «  l'homme 
vert  ».  Je  le  dis  sans  cérémonie  parce  que  j'en  suis  sûre  :  l'homme 
vert  me  regarde  comme  tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux  au  monde.  Je 
lui  ai  dit  de  rester. 

—  Ne  me  priez  pas  de  rester,  je  vous  supplie,  car  je  ne  pourrais 
pas  vous  obéir. 

Je  le  priai  en  vain  et  je  n'aurais  pas  été  fâchée  de  le  retenir, 
surtout  parce  que  je  savais  que  c'était  impossible. 

A  la  gare,  nous  nous  sommes  trouvés  avec  Lola  sa  mère  et  l'oncle 
Nicolas  qui  vinrent  me  voir  partir. 

Il  y  avait  une  foule  énorme  à  l'occasion  du  départ  de  cinquante- 
sept  volontaires  pour  la  Serbie.  Je  parcourais  la  gare,  tantôt  avec 
Paul,  tantôt  avec  Lola,  tantôt  avec  Michel,  Pacha,  enfin  avec 
chacun  à  son  tour. 

—  En  vérité,  Pacha  n'est  pas  aimable,  dit  Lola  en  apprenant 
de  quoi  il  était  question. 

Alors,  m' efforçant  de  ne  pas  rire,  je  m'approchai  de  l'homme 
vert  et  je  lui  fis  un  petit  discours,  très  sec  et  très  offensé,  et  comme 
il  avait  les  larmes  aux  yeux  et  que  j'avais  envie  de  rire,  je  me  retirai 
pour  ne  pas  détruire  l'effet  produit  en  éclatant. 

On  pouvait  à  peine  circuler  et  c'est  à  grand-peine  que  nous 
parvînmes  à  notre  coupé. 

Cette  foule  m'amusait  après  la  campagne  et  je  me  mis  à  la 
fenêtre.  On  se  pressait,  on  criait,  et  je  regardais,  et  je  m'arrêtai 
court  en  entendant  tout  à  coup  s'élever  un  concert  de  ces  voix  de 
jeunes  garçons  plus  belles  et  plus  pures  que  celles  des  femmes,  qui 
chantaient  un  chant  d'église  et  qui  semblaient  un  chœur  d'anges. 

C'étaient  les  chantres  de  l'archevêque  qui  disaient  une  prière 
pour  les  volontaires. 


248  JOURNAL 

Tout  le  monde  se  découvrit,  et  ces  voix  sonores,  et  cette  har- 
monie divine  m'ôtèrent  la  respiration,  et  lorsqu'ils  eurent  fini  et 
que  je  vis  tout  ce  monde  agiter  les  chapeaux,  les  mouchoirs,  les 
mains;  les  yeux  brillants  d'enthousiasme  et  la  poitrine  gonflée 
d'émotion,  je  ne  pus  rien  faire  d'autre  que  de  crier  :  Hourra! 
comme  eux  et  de  pleurer  et  rire. 

Les  cris  durèrent  quelques  minutes  et  ne  cessèrent  que  lorsque 
le  même  cœur  entonna  l'hymne  russe  :  «  Boje,  zaria  chrani  ».  Mais 
les  prières  pour  l'empereur,  cela  sembla  fade  après  la  prière  pour 
ceux  qui  allaient  mourir  en  défendant  leurs  frères. 

Et  l'empereur  laisse  faire  les  Turcs!  Dieu! 

Le  train  partit  au  milieu  de  hourras  frénétiques.  Alors,  je  me 
retournai,  et  je  vis  Michel  qui  riait  et  entendis  mon  père  qui  criait  : 
Dourak!  au  lieu  de  hourra! 

—  Papa,  Michel,  est-il  possible,  mais  criez  donc!  De  quoi  êtes- 
vous  faits,  bon  Dieu! 

— '  Vous  ne  me  dites  pas  adieu?  demanda  Pacha  raide  et 
rouge. 

Le  train  marchait  déjà. 

—  Au  revoir,  Pacha,  dis-je  en  lui  tendant  la  main,  qu'il  saisit 
et  baisa  sans  rien  dire. 

Michel  fait  le  jaloux  et  l'amoureux.  Je  l'observe  quand  il  me 
regarde  pendant  longtemps,  puis  jette  son  chapeau  à  terre  et  s'en 
va  furieux.  Je  l'observe  et  je  ris. 

Me  voilà  encore  à  Poltava,  cette  ville  détestable.  Kharkov  m'est 
plus  connue,  j'y  ai  passé  un  an  avant  de  partir  pour  Vienne.  Je  me 
souviens  de  toutes  les  rues,  de  tous  les  magasins  ;  cette  après-midi, 
à  la  gare,  j'ai  reconnu  un  médecin  qui  avait  soigné  grand-maman  et 
je  vins  lui  parler. 

Il  s'étonna  de  me  voir  grande,  quoique  l'oncle  Nicolas  m'eût 
déjà  nommée  devant  lui. 

J'ai  envie  de  retourner  là-bas.  «  Connais- tu  le  pays  où  fleurit 
l'oranger?  »  Pas  Nice,  mais  l'Italie. 

Vendredi  15-3  septembre.  — ■  Ce  matin,  Paul  m'amena  le  petit 
Etienne,  le  fils  de  l'oncle  Alexandre.  Je  ne  le  reconnus  pas,  au 
premier  moment.  Je  ne  fis  aucune  attention  au  plus  ou  moins  de 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


249 


plaisir  que  causait  à  mon  père  la  vue  d'un  Babanine,  et  je  m'occupai 
du  gentil  petit. 

Enfin  mon  père  m'a  conduite  chez  les  notabilités  de  Poltava. 

D'abord  nous  avons  été  chez  la  préfète.  La  préfète  est  une 
femme  du  monde,  bien  aimable,  en  vérité;  le  préfet  aussi,  d'ail- 
leurs. Il  y  avait  «  comité  »  chez  lui,  mais  il  arriva  au  salon,  et  dit  à 
mon  père  qu'il  n'y  avait  pas  de  comité  qui  tînt  quand  il  s'agissait 
de  voir  une  demoiselle  aussi  charmante. 

La  préfète  nous  reconduisit  jusqu'à  l'antichambre  et  nous  nous 
remîmes  en  quête  de  gens  convenables. 

Chez  le  vice-gouverneur,  chez  la  directrice  de  l'Institut  des 
demoiselles  nobles,  chez  Mme  Volkovitsky  (la  fille  de  Kotchoubey)  : 
celle-là  est  très  comme  il  faut.  Puis,  je  pris  un  fiacre  et  j'allai  chez 
l'oncle  Alexandre  qui  est  ici  à  l'hôtel  avec  sa  femme  et  ses  enfants. 

Ah!  qu'il  fait  bon  se  trouver  parmi  les  siens!  on  ne  craint  ni 
critique  ni  cancans...  Peut-être  la  famille  de  mon  père  me  semble- 
t-elle  froide  et  méchante,  par  contraste  avec  la  nôtre,  qui  est 
extraordinairement  liée,  unie  et  aimante. 

Parlant  tantôt  d'affaires,  tantôt  d'amour,  tantôt  de  cancans, 
j'ai  passé  deux  heures  bien  agréables,  au  bout  desquelles  commen- 
cèrent à  m'arriver  des  messagers  de  mon  père.  Mais,  comme  je 
répondais  que  je  n'étais  pas  encore  disposée  à  partir,  il  vint  lui- 
même  et  je  le  tourmentai  encore  pendant  une  demi-heure  et  plus, 
traînant,  cherchant  des  épingles,  mon  mouchoir,  etc. 

Enfin,  nous  partîmes  et,  lorsque  je  crus  qu'il  s'était  un  peu 
calmé,  je  dis  : 

— ■  Nous  avons  fait  une  bien  grande  impolitesse. 

—  Et  laquelle? 

— ■  Nous  avons  été  chez  tout  le  monde,  excepté  chez  Mme  M..., 
elle  qui  connaît  maman  et  qui  m'a  connue  enfant. 

Et  là-dessus  toute  une  conversation  qui  se  termina  par  un 
refus. 

Comme  le  préfet  me  demandait  combien  de  temps  je  restais 
chez  mon  père,  je  dis  que  j'espérais  l'emmener  avec  moi. 

—  Tu  as  entendu  ce  qu'a  dit  le  préfet,  quand  tu  as  dit  que  tu 
voulais  m'emmener?  demanda  l'illustre  auteur  de  mes  jours. 

—  Quoi  donc? 


250  JOURNAL 

—  Il  a  dit  qu'il  me  fallait  une  permission  du  ministre  comme 
maréchal  de  la  noblesse. 

—  Eh  bien!  demande-la  vite,  pour  que  rien  ne  nous  retienne 
ici  trop  longtemps. 

—  Bien. 

—  Alors,  vous  venez  avec  moi? 

—  Oui. 

—  Tu  parles  sérieusement? 

—  Oui. 

Il  était  huit  heures  passées  et  l'obscurité  de  la  voiture  me  permit 
de  tout  dire  sans  que  mon  fichu  visage  s'en  mêlât. 

Samedi  16  (4)  septembre.  —  Tout  de  même  je  continue  à  être 
contente;  les  flatteries  du  gouverneur  et  de  sa  femme  ont  aug- 
menté l'estime  de  mon  père  pour  moi. 

L'effet  que  je  produis  le  flatte  d'ailleurs;  je  ne  suis  pas  fâchée 
moi-même  qu'on  dise  :  «  Vous  savez,  la  fille  de  Bashkirtseff  est 
une  grande  beauté.  »  (Ces  pauvres  imbéciles,  ils  n'ont  donc  rien  vu!) 

Gavronzi.  —  Dimanche  iy  septembre.  — ■  En  attendant  ma 
future  célébrité,  je  chasse  en  costume  d'homme,  une  gibecière 
suspendue  au  cou. 

Nous  partîmes,  mon  père,  Paul,  le  prince  et  moi,  vers  deux 
heures,   en  char-à-bancs. 

Maintenant  je  me  trouve  à  sec  pour  décrire,  ne  sachant  ni  le 
nom  de...  enfin  toutes  ces  choses  de  chasse  :  —  les  ronces,  les  joncs, 
les  herbes,  le  bois  si  épais  qu'on  y  passait  avec  peine,  les  branches 
qui  nous  rossaient  de  tous  les  côtés,  et  un  air  délicieusement  pur, 
pas  de  soleil  et  une  petite  pluie  faite  pour  charmer  les  chasseurs... 
qui  ont  chaud. 

Nous  avons  marché,  marché,  marché. 

Je  fis  le  tour  d'un  petit  lac,  le  fusil  armé  et  prête  à  faire  feu, 
espérant  à  chaque  instant  voir  se  lever  un  canard.  Mais...  rien!  Je 
me  demandais  déjà  si  je  n'allais  pas  décharger  mon  fusil  sur  les 
lézards  qui  me  sautaient  par-dessus  les  pieds,  ou  contre  Michel  qui 
marchait  derrière  moi  et  dont  je  sentais  les  yeux  fixés  sur  ma  per- 
sonne en  costume  masculin,  avec  les  plus  coupables  pensées. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  251 

J'ai  trouvé  le  juste  milieu,  ce  juste  milieu  que  la  France  ne  peut 
trouver  :  j'ai  tué  raide  un  corbeau  qui  perchait  tout  en  haut  d'un 
chêne,  ne  se  doutant  de  rien,  d'autant  plus  que  mon  père  et  Michel, 
couchés  au  milieu  de  la  clairière,  attiraient  son  attention. 

J'arrachai  les  plumes  de  sa  queue  et  je  m'en  fis  une  aigrette. 

Les  autres  n'ont  pas  même  tiré  une  fois,  ils  ne  faisaient  que 
marcher. 

Paul  a  tué  une  grive,  et  ce  fut  toute  la  chasse. 

* 
*  * 

Une  mère  qui  croit  son  enfant  mort,  et  mort  par  sa  faute,  qui 
n'est  pas  certaine  de  sa  mort  et  qui  n'en  ose  rien  dire  de  crainte  de 
s'en  assurer,  cette  mère  retrouve  tout  à  coup  cet  enfant  pleuré  qui 
a  causé  tant  d'angoisses,  qui  a  tant  fait  douter  et  souffrir...  Cette 
mère-là  doit  être  heureuse.  Il  me  semble  que  ce  qu'elle  sent  doit 
être  à  peu  près  la  même  chose  que  ce  que  j'éprouve  en  retrouvant 
ma  voix  après  chaque  enrouement. 

Après  avoir  bien  ri  au  salon,  je  m'arrêtai  un  instant  et  tout  d'un 
coup  j'ai  pu  chanter! 

C'est  au  remède  du  docteur  Valitsky  que  je  dois  cela. 

Mardi  ig  septembre.  —  Je  suis  énervée  à  force  d'entendre  des 
allusions  blessantes  contre  les  miens,  et  de  ne  pouvoir  m'en  offenser. 
J'aurais  bien  fermé  la  bouche  à  mon  père,  si  ce  n'était  cette  misé- 
rable peur  de  perdre  mon  moyen...  Il  est  bon  pour  moi...  Je  suis 
bien  bonne  de  le  répéter.  Comment  pourrait-il  agir  autrement 
envers  une  fille  spirituelle,  instruite,  agréable,  douce  et  bonne  (car 
je  suis  tout  cela  ici  et  il  le  dit  lui-même),  qui  ne  lui  demande  rien, 
qui  vient  lui  faire  une  visite  de  politesse  et  qui  gratifie  sa  vanité  de 
toutes  les  manières? 

En  rentrant  dans  ma  chambre,  j'avais  envie  de  me  jeter  par 
terre  et  de  pleurer,  je  me  retins  et  cela  a  passé.  C'est  ainsi  que  je 
ferai  toujours.  Il  ne  faut  pas  accorder  aux  indifférents  le  pouvoir 
de  vous  faire  souffrir.  Quand  je  souffre,  je  suis  humiliée;  il  me 
répugne  de  penser  que  tel  ou  tel  ait  pu  m' offenser. 

Eh  bien!  malgré  tout,  la  vie  est  encore  ce  qu'il  y  a  de  mieux  au 
monde. 


252  JOURNAL 

Vendredi  22  septembre.  —  Décidément,  j'en  ai  assez!  La  cam- 
pagne m'engourdit,  m'hébète.  Je  l'ai  dit  à  mon  père,  et  comme  je 
lui  disais  que  je  voulais  épouser  un  roi,  il  commença  à  me  montrer 
que  c'était  impossible  et  à  recommencer  de  dauber  sur  ma 
famille. 

Je  ne  donnais  pas  mon  assentiment  (soi-même  on  peut  dire 
certaines  choses,  mais  on  ne  peut  pas  les  entendre  dire  par  les 
autres). 

Je  lui  répondis  que  tout  cela  était  des  inventions  de  Mme  T... 
Je  ne  la  ménage  pas,  cette  bonne  tante,  et  j'ai  employé  le  vrai 
moyen  pour  ébranler  son  influence. 

Oh!  Rome,  le  Pincio  qui  se  lève  comme  une  île  au-dessus  de  la 
campagne  coupée  par  les  aqueducs,  la  porte  du  Peuple,  l'obélisque, 
les  églises  du  cardinal  Gastolo,  qui  sont  à  chaque  côté  de  l'entrée 
du  Corso,  le  Corso,  le  palais  de  la  République  de  Venise,  puis  ces 
rues  sombres  et  étroites,  ces  palais  noircis  par  les  siècles,  les  ruines 
d'un  petit  temple  à  Minerve  et  enfin  le  ColiséeL.  Il  me  semble  voir 
tout  cela.  Je  ferme  les  yeux  et  je  traverse  la  ville,  je  visite  les  ruines, 
je  vois... 

Je  suis  le  contraire  de  ceux  qui  disent  :  «  Loin  des  yeux,  loin  du 
cœur.  »  A  peine  loin  de  mes  yeux,  l'objet  acquiert  une  valeur 
double,  je  le  détaille,  je  l'admire,  je  l'aime! 

J'ai  beaucoup  voyagé,  j'ai  vu  bien  des  villes,  mais  deux  seule- 
ment ont  excité  au  plus  haut  point  mon  enthousiasme. 

La  première,  c'est  Baden-Baden,  où  j'ai  passé  deux  étés  étant 
enfant  ;  je  me  souviens  encore  de  ces  délicieux  jardins.  La  deuxième, 
c'est  Rome.  Rome,  c'est  une  impression  bien  différente,  mais  plus 
forte  si  c'est  possible. 

Il  en  est  de  Rome  comme  de  certaines  personnes  qu'on  n'aime 
pas  d'abord,  mais  pour  lesquelles  le  sentiment  s'augmente  peu  à 
peu.  C'est  ce  qui  rend  ces  affections-là  solides  et  leur  donne  une 
grande  douceur  sans  en  chasser  pour  cela  la  passion. 

J'aime  Rome,  rien  que  Rome. 

Et  Saint-Pierre!  Saint-Pierre,  lorsqu'un  rayon  de  soleil  pénètre 
par  en  haut  et  vient  tomber,  formant  des  ombres  et  des  traînées 
lumineuses,  aussi  régulières  que  l'architecture  de  ses  colonnes  et  de 


DE   MARIE  BASHKIRTSEFF  253 

ses  autels.  Le  rayon  de  soleil,  qui,  à  l'aide  de  ces  ombres  seules, 
crée  au  milieu  de  ce  temple  de  marbre  un  temple  de  lumière!... 

Les  yeux  fermés,  je  me  transporte  à  Rome...  et  il  est  nuit,  et 
demain  il  viendra  des  hippopotames  de  Poltava.  Il  faut  être  jolie... 
je  le  serai... 

La  campagne  m'a  fait  un  bien  énorme,  jamais  je  n'ai  été  aussi 
transparente  et  fraîche. 

Rome!...  et  je  n'irai  pas  à  Rome!...  pourquoi?  parce  que  je  ne  le 
veux  pas.  Et  si  vous  saviez  ce  que  cette  résolution  me  coûte,  vous 
auriez  pitié  de  moi.  Tenez...  j'en  pleure. 

Dimanche  24  septembre  i8j6.  —  Il  commence  à  faire  froid  et  c'est 
avec  une  répugnance  assez  prononcée  que  je  me  fis  réveiller  à  sept 
heures;  à  huit  heures,  je  tâchais  de  gagner  encore  quelques  instants 
de  plus  et  à  neuf  heures  j 'étais  au  salon,  ma  toque  de  velours  noir 
en  tête  et  mon  amazone  noire  retroussée  de  manière  à  montrer  mes 
armes  brodées  en  haut  des  bottes. 

Les  chasseurs  étaient  tous  là  :  Kamenski,  un  Porthos;  Volko- 
vitski,  une  furie  d'Iphigénie  en  Tauride  ;  Pavelka,  un  affreux  avocat  ; 
Salko,  un  exécrable  architecte;  Schwabé,  le  propriétaire  de  dix- 
sept  chiens  de  chasse;  Lioubowitch,  un  Tchinovnik  presque  aussi 
énorme  que  Kamenski;  un  homme  dont  je  ne  sais  pas  le  nom,  mon 
père,  Michel  et  Paul. 

Tout  cela  examinait  les  fusils,  discutant  sur  les  cartouches,  pre- 
nant le  thé  et  échangeant  des  plaisanteries  aussi  plates  que  vul- 
gaires. J'excepte  mon  père  et  nos  deux  jeunes  gens. 

Je  pris  place  avec  mon  père  et  nos  deux  fusils;  quatre  voitures 
nous  suivaient  de  près. 

Savez- vous  comment  se  fait  une  battue  au  loup  en  Russie?  Et 
d'abord,  excusez  si  je  commets  des  barbarismes  cynégétiques,  je 
n'en  sais  pas  le  premier  mot. 

Enfin,  voici  comment  cela  se  fait  : 

Depuis  une  semaine  déjà  la  chasse  est  annoncée  à  la  commune, 
au  starosta  ou  bailli,  afin  de  rassembler  une  quantité  suffisante 
d'hommes;  mais,  à  cause  d'une  foire  à  Poltava,  il  n'en  arriva  que 
cent  vingt.  Il  y  a  plus  de  deux  cents  hommes,  et  des  filets  furent 
tendus  sur  une  étendue  de  six  à  huit  kilomètres.  Le  prince  Kots- 


254  JOURNAL 

choubey  envoya  ses  filets,  ne  pouvant  venir  lui-même  au  rendez- 
vous. 

Je  grelottais;  mon  père  nous  rangea  tous,  sans  distinction,  de 
chaque  côté  du  chemin,  nous  compta  et  nous  partagea  en  deux 
sections  :  les  armés,  et  les  sans  armes. 

Il  se  trouva  parmi  les  paysans  une  vingtaine  de  porte-fusils; 
aux  autres  on  distribua  des  piques,  c'est-à-dire  de  longs  bâtons, 
avec  une  fleur  de  lis  en  fer  à  l'extrémité,  comme  chez  les  anciens 
gaulois.  Ces  piques  sont  pour  tuer  lâchement  la  bête  prise  dans  le 
filet. 

Les  filets  sont  tendus  de  manière  à  ce  que  la  bête  chassée  par  les 
cris  de  ces  hommes  vienne  s'y  prendre,  en  passant  premièrement 
devant  les  chasseurs  qui  sont  embusqués  en  avant. 

Nous  allons  commencer.  L'intendant  polonais  à  cheval,  en  calotte 
de  toile  cirée  en  forme  de  casque,  et  sa  pique  à  la  main  qui,  tout  à 
cheval  qu'il  soit,  touche  la  terre  et  se  lève  encore  au-dessus  de  sa 
tête,  galope,  va  et  vient  et  ne  fait  rien. 

J'arme  mon  fusil,  ajuste  ma  gibecière  contenant  un  mouchoir  de 
poche  et  une  paire  de  gants,  tousse,  et  je  suis  prête. 

Me  voilà  donc  seule  au  milieu  de  la  forêt  avec  un  fusil  tout 
chargé  et  armé  dans  les  mains,  de  l'humidité  dans  les  pieds,  et  de 
la  froidure  partout.  Mes  talons  d'acier  s'enfonçaient  dans  cette 
terre  mouillée  de  la  pluie  d'hier  qui  augmentait  le  froid  et  m'empê- 
chait de  marcher.  Que  pensez- vous  que  je  fis  à  peine  seule?  Oh! 
c'est  bien  simple,  je  regardai  d'abord  ce  qu'on  voyait  à  travers  les 
arbres  :  du  ciel,  un  ciel  gris  et  froid;  ensuite,  je  regardai  autour  de 
moi,  je  vis  des  arbres  hauts,  mais  déjà  automnes,  et  apercevant  le 
manteau  de  mon  père  par  terre,  je  m'étendis  dessus  et  me  pris  à 
songer...  En  cet  instant  je  sens  quelque  chose  de  tiède  tout  près 
de  moi...  je  me  retourne...  Ciel!...  trois  animaux!  aussi  doux  que 
caressants.  Le  grand  chien  noir  et  les  deux  petits  chiens*  noirs, 
Jouk  I  et  Jouk  II. 

Enfin,  je  distinguai  un  coup  de  fusil  :  le  signal...  Aussitôt  les  cris 
de  nos  paysans,  très  loin  encore.  A  mesure  qu'ils  se  rapprochaient, 
ma  rêverie  s'éloignait,  et  quand  ils  furent  assez  près  pour  qu'on  pût 
ressentir  l'émotion  que  causent  toujours  les  cris  de  beaucoup  de 
gens  hurlant  tous  ensemble  même  pour  rire,  je  me  levai  sur  pied, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


255 


sautai  sur  mon  fusil  et  dressai  l'oreille.  Les  cris  s'approchaient, 
j'entendais  déjà  les  coups  qu'on  donnait  aux  branches  avec  les 
piques  pour  augmenter  le  tapage. 

Il  me  semblait  à  chaque  instant  entendre  des  craquements  dans 
les  broussailles,  car  les  loups  préfèrent  les  endroits  épais. 

On  criait  là-bas  de  plus  en  plus,  et  quand  parurent  les  premiers 
hommes,  mon  cœur  sautait  par  bonds  saccadés,  je  crois  même  que 
j'ai  tremblé  un  instant;  mais  les  hommes  ne  chassaient  rien  devant 
eux,  les  filets  se  trouvèrent  vides;  après  l'inspection,  on  n'y  trouva 
qu'un  pauvre  lièvre  que  le  géant  Kamenski  tua  d'un  coup  de  pied, 
l'abominable  brute! 

On  se  complimenta  sur  la  guigne  générale  et  on  marcha  assez 
gaiement  vers  la  plaine  où,  sous  une  meule  de  paille  ou  de  foin, 
on  se  disposa  à  manger  des  choses  salées  et  à  boire  de  l 'eau-de- 
vie.  Les  paysans  furent  régalés  de  moutons  rôtis,  de  pâtés  et 
d'eau-de-vie.  Ça  semble  grandiose  et  ce  n'est  que  naturel  en 
Russie. 

Ces  braves  animaux,  non,  hommes,  examinaient  curieusement 
cette  créature  moitié  femme  moitié  homme,  ou  plutôt  femme,  qui 
portait  un  fusil,  et  leur  souriait  à  pleine  bouche.  Mon  père  leur 
parla  de  la  loi  concernant  les  chevaux;  je  crus  qu'il  les  haranguait 
pour  la  Serbie. 

Reposés,  nous  nous  remîmes  dans  le  bois  sombre,  mais  comme, 
au  lieu  de  loups,  on  chassait  les  lièvres,  il  fallait  marcher,  marcher, 
marcher...  suivre  les  vingt-neuf  chiens,  suivis  par  le  chasseur  que 
le  prince  Kotchoubey  a  envoyé  hier. 

Le  soleil  parut  et  je  serais  devenue  gaie,  si  la  fatigue  n'avait  pas 
remplacé  l'humidité.  Au  bout  de  deux  heures  de  marche,  nous 
n'avions  pas  vu  la  queue  d'un  lièvre.  Ça  m'a  impatientée  et,  trou- 
vant notre  voiture,  je  revins  avec  mon  père  al  paterno  tetto.  Je 
me  fis  frotter  de  parfum,  m'habillai,  et  descendis  retrouver  les 
autres  qui  avaient  apporté  trois  lièvres. 

J'étais  adorablement  jolie  (toujours  parlant  relativement  autant 
que  je  puis  être  jolie),  mais  c'était  inutile,  aucun  de  ces  monstres  ne 
ressemble  à  un  homme. 

Avec  les  paysans,  je  suis  expansive  et  familière  :  avec  mes  égaux 
d'éducation,  je  suis  assez  agréable,  je  crois,  mais  avec  ces  rustres! 


256  JOURNAL 

Pour  éviter  de  leur  parler,  j'ai  joué  et  j'ai  perdu  une  centaine  de 
francs  avec  le  géant. 

On  joua  de  nouveau,  et  j'ai  été  dans  la  bibliothèque  écrire  une 
lettre  à  un  marchand  de  chevaux  à  Pétersbourg.  Comme  de  raison, 
le  prince  me  suivit,  et,  après  m'avoir  suppliée  de  lui  donner  ma 
main  à  baiser,  ce  que  je  fis,  et  même  sans  trop  de  répugnance,  le 
petit  m'ayant  regardée,  ayant  soupiré,  me  demanda  quel  âge  j'ai. 

—  Seize  ans. 

—  Eh  bien!  quand  vous  aurez  vingt-cinq  ans,  je  vous  ferai  la 
cour. 

—  Ah  !  fort  bien. 

—  Et  alors  vous  me  repousserez  comme  aujourd'hui. 

Cette  brillante  journée  a  été  terminée  par  un  concert  sur  l'esca- 
lier. Ma  voix,  c'est-à-dire  la  moitié  de  ma  voix,  les  a  fait  pâmer, 
mais  je  crois  qu'ils  n'y  entendent  rien  et  admirent  au  hasard. 

Lundi  23  septembre.  —  Mon  père  m'a  conduite  sur  la  galerie  voir 
une  noce  de  paysans  qui  était  venue  nous  saluer.  Ils  se  sont  mariés 
hier.  L'homme  porte  le  costume  habituel  :  des  bottes  noires  jus- 
qu'aux genoux,  un  pantalon  foncé  et  assez  large  et  une  swita, 
espèce  de  paletot  froncé  à  partir  de  la  ceinture,  en  drap  marron 
naturel,  tissé  par  les  femmes  de  la  campagne;  la  chemise  brodée 
dont  on  voit  le  plastron,  et  un  nœud  de  couleur  à  la  place  de  la 
boutonnière. 

La  femme  est  en  jupe  et  en  veste,  pareilles  de  forme  à  celle  de 
l'homme,  mais  d'une  étoffe  plus  douce  en  couleur.  Et  sa  tête,  au 
lieu  d'être  coiffée  avec  des  fleurs  et  des  rubans  comme  celle  des 
filles,  est  entortillée  dans  un  mouchoir  de  soie  qui  cache  tous  les 
cheveux  et  même  tout  le  front,  sans  couvrir  les  oreilles  ni  le  cou. 

Ils  entrèrent  au  salon,  suivis  des  garçons  d'honneur,  des  filles 
d'honneur  et  de  ceux  qui  ont  négocié  le  mariage. 

Le  mari  et  la  femme  s'agenouillèrent  à  trois  reprises  devant  mon 
père. 

Mercredi  2j  septembre.  —  Je  parle  avec  mon  père  en  riant,  ce 
qui  me  permet  de  tout  dire.  Il  a  été  blessé  de  ma  dernière  phrase 
avant-hier. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  257 

Il  se  plaint,  il  dit  qu'il  a  mené  une  vie  folle,  qu'il  s'est  amusé  ; 
mais  qu'il  lui  manque  quelque  chose,  qu'il  n'est  pas  heureux..! 

—  De  qui  es-tu  donc  amoureux?  demandai-je  en  riant  de  son 
soupir. 

—  Veux-tu  le  savoir? 

Et  ici,  il  rougit  si  fort,  qu'il  mit  ses  bras  autour  de  sa  tête  pour 
ombrager  la  figure. 

—  Je  veux,  dis  ! 

—  De  maman. 

Et  comme  sa  voix  tremblait,  je  m'émus  au  point  d'éclater  de 
rire  pour  cacher  cette  émotion. 

—  Je  savais  bien  que  tu  ne  me  comprendrais  pas!  s'écria-t-il. 

—  Pardon,  mais  cette  passion  matrimonialement  romanesque 
te  ressemble  si  peu... 

—  Parce  que  tu  ne  me  connais  pas!  Mais  je  te  le  jure,  je  te  jure 
que  c'est  vrai.  Devant  cette  image  de  ma  grand-mère,  devant  cette 
croix,  la  bénédiction  de  mon  père,  et  il  se  signa  devant  l'image  et 
la  croix  suspendue  au-dessus  du  lit. 

—  Peut-être  est-ce,  reprit-il,  parce  que  je  me  l'imagine  toujours 
jeune  comme  alors,  parce  que  je  vis  de  l'imagination  du  passé. 
Lorsqu'on  nous  a  séparés,  j'ai  été  comme  fou,  je  suis  allé  à  pied  en 
pèlerin  prier  la  Vierge  d'Ahtirna,  mais  on  dit  que  cette  Vierge  porte 
malheur  et  c'est  vrai,  car  cela  s'est  embrouillé  davantage  après. 
Et  puis,  dois-je  le  dire,  tu  riras...  Quand  vous  demeuriez  à  Kharkov, 
j'y  allais  seul  en  cachette,  je  prenais  un  fiacre  et  je  guettais  votre 
appartement,  je  restais  là  une  journée  pour  la  voir  passer,  et  puis 
je  m'en  retournais  sans  être  vu. 

—  Si  c'était  vrai,  ce  serait  très  touchant,  dis-je. 

—  Et,  dis-moi...  puisque  nous  en  sommes  à  parler  de  maman... 
Est-ce  que...  est-ce  qu'elle  a  de  l'aversion  pour  moi? 

—  De  l'aversion!  eh!  pourquoi  donc?  Non,  pas  du  tout. 

—  C'est  que...  quelquefois...  on  a  comme  cela...  des  antipathies 
insurmontables. 

—  Mais  non,  mais  non. 

Enfin  nous  en  avons  parlé  longuement. 

J'en  ai  parlé  comme  d'une  sainte  qu'elle  est  toujours,  depuis 
l'époque  où  je  me  souviens  d'avoir  compris. 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  17 


258  JOURNAL 

Il  était  tard,  j'allai  dormir.  —  Chez  moi,  j'aurais  soupe,  écrit,  lu. 

Ce  matin  à  huit  heures,  nous  allions  partir  pour  Poltava,  quand 
arriva  Mme  Hélène  K...,  la  mère  de  Pacha,  une  aimable  bossue,  un 
peu  affectée. 

Nous  prîmes  le  thé  ensemble  et  nous  partîmes  après.  Mon  père 
est  appelé  là-bas  pour  présider. 


Il  fait  froid,  il  pleut  de  temps  en  temps.  Je  me  suis  promenée  et 
puis  on  s'est  rendu  chez  le  photographe  :  j'ai  posé  en  paysanne, 
debout,  assise  et  couchée,  endormie. 

Nous  avons  rencontré  G... 

—  Vous  avez  vu  ma  fille?  demanda  mon  père. 

—  Oui,  monsieur,  j'ai  vu  ce... 

—  On  n'en  fait  pas  de  meilleure,  n'est-ce  pas?  et  il  n'y  en  a  pas 
de  meilleure  et  il  n'y  en  a  pas  eu. 

— ■  Pardon,  monsieur,  il  y  en  a  eu  du  temps  où  existait  l'Olympe. 

—  Ah!  monsieur  G...  vous  êtes  un  faiseur  de  compliments,  je 
le  vois. 

Le  monsieur  est  assez  laid,  assez  brun,  assez  convenable,  assez 
du  monde,  assez  aventurier,  assez  joueur  et  assez  honnête  homme. 
A  Poltava,  il  est  considéré  comme  le  plus  instruit  et  le  plus  comme 
il  faut. 

Le  premier  froid  m'a  forcée  à  mettre  ma  fourrure  de  cet  hiver. 
Enfermée  qu'elle  était,  elle  a  gardé  l'odeur  qu'elle  avait  à  Rome, 
et  cette  odeur,  cette  fourrure!... 

Avez-vous  remarqué  que  pour  être  transporté  à  un  endroit 
quelconque,  il  ne  faut  qu'un  parfum,  un  air,  une  couleur?...  Passer 
l'hiver  à  Paris?...  Oh!  non!... 

Jeudi  28  septembre.  —  Je  pleure  d'ennui,  je  veux  partir,  je  suis 
malheureuse  ici,  je  perds  mon  temps,  ma  vie,  je  suis  misérable,  je 
moisis,  je  souffre,  je  suis  agacée.  Oh!  c'est  bien  le  mot! 

Cette  vie  m'horripile.  Dieu!  Seigneur  Jésus!  tirez-moi  de  là. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  259 

Vendredi  2g  septembre.  — ■  J'étais  si  désespérée  hier,  il  me  sem- 
blait que  j'étais  pour  toujours  enchaînée  en  Russie;  cela  m'exas- 
pérait, j'étais  prête  à  grimper  au  mur  et  j'ai  pleuré  amèrement. 

La  mère  de  Pacha  me  gêne.  Pourquoi?  Parce  qu'elle  a  dit  plu- 
sieurs choses  par  lesquelles  je  vois  en  quels  termes  exaltés  son  fils 
lui  a  parlé  de  moi.  Et  enfin,  comme  j'insistais  pour  qu'elle  le  fît 
venir,  elle  me  dit,  moitié  riant,  moitié  sérieusement  : 

—  Non,  non,  il  faut  qu'il  reste  là-bas.  Tu  t'ennuies  ici  et,  n'ayant 
rien  à  faire,  tu  le  tourmentes;  il  m'est  revenu  tout  écrasé  et 
étourdi. 

Ce  à  quoi  je  répondis  avec  beaucoup  de  candeur  : 

—  Je  ne  pense  pas  que  Pacha  soit  homme  à  s'offenser  de  quel- 
ques plaisanteries  amicales.  Si  je  plaisante  et  le  taquine  un  peu, 
c'est  qu'il  est  mon  proche  parent,  presque  mon  frère. 

Elle  m'examina  longtemps  et  dit  : 

—  Savez- vous  ce  qui  est  le  comble  de  la  folie? 

—  Non. 

—  C'est  de  devenir  amoureux  de  Moussia. 
Rattachant  instinctivement  cette  phrase  à  d'autres  et  à  d'autres 

encore,  je  rougis  jusqu'aux  oreilles. 

Dimanche  ieT  octobre.  —  Nous  avons  été  chez  le  prince  Serge 
Kotchoubey. 

Mon  père  s'était  fait  beau,  si  beau  qu'il  avait  même  des  gants 
un  peu  trop  clairs. 

J'étais  en  blanc  comme  aux  courses  de  Naples;  seulement  j 'avais 
un  chapeau  tout  en  plumes  noires,  de  cette  forme  du  classique 
comme  il  faut,  russe,  que  je  n'aime  pas,  mais  qui  est  appropriée  à 
la  circonstance. 

La  campagne  du  prince  est  à  huit  kilomètres  de  Gabronzi,  cette 
fameuse  Dikanka  chantée  par  Pouchkine  en  même  temps  que  les 
amours  de  Mazeppa  et  de  Marie  Kotchoubey. 

La  propriété  a  surtout  été  embellie  par  le  prince  Victor  Pavlo- 
vitch  Kotchoubey,  grand  chancelier  de  l'Empire,  remarquable 
homme  d'État,  le  père  du  prince  actuel. 

Dikanka  peut  rivaliser,  comme  beauté  de  jardin,  de  parc,  de 
bâtiments,  avec  les  villas  Borghèse  et  Doria  à  Rome.  Sauf  les 


26o  JOURNAL 

débris  antiques  inimitables  et  irremplaçables,  Dikanka  est  peut- 
être  plus  riche,  presque  une  petite  ville.  Je  ne  compte  pas  les 
cabanes  de  paysans,  je  ne  parle  que  de  la  maison  et  des  dépen- 
dances. Je  suis  émerveillée  de  trouver  cette  résidence  en  pleine 
Petite  Russie.  Et  quel  dommage!  on  en  ignore  même  l'existence. 
Il  y  a  plusieurs  cours,  des  écuries,  des  fabriques,  des  machines,  des 
ateliers...  Le  prince  a  la  manie  de  bâtir,  de  fabriquer,  d'orner.  Mais, 
la  porte  de  la  maison  ouverte,  toute  ressemblance  italienne  dispa- 
raît. L'antichambre  est  mesquine  par  rapport  au  reste,  et  on  ne 
voit  qu'une  belle  maison  de  grand  seigneur,  mais  de  cette  splen- 
deur, de  cette  majesté,  de  cet  art  divin,  qui  vous  ravissent  l'âme 
dans  les  palais  italiens...  point. 

Le  prince  est  un  homme  de  cinquante  à  cinquante-cinq  ans, 
veuf  depuis  deux  années,  je  crois.  Le  type  du  grand  seigneur  russe, 
un  de  ces  hommes  de  l'ancien  temps  qu'on  commence  à  regarder 
comme  des  animaux  d'une  autre  espèce  que  la  nôtre. 

Ses  manières  et  sa  conversation  me  rendirent  un  peu  confuse 
au  commencement,  abrutie  comme  je  le  suis;  mais  au  bout  de  cinq 
minutes  j'étais  très  heureuse. 

Il  me  conduisit,  à  son  bras,  devant  les  principaux  tableaux  et 
par  tous  les  salons.  La  salle  à  manger  est  superbe.  On  me  donna 
la  place  d'honneur  à  droite,  à  gauche  le  prince  et  mon  père.  Plus 
loin,  plusieurs  personnes  qui  ne  furent  pas  présentées  et  qui  vin- 
rent humblement  prendre  leurs  places  :  les  tenanciers  du  moyen 
âge. 

Tout  allait  à  ravir,  quand  il  m' arrive  un  malaise,  la  tête  me 
tourne;  je  me  levai  de  table,  et  d'ailleurs  on  avait  fini. 

Entrée  au  salon  mauresque,  je  m'assis  et  je  me  suis  presque 
trouvée  mal.  On  me  montra  les  tableaux,  les  statuettes,  le  portrait 
du  prince  Basile  et  sa  chemise  tachée  de  sang,  suspendue  dans 
une  armoire  à  laquelle  le  portrait  sert  de  battant.  On  me  mena  voir 
les  chevaux;  mais  je  ne  voyais  rien  et  nous  dûmes  partir. 

Samedi  14  octobre.  —  J'ai  reçu  des  robes  de  Paris;  je  me  suis 
habillée  et  je  suis  sortie  avec  Paul. 

Poltava  est  une  ville  plus  intéressante  qu'on  ne  le  pense.  Il  y 
d'abord  de  remarquable  la  petite  église  de  Pierre  le  Grand.  Elle  est 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  261 

en  bois  et  on  a  fait  pour  la  conserver  un  étui  en  briques;  entre  cet 
étui  et  les  murs  de  l'église,  un  homme  peut  passer  librement. 

Tout  à  côté  de  l'église  se  trouve  la  colonne  dressée  à  l'endroit 
même  où,  après  avoir  gagné  la  bataille  du  juin  1709,  l'empereur 
a  daigné  se  reposer  assis  sur  une  pierre.  La  colonne  est  en  bronze. 

J'entrai  dans  la  vieille  église  de  bois,  je  me  mis  à  genoux  et  j'ai 
touché  trois  fois  le  plancher  de  mon  front.  On  dit  qu'en  faisant 
ainsi  dans  une  église  où  l'on  se  trouve  pour  la  première  fois,  la 
chose  pour  laquelle  on  prie  se  réalisera. 

En  poursuivant  mes  visites  aux  curiosités,  je  suis  allée  voir  le 
grand  couvent  de  Poltava. 

Il  se  trouve  au  sommet  de  la  seconde  colline.  Poltava  est  située 
sur  deux  collines. 

Il  n'y  a  là  de  remarquable  que  l'iconostase  en  bois  miraculeuse- 
ment sculpté. 

C'est  là  qu'est  enterré  mon  aïeul,  le  père  de  grand-papa  Baba- 
nine;  j'ai  salué  sa  tombe. 

Mardi  ij  octobre.  —  Nous  jouions  au  croquet. 

—  Pacha,  que  feriez-vous  à  la  personne  qui  m'aurait  offensée, 
cruellement  offensée? 

— .  Je  la  tuerais,  répondit-il  simplement. 

—  Vous  avez  sur  la  langue  de  fort  belles  paroles!!!  mais  vous 
riez,  Pacha. 

—  Et  vous? 

On  m'appelle  le  diable,  l'ouragan,  le  démon,  la  tempête...  Je 
suis  tout  cela  depuis  hier. 

Je  ne  deviens  un  peu  tranquille  que  pour  émettre  des  opinions 
plus  diverses  les  unes  que  les  autres  sur  l'amour. 

Mon  cousin  a  des  pensées  idéalement  vastes  et  Dante  aurait  pu 
lui  emprunter  son  divin  amour  pour  la  Béatrix. 

—  Je  serai  sans  doute  amoureux,  dit-il,  mais  je  ne  me  marierai 
pas. 

—  Comment,  homme  vert,  mais  on  rosse  les  gens  pour  de 
pareilles  paroles! 

—  Parce  que...  continua-t-il,  je  voudrais  que  mon  amour  durât 
toujours,   au  moins   dans  l'imagination,   conservant   sa  pureté 


262  JOURNAL 

divine  et  sa  violence...  Le  mariage  éteint  l'amour,  justement  parce 
qu'il  le  donne. 

—  Oh!  oh!  fis-je. 

— ■  Très  bien,  dit  sa  mère,  pendant  que  l'orateur  farouche  rou- 
gissait et  s'anéantissait,  confus  de  ses  propres  paroles. 

Et  au  milieu  de  tout  cela,  je  me  regardais  dans  la  glace  et  me 
coupais  les  cheveux,  devenus  trop  longs,  sur  le  front. 

— ■  Tenez,  dis-je  à  l'homme  vert,  en  lui  jetant  une  petite  touffe 
de  fils  d'or  roussis,  je  vous  les  donne  pour  souvenir. 

Non  seulement  il  les  prit,  mais  sa  voix,  son  regard  tremblèrent  ; 
et  comme  je  les  lui  voulus  reprendre,  il  me  regarda  si  drôlement, 
comme  un  enfant  s'étant  emparé  d'un  joujou  qui  lui  semble  un 
trésor. 

Je  donnai  à  mon  cousin  à  lire  Corinne)  après  quoi,  il  partit. 

Corinne  et  lord  Melvil  traversent  à  pied  le  pont  Saint-Ange... 
«  C'est  en  passant  sur  ce  pont,  dit  lord  Melvil,  qu'en  retournant 
du  Capitole  j'ai  pour  la  première  fois  longtemps  pensé  à  vous.  » 
Je  ne  sais  vraiment  ce  qu'il  y  a  dans  cette  phrase...  mais  elle  m'a 
fait  littéralement  pâmer  hier  soir...  D'ailleurs,  c'est  ainsi  chaque 
fois  que  je  la  retrouve  en  ouvrant  ce  livre.  —  Ne  m'a-t-on  pas  dit 
quelque  chose  de  semblable? 

Il  y  a  dans  ces  quelques  mots  tout  simples  quelque  chose  de 
magique,  peut-être  est-ce  leur  simplicité?  ou  bien  l'associa- 
tion?... 

Vendredi  20  octobre.  —  A  huit  heures  du  matin,  par  un  temps 
gris  et  la  terre  noire  légèrement  poudrée  de  neige  comme  la  figure 
de  Mme  B...;  nous  sommes  déjà  en  chasse.  Michel  a  amené  sa 
meute  de  lévriers.  A  peine  aux  champs,  je  me  mis  à  cheval  sans  me 
débarrasser  de  la  pelisse  que  j'attachai  avec  une  courroie  autour 
de  ma  taille;  on  me  donne  trois  chiens  en  laisse. 

La  gelée,  la  neige,  les  chevaux  et  les  têtes  fines  de  lévriers  me 
remplissaient  de  joie,  je  triomphais. 

Pacha,  à  cheval  comme  moi,  était  très  aimable,  ce  qui  lui  va 
très  mal  et  me  déconcerte...  Pourtant  non,  ses  changements 
d'humeur  ne  sont  pas  à  dédaigner. 

—  Pacha,  il  y  a  une  personne  qui  me  gêne  horriblement  (ras- 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  263 

surez-vous,  ce  n'est  pas  ma  tante  T...)  et  cette  personne  je  voudrais 
d'une  manière  polie  l'exterminer. 

— -  Bien;  disposez  de  moi. 

— ■  Vraiment? 

—  Essayez. 

— •  Parole  d'honneur?  Et  vous  ne  direz  rien? 

— ■  Parole  d'honneur,  rien  à  personne... 

A  cause  de  ces  quelques  mots,  il.  existe  à  présent  entre  moi  et 
l'homme  vert  une  sorte  de  lien. 

Nous  avons  à  nous  parler  bas,  en  anglais,  quand  sa  mère  n'est 
pas  là. 

Pacha  voulut  continuer  à  faire  l'aimable,  je  lui  ai  donné  mes 
deux  mains  à  baiser,  une  poésie  de  Victor  Hugo  à  lire,  je  le  traite 
en  frère,  comme  il  est. 

Lundi  23  octobre.  —  Hier,  nous  nous  fourrâmes  dans  un  coupé 
à  six  chevaux  et  nous  partîmes  pour  Poltava. 

Le  voyage  fut  gai.  Les  pleurs  à  l'heure  de  quitter  le  toit  paternel 
provoquèrent  un  épanchement  général,  et  Pacha  s'écria  qu'il  était 
amoureux  fou. 

— ■  Je  jure  que  c'est  vrai,  s'écria-t-il;  mais  je  ne  dirai  pas  de  qui. 

— ■  Si  vous  n'êtes  pas  amoureux  de  moi,  m'écriai-je,  je  vous 
maudis  ! 

J'avais  froid  aux  pieds,  il  ôta  sa  pelisse  et  m'en  couvrit  les  pieds. 

— •  Pacha,  jurez-moi  de  dire  la  vérité. 

— ■  Je  vous  le  jure. 

— •  De  qui  êtes- vous  amoureux? 

— ■  Pourquoi? 

—  Cela  m'intéresse,  nous  sommes  parents,  je  suis  curieuse  et 
puis...  et  puis...  ça  m'amuse. 

— ■  Vous  voyez,  cela  vous  amuse! 

—  Sans  doute,  mais  ne  prenez  pas  de  mot  dans  un  sens  mauvais, 
je  m'intéresse  à  vous,  vous  êtes  un  brave  garçon. 

—  Vous  voyez  bien  que  vous  riez,  vous  vous  moquerez  de  moi 
après. 

— •  Voici  ma  main,  et  ma  parole  que  je  ne  ris  pas. 
Mais  ma  figure  riait. 


264  JOURNAL 

—  De  qui  êtes- vous  amoureux? 

—  De  vous. 

—  Bien  vrai? 

—  Parole  d'honneur!  Je  ne  parle  jamais  comme  dans  les 
romans,  et  faut-il  donc  tomber  à  genoux  et  débiter  un  tas  de 
bêtises? 

—  Oh!  mon  cher,  vous  parodiez  quelqu'un  que  je  connais. 

—  Comme  il  vous  plaira,  Moussia,  mais  je  dis  la  vérité. 

—  Mais,  c'est  une  folie! 

—  Eh!  sans  doute,  c'est  ce  qui  me  plaît!  C'est  un  amour  sans 
espoir,  c'est  ce  qu'il  me  fallait.  J'avais  besoin  de  souffrir,  de  me 
tourmenter,  et  puis,  quand  la  personne  sera  partie,  j'aurai  à  quoi 
songer,  quoi  regretter.  Je  me  martyriserai,  ce  sera  mon  bonheur. 

—  Homme  vert! 

—  Homme  vert?  homme  vert? 

—  Mais  nous  sommes  frère  et  sœur. 

—  Non,  cousins. 

—  C'est  la  même  chose. 

—  Oh!  non. 

Alors,  je  me  mis  à  taquiner  mon  amoureux.  —  Toujours  celui 
que  je  ne  cherche  pas! 

Je  partis  avec  Paul,  renvoyant  Pacha  à  Gavronzi.  A  la  gare  nous 
vîmes  le  comte  M...  et  ce  fut  lui  qui  me  rendit  les  quelques  petits 
services,  là,  et  en  wagon. 

On  me  réveilla  à  la  troisième  station  et  j'ai  passé  devant  le  comte 
tout  endormi  pour  l'entendre  me  dire  : 

—  Je  ne  me  suis  pas  endormi  exprès  pour  vous  voir  passer. 

On  m'attendait  à  Tcherniakovka  ;  mais  je  me  couchai  de  suite 
brisée,  oh!  brisée! 

Etienne  et  Alexandre  avec  leurs  femmes  et  les  enfants  me  vinrent 
trouver  dans  mon  lit. 

Je  veux  retourner  auprès  des  miens!  Déjà  ici,  je  me  sens  mieux. 
Là,  je  serai  tranquille. 

J'ai  vu  ma  nourrice  Marthe. 

Mardi  24  octobre.  —  Je  n'ai  pas  eu  d'enfance,  mais  la  maison  où 
j'ai  vécu  toute  petite  m'est  sympathique,  sinon  chère.  Je  connais 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  265 

tout  le  monde  et  toutes  choses.  Les  serviteurs  de  pères  en  fils, 
vieillis  à  notre  service,  s'étonnent  de  me  voir  si  grande  et  je  jouirais 
de  quelque  doux  souvenir  si  mon  esprit  n'était  empoisonné  par  les 
préoccupations  présentes. 

On  m'appelait  Mouche,  Mouka,  et  comme  je  ne  pouvais  aspirer 
ïhf  à  la  russe,  je  disais,  comme  les  Français,  Moucha,  ce  qui  veut 
dire  :  martyrisât  ion.  Une  lugubre  coïncidence. 

J'ai  rêvé  d'A...  pour  la  première  fois  depuis  Nice. 

Dominica  et  sa  fille  arrivèrent  le  soir  à  la  suite  de  mon  billet  de 
ce  matin.  On  resta  longtemps  dans  la  salle  à  manger  qui  commu- 
nique avec  la  salle  par  un  arc  sans  draperie. 

Ma  robe  Agrippine  a  un  grand  succès.  J'ai  chanté  en  marchant 
pour  dominer  cette  peur  qui  me  gagne  toujours  lorsque  je  chante. 

Pourquoi  écrire?  Qu'ai- je  à  raconter?  Je  dois  ennuyer  les  gens  à 
périr...  Patience! 

Sixte  Quint  n'était  qu'un  gardeur  de  pourceaux,  et  Sixte-Quint 
devint  pape! 

Reprenons. 

Avec  Lola,  il  m'arriva  comme  un  courant  d'air  de  Rome...  Il  me 
semblait  que  nous  revenions  de  l'Opéra  ou  du  Pincio. 

L'immense  bibliothèque  de  grand-papa  offre  un  immense  choix 
d'ouvrages  curieux  et  rares.  J'en  ai  choisi  quelques-uns  pour  lire 
avec  Lola. 

Jeudi  26  octobre.  —  Béni  soit  le  chemin  de  fer!  Nous  sommes  à 
Kharkov,  chez  le  fameux  aubergiste  Andrieux,  —  partis  sur  les 
chevaux  âgés  de  trente  ans,  les  chevaux  de  grand-papa.  Et  le  départ 
a  été  un  véritable  feu  d'artifice  de  gaieté  simple  et  honnête.  On 
respire  autrement  avec  des  gens  qui  ne  vous  veulent  que  du  bien. 

Ma  colère  est  passée,  et  de  nouveau,  je  rêve  à  Pietro.  Au  théâtre, 
je  n'écoutais  pas  la  pièce  et  je  rêvais,  mais  je  suis  dans  l'âge  où  l'on 
rêve  à  quoi  que  ce  soit,  pourvu  qu'on  rêve. 

Dois- je  aller  à  Rome,  ou  travailler  à  Paris? 

C'est  crevant,  la  Russie  telle  que  les  circonstances  me  la  font. 
Mon  père  m'appelle  télégraphiquement. 

Samedi  2j  octobre.  —  En  revenant  de  Tcherniakow  dans  notre 
vieux  nid,  je  trouvai  une  lettre  de  papa. 


266  JOURNAL 

Et  pendant  toute  la  soirée,  Alexandre  et  sa  femme  n'ont  fait  que 
me  conseiller  d'emmener  mon  père  à  Rome. 

—  Tu  le  peux,  dit  Nadine,  fais-le,  ce  sera  un  vrai  bonheur. 

Je  répondis  par  monosyllabes,  car  je  me  suis  fait  une  espèce  de  ' 
promesse  de  ne  parler  de  cela  à  personne. 

Chez  moi,  j 'ai  décroché  une  à  une  toutes  les  images  couvertes  d'or 
et  d'argent.  Je  les  placerai  dans  mon  oratoire,  là-bas. 

Dimanche  2g  (iy)  octobre.  —  J'ai  décroché  les  tableaux  comme 
j'ai  décroché  les  images.  Il  y  a  un  Véronèse,  dit-on,  un  Dolci;  mais 
je  le  saurai  à  Nice.  Une  fois  en  train,  j'aurais  voulu  tout  emporter. 
L'oncle  Alexandre  semblait  mécontent,  mais  le  premier  pas  me 
coûta  seul;  une  fois  partie  j'étais  à  mon  aise. 

Nadine  est  la  protectrice  des  écoles  voisines.  Elle  a  entrepris  avec 
une  énergie  admirable  l'œuvre  de  la  civilisation  de  nos  paysans. 

Ce  matin  je  suis  sortie  avec  Nadine  voir  son  école,  et  ensuite  je  me 
suis  fatiguée  à  démêler  les  vieilles  hardes  et  à  les  donner  à  droite  et 
à  gauche.  Il  arriva  une  foule  de  femmes  qui  avaient  chacune  servi 
ou  été  près  de  la  maison  ;  il  fallut  donner. 

Il  est  probable  que  je  ne  reverrai  plus  Tcherniakow.  Longtemps 
j 'ai  erré  de  chambre  en  chambre  et  cela  m'a  été  vraiment  bien  doux. 
On  se  moque  des  gens  qui  trouvent  des  souvenirs,  des  douceurs, 
dans  les  meubles  et  les  tableaux,  qui  leur  disent  bonjour,  adieu; 
qui  voient  comme  des  amis  dans  ces  morceaux  de  bois  et  d'étoffe, 
qui,  à  force  de  vous  servir  et  d'être  sous  vos  yeux,  prennent  une 
parcelle  de  votre  vie  et  semblent  une  partie  de  votre  existence. 

Moquez-vous  !  Les  sentiments  les  plus  subtils  sont  les  plus  faci- 
lement ridiculisés.  Et  où  la  moquerie  règne,  la  suprême  finesse  du 
sentiment  disparaît. 

Mercredi  Ier  novembre.  —  Aussitôt  Paul  sorti,  je  me  suis  trouvée 
seule  avec  cet  être  honnête  et  admirable  qui  se  nomme  Pacha. 

—  Alors,  je  vous  plais  toujours? 

—  Ah!  Moussia,  comment  voulez-vous  qu'on  vous  en  parle! 

—  Mais  simplement.  Pourquoi  ces  réticences?  Pourquoi  ne  pas 
être  simple  et  franc?  Je  ne  me  moquerai  pas;  si  je  ris,  ce  sont  les 
nerfs  et  rien  d'autre.  Alors  je  ne  vous  plais  plus?... 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


267 


—  Pourquoi? 

—  Ah!  mais,  pour,  pour...  je  ne  sais  plus. 

—  On  ne  peut  pas  se  rendre  compte  de  cela. 

—  Si  je  ne  vous  plais  pas,  vous  pouvez  le  dire,  vous  êtes  assez 
franc  pour  cela,  et  moi,  assez  indifférente...  Voyons,  est-ce  le  nez? 
ou  les  yeux? 

—  On  voit  que  vous  n'avez  jamais  aimé. 

—  Pourquoi? 

—  Parce  que  du  moment  où  l'on  analyse  les  traits,  où  le  nez 
prime  les  yeux,  ou  les  yeux  la  bouche...  cela  veut  dire  qu'on  n'aime 
pas. 

—  C'est  tout  à  fait  vrai;  qui  vous  l'a  dit? 

—  Personne. 

—  Ulysse? 

—  Non...  reprit-il;  on  ne  sait  pas  ce  qui  plaît...  je  vous  dirai 
franchement...  c'est  votre  air,  vos  manières,  votre  caractère  sur- 
tout. 

—  Il  est  bon? 

—  Oui,  à  moins  que  vous  ne  jouiez  la  comédie,  ce  qu'il  est  impos- 
sible de  faire  toujours. 

—  Encore  vrai...  Et  ma  figure? 

—  Il  y  a  des  beautés...  ce  qu'on  nomme  classiques. 

—  Oui,  nous  le  savons.  Après? 

—  Après?  Il  y  a  des  femmes  qu'on  voit  passer,  qu'on  dit  jolies, 
et  on  n'y  pense  plus  après...  Mais  il  y  a  des  figures  qui...  sont  jolies 
et  charmantes...  et  qui  laissent  une  longue  impression,  un  senti- 
ment agréable...  charmant. 

—  Parfait...  et  puis? 

—  Comme  vous  questionnez! 

—  Je  prorite  de  l'occasion  pour  savoir  un  peu  ce  qu'on  pense  de 
moi;  je  ne  rencontrerai  pas  de  sitôt  un  autre  que  je  pourrai  ques- 
tionner ainsi,  sans  me  compromettre.  Et  comment  cela  vous  a-t-il 
pris?  C'est  venu  tout  à  coup,  ou  peu  à  peu? 

—  Peu  à  peu. 

—  Hum,  hum! 

—  C'est  mieux,  c'est  plus  solide.  Ce  qu'on  aime  en  un  jour,  on 
se  de  l'aimer  en  un  jour,  tandis  que... 


268  JOURNAL 

—  Rimez  donc...  ça  dure  toujours! 

—  Oui,  toujours. 

La  conversation  dura  longtemps  encore,  et  je  me  mis  à  éprouver 
un  respect  considérable  pour  cet  homme  dont  l'amour  est  respec- 
tueux comme  une  religion  et  qui  ne  l'a  jamais  souillé  ni  d'une  parole 
ni  d'un  regard...  profane. 

—  Aimez- vous  à  parler  d'amour?  demandai-je  tout  d'un  coup. 

—  Non;  en  parler  avec  indifférence,  c'est  une  profanation. 

—  Cependant  ça  amuse. 

—  Amuse!  se  récria-t-il. 

—  Ah!  Pacha,  la  vie  est  une  grande  misère...  Ai- je  jamais  été 
amoureuse? 

—  Jamais,  répondit-il. 

—  Pourquoi  le  pensez- vous? 

—  A  cause  de  votre  caractère,  vous  ne  pouvez  aimer  que  par 
caprice...  Aujourd'hui  un  homme,  demain  une  robe,  après-demain 
un  chat. 

—  Je  suis  enchantée  lorsqu'on  pense  cela  de  moi.  Et  vous,  mon 
cher  frère,  avez- vous  jamais  été  amoureux? 

—  Je  vous  l'ai  dit.  Mais  oui,  je  vous  l'ai  dit,  vous  le  savez. 

—  Non,  non,  ce  n'est  pas  de  cela  que  je  parle,  dis-je  vivement, 
mais  avant? 

—  Jamais. 

—  C'est  drôle.  Par  moments  je  crois  me  tromper  et  vous  avoir 
pris  pour  plus  que  vous  n'êtes... 

On  parla  de  choses  indifférentes  et  je  montai  chez  moi.  Voilà  un 
homme,  non,  ne  le  pensons  pas  excellent,  la  désillusion  serait  trop 
désagréable.  Il  m'a  avoué  tantôt  qu'il  se  ferait  soldat. 

—  Pour  gagner  de  la  gloire,  je  vous  le  dis  franchement. 

Eh  bien!  cette  phrase  partie  du  fond  du  cœur,  moitié  timide 
moitié  hardie,  et  vraie  comme  la  vérité,  m'a  fait  un  énorme  plaisir. 
Je  me  flatte  peut-être;  mais  il  me  semble  que  l'ambition  lui  était 
inconnue.  Je  crois  me  rappeler  l'effet  étrange  que  produisirent  mes 
premières  phrases  d'ambition,  et  un  jour  que  je  parlais  dans  ce  sens 
tout  en  peignant,  l'homme  vert  se  leva  subitement  et  se  mit  à 
arpenter  la  chambre  en  murmurant  : 

—  Il  faut  faire  quelque  chose,  il  faut  faire  quelque  chose  ! 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


269 


Jeudi  2  novembre.  —  Mon  père  me  «  chicane  »  sur  tout.  Cent  fois 
j'ai  envie  de  tout  envoyer  au  diable  et  cent  fois  je  me  retiens,  ce  qui 
me  cause  une  peine  indicible. 

Il  fallut  un  «  tas  d'histoires  »  pour  l'amener  à  Poltava  ce  soir.  A 
l'assemblée  de  la  noblesse,  un  piano  quatuoriste  donne  un  concert. 
Je  voulus  y  aller  pour  me  faire  voir,  et  ce  sont  des  obstacles 
sans  fin. 

Ce  n'est  pas  assez  de  ne  m'avoir  pas  procuré  le  moindre  plaisir, 
d'avoir  chassé  ceux  qui  pouvaient  m'être  des  égaux,  d'avoir  fait  la 
sourde  oreille  à  toutes  mes  insinuations  et  même  à  mes  demandes 
concernant  un  fichu  spectacle  d'amateurs.  Ce  n'est  pas  assez!  Voilà 
qu'au  bout  de  trois  mois  de  câlineries,  de  gentillesses,  de  frais 
d'esprit,  d'amabilité,  j'obtiens...  une  forte  opposition  à  ce  que  j'aille 
à  ce  misérable  concert.  Ce  n'est  pas  tout,  et  de  ceci  je  vins  à  bout, 
mais  alors  il  fallut  faire  une  histoire  sur  le  choix  de  la  toilette.  Il 
fallut  m'imposer  une  robe  de  laine,  un  costume  de  promenade.  Que 
c'est  petit,  tout  cela,  que  c'est  indigne  d'êtres  intelligents! 

Je  n'avais  pas  absolument  besoin  de  mon  père.  J'avais  Nadine 
et  l'oncle  Alexandre,  Paul  et  Pacha,  mais  je  l'emmenai  par  caprice 
et  à  mon  grand  déplaisir. 

Mon  père  me  trouva  trop  belle  et  ce  fut  une  autre  histoire,  il  eut 
peur  que  je  parusse  trop  différente  des  dames  de  Poltava,  et  il  me 
supplia  cette  fois  de  me  mettre  autrement,  lui  qui  m'avait  priée  de 
m'habiller  ainsi  à  Kharkov.  Il  en  résulta  une  paire  de  mitaines 
mises  en  pièces,  des  yeux  furibonds,  une  humeur  de  l'autre  monde 
et...  aucune  modification  dans  ma  mise.  Nous  arrivâmes  à  la  moitié 
du  concert,  j'entrai  au  bras  de  mon  père,  la  tête  haute  et  de  l'air 
d'une  femme  sûre  d'être  admirée...  Nadine,  Paul  et  Pacha  sui- 
vaient. Je  passai  devant  Mme  Abaza  sans  la  saluer,  et  nous  nous 
plaçâmes  au  premier  rang  à  côté  d'elle. 

J'ai  été  chez  Mlle  Dietrich  qui,  devenue  Mme  Abaza,  ne  m'a  pas 
rendu  ma  visite.  Je  me  tins  avec  une  assurance  insolente  et  ne  la  saluai 
pas,  malgré  tous  ses  regards.  Nous  fûmes  de  suite  entourées  par 
tout  le  monde.  Tous  ces  nigauds  du  club,  qui  est  dans  la  même 
maison,  vinrent  dans  la  salle  «  pour  voir  ». 

Le  concert  finit  vite  et  nous  partîmes  accompagnés  des  cavaliers 
d'ici. 


270  JOURNAL 

—  As-tu  salué  Mme  Abaza?  demanda  à  plusieurs  reprises  mon 
père. 

—  Non. 

Et,  sur  ce,  je  fis  une  tirade  où  je  conseillai  de  moins  mépriser  les 
autres  et  de  se  regarder  avant  soi-même.  Je  le  piquai  au  vif,  en 
sorte  qu'il  retourna  au  club  et  revint  me  dire  qu'Abaza  en  appelait 
à  tous  les  domestiques  de  l'hôtel,  et  assurait  m'avoir  rendu  visite  le 
lendemain  même  avec  sa  nièce. 

Du  reste,  mon  père  était  radieux;  on  l'avait  comblé  de  compli- 
ments sur  mon  compte. 

Samedi  4  novembre  (23  octobre).  —  Je  devais  prévoir  que  mon  père 
saisirait  toutes  les  occasions  grandes  ou  petites  pour  se  venger  de  sa 
femme.  Je  me  le  disais  vaguement  ;  mais  je  crus  en  la  bonté  de  Dieu. 
Maman  n'est  pas  fautive,  on  ne  peut  pas  vivre  avec  un  pareil 
homme.  Il  s'est  tout  à  coup  révélé.  Je  puis  juger  à  présent. 

Il  neige  depuis  ce  matin,  la  terre  est  blanche  et  les  arbres  sont 
couverts  de  givre,  ce  qui  produit  des  teintes  délicieusement  vagues 
vers  le  soir.  On  voudrait  s'enfoncer  dans  ce  brouillard  grisâtre  de  la 
forêt,  cela  semble  un  autre  monde. 

Mais  le  doux  balancement  de  la  voiture,  le  parfum  délicieux  de 
la  première  neige,  le  vague,  le  soir,  toutes  ces  puissances  calmantes, 
ne  diminuèrent  en  rien  mes  soubresauts  d'indignation  au  souvenir 
d'A...,  souvenir  qui  me  traque  comme  une  bête  fauve  et  qui  ne  me 
donne  pas  un  instant  de  tranquillité. 

A  la  campagne,  à  peine  fûmes-nous  au  salon  que  mon  père  com- 
mença à  lancer  ses  coups  d'épingle  et  enfin,  voyant  que  je  me  tai- 
sais, il  s'écria  : 

—  Ta  mère  me  dit  que  je  finirai  mes  jours  chez  elle  à  la  cam- 
pagne! Jamais! 

Répondre,  c'eût  été  partir  à  l'instant  même.  —  Encore  ce  sacri- 
fice, pensai-je,  et  au  moins  j'aurai  tout  fait,  je  ne  m'accuserai  pas. 
Je  demeurai  assise  et  je  ne  dis  pas  un  mot;  seulement  je  me  sou- 
viendrai longtemps  de  cette  minute,  tout  mon  sang  s'est  arrêté, 
et  mon  cœur  cessa  de  battre  un  instant  pour  palpiter  ensuite 
comme  un  oiseau  dans  l'agonie. 

Je  me  mis  à  table,  toujours  muette  et  d'un  air  délibéré.  Mon 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  271 

père  comprit  son  erreur  et  se  mit  à  tout  trouver  mauvais,  à  gronder 
les  domestiques  avec  affectation  pour  avoir  ensuite  pour  excuse 
un  état  d'irritation. 

Tout  à  coup  il  s'assit  sur  le  bord  de  mon  fauteuil  et  m'entoura 
de  ses  bras.  Je  me  dégageai  aussitôt. 

—  Oh!  non,  dis- je  d'une  voix  ferme  et  qui  n'avait  cette  fois 
aucun  accent  pleurard.  Je  ne  veux  pas  rester  près  de  toi. 

—  Mais  si,  mais  si! 

Et  il  tâchait  de  tourner  à  la  plaisanterie. 

—  Mais  c'est  moi  qui  devrais  me  fâcher,  ajouta-t-il. 

—  Aussi  je  ne  me  fâche  point... 

Mardi  7  novembre.  —  J'ai  cassé  mon  miroir!  Mort  ou  grand 
malheur.  Cette  superstition  me  glace  et  quand  on  regarde  par  la 
fenêtre  on  est  encore  plus  glacé.  Tout  est  blanc  sous  un  ciel  gris 
perle.  Il  y  a  longtemps  que  je  n'ai  vu  un  pareil  tableau. 

Paul,  avec  cette  avidité  naturelle  de  la  jeunesse,  de  montrer 
aux  nouveaux  du  nouveau,  fit  atteler  un  petit  traîneau  et  m'em- 
mena promener  tout  triomphant.  Ce  traîneau  est  bien  impertinent 
de  s'appeler  ainsi,  c'est  tout  bonnement  quelques  misérables 
bûches  clouées  ensemble,  remplies  de  foin  et  recouvertes  d'un 
tapis.  Le  cheval,  étant  très  près,  nous  lançait  la  neige  au  visage, 
dans  les  manches,  dans  mes  pantoufles,  dans  les  yeux.  Cette  pous- 
sière glacée  recouvrait  les  triples  dentelles  sur  ma  tête  et  s'amas- 
sant  dans  les  plis,  gelait. 

—  Vous  m'avez  dit  de  venir  à  l'étranger  en  même  temps  que 
vous,  dit  tout  à  coup  l'homme  vert. 

—  Oui,  et  pas  par  caprice;  vous  me  feriez  une  grâce  en  venant 
et  vous  ne  voulez  pas  !  Vous  ne  faites  rien  pour  moi,  pour  qui  ferez- 
vous  donc? 

—  Eh!  vous  savez  bien  pourquoi  je  ne  peux  pas  venir. 

—  Non. 

—  Mais  vous  le  savez...  c'est  parce  qu'en  partant  avec  vous  je 
continuerais  de  vous  voir  et  que  cela  me  fait  un  mal  affreux  ! 

—  Et  pourquoi? 

—  Parce  que...  je  vous  aime. 

—  Mais  en  venant,  vous  me  rendriez  un  tel  service! 


272  JOURNAL 

—  Moi,  vous  être  utile! 

—  Oui. 

— i  Non,  je  ne  peux  pas  venir...  je  vous  regarderai  de  loin...  Et 
si  vous  saviez,  reprit-il  d'une  voix  douce  et  navrante,  si  vous  saviez 
ce  que  je  souffre  quelquefois...  Il  faut  avoir  ma  force  morale  pour 
paraître  toujours  le  même  et  calme.  Ne  vous  voyant  plus... 

— ■  Vous  m'oublierez. 

—  Jamais. 

— -  Mais  alors? 

Mon  accent  avait  perdu  toute  teinte  de  raillerie,  j'étais  touchée. 

—  Je  ne  sais  pas,  dit-il;  seulement  cet  état  de  choses  me  fait 
trop  mal. 

—  Pauvre!... 

Je  me  repris  aussitôt,  cette  pitié  est  une  insulte. 

Pourquoi  est-ce  si  délicieux  d'entendre  les  confessions  des  souf- 
frances qu'on  cause?  Plus  on  est  malheureux  d'amour  pour  vous, 
plus  vous  êtes  heureuse. 

—  Venez  avec  nous,  mon  père  ne  veut  pas  emmener  Paul,  venez. 

—  Je... 

—  Vous  ne  pouvez  pas  —  nous  le  savons.  Je  ne  vous  en  prie 
plus.  Assez! 

Je  pris  un  air  d'inquisition  ou  comme  une  personne  qui  s'apprête 
à  bien  s'amuser  d'une  méchanceté. 

— ■  Alors  j'ai  l'honneur  d'être  votre  première  passion?  c'est 
admirable  !  Vous  êtes  un  menteur. 

—  Parce  que  ma  voix  ne  change  pas  de  ton,  et  parce  que  je  ne 
pleure  pas!  J'ai  une  volonté  de  fer,  voilà  tout. 

—  Et  moi  qui  voulais  vous  donner...  quelque  chose. 

—  Quoi? 
-Ça. 

Et  je  lui  montrais  une  petite  image  de  la  Vierge  suspendue  à 
mon  cou  par  un  ruban  blanc  : 

—  Donnez-la-moi. 

—  Vous  ne  la  méritez  pas. 

—  Eh!  Moussia,  fit-il  en  soupirant,  je  vous  assure  que  je  la 
mérite.  Ce  que  je  sens,  c'est  un  attachement  de  chien,  un  dévoue- 
ment sans  bornes... 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  273 

—  Approchez,  jeune  homme,  et  je  vous  donnerai  ma  bénédic- 
tion. 

—  Votre  bénédiction? 

— ■  Ma  vraie.  Si  je  vous  fais  parler  ainsi,  c'est  pour  savoir  un  peu 
ce  que  sentent  ceux  qui  aiment,  car  supposez  que  je  me  mette  à 
aimer  un  jour...  il  faudra  bien  que  j'en  reconnaisse  les  symptômes. 

—  Donnez-moi  cette  image,  dit  l'homme  vert  qui  ne  la  quittait 
pas  des  yeux. 

Il  s'agenouilla  sur  la  chaise,  dont  le  dossier  me  servait  d'appuie- 
bras,  et  voulut  prendre  l'image,  mais  je  l'arrêtai. 

—  Non,  non,  au  cou. 

Et  je  la  lui  passai  au  cou  toute  chaude  encore  de  moi. 

—  Oh!  fit-il,  pour  cela,  merci,  bien  merci! 

Et  il  me  baisa  la  main  tout  seul,  pour  la  première  fois. 

Mercredi  8  novembre.  —  Il  y  a  un  archine  de  neige  par  terre,  mais 
le  temps  est  clair  et  beau.  On  alla  de  nouveau  se  promener  dans 
un  traîneau  plus  grand  et  aussi  mal  organisé,  car  la  neige  n'est  pas 
encore  assez  ferme  pour  supporter  les  lourds  traîneaux  à  fers. 

Paul  conduisait  et,  profitant  des  moments  où  Pacha  était  le 
plus  mal  assis,  il  lançait  les  chevaux  à  fond  de  train,  nous  éclabous- 
sant de  neige  et  faisant  crier  l'homme  vert  et  rire  ma  vénérée  per- 
sonne. Il  nous  mena  par  de  tels  chemins  et  dans  de  tels  amas  de 
neige  que  l'on  ne  fit  que  demander  grâce  et  rire.  La  promenade  en 
traîneau,  quelque  sérieux  qu'on  soit  semble  toujours  un  jeu 
d'enfant. 

Paul  était  à  ma  droite  et  Pacha  à  ma  gauche  :  je  lui  fis  passer 
les  bras  derrière  moi,  de  façon  à  ce  que  ce  bras,  son  corps  et  celui  de 
Paul  me  fissent  comme  un  fauteuil  bien  commode. 

Le  froid  m'épouvantait  moins;  je  n'avais  que  ma  pelisse  et  une 
toque  de  loutre,  cela  rendait  mes  mouvements  plus  libres  et  mes 
paroles  aussi. 

Le  soir,  je  me  mis  au  piano,  je  jouai  la  lecture  de  la  lettre  de 
Vénus,  un  adorable  morceau  qui  se  trouve  dans  la  Belle  Hélène. 

Mais  la  Belle  Hélène  est  une  composition  ravissante.  Offenbach 
commençait  et  ne  s'était  pas  encore  encanaillé  à  force  de  faire  des 
opérettes  à  deux  sous. 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  l% 


274  JOURNAL 

Je  jouai  fort  longtemps...  je  ne  sais  plus  quoi,  quelque  chose  de 
lent  et  de  passionné,  de  tendre  et  d'adorable  comme  les  romances 
sans  paroles  de  Mendelssohn,  bien  comprises,  peuvent  seules  être. 

Je  pris  quatre  tasses  de  thé  en  parlant  de  musique. 

— i  Elle  a  une  grande  influence  sur  moi,  dit  l'homme  vert,  je  me 
sens  tout  étrange,  elle  me  produit  un  effet...  sentimental...  et  en 
l'écoutant  on  dit  ce  qu'on  n'oserait  jamais  dire  autrement. 

—  C'est  une  traîtresse,  Pacha;  méfiez- vous  de  la  musique, 
elle  fait  faire  bien  des  choses  qu'on  ne  ferait  pas,  la  tête  reposée. 
Elle  vous  empoigne,  vous  entortille,  vous  entraîne...  et  puis,  c'est 
terrible. 

Je  parlai  de  Rome  et  du  somnambule  Alexis. 

Pacha  écoutait  et  soupirait  dans  son  coin;  et  quand  il  s'approcha 
de  la  lumière  l'expression  de  sa  figure  me  dit  plus  que  toutes  les 
paroles  du  monde  ce  que  le  pauvre  garçon  souffrait. 

(Remarquez  cette  vanité  féroce,  cette  avidité  de  constater  des 
ravages  dont  on  est  la  cause.  Je  suis  une  vulgaire  coquette  ou 
bien...,  non,  —  femme,  voilà  tout,) 

— •  Nous  sommes  mélancolique  ce  soir?  dis- je  doucement. 

—  Oui,  fit-il  avec  effort,  vous  avez  joué  et...  je  ne  sais,  j'ai  la 
fièvre,  je  crois. 

— ■  Allez  dormir,  mon  ami,  je  vais  monter.  Seulement  aidez-moi 
à  porter  mes  livres. 

Jeudi  9  novembre.  —  Mon  séjour  ici  m'aura  du  moins  servi  à 
connaître  la  littérature  splendide  de  mon  pays.  Mais  de  quoi 
parlent  ces  poètes  et  ces  écrivains?  De  là-bas. 

Et  d'abord  citons  Gogol,  notre  étoile  humoristique.  Sa  descrip- 
tion de  Rome  m'a  fait  et  pleurer  et  gémir,  et  on  ne  peut  en  avoir 
une  idée  qu'en  lisant. 

Demain  ce  sera  traduit.  Et  ceux  qui  ont  eu  le  bonheur  de  voir 
Rome  comprendront  mon  émotion. 

Oh!  quand  donc  sortirai- je  de  ce  pays  gris,  froid,  sec,  même  en 
été,  même  au  clair  du  soleil?  Les  feuilles  sont  chétives  et  le  ciel  est 
moins  bleu  que...  là-bas. 

Vendredi  10  novembre.  —  J'ai  lu  jusqu'à  ce  moment...  je  suis 
dégoûtée  de  mon  journal,  anxieuse,  découragée... 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  275 

Rome,  je  ne  peux  rien  dire  de  plus. 

Je  suis  restée  cinq  minutes  avec  ma  plume  en  l'air  et  je  ne  sais 
que  dire,  tant  mon  cœur  est  plein.  Mais  le  temps  approche  et  je 
|  vais  revoir  A...  Revoir  A...  —  me  fait  peur.  Et  pourtant  je  crois 
que  je  ne  l'aime  pas,  j'en  suis  même  sûre.  Mais  ce  souvenir,  mais 
mon  chagrin,  mais  l'inquiétude  sur  l'avenir,  la  crainte  d'un  affront... 
A...!  Que  ce  mot  revient  souvent  sous  ma  plume  et  qu'il  m'est 
odieux  ! 

Vous  pensez  que  je  veux  mourir!  Fous  que  vous  êtes!  J'adore  la 
vie  telle  qu'elle  est,  et  les  chagrins,  les  déchirements,  les  larmes 
que  Dieu  m'envoie,  je  les  bénis  et  je  suis  heureuse! 

Au  fait...  je  me  suis  tellement  faite  à  l'idée  d'être  malheureuse 
qu'en  rentrant  en  moi-même,  enfermée  seule  chez  moi,  loin  du 
monde  et  des  hommes,  je  me  dis  que  je  ne  suis  peut-être  pas  trop 
à  plaindre... 

Pourquoi  pleurer  alors? 

Samedi  11  novembre.  —  Ce  matin  à  huit  heures,  j'ai  quitté 
Gavronzi  et  non  sans  un  tout  léger  sentiment,  de  regret?...  non, 
mais  d'habitude. 

Tous  les  domestiques  sortirent  dans  la  cour;  je  donnai  à  tous  de 
l'argent  et  à  la  femme  de  ménage  un  bracelet  en  or. 

La  neige  fond,  mais  il  en  reste  bien  assez  pour  nous  éclabousser 
durant  le  chemin  et,  malgré  mon  vif  désir  de  rester  la  face  décou- 
verte pour  faire  mes  observations  philosophiques  comme  M.  Pru- 
dhomme,  je  me  vis  forcée  par  un  vent  inexorable  à  m' emmitoufler 
entièrement. 

J'entrai  droit  chez  l'oncle  Alexandre,  dont  je  vis  le  nom  sur  la 
planche,  et  il  me  raconta  l'anecdote  suivante  : 

Un  monsieur  voyage  avec  un  ofhcier  et  se  place  dans  le  même 
wagon.  On  engage  tant  bien  que  mal  une  conversation  sur  la  nou- 
velle loi  concernant  les  chevaux. 

—  C'est  vous,  monsieur,  qui  êtes  envoyé  dans  notre  district? 
demande  le  monsieur  au  militaire. 

—  Oui,  monsieur. 

—  Alors  vous  avez  sans  doute  inscrit  les  chevaux  isabelle  de 
notre  maréchal  Bashkirtseff. 


276  JOURNAL 

—  Oui,  c'est  moi,  monsieur. 

Et  l'officier  en  détailla  les  qualités  et  les  défauts. 

—  Connaissez- vous  Mlle  Bashkirtseff? 

—  Non,  monsieur,  je  n'ai  pas  cet  honneur.  Je  l'ai  seulement  vue, 
mais  je  connais  M.  Bashkirtseff.  Mlle  Bashkirtseff  est  une  ravis- 
sante personne,  c'est  une  vraie  beauté,  mais  une  beauté  «  indépen- 
dante, originale,  naïve  »;  je  l'ai  rencontrée  dans  un  wagon  près  de 
Pétersbourg,  et  elle  nous  a  positivement  frappés,  moi  et  mes 
camarades. 

—  Cela  m'est  d'autant  plus  agréable,  dit  le  monsieur,  que  je 
suis  son  oncle. 

—  Ah!  et  moi,  monsieur,  je  me  nomme  Soumorokoff.  Mais 
votre  nom? 

—  Babanine. 

—  Enchanté. 

—  Charmé,  etc. 

Le  comte  ne  cessait  de  répéter  que  ma  place  est  à  Pétersbourg 
et  qu'il  est  odieux  de  me  garder  à  Poltava. 
Ah  !  monsieur  mon  père  ! 

—  Mais  mon  oncle,  dis- je  à  Alexandre,  vous  avez  sans  doute 
inventé  tout  cela. 

—  Que  je  ne  revoie  jamais  ma  femme  et  mes  enfants,  si  j'ai 
inventé  une  seule  parole,  et  que  la  foudre  m'écrase! 

Mon  père  rage,  ce  à  quoi  je  ne  fais  pas  la  moindre  attention. 

Poltava.  —  Mercredi  15  novembre.  — ■  C'est  dimanche  soir  que 
je  suis  partie  avec  mon  père,  après  avoir  vu,  pendant  mes  deux 
derniers  jours  de  Russie,  le  prince  Michel  et  le  reste. 

A  la  gare,  il  n'y  a  que  ma  famille  avec  moi,  mais  beaucoup  d'in- 
connus regardaient  notre  «  bataclan  »  avec  curiosité. 

Le  voyage  seul  jusqu'à  Vienne  me  coûte  près  de  cinq  cents 
roubles.  J'ai  payé  pour  tout  moi-même.  Les  chevaux  partent  avec 
nous  sous  l'escorte  de  Chocolat  et  de  Kousma,  valet  de  chambre 
de  mon  père. 

J'allais  en  prendre  un  autre,  mais  Kousma,  dévoré  du  désir  de 
voyager,  vint  supplier  à  la  manière  russe  de  le  prendre. 

Chocolat  surveillera,  car  Kousma  est  une  manière  de  lunatique, 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  277 

qui  peut  très  facilement  s'oublier  à  compter  les  étoiles  et  peut  se 
laisser  enlever  les  chevaux  et  même  son  habit. 

Ayant  épousé  une  fille  qui  l'aimait  depuis  longtemps,  après  la 
cérémonie  il  s'enfuit  au  jardin  et  resta  plus  de  deux  heures  à  pleurer 
et  à  se  plaindre  comme  un  fou.  Il  l'est  un  peu,  je  crois,  et  son  air 
effaré  le  rend  très  remarquable  comme  imbécillité. 

Mon  père  rageait  toujours.  Quant  à  moi,  je  me  promenais  par  la 
gare  comme  chez  moi.  Pacha  se  tenait  éloigné  en  me  regardant  tout 
le  temps. 

Au  dernier  moment,  on  s'aperçut  qu'un  paquet  manquait;  il 
s'éleva  comme  une  tempête  et  on  se  mit  à  courir  de  tous  côtés. 
Amélia  se  justifiait,  je  lui  reprochais  de  mal  servir.  Le  public  écou- 
tait et  s'amusait;  ce  que  voyant,  je  redoublais  d'éloquence  dans  la 
langue  du  Dante.  Ça  m'amusait  surtout  parce  que  le  train  nous 
attendait.  Voilà  ce  qu'il  y  a  de  beau  dans  ce  fichu  pays  :  on  y  règne. 

Alexandre,  Paul  et  Pacha  entrèrent  dans  le  coupé;  mais  la  troi- 
sième sonnette  annonçait  le  départ  et  on  se  pressait  autour  de  moi. 

—  Paul,  Paul,  disait  l'homme  vert,  laisse-moi  lui  dire  adieu,  au 
moins  ! 

—  Laissez-le  avancer,  dis-je. 

Il  me  baisa  la  main  et  je  l'embrassai  sur  la  joue  près  de  l'oeil. 
C'est  l'usage  en  Russie,  mais  je  ne  m'y  étais  jamais  conformée. 
On  n'attendait  que  le  sifflet  et  il  ne  tarda  pas. 

—  Eh  bien?  fis- je. 

—  J'aurai  encore  le  temps,  dit  l'homme  vert. 

Le  train  secoué  s'ébranla  lentement  et  Pacha  commença  à  parler 
fort  vite,  mais  ne  sachant  pas  ce  qu'il  disait. 

—  Au  revoir,  au  revoir,  sautez  donc! 

—  Oui,  adieu,  au  revoir! 

Et  il  sauta  sur  la  plate-forme,  après  m'avoir  baisé  encore  une 
fois  la  main.  Baiser  de  chien  fidèle  et  respectueux. 

—  Eh  bien  !  eh  bien  !  criait  mon  père  du  coupé,  car  nous  étions 
dans  le  corridor  du  wagon. 

Je  vins  auprès  de  lui,  mais  si  affligée  de  la  douleur  dont  j'étais  la 
cause,  que  je  me  couchai  aussitôt  et  fermai  les  yeux  pour  songer  à 
mon  aise. 

Pauvre  Pacha!  cher  et  noble  enfant,  si  je  regrette  quelque  chose 


278  JOURNAL 

en  Russie,  c'est  ce  cœur  d'or,  ce  caractère  loyal,  cet  esprit 
droit. 

Suis-je  vraiment  affligée?  Oui.  Comme  s'il  était  possible  d'être 
insensible  au  juste  orgueil  d'avoir  un  pareil  ami. 

Cette  nuit  de  mardi  à  mercredi,  j'ai  dormi  fort  bien  dans  un  lit, 
comme  à  l'hôtel. 

* 
*  * 

Je  suis  à  Vienne.  Physiquement  parlant,  mon  voyage  a  été  par- 
fait, j'ai  bien  dormi,  bien  mangé  et  je  suis  propre.  C'est  le  principal, 
et  possible  en  Russie  seulement  où  l'on  chauffe  avec  du  bois  et  où 
les  wagons  ont  des  cabinets  de  toilette. 

Mon  père  a  été  très  passable;  nous  avons  joué  aux  cartes  et  nous 
nous  sommes  moqués  des  voyageurs.  Seulement,  ce  soir,  il  fit  une 
histoire  à  sa  façon. 

Il  prit  une  loge  à  l'Opéra,  mais  refusa  de  m'y  accompagner, 
sinon  en  robe  de  voyage. 

—  Vous  profitez  de  ma  position,  lui  dis-je,  mais  je  ne  permets 
pas  qu'on  se  donne  le  luxe  de  me  tyranniser.  Je  n'irai  pas.  Bonsoir! 

Et  me  voilà  chez  moi.  Ma  position?  oui,  je  n'ai  pas  le  sou,  car  je 
n'ai  que  des  traites  sur  Paris,  qui  ne  peuvent  me  servir  auparavant. 

Devant  abandonner  mes  chevaux,  j 'ai  donné  cinq  cents  roubles  à 
Kousma  et  suis  restée  avec  mes  traites.  Je  le  dis  à  mon  père,  qui 
s'offensa  et  prit  l'attitude  la  plus  noble,  en  criant  qu'il  se  moquait 
des  dépenses  et  que  dépenser  pour  moi  ne  lui  coûtait  rien,  tant  il 
avait  dépensé  dans  sa  vie. 

Ça  sent  l'Europe  ici,  les  maisons  hautes  et  fières  me  relèvent  les 
esprits  presque  aussi  haut  que  leur  dernier  étage.  Les  basses  habi- 
tations de  Poltava  m'écrasaient.  Ce  que  je  regrette,  c'est  l'éclairage 
des  wagons  d'hier. 

Samedi  18  novembre.  —  Ce  matin  à  cinq  heures  nous  sommes 
entrés  dans  Paris. 

Nous  trouvâmes  une  dépêche  de  maman,  au  Grand  Hôtel.  On 
prit  un  appartement  au  premier.  Je  pris  un  bain  et  attendis  maman. 
Mais  je  suis  si  désespérée  que  rien  ne  me  touche  plus. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  2?g 

Elle  arriva  avec  Dina,  Dina  heureuse,  tranquille  et  continuant 
son  œuvre  de  charité,  d'ange  gardien. 

Vous  devinez  bien  que  je  n'ai  jamais  été  aussi  embarrassée. 
Papa  et  maman!  Je  ne  savais  où  me  mettre. 

Il  y  eut  plusieurs  chocs,  mais  rien  de  trop  inquiétant. 

Nous  sommes  sortis,  ma  mère,  mon  père,  mo  iet  Dina.  On  dîna 
ensemble,  et  on  alla  au  théâtre.  Je  me  tins  dans  le  coin  le  plus  obscur 
de  la  loge  et  les  yeux  si  appesantis  par  le  sommeil  que  j'y  voyais  à 
peine. 

Je  me  couchai  avec  maman  et,  au  lieu  de  tendres  paroles,  après 
une  si  longue  absence,  il  ne  s'échappa  de  mes  lèvres  qu'un  torrent 
de  doléances,  qui  cessèrent  bientôt  d'ailleurs,  car  je  m'en- 
dormis. 

Lundi  21  novembre.  —  Après  avoir  dîné,  nous  sommes  allés  voir 
Paul  et  Virginie,  le  nouvel  opéra  de  V.  Massé,  et  dont  on  dit  le  plus 
grand  bien. 

Les  loges  parisiennes  sont  des  instruments  de  torture  :  nous 
étions  quatre  dans  une  première  loge  à  cent  cinquante  francs  et 
nous  ne  pouvions  remuer. 

Un  intervalle  d'une  ou  deux  heures  entre  le  dîner  et  le  théâtre, 
une  large  et  bonne  loge,  une  robe  élégante  et  commode  :  voilà 
dans  quelles  conditions  on  peut  comprendre  et  adorer  la 
musique.  J'étais  dans  des  conditions  précisément  contraires,  ce 
qui  ne  m'a  pas  empêchée  d'écouter  de  toutes  mes  oreilles  Engally, 
la  Russe,  et  de  regarder  de  tous  mes  yeux  Capoul,  le  bien-aimé  des 
dames.  Sûr  de  l'admiration,  le  bienheureux  artiste  se  fendait 
comme  dans  une  salle  d'escrime  en  poussant  des  notes  déchi- 
rantes... 

Deux  heures  de  la  nuit  déjà. 

Maman,  qui  oublie  tout  pour  ne  penser  qu'à  mon  bien-être,  a 
longtemps  parlé  à  mon  père. 

Mais  mon  père  répondait  par  des  plaisanterise  ou  bien  par  des 
phrases  d'une  indifférence  révoltante. 

Enfin,  il  dit  qu'il  comprenait  bien  ma  démarche,  que  les  ennemis 
mêmes  de  maman  n'y  verraient  rien  que  de  bien  naturel,  et  qu'il 
serait  convenable  que  sa  fille,  arrivée  à  l'âge  de  seize  ans,  eût  un 


280  JOURNAL 

père  pour  chaperon.  Aussi  promet-il  de  venir  à  Rome  comme  nous 
le  proposons. 

Si  je  pouvais  croire! 

Vendredi  25  novembre.  —  Jusqu'au  soir,  tout  s'est  passé  tant 
bien  que  mal,  mais,  tout  d'un  coup,  on  engage  une  conversation, 
fort  sérieuse,  fort  modérée,  fort  honnête  sur  mon  avenir.  Maman 
s'est  exprimée  en  termes  convenables  sous  tous  les  rapports. 

C'est  alors  qu'il  fallait  voir  mon  père!  Il  baissait  les  yeux,  il 
sifflait  et  quant  à  répondre,  nenni. 

Il  y  a  un  dialogue  petit-russien  qui  caractérise  la  nation  et  qui 
pourra  en  même  temps  donner  une  idée  de  la  manière  de  mon  père. 

Deux  paysans  : 

Premier  paysan.  —  Nous  marchions  ensemble  sur  le  grand  chemin? 

Deuxième  paysan.  —  Oui,  nous  marchions. 

Premier  paysan.  —  Nous  avons  trouvé  une  pelisse? 

Deuxième  paysan.  —  Nous  l'avons  trouvée. 

Premier  paysan.  —  Je  te  l'ai  donnée? 

Deuxième  paysan.  —  Tu  me  l'as  donnée. 

Premier  paysan.  —  Tu  l'as  prise? 

Deuxième  paysan.  —  Je  l'ai  prise. 

Premier  paysan.  —  Où  est-elle? 

Deuxième  paysan.  —  Quoi? 

Premier  paysan.  —  La  pelisse  ! 

Deuxième  paysan.  —  Quelle  pelisse? 

Premier  paysan.  —  Nous  marchions  sur  le  grand  chemin? 

Deuxième  paysan.  —  Oui. 

Premier  paysan.  —  Nous  avons  trouvé  une  pelisse? 

Deuxième  paysan.  —  Nous  l'avons  trouvée. 

Premier  paysan.  —  Je  te  l'ai  donnée. 

Deuxième  paysan.  —  Tu  me  l'as  donnée. 

Premier  paysan.  —  Tu  l'as  prise? 

Deuxième  paysan.  —  Je  l'ai  prise. 

Premier  paysan.  —  Où  est-elle  donc? 

Deuxième  paysan.  —  Quoi? 

Premier  paysan.  —  La  pelisse? 

Deuxième  paysan.  —  Quelle  pelisse? 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  281 

Et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  l'infini.  Seulement,  comme  le  sujet 
n'était  pas  bien  drôle  pour  moi,  j'étouffais  et  il  me  montait  quelque 
chose  au  gosier,  qui  me  faisait  un  mal  affreux,  surtout  parce  que  je 
ne  me  permettais  pas  de  pleurer. 

Je  demandai  à  rentrer  avec  Dina,  laissant  maman  et  son  mari 
au  restaurant  russe. 

Pendant  une  heure  entière,  je  suis  restée  immobile,  les  lèvres 
serrées  et  la  poitrine  oppressée,  ne  sachant  ni  ce  que  je  pensais  ni 
ce  qui  se  faisait  autour  de  moi. 

Alors  mon  père  vint  me  baiser  les  cheveux,  les  mains,  la  figure, 
avec  des  plaintes  hypocrites  et  me  dit  : 

—  Le  jour  où  tu  aurais  vraiment  besoin  de  secours  ou  de  pro- 
tection, dis-moi  un  mot  et  je  te  tendrai  la  main. 

J'ai  ramassé  mes  dernières  forces  et,  me  raidissant  le  gosier,  je 
répondis  : 

—  Le  jour  est  venu,  où  est  votre  main? 

—  A  présent,  tu  n'as  pas  encore  besoin,  se  hâta-t-il  de  répondre. 

—  Si,  j'ai  besoin. 

—  Non,  non. 

Et  il  parla  d'autre  chose. 

—  Pensez- vous,  mon  père,  que  le  jour  vienne  où  j'aurai  besoin 
d'argent?  —  Ce  jour-là  je  me  ferai  chanteuse  ou  professeur  de  piano 
mais  je  ne  vous  demanderai  rien! 

Il  ne  s'offensa  pas,  il  lui  suffisait  de  me  voir  si  malheureuse  que 
je  n'en  pouvais  plus. 

Samedi  25  novembre.  —  Maman  est  si  malade  qu'on  ne  peut 
penser  à  l'emmener  à  Versailles.  Nos  amis  nous  vinrent  prendre. 
J'étais  habillée  de  blanc,  comme  toujours,  mais  j'avais  un  bonnet 
de  velours  noir  qui  dorait  admirablement  mes  cheveux  blonds. 
Il  pleuvait.  Nous  étions  déjà  en  wagon  lorsque  arriva  un  monsieur 
décoré,  jeune  encore. 

—  Permettez,  chère  petite,  dit  la  baronne,  que  je  vous  présente 
M.  J.  de  L...,  l'un  des  chefs  du  parti  napoléonien. 

Je  m'inclinai,  pendant  que  les  autres  présentations  se  faisaient 
autour  de  moi. 
Ce  train  de  députés  me  rappela  les  trains  du  tir  aux  pigeons  à 


282  JOURNAL 

Monaco;  seulement,  au  lieu  des  fusils  on  a  des  portefeuilles.  MM. 
de  L...,  nous  placèrent  au  premier  rang,  à  droite,  au-dessus  des 
bonapartistes;  de  sorte  que  nous  étions  juste  en  face  des  bancs 
républicains.  La  salle  ou,  du  moins,  le  fauteuil  du  président,  et  la 
tribune  me  rappelèrent  encore  le  tir  aux  pigeons.  Seulement  mon- 
sieur Grévy,  au  lieu  de  tenir  la  ficelle  des  cages,  s'escrimait  avec  la 
sonnette,  ce  qui  n'empêcha  point  la  gauche  d'interrompre  plusieurs 
fois  l'excellent  discours  du  garde  des  sceaux,  monsieur  Dufaure. 

C'est  un  honnête  homme  et  il  a  bravement  et  savamment  lutté 
contre  les  infamies  des  chiens  républicains. 

26  novembre.  —  Mon  père  est  parti!  Depuis  quatre  mois,  je  res- 
pire enfin  pour  la  première  fois. 

28  novembre.  —  Maman  m'a  menée  chez  le  docteur  Fauvel,  et 
ledit  docteur  m'a  examiné  la  gorge  avec  son  nouveau  laryngoscope  ; 
il  m'a  déclarée  atteinte  d'un  catarrhe,  d'une  laryngée  chronique, 
etc.  (ce  dont  je  ne  doute  pas,  vu  le  mauvais  état  de  ma  gorge)  et 
que  pour  guérir  il  me  faut  six  semaines  de  traitement  énergique. 
Ce  qui  fait  que  nous  passerons  l'hiver  à  Paris,  hélas  ! 

C'est  mon  père  qui  est  charmant!  D'abord  il  m'a  fait  dépenser 
de  l'argent  pendant  que  j'étais  chez  lui;  ensuite  il  n'a  pas  payé  mon 
voyage,  et,  comme  il  avait  honte,  il  appela  l'oncle  Alexandre,  se 
prit  à  l'embrasser  et  à  l'assurer  qu'il  me  rendrait  mes  dépenses.  Il 
pouvait  ne  pas  le  dire,  on  ne  lui  demandait  rien.  Ensuite  il  permit 
à  son  Kouzma  d'accompagner  ses  chevaux  de  malheur.  J'ai  payé 
le  trajet  et  Kouzma.  Et  à  présent  voilà  que  maman  décacheté  une 
lettre  de  cet  homme  à  mon  père. 

«  J'attends  vos  ordres,  monsieur,  arrêté  au  milieu  du  chemin. 
Quant  à  Chocolat,  je  l'ai,  toujours  selon  vos  ordres,  renvoyé  à 
Poltava.  » 

Sans  compter  que  mon  cher  père  m'a  forcée  de  donner  500 
roubles  à  Kouzma,  que  Kouzma  est  en  train  de  manger  en  route. 

Voilà,  sur  ma  foi,  un  beau  cadeau  ! 

—  «  Vous  avez  éloigné  de  votre  fille  tout  le  monde,  pour  qu'on 
pût  dire  qu'on  n'en  avait  pas  voulu.  Vous  l'avez  cachée,  car  vous 
ne  vouliez  pas  qu'on  la  vît  telle  qu'elle  est,  n'ayant  pas  vous-même 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  283 

donné  un  sou  pour  son  éducation?  »  disait  maman.  Et  il  répondait 
par  des  petites  plaisanteries  plates  et  révoltantes,  sans  jamais  nier 
ou  s'expliquer. 

Vendredi  Ier  décembre.  —  Hier  nous  avons  quitté  Paris.  Maman, 
avec  ses  trente-six  paquets,  me  réduisait  au  désespoir.  Ses  cris, 
ses  alarmes,  ses  boîtes  sont  d'une  bourgeoisie  écœurante. 

Enfin  ! 

Nice.  —  Samedi  2  décembre.  —  Ma  tante  m'apporta  elle-même 
le  café;  je  fis  déballer  quelques  malles,  et  je  devins  moi  pour  la 
première  fois  depuis  mon  voyage.  En  Russie  le  soleil  me  manquait  ; 
à  Paris,  les  robes. 

Je  prie  d'observer  mon  genre  de  vie.  Emballer,  déballer,  essayer, 
acheter,  voyager.  Et  c'est  toujours  ainsi! 

En  descendant  au  jardin,  j'ai  trouvé  M.  Pélican  avec  son  docteur 
Broussais,  Ivanofï,  l'oculiste  de  grand-papa,  le  général  Wolf,  le 
général  Bihovitz  et  puis  les  Anitchkoff.  Il  fallut  se  montrer  et 
contenter  mes  mères  qui  ne  se  sentent  pas  d'aise  de  me  voir 
engraisser. 

Voyez- vous  ce  bonheur!  Mais  je  les  abandonne  tous  pour  voir 
mes  femmes  de  la  rue  de  France. 

Voilà  un  accueil! 

On  m'annonça  les  mariages,  les  morts,  les  naissances. 

Je  demandai  comment  va  le  commerce. 

—  Mal,  me  répondit-on. 

—  Eh  pardi!  m'écriai-je,  tout  va  mal  depuis  que  la  France  est 
en  république! 

Et  me  voilà  partie.  Quand  on  apprit  que  j'avais  vu  la  Chambre, 
on  se  recula  avec  un  grand  respect,  puis  on  s'empressa  autour  de 
moi.  Et  alors,  le  poing  sur  la  hanche,  je  leur  fis  un  discours  entre- 
mêlé de  jurons,  d'exclamations  niçoises,  leur  montrant  les  répu- 
blicains avec  leurs  mains  dans  l'or  du  peuple  :  Comme  mes  mains 
dans  ce  riz!  —  Et  je  plongeai  ma  patte  dans  un  sac  de  riz... 

Après  une  si  longue  absence,  le  ciel  de  Nice  me  transporte.  Et  je 
me  sens  bondir  en  respirant  cet  air  pur,  en  regardant  ce  ciel  trans- 
parent. 


284  JOURNAL 

La  mer  à  peine  argentée  par  un  soleil  caché  sous  des  nuages 
d'un  gris  doux  et  chaud,  la  verdure  éclatante...  Que  c'est  beau  et 
qu'il  ferait  bon  de  vivre  dans  ce  paradis!  Je  me  mis  à  marcher 
dans  la  promenade  sans  me  soucier  de  ma  tête  découverte  et  d'assez 
nombreux  passants.  Puis  je  rentrai  mettre  un  chapeau  et  prendre 
ma  tante  et  Bihovitz.  J'allai  jusqu'au  pont  du  Midi  et  revins  prise 
d'une  tristesse  incomparable. 

Eh  bien!  vraiment  la  famille  a  son  charme.  On  a  joué  aux  cartes, 
on  a  ri,  on  a  pris  du  thé  et  je  me  suis  sentie  pénétrée  d'aise  au  sein 
des  miens,  entourée  de  mes  chers  chiens  :  Victor  avec  sa  grosse 
tête  noire,  Pincio  blanc  comme  la  neige,  Bagatelle,  Prater...  Tout 
cela  me  regardait  dans  les  yeux,  et  en  ce  moment  je  vis  les  vieil- 
lards faisant  leur  partie,  ces  chiens,  cette  salle  à  manger...  Oh!  cela 
m'oppresse,  m'étouffe,  je  voudrais  m'enfuir,  il  me  semble  qu'on 
m'enchaîne  comme  dans  un  cauchemar.  Je  ne  puis  pas!!!  Je  ne 
suis  pas  faite  pour  cette  vie,  je  ne  puis  pas! 

Un  instant  j'ai  éprouvé  quelque  vanité  à  parler  des  choses 
sérieuses  avec  les  vieillards...  mais  après  tout,  ce  sont  des  vieillards 
obscurs;  que  me  font-ils? 

J'ai  une  telle  peur  de  rester  à  Nice  que  j'en  deviens  folle.  Il  me 
semble  que  cet  hiver  sera  de  nouveau  perdu,  et  que  je  ne  ferai  rien. 

On  m'ôte  les  moyens  de  travailler! 

Le  général  Bihovitz  m'a  envoyé  une  grande  corbeille  de  fleurs, 
et  le  soir  maman  l'arrosa  pour  conserver  les  fleurs...  Eh  bien!  ces 
petits  riens  me  mettent  hors  de  moi,  cette  affectation  de  bour- 
geoisie me  désespère! 

Ah!  miséricorde  divine!  Ah!  par  le  Dieu  du  ciel!  je  vous  assure 
que  je  ne  plaisante  pas! 

Je  suis  rentrée  du  pavillon  par  un  clair  de  lune  enchanteur, 
éclairant  mes  roses  et  mes  magnolias... 

Ce  pauvre  jardin  qui  ne  m'a  jamais  donné  que  des  pensées  tristes 
et  de  dépit  atroce! 

Je  suis  rentrée  chez  moi  les  yeux  humides  et  triste,  bien 
triste. 

Samedi  2  décembre.  —  Le  souvenir  de  Rome  me  fait  pâmer... 
Mais  je  ne  veux  pas  y  retourner.  Nous  irons  à  Paris... 


DE  MARIE   BASHKIRTSEFF 


285 


O  Rome!  Que  ne  puis-je  la  revoir  ou  bien  mourir  ici!  Je  retiens 
mon  souffle  et  je  m'étire  comme  si  je  voulais  m! allonger  jusqu'à 
Rome. 


Dimanche  3  décembre.  —  Pour  tout  divertissement  les  change- 
ments du  ciel.  Hier  il  était  pur  et  la  lune  brillait  comme  un  pâle 
soleil;  ce  soir,  il  est  couvert  de  noirs  nuages  déchirés  pour  laisser 
entrevoir  les  parties  claires  et  brillantes  comme  hier...  J'ai  fait  ces 
observations  en  traversant  le  jardin  pour  venir  du  pavillon  chez 
moi.  A  Paris  on  n'a  pas  cet  air,  cette  verdure  et  la  pluie  parfumée 
de  cette  nuit. 

Jeudi  7  décembre.  -—  Les  petites  misères  domestiques  me  rendent 
découragée. 

Je  m'enfonce  dans  les  lectures  sérieuses  et  je  vois  avec  désespoir 
que  je  sais  si  peu!  Jamais,  il  me  semble,  je  ne  saurai  tout  cela. 
J'envie  les  savants  jaunes,  décharnés  et  vilains. 

J'ai  la  fièvre  des  études,  et  personne  pour  me  guider. 

Lundi  11  décembre.  — •  Je  me  passionne  chaque  jour  davantage 
pour  la  peinture.  Je  n'ai  pas  bougé  de  la  journée,  j'ai  fait  de  la 
musique  et  cela  m'a  monté  la  tête  et  le  cœur.  Il  fallut  deux  heures 
de  conversation  sur  l'histoire  de  Russie,  avec  grand-papa,  pour 
me  remettre  en  état.  Je  déteste  être...  sensible...  Dans  une  jeune 
fille  cela  frise...  un  tas  de  choses...  triviales. 

Grand-papa  est  une  encyclopédie  vivante. 

Je  connais  quelqu'un  qui  m'aime,  qui  me  comprend,  qui  me 
plaint,  qui  emploie  toute  sa  vie  à  me  rendre  plus  heureuse,  quel- 
qu'un qui  fera  tout  pour  moi  et  qui  réussira,  quelqu'un  qui  ne  me 
trahira  jamais  plus,  bien  qu'il  m'ait  trahie  avant.  Et  ce  quelqu'un, 
c'est  moi-même. 

N'attendons  rien  des  hommes,  nous  n'en  aurions  que  déceptions 
et  chagrin. 

Mais  croyons  fermement  en  Dieu  et  en  nos  propres  forces.  Et, 
ma  foi,  puisque  nous  sommes  ambitieuses,  justifions  nos  ambitions 
par  quelque  chose. 


286  JOURNAL 

Lundi  18  décembre.  —  Hier  on  me  réveille  par  une  carte  de  mon 
père  avec  ces  mots  :  «  Je  suis  à  l'hôtel  du  Luxembourg  avec  mes 
soeurs;  si  tu  peux,  viens  de  suite.  » 

D'après  le  conseil  de  mes  mères,  à  une  heure  juste  je  me  rends  à 
cette  invitation  et  avant  d'entrer,  encore  je  demande  si  c'est 
convenable?  Pour  toute  réponse  la  tante  Hélène  et  mon  père  de 
malheur  viennent  à  la  voiture  et  m'emmènent  fort  tendrement 
chez  eux. 

La  tante  Hélène  et  la  princesse,  ne  se  mêlant  de  rien,  me  parlent 
du  cardinal  et  me  conseillent  d'aller  à  Rome  quérir  son  neveu  et 
ses  écus. 

—  Ce  pauvre  petit,  fais-je,  il  est  là-bas. 

—  Où? 

—  En  Serbie. 

—  Mais  non,  il  est  à  Rome. 

—  Peut-être  est-il  de  retour,  car  on  ne  se  bat  plus;  hier  j'ai  dîné 
avec  un  volontaire  russe  qui  arrive  de  Serbie.  Alors  on  parla  de 
Tutcheff,  je  la  traitai  de  la  dernière  façon,  la  menaçant  d'un  procès 
en  diffamation. 

Qu'on  s'attaque  à  ma  famille,  à  ma  mère,  elles  peuvent  se 
défendre!  Mais  qu'on  ne  me  touche  pas,  car,  aussi  vrai  que  je  suis 
une  créature  sans  défense  qu'il  est  lâche  de  calomnier,  je  me  ven- 
gerai vaillamment!  Et  ça  pour  une  excellente  raison,  parce  que 
je  ne  crains  rien. 

San  Remo.  —  Samedi  23  décembre.  —  Si  j'emmenais  mon  père? 
Il  y  consent,  mais  avec  maman,  pour  deux  jours.  En  attendant 
maman,  à  qui  j'ai  télégraphié  de  venir,  je  passe  quelques  heures 
à  la  villa  Rocca,  chez  la  princesse  Eristoff.  Ma  tante  Romanoff, 
héroïque  créature,  reste  seule  à  s'ennuyer  à  l'hôtel.  Elle  ne  veut 
naturellement  pas  se  mêler  aux  gens  que  je  fréquente.  Mais  voyez- 
vous  le  rôle  que  joue  cette  femme  pour  mon  caprice?  je  l'adore. 

Lundi  25  décembre.  —  Nous  sommes  partis  hier  de  San  Remo, 
mon  père,  ma  mère  et  moi.  Ce  que  j'ai  pensé  durant  le  voyage?... 
mais  de  charmantes  rêveries,  des  fantaisies  dans  les  nuages,  domi- 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  287 

naient  tous  les  autres  sentiments  et  me  composaient  comme  d'habi- 
tude une  vie  détachée  des  choses  humaines. 

État  fort  agréable,  interrompu  par  l'arrêt  du  train  auprès  de 
la  station  d'Albiasola,  à  cause  de  l'éboulement  de  la  voie.  Il  fallut 
descendre,  empoigner  son  bagage  et  marcher  quelques  minutes  à 
la  rencontre  d'un  train  qui  était  venu  nous  chercher.  Le  tout  à  la 
lueur  tremblante  de  torches,  ce  qui,  sur  un  horizon  noir  et  au  bruit 
des  flots  en  courroux,  a  été  pittoresque. 

Cet  accident  nous  fit  lier  conversation  avec  nos  compagnons  de 
voyage,  dont  un  militaire. 

Ils  nous  portèrent  nos  sacs  et  nous  soutinrent  nous-mêmes 
pendant  ce  difficile  trajet.  L'officier  était  un  homme  assez  instruit 
et  intelligent.  Aussi,  à  son  étonnement,  l'engageai-je  dans  une 
conversation  sérieuse  et  extravagante  même;  —  politique. 

Dès  le  matin,  je  fus  à  la  fenêtre  pour  ne  pas  perdre  un  seul  instant 
la  vue  de  la  campagne  de  Rome. 

Que  ne  sais-je  dire  toutes  les  belles  choses  qu'elle  me  fait  penser 
et  que  tant  d'autres  ont  dites  tant  de  fois  et  d'une  façon  si  char- 
mante ! 

J'étais  si  occupée  à  reconnaître  les  lieux!...  La  tête  de  notre 
train  était  déjà  sous  le  toit  vitré  de  la  gare  que  je  cherchais  encore 
le  toit  peuplé  de  Saint- Jean  de  Latran. 

L'ambassadrice  d'Espagne  était  là,  venue  à  la  rencontre  de 
quelques  dames;  j'ai  détourné  la  tête  lorsqu'elle  me  reconnut. 
J'étais  honteuse  de  venir  à  Rome...  il  me  semblait  qu'on  me 
regardait  en...  intruse. 

Nous  descendons  au  même  hôtel,  dans  le  même  appartement. 
Je  monte  l'escalier  et  m'appuie  sur  la  boule  du  coin  de  la  rampe, 
comme  je  m'y  étais  appuyée  l'autre  soir. 

Je  jette  un  regard  contrarié  à  la  porte  de  l'escalier  et  je  viens 
occuper  la  chambre  de  damas  rouge...  Le  croirait-on?  avec  la 
pensée  de  Pietro. 

Mercredi  27  décembre.  —  Maman  parlait  de  la  mort  de  Rossi. 
Lorsque  cet  aimable  homard  entra  en  caracolant  en  arrière. 

—  Eh  bien!  dit-il  après  les  premières  politesses,  ce  pauvre 
Pietro  A...  a  perdu  son  oncle. 


288  JOURNAL 

—  Oh!  le  pauvre.  Il  n'a  rien  eu? 

—  Si,  l'argenterie  de  table. 

Ce  fut  une  gaieté  générale.  Après  quoi,  avec  une  franchise  très 
commode,  je  demandai  à  Rossi  ce  qu'on  a  dit.  Nous  parlions 
italien. 

—  Vous  comprenez,  ajoutai-je,  on  ne  nous  connaît  pas,  et  on 
pouvait  fort  bien  me  prendre  pour  une  de  ces  étrangères  qui  vien- 
nent à  Rome  chercher  un  mari. 

Nous  avons  causé  assez  longtemps  et  je  crois  être  convaincue 
que  le  public  n'a  attaché  aucune  importance  à  la  chose. 

—  Personne  n'a  songé  à  lui  pour  vous,  dit  Rossi;  c'est  un 
pauvre  garçon  qui  n'a  ni  fortune  ni  position.  Au  commencement 
on  a  cru...  Dans  tous  les  cas,  vous  lui  avez  donné  un  choc  et  peut- 
être  à  présent  va-t-il  se  corriger,  c'est-à-dire  se  former. 

—  Mais  c'est  un  garçon  perdu. 

—  Oh!  non,  pauvre  enfant,  il  souffre  beaucoup... 


i877 


Nice.  —  Mer  créai  iy  janvier.  —  Quand  donc  saurai- je  ce  que 
c'est  que  cet  amour  dont  on  parle  tant? 

J'aurais  aimé  A...;  mais  je  le  méprise.  J'ai  aimé  le  duc  de  H... 
étant  enfant,  jusqu'à  l'exaltation.  Amour  dû  tout  entier  à  la  for- 
tune, au  nom,  aux  extravagances  du  duc  et  à  une  imagination... 
hors  ligne. 

Mardi  23  janvier.  —  Hier  soir,  j'ai  eu  une  attaque  de  désespoir 
qui  allait  jusqu'aux  gémissements  et  qui  m'a  poussée  à  noyer  dans 
la  mer  la  pendule  de  la  salle  à  manger.  Dina  m'a  couru  après,  redou- 
tant quelque  projet  sinistre,  mais  ce  n'était  que  la  pendule.  Elle 
était  en  bronze,  avec  un  Paul  sans  Virginie,  péchant  à  la  ligne,  en 
très  gentil  chapeau.  Dina  vient  chez  moi,  la  pendule  semble 
l'amuser  fort,  j'ai  ri  aussi. 

Pauvre  pendule! 

La  princesse  Souvarofï  est  venue  chez  nous. 

Jeudi  Jer  février.  —  Ces  dames  se  disposaient  à  aller  perdre 
agréablement  quelques  misérables  centaines  de  francs  à  Monaco. 
Je  les  ai  ramenées  à  la  raison  par  un  discours  des  plus  amers,  et 
nous  sommes  allées,  moi  et  maman  en  panier,  nous  montrer  au 
grand  jour,  puis  chez  la  comtesse  de  Ballore  qui  est  si  aimable  et 
que  nous  négligeons  comme  des  mal  élevées.  Nous  avons  vu  Diaz 
de  Soria,  le  chanteur  incomparable.  Je  l'invite,  puisqu'il  a  fait 
une  visite;  il  m'a  semblé  voir  un  ami. 

Je  suis  bien  disposée  pour  aller  dans  l'avant-scène  gauche  du 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  u) 


290  JOURNAL 

rez-de-chaussée  au  Théâtre-Français,  où  Agar  de  la  Comédie - 
Française  donne  une  représentation.  J'ai  entendu  les  H  or  aces.  Le 
nom  de  Rome  a  vingt  fois  retenti  à  mes  oreilles  d'une  façon  superbe 
et  sublime. 

Rentrée,  j'ai  lu  Tite-Live.  Les  héros,  les  plis  des  toges...  le  Capi- 
tule, la  Coupole...  le  bal  masqué,  le  PincioL. 

O  Rome! 

Rome.  —  Jeudi  8  février.  —  Je  me  suis  endormie  à  Vintimille 
et  je  ne  me  suis  réveillée  qu'à  Rome,  moralement  et  physiquement. 
Malgré  moi  j'ai  dû  rester  jusqu'au  soir,  car  le  train  pour  Naples 
part  à  dix  heures  seulement.  Toute  une  journée  à  Rome  ! 

*  * 

A  dix  heures  vingt  je  quitte  Rome,  je  m'endors  et  je  suis  à 
Naples.  Je  n'ai  cependant  pas  assez  bien  dormi  pour  ne  pas  entendre 
un  monsieur  grincheux  qui  se  plaignait  au  conducteur  de  la  pré- 
sence de  Prater.  Le  galant  conducteur  a  donné  raison  à  notre  chien. 

Mais  voici  Naples.  Êtes-vous  comme  moi?  A  l'approche  d'une 
grande  et  belle  ville,  je  suis  prise  de  palpitations,  d'inquiétudes, 
je  voudrais  prendre  la  ville  pour  moi. 

Nous  mettons  plus  d'une  heure  pour  arriver  à  l'hôtel  du  Louvre. 
Un  encombrement  et  surtout  des  cris  et  un  désordre  prodigieux. 

Les  femmes  ont  des  têtes  exorbitantes  ici  ;  on  dirait  des  femmes 
que  l'on  montre  dans  les  ménageries  avec  les  serpents,  les  tigres,  etc. 

A  Rome,  je  n'aime  que  ce  qui  est  vieux.  A  Naples,  il  n'y  a  de 
joli  que  ce  qui  est  neuf. 

Dimanche  u  février.  —  Pour  comprendre  notre  situation  au 
milieu  du  Toledo,  il  faut  savoir  ce  que  c'est  qu'un  jour  où  l'on  jette 
des  coriandoli  (confetti  avec  de  la  chaux  ou  de  la  farine).  Ah!  mais, 
qui  n'a  pas  vu  ne  peut  pas  s'imaginer  ces  milliers  de  mains  au  bout 
de  bras  noirs  et  décharnés,  ces  haillons,  ces  chars  superbes,  ces 
plumes  et  ces  dorures,  ces  mains  surtout  qui  s'agitent  avec  ces 
doigts  dont  l'agilité  ferait  crever  de  jalousie  Liszt  lui-même.  Au 
milieu  de  cette  pluie  de  farine,  de  ces  cris,  de  cette  masse  grouil- 


DE   MARIE  BASHKIRTSEFF  291 

lante,  nous  nous  sommes  sentis  enlevés  par  Altamura  et  presque 
portés  jusqu'à  son  balcon.  Là  nous  trouvons  une  quantité  de 
dames...  Et  tous  ces  gens  qui  m'offrent  à  manger,  à  boire,  qui  me 
sourient,  qui  sont  aimables!  Je  suis  allée  dans  un  salon  à  demi 
obscur,  et  là,  drapée  dans  mon  bédouin  de  la  tête  aux  pieds,  je  me 
mis  à  verser  des  larmes,  tout  en  admirant  les  plis  antiques  de  la 
laine.  J'étais  très  chagrinée,  mais  d'un  chagrin  qui  fait  plaisir. 
Comprenez- vous  comme  moi  de  la  douceur  dans  le  chagrin? 

Naples.  —  Lundi  26  février.  —  Je  continue  mes  excursions, 
nous  allons  à  San  Martine  C'est  un  ancien  couvent.  Et  je  n'ai 
jamais  rien  vu  d'aussi  sympathique.  Les  musées  glacent,  celui  de 
San  Martino  amuse  et  attire.  L'ancien  carrosse  du  syndic...  et  la 
galère  de  Charles  III  m'ont  monté  la  tête.  Et  ces  corridors  aux 
planchers  de  mosaïque  et  ces  plafonds  aux  moulures  grandioses. 
L'église  et  les  chapelles  sont  quelque  chose  de  merveilleux,  leur 
grandeur  modérée  permet  d'apprécier  les  détails.  Cet  assemblage 
de  marbres  luisants,  de  pierres  précieuses,  de  mosaïques,  dans 
chaque  coin,  de  haut  en  bas,  au  plafond  comme  sur  le  parquet. 
Je  ne  crois  pas  avoir  vu  beaucoup  de  toiles  remarquables;  oui, 
celles  de  Guido  Reni,  du  Spagnoletto.  Les  patientes  œuvres  de 
Fra  Buenaventura.  Les  anciennes  porcelaines  de  Capo-di-Monte. 
Les  portraits  en  soie  et  un  tableau  sur  verre  représentant  l'épisode 
de  la  femme  de  Putiphar.  La  cour  de  marbre  blanc  avec  ses  soixante 
colonnes  est  d'une  rare  beauté. 

Notre  guide  nous  dit  qu'il  ne  reste  plus  que  cinq  moines;  trois 
frères  et  deux  laïques  qui  demeurent  quelque  part  en  haut  dans 
une  aile  abandonnée. 

On  monte  dans  une  sorte  de  tour  avec  deux  balcons  suspendus 
au-dessus  des  autres,  hauteurs  qui  semblent  des  précipices  ;  la  vue 
de  là  est  belle  à  étourdir.  On  voit  les  montagnes,  les  villas,  les 
plaines  et  Naples,  à  travers  une  sorte  de  brouillard  bleu  qui  n'est 
rien  autre  que  la  distance. 

—  Que  se  passe-t-il  donc  aujourd'hui  à  Naples?  dis- je  en  prêtant 
l'oreille. 

—  Mais  rien,  c'est  le  peuple  napolitain,  répondit  en  souriant  le 
guide. 


292  JOURNAL 

—  C'est  toujours  ainsi? 

—  Toujours. 

Il  s'élevait  de  cet  amas  de  toits  une  clameur,  un  hurlement  conti- 
nuel, comme  des  explosions  de  voix  non  interrompues,  dont  on 
ne  se  fait  pas  l'idée  dans  la  ville  même.  Vraiment  cela  vous  donne 
une  sorte  d'épouvante,  et  cette  rumeur  qui  s'élève  avec  le  brouil- 
lard bleu  fait  étrangement  sentir  à  quelle  hauteur  on  se  trouve  et 
donne  le  vertige. 

Ces  chapelles  de  marbre  m'ont  ravie.  Le  pays  qui  possède  ce 
que  possède  l'Italie,  est  le  pays  le  plus  riche  du  monde.  Je  compare 
l'Italie  avec  le  reste  de  l'univers,  comme  un  magnifique  tableai 
avec  un  mur  blanchi  à  la  chaux. 

Comment  ai-je  osé  juger  Naples  l'année  passée?  Avais-je  seule 
ment  vu! 


Samedi  3  mars  i8jj.  —  Ce  soir,  je  suis  allée  à  l'église  qui  se  trouve 
dans  l'hôtel  même  ;  il  y  a  un  charme  infini  dans  la  méditation  amoi 
reuse  au  milieu  d'une  église.  Vous  voyez  le  prêtre,  des  images,  h 
lueur  des  cierges  que  fait  vaciller  l'obscurité  et  je  me  suis  souvem 
de  Rome!!!  extase  divine,  parfum  céleste,  transport  délicieux, 
ah!  écrire!!! 

On  ne  pourrait  exprimer  le  sentiment  qui  m'a  envahie,  qu'en 
chantant. 

Les  colonnes  de  Saint-Pierre,  ses  marbres,  ses  mosaïques,  la 
profondeur  mystérieuse  de  l'église,  la  splendeur  étourdissante  de 
la  majesté  de  l'art,  l'antiquité,  le  moyen  âge,  les  grands  hommes, 
les  monuments,  voilà  tout. 

Samedi  31  mars.  —  A  quoi  bon  se  plaindre  mes  larmes  n'y  feront 
rien,  je  suis  condamnée  à  être  malheureuse.  Encore  cela,  puis  la 
gloire  artistique.  Et  si...  j'échoue!...  Soyez  tranquille,  je  ne  vivrai 
pas  pour  moisir  quelque  part  dans  les  vertus  domestiques. 

Je  ne  veux  pas  parler  d'amour,  parce  que  j'ai  usé  ces  mots  poui 
rien.  Je  ne  veux  plus  invoquer  Dieu,  je  veux  mourir. 

Mon  Dieu  Seigneur  Jésus-Christ,  faites-moi  mourir!  J'ai  pei 
vécu,  mais  l'enseignement  est  grand  :  tout  m'a  été  contraire.  ]t 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  2Q3 

veux  mourir,  je  suis  incohérente  et  saccagée  comme  mes  écrits,  je 
me  déteste  comme  tout  ce  qui  est  misérable. 

Mourir...  mon  Dieu!  Mourir!  J'en  ai  assez! 

Une  mort  bien  douce,  mourir  en  chantant  quelque  bel  air  de 
Verdi;  aucune  méchanceté  ne  se  réveille  comme  avant,  je  voulais 
vivre  exprès  pour  que  les  autres  ne  jouissent  et  ne  triomphent  pas. 
A  présent  cela  m'est  égal,  je  souffre  trop. 

Dimanche  ieT  avril.  —  Je  suis  comme  le  chimiste  patient  et  infa- 
tigable qui  passe  des  nuits  devant  ses  cornues  pour  ne  pas  perdre 
l'instant  attendu  et  désiré.  Il  me  semble  que  cela  va  arriver  tous 
les  jours  et  je  pense  et  j'attends...  et  que  sais-je?...  Je  m'examine 
curieusement  et  avec  des  yeux  ébahis,  je  me  demande  avec  anxiété, 
est-ce  que  par  hasard  ce  serait  cela?  Mais  je  me  suis  fait  une  telle 
opinion  de  cela,  que  j'en  suis  arrivée  à  croire  que  cela  n'existe  pas 
ou  bien  que  cela  a  déjà  été  et  que  ça  n'a  rien  de  fameux. 

Mais  alors  toutes  mes  imaginations,  et  les  livres  et  les  poètes?... 
Auraient-ils  eu  l'audace  d'inventer  quelque  chose  qui  n'existe  pas 
pour  en  couvrir  la  saleté  naturelle?  Non...  autrement  on  ne  s'expli- 
querait pas  les  préférences... 

Naples.  Vendredi  6  avril.  —  Le  roi  (Victor-Emmanuel)  est 
arrivé  hier,  et  ce  matin  à  dix  heures  il  est  venu  faire  une  visite  au 
prince  de  Prusse.  Au  moment  de  son  arrivée,  je  me  suis  trouvée  sur 
l'escalier  et  comme  il  arrivait  en  face  de  moi,  je  dis  : 

—  Deux  mots,  Sire,  de  grâce. 

—  Qu'est-ce  que  vous  désirez? 

—  Rien  absolument,  Sire,  que  pouvoir  me  vanter  toute  ma  vie 
d'avoir  parlé  au  roi  le  plus  aimable  et  le  meilleur  du  monde. 

—  Vous  êtes  bien  bonne,  je  vous  remercie  beaucoup. 

—  C'est  absolument  tout,  Sire. 

—  Je  vous  remercie  bien,  je  ne  sais  comment  vous  remercier, 
vous  êtes  bien  bonne. 

Et  il  m'a  serré  la  main  gauche  avec  ses  deux  mains. 

Circonstance  à  la  suite  de  laquelle  je  me  gante  pour  huit  jours. 
C'est  à  cause  de  mes  gants  que  j'écris  comme  vous  voyez.  J'aurai 
des  ongles  superbes  dans  huit  jours. 


294  JOURNAL 

—  Que  dites- vous  de  moi?  Je  n'étais  pas  trop  effrayée. 

En  faisant  ce  que  j'ai  fait,  j'avais  tout  prévu,  excepté  moi.  A 
une  autre,  cette  extravagance  aurait  rapporté  un  tas  de  chose 
charmantes;  à  moi,  un  tas  de  désagréments.  Je  suis  vouée  ai 
infortunes. 

Doenhoff  est  revenu  du  palais  où  le  prince  a  été  rendre  la  visite 
du  roi.  L'aide  de  camp  du  roi  a  dit  :  «  Quelle  drôle  de  manière  de 
cette  jeune  fille  de  se  trouver  sur  le  passage  du  roi!  »  Et  le  prince 
de  Prusse  dit  au  roi  que  les  jeunes  filles  en  Russie  sont  très  exaltées 
pour  la  famille  royale,  qu'elles  font  des  folies  pour  l'empereur  et 
qu'elles  sont  aussi  pures  que  les  anges  du  ciel.  —  Merci,  charcutier! 

Doenhoff  a  dit  un  tas  de  choses.  Enfin,  il  est  venu  nous  rassurer. 

Après  une  agitation,  une  stupeur  et  une  terreur  folle,  je  com- 
mence à  revenir  à  moi.  Je  n'ai  jamais  de  ma  vie  été  si  effrayée.  El 
une  heure,  j'ai  vécu  deux  années!  Comme  tout  le  monde  est  heu- 
reux de  n'avoir  pas  parlé  au  roi! 

On  se  promène.  La  princesse  Marguerite  et  Humbert  sont  arrivés 
Doenhoff  est  là,  en  face  de  nos  fenêtres,  avec  des  messieurs  du  roi. 

(J'ai  ôté  les  gants.) 

*  * 

Comme  nous  rentrions  des  courses,  nous  trouvâmes  dans  l'anti- 
chambre un  monsieur.  J'allais  demander  qui?  lorsque  Rosalie 
accourut  au-devant  de  moi  et  me  prenant  à  part  : 

—  Venez  vite,  seulement  ne  vous  excitez  pas. 

—  Qu'y  a-t-il? 

—  C'est  l'aide  de  camp  du  roi,  qui  vient  pour  la  troisième  fois 
déjà  :  il  vient  de  la  part  du  roi  faire  des  excuses. 

J'étais  devant  l'homme  et  un  instant  après  nous  étions  tous  au 
salon.  Il  parlait  italien,  et  j'ai  parlé  cette  langue  avec  une  facilité 
dont  je  suis  étonnée. 

—  Mademoiselle,  commença-t-il,  je  viens  de  la  part  du  roi  qui 
m'envoie  exprès,  pour  vous  exprimer  tout  le  regret  qu'il  a  de  ce 
qui  a  pu  vous  arriver  de  désagréable  hier.  Sa  Majesté  a  su  que  vous 
aviez  été...  grondée  par  madame  votre  mère,  qui  a  peut-être  pensé 
que  le  roi  avait  été  contrarié.  Il  n'en  est  rien;  le  roi  est  ravi, 
enchanté;  il  en  a  parlé  tout  le  temps;  et  le  soir,  il  m'a  appelé  et  m'a 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  295 

dit  :  «  Va  et  dis  à  cette  demoiselle  que  je  la  remercie  de  l'acte  de 
courtoisie  qu'elle  m'a  fait  ;  dis-lui  que  sa  gentillesse  et  son  mouve- 
ment généreux  m'ont  très  touché,  que  je  la  remercie,  elle  et  toute 
sa  famille.  Loin  d'être  fâché,  je  suis  enchanté,  dis-le  à  sa  maman, 
«  sua  mamma  »,  dis  que  je  me  souviendrai  toujours  de  cela.  »  Le  roi 
a  vu  que  ce  mouvement  venait  de  votre  bon  cœur,  et  c'est  ce  qui 
l'a  flatté  ;  le  roi  sait  que  vous  n'avez  besoin  de  rien,  que  vous  êtes 
étrangères;  c'est  justement  pour  cela  qu'il  est  si  touché.  Il  en  a 
parlé  tout  le  temps  et  il  m'envoie  faire  ses  excuses  pour  le  désa- 
grément que  vous  avez  eu. 

«  Maman  »  a  fait  accroire  au  comte  Doenhoff  que  j 'avais  été 
enfermée  pendant  vingt-quatre  heures  pour  punition  de  l'escapade, 
et  ce  bruit  s'est  aussitôt  répandu,  d'autant  plus  facilement  que  je 
suis  restée  derrière  les  vitres  du  balcon  pendant  que  Dina  se  prome- 
nait avec  maman. 

J'avais  interrompu  dix  fois  et  enfin  j'ai  débordé  en  un  flot  de 
paroles  de  gratitude  et  de  joie. 

—  Le  roi  était  trop,  trop  bon  de  penser  à  me  rassurer.  J'étais 
une  folle  qui  croyais  être  dans  mon  pays...  et  voir  mon  empereur 
à  qui  j'ai  parlé  (c'est  vrai).  Je  serais  au  désespoir  si  le  roi  avait  eu 
le  moindre  ennui  de  ce  que  j'ai  fait.  J'avais  une  peur  atroce  d'avoir 
offensé  le  roi.  Je  l'ai  peut-être  effrayé  par  ma  brusquerie... 

—  Sa  Majesté  n'est  jamais  effrayée  quand  il  s'agit  d'une  «  bella 
ragazza  »,  et  je  vous  le  répète  au  nom  du  roi  —  ce  sont  ses  paroles, 
je  n'ajoute  rien  —  que  loin  d'être  mécontent,  il  est  enchanté,  ravi, 
reconnaissant.  Vous  lui  avez  fait  un  plaisir  extrême.  Le  roi  vous  a 
remarquée  l'année  passée  à  Rome  et  au  carnaval  de  Naples...  et  le 
roi  a  été  très  mécontent  contre  M.  le  comte  Doenhoff,  dont  il  a  noté 
lui-même  le  nom,  qui  vous  a  dit  quelque  chose  et  vous  a  empêchée 
d'être  là  lorsque  le  roi  sortait. 

Il  faut  vous  dire  que  Doenhoff  dans  sa  frayeur  avait  fermé  la 
porte,  ce  dont  je  ne  me  suis  pas  aperçue,  étant  trop  excitée  pour 
songer  à  revoir  le  roi. 

—  J'ai  tout  le  temps  parlé  au  nom  de  Sa  Majesté,  répétant  ses 
propres  paroles... 

—  Eh  bien!  monsieur,  répétez-lui  les  miennes;  dites  au  roi  que 
je  suis  ravie  et  trop  honorée,  que  cette  attention  me  touche  au  plus 


296  JOURNAL 

haut  degré,  que  jamais  je  n'oublierai  la  bonté  et  la  délicatesse 
exquise  du  roi;  que  je  suis  trop  heureuse  et  trop  honorée.  Dites  au 
roi  que  j'ai  agi  comme  une  folle,  mais  puisqu'il  n'en  est  pas  trop 
fâché... 

—  Enchanté,  mademoiselle. 

—  Ce  sera  mon  meilleur  souvenir.  Et  comment  ne  pas  adorer  la 
famille  royale  quand  elle  est  si  bonne,  si  affable?  Je  comprends 
bien  l'amour  qu'on  a  pour  le  roi,  le  prince  Humbert  et  la  princesse 
Marguerite. 

Et  enfin  ce  monsieur  a  prié  maman  de  lui  donner  sa  carte  pour 
la  transmettre  au  roi. 

A  présent  je  n'ai  plus  peur  qu'on  en  parle,  au  contraire.  Sonnez, 
fanfares  ! 

Du  moment  que  le  roi  n'a  pas  été  furieux,  je  suis  aux  anges. 

On  raconte  à  l'hôtel  qu'il  m'a  baisé  la  main. 

* 
*  * 

Doenhoff  vient  du  Palais,  où  il  y  avait  un  dîner  de  cent  trente 
couverts.  Le  roi  a  parlé  de  moi  et  a  répété  plusieurs  fois  :  «  Elle  est 
excessivement  jolie.  » 

Le  roi  est  bon  juge,  ça  m'embellit  singulièrement  aux  yeux  de 
Doenhoff  et  de  tous. 

Mardi  iy  avril.  —  Chaque  citoyen  doit  faire  son  temps  de  service 
militaire;  de  même  chaque  personne  doit  avoir  aimé.  J'ai  fait  mes 
huit  jours  et  je  suis  libre  jusqu'à  nouvel  ordre... 

Remittuntur  ei  peccata  multa  quare  dilexit  multum. 
Dulciores  sunt  lacrymœ  orantium  quant  gaudia  theatrorum. 

(Augustin.) 

Florence.  —  Mardi,  8  mai.  —  Voulez- vous  savoir  la  vérité?  eh 
bien!  mais  sou  venez- vous  bien  de  ce  que  je  vais  vous  dire  :  «je 
n'aime  personne  et  je  n'aimerai  jamais  qu'une  personne  qui  cares- 
sera agréablement  mon  amour-propre...  ma  vanité.  » 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


297 


Quand  on  se  sait  aimé,  on  agit  pour  l'autre  et  alors  on  n'a  pas 
honte;  au  contraire,  on  se  sent  héroïque. 

Je  sais  bien  que  je  n'irai  rien  demander  pour  moi,  mais  pour  une 
autre  je  ferais  cent  bassesses,  car  ce  sont  des  bassesses  qui  élèvent. 

C'est  toujours  pour  vous  prouver  que  les  plus  belles  actions  se 
font  par  égoïsme...  Demander  pour  moi  serait  sublime,  parce  qu'il 
m'en  coûterait...  Oh!  rien  que  d'y  songer,  l'horreur!...  Mais  pour 
un  autre,  on  se  fait  plaisir  et  on  a  l'air  de  l'abnégation,  du  dévoue- 
ment, de  la  charité  en  personne. 

Et  on  croit  soi-même  à  son  mérite  dans  ce  moment-là.  On  croit 
naïvement  qu'on  est  véritablement  charitable,  dévouée,  sublime! 

Vendredi  11  mai.  — -  Ai-je  dit  que  Gordigiani  a  été  chez  nous, 
m'a  encouragée,  m'a  promis  un  avenir  artistique,  a  trouvé  beau- 
coup de  bon  dans  mes  esquisses  et  a  désiré  beaucoup  faire  mon 
portrait? 

Florence.  —  Samedi  12  mai.  —  Mon  cœur  se  serre  de  quitter 
Florence... 

Aller  à  Nice!  Je  m'y  prépare  comme  pour  traverser  un  désert,  je 
voudrais  me  raser  la  tête  pour  ne  pas  avoir  la  peine  de  me  coiffer. 

On  emballe,  on  part!  L'encre  sèche  sur  ma  plume  jusqu'à  ce  que 
je  me  décide  à  écrire  un  mot,  tant  les  regrets  m'obsèdent. 

Nice.  — ■  Mercredi  16  mai.  —  J'ai  couru  toute  la  matinée  cher- 
cher quelques  bagatelles  qui  manquent  à  mon  antichambre,  mais 
dans  ce  fichu  pays  on  ne  trouve  rien.  J'ai  eu  recours  à  un  peintre  de 
vitraux  d'église,  à  un  ferblantier,  à  qui  sais-je? 

L'idée  que  mon  journal  ne  sera  pas  intéressant,  l'impossibilité 
de  lui  donner  de  l'intérêt  en  ménageant  des  surprises,  me  tour- 
mentent. Si  je  n'écrivais  que  par  intervalles,  je  pourrais  peut-être... 
mais  ces  notes  de  chaque  jour  ne  trouveront  patience  que  chez 
quelque  penseur,  quelque  grand  observateur  de  la  nature  humaine... 
Celui  qui  n'aura  pas  la  patience  de  tout  lire  ne  pourra  rien  lire  et 
surtout  rien  comprendre. 


298 


JOURNAL 


Heureuse  dans  mon  nid  bien  doux  et  bien  élégant,  dans  mon 
jardin  fleuri.  Nice  n'existe  pas,  je  suis  à  la  campagne  chez  moi. 

Nice.  —  Mercredi  23  mai.  —  Oh!  quand  je  pense  qu'on  ne  vil 
qu'une  fois  et  que  chaque  minute  nous  rapproche  de  la  mort,  j< 
deviens  folle  ! 

Je  ne  crains  pas  la  mort,  mais  la  vie  est  si  courte,  que  la  gaspiller 
est  une  infamie! 


Jeudi  24  mai.  —  On  a  trop  peu  de  deux  yeux,  ou  il  faut  ne  rien 
faire.  La  lecture  et  le  dessin  me  fatiguent  énormément  et,  le  soir, 
en  écrivant  ces  malheureuses  lignes,  j'ai  sommeil. 

Ah!  le  beau  temps  de  la  jeunesse! 

Comme  je  me  souviendrai  avec  bonheur  de  ces  journées  d'étude, 
d'art  !  Si  je  faisais  ainsi  toute  l'année,  mais  un  jour,  une  semaine  par 
hasard...  Les  natures  auxquelles  Dieu  a  tant  donné  s'usent  à  ne 
rien  faire. 

Je  tâche  de  me  calmer  en  pensant  que  cet  hiver,  pour  sûr,  je  me 
mettrai  au  travail.  Mais  mes  dix-sept  ans  me  font  rougir  jusqu'aux 
oreilles;  presque  dix-sept  ans  et  qu'ai-je  fait?  Rien...  Cela  m'anéan- 
tit. 

Je  cherche,  parmi  les  célébrités,  ceux  qui  ont  commencé  tard, 
—  pour  me  consoler;  oui,  mais  un  homme  à  dix-sept  ans,  ce  n'est 
rien,  tandis  que  la  femme  de  dix-sept  ans  en  aurait  vingt- trois,  si 
elle  était  homme. 

Aller  vivre  à  Paris...  dans  le  Nord,  après  ce  beau  soleil,  ces  nuits 
si  pures  et  si  douces  !  Que  peut-on  désirer,  que  peut-on  aimer  après 
l'Italie!...  Paris,  le  cœur  du  monde  civilisé,  de  l'intelligence,  de 
l'esprit,  des  modes,  sans  doute,  on  y  va,  on  y  reste,  on  s'y  plaît; 
il  faut  même  y  aller  pour...  un  tas  de  choses,  pour  retourner  avec 
plus  de  plaisir  dans  le  pays  de  Dieu,  pays  des  bienheureux,  pays 
enchanté,  merveilleux,  divin  et  dont  tout  ce  qu'on  peut  dire  n'éga- 
lera jamais  la  suprême  beauté,  le  charme  mystérieux! 

On  arrive  en  Italie  et  l'on  se  moque  de  ses  bicoques  de  ses  lazza- 
roni,  on  a  même  beaucoup  d'esprit  en  se  moquant  et  l'on  a  souvent 
raison  de  se  moquer,  mais  oubliez  un  instant  que  vous  êtes  une 
personne  d'esprit  et  qu'il  est  fort  amusant  de  se  railler  de  tout,  et 


DE  MARIE   BASHKIRTSEFF  299 

vous  serez,  comme  moi,  en  extase,  pleurant  et  riant  d'admiration... 
J'allais  dire  qu'il  fait  un  clair  de  lune  enchanteur  et  que  dans  le 
grand  Paris  je  n'aurai  plus  ce  calme,  cette  poésie,  ces  jouissances 
divines  de  la  Nature,  du  Ciel. 

Mardi  2ç  mai.  —  Plus  j'avance  vers  la  vieillesse  de  ma  jeunesse, 
plus  je  me  recouvre  d'indifférence.  Peu  de  chose  m'agite  et  tout 
m'agitait  ;  de  sorte  qu'en  relisant  mon  passé,  j'accorde  trop  d'impor- 
tance aux  bagatelles  en  voyant  comme  elles  me  faisaient  bouillir 
le  sang. 

La  confiance  et  cette  susceptibilité  de  sentiments  qui  est  comme 
le  duvet  du  caractère  ont  été  vite  perdues. 

Je  regrette  d'autant  plus  cette  fraîcheur  de  sensation  qu'elle  ne 
se  retrouve  jamais.  On  est  plus  calme,  mais  on  ne  jouit  plus  autant. 
Les  déceptions  ne  devraient  pas  m'arriver  si  vite.  Si  je  n'en  avais 
pas  eu,  je  serais  devenue  quelque  chose  de  surnaturel,  je  le  sens. 

Je  viens  d'avaler  un  livre  qui  m'a  dégoûtée  de  l'amour.  Une  char- 
mante princesse  amoureuse  d'un  peintre  !  Fi  !  Ce  n'est  pas  pour  dire 
une  injure  aux  peintres  par  une  bêtise  affectée,  mais...  je  ne  sais, 
cela  jure.  J'ai  toujours  eu  des  idées  aristocratiques  et  je  crois  aux 
races  des  hommes  comme  aux  races  des  animaux.  Souvent,  c'est-à- 
dire  toujours  dans  le  commencement,  les  races  nobles  ne  devenaient 
telles  que  par  suite  de  l'éducation  morale  et  physique,  qui  commu- 
nique ses  effets  de  père  en  fils.  Qu'importe  la  cause! 

Mercredi  30  mai.  —  J'ai  feuilleté  l'époque  d'A...,  c'est  vraiment 
surprenant  comme  je  raisonnais.  Je  suis  émerveillée  et  remplie 
d'admiration.  J'avais  oublié  tous  ces  raisonnements  si  justes,  si 
vrais,  j'étais  assez  inquiète  qu'on  ne  crût  à  un  amour  (passé)  pour 
le  comte  A...  Dieu  merci,  on  ne  peut  pas  le  croire,  grâce  à  ce  cher 
journal.  Non,  vrai,  je  ne  pensais  pas  avoir  dit  tant  de  vérités  et 
surtout  les  avoir  pensées.  Il  y  a  de  cela  un  an  et  vraiment  j'avais 
peur  d'avoir  écrit  des  bêtises;  non,  vrai,  je  suis  contente.  Seulement 
je  ne  comprends  pas  comment  j'ai  pu  me  conduire  aussi  sottement 
et| raisonner  aussi  bien? 

J'ai  besoin  de  me  répéter  qu'aucun  conseil  au  monde  ne  m'aurait 
empêchée  de  faire  quoi  que  ce  fût  et  qu'il  me  fallait  l'expérience. 


300  JOURNAL 

Je  suis  désagréablement  impressionnée  d'être  si  savante,  mais 
il  le  faut  et,  quand  j'y  serai  habituée,  je  penserai  que  c'est  tout 
simple,  je  me  lèverai  de  nouveau  dans  cette  pureté  idéale  qui  est 
toujours  quelque  part  au  fond  de  l'âme,  et  alors,  ce  sera  encore 
mieux,  je  serai  plus  calme,  plus  fière,  plus  heureuse,  parce  que  je 
saurai  l'apprécier,  bien  qu'à  présent  je  sois  vexée  comme  pour  une 
autre. 

C'est  que  la  femme  qui  écrit  et  celle  que  je  décris  font  deux.  Que 
me  font  à  moi  toutes  ses  tribulations?  J'enregistre,  j'analyse,  je 
copie  la  vie  quotidienne  de  ma  personne,  mais,  à  moi,  à  moi-même, 
tout  cela  est  bien  indifférent.  C'est  mon  orgueil,  mon  amour-propre, 
mes  intérêts,  ma  peau,  mes  yeux  qui  souffrent,  qui  pleurent,  qui 
jouissent;  mais  moi,  je  ne  suis  là  que  pour  veiller,  pour  écrire, 
raconter  et  raisonner  froidement  sur  toutes  les  grandes  misères, 
comme  Gulliver  dut  regarder  ses  Lilliputiens. 

J'ai  à  dire  beaucoup  encore,  toujours  pour  m'expliquer,  mais 
assez  ! 

Lundi  il  juin.  —  Hier  soir,  pendant  qu'on  jouait  aux  cartes, 
j 'ai  fait  une  espèce  de  croquis  à  la  lueur  de  deux  bougies  que  le  vent 
faisait  osciller  beaucoup  trop,  et  ce  matin  j'ai  ébauché  sur  toile  nos 
joueurs. 

J'ai  la  tête  montée  de  peindre  quatre  personnes  assises,  de  faire 
les  poses  des  mains,  des  bras,  les  expressions.  Je  n'ai  jamais  fait 
que  des  têtes  séparées  en  grand  et  en  petit,  je  me  contenterai  de  les 
semer  comme  des  rieurs  sur  la  toile. 

Paris.  —  Samedi  7  juillet.  —  Je  crois  pouvoir  dire  avec  assez  de 
raison  que,  depuis  fort  peu  de  temps  d'ailleurs,  je  suis  devenue  plus 
raisonnable,  je  vois  les  choses  sous  un  jour  assez  naturel  et  je  suis 
revenue  de  bien  des  illusions  et  de  bien  des  chagrins. 

On  n'apprend  la  vraie  sagesse  que  par  sa  propre  expérience. 

Dimanche  15  juillet.  —  Je  m'ennuie  au  point  de  désirer  de  mourir. 
Je  m'ennuie  tant,  que  rien  au  monde,  ce  me  semble,  ne  peut  m'amu- 
ser,  m' intéresser.  Je  ne  désire  rien,  je  ne  veux  rien!  Si,  je  désirerais 
beaucoup,  n'avoir  pas  honte  de  m'abrutir  tout  à  fait.  Pouvoir,  en 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  301 

un  mot,  ne  rien  faire,  ne  penser  à  rien,  vivre  comme  une  plante, 
sans  en  avoir  de  remords. 

Le  capitaine  B...  a  passé  la  soirée  chez  nous,  nous  avons  causé; 
je  suis  assez  dégoûtée  de  ma  causerie  depuis  que  j'ai  lu  ce  que  dit 
Mme  de  Staël  sur  l'imitation  de  l'esprit  français  par  les  étrangers. 
A  l'écouter,  on  n'a  qu'à  se  cacher  dans  son  trou  et  ne  jamais  oser 
affronter  le  contact  du  sublime  génie  français. 

Lecture,  dessin,  musique,  mais  ennui,  ennui,  ennui!  Il  faut  en 
dehors  de  ses  occupations,  de  ses  délassements,  quelque  chose  de 
vivant,  et  je  m'ennuie. 

Je  ne  m'ennuie  pas  parce  que  je  suis  une  grande  fille  à  marier, 
non,  vous  avez  trop  bonne  opinion  de  moi  pour  le  croire.  Je 
m'ennuie  parce  que  ma  vie  est  tout  de  travers  et  que  je  m'ennuie! 

Paris  me  tue  !  C'est  un  café,  un  hôtel  bien  tenu,  un  bazar.  Enfin, 
il  faut  espérer  qu'avec  l'hiver,  l'Opéra,  le  Bois,  les  études,  je  m'y 
ferai. 


Mardi  ij  juillet.  —  J'ai  passé  la  journée  à  voir  de  vraies  mer- 
veilles de  broderies  antiques  et  artistiques,  des  robes  qui  sont  des 
poèmes  chevaleresques  ou  des  bucoliques.  Toutes  sortes  de  splen- 
deurs qui  m'ont  fait  entrevoir  un  luxe  que  je  n'ai  presque  pas  soup- 
çonné. Et  ce  luxe,  non  pas  dans  le  demi-monde,  mais  dans  le  vrai 
monde. 

Ah!  l'Italie!...  Si  je  consacre  un  mois  deux  fois  par  an  à  mes 
hardes,  c'est  pour  ne  plus  m'en  occuper  après.  C'est  si  bête,  les 
robes,  quand  on  s'en  occupe  spécialement  !  mais  moi,  les  robes  me 
mènent  aux  costumes  et  les  costumes  à  l'histoire. 

Mercredi  18  juillet.  —  Ce  seul  mot  :  Y  Italie!  me  fait  tressaillir 
comme  jamais  aucun  nom,  aucune  présence. 

Oh!  quand  est-ce  que  j'irai  là! 

Je  serais  si  fâchée,  si  on  croyait  que  j'écris  des  Oh!  et  des  Ah! 
par  affectation. 

Je  ne  sais  pourquoi  je  m'imagine  qu'on  ne  me  croit  pas,  et  alors, 
j'assure,  je  jure  et  c'est,  tout  en  n'étant  pas  agréable,  assez  bête. 

C'est  que,  voyez-vous,  je  veux  changer,  je  veux  écrire  très  sim- 


302  JOURNAL 

plement,  et  je  crains  qu'en  comparant  avec  mes  exaltations  passées, 
on  ne  comprenne  plus  ce  que  je  veux  dire. 

Mais  écoutez  ceci  :  depuis  Naples,  c'est-à-dire  depuis  mon  voyage 
en  Russie,  j'ai  tâché  déjà  de  me  corriger  et  il  me  semble  que  cela  va 
un  peu  mieux. 

Je  veux  dire  les  choses  tout  naturellement,  et  si  j'ajoute  quelques 
figures,  ne  pensez  pas  que  ce  soit  pour  orner,  oh!  non,  c'est  tout 
bonnement  pour  exprimer  aussi  parfaitement  que  possible  la  confu- 
sion de  mes  idées. 

Je  suis  si  agacée  de  ne  pouvoir  écrire  quelques  mots  qui  fassent 
pleurer!  et  je  voudrais  tant  faire  sentir  aux  autres  ce  que  je  sens! 
Je  pleure  et  je  dis  que  je  pleure.  Ce  n'est  pas  cela  que  je  voudrais, 
je  voudrais  raconter  tout  cela...  attendrir  enfin! 

Cela  viendra,  et  cela  ne  vient  pas  tout  seul;  il  ne  faut  pas  chercher 
cela. 

Jeudi  26  juillet.  —  Aujourd'hui  j'ai  dessiné  toute  la  journée; 
pour  reposer  mes  yeux,  je  jouai  de  la  mandoline,  puis  de  nouveau 
le  dessin,  puis  le  piano.  Il  n'y  a  rien  au  monde  comme  l'art,  quel 
qu'il  soit,  au  commencement  comme  au  moment  de  son  plus  grand 
développement. 

On  oublie  tout  pour  ne  penser  qu'à  ce  qu'on  fait,  on  regarde 
ces  contours,  ces  ombres  avec  respect,  avec  attendrissement,  on 
crée,  on  se  sent  presque  grand. 

Je  crains  de  me  gâter  les  yeux  et  je  ne  lis  pas  le  soir  depuis  trois 
jours.  Ce  dernier  temps,  j'ai  commencé  à  voir  tout  trouble  à  la 
distance  de  la  voiture  au  trottoir.  Ce  n'est  pourtant  pas  bien  loin. 

Cela  m'inquiète.  Si,  après  avoir  perdu  ma  voix,  j'allais  être  obligée 
de  ne  plus  dessiner  et  lire!  Alors,  je  ne  me  plaindrais  pas,  parce  que 
cela  voudrait  dire  qu'il  n'y  a  dans  tous  mes  autres  ennuis  de  la 
faute  de  personne  et  que  telle  est  la  volonté  de  Dieu. 

Lundi  30  juillet.  —  On  dit  que  beaucoup  de  jeunes  filles  écrivent 
leurs  impressions  et  cette  stupide  Vie  parisienne  le  dit  d'une  manière 
assez  dédaigneuse.  J'espère  bien  que  je  ne  suis  pas  cet  être  neutre, 
envieux,  ignorant,  aspirant  les  mystères  et  les  dépravations  par 
tous  les  pores. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  303 

Fauvel  fait  cesser  mes  voyages  à  Enghien  et  va  peut-être  m  en- 
voyer en  Allemagne,  ce  qui  va  de  nouveau  tout  mettre  sens  dessus 
dessous.  Walitsky  est  un  habile  homme,  il  s'entend  à  toutes  les 
maladies;  j'ai  espéré  qu'il  se  trompait  en  me  conseillant  Soden,  et 
voilà  que  Fauvel  va  être  de  son  avis. 

Mercredi  Jer  août.  —  «  Deux  sentiments  sont  communs  aux 
natures  altières  et  affectueuses,  celui  de  l'extrême  susceptibilité 
de  l'opinion  et  de  l'extrême  amertume  quand  cette  opinion  est 
injuste.  » 

Quelle  est  donc  l'adorable  créature  qui  a  écrit  cela?  Je  ne  sais 
plus,  mais  j'ai  déjà  cité  cette  ligne,  il  y  a  juste  un  an,  et  je  vous  prie 
d'y  penser  quelquefois  en  pensant  à  moi. 

Dimanche  5  août.  —  Quand  on  manque  de  pain,  on  n'ose  vrai- 
ment pas  parler  de  confitures.  Ainsi,  à  présent,  j'ai  honte  de  parler 
de  mes  espérances  artistiques,  je  n'ose  plus  dire  que  je  voudrais  tel 
ou  tel  arrangement  pour  mieux  travailler,  que  je  veux  l'Italie  pour 
y  étudier.  Tout  cela  m'est  très  gênant  à  dire. 

Même  si  on  me  donnait  tout,  je  crois  que  je  ne  pourrais  plus  être 
contente  comme  je  l'aurais  été  avant. 

Rien  ne  redonne  la  confiance  perdue  et  comme  tout  ce  qui  est 
irrévocable,  cela  me  désole  ! 

On  est  désappointé,  triste,  on  ne  remarque  rien,  personne,  on  a 
une  figure  soucieuse,  ce  qui  m'enlaidit  en  m'ôtant  cette  expression 
confiante  que  j'avais  avant.  On  ne  sait  plus  rien  dire,  vos  amis  vous 
regardent  avec  étonnement  d'abord  et  s'en  vont  ensuite.  Alors  on 
veut  être  amusant  et  l'on  devient  extraordinaire,  extravagant, 
impertinent  et  bête! 

Lundi  6  août.  —  Vous  croyez  que  je  ne  suis  pas  inquiète  de  la 
Russie?  Quel  est  l'être  assez  malheureux,  assez  méprisable  pour 
oublier  sa  patrie  en  danger?...  Vous  croyez  que  cette  fable  de  la 
course  du  lièvre  et  de  la  tortue,  appliquée  à  la  Russie  et  à  la  Turquie, 
ne  me  fait  pas  de  mal?  Parce  que  je  parle  de  pigeons  et  d'Améri- 
caines, est-ce  que  je  ne  suis  pas  inquiète,  sérieusement  inquiète  de 
notre  guerre? 


304  JOURNAL 

Pensez-vous  que  les  cent  mille  Russes  égorgés  seraient  morts, 
s'il  n'avait  fallu  pour  les  sauver  que  mes  vœux,  et  mes  anxiétés 
pour  les  défendre? 

Mardi  y  août.  —  J'ai  été  m 'abrutir  au  Bon  Marché,  qui  me  plaît 
comme  tout  ce  qui  est  bien  organisé.  On  a  soupe  chez  nous,  on  a  ri, 
j'ai  ri  aussi,  mais,  c'est...  égal...  je  suis  triste,  désespérée. 

Et  c'est  impossible!  Mot  affreux,  désespérant,  horrible, 
hideux  !  !  !  Mourir,  mon  Dieu  !  mourir  !  !  !  Mourir  !  !  !  Sans  avoir  rien 
laissé  après  moi?  Mourir  comme  un  chien!  comme  sont  mortes 
cent  mille  femmes  dont  le  nom  est  à  peine  gravé  sur  leurs  tombes  ! 
Mourir  comme... 

Folle,  folle,  qui  ne  voit  pas  ce  que  veut  Dieu!  Dieu  veut  que  je 
renonce  à  tout  et  me  consacre  à  l'art  !  Dans  cinq  ans,  je  serai  encore 
toute  jeune,  peut-être  serai-je  belle,  belle  de  ma  beauté...  Mais,  si 
je  ne  devenais  qu'une  médiocrité  artistique  comme  il  y  en  a  tant? 

Avec  le  monde,  ce  serait  bien,  mais,  consacrer  sa  vie  à  cela  et  ne 
pas  réussir!... 

A  Paris  comme  partout,  il  y  a  une  colonie  russe  !  Ce  n'est  pas  ces 
mesquines  considérations  qui  m'enragent,  mais  c'est  que,  quelque 
mesquines  qu'elles  soient,  elles  me  désespèrent  et  m'empêchent  de 
songer  à  ma  grandeur. 

Qu'est-ce  que  la  vie  sans  entourage,  que  peut-on  faire  toujours 
seule?  Cela  me  fait  haïr  le  monde  entier,  ma  famille,  me  haïr  moi- 
même,  blasphémer!  Vivre,  vivre!...  Sainte  Marie,  Mère  de  Dieu, 
Seigneur  Jésus-Christ,  mon  Dieu,  venez  à  mon  aide  ! 

Mais  si  on  se  consacre  aux  arts,  il  faut  aller  en  Italie  !  !  !  Oui,  à 
Rome. 

Ce  mur  de  granit  contre  lequel  je  viens  me  brise  le  front  à  chaque 
instant!... 

Je  resterai  ici. 

Dimanche  12  août.  —  J'ai  ébauché  le  portrait  de  la  femme  de 
chambre  de  la  maison,  Antoinette,  Elle  a  une  figure  charmante  et 
des  yeux  bleus,  grands  et  brillants  et  d'une  naïveté  et  d'une  dou- 
ceur exquises.  Voilà  ce  que  c'est;  l'ébauche  réussit  toujours,  mais 
pour  savoir  finir  il  faut  avoir  étudié. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  305 

Vendredi  17  août.  —  Je  me  suis  persuadée  que  je  ne  puis  pas 
vivre  hors  de  Rome.  En  effet,  je  dépéris  tout  bonnement,  mais  au 
moins,  je  n'ai  envie  de  rien.  J'aurais  donné  deux  ans  de  ma  vie, 
pour  n'avoir  pas  encore  été  à  Rome. 

Malheureusement  on  n'apprend  comment  faire  que  lorsqu'il  n'y 
a  plus  rien  à  faire. 

La  peinture  m'enrage  !  Parce  que  chez  moi,  il  y  a  de  quoi  faire 
des  merveilles  et  que  je  suis,  sous  le  rapport  des  études,  plus  mal- 
heureuse que  la  première  gamine  venue,  chez  qui  on  remarque  des 
dispositions  et  qu'on  envoie  à  l'école.  Enfin,  j'espère  au  moins 
qu'enragée  d'avoir  perdu  ce  que  j'aurais  pu  créer,  la  postérité  déca- 
pitera toute  ma  famille. 

Vous  croyez  que  j'ai  encore  envie  d'aller  dans  le  monde? 
Non,  plus.  Je  suis  aigrie,  dépitée  et  je  me  fais  artiste,  comme  les 
mécontents  se  font  républicains. 

Je  crois  que  je  me  calomnie. 

Samedi  18  août.  —  Lorsque  je  lisais  Homère,  je  comparais  ma 
tante  en  colère  à  Hécube  dans  l'incendie  de  Troie.  Quelque  abrutie 
qu'on  soit  et  honteuse  de  confesser  ses  admirations  classiques,  per- 
sonne, il  me  semble,  ne  peut  échapper  à  cette  adoration  des  anciens. 
On  a  beau  avoir  de  la  répugnance  à  répéter  toujours  la  même  chose, 
on  a  beau  avoir  peur  de  paraître  transcrire  ce  qu'on  a  lu  dans  les 
admirateurs  par  profession  ou  de  redire  les  paroles  de  son  professeur, 
surtout  à  Paris,  on  n'ose  pas  parler  de  ces  choses-là,  on  n'ose  vrai- 
ment pas. 

Et  pourtant  aucun  drame  moderne,  aucun  roman,  aucune  comé- 
die à  sensation,  de  Dumas  ou  de  George  Sand,  ne  m'a  laissé  un  sou- 
venir aussi  net  et  une  impression  aussi  profonde,  aussi  naturelle  que 
la  description  de  la  prise  de  Troie. 

Il  me  semble  avoir  assisté  à  ces  horreurs,  avoir  entendu  les  cris, 
vu  l'incendie,  été  avec  la  famille  de  Priam,  avec  ces  malheureux 
qui  se  cachaient  derrière  les  autels  de  leurs  dieux  où  les  lueurs 
sinistres  du  feu  qui  dévorait  leur  ville  allaient  les  chercher  et  les 
livrer... 

Et  qui  peut  se  défendre  d'un  léger  frisson  en  lisant  l'apparition 
du  fantôme  de  Creuse? 

Journal  de  Marie  Bashkirtseff.  —  T.  I.  2° 


306  JOURNAL 

Mais  quand  je  pense  à  Hector,  venu  au  bas  de  ces  remparts  avec 
de  si  excellentes  intentions,  fuyant  devant  Achille  et  faisant  trois 
fois  le  tour  de  la  ville  toujours  poursuivi...  Je  ris!... 

Et  le  héros  qui  passait  une  courroie  dans  ou  autour  des  pieds  de 
son  ennemi  mort,  le  traîne  cette  fois  autour  des  mêmes  remparts; 
je  me  figure  un  horrible  gamin  galopant  à  cheval  sur  un  bâton  et 
un  immense  sabre  de  bois  au  côté... 

Je  ne  sais  pas...  mais  il  me  semble  qu'à  Rome  seulement  je  pour- 
rai satisfaire  mes  rêveries  universelles.... 

Là,  on  est  comme  au  sommet  du  monde. 

J'ai  jeté  au  diable  le  Journal  d'un  diplomate  en  Italie)  cette  élé- 
gance française,  cette  politesse,  cette  admiration  banale  m'offensent 
pour  Rome.  Un  Français  m'a  toujours  l'air  de  disséquer  les  choses 
avec  un  long  instrument  qu'il  tient  délicatement  entre  ses  doigts, 
un  lorgnon  sur  le  nez. 

Rome  doit  être,  comme  ville,  ce  que  je  m'imaginais  être  comme 
femme.  Toute  parole  employée  avant  et  pour  d'autres  appliquées 
à...  nous  est  une  profanation. 

Dimanche  ig  août.  —  Je  viens  de  lire  Ariane  par  Ouida.  Ce  livre 
m'a  attristée  et  cependant  j'envie  presque  le  sort  de  Gioja. 

Gioja  a  été  élevée  entre  Homère  et  Virgile;  son  père  mort,  elle 
vient  à  pied  à  Rome.  Là,  l'attend  une  terrible  déception.  Elle 
s'attendait  à  la  Rome  d'Auguste. 

Pendant  deux  ans,  elle  étudie  dans  l'atelier  de  Marix,  le  plus 
célèbre  sculpteur  de  l'époque  qui,  sans  le  savoir,  l'aime.  Mais  elle 
ne  voit  que  son  art  jusqu'à  l'apparition  d'Hilarion,  poète  qui  fait 
pleurer  le  monde  entier  sur  ses  poèmes  et  qui  se  moque  de  tout, 
millionnaire,  beau  comme  un  dieu  et  adoré  partout.  Pendant  que 
Marix  adore  en  silence,  Hilarion  se  fait  aimer  par  caprice. 

La  fin  du  roman  m'a  attristée  et  pourtant  j 'accepterais  à  l'instant 
le  sort  de  Gioja.  D'abord,  elle  adorait  Rome;  ensuite,  elle  a  aimé 
de  toute  son  âme.  Et  si  elle  a  été  abandonnée,  c'était  par  lui,  si  elle 
a  souffert,  c'était  à  cause  de  lui.  Et  je  ne  comprends  pas  qu'on 
puisse  se  trouver  malheureuse  de  quoi  que  ce  soit  venant  de  celui 
qu'on  aime...  comme  elle  aimait  et  comme  je  pourrai  aimer,  si 
j'aime  jamais!... 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  3o7 

Elle  n'a  jamais  su  qu'il  ne  l'avait  prise  que  par  caprice. 

«  —  Il  m'a  aimée,  disait-elle,  c'est  moi  qui  n'ai  pas  su  comment 
le  retenir.  » 

Elle  a  eu  la  gloire.  Son  nom  a  été  répété  avec  une  admiration 
mêlée  de  stupeur. 

Elle  n'a  jamais  cessé  de  l'aimer,  il  n'est  jamais  descendu  au  rang 
des  autres  hommes  pour  elle,  elle  l'a  toujours  cru  parfait,  presque 
immortel,  elle  ne  voulut  pas  mourir  alors  «  parce  qu'il  vit  ».  Com- 
ment peut-on  se  tuer,  quand  celui  qu'on  aime  ne  meurt  pas?  disait- 
elle. 

Et  elle  est  morte  dans  ses  bras  en  l'entendant  dire  :  Je  vous  aime. 

Mais  pour  aimer  ainsi,  il  faut  trouver  Hilarion.  L'homme  que 
vous  aimerez  ainsi  ne  doit  pas  être  issu  on  ne  sait  de  quelle  famille. 
Hilarion  était  fils  d'un  noble  autrichien  et  d'une  princesse  grecque. 
L'homme  que  vous  aimerez  ainsi  ne  doit  jamais  avoir  besoin  d'ar- 
gent, ne  doit  jamais  être  un  joueur  faible  ou  un  homme  qui  a  peur 
de  quoi  que  ce  soit  au  monde. 

Lorsque  Gioja  s'agenouillait  et  baisait  ses  pieds,  j'aime  à  croire 
que  ses  ongles  étaient  roses  et  qu'il  n'avait  pas  de  cors. 

C'est  que  la  voilà,  la  terrible  réalité  ! 

Cet  homme  enfin  ne  doit  jamais  éprouver  de  difficultés,  à  la 
porte  d'un  palais  ou  d'un  cercle,  jamais  d'embarras  devant  un 
marbre  qu'il  veut  acheter,  ou  d'ennui  de  ne  pouvoir  faire  quoi  que 
ce  soit,  la  chose  la  plus  folle  même.  Il  doit  être  au-dessus  des  frois- 
sements, des  difficultés,  des  ennuis  des  autres.  Il  ne  peut  être  lâche 
qu'en  amour,  mais  lâche  comme  Hilarion  qui  brisait  le  cœur  d'une 
femme  en  souriant,  et  qui  pleurait  en  voyant  qu'une  femme  man- 
quait de  quelque  chose. 

C'est  très  compréhensible,  d'ailleurs.  Comment  brise-t-on  les 
cœurs?  En  n'aimant  pas  ou  plus.  Est-ce  volontaire?  Y  peut-on 
quelque  chose?  Non.  Eh  bien!  on  n'a  donc  pas  à  faire  de  ces  repro- 
ches si  bêtes  et  pourtant  si  usités. 

On  reproche  sans  se  donner  la  peine  de  comprendre. 

Un  pareil  homme  doit  toujours  trouver  sur  son  chemin  un  palais 
à  lui  pour  s'y  arrêter;  un  yacht  pour  le  transporter  où  sa  fantaisie 
veut  le  conduire,  des  bijoux  pour  parer  une  femme,  des  serviteurs, 
des  chevaux,  des  joueurs  de  flûte  même,  que  diable! 

20* 


308  JOURNAL 

Mais  c'est  un  conte!  Fort  bien,  mais  alors,  cet  amour  aussi  est 
une  invention.  Vous  me  direz  qu'on  aime  des  gens  qui  gagnent 
mille  deux  cents  francs  par  an  ou  qui  reçoivent  vingt-cinq  mille 
francs  de  rente,  économisant  les  gants,  calculant  les  invitations, 
mais  alors  ce  n'est  plus  du  tout  cela,  du  tout,  du  tout  ! 

Alors,  on  est  amoureux,  on  aime,  on  est  désespéré,  on  s'asphyxie, 
on  tue  sa  rivale  ou  l'infidèle  lui-même,  Ou  bien,  on  se  résigne.  Mais 
ce  n'est  pas  cela,  mais  ce  n'est  pas  du  tout  cela.  Oh  !  du  tout  ! 

Susceptible  comme  je  le  suis,  la  moindre  des  choses  me  froisse. 

«  Marix  et  Crispin  avaient  juré  de  le  tuer,  mais  elle  ne  comprit  pas 
qu'on  pût  se  venger.  —  Me  venger  de  quoi!  disait-elle;  il  n'y  a  rien 
à  venger.  J'ai  été  heureuse,  il  m'a  aimée. 

«  Et  lorsque  Marix  se  jeta  à  ses  pieds  et  lui  jura  d'être  un  ami  et 
un  vengeur,  elle  se  détourna  avec  horreur,  avec  dégoût. 

«  —  Mon  ami?  dit-elle,  et  vous  lui  voulez  du  mal?  » 

Je  comprends  qu'on  puisse  en  vouloir  à  mort  à  l'homme  qu'on  a 
aimé,  mais  pas  à  celui  qu'on  aime. 

Je  n'aimerai  jamais  ainsi,  si  je  ne  trouve  que  ce  que  j'ai  déjà  vu. 
Je  serais  trop  humiliée  dans  lui. 

Pensez  donc!  logé  au  deuxième  chez  ses  parents  et  je  parie 
(d'après  ce  qu'on  sait  par  Visconti)  que  sa  mère  ne  lui  donnait  que 
deux  fois  par  mois  des  draps  blancs. 

Mais  voyez  plutôt  Balzac  pour  ces  analyses  au  microscope,  mes 
faibles  efforts,  mes  malheureux  efforts  ne  peuvent  pas  me  faire 
comprendre. 

Jeudi  23  août.  —  Je  suis  à  Schlangenbad!  Comment  et  pour- 
quoi? voici.  Parce  que  je  ne  sais  pas  pourquoi  je  m'ennuie  d'être 
séparée  des  autres  et,  puisqu'il  faut  souffrir,  il  vaut  mieux  souffrir 
ensemble. 

Ils  se  sont  logés  dans  une  espèce  de  pension  à  Schlangenbad, 
mais  comme  j'ai  plus  qu'assez  de  la  pension  de  madame  la  baronne, 
je  dis  que  je  veux  avoir  des  chambres  au  Badehaus,  qui  est  ce  qu'il 
y  a  de  mieux  ici. 

Ma  tante  et  moi,  prenons  deux  chambres  au  Badehaus,  pour  mes 
bains;  c'est  commode. 

Fauvel  m'a  ordonné  le  repos,  le  voici.  Seulement,  je  ne  me  crois 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF  309 

pas  encore  guérie  et,  dans  les  choses  désagréables,  je  ne  me  trompe 
jamais. 

Bientôt  j'aurai  dix-huit  ans.  C'est  peu  pour  les  personnes  qui  en 
ont  trente-cinq,  mais  c'est  beaucoup  pour  moi,  qui  en  quelques 
mois  de  vie  de  jeune  fille  n'ai  eu  que  peu  de  plaisir  et  beaucoup 
d'ennuis. 

L'art!  Si  je  n'avais  dans  le  lointain  ces  quatre  lettres  magiques, 
je  serais  morte. 

Mais  pour  cela  on  n'a  besoin  de  personne,  on  ne  dépend  que  de 
soi,  et,  si  on  succombe  c'est  qu'on  n'est  rien  et  qu'on  ne  doit  plus 
vivre.  L'art!  je  me  le  figure  comme  une  grande  lumière  là-bas,  très 
loin,  et  j'oublie  tout  le  reste  et  je  marcherai  les  yeux  fixés  sur  cette 
lumière...  Maintenant,  oh!  non,  non,  maintenant,  mon  Dieu!  ne 
m'effrayez  pas.  Quelque  chose  d'horrible  me  dit  que...  Ah!  non!  Je 
ne  l'écrirai  pas,  je  ne  veux  plus  me  porter  malheur!  Mon  Dieu!... 
on  essayera  et  si...  C'est  qu'il  n'y  aura  rien  à  dire...  et...  que  la 
volonté  de  Dieu  soit  faite! 

J'étais  à  Schlangenbad  il  y  a  deux  ans.  Quelle  différence! 
Alors  j'avais  toutes  les  espérances;  à  présent,  aucune. 
L'oncle  Etienne  est  comme  alors  avec  nous,  et  avec  un  perroquet 
comme  il  y  a  deux  ans.  La  même  traversée  du  Rhin,  les  mêmes 
vignes,  les  mêmes  ruines,  des  châteaux,  des  vieilles  tours  à  légendes. . . 
Et  ici,  à  Schlangenbad,  de  ravissants  balcons,  comme  des  nids  de 
verdure,  mais  ni  les  ruines,  ni  les  maisonnettes  neuves  et  gentilles 
ne  me  pharment.  Je  reconnais  le  mérite,  le  charme,  la  beauté  lors- 
qu'il y  a  lieu,  mais  je  ne  puis  rien  aimer  que  là-bas. 

Et  d'ailleurs  qu'y  a-t-il  dans  le  monde  de  comparable?  Je  ne  sais 
comment  dire,  mais  les  poètes  l'ont  assuré  et  les  savants  l'ont 
prouvé  avant  moi. 

Grâce  à  l'habitude  de  porter  avec  moi  «  un  tas  de  choses  inutiles  », 
au  bout  d'une  heure  je  suis  partout  un  peu  comme  chez  moi;  mon 
nécessaire,  mes  cahiers,  ma  mandoline,  quelques  bons  gros  livres, 
ma  chancellerie  et  mes  portraits.  Voilà  tout.  Mais,  avec  cela,  n'im- 
porte quelle  chambre  d'auberge  devient  convenable.  Ce  que  j'aime 
le  plus,  ce  sont  mes  quatre  gros  dictionnaires  rouges,  mon  Tite- 
Live  gros  vert,  un  tout  petit  Dante,  un  Lamartine  moyen  et  mon 
portrait,  de  la  grandeur  cabinet,  peint  à  l'huile  et  encadré  dans  du 


310  JOURNAL 

velours  bleu  foncé  dans  une  boîte  de  cuir  de  Russie.  Avec  cela, 
mon  bureau  est  élégant  tout  de  suite,  et  les  deux  bougies,  projetant 
leur  lumière  sur  ces  teintes  chaudes  et  douces  à  l'œil,  me  raccom- 
modent presque  avec  l'Allemagne. 

Dina  est  si  bonne. . .  si  gentille  !  Je  voudrais  tant  la  voir  heureuse  ! . . . 

En  voilà  un  mot  !  Quelle  vilaine  blague  que  la  vie  de  certaines 
personnes  ! 


Lundi  27  août.  —  J'ai  ajouté  une  clause  à  ma  prière  de  tous  les 
soirs,  cinq  mots  :  Protégez  nos  armées  !  mon  Dieu  ! 

Je  dirais  bien  que  je  suis  inquiète,  mais  dans  des  intérêts  si 
grands,  que  suis-je  pour  dire  quoi  que  ce  soit?  Je  déteste  les  com- 
passions oisives.  Je  ne  parlerais  sur  notre  guerre  que  si  j'y  pouvais 
quelque  chose.  Je  me  borne  à  persister  quand  même  à  admirer  notre 
famille  impériale,  nos  grands-ducs  et  notre  pauvre  cher  empereur. 

On  trouve  que  nous  allons  mal.  Je  voudrais  bien  voir  les  Prus- 
siens dans  ce  pays  sauvage,  aride,  rempli  de  traîtres  et  de  ruses! 
Ces  excellents  Prussiens  marchaient  dans  un  pays  riche  et  fertile 
comme  la  France,  où  à  chaque  instant  ils  trouvaient  des  villes  et 
des  campagnes,  où  ils  avaient  à  manger,  à  boire  et  à  voler.  Je  vou- 
drais les  voir  dans  les  Balkans  ! 

Sans  compter  que  nous  nous  battons,  tandis  qu'eux  achetaient 
pour  la  plupart  et  puis  faisaient  une  boucherie  d'hommes. 

Nos  braves  meurent  comme  des  brutes  disciplinées,  disent  les 
gens  de  parti  pris  ;  comme  des  héros,  disent  les  honnêtes  gens. 

Mais  tout  le  monde  est  d'accord  pour  dire  que  jamais  encore  on 
ne  s'est  battu  comme  se  battent  les  Russes  à  présent.  L'histoire 
vous  le  dira. 


Mercredi  29  août.  —  Étant  depuis  longtemps  tourmentée  par  le 
point  obscur  pour  moi  du  passage  de  l'empire  à  la  royauté,  au  mor- 
cellement définitif  de  l'Italie,  j'ai  pris  un  livre  d'Amédée  Thierry 
et  m'en  suis  allée  dans  le  bois  où  j'ai  lu,  cherché  et  appris  ce  qu'il 
fallait,  tout  en  errant  à  l'aventure,  ne  sachant  où  j'allais  et  m'ima- 
ginant  vainement  des  rencontres  comme  celle  que  j 'ai  décrite  l'année 
passée. 


DE  MARIE  BASHKIRTSEFF 


3ii 


Les  Russes  vont  de  mal  en  pis.  On  lisait  les  nouvelles  de  la 
guerre  :  le  défilé  de  Chipka  est  encore  aux  Russes;  demain  nous 
saurons  le  résultat  de  l'action  décisive.  Aussitôt  j'ai  fait  vœu  de 
ne  pas  dire  un  mot  jusqu'à  demain,  pour  que  les  nôtres  gagnent. 

Moi,  à  dix-huit  ans,  c'est  une  absurdité!  Mes  talents  à  l'état 
d'herbes,  mes  espérances,  mes  manies,  mes  caprices  vont  devenir 
ridicules  à  dix-huit  ans.  Commencer  la  peinture  à  dix-huit  ans, 
quand  on  a  eu  la  prétention  de  tout  faire  avant  et  même  mieux  que 
les  autres  ! 

Il  y  en  a  qui  trompent  les  autres,  moi  j'ai  trompé  moi-même. 

Jeudi  30  août.  —  Je  n'ai  pas  parlé,  et  ce  soir  à  Wiesbaden  nous 
avons  appris  que  Chipka  est  aux  Russes,  que  les  Turcs  sont  battus 
(du  moins  dans  le  moment)  et  que  de  grands  renforts  nous  arrivent. 

Samedi  Ier  septembre.  —  Je  suis  beaucoup  toute  seule,  je  pense, 
je  lis  sans  guide  aucun.  C'est  peut-être  bien,  mais  c'est  peut-être 
mal  aussi. 

Qui  me  garantit  que  je  ne  suis  pas  pavée  de  sophismes  et  remplie 
d'idées  erronées!  C'est  de  quoi  on  jugera  après  ma  mort. 

Pardon,  pardonne.  Voilà  un  mot  et  un  verbe  beaucoup  employés 
dans  ce  monde.  Le  christianisme  nous  ordonne  le  pardon. 

Qu'est-ce  que  le  pardon? 

C'est  la  renonciation  à  la  vengeance  ou  à  la  punition.  Mais  lors- 
qu'on n'avait  eu  l'intention  ni  de  se  venger,  ni  de  punir,  peut-on 
pardonner?  Oui  et  non.  Oui,  parce  qu'on  se  le  dit  et  le  dit  aux  autres 
et  qu'on  agit  comme  si  l'offense  n'avait  pas  existé! 

Non,  parce  qu'on  n'est  pas  maître  de  sa  mémoire,  et  tant  qu'on 
se  souvient  on  n'a  pas  pardonné. 

J'ai  passé  toute  la  journée  dans  la  maison  d'en  face  avec  les 
miens,  où  j'ai  raccommodé  avec  mes  propres  doigts  un  soulier  de 
cuir  de  Russie  à  Dina;  ensuite  j'ai  lavé  une  grande  table  de  bois, 
comme  la  première  fille  de  chambre  venue,  et  sur  cette  table  je  me 
mis  à  faire  des  varéniki  (pâte  faite  de  farine,  d'eau  et  de  fromage 
frais).  Les  miens  se  sont  amusés  à  me  voir  pétrissant  de  la  farine 


312  JOURNAL 

mouillée,  les  manches  retroussées  et  une  calotte  de  velours  noir  sur 
la  tête  «  comme  Faust  ». 

Et  puis  j'ai  mis  un  paletot  Robespierre  couleur  caoutchouc  blanc, 
et  je  suis  allée  avec  Dina  étonner  la  Tyrolienne  qui  vend  un  tas  de 
petites  choses  en  lui  demandant  la  tête  morte  de  M...  Elle  ne  com- 
prenait pas,  je  lui  ai  acheté  un  ours  et  nous  sommes  parties. 

Dimanche  2  septembre.  —  Comment  des  gens  libres  et  que  per- 
sonne n'y  force  vont-ils  passer  une  journée  à  Wiesbaden? 

Nous  y  allons  pourtant,  pour  voir  le  peuple  le  plus  ridicule  du 
monde  célébrer  la  défaite  du  plus  élégant. 

J'avais  sommeil  et  prenais  de  temps  en  temps  du  café  noir. 

Jeudi  6  septembre.  —  Rester  à  Paris.  C'est  à  quoi  je  me  suis  défi- 
nitivement arrêtée  et  ma  mère  aussi.  Je  suis  restée  toute  la  journée 
avec  elle.  Nous  ne  nous  querellions  pas  et  cela  irait  très  bien  si  elle 
n'était  pas  malade,  surtout  dans  la  soirée.  Depuis  hier,  elle  ne  quitte 
presque  pas  le  lit. 

Je  suis  décidée  à  rester  à  Paris,  où  j'étudierai  et  d'où  pendant  l'été 
j'irai  m' amuser  aux  eaux.  Toutes  les  fantaisies  sont  épuisées;  la 
Russie  m'a  fait  défaut,  et  je  suis  bel  et  bien  corrigée.  Et  je  sens  que  le 
moment  est  enfin  venu  de  m' arrêter.  Avec  mes  dispositions,  en  deux 
années  je  rattraperai  le  temps  perdu. 

Ainsi  donc,  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit  et  que  la 
protection  divine  soit  avec  moi.  Ce  n'est  pas  une  décision  éphémère 
comme  tant  d'autres,  mais  définitive. 


FIN     DU     TOME     PREMIER 


m 


IMPRIMÉ  EN  FRANCE 
PAR  BRODARD  ET  TAUPIN 
IMPRIMEUR- RELIEUR 
GOULOMMIERS-PARIS 

49937-11-1955 

IMPRIMEUR    I     N°     1413 
4e     TRIMESTRE     1955 


/ 


oirouima  ue.fr"  i.  uui  1    195b 


°T  Bashkir£seva,  ï-îariia 

1218  Konstantinovna 
B3A3  Journal  de  ^rie 

1955  Bashkirtseff 
t.l 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY