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JOURNAL
DES
GONCOURT
1 L A K T K T I R K
Cinquante exemplaires numévolés sur papier de Hollande.
Prix: 10 fr.
Quiiize exemplaires numérotéx sur papier du Japon.
Prix : 15 fr.
JOURNAL
DES
GONCOURT
— MÉMOIRES DE LA VIE LITTÉRAIRE —
TROISIÈME SÉRIE — DEUXIÈME VOLUME
TOME HUITIEME
1889-1891
CINQUIÈME MILLE
BIBLIOTHEQUE-CHARPENTIER
G. CHARPENTIER ET E. FASQUELLE, ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLE, 11
1895
Tous droits réservés.
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ANNÉE 1889
1
JOURNAL
DES GONGOURT
ANNÉE 1889
Mardi /"' janvier. — Je voudrais encore livrer la
bataille de la Patrie en danger, puis cela fait, ne plus
rien faire, et avec l'argent de Germinie Lacerteux,
paresser, lézarder, tout le restant de l'année à l'Ex-
position, en buvant les vins réputés les meilleurs,
et en mangeant les cuisines les plus cosmopolites,
les plus exotiques, les plus extravagantes.
Vendi'edi 4 janvier. — H y a des lâchetés qui se
produisent chez un homme, absolument par la dé-
tente du système nerveux. Cette préface, dans la-
4 JOURNAL DES GONCOURT.
quelle je voulais dire son fait à la critique, cette pré-
face jetée sur le papier dans un premier moment
de surexcitation, je ne la publierai pas, parce que
je ne me sens plus capable de la parfaire, telle que
je l'avais conçue dans la fièvre de l'ébauche, et je
dirai même, que je ne me sens plus la vaillance d'en
subir les conséquences.
Mademoiselle *** avait commencé par me parler de
la pièce, et m'avait dit qu'au moment, où Dumeny
carotte à Réjane les quarante francs de la sage-
femme, elle avait entendu derrière elle, une voix qui
jetait à un voisin, injuriant la pièce et l'auteur : v( Je
vous défends d'insulter un homme de ce talent! » et
qu« s'étant retournée, elle avait aperçu un jeune
homme d'une ressemblance parfaite avec moi, un
de Goncourt de 25 ans. Je ne crois pas cependant
avoir de petits Goncourt de par le monde.
Samedi 5 janvier. — A regarder Tcau-forte d'un
crépuscule {Sunset in Tippcranj) de Seymour Ha-
den, cette eau-forte, où existe peut-être le plus
beau noir velouté, que depuis le commencement du
monde, ait obtenu une pointe d'aqua-fortiste, à la re-
garder, dis-je, ce noir fait, au fond de moi, un bon-
heur intérieur, une petite ivresse, semblable à celle
que ferait naître chez un mélomane, un morceau de
piano d'un grand musicien, joué par le plus fort
exécutant de la terre.
AXNKE 1889. 5
Lundi 7 janvier. — Ce soir, après un dîner, donné
chez moi, au ménage Daudet, à Oscar Métenier et
à Pau! Alexis, Métenier nous lit la pièce, qu'il a tirée,
en collaborartion avec Alexis, des Frèrks Zemganno.
C'est chez les Daudet et chez moi, avec une grande
émotion, un étonnement qu'ils aient pu tirer du
livre, une chose scénique. Très bien machinée la
pièc:', et une o'uvrc toute délicate, toute artiste.
Je me félicite de l'idée que je leur ai donnée —
contrairement à l'opinion de Zola — de rester fidèles
au roman, de ne pas introduire d'amour, et de faire
seulement delà Tompkins une silhouette fantasque,
trouvant qu'ainsi comprise et réalisée, la Tompkins
fait la pièce originale.
Après la lecture, Métenier me dit : « Voulez-vous
que je vous raconte la genèse de la pièce? C'est An-
toine qui, un soir, me jeta : « Mais comment ne
<c faites-vous pas une pièce des Frères Zemganno ?. . . Il y
« aurait une pièce si curieuse à faire! «Je rentrai chez
moi, la nuit, je relus d'un coup le roman, et le ma-
tin, j'écrivais à Alexis pour avoir sa collaboration, en
même temps que je vous demandais l'autorisation pour
faire la pièce. Quelques jours après, on m'apportait
une lettre de vous, datée de Champrosay, et nous
nous mettions de suite à collaborer. »
Mardi 8 janvier. — Dans cet Auteuil, dans cette
banlieue cléricale et dévote, les curés ont soulevé
i.
G JOURNAL DES GONCOURT.
contre ma pièce et ma personne, les imbéciles qui
les écoutent, et aujourd'hui le papetier chez lequel
Blanche a l'habitude d'aller, lui disait avec une exas-
pération amusante : « On ne conçoit pas qu'on ait
laissé jouer une pièce, où on dise de telles horreurs 1 »
Réjane m'apporte une grande photographie de sa
personne sur son lit d'hôpital.
Mercredi 9 janvier. — Bourget, qui dîne ce soir
chez la princesse, me raconte la mort de Nicolardot,
qui, transporté de sa chambre de misère dans un lit
bien chaud d'hôpital, au milieu de toutes les aises
de la maladie, n'a pas duré quatre heures, tandis
que peut-être, il aurait encore vécu des mois dans la
sordide maison qu'il habitait... Le voilà mort, et
voilà les personnages de son enterrement : Coppée,
un académicien; M"^ Barbier, la fille du conservateur
de la bibliothèque du Louvre, où je l'ai rencontrée
deux ou trois fois : une sainte prise de commiséra-
tion pour ce misérable ; le propriétaire de la maison
de prostitution qu'il habitait; et un quelconque.
Le quelconque et l'académicien n'avaient point de
livres de messe, mais le bordelier entre ses mains
en tenait un du plus grand format, en sorte que
M"'' Barbier donna le bras à l'homme infâme.
L'ironique enterrement, qui s'est terminé, M"^ Bar-
bier partie, par cette phrase du ribaud : « Oui, très
gentil, ce monsieur Mcolardot... oui, tous les matins,
ANNEE 1889.
il poussait une petite blague aux femmes de ma mai-
son ! »
Dimanche i 3 janvier. — Ce soir, Porel vient dans
la loge, où sont avec moi Daudet et sa femme dési-
reuse de revoir la pièce. Il nous dit qu'il se passe
des choses, dont nous ne pouvons nous douter, et
qu'il nous dira longuement, un jour. Toutefois, il
nous raconte qu'il a reçu le samedi, seulement le
samedi, un télégramme l'avertissant qu'à la suite
d'une décision prise au conseil des ministres, la
matinée du lendemain, annoncée depuis plusieurs
jours, était supprimée. Il était aussitôt allé au minis-
tère, demandant qu'on lui permît d'afficher par ordre.
Mais le ministère n'avait pas eu le courage de la dé-
cision qu'il avait prise sur la demande de Carnot, et
on lui refusait le « par ordre ».'
Une preuve incontestable de l'hostilité de Carnot
contre la pièce, est ceci. Carnot allait à la première
de Henri III, comme protestation, et là, dans sa
loge des Français, il faisait appeler le directeur des
Beaux-Arts, et devant le monde présent, disait que
c'était une honte d'avoir laissé jouer Germinie
Lacerteux.
Enfin, il est positif que le ministère a envoyé des
agents aux représentations, pour étudier la salle, et
se rendre compte, si d'après les dispositions du pu-
blic, on pouvait supprimer la pièce.
8 JOURNAL DES CONCOURT.
Lu7i(U M janvier. — L'émotion de la bataille théâ-
trale, je la supporte très bien, excepté au théâtre ;
là, mon moral n'est pas maître de mon organisme,
je sentais hier à l'Odéon, mon cœur battre plus vite
sous un plus gros volume.
On finira par m'exorciser, ici comme le diable du
théâtre. Pélagie rougit à la dérobée de me servir, et
n'a pu s'empêcher toutefois de me dire aujourd'hui :
« Vraiment, tout le monde à Auleuil trouve votre
pièce pas une chose propre! » et cette phrase dans
sa bouche est comme un reproche de sa propre hu-
miliation. Ah! les pauvres révolutionnaires dans les
kttres, dans les arts, dans les sciences!
Mercredi J 6 janvier. — M. Marillier, agrégé de
philosophie, qui a fait un article en faveur de Ger-
MiNiE Lacerteux, vicht me voir. Il a assisté à six ou
sept représentations, a étudié le public, et me donne
quelques renseignements curieux. J'ai pour moi tous
les étudiants de l'École de médecine, et pour moi
encore les étudiants do l'Ecole de droit, — mais
ceux qui ne sont pas assidus au théâtre, les étudiants
pas chic, les étudiants peu fortunés. Le monde des
petites places est également très impressionné par
la pièce, et M. Marillier me disait, que les étudiants
avec lesquels il avait causé, étaient enthousiasmés
de l'œuvre.
A neuf heures je quitte la rue de Berri, et me voici
ANNEE 188'.i. 9
chez Antoine, au haut de la rue Blanche, dans cette
grande salle, dont on voit de la cour les trois hautes
fenêtres aux rideaux rouges, comme enfermant un
incendie. Là dedans, un monde de femmes aux toi-
lettes pauvres, tristes, passées, d'hommes sans la
harbe faite et sans le liséré de linge blanc autour de
la figure, et au miheu desquels se trouvent quelques
poètes chevelus, dans des vêtements de croque-
morts.
La Patrie en danger est lue par Hennique et
Antoine, et saluée d'applaudissements à chaque fin
d'acte.
Mardi 22 janvier. — Aujourd'hui, Gibert le chan-
teur de salon, racontait qu'il y avait un médecin à
Paris, dont la spécialité était le massage des figures
de femmes, et qu'il obtenait des résultats étonnants,
refaçonnant un visage déformé par la bouffissure ou
la graisse, et lui redonnant l'ovale perdu. Enfin, ce
bienfaiteur de la femme de quarante ans, détruit les
rides, triomphe, oui, triomphe môme de la patte
d'oie, et la ci-devant très belle M'"« *** est sa cliente
assidue.
A propos de ces rides, je disais que la figure était
comme un calepin de nos chagrins, de nos excès,
de nos plaisirs, et que chacun d'eux y laisse, comme
écrite sa marque.
Un moment avec Zola je cause de notre vi<3
10 JOURNAL DKS GONCOURT.
donnée aux lettres, donnée peut-être comme elle
n'a été donnée par personne, à aucune époque, et
nous nous avouons que nous avons été de vrais
martyrs de la littérature, peut-être de?, foutues bêles.
Et Zola me confesse qu'en cette année, où il touche
presque à la cinquantaine, il est repris d'un regain
dévie, d'undésirde jouissances matérielles, et s'inter-
rompant soudain : « Oui, je ne vois pas passer une
jeune fille comme celle-ci, sans me dire : Ça ne vaut-il
pas mieux qu'un livre ! »
»«.*^ Jeudi .24 janvier. — Larousse m'apporte la vitrine
pour la collection, que je m'amuse à faire des petits
objets à l'usage de la femme du xvni'' siècle, objets
de toilette et de travail féminin, et quand la vitrine
est à peu près garnie de Saxe, de Sèvres, de Saint-
Cloud, de ces blanches porcelaines à fleurettes,
montées en or ou en vermeil, de ces porcelaines si
claires, si lumineuses, si riantes, et dun pimpant
coup d'oeil sous les glaces de la vitrine, je me
demande si ma passion du Japon n'a pas été une
erreur, et je pense à quelle étonnante réunion de
petites jolités européennes du siècle que j'aime,
j'aurais pu faire, si j'y avais mis l'argent que j'ai mis
à ma collection de l'Extrême-Orient.
Au fond cette vitrine me guérit un peu de la japo-
naiserie, et ça arrive bien, au moment, où il ne
s'exporte plus rien du Japon que du moderne, et où.
ANNEE 1889. 11
lorsqu'il vient par hasard chez Bing, un bibelot
ancien ayant la moindre valeur, le prix en est
absurde.
Vendredi .25 janvier. — Tout Itien considéré, en
la détente de mes nerfs, en l'usure de ma colère
contre les critiques, je trouve trop bête à mon âge
et dans ma position, de me procurer l'occasion de me
battre. Ce n'est pas que je regrette de ne l'avoir
pas fait plus tôt, parce que, si je m'étais battu une
ou deux fois, je suis bien certain que la critique ne
friserait pas l'insulte, ainsi qu'elle le fait parfois
avec moi. Oui, se battre, je crois cela nécessaire,
utile, préservateur pour tout homme de lettres,
à son entrée dans la littérature; et vraiment, si je
ne me suis pas battu, ce n'est pas ma faute, car j'ai
eu une très grande envie de me battre, lorsque
M. Anatole de La Forge nous a injuriés, lors de la
représentation d'HENRiETiE Maréchal. Mais mon
frère, en sa qualité de plus jeune, a voulu passer
absolument le premier, et en dehors du sentiment
paternel que j'avais à son égard, je le connaissais
avec sa paresse de corps et son horreur pour les
exercices violents et l'escrime, destiné à rester sur
le terrain, tandis que moi qui tirais très mal, qui ne
tirais pas du tout, j'avais cependant un jeu difficile,
déconcertant même pour ceux qui tiraient bien.
C'est très supérieur le silence hautain, dont on me
12 JOURNAL DES GONCOUUT.
fait compliment, mais je trouverais encore plus
triomphante la réplique à la critique, et telle qu'aucun
écrivain de l'heure présente, n'ose la faire, la réplique
sans merci ni miséricorde.
Samedi 26 janvier. — Paris ! on n'y voit plus que
des affiches et des colleurs d'affiches. Contre la
palissade qui entoure la ruine de l'Opéra-Comique,
cinq colleurs se rencontrent nez à nez, et se mettant
à brandir leurs pinceaux et à danser, s'écrient:
« Nous sommes tous des Jacques ! »
Mes amis ont voté ce matin pour Jacques. Moi, si
j'avais voté, j'aurais volé pour Boulanger, quoique
ce soit l'inconnu, mais si c'est l'inconnu c'est la déli-
vrance de ce qui est, et je n'aime pas ce qui est, et à
l'avance j'aime n'importe quoi qui sera — quitte à
ne pas l'aimer après. Mais fidèle à mes habitudes je
l*»ii-fc»*:5. n'ai pas voté, n'ayant jamais voté de ma vie, intéressé
seulement par la littérature et non par la politique.
Ce soir, sur les boulevards, une foule immense,
traversée par des bandes chantant sur un ton iro-
nique : (c Tu dors, pauvre Jacques I «Et cela, à chaque
fois, qu'apparaissent aux transparents des journaux,
les chinVes de la majorité écrasante du général
Boulanger.
C'est curieux tout de même, cette popularité inex-
plicable de cet homme qui n'a pas même une petite
victoire à son compte, cette popularité chez les ou-
ANNEK 188 0.
vriers, les mercenaires, les petites gens de la ban-
lieue : ça ne peut s'expliquer que par une désaf-
fection de ce qui est.
Dimanche 27 janvier, — Une teuve confessait, ce
soir, le besoin que la femme a d'un mari, d'un amant,
en disant qu'elle se sentait le besoin d'un appui mo-
ral.
Jeudi 31 janvier. — Aujourd'hui, je lisais dans le
compte rendu dun livre, je crois du docteur Richet,
qu'il définissait le génie par l'originalité. « Car, écri-
vait-il, qu'est-ce que l'originalité : c'est penser en
avant de son temps. »
Vendredi I"' février. — Je m'amusais à regarder
aujourd'hui un exemplaire de Ippitzou Gwafou «Al-
bum de dessins à un seul coup de pinceau d'Hokou-
saï, » un ancien exemplaire de 18'22; je m'amusais à
le comparer à un exemplaire moderne, et à me
charmer les yeux avec des bleus qui sont des gris à
peine bleutés d'un azur de savonnage, avec des roses
à peine rosés, enfin avec une polychromie discrète
de colorations, comme bues par le papier.
14 JOURNAL DKS GOXCOURT.
En dehors de la coloration, la beautù des épreuves
ne se reconnaît pas surtout par ces beaux noirs ve-
loutés des estampes européennes, et que n'a pas l'im-
pression japonaise, où le noir est un noir de litho-
graphie usée ; elle se témoigne h la vue, par la netteté
du contour, sa pénétration, pour ainsi dire, dans le
papier, où le trait a quelque chose de l'intaille d'une
pierre gravée.
Samedi 2 février. — Pour l'homme qui airîie sa
maison, la jolie pensée de Jouffroy, que celle-ci :
« Ayez soin qu'il manque toujours à votre maison
quelque chose, dont la privation ne vous soit pas
trop pénible, et dont le désir vous soit agréable. »
Mon fait est vraiment tout exceptionnel. J'ai 67 ans,
je suis tout près d'être septuagénaire. A cet âge, en
littérature généralement les injures s'arrêtent, et il
en est fini de la critique insultante. Moi, je suis vili-
pendé, honni, injurié comme un débutant, et j'ai lieu
de croire que la critique s'adressant à un homme
ayant mon âge et ma situation dans les lettres, est
un fait unique dans la littérature de tous les temps
et de tous les pays.
Dimanche 3 février. — Francis Poictevin, en quête
d'un livre à faire, peu désireux d'aller étudier en
ANNEE 1S89. 15
Italie, ainsi que je lui avais conseillé, comme le ter-
rain d'un thème à phrases mystico-picturales, m'in-
terroge sur le sujet qu'il pourrait bien traiter. Je lui
conseille alors de rester à Paris, d'étudier ses quar-
tiers, et de faire, sans l'humanité qui l'habite, une
description psychique des murs.
Daudet se plaint d'avoir, pour le moment, en litté-
rature deux idées sur toutes choses, et c'est le duel
de ces deux idées dans sa tête, qui lui fait le travail
difficile, hésitant, perplexe. Il nomme cela « sa diplo-
pie » .
Ce soir, il me lit un acte de sa pièce (La lutte pour
LA vie). C'est une pièce d'une haute conception, dé-
coupée très habilement dans des compartiments de
la vie moderne. 11 y a une scène se passant dans un
cabinet de toilette^ qui est un transport au théâtre
de la vie intime, comme je n'en vois pas faire par
aucun des gens de théâtre de l'heure présente.
• Mardi 5 fcvrii'r. — Un rêve biscornu et cauche-
maresque. J'étais condamné à mort pour un crime,
commis dans une pièce que j'avais faite, un crime
dont je n'avais pas la notion exacte dans mon rêve,
et c'était Porel qui était le directeur de la prison, le
Porel aux yeux durs du directeur de théâtre emmou-
fardé, — et qui m'annonçait que j'allais être guil-
lotiné le lendemain, me laissant seulement le choix
de l'être à sept heures au lieu de cinq heures du ma-
16 JOURNAL DES CONCOURT.
lin, et je n'étais préoccupé que de n'avoir pas un
moment de faiblesse, en montant à l'échafaud,
pour que ra ne nuisît pas à ma réputation littéraire.
Visite de Mevisto,qui me demande à jouer Perrin
dans la Patrie ex danger. Ce n'est pas du tout
l'homme du rôle. Je le vois dans Boussanel, et non
^ dans Perrin, mais ce rôle de Perrin c'est l'ambition
de tous les acteurs du Tliéàtre-Libre.
Ce soir, qui devait être la dernière de Germinie
Lacerteux, je vais à l'Odéon.
Je trouve Réjane dans l'enivrement de son rôle.
Elle m'emmène dans sa petite loge au fond de la
salle, et tout en changeant de robe, elle me remercie
chaudement, chaudement, de lui avoir donné ce
rôle.
Un- moment, j'entre au foyer, où mes petites
actrices voient arriver avec ennui le jour, où elles ne
vont plus jouer, et ne plus faire leur sabbat de tous
les soirs, dans les combles du théâtre.
Mercredi 6 février. — Visite d'un poète décadent,
glabre, et chevelu, ressemblant à un curé du Midi, qui
aurait été enrôlé comme humme-af fiche pour la
vente de la pommade du Lion.
Après la génération des simples, des gens natu-
rels, qui est bien certainement la nôtre , et qui a suc-
cédé à la génération des romantiques, qui étaient
un peu des cabotins, des gens de théâtre dans la vie
ANNEE 1889.
privée, voici que recommence chez les décadents /V^Tiirs
une génération de chercheurs d'eflets, de poseurs,
d'étonneurs de bourgeois.
Sam(?di 9 frorirr. — On cause à dîner, chez Dau-^'».i'-.
det, de ce théâtre de Shakespeare, de ce théâtre
hautement philosophique; on parle de ces deux
pièces de Magbetu et dHAMLET d'une humanité si
cschiilienne, et dont le théâtre moderne n'a rien gardé,
en son terre à terre d'aujourd'hui, et où les indivi-
dualités sont si peu originales, si bourgeoisement
petites. Et l'on s'entretient amoureusement de ce
théâtre faisant la joie intellectuelle de Weimar, et
de là on est amené à dire qu'il n'y a que les milieux
restreints, les petits centres pour goûter la littéra-
ture distinguée, et l'on cite les petites républiques
de la Grèce, et les petites cours italiennes de la Re-
naissance : tout le monde constatant que les grandes
accumulations de populations, comme Paris, les
capitales à l'innombrable public, font de préférence
de formidables succès à Roger la Honte ou à la
Porteuse DE pain, à de grosses et basses œuvres.
Lundi 1 1 février. — Ces grandes affiches jaunes,
à moitié pourries de Germinie Lacerteux, que mon
œil rencontre encore dans les rués, c'est triste
comme les choses qui vous parlent d'une morte.
18 JOURNAL DES CONCOURT.
Arj" Samedi 16 février. — Au fond chez Shakespeare,
malgré toute Thumanité ramassée par lui en son
entour, et plaquée dans ses pièces sur des êtres
d'autres siècles, cette humanité me parait bien
chimérique. Puis ses bonshommes sont parfois ter-
riblement ergoteurs, disputailleurs, malades à l'état
aigu de cette maladie anglo-saxonne : la contro-
verse, et la controverse scolastique.
Enfin, il y a une chose qui m'embête chez le plus
grand homme de lettres incontestablement du
passé : c'est le défaut d'imagination. Oui, oui, c'est
indéniable, les auteurs dramatiques de tous les pays
depuis les plus renommés dans les anciens jusqu'à
Sardou, manquent d'imagination et créent d'après
les autres. C'est chez nous l'incomparable Molière,
et Dieu sait que presque tout son théâtre, ses scènes
célèbres, ses mots que tout le monde a dans la
mémoire, c'est presque toujours un vol, vol dont les
critiques lui font un mérite, mais moi, non.
Eh bien, Shakespeare qui est un autre monsieur,
lui aussi, hélas! c'est de vieux bouquins qu'il les
tire ses personnages, et malgré toute la sauce de gé-
nie qu'il y met, je le répète, ça m'embête, et je trouve
qu'on est plus grand homme, quand on tire ses créa-
tions de sa propre cervelle. C'est pour cela que Bal-
zac m'apparaît le grand des grands.
En résumé, je ne trouve dans les quatre ou cinq
pièces supérieures de Shakespeare, tout à fait hors
ligne, que la scène de somnambulisme de lady Mac-
beth, s'essayant à effacer la tache de sang de sa
AN nef: 1880. 19
main, et avant tout la scène du cimetière d'Hamlet,
où il atteint le sommet du sublime.
Lundi 18 février. — Ah! l'estomac! Ah! les en-
trailles! Ah! les yeux! Ah! la pauvre enveloppe
intérieure, la misérable muqueuse!
Au coin du passage do l'Opéra, je me cogne à
SchoU qui me dit : « Eh bien, vous avez triomphé,,
vous avez trompé mes prévisions. » Et il ajoute sur
un ton moitié raillard, moitié ébranlé : « Oh! moi,
je suis un journaliste vieux jeu, appartenant aux
théories antiques... mais des amis à. moi, des gens
ne tenant pas à la littérature, m'ont déclaré que
votre pièce les avait autant intéressés qu'un drame
de Dennery. Alors... »
Mardi 19 février. — Ce malin, quand Blanche me
les rapporte de chez Bouillon, je les regarde un long
temps, les six grandes eaux-fortes de Huet : le Héron,
Vlnondation, la Maison du Garde, les Deux Chaumiè-
res, le Braconnier, un Pont en Auvergne : ces eaux-
fortes qui sont pour moi le spécimen typique supé-
rieur de Feau-forte romantique.
J'étudie leffort laborieusement petit vers les colo-
rations rembranesques, les égratignures à fleur de
cuivre, les promenades d'épingles, dont l'impercep-
20 JOURNAL DI':S CONCOURT.
tible entame sillonne la planche de tailles faisant,
l'illusion de cheveux tombés dessus — et la timide,
la timide morsure. J'étudie ces eaux -fortes, non sans
charme, quoique bien enfantines, et qui ont l'air de
griffonnages à la plume de corbeau, jetés par des
miss élégiaques sur une pierre lithographique —
et où il n'y a rien de la virile incision de la pointe
d'un Seymour Haden.
A propos de la vente d'eaux- fortes, d'où viennent
ces Huet avant la lettre, il y a vraiment de bons
toqués d'eaux-fortes avant la lettre, que dis-je avant
la lettre, mais avant la plupart des travaux, avant
même le sujet principal indiqué, et je suis sûr, à la
convoitise de certains regards par moi perçus,
qu'une épreuve de la planche de Daubigny : Les cerfs
au bord de l'eau, avant les cerfs, se sera vendue fort
cher.
Oui, si à certains amateurs, on apportait une
feuille de papier, oîi il y aurait derrière, le certificat
d'un Delatre, attestant que c'est la première feuille
pour le tirage de telle planche, qui a été préparée,
mouillée, mise entre les couvertures, puis par une
circonstance remplacée par une autre, cette feuille
ne contenant rien, serait V épreuve avant tout, l'é-
preuve désirable.
Mercredi 20 février. — Yisite d'Antoine et de
Mevislo, qui m'annoncent que les répétitions de la
ANNEE 188 9. 21
Patrie en danger sont commencées. Mevisto me
demande, de la manière la plus pressante, de créer le
rôle du général Perrin, qu'il veut montrer sous l'as-
pect d'un général plébéien. Ça me fait un peu peur,
un général plébéien! mais il a l'air d'y tenir tant,
que je cède à son désir.
Jeudi 21 février. — Grand dîner chez les Daudet.
Lockroy arrive au milieu du diner, en s'excusant
sur ce qu'il a attendu son successeur, au ministère,
pour lui remettre son tablier, et qu'il s'est présenté
un premier successeur qui a été suivi d'un autre,
qui n'était pas encore le vrai successeur, et qu'enfin
il s'est décidé à ne pas attendre un troisième.
On cause du discours de Renan à l'Académie, et
comme je me laisse aller à avouer toute la révolte
de la franchise de mon esprit et de mon caractère, à
propos du tortillage contradictoire de sa pensée, du
oui et du non, que contient chacune de ses phrases
parlée ou écrite, M™'' Daudet, en une de ses char-
mantes ingénuités qu'elle a parfois, laisse tomber,
comme si elle se parlait à elle-même : « Oui vrai-
ment, il n'a pas le sentiment de l'affirmation 1 »
Dimanche .24 février., — Journée anxieusement
préoccupée. J'ai reçu ce matin une lettre de M""" Dau-
22 JOURNAL DES GOXCOURT.
det me disant, que Daudet a eu cette nuit des crache-
ments de sang qui l'ont bien effrayée.
Aujourd'hui, au fjrenlcr, Rosny déclare qu'il n'es-
time que les livres qui contiennent des idées, oui des
idées, et que la fabrication d'un livre lui est bien égale,
maintenant qu'à l'heure présente, les derniers des der-
niers savent très bien faire remuer des gens communs.
Lundi j2 5 février. — Je trouve Daudet dans son lit,
avec des yeux tristes, tristes, et les mains dépassant
les draps, serrées l'une dans l'autre, en ce mouve-
ment de constriction que fait l'inquiétude morale.
Jeudi 28 février. — Je lis ce soir dans le Temps,
cette phrase adressée aux ouvriers par le président
Garnot, dans sa visite à la manufacture de tabacs :
« Je vous remercie profondément de l'accueil que
vous venez de faire à ma personne, mes chers amis,
car vous êtes des amis, puisque vous êtes des ou-
vriers.
Je demande, s'il existe en aucun temps de ce
monde, une phrase de courtisan de roi ou d'empe-
reur, qui ait l'humilité de cette phrase de courtisan
du peuple.
Dimanche 3 mars. — Rafîaëlli, de retour de Bel-
gique, oîi il vient de faire des contérences là-bas, et
ANNEE 1889. 23
auquel quelqu'un demande ce qu'il est allé faire là-
bas, répond moitié blaguant, moitié sérieusement :
« J'ai fait le commis voyageur de lïdéall »
Berendsen m'apporte aujourd'hui, traduit en da-
nois, le volume d'iDÉES et sensations. C'est surprenant
qu'il ait été fait à l'étranger une traduction de ce livre
de style et de dissection psychologique, de ce livre
si peu intéressant pour le gros public français.
Dans son lit, avec sa figure à l'ovale maigre et
allongé, SCS mains exsangues au-dessus des draps,
d'une voix du fond de la gorge, Daudet dit : « Je
divise les livres en deux : les livres naturels, les
livres d'une inspiration spontanée, et les livres vou-
lus. » Et il se livre à une classification curieuse,
dans ces deux divisions, des livres célèbres du mo-
ment.
Mercredi 6 mars. — La Seine, à cinq heures, du
côté du Point-du-Jour. Le soleil, une lueur diffuse
de rubis, dans un ciel laiteux, couleur de nacre, où
monte l'architecture arachnéenne de la tour Eiffel.
Un paysage à la couleur d'un buvard écossais.
Maupassant , de retour de son excursion en
Afrique, et qui dîne chez la princesse, déclare qu'il
est en parfait état de santé. En effet, il est animé,
vivant, loquace, et sous l'amaigrissement de la figure
et le reflet basané du voyage, moins commun d'aspect
qu'à l'ordinaire.
24 JOURNAL DES GONCOURT.
De ses yeux, de sa vue, il ne se plaint point, et
dit qu'il n'aime (|ue les pays de soleil, qu'il ua
jamais assez chaud, qu'il s'est trouvé à un autre
voyage, dans le Sahara, au mois d'août, et oii il faisait
53 degrés à l'ombre, et qu'il ne souffrait pas de cette
chaleur.
Le docteur Blanche contait, ce soir, que la maison
qu'il occupait à Passy, et qui est l'ancienne maison
de la princesse dé Lamballe, avait été mise en vente,
vers 1850, à la suite de mauvaises affaires, par un
banquier qui en avait refusé 400 000 francs aux
Delessert. Or, un avoué qui avait une bicoque au
Point-du-Jour, et qui tous les jours, pour se rendre
au Palais, longeait le mur de la propriété, le jour de
l'adjudication, où il voit que la mise à prix est de
130 000 francs, disait, comme en plaisantant, de
mettre 50 francs de surenchère en son nom et de là
allait à ses affaires, et au moment de s'en aller, pas-
sait savoir à qui elle était adjugée. C'était à lui!
Avec les frais, il avait pour 150 000 francs une pro-
priété, dont les possesseurs actuels demandent trois
millions.
Samedi 9 mars. — Vraiment les tribulations, les
maladies, les chagrins, s'abattent sur cette maison
Daudet.
Le père de M'^'^Daudetest mort ce matin. J'attends
la chère femme chez elle jusqu'à sept heures, pour
ANNEE 1889. 25.
lui serrer la main. Là vraie douleur, sans aucune
dramatisation, avec des pleurs qu'elle comprime.
« Hier, dit-elle, en phrases scandées par de petits
sanglots, je me suis échappée d'ici un moment... j'ai
été poussée par un pressentiment... J'ai trouvé ma
mère qui pleurait et qui m'a dit que mon père était
en train de lui dire des choses désolantes... Il se
plaignait d'être faible, faible à toute extrémité... J'ai
compris qu'il était bien mal, parce qu'il ne deman-
dait des nouvelles de personne... Cependant il a
mangé un peu le soir, et mon frère est passé me
rassurer... Dans la nuit il a voulu dire des choses
qu'il n'avait plus la force de dire... Enfin, ce matin,
on m'a prévenue à huit heures... 11 ne m'a pas.
reconnue... Il est mort à neuf heures. »
Lvjtdi 1 i iimrs. — Enterrement du père de
M™" Daudet. Ah! le bel adieu au mort qu'a inventé
la religion catholique, et la merveilleuse combinai-
son de musiques douloureuses, de paroles graves,
de lentes promenades de vieillards, d'évocations de
paix éternelle, et de tentures noires, et de lumières
brûlant dans le jour, et de parfums d'encens et de
senteurs de fleurs. Ah! l'artistique mise en scène de
la désolation et du deuil des vivants.
Dans cette marche au pas, derrière le corbillard,
du boulevard Montparnasse au Père-Lachaise, cette
marche qui a duré une heure un quart, tout seul
3
20 JOURNAL DES GONCOURT.
dans mon fiacre, il remonte en moi bien des sou-
venirs tristes, bien des souvenirs de mort.
Oh, ce temple à Thiers, sur le modèle du logis de
l'éléphant au Jardin des Plantes, pour cet homme
si petit de toute façon, est-ce assez ridiculement
énorme!
A trois heures, me voici à la répétition du Théâtre-
Libre, aux Menus-Plaisirs. C'est aujourd'hui moins
désespérant que l'autre jour, et les remuements de
foule qu'on commence à tenter, promettent, il me
semble, de grands effets. Le récit de la prise de la
Bastille par Mevisto blessé, soutenu par deux
hommes, forme un groupe d'un beau dessin.
Antoine esquisse le rôle de Boussanel,de manière à
faire croire à une création originale. Je reprends
confiance.
Sur les six heures, Derembourg qui avait envoyé
mon manuscrit à la censure, pour faire jouer aux
Menus-Plaisirs la Patrie en danger avec la troupe
d'Antoine, si elle a un succès, Derembourg
m'apprend, à ma grande surprise, qu'en dépit de
ma préface de Germinie Lacerteux, la censure a
donné le visa à ma pièce, sans demander la sup-
pression d'une phrase.
Et il est décidé — ça me paraît bien prématuré —
que la pièce passera, le mardi 19 mars.
Mardi 12 mars. — La toiu" Eiffel me fait penser
ANNEE 1889. 27
que les monuments en fer no sont pas des monix-U'oeiKN
ments humains, ou des monuments de la vieille
humanité, qui n'a connu pour la construction de
ses logis que le bois et la pierre. Puis dans les mo-
numents en fer, les surfaces plates sont épouvan-
lablement affreuses. Qu'on regarde la première plate-
forme de la tour Eiffel, avec cette rangée de doubles
guérites, on ne peut rêver quelque chose de plus
laid pour l'œil d'un vieux civilisé, et le monument
en fer n'est supportable que dans les parties ajou-
rées, où il joue le treillis d'un cordage.
Je revois, ce soir, M"^ Daudet. Oui c'est l'image
de la vraie et sincère douleur. Elle a les yeux tout
gonflés des pleurs de la nuit, et est assise en une
pose affaissée, ses mains molles réunies dans un
mouvement de prière, inattentive à ce que vous
dites, ou bien accueillant, d'un pâle sourire de poli-
tesse, les paroles qui s'adressent directement à elle .
Jeudi i4 mars. — Vraiment un amusant et drola-
tique metteur en scène, qu'Antoine avec son sifflet
de contremaître, et ses nom de Dieu, jaillissant de son
enrouement, comme des déchirements de bronches.
11 a le sentiment de la vie des foules, et trouve un
tas de petites inventions ingénieuses, pour faire
revivre cette vie tumultueuse sur le champ étroit
des planches d'un théâtre.
Aujourd'hui, après des clameurs cherchées dans
28 JOURNAL DES G ON COUR T.
trois endroits différents du théâtre, et plus reculés
l'un que l'autre, et donnant comme le prolonge-
ment lointain de cris de peuple, à la cantonade d'un
épisode révolutionnaire, il a brisé le groupement de
la scène par des conversations d'aparté chucho-
tantes, puis tout à coup sur un banc jeté à terre,
simulant le coup de pistolet avec lequel se tue le
commandant de Verdun, il a fait, dans un mouve-
ment général, toute la tourbe retourner la tête vers
la porte du commandant. Et c'était d'un grand effet,
avec l'éclairage d'un quinquet à droite, laissant tout
le bas des corps des figurants dans l'ombre, et leur
sabrant la figure d'un coup de lumière de la tonalité
blafarde, qui se trouve dans les (êtes du fond des li-
thographies des courses de taureaux de Goya.
11 y avait aujourd'hui 80 figurants. Antoine en
veut 200 à la première. Quelles physionomies, dans
€6 ramassis de vendeurs de cartes obscènes, de sou-
teneurs, d'industriels de commerces suspects, à la
tête à la fois canaille et intelligente. « En voilà un
avec un pantalon à l'éléphant, ditMevisto, que je ne
voudrais pas rencontrer la nuit! » Quanta Antoine, il
les savourait de l'œil complaisamment, finissant par
dire : « Ahl vraiment, il faut que je demande s'il
n'y a pas, parmi eux, quelques-uns qui voudraient
débuter... il me semble qu'on tirerait plus d'eux, que
de ceux qui ont appris à jouer. » Puis il se retourne
vers un groupe d'actrices et leur dit : " Mesdames,
vous savez, votre argent et tous vos bijoux dans vos
poches ; vous voyez, vous avez ici cent escarpes, et
ANNEE 1889.
votre habilleuse me semble sortie du bagne. Je ne
réponds de rien. »
Vendredi I ô mars. — Dire qu'on en est réduit
aujourd'hui, avec cet imbécile de public de pre-
mière, à substituer dans l'acte de Verdun, le mot
passeport au mot passe, qui est le vrai mot mili-
taire, et je ne suis pas bien sûr, diable m'emporte,
qu'au premier acte, l'envoi à Sa Majesté des fau-
cons par le procureur de l'ordre de Malte ne sera
pas égayé par un intelligent gandin.
Dimanche i 7 mars. — Répétition aux Menus-
Plaisirs, toutl'après-midi jusqu'à des heures indues.
Mevisto et Barny enroués, presque complètement
aphones, M"^ de ?seuilly jouissant d'une entorse,
Antoine, qui a décidément pris le rôle de Boussanel,
ne l'ayant pas encore une fois répété, ce rôle d'un
bout à l'autre, et me laissant dans l'incertitude com-
ment il sera joué. Par là-dessus, ledit Antoine est
de très mauvaise humeur, et maltraite de paroles
tout le monde, et même un peu moi-même, à pro-
pos d'une marche de Barny, appuyée sur une
béquille, marche qui la force à scander par des
temps ce qu'elle dit. Et tout le monde, nerveux,
tourné à la dispute, à la bataille, l'homme de l'élec-
3.
30 JOURNAL DES GOXCOURT.
tricité voulant se battre avec un ligurant, et le comte
de Valjuzon exaspéré de se trouver mal habillé, et
menaçant de quitter le rôle. Et ceux qui ne sont pas
prêts à se prendre aux cheveux, jouant comme
endormis, comme sous l'influence d'une boisson
opiacée. Au milieu de ce désarroi, la petite Varly
venant me souffler de ses jolies lèvres dans l'oreille :
« Ah! que je vous plains, Monsieur, d'être inter-
prété comme ça! »
Puis cette foule de voyous, magniûquemcnt
effrayants sous leurs blouses, dans le moderne de
leurs vêtements, en leurs travestissements de
pêcheurs de Masaniello, ayant perdu tout caractère,
ayant l'air d'une mascarade historique de chienlits
de la Révolution. Ah! si la Providence ne s'en mêle
pas, ce sera grotesque la première.
Lundi 18 mars. — Profond découragement avec
un fonds de jemenfoutisme, et une attente un peu
ironique de ce qui va arriver.
Oui, j'en ai plein le dos du théâtre, et de la fièvre
des répétitions et des représentations, et j'aspire à
mercredi, où je serai tout entier, au retournement
de mon jardin, et à la fabrication de cet amusant
livre de pêche à la ligne, dans les brochurettes de la
bibliothèque de l'Opéra, qui s'appellera ; La Guimard.
Je trouve à cinq heures Daudet plongé dans le
MÉMORIAL DE Sainte-Hélène, et il m'en raconte le com-
ANNEE 1889. 31
mencement, comme dans une hallucination bla-
gueuse. C'est l'Empereur en contact avec une famille
de gens gras à lard, d'une famille Durham, et qui n'a
jamais entendu parler de lui, et ne s'intéresse qu'au
héros et à l'héroïne d'un roman de M°'^Cottin, arrivé
par hasard dans cette île perdue, et à propos duquel,
jeunes et vieux assassinent de questions l'Empereur,
qui exaspéré, à une question du gros oncle deman-
dant ce qu'est devenue l'héroïne, lui jette durement :
« Elle est morte ! » et alors voit couler, à cette nouvelle ,
sur le faciès de cet Anglais, ressemblant à un der-
rière, voit couler de grosses larmes.
Gela est conté avec les suspensions d'une respi-
ration difficile, des yeux par moment un peu fixes,
au milieu du grossissement d'une ironie gasconne.
Une surprise, ce soir, à la répétition générale. La
pièce marche. Antoine est très bien dans Boussanel,
et tout à fait supérieur dans l'acte de Fontaine près
Lyon. Ah! certes, ce n'est pas la composition de la
Comédie-Française, et ce n'est pas, comme nous
l'avions espéré dans le temps jadis, Dressant jouant
le comte de Valjuzon, Delaunayjouant Perrin... mais
telle que la pièce est jouée, elle a l'air de mordre les
nerfs du public.
Mardi 19 mars. — La toile se lève. Je suis dans
une logette sur le théâtre, où une chaise a peine à
tenir entre les murs de planches blanchies par une
32 JOURNAL DES GONCOURT.
peinture à la colle, et j ai devantles yeux un emmê-
lement de tuyaux de caoutchouc, au travers desquels
j'aperçois l'avant-scène de gauche, et au-dessous
■cinq ou six têtes de la première banquette de l'or-
chestre. Je suis là dedans avec le sentiment d'un
cœur non douloureux, mais plus gros qu'ailleurs.
Les mots spirituels du premier acte tombent dans
un silence de glace, et Antoine me jette : « Nous
avons une salle sur la /rseroc, toute disposée à em-
poigner n'importe quoi, une phrase quelconque, une
perruque d'actrice, une culotte d'acteur ! »
Cette froideur s'accentue au second acte, dans la
scène pathétique des deux femmes, pendant l'attaque
des Tuileries, et finit sur un maigre claquement de
mains.
Des amis viennent me voir et s'exclament ; « Oh
cette salle, on ne peut s'en faire une idée ! » Et je sens
les acteurs nerveux, et j'ai peur qu'Antoine ne joue
pas si bien qu'hier. Hennique très indigné s'en re-
tourne, en criant dans les corridors : « Voilà ce que
c'est que d'écrire en français! »
La pièce se relève, est très applaudie au troisième
acte.
Au fond, chez moi, une inquiétude de ce relève-
ment de la pièce, et une crainte de réaction au qua-
trième acte, de la part de cette salle, qui veut la
chute de la pièce, et va sans doute chercher à
l'égayer, ne pouvant la siffler, Ça ne manque pas.
On rit à des phrases comme celle-ci : '< Vous n'êtes
pas Suisse », ou à des phrases comme celle-là : (< Il
Année isso. 33
parlait... il parlait comme jamais je n'ai entendu
parler un homme !» Ah! le bel article à faire sur la
lourde biHise et l'ignorance des jeunes blagueurs
de première. Et chez ces gens pas deux sous d'in-
telligence : ce qu'il y avait à blaguer dans cet acte, à
blaguer avec intelligence, c'était la résurrection de
Perrin, et ils ne l'ont pas fait...
Enfin arrive le cinquième acte, qu'on joue au mi-
lieu de l'égayement, amené par la figure de Pierrot,
que s'est faite un détenu. Mais le dramatique del'acte
prend à la fin des gens. Et le baisser du rideau, après
l'annonce du nom des deux auteurs, a lieu dans les
applaudissements.
Zola, un moment, vient chaleureusement me féli-
citer d'avoir la salle que j'ai, me congratuler de
n'être pas reconnu, d'être contesté, d'être échigné;
cela prouve que je suis jeune, que je suis encore un
lutteur, que... que... que...
— Ah! que vous êtes détesté, haï, — c'est Rosny
qui succède à Zola, — cela dépasse l'imagination, il
fallait entendre ce qu'il y avait de fureur contre vous
dans les corridors, et ce n'est point encore tant le
lettré que l'homme, qui est abominé!
— Oui, oui, je le sais, mon éloignement du bas
monde des lettres, mes attaques contre la société
juive, aujourd'hui régnante, mon dédain, mes mé-
pris pour le ramassis interlope d'hommes et de fem-
mes dont se compose une première, l'honorabilité
même de ma vie... Tout cela fait qu'on me déteste,
vous ne m'apprenez rien!
34 JOURNAL DES GONCOURT.
Et quelques instants après me promenant, à la
sortie du théâtre avec Paul Alexis, il me dit :
— C'est extraordinaire... J'avais derrière moi,
dans une baignoire une femme, une femme bien,
une habituée du The'âtre-Libre, qui vient accom-
pagnée, je crois, d'un vieux mari Eh bien, elle s'est
écriée avec un soupir douloureux : « Ah ! que je plains
les acteurs de jouer une telle pièce! » Et, Dieu sait,
ajoute Alexis, ce que sont vos acteurs, sauf Antoine.
— C'est clair, si la pièce avait été écrite par Den-
nery, cette femme se serait écriée : «Ah! qu'ils sont
donc heureux les acteurs qui jouent dans un pareil
chef-d'œuvre. »
Je rentre, et trouve mes deux femmes sous l'émo-
tion du récit qui vient de leur être fait d'un assas-
sinat, commis la veille dans la villa.
Là-dessus la petite va se coucher, promenant sa
lumière par la maison, et je mange un gâteau, en
buvant un verre d'eau rougie, quand Pélagie me dit :
— Entendez-vous des pas, comme glissés sous la
fenêtre ?
— C'est vrai... Donnez-moi la canne à épée qui
est là, et ouvrez tout doucement la porte.
Pélagie entre-bâille la porte, et aperçoit trois hor-
ribles chenapans... dont l'un lui crie aussitôt : « N'a-
yez pas peur, Madame! » C'étaient trois agents de
la sûreté, déguisés en grinches, qui intrigués par
ces promenades de lumière dans la maison, à cette
heure indue, avaient cru à une intrusion de voleurs
chez moi.
ANNÉE 1889, 35
Mercredi 20 mars. — Une presse moins exécrable
que je ne l'attendais; toutefois une allusion perfide
de Vitu, dans le Figaro, au sujet de la retraite de la
princesse, qui soufTrante, a quitté le théâtre avant
la fin.
Ce soir, Dieulafoy contait, que dans une salle de
l'hospice Necker, les malades se plaignaient de vols
journaliers, qu'une surveillance avait été exercée
sur les infirmiers et les filles de service, et qu'on
n'avait pas découvert le voleur. A ce moment était
placé dans la salle, un sergent de ville, malade d'une
fluxion de poitrine, mourant, presque agonisant. A
quelques jours de là, un matin, à la visite, il disait
à Dieulafoy : « Moi, je connais le voleur! » L'homme
de la police avait fait son métier en pleines affres de
la mort. Et le voleur était un aveugle, traité dans
cette salie pour albuminurie.
Jeudi 21 mars. — Une vraie terreur dans Auteuil
à propos du garçon jardinier assassiné. Des gens
qui déménagent, des maisons où l'on prend des gar-
diens pour la nuit. Pas si exagérée, la lettre que
j'avais écrite, il y a quelques mois, au Figaro, et oîi je
demandais qu'en ce pays, — le pays qui paye le plus
d'impôts de toute la terre, — l'existence et le foyer
du citoyen, fussent un peu mieux défendus des assas-
sins et des voleurs.
Un article incroyable est celui paru dans le Petit
30 JOURNAL DES GONCOURT.
Journal, et qui demande la suppression de la com-
mission de censure, sur ce qu'elle a laissé passer une
pièce, qui est la glorification de la capitulation de
Verdun. Vous l'entendez, la glorification de la capi-
tulation de Verdun ! Je fais un appel à toute personne
de bonne foi, lui demandant si ce n'est pas absolu-
ment le contraire. Et savez-vous d'oîi vient cette
accusation, elle vient de ce que, hier, des gens de la
Ligue des patriotes ont applaudi cette phrase de la
chanoinesse, dans l'acte du siège de Verdun : Plus
de cette Assemblée de Paris, et le balai à ce ramas de
rohins, d'avocats, de marchands de paroles. Oui, oui, à
bas l'Assemblée! à bas l'Assemblée!
Vendredi 22 mars. — Un affreux détail sur le pau-
vre garçon jardinier assassiné, c'est un double sillon,
creusé par les larmes, le long des deux ailes du nez.
Le pauvre diable aurait été tué dans toute la peur
d'un faux sommeil, mal joué.
Samedi 23 mars. — C'est dur d'aller ce soir au
théâtre, où on m'interrompt brutalement demain ;
mais je veux remercier Antoine, je veux remercier
ces pauvres diables d'acteurs, pour qu'ils ne puis-
sent pas croire, un moment, que je leur attribue
mon insuccès.
AN.NKE 1889. 37
Je tombe dans la fin du second acte, et trouve le
jeune Montégut, à l'effet d'imiter la fusillade, tirant
des coups de revolver dans le corridor derrière le
théâtre, tandis qu'un gros homme à tête de manant
du moyen âge, tire, lui, des coups de canon d'une
grosse caisse, et que dans le foyer des acteurs, deux
figurants tapent sur deux cloches, pour simuler le
tocsin. Un moment Montégut a tiré tant de coups de
revolver qu'on ne peut plus respirer. C'est vraiment
être en pleine cuisine de la chose.
Antoine ne me paraît pas trop moralement décon-
fit de notre four. Il me dit que s'il avait été le maî-
tre, il aurait tenu plus longtemps, et ajoute aima-
blement que la pièce n'avait pas été peut-être jouée,
comme elle aurait dû l'être. A cela je lui réponds
que la pièce aurait été miraculeusement jouée, que
ça aurait été la même chose, qu'il y a eu une com-
binaison, un amalgame de l'hostilité contre lui,
de l'hostilité contre moi, qu'il n'y avait rien à faire,
que la pièce est peut-être relevable ailleurs, ne l'est
pas aux Menus-Plaisirs.
Le bruit court que Claretie est dans la salle, et sur
cette annonce, tout le monde de déployer ses talents
pour se faire engager aux Français; Antoine, lui-
même, moitié pour Claretie, moitié pour moi, est
superbe dans le quatrième acte.
Dimanche 24 mars. — Je ne sais dans quel jour-
nal, je lisais que ma vie se passait au milieu d'une
■1
38 ;.IOUR\AL DES, GONCOURT.
société d'admiration. Elle est restreinte cette société,
car personne en littérature n'a été attaqué, insulté,
injurié comme moi, — et si peu soutenu par ma so-
ciété. Et cette société d'admiration, je la cherchais à
la première de Germi.me Lacerteux, oiî la salle ne
voulait pas laisser prononcer mon nom, à la pre-
mière de la Patrie en danger, cette reconstitution
d'une époque historique, je puis l'affirmer, comme
il n'y en a aucune dans une pièce française, et que
la salle, par ses mépris, ses égayements, l'afïectation
de son ennui, déclarait inférieure à tout. Et dans
ma pensée, je rapprochais ces deux premières, de
l'avis de tout le monde exceptionnelles et particu-
lières aux Concourt, de la première d'HEXRiETTE Ma-
réchal, où on aurait voulu nous déchirer mon frère
et moi.
Les gens de mon Grenier, dans mon désastre, se
sont montrés gentils, alfectueux. Ils ont eu l'idée de
me donner un dîner, de m'entourer un peu de la
chaleur de leur affection, et ça m'a été une jouis-
sance de cœur, de savoir que c'était Geffroy qui avait
eu cette idée.
Lundi 25 mars. — Tristesse, en pensant que ma
carrière littéraire est finie — et que ma dernière
cartouche a raté — et cependant la Patrie en dan-
ger est une œuvre, qui méritait mieux qu'une chute
au Théâtre-Libre.
ANNKE 1889. 39
Mardi 26 mars. — Ce soir, Daudet se plaignait,
que la critique de Rosny, dans la fievue Indépen-
dante, nous enfermât dans une prison, où de temps
en temps, il était permis de nous passer quelque
chose par les barreaux.
Il se moquait de ces formules, nous parquant
dans un compartiment, avec sur la porte un écri-
teau du Jardin des Plantes, spécifiant notre espèce,
quand il y a des naturalistes, comme Flaubert, qui
font la Tentation de saint Antoine, et des natura-
listes du nom de Concourt qui font Madame Gervai-
SAis, — roman qui, s'il n'avait pas sur la couverture
le nom des auteurs, pourrait passer pour le plus
spiritualiste des romans modernes.
Et je disais à Daudet : Oui, peut-être le mouvement
littéraire, baptisé naturalisme est à sa fin, il a à peu
près ses cinquante ans d'existence, et c'est la durée
d'un mouvement littéraire en ces temps, et il fera sans
nul doute place à un mouvement autre ; mais il faut
pour cela, des hommes à idées, des trouveurs de nou-
velles formules, et je déclare que dans ce moment-
ci, je connais d'habiles -ouvriers en style, des vrais
maîtres en procédés de toutes les écritures, mais
pas du tout d'ouvriers-inventeurs pour le mouvement
devant arriver.
Jeudi 28 mars, — Daudet nous confesse qu'en
1875, en présence de ses pauvres gains littéraires,
40 JOURNAL DES CONCOURT.
il a été au moment d'entrer, par la protection de son
frère, dans un bureau ou une bibliothèque, et d échan-
ger contre un traitement de 3 000, les 120 000 qu'il
gagne maintenant.
Puis, je ne sais par quel chemin, sa parole va à
ses livres, et il déclare qu'il n'y a qu'une chose qui
blesse son amour-propre, c'est que dans son Tarta-
rin, on n'a vu qu'une fantaisie comique, et qu'on
n'a pas reconnu que c'était une sérieuse personnifi-
cation du Midi, une figure de don Quichotte plus
épais.
— Oui, lui dis-je, un don Quichotte mâtiné de
Sancho Pança.
— C'est ça... Hein, est-ce bien un Tartarin que ce
Numa Gilly... qui voulait tout tuer, tout avaler,
et qui devant les duels, les procès, que sa brochure
lui amène, se met à pleurer.
Lundi y'-"" avril. — C'est incontestable, et il faut
bien que je me l'avoue, à la reprise d'HENRiETXE
Maréchal, j'avais toute la jeunesse avec moi, je l'ai
bien encore, mais pas tout entière.
Les décadents, quoiqu'ils descendent un peu de
mon style, se sont tournés contre moi. Puis, il y
a dans la présente jeunesse, ce côté curieux qui la
différencie des jeunesses des autres époques; elle
ne veut pas reconnaître de pères, de générateurs, et
se considère, dès l'âge de vingt ans, et dans le balbu-
ANNEE 1889.
tiennent du talent, comme les (rouveurs de tout. C'est
une jeunesse à l'image de la République, elle raye
le passé.
Mardi 2 avril. — Causerie avec Daudet sur la
femme française, que Molière dit dans une préface
plus intellectuelle que sensuelle. Et là-dessus Daudet
s'élève contre la fausseté des femmes, représentées
par le roman français contemporain, comme des.
possédées d'érétbisme, s'élève contre la fausseté des
femmes françaises décrites par le romantisme, ces
femmes rugissantes, ces femmes affoléespar des pas-
sions tropicales, — et nous disons qu'il y aurait un
intelligent et spirituel article à faire, pour remettre
la femme française de la littérature, au point réel.
Jeudi 4 avril. — J'ai toujours un plaisir, oîi il y a
un peu d'émotion, à la réception des premières
épreuves d'un livre. C'est bien celle que j'éprouve, en
tirant de ma boîte à lettres, les placards de la Clai-
ron, imprimés par VÉcho de Paris.
Après dîner cbez Daudet, on cause surnaturel.
M"^ Daudet et son grand fils Léon ont des tendances'
à y croire ; Daudet et moi sommes tout à fait des
incroyants. Une grosse discussion, dans laquelle je
jette : « Non, je ne crois pas au surnaturalisme entre
42 JOURNAL DES GONCOURT.
les vivants et les morts, hélas ! mais je crois au sur-
naturalisme entre les vivants... L'amour par exem-
ple, qui fait, à première vue de deux êtres qui ne se
connaissent pas, des amoureux; ce coup de foudre,
qui en une seconde, affole deux êtres l'un de l'autre...
voilà du surnaturel bien certain, bien positif. »
Samedi 6 avril. — Je retrouve cette note donnée
par Hayashi: « Shitei Samba, romancier et critique
japonais (1800) ayant une certaine parenté avec la
forme du Journal des Concourt.
Lundi 8 avril. — Je voudrais faire un livre — pas
un roman — où je pourrais cracher de haut sur mon
siècle, un livre ayant pour titre : Les Mensonges de
MON Temps.
Mardi 9 avril. — Tout le bénéfice, qu'a tiré jusqu'à
présent la France de la présidence de la RépubUque :
c'a été l'encouragement des assassins, par les grâces
miséricordieuses que leur a accordées le président
Grévy.
Mercredi iO avril. — Les anémones, avec leurs
pétales lâches mous, affaissés, et avec leurs dou-
ces couleurs aux tons passés, mauve, lilas, rose
ANNEE 1889. 43
turc, me semblent de vraies fleurs d'odalisques.
Elles m'apparaissent aussi ces fleurs, en le coloris de
leurs nuances délavées autour de l'aigrette noire
de leur calice, comme ayant la tendresse surnatu-
relle de couleurs, entrevues dans un rêve.
Vendredi 12 avril. — Ce soir, je brûle les cheveux
blancs de ma mère, des cheveux blonds de ma petite
sœur Lili, des cheveux d'un blond d'ange... Oui, il
faut songer à la profanation qui attend les reliques
de cœur, laissées derrière eux par les célibataires.
Mardi î 6 avril. — Des pagodes, des minarets, des
moucharabys, tout un faux Orient en carton. Pas
un monument rappelant notre architecture fran-
çaise. On sent que cette exposition va être l'expo-
sition du rastaquouérisme . Du reste à Paris, dans le
Paris d'aujourd'hui, oui, le Parisien, la Parisienne,
ça commence à devenir un être rare, dans celte so-
ciété sémitique, ou auvergnate, ou marseillaise, par
suite de la conquête de Paris, par la juiverie et le
Midi. Au fond Paris n'est plus Paris, c'est une sorte
de ville libre, où tous les voleurs de la terre qui ont
fait leur fortune dans les afl'aires, viennent mal
manger, et coucher contre de la chair qui se dit pa-
risienne.
41 JOURNAL DES GONCOUKT.
Ce soir, dîner olfert chez Marguery, par les amis du
Grenier et autres lieux, à l'auteur de Germime La-
CERTEUx et de la Patrie en danger. Ce dîner est le
prétexte à l'ouverture, chez le restaurateur, d'une
salle recouverte d'une tenture, comme enduite d'un
strass aveuglant, et aux sculptures moyenâgeuses,
dans le genre du moyen âge, que les Fragonard fils,
sous la Restauration, mettaient à l'illustration des
Clotilde de Surville : une terrible décoration qui
aurait coûté cent mille francs, et qui, toute la soirée,
sert de thème aux horripilations artistiques de
Huysmans.
A ce dîner on est trente-cinq, trente-cinq gon-
courtistes me montrant une franche sympathie.
J'ai à ma gauche Rops, le causeur coloré, à la
phrase fouettée, et qui m'entretient tout à la fois du
dramatique de la campagne de 1870, et de sa folie
amoureuse pour les rosiers de son jardin de Corbeil.
En un croquis parlé de peintre, il me silhouette
un de Moltke, faisant la campagne de France en pan-
toufles. Puis il m'introduit, au crépuscule, dans une
chaumière, où au moment de prendre une pomme
de terre dans un pot de fonte sur le feu, il est sou-
dain arrêté par la vue d'une femme couchée à terre
sur la figure, et les cheveux répandus ainsi qu'une
queue de cheval dans une mare de sang, et commue
il sort dans la cour, il se trouve en face d'un homme
appuyé debout sur une herse, en train de mourir,
avec un restant de vie dans les yeux, épouvantant.
Un spectacle qui l'a rempli d'une terreur nerveuse
ANNEE 1889. 45
comme il n'en a jamais éprouvé, et au milieu de
laquelle, il s'est trouvé dans l'obligation d'appeler
un camarade, pour prendre la femme et la trans-
porter dans la voiture d'ambulance.
Au milieu de ce récit, soudain Rosny qui est à
ma droite, se lève, et me porte un toast d'une ami-
calite' très charmante, où il malmène, presque avec
des gros mots, les éreinteurs de mes deux pièces, et
cela est dit par l'auteur du Bilatkral, d'une voix ten-
drement émotionnée.
Au fond un repas vraiment affectueux dans lequel
Antoine m'apprend que la municipalité de Reims-
lui demande de venir jouer la Patrie en danger, le
14 juillet, et qu'il veut ouvrir la saison prochaine
avec les Frères Zemganno.
Là-dessus une tournée au café Riche, et l'on se
quitte avec des tendresses, à une heure du matin.
Jeudi /'S' avril. — Pillaut, le musicien, racontait
que pour l'exposition du Conservatoire qu'il faisait,
il avait été dans un village de l'Oise, dont j'ai
oublié le nom, et oii l'on faisait des instruments de
musique en bois, depuis près de trois cents ans : un
village où il n'y a pas de ferme, où les paysans ne
sèment, ni ne labourent, ni ne fauchent, et où tous,
le cul sur une selle, travaillent à des clarinettes,
qui se composent d'une trentaine de pièces. Ne vous
apparaît-elle pas comme une localité digne d'être dé-
crite par Hoffmann, cette localité fantastique?
4G JOURNAL DES GONCOURT.
Vendredi 19 avril. — Je voulais travailler aujour-
d'hui, mais les roulades des oiseaux, la nage folle
des poissons sortant de leur léthargie de l'hiver, le
bruissement des insectes, Tétoilement du gazon par
les blanches marguerites, le vernissage des ja-
cinthes, et des anémones par le soleil, le bleu tendre
du ciel, la joie de l'air d'un premier jour de prin-
temps... m'ont fait paresseux et habitant de mon
jardin, toute la journée.
Dimanche 21 avril. — Je crois décidément que la
vie intellectuelle, que le ferraillement journalier de
votre intelligence à rencontre d'autres intelligences,
je crois que cela combat et retarde la vieillesse. Je
fais cette remarque, en me comparant aux bourgeois
de mon âge que je connais. Bien certainement, ils
sont plus vieux que moi.
Lundi 2.2 avril. — J'en suis là maintenant : c'est
qu'un livre, comme le second volume de la Corres-
pondance DE Flaubert m'amuse plus à lire, qu'un
roman, qu'un livre d'imagination.
Mardi 23 avril. — Ah ! c'est un plaisir de trouver
ANNEE 1S89.
dans ce volume de Flaubert, ces colères, ces indi-
gnations qui se disent, qui se crient, qui se gueulent,
selon son expression, dans la conversation, mais qui
n'arrivent presque jamais au public parl'impression.
Dimanche 28 avril. — Aujourd'hui, Daudet nous
amuse des romans hyperboliques de Barbey d'Au-
revilly, sur sa généalogie et sa noble enfance, le
mettant en scène en compagnie de l'abbé chargé de
son éducation, et auquel il criait avant de faire des
armes avec lui : « Allons, l'abbé, retrousse ta sou-
tane! » Puis c'est la leçon d'équitation, où un louis
était placé par le père sur la selle, que le jeune d'Au-
revilly devait franchir sans le faire tomber, et le louis
était à lui. Mais il était si alerte, qu'on était obligé de
renoncer à cet exercice, parce que, disait-il, avec sa
voix à la Frédérick-Lemaitre, il aurait ruiné son père.
Le malheur de tous ces racontars, était qu'il n'y
avait au logis du père Barbey, ni abbé, ni cheval, ni
selle, ni le louis même. Un jour dans une griserie de
Champagne, Barbey avouait que, dans toute sa vie,
il n'avait pu tirer de son père que quarante francs,
et encore avec quel effort, quelle peine!
Mercredi /" mai. — Grande causerie sur Balzac
avec M. de Lovenjoul, chez la princesse.
■iS JOURNAL DES CONCOURT.
En ce siècle de respect et de conservation de l'au-
tographe, le balayage, la jetée aux ordures des ma-
nuscrits, des lettres de Balzac, a été encore plus
étonnante, plus renversante, plus incroyable, que le
récit courant qu'on en fait. Balzac mort, les créan-
ciers se précipitaient dans la maison, mettaient à la
porte par les épaules la femme, se ruaient contre les
meubles, dont ils jetaient par terre tout le contenu,
tout le papier écrit, qui dans une vente savante, au-
rait pu faire, dit M. de Lovenjoul, 100 000 francs. Et
cela se donnait, cela se ramassait dans la rue, par qui
voulait.
C'est ainsi, que M. de Lovenjoul a découvert dans
l'échoppe du savetier qui demeurait en face, la pre-
mière lettre de Balzac à M'"'^ Hanska, ou du moins la
première page de cette lettre, et que le savetier
était, au moment on il entrait, en train de rouler pour
allumer sa pipe. Et le savetier intéressé par lui, à la
retrouvaille de tout ce qui avait été jeté dans la rue,
lui faisait mettre la main sur deux ou trois cents
lettres, sur des ébauches d'études, sur des commen-
cements de romans, tout prêts à devenir des cornets,
des sacs, des enveloppes de deux sous de beurre, chez
les boutiquiers des environs, et en dernier lieu chez
une cuisinière, qui mettait plusieurs années à se dé-
cider à lui vendre un gros paquet de lettres. Et la
chasse était amusante, parce que dans l'èparpille-
ment de la correspondance, il retrouvait dans une
boutique la fin d'une lettre, dont il avait découvert
le commencement dans la boutique d'à côté, et il
ANNEE 188',i. 40
éprouvait une vraie joie, un jour, de rrempoigner chez
un épicier éloigné, le milieu de la lettre que le sa-
vetier était en train de chiffonner.
M. de Lovenjoul parle avec enthousiasme de cette
correspondance, qui jointe à d'autres, qu'il avait déjà,
est l'histoire intime de la vie de Balzac, regrettant
de ne pouvoir encore la publier, parce que Balzac était
de sa nature un gobcur, et que les gens qui, à la
première entrevue, lui paraissaient des anges, à la
seconde ou à la troisième, devenaient pis que des
diables, en sorte qu'il est terrible pour ses contem-
porains.
Elle est aussi peu puhliahh\ sa correspondance,
par des allusions à des privautés amoureuses,
se passant entre lui et l'objet de son amour, car
Balzac, comme on le croit généralement n'avait rien
d'un ascète, n'était point un chaste. Et à propos de
cet amour M. de Lovenjoul me conte un curieux épi-
sodede cette liaison : l'histoire d'une lettre d'amour
écrite par Balzac, que sa maîtresse avait laissée traî-
ner, et que le mari encore vivant avait surprise.
Là-dessus Balzac prévenu par la femme, écrit au mari
une lettre curieuse, une lettre d'une ingénieuse in-
vention, dans laquelle il dit à M. Hanski, que sa femme
l'avait mis au défi de lui adresser une lettre passion-
née, dans le genre de celle adressée à M'"'- X*** dans
je ne sais quel roman, et que c'est un pari.
Quant au mariage avec l'écrivain, auquel tout
d'abord la grande dame russe n'était pas disposée, ce
mariage avait été commandé par une grossesse de
50 JOURNAL DES GONCOURT.
M"'® Hanska, qui aurait fait à trois mois une fausse
couche, et à la suite de cette fausse couche, il y eut
chez la femme de nouvelles hésitations, que Balzac
avait eu toutes les peines du monde à surmonter.
Dimanche 5 mai. — Ils sont bons, les jeunes! Ils
sont tout à la bataille des mots, et ne se doutent guère
qu'à l'heure présente, il s'agit de bien autre chose :
il s'agit d'un renouvellement complet de la forme
pour les œuvres d'imagination ; d'une forme autre
que le roman, qui est une forme vieille, poncive,
éculée.
Lundi 6 mai. — Je pensais, pendant que tonnait
le canon célébrant l'anniversaire de 1789, je pensais
au bel article à faire sur la grandeur qu'aurait la
France actuelle, — une France aux frontières du
Rhin — s'il n'y avait eu ni la révolution de 89, ni
les victoires de Napoléon P', ni la politique révolu-
tionnaire de Napoléon III. Eh ! mon Dieu, la France
serait peut-être sous le règne d'un Bourbon imbé-
cile, d'un descendant d'une vieille race monarchique
complètement usée, mais ce gouvernement serait-il
si différent de celui d'un Carnot, choisi de l'aveu de
tous, pour le néant de sa personnalité?
Retour à pied à Auteuil à travers la foule.
ANNEE 1889. 51
Un ciel mauve, où les lueurs des illuminations
mettent, comme le reflet d'un immense incendie,
— le bruissement de pas faisant l'efFet de l'écoule-
ment de grandes eaux ; — une foule toute noire,
de ce noir un peu papier brûlé, un peu roux, qui est
le caractère des foules modernes, — une espèce
d'ivresse sur la figure des femmes, dont beaucoup
font queue à la porte des ivater-closet, la vessie
émotionnée ; — la place de la Concorde, une apo-
théose de lumière blanche, au milieu de laquelle
l'obélisque apparaît avec la couleur rosée d'un sorbet
au Champagne ; — la tour Eiffel faisant l'effet d'un
phare, laissé sur la terre par une génération dis-
parue, — une génération de dix coudées.
Mardi 7 mai. — Premier symptôme de l'Exposi-
tion: une odeur de musc insuportable se dégageant
de la foule qui vague, une odeur de musc insuppor-
table dans un café du boulevard, où il n'y a que des
hommes.
Lundi 1 3 mai. — Les Idées révolutionnaires d'un
CONSERVATEUR. Voici le litre du livre que j'ai trouvé à
faire, si je devenais aveugle : une crainte qui me
hante. Et ce serait une série de chapitres sur Dieu,
sur le gouvernement, sur le cerveau, etc., etc.
52 JOURNAL DES GONCOURT.
Mardi 14 mai. — Oh 1 si un homme, comme moi,
pouvait rencontrer un Japonais intelligent, me don-
nant quelques savoureuxrenseignements, traduisant,
par-ci, par-là, quelques lignes des livres à figures, et
surtout me criant : Gare! quandje ferais fausse route,
quel livre j'écrirais sur les quatre ou cinq artistes
de V Empire du Lever du Soleil, de la fin du xviii® siècle
et du commencement du xix'' — non un livre
documentaire, comme je l'ai fait pour les peintres
français du siècle dernier, — mais un livre hypo-
thétique, où il y aurait des envolements de poète, et
peut-être de la lucidité de somnambule.
Mercredi 15 mai. — Deux sœurs, deux enfants, —
c'est l'expression de la lettre — avaient demandé,
ces jours-ci, à voir l'auteur des Frères Zemganxo.
Elles sont venues aujourd'hui, ces deux fillettes
d'une famille de la petite bourgeoisie, vêtues de robes
en laine noire, et les mains dans des gants de soie,
au bout des doigts usés. A la fin de la visite, la plus
brave m'a demandé dans quel cimetière était enterré
mon frère. J'ai été profondément ému par cette tou-
chante prise de congé ! C'est curieux, si je suis bien
nié, bien haï, bien insulté, j'ai des enthousiastes, et
surtout chez des femmes du peuple, en ce temps où
il n'y a plus de religion, et où je me sens, dans leur
imagination, occuper la place d'un prêtre, d'un vieil
être auquel va un respect religieux un peu tendre.
ANNEE 1889. 53
Jeudi 16 mai. — Ce soir Léon Daudet conte un
rêve assez original qu'il a fait ces jours-ci. Charcot
lui apportait des pensées de Pascal, et en même
temps lui faisait voir dans le cerveau du grand homme
qu'il avait avec lui, les cellules qu'avaient habitées
ces pensées, absolument vides, et ressemblant à des
alvéoles d'une ruche desséchée.
Il m'étonne ce sacré grand gamin, par ce mélange
chez lui de fumisteries inférieures, de batailles avec
les cochers de fiacre, et en même temps par sa fré-
quentation intellectuelle des hauts penseurs, et ses
originales rédactions sur la vie médicale.
Et sur ce rêve, la conversation monte, et je dis
qu'il serait du plus haut intérêt que l'ascendance de
tout homme de lettres fut étudiée par un curieux et
un intelligent jusque dans les générations les plus
lointaines, et que l'on verrait le talent venant du
croisement do races étrangères ou de carrières suivies
par la famille; et qu'on découvrirait dans un homme,
comme Flaubert, des violences littéraires, provenant
d'un Natchez, et que peut-être chez moi, la famille
toute militaire dont je sors, m'a fait le batailleur de
lettres que je suis.
Samedi I S mai. — Les architectures exotiques de
cette Exposition en tuent un peu la réalité ; il sem-
ble qu'on processionne dans les praticables d'une
pièce orientale. Puis, au fond c'est trop grand, trop
54 JOURNAL DES GONCOURT.
immense, et il y a trop de choses, et l'attenlion, comme
diffuse, ne s'attache à rien. Le vrai format d'une
exposition était le format de l'exposition de 1878.
Avec Manet, dont les procédés sont empruntés à
Goya, avec Manet et les peintres à sa suite, est morte
la peinture à l'huile, c'est-à-dire la peinture à la
jolie transparence ambrée et cristallisée, dont la
femme au chapeau de paille de Rubens est le type.
C'est maintenant de la peinture opaque, de la pein-
ture mate, de la peinture plâtreuse, de la peinture
ayant tous les caractères de la peinture à la colle.
Et aujourd'hui tous peignent ainsi, depuis les grands
jusqu'au dernier rapin de l'impressionnisme.
Liiiuli 20 mal. — A l'Exposition, les allants et les
venants, tout un monde bêtement affairé, éreinté,
affolé, la tête perdue ; c'est de l'humanité qui res-
semble aux bestiaux fous, que j'ai vus, en leur
course éperdue dans le Bois de Boulogne, au mois
d'août 1870.
Mercredi 22 mai. — De même que les banquiers
ont un choisisseur de tableaux, d'objets d'art, de
même les princes devraient avoir un avertisseur,
pour les éclairer sur la propreté morale des gens
qui approchent d'eux.
ANNEE 1889. 55
Jeudi 33 mai. — La Parisienne, un moment, n'ai-
mait, ne connaissait que les couleurs franches —
des couleurs toujours un peu canaille pour un œil
artiste. Enfm un jour, elle est passée aux couleurs
que l'on appelle fausses, mais aux couleurs fausses
fabriquées par l'Orient, à l'adorable rose turc, au
délicieux mauve japonais, etc. Aujourd'hui elle a
adopté les couleurs fausses, fabriquées par le Sep-
tentrion saxon, et ce sont d'épouvantables nuances
que ces verts pousse de panais, ces rouges bisque
d'écrevisse, ces jaunes bruns des vieux Rouen.
Vendredi 24 mai. — Quel coup les artistes sont
en train de monter aux bourgeois avec les danseuses
javanaises ? Cette danse n'a rien de gracieux, de vo-
luptueux, de sensuel, elle consiste tout entière dans
"des désarticulations de poignets, et elle est exécutée
par des femmes dont la peau semble de la flanelle,
pour les rhumatismes et qui sont grasses d'une
vilaine graisse de rats nourris d'anguilles d'égouts.
Dimanche 26 mai. — Une classe curieuse que les
tout derniers éditeurs de l'heure actuelle, des édi-
teurs qui sont des commerçants, ayant fait leur
fortune dans des industries ou des négoces infé-
rieurs, et qui, sans aucune connaissance de la partie,
croient se relever de leur passé, et anoblir leur avenir
par le débit de productions de l'intelligence.
r>(i JOURNAL DES GOXCOUKT.
Mercredi 29 mai. — Le docteur Dieulafoy a, ce
soir, une originale conversation sur la glande lacry-
male, qui ne serait pas plus grosse qu'un pois, et qui,
dans certaines circonstances, fournirait aux femmes
des litres d'eau, à mouiller plusieurs mouchoirs.
Lundi 3 juin. — Oui, c'est positif : le roman, et un
roman tel que Fort comme la mort, à l'heure actuelle
n'a plus d'intérêt pour moi. Je n'aime plus que les
livres qui contiennent des morceaux de vie vraiment
vraie, et sans préoccupation de dénouement, et non
arrangée à l'usage du lecteur hôte que demandent
les grandes ventes. Non, je ne suis phis intéressé que
par les dévoilements d'âme d'un être réel, et non
de l'être chimérique qu'est toujours un héros de
roman, par son amalgame avec la convention et le
mensonge.
Mardi 4 juin. — Dîner chez Edmond Rothschild
qui reçoit, ce soir, la princesse Mathilde.
L'hôtel le plus princier que j'aie encore vu à Paris.
Un escalier du Louvre, où sont étages sur les paliers
des légions de domestiques àla livréecardinalesque,
et à l'aspect de respectables et pittoresques larbins
du passé.
Dîner avec la duchesse de Richelieu, la duchesse
ANNEE 1889 57
de Gramont, le prince de Wagram, le jeune Poiir-
lalés, etc., etc.
Une salle à manger ovale, aux boiseries blanches,
avec une table, où montent aux grands candélabres
d'argent et s'enguirlandent autour des surtouts, les
plus belles orchidées de la terre. Une innovation
charmante pour donner de la fraîcheur à une pièce
et qui vient, m'a-t-on dit, de Russie : deux obélis-
ques de glace sur des consoles, jouant des morceaux
de cristal de roche d'un format inconnu.
Samedi S juhi. — Par ces chaleurs orageuses,
devant moi une assiette de fraises, à côté de l'as-
siette, dans un flacon de cristal de roche, un bou-
ton de rose Richardson, au jaune bordé de blanc,
— en hautun verre d'eau-de-vie de Martell quim'at-
tend, et mon lit ouvert dans ma chambre enténé-
brée pour une sieste au léger et vague ensommeil-
lement. et au fond de moi un mépris indicible pour
toute cette activité roulante au dehors des fiacres,
(les omnibus, des tapissières, des tramways, des
wagons, menant des gens à l'Exposition.
Dimanche 9 juin. — Il serait intéressant qu'un
littérateur intelligent fit plusieurs livres d'imagina-
tion : l'un au régime du café, l'autre au régime du
58 JOURNAL DES GONCOURT.
thé, Tautre au régime du vin et de l'alcool, et qu'il
étudiât sur lui les influences de ces excitants sur
sa littérature, et qu'il en fit part au public.
Si j'étais un journaliste, voici l'article que je
ferais :
Personne plus que moi, et avant tout le monde,
n'a loué d'une manière plus haute le talent de
Millet (citations de Manette Salomon et de mon
Journal). Eh bien, devant l'espèce de religion qui
est en train de se fonder en Amérique, il est bon
de dire la vérité. Millet est le nlhouettem\ et le
silhouetteur de génie du paysan et de la paysanne,
mais c'est un pauvre peintre, un peintre au coloris
tristement glaireux. Au fond, le vrai talent de Millet
est d'être un fusiniste, un dessinateur au crayon noir
avec des rehauts de pastel, le dessinateur styliste de
la « Batteuse de Beurre » et de tant d'autres dessins.
Voici ce que les Français doivent acheter; — quant
aux tableaux, il faut les laisser aux Américains.
Lundi 10 juin, — Tout ce roulement précipité,
tout cet enchevêtrement de voitures sur la voie
publique vers l'Exposition : ça me semble les ga-
lères de l'activité.
Je passe au panorama de Stevens, qui m'a de-
mandé à retoucher mon portrait, et qui, me faisant
remarquer qu'il m'a représenté, dominant le groupe
naturaliste, me dit : « Ça embête des gens, mais
j'ai voulu vous mettre là, comme le papa ! »
ANNEE 1889. 59
A propos du portrait de Baudelaire, Stevens me
raconte, qu'il l'avait vu à sa première perte de mé-
moire, au retour de chez un marchand, chez lequel
il avait acheté quelque chose, et à qui, dans le pre-
mier moment, il n'avait pu donner son nom, et il
ajouta que la désolation du pauvre diable faisait
peine.
Jeudi 1 3 juin. — Ce soir, je retrouve Daudet, de
retour de Lamalou,avec du sang sous la peau. Il
revient de là-bas avec une espèce de griserie céré-
brale, une furie de travail, aiguillonnée par la vue
des originaux de Lamalou, me disant qu'il a eu
cette année, des bonnes fortunes en ce genre, comme
cela ne lui est jamais arrivé.
Samedi j 5 juin. — Ce soir, je me rends au Dîner
de la Banlieue.^ dont, à ce qu'il parait, je suis le pré-
sident honoraire, et qui a lieu aujourd'hui à l'Expo-
sition. Octave Mirbeau, Geffroy, Frantz Jourdain,
Gïillimard, Toudouze, Monnet, un silencieux aux
yeux d'un noir parlant.
Octave Mirbeau, de retour de Menton, dîne à côté
de moi. Un causeur verveux, spirituel, doublé d'un
potinier amusant. Il parle curieusement de la peur
de la mort qui hante Maupassant, et qui est la
CO JOURNAL DES CONCOURT.
cause de celte vie de locomolion perpcluello sur
terre et sur mer, pour échapper à cette pensée fixe.
Et Mirbeau raconte que, dans une des descentes de
Maupassant à terre, à la Spezzia, si je me rappelle
bien, il apprend qu'il y a un cas de scarlatine,
abandonne le déjeuner commandé à l'hôtel, et re-
monte dans son bateau. 11 raconte encore qu'un
homme de lettres, blessé par un mot écrit par Mau-
passant, et devant dîner avec lui, avait, pendant les
jours précédant ce dîner, mis le nez dans de forts
bouquins de médecine, et au dîner lui avait servi
tous les cas de mort amenés par les maladies des
yeux : ce qui avait fait tomber littéralement le nez
de Maupassant dans son assiette.
Dimanche 16 juin. — Huysmans disait, ce matin,
que l'aspect rigoleur de la population de l'Exposi-
tion, n'annonçait rien de bon ; à quoi je répon-
dais, que je ne serais pas étonné qu'il y eût nncoup
de chien l'année prochaine. Et ce soir, Daudet par-
lant avec moi de la surexcitation amenée dans l'hu-
manité française par l'Exposition, se rencontre avec
nous dans le noir pressentiment de l'avenir.
Lundi 17 juin. — S'il est pour un collectionneur
un certificat do goût infect, c'est la collection des
ANNÉE 1889. 61
assiettes de la Révolution. Je crois que dans la po-
terie de tous les peuples, depuis le commencement
du monde, il ny a jamais eu un produit si laid, si
bète, si démonstrateur de l'état anti-artistique
d'une société, réduite à manger dans ces assiettes
la cuisine de la Cuisinière républicaine, qui se ré-
duit uniquement en 1793, à VArt d'accommoder les
pomjites de terre.
Jeudi 20 juin. — Aujourd'hui, le dix-neuvième
anniversaire de la mort de mon frère.
Je ne sais, mais il me semble que le culte des
morts s'en va, au milieu de la rigolade de l'Exposi-
tion. Montmartre, ce cimetière si fleuri, si plein de
la pensée non oublieuse des survivants, prend un
peu l'aspect d'un cimetière abandonné.
Vendredi 21 juin. — Déjeuner à Asnières, chez
Haffaëlli, avec Geffroy, avec le ménage Gallimard, à
l'effet d'ordonner et de régler l'illustration de l'édi-
tion de Germinie Lacerteux, tirée à trois exemplaires.
Le logis de Raffaëlli, une petite maison bour-
geoise de banlieue, sans rien de la bibeloterie ou
de la faïencerie ordinaire des ateliers, mais où est
posé sur un chevalet, ou accroché, çà et là, aux murs
pour la vue, dans un cadre joliment doré, un
6
62 JOURNAL DES GONCOURT,
paysage d'Asnières ou de Jersey, le plus souvent
peint aux crayons de couleur à l'huile de Faber, un
paysage qui a lair d'un pastel fixé.
Dans ce monde des bibliophiles, dans ce monde
de domestiques du vieil imprimé, c'est vraiment,
un révolutionnaire que ce Gallimard, qui va dépen-
ser 5 000 francs, pour se donner, à l'instar d'un fer-
mier général, pour se donner à lui seul, une édition
de luxe moderne, et d'un livre tel que Germinie
Lacerteux.
Samedi .2.2 juin. — Mon Dieu, peut-être deux ou
trois années d'aveuglement avant ma mort, ce ne
serait pas mauvais cette séparation, ce divorce de
ma vision avec la matière colorée, qui a été pour
moi une maîtresse si captivante. Il me serait peut-
être donné de composer un volume, ou plutôt une
série de notes, toutes spiritualistes, toutes philoso-
phiques, et écrites dans l'ombre de la pensée. Mal-
heureusement, je crois déjà l'avoir dit, je ne peux
pas formuler quelque chose, sans que mon écriture
soit une façon de dessin, d'où sort mon talent
d'écrivain.
11 y a chez moi un ennui produit par ceci
c'est que l'imagination, l'invention littéraire n'a
ANNEE 1889. 63
point baissé chez moi, mais que je n'ai plus la puis-
sance du long travail, la force physique avec laquelle
on fait un volume écrit.
Dimanche 23 juin. — Beaucoup de monde chez
moi. M"'' Pardo Bazan, plus bien portante, plus
sonore que jamais, m'apprend que décidément elle
a trouvé un éditeur pour sa traduction des Frères
Zemganno, qui sera illustrée par le plus célèbre
dessinateur espagnol du moment.
Mercredi 26 Juin. — Ce soir dîner chez les Char-
pentier, avccCernuschi, Bobin, les Ménard-Dorian,
le ménage Dayot.
Le docteur Robin, qui pendant ses vacances,
s'amuse à créer dans une grande propriété qu'il
possède à Dijon, des fraises monstres études melons
noirs, parle d'une vigne possédée par un de ses voi-
sins, vigne appelée : Le clos du Chapitre, et où l'on
exploitait encore une mine de fer au milieu du
XV'' siècle. Or, le raisin de cette vigne renferme
naturellement du fer, et le vin contient les qualités
fortifiantes du vin où l'on en introduit, mais sans les
inconvénients de ce dernier, par l'assimilation du
fer dans une première vie végétative. Malheureuse-
ment ce fameux clos du Chapitre ne produit que
quatre ou cinq pièces de vin.
64 JOURNAL DES GOXCOURT.
Cerniischi, qui avait été aujourd'hui à l'exposition
de Barye, me parle avec un certain mépris des sculp-
tures du grand sculpteur, surtout au point de vue
de la matière, comparée à la matière des bronzes
chinois.
Jeudi 27 juin. — Ah! cette critique d'Hennequin,
comme elle n'est pas faite pour un cerveau français,
et comme le mot démon frère, sur Feuillet : Feuillet,
le Musset des Familles, m'en apprend plus sur le
talent du romancier de l'Impératrice, que quarante-
cinq pages de critique scientifico-littéraire.
Samedi 29 juin. — Aujourd'hui, un marchand
m'écrit qu'il avait reçu des livres et des objets japo-
nais, et comme je regarde, de deux yeux ennuyés, le
très médiocre envoi de l'Empire du Lever du Soleil, le
marchand me dit: '< Connaissez-vous ça?» et il ouvre
avec une clef un tableau, dont le panneau extérieur
montre une église de village dans la neige, et dont
le panneau secret, peint par Courbet, pour Kalil-Bey,
représente un ventre et un bas-ventre de femme.
Devant cette toile que je n'avais jamais vue, je dois
faire amende honorable à Courbet : ce ventre c'est
beau comme la chair d'un Corrège.
[ANNÉE 1889, ft5
Lundi /''' juillet. — Je suis triste ce soir. J'avais
un hérisson, qui depuis deux ans avait faitson domi-
cile de mon jardin, et ([ui,àla nuit tombante, venait,
tous les soirs, manger quelques restes qu'on lui
mettait devant le perron. C'était pour moi un plaisir
d'entendre le bruissement de sa marche dans les
bordures de lierre, puis de voir son déboulement
joyeux et gaminant sur le sable des allées, sa pro-
menade hésitante autour de moi, puis son en allée
à l'assiette d'os, qu'il suçait avec le bruit d'un cure-
dent dans les dents d'un gourmand asthmatique.
Ces jours-ci on l'a vu couché au soleil sur le côté,
au fond du jardin, puis le soir il est encore venu à
la porte de la cuisine, a regardé Pélagie et sa fille,
avec son œil éveillé de rat, a laissé au matin, la
trace d'un petit lit, qu'il s'était fait dans les feuilles
près de la maison, puis à partir de cette nuit, nous
n'en avons plus eu de nouvelles.
Mardi 2 juillet. — Ce soir, dîner sur la plate-forme
de la tour Eifî'el, avec les Charpentier, les Hermant^
les Zola, les Dayot.
La montée en ascenseur : la sensation d'un bâti-
ment qui prend la mer; mais rien de vertigineux.
Là-haut, la perception bien au delà de sa pensée au
ras de terre, de la grandeur, de l'étendue, de l'im-
mensité babylonienne de Paris, et sous le soleil
couchant, la ville ayant des coins de bâtisses de la
6.
66 JOURNAL DES GONCOURT.
couleur de Rome, et parmi les grandes lignes planes
de l'horizon, le sursaut et l'échancrure pittoresque
dans le ciel, de la colline de Montmartre, prenant au
crépuscule, l'aspect d'une grande ruine qu'on aurait
illuminée.
Un diner un peu rêveur... puis l'impression toute
particulière de la descente à pied, et qui a quelque
chose d'une tête qu'on piquerait dans l'infini, l'im-
pression de la descente sur ces échelons à jour dans
la nuit, avec des semblants de plongeons, çà et
là, dans l'espace illimité, et où il vous semble
qu'on est une fourmi, descendant le long des cor-
dages d'un vaisseau de ligne, dont les cordages se-
raient de fer.
Et nous voilà dans la rue du Caire, où le soir,
converge toute la curiosité libertine de Paris, dans
cette rue aux âniers obscènes, aux grands Africains
en leurs attitudeslascives, à cette population en cha-
leur ayant quelque chose de chats pissant sur la
braise, — la rue du Caire, une rue qu'on pourrait
appeler la rue du rut.
Alors la danse du ventre, une danse qui serait
pour moi intéressante, dansée par une femme nue,
et me rendrait compte du déménagement des organes
féminins, du changement de quartier des choses de
son ventre. Ici une remarque, que me suggèrent mes
coucheries avec les femmes moresques en Afrique.
C'est peu explicable cette danse, avec ce déchaîne-
ment furibond du ventre et du reste chez des femmes,
qui dans le coït, ont le remuement le moins pro-
ANNEE 1889. 67
nonce, un mouvement presque imperceptible de
roulis, et que si vous leur demandez d'assaisonner
d'un peu du tangage de la femme européenne, vous
répondent indignées, que vous leur demandez à faire
l'amour comme les chiens.
Mercredi 3 juillet. — Octave Mirbeau est venu me
voir aujourd'hui. De suite sa conversation va à Ro-
din. C'est un enthousiasme, une chaleur de paroles,
pour son exposition, pour ses deux vieilles femmes
dans une grotte, ses femmes aux mamelles dessé-
chées, qui n'ont plus de sexe, et qui s'appellent, je
crois : « Sources taries. )^ A ce sujet, il me rappelle
qu'il est, un jour, tombé sur Rodin modelant une
admirable chose, d'après une femme de quatre-vingt-
deux ans, une chose encore supérieure aux « Sources
■« taries )),et quelques joursaprès, lui demandant où
sa terre en était, le sculpteur lui disait qu'il l'avait
cassée ; depuis il aurait eu comme un remords de la
destruction de l'œuvre louée par Mirbeau, et avait
fait les deux vieilles femmes exposées.
Mirbeau a beaucoup pratiqué Rodin. Il l'a eu deux
fois chez lui, pendant des séjours d'une quinzaine
de jours, d'un mois. Il me dit que cet homme silen-
cieux, devient en face de la nature, un parleur, un
parleur plein d'intérêt, et un connaisseur d'un tas
de choses, qu'il s'est appris tout seul, et qui vont des
théogonies aux procédés de tous les métiers.
08 JOURWL DES GONCOURT.
Jeudi 4 juillet. — Une lettre adressée à Pierre
Gavarni, ces jours-ci :
Mon cher petit,
Une idée baroque m'a traversé la cervelle aujour-
d'hui. J'ai touché ces temps-ci 12 000 francs, pour
droits théâtraux de Germinie Lacerteux, et je me
suis souvenu que l'œuvre de ton père de Maherault,
avait été acheté en vente publique par Roederer,
12 000 francs. Je n'ai jamais placé d'argent, et je suis
embarrassé de mes 12 000 francs devant la pé-
nurie de l'objet d'art chinois ou japonais. Vou-
drais-tu me céder l'œuvre lithographique, eaux-fortes
et procédés de ton père? La collection serait gardée,
tu n'en doutes pas, jusqu'à ma mort et après moi
elle serait vendue d'après un catalogue très bien fait.
Tu as des enfants, tu n'es pas dans les conditions
égoïstes où je me trouve. Voilà, réfléchis...
Maintenant il est bien entendu que je ne cherche
pas à faire une affaire, et que cette proposition vient
de la religion que j'ai pour le talent de ton père, et
que si tu avais envie de vendre, et que si tu trouvais
25 centimes au-dessus de mon prix, je me retire-
rais. Je n'ai pas besoin de te dire que je ne voudrais
pas que ma proposition exerçât la moindre pression
sur ta volonté.
J'endredi o juillet. — On l'a retrouvé, mon pauvre
hérisson, à quelques pas de l'endroit, où il était venu
ANNEE 1889. 63
faire ses adieux à la maison. Au petit jour, il avait
voulu regagner son trou, et n'avait pu se traîner que
quelques pas. C'est étonnant comme il y a chez les
animaux sauvages, quand ils souffrent, une tendance
à se rapprocher de l'homme.
Lundi 8 juillet. — Grise de foie. Dans la maladie,
la cessation de la marche de la pensée en avant,
l'arrêt dans les projets, en même temps que le désin-
téressement brusque, soudain, de ce qui était l'in-
térêt passionné de votre vie : votre travail, vos livres,
vos bibelots.
Jeudi 1 J juillet . — Je dîne aujourd'hui à Levallois-
Perret, en tête à tête avec Mirbeau et sa gracieuse
femme, dans une salle à manger aux murs de la-
quelle est accrochée, d'un côté, une étude peinte
du mari, et de l'autre, une étude peinte de l'épouse.
Mirbeau a la gentillesse de me reconduire à Au-
teuil, et, en uneexpansion amicale, me raconte dans
le fiacre, des morceaux de sa vie, pendant qu'aux
lueurs passagères et fugitives, jetées par l'éclairage
de la route dans la voilure, je considère cet aimable
violent, dont le cou et le bas du visage ont le sang
à la peau, d'un homme qui vient de se faire la barbe.
Au sortir de l'école des Jésuites de Vannes, vers
70 JOURNAL DES GO N COURT.
ses dix-sept ans, il tombe à Paris pour faire son
droit, mais n'est occupé qu'à faire la noce. Vers ce
temps- là, Dugué de la Fauconnerie fonde V Ordre ^ et
l'appelle au journal, et il a le souvenir — lui qui
vient d'écrire la notice de l'exposition de Monnet —
que son premier article, fut un article lyrique sur
Manet, Monnet, Cézanne, avec force injures pour
les académiques : article qui lui fit retirer la critique
picturale. Il passe à la critique théâtrale, mais ses
éreintements sont entremêlés de tant de demandes
de loges pour des femmes légères, qu'au bout de
quelques mois, il avait fâché le journal avec tous les
directeurs de théâtre.
Là, quatre mois de vie étrange, quatre moisà fumer
de l'opium. Il a rencontré quelqu'un de retour de la
Cochinchine, qui lui a dit que ce qu'a écrit Baudelaire
sur la fumerie de l'opium, c'est de la pure blague, que
ça procure au contraire un bien-être charmant, et
l'embaucheurlui donne une pipe et une robe cochin-
chinoise. Et le voilà pendant quatre mois, dans sa
robe àfleurs,àfumcrdespipes, des pipes, des pipes,
allant jusqu'à cent quatre-vingts par jour, et ne man-
geant plus, ou mangeant un œufà la coque toutes les
vingt-quatre heures. Enfin il arrive à un anéantisse-
ment complet, confessant que l'opium donne une
certaine hilarité au bout d'un petit nombre de pipes,
mais que passé cela, la fumerie amène un vide,
accompagné d'une tristesse, d'une tristesse impos-
sible à concevoir. C'est alors que son père, auquel
il avait écrit qu'il était en Italie, le découvre, le tire
ANNEE 1889. 71
de sa robe et de son logement, et le promène, pas
mal crevard, pendant quelques mois en Espagne.
Arrive le 15 mai. Il était rétabli. Parla protection
de Saint-Paul, il est nommé sous-préfet dans l'Ariège,
et il me dévoile les mensonges du suffrage universel,
me contant que dans une commune, oii Saint-Paul
avait eu l'unanimité, quelques mois après, le candi-
dat de Gambetta avait la même unanimité.
Mais au mois d'octobre de cette année, le sous-
préfet est sur le pavé, et il se remet à faire du jour-
nalisme dans le Gaulois.
C'est alors l'époque de cette grande passion qui
l'improvise boursier, un boursier s'il vous plaît, ga-
gnant douze mille francs par mois pour la femme
qu'il aime, puis bientôt la cruelle déception, qui
lui fait acheter, avec l'argent de sa dernière liquida-
tion, un bateau de pêche en Bretagne, sur lequel, il
mène pendant dix-huit mois la vie d'un matelot,
dans l'horreur du contact avec les gens chic.
Enfin, le retour à la vie littéraire...
Vendredi ^.2 juillet. — Exposition centennale. Je
ne sais, si ça tient à ce jour fait pour des expositions
de machines, et non pour des expositions de ta-
bleaux, mais la peinture depuis David jusqu'à Dela-
croix, me paraît la peinture du même peintre, une
peinture bilieuse, dont le soleil est du triste jaune,
qu'il y a dans les majoliques italiennes. Oui, vrai-
72 JOURNAL DES GON COURT.
ment la peinture contemporaine lient trop de place
dans ce temps. Au fond il y a en une peinture primi ti ve
italienne et allemande; ensuite la vraie peinture qui
compte quatre noms : Rembrandt, Rubens, Velas-
quez, le Tintoret ; et à la suite de cette école de l'in-
génuité et de cette école du grand et xra'i faire, encore
de jolies et spirituelles palettes en France, et surtout
à Venise, et après plus rien que de pauvres recom-
viencenrs, — sauf les paysagistes du milieu de ce
siècle.
Vendredi i 9 juillet. — Daudet me dit, en nous pro-
menant ce matin dans le parc de Ghamprosay, que
j'ai manqué hier une conversation bien intéressante
de Mistral : une sorte de biographie au courant de
la parole.
Et joliment, Daudet s'étend sur ce paysan poé-
tique, appartenant tout entier à ses bouts de champs,
à son petit bien, à sa maison, à ses parents, à sa pro-
vince, enfin à tout cela de rustique et d'ancienne
France, dont il a tiré sa poésie. 11 m'entretient de
l'enfant, qui s'est sauvé quatre fois du collège, pour
retournera son clos, et qui, à douze ans, fabriquait
deux petites charrues minuscules, les deux uni-ques
objets d'art qui parent l'habitation de l'homme. Il me
le montre, prenant goût aux études, et pouvant seu-
lement être gardé par le collège, alors qu'il a connu
les Géorgiques de Virgile et les Idylles de Théocrite.
AXXÉE 1889. 73
Un type particulier, ce paysan d'une race supérieure,
d'une race aristocratique, chez laquelle le travail des
champs, sous le beau ciel du Midi, prend une idéalité
qu'il n'a jamais eue dans le Nord.
Dans cette biographie, tout émaillée d'expres-
sions provençales, que le raconteur de lui-même,
jetait en marchant dans les allées du parc, il était
question de deux mariages : d'un mariage avec une
Mistral, lui apportant des millions, et qu'il avait
rompu avec une grande tristesse d'âme, en rentrant
dans son domaine, sur le sentim.ent qu'il éprouvait
de la disproportion de son avoir et de celui de sa
femme, et dans la crainte que cette grande fortune
ne lui fît perdre les éléments inspirateurs de sa
poésie.
Quant à l'histoire du mariage qui s'est réalisé,
elle est vraiment charmante. L'article de Lamartine
sur Mireille avait amené une correspondance de
Mistral avec une dame de Dijon, et un jour qu'il
passait par la Bourgogne, il faisait une visite à sa
correspondante. Des années, beaucoup d'années se
passaient, et tous les soirs, en mangeant avec sa
mère, c'étaient des phrases dans le genre de celle-
ci : « Les hommes, c'est fait pour se marier... pour
avoir des enfants... toi, quelle sera ta vie, quand
je n'y serai plus... tu auras une bonne avec laquelle
tu coucheras? » Une nuit, après une de ces gronde-
ries. Mistral se rappelant une toute petite fille, qui le
regardait avec de beaux grands yeux, lors de la visite
qu'il avait faite à la dame de Dijon, et qui était sa
1
74 JOURNAL DES GONCOURT.
tante, il se demandait quel âge elle pouvait bien avoir,
calculaitqu'elleavaitdix-neuf ans, partait pourDijon,
se rendait à la maison, où il avait fait une visite, une
dizaine d'années avant, demandait en mariage la
jeune fille, qui lui était accordée.
Et Daudet, se reconnaissant une certaine parenté
avec Mistral, déclare qu'il était venu au monde, avec
le goût de la campagne, qu'il n'avait point V appé-
tence de Paris, qu'il n'avait point l'ambition de deve-
nir célèbre, qu'il avait été porté à Paris comme un
duvet, et que l'ambition de la célébrité, lui était
venue du milieu, dans lequel il était tombé.
En promenade, devant l'épanouissement de Dau-
det, devant les champs de blé, tout roux, tout dorés,
tout brûlés.
— Daudet, lui dis-je, vous aimez la plaine, vous?
— Oui, me répond-il, la verdure ne me comble
pas de joie... Nous les gens du Midi, nous aimons
les grillades de toutes sortes, et c'est pour nous une
stupeur, quand nous arrivons à tout ce vert qui est
dans le Nord.
Jeudi 25 juillet. — Aujourd'hui avec les Ménard-
Dorian, M""® Lockroy, le jeune Hugo, dîne à Ghamp-
rosay, M. Brachet qu'a rencontré Daudet à Lama-
lou, et de la conversation duquel il est revenu tout
à fait toqué.
C'est en effet un causeur supérieur, par la science
AN>;EE 1889. 75
profonde qu'il possède de toutes les questions qu'il
aborde, par le jugement original qu'il porte sur
elles, par l'indépendance de son esprit à l'endroit
de toutes les idées reçues, de tous les clichés accep-
tés, etc. Un petit homme aux yeux noirs, à la barbe
grêle, au teint marbré de plaques rougeaudes, au
crâne à la conformation assez semblable à celui de
Drumont. Il se met à parler de la situation politique,
du désarroi du moment, de l'avènement futur de
Boulanger.
11 s'est trouvé avec lui à la Flèche, il a été de sa
promotion, et dit que ce qui le caractérise, c'est qu'il
est un étranger, un Écossais par sa mère, un homme
qui ne connaît pas le ridicule, qui se promènerait
dans une voiture rouge à'Old England... qu'au fond
il méprise les Français. Il ajoute qu'il est menteur,
menteur, qu'il a une très moyenne intelligence,
mais une volonté enragée, avec le talent, un talent
tout particulier de parler à la corde sensible des
gens auxquels il s'adresse, et qu'il a très souvent la
bonne fortune des mots qui enlèvent, enfm qu'il est
un allumeur de foules.
On s'entretient ensuite de Freycinet, l'homme fu-
neste, le ministre dont Bismarck a dit un jour : « Il
m'apparaît comme le ministre d'un grand désastre. »
Samedi. 27 juillet. — Un joli mot d'un petit garçon
à une grande fillette, affectionnée par lui : « Je t'a-
moure. »
70 JOURNAL DES GONCOURT.
Dimanche 28 juillet. — Il fait partie vrafment
des belles actions, ce sacriflcc fait par une femme à
la très petite fortune, M""' Dardoize, ce sacrifice de
6 000 francs qu'elle avait de côté, pour la fondation
d'une ambulance au commencement de la guerre de
1870, ambulance, où, au bout de trois jours, elle
était abandonnée par les illustres infirmières qui
s'étaient fait inscrire, et où elle frottait le parquet,
en faisant les lits de trente-deux blessés, dont aucun
n'est mort.
Et les intéressantes et liumaines choses dont elle
a été spectatrice. Un petit Breton héroïque, incon-
scient de son héroïsme, blessé aux deux bras avec
un morceau d'obus dans la poitrine, ne connaissant
pas un mot de français, etqui, au crépuscule, se met-
tait à chantonner les vêpres eu latin bas-breton. Et
à côté de lui un voltairien enragé, auquel cette sœur de
charité éclectique, un jour de Noël, mettait dans ses
souliers les Contes de Voltaire, tandis qu'elle met-
tait un chapelet dans les souliers du Breton.
Mardi 6 août. — Déjeuner chez Drumont.
Une petite salle lumineuse, où la vue, une vue
égayante, passant par-dessus la torsion des vieux
arbres fruitiers, et traversant la Seine, va au coteau
vert qui fait face. Là dedans de vieux bahuts, faits
de pièces rapportées, sous un trumeau de Bou-
cher, acheté chez un tapissier de Villeneuve-Saint-
Georges.
ANNEE 1880. 7-
A propos de la tournure conventuelle de la vieille
bonne qui noussert,il estquestion des domestiques,
et de la servitude de nous tous, à leur égard. Et Dau-
det de conter^ que Morny avait les entrailles assez
faibles, et qu'un tour de main, dans la confection des
cataplasmes l'avait assujetti à la femme de chambre
d'une maîtresse, et qu'un domestique de Morny pas
bête avait épousé la femme, et que, de par elle et son
tour de main, il était devenu le maître absolu du
Président du Conseil, obtenant tout ce qu'il voulait,
en le tenant toujours sous la menace de quitter son
service. ' -
Une omelette, un gigot, des haricots se succèdent.
Une allusion fortuite au Panthéon liticraire^ à Bu-
chon qui se trouve être l'oncle de Drumont, amène
la conversation sur les croisades, la prise de Con-
stantinople, et les mépris d'Anne Comnène, celte
Byzantine littéraire et artiste, à l'endroit des gros
barons septentrionaux. Et de Constantinople et
d'Anne Comnène et des croisades, nous sautons au
Père Dulac et aux missionnaires, dont Drumont
parle avec un lyrisme religieux, disant que ce sont
des hommes, dont toute la virilité est passée dans,
leur foi. Et il conte, comme un vrai croyant qu'il est,
qu'un de ces missionnaires étant mort à bord d'un
petit bâtiment chinois, et son corps ne se décom-
posant pas, les matelots avaient dit à son compa-
gnon : (1 Mais il était donc vierge ! »
On apporte une salade de tomates très réussie
pour des palais blasés, quand Daudet, qui est muet
7.
78 JOURNAL DES GONCOURT.
depuis quelques instants, pris de douleurs intolé-
rables d'estomac, demande à aller se jeter, une mi-
nute, sur un divan dans la chambre de Drumont.
Cette sortie jette un froid parmi nous deux, res-
tés à table. Il y a un silence, au bout duquel Dru-
mont jette cette phrase inattendue :
— Pourquoi sommes-nous sur la terre ?. . . Pourquoi
sommes-nous réunis dans ce moment?,.. Pourquoi
en face de ce paysage, nous livrons-nous à des con-
versations supérieures?
Et Drumont dit cela, en se donnant des coups de
doigts révoltés, dans sa noire crinière, où une mèche
se déroule, tortillée sur son front à la façon d'une
mèche de Gorgone, tandis que ses yeux de scribe
moyenâgeux, encastrés dans leurs minces lunettes,
sont abaissés sur les fleurs de son assiette.
Daudet est rentré, et assis, à demi couché sur une
petite table, pendant qu'il prend à de lentes avalées,
une tasse de café, interrompant soudain nos dolé-
ances sur la société moderne et sa veulerie, il se met
à parler éloquemment sur la ressemblance de la
génération actuelle avec Hamlet, de cette génération
chez laquelle, selon une expression de Baudelaire,
l'action ne correspond pas avec le rêve, prétendant
que l'époque ne comporte pas l'action.
Lundi i 2 août. — Hayashi est venu chez moi, et
a passé la journée à me déchiffrer des noms dartis-
tes japonais sur mes bibelots.
ANNEE 1889. 79
Comme je métoimais de la longévité des artistes
japonais, citant Hokousaï et tant d'autres, et même
le brodeur, dont il était en train de me lire la signa-
ture, sur un foukousa représentant une carpe monu-
mentale, et que voici : « Jou-ô, âgé de 73 ans », Ha-
yashi me disait qu'au Japon, la mortalité de 1 à
10 ans était énorme, encore très grande de 10 à
50 ans, encore grande de 20 à 30 ans, mais que
l'homme qui avait atteint l'âge de 30 ans, réunissait
là-bas, toutes les chances pour attraper beaucoup
d'années. Toutefois comme sa réponse à ma ques-
tion ne concernait pas absolument les artistes japo-
nais, Hayashi ajoutait que les artistes qui font parler
d'eux, le doivent à une vitalité supérieure à celle des
autres hommes, et quand ils ne sont pas submergés
par un accident, ils doivent vivre très vieux.
Il y a vraiment de l'ironie française chez ce peuple
japonais. Hayashi me racontait qu'un compatriote,
qu'il a connu à Paris, et qui est devenu un grand
monsieur dans le gouvernement japonais, lui avait
écrit plusieurs fois, sans qu'il répondît, lorsque à
son dernier voyage au Japon, il lui avait demandé à
venir le voir, dans une lettre où il lui disait : « Oui,
je suis un fonctionnaire du gouvernement, mais^je
suis tout de même un honnête homme, je ne vole
pas mes appointements, et je méi^ite une visite. »
Mercredi 14 août. — Les journaux qui ont raconté
80 JOURNAL DES GONG OU RT.
la visite du Shah de Perse à Saint-Gratien, n'ont
point eu connaissance du message qui l'a précédé,
et qui demandait de lui faire préparer « un verre
d'eau glacée, des gâteaux, une chaise percée ».
Un Russe bien informé me disait, que dans cette
demande, il n'y avait pas l'appréhension de mau-
vaises entrailles, mais une affectation de dédain, delà
part du « Roi des Rois » pour les familles royales et
princières de l'Europe. Et ce Russe me racontait,
qu'au dîner donné à Saint-Pétersbourg, et où le Shah
donnait le bras à l'Impératrice de Russie, en se
levant de table, il avait, un moment, marché le
premier en tête, faisant semblant d'oublier la sou-
veraine, pendant que l'Impératrice le suivait assez
embarrassée.
Lundi 19 uoût. — Aujourd'hui à l'Exposition, une
évocation du passé bien autrement intéressante
pour moi, que le char d'Attila : c'a été un petit
modèle de diligence jaune, portant sur la caisse :
Bue Notre-Dame-des-Victoires. En le regardant, je
retrouvais mes gais départs pour les vacances en
province, la sortie victorieuse de Paris à grandes
guides par les rues étroites, le sautillement des
croupes blanches devant les vitres du coupé, les
relais retentissants du bruit de la ferraille, les vil-
lages et leurs pâles vivants, traversés dans le cré-
puscule, au galop. Et la petite diligence jaune, me
ANNÉE 1880. 81
rappelle encore une de mes plus profondes émo-
tions — c'était cette fois en rotonde, — je revenais
tout seul, à douze ans, de mes premières vacances
passées à Bar-sur-Seine, et j'avais acheté les livrai-
sons à quatre sous du roman de Fenimore Cooper :
LE DERNIER DES MoHiCANS. PostiUon , couducteur,
voisins de rotonde, endroits où l'on s'arrêtait pour
relayer, auberges où l'on mangea, je ne vis rien des
choses de la route. Non, jamais je ne fus aussi
absent de la vie réelle, pour appartenir si complète-
ment à la fiction, — sauf cependant une autre fois,
la fois, où plus petit encore, j'avais lu, échoué dans
une vieille bergère de la chambre à four de Breu-
vannes, j'avais lu RobinsonCrusoé, que monpèreavait
acheté pour moi, à un colporteur de la campagne.
Jeudi 22 août. — En montant à Bar-le-Duc, dans
la Victoria de Rattier, mes regards s'arrêtant par
hasard sur mes mains reflétées sur le cuir verni du
siège du cocher, mon étonnement est grand de ren-
contrer dans le reflet de mes mains, le trompe-l'œil
le plus extraordinaire d'un morceau de peinture de
Ribot, avec ses chairs aux ombres noirâtres, aux
lumières d'un rose violacé.
Lundi 26 août. — Mon Dieu, que le monde est
'1^^
82 JOURNAL DES GONCOURT.
loin d'être infini. Aujourd'hui je prononce le nom
d'Octave Mirbeau devant ma cousine, qui me dit :
<( Mais Mirbeau... attendez, c'est le fils du médecin
de Remalard, de l'endroit où nous avons notre pro-
priété... eh bien, je lui ai donné deux ou trois fois
des coups de fouet à travers la tête... Ah! le petit
afîronteur que c'était, quand il était enfant... il
avait par bravade, la manie de se jeter sous les
pieds des chevaux de mes voitures et de celles des
d'Andlau, »
Mardi 3 septembre. — Le général Obernitz, le
général vurtembergeois qui, après ReichshofTen avait
établi son quartier général à Jeand'Heurs, et qui se
montra nn vainqueur supportable, disait à Rattier,
quand il quitta le château : « Oh ! priez Dieu pour
vous, que nous rencontrions l'ennemi loin d'ici,
parce que le soldat qui s'est battu, devient une bête
féroce pendant trois jours... et moi-même je n'en
suis pas le maître ! »
Samedi 7 septembre. — Une fille du maréchal
Oudinot, M™" de Vesins, je crois, aimait tant Jean-
d'Heurs, que lors de la vente de la propriété, elle
en avait emporté des sachets de terre, comme on
emporte des sachets de Terre Sainte.
ANNEE 1889.
83
Lundi 9 septembre. — Des rejets dans de petits
sentiers à travers le bois, au loin au loin : une
perspective de raquettes de coudrier, aux béquil-
les basculantes, s'offrant perfidement au sautille-
ment voletant des oiseaux. Je suis tombé dans la
tendue.
Oh: que de souvenirs desbonnesjournées de mon
enfance, passées à Neufchâteau. Le départ à cinq
heures. Une h&ure de marche, au bout de laquelle, on
arrivait à un grand pré, qui avait presque toujours, çà
et là, des taches d'un vert plus vivace que le reste de
l'herbe, des taches qui étaient des places à mousse
rons, poussés la nuit, et qu'on cueillait dans la
rosée. Puis les provisions déballées dans la cabane,
le feu allumé et les pommes de terre dans un pot
de fonte, on allait faire la première tournée, et la
tournée était longue, car il y avait 1 500 rejets, et les
jours de passage, les allées étaient pleines, d'un
bout à l'autre, de pauvres rouges-gorges, de pauvres
rouges-queues, pris par les pattes, et battantdésespé-
rément des ailes. Je me rappelle une journée
d'octobre, où nous avons pris dix-huit douzaines de
ces petits oiseaux, et entre autres au moins une
douzaine de rossignols à la petite croupe, qui est
une vraie pelote de graisse. Le retour avec une
faim de tous les diables, et le fricotage d'un mor-
ceau de viande dans les pommes de terre. Un long
déjeuner. Une seconde tournée à midi, suivie d'un
repos, où le garde qui était un vieux soldat de la
garde impériale, un grand homme sec, toujours gro-
81 JOURNAL DES GONCOURT.
gnonnant, mais le plus brave homme de la terre,
me racontait interminablement toujours, je ne sais
quelle bataille, où l'action terminée, n'ayant rien
pour s'asseoir, ils avaient mangé assis sur des
cadavres d'ennemis.
Au milieu de ces récits, arrivait ordinairement,
pour la troisième tournée, mon oncle, l'ancien offi-
cier d'artillerie, qui, marchant le premier avec son
gros dos rond et son pas lourd, donnait la liberté
aux oisillons qui n'avaient pas les pattes cassées,
silencieux, et sans donner la réplique à la grondante
mauvaise humeur de Chapier.
Chapier c'était le jardinier, le garde, l'organisa-
teur delà tendue, le domestique mâle à tout faire de
la maison pour un gage de 300 francs. Tl était le mari
de Marie-Jeanne, la cuisinière, celle dont mon grand-
père avait longtemps comprimé les ardeurs conju-
gales, en la faisant tremper dans la pièce d'eau de
Sommerecourt. Chapier est le père de Mascaro^ sur-
nom donné dans la famille à son fils, qui tout en dou-
blant son père eut la permission d'établir à côté de la
maison, un petit commerce de mercerie et de vente
d'almanachs, qui le fit riche à sa mort, de 800 000 fr.,
et il est le grand-père du Chapier actuel, possesseur
de plusieurs miUions, et brasseur de grandes affaires,
entre autres de la concurrence aux eaux deContrexé-
ville.
Mon cousin Marin a donné, ces jours-ci, l'hospitalité
pour les grandes manœuvres, à un de ses amis, à M. 0'
Connor, lieutenant-colonel de dragons : un militaire
ANNEE 1889. s5
dont la conversation est pleine de faits. Il parlait au-
jourd'hui de l'extraordinaire force physique des
turcos, et de l'espèce de joie orgueilleuse qu'ils
éprouvaient, quandleur sac, leur écrasant sac dépas-
sait de beaucoup leur tète. Il les disait merveilleux
pour un choc, pour un coup de main, mais inca-
pables d'un effort continu, accusant leur insuffi-
sance au tir, leur inaptitude à viser, entraînés qu'ils
sont toujours à la fantasia, et n'étant occupés qu'à
faire parler la poudre^ et à se griser de son bruit.
Il appuyait aussi sur la nature enfantine de ces
hommes, sur le besoin qu'ils ont tous les matins
de venir faire des plaintes fantastiques, et qui s'en
vont bien contents, et disent : « Merci, capitaine! »
quand le capitaine leur a jeté à la tète : « Tu es un
imbécile 1 »
Mardi 10 septembre. — Grandes manœuvres dans
cejoli pays boisé de Mapelonne, de la ferme du Poi-
rier, de Stainville. Ces manœuvres, aperçues d'un
plateau un peu élevé, me font l'effet de rangées de
petits soldats de plomb, que je verrais comme d'un
ballon captif... C'est amusant par exemple, la vie,
l'animation données parles manœuvres dans les vil-
lages, et les hommes et les femmes sur le pas des
portes, elles enfants, les yeux ardents... Au retour,
les jolis croquis pour un peintre : l'envahissement
des cafés de village, les consommateurs, en l'effare-
86 JOURNAL DES CONCOURT.
ment des servantes, allant eux-mêmes chercher au
cellier, le vin, la bière, et l'encombrement de la rue
par les voitures qui n'ont plus de place dans les écu-
ries, par des chevaux attachés à un volet, et au rai-
lieu de la bousculade et du brouhaha, le défilé des
soldats, des cavaliers couverts de poussière. C'était
à Stainville, le berceau de la famille des Choiseul,
dont, en quittantle village, j'aperçois le modeste petit
château.
Ce matin, à déjeuner, M. 0' Connorqui a passé, je
crois, deux ans en Cochinchine, nous entretenait de
la vie de ce peuple, occupé à travailler et à jouir de
l'existence mieux et plus complètement, que nous
autres. 11 nous disait les fréquentes culbutes de for-
tune, n'étonnant là-bas ni le possesseur ni les autres,
et le millionnaire ruiné se remettant sereinement,le
lendemain, à regagner une seconde fortune. Il nous
peignait les transactions du pays, au moyen d'une
barre d'or qu'on porte sur soi, avec une paire de petites
balances ; barre sans alliage, et qui se coupe presque
aussi facilement qu'un bâton de guimauve. Il nous
affirmait que dans l'Orient, le placement de l'argent
était complètement inconnu, et que toute la fortune
du petit monde de là-bas consistait dans les bijoux
de la femme, qui portait sur elle tout le capital du
ménage, et qu'il y avait des mains et des bras de
femme se tendant pour vous vendre un centime de
n'importe quoi, des mains, des bras où il y avait plus
de cinq à six mille francs d'or et de pierres pré-
cieuses.
ANNEE 1889. 87
Mercredi 1 1 septembre. — Quand on demande aux
paysans, ce qu'ils pensent du gouvernement actuel,
ils répondent : « Nous sommes ben las! — Alors
vous voulez un prince d'Orléans'?... vous voulez un
Napoléon?.., vous voulez le général Boulanger? » Ils
font nenni de la tête, et répètent avec entêtement,
sans qu'on puisse en tirer rien de plus : « Nous
sommes ben las ! »
Vendredi. 1 3 septembre. — Aujourd'hui, c'est le jour
de la grande bataille. L'ennemi nous débusquera, ce
matin, du plateau de Ghardogne qui commande Bar-
le-Duc, et nous devons reprendre le plateau dans
l'après-midi. Or, nous voilà, tout le monde de Jean-
d'Heurs en route, dès neuf heures, pour être sur le
terrain des manœuvres à onze heures, où nous arri-
vons aux premiers coups de canon.
Il y a eu du brouillard toute la matinée. Quelque
chose de laiteux est resté dans l'atmosphère, et
dans l'excellente lorgnette de Rattier, la guerre
ne m'apparait pas sévère, au contraire elle m'appa-
raît gaie, jolie, clairette, comme dans une gouache
de Blarenberg... Un spectacle vraiment drôle, au
moment où l'action est le plus vivement engagée,
c'est la course éperdue d'un lièvre affolé, auquel ici,
un coup de canon, là, une charge de cavalerie, là, la
main d'un paysan qui s'est mis à sa poursuite et le
touche presque, fait faire les crochets les plus cabrio-
8 JOURNAL DES GONCOURT.
ants. Le hasard nous a servis au mieux, le petit mur
d'un champ auquel nous nous sommes adossés pour
déjeuner, est occupé par une compagnie de lignards
qui se mettent à faire feu, agenouillés derrière le mur,
et nous nous trouvons, pour ainsi dire, dans les rangs
de la troupe, et bientôt dans un nuage de poudre...
Ahi l'intéressante chasse à l'homme que doit être
la guerre, pour un monsieur qui n'est pas un
couillon, et qui n'a ni la colique, ni la migraine,
ni le rhume, pour un monsieur bien portant... Et je
pensais au milieu du nuage grisant, et de la canon-
nade vous faisant bravement battre le cœur, que la
fumée qu'on est en train de détruire avec la nouvelle
poudre, sera bientôt suivie par une découverte quel-
conque qui détruira le bruit excitant du canon, et
qu'alors ce sera bien froid, et qu'il faudra être bien
enragé pour se tuer, non seulement sans se voir,
ce qui arrive aujourd'hui, mais encore sans s'en-
tendre.
Ce soir, je plaignais les reins des artilleurs galo-
pant sur les caissons, devant M. de Fraville, officier
d'artillerie. « Ce n'est pas sur les reins, me dit-il, que
se porte la fatigue du secouement sur les coffres,
c'est sur la mâchoire, et cela arrive quelquefois à
empêcher les artilleurs de manger le soir. »
Samedi i4 septembre. — Un dur parcours, que
celui sur la ligne de l'Est par cette Exposition uni-
ANNEE 1889. 89
verselle. Le compartimenl de première est envahi
par des Allemands, qui se montrent mal élevés, autant
que des Anglais en voyage, avec une note de jovialité
peut-être plus blessante. Il y a parmi eux un gros
banquier juif, qui ressemble étonnamment à Daikoku,
au dieu japonais de la richesse, et dont le ventre
semble le sac de riz sur lequel on l'assied — et qui
pue des pieds. En face est son fils qui se. mouche
dans un foulard rose, très semblable à une cravate
de maquereau, et qui ronfle ignoblement. Le vieux
banquier est accompagné de sa fille, une assez jolie
fille, à l'air légèrement cocote, et qui est couchée de
côté sur la poitrine de son père, dont la large main
l'enveloppe et lui caresse le corps, auquel le mou-
vement de lacet du chemin de fer donne le mouve-
ment d'un corps de femme qui fait l'amour. Je n'ai
jamais rien vu de ma vie d'aussi impudique que ce
témoignage public d'amour paternel. Il y a un autre
Allemand, genre étudiant, appuyé sur un sac de nuit,
grand comme une malle, vêtu d'un pardessus cou-
leur chicorée à la crème, et buvant à même au gou-
lot d'une longue bouteille de vin du Rhin, Et d'autres-
encore aussi insupportables et qui semblent se sentir
déjà dans leur patrie.
Lundi 16 septembre. — Ce soir, un spectacle assez
drolatique, rue du Caire. Un ecclésiastique que j'ai
devant moi, à la danse du ventre, se met à regarder
8,
90 JOURNAL DES GONCOURT.
de côté, toutes les fois, que le ventre de l'aimée sou-
bresaute voluptueusement, devient trop suggestif. Du
reste cette danseuse, une danseuse tout à fait
extraordinaire, et qui lorsqu'on l'applaudissait, dans
la parfaite immobilité de son corps, avait l'air de vous
faire de petits saluts avec son nombril.
Jeudi 19 septembre. — Je disais ce soir, après un
morceau de Chopin : « Je ne goûte absolument pas
la musique, seulement elle produit chez moi un état
nerveux. Eh bien, il me semble que l'état nerveux
qui m'est donné par Beethoven, est d'une densité
supérieure aux étals nerveux, que me donnent toutes
les autres musiques. »
Vendredi 30 septembre. — Ce matin, causerie de
Daudet sur sa pièce La Lutte pour la Vie, et sur le
théâtre en général : « Oh! le théâtre, s'écrie-^-il,
c'est une ardoise et un torchon, et une chose à la
craie qu'on efface à tout moment... c'a été le pro-
cédé de Shakespeare et de Molière. »
Mai'di 24 septembre. — Une singulière forme de
gouvernement, ce suffrage universel, qui ne tient
ANNEE 1S8U. 91
aucun compte des minorités, quelque nombreuses
qu'elles puissent être. C'est ainsi que, si les 36 mil-
lions de Français hommes et femmes votaient, et
qu'il y eût d'un côté 18 millions, moins une voix, et
de l'autre 18 millions, plus une voix, les 18 millions,
moins une voix, pourraient être absolument gou-
vernés à rebours de leurs sentiments politiques, de
leurs tempéraments de conservateurs ou de républi-
cains.
Vendredi 27 septembre. — Deuxfemmes causaient,
devant moi, des premières années de leurs mariages,
de la gêne qu'elles éprouvaient devant l'être intimi-
dant et inconnu, devenu leur seigneur et maitre, de
l'espèce d'efïarouchement douloureux de leurs sus-
ceptibilités d'êtres timides, tendres, inexpérientes.
L'une racontait qu'ayant acheté deux cravates, et
son mari ayant témoigné assez vivement, qu'il ne les
trouvait pas jolies, avait pleuré toute une nuit. L'autre
avouait qu'elle était absolument ignorante de la
direction d'une maison, qu'elle ne savait pas com-
mander un dîner et qu'elle avait une mauvaise cui-
sinière: ce qui faisait que son mari lui reprochait, en
riant, de n'avoir pas plutôt appris la cuisine que l'al-
lemand et l'anglais.
Vendredi 4 octobre. — Songe-t-on qu'au jour d'au-
jourd'hui nous avons soixante-huit préfets et sous-
02 JOURNAL DES GONCOURT.
préfets juifs, et que cette prépotence dans l'admi-
nistration, n'est rien auprès de l'influence occulte
des petits conseils sémitiques, en permanence dans
chaque cabinet de chacun de nos ministres. Et dire
que nous devons le hienfait de cette domination ju-
daïque au grand Français Gambetta, que sur le sou-
venir de son physique, je continue à croire un juif.
Je relis aujourd'hui du Veuillot, et vraiment c'est
le grand pamphlétaire de ce siècle, avec les mépris
de son ironie en sous-entendus, et avec le mordant
de sa blague hautaine, quand il risque un mot tinta-
marresque, et qu'il dit que Vapereau est Français
comme Jocrisse. Rochefort, tout Rochefort qu'il
est, n'a jamais trouvé une insulte de ce calibre d'es-
prit-là.
Samedi o octobre. — Aujourd'hui, je m'amuse à
relever à l'exposition du ministère de la guerre, le
coût des coups de canon. Les coups de canon de
rien du tout, ça va maintenant de 300 à 500 francs.
Mais nous avons le coup de canon de 1 350, et même
de 1 57'2 francs. Tout a bien augmenté dans la vie,
et c'est devenu bien cher l'art de se tuer.
Que de choses toutefois intimement parlantes à
l'historien de mœurs, dans ce musée de la défroque
militaire, et comme elle m'en dit plus cette cravache,
avec laquelle Murât chargeait à Eylau, que toutes
les histoires imprimées de la bataille.
ANNEE 1889. 93
Jeudi 10 octobre. — Ce soir, Rollinat qui se trouve
à Paris, est venu diner chez Daudet. Il a une figure
toute jeune, toute rose, toute poupine, et -le macabre
de ses traits a disparu. Il parle, avec un espèce d'en-
thousiasme IjTique, de ses chasses, de ses pêches :
des pêches au chevaine, où l'hiver il casse la glace,
enfin de cette vie active et en plein air qui a rem-
placé la vie factice, artificielle, enfermée, et sans
sommeil de sa jeunesse : vie, il n'en doute pas, qui
l'aurait tué. Maintenant il ne sait plus travailler à
une table, et si on lui en apporte une, il la brise, et
en jette les morceaux au diable. Il lui faut les che-
mins sauvages, sur les bords de la grande et de la
petite Creuse, où il parle tout haut ses vers, où,
comme disent les paysans, il plaide.
Il s'étend sur son bonheur dans la solitude, sur sa
maison éloignée de toute habitation, où la nuit, au
milieu de ses trois chiens couchant dans trois pièces,
il a un espèce de frisson peureux agréable, au gro-
gnement trois fois répété, annonçant un passant sur
la route. Étrange maison, où se succèdent des pein-
tres, où l'hospitalité est donnée à des montreurs
d'ours, où le préfet vient déjeuner, où les gens d'alen-
tour se rendent à la pharmacie : maison faisant
l'étonnement des Berrichons de la localité.
Et sa compagnie, et son intimité, le croiriez-vous,
c'est avec le curé! oh! un curé de la cure de Rabelais
et de Béranger, ayant la carrure d'un frère Jean des
Entommeures, et pouvant tenir une feuillette de vin.
C'est lui qui, à une messe de minuit de Noël, où les
94 JOURNAL DES GONCOURT.
paysans qui s'étaient grisés avant, faisaient du bruit,
son surplis déjà à moitié sorti de la tête, leur cria :
«Ehl là-bas, sivous continuez, vous savez que je suis
capable de prendre l'un de vous par la moitié du corps,
et avec lui, de jeter les autres à la porte. » C'est lui
encore qui, dans une cliute,s'étant à moitié fracassé
la tête, et ayant à ses côtés un confrère poussant des
hélas : « Ah ! je vois, vous voulez triextrême-onctwnne)\
mais vous n'y entendez rien, mon cher, avec votre
figure de De profundis, moi, je fais cela à la gaieté. »
Puis l'échappé dans le fond du Berri du bureau
des Pompes funèbres, et des soirées aux Batignolles
du ménage Callias, nous contait ceci :
M*"® Callias était devenue folle à la fin de sa vie, et
sa folie consistait en ce qu'elle croyait qu'elle était
morte. On lui demandait comment elle allait une,
deux, trois fois. Elle ne répondait d'abord pas, mais
enfin à la troisième, fondant en larmes, elle vous
soupirait, dans un rire de folle : « Mais je ne vais pas,
puisque je suis morte. » Alors, il était convenu qu'on
lui disait : « Oui, oui, vous êtes bien morte... Mais
les morts ressuscitent, n'est-ce pas? — EUefaisaitun
signe de tête affirmatif, — etpeuventjouerdupiano?»
Alors prenant le bras que vous lui tendiez, elle allait
s'asseoir au piano, où elle jouait d'une manière tout
à fait extraordinaire.
Et l'on se sépare, en disant qu'il faut faire vulga-
riser par Gibert dans les salons, la musique de Rol-
linat, qui ne lui aurait encore rapporté que cent
soixante-quatorze francs.
ANNEE 1889. 95
Vend7'edi 1 i octobre. — A l'Exposition, j'entre
au Pavillon des forêts, à une heure où la lumière
commence à devenir un rien crépusculaire, et c'est
vraiment pour moi comme l'entrée dans un palais
magique, bâti par les fées de la Sylviculture, dans
ce palais aux colonnes fabriquées par ces vieux troncs
d'arbres qui ont, pour ainsi dire, les couleurs obscu-
rées des ailes des papillons de la nuit. Et je ne
pouvais détacher mes yeux du bouleau verruqueux,
avec ses taches blanchâtres sur ses rugosités vi-
neuses, du cerisier merisier, dîvec?>on enrubannement
coupé de nœuds, qui ont quelque chos>e du dessin
contourné d'une armoirie de la Belle, du fagus, du
hêtre, comme tacheté, moucheté d'éclaboussures de
chaux, sur son lisse si joliment grisâtre, de Vépicéa
élevé, divec son écorce qu'on dirait sculptée sur toute
sa surface de folioles rondes, du populus canescens,
au joli ton verdâtre, qu'avaient autrefois adopté
commefond, les grisailles amoureuses du xv!»*-" siècle.
Avant, j'étais entré dans la galerie des moulages.
C'est d'un grand art naturiste, cette statue tombale
de Marino Soccino de Vecchietta. Et l'admirable et
dévote statuette de la Prière, que cette femme, la
tête au ciel, dans cette tombée toute droite de sa
robe, avec l'ombre de sa coiffe sur les yeux, et
les mains jointes à la hauteur de sa bouche dans
un mouvement do supplication. Non, il n'y a dé-
cidément qu'un siècle où l'on prie, qui puisse don-
ner la figuration morale de la montée amoureuse
d'une pensée humaine au ciel.
9G JOURNAL DES G O X C O U R T.
Lundi 14 ocl.nhre. — Hier Léon Daudet, annonçant
préparer une thèse sur l'amour, qu'il qualifie de né-
vrose, et disant : « Oh! c'est absolument positif,
ça commence par les lobes frontaux et ça va...
— Arrête-toi, lui dis-je, il y a des dames! »
En sortant de table, une curieuse conversation sur
la ressemblance des commencements de l'aventure
de Boulanger avec les commencements de l'aventure
de Jules César, telle qu'on la lit dans Plutarque.Puis
la conversation monte à l'idée différente que se font
du cerveau, le Français, l'Anglais, l'Allemand, et à la
description qu'en fabrique le Français avec le con-
cept logique de son esprit, l'Anglais avec ses quali-
tés à la fois de synthèse et d'observation du détail,
l'Allemand avec l'abondante diffusion et l'éparpille-
ment de ses idées sur chaque circonvolution.
Mardi 15 octobre. — A l'Exposition. Antiquités
cambodgiennes. Ces monstres à bec d'oiseau, qui
ont l'air d'appartenir à une période d'êtres plésio-
sauriques, ces sphinx en forme de cynocéphales, ces
éléphants à l'aspect d'énormes colimaçons, ces grif-
fons qui semblent les féroces paraphes d'un calli-
graphe géant en délire! Et au milieu de l'ornemen-
tation de queues de paon, d'yeux de plumage, ces
attelées d'hommes à la pantomime inquiétante, et
ces danseuses, aux formes de fœtus, coiffées de tiares,
au rire héliogabalesque. Oh ! ce rire dans ces bouches
ANNEE 1889. 97
bordées de lèvres, comme on en voit dans les mas-
ques antiques, et encore ces têtes avec des oreilles
semblables à des ailes de chauve-souris, et avec
l'ombre endormie et heureuse qu'elles ont sous leurs
paupières fermées, et avec l'épatement sensuel, et
avec la léthargie jouisseuse d'un sommeillant en une
pollution nocturne... Tout ce monde de pierre a
quelque chose d'hallucinatoire qui vous relire de
votre temps et de votre humanité.
Jeudi 17 octobre. — Aujourd'hui un homme du
peuple, au pied de la tour Eiffel, lisait tout haut les
noms de Lavoisier, Lalande, Cuvier, Laplace.
— Oui, ce sont ceux qui ont monté la tour! jeta
un camarade.
Ce soir, Daudet disait, qu'au moment de s'en aller
de terre, avant la perte de la connaissance, on devrait
avoir autour de soi la réunion des esprits amis, et se
livrer à dehautes conversations, que ça imposerait au
mourant une certaine tenue, el comme nécessaire-
ment venait sous sa parole, le nom de Socrate, moi
qui ne comprends guère la mort que le nez dans le
mur, je lui répondais que la conférence in extremis de
Socrate, me semblait bien fabuleuse, qu'en général
les poisons donnaient d'affreuses coliques, vous dis-
posant peu à fabriquer des mots et des syllogismes,
et qu'il y aurait vraiment à faire, avec le concours
des spécialistes, une enquête sur les effets de l'em-
poisonnement par la ciguë.
9
08 JOURNAL DES GOXCOURT.
Samedi 19 octobre. — A l'Exposition. Parenté des
étoffes japonaises avec les tissus de la vieille Egypte,
découverts dans la nécropole d'El Fayoun.
Promenade à travers la peinture étrangère.
Allemagne. Hefner, un paysagiste de premier
ordre, avec les blondeurs couleur de glaise de ses
futaies, avec le roux brûlé de ses terrains, avec le
gris perle de ses eaux et de ses ciels. Il a une Via
Appia., sous un nocturne de ciel argenté, derrière de
noirs cyprès, du plus grand effet et du plus bel art.
Autriche-Hongrie. Des Charlemont qui font de la
peinture historique, jolie à la façon de la peinture
historique, qui se commande sur les vases de Sèvres.
Espagne. Alvarez. La chaise de Philippe IL De ces
beaux tons, qui ont du gris fauve des tons de peaux
de daims mégissées.
Rico est de tous les paysagistes de la terre, le
paysagiste spirituel, et dans ces terrasses toutes
fleuries descendant à l'eau, avec derrière elles les
pins parasols et les cyprès, et dans les lointains vio-
lacés, où les maisons des villes du Midi font des
taches blanches parmi les jardins à la chaude ver-
dure, Rico se montre le seul artiste qui sache être
un féerique décorateur, dans de la vraie et sérieuse
peinture.
Italie. Carcano a exposé des vues panoramiques
de l'Italie, où se trouve une merveilleuse entente de
la configuration stratifiée des terrains.
Dans les dessins, des dessins au crayon noir de
Macari, des dessins de la Rome antique, de la Rome
ANNEE 188',*. 99
togata, où tous ces vieux Romains sont si bien saisis
dans les plis et la tombée de la toge, dans leurs at-
titudes sur les sièges de pierre, dans leurs grou-
pements debout, sont si bien saisis, qu'on croirait
à des photographies du temps.
Angleterre. Un peintre à laquarellage clair de
l'huile, à la petite touche spirituelle, un Teniers lai-
teux, un continuateur de Wilkie, cet Orchardson,
ce peintre de la Première Danse.
J'ai enfin trouvé la vraie définition de Carrière :
c'est un Velasquez crépusculaire.
Dimanche 20 octobre. — Ce matin, visite du cri-
tique danois Brandès qui me parle de ma popularité,
dans son pays et en Russie. Il s'étonne un moment
avec moi du snobisme de quelques-uns de nos
écrivains très célèbres.
Jeudi 24 octobre. — A l'Exposition. Oh ! ces
étranges plantes du Mexique, ces plantes aux tons
de vieilles pierres, ces plantes qui n'ont rien du
balancement de l'arbuste, qui ont l'immobilité, la
solidité dense du polypier, ces plantes toutes héris-
sées de piquants, de poils, et dont quelques-unes
présentent l'aspect d'une fourrure, et parmi ces
plantes fantasques, le Pelocereus senilis, qui a l'air
100 JOURNAL DES GONCOURT.
d'une colonne d'un temple en treillage du xvui"
siècle, en sa couleur vert d'eau d'une vieille sculp-
ture de jardin, et qu'on dirait surmontée de la
flamme en faïence violette d'un poêle rocaille.
Pour l'art dramatique annamite, je ne trouve pas
d'autre définition que celle-ci : des miaulements'
de chats en chaleur au milieu d'une musique de
tocsin.
Vendredi 25 octobre. — Des cafés à l'Exposition qui
commencent sourdement à se démeubler, et à se
démolir, et qui prennent l'aspect de ces hangars à
manger et à boire, qui s'improvisent aux premiers
jours, dans les Californies.
Ce soir Geffroy vient dîner. Il m'apporte la pré-
face de Germinik Lacerteux, qu'il a faite pour l'édi-
tion à trois exemplaires de Gallimard. Le véritable
titre de cette préface devrait être : la Femme dans
Vœuvre des Goncourl. C'est bravement admiratif
avec une note de tendresse qui m'émeut. Jamais il
n'a été imprimé sur moi, quelque chose d'aussi
hautement pensé, et d'aussi artistement écrit.
Samedi 26 octobre. — De midi à six heures, à la
répétition de la Lutte pour la Vie.
C'est du théâtre qui remue de la pensée autour de
ANNEE 188 0. 101
l'état moral de la société actuelle, et ce n'est pas
commun au théâtre. Daudet possède tout à fait à un
degré supérieur l'invention scénique, qu'ont bien
moins que le romancier de Sapiio, les faiseurs atti-
trés du théâtre. La scène du barbotage de la toilette,
montrant le boucher dans l'homme du monde, avant
qu'il ait endossé le plastron de soirée, c'est vraiment
pas mal. La tentative d'empoisonnement de la du-
chesse, au moment où on lit dans le salon de l'hôtel
l'étude sur Lebiez, c'est comme une coïncidence dra-
matique, d'une ingéniosité plus forte, je crois, que
les ingéniosités d'un dramaturge quelconque. Mais
ce que je trouve de tout à fait remarquable dans
l'ordre de l'imagination théâtrale, c'est la trouvaille
de la façon dont le poison vient naturellement dans
la poche de Paul Astier, et comme l'auteur fait d'une
manière, pour ainsi dire explicable, de ce flacon
presque un agent provocateur.
Jeudi 31 octobre. — Loti est venu de Rochefort,
pour assister à la Lutte pour la Vie, et s'il vous
plaît , en grand uniforme. En dînant, on cause des
candidats pour le fauteuil d'Augier, et au milieu de
cette causerie, Daudet demande à Loti, pourquoi il
ne se présente pas. Loti répond naïvement qu'il se
présenterait bien, mais qu'il ne sait pas trop com-
ment ça se fait. Alors l'idée un peu méphistophé-
lique de jeter de l'imprévu, dans les combinaisons
9.
102 JOURNAL DES GONCOURT.
arrêtées d'avance du corps savant, nous prend
d'improviser cette candidature, qui va produire le
même effet qu'un pied posé dans une fourmilière,
et cel a est aussi mêlé de la pensée ironique du dé-
sarroi, que ça va mettre dans la hiérarchie maritime,
cette anomalie d'un lieutenant de vaisseau, acadé-
micien. Et tout chaud Daudet propose à Loti de lui
écrire le brouillon de sa lettre de présentation, pen-
dant qu'il va être enfermé dans le cabinet de Ko-
ning, oii il passe toute la soirée...
Sauf un peu de résistance à l'explosion de mater-
nité de la duchesse Padovani, après la tentative
d'empoisonnement sur elle de son mari, la pièce
est acceptée sans protestation, et même très ap-
plaudie aux fins d'actes.
Un débutant du nom de Burguet, remarquable
par un jeu tout de nature, fait de gaucherie de
corps et de simplicité de la parole. J'ai le pres-
sentiment que ce Burguet deviendra un grand acteur
du théâtre moderne.
En montant en voiture, Daudet remet à Loti, le
brouillon de sa lettre de présentation à l'Académie,
qu'il a, en effet, écrite dans le cabinet de Koning,
pendant qu'on jouait sa pièce.
Vendî'edi 1^^ novembre. — Oh, ma décoration, j'ai
bien envie de ne plus la porter, aujourd'hui que
dans la liste des chevaliers de la Légion d'honneur,
ANNÉE 1889. 103
je lis Durand {fruits confits). Voyons, là, raisonna-
blement, est-ce que la confection des fruits confits
et des livres devrait avoir la même récompense?
Mercredi 6 novembre. — Ce soir, grand dîner
donné par YEcho de Paris à la presse parisienne.
J'ai pour voisin Vacquerie. Nous nous entretenons
des œuvres de Victor Hugo qui restent à publier, et
qui ne peuvent maintenant dépasser cinq ou six
volumes. Il y a à peine assez de copie pour faire un
second volume des Choses vues, mais il existe pas
mal de notules et de pensées, dont on pourra peut-
être emplir tout un volume.
Gomme je parle à Vacquerie de la toquade de
mon frère pour Tragaldabas, il me conte que c'est
le succès du Tricorne enchanté de Théophile Gau-
tier aux Variétés, qui l'avait fait écrire sa pièce,
primitivement en trois actes, et qu'il voyait jouée
par le comique Lepeintre jeune. Et donc, il avait
prié Hugo d'inviter Roqueplan à déjeuner, pour lui
lire sa pièce, mais Hugo n'ayant point de réponse
au bout de huit jours, dans son désir passionné
d'être joué, Vacquerie avait fait inviter à déjeuner
Frédérick-Lemaître qui avait accepté le rôle. Là-
dessus était arrivée une lettre de Roqueplan, s'ex-
cusant de n'avoir pas répondu, parce qu'il était en
province et se mettant tout à la disposition de
Hugo. Mais déjà le traité était signé avec Cognard
104 JOUNAL DES GONCOURT.
qui lui demandait d'allonger la pièce, ce qui avait
lieu à la diable, aux répétitions. Enfin, la première
avait lieu, une première où les figurants eux-mêmes
sifflaient Frédérick-Lemaître, qui, complètement ivre,
avait la plus grande peine à se tenir sur ses jambes,
quand, sous une fantasque inspiration de la soûlerie,
sa tête d'àne lui ballottant sur la poitrine, il s'a-
vançait vers la rampe et^ s'écriait : « Messieurs et
citoyens, je crois que c'est le moment de crier :
« Vive la République ! » Et alors c'élaient des ap-
plaudissements jusqu'à la fin.
Dimanche 17 novembre. — Il est question dans
des apartés, des livres que chacun fait. Huysmans
remet à plus tard son livTe sur Hambourg. Hosny
me parle avec un certain mépris de son Termite
paraissant dans la Revue de M"'- Adam, et me con-
fesse qu'il travaille à un livre, qu'il met au-dessus
de tous ses précédents bouquins, et qui aura pour
titre : la Bonté, un livre un peu en opposition
avec le courant littéraire contemporain, se plaisant
à peindre les roueries du mal, et qui peindra, selon
l'expression de Rosny, les i^uses du bien.
Mardi 3 décembre. — On ne saura qu'en posant
pour son buste, devant un sculpteur chercheur et
ANNEE 188 9. ' 105
consciencieux, ce qu'il y a dedans les plans d'un
visage, de petites protubérances, d'épaisseurs, de
méplats , d'amincissements qui s'aperçoivent à la
lumière frisante^ et ce qu'il faut de boulettes de terre
glaise et de grattages d'ébauchoir, pour rendre les
insensibles creux et les imperceptibles saillies d'un
plein ou d'un tournant de la chair, qui paraît plane.
Et je causais avec Alfred Lenoir, de l'âge où il
s'était pris de passion pour la sculpture, et il me
racontait qu'à l'âge de quatorze ans, ayant eu une
fièvre cérébrale, ses études avaient été interrom-
pues, et qu'il passait sa journée à vaguer dans l'É-
cole des Beaux-Arls, dont son père venait d'être
nommé le Directeur. Et dans ce vagabondage, en
cette maison d'art, il avait été pris du désir d'en
faire autant, que les jeunes sculpteurs qu'il voyait
travailler. Or, il avait obtenu de se faire inscrire
parmi les concurrents pour l'admission à l'École,
et à quinze ans, il était admis le premier, sur l'é-
loge que Garpeaux faisait de son morceau de
sculpture. C'était une petite académie d'après un
modèle affectionné par Regnault, un modèle à l'a-
natomie nerveuse, à la tête de mulâtre, et dont le
corps artistique lui donnait une espèce d'enfiévre-
ment dans le travail, un enfiévrement tel, me di-
sait-il, qu'il sortait tout en sueur de ces séances du
soir, pendant lesquelles avait lieu le concours.
Puis, à quelques années de là, Lenoir obtenait le
second prix au concours de Rome, était découragé,
dégoûté du travail de l'École, allait passer à ses frais
106 JOURNAL DES GONCOURT.
huit mois en Italie, puis revenait à Paris, où il obte-
nait une seconde, et enfin une première médaille
aux Salons.
Finalement, Lenoir me conte que son père avait
connu Houdon, dans les dernières années de sa vie,
où il habitait l'Institut, et pendant lesquelles il
était tombé en enfance, ramassant des culs de bou-
teille qu'il donnait pour des pierres précieuses.
Vendredi '13 décembre. — Hier, au bas de je ne
sais quel journal, acheté pour tuer la demi-heure de
chemin de fer d'Auteuil à Paris, j'avais lu cette
histoire, cette très vieille histoire, déchiffrée par
Maspero sur le papyrus d'une momie. Le roi Rhomp-
sonitos possédait, caché dans un souterrain, un tré-
sor dont il croyait avoir seul le secret de l'ouver-
ture. Mais les deux fils de l'architecte du souterrain
s'y introduisaient toutes les nuits. Alors, le roi y
faisait placer des pièges pour prendre les voleurs,
et l'un des deux frères était pris, et l'autre lui cou-
pait la tète, pour n'être pas reconnu et arrêté. Or,
le roi qui avait une très belle fille, lui ordonnait de
se prostituer à tout passant, avec la demande pour
salaire, du récit du plus méchant tour qu'il avait
commis pendant sa vie. Le survivant des deux frères,
sur le sein de la princesse, lui confessait son vol et
l'assassinat de son frère, mais au moment, où elle
donnait le signal pour l'arrêter, et le prenait par le
ANNEE 1889. 107
bras, le bras lui restait dans la main, c'était le bras
d'un mort sous lequel se dissimulait le sien...
L'étrangeté de ce roman pharaonique, le passé loin-
lainement reculé dont il venait, le mystère de sa
trouvaille sous l'ensevelissement des siècles, tout
cela m'avait pris la cervelle, et je marchais, à la
nuit tombante, dans le brouillard de Paris, absent
de Paris et du temps présent, quand devant moi
se mit à sauteler, à l'aide dans les mains d'espèces
de fers à repasser, un cul-de-jatte étrange, et qui
semblait traverser la chaussée, en passant sous les
voitures, sans être écrasé.
Et la nuit, je ne sais comment le roi Rhompsonitos
et mon cul-de-jatte devenaient contemporains, se
mêlant, se brouillant dans un rêve, oh je voyais le
roi, sa fille, et le voleur, tous de profil, et toujours
de profil, en toutes leurs actions, comme on les voit
sur les obélisques, avec des apparences de têtes
d'épervier, et clopinant au milieu d'eux mon cul-de-
jatte, qui devenait à la fin un gigantesque scarabée
de cette belle matière vert-de-gviséc, qui arrête le
regard dans les vitrines du Musée égyptien du
Louvre.
Dimanche 15 décembre. — On annonce contre
Descaves des poursuites du parquet, à la sollicita-
tion du ministre de la guerre. Mais alors bientôt
sur un roman qui prendra à partie la corporation
108 JOURNAL DES GONCOURT.
des huissiers, l'auteur sera poursuivi sur la de-
mande du ministre de la Justice; sur un roman qui
prendra à partie les attachés d'ambassade, l'auteur
sera poursuivi à la demande du ministère des Affai-
res Étrangères; sur un roman qui prendra à partie
les maîtres d'école, l'auteur sera poursuivi à la de-
mande du ministre de l'Instruction publique, etc.,
et ce sera ainsi pour tout roman, mettant à nu les
canailleries d'un corps, car tous les corps de l'État
appartiennent à un ministère.
Lundi 16 décembre. — Diderot, lui, pendant que
Voltaire et les autres sont encore à rimailler, et de-
meurent des poètes à chevilles et sans poésie, em-
ploie uniquement la prose, comme la langue de sa
pensée, de ses imaginations, de ses colères, et con-
tribue si puissamment à sa victoire, à sa domination
en ce siècle, qu'en dehors de Hugo et à peine de trois
autres, la poésie n'est plus que l'amusement des pe-
tits jeunes gens de lettres à leur début, et pour
ainsi dire, la perte de leur pucelage intellectuel.
Mercredi 18 décembre. — Aujourd'hui Burtj', que
je n'ai pas vv depuis des mois, m'apporte un catalogue
qu'il vient de faire des peintures que Dumoulin a
rapportées du Japon, et qui doivent être exposées,
après-demain, chez Petit.
ANNEE 1889. 109
Il parle comme autrefois, et semble, par miracle,
être revenu à la lucidité de rintelligence, à la clarté
de la parole ; toutefois de son individu qui porte sur
son front une grande fatigue, s'échappe une profonde
mélancolie.
Il n'a plus de relations avec personne, ni avec sa
fille, ni avec son gendre, ni même avec les Gharcot,
et il paraît vouloir me faire entendre, que sa sépara-
tion date avec eux de la première deGERMixiE Lacer-
TEUx. Enfin il ne voit plus âme au monde, mange
chez lui, se couche à neuf heures, affirmant qu'il
n'a pas de maîtresse.
Cet aveu est jeté dans une suite de paroles qui ont
unriend'illuminisme, paroles accompagnées de petits
gestes rétrécis : '« Les relations sont fugaces, dit-il,
et trop pleines de heurts des tempéraments divers...
On n'est rien dans la durée du temps... » et comme il
n'a ni l'ambition, ni l'amour de l'argent, il ne veut
plus dans lavie que les jouissances rapides et e/*^eM-
rfl?î/es, données parla contemplation des objets d'art.
Et comme je lui demande, s'il ne travaille pas à
une volumineuse chose sur le Japon, il me coupe
avec un : < Non, non I... une longue application m'est
défendue depuis ma maladie. » Etrevenant aux jouis-
sances qu'il éprouve encore, il cite la conversation
avec un être qui a l'intelligence des choses qu'il aime,
et il finit en me demandant d'une voix caressante, et
presque humble, de l'inviter à déjeuner.
Et malgré moi, je suis touché, et je sens qu'à tra-
vers l'abominable jalousie qu'il a eue de moi, toute
10
110 JOURNAL DES GONCOURT.
sa vie, une vieille habilude, un restant tendre de
notre acoquinement artistique dans le passé, enfin
le plaisir de causer avec moi du Japon, triomphe de
cette jalousie, et le fait, par les moments tristes de
sa vie, presque aimant de ma personne.
Mardi 24 décembre. — Savez-vous, me dit un Fran-
çais de retour de Russie, comment est mort Skobe-
leff ? — Non. — Eh bien, voilà !
Une bouteille de Champagne ! une femme!
Une bouteille de Champagne ! une femme!
Une bouteille de Champagne! une femme!
A la troisième bouteille de Champagne suivie de
la troisième femme... rasé!... une congestion céré-
brale !
Mercredi 25 décembre. — Yriarte parlait ce soir,
à dîner, des dessins de Tissot rapportés de Jérusa-
lem, et qui ont produit un bouleversement chez
Meissonier. C'est un espèce de Chemin de la Croix,
en plus de cent cinquante pastels, exécutés de la
manière la plus exacte, d'après les indications des
religieux du pays, et vous donnant ainsi que des
photographies, les petits sentiers d'oliviers où a dû
passer le Christ, avec là dedans, des bonshommes
indiqués dans les Évangiles, de telle profession, de
ANNEE 1880. 1H
telle localité, retrouvés dans le type général des gens
de ce temps-ci de la même profession, et de la même
localité, où le peintre s'est transporté. Enfin de la
réalité rigoureuse, exécutée dans un état d'halluci-
nation mystique, et à laquelle une. maladresse naïve
ne fait qu'ajouter un charme : de l'art qui a une cer-
taine ressemblance avec l'art de Mantegna.
ANNÉE 1890
10.
ANNÉE 1890
Mercredi i^'^ janvier 1890. — En ce premier jourUwtK.
de l'année, un vieux maladif comme moi, tourne et
retourne entre ses mains l'almanach nouveau, son-
geant que 365 jours, c'est de la vie pour un bien long-
temps, et interrogeant, tour à tour, chaque mois,
pour qu'il lui dise par un signe, par un rien mysté-
rieusement révélateur, si c'est le mois, oîi il doit
mourir.
Jeudi 2 janvier. — Un dîner, oîi le nom de Blowitz
est prononcé, et sur ce nom, quelqu'un au fait des
dessous secrets du temps, raconte comment Blowitz
est devenu correspondant du Times. Blowitz, dit-il,
qui s'appelle Oppert, et qui a pris le nom de sa ville,
était un pauvre diable de professeur à Marseille, tout
116 JOURNAL DES G ON COUR T.
à fait inconnu, ayant le grade de serj^^ent-majordans
la garde nationale, et qui, dans l'insurreclion de
Marseille, sauvait le préfet qui allait être massacré,
— et tombait avec cette recommandation sur le
pavé de Versailles, au moment de la rédaction du
traité avec Bismarck.
Alors le correspondant du Tbaes, mais le corres-
pondant du 7ïwies, avec un traitement de 75 000 francs
et la considération d'un ambassadeur, était lord Oli-
phant, ce personnage extraordinaire qui avait été
une espèce de Brummel, un familier de princes, un
diplomate en Chine et au Japon, un martyr portant
encore aux deux poignets les stigmates de la marty-
risation, le fondateur d'une religion à laquelle il
avait donné toute sa fortune, un homme, pendant
quelque temps, descendu à être un brouetteur de
feuilles morles^'ei redevenu dans le Times, l'intermé-
diaire entre l'Angleterre et la France, au moment
011 la France traversait ces années tragiques.
Il arrivait à lord Oliphant d'employer Blowitz,
ayant dans le reportage une audace sans exemple, et
qui dans ce moment, où toute la diplomatie euro-
péenne à l'affût de nouvelles, était à Versailles, et ne
pouvait parvenir auprès de ïhiers, — lui, Blowitz y
pénétrait par les cuisines.
Or, dans le moment, il s'était passé ceci : un jour
le marseillanisme de Thiers, discutant avec le comte
d'Ariiim, avait été tel, que le comte n'avait pu s'em-
pêcher de lui jeter : « Mais à vous entendre parler
ainsi, on dirait vraiment que vous avez gagné la
ANNEE 1890. 117
bataille de Sedan! » Sur quoi Thiers s'était mis à lar-
moyer, en disant que le comte se plaisait à insulter
lin vaincu. Et à la suite de cette séance, impossible
de réunir Thiers et le comte d'Arnim : Thiers
boudant le comte, et le comte, qui était un homme
distingué et bien élevé, ne se souxîiant plus de se
renconirer avec ce cacochyme pleurard. Et c'est Oli-
phant qui, après des causeries avec Thiers, le rem-
plaçait, et les 17 articles du traité — fait qu'on ignore
absolument — étaient arrêtés entre le correspondant
du Times et le comte d'Arnim.
En cette cuisine diplomatique. Oliphant se trou-
vait bien des petits services que lui rendait Blowitz,
et le traité signé, quand Thiers pour remercier son
remplaçant, lui offrait de le nommer grand-croix de
la Légion d'honneur, celui-ci repoussait cet hon-
neur, et lui demandait la nomination au consulat
de Venise, du correspondant français du Times avant
la guerre, qui, je crois, était Yriarte, — et Blowitz
prenait sa place.
Vendredi 3 janvier. — C'est curieux comme le
contact intime avec la cuisine d'un art, est pour un
littérateur, la révélation de choses nouvelles et ori-
ginales à apporter dans son métier. C'est ainsi, que
ce modelage appliqué et chercheur des plans, des
méplats, des saillies, des creux, pour ainsi dire,
imperceptibles de mon visage, me faisait penser, que
118 JOURNAL DKS CONCOURT.
jTYi.e si j'avais encore des portraits physiques d'hommes
ou de femmes à faire, je les ferais plus plastiquement
anatomiques, plus détaillés en la construction, la
structure, le mamelonnement, l'amincissement du
muscle sous l'épiderme, je pousserais plus loin
l'étude d'une narine, d'une paupière, d'un coin de
bouche.
Mardi 7 janvier. — En ces heures de mon
abandon de la porcelaine de Chine et de la poterie
du Japon, c'est une griserie amoureuse des yeux
devant ces fleurettes, si riantes, si spirituelles, si
xyu!*" siècle français, du Saxe. Que les Allemands
aient eu cette légèreté de main une fois, dans l'art,
c'est bien extraordinaire , mais cette légèreté de
main, ils ne l'ont eue, pourquoi? que sur la porce-
laine.
Mercredi 8 janvier. — Depuis trois jours, j'avais
derrière moi Blanche d'une si mauvaise humeur, et
avec des tombées de bras si désespérées, qu'impa-
tienté, je n'ai pu m'empêcher de lui jeter : « Qu'est-
ce que tu as? — Rien, rien, m'ont répondu à la
fois la mère et la fille. — Non, elle a quelque
chose? — Eh bien, voilà! a fait la mère, il y a
deux fois par semaine, à la mairie de Passy, un cours
ANNEE 1890. 119
fait par les Femmes de France pour soigner les
malades, les blessés, et la bête voudrait y aller! »
Oui, c'est vraiment positif, au fond le scientifique
est devenu le goût de toutes les intelligences, depuis
les plus hautes jusqu'aux plus basses, etnevoilà-t-il
pas une pauvre petite créature, qui au lieu de cou-
per des romans au bas des journaux, coupe des
articles de science, et a l'envie passionnée d'aller à
un cours médical, comme autrefois l'une de ses
pareilles avait l'envie d'aller au bal.
M. Groult vient me voir, le dessin d'un quelconque
par Gavarni, sous le bras, et je lui apprends à son
grand étonnement que c'est le dessin de son ami
Tronquoy, costumé en patron de barque, que j'ai
vu des années, dans sa chambre, et que j'ai même
décrit dans mon livre sur lui. Et là-dessus comme il
me parle d'un délicieux dessin qu'il vient d'acqué-
rir, dessin représentant un vieillard au milieu
d'objets d'art, prenant une prise de tabac au coin de
sa cheminée, et dont il ignore le nom, je lui dis :
« Ça doit être ça, » et je lui tends le premier volume
des Mémoires du baron de Besenval, où il y a en tête
une vignette de son portrait dans son cabinet,
d'après Danloux. Et c'est ça!
Au bout d'une causerie sur l'art qui lui apporte
une espèce d'enivrement, s'arrêtant au milieu de
l'escalier qu'il descend, et renversé sur la rampe,
en face d'un dessin de Watteau, représentant : Le
Printemps, peint par le maître dans la salle à man-
ger de Grozat, les yeux tout ronds, le bout du nez
120 JOURNAL DES GO N COURT.
fébrilement dilaté^ la bouche contractée comme
en une dégustation gourmande, Groult au milieu
de paroles en déroute, coupées par cette phrase :
« Vous les verrez, Monsieur, chez moi ! » me parle
d'un Constable, d'un Constable qui tue toute la
peinture française de 1830, acheté 3-40 francs dans
un Mont-de-piété à Londres, et d'autres, d'autres
acquisitions... et de deux Péronneau, deux Péron-
neau, achetés à quatre ou cinq heures de Bordeaux...
achetés dans une propriété à laquelle on n'arri-
vait qu'au moyen d'une mauvaise carriole... Et le
marché conclu, et M. Groult se disposant à les por-
ter dans la voiture, la femme qui venait de les lui
vendre, lui disant : « Il y a encore une condition... ce
sont mes aïeux... et je ne consentirai à les laisser
sortir, que la nuit tombée. » Et la vendeuse promenait
dans les vignes son vendeur jusqu'au crépuscule.
Ne trouvez-vous pas quelque chose de joliment
superstitieux, dans l'arrangement de cette femme,
pour que ces portraits de famille ne puissent pas se
voir sortir de chez eux?
Ce soir, il était question d'une chasse au canard
dans le Midi, en l'honneur du duc de Chartres. La
barque du prince était suivie de batelets, où était la
fleur des femmes de la haute société orléaniste.
Adonc il arrivait, que le prince après avoir tiré,
déposait le fusil qui lui avait servi sur un second
fusil qui partait, et allait percer, sous la flottaison,
le batelet le plus rapproché et la partie inférieure
d'une dame qui était dedans. Grand émoi, et l'appel
AXNEE 1890. 121
d'un chirurgien pour retirer les plombs indiscrets,
et la galante société s'inscrivant pour les plombs
qu'il devait retirer, et dont les futurs possesseurs
avaient l'intention de faire des boutons de chemise.
C'est très dix-huitième siècle, n'est-ce pas?
Le contre-amiral Layrle qui a fait autrefois une
station de quatre ans au Japon, et qui vient d'y passer
encore deux années, parlait du silence que gardaient
les Japonais sur les événements politiques vis-à-vis
des Européens, et il nous contait que le président
du conseil et le ministre de la marine, avec lesquels
il est lié, qu'il avait connus à son premier séjour
très petits Jeunes gens, très petits bonshommes, il ne
pouvait en tirer que des monosyllabes et des excla-
mations sans signification, quand il les interrogeait.
Et il s'émerveillait, que des gens qui avaient pris
part à des actions militaires, et dont l'un passait
pour un homme de guerre tout à fait distingué, il
n'était pas possible de leur extirper un détail de
bataille, de combat, d'épisode militaire : disant que
Canrobert ou Mac-Mahon, tout en gardant la plus
grande discrétion dans leurs paroles et leurs juge-
ments, ne pouvaient se tenir de parler sur les afîaires,
où ils ont assisté.
Vendredi 10 janvier. — Dans cette maison mau-
dite qui est derrière mon jardin, ce sont du jour à la
nuit et de la nuit au jour, des aboiements de deux
11
122 JOURNAL DES GONCOURT.
molosses qui m'énervent, et m'ont empêché des
nuits entières de dormir, et si je n'avais retrouvé les
volets intérieurs que j'ai fait faire pour mon frère,
pendant sa maladie, je serais obligé d'aller coucher
dehors. Ah! le bruit va-t-il être le tourment agaçant
de mes dernières années? Oh! le bruit, le bruit, c'est
la désolation de tous les nerveux dans les centres
modernes ! Mercredi dernier, Maupassant qui vient de
louer un appartement avenue Victor-Hugo, me disait
qu'il cherchait une chambre pour dormir, à cause du
passage devant chez lui des omnibus et des camions.
Au dîner, où on causait littérature, et où des par-
leuses me jetaient ingénument : « Mais pourquoi
voulez-vous faire du neuf? » Je répondais : « Parce
que la littérature se renouvelle comme toutes les
choses de la terre... et qu'il n'y a que les gens
qui sont à la tête de ces renouvellements, qui
survivent... parce que, sans vous en douter, vous
n'admirez, vous-même, que les révolutionnaires de
la littérature dans le passé, parce que... tenez, pre-
nons un exemple, parce que Racine, le grand, l'il-
lustre Racine a été chuté, sifflé parles enthousiastes
de Pradon, par les souteneurs du vieux théâtre, et
que ce Racine avec lequel on éreinte les auteurs dra-
matiques modernes, était en ce temps un révolution-
naire, toutcomme quelques-uns le sont aujourd'hui. »
Jeudi 1 6 janvier. — Pillaut avec son dilettantisme
ANNÉE 1890.
musical de lettré et de penseur, cause de Wagner,
et dit que sa l'orme musicale fait penser à un monde
futur, et que ses sonorités sont des sonorités qui
semblent fabriquées pour les oreilles de Thumanité
qui viendra après nous.
Venrb'edi i 7 janvier. — Hier, dans mon tête-à-tête
avec Daudet, sur un regard jeté sur un groupe de
femmes réunies dans un coin du salon, abandonnant
Stanley et l'Afrique, il s'est écrié : « Dans le mariage,
n'est-ce pas, on accouple des femmes ayant dix ans
de moins que les maris, qui arrivent déjà un peu usés
au mariage, et le sont à peu prés tout à fait, quand
la femme a acquis toute sa vitalité, toute sa richesse
de besoins et de désirs : c'est l'histoire d'une dizaine
de ménages que je pratique. Eh bien, ça devrait être
le contraire dans le mariage, pour que le mariage
soit heureux, il faudrait que la femme eût dix ans
plus que le mari... et à ce sujet remarquez que le
bonheur tranquille de certains ménages d'hommes
encore jeunes, qui ont épousé des fouf/tnsses plus
vieilles qu'eux, ça tient à ce qu'elles ont dépensé leur
vitalité, et qu'elles se trouvent au même degré d'as-
souvissement et d'éteignement de la chair, que leurs
maris.
Samedi 1 8 janvier. — Une après-midi passée devant
les tableaux anglais de Groult, devant ces toiles gé-
124 JOURNAL DES GONCOURT.
nératrices de toute la peinture française de 1830,
ces toiles qui renferment une lumière si laiteuse-
ment cristallisée, ces toiles aux jaunes transparences,
semblables aux transparences des couches superpo-
sées d'une pierre de talc. Oh! Constable, le grand, le
grandissime maître... Il y a parmi ces toiles, un Tur-
ner : un lac d'un bleuâtre élhéré, aux contours indé-
finis, un lac lointain, sous un coup de jour électrique,
tout au bout de terrains fauves. Nom de Dieu, ça
vous fait mépriser l'originalité de quelques-uns de
de nos peintres originaux d'aujourd'hui.
Dimanche 49 janvier. — Aujourd'hui, après de
longs mois de complète disparition, apparaît Ville-
deuil tenant amoureusement par la main, sa petite
fille, et dont la barbe devenue blanche lui donne un
air patriarcal... Le voyant ainsi, mon souvenirn'a pu
s'empêcher d'évoquer le Villedeuil à la barbe noire
des soupers de la Maison d'Or.
A peine entré, marchant d'un bout à l'autre du
Grenier, avec ces petits rires à la fois pouffants et
étoufl"és qui lui sont particuliers, il s'est mis à rail-
ler spirituellement Terreur des gens, des gens qui
veulent voir dans les Rothschild et les banquiers de
l'heure présente, des réactionnaires, des conserva-
teurs à outrance, établissant très nettement que tous,
y compris les Rothschild, ne détestent pas du tout
la République, se trouvant en l'absence d'Empe-
ANNEE 18'J0. lir>
renrs et de Rois dans un pays, les vrais souverains,
et rencontrant dans les ministres actuels, ainsi que
les Rothschild l'ont rencontré chez un tel et un tel,
par le seul fait de la vénération du capital, chez des
hommes à la jeunesse besogneuse, — rencontrant
des condescendances qu'ils n'ont jamais obtenues
des gens faits au prestige de la pièce de cent sous.
Jeudi 23 janvier. — L'amabilité de l'académicien
X..., cette amabilité à jet continu à l'égard de tous, et
qui ressemble pas mal aux distributions de victuail-
les au peuple, dans les anciennes réjouissances pu-
bliques, faisait dire à ma voisine de table, que cette
amabilité-là, elle, ça la mettait en veine de butor-
derie !
Vendredi 24 janvier. — Conversation du temps,
où apparaît l'infiltration de la puissance de l'argent
chez les marmots .-conversation entre le petit garçon
d'un comédien et la petite fille dune comédienne.
Le petit garçon : « Si tu veux me laisser jouer
avec tous tes joujoux, comme s'ils étaient à moi, tu
seras ma petite femme. (Au bout de quelques ins-
tants de réflexion.) Mais tu sais, mon papa gagne
beaucoup d'argent! »
La petite fille : « Ma maman aussi 1 »
11.
126 JOURNAL DES GONCOURT.
Un silence.
Le petit garçon : « Oui... mais, mon papa n'en
dépense pas ! »
Dimanche 26 janvier. — Tissot nous contait ce
soir, chez Daudet, qu'il avait été au moment d'acheter
7 000 francs, une petite montagne près de Jérusalem,
et d'y bâtir un atelier, où il aurait imprimé et 'gravé
son livre : un atelier, qui, disait-il, serait devenu un
atelier d'art religieux, en même temps qu'une colo-
nie française, faisant revivre l'influence de notre pays
dans les lieux saints.
Là-dessus Tissot déplore un grand charme de Jé-
rusalem, en train de se perdre. La ville était bâtie
en pierre rose, qui la faisait paraître couleur de chair,
et cette pierre est remplacée, à l'heure présente, par
de la brique et de la tuile de Marseille d'une hor-
rible couleur rouge de Saturne, rouge vilainement
orangé.
Et l'on parle du costume des peuples antiques, du
drapement de leurs corps dans des morceaux d'étof-
fes carrés, sans coupe appropriée à la forme des
membres, et pour ainsi dire, sans attaches : l'appa-
rition du bouton n'ayant eu lieu que dans des vête-
ments non drapés, dans les vestes des Perses et des
Mèdes. A ce sujet, il raconte qu'à Port-Saïd, il a vu,
caché, la toilette d'une colonie de femmes indien-
nes, embarquée pour je ne sais où, et dont l'adhé-
ANNEE 1890. 1-37
sion des vêtements au corps, obtenue comme au
moyen d'épingles, était faite absolument par l'art du
drapement, et cet art de fermeture sans épingles,
sans boutons, sans nœuds de cordon s'étend jus-
qu'aux pantalons des hommes, ces pantalons sim-
plement drapés, que le prince Louis retrouvait
encore ces temps-ci au Japon.
Un moment il est question de la personnalité du
talent, et de la répulsion que cette personnalité
rencontre chez les imbéciles. A ce propos Daudet
raconte ceci : Belot lui parlait d'un certain dîner
Dentu, dont faisaient partie, Boisgobey, Élie Berthet,
etc., lui disant qu'il entendrait là des choses qui
pourraient lui servir, et le poussait vivement à en
faire partie. A quelque temps de là, rencontrant Belot,
et le souvenir du dîner Dentu se réveillant chez lui,
Belot à sa demande s'il en était, lui répondait : « Tu
as été retoqué, on t'a trouvé un talent trop person-
nel ! »
Mardi 28 janvier. — Aujourd'hui, Burty vient pour
ce déjeuner qu'il m'a demandé, et il arrive de bonne
heure, comme à un rendez-vous désiré, et depuis
longtemps attendu. Il va mieux, merveilleusement
mieux, mais au fond, il a une pauvre figure ruinée,
avec dessus des rougeurs et des pâleurs d'un sang
bien appauvri. A ma demande, s'il travaille, il hésite
d'abord, puis me dit que oui, qu'il travaille au lit,
128 JOURNAL DES GONCOURT.
les longues heures qu'il ne dort pas, ajoutant ])ien-
tût que malheureusement, le matin, les mots à cou-
leur, les sonorités qu'il a trouvées, — ce sont ses
expressions, — c'est délavé, éteint.
La conversation va au Japon, aux impressions,
aux images obscènes qu'il m'affirme ne plus venir en
Europe, parce que, au moment où le pays a été
ouvert aux étrangers, ils ont acheté ces images avec
des moqueries et des mépris publics pour la salau-
derie des Japonais, et que le gouvernement a été
blessé, a fait rechercher ces images, et les a fait
brûler. Maintenant ces images ne seraient pas,
comme on l'a cru jusqu'ici, des images à l'usage des
maisons de prostitution, elles seraient destinées à
faire l'éducation des sens des jeunes mariés; et
dans un volume, illustré par la fille d'Hokousaï, ra-
contant le mariage et ses épisodes, on voit roulée
près du lit des jeunes époux, une série de makmo7io
qui doivent être une collection de ces images. Il y a
quelques années Nieuwerkerke me parlait d'une sé-
rie de tableaux erotiques, qui avaient eu pour but
d'allumer, lors de son mariage, les sens du roi
Louis XV, tableaux que j'avais déjà trouvés signalés
dans Soulavie.
Je l'emmène voir mon buste de Lenoir, et en re-
venant, il remonte chez moi, et je sens qu'il a toutes
les peines à s'en aller, pris d'un bonheur presque
enfantin à causer avec moi. Et je dois le dire,
j'éprouve un espèce de revenez-y d'amitié pour
l'homme redevenu affectueux, comme aux premiers
ANNÉE 1800. 129
jours de notre liaison. Enfin il se lève avec effort de
son fauteuil, et passant la porte me jette d'une voix
câline : « Vous m'inviterez une autre fois encore,
hein ? »
Jeudi 30 janvier. — Daudet me dit à un moment
de la soirée, où je suis assis à côté de lui : « Je crois
décidément avoir trouvé la formule : le livre c'est
pour l'individu, le théâtre c'est pour la foule... et à
la suite de cette formule, vous voyez d'ici les déduc-
tions. »
Il y avait à dîner les Lafontaine, et la voix de
Victoria Lafontaine, demeurée très jeunette, restée
la voix fraîchement musicale de la fillette honnête,
me donne une singulière hallucination. Ne prêtant
pas d'attention au sens de ses paroles, j'ai deux ou
trois fois, la sensation de l'entendre rejouer Hiîn-
RiETTE Maréchal.
Vendredi 3 1 janvier. — Je m'amuse, je crois l'avoir '•'"•*' J
déjà écrit, à faire une collection de menus objets
d'art de la vie privée du xviii^ siècle, et d'objets
spécialement à l'usage de la femme. Parmi ceux-ci,
les montres, ces petits chefs-d'œuvre de l'art indus-
triel avec les délicates imaginations de leur riche
décor, sont parmi les bibelots que j'aime le mieux.
130 JOURNAL DES CONCOURT.
Et les regardant aujourd'hui, et les voyant A'uue ar-
rêtée à 6 heures et quart; une autre à 9 heures; une
autre à midi et demie: ces heures m'intriguent; jo
me demande, si ces heures sont des heures tragiques
dans la vie de celles qui les ont possédées, et si elles
racontent un peu de la malheureuse histoire intime
de ces femmes.
Samedi '/^' février. — Une après-midi, passée
avec les Daudet, chez Tissot.
A notre entrée le bruit terrestrement céleste d'un
orgue-mélodium, dont joue l'artiste, et pendant
qu'il vient à notre rencontre, les regards soudaine-
ment attirés par un trou illuminé, devant lequel est
une aquarelle commencée; un trou fait dans l'ouver-
ture d'une étoffe jouant la toile levée d'un théâtre
d'enfant, et dans lequel se voit figurée par de pe-
tites maquettes, une scène de la Passion, éclairée
par une lumière semblable aux lueurs rougeoyantes
éclairant un Saint-Sépulcre, le soir du Vendredi
Saint.
Puis aussitôt commence le défilé des cent vingt-
cinq gouaches, dont Tissot fait le boniment à voix
basse, comme on parle dans une église, avec par-
fois, détonnant dans sa parole religieuse, des mots
d'argot parisiens, disant d'une étude de la Made-
leine encore pécheresse : « Vous voyez, elle est un
peu vannée ! »
ANNEE 1890. 131
Des dessins très exacts, très rigoureux, donnant
le cailloutage de ce pays de montagne, le piétine-
ment des terrains par les troupeaux de moutons, la
verdure émeraudée de l'herbe au printemps, le des-
sèchement violacé des fonds de torrents, les sil-
houettes de candélabres des grands oliviers. Il y a
de jolies colorations d'intérieurs aux grandes baies
de verre, aux petits châssis de plomb, entre autres
un intérieur d'Hérode avec sa femme. Un dessin
d'un grand caractère est l'interprétation de la
parole : « Vous suivrez un homme qui p07'te une
ancche, » — un homme à la robe jaune, gravissant
au jour tombant, la montée qui contourne le rem-
part, et qu'en bas du dessin, un apôtre désigne à
un autre.
11 est des dessins d'apparitions dans de curieuses
gloires fantastiques, dans des gloires qui ne pou-
vaient être entrevues, que par un spirite faisant de
la peinture.
Mais les beaux, les touchants, les remuants des-
sins, ce sont les dessins du crucifiement, dessins
très nombreux donnant presque, heure par heure,
l'agonie du crucifié en haut du Golgotha, et les affais-
sements des saintes femmes, et l'étreinte amoureuse
des bras de la Madeleine autour du bois de la croix.
Et à mesure que le drame se déroule, Tissot
s'animant, s'exaltant, et toujours parlant avec une
voix plus basse, plus profonde, plus religieusement
murmurante, prête aux choses représentées, des
sentiments, des idées, des exclamations qui feraient
132 JOURNAL DES G ON COU H T.
une glose curieuse à joindre aux évangiles apo-
cryphes.
Inconteslablement cette vie de Jésus on plus de
cent tableaux, cette représentation où se mêle à une
habile retrouvaille de la réahté des milieux, des
localités, des races, des costumes, le mysticisme du
peintre, produit à la longue, parle nombre et la lente
succession de ces études, un grand apitoiement, et
même fait monter en vous une tristesse, au souvenir
de ce juste, une tristesse attendrie qu'aucun livre
ne vous apporte.
Nous montons, un moment, dans le haut de l'ate-
lier, joliment arrangé dans le goût anglais. Et dans le
crépuscule, avec une voix qui se fait tout à fait mys-
térieuse, et des yeux vagues, il nous montre une
boule en cristal de roche, et un plateau d'émail qui
servent à des évocations, et où l'on entend, assure-
t-il, des voix qui se disputent. Puis il tire d'une
commode, des cahiers, où il nous montre de nom-
breuses pages contenant l'historique de ces évoca-
tions, et nous montre enfin un tableau, représentant
une femme aux mains lumineuses, qu'il dit être
venue l'embrasser, et dont il a senti sur sa joue, ses
lèvres, des lèvres pareilles à des lèvres de feu.
Lundi 3 février. — Ce soir, une jeune fille confes-
sait sa répulsion et son dégoût pour les danseurs et
les valseurs sentant la flanelle échauffée : flanelle
ANNEE 1890, 133
que tous lesjeunos gens ont pris l'habitude de porter
en faisant leur service militaire.
Jeudi 6 février. — Ce matin, dans ma toilette du
matin, tombe Réjane toute tourbillonnante dans une
pelisse rose. Quelle vitalité! quelle alacrité, il y a
chez cette femme ! Je lui ai écrit à propos de la pièce
de MoNsicuR Betsy, de Paul Alexis, qu'elle se refuse
à jouer, et au sujet d'une très jolie étude de sa per-
sonne, commencée par Tissot, et qu'il va remonter
au grenier, si elle ne revient pas poser. C'est une
parole blagueuse, coupée de rires gamins, et de
remuements qui ne peuvent tenir en place sur sa
chaise. Et elle médit qu'elle trouve bonne la pièce
d'Alexis, mais son rôle détestable, puis qu'il est
question de jouer une seconde pièce de Meilhac
après LK DÉCORÉ, qu'elle est une nature franche, une
femme de parole, qu'elle ne veut pas répéter une
pièce, qu'après cinq ou six représentations, on arrê-
tera, laissant les auteurs le bec dans ieau. Elle me
parle ensuite de reprendre Germinie Lacerteux, et
peut-être de la jouer on Angleterre, où elle me dit
qu'elle a un public à elle.
Descendant l'escalier : « Vous ne savez pas... figu-
rez-vous qu'en venant chez vous j'ai rencontré un
auteur... Connaissez-vous Grenet-Dancourt?... C'est
lui... il m'a parlé d'une pièce pour moi... il l'avait
sur lui... je l'ai fait monter dans ma voiture... Bref,
12
131 JOURNAL DES GON COURT.
il mu lu son premier acte en chemin... il y a bien
eu à travers la lecture, quelques cahots... Tenez, le
voilà qui m'attend pour me lire le second acte, en
me reconduisant aux Variétés. »Et elle disparaît en
pouffant de rire.
Dimanche 9 février. — Aujourd'hui, j'ai donné à
Ajalbert l'idée de faire une pièce de la Fille Élisa,
.dans ces conditions. Pas la plus petite scène de la
maison de prostitution. Un premier acte, qui est tout
bonnenient dans le cimetière abandonné du Bois de
Boulogne, l'assassinat du lignard par la fllle. Et le
lignard doit être un Dumanet ingénu et mystique,
pour la composition duquel, je lui recommande de
se remettre sous les yeux le jeu et la physionomie
de l'acteur Burguet, dans la Lutte pour la Vie.
Le second acte, le clou de la pièce, et dont la
connaissance qu'il a du Palais, m'a fait adresser à
lui, Ajalbert, à la fois un littérateur et un avocat,
commence au moment, où le Président dit : « Maître
un tel, vous avez la parole... » C'est donc dans une
plaidoirie et une défense d'accusée, qu'est toute l'ex-
position de la vie de la femme — et ceci est pour
moi une trouvaille originale — puis la condamnation
à mort, comme elle l'est à peu près dans mon livre.
Le troisième acte est à chercher dans la prison
pénitentiaire, mais sans la mort. Je le verrais volon-
tiers avec cette fin. La femme montée sur un tabou-
ANNKK 1890. 135
ret, et atteignant le paquet des vêtements de sa vie
libre, et lisant les deux dates de son entrée et de sa
sortie, de sa sortie qu'elle sent être dans un lointain,
où elle n'existera plus.
Jeudi 20 février. — M"''^ Gréville me contait, ce
soir, que c'était elle, qui habitant avec son père, le
rez-de-chaussée de la maison de Gavarni, au Point-
du-Jour, avait relevé le petit Jean Gavarni; qui était
tombé, en se heurtant à une grosse pierre d'un an-
cien seuil de la maison, demeurée dans une allée.
Elle avait été assez heureuse pour arrêter son sai-
gnement de nez, mais M"'' Aimée qui était très jalouse
d'elle, lui avait repris l'enfant d'entre les mains,
n'avait pas su arrêter le saignement de nez, quand il
était revenu, et le pauvre enfant était mort d'anémie,
à la suite de la perte de tout son sang.
Samedi, 22 février. — Ah ! c'est un miracle que des
pièces (les Frères Zemganno) si peu jouées dans le
décor, si peu réglées, si peu sues, puissent être
représentées, même à la diable, à deux jours de là.
. En sortant de la répétition, j'emmène Paul Alexis
et Oscar Métenier dîner chez Maire. Là, entre la poire
et le fromage, Métenier me résume au dessert,
les quatre toilettes de condamnés à mort, auxquelles
r.î6 JOUKNAL DES CONCOURT.
il a assisté comme chien du commissaire de police.
Il décrit très bien le sentiment angoisseux, qu'on
éprouve au moment de l'entrée dans la cellule, et le
mouvement qui vous fait instinctivement porter la
main à votre chapeau et vous découvrir, absolument
comme devant un corbillard qui passe, et il ajovite
que lui qui était toujours en jaquette, ce jour-là, sans
qu'il s'en rendît compte, revêtait une redingote.
11 faut dire que cette entrée, est précédée d'un
petit quart d'heure, qui met une grande émotion chez
les assistants à l'exécution. L'exécution en principe
devrait être faite à midi : on triche, mais on veut
que si ce n'est pas en plein jour, ce soit au moins au
petit jour. Et voici ce qui se passe. Lheure de l'exé-
cution fixée à ce moment, le directeur de la Roquette
dit aux six personnes, aux six assistants de fondation
à l'exécution, dit en montrant du doigt, la grande
horloge de la cour: « Messieurs, l'exécution est pour
A heures et demie, il est 4 heures 10 minutes, la
toilette est l'affaire de 12 minutes, nous entrerons
à i heures 18 minutes. Et aussitôt les conversations
cessent, l'échange des idées s'arrête, et chacun
redevenu silencieux, les yeux sur l'horloge, n'a
plus d'attention que pour la marche invisible de
l'aiguille sur le cadran, et son troublant rapproche-
ment de la dix-huitième minute.
Il est aussi un effet terrible pour les assistants,
c'est que le petit jour levé dehors, n'éclaire point
encore l'intérieur de la prison, et quand on marche
dans ces demi-ténèbres derrière le condamné, et
ANNEE 1890. 1:J7
qu'au moment, où s'il avait les mains libres, il pour-
rait toucher la porte, les battants s'ouvrent dans un
coup de théâtre, et vous laissent voir soudainement,
dans la clarté froide du matin, les deux montants de
la guillotine, et les yeux grands ouverts de toutes
ces têtes de regardeurs, le spectacle a quelque chose
d'inexprimable.
Mardi 'Jo février. — Arrivé de bonne heure aux
Menus-Plaisirs, j'assiste à la pose du premier décor,
où machinistes et pompiers mêlés, s'amusent à faire
du trapèze, et à soulever les haltères des Frères
Zemganno.
Un premier acte, où l'on n'entend pas un mot,
dans l'ouverture des portes, le remuement des petits
bancs, le passage des abonnés, — tous des cabotins,
— venant à la façon des dîneurs qui veulent être re-
marqués, venant en retard.
Un second acte très, très applaudi.
Un troisième plus froid, mais encore très applaudi
avec de chaleureux rappels des acteurs.
Moi qui suis resté dans ma baignoire, sans me
mêler à la salle, je crois à un succès. Arrivé dans les
coulisses, je vois Métenier plus blême qu'à l'ordi-
naire, et Paul Alexis, afïalé sur une rampe d'escalier,
l'oreille tendue à la parole de sa femme, qui lui conte
qu'un de ses confrères a passé la soirée à crier, que
c'est un four. Enfin mes compliments à Antoine,
12.
i:i8 JOURNAL DES CONCOURT.
et mes plaintes sur ce que je ne l'ai pas trouvé
assez applaudi au troisième acte, sont reçus par un :
« Ça ne nous regarde pas, nous faisons notre petite
affaire, voilà tout! »
Mercredi 26 février. — Un éreintement général
de toute la presse. Vitu déclare que c'est une fumis-
terie... Revenons à la pièce que je trouve aussi bien
faite, que j'aurais pu la faire moi-même. Et dire que
ce sentiment fraternel qui la remplit, présenté d'une
manière si délicate, si émotionnante, dire que ce
moyen d'action sur les cœurs, cette chose absolu-
ment neuve au théâtre, et remplaçant le bête d'amour
de toutes les pièces, aucun critique n'en a signalé
l'originalité.
Jeudi 27 février. — Comme je parlais hier à De-
taille, du récit des toilettes de condamnés à mort,
que m'avait fait l'autre jour Métenier, il me disait
avoir assisté à deux exécutions, et voici quelles
avaient été ses observations. Le condamné, appa-
raissant au seuil de la porte de la Roquette, comme
une figure de cire, avec son apparence de vie figée,
et dans le silence qu'il appelait formidable, toujours
un oiseau qui chante, et dont le chant est dans ce
silence, comme le bourdon de Notre-Dame, et au
ANNEE 1890. 139
loin, au loin, l'entre-claquement imperceptible de
branches d'arbres.
Vendredi 28 février. — Dans la non-concordance de
la critique théâtrale avec le sentiment sincère du
vrai public, il me venait l'idée, si je tentais encore
une fois une grande bataille au théâtre, de faire affi-
cher au-dessous du titre de la pièce, avec l'indication
qu'elle est jouée tous les soirs, des affiches couvrant
les murs de Paris, et ainsi conçues :
« Je m'adresse à l'indépendance du public et lui
demande, s'il trouve que c'est justice, de venir casser
comme ill'a fait pour Germinie Lacerteux, le juge-
ment porté dans les journaux par la critique théâ-
trale.
« Edmond de Concourt. »
Lundi 3 mars. — Je suis, ce soir, à la première
de Monsieur Betzy. La pièce marche très bien. Elle
a tout ce qu'il faut pour cela. Elle est très amusante,
et admirablement jouée. Mais il y a contre les auteurs
les mauvaises dispositions de la presse théâtrale, et
j'entends au milieu d'applaudissements frénétiques,
un jugeur chic s'écrier : « Ça ne peut pas avoir de
succès! — Pourquoi? » Une cravate blanche entre
deux âges, faisant bassement sa cour à Vitu, lui dit.
110 • JOUXAL DES GOXCOURT.
pendant qu'on sort pour l'entr'acle, parlant de la
pièce : « C'est un monsieur qui marche contre un
mur, et qui met la pied dans tout ce qu'il trouve ! »
Oh! les propos de corridors, la belle collection de
haineuses imbécillités qu'il y aurait à ramasser.
Mercredi j mars. — Descaves, accompagné de sa
femme, vient me voir aujourd'hui. 11 craint que les
choses soient en train de mal tourner pour lui. Il
lui est revenu, que le parquet n'étant pas sûr d'ob-
tenir une condamnation sur les attaques à l'armée,
va faire porter tout son effort sur l'outrage aux bon-
nes mœurs. Et un de ses avocats lui demandant com-
bien il comptait avoir de prison, et comme il lui ré-
pondait : «Trois mois, » l'avocat lui disait : « Triplez
au moins, vous aurez un an! » Et il est à la fois triste
et irrité, déclarant que l'injustice l'exaspère, et qu'il
n'y a aucune raison pour le condamner, quand on
ne poursuit ni un tel, ni un tel.
Mercredi 12 mars. — «Qu'est-ce que vous faites
dans ce moment-ci?» dis-je à l'auteur de la Béte
HLM.\iNE, qui vient s'asseoir dans la soirée, à côté de
moi.
— « Mais rien... je ne puis pas décidément m'y
mettre... Puis l'Argent, c'est tellement vaste, que je
ANNEE 1890. 141
ne sais par quel bout le prendre,., et les documents
de ce livre, pour les trouver, pour savoir où il faut
frapper, je suis embarrassé plus que jamais je ne
l'ai été... Ah! je voudrais en avoir fini de ces trois
derniers livres... Après l'Argent, oui, viendra la
Guerre, mais ce ne sera pas un roman, ce sera la
promenade d'un monsieur à travers le Siège et la
Commune... Au fond le livre qui me parle, qui a un
charme pour moi, c'est le dernier, où je mettrai en
scène un savant... Ce savant, je serais assez tenté de
le faire d'après Claude Bernard, avec la communica-
tion de ses papiers, de ses lettres... Ce sera amu-
sant... je ferai un savant marié avec une femme
rétrograde, bigote, qui détruira ses travaux, à me-
sure qu'il travaille.
— Et après, que ferez-vous?
— Après, il serait plus sage de ne plus faire de
livres... de s'en aller de la littérature... de passer à
une autre vie, en regardant l'autre comme finie...
— Mais l'on n'a jamais ce courage.
— C'est bien possible! »
Vendredi 14 mars. — Un gouvernement, auquel
il y aurait à demander un peu plus d'honnêtes gens
dans le ministère et un peu plus de police dans la
rue : c'est le gouvernement d'aujourd'hui.
Boisgobey, me parlant du gâtisme d'un de nos
confrères, le comparait à un ver de latrine particu-
112 JOURNAL DES CONCOURT.
lier à l'Afrique, et dont sa maîtresse, dans ce pays,
ne pouvait prononcer le nom arabe, sans cracher à
terre.
Samedi 15 mars. — Ce soir, une dépêche de Des-
caves, où il y a ce seul mot : Acquitté.
Dimanche 16 mars. — On est aujourd'hui, chez
moi, tout à la joie et à la surprise de l'acquittement
de Descaves, car le jury était presque uniquement
composé de vieilles barbes grises, de gens qui avaient
été militaires, du temps qu'on se rachetait; heureu-
sement que le ministère public a été au-dessous de
tout, et Tézenas très habile... Le pauvre Geffroy était
des applaudisseurs qui auraient pu avoir deux ans
de prison.
Ah! les professions libérales 1 Descaves nous disait
avoir été acquitté par onze voix, des voix de quin-
cailliers, de charcutiers, etc., mais il y avait dans le
jury un sculpteur, et le sculpteur a été pour la con-
damnation.
Dimanche 23 mars. — Ce jeune souverain alle-
mand, ce névrosé mystique, ce passionné des dra-
ANNÉE 1890. 143
mes religioso-guerriers de Wagner, cet endosseur en
rêve de la blanche armure de Parsifal, avec ses nuits
sans sommeil, son activité maladive, la fièvre de son
cerveau, mapparaît comme un souverain bien inquié-
tant dans l'avenir.
Lundi 24 mars. — Au fond, les financiers ne sont
que des voleurs, mais des voleurs qui ont acheté
nrès du srouvernement le droit de voler.
Vendredi .28 mars. — Dîner des Spartiates. On parle
des usuriers, qui sont pour la plupart dos valets de
chambre de grandes maisons, et un joueur de la
société affirme qu'il n'y en a plus, que lui et ses
amis les ont ruinés, et qu'à l'heure qu'il est, un
homme qui fait dans la nuit une perte au jeu de dix
mille francs, ne peut pas trouvera se les faire prêter.
Et c'est pour lui, l'occasion de parler de la partie du
Cercle impérial, du temps où on pouvait dire qu'une
chaise, pendant une heure, coulait trente mille francs.
Puis on cause de l'insurrection probable .que soulèvera
en Algérie le droit de sufi'rage, donné parCrémieux
aux Israélites de là-bas, et l'Afrique amène le comte
Borelli à nous entretenir de la Légion étrangère.
Il est intéressant sur l'anonymat des enrôlés de
cette légion, dont la patrie, le nom, les antécédents
III JOURNAL DES GONCOURT.
sont indécis, vagues, et laissés volontairement va-
gues. Il peint l'enrôlement, où on demande à l'en-
rôlé d'oii il est, et où on écrit son lieu de naissance,
sans y croire, où on lui demande son nom, et où il
donne dix fois sur cent, le nom de Weber ou de
Meyer, et où on lui dit : « Non, il y en a trop, tu
t'appelleras Martin ou Lafeuille » : enrôlement où l'on
n'écoute pas ce que l'enrôlé raconte de sa vie anté-
rieure.
Pauvres diables au passé louche, qui font mar-
ché avec la dure existence, la ficelle, la mort, mer-
cenaires aux grands yeux bleus, qui n'ayant plus
d'intérêt dans l'existence, se prennent de tendresse
comme pour une maîtresse, se prennent de ten-
dresse pour leur élégant capitaine, caracolant sur
son petit cheval, une rose à la bouche.
Samedi 5 avril. — Dîner chez Hennique. Un petit
intérieur gentiment arrangé, avec de la japonaiserie
amusante, et où sont accrochées aux murs quelques
esquisses de Chéret, de Forain. Une jolie petite fille,
et une charmante belle-sœur, qui a la voix et le rire
de sa sœur à s'y méprendre.
Jeudi 10 avril. — Autrefois il y avait un effort chez
les pastellistes pour représenter le charme, l'esprit,
ANNEE 1800.; ns
le sourire d'une figure de femme; ;i présent on di-
rait que nos pastellistes en faveur, avec leurs roses
d'engelures et leurs violets plombés, ne veulent ex-
primer que l'éreintement, l'ahurissement, le bar-
bouillage de cœur, enfin tous les malaises physiques
et moraux d'une physionomie de femme.
Mercredi 16 avril. — Hier, j'ai été prié de présider
le banquet, donné à Chéret par ses sympathiques, à
l'occasion de sa décoration. Ils sont vraiment des
enfants gâtés ces peintres, ces sculpteurs. Pourboire
à la gloire du décoré, il y avait cent vingtlittérateurs
presque illustres. Et j'ai fait mon premier discours
qui n'a pas été long :
« Je bois au premier peintre du mur parisien, à
l'inventeur de l'art dans l'affiche. »
L'homme, il faut le dire, est tout à fait charmant.
11 a dans l'amabilité, une espèce de bonne amitié
calme, tout à fait séduisante.
Jeudi 17 avril. — Sans un constant feuilletage des
impressions japonaises, on ne peut vraiment se faire
à l'idée, que dans ce pays d'art naturiste, le portrait
n'existe pas, et que jamais la ressemblance de la
figure n'est reproduite dans sa vérité, et qu'à moins
d'être comique ou théâtralement dramatique, la
13
140 JOURNAL DKS GONCOURT.
représentation d'un visage d'homme ou de femme
est toujours hiératisée, et faite de ces deux petites
fentes pour les yeux, decetraitaquiiinpourlenez, de
ces deux espèces de pétales de fleurs pour la bouche.
Vendredi 18 avril. — En ce temps tout pratique,
un groupe de Français intelligents devrait afficher ce
programme aux prochaines élections : « Nous nous
foutons de la Légitimité, de l'Orléanisme, de l'Im-
périalisme, de la République opportuniste, radicale,
socialiste; — ce que nous demandons, c'est un gou-
vernement de n'importe quelle couleur au rabais : le
gouvernement qui s'engagerait dans une soumission
cachetée, à gouverner la France au plus bas prix. »
Dimanche 20 avril. — Montegut, le peintre pas-
sionné de musique, est allé, avec une bande de dilet-
tantes, exécuter du Wagner dans la forêt de Fontai-
nebleau, la nuit, sur des partitions éclairées par des
bougies, tenues par les jeunes et johes fillesde Risler,
et c'est un plaisir de l'entendre parler du velours de
la musique, en plein air, sous des sapins.
Mercredi 25 avril. — Ce matin, mon marchand de
ANNEE IS'JO. 117
vin parlant de la qualité inférieure des vins de celle
année, m'affirme qu'indépendamment de toutes les
maladies spéciales, particulières à la vigne en ce
siècle, la vigne non malade, qu'elle soit ancienne
ou replantée, est attaquée d'anémie, ainsi que toute
la végétation. La terre de notre vieux globe, serait
décidément fatiguée, usée, brûlée.
Défiez-vous de vos yeux, quand ils sont artistes.
Ils commencent par avoir la religion d'un ton, par
exemple feuille de rose dans du lait (Boucher) ; peau
de lièvre (Chardin) ; //e de vin (Delacroix). Puis, c'est
la religion encore plus bêtement fanatique d'une
coloration sang de bœuf on foie de mulet ^ dans une
poterie, et l'on arrive à aimer cela, mieux qu'une
forte pensée, qu'une belle phrase.
Dimanche 27 février. — Aujourd'hui Rodenbach
parle ingénieusement de la page imprimée du livre,
qui, avec les combinaisons des interlignes, des à la
ligne, des capitales, des italiques, etc., etc., est arri-
vée à l'arrangement artistique et, comme il le dit, à
V orchestration de l'affiche.
La manifestation du premier mai fait causer du
mouvement nihilo-socialiste actuel, oii il n'y a au-
cun plan de reconstitution d'une nouvelle société,
mais où il n'y a que la volonté de faire table rase de
la vieille, et laisser la nouvelle se faire toute seule.
A ce propos quelqu'un cite la phrase que j'ai écrite
118 JOURNAL DES CONCOURT.
dans Idées et Sensations, sur le remplacement,
comme agents de destruction dans les sociétés
modernes, des Barbares par les ouvriers.
A dîner, Léon Daudet qui vient de quitter Drumont,
nous dit qu'il se croit empoisonné par les juifs, et
que depuis trois jours, où il a bu un verre d'eau dans
une réunion électorale, il a été pris de vomissements
et que le marquis de Morùs est dans le même cas
que lui.
Mercredi 30 avril. — On ne croit pas qu'il y aura
quelque chose demain, mais il faut toujours tenir
compte de l'imprévu... Ce qu'il y a de positif, c'est
que le commissaire de police est venu prévenir la
princesse de ne pas sortir.
Dans la rue deux blagueurs dont l'un dit à l'autre :
« Tu sais, tous ceux qu'on ramassera demain... on
leur coupera le prépuce... et on les relâchera! »
Jeudi /*"■ 7nai. — Une journée, où dans le silence
plus grand que celui des autres jours, on tend
l'oreille à des bruits de fusillade... on n'entend
rien... alors la pensée va à Vienne, à Berlin, à Saint-
Pétersbourg, à toutes les capitales de l'Europe, où
se fait la promenade hostile à la pièce de cent sous.
Du bateau que j'ai pris pour aller à Paris, je vois
ANNKE 1890. M;>
Icillre outrageusement, par des sergents de ville, de
pauvres diables d'inoffensifs, et leurs chapeaux
voler du quai sur la berge de la Seine.
Rien, passé la Place de la Concorde, rien à THôtel
de Ville, seulement rue de Rivoli, des figures de
révolution que chargent, de temps en temps, les
-ergents de ville, les poursuivant dans les petites
rues autour des Halles.
Au fond, une grande déception devant le néant de
la manifestation et la placidité des battus.
Samedi 3 mai. — Je ne connais rien de bête,
comme ces reconslitutions d'un monument historique
dans un lieu autre, que celui où il a été élevé jadis,
et celte Tour du Temple, refaite au bas de Pass}',
pour la grande Exposition de l'année dernière, jette
un complet désarroi dans ma cervelle d'historien de
la Révolution, quand un peu somnolent, je l'aperçois
a travers la buée de la vitre du fiacre qui me ramène,
le soir, chez moi.
Dimanche 4 mai. — Daudet dit aujourd'hui très
justement que la littérature, après avoir subi l'in-
lluence de la peinture pendant ces dernières années,
est aujourd'hui en train do subir l'influence de
la musique, et de devenir cette chose à la fois
13.
150 JOURNAL DES OONCOURT.
sonore et vague, et non articulée qu'est la mu-
sique. Et Heredia qui est là, parlant des poètes de la
dernière heure, établit que leurs poésies ne sont
que des modulations, sans un sens bien déterminé,
etqu'eux-mèmes baptisent du mot demonsfres, leurs
vers à l'état d'ébauche et de premier jet, et où les
trous sont bouchés avant la reprise et le parfait
achèvement du travail, par des mots sans significa-
tion.
Lundi o mai. — Un interne d'hôpital disait, que la
plus grande partie des femmes du faubourg Saint-
Germain étaient des alcoolisées, non par leur fait,
mais par le fait de leurs ascendants, et que Potain
leur ordonnait de la chicorée : ordonnance dont elles
ne comprenaient pas la raison, mais qui avait pour
but de leur faire boire de l'eau, beaucoup d'eau.
Jeudi 1^ mai. — Un jeune médecin parlait, ce soir,
du mal, mal dont on ne se doute pas, que faisaient
les corps comme l'Académie, comme l'Institut, ces
aristocraties qui, Dieu merci, n'existent pas en Alle-
magne.
11 disait à propos de l'Institut, où la médecine
n'est guère représentée que par Charcot ou par Bou-
chard, qu'aucun professeur, devant la vague pro-
ANNEE 1S90. 151
messe de l'un ou de l'aulrc, de l'aider à entrer à
l'Institut, n'avait le courage, dans les examens, de
préférer un élève à lui, à un élève de Charcot ou de
Bouchard. Et il énumérait toutes les bassesses, que
chacun était prêt à commettre, pour attraper cette
timbale, avec des exemples à l'appui inimaginables.
Vendredis mai. — Plus j'existe, plus j'acquiers la
certitude que les hommes nerveux sont autrement
délicats, autrement sensitifs, autrement frissonnants,
au contact des choses et des êtres de qualité infé-
rieure, que les femmes qui au fond n'ont que la
pose de la délicatesse.
Dimanche 1 1 mai. — Un numéro de journal des
modes de ce temps-ci, éditait un costume de femme
chic, un costume qui n'a plus rien de féminin, où la
robe est un carrick de cocher de coucou, où la femme
n'a plus l'air d'être habillée du flottement d'une
étoffe autour d'elle, mais de la tombée droite d'un
gros drap anglais : un costume qui fait ressembler
une femme à un jeune mâle d'écurie.
Mardi I S mai. — Je parlais à une femme de la
152 JOURNAL DES GONCOURT.
société, de la coireclion de la mise, de la simplicité
éléganle de la toilelte des grandes cocotes... «Oui,
oui, me répondait-elle, il y a du vrai dans ce que vous
dites... Tenez, moi, quand je me suis mariée, je con-
naissais très peu, même par les livres, le monde in-
terlope... Eh bien, quand mon mari me menait au
théâtre, — nous prenions en général des places de
balcon, — bientôt je le voyais jeter un regard sur ces
femmes dans les loges... Et comme j'ai toujours eu
le sentiment de l'élégance, ces femmes je les trouvais
mieux mises que moi... Car vous savez, il n y a pas
seulement la question d'argent, il y a une éducation
pour la toilelte... et en me comparant à elles je me
trouvais une petite provinciale... Puis le regarYl de
mon mari, après être resté là, un certain temps, re-
venait des loges à moi, un rien méprisant, et avec
quelque chose de grognon sur la figure... et ça se
passait en général aux pièces de Dumas, qui étaient
la glorification de ces femmes... Alors aux parties
dramatiques de la pièce... je pleurais... je m'en don-
nais de pleurer... si bien que mon mari, qui après
le spectacle, aimait à entrer chez Riche ou chez Tor-
toni, me jetait de très mauvaise humeur : « Avec
des yeux comme vous en avez, c'est vraiment pas
possible de s'asseoir dans un café. »
Mercredi i 4 mal. — Me voici au vernissage, où je
n'ai pu refuser le déjeuner immangeable, auquel se
ANNEE 1S90. 153.
condamnent, tous les ans, les peintres, par leur
domesticité d'esprit pour les choses chic.
Thaulow, le pastelliste danois, le peintre de l'eau
a la suite de la fonte des neiges, de l'eau qui est
comme de la décomposition d'un prisme lunaire.
La femme du vernissage par son air de toqué, par
sa tenue excentrique, par le coup de pistolet de sa toi-
lette une créature tout à fait inclassable, et si énig-
matique, qu'on ne sait pas si elle est honnête ou mal-
honnête, si elle est Parisienne ou étrangère.
Vendi'edi 16 mai. — Dîner des Spartiates. Philippe
(iille, à propos du tombeau qu'on va élever à Métra,
au compositeur de valses, parle de l'homme, du
pochard, du récidiviste de la boisson, qui avait pris
une telle habitude d'être ramassé, et de coucher
dans un certain poste, près de Clignançourt, qu'il
avait demandé qu'on changeât le papier, parce qu'il
prétendait que le vert de ce papier l'empoisonnait.
Et de ce pochard, il saute à cet autre pochard do
Callias, qu'il dit lui avoir fourni les plus charmants
échos sur les pochards, de même qu'un cocu lui a
fourni les plus instructifs échos sur le cocuage.
Callias, il nous le montre sale, dégoûtant, comme si
on l'avait ramassé dans le ruisseau, ivre à tomber,
et cependant se tenant par la force de la volonté, en
équilibre sur le bord du trottoir, sans jamais déva-
ler sur la chaussée, et toujours occupé à attacher à
154 JOURNAL DES GO N COUR T.
sa boutonnière une fleur fanée, un brin de verdure,
un légume ramassé dans les ordures.
Et il nous conte cette anecdoto typique. Gille est
un simple fumeur de cigarettes, un jour qu'il s'était
laissé aller à fumer un gros cigare, il rencontre
Gallias boulevard de Glichy, et comme Callias lui
demande comment ça va : « Ma foi, lui répond Gille,
avec un commencement de mal de cœur ! — Ah! venez
vite, je connais justement un bon endroit derrière
le cirque Fernando ! »
Et vraiment Gille est un charmant conteur de ces
épisodes parisiens, par la bonhomie du racontar, les
sous-entendus, les phrases inachevées, complétées
par de petits rires gouailleurs, et les interrogations
comiques, les : « Vous comprenez bieni » de son
bout de nez et de son œil rond.
Et Ton faisait la remarque, qu'à l'heure présente,
il pouvait y avoir encore des ivrognes, mais pas
excentriques comme ceux-là : conversation pendanf
laquelle, on entend la voix de Drumont répéter à de
longs intervalles : « Oui, oui, des marguilliers de
paroisses qui sont pour les Rothschild ! »
Lundi 19 mai. — Ge soir, le docteur Martin sou-
tenait que la division du travail avait détruit l'ambi-
tion du bien faire, et à l'appui de sa thèse, la maî-
tresse de maison disait : « Gomment voulez-vous
qu'il existe l'amour-propre d'une robe chez un cou-
ANNKE 18!>0. 155
turier ou une couturière, où les manches, le cor-
sage^ la jupe sont faits par trois ouvrières différentes?
Et l'on faisait la remarque que celte division du tra-
vail était peut-être bonne, utile, chez un peuple oh
l'ouvrier n'est pas artiste, comme en Allemagne,
mais que cette division tue l'ouvrage bien fait chez
un peuple artiste comme dans notre pays.
Puis il était question du fameux corset de soie
noire, que fait porter Bourget à sa femme chic, et
qu'elle n'a jamais porté, et l'on parlait d'un corset
idéal, d'un corset coûtant 80 francs, et durant huit
jours, dun corset fabriqué de deux morceaux de
batiste, avec des baleines de la grosseur des arêtes
du hareng.
Mardi 20 mai. — Je pense à l'injustice du sort
heureux ou malheureux des chevaux, des chiens, des
chats, et je trouve que c'est la même chose chez les
bêtes que chez les hommes.
Dimanche 25 mai. — Visite de Margueritte de
retour d'Alger, qui me parle de son état nerveux,
asthmatique, et de la difficulté de son travail dans
cet étal maladif.
Puis il se plaint que l'Afrique ne donne rien pour
le roman, mais seulement un paysage ou une sil-
156 JOURNAL DES OONCOURT.
houetle de bonhomme, pour une étude à la Fro-
mentin.
Lundi .26 mai. — Jeune fille disant à propos d'un
prétendant, atteint d'une légère calvitie : «Il est bien,
mais il manque de mouron sur sa cage ! » Renée Maii-
perin, on le voit, a fait son chemin chez les jeunes
filles du monde.
Mercredi 28 mai. — Une lettre d'Alidor Delzant,
m'annonce que Burty est mourant chez lui.
Lundi 2 juin. — Gavarret, le mari de la sœur de
Saint-Victor, un sourd qui n'entend pas ce que vous
lui dites, mais un anecdotier à la mémoire toute
fraîche et abondamment remplie, qu'il faut laisser
parler, sans l'interrompre. Et vraiment il est très
intéressant cet octogénaire spectral, parla verve
méridionale de ses récits, dans le bruit un peu ner-
veux du tapement continu d'un doigt sur l'étui vide
de ses lunettes, et, de temps en temps, en le graillon-
nement d'un épais crachat qu'il envoie sur le tapis.
11 nous entretient de Royer-Collard, l'ex-secrélaire
de la Commune, de ses relations avec Danton, de la
ANNEE 1890. 157
phrase de ce dernier : « Tu sais, tu es hors la loi,
mais il y a une maison, oii je t'offre l'hospitalité, et
où tu seras en sûreté : c'est le Ministère de la
Justice! »
Royer-Collard préféra se retirer dans sa maison de
famille, une façon de ferme prèsde Vitry-le-François,
«exploitée par sa mère, et làilpassatoutletempsdela
Terreur. Sa mère, une janséniste, était tellement res-
pectée, que pendant la Terreur, tous les dimanches,
elle faisait ouvrir la grande pièce de réception de la
maison, où il y avait un christ accroché au mur, et
un livre de messe h la main, elle lisait tout haut la
messe aux paysans agenouillés. Vingt fois Royer-
Collard fut décrété de prise de corps, et toutes les
fois, elle fut avertie de l'arrestation qui devait se
faire de son fils.
Gavarret parle d'un discours sur Voltaire, que
devait prononcer Royer-Collard à l'Académie, et
que lui seul et M. de Barante ont entendu : Royer-
Collard étant souffrant et ne pouvant se rendre
à l'Académie. On saura que ses discours à la
Chambre, Royer-Collard les lisait tout écrits
d'avance, mais pour ses discours à l'Académie, il
jetait sur une feuille de papier quelques notes, et
improvisait dessus une causerie plutôt qu'un dis-
cours. Il dit donc à Gavarret : « Donnez-mof la
feuille de papier qui est dans ce tiroir? » et pour ses
deux auditeurs il parla son discours à l'Académie,
finissant par dire qu'il comprenait qu'on commandât
une étude sur Voltaire, mais qu'un éloge dudit,
14
15S JOURNAI, DES GONCOURT.
dans un pays, où la majorité est si immensé-
ment catholique, ça lui paraissait manquer un
peu de tact. Puis tout en célébrant les qualités
de l'écrivain, il lui reprochait de manquer de
grandeur.
Et comme, le discours fini, de Barante lui deman-
dait d'en transmettre la teneur à l'Académie, après
qu'il était sorti, se tournant vers Gavarret, il jetait sur
la note la plus hautainement méprisante : « Ne croit-
il pas, celui-là, qu'il est permis à tout le monde de
tout dire! »
Decazes était aux petits soins pour lui, faisait cou-
per les branches des arbres du jardin du Luxembourg
qui donnaient de l'ombre à sa chambre, à son cabi-
net de travail, et lui rendant souvent visite, l'amusait
des potins de la politique. Un jour qu'il s'était ren-
contré avec Gavarret, et qu'il s'était montré très
causant, très charmant, quand il fut sorti, après un
long silence, Royer-Gollard s'écriait: « Un homme
fatal cependant,' l'homme qui sort d'ici, le premier
ministre qui a acheté un député français à beaux
deniers comptants 1 »
Ce froid doctrinaire, ce diseur de mots féroces,
ce [dur à cuire semblant fermé à toute tendresse,
aurait été pris sur ses quatre-vingts ans, d'une
sorte de passion amoureuse pour la duchesse
de Dino, à laquelle il écrivait tous les jours; pas-
sion dont la duchesse aurait chauffé l'innocente
flamme, flattée de la grande importance politique
de l'amoureux-
ANNEE 1800. 151»
Mercredi 4 juin. — Lavisse répétait devant moi,
ce soir, une phrase à peu près dite ainsi par Bis-
marck à quelqu'un de sa connaissance : « J'ai cru
que j'en étais arrivé à l'âge, où l'existence de gen-
tilhomme campagnard remplit notre vie... Non, non,
je m'aperçois quej'ai encore des idées, que je voudrais
émettre... je ne ferai pas d'opposition... seulement
si on m'attaque, je me défendrai... parce que lorsque
Ton me bat, il me faut battre ceux qui me battent...
ou sans ça, je ne peux: pas dormir, et j'ai besoin de
dormir. »
Jeudi 5 juin. — Déjeuner chez le père La Thuile
qu'a choisi Antoine, pour la lecture de la Fille Élisa,
pièce faite entièrement par Ajalbert, d'après mon
roman. Ah! quel vieux cabaret, avec ses garçons
fossiles, et ses déjeuneurs qui ont l'air des com-
parses des repas de théâtre. Ah 1 c'est bien le cabaret
figurant dans la gravure de l'attaque de la barrière
Clichy, en 18H, et qu'on voit encadrée dans le ves-
tibule.
Après la lecture de la pièce, Ajalbert m'entraîne
chez Carrière qui habite tout près, à la villa des Arts.
Une composition très originale, la grande toile
esquissée pour Gallimard, et représentant le paradis
du théâtre de Belleville : cette grande toile faisant le
fond de l'atelier, et où les personnages s'arrangent
admirablement dans le croisement des courbes
hémicyclaires de la salle.
100 JOURNAL DES CONCOURT.
Mais ce qu'il est vraiment ce Carrière, il est le
peintre de l'Allaitement. Et c'est vraiment curieux
de l'étudier en sa tendre spécialité, dans quelques
toiles qu'il n'a pas encore vendues, et dans un
nombre immense de dessins qu'il dit être la repré-
sentation de gestes inli7nes^ et qui sont d'admirables
études de mains enveloppantes de mères, et de têtes
de téteurs, où dans ces visages vaguement mamelon-
nés, il n'y a que les méplats du bout du nez, des
lèvres, et la valeur do la prunelle, et où, sans appa-
rence de linéature, c'est le dessin photographique
du momaque, et la configuration cabossée de son
crâne.
Samedi 7 juin. — C'est particulier, comme la mort
fait le ressouvenir pardonnant à légard des gens
qu'on enterre. Malgré tout ce que je me rappelle de
pas gentil à mon égard, j'ai passé une partie de la
nuit à penser affectueusement à Burty.
C'est maintenant abominable ce cimetière Mont-
martre, avec sa route au tablier de fer sur les têtes.
Ce n'est plus un cimetière. On se serait cru dans une
gare de chemin de fer, où un roulement des trains,
éteignait toutes les cinq minutes, la célébration du
talent, du caractère, de la bonté de mon ami, par
Larroumet, Hamel, Spuller.
Jeudi i 2 juin. — Quand on aime quelqu'un, comme
ANNÉE 1890. IGl
j'ai aimé mon frère, on le réenterre toujours un peu
dans les enterrements auxquels on assiste, et tout
le temps revient en vous cette désespérante inter-
rogation: « Est-ce vraiment la séparation éternelle,
éternelle, éternelle? »
Dimanche 6 juillet. — Ils donnent vraiment à réflé-
chir, ces nihilistes russes, ces artisans désintéressés
du néant, se vouant à toute une vie de misère, de
privations, de persécutions pour leur œuvre de mort,
— et cela sans l'espoir d'une récompense, ni ici-bas,
ni là-haut, mais seulement comme par un instinct et
un amour de bête pour la destruction !
Mardi 8 juillet. — Champrosay. Toute la soirée
s'est passée dans le racontage, et tour à tour par le
père et la mère, du mariage de Léon, follement
amoureux de Jeanne Hugo, depuis des années.
Mercredi 9 juillet. — On cause sur la terrasse. Il
est question de Hugo, et M'"'' Lockroy donne des
détails sur sa vie à Guernesey.
Hugo se levait au jour, à trois heures du matin,
l'été, et travaillait jusqu'à midi. Passé midi, plus
14.
102 JOURNAL DES GONCOURT.
rien : la lecture des journaux , sa correspondance
qu'il faisait lui-même, n'ayant jamais eu de secré-
taire, — et des promenades. Un détail à noter, une
régularité extraordinaire dans cette vie: ainsi, tous
les jours, une promenade de deux heures, mais tou-
jours par le même chemin, afin de n'avoir pas une
minute de retard, et Hugo disant à W^" Lockroy
excédée de traverser toujours le même paysage :
« Si nous prenions une autre route, on ne sait pas
ce qui peut arriver qui nous mettrait en retard! »
Et tout le monde couché au coup de canon de neuf
heures et demie: le maître voulant que tout le monde
soit au lit, et agacé de savoir que M"^ Lockroy res-
tait levée dans sa chambre.
Un corps de fer^ ainsi qu'on le sait, et ayant toutes
ses dents à sa mort, et de ses vieilles dents cassant
encore un noyau d'abricot, six mois avant qu'elle
n'arrivât. Et des yeux! il travaillait à Guernesey.
dans une cage de verre, sans stores, avec là dedans,
une réverbération à vous rendre aveugle, et à vous
faire fondre la cervelle dans le crâne.
Jeudi 10 juillet. — M"*^ Riesener racontait sur
Théodore Rousseau cette anecdote, qu'elle tenait de
Chenavard.
Corot va voir Dupré, et lui fait les compliments les
plus louangeurs sur les tableaux, exposés sur les
quatre murs de son atelier. Éloge que Dupré coupe
ANiNÉE 1890. .'OH
au milieu, par celte phrase : « Je dois vous déclarer
que les trois tableaux que vous avez le plus loués,
ne sont pas de moi... ils sont d'un jeune homme chez
lequel il faut que je vous mène. » Le jeune homme
était Rousseau, Et Corot sortant du pauvre atelier de
Rousseau, disait à Dupré : « Derrière cette petite
porte, il y a notre maître à tous les deux ! »
Mardi 22 juillet. — 11 y a un côté Imaginatif chez
ma filleule Edmée, tout à fait extraordinaire. On peut
commencer n'importe quelle histoire, elle vous
donnera immédiatement la réplique. Ainsi qu'on
lui dise : « Nous partons, n'est-ce pas, pour la
campagne? — Oui, et je mets dans mon petit pa-
nier...» Etelle nommera toutes les choses qui com-
posent un déjeuner.
Et chaque jour, sa petite cervelle trouve des choses
charmantes. Elle a trouvé de petits baisers flûtes, où
elle vous fait sur la joue, eu vous embrassant, l'imi-
tation d'un chant de petit oiseau. Et tout à l'heure,
de sa voix gazouillante, elle se livrait à une impro-
visation sur le paradis, où elle disait, que les mes-
sieurs et les dames du paradis avaient une bouche
qui sentait l'eau de Cologne.
Jeudi? 4 juillet. — Aprèsune longue conversation,
IGi JOURNAL DES GONCOURT.
la tête penchée sur ses pieds dans leurs bottines de
feutre, Daudet laisse échapper : « Dire que toutes
les nuits, je rêve que je marche... que je marche sur
des plages, où les gens me disent : « Comme vous
((marchez bien sur les cailloux... » Et le réveil...
Ah ! le réveil, c'est horrible! »
Vendredi 25 juillet. — Ce soir Daudet parle avec
un exaltation un peu fiévreuse, et comme d'un sou-
venir passionnant, d'un voyage de trois semaines en
mer, qu'il'avaitfiiit autour do la Corse, dans une goé-
lette de la douane. II avait dîné la veille chez Pozzo
di Borgo. On s'était grisé, on avait lutté, et dans la
lutte, il s'était foulé un pied, mais il se faisait porter
en bateau par deux marins, et quittait tout heureux,
un soir de mardi-gras, la plage pleine de lumière et
de cris de carnaval, pour aller à une mauvaise mer,
au danger, à l'inconnu. Et dans ce bâtiment, où il
avait pour coucher avec le capitaine, un espacegrand
comme le canapé où nous sommes assis, il parle de
son bien-être moral, tout le temps que dura la tra-
versée. Il parle de siestes au grand soleil sur les
écueils, ou tout le monde se séchait à plat, comme
des cloportes sous un pot de fleur. Il parle de bouil-
labaisses mangées sur des côtes sauvages, où le feu
fait avec des lentisques et des branches de gené-
vrier donnait un goût inoubliable au poisson. Et
dans l'évocation de ce voyage, il se soulève de son
ANNEI': 181)0. 1G5
abattement, ses yeux brillent : c'est le Daudet du
bon temps qui a la parole.
Dimanche 27 juillet. — M""= Dardoize, qui est ici
en villégiaturepour quelques jours, nous lit des frag-
ments de lettres de sa fille, mariée au consul fran-
çais en Birmanie : fragments nous initiant à la vie
élégante de la colonie européenne de ce pays. On
sent dans ces lettres, qu'en ce pays de chaleur torride
sans air, en ce pays d'anémie et d'épidémie, en ce
pays au mois d'octobre meurtrier, en ce pays, où un
Européen ne peut guère vivre que trois ans, et encore
avec des séjours dans la montagne; on sent que
contre le voisinage de cette mort, c'estau moyen du
Champagne, du bal, du flirtage, d'une vie mondaine
enragée, que]^ces hommes et ces femmes en chassent
la pensée.
Lundi .28 juillet. — Ce soir, M'"« Dardoize ra-
contait qu'à un dîner chez la duchesse de Reggio,
malgré les signes de son mari, la duchesse de-
mandait à un officier de marine, pourquoi il n'avait
mangé ni du veau ni du poulet qu'on lui avait servi.
11 se trouvait que cet officier pri* avec sa femme
par des anthropophages, avait mangé sans le
savoir d'un pâté fait avec la chair de son épouse, et
166 JOURNAL DES GONCOUKT.
depuis ne pouvait plus manger de viande blanche.
Pourquoi l'horreur à un certain degré dans les
histoires, au lieu d'apitoyer, pousse-t-elle à rire ?
Un curieux mot de Léon enfant, le lendemain de
la prise de possession de Champrosay par les Prus-
siens : « Papa, puis-je me réveiller? »
Jeudi 3 j juillet. — GefTroy me disait à propos de
quelques mots, dits par moi à dîner : « Je me suis
tordu... ce qu'il y a d'amusant chez vous, un pessi-
miste... c'est que vous avez des mots d'une gaieté
féroce ! »
Vendredi /«'' aoûi. — J'ai, de temps en temps, une
fatigue à continuer ce journal, mais les jours lâches,
où cette fatigue se produit, je me dis : « Il faut avoir
l'énergie de ceux qui écrivent mourants dans les
glaces ou sous les tropiques, car cette histoire de la
vie littéraire de la fin du xix"^ siècle, sera vraiment
curieuse pour les autres siècles. »
Lundi 4 août. — En pensant aux choses magiques
trouvées par ce siècle comme le phonographe, etc.,
etc., je me demande si les autres siècles ne trouve-
ANNÉE 18 0 0. 167
ront pas encore des choses plus surnaturelles, et si
à propos des livres perdus de l'antiquité, on ne trou-
vera pas le moyen, par une cuisine scientifique dans
une boîte crânienne d'une momie d'Egypte ou d'un
autre mort antique, de faire revivre la mémoire des
livres lus par le possesseur de cette boîte crânienne.
Jeudi 21 août. — Evans le dentiste racontait à une
de mes parentes, que les femmes, dans l'émotion
de leur visite chez lui, oubliaient les choses les plus
invraisemblables, quelquefois des lettres compro-
mettantes, — compromettantes comme tout — tom-
bées de leurs poches.
Dimanche 24 août. — Une femme demandait ce
printemps à un gardien du bois de Boulogne, s'il
n'allait pas pleuvoir. Le gardien regardait en l'air :
« Oh ! vous pouvez continuer à vous promener, il y a
encore de quoi faire une culotte de suisse! » Il fai-
sait allusion au bleu qui était dans le ciel.
Mercredi 3 septembre. — Dans les parfums, l'Anglais
introduit toujours du musc, et ilenfaitdes parfums de
sauvages, desparfums de Saxons. Ces odeurs canailles
168 JOURNAI, DES GO.NCOURT.
et migraineuses, qu'on les compare avec ce qu'était la
senteur d'une chemise de femme autrefois : l'odeur
suave à peine perceptible du véritable iris do Flo-
rence, sans addition et immixtion d'autre chose
puant bon.
Lundi 8 septembre. — Le soir, quand vous êtes as-
sis à une table de café, le défilé sur le boulevard, ce
défilé incessant, continu au bout de quelque temps
d'attention, n'a plus l'air d'un défilé de vivants. Ça
ressemble au passage mécanique de personnages
d'un écran, un passage de sillouettes découpées qui
n'ont pas d'épaisseur.
Samedi IS septembre. — Du coin de mon cabinet
de travail, pendant que j'écris, j'ai devant moi, sur
la porte de mon cabinet de toilette et dans la pé-
nombre, une courtisane d'Hokousaï sous une robe
semée de grues volantes, et par cette porte entr"oii-
verte, tout au fond de ma chambre à coucher, un
meuble en laque aux faucons argentés, et au-dessus
un grand vase céladon, aux reliefs blanc et or, se
détachant d'une tapisserie crème, représentant
une bergerie du xviii'' siècle : un trou lumineux
tout plein de couleurs et de clartés charme-
resses.
ANNEE 189 0. 169
Dimanche 14 septembre. — Saint-Gratien. Le jeune
Benedelti qui a passé deux ans au Brésil, comme
attaché à la légation, vient s'asseoira côté de moi, et
se met à causer de la fièvre jaune, de cette épouvan-
table maladie, qui lors môme qu'elle n'est plus
épidémique, ne continue pas moins d'enlever à Bue-
nos-Ayres, tous les jours, au moins vingt-cinq per-
sonnes.
M'entretenant de la rapidité des décès, il me conte
qu'un ingénieur français, ayant fait là-bas son affaire,
ayant gagné une petite fortune, partait le lendemain
par le paquebot pour l'Europe avec sa femme et ses
enfants. Le jeune Benedetti s'était trouvé en rapport
avec le ménage, et lui donnait à dîner la veille de
leur départ. Le ménage le quittait assez tard, tout le
monde bien portant. A quatre heures du matin, on
venait lui annoncer que l'ingénieur était mort. Alors
avait lieu une scène terrible entre lui et la femme.
La femme voulait retarder son départ pour l'enter-
rement de son mari. 11 lui objectait qu'il n'y avait
pas à rester parce que, à six heures, son mari serait
enterré; la décomposition des corps étants! rapide,
({ue l'enterrement a lieu deux heures après. Et dans
la crainte qu'il se' déclarât un cas chez la femme et les
enfants, avec l'aide de la police, il embarquait de
force la veuve et sa petite famille, au milieu des
injures de la femme... qui, arrivée en Europe, lui
adressait une lettre de remerciement.
Un détail particulier des enterrements de ce pays.
Là-bas, pas de croque-morts, ce sont les parents qui
15
170 JOUT^NAL DE. S GO.NCOURT,
portent la bière, quelquefois un flacon sous le nez
tenu de la main libre et bien souvent un des porteurs
rentre chez lui, atteint de la fièvre jaune.
Mercredi i 7 septembre. — Lavoix, revenant de Sa-
voie, nous apprend que les Charmettes avaient été
achetées par les cochers de Ghambéry et d'Aix, crai-
gnant que la propriété ne tombât aux mains d'un
propriétaire peu respectueux, qui y apportât des
changements, lui enlevât son caractère historique,
tandis qu'eux la laissent inhabitée, et telle qu'elle
pouvait être au temps des amours de Jean-Jacques.
C'est un précédent. Bientôt dans toute petite loca-
lité, la pierre ou le moellon historique qu'on vient
voir, sera acheté par un syndicat de cochers conser-
vateurs.
Vendredi 19 septembre. — A propos de l'historique
des jetons de l'Académie, et de je ne sais quel aca-
démicien qui les toucha tous, le jour de Texécution
de Louis XVI, quelqu'un raconte qu'aux journées de
Juin, Villemain qui habitait l'Institut, dans la per-
suasion d'être tout seul à toucher, avait ouvert et
clos la séance, quand Cousin qui venait de traverser
les barricades et d'affronter la mort, apparut dans la
salle, en s'écriant: « Part à deux! »
ANNEE isyo. 171
Mercredi 24 septembre. — En regardant dans le
un petit parc de Saint-Gratien, un cèdre dcodora, ses
étages 'de branches déchi([uetées, allant en dimi-
nuant jusqu'à son sommet, j"ai comme une révéla-
tion que la pagode, la construction chinoise, a été
inspirée par l'architecture de cet arbre, ainsi, que
l'ogive, dit-on, le fnt aussi par le rapprochement en
haut d'une allée de «rands arbres.
Vendredi 26 septembre. — Aujourd'hui le jeune
Hayashi me dit : « Voulez-vous me permettre de
vous demander un renseignement?... Vous avez le
masculin et le féminin dans votre langue... je le
comprends pour l'homme et la femme... mais pour
les choses inanimées. » Et il me montre un bol :
<• Pourquoi ceci est-il masculin ? » Et après il me
montre une tasse : « Pourquoi cela est-il féminin?»
J'ai été embarrassé comme du pourquoi troublant
d'un enfant.
Mercredi Z^"" octobre. — Lockroy, qui est venu
dîner, raconte ses prisons, se plaint de l'enferme-
ment de huit heures du soir, de ce qu"on appelle
être bouclé, et qui vous fait passer toute la nuit sans
secours, si on est malade, comme il l'a éprouvé, du
temps où il avait de grandes constrictions du cœur.
172 JOURNAL DES GONCOUHT.
Il dit que la prison est supportable trois mois, mais
que, passé ce terme, ils se développe chez le prison-
nier un besoin de sortir qui s'accentue tous les
jours, et il déclare que le travail est impossible en
prison : le travail ne pouvant s'obtenir que dans
une séquestration volontaire et non forcée.
Un amusant épisode d'un do ces séjours en pri-
son. Pendant la Commune, il prend un fiacre, et
va faire une visite à un ami, aux environs de Paris.
11 est arrêté par les hussards du général Charle-
magne, et envoyé dans son fiacre à Versailles. Il est
mis en prison, où il reste trois semaines, et comme
il n'avait pas sur lui de quoi payer le fiacre, tous les
matins le cocher se présentait à la prison, lui fai-
sait dire qu'il était à ses ordres, et en quittant la
prison, il avait trois semaines de fiacre à payer.
Jeudi 2 octobre. — La falsification de tout ce qui
se mange et se boit à Paris, est-elle bien organisée I
Il y avait ces années-ci, une laiterie, dont je ne me
rappelle plus le nom, qui avait pour faire la prison
des falsifications, un employé, auquel on donnait un
traitement de 1 800 francs.
Vendredi 3 octobre. — Il y a eu chez Hugo, dans
le règlement de sa vie un méthodisme incroyable.
ANNEE 1S90. 173
Le jour tombé, il ne lisait pas, aux lumières, une
ligne d'un journal, une ligne même d'une lettre : il
la mettait dans sa poche, disant qu'il la lirait le len-
demain. Et M°"* Lockroy, nous racontait, ce soir,
qu'au commencement de la guerre, où tout le
monde haletait après les nouvelles, un jour de
brouillard, où lesjournaux étaient arrivés à la nuit,
et où on se les arrachait, il n'avait touché'à aucune
des feuilles éparses devant lui, demandant qu'on lui
racontât ce qu'il y avait dedans.
Samedi 4 octobre. — Un conte fantastique à la Poë
à faire avec ceci. On a calculé qu'avec l'aurification
des dents, générale chez tout le monde aux États-
Unis, il y avait 750 millions d'or dans les cime-
tières. Supposons au bout de beaucoup d'années,
où les millions seront changés en milliards, une
crise financière, et la recherche impie et macabre
de cet or.
Mardi 7 octobre. — Diner avec un Russe, un cham-
bellan de l'Empereur, qui affirme que Tourguénefî
n'était pas un Russe sincère, qu'il jouait à Paris le
nihiliste, tandis que là-bas, il se montrait un aristo-
crate renforcé. L'opinion de ce Russe, c'est que
TourguénelT n'a de valeur qu'en ces premiers ou-
li5.
174 JOURNAL DES GON COURT.
viages, dans les scènes retracées du temps de son
adolescence, où il a donné de véritables photogra-
phies de son pays. Et d'après les paroles du dîneur,
il me semble que Dostoiesky, est dans ces années,
l'auteur le plus russe, l'auteur reproduisant le plus
fidèlement l'âme de ses compatriotes.
Mardi 14 octobre. — Voici la dédicace que j'ai
mise à l'exemplaire de Renan:
A Renan
Un ami de l'homme — et quelquefois, un ennemi
de sa pensée.
Jeudi 16 octobre. — En corrigeant les épreuves
d'Outamaro, je pensais à la tendance de mon esprit
de n'aimer à travailler que d'après da neuf, d'après
des matériaux non déflorés par d'autres. D'abord
des recherches dans les autographes et les docu-
ments inédits du xviii*^ siècle, puis après, et avant
tout le monde, le roman naturaliste, — aujourd'hui
des travaux sur ces artistes du Japon, ces artistes
qui n'ont pas encore, à l'heure présente, de biogra-
phies imprimées :
Chez Charpentier, je tombe sur Zola, qui vient
ANNEE 189 0. 17:.
d'apporter le commencement de la copie de son vo-
lume sur l'Argent.
« Son livre se compose de douze chapitres. Il en a
fait 'huit, il ne lui en reste plus que quatre... Il n'est
pas tout à fait content de son livre, mais il ne faut
pas le dire trop haut... ça pourrait nuire... et il y a
d'antres livres dont il n'était pas content, et qui ont
marché cependant... et puis, il n'est pas possible que
tous les livres, quand on en produit un certain
nomhre, aient la même valeur... Enfin l'Argent,
c'est hon comme mobile d'une action... mais dans
l'Argent pris comme étude, il y a trop d'argent. >>
Samedi 18 octobre. — C'est superbe, les journa-
listes m'accusent de n'avoir ni patriotisme ni cœur,
ils nient même mon affection fraternelle. Pourquoi?
simplement parce que mes souffrances patriotiques
et mes deuils de cœur : c'est écrit. Si cela ne l'était
pas, j'aurais — el à en revendre — tout ce qu'on dit
me manquer.
Mercredi 23 octobre. — Margueritte vient me faire
sa visite d'adieu, avant son départ. Il ne va pas cet
hiver en Algérie, trouvant que l'humidité chaude de
là-bas, le rend cérébralement paresseux. Il va en
Corse, où il espère une atmosphère moins dépri-
ITC JOURNAL DES GO N COURT.
mante, et où il s'imagine trouver quelque chose a
faire de neuf: la Corse n'ayant point été explorée
depuis Mérimée.
Lavoix me disait, ce soir, s'être trouvé à Jérusalem,
avec un placeur de vin, très voltairien, qu'un jour
il rencontre dans la rue, tout bouleversé, tout ex-
traordinaire, et qui interrogé par lui sur ce qu'il
avait, lui répondit : « Je viens du tombeau du Christ,
oîi je ne sais pas ce qui m'est arrivé, j'ai voulu dire
une prière... je les avais oubliées... et je rentre h
l'hôtel pour en apprendre une. »
Lundi .97 octobre. — J'ai passé aujourd'hui toute
la journée chez Lenoir, à chercher et à retrouver la
ressemblance de mon frère, sur l'ébauche du mé-
daillon, qu'il fait en découpure pour sa tombe. Je
suis parvenu, en guidant l'ébauchoir du sculpteur,
à affiner la grosse et large matérialité qu'il avait
donnée à sa figure, à resserrer le bas du visage, où il
y avait une si jolie et si petite bouche, ce bas du
visage que tous les dessinateurs ont allongé au dé-
triment du haut de la tête; je suis parvenu à lui re-
faire la ligne du nez tout à fait juste. Et c'est une
petite joie intérieure, en interrogeant les menteuses
photographies et les incomplets dessins étalés sur
un divan, de faire revenir dans ce morceau de terre,
petit à petit, et autant que le souvenir le permet, de
faire revenir le profil aimé...
ANNEE .1890. 177
Mardi 28 octobj'f. — C'est étonnant, comme toute
ma vie, j'ai travaillé à une littérature spéciale : la
littérature qui produit des embêtements. C'a été
dabord les romans naturistes que j'ai écrits, puis
les pièces révolutionnaires que j'ai fait représenter,
enfin en dernier lieu le Journal. II y a tant de gens
auxquels la littérature ne fait que rapporter des ca-
resses pour leurs nerfs.
Aujourd'hui, sur ma demande, on m'envoie de
ÏÉcho de Paris un reviewer, que je charge de ré-
pondre à l'attaque de Renan, en lui remettant le ca-
nevas de la réponse.
Voici le petit morceau de prose qu'il a dû mettre
en dialogue, sans y changer, sans y ajouter rien :
— Vous avez lu l'interview de la France a propos
de votre Journal sur le siè^re de Paris et la Com-
mune
— Oui je lai lu avec un certain étonnement, car
voici le portrait que je faisais de Renan, dans l'avant-
dernier volume paru : « L'homme toujours plus
charmant et plus affectueusement poli, à mesure
qu'on le connaît et qu'on l'approche. C'est le type
dans la disgrâce physique de la grâce morale ; il y a
chez cet apôtre du doute, la haute et intelligente
amabilité d'un prêtre de la science. »
Oui, je suis, ou du moins j'étais l'ami de l'homme,
mais parfois l'ennemi de sa pensée, ainsi que je
l'écrivais dans la dédicace de l'exemplaire à lui
adressé.
En effet, tout le monde sait que M. Renan appar-
178 JOURNAL DES GONCOURT.
lient à la famille des grands penseurs, des contemp-
teurs de beaucoup de conviclions humaines, que des
esprits plus humbles, des gens comme moi, vénè-
rent encore un peu, estomaqués, quand ils entendent
un penseur de la même famille proclamer que la
religion de la patrie, à l'heure présente, est une reli-
gion aussi vieille que la religion du Roi sous l'an-
cienne monarchie.
Ici, je ne veux pas entrer dans la discussion, à pro-
pos des conversations rapportées dans le dernier
volume, que du reste M. Renan déclare n'avoir pas
plus lu que les autres, mais j'affirme sur Ihonneur,
— et les gens qui me connaissent, pourraient attes-
ter qu'ils ne m'ont jamaisentendu mentir, — j'affirme
que les conversations données par moi dans les qua-
tre volumes, sont, pour ainsi dire, des sténographies,
reproduisant non seulement les idées des causeurs,
mais le plus souvent leurs expressions, et j'ai la foi,
que tout lecteur désintéressé et clairvoyant, en me
lisant, reconnaîtra que mon désir, mon ambition a
été de faire vrais, les hommes que je portraiturais,
et que pour rien au monde, je n'aurais voulu leur
prêter des paroles qu'ils n'auraient pas dites.
M. Renan me traite de « monsieur indiscret » . J'ac-
cepte le reproche et je n'en ai nulle honte, — d'au-
tant plus que mes indiscrétions ne sont pas des
divulgations de la vie privée, mais tout bonnement,
des divulgations de la pensée et des idées de mes
contemporains; — des documents pour l'histoire
intellectuelle du siècle. Oui, je le répète, je n'en ai
ANXKK i8'J0. I7t)
nulle honte, car depuis que le monde existe, les
mémoires un peu intéressants n'ont été faits que par
des indiscrets, et tout mon crime est d'être encore
vivant, au bout de vingt ans qu'ils ont été écrits —
ce dont humainement je ne puis avoir de remords.
Jeudi 30 octobre. — Lefebvre de Behaine vient
déjeuner, et me remercie d'avoir accepté d'être le
témoin du mariage de son fils.
Et l'on cause de la cherté du mariage à la Noncia-
ture apostolique et ailleurs, et il me raconte qu'à son
mariage, sa belle-mère se plaignant de cette cherté à
l'abbé, avec lequel elle réglait la cérémonie, l'abbé
lui avait répondu :v « Oh! madame, ce serait encore
plus cher, si au lieu de marier votre fille, vous la
faisiez enterrer! »
Dimanche 9 novembre. — Cette vénération des
jeunes littérateurs pour la littérature, prenant des
personnages et des décors dans le passé, cette véné-
ration qui leurfait préférer Salammbô à Madame Boa^ary,
a pour moi quelque chose de l'admiration respec-
tueuse des gens des secondes galeries, pour les
pièces de théâtre ayant pris les personnages et les
décors de notre ancienne monarchie.
180 JOURNAL DES GONCOURT.
Dimanche 23 novembre. — Par un temps à ne pas
mettre un chien dehors, me voici à cinq heures en
bas de mon lit, et bientùl dans le chemin de fer de
Rouen, avec Zola, Maupassant, etc., etc.
Je suis frappé, ce matin, de la mauvaise mine de
Maupassant, du décharnement de sa figure, de son
teint briqueté, du caractère marqué, ainsi qu'on dit,
au théâtre, qu'a pris sa personne, et même de la
fixité maladive de son regard. Il ne me semble pas
destiné à faire de vieux os. En passant sur la Seine,
au moment d'arriver à Rouen, étendantla main vers
le fleuve couvert de brouillard, il s'écrie : « C'est
mon canotage là dedans, le matin, auquel je dois ce
que j'ai aujourd'hui! »
Visite à Lapierre malade dans son lit; et de là dé-
jeuner chez le maire.
Dehors, toujours de la bruine, de la pluie et du
vent, le temps ordinaire des inaugurations à Rouen,
et là dedans, une population tout à fait indifférente
à la cérémonie qui se prépare, et prenant tous les
chemins qui n'y mènent pas. En tout une vingtaine
de Parisiens dans les lettres et le reportage, et une
fête avec tente pour les autorités, et musique de
foire, comme pour les comices agricoles de Madame
Bovary.
D'abord une promenade dans le musée, à travers
des manuscrits de Flaubert, sur lesquels est penchée
une députation de collégiens, puis enfin l'inaugura-
tion du monument pour de vrai.
Diable, moi qui ne peux lire, chez moi, une page
ANNEK 1890. 161
de ma prose à deux ou trois amis, sans un tremble-
ment dans la voix, je Tavoue, je suis plein d'émo-
tion, et crains que mon discours ne s'étrangle dans
mon larynx, à la dixième phrase.
Messieurs,
Après notre grand Balzac, le père et le maître à
nous tous, Flaubert a été Tinventeur d'une réalité,
peut-être aussi intense que celle de son précurseur,
et incontestablement d'une réalité plus artiste, dune
réalité qu'on dirait obtenue comme par un objectif
perfectionné, d'une réalité qu'on pourrait définir du
d'après nature rigoureux, rendu par la prose d'un
poète.
Et pour les êtres, dont Flaubert a peuplé le monde
de ses livres, ce monde fictif à Tapparence réelle,
l'auteur s'est trouvé posséder cette faculté créatrice,
donnée seulement à quelques-uns, la faculté de les
créer, un peu à l'instar de Dieu. Oui, de laisser après
lui des hommes et des femmes qui ne seront plus
pour les vivants des siècles à venir, des personnages
de livres, mais bien véritablement des morts, dont
on serait tenté de rechercher une trace matérielle
de leur passage sur la terre. Et il me semble qu'un
jour, en ce cimetière aux portes de la ville, où noire
ami repose, quelque lecteur, encore sous riiallucina-
tion attendrie et pieuse de sa lecture, cherchera
distraitement aux alentours de la tombe de l'illustre
écrivain, la pierre de Madame Bovary.
Dans le roman Flaubert n'a pas été seulement un
itj
182 JOURNAL DES GONCOURT.
peiulre de la contemporanéité, il a été un résurrection-
nisle, il la façon de Carlyle et de Michelet, des vieux
mondes, des civilisations disparues, des humanités
mortes. Il nous a fait revivre Carthage et la fille
d'Hamilcar, la Thébaïde et son ermite, l'Europe
moyenâgeuse et son Julien rilospitalier. Il nous a
montré, grâce à son talent descriptif, des localités,
des perspectives, des milieux que, sans son évoca-
tion magique, nous ne connaîtrions pas.
Mais permettez-moi d'aimer surtout, avec tout le
monde, le talent de Flaubert dans Madame Bovary,
dans cette monographie de génie de V adultère bour-
geois, dans ce livre absolu, que l'auteur jusqu'à la fin
de la littérature, n'aura laissé à refaire à personne.
Je veux encore m'arréter un moment, sur ce mer-
veilleux récit, sur cette étude apitoyée d'une humble
âme de peuple qui a pour titre : Un cœur simple.
En votre Normandie, Messieurs, au fond de ces
antiques armoires, qui sont la resserre du linge, et de
ce qu'a de précieux le pauvre monde de chez vous,
quelquefois vos pêcheurs, vos paysans, sur les pan-
neaux intérieurs de ces armoires, d'une maladroite
écriture tracée par des doigts gourds, mentionnent
un naufrage, une grêle, une mort d'enfant, enfin une
vingtaine de grands et de petits événements : l'his-
toire de toute une misérable existence. Cet envers
écrit de leurs armoires, c'est l'ingénu Livre de rai-
son de ces pauvres hères. Or, Messieurs, en lisant Un
COEUR SIMPLE, j'ai comme la sensation délire une his-
toire qui a pris à ces tablettes de vieux chêne, la
ANXEK 1«00. 183
naïveté ot la touchante simplesse.de ce qu'ont ér-rit
dessus, votre paysan et votre pécheur.
Maintenant qu'il est mort, mon pauvre grand Flau-
bert, on est en train de lui accorder du génie, autant
que sa mémoire peut en vouloir... Mais sait-on, à
l'heure présente, que de son vivant la critique met-
tait une certaine résistance à lui accorder même du
talent. Que dis-je « résistance à l'éloge » !... Cette
vie remplie de chefs-d'œuvre, lui mérita, quoi? la
négation, l'insulte, le cruciflement moral. Ah 1 il y
aurait un beau livre vengeur à faire de toutes les
erreurs et de toutes les injustices de la critique,
depuis Balzac jusqu'à Flaubert. Je me rappelle un
article d'un journaliste politique, affirmant que la
prose de Flaubert déshonorait le règne de Napo-
léon III, je me rappelle encore un article dun
journal littéraire, où on lui reprochait un style
épileptique, — vous savez maintenant, ce que cette
épithète contenait d'empoisonnement pour l'homme
auquel elle était adressée.
Eh bien, sous ces attaques, et plus tard dans le si-
lence un peu voulu qui a suivi, renfonçant en lui
l'amertume de sa carrière, et n'en faisant rejaillir
rien sur les autres, Flaubert est resté bon, sans tiel
contre les heureux de la littérature, ayant gardé son
gros rire affectueux d'enfant, et cherchant toujours
chez les confrères ce qui était à louer, et apportant à
nos heures de découragement littéraire, la parole qui
remonte, ([ui soulève, qui relève, cette parole d'une
intelligence amie, dont nous avons si souvent besoin.
184 JOURNAL DES GONCOURT.
dans les hauts et les bas de notre métier. N'est-ce pas,
Daad8t?N'est-ce pas, Zola? N'est-ce pas, Maupassant?
qu'il était bien ainsi, notre ami? — et que vous ne
lui avez guère connu de mauvais sentiments que
contre la trop grosse bêtise?
Oui, il était foncièrement bon, Flaubert, et il pra-
tiqua, je dirais, toutes les vertus bourgeoises, si je ne
craignais de chagriner son ombre avec ce mot, sa-
crifiant un jour sa fortune et son bien-être à des in-
térêts et à des affections de famille, avec une sim-
plicité et une distinction, dont il y a peu d'exemples.
Enfin, Messieurs, en ce temps où l'argent menace
lV industrialise}' l'art et la littérature, toujours, tou-
jo urs, et même en la perte de sa fortune, Flaubert ré-
sista aux tentations, aux sollicitationsdecetargent;et
il est peut-être un des derniers de cette vieille géné-
ration de désintéressés travailleurs, ne consentant à
fabriquer que des livres d'un puissant labeur et d'une
grande dépense cérébrale, des livres satisfaisant
absolument leur goût d'art, des livres d'une mau-
vaise vente payés par un peu de gloire posthume.
Messieurs,
Cette gloire, afin de la consacrer, de la propager,
de la répandre, de lui donner en quelque sorte une
matérialité, qui la fasse perceptible pour le dernier
de ses concitoyens, des amis de l'homme, des admi-
rateurs de son talent, ont chargé M. Chapu, le
sculpteur de tant de statues et de bustes célèbres,
ANNEE 1890. 185
du bas-relief en marbre que vous avez sous les
yeux, ce monument où le statuaire, dans la sculp-
ture de l'énergique tête du romancier, et dans
l'élégante allégorie de la Vérité prête à écrire le nom
de Gustave Flaubert sur le livre d'Immortalité, a
apporté toute son habileté, tout son talent. Ce mo-
nument d'art, le comité de souscription l'oflre par
mon intermédiaire à la ville de Rouen, et le remet
entre les mains de son maire.
Eh bien, non, ça s'est passé mieux que je ne
croyais, et ma voix s'est fait entendre jusqu'au
bout, dans une bourrasque impétueuse qui me collait
au corps ma fourrure, et me cassait sous le nez les
pages de mon discours, — car l'orateur ici est un
harangueur de plein air; — mais mon émotion, au
lieu de se faire aujourd'hui dans la gorge, m'était
descendue dans les jambes, et j'ai éprouvé un trémolo
qui m'a fait craindre de tomber, et m'a forcé à tout
moment de changer de pied, comme appui.
Puis après moi, un discours plein de tact du maire,
etaprès lemaire,undiscoursd'un académicien de l'A-
cadémie de Rouen, à peu près vingt-cinq fois plus
long que le mien, et contenant tous les clichés, tous
les lieux communs, toutesles expressions démodées,
toutes les homalseries imaginables : un discours qui le
fera battre par Flaubert, le jour de la résurrection.
Maintenant, pourêtre franc, lemonument de Chapu
est un joli bas-relief en sucre, où la Vérité a l'air de
faire ses besoins dans un puits.
16.
18G JOURNAL DES CONCOURT.]
A la fin du déjeuner chez le maire, Zola m'avait
tâté pour une re'conciliation avec Géard, et je lui
avais répondu, songeant combien cette brouille
gênait les Daudet père et (ils, et même combien
c'était embêtant pour nous deux, de nous faire, dans
des milieux amis, des tètes de chiens de faïence ; je
lui avais répondu que j'étais tout prêt à me récon
ciher, et la cérémonie terminée, quandCéard est venu
me complimenter, nous nous sommes embrassés
devant le médaillon de Flaubert, rapprochés l'un de
l'autre, comme par l'entremise de son ombre.
Or, la cérémonie finie, il est trois heures et demie,
et la pluie redouble et le vent devient une trombe.
D'un lunch, dont Maupassant nous a fait luire l'oflre,
tout le trajet du chemin de fer de ce matin, il n'est
plus question, avec la disparition de l'auteur nor-
mand chez un parent. Il faut s'enfermer avec Mirbeau
et Bauër, et prendre un grog, qui dure les deux
heures que nous avons à attendre le dîner.
Enfin, Dieu merci, six heures sont sonnées, et
nous voilà attablés chez Mennechet, autour d'un
dîner, ni bon ni mauvais, dont le plat officiel, est
toujours le fameux canard rouennais : plat pour
lequel je n'ai qu'une assez médiocre estime.
Mais c'est un diner amusant par le vagabondage
de la conversation, qui va de l'envahissement futur
du monde par la race chinoise, à la guérison de la
phtisie par le docteur Koch ; qui va du voyageur
Bonvalot, au vidangeur de la pièce pornographique
de Maupassant : Feuille de rose, jouée dans l'atelier
ANNKE 18'JU. Is:
Becker; qui va de rélouilement des canards, à l'écri-
ture des asthmatiques, reconnaissable aux petits
points dont elle est semée, et faits par les tombées
de la plume, pendant les étouffements de l'écrivain :
causerie à bâtons rompus, dont les causeurs verveux
sont, le jeune rédacteur du Nouvelliste,]' auteur d'U.v
MÉNAGE d'artiste, joué au Théâtre-Libre, etle notaire
penseur, l'auteur du Testament d'un moderne.
Samedi 29 novembre. — Ce soir, à dix heures,
lecture chez Antoine de la Fille Élisa, qu'Ajalbert
lit très bien, et qui met vraiment une grande émo-
tion au cœur du monde, qui se trouve là. C'est An-
toine qui lait l'avocat. Janvier, cejeune acteur plein
de talent qui fait le pioupiou mystique, et une
Hongroise tombée à Paris, et qui n'a joué que du
Shakespeare, qui fait la fille Élisa.
Vendredi o décembre. — Pélagie me parlait ce
matin d'une pauvre famille bourgeoise d'ici, de la
famille d'un inspecteur des eaux, dont la fille aînée
mourante, après avoir vu mourir de la poitrine trois
de ses frères et sœurs, disait k sa mère, lui parlant
du jour de sa mort : « Tu seras aussi morte que moi,
ce jour-là... oui, tu ne sauras, où donner de la tète ! »
Et elle se mettait à lui préparer les lettres de faire
part, qu'elle aurait à envoyer.
Pélagie ajoutait que la mère, à force d'avoir pleuré
188 JOUHNAL DKS GONCOURT.
dans sa vie, avait les yeux d'un violet particulier,
d'un violet ressennblant à certaines petites ligues
du Midi.
Lundi S décemby-e. — Grand étonnement ce malin.
Je disais hier à Daudet : « Je ferais appel aux sou-
venirs de tous les dîneurs de Magny, quej'ai la con-
viction que tous, en se disant entre eux à voix basse :
ce que Concourt rapporte des propos de Renan, est
de la pure sténographie, — déclareraient tout haut que
Renan n'a pas dit un mot de ce que j'ai imprimé! »
Et voici que, ce matin, d'un interview avec Berthelot,
l'ami intime de Renan, il résulte pour les gens qui
savent lire entre les lignes, que je n'ai pas menti
tant que cela. Et je lis dans le Figaro, un article de
Magnard, qui, en blâmant indulgemment mes indis-
crétions, déclare que mon Journal sue l'authenticité.
Dans ces luttes intellectuelles qui vous retirent de
la tranquillité delà vie bourgeoise, qui vous tiennent
dans un état d'activité cérébrale combative, il doit y
avoir quelque chose de la griserie dans une vraie
bataille.
Jeudi 11 décembre. — Le patinage sur le lac du
Bois de Boulogne, au crépuscule.
Un ciel comme teinté du rose d'un incendie loin-
ANNEK 1890. 189
tain, des arbres ressemblant à d'immenses feuilles
de polypiers violets, une glace mate, de couleur
neutre, sans brillant. Là-dessus, élégamment déver-
ticaVw's dans des pencbements sur le côté, les sil-
houettes des noirs patineurs.
Un peintre a rendu merveilleusement ce ciel, ces
arbres, cette glace, ces patineurs : c'est Jonckind.=
Jeudi I S décembre.
Chambre étrange : on eût dit qu'elle avait un secret
D"une chose très triste et dont elle était lasse,
D'avoir vu le mystère en fuite dans la glace.
Ces trois vers de Rodenbach, me font parler de la ter-
reur, qua des glaces Francis Poictevin, terreur qne
Daudet veut qu'il ait empruntée à Baudelaire, qui l'au-
rait empruntée à Poé. Là-dessus Rodenbach rappelle
une tradition populaire, qui veut que le diable y fasse
parfois voir son visage. L'un de nous se demande
rêveusement, si les morts n'y laissent pas de leur
image, revenant à de certaines heures. Et Daudet
compare la vie vivante de cette chose silencieuse, au
silence vivant des étoiles de Pascal.
Vendredi 19 décembre. — J'ai lu ces jours-ci, que
VÉcho de Paris est interdit en Allemagne. Cette in-
190 JOURNAL DES GONCOUUT.
terdiction m'a tout l'air d'avoir été amenée par des
passages de mon Journal, pendant mon séjour à Mu-
nich chez Lefebvrede Behaine... Est-ce que j'appelle
la guerre? Peut-être! Jesuis bêtement chauvin, jel'a-
voue, et demeure humilié et blessé de la douloureuse
guerre de 1870. Puis pour moi, la France commen-
çant à Avricourt, n'est plus la France, n'est plus
une nation dans des conditions ethnographiques qui
lui permettent de se défendre contre une invasion
étrangère, et j'ai la conviction que fatalement, et
malgré tout, il y aura un dernier duel entre les deux
nations : duel qui décidera si la France redeviendra
la France, ou si elle sera mangée par l'Allemagne.
SamedL20 décembi-e. — Dîner donné par Gallimard,
pour l'apparition de l'édition de Germinie Lacerteux,
tirée à trois exemplaires.
Causerie avec le peintre Carrière, qui me tire de
sa poche, un petit calepin, oii il me montre une liste
de motifs parisiens qu'il veut peindre, et parmi les-
quels, il y a une marche de la foule parisienne, cette
ambulation particulière, que j'ai si souvent étudiée
d'une chaise d'un café du boulevard, et dont il veut
rendre les anneaux, semblables pour lui aux an-
neaux d'une chaîne.
Dimanche 2 1 décembre. — Duret contait aujour-
d'hui au Grenier, qu'il avait assisté au Japon à une
ANNEE 1890. 191
représentation des Fidèles Ronins, où les quarante-
cinq ronins, tout couverts de sang, traversaient la
salle dans toute sa longueur, sur un petit praticable
établi au-dessus des Japonais assis à terre, et que le
passage à travers la salle de ces guerriers ensan-
glantés, était d'un effet terrible.
Mardi .23 décembre. — Oui, une seule fois dans le
décor, la répétition de l'acte du Tribunal de la Fille
Ëlisa, et encore avec un tas de choses qui manquent,
et sans les bancs, qui doivent être faits, et peints,
et sécbés à la lampe, demain matin. C'est effrayant,
la confiance d'Antoine dans la réussite des choses
théâtrales, ainsi improvisées.
Vendredi 26 décembre. — Première de la Fille
Élisa. L'enfant donné aux cochons, du Conte de JSoël
qui précède la pièce d'Ajalbert, et plus encore la
sempiternelle répétition d'un chant sur les cloches et
clochettes de la nuit adoratrice, mettent la salle dans
une exaspération telle, qu'Antoine rentre deux ou
trois fois dans sa loge, nous disant : « Je n"ai jamais
vu une salle pareille ! »
Bon ! après la réussite de la répétition générale,
après cette assurance d'un succès, nous voici mena-
cés d'un four. Et nous allons, Ajalbert et moi, très
I',t2 JOURNAL DES GO N COURT.
nerveux prendre un verre de chartreuse, au café voi-
sin, où je dis à l'auteur de la pièce : «Avec ce public,
n'en douiez pas un moment, le premier acte va être
embolie ^ei la seule chance que nous puissions avoir,
c'est qu'Antoine relève la pièce au second acte. »
Au lever de la toile, je suis au fond d'une baignoire,
où j'ai devant moi, des jeunes gens qui commencent
il pousser des oh! et des ah! aux vivacités de la pre-
mière scène. Mais aussitôt, ils se taisent, ils se cal-
ment, et je les vois bientôt applaudir comme des
sourds.
Nau est l'actrice qu'on pouvait rêver pour ce rôle.
Elle est bien /«//mi'.ve au premier acte, et bellement et
modernement tragique au troisième. Janvier estle vrai
séminariste en pantalon garance. Et la petite Fleury
est toute pleine de gaîté et d'entrain, dans son rôle de
Marie Coup de Sabre. Antoine se montre un acteur
tout à fait supérieur. C'est de lui, dont Rodenbach
traversant hier le boulevard, avait entendu un mon-
sieur qui avait assisté à la répétition, disant à un
autre : « A l'heure actuelle, il n'y a pas au Palais,
un avocat foutu de plaider une cause, comme An-
toine a plaidé hier. »
Dans le couloir, j'ai entendu une phrase typique :
« Ce n'estpas du théâtre, mais c'est très intéressant! »
Non ce n'est plus du vieux théâtre, c'est du théâtre
nouveau! Au fond, j'ai vu rarement applaudir sur un
théâtre un acte, comme j'ai vu applaudir la Cour
d'Assises. Incontestablement la Fille Élisa est un
des gros succès du Théâtre-Libre.
ANNEE 189U. 193
Samedi 27 décembre. — Le soir, à I'Obstacle, Mir-
beau me dit avec un accent de sincérité, que jamais
au spectacle, il n'a été touché, comme il l'a été par
la Fille Élisa, que jamais il n'a perçu un sentiment
de pitié, descendre sur une salle, comme dans cette
pièce.
d7
ANNÉE 1891
ANNÉE 1891
Jeudi 1"'' janvier /S!)I. — Toute la journée à la
correction des épreuves. Et dans les moments de
repos, une longue contemplation du profil en bronze
de mon frère, posé sur la table de travail, de mon
frère si ressemblant, par moment, sous des coups de
jour cherchés par moi, et qui me le font revoir dans
la vie de son joli et spirituel visage.
Je vais en faire fondre une seconde épreuve, par
laquelle je remplacerai le Louis XV dé mon balcou,
et signerai de son effigie dans l'avenir, la maison où
il est mort.
Ce soir, dîner chez Daudet, où sont réunies les
deux familles des fiancés. Daudet qui a eu ce matin
une affreuse crise d'estomac, et a lutté toute la jour-
née, est obligé de se coucher, au moment où l'on se
met à table.
Dimanche 4 janvier. — Huysmans donne aujour-
d'hui des détails sur les voleurs, les receleurs du
n.
VJb JOURNAL DES CONCOURT.
Château-Rouge, et sur la fameuse maîtresse de
Gamahut.
C'est curieux tout de même, cette maison de Ga-
brielle d'Estrées, devenue cet immonde garni, et où
la chambre même de la maîtresse de Henri IV serait
devenue la chambre des morts : la chambre où l'on
superpose plusieurs couches d'ivrognes ivres-morts,
lesunssurles autres, jusqu'à l'heure où on les balaye
au ruisseau de la rue. Garni qui a pour patron, un
hercule dans un tricot couleur sang de bœuf, ayant
toujours à la portée de sa main deux nerfs de bœuf,
et une semaine de revolvers. Et dans ce garni, d'étran-
ges déclassés de tous les sexes : une vieille femme
delà société, une absintheuse, se met tant sous la peau,
dans un jour vingt-deux absinthes, de cette terrible
absinthe, colorée avec du sulfate de zinc, une
sexagénaire que son fils, avocat à la cour d'appel,
n'a jamais pu faire sortir de là; et qui, d'après la
légende du quartier, se serait tué de désespoir et de
honte.
Huysmans parle dans ce quartier Saint-Séverin
d'un garni encore plus effroyable, du garni de
M"'* Alexandre.
Jean Lorrain qui vient après Huysmans, et qui
connaît le Château-Rouge et ses habitués, rabaisse
les scélérats de l'endroit, et affirme que ce sont des
cabotins, des criminels de parade, que font voir les
agents de police aux étrangers.
Daudet, ce soir, est repris de son idée de la
fondation d'une revue, qui s'appellerait la « Re-
ANNKE 1801. 199
vue de Ghamprosay » où il serait prêt à mettre
cent mille francs, et où il grouperait autour de lui
notre monde, dont il payerait la copie, comme au-
cun directeur ne l'a fait jusqu'ici. Il voit dans des
interview, des interview autres que ceux qui se font
dans les journaux, un moyen de propagation intel-
lectuelle tout nouveau, un moyen quil veut beau-
coup employer, en ne le bornant pas seulement à
l'interrogation de Thomme de lettres.
Et cette revue, en la fin de son existence, serait
un exutoire pour son activité cérébrale.
L'idée est bonne, et avec le magasin d'idées que
possède Daudet, il ferait un excellent directeur de
revue. « Mais pourquoi le titre de « Revue de Ghamp-
rosay »?lui dis-je. Je trouve la dénomination un peu
petite, pour un esprit de la grandeur du vôtre. » A
quoi, il répond, en parlant de Taclion de Voltaire à
Ferney, de l'action de Goethe à Weimar, et de lin-
dépendance littéraire, qui se fait en dehors des cen-
tres de population, dans les petits coins.
Lundi 5 janvier. — Le jeune Philippe Sichel, au-
quel je demande qu'il m'indique ce qui lui ferait
plaisir pour ses étrennes, me dit : « Une main de
squelette. »
Mercredi 7 janvier. — Visite d'Heredia, qui me parle
200 • JOURNAL DES GONCOURT.
d'un volume qu'il fait dans ce moment sur Ron-
sard, pour la maison Hachette, sur ce poète qu'il
dit avoir eu, en son temps, une popularité plus
grande que Hugo n'en a eu dans ce siècle, de ce
révolutionnaire de la poésie française, qui avec
lui n'est plus la poésie de Marot et de Mellin de
Saint-Gelais. Le curieux de cette révolution, me fait
remarquer Heredia, c'est que le retour à la nature
de Ronsard, est amené par l'étude et l'emploi dans
son œuvre de l'antiquité : retour qui a lieu plus
tard chez André Chénier par la même source et les
mêmes procédés.
Puis Heredia mo lit des vers de sa seconde fille,
qu'il me peint avec une petite tête, aux longs che-
veux, un œil parfois un peu en dedans, l'ensemble
d'une physionomie du Vinci : une fillette de qua-
torze ans qui joue encore à la poupée, et qui s'amuse
seulement, quand il pleut, à faire ces vers tout à fait
extraordinaires.
Et c'est l'occasion pour le père de s'étendre
sur l'atavisme, de se demander si le style ne
vient pas d'un certain mécanisme du cerveau
qui se lègue, et dont sa fille a hérité, car elle
a toutes ses qualités de fabrication, jointes à
« une essence poétique » qu'il confesse ne pas avoir,
et qui doit faire d'elle, si elle continue, un poète
remarquable. Mais va te faire fiche... dans le mo-
ment elle ne fait plus du tout de vers. H a eu la bê-
tise de lui acheter une guitare, et elle est toute à
la guitare.
ANNEE 1891. 201
Jeudi 8 janvier. — A table je m'emballe, et me
laisse aller à dire aux jeunes qui sont là, qu'ils sont
des lâches littéraires, que Daudet et moi, nous nous
battons toujours tout seuls, sans le secours du plus
petit corps d'armée, qu'un livre comme I'Immortel,
n'a pas trouvé l'appui d'une seule plume amie, que
la pièce de Germinie LACERiiiiux a été défendue et
soutenue seulement par des inconnus.
Samedi 10 janvier. — Je donne ce soir à diner à
Ajalbert, à Antoine, et à Janvier et à M"' Nau, les
deux premiers rôles de la Fille Élisa.
Antoine arrive tout heureux. La réclamation do
8 000 de l'Assistance publique, sur la menace qu'il
allait fermer son théâtre, et que la centaine déjeunes
gens dont il avait reçu des pièces, allait prendre à
partie dans tous les journaux l'institution dévora -
trice, a fait tomber la réclamation de 8 000 francs à
quelque chose comme 80 francs.
Janvier, lui, ce jeune acteur d'un si grand talent,
gagne cent francs par mois, dans une compagnie d'as-
surances, et comme on le pousse à quitter sa compa-
gnie, et qu'on lui prédit qu'il lui sera impossible de ne
pas faire sa carrière du théâtre, il s'y refuse douce-
ment, disant qu'ilne veut pas faire trop de peine à son
père, qui peut très bien ne connaître rien aux choses
d'art, mais qui l'aime beaucoup, et qu'il veut le lais-
ser tranquillement évoluer., persuadé, qu'un jour, il
le laissera jouer, mais alors sans trop de répugnance.
202 .JOURNAL DES CONCOURT.
Lundi 12 janvier. — Un détail qu'on me donnait
sur le métier de couvreur, et qui fait froid dans le
dos. On me disait qu'on leur retenait par mois 50 cen-
times, pour la civière dans laquelle on les transpor-
terait, le jour où ils tomberaient d'un toil.
Vendredi 16 janvier. — Eugène Carrière, qui vient
dîner à Auteuil, avec GefFroy, m'apporte pour la col-
lection de « Mes Modernes » un portrait du-dit Gef-
froy, sur le parchemin blanc de son bouquin : Notes
d'un JOURNALISTE, uu porlrait ayant une étroite pa-
renté avec les belles choses enveloppées des grands
peintres italiens du passé.
Carrière et Geffroy me parlent du projet de faire
ensemble un Paris, par de petits morceaux amenés
sous le coup de la vision, sans l'ambition de le faire
tout entier : un Paris fragmentaire, où se mêleraient
les dessins du peintre à la prose photographique de
l'écrivain.
Dimanche /S janvier. — La femme, l'idée du plai-
sir que cet être énigmatique pour un enfant, pou-
vait apporter à un homme, m'a été suggérée-pour la
première fois par mon père, disant à un compagnon
d'armes devant moi — je n'avais pas plus de dixans,
— disant qu'à la suite de je ne sais quelle affaire en
ANNÉE 1891. /203
Autriche, il avait été fait prisonnier, et envoyé
sur la frontière de la Turquie, et que jamais il
n'avait été plus heureux, que le vin y était excel-
lent, et qu'on avait, tant qu'on voulait, des femmes
charmantes.
Lundi 19 janvier. — C'est typique, ces femmes
Scandinaves, ces femmes d'Ibsen, c'est un mélange
de naïveté de nature, de sophistique de l'esprit, et
de perversité du cœur.
J'étais en train d'écrire, que je craignais la réponse
de la censure, quand on m'apporte une dépêche
d'Ajalbert, m'annonçant que la Fille Élisa était in-
terdite : « Vraiment dans la vie, je ne suis pas
l'homme des choses qui réussissent! »
Mardi 20 janvier. — Ajalbert m'arrive, la mine
consternée. Il me représente la première, s'annon-
çant comme un succès, il me parle de tiO fauteuils
d'orchestre déjà loués hier, puis il me peint la déso-
lation des femmes jouant dans la pièce, la désolation
de cette pauvre Nau, qui n'était pas venue à la pre-
mière répétition, et à laquelle on annonçait dans
le décor de la Fille Élisa, que c'était la Mort du
DUC d'Enghien qu'on allait y répéter.
Ah! le théâtre, c'est vraiment trop une boîte à
204 JOURNAL DKS G ON COURT.
émotions, et une succession de courants d'espé-
rance et de désespérance par trop homicide. Voici,
après dîner, mon deuil fait de l'interdiction, une
dépêche d'Antoine m'annonçant qu'il m'apportera
une grande nouvelle dans la soirée.
Au fond, je crois que la nouvelle ne viendra pas,
et que je veille pour rien.
Jeudi 22 janvier. — Après les hauts et les bas
d'espérance et de désespérance de ces jours-ci, je
reçois une lettre d'Ajalbert, m'écrivant que Bour-
geois, le ministre de l'Intérieur, oppose un refus for-
mel à la levée de l'interdiction, et que Millerand doit
l'interpeller samedi. Et dans son interpellation, il
doit lire le passage du livre sur la prostitution de
Yves Guyot, faisant l'éloge de la Fillk Elisa, — et cet
Yves Guyot, est ministre de quelque chose dans le
ministère actuel.
Vendredi 23 janvier. — Ici, je retrouve Sarcey tout
entier: après avoir fait un assez bénin compte rendu
de la Fille Élisa, le voilà rédigeant l'article le plus
éreinteur de la pièce, pour noblement fournir au
ministre et à la censure, des armes pour l'interdic-
tion. Ah la belle âme !
Aujourd'hui, où je sais un interviewer à la can-
ANNEE 1891. 2iir.
tonade, je jette rapidement sur le papier les idées
que je veux développer.
L'iNTiîRViEWRR. — Ça VOUS a étonné cette interdic-
tion ?
Moi. — Non... et cependant, tenez... sous un régime
monarchique c'était logique, mais sous un gouver-
nement républicain, l'ironie de la chose est vraiment
amusante pour un sceptique... Mais examinons de
haut la question... Nous avons comme président, un
président qui peut être un parfait honnête homme,
mais qui est la personnification du néant, et qui n'a
dû sa nomination qu'à la constatation par tous de ce
néant, et par là-dessus c'est un président très pudi-
bard... Maintenant nous avons une Chambre qui est
la représentation de la médiocratie intellectuelle de
la province... car à l'heure qu'il est, Paris est sous
le joug de l'obscurantisme des prétendus grands
hommes de chefs-lieux... Autrefois, du temps où il
y avait plus de Parisiens à la Chambre, il y en avait
certes de médiocres dans le nombre, mais le Parisien
médiocre ressemble un peu à nos jeunes gens sans
grande intelligence de la diplomatie, qui au bout
d'un certain nombre d'années, par la fréquentation
de l'humanité supérieure des grandes capitales où
ils passent, ont dépouillé quelque chose de leur
médiocrité.
Or, ce monsieur du pouvoir exécutif, et ces médio-
crates de province, ont le chauvinisme de la tragédie,
du personnage nobl<\ Mais comme l'intérêt est
passé des Empereurs, des Rois de l'antiquité, aux
18
206 JOURNAL DES GONCOUKT.
marquis des xvii° et xviii^ siècles, puis des marquis
aux gros bourgeois du xix'" siècle, ils entendent qu'on
s'arrête à ce personnage noble de l'henre présente, et
qu'on ne descende pas plus bas.
Ils ne se doutent pas, ces gens, qu'il y a cent cin-
quante ans, au moment où Marivaux publiait le
roman de Marianne, on lui disait que les aventures
de la noblesse pouvaient seulesintéresser le public, et
Marivaux était obligé d'écrire une préface, oii il pro-
clamait l'intérêt qu'il trouvait, dans ce que l'opinion
publique dénommait Vignoble des aventures bour-
geoises, et affirmait que les gens qui étaient un peu
philosophes et non dupes des distinctions sociales
ne seraient pas fâchés d'apprendre ce qu'était la
femme, chez une marchande de toile.
Eh bien, à cent cinquante années de là, il est peut-
être permis, à un esprit un peu philosophe, dans le
genre de Marivaux, de descendre à une bonne et à
une basse prostituée. Et je le dis en dépit de l'inter-
diction de la Fille Élisa, et du mauvais vouloir du
chef du gouvernement pour Germinie Lacerteux,
ces deux pièces seront jouées avant vingt ans, tout
aussi bien que les pièces à Empereurs, à marquis, à
gros bourgeois.
Samedi 24 janvier. — Dans quelle bataille je vis,
pendant que Millerand interpelle le ministre Bour-
geois à propos de l'interdiction de la Fille Élisa,
ANNKK 1S91. 207
moi je travaille à ma préface à l'encontre de Renan.
Mais au fond de moi, j'ai un regret de n'avoir pas
accepté l'invitation d'Ajalbert, et de ne pas me trou-
ver à la Chambre. La séance devait me fournir une
belle note.
A cinq heures, Ajalbert et M"'' Nau tombent chez
moi, sortant de la séance. M"^ Nau y était entrée,
en faisant passer une carte à Millerand portant : la
fille Elisa. Gela s'est passé, comme ça devait se
passer. L'interpellation a été enterrée au milieu de
l'effarouchement pudibond de la Chambre, et après
une réplique d'un assez bon goût du ministre Bour-
geois.
Je ne suis décidément pas aimé des hommes poU-
tiques, et je le mérite par mon mépris pour eux.
L'un d'un disait à Millerand, sur un ton qu'on ne
peut pas définir : « Vous êtes donc l'ami de ce de
Goncouit? »
Dimanche 25 janvier. — Vraiment, m'avoir refusé
aux Français la Patrie en danger, cette pièce impar-
tiale, où j'avais opposé au royalisme de mon comte
et de ma chanoinesse, le beau répubUcanisme du
jeune général, où j'avais fait de mon guillotineur,
un espèce de fou humanitaire, le sauvant de l'hor-
reur de son rôle de sang, pour accepter celte pièce
irritante de Tuekmidor, pour accepter cette pièce
écrite dans cette langue : « Et le colosse désarmé par
WH JOURNAL DKS G t) NCfj U RT.
un hoquet, vaincu par une phrase, édanglé par une son-
nelie. »
Jeudi 29 janvier. — Voici mes idées sur la régle-
mentation et la police des théâtres, que j'exposais ce
soir, chez Daudet. Pas de censure et pas d'interdic-
tion préventive. Une pièce amenant des batailles,
pas interdite tout d'abord, mais suspendue. Au bout
de huit jours, après une semaine donnée aux pas-
sions, aux animosités, aux colères, pour se calmer,
une seconde représentation, ou si les batailles recom-
mençaient, alors seulement l'interdiction formelle.
Samedi 31 janvier. — La Fille Élisa, le drame
interdit par la censure, a obtenu un succès considé-
rable. Il a assourdi Paris, sous la criée des camelots,
pendant plusieurs jours, et un premier tirage
de 300 000 épuisé, la Lanterne a dû le faire retirer.
Mercredi 4 février. — Aujourd'hui j'achète chez
Hayashi une poche à tabac de Gamboun, le figura-
teur spécialiste de la fourmi au Japon : un objet de la
vie intime, au caractère d'un objet de sauvage, mais
fabri(^ué par le sauvage le plus artiste de la terre.
ANNI;K 1891.
C'est extraordinaire la jouissance que procure à
un amateur la possession d'un objet parfait : c'est si
rare le bibelot qui vous satisfait complètement.
Lundi 9 féorier. — Ce soir, M. Villard soutenait
que la qualité du Français et sa supériorité sur tous
les autres Européens, étantrordre,la méthode, l'éco-
nomie, on ne savait pourquoi, dans tout l'univers,
sa grande réputation était sa légèreté.
Mardi 10 février. — Les Daudet ont signé, ce matin,
le contrat de mariage de leur fils Léon avec Jeanne
Hua;o.
Jeudi 12 février. — A cinq heures et demie, les
Montégut et Nicolle viennent me. chercher dans le
landau officiel des noces , et me mènent avenue
Victor-Hugo.
Le cortège est organisé. On monte en voiture. Mal-
gré une petite pluie fine, une population grouillante
autour de la mairie de Passy, comme un jour d'é-
meute... C'est effrayant le monde dans la .salle, c'est
tout le monde politique, tout le monde littéraire,
tout le monde élégant, enlin tous les mondes de
18.
210 JOURNAL DES GONCOURT.
Paris. Un moment de houle dans cette foule pressée,
tassée, devant un bouquet monstre aux rubans trico-
lores, qu'une dépulation pénétrant de force dans la
salle, veut porter à la mariée. Mais ce n'est qu'une
minute de tumulte. Bientôt tout se tait, tout s'apaise
et commence la cérémonie du mariage civil, suivi
d'un discours de Marmottan.
Après Marmottan, Jules Simon adresse à la mariée
une allocution charmante, la vraie allocution d'un
mariage civil.
Le défdé, un défilé d'une heure.
Enfin sur le coup de huit heures, les gens qui dînent
chez lesLockroy sontde retour, avenue Victor-Hugo.
Et là, est revenu avec nous le docteur Potain, le
second témoin de Léon, qui malgré les sollicitations
de tout le monde, se refuse à dîner et s'en va, ayant
pour principe, que si une fois il dînait en ville, il
serait obligé d'y dîner d'autres fois, et que son travail
du soir serait complètement perdu.
Les dîneurs sont Schœlcher , le ménage Jules
Simon, les Ernest Daudet, les deux frères Montégut,
Nicolle, etc., etc.
Schœlcher, une tête de casse-noisette , non le casse-
noisette méchant, mais le bon. Une chaîne d'or qui
dépasse son gilet, lui fait demander ce que c'est.
II se défend un moment de le dire, se plaignant
d'avoir un gilet qui l'a laissée à découvert, puis il
avoue que c'est une chaîne d'or, au bout de laquelle,
il y a un médaillon contenant des cheveux de son
père, et je l'entends à la fin du dîner discuter avec
ANNKP: 1801. 211
Daudet, et soutenir que l'homme de maintenant vaut
mieux que l'homme d'il y a deux cents ans.
Sur le coup de onze heures, on s'embrasse et on se
quitte, et Montégut et Nicolle me font la conduite,
Nicolle, un garçon du plus grand talent, mais incon-
testablement le plus grand bavard scientifique, que
je connaisse, me parlant dans le roulement de la
voiture, sans relâche et sans miséricorde, de l'adap-
tation de rœil de l'aigle et de l'œil du sauvage pour
la vision des grands espaces, et de la myopie pro-
duite par la civilisation, me parlant des microbes du
tétanos qu'on trouve en quantité dans la terre des
Hébrides, oia les sauvages n'ont qu'à enfoncer leurs
llèches pour qu'elles soient empoisonnées, me par-
lant de je ne sais quoi encore, quand la voiture s'est
arrêtée devant ma porte.
Mardi 1 7 février. — J'ai envoyé ce matin ma pré-
face à Magnard, en réponse à Renan, et j'attends sa
réponse pour savoir, si elle passera dans le Figaro.
Et je ne suis en train de rien faire, et ayant besoin
d'être absent de chez moi, et un peu de moi-même,
je m"en vais au Musée du Louvre, remiser mon esprit
dans du vieux passé.
Ah! cette vieille Grèce vert-de-grisée! Ah! ces
miroirs de Corinthe ! Ah ! toutes ces choses de la vie
usuelle, rongées par la rouille des siècles, et où sur-
vit et se détache dans un fragment de métal pourri,
212 JOURNAL DES (i ON COURT.
la fière ronde bosse et le puissant relief d'un corps
.de femme emporté sur la croupe d'un animal, galo-
pant dans l'espace... De la Grèce, et sa sculpture dans
la tête, en ma promenade hallucinée, presque aussi-
tôt tomber sur les portraits à la mine de plomb de
M. Ingres, sur ces crayonnages, peines, pinocbés d'un
pauvre dessinateur, qui expose dans un cadre, rue de
la Paix... Alors, fuyant ces choses, se trouver sou-
dainement devant les pylônes du Palais d'Arlaxerxès
J/ne'//io», soutenus par ces hiératiques lions rosàtres
sur la vétusté pâle des murs, se trouver devant la
Frise des archers de la salle du trône de Darius, avec
ces troublantes silhouettes de noirs guerriers de
profil, aux yeux de face, à la barbe verte!
En rentrant, je trouve la it'ponse de Magnard qui
me dit qu'il accepte, et quoique je l'aie désiré, je me
trouve maintenant avoir un peu peur de cette publi-
cité.
Mercredi 18 février.— C'est bien tout à fait, ce ro-
man de Huysmans de VEcho de Paris. C'est de la
prose qu'on ne trouve pas d'ordinaire au bas d'un
journal, et qui vous fait plaisir à lire, au réveil. Oui,
c'est de la plantureuse écriture, avec derrière de la
pensée outrancière.
Jeudi 19 février. — Carrière, qui dînait chez Dau-
det, après diner, est venu s'asseoir à côté de moi, et
ANNEE 18'J1. 213
dans une longue, vague et diiîuse conversation, res-
semblant à sa peinture, et avec sa voix étoupée, ma
entretenu longtemps de son mépris pour le chatoyant
en peinture, et de ses efforts et de son ambition pour
attraper les fugitivités de l'expression d'une figure,
de son travail enfin, acharné et sans cesse recom-
mençant, pour tâcher de fixer un peu du moral d'un
être sur une toile.
Puis il nous entretient de ses longs mois de capti-
vité à Dresde, et est amusant dans la peinture de ses
camarades, qu'il nous représente en leur blouse bleue
et leurs sabots, tout semblables à des facteurs ruraux
l'été — et cela pendantqu'il gelait à pierre fendre. Il
nous renseigne aussi sur la médiocre nourriture
qu'on leur donnait dans les premiers temps, qui était
de la soupe au millet. Il a dans le récit un comique
froid, particulier et assez désarçonnant pour les in-
terrogations ingénues, et comme il déclarait qu'au
fond les prisonniers n'avaient pas eu à se plaindre
des Allemands, et qu'une dame, qui se trouvait là,
lui disait : « — Alors on a été très aimable avec
vous? — Oh! Madame, on n'est pas aimable avec
25 000 hommes ! »
Mardi 24 février. — Ce matin, à propos du patrio-
tisme de Renan, je reçois une carte postale signée :
« Un patriote français vainqueur à Couhniers {9 no-
vembre 1870) me disant : « L'article du 15 septem-
214 JOURNAL DES GONCOURT.
bre 1870 de la Revue des Deux Mondes, signé Renan,
connu plus lôt^ eût, peut-être empêché son élection
à l'Académie fiançaise, car cet article antifrançais ,
n'était pas fait pour encourager les soldats de l'ar-
mée de la Loire, qui, comme moi l'ont lu à Orléans,
avant de marcher à l'ennemi. »
Mei'credi 25 février. — A midi, enfm arrive une
dépêche de la comtesse Grefîulhe, qui m'annonce
d'une manière positive, que l'Impératrice de Prusse
ne viendra pas décidément chez moi, ce qui me com-
ble de joie, vu que dans l'état des esprits et le mou-
vement d'éreintement de ma personne, cette visite
aurait fait demander ma tête.
Samedi .28 février. — Au milieu de l'embêtement
de ces jours-ci, une petite satisfaction, je lis dans un
journal d'art, qu'à Londres, dans la galerie de Bur-
lington Fine Arts club, est exposée une collection
d'eaux-fortes françaises, où parmi les œuvres des
aqua-fortistes les plus illusLres, figurent les eaux-
fortes de mon frère, et où se trouve le u Taureau » de
Fragonard.
Dimanche /"' 7nars. — Dire dans ce moment, que
parmi ces directeurs du boulevard, au bord d'une
faillite, je n'en ai pas trouvé un qui ait eu l'idée de
ANNEE 1891.
jouer sa dernière carte sur la Patrie en danger, et
tenté l'aventure d'opposer une pièce à Thermidor.
Mardi 3 mars. — Dîner d'hommes politiques chez
Charpentier.
Constans raconte sur son séjour en Chine, des
choses assez curieuses. Je me rappelle cette anec-
dote. Son cocher ayant insulté le marquis Tseng,
eut le choix entre une amende ridicule et cinquante
coups de bambou. En sa qualité d'humain exotique,
dénué de système nerveux, il préféra les coups de
bambou.
La pensée de Constans est que la Cochinchine,
bien administrée, rapporterait dans quelques années
cent millions; mais il nous donne connaissance de
mesures extraordinaires, d'ordres imbéciles venus
de Paris, et imposés par des tout-puissants du minis-
tère, ne se doutant pas ce que c'estun pays de là-bas.
Constans méridional, Floquet méridional, Daudet
méridional, le musicien Chabrier, qui dînait, méri-
dional... Ah! ce pauvre Nord est-il battu en ce mo-
ment par le Midi!
Dimanche S mars. — Daudet me confiait qu'il avait
cherché ces jours-ci à retrouver dans sa mémoire son
enfance, et que la légende qui faisait de lui, à cette
ïl6 - JOURNAL DES GOXCOUKT.-
époque, un catholique fervent, était une légende.
C'était, disait-il, le coquet surplis avec lequel il
servait la messe, l'élégante calotte qu'il avait suji' ses
cheveux bouclés, les compliments sur sa charmante
petite personne, les louanges sur sa jolie voix de
ténorlno, qui lui donnaient l'air d'un enfant confit en
dévotion.
Mardi 1 0 mars. — Hayashi m'apporte aujourd'hui
une traduction des passages importants des Maisons
Vertes d'Outamaro.
Je lui parle des biographies, avec lesquelles je vou-
drais faire mon art japonais du win" siècle, lui citant
les noms de Rilzouo et de Gakutei.
De Ritzouo, il me raconte ceci. Il a débuté en ven-
dant, sur le pont de Riôgoku (le Pont Neuf delà Sou-
mida à Yedo) des bouts de bois ornementés, mais
d'une ornementation très économique, parce qu'il
manquait absolument d'argent. Et en même temps
il faisait des dessins en plein air. Un jour qu'il avait
sa petite exposition devant lui, passait le prince de
Tsugarou, qui regardait l'étalage, et lui disait d'en-
voyer chez lui tous ses morceaux de bois. Et il tra-
vaillait un temps pour le prince, ornant alors ses tra-
vaux de bois, de belles et riches matières, et en faisant
de somptueux objets d'art que collectionnaitleprince,
et dont il faisait cadeau aux daïmio, ses amis. Et le
prince le prenait en telle affection, qu'il voulait en
ANNEK 1891. 217
faire son ronin. Mais arrêté dans son désir par le ca-
ractère de ses œuvres, qui étaient les œuvres d'un
artisan, et non d'un poète ou d'un savani, il lui de-
mandait une fois, s'il n'avait pas un autre talent que
celui d'ornemaniste. Ritzouo. à la demande du prince,
répondaitqu'il était un savant militaire, un tacticien.
Le prince le faisait alors interroger par le tacticien
attaché à sa maison, qui venait trouver le prince,
tout stupéfait de la science militaire de Ritzouo, et
lui demandait de le prendre comme tacticien en titre,
heureux d'être son second.
De Gakutei, de l'artiste des sourimono, du dessi-
nateur de la femme sacerdotale, Hayashi me raconte
cela. C'était un littérateur, un littérateur donnant ses
inspirations à Hokousai,et qui à la fin fut si charmé,
si séduit par son talent, qu'il devint peintre et se fit
son élève.
Jeudi 12 mars. — En rentrant chez moi, enfin une
lettre qui m'apporte une bonne nouvelle, une lettre
de rOdéon me demandant des brochures, pour com-
mencer les répétitions de la reprise de Germime La-
CERTKIX.
Vendredi / .'i mars. — Je lis ce soir, dans un jour-
nal, la mort de ce vieux camarade de lettres^ de
!9
218 ,]t)URNAL DES GONCOUKT.
Banville. Diable, diable, les gens de mon âge s'en
vont autour de moi. 11 faut celte année pousser les
préparatifs de sa sortie de scène. Au fond, malgré du
froid arrivé entre nous, je lui suis resté et lui reste
toujours reconnaissant de son article sur mon frère.
Samedi 14 murs. — Ce matin, cliez Bing, été v^oir
l'exposition Burty. Le feu a l'air d'être à la vente.
Voici, je crois, le japonisme lancé, et qui va partir
pour les gros prix, comme j'ai vu partir l'estampe
et le dessin français du xvni'' siècle.
Aujourd'hui se vend ma collection de livres dans
la vente Burty. J'avoue que j'aurais aimé assister à
la vacation, mais c'est vraiment gênant de se voir
vendre. Et cependant je me demande, avec une cer-
taine anxiété, ce qu'a pu se vendre le manuscrit de
Madame Gervaisais que j'avais donné à Burty, le
seul manuscrit qui existe des romans des deux frères :
les autres ayant été brûlés par nous. Je sais que
Gallimard a donné une commission de 3 000 fr. à
Conquet.
Dimanche 15 meus. — Une nuit d'insomnie. Ce
matin, un moment d'endormement trouble, dans
lequel j'ai rêvé ceci. Je me trouvais avoir couché
dans une localité inconnue de la banlieue, et j'avais
ANNÉE ISOI. 21'J
besoin le matin d'assister à un enterrement à Paris,
— c'était sans doute la préoccupation de l'enterre-
ment de Banville. — En descendant l'escalier, pen-
dant que je me demandais, où je pourrais trouver une
voiture, je me rappelais qu'il me semblait avoir vu
le bas de la maison occupé par un loueur. Et, en
effet, comme si je l'avais demandé, au moment où
je posais le pied sur la dernière marche, un vieux
landau s'engageait à reculons devant moi, dans
l'allée resserrée entre de hauts murs, et si étroite
que je ne pouvais voir l'attelage, — et l'allée, longue,
longue, ne finissait pas. Enfin, à la sqrtie de l'allée,
alors que le landau tournait dans la rue, et que la
portière m'était ouverte, je m'apercevais que le lan-
dau était attelé de huit cochons noirs, qu'avec de
grandes guides, et un peu à la façon de la voiture
des chèvres des Champs-Elysées, menaient deux
hommes ayant, moitié l'aspect de postillons de Long-
jurneau, moitié l'aspect de toréadors. Et j'avais une
terrible dispute avec ces hommes qui soutenaient
que j'avais pris la voiture, tandis que moi, avec un
peu de la lâcheté qu'on a dans les rêves, je m'excu-
sais en disant, que j'avais cru que la voiture était
attelée avec des chevaux, et que ce serait trop ridi-
cule d'arriver à un enterrement devant la porte de
l'église, avec un attelage comme le leur.
Au Grenier, on cause de Huysmans qui se dit
malade, inquiété par des espèces d'attouchements
frigides le long de son visage, presque alarmé par
l'appréhension de se sentir entouré par quelque
220 JOURNAL DES GONCOUKT.
chose crinvisible. Est-ce qu'il serait par liasard
victime du succubat qu'il est en train de décrire
dans son roman? Puis une terreur secrète est en lui,
de ce que son chat qui couchait sur son lit, ne veut
plus y monter, et semble fuir son maître.
]^e chanoine de Lyon qui lui a donné des rensei-
gnements sur la messe jioire, dit-il, lui a écrit que
ces choses devaient lui arriver, et chaque jour, il
lui mande ce qui suivra le lendemain, avec accom-
pagnement d'ordonnances anti-sataniques pour s'en
défendre.
Lundi 16 mars. — Un article de Mirbeau dans
VÉcho de Paris, prenant ma défense contre M. de
Bonnières, un article du tact le plus délicat et de la
méchanceté la plus distinguée. C'est à l'heure qu'il
est, le seul valeureux dans les lettres, le seul prêt
à compromettre un peu de la tranquillité de son
esprit, le seul prêt à se donner un coup de torchon.
C'a été mon seul défenseur, mon seul champion,
quant aux habitués de mon Grenier., pas un n'a dé-
pensé pour moi une plumée d'encre.
Vendredi 30 mars. — Dernière répétition de Ger-
MiNiE Lacerteux. Très grand caractère, le nouveau
décor du cimetière Montmartre, exécuté d'après
ANNEE 1891. 221
l'aquarelle de mon Irère. Je ne sais décidément pas
si la pièce est bonne ou mauvaise, mais pour moi,
c'est un fort emmagasinement d'émotions drama-
tiques.
Ce soir, au dîner des Spartiates, on soutenait
que l'homme de rOccident, était une individualité
plus entière, plus détachée, plus en relief sur la
nature, moins mangée par l'ambiance des milieux,
par cela même une individualité plus déteneuse
d'une volonté propre que Ihomme de l'Orient, dont
l'individualité est comme perdue, fondue, noyée,
dans le grand Tout, en son exubérance de végétalité
et d'animalité, et faisant de l'homme de là-bas la
proie du nirwanisme, de cette lâche et souriante
veulerie d'une volonté, qui semble avoir donné
sa démission, devant le rien qu'est l'humanité en ces
contrées exotiques.
Et un dineur disait à ce sujet une chose curieuse.
11 déclarait que lui, resté un fervent catholique, sur
cette terre, il sentait un peu mourir chez lui l'idée
religieuse, ne croyant plus que Dieu pût s'intéresser à
la prière de l'animalcule qu'il lui semblait être, en cette
poussée incessante et ce fourmillement de création !
Samedi 21 mars. — A huit heures et demie, nous
partons avec les Daudet, pour assister à la reprise de
Germinik Lacerteux. J'avoue que j'ai une petite émo-
tion, et un peu peur que la bataille de la première ne
m.
222 JOURNAL DES GONCOURT.
recommence. Non, les tableaux défilent, etpasunoli !
pas un mouvement de répulsion, pas un timide chu-
chotement, pas un sifflet. Des trois rappels à chaque
acte. Il n'y a de désapprobateur dans la salle, que
la grosse tête de Sarcey jouant l'ennui.
Du reste, sauf le tableau du bal, qui manque de
cohésion, jamais Germinik Lacerteux n'a été jouée
comme cela. Dumény est tout à fait entré dans la
peau et la canaillerie de Jupillon. M°"^ Crosnier qui
ne laisse plus tomber les pénultièmes de ses mots
a apporté dans son rôle, une énergie, une verdeur,
une puissance quelle n'avait pas encore déployées.
Réjane a été admirable : elle a dit la scène de l'ap-
port de l'argent comme la plus grande artiste dra-
matique, ainsi que l'aurait pu dire Rachel.
Lundi 23 mars. — Le raccrochage sur les quais
l'hiver.
Une femme noire, immobihsée par le froid, sous
un ciel, où la lune met un rayonnement blême
dans le moutonnement des nuages couleur de suie,
près de cette eau morne aux lueurs saumonées, tré-
molentes sur la fluctuation lente du fleuve, — près
de cette eau de suicide, qui semble appeler à elle.
Mardi 24 mars. — C'est un épanouissement, une
ANNKE 1891. 223
gaîté, une joie à l'Odéon, qui descend de l'auteur
aux machinistes. Ah 1 le succès au théâtre, quelle
atmosphère, ça fait, quelle griserie, ça apporte atout
le monde. Puis cette salle autrefois si rétractile, si
éplucheuse des mots elle applaudit, à tout rompre.
Crosnier qui a joué médiocrement ce soir, me disait,
avant le tableau du concierge : « Ah ! il y a des jours,
où on joue comme on ne joue qu'une fois... samedi,
aux applaudissements de la salle, j 'ai eu le senti-
ment que je jouais, comme je n'avais jamais joué...
(Juand je suis rentrée dans ma loge, j'avais les yeux
tout brillants, et ma fille m'a dit : « Ah! tu sais, ma-
uman, il ne faut pas te donaer toute, ainsi que tu l'as
fait ce soir... ;> Eh bien! aujourd'hui, non, c'est vrai,
je ne suis pas la femme de samedi ! «
Jeudi 26 mars. — Au cimetière, où je vois poser
la dalle de granit sur la tombe de mon frère.
Ce soir, Rosny qui vient de lire, chez Antoine, Nell
HoRN, faite en collaboration avec son frère, nous
parle de ce frère. Il nous le peint comme un esprit
de la même famille que le sien, comme un mys-
tique, mais avec une touche mélancolieuse, venant
d'une santé plus frêle, d'une nature plus délicate. Il
a pris un moment une autre carrière que la littéra-
ture, mais cette carrière ne lui allait pas, et il est
revenu à la littérature, mais il n'a voulu collaborer
avec Rosny, que lorsqu'il s'en est trouvé digne.
221 JOURNAL DES; GONCOURT.
Hosny ajoute que les deux frères ne pouvaient se
faire la guerre, c'est-à-dire travailler, chacun de leur
côté, et que cela Ta décidé à lui donner l'hospitalilé
dans son talent.
'Vendredi .27 mars. — Ah ! qu'on est malheureux,
d'être comme je suis, d'avoir des nerfs qui me font
tout percevoir du dedans des gens qui m'entourent,
ainsi qu'un corps souffreteux reçoit inconsciemment
l'impression des températures ambiantes, en leurs
moindres variations. Ainsi je sens parfaitement, au
son de la voix de mes amis, les choses dites pour
m"annoncer de vraies et positives bonnes nouvelles,
•et les choses dites pour m'être agréable, pour panser
des blessures, les choses de gentille amabilité qui
sont des compliments à côté de la vérité.
Jeudi 2 avril. — Après un morceau sur les ero-
tiques japonais, ainsi qu'après tous les morceaux
que je travaille un peu, il me semble ressentir
■comme une déperdition cérébrale, comme un
vide laissé dans ma tête par quelque chose qui en
serait sorti, et aurait été pompé par le papier de la
copie.
Dîner chez Zola, dîner qu'il donne pour l'anniver-
saire de sa naissance. Il a aujourd'hui 51 ans.
ANNEE 1891. 220
Un moment, Daudet a été joliment verveux. 11 a
dit le remarquable mai'chand de bonheur qu'il ferait ;
assurant qu'il savait très bien le bonheur qu'il fallait
à chaque homme, après l'avoir interrogé sur son
tempérament, ses goûts, son milieu.
Samedi 4 avril. — Je crois vraiment, que lorsqu'on
sait regarder, découvrir tout ce qu'il y a dans une
image, on n'a pas besoin d'aller dans les pays à ima-
ges. Ainsi aujourd'hui, ayant sous les yeux une image
de Toyokouni, représentant le bureau d'une Maison
Verie, d'une maison de prostitution, et me faisant
donner \me explication japonaise de tous les objets,
grands ou petits, garnissant ce bureau, j'avais la con-
viction que j'apporterais au lecteur, avec ma descrip-
tion, une sensation du rendu de l'endroit, tout aussi
photographique, que la donnerait une description
d'après nature de Loti.
Bimanche 5 avril. — C'est curieux, pendant que
vous êtes à travailler dans votre cabinet, en le silence
de cette banlieue endormie, le rappel qui se fait sou-
dain, dans votre cervelle occupée ailleurs, qu'on
joue Germinie Lacertiîux à l'Odéon, avec ce senti-
ment complexe, où se mêle à la fois du regret et de
la satisfaction de n'y être pas.
226 JOURNAL DES GONCOURT.
Mardi. 7 avril. — Oui, elle persiste même chez les
vieux, l'allégresse intérieure, éprouvée en se cou-
chant, après une bonne journée de travail.
Vendredi 10 avril. — Dans ce moment, une vie
absolument en dehors de la vie réelle, et toute rem-
plie par la contemplation de l'objet et de l'image
d'art, produisant une espèce d'onanisme de la rétine
et de la cervelle, un état physique d'absence et de
griserie, où l'on échappe aux embêtements moraux
et aux malaises physiques.
Samedi 1 1 avril. — La liberté et le bon marché
de la vie, c'est ce que devrait nous payer un gouver-
nement républicain.
Or, le gouvernement républicain de l'heure actu-
elle en fait de liberté, a adopté les mesures liberti-
cides des anciens gouvernements. Je ne citerai que la
censure théâtrale. .. Quant au bon marché de la vie,
l'existence à Paris, et même en province, a presque
décuplé depuis Louis-Philippe, en grande partie par
la grande prépondérance donnée par le gouverne-
ment à la société juive, et cela parallèlement à la
diminution de la rente, à la baisse des fermages : les
deux capitaux et les deux revenus des Français, qui ne
sont pas juifs, qui ne sont pas tripoteurs d'argent.
ANNÉE 1891. 227
Dimanche 12 avril. — Ce soir, à dîner, la conver-
sation est allée, je ne sais comment, au Neveu de
Rameau, et témoignant mon admiration pour cette
merveilleuse improvisation dans cette langue grisée,
avec ces changements de lieux, ces brisements de
récits, ces interruptions brusques et soudaines de
l'intérêt, je comparais ce livre, au livre de Pétrone,
au festin de Trimalcion, avec ses trous, ses lacunes,
ses pertes de texte.
Je trouvais Daudet triste, très triste, et il me di-
sait que tant qu'il a eu des jambes , tant qu'il
pouvait aller, marcher, quoi qu'il pût craindre, il y
avait chez lui une tranquillité d'esprit, parce quil
tenait si peu à" sa peau... mais que maintenant, il se
sentait mal à l'aise moralement, inquiet, tourmenté
par l'idée de ne plus se sentir le défenseur de sa
maison, le protecteur des siens.
Mercredi iô avril. — Paul Alexis, de retour de sa
province, vient m'apporter un exemplaire sur papier
de Hollande de Madame Meuriot. Le pauvre garçon
n'a pas hérité. Le peu qui lui est échu de son père,
il l'a laissé à sa mère, et le voilà condamné, le pa-
resseux et lambin plumitif, à gagner sa vie ainsi
qu'auparavant.
Il m'entretient de ses projets littéraires, 11 veut
d'abord sous le titre du Cousin Tintin, faire une nou-
velle, puis une pièce pour Baron, de l'histoire d'un
228 JOURNAL DES GONCOURT.
faux testament fabriqué par la sœur d'un défunt. Il
roule encore dans son esprit le roman d'une jeune
fille, élevée au Sacré-Cœur, un Sacré-Cœur de pro-
vince, un roman documenté par les conversations
de sa mère et de sa sœur, et dont le premier chapitre
lui aurait été inspiré par la morphinomane, assas-
sinée ces jours-ci. Oui, il montrerait la mère ame-
nant l'enfant au couvent, et abrégeant les adieux par
la hâte qu'elle a de se morphiner... Alors viendrait
l'étude de l'élevage de la jeune fille, puis sa sortie, le
jour où sa mère serait assassinée, puis sa rentrée au
couvent : une existence qui n'aurait qu'un jour de la
vie du monde.
Dimanche 19 avril. — A propos de son livre sur la
Bonté, qu'annonce Rosny, Daudet me parle ce soir,
de la privation grande qu'il éprouve maintenant à ne
plus faire la charité, depuis qu'il ne marche plus :
n Oui, dit-il, en répondant à sa femme qui lui rap-
pelle les bonnes œuvres qu'ils font ensemble, oui,
c'est vrai, mais ce n'est plus cela, dans ces bonnes
œuvres, je ne joue plus le rôle de la Providence,
de l'être surnaturel, si tu le veux, apparaissant au
miséreux, au routier que je rencontre sur mon che-
min. »
Et il raconte alors, de la manière la plus char-
mante, avec de l'esprit donné par le cœur, l'af-
falement, la nuit tombée, du routier éreinté devant
ANNEK ISOl. 229
In fontaine faisant face à la maison de son beau-père,
à Chaniprosay. et son incertitude angoisseuse en
tête des doux chemins du carrefour, interrogeant du
regard, l'un et l'autre, et se demandant celui au bout
duquel il y avait l'espérance de manger et de cou-
cher, puis, son aventurement dans l'un, puis dans
l'autre, et son retour découragé au bout de quelques
pas... Alors, dans ce moment, Daudet penché der-
rière les persiennes fermées, mettait une pièce de
cent sous dans du papier, et la jetait. Vous voyez la
stupéfaction du malheureux devant la grosse pièce
d'argent trouvée dans le papier, et son interrogation
de la maison noire et silencieuse, et les coups de
casquette saluant au hasard les fenêtres, et son dé-
campement, sa subite disparition dans le premier
chemin venu, de peur qu'on ne se soit trompé et
qu'on ne le rappelle.
Lundi 20 avril. — Les Japonais même intelligents
très intelligents, n'ont pas le sentiment de la con-
struction, de la composition d'un livre historique.
Ainsi pour mon travail sur Outamaro, quand jai de-
mandé pour la première fois à Hayashi : « Est-ce
qu'il existe un portrait d'Outamaro? — Non, »
m'a-t-il répondu tout d'abord. Ce n'est que lorsque
je suis revenu à ma demande, qu'une fois il m'a dit :
« Mais je crois en avoir vu chez vous, dans un re-
cueil que vous avez. » Et c'est comme cela, que j'ar-
20
230 JOURNAL DES GONCOUHT.
rivais à faire connaître ce fameux portrait de l'artiste,
authentiqué par son nom sur sa robe, et par l'in-
scription du poteau auquelil est adossé et qui porte:
Sur une demande, Outamaro a peinl lui-même son élé-
gant visage. Dans le livredesMAisoNSVERïES, je voyais
une planchereprésentant des femmes du Yoshiwara,
en contemplation devant la lune, par une belle nuit
d'été, et l'écrivain du livre affirmait que ces femmes
avaient un très remarquable sentiment poétique.
Cette affirmation mamenait à demander à Hayashi,
si par hasard il n'existerait pas quelque part des
poésies imprimées de ces femmes : à quoi il me ré-
pondait que si, qu'il y avait un gros recueil très
connu, et sur ma demande m'en traduisait quatre ou
cinq caractéristiques, — ce qu'il n'aurait jamais
songé à faire, si c'était lui qui avaitfait le travail que
j'ai fait, et ainsi de tout.
Mardi 2 i avril. — Le baron Larrey me parlait de
la connaissance qu'il avait faite de Dumas père, pour
l'avoir présenté à son père, auquel il avait demandé
la permission de le mettre en scène, dans une pièce
sur Bonaparte.
A quelque temps de là, à une représentation du
Théâtre-Français, il tombait, dans un coin, sur la bonne
tête et la grosse lippe de Dumas, qui s'offrait à lui
montrer les coulisses. Et il était présenté à Rachel,
qui après lui avoir donné une poignée de main, pre-
ANNIOE 18 '.H. 231
nait son rôle, et c'étaient des heu, heu, à la fin de
quoi elle s'écriait : « (ja y est... ça y est! » abso-
lument comme une petite fille expédie son caté-
chisme. C'était pour lui une désillusion sur la grande
artiste, et en sortant, il jetait à Dumas : « Je ne vous
remercie pas! »
Il a été témoin de ce fait. Un jour que Dumas
l'avait fait appeler, se croyant souffrant, etqu'il était
au lit, on introduisait un pauvre journaliste néces-
siteux de Marseille, qui venait lui demander des re-
commandations pour des journaux de Paris. Il lui
promettait quand il serait levé, ajoutant : « Mais en
attendant que ça réussisse, il faut vivre, n'est-ce
pas, Monsieur? Eh bien, il y a trente francs sur la
cheminée, prenez-en quinze. »
Jeudi 23 avril. — J"ai dans mon bassin, un petit
poisson malade, que tous les autres viennent, à deux
ou trois, faire chavirer sur le côté, et enfoncentféro-
cement au fond de l'eau, lui faisant une agonie abo-
minable. Je l'ai retiré pour qu'il mourût en paix dans
un bain de pied. La mise à mort du malade, ce n'est
donc pas seulement chez les poules, c'est chez tous
les animaux, et encore chez le sauvage, et un peu
chez le paysan.
Ce soir, je causais avec Carrière, et comme il me
parlait de l'importance de l'enveloppe des con-
tours d'une figure, à ce propos je lui disais la place
232 JOUKNAL DES CONCOURT.
donnée à la beauté des joues dans les descriptions
de l'antiquité, et dans le modelage de caresse de la
sculpture grecque, puis du rien, pour lequel elle est
comptée aujourd'hui dans nos deux arts. Trouverait-
on, à l'heure qu'il est, dans une description de ligure
de femme de n'importe quel roman, la mention de la
délicatesse, de l'élégance d'une joue ?
Vendredi 24 avril. — Le sculpteur Lenoir, me par-
lait aujourd'hui de l'état de délaissement, où était
tombée la pauvre Joséphine, en ses vieux jours, et
me contait que son père, déjeunant avec son grand-
père à la Malmaison, le sel manquant sur la table, la
ci-devant Impératrice avait été obligée de dire à son
père, encore jeunet : « Mon petit, lève-toi, et dis à
Jean d'apporter le sel. »
Samedi 25 avril. —Hier, visite à la comtesse Gref-
fulhe. On m'a fait monter dans un grand salon aux
boiseries dorées, égayé par un admirable meuble de
Beauvais, aux bouquets de ileurs les plus papillo-
tantes sur un fond crème, un meuble au nombre in-
croyable de fauteuils, de chaises, de grands canapés,
de délicieux petits canapés pour tête-à-tête. Dans la
pièce éclairée à giorno, la comtesse arrive bientôt dé-
colletée, dans une robe noire, aux espèces d'ailes
ANNEE 1891. 2:W
volantes derrière elle, et coiffée les cheveux très re-
levés sur la tête, et surmontés d'un haut peigne en
écaille blonde, dont la couronne de boules fait comme
un peigne héraldique. Là dedans, au milieu de ce
mobilier d'un autre siècle, l'ovale délicat de son pâle
visage, ses yeux noirs doux et profonds, la sveltesse
de sa personne longuette, lui donnent quelque chose
d'une apparition, dun sédui>ant et souriant fantôme;
caractère que je retrouve dans son portrait pastellé
par Helleu.
Elle est très au courant de ce qui s'imprime, et de
ce qui s'imprime de très littéraire, et elle en parle
avec simplicité, sans le moindre étalagede bas-bleu.
Elle veut bien me dire le plaisir qu'elle éprouve à
me lire, et son élonnement de la résistance à l'ad-
miration pour mes livres, dans sa société. Elle est
émerveillée de la connaissance que j'ai de la femme,
et me cite le passage, où je décris le côté ankylosé
que prenait le côté droit ou le côté gauche de la
Faustin, quand ce côté se trouvait près d'un embêtant,
déclarant qu'elle sent en elle, comme une dilatation
de son être près d'une personne sympathique. Elle
ajoute, que je devrais bien faire dans un roman une
femme de la société, une femme de la grande so-
ciété, la femme qui n'a encore été faite par personne,
ni par Feuillet, ni par Maupassant, ni par qui que
ce soit, et que moi seul — c'est la comtesse qui
parle — je pourrais faire, et que je n'ai pas faite
dans CuKRTK, parce que Chérie est une jeune iille de
la société de l'Empire, une jeune fille de celte société
2U.
234 JOLKNAL DES GONCOURT.
bourgeoise, aux femmes, les coudes ramassés contre le
corps... et la comtesse me fait joliment la caricature
du geste non naturel et contraint, avec lequel les
femmes croient faire de la dignité, disant que lors-
qu'elle voit faire ce geste à une femme, elle sait
d'avance ce qu'elle pense, ce quelle va dire.
Tout cela est dit, avec une parole légère sans ap-
puiement, des mouvements d'un dessin élégant, et
dans la pose et l'attitude doucement dédaigneuse,
qu'elle me donne à peindre.
Puis la comtesse, prenant une lampe à la main,
me fait voir les tapisseries de Boucher de la salle à
manger, le portrait de M'""' de Champcenetz peint par
Greuze, un groupe d'Amours en marbre provenantdu
château de Ménars, qu'a possédé son beau-père, —
et qui aurait échangé le mobilier de la chambre de
xAl"'" de Pompadour contre un mobilier d'acajou.
Je prenais congé de la gracieuse femme, au mo-
ment où elle me disait qu'elle me porterait un jour
un volume d'histoires, racontées par sa petite fille à
l'âge de cinq ans, pendant qu'elle était à sa toilette :
histoires d'un caractère très original, inventées par
l'enfant, au moment oii elle ne savait ni lire ni écrire
et qu'elle a fait copier dans un volume par un homme
de ce temps, qui a l'écriture de Jarry.
Lundi 27 avril. — J'ai reçu, ce mois, un envoi tou-
chant : j'ai reçu dans une grande enveloppe des
A N Nh: K 18 91. 235
feuilles qui onl lair de feuilles argentées et dorées,
des feuilles cueillies dans les forêts de l'Amazone,
par un enthousiaste littéraire du Brésil, qui me les
adresse pour les déposer sur la tombe de mon frère.
C'est amusant ce travail japonais d'Oulamaro, ce
transport de votre cervelle, au milieu d'êtres, aux ha-
bitudes d'esprit, aux histoires, aux légendes d'une
autre planète : du ti-avail ressemblant un pou à un
travail fait dans l'hallucination d'un breuvage opiacé.
Ce soir, au Théàlre-Libre, le Caxard sauvage d'Ib-
sen... Vraiment, les étrangers, la distance les sert
trop... Ah! il fait bon être Scandinave... Si la pièce
était d'un Parisien... Oui, oui, c'est entendu, du dra-
matique bourgeois qui n'est pas mal... mais de l'es-
prit à l'instar de l'esprit français, fabriqué sous le
pôle arctique... et un langage parlé, quand il s'élève
un peu. toujours fait avec des mots livresques.
De petites flUes passent sur le boulevard, de petites
tilles de sept à huit ans, qui déjà, inconsciemment,
font l'œil aux messieurs attablés à la porte des cafés,
et je vois une mère obligée de ramener à elle l'atten-
tion de sa fifille, en l'enveloppant de la caresse de sa
main.
Jeudi 30 avril. — Daudet soutenait, ce soir, que
tout ce que Bourget et les autres ont écrit sur Bau-
delaire, étaient d'absolues contre-vérités. H affirmait
que Baudelaire était un sublimé de Musset , mais fai-
236 JO L'UN Al. DES G O N C O U H T.
sant mal les vers, n'ayant pas l'outil du poète; il
ajoutait qu'en prose, il était un prosateur difficile,
laborieux, sans ampleur, sans flots, que l'auteur
impeccable n'avait pas la plus petite chose de l'auteur
impeccable, — mais ce qu'il possédait, ce Baudelaire,
au plus haut degré, et ce qui le faisait digne de la
place qu'il occupait : c'était la richesse des idées.
Vendredi V' mai. — Dîner chez Jean Lorrain avec
Huysmans, Bauër.
Huysmans porte sur lui le bonheur du succès de
son roman : La-bas; et ce bonheur chez l'auteur
d'ordinaire contracté nerveusement sur lui-même,
se traduit par le gonflement dilaté d'un dos de chat,
quand il ronronne.
Au milieu du dîner Bauër confesse le journa-
liste, dans cette phrase : « Quand j'ai un article, où
je ne .sais que dire, j'écris mes deux cents lignes...
mais, quand j'ai un article que je sens, que j'ai
dans les nerfs, je n'accouche jamais de plus de cent
lignes.
Lundi 4 mai. — Exposition de Carrière chez
Boussod et Valadon.
Une première impression un peu cauchemaresque :
l'impression d'entrer dans une chambre pleine de
ANNEE 1891. 237
portraits fantomatiques aux grandes mains pâles,
aux chairs morbides, aux couleurs évanouies
sous un rayon de lune. Puis les yeux s'habituent
à la nuit de ces figures de crypte, de cave, sur les-
quelles, au bout de quelque temps, un peu du rose
des roses-thé, semble monter sous la grisaille de la
peau.
Et au milieu de tous ces visages, vous êtes attiré
par des visages d'enfants, aux tempes lumineuses,
au bossuage du front, à la linéature indécise des
paupières autour du noir souriant de vives prunelles,
aux petits trous d'ombre des narines, au vague rouge
d'une molle bouche entr'ouverte, à la fluidité des
chairs lactées qui n'ont point encore l'arrêt d'un
contour, — des figures d'enfants regardées en des
penchements amoureux, qui sont comme des enve-
loppements de caresse, par des visages de femmes
aux cernées profondes, aux creux anxieux, aux
grandes lignes sévères du dessin de V l nquiétudo.
maternelle.
Mardi 5 mai. — 11 fait de l'orage. J'ai contre ma
poitrine ma petite chatte, dont le corps est agité par
des secousses, comme données par le contact d'une
pile électrique, et sur moi, ce n'est plus le regard
distrait de la petite bête de tout à l'heure, c'est le
regard profond, mystérieux, énigmatique d'une ré-
duction de sphinx.
238 JOUKiNAL DES CONCOURT.
Jeudi 7 mai. — Orosclaudc parlait, ce soir, curieu-
sement de la transformation du jeu , en la mort du
noctambulisme. Il disait qu'il n'y avait plus de pas-
sionnés, ({^emballés, qu'on jouait maintenant dans
les cercles avant dîner, de cinq à sept heures, et
après le spectacle, de minuit à deux heures, pas
plus tard. Il ajoute que les joueurs d'aujourd'hui
veulent avoirleur sang-froid, etàces parties, il oppose
la partie de jeu d'un de ses jeunes amis d'autrefois,
qui avaitjoué, d'une seule haleine, quarante-sixheures
de suite.
Je m'élevais, avec une espèce décolère, contre ce
mangement de l'esprit français, à l'heure actuelle,
par l'esprit étranger, contre l'ironie présente du
livre qui n'est plus de l'ironie à la Chamfort, mais
de l'ironie à la Swift, contre cette critique devenue
helvétienne, allemande, écossaise, contre cette reli-
gion des romans russes, des pièces danoises, décla-
rant qu'autrefois, si Corneille avait emprunté à
l'Espagne, il a imposé le cachet français à ses em-
prunts, tandis qu'aujourd'hui les emprunts que
nous faisons dans notre servile admiration : c'est
une vraie dénaturalisation de notre littérature.
Jeudi i4 mai. — Daudet nous entretient du plaisir
que lui procurait la perspective du danger, et de
l'émotion bienheureuse qu'il avait eue, un jour, en
tournant la clef d'un hangar de son beau-père, où
AN.NKE 1891. 239
s'était introduit im voleur de jardin. 11 attribue cette
disposition de son esprit à la persistance des lec-
tures romanesques de son enfance.
Cette conversation amène Rosny à parler de ses
promenades de nuit, de son noctambulisme, dans les
endroits réputés les plus dangereux des fortifica-
tions, dans les quartiers mal famés de Londres, il
dit que jamais rien ne lui est arrivé qu'une boxe
dans le quartier, où il y a la plus grande aggloméra-
lion de coquins loiidonniens. Il parlait encore assez
mal l'anglais et un de ces hommes lui enfonçait d'un
coup de poing son chapeau sur les yeux. Il se mettait à
boxer, et il avait heureusement affaire à un Anglais,
ne sachant pas boxer, ne sachant pas porter un coup
droit. Il le jetait cinq fois par terre, et à la cinquième
le boxeur ne pouvait se relever, et restait assis dans
un rentrant de porte. Et la bataille se passait au mi-
lieu d'un cercle de ses pareils, observant une par-
faite neutralité, et se reculant et se rangeant pour
laisser le champ aux coups de poing.
Mardi 19 mai. — Chez un individu qui a le goût
de l'art, ce goût n'est pas limité seulement aux ta-
bleaux ; il a le goût d'une porcelaine, d'une reliure,
d'une ciselure, de n'importe quoi, ([ui est de l'art;
j'irai même jusqu'à dire qu'il a le goût de la nuance
d'un pantalon, et le monsieur qui se proclame uni-
quement amateur de tableaux &i jouisseur iVart seu-
210 JOURNAL DES GONCOURT.
lement on peinture, est un blagueur qui n'a pas le
goût d'art en lui, mais s'est donné par rlàr un goût
factice.
Mercredi 21 mai. — J.a Slave, la Russe, c'est à la
fois lasauvagesse des sociétés qui commencenl, et la
névrosée des sociétés qui finissent.
Une femme me disait ce soir, qu'elle croyait qu'un
grand chagrin pouvait mourir dans la paix, le calme,
l'isolement de la campagne, mais qu'à Paris, l'enfié-
vrement de la vie ambiante autour de ce chagrin, ne
pouvait que l'exaspérer.
Samedi 30 mai. — C'est horrible à l'Exposition :1e
crétinisme que prennent les têtes bourgeoises dans
le marbre blanc.
Dimanche 31 mai. — Au Grenier, la conversation
revient encore aujourd'hui, sur la conquête de la
littérature française par la littérature étrangère. On
constate la tendance de la jeunesse actuelle à n'aimer
que le nuageux, le nébuleux, l'abscons, à mépriser
la clarté. Et à propos de la révolution opérée dans
les esprits, Daudet cite ce fait curieux, c'est qu'au-
ANNPJE 1801. 2tl
trefois la classe rhic des humanités françaises était
la classe de rhétorique, la classe des professeurs en
vue et des élèves destinés à un grand avenir, tandis
que depuis la guerre avec rAllemagiie, c'est la classe
de philosophie qui possède les intelligences du
moment, et les professeurs faisant du bruit, comme
Burdeau.
A l'humiliation que Daudet et moi, éprouvons
à voir notre littérature, allemanisée, russifiée, amé-
ricanisée, Rodenbach oppose la théorie, qu'au fond
les emprunts sont bons, que c'est de la nutrition
avec laquelle s'alimente une littérature, et qu'au
bout de quelque temps, quand la digestion sera faite,
les éléments étrangers qui auront grandi notre pen-
sée, disparaîtront dans une fusion générale.
Et ces emprunts nous amènent à parler de la
roublardise de la jeunesse actuelle, qui dans V'ige cli^
rinûtation, n'emprunte point comme ses innocents
devanciers à ses vieux concitoyens, mais maintenant
détrousse sournoisement les poètes hollandais,
américains, inconnus, inexplorés, et fait accepter
ses plagiats comme des créations neuves, en l'ab-
sence de toute critique, savante, érudite, liseuse.
Avant le dîner, pendant que je suis en tète à tète
avec Daudet, il laisse échapper son étonnement
admiratif des trois dialogues philosophiques, que va
publier son fils, y trouvant, ainsi qu'il le dit, les exté-
riorités de son père, et les intuitions de sa mère. Et
c'est vrai, il y a chez Léon, un amalgame du Nord et
du Midi, et le garçon est curieux aussi, parce que c'est
21
212 JOURNAL DES GONCOUUT.
un enfant dans la conduite de la vie, et qu'il se
trouve avoir une cervelle de l'homme mûr dans les
choses de l'intellect. Daudet est surtout très frappé
de la quantité et du bouillonnement des idées, dans
le livre de son fils.
Arrive Ajalbert, invité à diner avant son départ
pour l'Auvergne, où il va fabriquer le bouquin com-
mandé par la maison Dentu, et tâcher de faire une
pièce. Comme on lui reproche de ne pas assez tra-
vailler, il nous dit qu'il est le jumeau d'un frère
mort, et qu'il se sent seulement une moitié de vie,
et qu'il lui faut un effort énorme pour s'entraîner.
Lundi i^'^ juin. — J'ai eu du plaisir à retrouver
dans une interview d'Hervieu, une idée de mon Jour-
nal sur l'avenir du roman, à la date du 6 juillet 1836
et qui dit : «... Enfin le roman de l'avenir est appelé
à faire plus l'histoire des choses qui se passent dans
la cervelle que des choses qui se passent dans le
cœur. » Il me semble que c'est là, oii va décidément
le roman dans ce moment.
Au fond j'aurais pu dire dans mon interview
d'Huret: J'ai donné la formule complète du natura-
lisme dans Germinie Lacerteux, et les livres qui
sont venus après, ont été faits absolument d'après la
méthode enseignée par ce livre. Maintenant du natu-
ralisme, j'ai été le premier à en sortir, et non par
l'incitation d'un succès dans un autre genre à côté
ANN1;K 18'J1. 243
de moi, mais par ce goût du neuf en littérature qui
est en moi. Et le psychisme, le symbolisme, le sata-
nisme cérébral, ce avec quoi les jeunes veulent le
remplacer, avant qu'aucun d'eux n'y songeât, n'ai-je
pas cherché à introduire ces agents de dématériali-
sation dans Madame Gervaisais, les Frères Zem-
GANNO, LA FaUSTIN?
Mardi 2 juin. — Si j'étais plus jeune, je voudrais
faire un journal qui s'appellerait : Deux sous de
vé7'ités.
Lundi 8 juin. — « Oui, l'année prochaine, je serai
prêt à recommencer, comme si de rien n'était... mais
en ce moment, je suis heureux d'arriver à la fin. »
Antoine dit cela, à la fois découragé et exaspéré,
en arpentant le théâtre, et donnant les ordres pour
la plantation d'un décor, et défendant qu'on le mette
en rapport avec je ne sais qui, parce qu'il est dans
son état nerveux.
Mercredi 10 juin. — Visite de Poictevin, la cer-
velle cette fois hantée par les Acadiens, les Toura-
niens, la race à la fois blanche et cuivrée qui aurait
244 JOURNAL DKS GONCOURT.
précédé les Ariens et les Sémite.s, et dont les Bretons
seraient une filiation directe. Et c'est une succession
de phrases transcendantales « que le péché n'est
pas, comme on l'a dit bêtement, la copulation, mais
la distraction de l'individu de l'harmonie univer-
selle... que le moi, le moi est tout à fait méprisable,
vu que c'est une victime de la subjectivité de l'être,
en un monde illusoire... qu'il craint d'être empoigné,
comme par une pieuvre, par la subtilité des causes
occultes.., qu'il s'est fait un changement en lui, que
les formes littéraires pe sont rien, qu'il donnerait
tout ce qu'il a écrit pour une page de Normand... »
Enfin il se lève pour prendre congé, me disant
qu'il aimerait bien à se retrouver avec moi, là-haut,
que ce serait surtout agréable de se rencontrer dans
Siriiis, la planète à la blancheur incandescente.
Samedi 13 juin. — A un japonais comme moi,
c'était vraiment dû. Il semble à Pélagie apercevoir
la chatte, passer comme un éclair dans l'escalier; au
bout de quelques instants, elle va voir, où elle peut
être cachée, et elle la retrouve sur son séant, avec
un ronronnement d'orgue, en contemplation devant
une vitrine de poteries japonaises.
Chez l'animal, il est un bonheur, un bonheur fait
de ceci, c'est que jamais le « Linquenda lellus »
d'Horace, ne lui traverse la cervelle, et que la mort
le frappe, sans qu'il sache qu'elle existe, tandis que,
ANNEK 189J.
ce soir, accoudé ù la barre d'une fenêtre, au-dessus
de l'odeur des roses de mon jardin, je pensais à
cette obligation.
Lundi 15 juin. — J'ai eu aujourd'hui en pleine
rue, le compliment qu'un vieux, comme moi, peut
avoir d'une femme. Je passais en voiture décou-
verte sur le boulevard Saint-Michel. En ce moment
traversaient la chaussée, trois ouvrières, dont l'une,
ma foi, qui était très gentille, dit à ses camarades,
en me touchant presque de la main : « Voilà l'entre-
teneur que je rêverais ! » Je me rendais au Jardin des
Plantes, pour le dîner que fait à quatre heures et
demie, tous les deux mois, le boa.
Je suis exact, et j'ai devant moi le monstre de dix
mètres, en son immobilité morte, avec ses écailles
ternes, ses yeux en verre décoloré, une tache blan-
châtre de moisissure sur la tête, comme il en vient
aux serpents empaillés au plafond des vieux musées
de province.
Et l'on jette dans laçage de verre, un petit agneau
blanc, au poil frisé, qui dans son innocence va flairer
le serpent, tout prêt à jouer avec lui. Soudain le
serpent mort, le serpent empaillé, se détendant
comme un ressort d'acier, saisitlajoueuse petite bête
parune patte, et en une seconde, sans que l'on puisse
bien se rendre compte de ce qui s'est passé, tant la
chose est rapide, l'agneau qui n'a eu que le temps
21.
216 JOURNAL DES GOXCOUKT.
de jeter deux, ou trois bêlements, est culbuté, en-
roulé, immergé, disparu, n'ayant plus au-dessus de
lui qu'une pauvre patte agitée par de mortels gigote-
ments qui vont en diminuant, jusqu'à ce qu'elle
vienne raide immobile, dans le resserrement des
anneaux énormes du serpent.
Et pendant ce travail de compression et d'étoufTe-
ment, une vie de flamme est venue aux yeux du ser-
pent, le terne de sa peau a disparu sous un vernis-
nissage comme produit par une petite suée, qui fait
les squames de son dos pareilles à de l'écaillé
blonde, semée çà et là, de ronds noirs semblables à
des armoiries de shoguns japonais, tandis que les
squames jaunâtres du ventre se nuancent du beau
jaune impérial d'un émail chinois.
Alors la gueule du monstre s'ouvre, et la patte par
laquelle l'agneau a été saisi, va rejoindre en l'air,
tout ensanglantée, l'autre patte ; et le serpent resté
un moment immobile dans son enroulement, de sa
gueule qui a le rose pâle de l'ouïe d'un poisson, fait
jaillir le dardement de sa petite langue fourchue, au
scintillement noir, du noir d'une sangsue.
Puis, alors commence la recherche de la tête de
l'agneau, que dans sa stupidité de reptile, le serpent
ne sait plus être sous lui, une recherche qui n'en
finit pas, etcoupée par des repos, desendormements,
où il n'y a d'éveillé en lui, que le petit scintillement
noir de sa langue fourchue : cela au milieu du resser-
rement de ses anneaux, laminant le petitcorps.quine
semble plus qu'une toison fripée, sans rien dedans.
ANNKK I8'J1. 24T
Enfin un grand déroulement du serpent, fait dans
une lente exploration de sa cage, laisse voir la petite
tête comme allongée, comme amaigrie de l'agneau...
et l'on croit que le serpent va l'engloutir, cette fois,
mais il passe à côté, et se coule, rampant à droite à
gauche, par moments se dressant droit à une hau-
teur de trois ou quatre pieds, tout rigide, et surmonté
de cette tête carrée, aux terribles protubérances des
mâchoires, lui donnant, à contre-jour, l'apparence
d'un formidable serpent d'airain.
Mais il est six heures. Voilà une heure et demie,
que le boa cherche la tête de l'agneau, distrait, dit
l'homme Jardin des Plantes, par le monde qui l'en-
toure. Ça peut être encore long, ma foi, je m'en vais.
Mardi 16 juin. — Toutes les fois que j'ai été au
Jardin des Plantes, j'ai été frappé de la rencontre,
qu'on y fait de femmes, bizarres, originales, excen-
triques, exotiques, inclassables, et que le contact
avec l'animalité de l'endroit semble disposer aux
aventures de l'amour physique.
Aujourd'hui a paru Outamaro, le peintre des Mai-
sons VERTES.
Samedi .20 juin. — C'est étonnant comme la même
situation, en des temps divers, donne lieu aux mêmes
218 JOURNAL DES GONC'OURT.
paroles. Le marquis de Varennes racontait, ce soir,
chez Gavarni, que son grand-père ou son grand-
oncle, emporté tout enfant dans les bois, à un
moment de la Terreur, avait dit timidement :
<( Puis-je parler ici ? » C'est la même parole que
celle de Léon Daudet, lors de l'invasion de la mai-
son de Ghamprosay disant : « Puis-je me réveiller
maintenant? »
Le marquis de Varennes disait aussi que l'.expres-
sion populaire : « Ne crie donc pas comme ça, tu
vas nous faire prendre ! », était une expression venant
de la Terreur.
Dimanche 21 juin. — Hermant qui arrive de Mos-
cou, disait assez spirituellement, et peut-être assez
justement des Russes : « Oui, ils sont charmants,
mais un peu étonnés de la grandissime sympathie
qu'ils trouvent chez nous pour eux. sans l'éprouver
pour nous! »
Jeudi 35 juin. — Quelqu'un de bien renseigné, me
parlant des fonds secrets, m'apprenait qu'il n'y
avait pas seulement le mandat jaune, qui exigeait une
signature, et où la signature certifiait la somme don-
née, mais qu'il y avait l'argent d'un certain tiroir du
ministère, donné de la main à la main, et quil croyait
ANNEE 1891. 249
èlrt} l'argent avec lequel vivaient deux ou trois hom-
mes politiques : argent dont le ministre ne spécifie
la destination que sur une feuille de papier, qu'il met
sous les yeux du Président de la République, lors-
qu'il quitte le ministère. Et le papier est déchiré ou
brûlé dans la visite.
Mardi .'W Juin. — C'est curieux ces moments d'en-
ragement, tout pleins en leurs ardeurs batail-
leuses d'une heure, de plans, de projets, de combi-
naisons agressives, puis l'heure passée, ces fièvres
cérébrales sont mortes, éteintes, et c'est en vous
une aspiration à la bonasserie d'une vie littéraire,
n'apportant aucun embêtement.
11 y a en bas de mon perron, un Amour en bronze,
sur un piédestal en marbre du Languedoc. Et c'est
un amusant spectacle, par ces temps de chaleur, de
voir la petite chatte y chercher le frais, le ventre"
étalé sur le marbre aux pieds de l'Amour. Puis, après
une longue sieste, et force bâillements et force
étirements, reprise au réveil de sa folie de jouer :
la voilà s'adressant à l'enfant de bronze, lui fai-
sant toutes les agaceries possibles, et se remet-
tant un moment le ventre au frais, et revenant
encore une fois à l'Amour, et cette fois, dépi-
tée, découragée, l'abandonnant pour tout de bon,
en passant entre ses jambes, avec un gros dos cour-
roucé.
250 JOURNAL DES GONCOURT.
Jeudi 2 juillet. — Dans la vie littéraire, il y a
une chose délicate, c'est le contact avec les critiques
éreinteurs : leur faire grise mine, ce n'est pas dis-
tingué, être aimable avec eux, ça a quelque chose
de plat. Aussi je veux donner de mon journal, dans
les volumes qui paraîtront encore, donner sur Sarcey
et les autres, des extraits tels, que nous puissions
nous donner entre gens similairement éreintés, des
poignées de main, d'égaux à égaux.
Vendredi 3 juillet. — En littérature, je crois qu'il
est possible à un homme, non doué littérairement,
d'acquérir un certain tact de la matière. Mais en
musique et en peinture, le non doué musicalement
ou picturalement est condamné à n'avoir jamais le
sentiment intelligemment raffiné de la musique ou
de la peinture. Ce sont des choses si subtiles, qu'un
son, qu'un ton. Et quant à la peinture, c'est de la
blague : le sentiment, l'esprit, l'ingénuité, l'honnê-
teté, toutes ces qualité s inventées par lesThiers, les
Guizot, les Taine, tous ces professeurs de peinture
qui n'auraient pas été foutus de reconnaître la plus
ignoble copie d'un original. Il n'y a en peinture que
la tonalité et la beauté de la pâte.
Samedi 4 juillet. — Dans une coupe à saké, en
ANNEE 1S91. 231
laque rouge, je trouve une petite Japonaise, d'après
l'idéal de beauté rêvé par ce peuple : la femme ayant
les cheveux noirs, du noir de la laque dont ils sont
faits, et le visage ciselé dans un morceau de nacre,
apparaissant en une blancheur transparente.
Lundi 6 juillet. — Au Musée Guimet. Tout en me
montrant la malle de voyage de je ne sais quel an-
tique shogun, contenant les armoiries des grands
feudataires du Japon, et lenombre de sacsde riz que
produit chacune de leurs provinces: malle qui était
pour lui un mémento pour l'établissement de l'impôt,
le fondateur du Musée me conte ceci : Il avait fait
venir un bonze de Ceylan, qui du moment qu'il
n'a plus porté le vêtement de prêtre, ne s'est plus
senti un pratiquant, n'a plus prié, et dans le vide de
l'occupation de ses prières, a été pris d'un ennui
formidable, si formidable, qu'un jour voyant passer
une procession, et étant témoin de la vénération,
dont était entouré lo porteur du Saint-Sacrement,
il avait été repris du désir des pratiques religieuses,
du désir de prier, si bien qu'il s'était fait catho-
lique, et s'il vous plaît, un catholique exalté, pas-
sant toute sa vie dans les églises, en sorte que
M. Guimet avait été obligé de le renvoyer, parce
qu'il ne lui était d'aucune utilité pour les recher-
ches sur les religions de l'Orient, et qu'il n'tHait au
fond qu'un sacristain.
252 JOURNAL DES GONCOUKT.
Mardi 7 juillet. — Visite à Robert de Montesquiou.
Un rez-de-chaussée de la rue Franklin, percé de
hautes fenêtres, aux petits carreaux du xvii" siècle,
donnant à la maison un aspect ancien. Un logis tout
plein d'un méli-mélo d'objets disparates, de vieux
portraits de famille, de meubles Empire, de kaké-
monos japonais, d'eaux-fortes de Wbistler.
Une pièce originale : le cabinet de toilette, au tu b fait
d'un immense plateau persan, ayant à côté de lui la
plus gigantesque bouilloire en cuivre martelé et re-
poussé de l'Orient :1e tout enfermé dans des portières
en bâtonnets de verre de couleur. Une pièce où l'hor-
• tensia, sans doute un souvenir pieux de la famille
pour la reine Hortense, l'hortensia est représenté en
toutes les matières, et sous tous les modes de la
peinture et du dessin, et au milieu de ce cabinet de
toilette, une petite vitrine en glace, laissant aperce-
voir les nuances tendres d'une centaine de cravates,
au-dessous d'une photographie de Larochefoucauld,
le gymnaste du cirque Mollier, représenté sous un
maillot,faisantvaloir SCS élégantes formes éphébiques.
Comme j'étais en arrêt devant une eau-forte de
Wbistler, Montesquiou me dit que ^Yhistler est en
train de faire deux portraits de lui : l'un en habit
noir avec une fourrure sous le bras, l'autre en
grand manteau gris, au col relevé, avec au cou un
liséré de cravate, d'une nuance, d'une nuance qu'il
ne dit pas, mais dont son œil exprime la couleur
idéale.
Et Montesquiou est très intéressant à entendre dé-
ANNEE 1891. 2:.;'.
velopper la façon de peindre de Whistler, auquel il
a donné dix-sept séances, pendant un mois de sé-
jour à Londres. L'esquisse, ce serait chez Whistler,
une ruée sur la toile : une ou deux heures de fièvre
folle, dont sortirait toute construite dans son enve-
loppe, la chose... Puis alors des séances, des longues
séances, où la plupart du temps, le pinceau appro-
che de la toile, le peintre ne posait pas la touche au
bout de son pinceau, et le jetait ce pinceau, et en
prenait un autre — et quelquefois en trois heures
posait une cinquantaine de touches sur la toile —
« chaque touche, selon son expression, enlevant un
voile à la couverte de l'esquisse ». Oh! des séances,
où il semblait à Montesquiou, que' Whistler, avec la
fixité de son attention, lui prenait sa vie, lui pompait
quelque chose de son individualité, et à la fin, il se
sentait tellement aspiré, qu'il éprouvait comme une
contracture de tout son être, et qu'heureusement il
avait découvert un certain vin de coca, qui le remet-
tait de ces terribles séances.
Là-dessus, entre la comtesseGreffulhe, et la con-
versation va à la femme du temps passé, et Montes-
quiou en parle avec le tact et la grâce d'un descen-
dant d'une vraie vieille famille, rappelant les bandeaux
de cheveux bravement gris de sa grand'mère, où des
fleurs de sureau s'arrangeaient si bien avec sa vieil-
lesse. Et il conte cette anecdote sur cette grand'-
mère. Lors d'un mariage d'une de ses belles-filles,
elle demande à une autre belle-fille de lui prêter un
manteau, avouant, que si près de mourir, elle re-
22
251 .lOURNAL DKS GOXCOUKT.
gardait à cette dépense. Puis, trouvant le manteau à
son gré, elle le gardait, disant à la propriétaire du
manteau, que pour la dédommager du prêt, elle prît
la petite table qui était là, et que sa belle-fille trou-
vait jolie. Or, cette petite table serait le plus merveil-
leux meuble, comme bronze ciselé du xviir siècle, et
appartiendrait aujourd'hui à la comtesse de Beau-
mont.
Montesquiou, disons-le bien haut, n'est point du
tout, le des Esseintes de Huysmans, s'il va chez lui
un coin de toquage, le monsieur n'est jamais carica-
tural, et s'en sauve toujours par la distinction.
Quant à sa conversation, sauf un peu de manié-
risme dans l'expression, elle est pleine d'observa-
tions aiguës, de remarques délicates, d'aperçus
originaux, de trouvailles de jolies phrases, et que
souvent il termine, il achève par des sourires de
l'œil, par des gestes nerveux du bout des doigts.
— Qu'est-ce que vous dites, monsieur de Goncourt,
de la surprise qui m'arrive? me jette la comtesse
GrefFulhe.
Et elle nous raconte ceci. A propos d'un bal,
où elle devait aller en Diane, on lui a parlé d'un
buste de Diane de Houdon, que possédait un de ses
voisins de campagne, où elle trouverait sa coiffure.
Elle va voir ledit buste, placé au milieu d'une
chambre remplie de fleurs : une vraie chapelle
ayant pour desservants, un vieux ménage soigné
dans sa vieillesse, comme la comtesse n'en a jamais
vu. Des rapports s'établissent entre la comtesse et le
ANNKE IS'JI. 2i5
vieux ménage. La vieille femme meurt. La comtesse
écrit une lettre de condoléances attendries au mari,
et elle apprend qu'il a passé la nuit à se promener,
sa lettre à la main. Des années se passent. Le vieux
bonhomme meurt ces temps-ci. Et la comtesse ap-
prend que, comme remerciement de sa lettre, il lui
lègue dans son testament le fameux buste, dont il
avait refusé cent mille francs.
Et l'on va faire le tour du petit jardin, du jardin
comme au haut d'une fortiflcation, du jardin domi-
nant le Paris de la rive gauche, et terminé par une
serre-bibliothèque des livres préférés par Montes-
quiou, en même temps qu'un petit musée des por-
traits de leurs auteurs, parmi lesquels mon frère et
moi, nous figurons entre Swinburne et Baudelaire:
un petit jardin fantastique qui a pour arbres une
douzaine de ces chênes et de ces thuyas en pot, que
Montesquieu a achetés à l'exposition japonaise, ar-
bres nains qui ont cent cinquante ans, ot qui sont
de la taille dun chou-fleur, et sur la cime desquels,
on est tenté de passer la caresse de lamain, comme
sur le dos d'un chat, d'un chien.
Lundi 13 juillet, — Très malheureux les nerveux
en leurs amitiés. Dans la préoccupation d'un ami,
dans sa mélancolie ils se figurent une baisse de son
affection, un refroidissement; et ce sont à ce sujet,
d'absurdes circumvagations de la cervelle, et d'im-
béciles imaginations.
2J0 JOURNAL DES GONCOURT.
Mardi i 4 juillet. — Une femme faisait, devant mai,
la remarque que les ménages religieux ne pro-
créaient jamais dans le carême, que leurs enfants
dataient presque toujours des grandes fêtes, et qu'il
y avait, à l'instar des œufs de Pâques, beaucoup
d'enfants de Pâques.
Mercredi 1 5 juillet. — Aujourd'hui, il y a chez les
Daudet, un grand dîner, où sont invités le ménage
Zola, le ménage Charpentier, et Coppée.
Entre Zola. Ce n'est plus le dolent, le geignard
d'autrefois. Aujourd'hui, il apporte dans sa marche,
dans son verbe, quelque chose d'énergique, d'àpre,
presque de batailleur. Et dans ses paroles revient, à
tout moment, le nom de Bourgeois, de Constans,
auxquels il a écrit, qu'il a vus, accusant chez lui un
curieux envahissement de l'ambition politique.
Bientôt arrive Coppée, qui vient de Gombs-la-Ville,
d'un petit village de l'autre côté de la forêt de Senart,
où il a loué cette année. Dans la peau tannée du
poète, la clarté aiguë de sa prunelle à la couleur de
l'eau de mer, donne à ce Parisien la physionomie d un
vieux loup de mer.
On s'est assis sur la petite terrasse, et l'on cause
de la mauvaiseté de la jeune critique à notre égard.
C'est l'occasion pour Zola de répéter sa phrase :
« Qu'est-ce que ça fait les éreintements? Qu'est-ce
que ça fait? Rien I » Et il déclare, que quant à lui, ça
ANNIOK 1S9 1. 25:
l'intéresse, et que c'est pour lui une petite joie de sa-
vourer, le soir, un article féroce qu'il a entrevu le
matin. Et il se met à faire une profession d'amour à
l'égard de ses éreinteurs, prenant contre nous la dé-
fense des décadents, des symbolistes, cherchant à
leur trouver des mérites, et s'attirant par ses géné-
reux efforts, cette jolie blaguedeCoppée: « Comment,
maintenant, vous Zola, vous vous occupez de la cou-
leur des voyelles! »
On passe à table, avec delà nervosité montée dans
les voix, et le souflle de la contradiction dans les pa-
roles.
Là, il est question du Rêve, ce qui amène Coppée
à demander à Zola, s'il a vraiment joué de la clari-
nette. Et Zola de célébrer la clarinette, et de procla-
mer, que c'est l'instrument qui reprc'sente l'amour
sensuel, tandis que la flûte représente tout au plus
l'amour platonique. « Comme le hautbois représente
le jJoysagr iro)iiq}ie,^y ieiie un blagueur dans l'esthé-
tique musicale de Zola, qui se met à parler longue-
ment de sa toquade actuelle de faire un livret d'opéra
en prose, et de la belle et grande chose que pourrait
en ceci produire l'union de la littérature et de l'art
musical. Ce qui fait Daudet s'écrier, que pour les gens
qui aiment vraiment la musique, la musique est un
art qui n'a pas besoin de raccommodage d'un autre
art, bien au contraire.
Là-dessus, à la suite de son père, le jeune Daudet
déclare sans respect pour les théories de Zola, que
la symphonie est la seule forme haute delà musique,
258 JOURNAL DES GONCOURT.
et professe très éloquemment, que la musique ne
doit avoir qu'une action auditive^ et donner un plaisir
des sens, s'étend sur Beethoven, et en parle un long
temps en passionné, un longtemps, pendant lequel
Zola garde le silence... au bout de quoi, après un
profond soupir, et avec la voix presque plaintive
d'un enfant, il laisse tomber : (( Pourquoi voulez-vous
contrarier mon projet d'opéra? »
En sortant de table, la discussion va delà musique
à la guerre de 1870, à la guerre de son prochain vo-
lume. Sur ce qu'il n'y a pas de cochoncetés dans son
roman, dit Zola, Magnard aurait été tenté de publier
son roman dans le Figaro, mais il a eu peur de cette
publicité! Il a craint l'effet de certains chapitres qui
ne paraîtraient pas assez patriotiques, il a craint
l'ennui d'une description de bataille ayant deux cents
pages, il a craint la diminution de la vente du vo-
lume par la publicité du feuilleton, et il a traité avec
la Vie pop ut ai }-e.
Puis le romancier, amené à parler de ses visites
aux académiciens, nous fait un tableau gentiment
drolatique de ses entrevues avec les académiciens
hostiles à sa candidature.
Jeudi i 6 juillet. — La vie chez les civilisés. Le col-
lège jusqu'à dix-huit ans_, puis une carrière d'exa-
mens jusqu'à vingt-cinq ans. La moyenne de la vie
est de quarante ans. C'est vraiment trop d'humanités
ANNÉE 1891. 2ô9
dans la vie de rimmanité, et un jour elle retournera
à la vie sauvage, à la vie agricole et chasseresse, ;\
la vie des temps, où l'homme vivait réellement les
années qu'il passait sur cette planète.
Halperine Kaminsky, le Russe traducteur de ses
compatriotes, nous apprend que Dostoïevsky était
épileptique, épileptique comme Flaubert. Et comme
je lui parle de la religion des Russes pour leurs au-
teurs, il nous conte qu'à l'enterrement de Dostoïevsky
devant l'affluence et le recueillement du monde, un
moujik avait demandé : « Est-ce un apôtre ? »
Vendredi 17 juillet. — Dans la promenade de ce
matin, Daudet me demandait, si mon frère avait été
tourmenté par l'au-delà de la vie. Je lui répondais
que non, et que pendant sa maladie, il n'avait pas
une seule fois fait allusion à cet au-delà, dans ses
conversations.
Alors Daudet me demandait quelles étaient mes
convictions à ce sujet, et je luirépondais que malgré
tout mon désir de retrouver mon frère, je croyais
après la mort à l'anéantissement complet de l'indi-
vidu, que nous étions des êtres de rien du tout, des
éphémères de quelques journées de plus que ceux
d'une seule journée, et que s'il y a un Dieu, c'était
lui imposer une comptabilité trop énorme, que celle
occasionnée par une seconde existence de chacun de
nous. Et Daudet me disait qu'il pensait tout comme
260 " JOURNAL DES GONCOUKT.
moi, et qu'il y avait dans ses notes, un rêve, où il
traversait un champ de genêts, aux petits sons cré-
pitants des cosses qui crevaient, et il comparait ces
éclatements à nos vies.
Samedi J S juillet. — Au moment de se coucher,
pendant que Daudet soutenait que le talent n'était
rien qu'une intensité dévie, un mélancolique cri de
crapaud le faisait revenir à la fabrique de son père,
où les ouvriers s'amusaient à mettre un crapaud sur
une planche basculante, et avec un coup de bûche
sur la planche, on le lançait dans l'air, et, disait
Daudet, la pauvre bestiole poussait un cri dans les
étoiles, et retombait escrabouillée sur le sol.
Mardi ?/ juillet. — Une histoire du grand empe-
reur, il faudrait qu'elle fût faite par un historien, qui
aurait à la fois un cerveau à la Michelel et à la
Carlyle.
.Jeudi 23 juillet. — Après la lecture de la bataille
d'Eylau,dans Marbot, et ce que le général raconte
du mépris de la mort et du dévouement à l'Empe-
reur, nous constations, Daudet et moi, qu'il y a
ANNEE 1891, 261
dans le monde bien autrement du dévouement pour
un homme que pour une idée.
En nous promenant avant dîner, Rodin me parle
de son admiration pour les danseuses javanaises,
et des croquis qu'il a faits d'elles, croquis rapides,
pas assez pénétrés de leur exotisme, et qui ont
quelque chose d'antique. Il cause aussi d'études
semblables sur un village japonais, transplanté à
Londres, où se voyaient également des dan-
seuses japonaises. Il trouve nos danses trop sau-
tillantes, trop brisées, tandis que dans ces danses,
c'est une succession de mouvements engen-
drant et produisant un serpentement, une ondu-
lation.
Nous recausons après dîner avec Rodin, et je lui
dis que l'œil de l'Europe ancienne et moderne était
et est resté plus sensible à la ligne qu'à la couleur,
et je lui donnai cet exemple des vases étrusques
dont toute la beauté vient de la silhouette des figu-
rines, tandis que dans la céramique de la Chine et
du Japon, c'est avant tout la tache colorée qui en
fait la beauté.
Sa7nedi /""' aoiit. — Demain c'est la fête de Daudet,
mais on la lui souhaite aujourd'hui, où le jeune mé-
nage est venu dîner.
Et à peine sorti de table, dans cette maison à
l'atmosphère littéraire, on cause poésie ancienne
262 JOURNAL DES G ON COU HT.
et grâce à la mémoire admirable de Léon, c'a été la
curieuse pièce de Villon :
Comme je suis povrctte et ancienne,
Ni rien ne sais....
Puis la mélancolique pièce de Ronsard sur la vieille
maîtresse :
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la cliandelle...
Assise au coin du feu, devisant et lilant.
Puis la glorieuse pièce de Malherbe, où il se tresse
des couronnes :
Mais trois ou quatre seulement
Au nombre desquels on me range,
Savent tresser une louange
Qui demeure éternellement.
Je crois qu'à l'heure présente, il y a peu de fêtes
d'écrivain, oii l'on fête de si haute littérature, et
c'était charmant, l'espèce de griserie poétique qui
nous avait tous pris, hommes et femmes.
Jeudi 6 août. — Oui, œil énigmatique, œil de
sphinx que l'œil du chat, œil qui n'est, pour ainsi
dire, qu'une réverbération verte, ne s'éclairant par
aucune des tendresses humaines du regard d'un
chien et même des autres bêtes, œil mystérieux, avec
sa pupille en forme de lettre magique, changeante
ANXÉE 1S9I. 293
à toutes les heures, œil renfermant de l'inconnu,
œil inquiétant, quand il vous observe et vous scrute,
Mercredi 12 août. — J'étais en train de travailler,
quand Groult a fait irruption chez moi, et maigre'
ma résistance, m'a emmené chez lui, pour voir son
Turner.
Eh bien, cette demi-journée perdue, je ne la re-
grette pas, car ce tableau est un des dix tableaux qui
ont donne' à mes yeux la grande joie, car ce Turner,
c'estdel'oren fusion, avecdans cet or une dissolution
de pourpre. Un tableau devant lequel est tombé en
extase le peintre Moreau, qui ne connaissait pas
même Turner de nom. Ah ! cette Sainte , ce palais des
Doges, cette mer, ce ciel aux transparences roses
dune amalgatolithe : tout cela comme vu dans une
apothéose de pierres précieuses ; et de la couleur,
par larmes, par coulées, par congélations, telles
qu'on en voit sur les flancs des poteries de l'extrême
Orient. Pour moi c'est un tableau qui al'airpeintpar
un Rembrandt, né dans l'Inde.
Et la beauté de ce tableau est faite de ce qui
n'est prêché dans aucun bouquin théorique : elle
est faite de l'emportement, du tartouiUage, de l'ou-
trance de la cuisine, de cette cuisine, je le répète,
qui est toute la peinture des grands peintres qui
se nomment Rembrandt, Rubens, Velasquez, le
Tintoret.
201 JOURNAL DES CONCOURT.
JpAidi 13 août. — Il faisait, ce jour d'août, une
chaleur écœurante, où la fadeur du ruisseau mon-
tait dans l'air sans souffle. Me trouvant sur 'la place
Saint-Germain-l'Auxerrois, je songeais tout à coup à
la fraîcheur de la salle du rez-de-chaussée du Lou-
vre, en face de moi, à ces catacombes de la vieille
Egypte pharaonique.
Et me voilà devant le colossal spliinx de granit
rose de l'entrée, devant cette puissante image de la
royauté, soudant une tête d'homme à un corps de
lion, dont les pattes reposent sur un anneau : sym-
bole d'une longue succession de siècles.
C'est un Ramsès, le fils de celui dont le nom a fait
le tour du monde par les exploits de son bi'as, dont
les victoires sculptées ornent les murs d'Ibsamboul,
de Louqsor, du Ramasseum, et pendant que mon
esprit est à sa glorieuse campagne contre les peu-
ples de l'Asie occidentale, où, séparé de son armée,
et attaqué par un corps de 2 500 chars, il n'échappe
à la mort que par des prodiges de valeur, une voix
de ventriloque, une voix comique de Bridoux, par-
lant avec un gardien de la permutation d'un cama-
rade dans une brigade du Nord, me tire de ma rêvas-
serie, presque colère, et me chasse plus loin.
Et je m'enfonce au milieu de ces effigies d'une
humanité antérieure à Jésus-Christ de 2 500 ans, je
m'enfonce parmi ces femmes jaunes, à la taille
menue, aux hanches peu développées, aux cuisses
•charnues, à la chevelure pareille à celle de la fille de
Seti II, dont le noir des cheveux était le noir de la
ANNKE 1S91. 205
nuit, vêtues d'une robe-chemise ouverte en triangle
au milieu de la poitrine, les bras ornés de bracelets
composés de douze anneaux, et qui, coquetterie
bizarre, ont le dessous des yeux maquillés d'une
bande de couleur verte. Je m'enfonce parmi ces
hommes, aux cheveux tuyautés tout droits, aux
larges épaules, à l'étroit bassin, à la peau briquetée,
vêtus du pagne plissé, appelé schenti, et tenant
entre le pouce et l'index de la main gauche un petit
sceptre, et de l'autre un bâton d'honneur; vêtus
d'une peau de panthère, quand ils sont des prêtres.
Et, en ces matières impérissables du basalte, du
granit, semble revivre autour de moi toute l'Egypte
pharaonique, tout le monde des fonctionnaires et
des courtisans des 26 dynasties, dans l'emphase
lapidaire de leurs titres et de leurs charges.
C'est le chef des voiles du roi; — c'est le chef de la
maison de lumière, le chefde l'équipement des jeunes
soldats ; — c'est le chef des conseils du roi et le com-
mandantdes portes ; — c'est le « chef du secret pour
proférerles parolesdu roi » ; — c'est « les yeuxduroi
dans toutes les demeures » (sans doute le ministre
de la police); — c'est « le chef des mj'stères du ciel,
de la terre et des enfers, l'écrivain de la vérité dans
la demeure de la justice » ; — c'est l'intendant des
constructions du roi; — c'est le chef de la grande
écurie ; — c'est le basilicogrammate de la table du
roi (le sommelier); — c'est le chef du gynécée
royal ; — c'est « le scribe de l'oreille du roi » ; —
c'est le flabellifère à la gauche du roi ; — c'estleporte-
26f) .lOUKXAI. DKS GOXCOLHT.
chasse-mouche à Va droite du roi ; — c'est « le favo-
risé du roi et le cher à son cœur » ; — c'est le com-
pagnon des jambes royales du seigneur des deux
Pays.
Etje m'arrêtais à de pins humbles représentations,
à celle de « Técrivain de la maison des chanteuses «
et aussi à celle de cet humble fonctionnaire de l'in-
térieur, Se-Kherta, qui dit : « J'ai donné de l'eau à
celui qui avait soif et des vêtements à celui qui était
nu. Je n'ai fait aucun mal aux hommes. »
Et pendant que j'appartenais tout à la lecture de
ces biographies cîe pierre, et qu'il se faisait céré-
bralement en moi le transport qui se fait, à la lec-
ture d'un livre, parmi les personnages et les milieux,
de ce livre, je n'étais plus de mon temps, je n'étais
plus à Paris. Il me semblait, d'après la belle imagi-
nation de Carlyle, avoir été jeté de par l'espace et
le temps, dans une de ces étoiles lointaines, loin-
laines, lointaines, oii arrivait seulement aujourd'hui
la lumière qui éclairait le passage de la mer Rouge
sous Ramsès II, et sa vision en retard de milliers
d'années.
Mais la grande clarté de midi avait envahi la salle
du rez-de-chaussée, me faisant trop matériellement
visible, ce que je me plaisais à voir dans le vague,
l'indéterminé, la pénombre d'une espèce d'halluci-
nation. Alors, au milieu du grand escalier montant
au fond de la salle devant moi, il y avait un pan
d'ombrealtirant pour ma rêverie. J'y allai, me retour-
nant à la moitié des marches, pour jeter d'en haut un
ANNEK 1891. 267
coup tl'œil sur lu salle d'en bas, où toutes les figura-
tions de vivants sont représentées par l'art de ce
temps, déjà dans la raideur et l'ankylose de la mort,
de cette mort aimée, clioyée, parée, momifiée, sau-
vée si élégamment de la pourriture et du ver, — et
que dans cette salle, surmontent à droite et à gauche,
dans leur étrangeté mystérieuse, les têtes de ces
grandes déesses léontocéphales.
Et je continuai mon ascension, le regard attiré sur
les murs, par de petites bandes rousses, effrangées
comme de la charpie dans des cadres, par des mor-
ceaux de papyrus brûlés par le naphtc de l'embau-
mement, qui me rappelaient à la fois des scories de
manuscrits de Pompéi, conservées dans les armoires
du Musée de Naples,etles folioles noirâtres de l'état
civil de Paris, me pleuvant sur la tête, le 54 mai
1871, lors de ma rentrée dans ma maison d'Auteuil.
Et m'approchant de plus près, je lisais au-dessous
la traduction de l'un d'eux : Récompense promise pour
UN ESCLAVE FUGITIF.
Van XXV, le XVI d'Epiphi.
Un esclave d'Aristogène, fils de Chnislppe d'Ala-
banda, député, s'est échappé.
Use nomme Hermon,et est aussi appelé ISilos ; Syrien
de naissance, de la ville de Bambxjce; environ dix-huit
ans, taille moyenne, sans barbe, creux au menton, signe
près de la narine gauche, cicatrice au-dessous du coin
gauche de la bouche, le poignet droit marqué de lettres
barbares ponctuées.
Il avait [quand il s'est enfui) une ceinture contenant
208 JOURNAL DES CONCOURT.
en or monnayé trois pièces de la valeur d uns mine,
dix perles, un anneau sur lequel sont un lecijtlius et
des slrigilles. Son corps était couvert d'une chlamyde
et d'un perizôma .
Celui qui le ramènera recevra 2 talents de cuivre, et
3 000 drachmes ; celui qui indiquera seulement le lieu
de sa retraite, si c'est dans un lieu suc7'é, J talent et
2 000 drachmes, si c'est chez un homme solvable et pas-
sible de la peine, 3 talents et 5 000 drachmes. Si l'on
veut en faire la déclaration, on s'adressera aux em-
ployés du stratège.
Oui, c'est tout le long de cet escalier, exposée sur
ces fragments de papyrus, toute la vie civile du peu-
ple du rez-de-chaussée, ce sont ses contrats de vente
{ses écrits d'oui), ses donations avec la formule : Tu
as donné et mon cœur est satisfait, ses partages, ses
prêts, ses inventa,ires, ses réclamations, etc., etc.
Et je lisais encore cette Plainte en violation de
SÉPULTURE :
.1 Denis, hipparque des hommes, et archiphylacile
du Péri-Thèhes, de la part d'Osoroéris, fils d'Horus.
Je porte à ta connaissance que l'an XXXl V du
double règne de Pkilométor et d'Evergète II, lo7'sque
Lochus est venu à Diospolis-la-Grande , certaines per-
sonnes ont envahi l'un des tombeaux qui m'appar-
tiennpnt dans le Péri-Thèhes ; Payant ouvert, ils ont
dépouillé quelques-uns des corj)s qui y étaient enseve-
lis, et en même temps ont emporté tous les effets, que
j'y avais mis, montant à la somme de dix talents de
cuivre.
ANNEE 1891. 269
// rsl orriv' aussi que, comme la porie fut laissée
toute gronde ouverte, des corps en bon état ont beau-
coup Siiuffert de la part des loups, qui les ont en partie
dévorés.
Puisque f intente action contre Poëris et Phtônis
son fi'ëre, je demande qu'ils soient cités devant toi,
et qu'après m^r examen, on rende la décision conve-
nable.
Sois heureux.
Et je lisais encore ce Contrat de mariage que je
copiai :
L'an XXXIII, du roi Ptolémée, fils de Ptolémée le
Dieu; étant Aetus, fils d'Apollonius, prêtre d'Alexan-
dre et des deux frères, étant Démétria, fille de Dyonis-
sos, canéphore devant Arsinoé Philadelphe.
Le pasthophore d'Ammon Api, de la partie occiden-
tale de Thèbes.Pana fils de Pc/ieleons, dont la mère est
Tahet, dit à femme Takefem, fille de Relon, dont la
mère est Tanetem : Je t'ai acceptée pour femme. Je
t'ai donné I argenleus en tout pour ton don de femme.
Que je te demie 6 vingtièmes d'artabes par jour, 3 hins
d'huile par mois, ce qui fait par an 36 hins d'huile,
1 a?'gentues et .2 dixièmes pour ta toilette d'une année,
I dixième d'argcnteus en sekels, pour ton argent de
poche par mois, ce qui fait un urgenteus et 2 dixièmes
pour ton argent de poche d'une année. Ton argent de
poche d'une anm'e est en dehors de ton argent de toilette.
Que je te le domine chaque année; à toi il appartient
d'exiger le payement de ton argent de toilette et de ton
23.
270 JOUUiNAI. DES TtON (() U K 'I'.
argent de poche qui doivenl être à ma charge. 'J'on fils
aîné ;iiion fils aîné sei^a Vhérilier de lous mes biens pré-
sents et à venir. Je t'établirai comme femme. Que je
te méprise, que je prenne une autre femme que toi, je t o
donnerai 20 argenteus. La totalité des hiens quelconques
qui sont à moi, et que je posséderai, sont en garantie
de toutes les paroles ci-dessus, jusqu'à ce que je les ac-
cotnpiisse. Les écrits que m'a faits la femme Tahel,
fille de Théos, ma mère, sur moitié de la totalité des
biens qui appartiennent à Pchelcons, fils de Pana, C ap-
partiennent ainsi. Fils, fille, provenant de moi qui vou-
drait Cinquiéter, te donnera 20 argenteus.
A écrit le scribe des hommes de Thèbos, prêtre d'Am-
mon Horpueler, fils de Smin.
Et copiant ce papyrus, j'avais comme le sentiment
de m'être endormi dans l'escalier, de m'être assoupi
dans un endroit public, et de faire un rêve, oii la
galopade de deux gamins en gros souliers, descen-
dant les marches à cloche-pied, ou la bruyance si-
miesque d'une jeune négresse en joie, ou la disserta-
tion, pleine de consonnes, d'archéologues tudesques,
ou le regard par-dessus mon épaule d'un Égyptien
d'aujourd'hui, coiffé du fez classique, ou l'opoponax
odorant d'une cocotte, me frôlant de l'envolée du
voile de son chapeau, ou enfin les bruits, les par-
fums, le contact des gens : toutes les émanations
modernes de la vie vivante traversaient légèrement
mon rêve dans le vieux passé, sans interrompre mon
ensommeillement.
AN.NEE 1891. 271
Samedi /.) août. — Aujourd'hui, chez les Zeller, le
vieux docteur Blanche parlait curieusement du culte
de la Vierge, chez rouvrièro. 11 disait être monté,
rue du Bac, chez une ouvrière contrefaite, ayant une
maladie du cœur, très avancée, et autour du lit, oii
elle était couchée, une vieille folle, qui était sa mère,
dansait. La misérable créature avait sur sa com-
mode, une vierge, près de laquelle une veilleuse
brûlait. Voyant un moment les yeux du docteur se
tourner vers le petit plâtre, d'un geste allant de sa
mère à sa triste personne, elle disait : « C'est cela
seul qui peut me faire supporter la vie, la vie telle
que je l'ai ! »
Il trouva une autre fois, une ouvrière, également
contrefaite, également malade du cœur, dont la petite
vierge était tout entourée de fleurs, et qui lui disait
avec passion : « Oui, c'est mon aide, mon secours en
ce bas monde! »
Oh lies cochons, que ces gouvernants qui travaillent
à tuer la foi chez ces pauvres diablesses, auxquelles
ils n'assurent pas le paradis sur la terre, et dont ils
se fichent pas mal avec leur fraternité, écrite en gros-
ses lettres, sur la pierre de leurs ministères.
Dimanche J 6 août. — Départ pour Jeand'Heurs.
A Saint-Dizier. Un chauffeur d'un train qui passe
à un chauffeur d'un train arrêté : « Pas le temps d'ar-
roser seulement sa casquette I »
•272 JOURNAL DES GONCOUKT.
Causant avec Marin, des canailleries financières de
l'heure présente, il me dit : « Je rencontre, un jour
de ces dernières années, quelqu'un que je ne te nom-
merai pas. Lui, l'homme calme je le trouve tout à
fait en colère. Je lui demande ce qu'il a. Et voici ses
paroles textuelles : « Je sors, avec deux collègues,
d'examiner les comptes de l'isthme de Panama...
écoutez... quatorze cents millions ont été dépensés...
eh bien, quatre cents millions ont été dépensés dans
l'isthme... il y a un milliard qu'on ne retrouve pas...
il est impossible qu'on ne poursuive pas Lesseps. »
Puis causant des clubs d'une manière générale.
Marin me disait, que pour y entrer tout de ^o, il fallait
s'y présenter très jeune, parce qu'un homme, qui
jouit à Paris d'une certaine notoriété, s'est fait nom-
bre d'ennemis à quarante ans, et est presque assuré
de plus de boules noires qu'il n'en faut pour être re-
fusé.
Jeudi 27 aoûl. — Les arbres, tels que je les vois
avec mon œil de myope, à travers mon lorgnon n" 12,
ne ressemblent en rien aux arbres peints, dans les
tableaux anciens et modernes. Car, les arbres que
je vois, sont plutôt avec le fourmillement de la feuil-
lée, les arbres de la photographie, ou encore les
arbres des petites eaux-fortes de Fragonard, oii ce
fourmillement de la feuillée est rendu par le gri~
f/)wtis du travail.
ANNEE 1891. 273
Mercredi 2 septembre. — Le banquier M***, auquel
on demandait pourquoi les banquiers ne faisaient
plus d'emprunts, répondait, « parce que les bénéûces
que les banquiers pouvaient faire dans un emprunt,
étaient maintenant mangés par l'arrosage de la
presse^ »
L'intérêt de l'argent prêté par un banquier avec
l'agio, la commission, revient à 12 p. 100. Voici une
de ces choses qu''il serait pour tout le monde de la
plus grande utilité de savoir, et que personne ne dit
ou n'imprime, et que très peu de personnes savent.
Lundi 7 soplembre. — Sait-on que dans les cou-
vents, il est permis aux religieuses d'avoir des chats,
mais qu'il leur est défendu d'avoir des chattes. Les
umoiirs des chats étant extérieurs ne leur tombent
pas sous la vue, tandis qu'on craintque la grossesse,
la mise bas, la maternité des chattes, puissent éveil-
ler la curiosité de l'amour chez ces femmes. C'est
ce que m'affirme une jeune fille, qui a passé deux
ans, dans un couvent de Rouen.
Mercredi 9 septembre. — Ces nuits-ci, ou dans la
journée, je pêche beaucoup à la ligne, quand je
ferme les yeux avant de m'endormir, j'ai dans ma
rétine, le bouchon de ma ligne avec le blanc de la
271 JOURNAL DES CONCOURT.
plume, le rouge du liège, et les transparences de la
rivière coulant sur les herbes, et la ride de l'eau
quand ça commence à piquer, et la fuite et le plon-
gement et la disparition du bouchon dans les pro-
fondeurs sous-marines. C'est extraordinaire, mon
œil a été transformé en un cliché de photographie
coloriée, et aucun spectacle de ce monde ne laisse
en moi une image pareille. Pourquoi une figure
aimée, souvent regardée, ne revient pas, précisée,
arrêtée, lignée, dans votre œil, comme ce bouchon
de lièffe.
Vendredi 1 1 septembre. — Dans la bataille litté-
raire du moment, onn'apas dit — ce que j'ai affirmé
à propos de Flaubert — que le grand talent en
littérature était de créer, sur le papier, des êtres
qui prenaient place dans la mémoire du monde,
comme des êtres créés par Dieu, et comme ayant eu
une vraie vie sur la terre. C'est cette création qui
fait l'immortalité du livre ancien ou moderne. Or
les décadents, les symbolistes et les autres jeunes,
peuvent avoir mis des sonorités dans leurs plaquettes,
mais jamais, au grand jamais, n'ont déposé làdedans,
l'être dont je parle — et même un être de second,
de troisième plan.
Lundi 14 septembre. — Toute la soirée d'hier,
toute la matinée d'aujourd'hui, dans des recherches
ANNEE 189 1.
à l'appui de ina journée du 13 août dans le Musée
Égyptien, je rencontre le dogme de l'immortalité de
l'âme et de la résurrection, affirmé par tout le granit
et le basalte sculptés de l'Egypte. Seulement les
Égyptiens croyaient, professaient, que ce qu'il y
avait d'immortellement vivant, dans le corp^ d'une
femme ou d'un homme décédé, entrait dans un être
naissant, et ([ue lorsqu'il avait parcouru tous les
animaux de la terre, de la mer, de l'air — ce qui
durait 3 000 ans, — ce germe immortel rentrait dans
un corps humain.
Vendredi 18 septembre. — Jeanne, la jeune ma-
riée, a eu une crise nerveuse, cette nuit, et Daudet
qui a passé une partie de la nuit sur pied, a été
poursuivi dans son insomnie par l'idée d'une pièce
qu'il me conte, ce matin.
Un jeune homme fatigué, lassé de la vie, revient
dans son pays, dans la Camargue, avec ses fièvres et
ses eaux. Il y retrouve comme garde de marais, un
garçon qui a été élevé avec lui, un garçon resté sim-
ple paysan, et marié à une femme de sa condition,
mais d'une nature délicate, distinguée. Le jeune
homme, sans aucun amour pour elle, sans occupa-
tion dans sa vie, a l'idée, avec l'assentiment du ma-
ri, d'en faire quelque chose, de lui apprendre à lire,
de lui donner quelque instruction, et là dansl'éclair-
cie de son intelhgence, il songe à placer la phrase
276 JOUKiNAL DES (1 0 N ((J L' i; T.
qu'il a entendu dire à la mère de Mistral, après une
lecture de son fils : « Je n'ai pas tout compris, mais
fy ai vu une étoile. »
Là-dessus arrive passer une semaine chez lui, une
ancienne maîtresse, une actrice de houi-hovi qui fait
éclater la jalousie de la femme du garde de marais,
qui aime inconsciemment, et un jour se refuse à pré-
parer les plats du Nord que veut manger l'autre. C'est
alors que le mari, d'abord tout heureux et tout
fier de l'éducation spirituelle de sa femme, vient
trouver le jeune homme, et lui embrassant les mains
lui dit : '< Monsieur Henry, il faut partir, ma femme
ne m'aime plus. »
Et le jeune homme s'en irait.
Daudet, là dedans, voudrait montrer l'intelligence
apportant le malheur dans un intérieur tout aimant,
tout heureux.
Il aurait aussi l'ambition de faire cette petite pièce
très nature, de montrer son monde au milieu d'an-
guilles d'argent frétillantes, et tout grelottant de
fièvre, comme la famille qui lui sert de modèle dans
son souvenir.
Dimanche 20 septembre. — Dans notre promenade
en landau, il est amusant le regard de Daudet^fouil-
lant pour sa « Caravane » toutes les maisons de
paysans et de petits bourgeois, et cherchant à percer
les existences qui sont derrière ces murs : « Oui, je
ANNÉE 1801. 277
les habite ! » s'écrie-t-il. Là-dessus je lui dis : « Pen-
sez-vous que dans le siècle prochain, il y aura peut-
être des appareils pour voir tout ce qui se passe der-
rière ces murs, et y entendre tout ce qui s'y dit. » Et
en effet ce sera peut-être... Le miracle de l'instan-
tané est un miracle tout aussi étonnant que pour-
raient être ceux-ci.
Mercredi 2S septembre. — A la suite d'une pêche
où j'ai reçu sur le dos, en pleine Seine, un tel orage
de pluie et de grêle, qu'il a fallu mettre les mains
dans mes poches, pour qu'elles ne soient pas mises
en sang par les grêlons, j'ai eu ce matin une crise
hépatique, douloureuse en diable.
Jeudi 24 septembre. — Parlant à Daudet de l'opti-
misme de sa femme, je lui dis : « Oui, nous deux,
hélas I nous voyons les choses, le jour, comme les
autres les voient, la nuit, dans une insomnie, après
un cauchemar. »
Vendredi 25 septembre. — Ce soir, Valentin Simond
racontait la dernière soirée de Delescluze^ oti il se
faisait accompagner par lui au Comité de Salut pu-
278 J O U K N A L DKH G O .N C U L" H T.
blic, disant qu'il avait besoin de causer avec un ami,
et lui confiant dans le trajet, qu'engagé dans une
cause qu'il n'avait pas choisie, il ne laisserait pas
une mémoire déshonorée, et qu'il ne lui restait plus
qu'à mourir, ajoutant que la République était déci-
dément fondée, et qu'il restait assez de Jules Simon
pour la défendre. Et Bauër racontait son départ le
lendemain, et sa marche aux coups de fusil, après
avoir pris un bol de bouillon, que lui avait donné une
ûllo du quartier, ayant une réputation dans le genre
de la Goulue.
Samedi 26 septembre. — Ce soir, le jeune Hugo
qui vient de passer son examen de fourrier, et qui a
une permission de quatre jours, tombe à diner chez
Daudet. Je lui fais raconter son horrible vie, cette
vie, où il existe encore des peines corporelles d'un
code du temps des galères, comme la double boucle.
Mardi 6 octobre. — Trois jours avec une affreuse
douleur dans le côté. Je fais venir aujourd'hui Mal-
hené qui me dit, ce que je pressentais, que j'ai un
zona, auquel se mêle toujours un douloureux rhu-
matisme intercostal.
Dimanche i / octobre. — Une cousine des Daudet
qui vient d'être opérée d'une tumeur intérieure, chez
ANNKK is'.il. 279
les Bénédictines de la rue de la Sanlé(le Saint-Jean-
de-Dieu pour les femmes), exprimait, la veille de
Topéiation, à M'"'' Daudet, l'horreur qu'elle éprouvait
pour tous les meubles de cette chambre, bien certai-
nement plusieurs fois habitée parla mort, et la répu-
gnance qu'elle avait à toucher à cette sonnette du
fond du lit, pénétrée pour elle de la sueur des mains
d'agonisantes qui l'avaient secouée.
Jeudi 15 octobre. — Une jeune Roumaine frappe
à ma porte, demandant à me voir. Sur la ré-
ponse que je suis sorti, des pleurs lui montent
aux yeux, dans l'impossibilité qu'elle a de repasser
mercredi. File revient quelques minutes après, et
dit à Pélagie : « Est-ce que vous ne pourriez pas
me donner quelque chose, venant de M. de Con-
court? » Et Pélagie qui ne veut pas me déranger, lui
donne le crayon, avec lequel elle fait ses comptes
de cuisine.
Samedi 3 1 octobre. — Un moi s, un mois entier, où
la brûlure de mon rhumatisme intercostal me prive
de sommeil, toutes les nuits.
Alors je me trouve dans la journée si fatigué, si
las, que je suis obhgé de me coucher, ne dormant
guère plus le jour que la nuit, mais trouvant un repos
280 .lOUKNAI. DES GOXCOURT.
dans l'horizontalité. Et toute ma distraction nstdans
ma chambre aux volets fermés, et où les tapisseries
sontcomme serréesdans l'ombre, d'étudierla lumière
sur le seul panneau où filtre un peu de jour. C'est un
médaillon, où une bergère, en ce costume espagno-
lisé, mis à la mode par Vanloo, verse d'une fiasque
un verre de vin à un berger, à la culotte jaune soufre
d'une rose Irémière, dans un paysage aux arbres
bleuâtres, aux lointains couleur crème. Et la scène
se voit dans son étroit coup de jour, comme éclairée
par une aube lactée, un ensoleillement doucement
féerique, un rayonnement de midi ayant quelque
chose de fantastique.
Dimanche /'"'' novembre. — Daudet parlait de l'in-
térêt d'un livre, qui raconterait l'enfance et la jeu-
nesse des hommes qui ont émergé. Et il disait son
étonnement do la ressemblance de sa tumultueuse
enfance avec celle de Byron, quand il l'avait lue dans
Taine. Et là-dessus il exprime le regret d'avoir écrit
le Petit CnosE, quand il l'a écrit, en un temps où il
ne savait pas voir. Alors je lui donnai le conseil de
refaire le livre, comme si l'autre n'existait absolu-
mentpas, et vraimentla comparaison serait curieuse
entre ces deux livres : l'un au moment où l'observa-
tion n'existait pas encore chez l'écrivain ; l'autre au
moment ou cette observation est arrivée à la per-
spicacité aiguë.
ANNEE 1891. 281
Mardi 3 novembre. — Toujours dos nuits sans
sommeil, toujours un coté, dont la peau semble à vif,
avec dedans, de temps en temps, un élancement qui
ressemble à la piqûre simultanée de .deux ou trois
sangsues.
Samedi 1 novembre . — Avant les tentatives de
l'impressionnisme, toutes les écoles de peinture de
l'Europe sont noires, sauf la peinture française au
xviu'' siècle, et je suis persuadé que cette peinture
doit sa couleur à la tapisserie, aux exigences du
coloris que demande cet art industriel, par l'habi-
tude qu'avaient nos peintres de ce temps, de tra-
vailler, plus de la moitié de leur temps, pour les
manufactures de Beauvais et des Gobelins.
Dimanche >' novembre. — Quellaboratoire de men-
songe que les journaux. Je ne sais quel journal cite
parmi les tombes délaissées, la tombe de mon frère,
juste au moment, où je viens de faire polir une dalle
de granit, et sceller dessus le médaillon du cher en-
fant, exécuté en bronze, cet été, par le sculpteur
Lenoir.
Lundi 9 novembre. — Une femme du peuple se plai-
gnant de son fils, prés de la buraliste du chemin de
fer: « Ah!on peut dire qu'ilm'acoûté delà graisse! »
282 JOURNAL DES CONCOURT.
Jeudi 13 novembre. — Sully Prudhomme dîne cp
soir chez Daudet. Une tête, où court sur la tempe une
mèche grise, semblable à une aile d'oiseau repliée,
une conversation intelligente, substantielle, savante,
aimant le mot abstrait, une conversation qu'on
pourrait qualifier do mystico-philosophique, servie
par une petite voix flûtée, qui a parfois lessons mys-
térieusement enroués d'une voix d'adolescent entrain
de muer.
Samedi 14 novembre. — J'ai repris mon travail
sur la Guimard, et j'y travaille autant que me le
permet mon état maladif. C'est amusant, ces recon-
stitutions d'êtres du passé, faits de toutes pièces et
de toutes choses, ainsi que jele fais. Hier, j'étais àla
Bibliothèque del'Opéra, demain, j'iraichez unnotaire,
successeur du notaire de la Guimard, copier le con-
trat de mariage de la danseuse, un autre jour, j'irai
prendre, chez Groull, la description de son portrait
en Terpsichore, peint par Fragonard dans son hôtel
de la Chaussée-d'Antin, un autre jour j'irai, à Pan-
tin, retrouver ce qu'il peut rester de son erotique
théâtre, un autre jour encore, j'irai chez Prieur de
Blainville, s'il existe encore, étudier la gouache de la
rare estampe du Concert a trois.
Dimanche 15 novembre. — On me conte ceci, ce
soir. Un jeune homme était allé, un de ces jours-ci,
ANNÉE 1891. 283
causer aflaires, avec un banquier israélite, un dos
grands banquiers parisiens. Ce jeune homme qui
est un exubérant, dans la chaleur de son exposition,
posait la main sur le couvercle d'un sucrier, faisant
partie d'un verre d'eau posé sur le bureau du ban-
quier, et emporté par un mouvement oratoire, il
l'enlevait en l'air, au bout de sa main. En cet instant,
il vit un tel bouleversement sur les traits du ban-
quier^ que rappelé au sang-froid, il lui dit : « Oh !
pardon ! » et remit le couvercle sur le sucrier.
« Mais la mouche n'y est plus, » lui jeta le banquier,
et devant l'incompréhension du jeune homme :
« Oui, la mouche que j'y mets, pour que le domes-
tique ne vole pas mon sucre ! » Tout démonté
qu'il était, le jeune homme continuait à exposer son
affaire dans l'inatlenlion du banquier, dont il voyait
les regards se porter rapides, à droite, à gauche,
quand tout à coup, dans un ramassement de main,
il attrapa une mouche, qui rentra dans le sucrier.
Et alors seulement le jeune homme se vit absolu-
ment écouté.
Mardi 17 novembre. — Je reçois un singulier ar-
ticle, paru dans la Revue de V Évolution : un article où
M. Dubreuilh comptant les mille premiers mots de
Manette Salomon, répartis en sept groupes : Etres et
Choses (substantifs et prénoms). Qualités (adjectifs
qualificatifs), Déterminai ions, Actions, Modifications
••^84 JOURNAL DES CONCOURT.
/{dations, Connexions, Inlcrjeclions, et les rappro-
chant des premiers mille mots du Discours delà Mé-
thode, de Descartes, des premiers mille mots de l'Es-
PRiT DES Lois, de Montesquieu, des premiers mille
mots de Tblémaque, deFénelon, etc., etc., me trouve
beaucoup plus riche en Brterminations (adjectifs et
articles 1 qu'en Connexions (les mots qui servent à lier
les êtres et les choses) et déclarant que je suis l'é-
crivain qui s'éloigne le plus de Descartes, il me
classe, en la haute et respectable compagnie de Bos-
suet et de Chateaubriand.
Dimanche .22 novembre. — Daudet parlait ce soir
passipnnément de la mer, et disait qu'à cause de sa
myopie, l'enchantement de la mer ne lui venait pas
par les côtés de couleur qui empoignent les peintres,
qu'il était pris, lui, quia l'oreille si extraordinaire-
ment fine, par les côtés, pour ainsi dire, musicaux,
par sa grande lamentation lointaine, son brisement
contre les rochers, le bruit de remuement de draps
mouillés de son bord, et il en imitait le bruit.
Samedi .28 novembre. — J'avaisjuré, après celte troi-
sième gelée de mon jardin, en vingt ans, de ne plus
le refaire, mais ces serments ressemblent à des ser-
ments d'ivrognes qui jurent de ne plus boire. Ces
ANNEE 1891. 285
jours-ci, un des premiers jours de vaillance de ma
convalescence, j'ai été à Versailles, chez Moser, et
j'ai acheté de merveilleux arbustes, qui vraimentd'un
coin du jardin font un tableau de coloriste. C'est un
tioja ele<janlissima, cette pyramide pourpre, placée
entre deux fusains si panachés, qu'il semblent des
arbustes feuilles de blanc; c'est xxn Juniper us elegans,
qui a le ton de vieil or des chrysanthèmes ; c'est un
(uya canadiensis f»<ré'a,dont le branchage semble d'or,
quand le soleil joue dedans; enfin c'est la petite
merveille un retinaspora obtusa gracilis, un petit ar-
buste à la forme écrasée des arbres centenaires en
pot de l'Extrême-Orient, et qui a quelque chose
d'une agglomération de choux de Bruxelles en
velours.
Samedi 5 décembre. — Un viveur du grand monde
parisien déclarait devant moi, qu'il n'aimait que les
filles, et il les exaltait en disant, que ces créatures
sorties du trou aux vaches, arrivent à être les maî-
tresses du goût et de la mode de Paris, et cela par
une admirable diplomatie et la plus savante con-
duite de la vie, sachant qu'elles perdent leur posi-
tion, rencontrées un maquereau au bras, ou une
robe canaille sur le dos. Et leur comparant les fem-
mes du monde, qui entrent dans la vie avec tant
d'avantages, il constate que celles qui sont un peu
retentissantes, n'arrivent qu'à se déclasser.
2sd JOUItNAL DES GONCOUHT.
Et il fait la remarque que, tous les ans, il se fait à
peu prés 80 000 filles, et que sur ces 80 000, il en
surnage à peu près une quarantaine parmi les r<''-
finantes à Paris, et qui ne sont pas des femmes de
Paris, parce qu'il existe toujours chez ces dernières,
un côté gavroche, un côté blagueur qui erabèle le
miche , en général un être officiel ; « Oui, fait mon
causeur, oui, ces régnantes sont seulement des fem-
mes, nées en province, apportant un côté domes-
tique, et toutes prêtes à dire : « Monsieur le Comte »
à l'homme avec lequel elles couchent. »
Ce soir diner pour la pendaison de la crémaillère,
chez le jeune ménage Daudet.
Parmi les dîneurs, M. Hanotaux des Affaires étran-
gères, qui vient causeravec moi des tapis persans du
XVI'' siècle. Et il m'entretient de la colonie persane
de Constantinople faisant le commerce des tapis,
qu'il a beaucoup fréquentée, de ces gens si polis,
aux gestes d'un calme dessin, apportant quelque
chose de mystérieux à leur commerce. Il me parle
d'un certain tapis vert acheté par lun deux, qu'on
ne pouvait pas voir, tapis auquel, si on faisait allu-
sion, le Persan levait les mains à la hauteur de la
tête, avec un chut delà bouche, réclamant une dis-
crétion facile à garder.
Du reste, le marchand oriental a toujours été un
peu cachottier de ses choses à vendre, et peu dési-
reux de les laisser voir, sachant que les choses vues
par trop de monde, perdent une partie de leur valeur.
II existe, à ce qu'il paraît, des documents anciens qui
ANNEE 1891. 287
établissent le mystère, dont entouraient les marchan-
dises d'art, les marchands des premiers temps. Et
aujourd'hui encore chez le Japonais Hayashi, la vente
se fait auxclients,dansnnechambreàla porte fermée,
et on ne peut absolument aborder Hayashi, qu'après
ambassade. Et vraiment on serait tenté de lui dire :
'< Est-ce que vous fabriquez de la fausse monnaie?»
Dimanche 6 décembre. — On parlait du besoin de
mensonge qu'a l'homme, et non pas seulement dans
le livre qu'il lit, mais même chez quelques-uns, dans
l'exercice de la vie. A ce sujet Daudet racontait, que
Morny ne voulait jamais recevoir, un malheureux,
une femme vieille ou laide, faisant tout, dans sa fuite
delà réalité, pour n'être pas ramené à cette réalité.
C'était Morny qui disait au frère de Daudet, quand il
faisait jouer I'Idole, pièce se passantentre des vieux :
« C'est bien triste ! »
Rosny disait aujourd'hui, au Grenier^ que d'après
un travail assez sérieux, l'assassinat en moyenne ne
rapportait guère que quinze francs, et que les scé-
lérats anglais qui sont des gens pratiques, avaient
absolument abandonné l'assassinat, pour le vol.
Mercredi 9 décembre. — Maupassant serait attaqué
de la folie des grandeurs, il croirait qu'il a été
2«8 JOURNAL DES GONCOUUT.
nommé comte, et exigerait qu'on l'appelât : « Mon-
sieur le comte. »
Popelin, prévenu qu'il y avait un commencement
de bégayement chezMaupassant, ne remarquait pas,
cet été, ce bégayement chez le romancier, à Saint-
Gratien, mais était frappé du grossissement invrai-
semblable de ses récits. En effet, Maupassant parlait
d'une visite faite par lui à l'amiral Duperré, sur l'es-
cadredela Méditerranée, et d'un nombre decoups de
canon à la mélinite, tirés en' son nom et pour son
plaisir, coups de canon allant à des centaines de
mille francs, si bien que Popelin ne pouvait s'em-
pêcher de lui faire remarquer l'énormité de la somme.
L'extraordinaire de ce récit, c'est que Duperré à
quelque temps de là, disait à Popelin qu'il n'avait
pas vu Maupassant.
Jeudi i 0 décembre. — Dîner chez les Daudet, avec
Barrés. L'homme a une élégance fluette, élancée
et des yeux d'une douceur charmante.
Il me parle de Nancy, de la maison où je suis né,
puis il saute aux journaux de M"''Bashkintseff, publiés
incomplètement, et dontla collection innombrable de
petits cahiers lui monterait — par un geste qu'il fait
de la main — lui monterait jusqu'à la ceinture : gi-
gantesque confession, où il y aurait en tête une
moquerie de la manie de poser de Stendhal, avec
toutefois l'aveu que la chose est tentante.
ANNÉE 1891. 289
A Barrés succède près de moi, le jeune Rosny, qui
me dit être content du livre écrit, dans le moment,
en collaboration avec son frère, que le livre est pas-
sionné, renfermant de la belle passion pas dramati-
que. Il m'avoue, qu'ils sont en train de vivre en plein
populaire, proclamant que ces gens, sont très supé-
rieurs dans le dévouement et le sacrifice, aux gens
éclairés, peut-être par une espèce d'inscience.
Dimanche i3 décembre. — On exaltait Veuillot,
et Hennique disait ses douloureuses dernières an-
nées. Il était encore maître de ses pensées, et pou-
vait les formuler par la parole, mais il ne pouvait plus
surle papier, leur donner la forme écrite. On se figure
l'enragement cbezle merveilleux pamphlétaire, de ne
pouvoir plus continuera être un journaliste.
Mercredi 16 décembre. — Duo avec Bracquemond.
« Corot : un enveloppeur d'aube et de crépuscule.
— Théodore Rousseau: un sublime découpeur. —
Turner : une pierre précieuse en liquéfaction. »
Jeudi 1 7 décembre. — Ce matin, pas bien, mais pas
bien du tout. Demande à Daudet de m'avoir une
290 JOURNAL PERI CONCOURT.
consiiltalion de Polain, et do venir un peu causer
affaires sérieuses.
Dans la fièvre de cette nuit, un cauchemar co-
casse. Une demoiselle, à laquelle j'ai fait la cour,
dans les temps passés, arrivant dans un grand
manteau de deuil, de la traîne duquel sortait sou-
dain, un petit prêtre, pareil à ces diablotins jaillis-
sant d'une boîte, qui, un papier à la main, reten-
dait sur mon lit, et me faisait signer un mariage
in extremis.
Samedi 19 décembre. — Ce matin tombe chez moi,
envoyé par Daudet, Barié le bras droit de Potain.
Auscultation des plus complètes, où il me dit qu'il y
a dans le dos, bien des petites choses à droite, bien
des petites choses à gauche, pas tout à fait satisfai-
santes, mais que les poumons sont en bon état, et qu'il
n'y a pas à craindre une fluxion de poitrine.
Lundi 21 décembre. — Jamais, je crois, je n'ai
eu de faiblesses de tête et de corps, ressemblant
plus aux faiblesses qui précèdent la mort. Cepen-
dant aujourd'hui, il y a un peu do mieux, et avec
ce mieux, la rentrée dans ma cervelle de projets,
de choses en avant, que je n'avais plus du tout, ces
jours-ci.
ANNEE 1891. 201
Lundi 28 décembre. — Voilà, tout près d'un mois,
que je n'ai mis le pied dehors, et je commence à
avoir un envie de Ui marche dans les rues de Paris,
du badaudage devant les étalages, de la poussée de
certaines portes de marchands.
Et ce soir, je me suis mis à i^eregarder des impres-
sions japonaises et des porcelaines de Saxe.
FIN DU IIUITTKME VOLUME
TABLE ALPHABÉTIliUE DES NOMS
AJam (M°"), 101.
Aetus, 260.
Aimée (M"«), 135.
Ajalbert (Jean), 134. 151», 187, lui.
201, 203, 20». 207, 242.
Alexandre (M"»), 198.
Alexis (Paul), 5, 34, 133, 135, 137,
227,
Alyarez, 98.
Andlau (les d), f>2.
Auue Conmcne, 77.
Antoine. 5, 8, 20. 26,
32, 36, 37, 45, 138.
192, 201, 204. 243.
Apollonius, 269,
Aristogène. 2G7,
Arnini (le comte d'),
Arsinoé Philadelphe,
Artaxerxès Mnémon
Attila, 80.
28, 29, 31
187. 191
116.
269.
. 212
Balzac, 47, 48, 49, 50, 181, 183.
Banville (Théodore de), 218, 219.
Barante (M. de), 157, 158.
Barbey d'Aurevilly, 47.
Barbier (M"<)i 6.
Barié, 290.
Baruy (M""), 29.
Baron, 227.
Barrés, 288, 289.
Bashkirtseff (M'i'). 288.
Baudelaire, 59, 70, 78, 189, 235,
236.
Bauër, 186, 236, 278,
Becker, 187.
Beethoven, 90.
Belot (.Vdolphe), 127.
Beuedetti (tils), 169.
Béranger, 93.
Bérendsen, 23.
Berthet (Élie), 127.
Besenval (le baron do),
Bing, 11, 218.
Bismarck, 75, 159.
Blaiiclie (lo D^, 24, 271.
Blanche, 6, 19. 118.
Blarcnberg. 87.
119.
TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS.
Blowitz. 115, lin, 117.
Boisgobcy (Fortuné du). 127. 14(i
Bonnièros (Robert de), 220.
Bonvalot, 18(5.
Borelli (le comte). 143.
Bos.suet, 184.
Bouchard, 150. 151.
Boucher, 76, 147, 231.
Bouillon, lit.
Bo<ilan^'-er (le général), 12, 75, S".
00, 117.
Bourgeois, 200, 2o7.
Bourget (Paul), (>, 155.
Boussod, 2:i(i.
lirachet, 74.
Bracijueniond. 280.
Brandés (lo critiijuc). '.
Bres.sant. :î1.
Burguet. I(r2, lui.
Burty. 108. 127, 1.50. K
Byron, 280.
19.
Caillas, 153. 151.
Callias (M""). 94.
Canrobert, 121.
'Carcano, 08.
Carlyle, 182. 200.
Carnot, 7. 22. 50,
("arpeaux. 105.
Carrière. 90, 150. IGO, 100. 202. 212,
231. 230.
Céard (Henri), 18G.
Cernuschi, 03, 04.
Cézanne, 70.
Chabrier. 215.
Chanifort, 238.
Champcenetz (M"" de). 231.
Chapier, 84.
Chapu, 184. 185.
Charcot, 5;i. 100. 1.50.
Chardin, 117.
Charlemagnc (le général). 172.
Charleniont. 08.
Charpentier (les). 63, 65. 215, 250,
Chartres (le duc de), 120.
Chateaubriand. 281.
Chenavard. 162.
Chéuier lAndré). 200.
Chéret, 144. 145.
Chopin. 00.
Chrysippe d'Alabanda. 207.
Claretic (Jules). 37.
Clotilde de Survillc. li.
Cogniard. 103.
Conquet, 218.
Constable, 120. 121.
Constans. 215.
Coppéc (François). 0. 2.50, 257
Corneille, 238.
Corot, 162,163,280.
Corrège, 04.
Cottin (M"'), 31.
Courbet, Gl.
Cousiu, 170.
Créniieu.x, 143.
Crosnier (M""), 222, 223.
Crozat. 119.
Cuvier. 97.
D
Bauloux. 119.
Danton, 150.
Dardoize (M""). 76, 105.
Darius, 212.
Daubigny. 20.
Daudet (Alphonse), 15,
39, 41, 47, 59, 60, 72,
22, 23, 30,
74, 77, 78.
90, 93, 97, 101, 102, 123, 126, 127,
120, 149, 104, 105, 181, 188. 180,
197, 1!'8, 139, 261. 208, 212, 215,
225, 227, 228, 229, 235, 238, 240,
211, 212, 259, 200, 201. 275, 270,
277, 278, 280, 284, 289, 200.
Daudet (M""), 21, 24, 25, 27, 41,
279.
Daudet (Léon), 41, 53, 96, 148, 161,
TA lil.E ALriIABÉTlgL'E DES NOMS.
lliti. -'(m, 241, 2JS, 257, 2(i2, 28'!.
Daudet (Edniée), )(!3.
Daudet (les), 5, 7, 21, 130, 18G, 209,
221, 25IÎ, 288.
Daudet (Ernest), 210.
David, 71.
Dayot (les), (53. 05.
Deiaci'oix (Eugène)i. 71. 147.
Delàtre, 20.
Delaunay, 31.
Delescluse, 277.
Delessert (les), 24.
Delzant (Alidor), 156.
Demctria, 2G9.
Denis (bipparquc des hommes).
2G8.
Dercînbourg, 26.
Descartes. 284.
Descaves (Lucien), 107, 140, 112.
Détaille, 13S.
Diderot, 108.
Dieulafoy (le D^, 35, .5C>.
Diiio (la duchesse de), 1.58.
Dostoievsky, 174, 259.
Dubreuilh, 283.
Drumont (Edouard. 75. 7(;. 77, 7^
148, 154.
Dulac (le Père), 77.
Dumas père, 230, 231.
Dumas rtls, 152.
Dumény, 222.
Dumoulin (le peintre), 108.
Duperré, 288.
Dupré (Victor), 102. 163.
Durand, 103.
Duret (Théodore). l'JO.
Ennery (.\dolphe d'),19.
Evans. 167.
Evergetc II, 268.
Fénclon, 281.
Feniraore Coopor, 81.
Feuillet (Octave), 64, 233.
Flaubert, 39, 46, 47, 53, 180. 181,
182, 183. 181. 185, 186, 259. 274.
Fleury (M""), 192.
Floquet, 215.
Forain. 141.
Fragonard, 272.
Frantz Jourdain, 50.
Fraville (M. de), 88.
Freveinet, 75.
Gabrielle d'Estrées, 198.
Gakutei. 216. 217.
Gallimard, 59,61,62, 100,159. 190.
218.
Gambetta, 71, 91,
Gamboun, 2(I8.
Gamahut, 198.
Gautier (Théophile), 103.
Gavarni, 119.
Gavarni (Pierre). 68, 248.
Gavarni (Jean). 135.
Gavarret, 156, 157, 158.
Geffroy (Gustave), 38. 59, 61, 100
142. 1G6, 202.
Gibert. 8. 94.
Gille (Philippe). 153. 154,
Gilly (Numa), 4o.
Gœthe. 199.
Goya. 28. 54,
Graniont (la duchesse ili'l. 57.
Greffullie (la comtesse) 211. 232.
253. 254.
Grenet-Dancourt, 133.
Greuze, 231.
2'J6
TABLE ALPHABÊTigUE DKS NOMS.
Gréville (M">'). 135.
Grévy (le président). 42.
Grosclaiide, 2;i8.
Groult. 119. 120, R'o, 263
Guillaume II. 142.
Guimard (la). 282.
Guimct, 251.
Guyot (Yves), 201.
H
HamcL 1(50.
Hamilcar. 182.
Ilanotaux. 280.
Ilanska (M""-). 49.
Hayashi, 78. 79. 210. 229. 230, 287
llayashi jeuue, 171.
Heifner. 98.
Heunequin (Emile), G4.
Hennique (Léon), 8. 32, 141, 289.
Henri IV, 198.
Hérédia, 150, 199. 200.
Hermant (Abcl). 05. 248.
Ilcrmon, 267.
Ilérode. 131.
Hervieu (Paul), 242.
Hoffmann, 45.
Hokousaï, 13, 79, 128. 108, 217.
Hortense (la reine), 252.
Horu<î, 208.
Houdon, 106, 254.
Huet. 19, 20.
Hugo, 103, 108, 161. 102. 172, 200.
Hugo (Georges), 74, 278.
Hugo (.Jeanne), 161, 209, 275.
Iluysmans, 60. 104, 197, 198, 212.
219, 236, 254.
Ibsen, 203, 235.
1 Ingres, 212.
Jacques, 12.
•Janvier, 187, 192
Jésus, 132.
Jonckind, 189.
201.
Joséphine (l'impératrice), 232
Jouffro}', 14.
Jou-ô. 79.
K
Kalil-Bey, 64.
Kaminsky (Halperine), 259.
Koch (le DO,! 86.
Koning, 102.
Lafontaine (Victoria), 129.
Lafontaine (les), 129.
La Forge (Anatole de). 11.
Lalandc. 97.
Ijamartine. 73.
Lamballe (princesse de), 24,
TABLE ALPHABETIQUE DES NOMS.
Lapierre. 180.
J.aplace, 97.
La Rochefoucauld. 252.
Larrey (le baron), 230.
Larroumet, 100.
Larousse. 10.
Lavisse, 15',».
Lavoisier, 07.
Lavoix, 170, 176.
Layrle (l'amiral). 121.
Lebicz. 101.
Lerebvre de Béiiaine (le comte).
179. 100.
Lemaitre (Frederick), 17. I113. im.
Lenoir (Alfred), 105, lOt',, î28,
232, 281.
Lcpeintre (jeune). 10;!.
Lochus, 2r,8.
Lockroy (Edouard). 21, 171.
Lockroy (M""), 7t, Kil. 102, i:
Lorrain (Jean), 198, 2;ttj.
Loti. 101, 102, 223.
Louis XV, 128. 11)7.
Louis XVI. 170.
Louis-Philippe, 226.
Louis-Napoléon (le prince). 12
Lovenjoul (M. de), 17, 18, 49.
M
Macari, 08.
Mac-Mahon, 121.
Madeleine, l:iO. i;!i.
Magnard (Francis). 188. 211, 212.
258.
Mahéraulf. 68.
Malhéné, 278.
Manet. 51, 70.
Mantegna, 111.
Marbot. 260.
Margueritte (Paul), 155, 175.
Marguerj', 11.
Marie-Jeanne, 81.
Marine Soecino de Vecchietta, 95.
Marinier (M.), 8.
Marin, 81, 272.
Marivaux. 206.
Marmottan, 210.
Marot, 200.
Martin (le D'), 154.
Maspero, 106.
Maupassant, 23, 59, 122, 180, 181,
186, 233, 287, 288.
Malhilde (la princesse). 50.
Meilhac, 133.
Mcissonier. 110.
Mellin de Saint-Gelais, 200.
Méuard-Dorian (les), 63, 74.
Mennechct, 186.
Mérimée, 176.
Métenier (Oscar), 5, 135, 137, 138.
Métra, 153.
Michelet, 182, 260.
Millerand, 206, 207.
Millet (François), 58.
Mévisto, 16, 20, 21, 26. 28, 29.
Mirbeau (Octave), 59, 60, 67, 69
82, 186, 193, 220.
Mistral, 72, 73, 74, 276.
Molière, 41, 90.
Moltke (de), 44.
Monet, 59, 70.
Montesquieu, 284.
Montégut (Louis), 37, 146.
Montégut (les), 210.
Montesquiou (Robert de), 252, 253
254, 255.
Moreau (Gustave), 263.
Mores (le marquis de), 148.
Morny (le duc de). 77, 287.
Moser, 285.
Murât, 92.
Musset (Alfred de), 235.
TABi;E ALPHABÉTIQUE DKS NOMS.
Napolc'on I'', 50.
Napoléon III, 50, 183.
Nau (M"'), 192, 201, 203, 207
Neuilly {M'^' de), 20.
Nicolardot, 0.
NicoUe. 210. 211.
Xieuwerkerkc, 128.
Obornitz (le j,''éuûral), 82.
<). Connor, 81, 86.
Oliphant (lord), 110, 117.
Orchai'dson, 99.
Osororiis, 2GS.
Oudiiiot (le maréchal), 82.
Outainaro, 17 t. 216, 229, 230.
247.
235,
Pana, 269.
Pardo Bazau, 63.
Pascal, 189.
Pchelcons, 269.
Pélagie, 8, 34, 65, 187, 244, 279.
Péronneau, 120.
Petit, 108.
Pétrone, 227.
Philometor, 268.
Pillaut, 45, 122.
Plutarque, 96.
Poictevin (Francis). 14, 189, 213.
Poe, 173. 189.
Potiris, 269.
Pompadour (M°" de), 234.
Popelin (Claudius), 288.
Porel, 7, 15.
Potain, 150, 210, 290.
Pourtalès, 57.
Pradon, 122.
Prieur de Blainville, 282
Ptoléniée lie dieu). 269.
Ptônis, 209.
Rabelais, 93,
Rachel, 222, 230.
Racine, 122.
Raffaëlii, 22, 61.
Ramsès, 264.
Ratticr (Léon), 81, 87.
Reggio, (la duchesse de) 165.
Regnault, 105.
Réjane, 4, 6, 16, 133.
ReloD, 269.
Remifrandt, 72, 263.
Renan, 21, 174, 177, 178. 188,
213, 214.
Rhonipsonitos ('e roi), 106.
Richelieu (la duchesse de), 56.
Richet (le b'-), 13.
Rico, 98. '
Riesener (M"e), 162.
Risler (les filles de), 146.
Ritzouo, 216, 217.
Robin (le D' Albert), 63.
Rochefort, 92.
Rodenbach, 147, 189. 241.
Rodiu, 67, 261.
Rœderer, 68.
Roliinat. 93, 9t.
TABLE ALPHAHETIQIK DEH NOMS.
2'J'J
Ronsard, 200.
Roi>s, 41.
Roiiueplan, 103.
Rosny. 22, 33, 39, 15. 101, 223,
239"
Rothscliild (Edmond), 5»i.
22(1
Rothschild (les), 124, 125, 151.
Rousseau (Jean-.Taci|ues), 170.
Rousseau Théodore), 162, 163, 280.
Royer-Collanl. 156, 157, 158.
Ruiiens, 51, 72, 263.
Saint-I'aul, 71.
Saint- Victor (Paul de), 156.
Sarcey (Francisque), 204. 'iTÎ
Schcelcher, 210.
Scholl (Aurélien), l'J.
Se-Kherta, 266.
Seti II, 264.
Seymour-IIaden, 4, 20.
Shah de Perse (le), 80.
Shakespeare, 17, 18, 'JO, 187.
Shitei Samba, 41.
Sichel .Philippe), 190.
Simon (.Jules), 310, 37
Simond (Valentiu), 27
Skobeleff, 110.
Sinin, 270.
Socrate, 97.
Soulavie, 128.
Siuiller, 100.
Stanle}', 133.
Stevens (Alfred), 58,
Sully Prudhomme, 28:
Swift, 238.
Swinburne, 255.
Tahet (la femme), 209,270.
Taiue, 250, 280.
Takctem (la femnici 209.
Tanetem (la femme). 36vi.
Teniers, 99.
Tezcua.s, 143.
Thaulow, 153.
Théocritc. 73.
Theos (la femme), 370.
Thiers, 30, 110. 117,
Tintorct i\c\ 73, 303.
Tissot (.James), 110, 130. 130, 131,
133.
Toudouze (GustavcV 59.
Toursuenetf, 173.
Toyokouni, 235.
Troni|Uoy. 119.
Turner,V3J, 203, 389.
Vacqucrie, lo3.
Valadon, 236.
Vanloo, 280.
Vapereau, 93.
Varennes île marcjuis de), 2i)<.
Varly (M"'), 30.
Vélasquez. 73, 99, 203.
Vcsius (M"'' de), 82.
Vcuillol. 92, 289.
Villard, 209.
Villedcuil (le marquis de". 131.
Villcmain, 170.
Vinci, 3<10.
Virgile, 73.
Vitu (Auguste), 35. 138, 139.
Voltaire, 70, 108, 157, 199.
:iaO TABLE ALPHABÉTIQUE DES NOMS.
w
Wagner, 14:!, 146. I Whistlcr, 252, 253.
Waf^rain (le prince de), 57. Wilkie, 90
Watteau, 110.
Yriarte (Charles}, Uo, U:
Zellcr (les), 271. j 180, 181, 18G, 221, 2r.i;. 257, 258
Zola (Emile), 5, 8, 10, 33, 140, 171. I Zola (les), 65, 25r..
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Année 1889 3
Année 1890 115
Année 1891 197
Paris. — Typ. Chamerot et Renouard, 19, rue des Saints-Pères. — 32ÏCO.
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PQ Goncourt, Edmond Louis Antoine ^^
2261 Huot de ^
Z5A2 Joiirnal des Goncourt
1891 ^ .
t. 8
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