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Full text of "Journal des Goncourt - Mémoires de la vie littéraire"

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JOURNAL 


DES 


GONCOURT 


1  L     A     K  T  K     T  I  R  K 

Cinquante  exemplaires  numévolés  sur  papier  de  Hollande. 
Prix:  10  fr. 

Quiiize  exemplaires  numérotéx  sur  papier  du  Japon. 
Prix  :  15  fr. 


JOURNAL 

DES 


GONCOURT 

—  MÉMOIRES  DE  LA  VIE  LITTÉRAIRE  — 

TROISIÈME  SÉRIE  —  DEUXIÈME  VOLUME 


TOME  HUITIEME 
1889-1891 


CINQUIÈME  MILLE 


BIBLIOTHEQUE-CHARPENTIER 

G.  CHARPENTIER  ET  E.  FASQUELLE,  ÉDITEURS 

11,    RUE    DE    GRENELLE,    11 

1895 

Tous  droits  réservés. 


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ANNÉE   1889 


1 


JOURNAL 

DES   GONGOURT 


ANNÉE   1889 


Mardi  /"'  janvier.  —  Je  voudrais  encore  livrer  la 
bataille  de  la  Patrie  en  danger,  puis  cela  fait,  ne  plus 
rien  faire,  et  avec  l'argent  de  Germinie  Lacerteux, 
paresser,  lézarder,  tout  le  restant  de  l'année  à  l'Ex- 
position, en  buvant  les  vins  réputés  les  meilleurs, 
et  en  mangeant  les  cuisines  les  plus  cosmopolites, 
les  plus  exotiques,  les  plus  extravagantes. 


Vendi'edi  4  janvier.  —  H  y  a  des  lâchetés  qui  se 
produisent  chez  un  homme,  absolument  par  la  dé- 
tente du  système  nerveux.  Cette  préface,  dans  la- 


4  JOURNAL   DES    GONCOURT. 

quelle  je  voulais  dire  son  fait  à  la  critique,  cette  pré- 
face jetée  sur  le  papier  dans  un  premier  moment 
de  surexcitation,  je  ne  la  publierai  pas,  parce  que 
je  ne  me  sens  plus  capable  de  la  parfaire,  telle  que 
je  l'avais  conçue  dans  la  fièvre  de  l'ébauche,  et  je 
dirai  même,  que  je  ne  me  sens  plus  la  vaillance  d'en 
subir  les  conséquences. 

Mademoiselle  ***  avait  commencé  par  me  parler  de 
la  pièce,  et  m'avait  dit  qu'au  moment,  où  Dumeny 
carotte  à  Réjane  les  quarante  francs  de  la  sage- 
femme,  elle  avait  entendu  derrière  elle,  une  voix  qui 
jetait  à  un  voisin,  injuriant  la  pièce  et  l'auteur  :  v(  Je 
vous  défends  d'insulter  un  homme  de  ce  talent!  »  et 
qu«  s'étant  retournée,  elle  avait  aperçu  un  jeune 
homme  d'une  ressemblance  parfaite  avec  moi,  un 
de  Goncourt  de  25  ans.  Je  ne  crois  pas  cependant 
avoir  de  petits  Goncourt  de  par  le  monde. 


Samedi  5  janvier.  —  A  regarder  Tcau-forte  d'un 
crépuscule  {Sunset  in  Tippcranj)  de  Seymour  Ha- 
den,  cette  eau-forte,  où  existe  peut-être  le  plus 
beau  noir  velouté,  que  depuis  le  commencement  du 
monde,  ait  obtenu  une  pointe  d'aqua-fortiste,  à  la  re- 
garder, dis-je,  ce  noir  fait,  au  fond  de  moi,  un  bon- 
heur intérieur,  une  petite  ivresse,  semblable  à  celle 
que  ferait  naître  chez  un  mélomane,  un  morceau  de 
piano  d'un  grand  musicien,  joué  par  le  plus  fort 
exécutant  de  la  terre. 


AXNKE    1889.  5 

Lundi  7  janvier.  —  Ce  soir,  après  un  dîner,  donné 
chez  moi,  au  ménage  Daudet,  à  Oscar  Métenier  et 
à  Pau!  Alexis,  Métenier  nous  lit  la  pièce,  qu'il  a  tirée, 
en  collaborartion  avec  Alexis,  des  Frèrks  Zemganno. 

C'est  chez  les  Daudet  et  chez  moi,  avec  une  grande 
émotion,  un  étonnement  qu'ils  aient  pu  tirer  du 
livre,  une  chose  scénique.  Très  bien  machinée  la 
pièc:',  et  une  o'uvrc  toute  délicate,  toute  artiste. 

Je  me  félicite  de  l'idée  que  je  leur  ai  donnée  — 
contrairement  à  l'opinion  de  Zola  —  de  rester  fidèles 
au  roman,  de  ne  pas  introduire  d'amour,  et  de  faire 
seulement  delà  Tompkins  une  silhouette  fantasque, 
trouvant  qu'ainsi  comprise  et  réalisée,  la  Tompkins 
fait  la  pièce  originale. 

Après  la  lecture,  Métenier  me  dit  :  «  Voulez-vous 
que  je  vous  raconte  la  genèse  de  la  pièce?  C'est  An- 
toine qui,  un  soir,  me  jeta  :  «  Mais  comment  ne 
<c  faites-vous  pas  une  pièce  des  Frères  Zemganno  ?. . .  Il  y 
«  aurait  une  pièce  si  curieuse  à  faire!  «Je  rentrai  chez 
moi,  la  nuit,  je  relus  d'un  coup  le  roman,  et  le  ma- 
tin, j'écrivais  à  Alexis  pour  avoir  sa  collaboration,  en 
même  temps  que  je  vous  demandais  l'autorisation  pour 
faire  la  pièce.  Quelques  jours  après,  on  m'apportait 
une  lettre  de  vous,  datée  de  Champrosay,  et  nous 
nous  mettions  de  suite  à  collaborer.  » 


Mardi  8  janvier.  —  Dans  cet  Auteuil,  dans  cette 
banlieue  cléricale  et  dévote,  les  curés  ont  soulevé 

i. 


G  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

contre  ma  pièce  et  ma  personne,  les  imbéciles  qui 
les  écoutent,  et  aujourd'hui  le  papetier  chez  lequel 
Blanche  a  l'habitude  d'aller,  lui  disait  avec  une  exas- 
pération amusante  :  «  On  ne  conçoit  pas  qu'on  ait 
laissé  jouer  une  pièce,  où  on  dise  de  telles  horreurs  1  » 
Réjane  m'apporte  une  grande  photographie  de  sa 
personne  sur  son  lit  d'hôpital. 


Mercredi  9  janvier.  —  Bourget,  qui  dîne  ce  soir 
chez  la  princesse,  me  raconte  la  mort  de  Nicolardot, 
qui,  transporté  de  sa  chambre  de  misère  dans  un  lit 
bien  chaud  d'hôpital,  au  milieu  de  toutes  les  aises 
de  la  maladie,  n'a  pas  duré  quatre  heures,  tandis 
que  peut-être,  il  aurait  encore  vécu  des  mois  dans  la 
sordide  maison  qu'il  habitait...  Le  voilà  mort,  et 
voilà  les  personnages  de  son  enterrement  :  Coppée, 
un  académicien;  M"^ Barbier,  la  fille  du  conservateur 
de  la  bibliothèque  du  Louvre,  où  je  l'ai  rencontrée 
deux  ou  trois  fois  :  une  sainte  prise  de  commiséra- 
tion pour  ce  misérable  ;  le  propriétaire  de  la  maison 
de  prostitution  qu'il  habitait;  et  un  quelconque. 

Le  quelconque  et  l'académicien  n'avaient  point  de 
livres  de  messe,  mais  le  bordelier  entre  ses  mains 
en  tenait  un  du  plus  grand  format,  en  sorte  que 
M"''  Barbier  donna  le  bras  à  l'homme  infâme. 

L'ironique  enterrement,  qui  s'est  terminé,  M"^  Bar- 
bier partie,  par  cette  phrase  du  ribaud  :  «  Oui,  très 
gentil,  ce  monsieur  Mcolardot...  oui,  tous  les  matins, 


ANNEE    1889. 


il  poussait  une  petite  blague  aux  femmes  de  ma  mai- 
son !  » 


Dimanche  i  3  janvier.  —  Ce  soir,  Porel  vient  dans 
la  loge,  où  sont  avec  moi  Daudet  et  sa  femme  dési- 
reuse de  revoir  la  pièce.  Il  nous  dit  qu'il  se  passe 
des  choses,  dont  nous  ne  pouvons  nous  douter,  et 
qu'il  nous  dira  longuement,  un  jour.  Toutefois,  il 
nous  raconte  qu'il  a  reçu  le  samedi,  seulement  le 
samedi,  un  télégramme  l'avertissant  qu'à  la  suite 
d'une  décision  prise  au  conseil  des  ministres,  la 
matinée  du  lendemain,  annoncée  depuis  plusieurs 
jours,  était  supprimée.  Il  était  aussitôt  allé  au  minis- 
tère, demandant  qu'on  lui  permît  d'afficher  par  ordre. 
Mais  le  ministère  n'avait  pas  eu  le  courage  de  la  dé- 
cision qu'il  avait  prise  sur  la  demande  de  Carnot,  et 
on  lui  refusait  le  «  par  ordre  ».' 

Une  preuve  incontestable  de  l'hostilité  de  Carnot 
contre  la  pièce,  est  ceci.  Carnot  allait  à  la  première 
de  Henri  III,  comme  protestation,  et  là,  dans  sa 
loge  des  Français,  il  faisait  appeler  le  directeur  des 
Beaux-Arts,  et  devant  le  monde  présent,  disait  que 
c'était  une  honte  d'avoir  laissé  jouer  Germinie 
Lacerteux. 

Enfin,  il  est  positif  que  le  ministère  a  envoyé  des 
agents  aux  représentations,  pour  étudier  la  salle,  et 
se  rendre  compte,  si  d'après  les  dispositions  du  pu- 
blic, on  pouvait  supprimer  la  pièce. 


8  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

Lu7i(U  M  janvier. — L'émotion  de  la  bataille  théâ- 
trale, je  la  supporte  très  bien,  excepté  au  théâtre  ; 
là,  mon  moral  n'est  pas  maître  de  mon  organisme, 
je  sentais  hier  à  l'Odéon,  mon  cœur  battre  plus  vite 
sous  un  plus  gros  volume. 

On  finira  par  m'exorciser,  ici  comme  le  diable  du 
théâtre.  Pélagie  rougit  à  la  dérobée  de  me  servir,  et 
n'a  pu  s'empêcher  toutefois  de  me  dire  aujourd'hui  : 
«  Vraiment,  tout  le  monde  à  Auleuil  trouve  votre 
pièce  pas  une  chose  propre!  »  et  cette  phrase  dans 
sa  bouche  est  comme  un  reproche  de  sa  propre  hu- 
miliation. Ah!  les  pauvres  révolutionnaires  dans  les 
kttres,  dans  les  arts,  dans  les  sciences! 


Mercredi  J 6  janvier.  —  M.  Marillier,  agrégé  de 
philosophie,  qui  a  fait  un  article  en  faveur  de  Ger- 
MiNiE  Lacerteux,  vicht  me  voir.  Il  a  assisté  à  six  ou 
sept  représentations,  a  étudié  le  public,  et  me  donne 
quelques  renseignements  curieux.  J'ai  pour  moi  tous 
les  étudiants  de  l'École  de  médecine,  et  pour  moi 
encore  les  étudiants  do  l'Ecole  de  droit,  —  mais 
ceux  qui  ne  sont  pas  assidus  au  théâtre,  les  étudiants 
pas  chic,  les  étudiants  peu  fortunés.  Le  monde  des 
petites  places  est  également  très  impressionné  par 
la  pièce,  et  M.  Marillier  me  disait,  que  les  étudiants 
avec  lesquels  il  avait  causé,  étaient  enthousiasmés 
de  l'œuvre. 

A  neuf  heures  je  quitte  la  rue  de  Berri,  et  me  voici 


ANNEE    188'.i.  9 

chez  Antoine,  au  haut  de  la  rue  Blanche,  dans  cette 
grande  salle,  dont  on  voit  de  la  cour  les  trois  hautes 
fenêtres  aux  rideaux  rouges,  comme  enfermant  un 
incendie.  Là  dedans,  un  monde  de  femmes  aux  toi- 
lettes pauvres,  tristes,  passées,  d'hommes  sans  la 
harbe  faite  et  sans  le  liséré  de  linge  blanc  autour  de 
la  figure,  et  au  miheu  desquels  se  trouvent  quelques 
poètes  chevelus,  dans  des  vêtements  de  croque- 
morts. 

La  Patrie  en  danger  est  lue  par  Hennique  et 
Antoine,  et  saluée  d'applaudissements  à  chaque  fin 
d'acte. 


Mardi  22  janvier.  —  Aujourd'hui,  Gibert  le  chan- 
teur de  salon,  racontait  qu'il  y  avait  un  médecin  à 
Paris,  dont  la  spécialité  était  le  massage  des  figures 
de  femmes,  et  qu'il  obtenait  des  résultats  étonnants, 
refaçonnant  un  visage  déformé  par  la  bouffissure  ou 
la  graisse,  et  lui  redonnant  l'ovale  perdu.  Enfin,  ce 
bienfaiteur  de  la  femme  de  quarante  ans,  détruit  les 
rides,  triomphe,  oui,  triomphe  môme  de  la  patte 
d'oie,  et  la  ci-devant  très  belle  M'"«  ***  est  sa  cliente 
assidue. 

A  propos  de  ces  rides,  je  disais  que  la  figure  était 
comme  un  calepin  de  nos  chagrins,  de  nos  excès, 
de  nos  plaisirs,  et  que  chacun  d'eux  y  laisse,  comme 
écrite  sa  marque. 

Un  moment  avec   Zola  je   cause    de  notre    vi<3 


10  JOURNAL    DKS    GONCOURT. 

donnée  aux  lettres,  donnée  peut-être  comme  elle 
n'a  été  donnée  par  personne,  à  aucune  époque,  et 
nous  nous  avouons  que  nous  avons  été  de  vrais 
martyrs  de  la  littérature,  peut-être  de?,  foutues  bêles. 
Et  Zola  me  confesse  qu'en  cette  année,  où  il  touche 
presque  à  la  cinquantaine,  il  est  repris  d'un  regain 
dévie,  d'undésirde  jouissances  matérielles,  et  s'inter- 
rompant  soudain  :  «  Oui,  je  ne  vois  pas  passer  une 
jeune  fille  comme  celle-ci,  sans  me  dire  :  Ça  ne  vaut-il 
pas  mieux  qu'un  livre  !  » 


»«.*^  Jeudi  .24  janvier.  — Larousse  m'apporte  la  vitrine 
pour  la  collection,  que  je  m'amuse  à  faire  des  petits 
objets  à  l'usage  de  la  femme  du  xvni''  siècle,  objets 
de  toilette  et  de  travail  féminin,  et  quand  la  vitrine 
est  à  peu  près  garnie  de  Saxe,  de  Sèvres,  de  Saint- 
Cloud,  de  ces  blanches  porcelaines  à  fleurettes, 
montées  en  or  ou  en  vermeil,  de  ces  porcelaines  si 
claires,  si  lumineuses,  si  riantes,  et  dun  pimpant 
coup  d'oeil  sous  les  glaces  de  la  vitrine,  je  me 
demande  si  ma  passion  du  Japon  n'a  pas  été  une 
erreur,  et  je  pense  à  quelle  étonnante  réunion  de 
petites  jolités  européennes  du  siècle  que  j'aime, 
j'aurais  pu  faire,  si  j'y  avais  mis  l'argent  que  j'ai  mis 
à  ma  collection  de  l'Extrême-Orient. 

Au  fond  cette  vitrine  me  guérit  un  peu  de  la  japo- 
naiserie,  et  ça  arrive  bien,  au  moment,  où  il  ne 
s'exporte  plus  rien  du  Japon  que  du  moderne,  et  où. 


ANNEE    1889.  11 

lorsqu'il  vient  par  hasard   chez  Bing,  un  bibelot 

ancien  ayant    la    moindre  valeur,   le  prix  en    est 
absurde. 


Vendredi  .25  janvier.  —  Tout  Itien  considéré,  en 
la  détente  de  mes  nerfs,  en  l'usure  de  ma  colère 
contre  les  critiques,  je  trouve  trop  bête  à  mon  âge 
et  dans  ma  position,  de  me  procurer  l'occasion  de  me 
battre.  Ce  n'est  pas  que  je  regrette  de  ne  l'avoir 
pas  fait  plus  tôt,  parce  que,  si  je  m'étais  battu  une 
ou  deux  fois,  je  suis  bien  certain  que  la  critique  ne 
friserait  pas  l'insulte,  ainsi  qu'elle  le  fait  parfois 
avec  moi.  Oui,  se  battre,  je  crois  cela  nécessaire, 
utile,  préservateur  pour  tout  homme  de  lettres, 
à  son  entrée  dans  la  littérature;  et  vraiment,  si  je 
ne  me  suis  pas  battu,  ce  n'est  pas  ma  faute,  car  j'ai 
eu  une  très  grande  envie  de  me  battre,  lorsque 
M.  Anatole  de  La  Forge  nous  a  injuriés,  lors  de  la 
représentation  d'HENRiETiE  Maréchal.  Mais  mon 
frère,  en  sa  qualité  de  plus  jeune,  a  voulu  passer 
absolument  le  premier,  et  en  dehors  du  sentiment 
paternel  que  j'avais  à  son  égard,  je  le  connaissais 
avec  sa  paresse  de  corps  et  son  horreur  pour  les 
exercices  violents  et  l'escrime,  destiné  à  rester  sur 
le  terrain,  tandis  que  moi  qui  tirais  très  mal,  qui  ne 
tirais  pas  du  tout,  j'avais  cependant  un  jeu  difficile, 
déconcertant  même  pour  ceux  qui  tiraient  bien. 

C'est  très  supérieur  le  silence  hautain,  dont  on  me 


12  JOURNAL    DES    GONCOUUT. 

fait  compliment,  mais  je  trouverais  encore  plus 
triomphante  la  réplique  à  la  critique,  et  telle  qu'aucun 
écrivain  de  l'heure  présente,  n'ose  la  faire,  la  réplique 
sans  merci  ni  miséricorde. 


Samedi  26  janvier.  —  Paris  !  on  n'y  voit  plus  que 
des  affiches  et  des  colleurs  d'affiches.  Contre  la 
palissade  qui  entoure  la  ruine  de  l'Opéra-Comique, 
cinq  colleurs  se  rencontrent  nez  à  nez,  et  se  mettant 
à  brandir  leurs  pinceaux  et  à  danser,  s'écrient: 
«  Nous  sommes  tous  des  Jacques  !  » 

Mes  amis  ont  voté  ce  matin  pour  Jacques.  Moi,  si 
j'avais  voté,  j'aurais  volé  pour  Boulanger,  quoique 
ce  soit  l'inconnu,  mais  si  c'est  l'inconnu  c'est  la  déli- 
vrance de  ce  qui  est,  et  je  n'aime  pas  ce  qui  est,  et  à 
l'avance  j'aime  n'importe  quoi  qui  sera  —  quitte  à 
ne  pas  l'aimer  après.  Mais  fidèle  à  mes  habitudes  je 
l*»ii-fc»*:5.  n'ai  pas  voté,  n'ayant  jamais  voté  de  ma  vie,  intéressé 
seulement  par  la  littérature  et  non  par  la  politique. 

Ce  soir,  sur  les  boulevards,  une  foule  immense, 
traversée  par  des  bandes  chantant  sur  un  ton  iro- 
nique :  (c  Tu  dors,  pauvre  Jacques  I  «Et  cela,  à  chaque 
fois,  qu'apparaissent  aux  transparents  des  journaux, 
les  chinVes  de  la  majorité  écrasante  du  général 
Boulanger. 

C'est  curieux  tout  de  même, cette  popularité  inex- 
plicable de  cet  homme  qui  n'a  pas  même  une  petite 
victoire  à  son  compte,  cette  popularité  chez  les  ou- 


ANNEK    188  0. 


vriers,  les  mercenaires,  les  petites  gens  de  la  ban- 
lieue :  ça  ne  peut  s'expliquer  que  par  une  désaf- 
fection de  ce  qui  est. 


Dimanche  27  janvier,  —  Une  teuve  confessait,  ce 
soir,  le  besoin  que  la  femme  a  d'un  mari,  d'un  amant, 
en  disant  qu'elle  se  sentait  le  besoin  d'un  appui  mo- 
ral. 


Jeudi  31  janvier.  — Aujourd'hui,  je  lisais  dans  le 
compte  rendu  dun  livre,  je  crois  du  docteur  Richet, 
qu'il  définissait  le  génie  par  l'originalité.  «  Car,  écri- 
vait-il, qu'est-ce  que  l'originalité  :  c'est  penser  en 
avant  de  son  temps.  » 


Vendredi  I"'  février.  —  Je  m'amusais  à  regarder 
aujourd'hui  un  exemplaire  de  Ippitzou  Gwafou  «Al- 
bum de  dessins  à  un  seul  coup  de  pinceau  d'Hokou- 
saï,  »  un  ancien  exemplaire  de  18'22;  je  m'amusais  à 
le  comparer  à  un  exemplaire  moderne,  et  à  me 
charmer  les  yeux  avec  des  bleus  qui  sont  des  gris  à 
peine  bleutés  d'un  azur  de  savonnage,  avec  des  roses 
à  peine  rosés,  enfin  avec  une  polychromie  discrète 
de  colorations,  comme  bues  par  le  papier. 


14  JOURNAL    DKS    GOXCOURT. 

En  dehors  de  la  coloration,  la  beautù  des  épreuves 
ne  se  reconnaît  pas  surtout  par  ces  beaux  noirs  ve- 
loutés des  estampes  européennes,  et  que  n'a  pas  l'im- 
pression japonaise,  où  le  noir  est  un  noir  de  litho- 
graphie usée  ;  elle  se  témoigne  h  la  vue,  par  la  netteté 
du  contour,  sa  pénétration,  pour  ainsi  dire,  dans  le 
papier,  où  le  trait  a  quelque  chose  de  l'intaille  d'une 
pierre  gravée. 


Samedi  2  février.  —  Pour  l'homme  qui  airîie  sa 
maison,  la  jolie  pensée  de  Jouffroy,  que  celle-ci  : 
«  Ayez  soin  qu'il  manque  toujours  à  votre  maison 
quelque  chose,  dont  la  privation  ne  vous  soit  pas 
trop  pénible,  et  dont  le  désir  vous  soit  agréable.  » 

Mon  fait  est  vraiment  tout  exceptionnel.  J'ai  67  ans, 
je  suis  tout  près  d'être  septuagénaire.  A  cet  âge,  en 
littérature  généralement  les  injures  s'arrêtent,  et  il 
en  est  fini  de  la  critique  insultante.  Moi,  je  suis  vili- 
pendé, honni,  injurié  comme  un  débutant,  et  j'ai  lieu 
de  croire  que  la  critique  s'adressant  à  un  homme 
ayant  mon  âge  et  ma  situation  dans  les  lettres,  est 
un  fait  unique  dans  la  littérature  de  tous  les  temps 
et  de  tous  les  pays. 


Dimanche  3  février.  —  Francis  Poictevin,  en  quête 
d'un  livre  à  faire,  peu  désireux  d'aller  étudier  en 


ANNEE    1S89.  15 

Italie,  ainsi  que  je  lui  avais  conseillé,  comme  le  ter- 
rain d'un  thème  à  phrases  mystico-picturales,  m'in- 
terroge sur  le  sujet  qu'il  pourrait  bien  traiter.  Je  lui 
conseille  alors  de  rester  à  Paris,  d'étudier  ses  quar- 
tiers, et  de  faire,  sans  l'humanité  qui  l'habite,  une 
description  psychique  des  murs. 

Daudet  se  plaint  d'avoir,  pour  le  moment,  en  litté- 
rature deux  idées  sur  toutes  choses,  et  c'est  le  duel 
de  ces  deux  idées  dans  sa  tête,  qui  lui  fait  le  travail 
difficile,  hésitant,  perplexe.  Il  nomme  cela  «  sa  diplo- 
pie  » . 

Ce  soir,  il  me  lit  un  acte  de  sa  pièce  (La  lutte  pour 
LA  vie).  C'est  une  pièce  d'une  haute  conception,  dé- 
coupée très  habilement  dans  des  compartiments  de 
la  vie  moderne.  11  y  a  une  scène  se  passant  dans  un 
cabinet  de  toilette^  qui  est  un  transport  au  théâtre 
de  la  vie  intime,  comme  je  n'en  vois  pas  faire  par 
aucun  des  gens  de  théâtre  de  l'heure  présente. 


•  Mardi  5  fcvrii'r.  —  Un  rêve  biscornu  et  cauche- 
maresque.  J'étais  condamné  à  mort  pour  un  crime, 
commis  dans  une  pièce  que  j'avais  faite,  un  crime 
dont  je  n'avais  pas  la  notion  exacte  dans  mon  rêve, 
et  c'était  Porel  qui  était  le  directeur  de  la  prison,  le 
Porel  aux  yeux  durs  du  directeur  de  théâtre  emmou- 
fardé,  —  et  qui  m'annonçait  que  j'allais  être  guil- 
lotiné le  lendemain,  me  laissant  seulement  le  choix 
de  l'être  à  sept  heures  au  lieu  de  cinq  heures  du  ma- 


16  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

lin,  et  je  n'étais  préoccupé  que  de  n'avoir  pas  un 
moment  de  faiblesse,  en  montant  à  l'échafaud, 
pour  que  ra  ne  nuisît  pas  à  ma  réputation  littéraire. 

Visite  de  Mevisto,qui  me  demande  à  jouer  Perrin 

dans  la  Patrie  ex   danger.   Ce   n'est   pas   du  tout 

l'homme  du  rôle.  Je  le  vois  dans  Boussanel,  et  non 

^    dans  Perrin,  mais  ce  rôle  de  Perrin  c'est  l'ambition 

de  tous  les  acteurs  du  Tliéàtre-Libre. 

Ce  soir,  qui  devait  être  la  dernière  de  Germinie 
Lacerteux,  je  vais  à  l'Odéon. 

Je  trouve  Réjane  dans  l'enivrement  de  son  rôle. 
Elle  m'emmène  dans  sa  petite  loge  au  fond  de  la 
salle,  et  tout  en  changeant  de  robe,  elle  me  remercie 
chaudement,  chaudement,  de  lui  avoir  donné  ce 
rôle. 

Un-  moment,  j'entre  au  foyer,  où  mes  petites 
actrices  voient  arriver  avec  ennui  le  jour,  où  elles  ne 
vont  plus  jouer,  et  ne  plus  faire  leur  sabbat  de  tous 
les  soirs,  dans  les  combles  du  théâtre. 


Mercredi  6  février.  —  Visite  d'un  poète  décadent, 
glabre,  et  chevelu,  ressemblant  à  un  curé  du  Midi,  qui 
aurait  été  enrôlé  comme  humme-af fiche  pour  la 
vente  de  la  pommade  du  Lion. 

Après  la  génération  des  simples,  des  gens  natu- 
rels, qui  est  bien  certainement  la  nôtre ,  et  qui  a  suc- 
cédé à  la  génération  des  romantiques,  qui  étaient 
un  peu  des  cabotins,  des  gens  de  théâtre  dans  la  vie 


ANNEE    1889. 


privée,  voici  que  recommence  chez  les  décadents /V^Tiirs 
une  génération  de  chercheurs  d'eflets,  de  poseurs, 
d'étonneurs  de  bourgeois. 


Sam(?di  9  frorirr.  —  On  cause  à  dîner,  chez  Dau-^'».i'-. 
det,  de  ce  théâtre  de  Shakespeare,  de  ce  théâtre 
hautement  philosophique;  on  parle  de  ces  deux 
pièces  de  Magbetu  et  dHAMLET  d'une  humanité  si 
cschiilienne,  et  dont  le  théâtre  moderne  n'a  rien  gardé, 
en  son  terre  à  terre  d'aujourd'hui,  et  où  les  indivi- 
dualités sont  si  peu  originales,  si  bourgeoisement 
petites.  Et  l'on  s'entretient  amoureusement  de  ce 
théâtre  faisant  la  joie  intellectuelle  de  Weimar,  et 
de  là  on  est  amené  à  dire  qu'il  n'y  a  que  les  milieux 
restreints,  les  petits  centres  pour  goûter  la  littéra- 
ture distinguée,  et  l'on  cite  les  petites  républiques 
de  la  Grèce,  et  les  petites  cours  italiennes  de  la  Re- 
naissance :  tout  le  monde  constatant  que  les  grandes 
accumulations  de  populations,  comme  Paris,  les 
capitales  à  l'innombrable  public,  font  de  préférence 
de  formidables  succès  à  Roger  la  Honte  ou  à  la 
Porteuse  DE  pain,  à  de  grosses  et  basses  œuvres. 


Lundi  1 1  février.  —  Ces  grandes  affiches  jaunes, 
à  moitié  pourries  de  Germinie  Lacerteux,  que  mon 
œil  rencontre  encore  dans  les  rués,  c'est  triste 
comme  les  choses  qui  vous  parlent  d'une  morte. 


18  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

Arj"  Samedi  16  février.  —  Au  fond  chez  Shakespeare, 
malgré  toute  Thumanité  ramassée  par  lui  en  son 
entour,  et  plaquée  dans  ses  pièces  sur  des  êtres 
d'autres  siècles,  cette  humanité  me  parait  bien 
chimérique.  Puis  ses  bonshommes  sont  parfois  ter- 
riblement ergoteurs,  disputailleurs,  malades  à  l'état 
aigu  de  cette  maladie  anglo-saxonne  :  la  contro- 
verse, et  la  controverse  scolastique. 

Enfin,  il  y  a  une  chose  qui  m'embête  chez  le  plus 
grand  homme  de  lettres  incontestablement  du 
passé  :  c'est  le  défaut  d'imagination.  Oui,  oui,  c'est 
indéniable,  les  auteurs  dramatiques  de  tous  les  pays 
depuis  les  plus  renommés  dans  les  anciens  jusqu'à 
Sardou,  manquent  d'imagination  et  créent  d'après 
les  autres.  C'est  chez  nous  l'incomparable  Molière, 
et  Dieu  sait  que  presque  tout  son  théâtre,  ses  scènes 
célèbres,  ses  mots  que  tout  le  monde  a  dans  la 
mémoire,  c'est  presque  toujours  un  vol,  vol  dont  les 
critiques  lui  font  un  mérite,  mais  moi,  non. 

Eh  bien,  Shakespeare  qui  est  un  autre  monsieur, 
lui  aussi,  hélas!  c'est  de  vieux  bouquins  qu'il  les 
tire  ses  personnages,  et  malgré  toute  la  sauce  de  gé- 
nie qu'il  y  met,  je  le  répète,  ça  m'embête,  et  je  trouve 
qu'on  est  plus  grand  homme,  quand  on  tire  ses  créa- 
tions de  sa  propre  cervelle.  C'est  pour  cela  que  Bal- 
zac m'apparaît  le  grand  des  grands. 

En  résumé,  je  ne  trouve  dans  les  quatre  ou  cinq 
pièces  supérieures  de  Shakespeare,  tout  à  fait  hors 
ligne,  que  la  scène  de  somnambulisme  de  lady  Mac- 
beth, s'essayant  à  effacer  la  tache  de  sang  de  sa 


AN  nef:    1880.  19 

main,  et  avant  tout  la  scène  du  cimetière  d'Hamlet, 
où  il  atteint  le  sommet  du  sublime. 


Lundi  18  février.  —  Ah!  l'estomac!  Ah!  les  en- 
trailles! Ah!  les  yeux!  Ah!  la  pauvre  enveloppe 
intérieure,  la  misérable  muqueuse! 

Au  coin  du  passage  do  l'Opéra,  je  me  cogne  à 
SchoU  qui  me  dit  :  «  Eh  bien,  vous  avez  triomphé,, 
vous  avez  trompé  mes  prévisions.  »  Et  il  ajoute  sur 
un  ton  moitié  raillard,  moitié  ébranlé  :  «  Oh!  moi, 
je  suis  un  journaliste  vieux  jeu,  appartenant  aux 
théories  antiques...  mais  des  amis  à.  moi,  des  gens 
ne  tenant  pas  à  la  littérature,  m'ont  déclaré  que 
votre  pièce  les  avait  autant  intéressés  qu'un  drame 
de  Dennery.  Alors...  » 


Mardi  19  février.  —  Ce  malin,  quand  Blanche  me 
les  rapporte  de  chez  Bouillon,  je  les  regarde  un  long 
temps,  les  six  grandes  eaux-fortes  de  Huet  :  le  Héron, 
Vlnondation,  la  Maison  du  Garde,  les  Deux  Chaumiè- 
res, le  Braconnier,  un  Pont  en  Auvergne  :  ces  eaux- 
fortes  qui  sont  pour  moi  le  spécimen  typique  supé- 
rieur de  Feau-forte  romantique. 

J'étudie  leffort  laborieusement  petit  vers  les  colo- 
rations rembranesques,  les  égratignures  à  fleur  de 
cuivre,  les  promenades  d'épingles,  dont  l'impercep- 


20  JOURNAL    DI':S    CONCOURT. 

tible  entame  sillonne  la  planche  de  tailles  faisant, 
l'illusion  de  cheveux  tombés  dessus  —  et  la  timide, 
la  timide  morsure.  J'étudie  ces  eaux -fortes,  non  sans 
charme,  quoique  bien  enfantines,  et  qui  ont  l'air  de 
griffonnages  à  la  plume  de  corbeau,  jetés  par  des 
miss  élégiaques  sur  une  pierre  lithographique  — 
et  où  il  n'y  a  rien  de  la  virile  incision  de  la  pointe 
d'un  Seymour  Haden. 

A  propos  de  la  vente  d'eaux- fortes,  d'où  viennent 
ces  Huet  avant  la  lettre,  il  y  a  vraiment  de  bons 
toqués  d'eaux-fortes  avant  la  lettre,  que  dis-je  avant 
la  lettre,  mais  avant  la  plupart  des  travaux,  avant 
même  le  sujet  principal  indiqué,  et  je  suis  sûr,  à  la 
convoitise  de  certains  regards  par  moi  perçus, 
qu'une  épreuve  de  la  planche  de  Daubigny  :  Les  cerfs 
au  bord  de  l'eau,  avant  les  cerfs,  se  sera  vendue  fort 
cher. 

Oui,  si  à  certains  amateurs,  on  apportait  une 
feuille  de  papier,  oîi  il  y  aurait  derrière,  le  certificat 
d'un  Delatre,  attestant  que  c'est  la  première  feuille 
pour  le  tirage  de  telle  planche,  qui  a  été  préparée, 
mouillée,  mise  entre  les  couvertures,  puis  par  une 
circonstance  remplacée  par  une  autre,  cette  feuille 
ne  contenant  rien,  serait  V épreuve  avant  tout,  l'é- 
preuve désirable. 


Mercredi  20  février.  —  Yisite    d'Antoine   et  de 
Mevislo,  qui  m'annoncent  que  les  répétitions  de  la 


ANNEE    188  9.  21 

Patrie  en  danger  sont  commencées.  Mevisto  me 
demande,  de  la  manière  la  plus  pressante,  de  créer  le 
rôle  du  général  Perrin,  qu'il  veut  montrer  sous  l'as- 
pect d'un  général  plébéien.  Ça  me  fait  un  peu  peur, 
un  général  plébéien!  mais  il  a  l'air  d'y  tenir  tant, 
que  je  cède  à  son  désir. 


Jeudi  21  février.  —  Grand  dîner  chez  les  Daudet. 
Lockroy  arrive  au  milieu  du  diner,  en  s'excusant 
sur  ce  qu'il  a  attendu  son  successeur,  au  ministère, 
pour  lui  remettre  son  tablier,  et  qu'il  s'est  présenté 
un  premier  successeur  qui  a  été  suivi  d'un  autre, 
qui  n'était  pas  encore  le  vrai  successeur,  et  qu'enfin 
il  s'est  décidé  à  ne  pas  attendre  un  troisième. 

On  cause  du  discours  de  Renan  à  l'Académie,  et 
comme  je  me  laisse  aller  à  avouer  toute  la  révolte 
de  la  franchise  de  mon  esprit  et  de  mon  caractère,  à 
propos  du  tortillage  contradictoire  de  sa  pensée,  du 
oui  et  du  non,  que  contient  chacune  de  ses  phrases 
parlée  ou  écrite,  M™''  Daudet,  en  une  de  ses  char- 
mantes ingénuités  qu'elle  a  parfois,  laisse  tomber, 
comme  si  elle  se  parlait  à  elle-même  :  «  Oui  vrai- 
ment, il  n'a  pas  le  sentiment  de  l'affirmation  1  » 


Dimanche  .24  février., —  Journée   anxieusement 
préoccupée.  J'ai  reçu  ce  matin  une  lettre  de  M"""  Dau- 


22  JOURNAL    DES   GOXCOURT. 

det  me  disant,  que  Daudet  a  eu  cette  nuit  des  crache- 
ments de  sang  qui  l'ont  bien  effrayée. 

Aujourd'hui,  au  fjrenlcr,  Rosny  déclare  qu'il  n'es- 
time que  les  livres  qui  contiennent  des  idées,  oui  des 
idées,  et  que  la  fabrication  d'un  livre  lui  est  bien  égale, 
maintenant  qu'à  l'heure  présente,  les  derniers  des  der- 
niers savent  très  bien  faire  remuer  des  gens  communs. 


Lundi  j2 5  février.  — Je  trouve  Daudet  dans  son  lit, 
avec  des  yeux  tristes,  tristes,  et  les  mains  dépassant 
les  draps,  serrées  l'une  dans  l'autre,  en  ce  mouve- 
ment de  constriction  que  fait  l'inquiétude   morale. 


Jeudi  28  février.  —  Je  lis  ce  soir  dans  le  Temps, 
cette  phrase  adressée  aux  ouvriers  par  le  président 
Garnot,  dans  sa  visite  à  la  manufacture  de  tabacs  : 

«  Je  vous  remercie  profondément  de  l'accueil  que 
vous  venez  de  faire  à  ma  personne,  mes  chers  amis, 
car  vous  êtes  des  amis,  puisque  vous  êtes  des  ou- 
vriers. 

Je  demande,  s'il  existe  en  aucun  temps  de  ce 
monde,  une  phrase  de  courtisan  de  roi  ou  d'empe- 
reur, qui  ait  l'humilité  de  cette  phrase  de  courtisan 
du  peuple. 


Dimanche  3  mars.  —  Rafîaëlli,  de  retour  de  Bel- 
gique, oîi  il  vient  de  faire  des  contérences  là-bas,  et 


ANNEE    1889.  23 

auquel  quelqu'un  demande  ce  qu'il  est  allé  faire  là- 
bas,  répond  moitié  blaguant,  moitié  sérieusement  : 
«  J'ai  fait  le  commis  voyageur  de  lïdéall  » 

Berendsen  m'apporte  aujourd'hui,  traduit  en  da- 
nois, le  volume  d'iDÉES  et  sensations.  C'est  surprenant 
qu'il  ait  été  fait  à  l'étranger  une  traduction  de  ce  livre 
de  style  et  de  dissection  psychologique,  de  ce  livre 
si  peu  intéressant  pour  le  gros  public  français. 

Dans  son  lit,  avec  sa  figure  à  l'ovale  maigre  et 
allongé,  SCS  mains  exsangues  au-dessus  des  draps, 
d'une  voix  du  fond  de  la  gorge,  Daudet  dit  :  «  Je 
divise  les  livres  en  deux  :  les  livres  naturels,  les 
livres  d'une  inspiration  spontanée,  et  les  livres  vou- 
lus. »  Et  il  se  livre  à  une  classification  curieuse, 
dans  ces  deux  divisions,  des  livres  célèbres  du  mo- 
ment. 


Mercredi  6  mars.  —  La  Seine,  à  cinq  heures,  du 
côté  du  Point-du-Jour.  Le  soleil,  une  lueur  diffuse 
de  rubis,  dans  un  ciel  laiteux,  couleur  de  nacre,  où 
monte  l'architecture  arachnéenne  de  la  tour  Eiffel. 
Un  paysage  à  la  couleur  d'un  buvard  écossais. 

Maupassant ,  de  retour  de  son  excursion  en 
Afrique,  et  qui  dîne  chez  la  princesse,  déclare  qu'il 
est  en  parfait  état  de  santé.  En  effet,  il  est  animé, 
vivant,  loquace,  et  sous  l'amaigrissement  de  la  figure 
et  le  reflet  basané  du  voyage,  moins  commun  d'aspect 
qu'à  l'ordinaire. 


24  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

De  ses  yeux,  de  sa  vue,  il  ne  se  plaint  point,  et 
dit  qu'il  n'aime  (|ue  les  pays  de  soleil,  qu'il  ua 
jamais  assez  chaud,  qu'il  s'est  trouvé  à  un  autre 
voyage,  dans  le  Sahara,  au  mois  d'août, et  oii  il  faisait 
53  degrés  à  l'ombre,  et  qu'il  ne  souffrait  pas  de  cette 
chaleur. 

Le  docteur  Blanche  contait,  ce  soir,  que  la  maison 
qu'il  occupait  à  Passy,  et  qui  est  l'ancienne  maison 
de  la  princesse  dé  Lamballe,  avait  été  mise  en  vente, 
vers  1850,  à  la  suite  de  mauvaises  affaires,  par  un 
banquier  qui  en  avait  refusé  400  000  francs  aux 
Delessert.  Or,  un  avoué  qui  avait  une  bicoque  au 
Point-du-Jour,  et  qui  tous  les  jours,  pour  se  rendre 
au  Palais,  longeait  le  mur  de  la  propriété,  le  jour  de 
l'adjudication,  où  il  voit  que  la  mise  à  prix  est  de 
130  000  francs,  disait,  comme  en  plaisantant,  de 
mettre  50  francs  de  surenchère  en  son  nom  et  de  là 
allait  à  ses  affaires,  et  au  moment  de  s'en  aller,  pas- 
sait savoir  à  qui  elle  était  adjugée.  C'était  à  lui! 
Avec  les  frais,  il  avait  pour  150  000  francs  une  pro- 
priété, dont  les  possesseurs  actuels  demandent  trois 
millions. 


Samedi  9  mars.  —  Vraiment  les  tribulations,  les 
maladies,  les  chagrins,  s'abattent  sur  cette  maison 
Daudet. 

Le  père  de  M'^'^Daudetest  mort  ce  matin.  J'attends 
la  chère  femme  chez  elle  jusqu'à  sept  heures,  pour 


ANNEE    1889.  25. 

lui  serrer  la  main.  Là  vraie  douleur,  sans  aucune 
dramatisation,  avec  des  pleurs  qu'elle  comprime. 
«  Hier,  dit-elle,  en  phrases  scandées  par  de  petits 
sanglots,  je  me  suis  échappée  d'ici  un  moment...  j'ai 
été  poussée  par  un  pressentiment...  J'ai  trouvé  ma 
mère  qui  pleurait  et  qui  m'a  dit  que  mon  père  était 
en  train  de  lui  dire  des  choses  désolantes...  Il  se 
plaignait  d'être  faible,  faible  à  toute  extrémité...  J'ai 
compris  qu'il  était  bien  mal,  parce  qu'il  ne  deman- 
dait des  nouvelles  de  personne...  Cependant  il  a 
mangé  un  peu  le  soir,  et  mon  frère  est  passé  me 
rassurer...  Dans  la  nuit  il  a  voulu  dire  des  choses 
qu'il  n'avait  plus  la  force  de  dire...  Enfin,  ce  matin, 
on  m'a  prévenue  à  huit  heures...  11  ne  m'a  pas. 
reconnue...  Il  est  mort  à  neuf  heures.  » 


Lvjtdi  1  i  iimrs.  —  Enterrement  du  père  de 
M™"  Daudet.  Ah!  le  bel  adieu  au  mort  qu'a  inventé 
la  religion  catholique,  et  la  merveilleuse  combinai- 
son de  musiques  douloureuses,  de  paroles  graves, 
de  lentes  promenades  de  vieillards,  d'évocations  de 
paix  éternelle,  et  de  tentures  noires,  et  de  lumières 
brûlant  dans  le  jour,  et  de  parfums  d'encens  et  de 
senteurs  de  fleurs.  Ah!  l'artistique  mise  en  scène  de 
la  désolation  et  du  deuil  des  vivants. 

Dans  cette  marche  au  pas,  derrière  le  corbillard, 
du  boulevard  Montparnasse  au  Père-Lachaise,  cette 
marche  qui  a  duré  une  heure  un  quart,   tout  seul 

3 


20  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

dans  mon  fiacre,  il  remonte  en  moi  bien  des  sou- 
venirs tristes,  bien  des  souvenirs  de  mort. 

Oh,  ce  temple  à  Thiers,  sur  le  modèle  du  logis  de 
l'éléphant  au  Jardin  des  Plantes,  pour  cet  homme 
si  petit  de  toute  façon,  est-ce  assez  ridiculement 
énorme! 

A  trois  heures,  me  voici  à  la  répétition  du  Théâtre- 
Libre,  aux  Menus-Plaisirs.  C'est  aujourd'hui  moins 
désespérant  que  l'autre  jour,  et  les  remuements  de 
foule  qu'on  commence  à  tenter,  promettent,  il  me 
semble,  de  grands  effets.  Le  récit  de  la  prise  de  la 
Bastille  par  Mevisto  blessé,  soutenu  par  deux 
hommes,  forme  un  groupe  d'un  beau  dessin. 
Antoine  esquisse  le  rôle  de  Boussanel,de  manière  à 
faire  croire  à  une  création  originale.  Je  reprends 
confiance. 

Sur  les  six  heures,  Derembourg  qui  avait  envoyé 
mon  manuscrit  à  la  censure,  pour  faire  jouer  aux 
Menus-Plaisirs  la  Patrie  en  danger  avec  la  troupe 
d'Antoine,  si  elle  a  un  succès,  Derembourg 
m'apprend,  à  ma  grande  surprise,  qu'en  dépit  de 
ma  préface  de  Germinie  Lacerteux,  la  censure  a 
donné  le  visa  à  ma  pièce,  sans  demander  la  sup- 
pression d'une  phrase. 

Et  il  est  décidé  —  ça  me  paraît  bien  prématuré  — 
que  la  pièce  passera,  le  mardi  19  mars. 


Mardi  12  mars.  —  La  toiu"  Eiffel  me  fait  penser 


ANNEE    1889.  27 

que  les  monuments  en  fer  no  sont  pas  des  monix-U'oeiKN 
ments  humains,  ou  des  monuments  de  la  vieille 
humanité,  qui  n'a  connu  pour  la  construction  de 
ses  logis  que  le  bois  et  la  pierre.  Puis  dans  les  mo- 
numents en  fer,  les  surfaces  plates  sont  épouvan- 
lablement  affreuses.  Qu'on  regarde  la  première  plate- 
forme de  la  tour  Eiffel,  avec  cette  rangée  de  doubles 
guérites,  on  ne  peut  rêver  quelque  chose  de  plus 
laid  pour  l'œil  d'un  vieux  civilisé,  et  le  monument 
en  fer  n'est  supportable  que  dans  les  parties  ajou- 
rées, où  il  joue  le  treillis  d'un  cordage. 

Je  revois,  ce  soir,  M"^  Daudet.  Oui  c'est  l'image 
de  la  vraie  et  sincère  douleur.  Elle  a  les  yeux  tout 
gonflés  des  pleurs  de  la  nuit,  et  est  assise  en  une 
pose  affaissée,  ses  mains  molles  réunies  dans  un 
mouvement  de  prière,  inattentive  à  ce  que  vous 
dites,  ou  bien  accueillant, d'un  pâle  sourire  de  poli- 
tesse, les  paroles  qui  s'adressent  directement  à  elle . 


Jeudi  i4  mars.  —  Vraiment  un  amusant  et  drola- 
tique metteur  en  scène,  qu'Antoine  avec  son  sifflet 
de  contremaître,  et  ses  nom  de  Dieu,  jaillissant  de  son 
enrouement,  comme  des  déchirements  de  bronches. 
11  a  le  sentiment  de  la  vie  des  foules,  et  trouve  un 
tas  de  petites  inventions  ingénieuses,  pour  faire 
revivre  cette  vie  tumultueuse  sur  le  champ  étroit 
des  planches  d'un  théâtre. 

Aujourd'hui,  après  des  clameurs  cherchées  dans 


28  JOURNAL    DES    G  ON  COUR  T. 

trois  endroits  différents  du  théâtre,  et  plus  reculés 
l'un  que  l'autre,  et  donnant  comme  le  prolonge- 
ment lointain  de  cris  de  peuple,  à  la  cantonade  d'un 
épisode  révolutionnaire,  il  a  brisé  le  groupement  de 
la  scène  par  des  conversations  d'aparté  chucho- 
tantes, puis  tout  à  coup  sur  un  banc  jeté  à  terre, 
simulant  le  coup  de  pistolet  avec  lequel  se  tue  le 
commandant  de  Verdun,  il  a  fait,  dans  un  mouve- 
ment général,  toute  la  tourbe  retourner  la  tête  vers 
la  porte  du  commandant.  Et  c'était  d'un  grand  effet, 
avec  l'éclairage  d'un  quinquet  à  droite,  laissant  tout 
le  bas  des  corps  des  figurants  dans  l'ombre,  et  leur 
sabrant  la  figure  d'un  coup  de  lumière  de  la  tonalité 
blafarde,  qui  se  trouve  dans  les  (êtes  du  fond  des  li- 
thographies des  courses  de  taureaux  de  Goya. 

11  y  avait  aujourd'hui  80  figurants.  Antoine  en 
veut  200  à  la  première.  Quelles  physionomies,  dans 
€6  ramassis  de  vendeurs  de  cartes  obscènes,  de  sou- 
teneurs, d'industriels  de  commerces  suspects,  à  la 
tête  à  la  fois  canaille  et  intelligente.  «  En  voilà  un 
avec  un  pantalon  à  l'éléphant,  ditMevisto,  que  je  ne 
voudrais  pas  rencontrer  la  nuit!  »  Quanta  Antoine,  il 
les  savourait  de  l'œil  complaisamment,  finissant  par 
dire  :  «  Ahl  vraiment,  il  faut  que  je  demande  s'il 
n'y  a  pas,  parmi  eux,  quelques-uns  qui  voudraient 
débuter...  il  me  semble  qu'on  tirerait  plus  d'eux,  que 
de  ceux  qui  ont  appris  à  jouer.  »  Puis  il  se  retourne 
vers  un  groupe  d'actrices  et  leur  dit  :  "  Mesdames, 
vous  savez,  votre  argent  et  tous  vos  bijoux  dans  vos 
poches  ;  vous  voyez,  vous  avez  ici  cent  escarpes,  et 


ANNEE    1889. 


votre  habilleuse  me  semble  sortie  du  bagne.  Je  ne 
réponds  de  rien.  » 


Vendredi  I ô  mars.  —  Dire  qu'on  en  est  réduit 
aujourd'hui,  avec  cet  imbécile  de  public  de  pre- 
mière, à  substituer  dans  l'acte  de  Verdun,  le  mot 
passeport  au  mot  passe,  qui  est  le  vrai  mot  mili- 
taire, et  je  ne  suis  pas  bien  sûr,  diable  m'emporte, 
qu'au  premier  acte,  l'envoi  à  Sa  Majesté  des  fau- 
cons  par  le  procureur  de  l'ordre  de  Malte  ne  sera 
pas  égayé  par  un  intelligent  gandin. 


Dimanche  i  7  mars.  —  Répétition  aux  Menus- 
Plaisirs,  toutl'après-midi  jusqu'à  des  heures  indues. 
Mevisto  et  Barny  enroués,  presque  complètement 
aphones,  M"^  de  ?seuilly  jouissant  d'une  entorse, 
Antoine,  qui  a  décidément  pris  le  rôle  de  Boussanel, 
ne  l'ayant  pas  encore  une  fois  répété,  ce  rôle  d'un 
bout  à  l'autre,  et  me  laissant  dans  l'incertitude  com- 
ment il  sera  joué.  Par  là-dessus,  ledit  Antoine  est 
de  très  mauvaise  humeur,  et  maltraite  de  paroles 
tout  le  monde,  et  même  un  peu  moi-même,  à  pro- 
pos d'une  marche  de  Barny,  appuyée  sur  une 
béquille,  marche  qui  la  force  à  scander  par  des 
temps  ce  qu'elle  dit.  Et  tout  le  monde,  nerveux, 
tourné  à  la  dispute,  à  la  bataille,  l'homme  de  l'élec- 

3. 


30  JOURNAL    DES   GOXCOURT. 

tricité  voulant  se  battre  avec  un  ligurant,  et  le  comte 
de  Valjuzon  exaspéré  de  se  trouver  mal  habillé,  et 
menaçant  de  quitter  le  rôle.  Et  ceux  qui  ne  sont  pas 
prêts  à  se  prendre  aux  cheveux,  jouant  comme 
endormis,  comme  sous  l'influence  d'une  boisson 
opiacée.  Au  milieu  de  ce  désarroi,  la  petite  Varly 
venant  me  souffler  de  ses  jolies  lèvres  dans  l'oreille  : 
«  Ah!  que  je  vous  plains,  Monsieur,  d'être  inter- 
prété comme  ça!  » 

Puis  cette  foule  de  voyous,  magniûquemcnt 
effrayants  sous  leurs  blouses,  dans  le  moderne  de 
leurs  vêtements,  en  leurs  travestissements  de 
pêcheurs  de  Masaniello,  ayant  perdu  tout  caractère, 
ayant  l'air  d'une  mascarade  historique  de  chienlits 
de  la  Révolution.  Ah!  si  la  Providence  ne  s'en  mêle 
pas,  ce  sera  grotesque  la  première. 


Lundi  18  mars.  —  Profond  découragement  avec 
un  fonds  de  jemenfoutisme,  et  une  attente  un  peu 
ironique  de  ce  qui  va  arriver. 

Oui,  j'en  ai  plein  le  dos  du  théâtre,  et  de  la  fièvre 
des  répétitions  et  des  représentations,  et  j'aspire  à 
mercredi,  où  je  serai  tout  entier,  au  retournement 
de  mon  jardin,  et  à  la  fabrication  de  cet  amusant 
livre  de  pêche  à  la  ligne,  dans  les  brochurettes  de  la 
bibliothèque  de  l'Opéra,  qui  s'appellera  ;  La  Guimard. 

Je  trouve  à  cinq  heures  Daudet  plongé  dans  le 
MÉMORIAL  DE  Sainte-Hélène,  et  il  m'en  raconte  le  com- 


ANNEE    1889.  31 

mencement,  comme  dans  une  hallucination  bla- 
gueuse. C'est  l'Empereur  en  contact  avec  une  famille 
de  gens  gras  à  lard,  d'une  famille  Durham,  et  qui  n'a 
jamais  entendu  parler  de  lui,  et  ne  s'intéresse  qu'au 
héros  et  à  l'héroïne  d'un  roman  de  M°'^Cottin,  arrivé 
par  hasard  dans  cette  île  perdue,  et  à  propos  duquel, 
jeunes  et  vieux  assassinent  de  questions  l'Empereur, 
qui  exaspéré,  à  une  question  du  gros  oncle  deman- 
dant ce  qu'est  devenue  l'héroïne,  lui  jette  durement  : 
«  Elle  est  morte  !  »  et  alors  voit  couler,  à  cette  nouvelle , 
sur  le  faciès  de  cet  Anglais,  ressemblant  à  un  der- 
rière, voit  couler  de  grosses  larmes. 

Gela  est  conté  avec  les  suspensions  d'une  respi- 
ration difficile,  des  yeux  par  moment  un  peu  fixes, 
au  milieu  du  grossissement  d'une  ironie  gasconne. 

Une  surprise,  ce  soir,  à  la  répétition  générale.  La 
pièce  marche.  Antoine  est  très  bien  dans  Boussanel, 
et  tout  à  fait  supérieur  dans  l'acte  de  Fontaine  près 
Lyon.  Ah!  certes,  ce  n'est  pas  la  composition  de  la 
Comédie-Française,  et  ce  n'est  pas,  comme  nous 
l'avions  espéré  dans  le  temps  jadis,  Dressant  jouant 
le  comte  de  Valjuzon,  Delaunayjouant  Perrin...  mais 
telle  que  la  pièce  est  jouée,  elle  a  l'air  de  mordre  les 
nerfs  du  public. 


Mardi  19  mars.  —  La  toile  se  lève.  Je  suis  dans 
une  logette  sur  le  théâtre,  où  une  chaise  a  peine  à 
tenir  entre  les  murs  de  planches  blanchies  par  une 


32  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

peinture  à  la  colle,  et  j  ai  devantles  yeux  un  emmê- 
lement de  tuyaux  de  caoutchouc,  au  travers  desquels 
j'aperçois  l'avant-scène  de  gauche,  et  au-dessous 
■cinq  ou  six  têtes  de  la  première  banquette  de  l'or- 
chestre. Je  suis  là  dedans  avec  le  sentiment  d'un 
cœur  non  douloureux,  mais  plus  gros  qu'ailleurs. 

Les  mots  spirituels  du  premier  acte  tombent  dans 
un  silence  de  glace,  et  Antoine  me  jette  :  «  Nous 
avons  une  salle  sur  la  /rseroc,  toute  disposée  à  em- 
poigner n'importe  quoi,  une  phrase  quelconque,  une 
perruque  d'actrice,  une  culotte  d'acteur  !  » 

Cette  froideur  s'accentue  au  second  acte,  dans  la 
scène  pathétique  des  deux  femmes,  pendant  l'attaque 
des  Tuileries,  et  finit  sur  un  maigre  claquement  de 
mains. 

Des  amis  viennent  me  voir  et  s'exclament  ;  «  Oh 
cette  salle,  on  ne  peut  s'en  faire  une  idée  !  »  Et  je  sens 
les  acteurs  nerveux,  et  j'ai  peur  qu'Antoine  ne  joue 
pas  si  bien  qu'hier.  Hennique  très  indigné  s'en  re- 
tourne, en  criant  dans  les  corridors  :  «  Voilà  ce  que 
c'est  que  d'écrire  en  français!  » 

La  pièce  se  relève,  est  très  applaudie  au  troisième 
acte. 

Au  fond,  chez  moi,  une  inquiétude  de  ce  relève- 
ment de  la  pièce,  et  une  crainte  de  réaction  au  qua- 
trième acte,  de  la  part  de  cette  salle,  qui  veut  la 
chute  de  la  pièce,  et  va  sans  doute  chercher  à 
l'égayer,  ne  pouvant  la  siffler,  Ça  ne  manque  pas. 
On  rit  à  des  phrases  comme  celle-ci  :  '<  Vous  n'êtes 
pas  Suisse  »,  ou  à  des  phrases  comme  celle-là  :  (<  Il 


Année  isso.  33 

parlait...  il  parlait  comme  jamais  je  n'ai  entendu 
parler  un  homme  !»  Ah!  le  bel  article  à  faire  sur  la 
lourde  biHise  et  l'ignorance  des  jeunes  blagueurs 
de  première.  Et  chez  ces  gens  pas  deux  sous  d'in- 
telligence :  ce  qu'il  y  avait  à  blaguer  dans  cet  acte,  à 
blaguer  avec  intelligence,  c'était  la  résurrection  de 
Perrin,  et  ils  ne  l'ont  pas  fait... 

Enfin  arrive  le  cinquième  acte,  qu'on  joue  au  mi- 
lieu de  l'égayement,  amené  par  la  figure  de  Pierrot, 
que  s'est  faite  un  détenu.  Mais  le  dramatique  del'acte 
prend  à  la  fin  des  gens.  Et  le  baisser  du  rideau,  après 
l'annonce  du  nom  des  deux  auteurs,  a  lieu  dans  les 
applaudissements. 

Zola,  un  moment,  vient  chaleureusement  me  féli- 
citer d'avoir  la  salle  que  j'ai,  me  congratuler  de 
n'être  pas  reconnu,  d'être  contesté,  d'être  échigné; 
cela  prouve  que  je  suis  jeune,  que  je  suis  encore  un 
lutteur,  que...  que...  que... 

—  Ah!  que  vous  êtes  détesté,  haï,  —  c'est  Rosny 
qui  succède  à  Zola,  —  cela  dépasse  l'imagination,  il 
fallait  entendre  ce  qu'il  y  avait  de  fureur  contre  vous 
dans  les  corridors,  et  ce  n'est  point  encore  tant  le 
lettré  que  l'homme,  qui  est  abominé! 

—  Oui,  oui,  je  le  sais,  mon  éloignement  du  bas 
monde  des  lettres,  mes  attaques  contre  la  société 
juive,  aujourd'hui  régnante,  mon  dédain,  mes  mé- 
pris pour  le  ramassis  interlope  d'hommes  et  de  fem- 
mes dont  se  compose  une  première,  l'honorabilité 
même  de  ma  vie...  Tout  cela  fait  qu'on  me  déteste, 
vous  ne  m'apprenez  rien! 


34  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

Et  quelques  instants  après  me  promenant,  à  la 
sortie  du  théâtre  avec  Paul  Alexis,  il  me  dit  : 

—  C'est  extraordinaire...  J'avais  derrière  moi, 
dans  une  baignoire  une  femme,  une  femme  bien, 
une  habituée  du  The'âtre-Libre,  qui  vient  accom- 
pagnée, je  crois,  d'un  vieux  mari  Eh  bien,  elle  s'est 
écriée  avec  un  soupir  douloureux  :  «  Ah  !  que  je  plains 
les  acteurs  de  jouer  une  telle  pièce!  »  Et,  Dieu  sait, 
ajoute  Alexis,  ce  que  sont  vos  acteurs,  sauf  Antoine. 

—  C'est  clair,  si  la  pièce  avait  été  écrite  par  Den- 
nery,  cette  femme  se  serait  écriée  :  «Ah!  qu'ils  sont 
donc  heureux  les  acteurs  qui  jouent  dans  un  pareil 
chef-d'œuvre.  » 

Je  rentre,  et  trouve  mes  deux  femmes  sous  l'émo- 
tion du  récit  qui  vient  de  leur  être  fait  d'un  assas- 
sinat, commis  la  veille  dans  la  villa. 

Là-dessus  la  petite  va  se  coucher,  promenant  sa 
lumière  par  la  maison,  et  je  mange  un  gâteau,  en 
buvant  un  verre  d'eau  rougie,  quand  Pélagie  me  dit  : 

—  Entendez-vous  des  pas,  comme  glissés  sous  la 
fenêtre  ? 

—  C'est  vrai...  Donnez-moi  la  canne  à  épée  qui 
est  là,  et  ouvrez  tout  doucement  la  porte. 

Pélagie  entre-bâille  la  porte,  et  aperçoit  trois  hor- 
ribles chenapans...  dont  l'un  lui  crie  aussitôt  :  «  N'a- 
yez pas  peur,  Madame!  »  C'étaient  trois  agents  de 
la  sûreté,  déguisés  en  grinches,  qui  intrigués  par 
ces  promenades  de  lumière  dans  la  maison,  à  cette 
heure  indue,  avaient  cru  à  une  intrusion  de  voleurs 
chez  moi. 


ANNÉE    1889,  35 

Mercredi  20  mars.  —  Une  presse  moins  exécrable 
que  je  ne  l'attendais;  toutefois  une  allusion  perfide 
de  Vitu,  dans  le  Figaro,  au  sujet  de  la  retraite  de  la 
princesse,  qui  soufTrante,  a  quitté  le  théâtre  avant 
la  fin. 

Ce  soir,  Dieulafoy  contait,  que  dans  une  salle  de 
l'hospice  Necker,  les  malades  se  plaignaient  de  vols 
journaliers,  qu'une  surveillance  avait  été  exercée 
sur  les  infirmiers  et  les  filles  de  service,  et  qu'on 
n'avait  pas  découvert  le  voleur.  A  ce  moment  était 
placé  dans  la  salle,  un  sergent  de  ville,  malade  d'une 
fluxion  de  poitrine,  mourant,  presque  agonisant.  A 
quelques  jours  de  là,  un  matin,  à  la  visite,  il  disait 
à  Dieulafoy  :  «  Moi,  je  connais  le  voleur!  »  L'homme 
de  la  police  avait  fait  son  métier  en  pleines  affres  de 
la  mort.  Et  le  voleur  était  un  aveugle,  traité  dans 
cette  salie  pour  albuminurie. 


Jeudi  21  mars.  —  Une  vraie  terreur  dans  Auteuil 
à  propos  du  garçon  jardinier  assassiné.  Des  gens 
qui  déménagent,  des  maisons  où  l'on  prend  des  gar- 
diens pour  la  nuit.  Pas  si  exagérée,  la  lettre  que 
j'avais  écrite,  il  y  a  quelques  mois,  au  Figaro,  et  oîi  je 
demandais  qu'en  ce  pays,  — le  pays  qui  paye  le  plus 
d'impôts  de  toute  la  terre,  —  l'existence  et  le  foyer 
du  citoyen,  fussent  un  peu  mieux  défendus  des  assas- 
sins et  des  voleurs. 

Un  article  incroyable  est  celui  paru  dans  le  Petit 


30  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

Journal,  et  qui  demande  la  suppression  de  la  com- 
mission de  censure,  sur  ce  qu'elle  a  laissé  passer  une 
pièce,  qui  est  la  glorification  de  la  capitulation  de 
Verdun.  Vous  l'entendez,  la  glorification  de  la  capi- 
tulation de  Verdun  !  Je  fais  un  appel  à  toute  personne 
de  bonne  foi,  lui  demandant  si  ce  n'est  pas  absolu- 
ment le  contraire.  Et  savez-vous  d'oîi  vient  cette 
accusation,  elle  vient  de  ce  que,  hier,  des  gens  de  la 
Ligue  des  patriotes  ont  applaudi  cette  phrase  de  la 
chanoinesse,  dans  l'acte  du  siège  de  Verdun  :  Plus 
de  cette  Assemblée  de  Paris,  et  le  balai  à  ce  ramas  de 
rohins,  d'avocats,  de  marchands  de  paroles.  Oui,  oui,  à 
bas  l'Assemblée!  à  bas  l'Assemblée! 


Vendredi  22  mars.  —  Un  affreux  détail  sur  le  pau- 
vre garçon  jardinier  assassiné,  c'est  un  double  sillon, 
creusé  par  les  larmes,  le  long  des  deux  ailes  du  nez. 
Le  pauvre  diable  aurait  été  tué  dans  toute  la  peur 
d'un  faux  sommeil,  mal  joué. 


Samedi  23  mars.  —  C'est  dur  d'aller  ce  soir  au 
théâtre,  où  on  m'interrompt  brutalement  demain  ; 
mais  je  veux  remercier  Antoine,  je  veux  remercier 
ces  pauvres  diables  d'acteurs,  pour  qu'ils  ne  puis- 
sent pas  croire,  un  moment,  que  je  leur  attribue 
mon  insuccès. 


AN.NKE    1889.  37 

Je  tombe  dans  la  fin  du  second  acte,  et  trouve  le 
jeune  Montégut,  à  l'effet  d'imiter  la  fusillade,  tirant 
des  coups  de  revolver  dans  le  corridor  derrière  le 
théâtre,  tandis  qu'un  gros  homme  à  tête  de  manant 
du  moyen  âge,  tire,  lui,  des  coups  de  canon  d'une 
grosse  caisse,  et  que  dans  le  foyer  des  acteurs,  deux 
figurants  tapent  sur  deux  cloches,  pour  simuler  le 
tocsin.  Un  moment  Montégut  a  tiré  tant  de  coups  de 
revolver  qu'on  ne  peut  plus  respirer.  C'est  vraiment 
être  en  pleine  cuisine  de  la  chose. 

Antoine  ne  me  paraît  pas  trop  moralement  décon- 
fit de  notre  four.  Il  me  dit  que  s'il  avait  été  le  maî- 
tre, il  aurait  tenu  plus  longtemps,  et  ajoute  aima- 
blement que  la  pièce  n'avait  pas  été  peut-être  jouée, 
comme  elle  aurait  dû  l'être.  A  cela  je  lui  réponds 
que  la  pièce  aurait  été  miraculeusement  jouée,  que 
ça  aurait  été  la  même  chose,  qu'il  y  a  eu  une  com- 
binaison, un  amalgame  de  l'hostilité  contre  lui, 
de  l'hostilité  contre  moi,  qu'il  n'y  avait  rien  à  faire, 
que  la  pièce  est  peut-être  relevable  ailleurs,  ne  l'est 
pas  aux  Menus-Plaisirs. 

Le  bruit  court  que  Claretie  est  dans  la  salle,  et  sur 
cette  annonce,  tout  le  monde  de  déployer  ses  talents 
pour  se  faire  engager  aux  Français;  Antoine,  lui- 
même,  moitié  pour  Claretie,  moitié  pour  moi,  est 
superbe  dans  le  quatrième  acte. 


Dimanche  24  mars.  —  Je  ne  sais  dans  quel  jour- 
nal, je  lisais  que  ma  vie  se  passait  au  milieu  d'une 

■1 


38  ;.IOUR\AL    DES,  GONCOURT. 

société  d'admiration.  Elle  est  restreinte  cette  société, 
car  personne  en  littérature  n'a  été  attaqué,  insulté, 
injurié  comme  moi,  —  et  si  peu  soutenu  par  ma  so- 
ciété. Et  cette  société  d'admiration,  je  la  cherchais  à 
la  première  de  Germi.me  Lacerteux,  oiî  la  salle  ne 
voulait  pas  laisser  prononcer  mon  nom,  à  la  pre- 
mière de  la  Patrie  en  danger,  cette  reconstitution 
d'une  époque  historique,  je  puis  l'affirmer,  comme 
il  n'y  en  a  aucune  dans  une  pièce  française,  et  que 
la  salle,  par  ses  mépris,  ses  égayements,  l'afïectation 
de  son  ennui,  déclarait  inférieure  à  tout.  Et  dans 
ma  pensée,  je  rapprochais  ces  deux  premières,  de 
l'avis  de  tout  le  monde  exceptionnelles  et  particu- 
lières aux  Concourt,  de  la  première  d'HEXRiETTE  Ma- 
réchal, où  on  aurait  voulu  nous  déchirer  mon  frère 
et  moi. 

Les  gens  de  mon  Grenier,  dans  mon  désastre,  se 
sont  montrés  gentils, alfectueux. Ils  ont  eu  l'idée  de 
me  donner  un  dîner,  de  m'entourer  un  peu  de  la 
chaleur  de  leur  affection,  et  ça  m'a  été  une  jouis- 
sance de  cœur,  de  savoir  que  c'était  Geffroy  qui  avait 
eu  cette  idée. 


Lundi  25  mars.  —  Tristesse,  en  pensant  que  ma 
carrière  littéraire  est  finie  —  et  que  ma  dernière 
cartouche  a  raté  —  et  cependant  la  Patrie  en  dan- 
ger est  une  œuvre,  qui  méritait  mieux  qu'une  chute 
au  Théâtre-Libre. 


ANNKE    1889.  39 

Mardi  26  mars.  —  Ce  soir,  Daudet  se  plaignait, 
que  la  critique  de  Rosny,  dans  la  fievue  Indépen- 
dante, nous  enfermât  dans  une  prison,  où  de  temps 
en  temps,  il  était  permis  de  nous  passer  quelque 
chose  par  les  barreaux. 

Il  se  moquait  de  ces  formules,  nous  parquant 
dans  un  compartiment,  avec  sur  la  porte  un  écri- 
teau  du  Jardin  des  Plantes,  spécifiant  notre  espèce, 
quand  il  y  a  des  naturalistes,  comme  Flaubert,  qui 
font  la  Tentation  de  saint  Antoine,  et  des  natura- 
listes du  nom  de  Concourt  qui  font  Madame  Gervai- 
SAis,  —  roman  qui,  s'il  n'avait  pas  sur  la  couverture 
le  nom  des  auteurs,  pourrait  passer  pour  le  plus 
spiritualiste  des  romans  modernes. 

Et  je  disais  à  Daudet  :  Oui,  peut-être  le  mouvement 
littéraire,  baptisé  naturalisme  est  à  sa  fin,  il  a  à  peu 
près  ses  cinquante  ans  d'existence,  et  c'est  la  durée 
d'un  mouvement  littéraire  en  ces  temps,  et  il  fera  sans 
nul  doute  place  à  un  mouvement  autre  ;  mais  il  faut 
pour  cela,  des  hommes  à  idées,  des  trouveurs  de  nou- 
velles formules,  et  je  déclare  que  dans  ce  moment- 
ci,  je  connais  d'habiles -ouvriers  en  style,  des  vrais 
maîtres  en  procédés  de  toutes  les  écritures,  mais 
pas  du  tout  d'ouvriers-inventeurs  pour  le  mouvement 
devant  arriver. 


Jeudi  28   mars,  —  Daudet  nous   confesse  qu'en 
1875,  en  présence  de  ses  pauvres  gains  littéraires, 


40  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

il  a  été  au  moment  d'entrer,  par  la  protection  de  son 
frère,  dans  un  bureau  ou  une  bibliothèque,  et  d  échan- 
ger contre  un  traitement  de  3  000,  les  120  000  qu'il 
gagne  maintenant. 

Puis,  je  ne  sais  par  quel  chemin,  sa  parole  va  à 
ses  livres,  et  il  déclare  qu'il  n'y  a  qu'une  chose  qui 
blesse  son  amour-propre,  c'est  que  dans  son  Tarta- 
rin,  on  n'a  vu  qu'une  fantaisie  comique,  et  qu'on 
n'a  pas  reconnu  que  c'était  une  sérieuse  personnifi- 
cation du  Midi,  une  figure  de  don  Quichotte  plus 
épais. 

—  Oui,  lui  dis-je,  un  don  Quichotte  mâtiné  de 
Sancho  Pança. 

—  C'est  ça...  Hein,  est-ce  bien  un  Tartarin  que  ce 
Numa  Gilly...  qui  voulait  tout  tuer,  tout  avaler, 
et  qui  devant  les  duels,  les  procès,  que  sa  brochure 
lui  amène,  se  met  à  pleurer. 


Lundi  y'-""  avril.  —  C'est  incontestable,  et  il  faut 
bien  que  je  me  l'avoue,  à  la  reprise  d'HENRiETXE 
Maréchal,  j'avais  toute  la  jeunesse  avec  moi,  je  l'ai 
bien  encore,  mais  pas  tout  entière. 

Les  décadents,  quoiqu'ils  descendent  un  peu  de 
mon  style,  se  sont  tournés  contre  moi.  Puis,  il  y 
a  dans  la  présente  jeunesse,  ce  côté  curieux  qui  la 
différencie  des  jeunesses  des  autres  époques;  elle 
ne  veut  pas  reconnaître  de  pères,  de  générateurs,  et 
se  considère,  dès  l'âge  de  vingt  ans,  et  dans  le  balbu- 


ANNEE    1889. 


tiennent  du  talent,  comme  les  (rouveurs  de  tout.  C'est 
une  jeunesse  à  l'image  de  la  République,  elle  raye 
le  passé. 


Mardi  2  avril.  —  Causerie  avec  Daudet  sur  la 
femme  française,  que  Molière  dit  dans  une  préface 
plus  intellectuelle  que  sensuelle.  Et  là-dessus  Daudet 
s'élève  contre  la  fausseté  des  femmes,  représentées 
par  le  roman  français  contemporain,  comme  des. 
possédées d'érétbisme,  s'élève  contre  la  fausseté  des 
femmes  françaises  décrites  par  le  romantisme,  ces 
femmes  rugissantes,  ces  femmes  affoléespar  des  pas- 
sions tropicales,  —  et  nous  disons  qu'il  y  aurait  un 
intelligent  et  spirituel  article  à  faire,  pour  remettre 
la  femme  française  de  la  littérature,  au  point  réel. 


Jeudi  4  avril.  —  J'ai  toujours  un  plaisir,  oîi  il  y  a 
un  peu  d'émotion,  à  la  réception  des  premières 
épreuves  d'un  livre.  C'est  bien  celle  que  j'éprouve,  en 
tirant  de  ma  boîte  à  lettres,  les  placards  de  la  Clai- 
ron, imprimés  par  VÉcho  de  Paris. 

Après  dîner  cbez  Daudet,    on   cause   surnaturel. 
M"^  Daudet  et  son  grand  fils  Léon  ont  des  tendances' 
à  y  croire  ;  Daudet  et  moi  sommes  tout  à  fait  des 
incroyants.  Une  grosse  discussion,  dans  laquelle  je 
jette  :  «  Non,  je  ne  crois  pas  au  surnaturalisme  entre 


42  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

les  vivants  et  les  morts,  hélas  !  mais  je  crois  au  sur- 
naturalisme entre  les  vivants...  L'amour  par  exem- 
ple, qui  fait,  à  première  vue  de  deux  êtres  qui  ne  se 
connaissent  pas,  des  amoureux;  ce  coup  de  foudre, 
qui  en  une  seconde,  affole  deux  êtres  l'un  de  l'autre... 
voilà  du  surnaturel  bien  certain,  bien  positif.  » 


Samedi  6  avril.  —  Je  retrouve  cette  note  donnée 
par  Hayashi:  «  Shitei  Samba,  romancier  et  critique 
japonais  (1800)  ayant  une  certaine  parenté  avec  la 
forme  du  Journal  des  Concourt. 


Lundi  8  avril.  —  Je  voudrais  faire  un  livre  —  pas 
un  roman  —  où  je  pourrais  cracher  de  haut  sur  mon 
siècle,  un  livre  ayant  pour  titre  :  Les  Mensonges  de 
MON  Temps. 


Mardi  9  avril.  —  Tout  le  bénéfice,  qu'a  tiré  jusqu'à 
présent  la  France  de  la  présidence  de  la  RépubUque  : 
c'a  été  l'encouragement  des  assassins,  par  les  grâces 
miséricordieuses  que  leur  a  accordées  le  président 
Grévy. 


Mercredi  iO  avril.  —  Les  anémones,  avec  leurs 
pétales  lâches  mous,  affaissés,  et  avec  leurs  dou- 
ces couleurs  aux  tons  passés,   mauve,  lilas,   rose 


ANNEE    1889.  43 

turc,  me  semblent  de  vraies  fleurs  d'odalisques. 
Elles  m'apparaissent  aussi  ces  fleurs,  en  le  coloris  de 
leurs  nuances  délavées  autour  de  l'aigrette  noire 
de  leur  calice,  comme  ayant  la  tendresse  surnatu- 
relle de  couleurs,  entrevues  dans  un  rêve. 


Vendredi  12  avril.  — Ce  soir,  je  brûle  les  cheveux 
blancs  de  ma  mère,  des  cheveux  blonds  de  ma  petite 
sœur  Lili,  des  cheveux  d'un  blond  d'ange...  Oui,  il 
faut  songer  à  la  profanation  qui  attend  les  reliques 
de  cœur,  laissées  derrière  eux  par  les  célibataires. 


Mardi  î  6  avril.  —  Des  pagodes,  des  minarets,  des 
moucharabys,  tout  un  faux  Orient  en  carton.  Pas 
un  monument  rappelant  notre  architecture  fran- 
çaise. On  sent  que  cette  exposition  va  être  l'expo- 
sition du  rastaquouérisme .  Du  reste  à  Paris,  dans  le 
Paris  d'aujourd'hui,  oui,  le  Parisien,  la  Parisienne, 
ça  commence  à  devenir  un  être  rare,  dans  celte  so- 
ciété sémitique,  ou  auvergnate,  ou  marseillaise,  par 
suite  de  la  conquête  de  Paris,  par  la  juiverie  et  le 
Midi.  Au  fond  Paris  n'est  plus  Paris,  c'est  une  sorte 
de  ville  libre,  où  tous  les  voleurs  de  la  terre  qui  ont 
fait  leur  fortune  dans  les  afl'aires,  viennent  mal 
manger,  et  coucher  contre  de  la  chair  qui  se  dit  pa- 
risienne. 


41  JOURNAL    DES    GONCOUKT. 

Ce  soir,  dîner  olfert  chez  Marguery,  par  les  amis  du 
Grenier  et  autres  lieux,  à  l'auteur  de  Germime  La- 
CERTEUx  et  de  la  Patrie  en  danger.  Ce  dîner  est  le 
prétexte  à  l'ouverture,  chez  le  restaurateur,  d'une 
salle  recouverte  d'une  tenture,  comme  enduite  d'un 
strass  aveuglant,  et  aux  sculptures  moyenâgeuses, 
dans  le  genre  du  moyen  âge,  que  les  Fragonard  fils, 
sous  la  Restauration,  mettaient  à  l'illustration  des 
Clotilde  de  Surville  :  une  terrible  décoration  qui 
aurait  coûté  cent  mille  francs,  et  qui,  toute  la  soirée, 
sert  de  thème  aux  horripilations  artistiques  de 
Huysmans. 

A  ce  dîner  on  est  trente-cinq,  trente-cinq  gon- 
courtistes  me  montrant  une  franche  sympathie. 

J'ai  à  ma  gauche  Rops,  le  causeur  coloré,  à  la 
phrase  fouettée,  et  qui  m'entretient  tout  à  la  fois  du 
dramatique  de  la  campagne  de  1870,  et  de  sa  folie 
amoureuse  pour  les  rosiers  de  son  jardin  de  Corbeil. 
En  un  croquis  parlé  de  peintre,  il  me  silhouette 
un  de  Moltke,  faisant  la  campagne  de  France  en  pan- 
toufles. Puis  il  m'introduit,  au  crépuscule,  dans  une 
chaumière,  où  au  moment  de  prendre  une  pomme 
de  terre  dans  un  pot  de  fonte  sur  le  feu,  il  est  sou- 
dain arrêté  par  la  vue  d'une  femme  couchée  à  terre 
sur  la  figure,  et  les  cheveux  répandus  ainsi  qu'une 
queue  de  cheval  dans  une  mare  de  sang,  et  commue 
il  sort  dans  la  cour,  il  se  trouve  en  face  d'un  homme 
appuyé  debout  sur  une  herse,  en  train  de  mourir, 
avec  un  restant  de  vie  dans  les  yeux,  épouvantant. 
Un  spectacle  qui  l'a  rempli  d'une  terreur  nerveuse 


ANNEE    1889.  45 

comme  il  n'en  a  jamais  éprouvé,  et  au  milieu  de 
laquelle,  il  s'est  trouvé  dans  l'obligation  d'appeler 
un  camarade,  pour  prendre  la  femme  et  la  trans- 
porter dans  la  voiture  d'ambulance. 

Au  milieu  de  ce  récit,  soudain  Rosny  qui  est  à 
ma  droite,  se  lève,  et  me  porte  un  toast  d'une  ami- 
calite'  très  charmante,  où  il  malmène,  presque  avec 
des  gros  mots,  les  éreinteurs  de  mes  deux  pièces,  et 
cela  est  dit  par  l'auteur  du  Bilatkral,  d'une  voix  ten- 
drement émotionnée. 

Au  fond  un  repas  vraiment  affectueux  dans  lequel 
Antoine  m'apprend  que  la  municipalité  de  Reims- 
lui  demande  de  venir  jouer  la  Patrie  en  danger,  le 
14  juillet,  et  qu'il  veut  ouvrir  la  saison  prochaine 
avec  les  Frères  Zemganno. 

Là-dessus  une  tournée  au  café  Riche,  et  l'on  se 
quitte  avec  des  tendresses,  à  une  heure  du  matin. 


Jeudi  /'S'  avril.  —  Pillaut,  le  musicien,  racontait 
que  pour  l'exposition  du  Conservatoire  qu'il  faisait, 
il  avait  été  dans  un  village  de  l'Oise,  dont  j'ai 
oublié  le  nom,  et  oii  l'on  faisait  des  instruments  de 
musique  en  bois,  depuis  près  de  trois  cents  ans  :  un 
village  où  il  n'y  a  pas  de  ferme,  où  les  paysans  ne 
sèment,  ni  ne  labourent,  ni  ne  fauchent,  et  où  tous, 
le  cul  sur  une  selle,  travaillent  à  des  clarinettes, 
qui  se  composent  d'une  trentaine  de  pièces.  Ne  vous 
apparaît-elle  pas  comme  une  localité  digne  d'être  dé- 
crite par  Hoffmann,  cette  localité  fantastique? 


4G  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

Vendredi  19  avril.  —  Je  voulais  travailler  aujour- 
d'hui, mais  les  roulades  des  oiseaux,  la  nage  folle 
des  poissons  sortant  de  leur  léthargie  de  l'hiver,  le 
bruissement  des  insectes,  Tétoilement  du  gazon  par 
les  blanches  marguerites,  le  vernissage  des  ja- 
cinthes, et  des  anémones  par  le  soleil,  le  bleu  tendre 
du  ciel,  la  joie  de  l'air  d'un  premier  jour  de  prin- 
temps... m'ont  fait  paresseux  et  habitant  de  mon 
jardin,  toute  la  journée. 


Dimanche  21  avril.  — Je  crois  décidément  que  la 
vie  intellectuelle,  que  le  ferraillement  journalier  de 
votre  intelligence  à  rencontre  d'autres  intelligences, 
je  crois  que  cela  combat  et  retarde  la  vieillesse.  Je 
fais  cette  remarque,  en  me  comparant  aux  bourgeois 
de  mon  âge  que  je  connais.  Bien  certainement,  ils 
sont  plus  vieux  que  moi. 


Lundi  2.2  avril.  —  J'en  suis  là  maintenant  :  c'est 
qu'un  livre,  comme  le  second  volume  de  la  Corres- 
pondance DE  Flaubert  m'amuse  plus  à  lire,  qu'un 
roman,  qu'un  livre  d'imagination. 


Mardi  23  avril.  —  Ah  !  c'est  un  plaisir  de  trouver 


ANNEE    1S89. 


dans  ce  volume  de  Flaubert,  ces  colères,  ces  indi- 
gnations qui  se  disent,  qui  se  crient,  qui  se  gueulent, 
selon  son  expression,  dans  la  conversation,  mais  qui 
n'arrivent  presque  jamais  au  public  parl'impression. 


Dimanche  28  avril.  —  Aujourd'hui,  Daudet  nous 
amuse  des  romans  hyperboliques  de  Barbey  d'Au- 
revilly, sur  sa  généalogie  et  sa  noble  enfance,  le 
mettant  en  scène  en  compagnie  de  l'abbé  chargé  de 
son  éducation,  et  auquel  il  criait  avant  de  faire  des 
armes  avec  lui  :  «  Allons,  l'abbé,  retrousse  ta  sou- 
tane! »  Puis  c'est  la  leçon  d'équitation,  où  un  louis 
était  placé  par  le  père  sur  la  selle,  que  le  jeune  d'Au- 
revilly devait  franchir  sans  le  faire  tomber,  et  le  louis 
était  à  lui.  Mais  il  était  si  alerte,  qu'on  était  obligé  de 
renoncer  à  cet  exercice,  parce  que,  disait-il,  avec  sa 
voix  à  la  Frédérick-Lemaitre,  il  aurait  ruiné  son  père. 

Le  malheur  de  tous  ces  racontars,  était  qu'il  n'y 
avait  au  logis  du  père  Barbey,  ni  abbé,  ni  cheval,  ni 
selle,  ni  le  louis  même.  Un  jour  dans  une  griserie  de 
Champagne,  Barbey  avouait  que,  dans  toute  sa  vie, 
il  n'avait  pu  tirer  de  son  père  que  quarante  francs, 
et  encore  avec  quel  effort,  quelle  peine! 


Mercredi  /"  mai.  —  Grande  causerie  sur  Balzac 
avec  M.  de  Lovenjoul,  chez  la  princesse. 


■iS  JOURNAL  DES  CONCOURT. 

En  ce  siècle  de  respect  et  de  conservation  de  l'au- 
tographe, le  balayage,  la  jetée  aux  ordures  des  ma- 
nuscrits, des  lettres  de  Balzac,  a  été  encore  plus 
étonnante,  plus  renversante,  plus  incroyable,  que  le 
récit  courant  qu'on  en  fait.  Balzac  mort,  les  créan- 
ciers se  précipitaient  dans  la  maison,  mettaient  à  la 
porte  par  les  épaules  la  femme,  se  ruaient  contre  les 
meubles,  dont  ils  jetaient  par  terre  tout  le  contenu, 
tout  le  papier  écrit,  qui  dans  une  vente  savante,  au- 
rait pu  faire,  dit  M.  de  Lovenjoul,  100  000  francs.  Et 
cela  se  donnait,  cela  se  ramassait  dans  la  rue,  par  qui 
voulait. 

C'est  ainsi,  que  M.  de  Lovenjoul  a  découvert  dans 
l'échoppe  du  savetier  qui  demeurait  en  face,  la  pre- 
mière lettre  de  Balzac  à  M'"'^  Hanska,  ou  du  moins  la 
première  page  de  cette  lettre,  et  que  le  savetier 
était,  au  moment  on  il  entrait,  en  train  de  rouler  pour 
allumer  sa  pipe.  Et  le  savetier  intéressé  par  lui,  à  la 
retrouvaille  de  tout  ce  qui  avait  été  jeté  dans  la  rue, 
lui  faisait  mettre  la  main  sur  deux  ou  trois  cents 
lettres,  sur  des  ébauches  d'études,  sur  des  commen- 
cements de  romans,  tout  prêts  à  devenir  des  cornets, 
des  sacs,  des  enveloppes  de  deux  sous  de  beurre,  chez 
les  boutiquiers  des  environs,  et  en  dernier  lieu  chez 
une  cuisinière,  qui  mettait  plusieurs  années  à  se  dé- 
cider à  lui  vendre  un  gros  paquet  de  lettres.  Et  la 
chasse  était  amusante,  parce  que  dans  l'èparpille- 
ment  de  la  correspondance,  il  retrouvait  dans  une 
boutique  la  fin  d'une  lettre,  dont  il  avait  découvert 
le  commencement  dans  la  boutique  d'à  côté,  et  il 


ANNEE    188',i.  40 

éprouvait  une  vraie  joie,  un  jour,  de  rrempoigner  chez 
un  épicier  éloigné,  le  milieu  de  la  lettre  que  le  sa- 
vetier était  en  train  de  chiffonner. 

M.  de  Lovenjoul  parle  avec  enthousiasme  de  cette 
correspondance,  qui  jointe  à  d'autres,  qu'il  avait  déjà, 
est  l'histoire  intime  de  la  vie  de  Balzac,  regrettant 
de  ne  pouvoir  encore  la  publier,  parce  que  Balzac  était 
de  sa  nature  un  gobcur,  et  que  les  gens  qui,  à  la 
première  entrevue,  lui  paraissaient  des  anges,  à  la 
seconde  ou  à  la  troisième,  devenaient  pis  que  des 
diables,  en  sorte  qu'il  est  terrible  pour  ses  contem- 
porains. 

Elle  est  aussi  peu  puhliahh\  sa  correspondance, 
par  des  allusions  à  des  privautés  amoureuses, 
se  passant  entre  lui  et  l'objet  de  son  amour,  car 
Balzac,  comme  on  le  croit  généralement  n'avait  rien 
d'un  ascète,  n'était  point  un  chaste.  Et  à  propos  de 
cet  amour  M.  de  Lovenjoul  me  conte  un  curieux  épi- 
sodede  cette  liaison  :  l'histoire  d'une  lettre  d'amour 
écrite  par  Balzac,  que  sa  maîtresse  avait  laissée  traî- 
ner, et  que  le  mari  encore  vivant  avait  surprise. 
Là-dessus  Balzac  prévenu  par  la  femme,  écrit  au  mari 
une  lettre  curieuse,  une  lettre  d'une  ingénieuse  in- 
vention, dans  laquelle  il  dit  à  M.  Hanski,  que  sa  femme 
l'avait  mis  au  défi  de  lui  adresser  une  lettre  passion- 
née, dans  le  genre  de  celle  adressée  à  M'"'-  X***  dans 
je  ne  sais  quel  roman,  et  que  c'est  un  pari. 

Quant  au  mariage  avec  l'écrivain,  auquel  tout 
d'abord  la  grande  dame  russe  n'était  pas  disposée,  ce 
mariage  avait  été  commandé  par  une  grossesse  de 


50  JOURNAL    DES   GONCOURT. 

M"'®  Hanska,  qui  aurait  fait  à  trois  mois  une  fausse 
couche,  et  à  la  suite  de  cette  fausse  couche,  il  y  eut 
chez  la  femme  de  nouvelles  hésitations,  que  Balzac 
avait  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  surmonter. 


Dimanche  5  mai.  —  Ils  sont  bons,  les  jeunes!  Ils 
sont  tout  à  la  bataille  des  mots,  et  ne  se  doutent  guère 
qu'à  l'heure  présente,  il  s'agit  de  bien  autre  chose  : 
il  s'agit  d'un  renouvellement  complet  de  la  forme 
pour  les  œuvres  d'imagination  ;  d'une  forme  autre 
que  le  roman,  qui  est  une  forme  vieille,  poncive, 
éculée. 


Lundi  6  mai.  —  Je  pensais,  pendant  que  tonnait 
le  canon  célébrant  l'anniversaire  de  1789,  je  pensais 
au  bel  article  à  faire  sur  la  grandeur  qu'aurait  la 
France  actuelle,  —  une  France  aux  frontières  du 
Rhin  —  s'il  n'y  avait  eu  ni  la  révolution  de  89,  ni 
les  victoires  de  Napoléon  P',  ni  la  politique  révolu- 
tionnaire de  Napoléon  III.  Eh  !  mon  Dieu,  la  France 
serait  peut-être  sous  le  règne  d'un  Bourbon  imbé- 
cile, d'un  descendant  d'une  vieille  race  monarchique 
complètement  usée,  mais  ce  gouvernement  serait-il 
si  différent  de  celui  d'un  Carnot,  choisi  de  l'aveu  de 
tous,  pour  le  néant  de  sa  personnalité? 

Retour  à  pied  à  Auteuil  à  travers  la  foule. 


ANNEE    1889.  51 

Un  ciel  mauve,  où  les  lueurs  des  illuminations 
mettent,  comme  le  reflet  d'un  immense  incendie, 
—  le  bruissement  de  pas  faisant  l'efFet  de  l'écoule- 
ment de  grandes  eaux  ;  —  une  foule  toute  noire, 
de  ce  noir  un  peu  papier  brûlé,  un  peu  roux,  qui  est 
le  caractère  des  foules  modernes,  —  une  espèce 
d'ivresse  sur  la  figure  des  femmes,  dont  beaucoup 
font  queue  à  la  porte  des  ivater-closet,  la  vessie 
émotionnée  ;  —  la  place  de  la  Concorde,  une  apo- 
théose de  lumière  blanche,  au  milieu  de  laquelle 
l'obélisque  apparaît  avec  la  couleur  rosée  d'un  sorbet 
au  Champagne  ;  —  la  tour  Eiffel  faisant  l'effet  d'un 
phare,  laissé  sur  la  terre  par  une  génération  dis- 
parue, —  une  génération  de  dix  coudées. 


Mardi  7  mai.  —  Premier  symptôme  de  l'Exposi- 
tion: une  odeur  de  musc  insuportable  se  dégageant 
de  la  foule  qui  vague,  une  odeur  de  musc  insuppor- 
table dans  un  café  du  boulevard,  où  il  n'y  a  que  des 
hommes. 


Lundi  1 3  mai.  —  Les  Idées  révolutionnaires  d'un 
CONSERVATEUR.  Voici  le  litre  du  livre  que  j'ai  trouvé  à 
faire,  si  je  devenais  aveugle  :  une  crainte  qui  me 
hante.  Et  ce  serait  une  série  de  chapitres  sur  Dieu, 
sur  le  gouvernement,  sur  le  cerveau,  etc.,  etc. 


52  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

Mardi  14  mai.  —  Oh  1  si  un  homme,  comme  moi, 
pouvait  rencontrer  un  Japonais  intelligent,  me  don- 
nant quelques  savoureuxrenseignements,  traduisant, 
par-ci,  par-là,  quelques  lignes  des  livres  à  figures,  et 
surtout  me  criant  :  Gare!  quandje  ferais  fausse  route, 
quel  livre  j'écrirais  sur  les  quatre  ou  cinq  artistes 
de  V Empire  du  Lever  du  Soleil,  de  la  fin  du  xviii®  siècle 
et  du  commencement  du  xix''  —  non  un  livre 
documentaire,  comme  je  l'ai  fait  pour  les  peintres 
français  du  siècle  dernier,  —  mais  un  livre  hypo- 
thétique, où  il  y  aurait  des  envolements  de  poète,  et 
peut-être  de  la  lucidité  de  somnambule. 


Mercredi  15  mai.  —  Deux  sœurs,  deux  enfants,  — 
c'est  l'expression  de  la  lettre  —  avaient  demandé, 
ces  jours-ci,  à  voir  l'auteur  des  Frères  Zemganxo. 
Elles  sont  venues  aujourd'hui,  ces  deux  fillettes 
d'une  famille  de  la  petite  bourgeoisie,  vêtues  de  robes 
en  laine  noire,  et  les  mains  dans  des  gants  de  soie, 
au  bout  des  doigts  usés.  A  la  fin  de  la  visite,  la  plus 
brave  m'a  demandé  dans  quel  cimetière  était  enterré 
mon  frère.  J'ai  été  profondément  ému  par  cette  tou- 
chante prise  de  congé  !  C'est  curieux,  si  je  suis  bien 
nié,  bien  haï,  bien  insulté,  j'ai  des  enthousiastes,  et 
surtout  chez  des  femmes  du  peuple,  en  ce  temps  où 
il  n'y  a  plus  de  religion,  et  où  je  me  sens,  dans  leur 
imagination,  occuper  la  place  d'un  prêtre,  d'un  vieil 
être  auquel  va  un  respect  religieux  un  peu  tendre. 


ANNEE    1889.  53 

Jeudi  16  mai.  —  Ce  soir  Léon  Daudet  conte  un 
rêve  assez  original  qu'il  a  fait  ces  jours-ci.  Charcot 
lui  apportait  des  pensées  de  Pascal,  et  en  même 
temps  lui  faisait  voir  dans  le  cerveau  du  grand  homme 
qu'il  avait  avec  lui,  les  cellules  qu'avaient  habitées 
ces  pensées,  absolument  vides,  et  ressemblant  à  des 
alvéoles  d'une  ruche  desséchée. 

Il  m'étonne  ce  sacré  grand  gamin,  par  ce  mélange 
chez  lui  de  fumisteries  inférieures,  de  batailles  avec 
les  cochers  de  fiacre,  et  en  même  temps  par  sa  fré- 
quentation intellectuelle  des  hauts  penseurs,  et  ses 
originales  rédactions  sur  la  vie  médicale. 

Et  sur  ce  rêve,  la  conversation  monte,  et  je  dis 
qu'il  serait  du  plus  haut  intérêt  que  l'ascendance  de 
tout  homme  de  lettres  fut  étudiée  par  un  curieux  et 
un  intelligent  jusque  dans  les  générations  les  plus 
lointaines,  et  que  l'on  verrait  le  talent  venant  du 
croisement  do  races  étrangères  ou  de  carrières  suivies 
par  la  famille;  et  qu'on  découvrirait  dans  un  homme, 
comme  Flaubert,  des  violences  littéraires,  provenant 
d'un  Natchez,  et  que  peut-être  chez  moi,  la  famille 
toute  militaire  dont  je  sors,  m'a  fait  le  batailleur  de 
lettres  que  je  suis. 


Samedi  I S  mai.  —  Les  architectures  exotiques  de 
cette  Exposition  en  tuent  un  peu  la  réalité  ;  il  sem- 
ble qu'on  processionne  dans  les  praticables  d'une 
pièce  orientale.  Puis,  au  fond  c'est  trop  grand,  trop 


54  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

immense,  et  il  y  a  trop  de  choses,  et  l'attenlion,  comme 
diffuse,  ne  s'attache  à  rien.  Le  vrai  format  d'une 
exposition  était  le  format  de  l'exposition  de  1878. 

Avec  Manet,  dont  les  procédés  sont  empruntés  à 
Goya,  avec  Manet  et  les  peintres  à  sa  suite,  est  morte 
la  peinture  à  l'huile,  c'est-à-dire  la  peinture  à  la 
jolie  transparence  ambrée  et  cristallisée,  dont  la 
femme  au  chapeau  de  paille  de  Rubens  est  le  type. 
C'est  maintenant  de  la  peinture  opaque,  de  la  pein- 
ture mate,  de  la  peinture  plâtreuse,  de  la  peinture 
ayant  tous  les  caractères  de  la  peinture  à  la  colle. 
Et  aujourd'hui  tous  peignent  ainsi,  depuis  les  grands 
jusqu'au  dernier  rapin  de  l'impressionnisme. 


Liiiuli  20  mal.  —  A  l'Exposition,  les  allants  et  les 
venants,  tout  un  monde  bêtement  affairé,  éreinté, 
affolé,  la  tête  perdue  ;  c'est  de  l'humanité  qui  res- 
semble aux  bestiaux  fous,  que  j'ai  vus,  en  leur 
course  éperdue  dans  le  Bois  de  Boulogne,  au  mois 
d'août  1870. 


Mercredi  22  mai.  —  De  même  que  les  banquiers 
ont  un  choisisseur  de  tableaux,  d'objets  d'art,  de 
même  les  princes  devraient  avoir  un  avertisseur, 
pour  les  éclairer  sur  la  propreté  morale  des  gens 
qui  approchent  d'eux. 


ANNEE   1889.  55 

Jeudi  33  mai.  —  La  Parisienne,  un  moment,  n'ai- 
mait, ne  connaissait  que  les  couleurs  franches  — 
des  couleurs  toujours  un  peu  canaille  pour  un  œil 
artiste.  Enfm  un  jour,  elle  est  passée  aux  couleurs 
que  l'on  appelle  fausses,  mais  aux  couleurs  fausses 
fabriquées  par  l'Orient,  à  l'adorable  rose  turc,  au 
délicieux  mauve  japonais,  etc.  Aujourd'hui  elle  a 
adopté  les  couleurs  fausses,  fabriquées  par  le  Sep- 
tentrion saxon,  et  ce  sont  d'épouvantables  nuances 
que  ces  verts  pousse  de  panais,  ces  rouges  bisque 
d'écrevisse,  ces  jaunes  bruns  des  vieux  Rouen. 


Vendredi  24  mai.  —  Quel  coup  les  artistes  sont 
en  train  de  monter  aux  bourgeois  avec  les  danseuses 
javanaises  ?  Cette  danse  n'a  rien  de  gracieux,  de  vo- 
luptueux, de  sensuel,  elle  consiste  tout  entière  dans 
"des  désarticulations  de  poignets,  et  elle  est  exécutée 
par  des  femmes  dont  la  peau  semble  de  la  flanelle, 
pour  les  rhumatismes  et  qui  sont  grasses  d'une 
vilaine  graisse  de  rats  nourris  d'anguilles  d'égouts. 


Dimanche  26  mai.  —  Une  classe  curieuse  que  les 
tout  derniers  éditeurs  de  l'heure  actuelle,  des  édi- 
teurs qui  sont  des  commerçants,  ayant  fait  leur 
fortune  dans  des  industries  ou  des  négoces  infé- 
rieurs, et  qui,  sans  aucune  connaissance  de  la  partie, 
croient  se  relever  de  leur  passé,  et  anoblir  leur  avenir 
par  le  débit  de  productions  de  l'intelligence. 


r>(i  JOURNAL    DES    GOXCOUKT. 

Mercredi  29  mai.  —  Le  docteur  Dieulafoy  a,  ce 
soir,  une  originale  conversation  sur  la  glande  lacry- 
male, qui  ne  serait  pas  plus  grosse  qu'un  pois,  et  qui, 
dans  certaines  circonstances,  fournirait  aux  femmes 
des  litres  d'eau,  à  mouiller  plusieurs  mouchoirs. 


Lundi  3  juin. —  Oui,  c'est  positif  :  le  roman,  et  un 
roman  tel  que  Fort  comme  la  mort,  à  l'heure  actuelle 
n'a  plus  d'intérêt  pour  moi.  Je  n'aime  plus  que  les 
livres  qui  contiennent  des  morceaux  de  vie  vraiment 
vraie,  et  sans  préoccupation  de  dénouement,  et  non 
arrangée  à  l'usage  du  lecteur  hôte  que  demandent 
les  grandes  ventes.  Non,  je  ne  suis  phis  intéressé  que 
par  les  dévoilements  d'âme  d'un  être  réel,  et  non 
de  l'être  chimérique  qu'est  toujours  un  héros  de 
roman,  par  son  amalgame  avec  la  convention  et  le 
mensonge. 


Mardi  4  juin.  —  Dîner  chez  Edmond  Rothschild 
qui  reçoit,  ce  soir,  la  princesse  Mathilde. 

L'hôtel  le  plus  princier  que  j'aie  encore  vu  à  Paris. 
Un  escalier  du  Louvre,  où  sont  étages  sur  les  paliers 
des  légions  de  domestiques  àla  livréecardinalesque, 
et  à  l'aspect  de  respectables  et  pittoresques  larbins 
du  passé. 

Dîner  avec  la  duchesse  de  Richelieu,  la  duchesse 


ANNEE    1889  57 

de  Gramont,  le  prince  de  Wagram,  le  jeune  Poiir- 
lalés,  etc.,  etc. 

Une  salle  à  manger  ovale,  aux  boiseries  blanches, 
avec  une  table,  où  montent  aux  grands  candélabres 
d'argent  et  s'enguirlandent  autour  des  surtouts,  les 
plus  belles  orchidées  de  la  terre.  Une  innovation 
charmante  pour  donner  de  la  fraîcheur  à  une  pièce 
et  qui  vient,  m'a-t-on  dit,  de  Russie  :  deux  obélis- 
ques de  glace  sur  des  consoles,  jouant  des  morceaux 
de  cristal  de  roche  d'un  format  inconnu. 


Samedi  S  juhi.  —  Par  ces  chaleurs  orageuses, 
devant  moi  une  assiette  de  fraises,  à  côté  de  l'as- 
siette, dans  un  flacon  de  cristal  de  roche,  un  bou- 
ton de  rose  Richardson,  au  jaune  bordé  de  blanc, 
—  en  hautun  verre  d'eau-de-vie  de  Martell  quim'at- 
tend,  et  mon  lit  ouvert  dans  ma  chambre  enténé- 
brée  pour  une  sieste  au  léger  et  vague  ensommeil- 
lement.  et  au  fond  de  moi  un  mépris  indicible  pour 
toute  cette  activité  roulante  au  dehors  des  fiacres, 
(les  omnibus,  des  tapissières,  des  tramways,  des 
wagons,  menant  des  gens  à  l'Exposition. 


Dimanche  9  juin.  —  Il  serait  intéressant  qu'un 
littérateur  intelligent  fit  plusieurs  livres  d'imagina- 
tion :  l'un  au  régime  du  café,  l'autre  au  régime  du 


58  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

thé,  Tautre  au  régime  du  vin  et  de  l'alcool,  et  qu'il 
étudiât  sur  lui  les  influences  de  ces  excitants  sur 
sa  littérature,  et  qu'il  en  fit  part  au  public. 

Si  j'étais  un  journaliste,  voici  l'article  que  je 
ferais  : 

Personne  plus  que  moi,  et  avant  tout  le  monde, 
n'a  loué  d'une  manière  plus  haute  le  talent  de 
Millet  (citations  de  Manette  Salomon  et  de  mon 
Journal).  Eh  bien,  devant  l'espèce  de  religion  qui 
est  en  train  de  se  fonder  en  Amérique,  il  est  bon 
de  dire  la  vérité.  Millet  est  le  nlhouettem\  et  le 
silhouetteur  de  génie  du  paysan  et  de  la  paysanne, 
mais  c'est  un  pauvre  peintre,  un  peintre  au  coloris 
tristement  glaireux.  Au  fond,  le  vrai  talent  de  Millet 
est  d'être  un  fusiniste,  un  dessinateur  au  crayon  noir 
avec  des  rehauts  de  pastel,  le  dessinateur  styliste  de 
la  «  Batteuse  de  Beurre  »  et  de  tant  d'autres  dessins. 
Voici  ce  que  les  Français  doivent  acheter;  —  quant 
aux  tableaux,  il  faut  les  laisser  aux  Américains. 


Lundi  10  juin,  —  Tout  ce  roulement  précipité, 
tout  cet  enchevêtrement  de  voitures  sur  la  voie 
publique  vers  l'Exposition  :  ça  me  semble  les  ga- 
lères de  l'activité. 

Je  passe  au  panorama  de  Stevens,  qui  m'a  de- 
mandé à  retoucher  mon  portrait,  et  qui,  me  faisant 
remarquer  qu'il  m'a  représenté,  dominant  le  groupe 
naturaliste,  me  dit  :  «  Ça  embête  des  gens,  mais 
j'ai  voulu  vous  mettre  là,  comme  le  papa  !  » 


ANNEE    1889.  59 

A  propos  du  portrait  de  Baudelaire,  Stevens  me 
raconte,  qu'il  l'avait  vu  à  sa  première  perte  de  mé- 
moire, au  retour  de  chez  un  marchand,  chez  lequel 
il  avait  acheté  quelque  chose,  et  à  qui,  dans  le  pre- 
mier moment,  il  n'avait  pu  donner  son  nom,  et  il 
ajouta  que  la  désolation  du  pauvre  diable  faisait 
peine. 


Jeudi  1 3  juin.  —  Ce  soir,  je  retrouve  Daudet,  de 
retour  de  Lamalou,avec  du  sang  sous  la  peau.  Il 
revient  de  là-bas  avec  une  espèce  de  griserie  céré- 
brale, une  furie  de  travail,  aiguillonnée  par  la  vue 
des  originaux  de  Lamalou,  me  disant  qu'il  a  eu 
cette  année,  des  bonnes  fortunes  en  ce  genre,  comme 
cela  ne  lui  est  jamais  arrivé. 


Samedi  j  5  juin.  —  Ce  soir,  je  me  rends  au  Dîner 
de  la  Banlieue.^  dont,  à  ce  qu'il  parait,  je  suis  le  pré- 
sident honoraire,  et  qui  a  lieu  aujourd'hui  à  l'Expo- 
sition. Octave  Mirbeau,  Geffroy,  Frantz  Jourdain, 
Gïillimard,  Toudouze,  Monnet,  un  silencieux  aux 
yeux  d'un  noir  parlant. 

Octave  Mirbeau,  de  retour  de  Menton,  dîne  à  côté 
de  moi.  Un  causeur  verveux,  spirituel,  doublé  d'un 
potinier  amusant.  Il  parle  curieusement  de  la  peur 
de  la  mort  qui  hante  Maupassant,  et   qui  est  la 


CO  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

cause  de  celte  vie  de  locomolion  perpcluello  sur 
terre  et  sur  mer,  pour  échapper  à  cette  pensée  fixe. 
Et  Mirbeau  raconte  que,  dans  une  des  descentes  de 
Maupassant  à  terre,  à  la  Spezzia,  si  je  me  rappelle 
bien,  il  apprend  qu'il  y  a  un  cas  de  scarlatine, 
abandonne  le  déjeuner  commandé  à  l'hôtel,  et  re- 
monte dans  son  bateau.  11  raconte  encore  qu'un 
homme  de  lettres,  blessé  par  un  mot  écrit  par  Mau- 
passant, et  devant  dîner  avec  lui,  avait,  pendant  les 
jours  précédant  ce  dîner,  mis  le  nez  dans  de  forts 
bouquins  de  médecine,  et  au  dîner  lui  avait  servi 
tous  les  cas  de  mort  amenés  par  les  maladies  des 
yeux  :  ce  qui  avait  fait  tomber  littéralement  le  nez 
de  Maupassant  dans  son  assiette. 


Dimanche  16  juin.  —  Huysmans  disait,  ce  matin, 
que  l'aspect  rigoleur  de  la  population  de  l'Exposi- 
tion, n'annonçait  rien  de  bon  ;  à  quoi  je  répon- 
dais, que  je  ne  serais  pas  étonné  qu'il  y  eût  nncoup 
de  chien  l'année  prochaine.  Et  ce  soir,  Daudet  par- 
lant avec  moi  de  la  surexcitation  amenée  dans  l'hu- 
manité française  par  l'Exposition,  se  rencontre  avec 
nous  dans  le  noir  pressentiment  de  l'avenir. 


Lundi  17  juin.  —  S'il  est  pour  un  collectionneur 
un  certificat  do  goût  infect,  c'est  la  collection  des 


ANNÉE    1889.  61 

assiettes  de  la  Révolution.  Je  crois  que  dans  la  po- 
terie de  tous  les  peuples,  depuis  le  commencement 
du  monde,  il  ny  a  jamais  eu  un  produit  si  laid,  si 
bète,  si  démonstrateur  de  l'état  anti-artistique 
d'une  société,  réduite  à  manger  dans  ces  assiettes 
la  cuisine  de  la  Cuisinière  républicaine,  qui  se  ré- 
duit uniquement  en  1793,  à  VArt  d'accommoder  les 
pomjites  de  terre. 


Jeudi  20  juin.  —  Aujourd'hui,  le  dix-neuvième 
anniversaire  de  la  mort  de  mon  frère. 

Je  ne  sais,  mais  il  me  semble  que  le  culte  des 
morts  s'en  va,  au  milieu  de  la  rigolade  de  l'Exposi- 
tion. Montmartre,  ce  cimetière  si  fleuri,  si  plein  de 
la  pensée  non  oublieuse  des  survivants,  prend  un 
peu  l'aspect  d'un  cimetière  abandonné. 


Vendredi  21  juin.  —  Déjeuner  à  Asnières,  chez 
Haffaëlli,  avec  Geffroy,  avec  le  ménage  Gallimard,  à 
l'effet  d'ordonner  et  de  régler  l'illustration  de  l'édi- 
tion de  Germinie  Lacerteux,  tirée  à  trois  exemplaires. 

Le  logis  de  Raffaëlli,  une  petite  maison  bour- 
geoise de  banlieue,  sans  rien  de  la  bibeloterie  ou 
de  la  faïencerie  ordinaire  des  ateliers,  mais  où  est 
posé  sur  un  chevalet,  ou  accroché,  çà  et  là,  aux  murs 
pour  la  vue,   dans  un    cadre    joliment  doré,    un 

6 


62  JOURNAL    DES    GONCOURT, 

paysage  d'Asnières  ou  de  Jersey,  le  plus  souvent 
peint  aux  crayons  de  couleur  à  l'huile  de  Faber,  un 
paysage  qui  a  lair  d'un  pastel  fixé. 

Dans  ce  monde  des  bibliophiles,  dans  ce  monde 
de  domestiques  du  vieil  imprimé,  c'est  vraiment, 
un  révolutionnaire  que  ce  Gallimard,  qui  va  dépen- 
ser 5  000  francs,  pour  se  donner,  à  l'instar  d'un  fer- 
mier général,  pour  se  donner  à  lui  seul,  une  édition 
de  luxe  moderne,  et  d'un  livre  tel  que  Germinie 
Lacerteux. 


Samedi  .2.2  juin.  —  Mon  Dieu,  peut-être  deux  ou 
trois  années  d'aveuglement  avant  ma  mort,  ce  ne 
serait  pas  mauvais  cette  séparation,  ce  divorce  de 
ma  vision  avec  la  matière  colorée,  qui  a  été  pour 
moi  une  maîtresse  si  captivante.  Il  me  serait  peut- 
être  donné  de  composer  un  volume,  ou  plutôt  une 
série  de  notes,  toutes  spiritualistes,  toutes  philoso- 
phiques, et  écrites  dans  l'ombre  de  la  pensée.  Mal- 
heureusement, je  crois  déjà  l'avoir  dit,  je  ne  peux 
pas  formuler  quelque  chose,  sans  que  mon  écriture 
soit  une  façon  de  dessin,  d'où  sort  mon  talent 
d'écrivain. 


11  y  a  chez  moi  un  ennui  produit  par  ceci 


c'est    que   l'imagination,    l'invention  littéraire   n'a 


ANNEE    1889.  63 

point  baissé  chez  moi,  mais  que  je  n'ai  plus  la  puis- 
sance du  long  travail,  la  force  physique  avec  laquelle 
on  fait  un  volume  écrit. 


Dimanche  23  juin.  —  Beaucoup  de  monde  chez 
moi.  M"''  Pardo  Bazan,  plus  bien  portante,  plus 
sonore  que  jamais,  m'apprend  que  décidément  elle 
a  trouvé  un  éditeur  pour  sa  traduction  des  Frères 
Zemganno,  qui  sera  illustrée  par  le  plus  célèbre 
dessinateur  espagnol  du  moment. 


Mercredi  26  Juin.  —  Ce  soir  dîner  chez  les  Char- 
pentier, avccCernuschi,  Bobin,  les  Ménard-Dorian, 
le  ménage  Dayot. 

Le  docteur  Robin,  qui  pendant  ses  vacances, 
s'amuse  à  créer  dans  une  grande  propriété  qu'il 
possède  à  Dijon,  des  fraises  monstres  études  melons 
noirs,  parle  d'une  vigne  possédée  par  un  de  ses  voi- 
sins, vigne  appelée  :  Le  clos  du  Chapitre,  et  où  l'on 
exploitait  encore  une  mine  de  fer  au  milieu  du 
XV''  siècle.  Or,  le  raisin  de  cette  vigne  renferme 
naturellement  du  fer,  et  le  vin  contient  les  qualités 
fortifiantes  du  vin  où  l'on  en  introduit,  mais  sans  les 
inconvénients  de  ce  dernier,  par  l'assimilation  du 
fer  dans  une  première  vie  végétative.  Malheureuse- 
ment ce  fameux  clos  du  Chapitre  ne  produit  que 
quatre  ou  cinq  pièces  de  vin. 


64  JOURNAL    DES    GOXCOURT. 

Cerniischi,  qui  avait  été  aujourd'hui  à  l'exposition 
de  Barye,  me  parle  avec  un  certain  mépris  des  sculp- 
tures du  grand  sculpteur,  surtout  au  point  de  vue 
de  la  matière,  comparée  à  la  matière  des  bronzes 
chinois. 


Jeudi  27  juin.  —  Ah!  cette  critique  d'Hennequin, 
comme  elle  n'est  pas  faite  pour  un  cerveau  français, 
et  comme  le  mot  démon  frère,  sur  Feuillet  :  Feuillet, 
le  Musset  des  Familles,  m'en  apprend  plus  sur  le 
talent  du  romancier  de  l'Impératrice,  que  quarante- 
cinq  pages  de  critique  scientifico-littéraire. 


Samedi  29  juin.  —  Aujourd'hui,  un  marchand 
m'écrit  qu'il  avait  reçu  des  livres  et  des  objets  japo- 
nais, et  comme  je  regarde,  de  deux  yeux  ennuyés,  le 
très  médiocre  envoi  de  l'Empire  du  Lever  du  Soleil,  le 
marchand  me  dit:  '<  Connaissez-vous  ça?»  et  il  ouvre 
avec  une  clef  un  tableau,  dont  le  panneau  extérieur 
montre  une  église  de  village  dans  la  neige,  et  dont 
le  panneau  secret,  peint  par  Courbet,  pour  Kalil-Bey, 
représente  un  ventre  et  un  bas-ventre  de  femme. 
Devant  cette  toile  que  je  n'avais  jamais  vue,  je  dois 
faire  amende  honorable  à  Courbet  :  ce  ventre  c'est 
beau  comme  la  chair  d'un  Corrège. 


[ANNÉE    1889,  ft5 

Lundi  /'''  juillet.  —  Je  suis  triste  ce  soir.  J'avais 
un  hérisson, qui  depuis  deux  ans  avait  faitson  domi- 
cile de  mon  jardin,  et  ([ui,àla  nuit  tombante,  venait, 
tous  les  soirs,  manger  quelques  restes  qu'on  lui 
mettait  devant  le  perron.  C'était  pour  moi  un  plaisir 
d'entendre  le  bruissement  de  sa  marche  dans  les 
bordures  de  lierre,  puis  de  voir  son  déboulement 
joyeux  et  gaminant  sur  le  sable  des  allées,  sa  pro- 
menade hésitante  autour  de  moi,  puis  son  en  allée 
à  l'assiette  d'os,  qu'il  suçait  avec  le  bruit  d'un  cure- 
dent  dans  les  dents  d'un  gourmand  asthmatique. 
Ces  jours-ci  on  l'a  vu  couché  au  soleil  sur  le  côté, 
au  fond  du  jardin,  puis  le  soir  il  est  encore  venu  à 
la  porte  de  la  cuisine,  a  regardé  Pélagie  et  sa  fille, 
avec  son  œil  éveillé  de  rat,  a  laissé  au  matin,  la 
trace  d'un  petit  lit,  qu'il  s'était  fait  dans  les  feuilles 
près  de  la  maison,  puis  à  partir  de  cette  nuit,  nous 
n'en  avons  plus  eu  de  nouvelles. 


Mardi  2  juillet.  —  Ce  soir,  dîner  sur  la  plate-forme 
de  la  tour  Eifî'el,  avec  les  Charpentier,  les  Hermant^ 
les  Zola,  les  Dayot. 

La  montée  en  ascenseur  :  la  sensation  d'un  bâti- 
ment qui  prend  la  mer;  mais  rien  de  vertigineux. 
Là-haut,  la  perception  bien  au  delà  de  sa  pensée  au 
ras  de  terre,  de  la  grandeur,  de  l'étendue,  de  l'im- 
mensité babylonienne  de  Paris,  et  sous  le  soleil 
couchant,  la  ville  ayant  des  coins  de  bâtisses  de  la 

6. 


66  JOURNAL  DES    GONCOURT. 

couleur  de  Rome,  et  parmi  les  grandes  lignes  planes 
de  l'horizon,  le  sursaut  et  l'échancrure  pittoresque 
dans  le  ciel,  de  la  colline  de  Montmartre,  prenant  au 
crépuscule,  l'aspect  d'une  grande  ruine  qu'on  aurait 
illuminée. 

Un  diner  un  peu  rêveur...  puis  l'impression  toute 
particulière  de  la  descente  à  pied,  et  qui  a  quelque 
chose  d'une  tête  qu'on  piquerait  dans  l'infini,  l'im- 
pression de  la  descente  sur  ces  échelons  à  jour  dans 
la  nuit,  avec  des  semblants  de  plongeons,  çà  et 
là,  dans  l'espace  illimité,  et  où  il  vous  semble 
qu'on  est  une  fourmi,  descendant  le  long  des  cor- 
dages d'un  vaisseau  de  ligne,  dont  les  cordages  se- 
raient de  fer. 

Et  nous  voilà  dans  la  rue  du  Caire,  où  le  soir, 
converge  toute  la  curiosité  libertine  de  Paris,  dans 
cette  rue  aux  âniers  obscènes,  aux  grands  Africains 
en  leurs  attitudeslascives,  à  cette  population  en  cha- 
leur ayant  quelque  chose  de  chats  pissant  sur  la 
braise,  —  la  rue  du  Caire,  une  rue  qu'on  pourrait 
appeler  la  rue  du  rut. 

Alors  la  danse  du  ventre,  une  danse  qui  serait 
pour  moi  intéressante,  dansée  par  une  femme  nue, 
et  me  rendrait  compte  du  déménagement  des  organes 
féminins,  du  changement  de  quartier  des  choses  de 
son  ventre.  Ici  une  remarque,  que  me  suggèrent  mes 
coucheries  avec  les  femmes  moresques  en  Afrique. 
C'est  peu  explicable  cette  danse,  avec  ce  déchaîne- 
ment furibond  du  ventre  et  du  reste  chez  des  femmes, 
qui  dans  le  coït,  ont  le  remuement  le  moins  pro- 


ANNEE    1889.  67 

nonce,  un  mouvement  presque  imperceptible  de 
roulis,  et  que  si  vous  leur  demandez  d'assaisonner 
d'un  peu  du  tangage  de  la  femme  européenne,  vous 
répondent  indignées,  que  vous  leur  demandez  à  faire 
l'amour  comme  les  chiens. 


Mercredi  3  juillet.  —  Octave  Mirbeau  est  venu  me 
voir  aujourd'hui.  De  suite  sa  conversation  va  à  Ro- 
din.  C'est  un  enthousiasme,  une  chaleur  de  paroles, 
pour  son  exposition,  pour  ses  deux  vieilles  femmes 
dans  une  grotte,  ses  femmes  aux  mamelles  dessé- 
chées, qui  n'ont  plus  de  sexe,  et  qui  s'appellent,  je 
crois  :  «  Sources  taries.  )^  A  ce  sujet,  il  me  rappelle 
qu'il  est,  un  jour,  tombé  sur  Rodin  modelant  une 
admirable  chose,  d'après  une  femme  de  quatre-vingt- 
deux  ans,  une  chose  encore  supérieure  aux  «  Sources 
■«  taries  )),et  quelques  joursaprès,  lui  demandant  où 
sa  terre  en  était,  le  sculpteur  lui  disait  qu'il  l'avait 
cassée  ;  depuis  il  aurait  eu  comme  un  remords  de  la 
destruction  de  l'œuvre  louée  par  Mirbeau,  et  avait 
fait  les  deux  vieilles  femmes  exposées. 

Mirbeau  a  beaucoup  pratiqué  Rodin.  Il  l'a  eu  deux 
fois  chez  lui,  pendant  des  séjours  d'une  quinzaine 
de  jours,  d'un  mois.  Il  me  dit  que  cet  homme  silen- 
cieux, devient  en  face  de  la  nature,  un  parleur,  un 
parleur  plein  d'intérêt,  et  un  connaisseur  d'un  tas 
de  choses,  qu'il  s'est  appris  tout  seul,  et  qui  vont  des 
théogonies  aux  procédés  de  tous  les  métiers. 


08  JOURWL    DES    GONCOURT. 

Jeudi  4  juillet.  —  Une  lettre  adressée  à  Pierre 
Gavarni,  ces  jours-ci  : 

Mon  cher  petit, 

Une  idée  baroque  m'a  traversé  la  cervelle  aujour- 
d'hui. J'ai  touché  ces  temps-ci  12  000  francs,  pour 
droits  théâtraux  de  Germinie  Lacerteux,  et  je  me 
suis  souvenu  que  l'œuvre  de  ton  père  de  Maherault, 
avait  été  acheté  en  vente  publique  par  Roederer, 
12  000  francs.  Je  n'ai  jamais  placé  d'argent,  et  je  suis 
embarrassé  de  mes  12  000  francs  devant  la  pé- 
nurie de  l'objet  d'art  chinois  ou  japonais.  Vou- 
drais-tu me  céder  l'œuvre  lithographique,  eaux-fortes 
et  procédés  de  ton  père?  La  collection  serait  gardée, 
tu  n'en  doutes  pas,  jusqu'à  ma  mort  et  après  moi 
elle  serait  vendue  d'après  un  catalogue  très  bien  fait. 
Tu  as  des  enfants,  tu  n'es  pas  dans  les  conditions 
égoïstes  où  je  me  trouve.  Voilà,  réfléchis... 

Maintenant  il  est  bien  entendu  que  je  ne  cherche 
pas  à  faire  une  affaire,  et  que  cette  proposition  vient 
de  la  religion  que  j'ai  pour  le  talent  de  ton  père,  et 
que  si  tu  avais  envie  de  vendre,  et  que  si  tu  trouvais 
25  centimes  au-dessus  de  mon  prix,  je  me  retire- 
rais. Je  n'ai  pas  besoin  de  te  dire  que  je  ne  voudrais 
pas  que  ma  proposition  exerçât  la  moindre  pression 
sur  ta  volonté. 


J'endredi  o  juillet.  —  On  l'a  retrouvé,  mon  pauvre 
hérisson,  à  quelques  pas  de  l'endroit,  où  il  était  venu 


ANNEE    1889.  63 

faire  ses  adieux  à  la  maison.  Au  petit  jour,  il  avait 
voulu  regagner  son  trou,  et  n'avait  pu  se  traîner  que 
quelques  pas.  C'est  étonnant  comme  il  y  a  chez  les 
animaux  sauvages,  quand  ils  souffrent,  une  tendance 
à  se  rapprocher  de  l'homme. 


Lundi  8  juillet.  —  Grise  de  foie.  Dans  la  maladie, 
la  cessation  de  la  marche  de  la  pensée  en  avant, 
l'arrêt  dans  les  projets,  en  même  temps  que  le  désin- 
téressement brusque,  soudain,  de  ce  qui  était  l'in- 
térêt passionné  de  votre  vie  :  votre  travail,  vos  livres, 
vos  bibelots. 


Jeudi  1 J  juillet .  —  Je  dîne  aujourd'hui  à  Levallois- 
Perret,  en  tête  à  tête  avec  Mirbeau  et  sa  gracieuse 
femme,  dans  une  salle  à  manger  aux  murs  de  la- 
quelle est  accrochée,  d'un  côté,  une  étude  peinte 
du  mari,  et  de  l'autre,  une  étude  peinte  de  l'épouse. 

Mirbeau  a  la  gentillesse  de  me  reconduire  à  Au- 
teuil,  et,  en  uneexpansion  amicale,  me  raconte  dans 
le  fiacre,  des  morceaux  de  sa  vie,  pendant  qu'aux 
lueurs  passagères  et  fugitives,  jetées  par  l'éclairage 
de  la  route  dans  la  voilure,  je  considère  cet  aimable 
violent,  dont  le  cou  et  le  bas  du  visage  ont  le  sang 
à  la  peau,  d'un  homme  qui  vient  de  se  faire  la  barbe. 

Au  sortir  de  l'école  des  Jésuites  de  Vannes,  vers 


70  JOURNAL    DES    GO  N  COURT. 

ses  dix-sept  ans,  il  tombe  à  Paris  pour  faire  son 
droit,  mais  n'est  occupé  qu'à  faire  la  noce.  Vers  ce 
temps- là,  Dugué  de  la  Fauconnerie  fonde  V Ordre ^  et 
l'appelle  au  journal,  et  il  a  le  souvenir  —  lui  qui 
vient  d'écrire  la  notice  de  l'exposition  de  Monnet  — 
que  son  premier  article,  fut  un  article  lyrique  sur 
Manet,  Monnet,  Cézanne,  avec  force  injures  pour 
les  académiques  :  article  qui  lui  fit  retirer  la  critique 
picturale.  Il  passe  à  la  critique  théâtrale,  mais  ses 
éreintements  sont  entremêlés  de  tant  de  demandes 
de  loges  pour  des  femmes  légères,  qu'au  bout  de 
quelques  mois,  il  avait  fâché  le  journal  avec  tous  les 
directeurs  de  théâtre. 

Là,  quatre  mois  de  vie  étrange,  quatre  moisà  fumer 
de  l'opium.  Il  a  rencontré  quelqu'un  de  retour  de  la 
Cochinchine,  qui  lui  a  dit  que  ce  qu'a  écrit  Baudelaire 
sur  la  fumerie  de  l'opium,  c'est  de  la  pure  blague,  que 
ça  procure  au  contraire  un  bien-être  charmant,  et 
l'embaucheurlui  donne  une  pipe  et  une  robe  cochin- 
chinoise.  Et  le  voilà  pendant  quatre  mois,  dans  sa 
robe  àfleurs,àfumcrdespipes,  des  pipes,  des  pipes, 
allant  jusqu'à  cent  quatre-vingts  par  jour,  et  ne  man- 
geant plus,  ou  mangeant  un  œufà  la  coque  toutes  les 
vingt-quatre  heures.  Enfin  il  arrive  à  un  anéantisse- 
ment complet,  confessant  que  l'opium  donne  une 
certaine  hilarité  au  bout  d'un  petit  nombre  de  pipes, 
mais  que  passé  cela,  la  fumerie  amène  un  vide, 
accompagné  d'une  tristesse,  d'une  tristesse  impos- 
sible à  concevoir.  C'est  alors  que  son  père,  auquel 
il  avait  écrit  qu'il  était  en  Italie,  le  découvre,  le  tire 


ANNEE    1889.  71 

de  sa  robe  et  de  son  logement,  et  le  promène,  pas 
mal  crevard,  pendant  quelques  mois  en  Espagne. 

Arrive  le  15  mai.  Il  était  rétabli.  Parla  protection 
de  Saint-Paul,  il  est  nommé  sous-préfet  dans  l'Ariège, 
et  il  me  dévoile  les  mensonges  du  suffrage  universel, 
me  contant  que  dans  une  commune,  oii  Saint-Paul 
avait  eu  l'unanimité,  quelques  mois  après,  le  candi- 
dat de  Gambetta  avait  la  même  unanimité. 

Mais  au  mois  d'octobre  de  cette  année,  le  sous- 
préfet  est  sur  le  pavé,  et  il  se  remet  à  faire  du  jour- 
nalisme dans  le  Gaulois. 

C'est  alors  l'époque  de  cette  grande  passion  qui 
l'improvise  boursier,  un  boursier  s'il  vous  plaît,  ga- 
gnant douze  mille  francs  par  mois  pour  la  femme 
qu'il  aime,  puis  bientôt  la  cruelle  déception,  qui 
lui  fait  acheter,  avec  l'argent  de  sa  dernière  liquida- 
tion, un  bateau  de  pêche  en  Bretagne,  sur  lequel,  il 
mène  pendant  dix-huit  mois  la  vie  d'un  matelot, 
dans  l'horreur  du  contact  avec  les  gens  chic. 

Enfin,  le  retour  à  la  vie  littéraire... 


Vendredi  ^.2  juillet.  — Exposition  centennale.  Je 
ne  sais,  si  ça  tient  à  ce  jour  fait  pour  des  expositions 
de  machines,  et  non  pour  des  expositions  de  ta- 
bleaux, mais  la  peinture  depuis  David  jusqu'à  Dela- 
croix, me  paraît  la  peinture  du  même  peintre,  une 
peinture  bilieuse,  dont  le  soleil  est  du  triste  jaune, 
qu'il  y  a  dans  les  majoliques  italiennes.  Oui,  vrai- 


72  JOURNAL  DES  GON  COURT. 

ment  la  peinture  contemporaine  lient  trop  de  place 
dans  ce  temps.  Au  fond  il  y  a  en  une  peinture  primi  ti  ve 
italienne  et  allemande;  ensuite  la  vraie  peinture  qui 
compte  quatre  noms  :  Rembrandt,  Rubens,  Velas- 
quez,  le  Tintoret  ;  et  à  la  suite  de  cette  école  de  l'in- 
génuité et  de  cette  école  du  grand  et  xra'i  faire,  encore 
de  jolies  et  spirituelles  palettes  en  France,  et  surtout 
à  Venise,  et  après  plus  rien  que  de  pauvres  recom- 
viencenrs,  —  sauf  les  paysagistes  du  milieu  de  ce 
siècle. 


Vendredi  i  9  juillet.  —  Daudet  me  dit,  en  nous  pro- 
menant ce  matin  dans  le  parc  de  Ghamprosay,  que 
j'ai  manqué  hier  une  conversation  bien  intéressante 
de  Mistral  :  une  sorte  de  biographie  au  courant  de 
la  parole. 

Et  joliment,  Daudet  s'étend  sur  ce  paysan  poé- 
tique, appartenant  tout  entier  à  ses  bouts  de  champs, 
à  son  petit  bien,  à  sa  maison,  à  ses  parents,  à  sa  pro- 
vince, enfin  à  tout  cela  de  rustique  et  d'ancienne 
France,  dont  il  a  tiré  sa  poésie.  11  m'entretient  de 
l'enfant,  qui  s'est  sauvé  quatre  fois  du  collège,  pour 
retournera  son  clos,  et  qui,  à  douze  ans,  fabriquait 
deux  petites  charrues  minuscules,  les  deux  uni-ques 
objets  d'art  qui  parent  l'habitation  de  l'homme.  Il  me 
le  montre,  prenant  goût  aux  études,  et  pouvant  seu- 
lement être  gardé  par  le  collège,  alors  qu'il  a  connu 
les  Géorgiques  de  Virgile  et  les  Idylles  de  Théocrite. 


AXXÉE    1889.  73 

Un  type  particulier,  ce  paysan  d'une  race  supérieure, 
d'une  race  aristocratique,  chez  laquelle  le  travail  des 
champs, sous  le  beau  ciel  du  Midi,  prend  une  idéalité 
qu'il  n'a  jamais  eue  dans  le  Nord. 

Dans  cette  biographie,  tout  émaillée  d'expres- 
sions provençales,  que  le  raconteur  de  lui-même, 
jetait  en  marchant  dans  les  allées  du  parc,  il  était 
question  de  deux  mariages  :  d'un  mariage  avec  une 
Mistral,  lui  apportant  des  millions,  et  qu'il  avait 
rompu  avec  une  grande  tristesse  d'âme,  en  rentrant 
dans  son  domaine,  sur  le  sentim.ent  qu'il  éprouvait 
de  la  disproportion  de  son  avoir  et  de  celui  de  sa 
femme,  et  dans  la  crainte  que  cette  grande  fortune 
ne  lui  fît  perdre  les  éléments  inspirateurs  de  sa 
poésie. 

Quant  à  l'histoire  du  mariage  qui  s'est  réalisé, 
elle  est  vraiment  charmante.  L'article  de  Lamartine 
sur  Mireille  avait  amené  une  correspondance  de 
Mistral  avec  une  dame  de  Dijon,  et  un  jour  qu'il 
passait  par  la  Bourgogne,  il  faisait  une  visite  à  sa 
correspondante.  Des  années,  beaucoup  d'années  se 
passaient,  et  tous  les  soirs,  en  mangeant  avec  sa 
mère,  c'étaient  des  phrases  dans  le  genre  de  celle- 
ci  :  «  Les  hommes,  c'est  fait  pour  se  marier...  pour 
avoir  des  enfants...  toi,  quelle  sera  ta  vie,  quand 
je  n'y  serai  plus...  tu  auras  une  bonne  avec  laquelle 
tu  coucheras?  »  Une  nuit,  après  une  de  ces  gronde- 
ries.  Mistral  se  rappelant  une  toute  petite  fille,  qui  le 
regardait  avec  de  beaux  grands  yeux,  lors  de  la  visite 
qu'il  avait  faite  à  la  dame  de  Dijon,  et  qui  était  sa 

1 


74  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

tante,  il  se  demandait  quel  âge  elle  pouvait  bien  avoir, 
calculaitqu'elleavaitdix-neuf  ans,  partait  pourDijon, 
se  rendait  à  la  maison,  où  il  avait  fait  une  visite,  une 
dizaine  d'années  avant,  demandait  en  mariage  la 
jeune  fille,  qui  lui  était  accordée. 

Et  Daudet,  se  reconnaissant  une  certaine  parenté 
avec  Mistral,  déclare  qu'il  était  venu  au  monde,  avec 
le  goût  de  la  campagne,  qu'il  n'avait  point  V appé- 
tence de  Paris,  qu'il  n'avait  point  l'ambition  de  deve- 
nir célèbre,  qu'il  avait  été  porté  à  Paris  comme  un 
duvet,  et  que  l'ambition  de  la  célébrité,  lui  était 
venue  du  milieu,  dans  lequel  il  était  tombé. 

En  promenade,  devant  l'épanouissement  de  Dau- 
det, devant  les  champs  de  blé,  tout  roux,  tout  dorés, 
tout  brûlés. 

—  Daudet,  lui  dis-je,  vous  aimez  la  plaine,  vous? 

—  Oui,  me  répond-il,  la  verdure  ne  me  comble 
pas  de  joie...  Nous  les  gens  du  Midi,  nous  aimons 
les  grillades  de  toutes  sortes,  et  c'est  pour  nous  une 
stupeur,  quand  nous  arrivons  à  tout  ce  vert  qui  est 
dans  le  Nord. 


Jeudi  25  juillet.  —  Aujourd'hui  avec  les  Ménard- 
Dorian,  M""®  Lockroy,  le  jeune  Hugo,  dîne  à  Ghamp- 
rosay,  M.  Brachet  qu'a  rencontré  Daudet  à  Lama- 
lou,  et  de  la  conversation  duquel  il  est  revenu  tout 
à  fait  toqué. 

C'est  en  effet  un  causeur  supérieur,  par  la  science 


AN>;EE    1889.  75 

profonde  qu'il  possède  de  toutes  les  questions  qu'il 
aborde,  par  le  jugement  original  qu'il  porte  sur 
elles,  par  l'indépendance  de  son  esprit  à  l'endroit 
de  toutes  les  idées  reçues,  de  tous  les  clichés  accep- 
tés, etc.  Un  petit  homme  aux  yeux  noirs,  à  la  barbe 
grêle,  au  teint  marbré  de  plaques  rougeaudes,  au 
crâne  à  la  conformation  assez  semblable  à  celui  de 
Drumont.  Il  se  met  à  parler  de  la  situation  politique, 
du  désarroi  du  moment,  de  l'avènement  futur  de 
Boulanger. 

11  s'est  trouvé  avec  lui  à  la  Flèche,  il  a  été  de  sa 
promotion,  et  dit  que  ce  qui  le  caractérise,  c'est  qu'il 
est  un  étranger,  un  Écossais  par  sa  mère,  un  homme 
qui  ne  connaît  pas  le  ridicule,  qui  se  promènerait 
dans  une  voiture  rouge  à'Old  England...  qu'au  fond 
il  méprise  les  Français.  Il  ajoute  qu'il  est  menteur, 
menteur,  qu'il  a  une  très  moyenne  intelligence, 
mais  une  volonté  enragée,  avec  le  talent,  un  talent 
tout  particulier  de  parler  à  la  corde  sensible  des 
gens  auxquels  il  s'adresse,  et  qu'il  a  très  souvent  la 
bonne  fortune  des  mots  qui  enlèvent,  enfm  qu'il  est 
un  allumeur  de  foules. 

On  s'entretient  ensuite  de  Freycinet,  l'homme  fu- 
neste, le  ministre  dont  Bismarck  a  dit  un  jour  :  «  Il 
m'apparaît  comme  le  ministre  d'un  grand  désastre.  » 


Samedi. 27  juillet.  —  Un  joli  mot  d'un  petit  garçon 
à  une  grande  fillette,  affectionnée  par  lui  :  «  Je  t'a- 
moure.  » 


70  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

Dimanche  28  juillet.  —  Il  fait  partie  vrafment 
des  belles  actions,  ce  sacriflcc  fait  par  une  femme  à 
la  très  petite  fortune,  M""'  Dardoize,  ce  sacrifice  de 
6  000  francs  qu'elle  avait  de  côté,  pour  la  fondation 
d'une  ambulance  au  commencement  de  la  guerre  de 
1870,  ambulance,  où,  au  bout  de  trois  jours,  elle 
était  abandonnée  par  les  illustres  infirmières  qui 
s'étaient  fait  inscrire,  et  où  elle  frottait  le  parquet, 
en  faisant  les  lits  de  trente-deux  blessés,  dont  aucun 
n'est  mort. 

Et  les  intéressantes  et  liumaines  choses  dont  elle 
a  été  spectatrice.  Un  petit  Breton  héroïque,  incon- 
scient de  son  héroïsme,  blessé  aux  deux  bras  avec 
un  morceau  d'obus  dans  la  poitrine,  ne  connaissant 
pas  un  mot  de  français,  etqui,  au  crépuscule,  se  met- 
tait à  chantonner  les  vêpres  eu  latin  bas-breton.  Et 
à  côté  de  lui  un  voltairien  enragé,  auquel  cette  sœur  de 
charité  éclectique,  un  jour  de  Noël,  mettait  dans  ses 
souliers  les  Contes  de  Voltaire,  tandis  qu'elle  met- 
tait un  chapelet  dans  les  souliers  du  Breton. 


Mardi  6  août.  —  Déjeuner  chez  Drumont. 

Une  petite  salle  lumineuse,  où  la  vue,  une  vue 
égayante,  passant  par-dessus  la  torsion  des  vieux 
arbres  fruitiers,  et  traversant  la  Seine,  va  au  coteau 
vert  qui  fait  face.  Là  dedans  de  vieux  bahuts,  faits 
de  pièces  rapportées,  sous  un  trumeau  de  Bou- 
cher, acheté  chez  un  tapissier  de  Villeneuve-Saint- 
Georges. 


ANNEE    1880.  7- 

A  propos  de  la  tournure  conventuelle  de  la  vieille 
bonne  qui  noussert,il  estquestion  des  domestiques, 
et  de  la  servitude  de  nous  tous,  à  leur  égard. Et  Dau- 
det de  conter^  que  Morny  avait  les  entrailles  assez 
faibles,  et  qu'un  tour  de  main,  dans  la  confection  des 
cataplasmes  l'avait  assujetti  à  la  femme  de  chambre 
d'une  maîtresse,  et  qu'un  domestique  de  Morny  pas 
bête  avait  épousé  la  femme,  et  que,  de  par  elle  et  son 
tour  de  main,  il  était  devenu  le  maître  absolu  du 
Président  du  Conseil,  obtenant  tout  ce  qu'il  voulait, 
en  le  tenant  toujours  sous  la  menace  de  quitter  son 
service.  '  - 

Une  omelette,  un  gigot,  des  haricots  se  succèdent. 

Une  allusion  fortuite  au  Panthéon  liticraire^  à  Bu- 
chon  qui  se  trouve  être  l'oncle  de  Drumont,  amène 
la  conversation  sur  les  croisades,  la  prise  de  Con- 
stantinople,  et  les  mépris  d'Anne  Comnène,  celte 
Byzantine  littéraire  et  artiste,  à  l'endroit  des  gros 
barons  septentrionaux.  Et  de  Constantinople  et 
d'Anne  Comnène  et  des  croisades,  nous  sautons  au 
Père  Dulac  et  aux  missionnaires,  dont  Drumont 
parle  avec  un  lyrisme  religieux,  disant  que  ce  sont 
des  hommes,  dont  toute  la  virilité  est  passée  dans, 
leur  foi.  Et  il  conte,  comme  un  vrai  croyant  qu'il  est, 
qu'un  de  ces  missionnaires  étant  mort  à  bord  d'un 
petit  bâtiment  chinois,  et  son  corps  ne  se  décom- 
posant pas,  les  matelots  avaient  dit  à  son  compa- 
gnon :  (1  Mais  il  était  donc  vierge  !  » 

On  apporte  une  salade  de  tomates  très  réussie 
pour  des  palais  blasés,  quand  Daudet,  qui  est  muet 

7. 


78  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

depuis  quelques  instants,  pris  de  douleurs  intolé- 
rables d'estomac,  demande  à  aller  se  jeter,  une  mi- 
nute, sur  un  divan  dans  la  chambre  de  Drumont. 

Cette  sortie  jette  un  froid  parmi  nous  deux,  res- 
tés à  table.  Il  y  a  un  silence,  au  bout  duquel  Dru- 
mont  jette  cette  phrase  inattendue  : 

—  Pourquoi  sommes-nous  sur  la  terre ?. . .  Pourquoi 
sommes-nous  réunis  dans  ce  moment?,..  Pourquoi 
en  face  de  ce  paysage,  nous  livrons-nous  à  des  con- 
versations supérieures? 

Et  Drumont  dit  cela,  en  se  donnant  des  coups  de 
doigts  révoltés,  dans  sa  noire  crinière,  où  une  mèche 
se  déroule,  tortillée  sur  son  front  à  la  façon  d'une 
mèche  de  Gorgone,  tandis  que  ses  yeux  de  scribe 
moyenâgeux,  encastrés  dans  leurs  minces  lunettes, 
sont  abaissés  sur  les  fleurs  de  son  assiette. 

Daudet  est  rentré,  et  assis,  à  demi  couché  sur  une 
petite  table,  pendant  qu'il  prend  à  de  lentes  avalées, 
une  tasse  de  café,  interrompant  soudain  nos  dolé- 
ances sur  la  société  moderne  et  sa  veulerie,  il  se  met 
à  parler  éloquemment  sur  la  ressemblance  de  la 
génération  actuelle  avec  Hamlet,  de  cette  génération 
chez  laquelle,  selon  une  expression  de  Baudelaire, 
l'action  ne  correspond  pas  avec  le  rêve,  prétendant 
que  l'époque  ne  comporte  pas  l'action. 


Lundi  i 2  août.  —  Hayashi  est  venu  chez  moi,  et 
a  passé  la  journée  à  me  déchiffrer  des  noms  dartis- 
tes  japonais  sur  mes  bibelots. 


ANNEE    1889.  79 

Comme  je  métoimais  de  la  longévité  des  artistes 
japonais,  citant  Hokousaï  et  tant  d'autres,  et  même 
le  brodeur,  dont  il  était  en  train  de  me  lire  la  signa- 
ture, sur  un  foukousa  représentant  une  carpe  monu- 
mentale, et  que  voici  :  «  Jou-ô,  âgé  de  73  ans  »,  Ha- 
yashi  me  disait  qu'au  Japon,  la  mortalité  de  1  à 
10  ans  était  énorme,  encore  très  grande  de  10  à 
50  ans,  encore  grande  de  20  à  30  ans,  mais  que 
l'homme  qui  avait  atteint  l'âge  de  30  ans,  réunissait 
là-bas,  toutes  les  chances  pour  attraper  beaucoup 
d'années.  Toutefois  comme  sa  réponse  à  ma  ques- 
tion ne  concernait  pas  absolument  les  artistes  japo- 
nais, Hayashi  ajoutait  que  les  artistes  qui  font  parler 
d'eux,  le  doivent  à  une  vitalité  supérieure  à  celle  des 
autres  hommes,  et  quand  ils  ne  sont  pas  submergés 
par  un  accident,  ils  doivent  vivre  très  vieux. 

Il  y  a  vraiment  de  l'ironie  française  chez  ce  peuple 
japonais.  Hayashi  me  racontait  qu'un  compatriote, 
qu'il  a  connu  à  Paris,  et  qui  est  devenu  un  grand 
monsieur  dans  le  gouvernement  japonais,  lui  avait 
écrit  plusieurs  fois,  sans  qu'il  répondît,  lorsque  à 
son  dernier  voyage  au  Japon,  il  lui  avait  demandé  à 
venir  le  voir,  dans  une  lettre  où  il  lui  disait  :  «  Oui, 
je  suis  un  fonctionnaire  du  gouvernement,  mais^je 
suis  tout  de  même  un  honnête  homme,  je  ne  vole 
pas  mes  appointements,  et  je  méi^ite  une  visite.  » 


Mercredi  14  août.  —  Les  journaux  qui  ont  raconté 


80  JOURNAL    DES    GONG  OU  RT. 

la  visite  du  Shah  de  Perse  à  Saint-Gratien,  n'ont 
point  eu  connaissance  du  message  qui  l'a  précédé, 
et  qui  demandait  de  lui  faire  préparer  «  un  verre 
d'eau  glacée,  des  gâteaux,  une  chaise  percée  ». 

Un  Russe  bien  informé  me  disait,  que  dans  cette 
demande,  il  n'y  avait  pas  l'appréhension  de  mau- 
vaises entrailles,  mais  une  affectation  de  dédain,  delà 
part  du  «  Roi  des  Rois  »  pour  les  familles  royales  et 
princières  de  l'Europe.  Et  ce  Russe  me  racontait, 
qu'au  dîner  donné  à  Saint-Pétersbourg,  et  où  le  Shah 
donnait  le  bras  à  l'Impératrice  de  Russie,  en  se 
levant  de  table,  il  avait,  un  moment,  marché  le 
premier  en  tête,  faisant  semblant  d'oublier  la  sou- 
veraine, pendant  que  l'Impératrice  le  suivait  assez 
embarrassée. 


Lundi  19  uoût.  —  Aujourd'hui  à  l'Exposition,  une 
évocation  du  passé  bien  autrement  intéressante 
pour  moi,  que  le  char  d'Attila  :  c'a  été  un  petit 
modèle  de  diligence  jaune,  portant  sur  la  caisse  : 
Bue  Notre-Dame-des-Victoires.  En  le  regardant,  je 
retrouvais  mes  gais  départs  pour  les  vacances  en 
province,  la  sortie  victorieuse  de  Paris  à  grandes 
guides  par  les  rues  étroites,  le  sautillement  des 
croupes  blanches  devant  les  vitres  du  coupé,  les 
relais  retentissants  du  bruit  de  la  ferraille,  les  vil- 
lages et  leurs  pâles  vivants,  traversés  dans  le  cré- 
puscule, au  galop.  Et  la  petite  diligence  jaune,  me 


ANNÉE    1880.  81 

rappelle  encore  une  de  mes  plus  profondes  émo- 
tions —  c'était  cette  fois  en  rotonde,  —  je  revenais 
tout  seul,  à  douze  ans,  de  mes  premières  vacances 
passées  à  Bar-sur-Seine,  et  j'avais  acheté  les  livrai- 
sons à  quatre  sous  du  roman  de  Fenimore  Cooper  : 
LE  DERNIER  DES  MoHiCANS.  PostiUon ,  couducteur, 
voisins  de  rotonde,  endroits  où  l'on  s'arrêtait  pour 
relayer,  auberges  où  l'on  mangea,  je  ne  vis  rien  des 
choses  de  la  route.  Non,  jamais  je  ne  fus  aussi 
absent  de  la  vie  réelle,  pour  appartenir  si  complète- 
ment à  la  fiction,  —  sauf  cependant  une  autre  fois, 
la  fois,  où  plus  petit  encore,  j'avais  lu,  échoué  dans 
une  vieille  bergère  de  la  chambre  à  four  de  Breu- 
vannes,  j'avais  lu  RobinsonCrusoé,  que  monpèreavait 
acheté  pour  moi,  à  un  colporteur  de  la  campagne. 


Jeudi  22  août.  —  En  montant  à  Bar-le-Duc,  dans 
la  Victoria  de  Rattier,  mes  regards  s'arrêtant  par 
hasard  sur  mes  mains  reflétées  sur  le  cuir  verni  du 
siège  du  cocher,  mon  étonnement  est  grand  de  ren- 
contrer dans  le  reflet  de  mes  mains,  le  trompe-l'œil 
le  plus  extraordinaire  d'un  morceau  de  peinture  de 
Ribot,  avec  ses  chairs  aux  ombres  noirâtres,  aux 
lumières  d'un  rose  violacé. 


Lundi  26  août.  —  Mon  Dieu,  que  le  monde  est 


'1^^ 


82  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

loin  d'être  infini.  Aujourd'hui  je  prononce  le  nom 
d'Octave  Mirbeau  devant  ma  cousine,  qui  me  dit  : 
<(  Mais  Mirbeau...  attendez,  c'est  le  fils  du  médecin 
de  Remalard,  de  l'endroit  où  nous  avons  notre  pro- 
priété... eh  bien,  je  lui  ai  donné  deux  ou  trois  fois 
des  coups  de  fouet  à  travers  la  tête...  Ah!  le  petit 
afîronteur  que  c'était,  quand  il  était  enfant...  il 
avait  par  bravade,  la  manie  de  se  jeter  sous  les 
pieds  des  chevaux  de  mes  voitures  et  de  celles  des 
d'Andlau,  » 


Mardi  3  septembre.  —  Le  général  Obernitz,  le 
général  vurtembergeois  qui,  après  ReichshofTen  avait 
établi  son  quartier  général  à  Jeand'Heurs,  et  qui  se 
montra  nn  vainqueur  supportable,  disait  à  Rattier, 
quand  il  quitta  le  château  :  «  Oh  !  priez  Dieu  pour 
vous,  que  nous  rencontrions  l'ennemi  loin  d'ici, 
parce  que  le  soldat  qui  s'est  battu,  devient  une  bête 
féroce  pendant  trois  jours...  et  moi-même  je  n'en 
suis  pas  le  maître  !  » 


Samedi  7  septembre.  —  Une  fille  du  maréchal 
Oudinot,  M™"  de  Vesins,  je  crois,  aimait  tant  Jean- 
d'Heurs, que  lors  de  la  vente  de  la  propriété,  elle 
en  avait  emporté  des  sachets  de  terre,  comme  on 
emporte  des  sachets  de  Terre  Sainte. 


ANNEE    1889. 


83 


Lundi  9  septembre.  —  Des  rejets  dans  de  petits 
sentiers  à  travers  le  bois,  au  loin  au  loin  :  une 
perspective  de  raquettes  de  coudrier,  aux  béquil- 
les basculantes,  s'offrant  perfidement  au  sautille- 
ment voletant  des  oiseaux.  Je  suis  tombé  dans  la 

tendue. 

Oh:  que  de  souvenirs  desbonnesjournées  de  mon 
enfance,  passées  à   Neufchâteau.  Le  départ  à  cinq 
heures.  Une  h&ure  de  marche,  au  bout  de  laquelle,  on 
arrivait  à  un  grand  pré,  qui  avait  presque  toujours,  çà 
et  là,  des  taches  d'un  vert  plus  vivace  que  le  reste  de 
l'herbe,  des  taches  qui  étaient  des  places  à  mousse 
rons,  poussés  la  nuit,   et  qu'on    cueillait  dans  la 
rosée.  Puis  les  provisions  déballées  dans  la  cabane, 
le  feu  allumé  et  les  pommes  de  terre  dans  un  pot 
de  fonte,  on  allait  faire  la  première  tournée,  et  la 
tournée  était  longue,  car  il  y  avait  1 500  rejets,  et  les 
jours  de  passage,  les  allées   étaient  pleines,  d'un 
bout  à  l'autre,  de  pauvres  rouges-gorges,  de  pauvres 
rouges-queues,  pris  par  les  pattes,  et  battantdésespé- 
rément  des    ailes.    Je    me    rappelle  une   journée 
d'octobre,  où  nous  avons  pris  dix-huit  douzaines  de 
ces  petits   oiseaux,  et  entre  autres  au  moins  une 
douzaine  de  rossignols  à  la  petite  croupe,  qui  est 
une  vraie  pelote  de  graisse.    Le  retour    avec   une 
faim  de  tous  les  diables,  et  le  fricotage  d'un  mor- 
ceau de  viande  dans  les  pommes  de  terre.  Un  long 
déjeuner.  Une  seconde  tournée  à  midi,  suivie  d'un 
repos,  où  le  garde  qui  était  un  vieux  soldat  de  la 
garde  impériale,  un  grand  homme  sec, toujours  gro- 


81  JOURNAL    DES   GONCOURT. 

gnonnant,  mais  le  plus  brave  homme  de  la  terre, 
me  racontait  interminablement  toujours,  je  ne  sais 
quelle  bataille,  où  l'action  terminée,  n'ayant  rien 
pour  s'asseoir,  ils  avaient  mangé  assis  sur  des 
cadavres  d'ennemis. 

Au  milieu  de  ces  récits,  arrivait  ordinairement, 
pour  la  troisième  tournée,  mon  oncle,  l'ancien  offi- 
cier d'artillerie,  qui,  marchant  le  premier  avec  son 
gros  dos  rond  et  son  pas  lourd,  donnait  la  liberté 
aux  oisillons  qui  n'avaient  pas  les  pattes  cassées, 
silencieux,  et  sans  donner  la  réplique  à  la  grondante 
mauvaise  humeur  de  Chapier. 

Chapier  c'était  le  jardinier,  le  garde,  l'organisa- 
teur delà  tendue,  le  domestique  mâle  à  tout  faire  de 
la  maison  pour  un  gage  de  300  francs.  Tl  était  le  mari 
de  Marie-Jeanne,  la  cuisinière,  celle  dont  mon  grand- 
père  avait  longtemps  comprimé  les  ardeurs  conju- 
gales, en  la  faisant  tremper  dans  la  pièce  d'eau  de 
Sommerecourt.  Chapier  est  le  père  de  Mascaro^  sur- 
nom donné  dans  la  famille  à  son  fils,  qui  tout  en  dou- 
blant son  père  eut  la  permission  d'établir  à  côté  de  la 
maison,  un  petit  commerce  de  mercerie  et  de  vente 
d'almanachs,  qui  le  fit  riche  à  sa  mort,  de  800  000  fr., 
et  il  est  le  grand-père  du  Chapier  actuel,  possesseur 
de  plusieurs  miUions,  et  brasseur  de  grandes  affaires, 
entre  autres  de  la  concurrence  aux  eaux  deContrexé- 
ville. 

Mon  cousin  Marin  a  donné,  ces  jours-ci,  l'hospitalité 
pour  les  grandes  manœuvres,  à  un  de  ses  amis,  à  M.  0' 
Connor,  lieutenant-colonel  de  dragons  :  un  militaire 


ANNEE    1889.  s5 

dont  la  conversation  est  pleine  de  faits. Il  parlait  au- 
jourd'hui de  l'extraordinaire  force  physique  des 
turcos,  et  de  l'espèce  de  joie  orgueilleuse  qu'ils 
éprouvaient,  quandleur  sac,  leur  écrasant  sac  dépas- 
sait de  beaucoup  leur  tète.  Il  les  disait  merveilleux 
pour  un  choc,  pour  un  coup  de  main,  mais  inca- 
pables d'un  effort  continu,  accusant  leur  insuffi- 
sance au  tir,  leur  inaptitude  à  viser,  entraînés  qu'ils 
sont  toujours  à  la  fantasia,  et  n'étant  occupés  qu'à 
faire  parler  la  poudre^  et  à  se  griser  de  son  bruit. 
Il  appuyait  aussi  sur  la  nature  enfantine  de  ces 
hommes,  sur  le  besoin  qu'ils  ont  tous  les  matins 
de  venir  faire  des  plaintes  fantastiques,  et  qui  s'en 
vont  bien  contents,  et  disent  :  «  Merci,  capitaine!  » 
quand  le  capitaine  leur  a  jeté  à  la  tète  :  «  Tu  es  un 
imbécile  1  » 


Mardi  10  septembre.  —  Grandes  manœuvres  dans 
cejoli  pays  boisé  de  Mapelonne,  de  la  ferme  du  Poi- 
rier, de  Stainville.  Ces  manœuvres,  aperçues  d'un 
plateau  un  peu  élevé,  me  font  l'effet  de  rangées  de 
petits  soldats  de  plomb,  que  je  verrais  comme  d'un 
ballon  captif...  C'est  amusant  par  exemple,  la  vie, 
l'animation  données  parles  manœuvres  dans  les  vil- 
lages, et  les  hommes  et  les  femmes  sur  le  pas  des 
portes,  elles  enfants,  les  yeux  ardents...  Au  retour, 
les  jolis  croquis  pour  un  peintre  :  l'envahissement 
des  cafés  de  village,  les  consommateurs,  en  l'effare- 


86  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

ment  des  servantes,  allant  eux-mêmes  chercher  au 
cellier,  le  vin,  la  bière,  et  l'encombrement  de  la  rue 
par  les  voitures  qui  n'ont  plus  de  place  dans  les  écu- 
ries, par  des  chevaux  attachés  à  un  volet,  et  au  rai- 
lieu  de  la  bousculade  et  du  brouhaha,  le  défilé  des 
soldats,  des  cavaliers  couverts  de  poussière.  C'était 
à  Stainville,  le  berceau  de  la  famille  des  Choiseul, 
dont,  en  quittantle  village,  j'aperçois  le  modeste  petit 
château. 

Ce  matin,  à  déjeuner,  M.  0'  Connorqui  a  passé,  je 
crois,  deux  ans  en  Cochinchine,  nous  entretenait  de 
la  vie  de  ce  peuple,  occupé  à  travailler  et  à  jouir  de 
l'existence  mieux  et  plus  complètement,  que  nous 
autres.  11  nous  disait  les  fréquentes  culbutes  de  for- 
tune, n'étonnant  là-bas  ni  le  possesseur  ni  les  autres, 
et  le  millionnaire  ruiné  se  remettant  sereinement,le 
lendemain,  à  regagner  une  seconde  fortune.  Il  nous 
peignait  les  transactions  du  pays,  au  moyen  d'une 
barre  d'or  qu'on  porte  sur  soi,  avec  une  paire  de  petites 
balances  ;  barre  sans  alliage,  et  qui  se  coupe  presque 
aussi  facilement  qu'un  bâton  de  guimauve.  Il  nous 
affirmait  que  dans  l'Orient,  le  placement  de  l'argent 
était  complètement  inconnu,  et  que  toute  la  fortune 
du  petit  monde  de  là-bas  consistait  dans  les  bijoux 
de  la  femme,  qui  portait  sur  elle  tout  le  capital  du 
ménage,  et  qu'il  y  avait  des  mains  et  des  bras  de 
femme  se  tendant  pour  vous  vendre  un  centime  de 
n'importe  quoi,  des  mains,  des  bras  où  il  y  avait  plus 
de  cinq  à  six  mille  francs  d'or  et  de  pierres  pré- 
cieuses. 


ANNEE    1889.  87 

Mercredi  1 1  septembre.  —  Quand  on  demande  aux 
paysans,  ce  qu'ils  pensent  du  gouvernement  actuel, 
ils  répondent  :  «  Nous  sommes  ben  las!  —  Alors 
vous  voulez  un  prince  d'Orléans'?...  vous  voulez  un 
Napoléon?..,  vous  voulez  le  général  Boulanger?  »  Ils 
font  nenni  de  la  tête,  et  répètent  avec  entêtement, 
sans  qu'on  puisse  en  tirer  rien  de  plus  :  «  Nous 
sommes  ben  las  !  » 


Vendredi.  1 3  septembre.  — Aujourd'hui,  c'est  le  jour 
de  la  grande  bataille.  L'ennemi  nous  débusquera,  ce 
matin,  du  plateau  de  Ghardogne  qui  commande  Bar- 
le-Duc,  et  nous  devons  reprendre  le  plateau  dans 
l'après-midi.  Or,  nous  voilà,  tout  le  monde  de  Jean- 
d'Heurs  en  route,  dès  neuf  heures,  pour  être  sur  le 
terrain  des  manœuvres  à  onze  heures,  où  nous  arri- 
vons aux  premiers  coups  de  canon. 

Il  y  a  eu  du  brouillard  toute  la  matinée.  Quelque 
chose  de  laiteux  est  resté  dans  l'atmosphère,  et 
dans  l'excellente  lorgnette  de  Rattier,  la  guerre 
ne  m'apparait  pas  sévère,  au  contraire  elle  m'appa- 
raît  gaie,  jolie,  clairette,  comme  dans  une  gouache 
de  Blarenberg...  Un  spectacle  vraiment  drôle,  au 
moment  où  l'action  est  le  plus  vivement  engagée, 
c'est  la  course  éperdue  d'un  lièvre  affolé,  auquel  ici, 
un  coup  de  canon,  là,  une  charge  de  cavalerie,  là,  la 
main  d'un  paysan  qui  s'est  mis  à  sa  poursuite  et  le 
touche  presque,  fait  faire  les  crochets  les  plus  cabrio- 


8  JOURNAL    DES   GONCOURT. 

ants.  Le  hasard  nous  a  servis  au  mieux,  le  petit  mur 
d'un  champ  auquel  nous  nous  sommes  adossés  pour 
déjeuner,  est  occupé  par  une  compagnie  de  lignards 
qui  se  mettent  à  faire  feu,  agenouillés  derrière  le  mur, 
et  nous  nous  trouvons,  pour  ainsi  dire,  dans  les  rangs 
de  la  troupe,  et  bientôt  dans  un  nuage  de  poudre... 
Ahi  l'intéressante  chasse  à  l'homme  que  doit  être 
la  guerre,  pour  un  monsieur  qui  n'est  pas  un 
couillon,  et  qui  n'a  ni  la  colique,  ni  la  migraine, 
ni  le  rhume,  pour  un  monsieur  bien  portant...  Et  je 
pensais  au  milieu  du  nuage  grisant,  et  de  la  canon- 
nade vous  faisant  bravement  battre  le  cœur,  que  la 
fumée  qu'on  est  en  train  de  détruire  avec  la  nouvelle 
poudre,  sera  bientôt  suivie  par  une  découverte  quel- 
conque qui  détruira  le  bruit  excitant  du  canon,  et 
qu'alors  ce  sera  bien  froid,  et  qu'il  faudra  être  bien 
enragé  pour  se  tuer,  non  seulement  sans  se  voir, 
ce  qui  arrive  aujourd'hui,  mais  encore  sans  s'en- 
tendre. 

Ce  soir,  je  plaignais  les  reins  des  artilleurs  galo- 
pant sur  les  caissons,  devant  M.  de  Fraville,  officier 
d'artillerie.  «  Ce  n'est  pas  sur  les  reins,  me  dit-il,  que 
se  porte  la  fatigue  du  secouement  sur  les  coffres, 
c'est  sur  la  mâchoire,  et  cela  arrive  quelquefois  à 
empêcher  les  artilleurs  de  manger  le  soir.  » 


Samedi  i4  septembre.   —  Un  dur  parcours,  que 
celui  sur  la  ligne  de  l'Est  par  cette  Exposition  uni- 


ANNEE    1889.  89 

verselle.  Le  compartimenl  de  première  est  envahi 
par  des  Allemands,  qui  se  montrent  mal  élevés,  autant 
que  des  Anglais  en  voyage,  avec  une  note  de  jovialité 
peut-être  plus  blessante.  Il  y  a  parmi  eux  un  gros 
banquier  juif,  qui  ressemble  étonnamment  à  Daikoku, 
au  dieu  japonais  de  la  richesse,  et  dont  le  ventre 
semble  le  sac  de  riz  sur  lequel  on  l'assied  —  et  qui 
pue  des  pieds.  En  face  est  son  fils  qui  se. mouche 
dans  un  foulard  rose,  très  semblable  à  une  cravate 
de  maquereau,  et  qui  ronfle  ignoblement.  Le  vieux 
banquier  est  accompagné  de  sa  fille,  une  assez  jolie 
fille,  à  l'air  légèrement  cocote,  et  qui  est  couchée  de 
côté  sur  la  poitrine  de  son  père,  dont  la  large  main 
l'enveloppe  et  lui  caresse  le  corps,  auquel  le  mou- 
vement de  lacet  du  chemin  de  fer  donne  le  mouve- 
ment d'un  corps  de  femme  qui  fait  l'amour.  Je  n'ai 
jamais  rien  vu  de  ma  vie  d'aussi  impudique  que  ce 
témoignage  public  d'amour  paternel.  Il  y  a  un  autre 
Allemand,  genre  étudiant,  appuyé  sur  un  sac  de  nuit, 
grand  comme  une  malle,  vêtu  d'un  pardessus  cou- 
leur chicorée  à  la  crème,  et  buvant  à  même  au  gou- 
lot d'une  longue  bouteille  de  vin  du  Rhin,  Et  d'autres- 
encore  aussi  insupportables  et  qui  semblent  se  sentir 
déjà  dans  leur  patrie. 


Lundi  16  septembre.  —  Ce  soir,  un  spectacle  assez 
drolatique,  rue  du  Caire.  Un  ecclésiastique  que  j'ai 
devant  moi,  à  la  danse  du  ventre,  se  met  à  regarder 

8, 


90  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

de  côté,  toutes  les  fois,  que  le  ventre  de  l'aimée  sou- 
bresaute  voluptueusement,  devient  trop  suggestif.  Du 
reste  cette  danseuse,  une  danseuse  tout  à  fait 
extraordinaire,  et  qui  lorsqu'on  l'applaudissait,  dans 
la  parfaite  immobilité  de  son  corps,  avait  l'air  de  vous 
faire  de  petits  saluts  avec  son  nombril. 


Jeudi  19  septembre.  — Je  disais  ce  soir,  après  un 
morceau  de  Chopin  :  «  Je  ne  goûte  absolument  pas 
la  musique,  seulement  elle  produit  chez  moi  un  état 
nerveux.  Eh  bien,  il  me  semble  que  l'état  nerveux 
qui  m'est  donné  par  Beethoven,  est  d'une  densité 
supérieure  aux  étals  nerveux,  que  me  donnent  toutes 
les  autres  musiques.  » 


Vendredi  30  septembre.  —  Ce  matin,  causerie  de 
Daudet  sur  sa  pièce  La  Lutte  pour  la  Vie,  et  sur  le 
théâtre  en  général  :  «  Oh!  le  théâtre,  s'écrie-^-il, 
c'est  une  ardoise  et  un  torchon,  et  une  chose  à  la 
craie  qu'on  efface  à  tout  moment...  c'a  été  le  pro- 
cédé de  Shakespeare  et  de  Molière.  » 


Mai'di  24  septembre.  —  Une  singulière  forme  de 
gouvernement,  ce  suffrage  universel,  qui  ne  tient 


ANNEE    1S8U.  91 

aucun  compte  des  minorités,  quelque  nombreuses 
qu'elles  puissent  être.  C'est  ainsi  que,  si  les  36  mil- 
lions de  Français  hommes  et  femmes  votaient,  et 
qu'il  y  eût  d'un  côté  18  millions,  moins  une  voix,  et 
de  l'autre  18  millions,  plus  une  voix,  les  18  millions, 
moins  une  voix,  pourraient  être  absolument  gou- 
vernés à  rebours  de  leurs  sentiments  politiques,  de 
leurs  tempéraments  de  conservateurs  ou  de  républi- 
cains. 


Vendredi 27  septembre.  —  Deuxfemmes  causaient, 
devant  moi,  des  premières  années  de  leurs  mariages, 
de  la  gêne  qu'elles  éprouvaient  devant  l'être  intimi- 
dant et  inconnu,  devenu  leur  seigneur  et  maitre,  de 
l'espèce  d'efïarouchement  douloureux  de  leurs  sus- 
ceptibilités d'êtres  timides,  tendres,  inexpérientes. 
L'une  racontait  qu'ayant  acheté  deux  cravates,  et 
son  mari  ayant  témoigné  assez  vivement,  qu'il  ne  les 
trouvait  pas  jolies,  avait  pleuré  toute  une  nuit.  L'autre 
avouait  qu'elle  était  absolument  ignorante  de  la 
direction  d'une  maison,  qu'elle  ne  savait  pas  com- 
mander un  dîner  et  qu'elle  avait  une  mauvaise  cui- 
sinière: ce  qui  faisait  que  son  mari  lui  reprochait,  en 
riant,  de  n'avoir  pas  plutôt  appris  la  cuisine  que  l'al- 
lemand et  l'anglais. 


Vendredi  4  octobre.  —  Songe-t-on  qu'au  jour  d'au- 
jourd'hui nous  avons  soixante-huit  préfets  et  sous- 


02  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

préfets  juifs,  et  que  cette  prépotence  dans  l'admi- 
nistration, n'est  rien  auprès  de  l'influence  occulte 
des  petits  conseils  sémitiques,  en  permanence  dans 
chaque  cabinet  de  chacun  de  nos  ministres.  Et  dire 
que  nous  devons  le  hienfait  de  cette  domination  ju- 
daïque au  grand  Français  Gambetta,  que  sur  le  sou- 
venir de  son  physique,  je  continue  à  croire  un  juif. 
Je  relis  aujourd'hui  du  Veuillot,  et  vraiment  c'est 
le  grand  pamphlétaire  de  ce  siècle,  avec  les  mépris 
de  son  ironie  en  sous-entendus,  et  avec  le  mordant 
de  sa  blague  hautaine,  quand  il  risque  un  mot  tinta- 
marresque,  et  qu'il  dit  que  Vapereau  est  Français 
comme  Jocrisse.  Rochefort,  tout  Rochefort  qu'il 
est,  n'a  jamais  trouvé  une  insulte  de  ce  calibre  d'es- 
prit-là. 


Samedi  o  octobre.  —  Aujourd'hui,  je  m'amuse  à 
relever  à  l'exposition  du  ministère  de  la  guerre,  le 
coût  des  coups  de  canon.  Les  coups  de  canon  de 
rien  du  tout,  ça  va  maintenant  de  300  à  500  francs. 
Mais  nous  avons  le  coup  de  canon  de  1  350,  et  même 
de  1  57'2  francs.  Tout  a  bien  augmenté  dans  la  vie, 
et  c'est  devenu  bien  cher  l'art  de  se  tuer. 

Que  de  choses  toutefois  intimement  parlantes  à 
l'historien  de  mœurs,  dans  ce  musée  de  la  défroque 
militaire,  et  comme  elle  m'en  dit  plus  cette  cravache, 
avec  laquelle  Murât  chargeait  à  Eylau,  que  toutes 
les  histoires  imprimées  de  la  bataille. 


ANNEE    1889.  93 

Jeudi  10  octobre.  —  Ce  soir,  Rollinat  qui  se  trouve 
à  Paris,  est  venu  diner  chez  Daudet.  Il  a  une  figure 
toute  jeune,  toute  rose,  toute  poupine,  et -le  macabre 
de  ses  traits  a  disparu.  Il  parle,  avec  un  espèce  d'en- 
thousiasme IjTique,  de  ses  chasses,  de  ses  pêches  : 
des  pêches  au  chevaine,  où  l'hiver  il  casse  la  glace, 
enfin  de  cette  vie  active  et  en  plein  air  qui  a  rem- 
placé la  vie  factice,  artificielle,  enfermée,  et  sans 
sommeil  de  sa  jeunesse  :  vie,  il  n'en  doute  pas,  qui 
l'aurait  tué.  Maintenant  il  ne  sait  plus  travailler  à 
une  table,  et  si  on  lui  en  apporte  une,  il  la  brise,  et 
en  jette  les  morceaux  au  diable.  Il  lui  faut  les  che- 
mins sauvages,  sur  les  bords  de  la  grande  et  de  la 
petite  Creuse,  où  il  parle  tout  haut  ses  vers,  où, 
comme  disent  les  paysans,  il  plaide. 

Il  s'étend  sur  son  bonheur  dans  la  solitude,  sur  sa 
maison  éloignée  de  toute  habitation,  où  la  nuit,  au 
milieu  de  ses  trois  chiens  couchant  dans  trois  pièces, 
il  a  un  espèce  de  frisson  peureux  agréable,  au  gro- 
gnement trois  fois  répété,  annonçant  un  passant  sur 
la  route.  Étrange  maison,  où  se  succèdent  des  pein- 
tres, où  l'hospitalité  est  donnée  à  des  montreurs 
d'ours,  où  le  préfet  vient  déjeuner,  où  les  gens  d'alen- 
tour se  rendent  à  la  pharmacie  :  maison  faisant 
l'étonnement  des  Berrichons  de  la  localité. 

Et  sa  compagnie,  et  son  intimité,  le  croiriez-vous, 
c'est  avec  le  curé!  oh!  un  curé  de  la  cure  de  Rabelais 
et  de  Béranger,  ayant  la  carrure  d'un  frère  Jean  des 
Entommeures,  et  pouvant  tenir  une  feuillette  de  vin. 
C'est  lui  qui,  à  une  messe  de  minuit  de  Noël,  où  les 


94  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

paysans  qui  s'étaient  grisés  avant,  faisaient  du  bruit, 
son  surplis  déjà  à  moitié  sorti  de  la  tête,  leur  cria  : 
«Ehl  là-bas,  sivous  continuez,  vous  savez  que  je  suis 
capable  de  prendre  l'un  de  vous  par  la  moitié  du  corps, 
et  avec  lui,  de  jeter  les  autres  à  la  porte.  »  C'est  lui 
encore  qui,  dans  une  cliute,s'étant  à  moitié  fracassé 
la  tête,  et  ayant  à  ses  côtés  un  confrère  poussant  des 
hélas  :  «  Ah  !  je  vois,  vous  voulez  triextrême-onctwnne)\ 
mais  vous  n'y  entendez  rien,  mon  cher,  avec  votre 
figure  de  De  profundis,  moi,  je  fais  cela  à  la  gaieté.  » 

Puis  l'échappé  dans  le  fond  du  Berri  du  bureau 
des  Pompes  funèbres,  et  des  soirées  aux  Batignolles 
du  ménage  Callias,  nous  contait  ceci  : 

M*"®  Callias  était  devenue  folle  à  la  fin  de  sa  vie,  et 
sa  folie  consistait  en  ce  qu'elle  croyait  qu'elle  était 
morte.  On  lui  demandait  comment  elle  allait  une, 
deux,  trois  fois.  Elle  ne  répondait  d'abord  pas,  mais 
enfin  à  la  troisième,  fondant  en  larmes,  elle  vous 
soupirait,  dans  un  rire  de  folle  :  «  Mais  je  ne  vais  pas, 
puisque  je  suis  morte.  »  Alors,  il  était  convenu  qu'on 
lui  disait  :  «  Oui,  oui,  vous  êtes  bien  morte...  Mais 
les  morts  ressuscitent,  n'est-ce  pas? — EUefaisaitun 
signe  de  tête affirmatif, — etpeuventjouerdupiano?» 
Alors  prenant  le  bras  que  vous  lui  tendiez,  elle  allait 
s'asseoir  au  piano,  où  elle  jouait  d'une  manière  tout 
à  fait  extraordinaire. 

Et  l'on  se  sépare,  en  disant  qu'il  faut  faire  vulga- 
riser par  Gibert  dans  les  salons,  la  musique  de  Rol- 
linat,  qui  ne  lui  aurait  encore  rapporté  que  cent 
soixante-quatorze  francs. 


ANNEE    1889.  95 

Vend7'edi  1  i  octobre.  —  A  l'Exposition,  j'entre 
au  Pavillon  des  forêts,  à  une  heure  où  la  lumière 
commence  à  devenir  un  rien  crépusculaire,  et  c'est 
vraiment  pour  moi  comme  l'entrée  dans  un  palais 
magique,  bâti  par  les  fées  de  la  Sylviculture,  dans 
ce  palais  aux  colonnes  fabriquées  par  ces  vieux  troncs 
d'arbres  qui  ont,  pour  ainsi  dire,  les  couleurs  obscu- 
rées  des  ailes  des  papillons  de  la  nuit.  Et  je  ne 
pouvais  détacher  mes  yeux  du  bouleau  verruqueux, 
avec  ses  taches  blanchâtres  sur  ses  rugosités  vi- 
neuses, du  cerisier  merisier,  dîvec?>on  enrubannement 
coupé  de  nœuds,  qui  ont  quelque  chos>e  du  dessin 
contourné  d'une  armoirie  de  la  Belle,  du  fagus,  du 
hêtre,  comme  tacheté,  moucheté  d'éclaboussures  de 
chaux,  sur  son  lisse  si  joliment  grisâtre,  de  Vépicéa 
élevé,  divec  son  écorce  qu'on  dirait  sculptée  sur  toute 
sa  surface  de  folioles  rondes,  du  populus  canescens, 
au  joli  ton  verdâtre,  qu'avaient  autrefois  adopté 
commefond,  les  grisailles  amoureuses  du  xv!»*-"  siècle. 
Avant,  j'étais  entré  dans  la  galerie  des  moulages. 
C'est  d'un  grand  art  naturiste,  cette  statue  tombale 
de  Marino  Soccino  de  Vecchietta.  Et  l'admirable  et 
dévote  statuette  de  la  Prière,  que  cette  femme,  la 
tête  au  ciel,  dans  cette  tombée  toute  droite  de  sa 
robe,  avec  l'ombre  de  sa  coiffe  sur  les  yeux,  et 
les  mains  jointes  à  la  hauteur  de  sa  bouche  dans 
un  mouvement  do  supplication.  Non,  il  n'y  a  dé- 
cidément qu'un  siècle  où  l'on  prie,  qui  puisse  don- 
ner la  figuration  morale  de  la  montée  amoureuse 
d'une  pensée  humaine  au  ciel. 


9G  JOURNAL    DES    G  O  X  C  O  U  R  T. 

Lundi  14  ocl.nhre.  —  Hier  Léon  Daudet,  annonçant 
préparer  une  thèse  sur  l'amour,  qu'il  qualifie  de  né- 
vrose, et  disant  :  «  Oh!  c'est  absolument  positif, 
ça  commence  par  les  lobes  frontaux  et  ça  va... 
—  Arrête-toi,  lui  dis-je,  il  y  a  des  dames!  » 

En  sortant  de  table,  une  curieuse  conversation  sur 
la  ressemblance  des  commencements  de  l'aventure 
de  Boulanger  avec  les  commencements  de  l'aventure 
de  Jules  César,  telle  qu'on  la  lit  dans  Plutarque.Puis 
la  conversation  monte  à  l'idée  différente  que  se  font 
du  cerveau,  le  Français,  l'Anglais,  l'Allemand,  et  à  la 
description  qu'en  fabrique  le  Français  avec  le  con- 
cept logique  de  son  esprit,  l'Anglais  avec  ses  quali- 
tés à  la  fois  de  synthèse  et  d'observation  du  détail, 
l'Allemand  avec  l'abondante  diffusion  et  l'éparpille- 
ment  de  ses  idées  sur  chaque  circonvolution. 


Mardi  15  octobre.  —  A  l'Exposition.  Antiquités 
cambodgiennes.  Ces  monstres  à  bec  d'oiseau,  qui 
ont  l'air  d'appartenir  à  une  période  d'êtres  plésio- 
sauriques,  ces  sphinx  en  forme  de  cynocéphales,  ces 
éléphants  à  l'aspect  d'énormes  colimaçons,  ces  grif- 
fons qui  semblent  les  féroces  paraphes  d'un  calli- 
graphe  géant  en  délire!  Et  au  milieu  de  l'ornemen- 
tation de  queues  de  paon,  d'yeux  de  plumage,  ces 
attelées  d'hommes  à  la  pantomime  inquiétante,  et 
ces  danseuses,  aux  formes  de  fœtus,  coiffées  de  tiares, 
au  rire  héliogabalesque.  Oh  !  ce  rire  dans  ces  bouches 


ANNEE    1889.  97 

bordées  de  lèvres,  comme  on  en  voit  dans  les  mas- 
ques antiques,  et  encore  ces  têtes  avec  des  oreilles 
semblables  à  des  ailes  de  chauve-souris,  et  avec 
l'ombre  endormie  et  heureuse  qu'elles  ont  sous  leurs 
paupières  fermées,  et  avec  l'épatement  sensuel,  et 
avec  la  léthargie  jouisseuse  d'un  sommeillant  en  une 
pollution  nocturne...  Tout  ce  monde  de  pierre  a 
quelque  chose  d'hallucinatoire  qui  vous  relire  de 
votre  temps  et  de  votre  humanité. 


Jeudi  17  octobre.  — Aujourd'hui  un  homme  du 
peuple,  au  pied  de  la  tour  Eiffel,  lisait  tout  haut  les 
noms  de  Lavoisier,  Lalande,  Cuvier,  Laplace. 

—  Oui,  ce  sont  ceux  qui  ont  monté  la  tour!  jeta 
un  camarade. 

Ce  soir,  Daudet  disait,  qu'au  moment  de  s'en  aller 
de  terre,  avant  la  perte  de  la  connaissance,  on  devrait 
avoir  autour  de  soi  la  réunion  des  esprits  amis,  et  se 
livrer  à  dehautes  conversations,  que  ça  imposerait  au 
mourant  une  certaine  tenue,  el  comme  nécessaire- 
ment venait  sous  sa  parole,  le  nom  de  Socrate,  moi 
qui  ne  comprends  guère  la  mort  que  le  nez  dans  le 
mur,  je  lui  répondais  que  la  conférence  in  extremis  de 
Socrate,  me  semblait  bien  fabuleuse,  qu'en  général 
les  poisons  donnaient  d'affreuses  coliques,  vous  dis- 
posant peu  à  fabriquer  des  mots  et  des  syllogismes, 
et  qu'il  y  aurait  vraiment  à  faire,  avec  le  concours 
des  spécialistes,  une  enquête  sur  les  effets  de  l'em- 
poisonnement par  la  ciguë. 

9 


08  JOURNAL    DES   GOXCOURT. 

Samedi  19  octobre.  —  A  l'Exposition.  Parenté  des 
étoffes  japonaises  avec  les  tissus  de  la  vieille  Egypte, 
découverts  dans  la  nécropole  d'El  Fayoun. 

Promenade  à  travers  la  peinture  étrangère. 

Allemagne.  Hefner,  un  paysagiste  de  premier 
ordre,  avec  les  blondeurs  couleur  de  glaise  de  ses 
futaies,  avec  le  roux  brûlé  de  ses  terrains,  avec  le 
gris  perle  de  ses  eaux  et  de  ses  ciels.  Il  a  une  Via 
Appia.,  sous  un  nocturne  de  ciel  argenté,  derrière  de 
noirs  cyprès,  du  plus  grand  effet  et  du  plus  bel  art. 

Autriche-Hongrie.  Des  Charlemont  qui  font  de  la 
peinture  historique,  jolie  à  la  façon  de  la  peinture 
historique,  qui  se  commande  sur  les  vases  de  Sèvres. 

Espagne.  Alvarez.  La  chaise  de  Philippe  IL  De  ces 
beaux  tons,  qui  ont  du  gris  fauve  des  tons  de  peaux 
de  daims  mégissées. 

Rico  est  de  tous  les  paysagistes  de  la  terre,  le 
paysagiste  spirituel,  et  dans  ces  terrasses  toutes 
fleuries  descendant  à  l'eau,  avec  derrière  elles  les 
pins  parasols  et  les  cyprès,  et  dans  les  lointains  vio- 
lacés, où  les  maisons  des  villes  du  Midi  font  des 
taches  blanches  parmi  les  jardins  à  la  chaude  ver- 
dure, Rico  se  montre  le  seul  artiste  qui  sache  être 
un  féerique  décorateur,  dans  de  la  vraie  et  sérieuse 
peinture. 

Italie.  Carcano  a  exposé  des  vues  panoramiques 
de  l'Italie,  où  se  trouve  une  merveilleuse  entente  de 
la  configuration  stratifiée  des  terrains. 

Dans  les  dessins,  des  dessins  au  crayon  noir  de 
Macari,  des  dessins  de  la  Rome  antique,  de  la  Rome 


ANNEE    188',*.  99 

togata,  où  tous  ces  vieux  Romains  sont  si  bien  saisis 
dans  les  plis  et  la  tombée  de  la  toge,  dans  leurs  at- 
titudes sur  les  sièges  de  pierre,  dans  leurs  grou- 
pements debout,  sont  si  bien  saisis,  qu'on  croirait 
à  des  photographies  du  temps. 

Angleterre.  Un  peintre  à  laquarellage  clair  de 
l'huile,  à  la  petite  touche  spirituelle,  un  Teniers  lai- 
teux, un  continuateur  de  Wilkie,  cet  Orchardson, 
ce  peintre  de  la  Première  Danse. 

J'ai  enfin  trouvé  la  vraie  définition  de  Carrière  : 
c'est  un  Velasquez  crépusculaire. 


Dimanche  20  octobre.  —  Ce  matin,  visite  du  cri- 
tique danois  Brandès  qui  me  parle  de  ma  popularité, 
dans  son  pays  et  en  Russie.  Il  s'étonne  un  moment 
avec  moi  du  snobisme  de  quelques-uns  de  nos 
écrivains  très  célèbres. 


Jeudi  24  octobre.  —  A  l'Exposition.  Oh  !  ces 
étranges  plantes  du  Mexique,  ces  plantes  aux  tons 
de  vieilles  pierres,  ces  plantes  qui  n'ont  rien  du 
balancement  de  l'arbuste,  qui  ont  l'immobilité,  la 
solidité  dense  du  polypier,  ces  plantes  toutes  héris- 
sées de  piquants,  de  poils,  et  dont  quelques-unes 
présentent  l'aspect  d'une  fourrure,  et  parmi  ces 
plantes  fantasques,  le  Pelocereus  senilis,  qui  a  l'air 


100  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

d'une  colonne  d'un  temple  en  treillage  du  xvui" 
siècle,  en  sa  couleur  vert  d'eau  d'une  vieille  sculp- 
ture de  jardin,  et  qu'on  dirait  surmontée  de  la 
flamme  en  faïence  violette  d'un  poêle  rocaille. 

Pour  l'art  dramatique  annamite,  je  ne  trouve  pas 
d'autre  définition  que  celle-ci  :  des  miaulements' 
de  chats  en  chaleur  au  milieu  d'une  musique  de 
tocsin. 


Vendredi  25  octobre.  — Des  cafés  à  l'Exposition  qui 
commencent  sourdement  à  se  démeubler,  et  à  se 
démolir,  et  qui  prennent  l'aspect  de  ces  hangars  à 
manger  et  à  boire,  qui  s'improvisent  aux  premiers 
jours,  dans  les  Californies. 

Ce  soir  Geffroy  vient  dîner.  Il  m'apporte  la  pré- 
face de  Germinik  Lacerteux,  qu'il  a  faite  pour  l'édi- 
tion à  trois  exemplaires  de  Gallimard.  Le  véritable 
titre  de  cette  préface  devrait  être  :  la  Femme  dans 
Vœuvre  des  Goncourl.  C'est  bravement  admiratif 
avec  une  note  de  tendresse  qui  m'émeut.  Jamais  il 
n'a  été  imprimé  sur  moi,  quelque  chose  d'aussi 
hautement  pensé,  et  d'aussi  artistement  écrit. 


Samedi  26  octobre.  —  De  midi  à  six  heures,  à  la 
répétition  de  la  Lutte  pour  la  Vie. 

C'est  du  théâtre  qui  remue  de  la  pensée  autour  de 


ANNEE    188  0.  101 

l'état  moral  de  la  société  actuelle,  et  ce  n'est  pas 
commun  au  théâtre.  Daudet  possède  tout  à  fait  à  un 
degré  supérieur  l'invention  scénique,  qu'ont  bien 
moins  que  le  romancier  de  Sapiio,  les  faiseurs  atti- 
trés du  théâtre.  La  scène  du  barbotage  de  la  toilette, 
montrant  le  boucher  dans  l'homme  du  monde,  avant 
qu'il  ait  endossé  le  plastron  de  soirée,  c'est  vraiment 
pas  mal.  La  tentative  d'empoisonnement  de  la  du- 
chesse, au  moment  où  on  lit  dans  le  salon  de  l'hôtel 
l'étude  sur  Lebiez,  c'est  comme  une  coïncidence  dra- 
matique, d'une  ingéniosité  plus  forte,  je  crois,  que 
les  ingéniosités  d'un  dramaturge  quelconque.  Mais 
ce  que  je  trouve  de  tout  à  fait  remarquable  dans 
l'ordre  de  l'imagination  théâtrale,  c'est  la  trouvaille 
de  la  façon  dont  le  poison  vient  naturellement  dans 
la  poche  de  Paul  Astier,  et  comme  l'auteur  fait  d'une 
manière,  pour  ainsi  dire  explicable,  de  ce  flacon 
presque  un  agent  provocateur. 


Jeudi  31  octobre.  —  Loti  est  venu  de  Rochefort, 
pour  assister  à  la  Lutte  pour  la  Vie,  et  s'il  vous 
plaît ,  en  grand  uniforme.  En  dînant,  on  cause  des 
candidats  pour  le  fauteuil  d'Augier,  et  au  milieu  de 
cette  causerie,  Daudet  demande  à  Loti,  pourquoi  il 
ne  se  présente  pas.  Loti  répond  naïvement  qu'il  se 
présenterait  bien,  mais  qu'il  ne  sait  pas  trop  com- 
ment ça  se  fait.  Alors  l'idée  un  peu  méphistophé- 
lique de  jeter  de  l'imprévu,  dans  les  combinaisons 

9. 


102  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

arrêtées  d'avance  du  corps  savant,  nous  prend 
d'improviser  cette  candidature,  qui  va  produire  le 
même  effet  qu'un  pied  posé  dans  une  fourmilière, 
et  cel  a  est  aussi  mêlé  de  la  pensée  ironique  du  dé- 
sarroi, que  ça  va  mettre  dans  la  hiérarchie  maritime, 
cette  anomalie  d'un  lieutenant  de  vaisseau,  acadé- 
micien. Et  tout  chaud  Daudet  propose  à  Loti  de  lui 
écrire  le  brouillon  de  sa  lettre  de  présentation,  pen- 
dant qu'il  va  être  enfermé  dans  le  cabinet  de  Ko- 
ning,  oii  il  passe  toute  la  soirée... 

Sauf  un  peu  de  résistance  à  l'explosion  de  mater- 
nité de  la  duchesse  Padovani,  après  la  tentative 
d'empoisonnement  sur  elle  de  son  mari,  la  pièce 
est  acceptée  sans  protestation,  et  même  très  ap- 
plaudie aux  fins  d'actes. 

Un  débutant  du  nom  de  Burguet,  remarquable 
par  un  jeu  tout  de  nature,  fait  de  gaucherie  de 
corps  et  de  simplicité  de  la  parole.  J'ai  le  pres- 
sentiment que  ce  Burguet  deviendra  un  grand  acteur 
du  théâtre  moderne. 

En  montant  en  voiture,  Daudet  remet  à  Loti,  le 
brouillon  de  sa  lettre  de  présentation  à  l'Académie, 
qu'il  a,  en  effet,  écrite  dans  le  cabinet  de  Koning, 
pendant  qu'on  jouait  sa  pièce. 


Vendî'edi  1^^  novembre.  —  Oh,  ma  décoration,  j'ai 
bien  envie  de  ne  plus  la  porter,  aujourd'hui  que 
dans  la  liste  des  chevaliers  de  la  Légion  d'honneur, 


ANNÉE    1889.  103 

je  lis  Durand  {fruits  confits).  Voyons,  là,  raisonna- 
blement, est-ce  que  la  confection  des  fruits  confits 
et  des  livres  devrait  avoir  la  même  récompense? 


Mercredi  6  novembre.  —  Ce  soir,  grand  dîner 
donné  par  YEcho  de  Paris  à  la  presse  parisienne. 
J'ai  pour  voisin  Vacquerie.  Nous  nous  entretenons 
des  œuvres  de  Victor  Hugo  qui  restent  à  publier,  et 
qui  ne  peuvent  maintenant  dépasser  cinq  ou  six 
volumes.  Il  y  a  à  peine  assez  de  copie  pour  faire  un 
second  volume  des  Choses  vues,  mais  il  existe  pas 
mal  de  notules  et  de  pensées,  dont  on  pourra  peut- 
être  emplir  tout  un  volume. 

Gomme  je  parle  à  Vacquerie  de  la  toquade  de 
mon  frère  pour  Tragaldabas,  il  me  conte  que  c'est 
le  succès  du  Tricorne  enchanté  de  Théophile  Gau- 
tier aux  Variétés,  qui  l'avait  fait  écrire  sa  pièce, 
primitivement  en  trois  actes,  et  qu'il  voyait  jouée 
par  le  comique  Lepeintre  jeune.  Et  donc,  il  avait 
prié  Hugo  d'inviter  Roqueplan  à  déjeuner,  pour  lui 
lire  sa  pièce,  mais  Hugo  n'ayant  point  de  réponse 
au  bout  de  huit  jours,  dans  son  désir  passionné 
d'être  joué,  Vacquerie  avait  fait  inviter  à  déjeuner 
Frédérick-Lemaître  qui  avait  accepté  le  rôle.  Là- 
dessus  était  arrivée  une  lettre  de  Roqueplan,  s'ex- 
cusant  de  n'avoir  pas  répondu,  parce  qu'il  était  en 
province  et  se  mettant  tout  à  la  disposition  de 
Hugo.  Mais  déjà  le  traité  était  signé  avec  Cognard 


104  JOUNAL   DES    GONCOURT. 

qui  lui  demandait  d'allonger  la  pièce,  ce  qui  avait 
lieu  à  la  diable,  aux  répétitions.  Enfin,  la  première 
avait  lieu,  une  première  où  les  figurants  eux-mêmes 
sifflaient  Frédérick-Lemaître,  qui, complètement  ivre, 
avait  la  plus  grande  peine  à  se  tenir  sur  ses  jambes, 
quand,  sous  une  fantasque  inspiration  de  la  soûlerie, 
sa  tête  d'àne  lui  ballottant  sur  la  poitrine,  il  s'a- 
vançait vers  la  rampe  et^  s'écriait  :  «  Messieurs  et 
citoyens,  je  crois  que  c'est  le  moment  de  crier  : 
«  Vive  la  République  !  »  Et  alors  c'élaient  des  ap- 
plaudissements jusqu'à  la  fin. 


Dimanche  17  novembre.  —  Il  est  question  dans 
des  apartés,  des  livres  que  chacun  fait.  Huysmans 
remet  à  plus  tard  son  livTe  sur  Hambourg.  Hosny 
me  parle  avec  un  certain  mépris  de  son  Termite 
paraissant  dans  la  Revue  de  M"'-  Adam,  et  me  con- 
fesse qu'il  travaille  à  un  livre,  qu'il  met  au-dessus 
de  tous  ses  précédents  bouquins,  et  qui  aura  pour 
titre  :  la  Bonté,  un  livre  un  peu  en  opposition 
avec  le  courant  littéraire  contemporain,  se  plaisant 
à  peindre  les  roueries  du  mal,  et  qui  peindra,  selon 
l'expression  de  Rosny,  les  i^uses  du  bien. 


Mardi  3  décembre.  —  On  ne  saura  qu'en  posant 
pour  son  buste,  devant  un  sculpteur  chercheur  et 


ANNEE    188  9.  '  105 

consciencieux,  ce  qu'il  y  a  dedans  les  plans  d'un 
visage,  de  petites  protubérances,  d'épaisseurs,  de 
méplats ,  d'amincissements  qui  s'aperçoivent  à  la 
lumière  frisante^  et  ce  qu'il  faut  de  boulettes  de  terre 
glaise  et  de  grattages  d'ébauchoir,  pour  rendre  les 
insensibles  creux  et  les  imperceptibles  saillies  d'un 
plein  ou  d'un  tournant  de  la  chair,  qui  paraît  plane. 

Et  je  causais  avec  Alfred  Lenoir,  de  l'âge  où  il 
s'était  pris  de  passion  pour  la  sculpture,  et  il  me 
racontait  qu'à  l'âge  de  quatorze  ans,  ayant  eu  une 
fièvre  cérébrale,  ses  études  avaient  été  interrom- 
pues, et  qu'il  passait  sa  journée  à  vaguer  dans  l'É- 
cole des  Beaux-Arls,  dont  son  père  venait  d'être 
nommé  le  Directeur.  Et  dans  ce  vagabondage,  en 
cette  maison  d'art,  il  avait  été  pris  du  désir  d'en 
faire  autant,  que  les  jeunes  sculpteurs  qu'il  voyait 
travailler.  Or,  il  avait  obtenu  de  se  faire  inscrire 
parmi  les  concurrents  pour  l'admission  à  l'École, 
et  à  quinze  ans,  il  était  admis  le  premier,  sur  l'é- 
loge que  Garpeaux  faisait  de  son  morceau  de 
sculpture.  C'était  une  petite  académie  d'après  un 
modèle  affectionné  par  Regnault,  un  modèle  à  l'a- 
natomie  nerveuse,  à  la  tête  de  mulâtre,  et  dont  le 
corps  artistique  lui  donnait  une  espèce  d'enfiévre- 
ment  dans  le  travail,  un  enfiévrement  tel,  me  di- 
sait-il, qu'il  sortait  tout  en  sueur  de  ces  séances  du 
soir,  pendant  lesquelles  avait  lieu  le  concours. 

Puis,  à  quelques  années  de  là,  Lenoir  obtenait  le 
second  prix  au  concours  de  Rome,  était  découragé, 
dégoûté  du  travail  de  l'École,  allait  passer  à  ses  frais 


106  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

huit  mois  en  Italie,  puis  revenait  à  Paris,  où  il  obte- 
nait une  seconde,  et  enfin  une  première  médaille 
aux  Salons. 

Finalement,  Lenoir  me  conte  que  son  père  avait 
connu  Houdon,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
où  il  habitait  l'Institut,  et  pendant  lesquelles  il 
était  tombé  en  enfance,  ramassant  des  culs  de  bou- 
teille qu'il  donnait  pour  des  pierres  précieuses. 


Vendredi  '13  décembre.  —  Hier,  au  bas  de  je  ne 
sais  quel  journal,  acheté  pour  tuer  la  demi-heure  de 
chemin  de  fer  d'Auteuil  à  Paris,  j'avais  lu  cette 
histoire,  cette  très  vieille  histoire,  déchiffrée  par 
Maspero  sur  le  papyrus  d'une  momie.  Le  roi  Rhomp- 
sonitos  possédait,  caché  dans  un  souterrain,  un  tré- 
sor dont  il  croyait  avoir  seul  le  secret  de  l'ouver- 
ture. Mais  les  deux  fils  de  l'architecte  du  souterrain 
s'y  introduisaient  toutes  les  nuits.  Alors,  le  roi  y 
faisait  placer  des  pièges  pour  prendre  les  voleurs, 
et  l'un  des  deux  frères  était  pris,  et  l'autre  lui  cou- 
pait la  tète,  pour  n'être  pas  reconnu  et  arrêté.  Or, 
le  roi  qui  avait  une  très  belle  fille,  lui  ordonnait  de 
se  prostituer  à  tout  passant,  avec  la  demande  pour 
salaire,  du  récit  du  plus  méchant  tour  qu'il  avait 
commis  pendant  sa  vie.  Le  survivant  des  deux  frères, 
sur  le  sein  de  la  princesse,  lui  confessait  son  vol  et 
l'assassinat  de  son  frère,  mais  au  moment,  où  elle 
donnait  le  signal  pour  l'arrêter,  et  le  prenait  par  le 


ANNEE    1889.  107 

bras,  le  bras  lui  restait  dans  la  main,  c'était  le  bras 
d'un  mort  sous  lequel  se  dissimulait  le  sien... 
L'étrangeté  de  ce  roman  pharaonique,  le  passé  loin- 
lainement  reculé  dont  il  venait,  le  mystère  de  sa 
trouvaille  sous  l'ensevelissement  des  siècles,  tout 
cela  m'avait  pris  la  cervelle,  et  je  marchais,  à  la 
nuit  tombante,  dans  le  brouillard  de  Paris,  absent 
de  Paris  et  du  temps  présent,  quand  devant  moi 
se  mit  à  sauteler,  à  l'aide  dans  les  mains  d'espèces 
de  fers  à  repasser,  un  cul-de-jatte  étrange,  et  qui 
semblait  traverser  la  chaussée,  en  passant  sous  les 
voitures,  sans  être  écrasé. 

Et  la  nuit,  je  ne  sais  comment  le  roi  Rhompsonitos 
et  mon  cul-de-jatte  devenaient  contemporains,  se 
mêlant,  se  brouillant  dans  un  rêve,  oh  je  voyais  le 
roi,  sa  fille,  et  le  voleur,  tous  de  profil,  et  toujours 
de  profil,  en  toutes  leurs  actions,  comme  on  les  voit 
sur  les  obélisques,  avec  des  apparences  de  têtes 
d'épervier,  et  clopinant  au  milieu  d'eux  mon  cul-de- 
jatte,  qui  devenait  à  la  fin  un  gigantesque  scarabée 
de  cette  belle  matière  vert-de-gviséc,  qui  arrête  le 
regard  dans  les  vitrines  du  Musée  égyptien  du 
Louvre. 


Dimanche  15  décembre.  —  On  annonce  contre 
Descaves  des  poursuites  du  parquet,  à  la  sollicita- 
tion du  ministre  de  la  guerre.  Mais  alors  bientôt 
sur  un  roman  qui  prendra  à  partie  la  corporation 


108  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

des  huissiers,  l'auteur  sera  poursuivi  sur  la  de- 
mande du  ministre  de  la  Justice;  sur  un  roman  qui 
prendra  à  partie  les  attachés  d'ambassade,  l'auteur 
sera  poursuivi  à  la  demande  du  ministère  des  Affai- 
res Étrangères;  sur  un  roman  qui  prendra  à  partie 
les  maîtres  d'école,  l'auteur  sera  poursuivi  à  la  de- 
mande du  ministre  de  l'Instruction  publique,  etc., 
et  ce  sera  ainsi  pour  tout  roman,  mettant  à  nu  les 
canailleries  d'un  corps,  car  tous  les  corps  de  l'État 
appartiennent  à  un  ministère. 


Lundi  16  décembre.  —  Diderot,  lui,  pendant  que 
Voltaire  et  les  autres  sont  encore  à  rimailler,  et  de- 
meurent des  poètes  à  chevilles  et  sans  poésie,  em- 
ploie uniquement  la  prose,  comme  la  langue  de  sa 
pensée,  de  ses  imaginations,  de  ses  colères,  et  con- 
tribue si  puissamment  à  sa  victoire,  à  sa  domination 
en  ce  siècle,  qu'en  dehors  de  Hugo  et  à  peine  de  trois 
autres,  la  poésie  n'est  plus  que  l'amusement  des  pe- 
tits jeunes  gens  de  lettres  à  leur  début,  et  pour 
ainsi  dire,  la  perte  de  leur  pucelage  intellectuel. 


Mercredi  18  décembre.  —  Aujourd'hui  Burtj',  que 
je  n'ai  pas  vv  depuis  des  mois,  m'apporte  un  catalogue 
qu'il  vient  de  faire  des  peintures  que  Dumoulin  a 
rapportées  du  Japon,  et  qui  doivent  être  exposées, 
après-demain,  chez  Petit. 


ANNEE    1889.  109 

Il  parle  comme  autrefois,  et  semble,  par  miracle, 
être  revenu  à  la  lucidité  de  rintelligence,  à  la  clarté 
de  la  parole  ;  toutefois  de  son  individu  qui  porte  sur 
son  front  une  grande  fatigue,  s'échappe  une  profonde 
mélancolie. 

Il  n'a  plus  de  relations  avec  personne,  ni  avec  sa 
fille,  ni  avec  son  gendre,  ni  même  avec  les  Gharcot, 
et  il  paraît  vouloir  me  faire  entendre,  que  sa  sépara- 
tion date  avec  eux  de  la  première  deGERMixiE  Lacer- 
TEUx.  Enfin  il  ne  voit  plus  âme  au  monde,  mange 
chez  lui,  se  couche  à  neuf  heures,  affirmant  qu'il 
n'a  pas  de  maîtresse. 

Cet  aveu  est  jeté  dans  une  suite  de  paroles  qui  ont 
unriend'illuminisme,  paroles  accompagnées  de  petits 
gestes  rétrécis  :  '«  Les  relations  sont  fugaces,  dit-il, 
et  trop  pleines  de  heurts  des  tempéraments  divers... 
On  n'est  rien  dans  la  durée  du  temps...  »  et  comme  il 
n'a  ni  l'ambition,  ni  l'amour  de  l'argent,  il  ne  veut 
plus  dans  lavie  que  les  jouissances  rapides  et  e/*^eM- 
rfl?î/es,  données  parla  contemplation  des  objets  d'art. 

Et  comme  je  lui  demande,  s'il  ne  travaille  pas  à 
une  volumineuse  chose  sur  le  Japon,  il  me  coupe 
avec  un  :  <  Non,  non  I...  une  longue  application  m'est 
défendue  depuis  ma  maladie.  »  Etrevenant  aux  jouis- 
sances qu'il  éprouve  encore,  il  cite  la  conversation 
avec  un  être  qui  a  l'intelligence  des  choses  qu'il  aime, 
et  il  finit  en  me  demandant  d'une  voix  caressante,  et 
presque  humble,  de  l'inviter  à  déjeuner. 

Et  malgré  moi,  je  suis  touché,  et  je  sens  qu'à  tra- 
vers l'abominable  jalousie  qu'il  a  eue  de  moi,  toute 

10 


110  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

sa  vie,  une  vieille  habilude,  un  restant  tendre  de 
notre  acoquinement  artistique  dans  le  passé,  enfin 
le  plaisir  de  causer  avec  moi  du  Japon,  triomphe  de 
cette  jalousie,  et  le  fait,  par  les  moments  tristes  de 
sa  vie,  presque  aimant  de  ma  personne. 


Mardi  24  décembre.  —  Savez-vous,  me  dit  un  Fran- 
çais de  retour  de  Russie,  comment  est  mort  Skobe- 
leff  ?  —  Non.  —  Eh  bien,  voilà  ! 

Une  bouteille  de  Champagne  !  une  femme! 

Une  bouteille  de  Champagne  !  une  femme! 

Une  bouteille  de  Champagne!  une  femme! 

A  la  troisième  bouteille  de  Champagne  suivie  de 
la  troisième  femme...  rasé!...  une  congestion  céré- 
brale ! 


Mercredi  25  décembre.  —  Yriarte  parlait  ce  soir, 
à  dîner,  des  dessins  de  Tissot  rapportés  de  Jérusa- 
lem, et  qui  ont  produit  un  bouleversement  chez 
Meissonier.  C'est  un  espèce  de  Chemin  de  la  Croix, 
en  plus  de  cent  cinquante  pastels,  exécutés  de  la 
manière  la  plus  exacte,  d'après  les  indications  des 
religieux  du  pays,  et  vous  donnant  ainsi  que  des 
photographies,  les  petits  sentiers  d'oliviers  où  a  dû 
passer  le  Christ,  avec  là  dedans,  des  bonshommes 
indiqués  dans  les  Évangiles,  de  telle  profession,  de 


ANNEE    1880.  1H 

telle  localité,  retrouvés  dans  le  type  général  des  gens 
de  ce  temps-ci  de  la  même  profession,  et  de  la  même 
localité,  où  le  peintre  s'est  transporté.  Enfin  de  la 
réalité  rigoureuse,  exécutée  dans  un  état  d'halluci- 
nation mystique,  et  à  laquelle  une. maladresse  naïve 
ne  fait  qu'ajouter  un  charme  :  de  l'art  qui  a  une  cer- 
taine ressemblance  avec  l'art  de  Mantegna. 


ANNÉE  1890 


10. 


ANNÉE  1890 


Mercredi  i^'^  janvier  1890.  — En  ce  premier  jourUwtK. 
de  l'année,  un  vieux  maladif  comme  moi,  tourne  et 
retourne  entre  ses  mains  l'almanach  nouveau,  son- 
geant que  365  jours,  c'est  de  la  vie  pour  un  bien  long- 
temps, et  interrogeant,  tour  à  tour,  chaque  mois, 
pour  qu'il  lui  dise  par  un  signe,  par  un  rien  mysté- 
rieusement révélateur,  si  c'est  le  mois,  oîi  il  doit 
mourir. 


Jeudi  2  janvier.  — Un  dîner,  oîi  le  nom  de  Blowitz 
est  prononcé,  et  sur  ce  nom,  quelqu'un  au  fait  des 
dessous  secrets  du  temps,  raconte  comment  Blowitz 
est  devenu  correspondant  du  Times.  Blowitz,  dit-il, 
qui  s'appelle  Oppert,  et  qui  a  pris  le  nom  de  sa  ville, 
était  un  pauvre  diable  de  professeur  à  Marseille,  tout 


116  JOURNAL    DES    G  ON  COUR  T. 

à  fait  inconnu,  ayant  le  grade  de  serj^^ent-majordans 
la  garde  nationale,  et  qui,  dans  l'insurreclion  de 
Marseille,  sauvait  le  préfet  qui  allait  être  massacré, 
—  et  tombait  avec  cette  recommandation  sur  le 
pavé  de  Versailles,  au  moment  de  la  rédaction  du 
traité  avec  Bismarck. 

Alors  le  correspondant  du  Tbaes,  mais  le  corres- 
pondant du  7ïwies,  avec  un  traitement  de  75  000  francs 
et  la  considération  d'un  ambassadeur,  était  lord  Oli- 
phant, ce  personnage  extraordinaire  qui  avait  été 
une  espèce  de  Brummel,  un  familier  de  princes,  un 
diplomate  en  Chine  et  au  Japon,  un  martyr  portant 
encore  aux  deux  poignets  les  stigmates  de  la  marty- 
risation,  le  fondateur  d'une  religion  à  laquelle  il 
avait  donné  toute  sa  fortune,  un  homme,  pendant 
quelque  temps,  descendu  à  être  un  brouetteur  de 
feuilles  morles^'ei  redevenu  dans  le  Times,  l'intermé- 
diaire entre  l'Angleterre  et  la  France,  au  moment 
011  la  France  traversait  ces  années  tragiques. 

Il  arrivait  à  lord  Oliphant  d'employer  Blowitz, 
ayant  dans  le  reportage  une  audace  sans  exemple,  et 
qui  dans  ce  moment,  où  toute  la  diplomatie  euro- 
péenne à  l'affût  de  nouvelles,  était  à  Versailles,  et  ne 
pouvait  parvenir  auprès  de  ïhiers,  —  lui,  Blowitz  y 
pénétrait  par  les  cuisines. 

Or,  dans  le  moment,  il  s'était  passé  ceci  :  un  jour 
le  marseillanisme  de  Thiers,  discutant  avec  le  comte 
d'Ariiim,  avait  été  tel,  que  le  comte  n'avait  pu  s'em- 
pêcher de  lui  jeter  :  «  Mais  à  vous  entendre  parler 
ainsi,    on  dirait  vraiment  que  vous  avez  gagné  la 


ANNEE    1890.  117 

bataille  de  Sedan!  »  Sur  quoi  Thiers  s'était  mis  à  lar- 
moyer, en  disant  que  le  comte  se  plaisait  à  insulter 
lin  vaincu.  Et  à  la  suite  de  cette  séance,  impossible 
de  réunir  Thiers  et  le  comte  d'Arnim  :  Thiers 
boudant  le  comte,  et  le  comte,  qui  était  un  homme 
distingué  et  bien  élevé,  ne  se  souxîiant  plus  de  se 
renconirer  avec  ce  cacochyme  pleurard.  Et  c'est  Oli- 
phant qui,  après  des  causeries  avec  Thiers,  le  rem- 
plaçait, et  les  17  articles  du  traité  —  fait  qu'on  ignore 
absolument  —  étaient  arrêtés  entre  le  correspondant 
du  Times  et  le  comte  d'Arnim. 

En  cette  cuisine  diplomatique.  Oliphant  se  trou- 
vait bien  des  petits  services  que  lui  rendait  Blowitz, 
et  le  traité  signé,  quand  Thiers  pour  remercier  son 
remplaçant,  lui  offrait  de  le  nommer  grand-croix  de 
la  Légion  d'honneur,  celui-ci  repoussait  cet  hon- 
neur, et  lui  demandait  la  nomination  au  consulat 
de  Venise,  du  correspondant  français  du  Times  avant 
la  guerre,  qui,  je  crois,  était  Yriarte,  —  et  Blowitz 
prenait  sa  place. 


Vendredi  3  janvier.  —  C'est  curieux  comme  le 
contact  intime  avec  la  cuisine  d'un  art,  est  pour  un 
littérateur,  la  révélation  de  choses  nouvelles  et  ori- 
ginales à  apporter  dans  son  métier.  C'est  ainsi,  que 
ce  modelage  appliqué  et  chercheur  des  plans,  des 
méplats,  des  saillies,  des  creux,  pour  ainsi  dire, 
imperceptibles  de  mon  visage,  me  faisait  penser,  que 


118  JOURNAL    DKS    CONCOURT. 

jTYi.e  si  j'avais  encore  des  portraits  physiques  d'hommes 
ou  de  femmes  à  faire,  je  les  ferais  plus  plastiquement 
anatomiques,  plus  détaillés  en  la  construction,  la 
structure,  le  mamelonnement,  l'amincissement  du 
muscle  sous  l'épiderme,  je  pousserais  plus  loin 
l'étude  d'une  narine,  d'une  paupière,  d'un  coin  de 
bouche. 


Mardi  7  janvier.  —  En  ces  heures  de  mon 
abandon  de  la  porcelaine  de  Chine  et  de  la  poterie 
du  Japon,  c'est  une  griserie  amoureuse  des  yeux 
devant  ces  fleurettes,  si  riantes,  si  spirituelles,  si 
xyu!*"  siècle  français,  du  Saxe.  Que  les  Allemands 
aient  eu  cette  légèreté  de  main  une  fois,  dans  l'art, 
c'est  bien  extraordinaire ,  mais  cette  légèreté  de 
main,  ils  ne  l'ont  eue,  pourquoi?  que  sur  la  porce- 
laine. 


Mercredi  8  janvier.  —  Depuis  trois  jours,  j'avais 
derrière  moi  Blanche  d'une  si  mauvaise  humeur,  et 
avec  des  tombées  de  bras  si  désespérées,  qu'impa- 
tienté, je  n'ai  pu  m'empêcher  de  lui  jeter  :  «  Qu'est- 
ce  que  tu  as?  —  Rien,  rien,  m'ont  répondu  à  la 
fois  la  mère  et  la  fille.  —  Non,  elle  a  quelque 
chose?  —  Eh  bien,  voilà!  a  fait  la  mère,  il  y  a 
deux  fois  par  semaine,  à  la  mairie  de  Passy,  un  cours 


ANNEE    1890.  119 

fait  par  les  Femmes  de  France  pour  soigner  les 
malades,  les  blessés,  et  la  bête  voudrait  y  aller!  » 
Oui,  c'est  vraiment  positif,  au  fond  le  scientifique 
est  devenu  le  goût  de  toutes  les  intelligences,  depuis 
les  plus  hautes  jusqu'aux  plus  basses,  etnevoilà-t-il 
pas  une  pauvre  petite  créature,  qui  au  lieu  de  cou- 
per des  romans  au  bas  des  journaux,  coupe  des 
articles  de  science,  et  a  l'envie  passionnée  d'aller  à 
un  cours  médical,  comme  autrefois  l'une  de  ses 
pareilles  avait  l'envie  d'aller  au  bal. 

M.  Groult  vient  me  voir,  le  dessin  d'un  quelconque 
par  Gavarni,  sous  le  bras,  et  je  lui  apprends  à  son 
grand  étonnement  que  c'est  le  dessin  de  son  ami 
Tronquoy,  costumé  en  patron  de  barque,  que  j'ai 
vu  des  années,  dans  sa  chambre,  et  que  j'ai  même 
décrit  dans  mon  livre  sur  lui.  Et  là-dessus  comme  il 
me  parle  d'un  délicieux  dessin  qu'il  vient  d'acqué- 
rir, dessin  représentant  un  vieillard  au  milieu 
d'objets  d'art,  prenant  une  prise  de  tabac  au  coin  de 
sa  cheminée,  et  dont  il  ignore  le  nom,  je  lui  dis  : 
«  Ça  doit  être  ça,  »  et  je  lui  tends  le  premier  volume 
des  Mémoires  du  baron  de  Besenval,  où  il  y  a  en  tête 
une  vignette  de  son  portrait  dans  son  cabinet, 
d'après  Danloux.  Et  c'est  ça! 

Au  bout  d'une  causerie  sur  l'art  qui  lui  apporte 
une  espèce  d'enivrement,  s'arrêtant  au  milieu  de 
l'escalier  qu'il  descend,  et  renversé  sur  la  rampe, 
en  face  d'un  dessin  de  Watteau,  représentant  :  Le 
Printemps,  peint  par  le  maître  dans  la  salle  à  man- 
ger de  Grozat,  les  yeux  tout  ronds,  le  bout  du  nez 


120  JOURNAL    DES    GO  N  COURT. 

fébrilement  dilaté^  la  bouche  contractée  comme 
en  une  dégustation  gourmande,  Groult  au  milieu 
de  paroles  en  déroute,  coupées  par  cette  phrase  : 
«  Vous  les  verrez,  Monsieur,  chez  moi  !  »  me  parle 
d'un  Constable,  d'un  Constable  qui  tue  toute  la 
peinture  française  de  1830,  acheté  3-40  francs  dans 
un  Mont-de-piété  à  Londres,  et  d'autres,  d'autres 
acquisitions...  et  de  deux  Péronneau,  deux  Péron- 
neau,  achetés  à  quatre  ou  cinq  heures  de  Bordeaux... 
achetés  dans  une  propriété  à  laquelle  on  n'arri- 
vait qu'au  moyen  d'une  mauvaise  carriole...  Et  le 
marché  conclu,  et  M.  Groult  se  disposant  à  les  por- 
ter dans  la  voiture,  la  femme  qui  venait  de  les  lui 
vendre,  lui  disant  :  «  Il  y  a  encore  une  condition...  ce 
sont  mes  aïeux...  et  je  ne  consentirai  à  les  laisser 
sortir,  que  la  nuit  tombée.  »  Et  la  vendeuse  promenait 
dans  les  vignes  son  vendeur  jusqu'au  crépuscule. 
Ne  trouvez-vous  pas  quelque  chose  de  joliment 
superstitieux,  dans  l'arrangement  de  cette  femme, 
pour  que  ces  portraits  de  famille  ne  puissent  pas  se 
voir  sortir  de  chez  eux? 

Ce  soir,  il  était  question  d'une  chasse  au  canard 
dans  le  Midi,  en  l'honneur  du  duc  de  Chartres.  La 
barque  du  prince  était  suivie  de  batelets,  où  était  la 
fleur  des  femmes  de  la  haute  société  orléaniste. 
Adonc  il  arrivait,  que  le  prince  après  avoir  tiré, 
déposait  le  fusil  qui  lui  avait  servi  sur  un  second 
fusil  qui  partait,  et  allait  percer,  sous  la  flottaison, 
le  batelet  le  plus  rapproché  et  la  partie  inférieure 
d'une  dame  qui  était  dedans.  Grand  émoi,  et  l'appel 


AXNEE    1890.  121 

d'un  chirurgien  pour  retirer  les  plombs  indiscrets, 
et  la  galante  société  s'inscrivant  pour  les  plombs 
qu'il  devait  retirer,  et  dont  les  futurs  possesseurs 
avaient  l'intention  de  faire  des  boutons  de  chemise. 
C'est  très  dix-huitième  siècle,  n'est-ce  pas? 

Le  contre-amiral  Layrle  qui  a  fait  autrefois  une 
station  de  quatre  ans  au  Japon,  et  qui  vient  d'y  passer 
encore  deux  années,  parlait  du  silence  que  gardaient 
les  Japonais  sur  les  événements  politiques  vis-à-vis 
des  Européens,  et  il  nous  contait  que  le  président 
du  conseil  et  le  ministre  de  la  marine,  avec  lesquels 
il  est  lié,  qu'il  avait  connus  à  son  premier  séjour 
très  petits  Jeunes  gens,  très  petits  bonshommes,  il  ne 
pouvait  en  tirer  que  des  monosyllabes  et  des  excla- 
mations sans  signification,  quand  il  les  interrogeait. 
Et  il  s'émerveillait,  que  des  gens  qui  avaient  pris 
part  à  des  actions  militaires,  et  dont  l'un  passait 
pour  un  homme  de  guerre  tout  à  fait  distingué,  il 
n'était  pas  possible  de  leur  extirper  un  détail  de 
bataille,  de  combat,  d'épisode  militaire  :  disant  que 
Canrobert  ou  Mac-Mahon,  tout  en  gardant  la  plus 
grande  discrétion  dans  leurs  paroles  et  leurs  juge- 
ments, ne  pouvaient  se  tenir  de  parler  sur  les  afîaires, 
où  ils  ont  assisté. 


Vendredi  10  janvier.  —  Dans  cette  maison  mau- 
dite qui  est  derrière  mon  jardin,  ce  sont  du  jour  à  la 
nuit  et  de  la  nuit  au  jour,  des  aboiements  de  deux 

11 


122  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

molosses  qui  m'énervent,  et  m'ont  empêché  des 
nuits  entières  de  dormir,  et  si  je  n'avais  retrouvé  les 
volets  intérieurs  que  j'ai  fait  faire  pour  mon  frère, 
pendant  sa  maladie,  je  serais  obligé  d'aller  coucher 
dehors.  Ah!  le  bruit  va-t-il  être  le  tourment  agaçant 
de  mes  dernières  années?  Oh!  le  bruit,  le  bruit,  c'est 
la  désolation  de  tous  les  nerveux  dans  les  centres 
modernes  !  Mercredi  dernier,  Maupassant  qui  vient  de 
louer  un  appartement  avenue  Victor-Hugo,  me  disait 
qu'il  cherchait  une  chambre  pour  dormir,  à  cause  du 
passage  devant  chez  lui  des  omnibus  et  des  camions. 
Au  dîner,  où  on  causait  littérature,  et  où  des  par- 
leuses me  jetaient  ingénument  :  «  Mais  pourquoi 
voulez-vous  faire  du  neuf?  »  Je  répondais  :  «  Parce 
que  la  littérature  se  renouvelle  comme  toutes  les 
choses  de  la  terre...  et  qu'il  n'y  a  que  les  gens 
qui  sont  à  la  tête  de  ces  renouvellements,  qui 
survivent...  parce  que,  sans  vous  en  douter,  vous 
n'admirez,  vous-même,  que  les  révolutionnaires  de 
la  littérature  dans  le  passé,  parce  que...  tenez,  pre- 
nons un  exemple,  parce  que  Racine,  le  grand,  l'il- 
lustre Racine  a  été  chuté,  sifflé  parles  enthousiastes 
de  Pradon,  par  les  souteneurs  du  vieux  théâtre,  et 
que  ce  Racine  avec  lequel  on  éreinte  les  auteurs  dra- 
matiques modernes,  était  en  ce  temps  un  révolution- 
naire, toutcomme  quelques-uns  le  sont  aujourd'hui.  » 


Jeudi  1 6  janvier.  —  Pillaut  avec  son  dilettantisme 


ANNÉE    1890. 


musical  de  lettré  et  de  penseur,  cause  de  Wagner, 
et  dit  que  sa  l'orme  musicale  fait  penser  à  un  monde 
futur,  et  que  ses  sonorités  sont  des  sonorités  qui 
semblent  fabriquées  pour  les  oreilles  de  Thumanité 
qui  viendra  après  nous. 


Venrb'edi  i  7  janvier.  — Hier,  dans  mon  tête-à-tête 
avec  Daudet,  sur  un  regard  jeté  sur  un  groupe  de 
femmes  réunies  dans  un  coin  du  salon,  abandonnant 
Stanley  et  l'Afrique,  il  s'est  écrié  :  «  Dans  le  mariage, 
n'est-ce  pas,  on  accouple  des  femmes  ayant  dix  ans 
de  moins  que  les  maris,  qui  arrivent  déjà  un  peu  usés 
au  mariage,  et  le  sont  à  peu  prés  tout  à  fait,  quand 
la  femme  a  acquis  toute  sa  vitalité,  toute  sa  richesse 
de  besoins  et  de  désirs  :  c'est  l'histoire  d'une  dizaine 
de  ménages  que  je  pratique.  Eh  bien,  ça  devrait  être 
le  contraire  dans  le  mariage,  pour  que  le  mariage 
soit  heureux,  il  faudrait  que  la  femme  eût  dix  ans 
plus  que  le  mari...  et  à  ce  sujet  remarquez  que  le 
bonheur  tranquille  de  certains  ménages  d'hommes 
encore  jeunes,  qui  ont  épousé  des  fouf/tnsses  plus 
vieilles  qu'eux,  ça  tient  à  ce  qu'elles  ont  dépensé  leur 
vitalité,  et  qu'elles  se  trouvent  au  même  degré  d'as- 
souvissement et  d'éteignement  de  la  chair,  que  leurs 
maris. 


Samedi  1 8  janvier.  —  Une  après-midi  passée  devant 
les  tableaux  anglais  de  Groult,  devant  ces  toiles  gé- 


124  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

nératrices  de  toute  la  peinture  française  de  1830, 
ces  toiles  qui  renferment  une  lumière  si  laiteuse- 
ment  cristallisée,  ces  toiles  aux  jaunes  transparences, 
semblables  aux  transparences  des  couches  superpo- 
sées d'une  pierre  de  talc.  Oh!  Constable,  le  grand,  le 
grandissime  maître...  Il  y  a  parmi  ces  toiles,  un  Tur- 
ner  :  un  lac  d'un  bleuâtre  élhéré,  aux  contours  indé- 
finis, un  lac  lointain,  sous  un  coup  de  jour  électrique, 
tout  au  bout  de  terrains  fauves.  Nom  de  Dieu,  ça 
vous  fait  mépriser  l'originalité  de  quelques-uns  de 
de  nos  peintres  originaux  d'aujourd'hui. 


Dimanche  49  janvier.  —  Aujourd'hui,  après  de 
longs  mois  de  complète  disparition,  apparaît  Ville- 
deuil  tenant  amoureusement  par  la  main,  sa  petite 
fille,  et  dont  la  barbe  devenue  blanche  lui  donne  un 
air  patriarcal...  Le  voyant  ainsi, mon  souvenirn'a  pu 
s'empêcher  d'évoquer  le  Villedeuil  à  la  barbe  noire 
des  soupers  de  la  Maison  d'Or. 

A  peine  entré,  marchant  d'un  bout  à  l'autre  du 
Grenier,  avec  ces  petits  rires  à  la  fois  pouffants  et 
étoufl"és  qui  lui  sont  particuliers,  il  s'est  mis  à  rail- 
ler spirituellement  Terreur  des  gens,  des  gens  qui 
veulent  voir  dans  les  Rothschild  et  les  banquiers  de 
l'heure  présente,  des  réactionnaires,  des  conserva- 
teurs à  outrance,  établissant  très  nettement  que  tous, 
y  compris  les  Rothschild,  ne  détestent  pas  du  tout 
la  République,  se   trouvant  en  l'absence  d'Empe- 


ANNEE    18'J0.  lir> 

renrs  et  de  Rois  dans  un  pays,  les  vrais  souverains, 
et  rencontrant  dans  les  ministres  actuels,  ainsi  que 
les  Rothschild  l'ont  rencontré  chez  un  tel  et  un  tel, 
par  le  seul  fait  de  la  vénération  du  capital,  chez  des 
hommes  à  la  jeunesse  besogneuse,  —  rencontrant 
des  condescendances  qu'ils  n'ont  jamais  obtenues 
des  gens  faits  au  prestige  de  la  pièce  de  cent  sous. 


Jeudi  23  janvier.  —  L'amabilité  de  l'académicien 
X...,  cette  amabilité  à  jet  continu  à  l'égard  de  tous,  et 
qui  ressemble  pas  mal  aux  distributions  de  victuail- 
les au  peuple,  dans  les  anciennes  réjouissances  pu- 
bliques, faisait  dire  à  ma  voisine  de  table,  que  cette 
amabilité-là,  elle,  ça  la  mettait  en  veine  de  butor- 
derie  ! 


Vendredi  24  janvier.  —  Conversation  du  temps, 
où  apparaît  l'infiltration  de  la  puissance  de  l'argent 
chez  les  marmots  .-conversation  entre  le  petit  garçon 
d'un  comédien  et  la  petite  fille  dune  comédienne. 

Le  petit  garçon  :  «  Si  tu  veux  me  laisser  jouer 
avec  tous  tes  joujoux,  comme  s'ils  étaient  à  moi,  tu 
seras  ma  petite  femme.  (Au  bout  de  quelques  ins- 
tants de  réflexion.)  Mais  tu  sais,  mon  papa  gagne 
beaucoup  d'argent!  » 

La  petite  fille  :  «  Ma  maman  aussi  1  » 

11. 


126  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

Un  silence. 

Le  petit  garçon  :  «  Oui...  mais,  mon  papa  n'en 
dépense  pas  !  » 


Dimanche  26  janvier.  —  Tissot  nous  contait  ce 
soir,  chez  Daudet,  qu'il  avait  été  au  moment  d'acheter 
7  000  francs,  une  petite  montagne  près  de  Jérusalem, 
et  d'y  bâtir  un  atelier,  où  il  aurait  imprimé  et  'gravé 
son  livre  :  un  atelier,  qui,  disait-il,  serait  devenu  un 
atelier  d'art  religieux,  en  même  temps  qu'une  colo- 
nie française,  faisant  revivre  l'influence  de  notre  pays 
dans  les  lieux  saints. 

Là-dessus  Tissot  déplore  un  grand  charme  de  Jé- 
rusalem, en  train  de  se  perdre.  La  ville  était  bâtie 
en  pierre  rose,  qui  la  faisait  paraître  couleur  de  chair, 
et  cette  pierre  est  remplacée,  à  l'heure  présente,  par 
de  la  brique  et  de  la  tuile  de  Marseille  d'une  hor- 
rible couleur  rouge  de  Saturne,  rouge  vilainement 
orangé. 

Et  l'on  parle  du  costume  des  peuples  antiques,  du 
drapement  de  leurs  corps  dans  des  morceaux  d'étof- 
fes carrés,  sans  coupe  appropriée  à  la  forme  des 
membres,  et  pour  ainsi  dire,  sans  attaches  :  l'appa- 
rition du  bouton  n'ayant  eu  lieu  que  dans  des  vête- 
ments non  drapés,  dans  les  vestes  des  Perses  et  des 
Mèdes.  A  ce  sujet,  il  raconte  qu'à  Port-Saïd,  il  a  vu, 
caché,  la  toilette  d'une  colonie  de  femmes  indien- 
nes, embarquée  pour  je  ne  sais  où,  et  dont  l'adhé- 


ANNEE    1890.  1-37 

sion  des  vêtements  au  corps,  obtenue  comme  au 
moyen  d'épingles,  était  faite  absolument  par  l'art  du 
drapement,  et  cet  art  de  fermeture  sans  épingles, 
sans  boutons,  sans  nœuds  de  cordon  s'étend  jus- 
qu'aux pantalons  des  hommes,  ces  pantalons  sim- 
plement drapés,  que  le  prince  Louis  retrouvait 
encore  ces  temps-ci  au  Japon. 

Un  moment  il  est  question  de  la  personnalité  du 
talent,  et  de  la  répulsion  que  cette  personnalité 
rencontre  chez  les  imbéciles.  A  ce  propos  Daudet 
raconte  ceci  :  Belot  lui  parlait  d'un  certain  dîner 
Dentu,  dont  faisaient  partie,  Boisgobey,  Élie  Berthet, 
etc.,  lui  disant  qu'il  entendrait  là  des  choses  qui 
pourraient  lui  servir,  et  le  poussait  vivement  à  en 
faire  partie.  A  quelque  temps  de  là,  rencontrant  Belot, 
et  le  souvenir  du  dîner  Dentu  se  réveillant  chez  lui, 
Belot  à  sa  demande  s'il  en  était,  lui  répondait  :  «  Tu 
as  été  retoqué,  on  t'a  trouvé  un  talent  trop  person- 
nel !  » 


Mardi  28  janvier.  —  Aujourd'hui,  Burty  vient  pour 
ce  déjeuner  qu'il  m'a  demandé,  et  il  arrive  de  bonne 
heure,  comme  à  un  rendez-vous  désiré,  et  depuis 
longtemps  attendu.  Il  va  mieux,  merveilleusement 
mieux,  mais  au  fond,  il  a  une  pauvre  figure  ruinée, 
avec  dessus  des  rougeurs  et  des  pâleurs  d'un  sang 
bien  appauvri.  A  ma  demande,  s'il  travaille,  il  hésite 
d'abord,  puis  me  dit  que  oui,  qu'il  travaille  au  lit, 


128  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

les  longues  heures  qu'il  ne  dort  pas,  ajoutant  ])ien- 
tût  que  malheureusement,  le  matin,  les  mots  à  cou- 
leur, les  sonorités  qu'il  a  trouvées,  —  ce  sont  ses 
expressions,  —  c'est  délavé,  éteint. 

La  conversation  va  au  Japon,  aux  impressions, 
aux  images  obscènes  qu'il  m'affirme  ne  plus  venir  en 
Europe,  parce  que,  au  moment  où  le  pays  a  été 
ouvert  aux  étrangers,  ils  ont  acheté  ces  images  avec 
des  moqueries  et  des  mépris  publics  pour  la  salau- 
derie  des  Japonais,  et  que  le  gouvernement  a  été 
blessé,  a  fait  rechercher  ces  images,  et  les  a  fait 
brûler.  Maintenant  ces  images  ne  seraient  pas, 
comme  on  l'a  cru  jusqu'ici,  des  images  à  l'usage  des 
maisons  de  prostitution,  elles  seraient  destinées  à 
faire  l'éducation  des  sens  des  jeunes  mariés;  et 
dans  un  volume,  illustré  par  la  fille  d'Hokousaï,  ra- 
contant le  mariage  et  ses  épisodes,  on  voit  roulée 
près  du  lit  des  jeunes  époux,  une  série  de  makmo7io 
qui  doivent  être  une  collection  de  ces  images.  Il  y  a 
quelques  années  Nieuwerkerke  me  parlait  d'une  sé- 
rie de  tableaux  erotiques,  qui  avaient  eu  pour  but 
d'allumer,  lors  de  son  mariage,  les  sens  du  roi 
Louis  XV,  tableaux  que  j'avais  déjà  trouvés  signalés 
dans  Soulavie. 

Je  l'emmène  voir  mon  buste  de  Lenoir,  et  en  re- 
venant, il  remonte  chez  moi,  et  je  sens  qu'il  a  toutes 
les  peines  à  s'en  aller,  pris  d'un  bonheur  presque 
enfantin  à  causer  avec  moi.  Et  je  dois  le  dire, 
j'éprouve  un  espèce  de  revenez-y  d'amitié  pour 
l'homme  redevenu  affectueux,  comme  aux  premiers 


ANNÉE     1800.  129 

jours  de  notre  liaison.  Enfin  il  se  lève  avec  effort  de 
son  fauteuil,  et  passant  la  porte  me  jette  d'une  voix 
câline  :  «  Vous  m'inviterez  une  autre  fois  encore, 
hein  ?  » 


Jeudi  30  janvier.  —  Daudet  me  dit  à  un  moment 
de  la  soirée,  où  je  suis  assis  à  côté  de  lui  :  «  Je  crois 
décidément  avoir  trouvé  la  formule  :  le  livre  c'est 
pour  l'individu,  le  théâtre  c'est  pour  la  foule...  et  à 
la  suite  de  cette  formule,  vous  voyez  d'ici  les  déduc- 
tions. » 

Il  y  avait  à  dîner  les  Lafontaine,  et  la  voix  de 
Victoria  Lafontaine,  demeurée  très  jeunette,  restée 
la  voix  fraîchement  musicale  de  la  fillette  honnête, 
me  donne  une  singulière  hallucination.  Ne  prêtant 
pas  d'attention  au  sens  de  ses  paroles,  j'ai  deux  ou 
trois  fois,  la  sensation  de  l'entendre  rejouer  Hiîn- 
RiETTE  Maréchal. 


Vendredi  3  1  janvier.  — Je  m'amuse,  je  crois  l'avoir '•'"•*' J 
déjà  écrit,  à  faire  une  collection  de  menus  objets 
d'art  de  la  vie  privée  du  xviii^  siècle,  et  d'objets 
spécialement  à  l'usage  de  la  femme.  Parmi  ceux-ci, 
les  montres,  ces  petits  chefs-d'œuvre  de  l'art  indus- 
triel avec  les  délicates  imaginations  de  leur  riche 
décor,  sont  parmi  les  bibelots  que  j'aime  le  mieux. 


130  JOURNAL  DES  CONCOURT. 

Et  les  regardant  aujourd'hui,  et  les  voyant  A'uue  ar- 
rêtée à  6  heures  et  quart;  une  autre  à  9  heures;  une 
autre  à  midi  et  demie:  ces  heures  m'intriguent;  jo 
me  demande,  si  ces  heures  sont  des  heures  tragiques 
dans  la  vie  de  celles  qui  les  ont  possédées,  et  si  elles 
racontent  un  peu  de  la  malheureuse  histoire  intime 
de  ces  femmes. 


Samedi  '/^'  février.  —  Une  après-midi,  passée 
avec  les  Daudet,  chez  Tissot. 

A  notre  entrée  le  bruit  terrestrement  céleste  d'un 
orgue-mélodium,  dont  joue  l'artiste,  et  pendant 
qu'il  vient  à  notre  rencontre,  les  regards  soudaine- 
ment attirés  par  un  trou  illuminé,  devant  lequel  est 
une  aquarelle  commencée;  un  trou  fait  dans  l'ouver- 
ture d'une  étoffe  jouant  la  toile  levée  d'un  théâtre 
d'enfant,  et  dans  lequel  se  voit  figurée  par  de  pe- 
tites maquettes,  une  scène  de  la  Passion,  éclairée 
par  une  lumière  semblable  aux  lueurs  rougeoyantes 
éclairant  un  Saint-Sépulcre,  le  soir  du  Vendredi 
Saint. 

Puis  aussitôt  commence  le  défilé  des  cent  vingt- 
cinq  gouaches,  dont  Tissot  fait  le  boniment  à  voix 
basse,  comme  on  parle  dans  une  église,  avec  par- 
fois, détonnant  dans  sa  parole  religieuse,  des  mots 
d'argot  parisiens,  disant  d'une  étude  de  la  Made- 
leine encore  pécheresse  :  «  Vous  voyez,  elle  est  un 
peu  vannée  !  » 


ANNEE    1890.  131 

Des  dessins  très  exacts,  très  rigoureux,  donnant 
le  cailloutage  de  ce  pays  de  montagne,  le  piétine- 
ment des  terrains  par  les  troupeaux  de  moutons,  la 
verdure  émeraudée  de  l'herbe  au  printemps,  le  des- 
sèchement violacé  des  fonds  de  torrents,  les  sil- 
houettes de  candélabres  des  grands  oliviers.  Il  y  a 
de  jolies  colorations  d'intérieurs  aux  grandes  baies 
de  verre,  aux  petits  châssis  de  plomb,  entre  autres 
un  intérieur  d'Hérode  avec  sa  femme.  Un  dessin 
d'un  grand  caractère  est  l'interprétation  de  la 
parole  :  «  Vous  suivrez  un  homme  qui  p07'te  une 
ancche,  »  —  un  homme  à  la  robe  jaune,  gravissant 
au  jour  tombant,  la  montée  qui  contourne  le  rem- 
part, et  qu'en  bas  du  dessin,  un  apôtre  désigne  à 
un  autre. 

11  est  des  dessins  d'apparitions  dans  de  curieuses 
gloires  fantastiques,  dans  des  gloires  qui  ne  pou- 
vaient être  entrevues,  que  par  un  spirite  faisant  de 
la  peinture. 

Mais  les  beaux,  les  touchants,  les  remuants  des- 
sins, ce  sont  les  dessins  du  crucifiement,  dessins 
très  nombreux  donnant  presque,  heure  par  heure, 
l'agonie  du  crucifié  en  haut  du  Golgotha,  et  les  affais- 
sements des  saintes  femmes,  et  l'étreinte  amoureuse 
des  bras  de  la  Madeleine  autour  du  bois  de  la  croix. 

Et  à  mesure  que  le  drame  se  déroule,  Tissot 
s'animant,  s'exaltant,  et  toujours  parlant  avec  une 
voix  plus  basse,  plus  profonde,  plus  religieusement 
murmurante,  prête  aux  choses  représentées,  des 
sentiments,  des  idées,  des  exclamations  qui  feraient 


132  JOURNAL    DES    G  ON  COU  H  T. 

une  glose  curieuse  à  joindre  aux  évangiles  apo- 
cryphes. 

Inconteslablement  cette  vie  de  Jésus  on  plus  de 
cent  tableaux,  cette  représentation  où  se  mêle  à  une 
habile  retrouvaille  de  la  réahté  des  milieux,  des 
localités,  des  races,  des  costumes,  le  mysticisme  du 
peintre,  produit  à  la  longue,  parle  nombre  et  la  lente 
succession  de  ces  études,  un  grand  apitoiement,  et 
même  fait  monter  en  vous  une  tristesse,  au  souvenir 
de  ce  juste,  une  tristesse  attendrie  qu'aucun  livre 
ne  vous  apporte. 

Nous  montons,  un  moment,  dans  le  haut  de  l'ate- 
lier, joliment  arrangé  dans  le  goût  anglais.  Et  dans  le 
crépuscule,  avec  une  voix  qui  se  fait  tout  à  fait  mys- 
térieuse, et  des  yeux  vagues,  il  nous  montre  une 
boule  en  cristal  de  roche,  et  un  plateau  d'émail  qui 
servent  à  des  évocations,  et  où  l'on  entend,  assure- 
t-il,  des  voix  qui  se  disputent.  Puis  il  tire  d'une 
commode,  des  cahiers,  où  il  nous  montre  de  nom- 
breuses pages  contenant  l'historique  de  ces  évoca- 
tions, et  nous  montre  enfin  un  tableau,  représentant 
une  femme  aux  mains  lumineuses,  qu'il  dit  être 
venue  l'embrasser,  et  dont  il  a  senti  sur  sa  joue,  ses 
lèvres,  des  lèvres  pareilles  à  des  lèvres  de  feu. 


Lundi  3  février.  —  Ce  soir,  une  jeune  fille  confes- 
sait sa  répulsion  et  son  dégoût  pour  les  danseurs  et 
les  valseurs   sentant  la  flanelle  échauffée  :  flanelle 


ANNEE    1890,  133 

que  tous  lesjeunos  gens  ont  pris  l'habitude  de  porter 
en  faisant  leur  service  militaire. 


Jeudi  6  février.  —  Ce  matin,  dans  ma  toilette  du 
matin,  tombe  Réjane  toute  tourbillonnante  dans  une 
pelisse  rose.  Quelle  vitalité!  quelle  alacrité,  il  y  a 
chez  cette  femme  !  Je  lui  ai  écrit  à  propos  de  la  pièce 
de  MoNsicuR  Betsy,  de  Paul  Alexis,  qu'elle  se  refuse 
à  jouer,  et  au  sujet  d'une  très  jolie  étude  de  sa  per- 
sonne, commencée  par  Tissot,  et  qu'il  va  remonter 
au  grenier,  si  elle  ne  revient  pas  poser.  C'est  une 
parole  blagueuse,  coupée  de  rires  gamins,  et  de 
remuements  qui  ne  peuvent  tenir  en  place  sur  sa 
chaise.  Et  elle  médit  qu'elle  trouve  bonne  la  pièce 
d'Alexis,  mais  son  rôle  détestable,  puis  qu'il  est 
question  de  jouer  une  seconde  pièce  de  Meilhac 
après  LK  DÉCORÉ,  qu'elle  est  une  nature  franche,  une 
femme  de  parole,  qu'elle  ne  veut  pas  répéter  une 
pièce,  qu'après  cinq  ou  six  représentations,  on  arrê- 
tera, laissant  les  auteurs  le  bec  dans  ieau.  Elle  me 
parle  ensuite  de  reprendre  Germinie  Lacerteux,  et 
peut-être  de  la  jouer  on  Angleterre,  où  elle  me  dit 
qu'elle  a  un  public  à  elle. 

Descendant  l'escalier  :  «  Vous  ne  savez  pas...  figu- 
rez-vous qu'en  venant  chez  vous  j'ai  rencontré  un 
auteur...  Connaissez-vous  Grenet-Dancourt?...  C'est 
lui...  il  m'a  parlé  d'une  pièce  pour  moi...  il  l'avait 
sur  lui...  je  l'ai  fait  monter  dans  ma  voiture...  Bref, 

12 


131  JOURNAL  DES  GON  COURT. 

il  mu  lu  son  premier  acte  en  chemin...  il  y  a  bien 
eu  à  travers  la  lecture,  quelques  cahots...  Tenez,  le 
voilà  qui  m'attend  pour  me  lire  le  second  acte,  en 
me  reconduisant  aux  Variétés.  »Et  elle  disparaît  en 
pouffant  de  rire. 


Dimanche  9  février.  — Aujourd'hui,  j'ai  donné  à 
Ajalbert  l'idée  de  faire  une  pièce  de  la  Fille  Élisa, 
.dans  ces  conditions.  Pas  la  plus  petite  scène  de  la 
maison  de  prostitution.  Un  premier  acte,  qui  est  tout 
bonnenient  dans  le  cimetière  abandonné  du  Bois  de 
Boulogne,  l'assassinat  du  lignard  par  la  fllle.  Et  le 
lignard  doit  être  un  Dumanet  ingénu  et  mystique, 
pour  la  composition  duquel,  je  lui  recommande  de 
se  remettre  sous  les  yeux  le  jeu  et  la  physionomie 
de  l'acteur  Burguet,  dans  la  Lutte  pour  la  Vie. 

Le  second  acte,  le  clou  de  la  pièce,  et  dont  la 
connaissance  qu'il  a  du  Palais,  m'a  fait  adresser  à 
lui,  Ajalbert,  à  la  fois  un  littérateur  et  un  avocat, 
commence  au  moment,  où  le  Président  dit  :  «  Maître 
un  tel,  vous  avez  la  parole...  »  C'est  donc  dans  une 
plaidoirie  et  une  défense  d'accusée,  qu'est  toute  l'ex- 
position de  la  vie  de  la  femme  —  et  ceci  est  pour 
moi  une  trouvaille  originale  —  puis  la  condamnation 
à  mort,  comme  elle  l'est  à  peu  près  dans  mon  livre. 

Le  troisième  acte  est  à  chercher  dans  la  prison 
pénitentiaire,  mais  sans  la  mort.  Je  le  verrais  volon- 
tiers avec  cette  fin.  La  femme  montée  sur  un  tabou- 


ANNKK    1890.  135 


ret,  et  atteignant  le  paquet  des  vêtements  de  sa  vie 
libre,  et  lisant  les  deux  dates  de  son  entrée  et  de  sa 
sortie,  de  sa  sortie  qu'elle  sent  être  dans  un  lointain, 
où  elle  n'existera  plus. 


Jeudi  20  février.  —  M"''^  Gréville  me  contait,  ce 
soir,  que  c'était  elle,  qui  habitant  avec  son  père,  le 
rez-de-chaussée  de  la  maison  de  Gavarni,  au  Point- 
du-Jour,  avait  relevé  le  petit  Jean  Gavarni;  qui  était 
tombé,  en  se  heurtant  à  une  grosse  pierre  d'un  an- 
cien seuil  de  la  maison,  demeurée  dans  une  allée. 
Elle  avait  été  assez  heureuse  pour  arrêter  son  sai- 
gnement de  nez,  mais  M"'' Aimée  qui  était  très  jalouse 
d'elle,  lui  avait  repris  l'enfant  d'entre  les  mains, 
n'avait  pas  su  arrêter  le  saignement  de  nez,  quand  il 
était  revenu,  et  le  pauvre  enfant  était  mort  d'anémie, 
à  la  suite  de  la  perte  de  tout  son  sang. 


Samedi, 22  février.  — Ah  !  c'est  un  miracle  que  des 
pièces  (les  Frères  Zemganno)  si  peu  jouées  dans  le 
décor,  si  peu  réglées,  si  peu  sues,  puissent  être 
représentées,  même  à  la  diable,  à  deux  jours  de  là. 
.  En  sortant  de  la  répétition,  j'emmène  Paul  Alexis 
et  Oscar  Métenier  dîner  chez  Maire.  Là,  entre  la  poire 
et  le  fromage,  Métenier  me  résume  au  dessert, 
les  quatre  toilettes  de  condamnés  à  mort,  auxquelles 


r.î6  JOUKNAL    DES    CONCOURT. 

il  a  assisté  comme  chien  du  commissaire  de  police. 

Il  décrit  très  bien  le  sentiment  angoisseux,  qu'on 
éprouve  au  moment  de  l'entrée  dans  la  cellule,  et  le 
mouvement  qui  vous  fait  instinctivement  porter  la 
main  à  votre  chapeau  et  vous  découvrir,  absolument 
comme  devant  un  corbillard  qui  passe,  et  il  ajovite 
que  lui  qui  était  toujours  en  jaquette,  ce  jour-là,  sans 
qu'il  s'en  rendît  compte,  revêtait  une  redingote. 

11  faut  dire  que  cette  entrée,  est  précédée  d'un 
petit  quart  d'heure,  qui  met  une  grande  émotion  chez 
les  assistants  à  l'exécution.  L'exécution  en  principe 
devrait  être  faite  à  midi  :  on  triche,  mais  on  veut 
que  si  ce  n'est  pas  en  plein  jour,  ce  soit  au  moins  au 
petit  jour.  Et  voici  ce  qui  se  passe.  Lheure  de  l'exé- 
cution fixée  à  ce  moment,  le  directeur  de  la  Roquette 
dit  aux  six  personnes,  aux  six  assistants  de  fondation 
à  l'exécution,  dit  en  montrant  du  doigt,  la  grande 
horloge  de  la  cour:  «  Messieurs,  l'exécution  est  pour 
A  heures  et  demie,  il  est  4  heures  10  minutes,  la 
toilette  est  l'affaire  de  12  minutes,  nous  entrerons 
à  i  heures  18  minutes.  Et  aussitôt  les  conversations 
cessent,  l'échange  des  idées  s'arrête,  et  chacun 
redevenu  silencieux,  les  yeux  sur  l'horloge,  n'a 
plus  d'attention  que  pour  la  marche  invisible  de 
l'aiguille  sur  le  cadran,  et  son  troublant  rapproche- 
ment de  la  dix-huitième  minute. 

Il  est  aussi  un  effet  terrible  pour  les  assistants, 
c'est  que  le  petit  jour  levé  dehors,  n'éclaire  point 
encore  l'intérieur  de  la  prison,  et  quand  on  marche 
dans  ces  demi-ténèbres  derrière  le   condamné,   et 


ANNEE    1890.  1:J7 

qu'au  moment,  où  s'il  avait  les  mains  libres,  il  pour- 
rait toucher  la  porte,  les  battants  s'ouvrent  dans  un 
coup  de  théâtre,  et  vous  laissent  voir  soudainement, 
dans  la  clarté  froide  du  matin,  les  deux  montants  de 
la  guillotine,  et  les  yeux  grands  ouverts  de  toutes 
ces  têtes  de  regardeurs,  le  spectacle  a  quelque  chose 
d'inexprimable. 


Mardi  'Jo  février.  —  Arrivé  de  bonne  heure  aux 
Menus-Plaisirs,  j'assiste  à  la  pose  du  premier  décor, 
où  machinistes  et  pompiers  mêlés,  s'amusent  à  faire 
du  trapèze,  et  à  soulever  les  haltères  des  Frères 
Zemganno. 

Un  premier  acte,  où  l'on  n'entend  pas  un  mot, 
dans  l'ouverture  des  portes,  le  remuement  des  petits 
bancs,  le  passage  des  abonnés,  — tous  des  cabotins, 
—  venant  à  la  façon  des  dîneurs  qui  veulent  être  re- 
marqués, venant  en  retard. 

Un  second  acte  très,  très  applaudi. 

Un  troisième  plus  froid,  mais  encore  très  applaudi 
avec  de  chaleureux  rappels  des  acteurs. 

Moi  qui  suis  resté  dans  ma  baignoire,  sans  me 
mêler  à  la  salle,  je  crois  à  un  succès.  Arrivé  dans  les 
coulisses,  je  vois  Métenier  plus  blême  qu'à  l'ordi- 
naire, et  Paul  Alexis,  afïalé sur  une  rampe  d'escalier, 
l'oreille  tendue  à  la  parole  de  sa  femme,  qui  lui  conte 
qu'un  de  ses  confrères  a  passé  la  soirée  à  crier,  que 
c'est  un  four.  Enfin  mes  compliments  à  Antoine, 

12. 


i:i8  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

et  mes  plaintes  sur  ce  que  je  ne  l'ai  pas  trouvé 
assez  applaudi  au  troisième  acte,  sont  reçus  par  un  : 
«  Ça  ne  nous  regarde  pas,  nous  faisons  notre  petite 
affaire,  voilà  tout!  » 


Mercredi  26  février.  —  Un  éreintement  général 
de  toute  la  presse.  Vitu  déclare  que  c'est  une  fumis- 
terie... Revenons  à  la  pièce  que  je  trouve  aussi  bien 
faite,  que  j'aurais  pu  la  faire  moi-même.  Et  dire  que 
ce  sentiment  fraternel  qui  la  remplit,  présenté  d'une 
manière  si  délicate,  si  émotionnante,  dire  que  ce 
moyen  d'action  sur  les  cœurs,  cette  chose  absolu- 
ment neuve  au  théâtre,  et  remplaçant  le  bête  d'amour 
de  toutes  les  pièces,  aucun  critique  n'en  a  signalé 
l'originalité. 


Jeudi  27  février.  —  Comme  je  parlais  hier  à  De- 
taille,  du  récit  des  toilettes  de  condamnés  à  mort, 
que  m'avait  fait  l'autre  jour  Métenier,  il  me  disait 
avoir  assisté  à  deux  exécutions,  et  voici  quelles 
avaient  été  ses  observations.  Le  condamné,  appa- 
raissant au  seuil  de  la  porte  de  la  Roquette,  comme 
une  figure  de  cire,  avec  son  apparence  de  vie  figée, 
et  dans  le  silence  qu'il  appelait  formidable,  toujours 
un  oiseau  qui  chante,  et  dont  le  chant  est  dans  ce 
silence,  comme  le  bourdon  de  Notre-Dame,   et  au 


ANNEE    1890.  139 

loin,  au  loin,  l'entre-claquement  imperceptible  de 
branches  d'arbres. 


Vendredi  28  février.  —  Dans  la  non-concordance  de 
la  critique  théâtrale  avec  le  sentiment  sincère  du 
vrai  public,  il  me  venait  l'idée,  si  je  tentais  encore 
une  fois  une  grande  bataille  au  théâtre,  de  faire  affi- 
cher au-dessous  du  titre  de  la  pièce,  avec  l'indication 
qu'elle  est  jouée  tous  les  soirs,  des  affiches  couvrant 
les  murs  de  Paris,  et  ainsi  conçues  : 

«  Je  m'adresse  à  l'indépendance  du  public  et  lui 
demande,  s'il  trouve  que  c'est  justice,  de  venir  casser 
comme  ill'a  fait  pour  Germinie  Lacerteux,  le  juge- 
ment porté  dans  les  journaux  par  la  critique  théâ- 
trale. 

«  Edmond  de  Concourt.  » 


Lundi  3  mars.  —  Je  suis,  ce  soir,  à  la  première 
de  Monsieur  Betzy.  La  pièce  marche  très  bien.  Elle 
a  tout  ce  qu'il  faut  pour  cela.  Elle  est  très  amusante, 
et  admirablement  jouée.  Mais  il  y  a  contre  les  auteurs 
les  mauvaises  dispositions  de  la  presse  théâtrale,  et 
j'entends  au  milieu  d'applaudissements  frénétiques, 
un  jugeur  chic  s'écrier  :  «  Ça  ne  peut  pas  avoir  de 
succès!  —  Pourquoi?  »  Une  cravate  blanche  entre 
deux  âges,  faisant  bassement  sa  cour  à  Vitu,  lui  dit. 


110  •  JOUXAL    DES    GOXCOURT. 

pendant  qu'on  sort  pour  l'entr'acle,  parlant  de  la 
pièce  :  «  C'est  un  monsieur  qui  marche  contre  un 
mur,  et  qui  met  la  pied  dans  tout  ce  qu'il  trouve  !  » 
Oh!  les  propos  de  corridors,  la  belle  collection  de 
haineuses  imbécillités  qu'il  y  aurait  à  ramasser. 


Mercredi  j  mars.  —  Descaves,  accompagné  de  sa 
femme,  vient  me  voir  aujourd'hui.  11  craint  que  les 
choses  soient  en  train  de  mal  tourner  pour  lui.  Il 
lui  est  revenu,  que  le  parquet  n'étant  pas  sûr  d'ob- 
tenir une  condamnation  sur  les  attaques  à  l'armée, 
va  faire  porter  tout  son  effort  sur  l'outrage  aux  bon- 
nes mœurs.  Et  un  de  ses  avocats  lui  demandant  com- 
bien il  comptait  avoir  de  prison,  et  comme  il  lui  ré- 
pondait :  «Trois  mois,  »  l'avocat  lui  disait  :  «  Triplez 
au  moins,  vous  aurez  un  an!  »  Et  il  est  à  la  fois  triste 
et  irrité,  déclarant  que  l'injustice  l'exaspère,  et  qu'il 
n'y  a  aucune  raison  pour  le  condamner,  quand  on 
ne  poursuit  ni  un  tel,  ni  un  tel. 


Mercredi  12  mars.  —  «Qu'est-ce  que  vous  faites 
dans  ce  moment-ci?»  dis-je  à  l'auteur  de  la  Béte 
HLM.\iNE,  qui  vient  s'asseoir  dans  la  soirée,  à  côté  de 
moi. 

—  «  Mais  rien...  je  ne  puis  pas  décidément  m'y 
mettre...  Puis  l'Argent,  c'est  tellement  vaste,  que  je 


ANNEE    1890.  141 

ne  sais  par  quel  bout  le  prendre,.,  et  les  documents 
de  ce  livre,  pour  les  trouver,  pour  savoir  où  il  faut 
frapper,  je  suis  embarrassé  plus  que  jamais  je  ne 
l'ai  été...  Ah!  je  voudrais  en  avoir  fini  de  ces  trois 
derniers  livres...  Après  l'Argent,  oui,  viendra  la 
Guerre,  mais  ce  ne  sera  pas  un  roman,  ce  sera  la 
promenade  d'un  monsieur  à  travers  le  Siège  et  la 
Commune...  Au  fond  le  livre  qui  me  parle,  qui  a  un 
charme  pour  moi,  c'est  le  dernier,  où  je  mettrai  en 
scène  un  savant...  Ce  savant,  je  serais  assez  tenté  de 
le  faire  d'après  Claude  Bernard,  avec  la  communica- 
tion de  ses  papiers,  de  ses  lettres...  Ce  sera  amu- 
sant... je  ferai  un  savant  marié  avec  une  femme 
rétrograde,  bigote,  qui  détruira  ses  travaux,  à  me- 
sure qu'il  travaille. 

—  Et  après,  que  ferez-vous? 

—  Après,  il  serait  plus  sage  de  ne  plus  faire  de 
livres...  de  s'en  aller  de  la  littérature...  de  passer  à 
une  autre  vie,  en  regardant  l'autre  comme  finie... 

—  Mais  l'on  n'a  jamais  ce  courage. 

—  C'est  bien  possible!  » 


Vendredi  14  mars.  — Un  gouvernement,  auquel 
il  y  aurait  à  demander  un  peu  plus  d'honnêtes  gens 
dans  le  ministère  et  un  peu  plus  de  police  dans  la 
rue  :  c'est  le  gouvernement  d'aujourd'hui. 

Boisgobey,  me  parlant  du  gâtisme  d'un  de  nos 
confrères,  le  comparait  à  un  ver  de  latrine  particu- 


112  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

lier  à  l'Afrique, et  dont  sa  maîtresse,  dans  ce  pays, 
ne  pouvait  prononcer  le  nom  arabe,  sans  cracher  à 
terre. 


Samedi  15  mars.  —  Ce  soir,  une  dépêche  de  Des- 
caves, où  il  y  a  ce  seul  mot  :  Acquitté. 


Dimanche  16  mars.  —  On  est  aujourd'hui,  chez 
moi,  tout  à  la  joie  et  à  la  surprise  de  l'acquittement 
de  Descaves,  car  le  jury  était  presque  uniquement 
composé  de  vieilles  barbes  grises,  de  gens  qui  avaient 
été  militaires,  du  temps  qu'on  se  rachetait;  heureu- 
sement que  le  ministère  public  a  été  au-dessous  de 
tout,  et  Tézenas  très  habile...  Le  pauvre  Geffroy  était 
des  applaudisseurs  qui  auraient  pu  avoir  deux  ans 
de  prison. 

Ah!  les  professions  libérales  1  Descaves  nous  disait 
avoir  été  acquitté  par  onze  voix,  des  voix  de  quin- 
cailliers, de  charcutiers,  etc.,  mais  il  y  avait  dans  le 
jury  un  sculpteur,  et  le  sculpteur  a  été  pour  la  con- 
damnation. 


Dimanche  23  mars.  —  Ce  jeune  souverain  alle- 
mand, ce  névrosé  mystique,  ce  passionné  des  dra- 


ANNÉE    1890.  143 

mes  religioso-guerriers  de  Wagner,  cet  endosseur  en 
rêve  de  la  blanche  armure  de  Parsifal,  avec  ses  nuits 
sans  sommeil,  son  activité  maladive,  la  fièvre  de  son 
cerveau,  mapparaît  comme  un  souverain  bien  inquié- 
tant dans  l'avenir. 


Lundi  24  mars.  —  Au  fond,  les  financiers  ne  sont 
que  des  voleurs,  mais  des  voleurs  qui  ont  acheté 
nrès  du  srouvernement  le  droit  de  voler. 


Vendredi  .28  mars.  —  Dîner  des  Spartiates.  On  parle 
des  usuriers,  qui  sont  pour  la  plupart  dos  valets  de 
chambre  de  grandes  maisons,  et  un  joueur  de  la 
société  affirme  qu'il  n'y  en  a  plus,  que  lui  et  ses 
amis  les  ont  ruinés,  et  qu'à  l'heure  qu'il  est,  un 
homme  qui  fait  dans  la  nuit  une  perte  au  jeu  de  dix 
mille  francs,  ne  peut  pas  trouvera  se  les  faire  prêter. 
Et  c'est  pour  lui,  l'occasion  de  parler  de  la  partie  du 
Cercle  impérial,  du  temps  où  on  pouvait  dire  qu'une 
chaise,  pendant  une  heure,  coulait  trente  mille  francs. 
Puis  on  cause  de  l'insurrection  probable  .que  soulèvera 
en  Algérie  le  droit  de  sufi'rage,  donné  parCrémieux 
aux  Israélites  de  là-bas,  et  l'Afrique  amène  le  comte 
Borelli  à  nous  entretenir  de  la  Légion  étrangère. 

Il  est  intéressant  sur  l'anonymat  des  enrôlés  de 
cette  légion,  dont  la  patrie,  le  nom,  les  antécédents 


III  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

sont  indécis,  vagues,  et  laissés  volontairement  va- 
gues. Il  peint  l'enrôlement,  où  on  demande  à  l'en- 
rôlé d'oii  il  est,  et  où  on  écrit  son  lieu  de  naissance, 
sans  y  croire,  où  on  lui  demande  son  nom,  et  où  il 
donne  dix  fois  sur  cent,  le  nom  de  Weber  ou  de 
Meyer,  et  où  on  lui  dit  :  «  Non,  il  y  en  a  trop,  tu 
t'appelleras  Martin  ou  Lafeuille  »  :  enrôlement  où  l'on 
n'écoute  pas  ce  que  l'enrôlé  raconte  de  sa  vie  anté- 
rieure. 

Pauvres  diables  au  passé  louche,  qui  font  mar- 
ché avec  la  dure  existence,  la  ficelle,  la  mort,  mer- 
cenaires aux  grands  yeux  bleus,  qui  n'ayant  plus 
d'intérêt  dans  l'existence,  se  prennent  de  tendresse 
comme  pour  une  maîtresse,  se  prennent  de  ten- 
dresse pour  leur  élégant  capitaine,  caracolant  sur 
son  petit  cheval,  une  rose  à  la  bouche. 


Samedi  5  avril.  —  Dîner  chez  Hennique.  Un  petit 
intérieur  gentiment  arrangé,  avec  de  la  japonaiserie 
amusante,  et  où  sont  accrochées  aux  murs  quelques 
esquisses  de  Chéret,  de  Forain.  Une  jolie  petite  fille, 
et  une  charmante  belle-sœur,  qui  a  la  voix  et  le  rire 
de  sa  sœur  à  s'y  méprendre. 


Jeudi  10  avril.  —  Autrefois  il  y  avait  un  effort  chez 
les  pastellistes  pour  représenter  le  charme,  l'esprit, 


ANNEE    1800.;  ns 

le  sourire  d'une  figure  de  femme;  ;i  présent  on  di- 
rait que  nos  pastellistes  en  faveur,  avec  leurs  roses 
d'engelures  et  leurs  violets  plombés,  ne  veulent  ex- 
primer que  l'éreintement,  l'ahurissement,  le  bar- 
bouillage de  cœur,  enfin  tous  les  malaises  physiques 
et  moraux  d'une  physionomie  de  femme. 


Mercredi  16  avril.  —  Hier,  j'ai  été  prié  de  présider 
le  banquet,  donné  à  Chéret  par  ses  sympathiques,  à 
l'occasion  de  sa  décoration.  Ils  sont  vraiment  des 
enfants  gâtés  ces  peintres,  ces  sculpteurs.  Pourboire 
à  la  gloire  du  décoré,  il  y  avait  cent  vingtlittérateurs 
presque  illustres.  Et  j'ai  fait  mon  premier  discours 
qui  n'a  pas  été  long  : 

«  Je  bois  au  premier  peintre  du  mur  parisien,  à 
l'inventeur  de  l'art  dans  l'affiche.  » 

L'homme,  il  faut  le  dire,  est  tout  à  fait  charmant. 
11  a  dans  l'amabilité,  une  espèce  de  bonne  amitié 
calme,  tout  à  fait  séduisante. 


Jeudi  17  avril.  —  Sans  un  constant  feuilletage  des 
impressions  japonaises,  on  ne  peut  vraiment  se  faire 
à  l'idée,  que  dans  ce  pays  d'art  naturiste,  le  portrait 
n'existe  pas,  et  que  jamais  la  ressemblance  de  la 
figure  n'est  reproduite  dans  sa  vérité,  et  qu'à  moins 
d'être  comique    ou    théâtralement  dramatique,  la 

13 


140  JOURNAL  DKS  GONCOURT. 

représentation  d'un  visage  d'homme  ou  de  femme 
est  toujours  hiératisée,  et  faite  de  ces  deux  petites 
fentes  pour  les  yeux,  decetraitaquiiinpourlenez,  de 
ces  deux  espèces  de  pétales  de  fleurs  pour  la  bouche. 


Vendredi  18  avril.  —  En  ce  temps  tout  pratique, 
un  groupe  de  Français  intelligents  devrait  afficher  ce 
programme  aux  prochaines  élections  :  «  Nous  nous 
foutons  de  la  Légitimité,  de  l'Orléanisme,  de  l'Im- 
périalisme, de  la  République  opportuniste,  radicale, 
socialiste;  — ce  que  nous  demandons,  c'est  un  gou- 
vernement de  n'importe  quelle  couleur  au  rabais  :  le 
gouvernement  qui  s'engagerait  dans  une  soumission 
cachetée,  à  gouverner  la  France  au  plus  bas  prix.  » 


Dimanche  20  avril.  —  Montegut,  le  peintre  pas- 
sionné de  musique,  est  allé,  avec  une  bande  de  dilet- 
tantes, exécuter  du  Wagner  dans  la  forêt  de  Fontai- 
nebleau, la  nuit,  sur  des  partitions  éclairées  par  des 
bougies,  tenues  par  les  jeunes  et  johes  fillesde  Risler, 
et  c'est  un  plaisir  de  l'entendre  parler  du  velours  de 
la  musique,  en  plein  air,  sous  des  sapins. 


Mercredi  25  avril.  —  Ce  matin,  mon  marchand  de 


ANNEE    IS'JO.  117 

vin  parlant  de  la  qualité  inférieure  des  vins  de  celle 
année,  m'affirme  qu'indépendamment  de  toutes  les 
maladies  spéciales,  particulières  à  la  vigne  en  ce 
siècle,  la  vigne  non  malade,  qu'elle  soit  ancienne 
ou  replantée,  est  attaquée  d'anémie,  ainsi  que  toute 
la  végétation.  La  terre  de  notre  vieux  globe,  serait 
décidément  fatiguée,  usée,  brûlée. 

Défiez-vous  de  vos  yeux,  quand  ils  sont  artistes. 
Ils  commencent  par  avoir  la  religion  d'un  ton,  par 
exemple  feuille  de  rose  dans  du  lait  (Boucher)  ;  peau 
de  lièvre  (Chardin)  ; //e  de  vin  (Delacroix).  Puis,  c'est 
la  religion  encore  plus  bêtement  fanatique  d'une 
coloration  sang  de  bœuf  on  foie  de  mulet ^  dans  une 
poterie,  et  l'on  arrive  à  aimer  cela,  mieux  qu'une 
forte  pensée,  qu'une  belle  phrase. 


Dimanche  27  février.  —  Aujourd'hui  Rodenbach 
parle  ingénieusement  de  la  page  imprimée  du  livre, 
qui,  avec  les  combinaisons  des  interlignes,  des  à  la 
ligne,  des  capitales,  des  italiques,  etc.,  etc.,  est  arri- 
vée à  l'arrangement  artistique  et,  comme  il  le  dit,  à 
V orchestration  de  l'affiche. 

La  manifestation  du  premier  mai  fait  causer  du 
mouvement  nihilo-socialiste  actuel,  oii  il  n'y  a  au- 
cun plan  de  reconstitution  d'une  nouvelle  société, 
mais  où  il  n'y  a  que  la  volonté  de  faire  table  rase  de 
la  vieille,  et  laisser  la  nouvelle  se  faire  toute  seule. 
A  ce  propos  quelqu'un  cite  la  phrase  que  j'ai  écrite 


118  JOURNAL  DES  CONCOURT. 

dans  Idées  et  Sensations,  sur  le  remplacement, 
comme  agents  de  destruction  dans  les  sociétés 
modernes,  des  Barbares  par  les  ouvriers. 

A  dîner,  Léon  Daudet  qui  vient  de  quitter  Drumont, 
nous  dit  qu'il  se  croit  empoisonné  par  les  juifs,  et 
que  depuis  trois  jours,  où  il  a  bu  un  verre  d'eau  dans 
une  réunion  électorale,  il  a  été  pris  de  vomissements 
et  que  le  marquis  de  Morùs  est  dans  le  même  cas 
que  lui. 


Mercredi  30  avril.  —  On  ne  croit  pas  qu'il  y  aura 
quelque  chose  demain,  mais  il  faut  toujours  tenir 
compte  de  l'imprévu...  Ce  qu'il  y  a  de  positif,  c'est 
que  le  commissaire  de  police  est  venu  prévenir  la 
princesse  de  ne  pas  sortir. 

Dans  la  rue  deux  blagueurs  dont  l'un  dit  à  l'autre  : 
«  Tu  sais,  tous  ceux  qu'on  ramassera  demain...  on 
leur  coupera  le  prépuce...  et  on  les  relâchera!  » 


Jeudi  /*"■  7nai.  —  Une  journée,  où  dans  le  silence 
plus  grand  que  celui  des  autres  jours,  on  tend 
l'oreille  à  des  bruits  de  fusillade...  on  n'entend 
rien...  alors  la  pensée  va  à  Vienne,  à  Berlin,  à  Saint- 
Pétersbourg,  à  toutes  les  capitales  de  l'Europe,  où 
se  fait  la  promenade  hostile  à  la  pièce  de  cent  sous. 

Du  bateau  que  j'ai  pris  pour  aller  à  Paris,  je  vois 


ANNKE   1890.  M;> 

Icillre  outrageusement,  par  des  sergents  de  ville,  de 
pauvres  diables  d'inoffensifs,  et  leurs  chapeaux 
voler  du  quai  sur  la  berge  de  la  Seine. 

Rien,  passé  la  Place  de  la  Concorde,  rien  à  THôtel 
de  Ville,  seulement  rue  de  Rivoli,  des  figures  de 
révolution  que  chargent,  de  temps  en  temps,  les 
-ergents  de  ville,  les  poursuivant  dans  les  petites 
rues  autour  des  Halles. 

Au  fond,  une  grande  déception  devant  le  néant  de 
la  manifestation  et  la  placidité  des  battus. 


Samedi  3  mai.  —  Je  ne  connais  rien  de  bête, 
comme  ces  reconslitutions  d'un  monument  historique 
dans  un  lieu  autre,  que  celui  où  il  a  été  élevé  jadis, 
et  celte  Tour  du  Temple,  refaite  au  bas  de  Pass}', 
pour  la  grande  Exposition  de  l'année  dernière,  jette 
un  complet  désarroi  dans  ma  cervelle  d'historien  de 
la  Révolution,  quand  un  peu  somnolent,  je  l'aperçois 
a  travers  la  buée  de  la  vitre  du  fiacre  qui  me  ramène, 
le  soir,  chez  moi. 


Dimanche  4  mai.  —  Daudet  dit  aujourd'hui  très 
justement  que  la  littérature,  après  avoir  subi  l'in- 
lluence  de  la  peinture  pendant  ces  dernières  années, 
est  aujourd'hui  en  train  do  subir  l'influence  de 
la  musique,  et  de  devenir  cette   chose   à  la  fois 

13. 


150  JOURNAL    DES    OONCOURT. 

sonore  et  vague,  et  non  articulée  qu'est  la  mu- 
sique. Et  Heredia  qui  est  là,  parlant  des  poètes  de  la 
dernière  heure,  établit  que  leurs  poésies  ne  sont 
que  des  modulations,  sans  un  sens  bien  déterminé, 
etqu'eux-mèmes  baptisent  du  mot  demonsfres,  leurs 
vers  à  l'état  d'ébauche  et  de  premier  jet,  et  où  les 
trous  sont  bouchés  avant  la  reprise  et  le  parfait 
achèvement  du  travail,  par  des  mots  sans  significa- 
tion. 


Lundi  o  mai.  —  Un  interne  d'hôpital  disait,  que  la 
plus  grande  partie  des  femmes  du  faubourg  Saint- 
Germain  étaient  des  alcoolisées,  non  par  leur  fait, 
mais  par  le  fait  de  leurs  ascendants,  et  que  Potain 
leur  ordonnait  de  la  chicorée  :  ordonnance  dont  elles 
ne  comprenaient  pas  la  raison,  mais  qui  avait  pour 
but  de  leur  faire  boire  de  l'eau,  beaucoup  d'eau. 


Jeudi  1^  mai.  — Un  jeune  médecin  parlait,  ce  soir, 
du  mal,  mal  dont  on  ne  se  doute  pas,  que  faisaient 
les  corps  comme  l'Académie,  comme  l'Institut,  ces 
aristocraties  qui,  Dieu  merci,  n'existent  pas  en  Alle- 
magne. 

11  disait  à  propos  de  l'Institut,  où  la  médecine 
n'est  guère  représentée  que  par  Charcot  ou  par  Bou- 
chard, qu'aucun  professeur,  devant  la  vague  pro- 


ANNEE    1S90.  151 

messe  de  l'un  ou  de  l'aulrc,  de  l'aider  à  entrer  à 
l'Institut,  n'avait  le  courage,  dans  les  examens,  de 
préférer  un  élève  à  lui,  à  un  élève  de  Charcot  ou  de 
Bouchard.  Et  il  énumérait  toutes  les  bassesses, que 
chacun  était  prêt  à  commettre,  pour  attraper  cette 
timbale,  avec  des  exemples  à  l'appui  inimaginables. 


Vendredis  mai.  —  Plus  j'existe,  plus  j'acquiers  la 
certitude  que  les  hommes  nerveux  sont  autrement 
délicats,  autrement  sensitifs,  autrement  frissonnants, 
au  contact  des  choses  et  des  êtres  de  qualité  infé- 
rieure, que  les  femmes  qui  au  fond  n'ont  que  la 
pose  de  la  délicatesse. 


Dimanche  1 1  mai.  —  Un  numéro  de  journal  des 
modes  de  ce  temps-ci,  éditait  un  costume  de  femme 
chic,  un  costume  qui  n'a  plus  rien  de  féminin,  où  la 
robe  est  un  carrick  de  cocher  de  coucou,  où  la  femme 
n'a  plus  l'air  d'être  habillée  du  flottement  d'une 
étoffe  autour  d'elle,  mais  de  la  tombée  droite  d'un 
gros  drap  anglais  :  un  costume  qui  fait  ressembler 
une  femme  à  un  jeune  mâle  d'écurie. 


Mardi  I S  mai.  —  Je  parlais  à  une  femme  de  la 


152  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

société,  de  la  coireclion  de  la  mise,  de  la  simplicité 
éléganle  de  la  toilelte  des  grandes  cocotes...  «Oui, 
oui,  me  répondait-elle,  il  y  a  du  vrai  dans  ce  que  vous 
dites...  Tenez,  moi,  quand  je  me  suis  mariée,  je  con- 
naissais très  peu,  même  par  les  livres,  le  monde  in- 
terlope... Eh  bien,  quand  mon  mari  me  menait  au 
théâtre,  —  nous  prenions  en  général  des  places  de 
balcon,  —  bientôt  je  le  voyais  jeter  un  regard  sur  ces 
femmes  dans  les  loges...  Et  comme  j'ai  toujours  eu 
le  sentiment  de  l'élégance,  ces  femmes  je  les  trouvais 
mieux  mises  que  moi...  Car  vous  savez,  il  n  y  a  pas 
seulement  la  question  d'argent,  il  y  a  une  éducation 
pour  la  toilelte...  et  en  me  comparant  à  elles  je  me 
trouvais  une  petite  provinciale...  Puis  le  regarYl  de 
mon  mari,  après  être  resté  là,  un  certain  temps,  re- 
venait des  loges  à  moi,  un  rien  méprisant,  et  avec 
quelque  chose  de  grognon  sur  la  figure...  et  ça  se 
passait  en  général  aux  pièces  de  Dumas,  qui  étaient 
la  glorification  de  ces  femmes...  Alors  aux  parties 
dramatiques  de  la  pièce...  je  pleurais...  je  m'en  don- 
nais de  pleurer...  si  bien  que  mon  mari,  qui  après 
le  spectacle,  aimait  à  entrer  chez  Riche  ou  chez  Tor- 
toni,  me  jetait  de  très  mauvaise  humeur  :  «  Avec 
des  yeux  comme  vous  en  avez,  c'est  vraiment  pas 
possible  de  s'asseoir  dans  un  café.  » 


Mercredi  i 4  mal.  —  Me  voici  au  vernissage,  où  je 
n'ai  pu  refuser  le  déjeuner  immangeable,  auquel  se 


ANNEE    1S90.  153. 

condamnent,  tous  les  ans,  les  peintres,  par  leur 
domesticité  d'esprit  pour  les  choses  chic. 

Thaulow,  le  pastelliste  danois,  le  peintre  de  l'eau 
a  la  suite  de  la  fonte  des  neiges,  de  l'eau  qui  est 
comme  de  la  décomposition  d'un  prisme  lunaire. 

La  femme  du  vernissage  par  son  air  de  toqué,  par 
sa  tenue  excentrique,  par  le  coup  de  pistolet  de  sa  toi- 
lette une  créature  tout  à  fait  inclassable,  et  si  énig- 
matique,  qu'on  ne  sait  pas  si  elle  est  honnête  ou  mal- 
honnête, si  elle  est  Parisienne  ou  étrangère. 


Vendi'edi  16  mai.  —  Dîner  des  Spartiates.  Philippe 
(iille,  à  propos  du  tombeau  qu'on  va  élever  à  Métra, 
au  compositeur  de  valses,  parle  de  l'homme,  du 
pochard,  du  récidiviste  de  la  boisson,  qui  avait  pris 
une  telle  habitude  d'être  ramassé,  et  de  coucher 
dans  un  certain  poste,  près  de  Clignançourt,  qu'il 
avait  demandé  qu'on  changeât  le  papier,  parce  qu'il 
prétendait  que  le  vert  de  ce  papier  l'empoisonnait. 

Et  de  ce  pochard,  il  saute  à  cet  autre  pochard  do 
Callias,  qu'il  dit  lui  avoir  fourni  les  plus  charmants 
échos  sur  les  pochards,  de  même  qu'un  cocu  lui  a 
fourni  les  plus  instructifs  échos  sur  le  cocuage. 
Callias,  il  nous  le  montre  sale,  dégoûtant,  comme  si 
on  l'avait  ramassé  dans  le  ruisseau,  ivre  à  tomber, 
et  cependant  se  tenant  par  la  force  de  la  volonté,  en 
équilibre  sur  le  bord  du  trottoir,  sans  jamais  déva- 
ler sur  la  chaussée,  et  toujours  occupé  à  attacher  à 


154  JOURNAL    DES    GO  N  COUR  T. 

sa  boutonnière  une  fleur  fanée,  un  brin  de  verdure, 
un  légume  ramassé  dans  les  ordures. 

Et  il  nous  conte  cette  anecdoto  typique.  Gille  est 
un  simple  fumeur  de  cigarettes,  un  jour  qu'il  s'était 
laissé  aller  à  fumer  un  gros  cigare,  il  rencontre 
Gallias  boulevard  de  Glichy,  et  comme  Callias  lui 
demande  comment  ça  va  :  «  Ma  foi,  lui  répond  Gille, 
avec  un  commencement  de  mal  de  cœur  !  —  Ah!  venez 
vite,  je  connais  justement  un  bon  endroit  derrière 
le  cirque  Fernando  !  » 

Et  vraiment  Gille  est  un  charmant  conteur  de  ces 
épisodes  parisiens,  par  la  bonhomie  du  racontar,  les 
sous-entendus,  les  phrases  inachevées,  complétées 
par  de  petits  rires  gouailleurs,  et  les  interrogations 
comiques,  les  :  «  Vous  comprenez  bieni  »  de  son 
bout  de  nez  et  de  son  œil  rond. 

Et  Ton  faisait  la  remarque,  qu'à  l'heure  présente, 
il  pouvait  y  avoir  encore  des  ivrognes,  mais  pas 
excentriques  comme  ceux-là  :  conversation  pendanf 
laquelle,  on  entend  la  voix  de  Drumont  répéter  à  de 
longs  intervalles  :  «  Oui,  oui,  des  marguilliers  de 
paroisses  qui  sont  pour  les  Rothschild  !  » 


Lundi  19  mai.  —  Ge  soir,  le  docteur  Martin  sou- 
tenait que  la  division  du  travail  avait  détruit  l'ambi- 
tion du  bien  faire,  et  à  l'appui  de  sa  thèse,  la  maî- 
tresse de  maison  disait  :  «  Gomment  voulez-vous 
qu'il  existe  l'amour-propre  d'une  robe  chez  un  cou- 


ANNKE    18!>0.  155 

turier  ou  une  couturière,  où  les  manches,  le  cor- 
sage^  la  jupe  sont  faits  par  trois  ouvrières  différentes? 
Et  l'on  faisait  la  remarque  que  celte  division  du  tra- 
vail était  peut-être  bonne,  utile,  chez  un  peuple  oh 
l'ouvrier  n'est  pas  artiste,  comme  en  Allemagne, 
mais  que  cette  division  tue  l'ouvrage  bien  fait  chez 
un  peuple  artiste  comme  dans  notre  pays. 

Puis  il  était  question  du  fameux  corset  de  soie 
noire,  que  fait  porter  Bourget  à  sa  femme  chic,  et 
qu'elle  n'a  jamais  porté,  et  l'on  parlait  d'un  corset 
idéal,  d'un  corset  coûtant  80  francs,  et  durant  huit 
jours,  dun  corset  fabriqué  de  deux  morceaux  de 
batiste,  avec  des  baleines  de  la  grosseur  des  arêtes 
du  hareng. 


Mardi  20  mai.  —  Je  pense  à  l'injustice  du  sort 
heureux  ou  malheureux  des  chevaux,  des  chiens,  des 
chats,  et  je  trouve  que  c'est  la  même  chose  chez  les 
bêtes  que  chez  les  hommes. 


Dimanche  25  mai.  —  Visite  de  Margueritte  de 
retour  d'Alger,  qui  me  parle  de  son  état  nerveux, 
asthmatique,  et  de  la  difficulté  de  son  travail  dans 
cet  étal  maladif. 

Puis  il  se  plaint  que  l'Afrique  ne  donne  rien  pour 
le  roman,  mais  seulement  un  paysage  ou  une  sil- 


156  JOURNAL  DES  OONCOURT. 

houetle  de  bonhomme,  pour  une  étude  à  la  Fro- 
mentin. 


Lundi  .26  mai.  — Jeune  fille  disant  à  propos  d'un 
prétendant,  atteint  d'une  légère  calvitie  :  «Il  est  bien, 
mais  il  manque  de  mouron  sur  sa  cage  !  »  Renée  Maii- 
perin,  on  le  voit,  a  fait  son  chemin  chez  les  jeunes 
filles  du  monde. 


Mercredi  28  mai.  —  Une  lettre  d'Alidor  Delzant, 
m'annonce  que  Burty  est  mourant  chez  lui. 


Lundi  2  juin.  —  Gavarret,  le  mari  de  la  sœur  de 
Saint-Victor,  un  sourd  qui  n'entend  pas  ce  que  vous 
lui  dites,  mais  un  anecdotier  à  la  mémoire  toute 
fraîche  et  abondamment  remplie,  qu'il  faut  laisser 
parler,  sans  l'interrompre.  Et  vraiment  il  est  très 
intéressant  cet  octogénaire  spectral,  parla  verve 
méridionale  de  ses  récits,  dans  le  bruit  un  peu  ner- 
veux du  tapement  continu  d'un  doigt  sur  l'étui  vide 
de  ses  lunettes,  et,  de  temps  en  temps,  en  le  graillon- 
nement  d'un  épais  crachat  qu'il  envoie  sur  le  tapis. 

11  nous  entretient  de  Royer-Collard,  l'ex-secrélaire 
de  la  Commune,  de  ses  relations  avec  Danton,  de  la 


ANNEE    1890.  157 

phrase  de  ce  dernier  :  «  Tu  sais,  tu  es  hors  la  loi, 
mais  il  y  a  une  maison,  oii  je  t'offre  l'hospitalité,  et 
où  tu  seras  en  sûreté  :  c'est  le  Ministère  de  la 
Justice!   » 

Royer-Collard  préféra  se  retirer  dans  sa  maison  de 
famille,  une  façon  de  ferme  prèsde  Vitry-le-François, 
«exploitée  par  sa  mère,  et  làilpassatoutletempsdela 
Terreur.  Sa  mère,  une  janséniste,  était  tellement  res- 
pectée, que  pendant  la  Terreur,  tous  les  dimanches, 
elle  faisait  ouvrir  la  grande  pièce  de  réception  de  la 
maison,  où  il  y  avait  un  christ  accroché  au  mur,  et 
un  livre  de  messe  h  la  main,  elle  lisait  tout  haut  la 
messe  aux  paysans  agenouillés.  Vingt  fois  Royer- 
Collard  fut  décrété  de  prise  de  corps,  et  toutes  les 
fois,  elle  fut  avertie  de  l'arrestation  qui  devait  se 
faire  de  son  fils. 

Gavarret  parle  d'un  discours  sur  Voltaire,  que 
devait  prononcer  Royer-Collard  à  l'Académie,  et 
que  lui  seul  et  M.  de  Barante  ont  entendu  :  Royer- 
Collard  étant  souffrant  et  ne  pouvant  se  rendre 
à  l'Académie.  On  saura  que  ses  discours  à  la 
Chambre,  Royer-Collard  les  lisait  tout  écrits 
d'avance,  mais  pour  ses  discours  à  l'Académie,  il 
jetait  sur  une  feuille  de  papier  quelques  notes,  et 
improvisait  dessus  une  causerie  plutôt  qu'un  dis- 
cours. Il  dit  donc  à  Gavarret  :  «  Donnez-mof  la 
feuille  de  papier  qui  est  dans  ce  tiroir?  »  et  pour  ses 
deux  auditeurs  il  parla  son  discours  à  l'Académie, 
finissant  par  dire  qu'il  comprenait  qu'on  commandât 
une   étude  sur  Voltaire,  mais   qu'un  éloge  dudit, 

14 


15S  JOURNAI,  DES    GONCOURT. 

dans  un  pays,  où  la  majorité  est  si  immensé- 
ment catholique,  ça  lui  paraissait  manquer  un 
peu  de  tact.  Puis  tout  en  célébrant  les  qualités 
de  l'écrivain,  il  lui  reprochait  de  manquer  de 
grandeur. 

Et  comme,  le  discours  fini,  de  Barante  lui  deman- 
dait d'en  transmettre  la  teneur  à  l'Académie,  après 
qu'il  était  sorti,  se  tournant  vers  Gavarret,  il  jetait  sur 
la  note  la  plus  hautainement  méprisante  :  «  Ne  croit- 
il  pas,  celui-là,  qu'il  est  permis  à  tout  le  monde  de 
tout  dire!  » 

Decazes  était  aux  petits  soins  pour  lui,  faisait  cou- 
per les  branches  des  arbres  du  jardin  du  Luxembourg 
qui  donnaient  de  l'ombre  à  sa  chambre,  à  son  cabi- 
net de  travail,  et  lui  rendant  souvent  visite,  l'amusait 
des  potins  de  la  politique.  Un  jour  qu'il  s'était  ren- 
contré avec  Gavarret,  et  qu'il  s'était  montré  très 
causant,  très  charmant,  quand  il  fut  sorti,  après  un 
long  silence,  Royer-Gollard  s'écriait:  «  Un  homme 
fatal  cependant,' l'homme  qui  sort  d'ici,  le  premier 
ministre  qui  a  acheté  un  député  français  à  beaux 
deniers  comptants  1  » 

Ce  froid  doctrinaire,  ce  diseur  de  mots  féroces, 
ce  [dur  à  cuire  semblant  fermé  à  toute  tendresse, 
aurait  été  pris  sur  ses  quatre-vingts  ans,  d'une 
sorte  de  passion  amoureuse  pour  la  duchesse 
de  Dino,  à  laquelle  il  écrivait  tous  les  jours;  pas- 
sion dont  la  duchesse  aurait  chauffé  l'innocente 
flamme,  flattée  de  la  grande  importance  politique 
de  l'amoureux- 


ANNEE    1800.  151» 

Mercredi  4  juin.  —  Lavisse  répétait  devant  moi, 
ce  soir,  une  phrase  à  peu  près  dite  ainsi  par  Bis- 
marck à  quelqu'un  de  sa  connaissance  :  «  J'ai  cru 
que  j'en  étais  arrivé  à  l'âge,  où  l'existence  de  gen- 
tilhomme campagnard  remplit  notre  vie...  Non,  non, 
je  m'aperçois  quej'ai  encore  des  idées,  que  je  voudrais 
émettre...  je  ne  ferai  pas  d'opposition...  seulement 
si  on  m'attaque,  je  me  défendrai...  parce  que  lorsque 
Ton  me  bat,  il  me  faut  battre  ceux  qui  me  battent... 
ou  sans  ça,  je  ne  peux:  pas  dormir,  et  j'ai  besoin  de 
dormir.  » 


Jeudi  5  juin.  —  Déjeuner  chez  le  père  La  Thuile 
qu'a  choisi  Antoine,  pour  la  lecture  de  la  Fille  Élisa, 
pièce  faite  entièrement  par  Ajalbert,  d'après  mon 
roman.  Ah!  quel  vieux  cabaret,  avec  ses  garçons 
fossiles,  et  ses  déjeuneurs  qui  ont  l'air  des  com- 
parses des  repas  de  théâtre.  Ah  1  c'est  bien  le  cabaret 
figurant  dans  la  gravure  de  l'attaque  de  la  barrière 
Clichy,  en  18H,  et  qu'on  voit  encadrée  dans  le  ves- 
tibule. 

Après  la  lecture  de  la  pièce,  Ajalbert  m'entraîne 
chez  Carrière  qui  habite  tout  près,  à  la  villa  des  Arts. 
Une  composition  très  originale,  la  grande  toile 
esquissée  pour  Gallimard,  et  représentant  le  paradis 
du  théâtre  de  Belleville  :  cette  grande  toile  faisant  le 
fond  de  l'atelier,  et  où  les  personnages  s'arrangent 
admirablement  dans  le  croisement  des  courbes 
hémicyclaires  de  la  salle. 


100  JOURNAL  DES  CONCOURT. 

Mais  ce  qu'il  est  vraiment  ce  Carrière,  il  est  le 
peintre  de  l'Allaitement.  Et  c'est  vraiment  curieux 
de  l'étudier  en  sa  tendre  spécialité,  dans  quelques 
toiles  qu'il  n'a  pas  encore  vendues,  et  dans  un 
nombre  immense  de  dessins  qu'il  dit  être  la  repré- 
sentation de  gestes  inli7nes^  et  qui  sont  d'admirables 
études  de  mains  enveloppantes  de  mères,  et  de  têtes 
de  téteurs,  où  dans  ces  visages  vaguement  mamelon- 
nés, il  n'y  a  que  les  méplats  du  bout  du  nez,  des 
lèvres,  et  la  valeur  do  la  prunelle,  et  où,  sans  appa- 
rence de  linéature,  c'est  le  dessin  photographique 
du  momaque,  et  la  configuration  cabossée  de  son 
crâne. 


Samedi  7  juin.  —  C'est  particulier,  comme  la  mort 
fait  le  ressouvenir  pardonnant  à  légard  des  gens 
qu'on  enterre.  Malgré  tout  ce  que  je  me  rappelle  de 
pas  gentil  à  mon  égard,  j'ai  passé  une  partie  de  la 
nuit  à  penser  affectueusement  à  Burty. 

C'est  maintenant  abominable  ce  cimetière  Mont- 
martre, avec  sa  route  au  tablier  de  fer  sur  les  têtes. 
Ce  n'est  plus  un  cimetière.  On  se  serait  cru  dans  une 
gare  de  chemin  de  fer,  où  un  roulement  des  trains, 
éteignait  toutes  les  cinq  minutes,  la  célébration  du 
talent,  du  caractère,  de  la  bonté  de  mon  ami,  par 
Larroumet,  Hamel,  Spuller. 


Jeudi  i  2  juin.  —  Quand  on  aime  quelqu'un,  comme 


ANNÉE    1890.  IGl 

j'ai  aimé  mon  frère,  on  le  réenterre  toujours  un  peu 
dans  les  enterrements  auxquels  on  assiste,  et  tout 
le  temps  revient  en  vous  cette  désespérante  inter- 
rogation: «  Est-ce  vraiment  la  séparation  éternelle, 
éternelle,  éternelle?  » 


Dimanche  6  juillet.  —  Ils  donnent  vraiment  à  réflé- 
chir, ces  nihilistes  russes,  ces  artisans  désintéressés 
du  néant,  se  vouant  à  toute  une  vie  de  misère,  de 
privations,  de  persécutions  pour  leur  œuvre  de  mort, 
—  et  cela  sans  l'espoir  d'une  récompense,  ni  ici-bas, 
ni  là-haut,  mais  seulement  comme  par  un  instinct  et 
un  amour  de  bête  pour  la  destruction  ! 


Mardi  8  juillet.  —  Champrosay.  Toute  la  soirée 
s'est  passée  dans  le  racontage,  et  tour  à  tour  par  le 
père  et  la  mère,  du  mariage  de  Léon,  follement 
amoureux  de  Jeanne  Hugo,  depuis  des  années. 


Mercredi  9 juillet.  —  On  cause  sur  la  terrasse.  Il 
est  question  de  Hugo,  et  M'"''  Lockroy  donne  des 
détails  sur  sa  vie  à  Guernesey. 

Hugo  se  levait  au  jour,  à  trois  heures  du  matin, 
l'été,   et  travaillait  jusqu'à  midi.  Passé  midi,  plus 

14. 


102  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

rien  :  la  lecture  des  journaux ,  sa  correspondance 
qu'il  faisait  lui-même,  n'ayant  jamais  eu  de  secré- 
taire, —  et  des  promenades.  Un  détail  à  noter,  une 
régularité  extraordinaire  dans  cette  vie:  ainsi,  tous 
les  jours,  une  promenade  de  deux  heures,  mais  tou- 
jours par  le  même  chemin,  afin  de  n'avoir  pas  une 
minute  de  retard,  et  Hugo  disant  à  W^"  Lockroy 
excédée  de  traverser  toujours  le  même  paysage  : 
«  Si  nous  prenions  une  autre  route,  on  ne  sait  pas 
ce  qui  peut  arriver  qui  nous  mettrait  en  retard!  » 
Et  tout  le  monde  couché  au  coup  de  canon  de  neuf 
heures  et  demie:  le  maître  voulant  que  tout  le  monde 
soit  au  lit,  et  agacé  de  savoir  que  M"^  Lockroy  res- 
tait levée  dans  sa  chambre. 

Un  corps  de  fer^  ainsi  qu'on  le  sait,  et  ayant  toutes 
ses  dents  à  sa  mort,  et  de  ses  vieilles  dents  cassant 
encore  un  noyau  d'abricot,  six  mois  avant  qu'elle 
n'arrivât.  Et  des  yeux!  il  travaillait  à  Guernesey. 
dans  une  cage  de  verre,  sans  stores,  avec  là  dedans, 
une  réverbération  à  vous  rendre  aveugle,  et  à  vous 
faire  fondre  la  cervelle  dans  le  crâne. 


Jeudi  10  juillet.  —  M"*^  Riesener  racontait  sur 
Théodore  Rousseau  cette  anecdote,  qu'elle  tenait  de 
Chenavard. 

Corot  va  voir  Dupré,  et  lui  fait  les  compliments  les 
plus  louangeurs  sur  les  tableaux,  exposés  sur  les 
quatre  murs  de  son  atelier.  Éloge  que  Dupré  coupe 


ANiNÉE    1890.  .'OH 

au  milieu,  par  celte  phrase  :  «  Je  dois  vous  déclarer 
que  les  trois  tableaux  que  vous  avez  le  plus  loués, 
ne  sont  pas  de  moi...  ils  sont  d'un  jeune  homme  chez 
lequel  il  faut  que  je  vous  mène.  »  Le  jeune  homme 
était  Rousseau,  Et  Corot  sortant  du  pauvre  atelier  de 
Rousseau,  disait  à  Dupré  :  «  Derrière  cette  petite 
porte,  il  y  a  notre  maître  à  tous  les  deux  !  » 


Mardi  22  juillet.  —  11  y  a  un  côté  Imaginatif  chez 
ma  filleule  Edmée,  tout  à  fait  extraordinaire.  On  peut 
commencer  n'importe  quelle  histoire,  elle  vous 
donnera  immédiatement  la  réplique.  Ainsi  qu'on 
lui  dise  :  «  Nous  partons,  n'est-ce  pas,  pour  la 
campagne? —  Oui,  et  je  mets  dans  mon  petit  pa- 
nier...» Etelle  nommera  toutes  les  choses  qui  com- 
posent un  déjeuner. 

Et  chaque  jour,  sa  petite  cervelle  trouve  des  choses 
charmantes.  Elle  a  trouvé  de  petits  baisers  flûtes,  où 
elle  vous  fait  sur  la  joue,  eu  vous  embrassant,  l'imi- 
tation d'un  chant  de  petit  oiseau.  Et  tout  à  l'heure, 
de  sa  voix  gazouillante,  elle  se  livrait  à  une  impro- 
visation sur  le  paradis,  où  elle  disait,  que  les  mes- 
sieurs et  les  dames  du  paradis  avaient  une  bouche 
qui  sentait  l'eau  de  Cologne. 


Jeudi?  4  juillet.  — Aprèsune  longue  conversation, 


IGi  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

la  tête  penchée  sur  ses  pieds  dans  leurs  bottines  de 
feutre,  Daudet  laisse  échapper  :  «  Dire  que  toutes 
les  nuits,  je  rêve  que  je  marche...  que  je  marche  sur 
des  plages,  où  les  gens  me  disent  :  «  Comme  vous 
((marchez  bien  sur  les  cailloux...  »  Et  le  réveil... 
Ah  !  le  réveil,  c'est  horrible!  » 


Vendredi  25  juillet.  —  Ce  soir  Daudet  parle  avec 
un  exaltation  un  peu  fiévreuse,  et  comme  d'un  sou- 
venir passionnant,  d'un  voyage  de  trois  semaines  en 
mer,  qu'il'avaitfiiit  autour  do  la  Corse,  dans  une  goé- 
lette de  la  douane.  II  avait  dîné  la  veille  chez  Pozzo 
di  Borgo.  On  s'était  grisé,  on  avait  lutté,  et  dans  la 
lutte,  il  s'était  foulé  un  pied,  mais  il  se  faisait  porter 
en  bateau  par  deux  marins,  et  quittait  tout  heureux, 
un  soir  de  mardi-gras,  la  plage  pleine  de  lumière  et 
de  cris  de  carnaval,  pour  aller  à  une  mauvaise  mer, 
au  danger,  à  l'inconnu.  Et  dans  ce  bâtiment,  où  il 
avait  pour  coucher  avec  le  capitaine,  un  espacegrand 
comme  le  canapé  où  nous  sommes  assis,  il  parle  de 
son  bien-être  moral,  tout  le  temps  que  dura  la  tra- 
versée. Il  parle  de  siestes  au  grand  soleil  sur  les 
écueils,  ou  tout  le  monde  se  séchait  à  plat,  comme 
des  cloportes  sous  un  pot  de  fleur.  Il  parle  de  bouil- 
labaisses mangées  sur  des  côtes  sauvages,  où  le  feu 
fait  avec  des  lentisques  et  des  branches  de  gené- 
vrier donnait  un  goût  inoubliable  au  poisson.  Et 
dans  l'évocation  de  ce  voyage,  il  se  soulève  de  son 


ANNEI':     181)0.  1G5 

abattement,  ses  yeux  brillent  :  c'est  le  Daudet  du 
bon  temps  qui  a  la  parole. 


Dimanche  27  juillet.  —  M""=  Dardoize,  qui  est  ici 
en  villégiaturepour  quelques  jours,  nous  lit  des  frag- 
ments de  lettres  de  sa  fille,  mariée  au  consul  fran- 
çais en  Birmanie  :  fragments  nous  initiant  à  la  vie 
élégante  de  la  colonie  européenne  de  ce  pays.  On 
sent  dans  ces  lettres,  qu'en  ce  pays  de  chaleur  torride 
sans  air,  en  ce  pays  d'anémie  et  d'épidémie,  en  ce 
pays  au  mois  d'octobre  meurtrier,  en  ce  pays,  où  un 
Européen  ne  peut  guère  vivre  que  trois  ans,  et  encore 
avec  des  séjours  dans  la  montagne;  on  sent  que 
contre  le  voisinage  de  cette  mort,  c'estau  moyen  du 
Champagne,  du  bal,  du  flirtage,  d'une  vie  mondaine 
enragée,  que]^ces  hommes  et  ces  femmes  en  chassent 
la  pensée. 


Lundi  .28  juillet.  —  Ce  soir,  M'"«  Dardoize  ra- 
contait qu'à  un  dîner  chez  la  duchesse  de  Reggio, 
malgré  les  signes  de  son  mari,  la  duchesse  de- 
mandait à  un  officier  de  marine,  pourquoi  il  n'avait 
mangé  ni  du  veau  ni  du  poulet  qu'on  lui  avait  servi. 
11  se  trouvait  que  cet  officier  pri*  avec  sa  femme 
par  des  anthropophages,  avait  mangé  sans  le 
savoir  d'un  pâté  fait  avec  la  chair  de  son  épouse,  et 


166  JOURNAL  DES  GONCOUKT. 

depuis  ne  pouvait  plus  manger  de  viande  blanche. 

Pourquoi  l'horreur  à  un  certain  degré  dans  les 
histoires,  au  lieu  d'apitoyer,  pousse-t-elle  à  rire  ? 

Un  curieux  mot  de  Léon  enfant,  le  lendemain  de 
la  prise  de  possession  de  Champrosay  par  les  Prus- 
siens :  «  Papa,  puis-je  me  réveiller?  » 


Jeudi  3  j  juillet. —  GefTroy  me  disait  à  propos  de 
quelques  mots,  dits  par  moi  à  dîner  :  «  Je  me  suis 
tordu...  ce  qu'il  y  a  d'amusant  chez  vous,  un  pessi- 
miste... c'est  que  vous  avez  des  mots  d'une  gaieté 
féroce  !  » 


Vendredi  /«''  aoûi.  —  J'ai,  de  temps  en  temps,  une 
fatigue  à  continuer  ce  journal,  mais  les  jours  lâches, 
où  cette  fatigue  se  produit,  je  me  dis  :  «  Il  faut  avoir 
l'énergie  de  ceux  qui  écrivent  mourants  dans  les 
glaces  ou  sous  les  tropiques,  car  cette  histoire  de  la 
vie  littéraire  de  la  fin  du  xix"^  siècle,  sera  vraiment 
curieuse  pour  les  autres  siècles.  » 


Lundi  4  août.  —  En  pensant  aux  choses  magiques 
trouvées  par  ce  siècle  comme  le  phonographe,  etc., 
etc.,  je  me  demande  si  les  autres  siècles  ne  trouve- 


ANNÉE    18  0  0.  167 

ront  pas  encore  des  choses  plus  surnaturelles,  et  si 
à  propos  des  livres  perdus  de  l'antiquité,  on  ne  trou- 
vera pas  le  moyen,  par  une  cuisine  scientifique  dans 
une  boîte  crânienne  d'une  momie  d'Egypte  ou  d'un 
autre  mort  antique,  de  faire  revivre  la  mémoire  des 
livres  lus  par  le  possesseur  de  cette  boîte  crânienne. 


Jeudi  21  août. —  Evans  le  dentiste  racontait  à  une 
de  mes  parentes,  que  les  femmes,  dans  l'émotion 
de  leur  visite  chez  lui,  oubliaient  les  choses  les  plus 
invraisemblables,  quelquefois  des  lettres  compro- 
mettantes, —  compromettantes  comme  tout  —  tom- 
bées de  leurs  poches. 


Dimanche  24  août.  —  Une  femme  demandait  ce 
printemps  à  un  gardien  du  bois  de  Boulogne,  s'il 
n'allait  pas  pleuvoir.  Le  gardien  regardait  en  l'air  : 
«  Oh  !  vous  pouvez  continuer  à  vous  promener,  il  y  a 
encore  de  quoi  faire  une  culotte  de  suisse!  »  Il  fai- 
sait allusion  au  bleu  qui  était  dans  le  ciel. 


Mercredi  3  septembre.  —  Dans  les  parfums,  l'Anglais 
introduit  toujours  du  musc,  et  ilenfaitdes  parfums  de 
sauvages,  desparfums  de  Saxons.  Ces  odeurs  canailles 


168  JOURNAI,   DES    GO.NCOURT. 

et  migraineuses,  qu'on  les  compare  avec  ce  qu'était  la 
senteur  d'une  chemise  de  femme  autrefois  :  l'odeur 
suave  à  peine  perceptible  du  véritable  iris  do  Flo- 
rence, sans  addition  et  immixtion  d'autre  chose 
puant  bon. 


Lundi  8  septembre.  — Le  soir,  quand  vous  êtes  as- 
sis à  une  table  de  café,  le  défilé  sur  le  boulevard,  ce 
défilé  incessant,  continu  au  bout  de  quelque  temps 
d'attention,  n'a  plus  l'air  d'un  défilé  de  vivants.  Ça 
ressemble  au  passage  mécanique  de  personnages 
d'un  écran,  un  passage  de  sillouettes  découpées  qui 
n'ont  pas  d'épaisseur. 


Samedi  IS  septembre.  —  Du  coin  de  mon  cabinet 
de  travail,  pendant  que  j'écris,  j'ai  devant  moi,  sur 
la  porte  de  mon  cabinet  de  toilette  et  dans  la  pé- 
nombre, une  courtisane  d'Hokousaï  sous  une  robe 
semée  de  grues  volantes,  et  par  cette  porte  entr"oii- 
verte,  tout  au  fond  de  ma  chambre  à  coucher,  un 
meuble  en  laque  aux  faucons  argentés,  et  au-dessus 
un  grand  vase  céladon,  aux  reliefs  blanc  et  or,  se 
détachant  d'une  tapisserie  crème,  représentant 
une  bergerie  du  xviii''  siècle  :  un  trou  lumineux 
tout  plein  de  couleurs  et  de  clartés  charme- 
resses. 


ANNEE    189  0.  169 

Dimanche  14  septembre. —  Saint-Gratien.  Le  jeune 
Benedelti  qui  a  passé  deux  ans  au  Brésil,  comme 
attaché  à  la  légation,  vient  s'asseoira  côté  de  moi,  et 
se  met  à  causer  de  la  fièvre  jaune,  de  cette  épouvan- 
table maladie,  qui  lors  môme  qu'elle  n'est  plus 
épidémique,  ne  continue  pas  moins  d'enlever  à  Bue- 
nos-Ayres,  tous  les  jours,  au  moins  vingt-cinq  per- 
sonnes. 

M'entretenant  de  la  rapidité  des  décès,  il  me  conte 
qu'un  ingénieur  français,  ayant  fait  là-bas  son  affaire, 
ayant  gagné  une  petite  fortune,  partait  le  lendemain 
par  le  paquebot  pour  l'Europe  avec  sa  femme  et  ses 
enfants.  Le  jeune  Benedetti  s'était  trouvé  en  rapport 
avec  le  ménage,  et  lui  donnait  à  dîner  la  veille  de 
leur  départ.  Le  ménage  le  quittait  assez  tard,  tout  le 
monde  bien  portant.  A  quatre  heures  du  matin,  on 
venait  lui  annoncer  que  l'ingénieur  était  mort.  Alors 
avait  lieu  une  scène  terrible  entre  lui  et  la  femme. 
La  femme  voulait  retarder  son  départ  pour  l'enter- 
rement de  son  mari.  11  lui  objectait  qu'il  n'y  avait 
pas  à  rester  parce  que,  à  six  heures,  son  mari  serait 
enterré;  la  décomposition  des  corps  étants!  rapide, 
({ue  l'enterrement  a  lieu  deux  heures  après.  Et  dans 
la  crainte  qu'il  se' déclarât  un  cas  chez  la  femme  et  les 
enfants,  avec  l'aide  de  la  police,  il  embarquait  de 
force  la  veuve  et  sa  petite  famille,  au  milieu  des 
injures  de  la  femme...  qui,  arrivée  en  Europe,  lui 
adressait  une  lettre  de  remerciement. 

Un  détail  particulier  des  enterrements  de  ce  pays. 
Là-bas,  pas  de  croque-morts,  ce  sont  les  parents  qui 

15 


170  JOUT^NAL    DE. S    GO.NCOURT, 

portent  la  bière,  quelquefois  un  flacon  sous  le  nez 
tenu  de  la  main  libre  et  bien  souvent  un  des  porteurs 
rentre  chez  lui,  atteint  de  la  fièvre  jaune. 


Mercredi  i  7  septembre.  —  Lavoix,  revenant  de  Sa- 
voie, nous  apprend  que  les  Charmettes  avaient  été 
achetées  par  les  cochers  de  Ghambéry  et  d'Aix,  crai- 
gnant que  la  propriété  ne  tombât  aux  mains  d'un 
propriétaire  peu  respectueux,  qui  y  apportât  des 
changements,  lui  enlevât  son  caractère  historique, 
tandis  qu'eux  la  laissent  inhabitée,  et  telle  qu'elle 
pouvait  être  au  temps  des  amours  de  Jean-Jacques. 

C'est  un  précédent.  Bientôt  dans  toute  petite  loca- 
lité, la  pierre  ou  le  moellon  historique  qu'on  vient 
voir,  sera  acheté  par  un  syndicat  de  cochers  conser- 
vateurs. 


Vendredi  19  septembre.  —  A  propos  de  l'historique 
des  jetons  de  l'Académie,  et  de  je  ne  sais  quel  aca- 
démicien qui  les  toucha  tous,  le  jour  de  Texécution 
de  Louis  XVI,  quelqu'un  raconte  qu'aux  journées  de 
Juin,  Villemain  qui  habitait  l'Institut,  dans  la  per- 
suasion d'être  tout  seul  à  toucher,  avait  ouvert  et 
clos  la  séance,  quand  Cousin  qui  venait  de  traverser 
les  barricades  et  d'affronter  la  mort,  apparut  dans  la 
salle,  en  s'écriant:  «  Part  à  deux!  » 


ANNEE    isyo.  171 

Mercredi  24  septembre.  —  En  regardant  dans  le 
un  petit  parc  de  Saint-Gratien,  un  cèdre  dcodora,  ses 
étages  'de  branches  déchi([uetées,  allant  en  dimi- 
nuant jusqu'à  son  sommet,  j"ai  comme  une  révéla- 
tion que  la  pagode,  la  construction  chinoise,  a  été 
inspirée  par  l'architecture  de  cet  arbre,  ainsi,  que 
l'ogive,  dit-on,  le  fnt  aussi  par  le  rapprochement  en 
haut  d'une  allée  de  «rands  arbres. 


Vendredi  26  septembre.  —  Aujourd'hui  le  jeune 
Hayashi  me  dit  :  «  Voulez-vous  me  permettre  de 
vous  demander  un  renseignement?...  Vous  avez  le 
masculin  et  le  féminin  dans  votre  langue...  je  le 
comprends  pour  l'homme  et  la  femme...  mais  pour 
les  choses  inanimées.  »  Et  il  me  montre  un  bol  : 
<•  Pourquoi  ceci  est-il  masculin  ?  »  Et  après  il  me 
montre  une  tasse  :  «  Pourquoi  cela  est-il  féminin?» 
J'ai  été  embarrassé  comme  du  pourquoi  troublant 
d'un  enfant. 


Mercredi  Z^""  octobre.  —  Lockroy,  qui  est  venu 
dîner,  raconte  ses  prisons,  se  plaint  de  l'enferme- 
ment de  huit  heures  du  soir,  de  ce  qu"on  appelle 
être  bouclé,  et  qui  vous  fait  passer  toute  la  nuit  sans 
secours,  si  on  est  malade,  comme  il  l'a  éprouvé,  du 
temps  où  il  avait  de  grandes  constrictions  du  cœur. 


172  JOURNAL  DES  GONCOUHT. 

Il  dit  que  la  prison  est  supportable  trois  mois,  mais 
que,  passé  ce  terme,  ils  se  développe  chez  le  prison- 
nier un  besoin  de  sortir  qui  s'accentue  tous  les 
jours,  et  il  déclare  que  le  travail  est  impossible  en 
prison  :  le  travail  ne  pouvant  s'obtenir  que  dans 
une  séquestration  volontaire  et  non  forcée. 

Un  amusant  épisode  d'un  do  ces  séjours  en  pri- 
son. Pendant  la  Commune,  il  prend  un  fiacre,  et 
va  faire  une  visite  à  un  ami,  aux  environs  de  Paris. 
11  est  arrêté  par  les  hussards  du  général  Charle- 
magne,  et  envoyé  dans  son  fiacre  à  Versailles.  Il  est 
mis  en  prison,  où  il  reste  trois  semaines,  et  comme 
il  n'avait  pas  sur  lui  de  quoi  payer  le  fiacre,  tous  les 
matins  le  cocher  se  présentait  à  la  prison,  lui  fai- 
sait dire  qu'il  était  à  ses  ordres,  et  en  quittant  la 
prison,  il  avait  trois  semaines  de  fiacre  à  payer. 


Jeudi  2  octobre.  —  La  falsification  de  tout  ce  qui 
se  mange  et  se  boit  à  Paris,  est-elle  bien  organisée  I 
Il  y  avait  ces  années-ci,  une  laiterie,  dont  je  ne  me 
rappelle  plus  le  nom,  qui  avait  pour  faire  la  prison 
des  falsifications,  un  employé,  auquel  on  donnait  un 
traitement  de  1  800  francs. 


Vendredi  3  octobre.  —  Il  y  a  eu  chez  Hugo,  dans 
le  règlement  de  sa  vie  un  méthodisme  incroyable. 


ANNEE    1S90.  173 

Le  jour  tombé,  il  ne  lisait  pas,  aux  lumières,  une 
ligne  d'un  journal,  une  ligne  même  d'une  lettre  :  il 
la  mettait  dans  sa  poche,  disant  qu'il  la  lirait  le  len- 
demain. Et  M°"*  Lockroy,  nous  racontait,  ce  soir, 
qu'au  commencement  de  la  guerre,  où  tout  le 
monde  haletait  après  les  nouvelles,  un  jour  de 
brouillard,  où  lesjournaux  étaient  arrivés  à  la  nuit, 
et  où  on  se  les  arrachait,  il  n'avait  touché'à  aucune 
des  feuilles  éparses  devant  lui,  demandant  qu'on  lui 
racontât  ce  qu'il  y  avait  dedans. 


Samedi  4  octobre.  —  Un  conte  fantastique  à  la  Poë 
à  faire  avec  ceci.  On  a  calculé  qu'avec  l'aurification 
des  dents,  générale  chez  tout  le  monde  aux  États- 
Unis,  il  y  avait  750  millions  d'or  dans  les  cime- 
tières. Supposons  au  bout  de  beaucoup  d'années, 
où  les  millions  seront  changés  en  milliards,  une 
crise  financière,  et  la  recherche  impie  et  macabre 
de  cet  or. 


Mardi  7  octobre.  —  Diner  avec  un  Russe,  un  cham- 
bellan de  l'Empereur,  qui  affirme  que  Tourguénefî 
n'était  pas  un  Russe  sincère,  qu'il  jouait  à  Paris  le 
nihiliste,  tandis  que  là-bas,  il  se  montrait  un  aristo- 
crate renforcé.  L'opinion  de  ce  Russe,  c'est  que 
TourguénelT  n'a  de  valeur  qu'en  ces  premiers  ou- 

li5. 


174  JOURNAL  DES  GON  COURT. 

viages,  dans  les  scènes  retracées  du  temps  de  son 
adolescence,  où  il  a  donné  de  véritables  photogra- 
phies de  son  pays.  Et  d'après  les  paroles  du  dîneur, 
il  me  semble  que  Dostoiesky,  est  dans  ces  années, 
l'auteur  le  plus  russe,  l'auteur  reproduisant  le  plus 
fidèlement  l'âme  de  ses  compatriotes. 


Mardi  14  octobre.   —  Voici  la  dédicace  que  j'ai 
mise  à  l'exemplaire  de  Renan: 

A    Renan 

Un  ami  de  l'homme  —  et  quelquefois,  un  ennemi 
de  sa  pensée. 


Jeudi  16  octobre.  —  En  corrigeant  les  épreuves 
d'Outamaro,  je  pensais  à  la  tendance  de  mon  esprit 
de  n'aimer  à  travailler  que  d'après  da  neuf,  d'après 
des  matériaux  non  déflorés  par  d'autres.  D'abord 
des  recherches  dans  les  autographes  et  les  docu- 
ments inédits  du  xviii*^  siècle,  puis  après,  et  avant 
tout  le  monde,  le  roman  naturaliste,  —  aujourd'hui 
des  travaux  sur  ces  artistes  du  Japon,  ces  artistes 
qui  n'ont  pas  encore,  à  l'heure  présente,  de  biogra- 
phies imprimées  : 

Chez   Charpentier,  je  tombe  sur  Zola,  qui  vient 


ANNEE    189  0.  17:. 

d'apporter  le  commencement  de  la  copie  de  son  vo- 
lume sur  l'Argent. 

«  Son  livre  se  compose  de  douze  chapitres.  Il  en  a 
fait 'huit,  il  ne  lui  en  reste  plus  que  quatre...  Il  n'est 
pas  tout  à  fait  content  de  son  livre,  mais  il  ne  faut 
pas  le  dire  trop  haut...  ça  pourrait  nuire...  et  il  y  a 
d'antres  livres  dont  il  n'était  pas  content,  et  qui  ont 
marché  cependant...  et  puis,  il  n'est  pas  possible  que 
tous  les  livres,  quand  on  en  produit  un  certain 
nomhre,  aient  la  même  valeur...  Enfin  l'Argent, 
c'est  hon  comme  mobile  d'une  action...  mais  dans 
l'Argent  pris  comme  étude,  il  y  a  trop  d'argent.  >> 


Samedi  18  octobre.  —  C'est  superbe,  les  journa- 
listes m'accusent  de  n'avoir  ni  patriotisme  ni  cœur, 
ils  nient  même  mon  affection  fraternelle. Pourquoi? 
simplement  parce  que  mes  souffrances  patriotiques 
et  mes  deuils  de  cœur  :  c'est  écrit.  Si  cela  ne  l'était 
pas,  j'aurais  —  el  à  en  revendre  —  tout  ce  qu'on  dit 
me  manquer. 


Mercredi  23  octobre.  —  Margueritte  vient  me  faire 
sa  visite  d'adieu,  avant  son  départ.  Il  ne  va  pas  cet 
hiver  en  Algérie,  trouvant  que  l'humidité  chaude  de 
là-bas,  le  rend  cérébralement  paresseux.  Il  va  en 
Corse,  où  il  espère  une  atmosphère  moins  dépri- 


ITC  JOURNAL    DES    GO  N  COURT. 

mante,  et  où  il  s'imagine  trouver  quelque  chose  a 
faire  de  neuf:  la  Corse  n'ayant  point  été  explorée 
depuis  Mérimée. 

Lavoix  me  disait,  ce  soir,  s'être  trouvé  à  Jérusalem, 
avec  un  placeur  de  vin,  très  voltairien,  qu'un  jour 
il  rencontre  dans  la  rue,  tout  bouleversé,  tout  ex- 
traordinaire, et  qui  interrogé  par  lui  sur  ce  qu'il 
avait,  lui  répondit  :  «  Je  viens  du  tombeau  du  Christ, 
oîi  je  ne  sais  pas  ce  qui  m'est  arrivé,  j'ai  voulu  dire 
une  prière...  je  les  avais  oubliées...  et  je  rentre  h 
l'hôtel  pour  en  apprendre  une.  » 


Lundi  .97  octobre.  —  J'ai  passé  aujourd'hui  toute 
la  journée  chez  Lenoir,  à  chercher  et  à  retrouver  la 
ressemblance  de  mon  frère,  sur  l'ébauche  du  mé- 
daillon, qu'il  fait  en  découpure  pour  sa  tombe.  Je 
suis  parvenu,  en  guidant  l'ébauchoir  du  sculpteur, 
à  affiner  la  grosse  et  large  matérialité  qu'il  avait 
donnée  à  sa  figure,  à  resserrer  le  bas  du  visage,  où  il 
y  avait  une  si  jolie  et  si  petite  bouche,  ce  bas  du 
visage  que  tous  les  dessinateurs  ont  allongé  au  dé- 
triment du  haut  de  la  tête;  je  suis  parvenu  à  lui  re- 
faire la  ligne  du  nez  tout  à  fait  juste.  Et  c'est  une 
petite  joie  intérieure,  en  interrogeant  les  menteuses 
photographies  et  les  incomplets  dessins  étalés  sur 
un  divan,  de  faire  revenir  dans  ce  morceau  de  terre, 
petit  à  petit,  et  autant  que  le  souvenir  le  permet,  de 
faire  revenir  le  profil  aimé... 


ANNEE   .1890.  177 

Mardi  28  octobj'f.  —  C'est  étonnant,  comme  toute 
ma  vie,  j'ai  travaillé  à  une  littérature  spéciale  :  la 
littérature  qui  produit  des  embêtements.  C'a  été 
dabord  les  romans  naturistes  que  j'ai  écrits,  puis 
les  pièces  révolutionnaires  que  j'ai  fait  représenter, 
enfin  en  dernier  lieu  le  Journal.  II  y  a  tant  de  gens 
auxquels  la  littérature  ne  fait  que  rapporter  des  ca- 
resses pour  leurs  nerfs. 

Aujourd'hui,  sur  ma  demande,  on  m'envoie  de 
ÏÉcho  de  Paris  un  reviewer,  que  je  charge  de  ré- 
pondre à  l'attaque  de  Renan,  en  lui  remettant  le  ca- 
nevas de  la  réponse. 

Voici  le  petit  morceau  de  prose  qu'il  a  dû  mettre 
en  dialogue,  sans  y  changer,  sans  y  ajouter  rien  : 

—  Vous  avez  lu  l'interview  de  la  France  a  propos 
de  votre  Journal  sur  le  siè^re  de  Paris  et  la  Com- 


mune 


—  Oui  je  lai  lu  avec  un  certain  étonnement,  car 
voici  le  portrait  que  je  faisais  de  Renan,  dans  l'avant- 
dernier  volume  paru  :  «  L'homme  toujours  plus 
charmant  et  plus  affectueusement  poli,  à  mesure 
qu'on  le  connaît  et  qu'on  l'approche.  C'est  le  type 
dans  la  disgrâce  physique  de  la  grâce  morale  ;  il  y  a 
chez  cet  apôtre  du  doute,  la  haute  et  intelligente 
amabilité  d'un  prêtre  de  la  science.  » 

Oui,  je  suis,  ou  du  moins  j'étais  l'ami  de  l'homme, 
mais  parfois  l'ennemi  de  sa  pensée,  ainsi  que  je 
l'écrivais  dans  la  dédicace  de  l'exemplaire  à  lui 
adressé. 

En  effet,  tout  le  monde  sait  que  M.  Renan  appar- 


178  JOURNAL    DES  GONCOURT. 

lient  à  la  famille  des  grands  penseurs,  des  contemp- 
teurs de  beaucoup  de  conviclions  humaines,  que  des 
esprits  plus  humbles,  des  gens  comme  moi,  vénè- 
rent encore  un  peu,  estomaqués,  quand  ils  entendent 
un  penseur  de  la  même  famille  proclamer  que  la 
religion  de  la  patrie,  à  l'heure  présente,  est  une  reli- 
gion aussi  vieille  que  la  religion  du  Roi  sous  l'an- 
cienne monarchie. 

Ici,  je  ne  veux  pas  entrer  dans  la  discussion,  à  pro- 
pos des  conversations  rapportées  dans  le  dernier 
volume,  que  du  reste  M.  Renan  déclare  n'avoir  pas 
plus  lu  que  les  autres,  mais  j'affirme  sur  Ihonneur, 
—  et  les  gens  qui  me  connaissent,  pourraient  attes- 
ter qu'ils  ne  m'ont  jamaisentendu mentir,  — j'affirme 
que  les  conversations  données  par  moi  dans  les  qua- 
tre volumes,  sont,  pour  ainsi  dire,  des  sténographies, 
reproduisant  non  seulement  les  idées  des  causeurs, 
mais  le  plus  souvent  leurs  expressions,  et  j'ai  la  foi, 
que  tout  lecteur  désintéressé  et  clairvoyant,  en  me 
lisant,  reconnaîtra  que  mon  désir,  mon  ambition  a 
été  de  faire  vrais,  les  hommes  que  je  portraiturais, 
et  que  pour  rien  au  monde,  je  n'aurais  voulu  leur 
prêter  des  paroles  qu'ils  n'auraient  pas  dites. 

M.  Renan  me  traite  de  «  monsieur  indiscret  » .  J'ac- 
cepte le  reproche  et  je  n'en  ai  nulle  honte,  —  d'au- 
tant plus  que  mes  indiscrétions  ne  sont  pas  des 
divulgations  de  la  vie  privée,  mais  tout  bonnement, 
des  divulgations  de  la  pensée  et  des  idées  de  mes 
contemporains;  —  des  documents  pour  l'histoire 
intellectuelle  du  siècle.  Oui,  je  le  répète,  je  n'en  ai 


ANXKK    i8'J0.  I7t) 

nulle  honte,  car  depuis  que  le  monde  existe,  les 
mémoires  un  peu  intéressants  n'ont  été  faits  que  par 
des  indiscrets,  et  tout  mon  crime  est  d'être  encore 
vivant,  au  bout  de  vingt  ans  qu'ils  ont  été  écrits  — 
ce  dont  humainement  je  ne  puis  avoir  de  remords. 


Jeudi  30  octobre.  —  Lefebvre  de  Behaine  vient 
déjeuner,  et  me  remercie  d'avoir  accepté  d'être  le 
témoin  du  mariage  de  son  fils. 

Et  l'on  cause  de  la  cherté  du  mariage  à  la  Noncia- 
ture apostolique  et  ailleurs,  et  il  me  raconte  qu'à  son 
mariage,  sa  belle-mère  se  plaignant  de  cette  cherté  à 
l'abbé,  avec  lequel  elle  réglait  la  cérémonie,  l'abbé 
lui  avait  répondu  :v  «  Oh!  madame,  ce  serait  encore 
plus  cher,  si  au  lieu  de  marier  votre  fille,  vous  la 
faisiez  enterrer!  » 


Dimanche  9  novembre.  —  Cette  vénération  des 
jeunes  littérateurs  pour  la  littérature,  prenant  des 
personnages  et  des  décors  dans  le  passé,  cette  véné- 
ration qui  leurfait  préférer  Salammbô  à  Madame Boa^ary, 
a  pour  moi  quelque  chose  de  l'admiration  respec- 
tueuse des  gens  des  secondes  galeries,  pour  les 
pièces  de  théâtre  ayant  pris  les  personnages  et  les 
décors  de  notre  ancienne  monarchie. 


180  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

Dimanche  23  novembre.  —  Par  un  temps  à  ne  pas 
mettre  un  chien  dehors,  me  voici  à  cinq  heures  en 
bas  de  mon  lit,  et  bientùl  dans  le  chemin  de  fer  de 
Rouen,  avec  Zola,  Maupassant,  etc.,  etc. 

Je  suis  frappé,  ce  matin,  de  la  mauvaise  mine  de 
Maupassant,  du  décharnement  de  sa  figure,  de  son 
teint  briqueté,  du  caractère  marqué,  ainsi  qu'on  dit, 
au  théâtre,  qu'a  pris  sa  personne,  et  même  de  la 
fixité  maladive  de  son  regard.  Il  ne  me  semble  pas 
destiné  à  faire  de  vieux  os.  En  passant  sur  la  Seine, 
au  moment  d'arriver  à  Rouen,  étendantla  main  vers 
le  fleuve  couvert  de  brouillard,  il  s'écrie  :  «  C'est 
mon  canotage  là  dedans,  le  matin,  auquel  je  dois  ce 
que  j'ai  aujourd'hui!  » 

Visite  à  Lapierre  malade  dans  son  lit;  et  de  là  dé- 
jeuner chez  le  maire. 

Dehors,  toujours  de  la  bruine,  de  la  pluie  et  du 
vent,  le  temps  ordinaire  des  inaugurations  à  Rouen, 
et  là  dedans,  une  population  tout  à  fait  indifférente 
à  la  cérémonie  qui  se  prépare,  et  prenant  tous  les 
chemins  qui  n'y  mènent  pas.  En  tout  une  vingtaine 
de  Parisiens  dans  les  lettres  et  le  reportage,  et  une 
fête  avec  tente  pour  les  autorités,  et  musique  de 
foire,  comme  pour  les  comices  agricoles  de  Madame 
Bovary. 

D'abord  une  promenade  dans  le  musée,  à  travers 
des  manuscrits  de  Flaubert,  sur  lesquels  est  penchée 
une  députation  de  collégiens,  puis  enfin  l'inaugura- 
tion du  monument  pour  de  vrai. 

Diable,  moi  qui  ne  peux  lire,  chez  moi,  une  page 


ANNEK    1890.  161 

de  ma  prose  à  deux  ou  trois  amis,  sans  un  tremble- 
ment dans  la  voix,  je  Tavoue,  je  suis  plein  d'émo- 
tion, et  crains  que  mon  discours  ne  s'étrangle  dans 
mon  larynx,  à  la  dixième  phrase. 

Messieurs, 

Après  notre  grand  Balzac,  le  père  et  le  maître  à 
nous  tous,  Flaubert  a  été  Tinventeur  d'une  réalité, 
peut-être  aussi  intense  que  celle  de  son  précurseur, 
et  incontestablement  d'une  réalité  plus  artiste,  dune 
réalité  qu'on  dirait  obtenue  comme  par  un  objectif 
perfectionné,  d'une  réalité  qu'on  pourrait  définir  du 
d'après  nature  rigoureux,  rendu  par  la  prose  d'un 
poète. 

Et  pour  les  êtres,  dont  Flaubert  a  peuplé  le  monde 
de  ses  livres,  ce  monde  fictif  à  Tapparence  réelle, 
l'auteur  s'est  trouvé  posséder  cette  faculté  créatrice, 
donnée  seulement  à  quelques-uns,  la  faculté  de  les 
créer,  un  peu  à  l'instar  de  Dieu.  Oui,  de  laisser  après 
lui  des  hommes  et  des  femmes  qui  ne  seront  plus 
pour  les  vivants  des  siècles  à  venir,  des  personnages 
de  livres,  mais  bien  véritablement  des  morts,  dont 
on  serait  tenté  de  rechercher  une  trace  matérielle 
de  leur  passage  sur  la  terre.  Et  il  me  semble  qu'un 
jour,  en  ce  cimetière  aux  portes  de  la  ville,  où  noire 
ami  repose,  quelque  lecteur,  encore  sous  riiallucina- 
tion  attendrie  et  pieuse  de  sa  lecture,  cherchera 
distraitement  aux  alentours  de  la  tombe  de  l'illustre 
écrivain,  la  pierre  de  Madame  Bovary. 

Dans  le  roman  Flaubert  n'a  pas  été  seulement  un 

itj 


182  JOURNAL  DES    GONCOURT. 

peiulre  de  la  contemporanéité,  il  a  été  un  résurrection- 
nisle,  il  la  façon  de  Carlyle  et  de  Michelet,  des  vieux 
mondes,  des  civilisations  disparues,  des  humanités 
mortes.  Il  nous  a  fait  revivre  Carthage  et  la  fille 
d'Hamilcar,  la  Thébaïde  et  son  ermite,  l'Europe 
moyenâgeuse  et  son  Julien  rilospitalier.  Il  nous  a 
montré,  grâce  à  son  talent  descriptif,  des  localités, 
des  perspectives,  des  milieux  que,  sans  son  évoca- 
tion magique,  nous  ne  connaîtrions  pas. 

Mais  permettez-moi  d'aimer  surtout,  avec  tout  le 
monde,  le  talent  de  Flaubert  dans  Madame  Bovary, 
dans  cette  monographie  de  génie  de  V adultère  bour- 
geois, dans  ce  livre  absolu,  que  l'auteur  jusqu'à  la  fin 
de  la  littérature,  n'aura  laissé  à  refaire  à  personne. 

Je  veux  encore  m'arréter  un  moment,  sur  ce  mer- 
veilleux récit,  sur  cette  étude  apitoyée  d'une  humble 
âme  de  peuple  qui  a  pour  titre  :  Un  cœur  simple. 

En  votre  Normandie,  Messieurs,  au  fond  de  ces 
antiques  armoires,  qui  sont  la  resserre  du  linge,  et  de 
ce  qu'a  de  précieux  le  pauvre  monde  de  chez  vous, 
quelquefois  vos  pêcheurs,  vos  paysans,  sur  les  pan- 
neaux intérieurs  de  ces  armoires,  d'une  maladroite 
écriture  tracée  par  des  doigts  gourds,  mentionnent 
un  naufrage,  une  grêle,  une  mort  d'enfant,  enfin  une 
vingtaine  de  grands  et  de  petits  événements  :  l'his- 
toire de  toute  une  misérable  existence.  Cet  envers 
écrit  de  leurs  armoires,  c'est  l'ingénu  Livre  de  rai- 
son de  ces  pauvres  hères.  Or,  Messieurs,  en  lisant  Un 
COEUR  SIMPLE, j'ai  comme  la  sensation  délire  une  his- 
toire qui  a  pris  à  ces  tablettes  de  vieux  chêne,  la 


ANXEK    1«00.  183 

naïveté  ot  la  touchante  simplesse.de  ce  qu'ont  ér-rit 
dessus,  votre  paysan  et  votre  pécheur. 

Maintenant  qu'il  est  mort,  mon  pauvre  grand  Flau- 
bert, on  est  en  train  de  lui  accorder  du  génie,  autant 
que  sa  mémoire  peut  en  vouloir...  Mais  sait-on,  à 
l'heure  présente,  que  de  son  vivant  la  critique  met- 
tait une  certaine  résistance  à  lui  accorder  même  du 
talent.  Que  dis-je  «  résistance  à  l'éloge  »  !...  Cette 
vie  remplie  de  chefs-d'œuvre,  lui  mérita,  quoi?  la 
négation,  l'insulte,  le  cruciflement  moral.  Ah  1  il  y 
aurait  un  beau  livre  vengeur  à  faire  de  toutes  les 
erreurs  et  de  toutes  les  injustices  de  la  critique, 
depuis  Balzac  jusqu'à  Flaubert.  Je  me  rappelle  un 
article  d'un  journaliste  politique,  affirmant  que  la 
prose  de  Flaubert  déshonorait  le  règne  de  Napo- 
léon III,  je  me  rappelle  encore  un  article  dun 
journal  littéraire,  où  on  lui  reprochait  un  style 
épileptique,  —  vous  savez  maintenant,  ce  que  cette 
épithète  contenait  d'empoisonnement  pour  l'homme 
auquel  elle  était  adressée. 

Eh  bien,  sous  ces  attaques,  et  plus  tard  dans  le  si- 
lence un  peu  voulu  qui  a  suivi,  renfonçant  en  lui 
l'amertume  de  sa  carrière,  et  n'en  faisant  rejaillir 
rien  sur  les  autres,  Flaubert  est  resté  bon,  sans  tiel 
contre  les  heureux  de  la  littérature,  ayant  gardé  son 
gros  rire  affectueux  d'enfant,  et  cherchant  toujours 
chez  les  confrères  ce  qui  était  à  louer,  et  apportant  à 
nos  heures  de  découragement  littéraire,  la  parole  qui 
remonte,  ([ui  soulève,  qui  relève,  cette  parole  d'une 
intelligence  amie,  dont  nous  avons  si  souvent  besoin. 


184  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

dans  les  hauts  et  les  bas  de  notre  métier.  N'est-ce  pas, 
Daad8t?N'est-ce  pas, Zola?  N'est-ce  pas,  Maupassant? 
qu'il  était  bien  ainsi,  notre  ami?  —  et  que  vous  ne 
lui  avez  guère  connu  de  mauvais  sentiments  que 
contre  la  trop  grosse  bêtise? 

Oui,  il  était  foncièrement  bon,  Flaubert,  et  il  pra- 
tiqua, je  dirais,  toutes  les  vertus  bourgeoises,  si  je  ne 
craignais  de  chagriner  son  ombre  avec  ce  mot,  sa- 
crifiant un  jour  sa  fortune  et  son  bien-être  à  des  in- 
térêts et  à  des  affections  de  famille,  avec  une  sim- 
plicité et  une  distinction,  dont  il  y  a  peu  d'exemples. 

Enfin,  Messieurs,  en  ce  temps  où  l'argent  menace 
lV industrialise}'  l'art  et  la  littérature,  toujours,  tou- 
jo  urs,  et  même  en  la  perte  de  sa  fortune,  Flaubert  ré- 
sista aux  tentations,  aux  sollicitationsdecetargent;et 
il  est  peut-être  un  des  derniers  de  cette  vieille  géné- 
ration de  désintéressés  travailleurs,  ne  consentant  à 
fabriquer  que  des  livres  d'un  puissant  labeur  et  d'une 
grande  dépense  cérébrale,  des  livres  satisfaisant 
absolument  leur  goût  d'art,  des  livres  d'une  mau- 
vaise vente  payés  par  un  peu  de  gloire  posthume. 

Messieurs, 

Cette  gloire,  afin  de  la  consacrer,  de  la  propager, 
de  la  répandre,  de  lui  donner  en  quelque  sorte  une 
matérialité,  qui  la  fasse  perceptible  pour  le  dernier 
de  ses  concitoyens,  des  amis  de  l'homme,  des  admi- 
rateurs de  son  talent,  ont  chargé  M.  Chapu,  le 
sculpteur  de  tant  de  statues  et  de  bustes  célèbres, 


ANNEE    1890.  185 

du  bas-relief  en  marbre  que  vous  avez  sous  les 
yeux,  ce  monument  où  le  statuaire,  dans  la  sculp- 
ture de  l'énergique  tête  du  romancier,  et  dans 
l'élégante  allégorie  de  la  Vérité  prête  à  écrire  le  nom 
de  Gustave  Flaubert  sur  le  livre  d'Immortalité,  a 
apporté  toute  son  habileté,  tout  son  talent.  Ce  mo- 
nument d'art,  le  comité  de  souscription  l'oflre  par 
mon  intermédiaire  à  la  ville  de  Rouen,  et  le  remet 
entre  les  mains  de  son  maire. 

Eh  bien,  non,  ça  s'est  passé  mieux  que  je  ne 
croyais,  et  ma  voix  s'est  fait  entendre  jusqu'au 
bout,  dans  une  bourrasque  impétueuse  qui  me  collait 
au  corps  ma  fourrure,  et  me  cassait  sous  le  nez  les 
pages  de  mon  discours,  —  car  l'orateur  ici  est  un 
harangueur  de  plein  air;  —  mais  mon  émotion,  au 
lieu  de  se  faire  aujourd'hui  dans  la  gorge,  m'était 
descendue  dans  les  jambes,  et  j'ai  éprouvé  un  trémolo 
qui  m'a  fait  craindre  de  tomber,  et  m'a  forcé  à  tout 
moment  de  changer  de  pied,  comme  appui. 

Puis  après  moi,  un  discours  plein  de  tact  du  maire, 
etaprès  lemaire,undiscoursd'un  académicien  de  l'A- 
cadémie de  Rouen,  à  peu  près  vingt-cinq  fois  plus 
long  que  le  mien,  et  contenant  tous  les  clichés,  tous 
les  lieux  communs,  toutesles  expressions  démodées, 
toutes  les  homalseries  imaginables  :  un  discours  qui  le 
fera  battre  par  Flaubert,  le  jour  de  la  résurrection. 

Maintenant,  pourêtre franc, lemonument de  Chapu 
est  un  joli  bas-relief  en  sucre,  où  la  Vérité  a  l'air  de 
faire  ses  besoins  dans  un  puits. 

16. 


18G  JOURNAL    DES    CONCOURT.] 

A  la  fin  du  déjeuner  chez  le  maire,  Zola  m'avait 
tâté  pour  une  re'conciliation  avec  Géard,  et  je  lui 
avais  répondu,  songeant  combien  cette  brouille 
gênait  les  Daudet  père  et  (ils,  et  même  combien 
c'était  embêtant  pour  nous  deux,  de  nous  faire,  dans 
des  milieux  amis,  des  tètes  de  chiens  de  faïence  ;  je 
lui  avais  répondu  que  j'étais  tout  prêt  à  me  récon 
ciher,  et  la  cérémonie  terminée,  quandCéard  est  venu 
me  complimenter,  nous  nous  sommes  embrassés 
devant  le  médaillon  de  Flaubert,  rapprochés  l'un  de 
l'autre,  comme  par  l'entremise  de  son  ombre. 

Or,  la  cérémonie  finie,  il  est  trois  heures  et  demie, 
et  la  pluie  redouble  et  le  vent  devient  une  trombe. 
D'un  lunch,  dont  Maupassant  nous  a  fait  luire  l'oflre, 
tout  le  trajet  du  chemin  de  fer  de  ce  matin,  il  n'est 
plus  question,  avec  la  disparition  de  l'auteur  nor- 
mand chez  un  parent.  Il  faut  s'enfermer  avec  Mirbeau 
et  Bauër,  et  prendre  un  grog,  qui  dure  les  deux 
heures  que  nous  avons  à  attendre  le  dîner. 

Enfin,  Dieu  merci,  six  heures  sont  sonnées,  et 
nous  voilà  attablés  chez  Mennechet,  autour  d'un 
dîner,  ni  bon  ni  mauvais,  dont  le  plat  officiel,  est 
toujours  le  fameux  canard  rouennais  :  plat  pour 
lequel  je  n'ai  qu'une  assez  médiocre  estime. 

Mais  c'est  un  diner  amusant  par  le  vagabondage 
de  la  conversation,  qui  va  de  l'envahissement  futur 
du  monde  par  la  race  chinoise,  à  la  guérison  de  la 
phtisie  par  le  docteur  Koch  ;  qui  va  du  voyageur 
Bonvalot,  au  vidangeur  de  la  pièce  pornographique 
de  Maupassant  :  Feuille  de  rose,  jouée  dans  l'atelier 


ANNKE    18'JU.  Is: 

Becker;  qui  va  de  rélouilement  des  canards,  à  l'écri- 
ture des  asthmatiques,  reconnaissable  aux  petits 
points  dont  elle  est  semée,  et  faits  par  les  tombées 
de  la  plume,  pendant  les  étouffements  de  l'écrivain  : 
causerie  à  bâtons  rompus,  dont  les  causeurs  verveux 
sont,  le  jeune  rédacteur  du  Nouvelliste,]' auteur  d'U.v 
MÉNAGE  d'artiste,  joué  au  Théâtre-Libre,  etle  notaire 
penseur,  l'auteur  du  Testament  d'un  moderne. 


Samedi  29  novembre.  —  Ce  soir,  à  dix  heures, 
lecture  chez  Antoine  de  la  Fille  Élisa,  qu'Ajalbert 
lit  très  bien,  et  qui  met  vraiment  une  grande  émo- 
tion au  cœur  du  monde,  qui  se  trouve  là.  C'est  An- 
toine qui  lait  l'avocat.  Janvier,  cejeune  acteur  plein 
de  talent  qui  fait  le  pioupiou  mystique,  et  une 
Hongroise  tombée  à  Paris,  et  qui  n'a  joué  que  du 
Shakespeare,  qui  fait  la  fille  Élisa. 


Vendredi  o  décembre.  —  Pélagie  me  parlait  ce 
matin  d'une  pauvre  famille  bourgeoise  d'ici,  de  la 
famille  d'un  inspecteur  des  eaux,  dont  la  fille  aînée 
mourante,  après  avoir  vu  mourir  de  la  poitrine  trois 
de  ses  frères  et  sœurs,  disait  k  sa  mère,  lui  parlant 
du  jour  de  sa  mort  :  «  Tu  seras  aussi  morte  que  moi, 
ce  jour-là...  oui,  tu  ne  sauras,  où  donner  de  la  tète  !  » 
Et  elle  se  mettait  à  lui  préparer  les  lettres  de  faire 
part,  qu'elle  aurait  à  envoyer. 

Pélagie  ajoutait  que  la  mère,  à  force  d'avoir  pleuré 


188  JOUHNAL  DKS  GONCOURT. 

dans  sa  vie,  avait  les  yeux  d'un  violet  particulier, 
d'un  violet  ressennblant  à  certaines  petites  ligues 
du  Midi. 


Lundi  S  décemby-e.  — Grand  étonnement  ce  malin. 
Je  disais  hier  à  Daudet  :  «  Je  ferais  appel  aux  sou- 
venirs de  tous  les  dîneurs  de  Magny,  quej'ai  la  con- 
viction que  tous,  en  se  disant  entre  eux  à  voix  basse  : 
ce  que  Concourt  rapporte  des  propos  de  Renan,  est 
de  la  pure  sténographie,  —  déclareraient  tout  haut  que 
Renan  n'a  pas  dit  un  mot  de  ce  que  j'ai  imprimé!  » 
Et  voici  que,  ce  matin,  d'un  interview  avec  Berthelot, 
l'ami  intime  de  Renan,  il  résulte  pour  les  gens  qui 
savent  lire  entre  les  lignes,  que  je  n'ai  pas  menti 
tant  que  cela.  Et  je  lis  dans  le  Figaro,  un  article  de 
Magnard,  qui,  en  blâmant  indulgemment  mes  indis- 
crétions, déclare  que  mon  Journal  sue  l'authenticité. 

Dans  ces  luttes  intellectuelles  qui  vous  retirent  de 
la  tranquillité  delà  vie  bourgeoise,  qui  vous  tiennent 
dans  un  état  d'activité  cérébrale  combative,  il  doit  y 
avoir  quelque  chose  de  la  griserie  dans  une  vraie 
bataille. 


Jeudi  11  décembre.  —  Le  patinage  sur  le  lac  du 
Bois  de  Boulogne,  au  crépuscule. 
Un  ciel  comme  teinté  du  rose  d'un  incendie  loin- 


ANNEK    1890.  189 

tain,  des  arbres  ressemblant  à  d'immenses  feuilles 
de  polypiers  violets,  une  glace  mate,  de  couleur 
neutre,  sans  brillant.  Là-dessus,  élégamment  déver- 
ticaVw's  dans  des  pencbements  sur  le  côté,  les  sil- 
houettes des  noirs  patineurs. 

Un  peintre  a  rendu  merveilleusement  ce  ciel,  ces 
arbres,  cette  glace,  ces  patineurs  :  c'est  Jonckind.= 


Jeudi  I S  décembre. 

Chambre  étrange  :  on  eût  dit  qu'elle  avait  un  secret 
D"une  chose  très  triste  et  dont  elle  était  lasse, 
D'avoir  vu  le  mystère  en  fuite  dans  la  glace. 

Ces  trois  vers  de  Rodenbach,  me  font  parler  de  la  ter- 
reur, qua  des  glaces  Francis  Poictevin,  terreur  qne 
Daudet  veut  qu'il  ait  empruntée  à  Baudelaire,  qui  l'au- 
rait empruntée  à  Poé.  Là-dessus  Rodenbach  rappelle 
une  tradition  populaire,  qui  veut  que  le  diable  y  fasse 
parfois  voir  son  visage.  L'un  de  nous  se  demande 
rêveusement,  si  les  morts  n'y  laissent  pas  de  leur 
image,  revenant  à  de  certaines  heures.  Et  Daudet 
compare  la  vie  vivante  de  cette  chose  silencieuse,  au 
silence  vivant  des  étoiles  de  Pascal. 


Vendredi  19  décembre.  —  J'ai  lu  ces  jours-ci,  que 
VÉcho  de  Paris  est  interdit  en  Allemagne.  Cette  in- 


190  JOURNAL  DES  GONCOUUT. 

terdiction  m'a  tout  l'air  d'avoir  été  amenée  par  des 
passages  de  mon  Journal,  pendant  mon  séjour  à  Mu- 
nich chez  Lefebvrede  Behaine...  Est-ce  que  j'appelle 
la  guerre? Peut-être!  Jesuis bêtement  chauvin, jel'a- 
voue,  et  demeure  humilié  et  blessé  de  la  douloureuse 
guerre  de  1870.  Puis  pour  moi,  la  France  commen- 
çant à  Avricourt,  n'est  plus  la  France,  n'est  plus 
une  nation  dans  des  conditions  ethnographiques  qui 
lui  permettent  de  se  défendre  contre  une  invasion 
étrangère,  et  j'ai  la  conviction  que  fatalement,  et 
malgré  tout,  il  y  aura  un  dernier  duel  entre  les  deux 
nations  :  duel  qui  décidera  si  la  France  redeviendra 
la  France,  ou  si  elle  sera  mangée  par  l'Allemagne. 


SamedL20  décembi-e.  — Dîner  donné  par  Gallimard, 
pour  l'apparition  de  l'édition  de  Germinie  Lacerteux, 
tirée  à  trois  exemplaires. 

Causerie  avec  le  peintre  Carrière,  qui  me  tire  de 
sa  poche,  un  petit  calepin,  oii  il  me  montre  une  liste 
de  motifs  parisiens  qu'il  veut  peindre,  et  parmi  les- 
quels, il  y  a  une  marche  de  la  foule  parisienne,  cette 
ambulation  particulière,  que  j'ai  si  souvent  étudiée 
d'une  chaise  d'un  café  du  boulevard,  et  dont  il  veut 
rendre  les  anneaux,  semblables  pour  lui  aux  an- 
neaux d'une  chaîne. 


Dimanche  2 1  décembre.  —  Duret  contait  aujour- 
d'hui au  Grenier,  qu'il  avait  assisté  au  Japon  à  une 


ANNEE    1890.  191 

représentation  des  Fidèles  Ronins,  où  les  quarante- 
cinq  ronins,  tout  couverts  de  sang,  traversaient  la 
salle  dans  toute  sa  longueur,  sur  un  petit  praticable 
établi  au-dessus  des  Japonais  assis  à  terre,  et  que  le 
passage  à  travers  la  salle  de  ces  guerriers  ensan- 
glantés, était  d'un  effet  terrible. 


Mardi  .23  décembre.  —  Oui,  une  seule  fois  dans  le 
décor,  la  répétition  de  l'acte  du  Tribunal  de  la  Fille 
Ëlisa,  et  encore  avec  un  tas  de  choses  qui  manquent, 
et  sans  les  bancs,  qui  doivent  être  faits,  et  peints, 
et  sécbés  à  la  lampe,  demain  matin.  C'est  effrayant, 
la  confiance  d'Antoine  dans  la  réussite  des  choses 
théâtrales,  ainsi  improvisées. 


Vendredi  26  décembre.  —  Première  de  la  Fille 
Élisa.  L'enfant  donné  aux  cochons,  du  Conte  de  JSoël 
qui  précède  la  pièce  d'Ajalbert,  et  plus  encore  la 
sempiternelle  répétition  d'un  chant  sur  les  cloches  et 
clochettes  de  la  nuit  adoratrice,  mettent  la  salle  dans 
une  exaspération  telle,  qu'Antoine  rentre  deux  ou 
trois  fois  dans  sa  loge,  nous  disant  :  «  Je  n"ai  jamais 
vu  une  salle  pareille  !  » 

Bon  !  après  la  réussite  de  la  répétition  générale, 
après  cette  assurance  d'un  succès,  nous  voici  mena- 
cés d'un  four.  Et  nous  allons,  Ajalbert  et  moi,  très 


I',t2  JOURNAL    DES    GO N COURT. 

nerveux  prendre  un  verre  de  chartreuse,  au  café  voi- 
sin, où  je  dis  à  l'auteur  de  la  pièce  :  «Avec  ce  public, 
n'en  douiez  pas  un  moment,  le  premier  acte  va  être 
embolie ^ei  la  seule  chance  que  nous  puissions  avoir, 
c'est  qu'Antoine  relève  la  pièce  au  second  acte.  » 

Au  lever  de  la  toile,  je  suis  au  fond  d'une  baignoire, 
où  j'ai  devant  moi,  des  jeunes  gens  qui  commencent 
il  pousser  des  oh!  et  des  ah!  aux  vivacités  de  la  pre- 
mière scène.  Mais  aussitôt,  ils  se  taisent,  ils  se  cal- 
ment, et  je  les  vois  bientôt  applaudir  comme  des 
sourds. 

Nau  est  l'actrice  qu'on  pouvait  rêver  pour  ce  rôle. 
Elle  est  bien /«//mi'.ve  au  premier  acte,  et  bellement  et 
modernement  tragique  au  troisième.  Janvier  estle  vrai 
séminariste  en  pantalon  garance.  Et  la  petite  Fleury 
est  toute  pleine  de  gaîté  et  d'entrain,  dans  son  rôle  de 
Marie  Coup  de  Sabre.  Antoine  se  montre  un  acteur 
tout  à  fait  supérieur.  C'est  de  lui,  dont  Rodenbach 
traversant  hier  le  boulevard,  avait  entendu  un  mon- 
sieur qui  avait  assisté  à  la  répétition,  disant  à  un 
autre  :  «  A  l'heure  actuelle,  il  n'y  a  pas  au  Palais, 
un  avocat  foutu  de  plaider  une  cause,  comme  An- 
toine a  plaidé  hier.  » 

Dans  le  couloir,  j'ai  entendu  une  phrase  typique  : 
«  Ce  n'estpas  du  théâtre,  mais  c'est  très  intéressant!  » 
Non  ce  n'est  plus  du  vieux  théâtre,  c'est  du  théâtre 
nouveau!  Au  fond,  j'ai  vu  rarement  applaudir  sur  un 
théâtre  un  acte,  comme  j'ai  vu  applaudir  la  Cour 
d'Assises.  Incontestablement  la  Fille  Élisa  est  un 
des  gros  succès  du  Théâtre-Libre. 


ANNEE    189U.  193 

Samedi  27  décembre.  — Le  soir,  à  I'Obstacle,  Mir- 
beau  me  dit  avec  un  accent  de  sincérité,  que  jamais 
au  spectacle,  il  n'a  été  touché,  comme  il  l'a  été  par 
la  Fille  Élisa,  que  jamais  il  n'a  perçu  un  sentiment 
de  pitié,  descendre  sur  une  salle,  comme  dans  cette 
pièce. 


d7 


ANNÉE  1891 


ANNÉE   1891 


Jeudi  1"'' janvier  /S!)I.  —  Toute  la  journée  à  la 
correction  des  épreuves.  Et  dans  les  moments  de 
repos,  une  longue  contemplation  du  profil  en  bronze 
de  mon  frère,  posé  sur  la  table  de  travail,  de  mon 
frère  si  ressemblant,  par  moment,  sous  des  coups  de 
jour  cherchés  par  moi,  et  qui  me  le  font  revoir  dans 
la  vie  de  son  joli  et  spirituel  visage. 

Je  vais  en  faire  fondre  une  seconde  épreuve,  par 
laquelle  je  remplacerai  le  Louis  XV  dé  mon  balcou, 
et  signerai  de  son  effigie  dans  l'avenir,  la  maison  où 
il  est  mort. 

Ce  soir,  dîner  chez  Daudet,  où  sont  réunies  les 
deux  familles  des  fiancés.  Daudet  qui  a  eu  ce  matin 
une  affreuse  crise  d'estomac,  et  a  lutté  toute  la  jour- 
née, est  obligé  de  se  coucher,  au  moment  où  l'on  se 
met  à  table. 


Dimanche  4  janvier.  —  Huysmans  donne  aujour- 
d'hui des  détails  sur  les  voleurs,  les   receleurs  du 

n. 


VJb  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

Château-Rouge,  et  sur  la  fameuse  maîtresse  de 
Gamahut. 

C'est  curieux  tout  de  même,  cette  maison  de  Ga- 
brielle  d'Estrées,  devenue  cet  immonde  garni,  et  où 
la  chambre  même  de  la  maîtresse  de  Henri  IV  serait 
devenue  la  chambre  des  morts  :  la  chambre  où  l'on 
superpose  plusieurs  couches  d'ivrognes  ivres-morts, 
lesunssurles  autres,  jusqu'à  l'heure  où  on  les  balaye 
au  ruisseau  de  la  rue.  Garni  qui  a  pour  patron,  un 
hercule  dans  un  tricot  couleur  sang  de  bœuf,  ayant 
toujours  à  la  portée  de  sa  main  deux  nerfs  de  bœuf, 
et  une  semaine  de  revolvers.  Et  dans  ce  garni,  d'étran- 
ges déclassés  de  tous  les  sexes  :  une  vieille  femme 
delà  société,  une  absintheuse,  se  met  tant  sous  la  peau, 
dans  un  jour  vingt-deux  absinthes,  de  cette  terrible 
absinthe,  colorée  avec  du  sulfate  de  zinc,  une 
sexagénaire  que  son  fils,  avocat  à  la  cour  d'appel, 
n'a  jamais  pu  faire  sortir  de  là;  et  qui,  d'après  la 
légende  du  quartier,  se  serait  tué  de  désespoir  et  de 
honte. 

Huysmans  parle  dans  ce  quartier  Saint-Séverin 
d'un  garni  encore  plus  effroyable,  du  garni  de 
M"'*  Alexandre. 

Jean  Lorrain  qui  vient  après  Huysmans,  et  qui 
connaît  le  Château-Rouge  et  ses  habitués,  rabaisse 
les  scélérats  de  l'endroit,  et  affirme  que  ce  sont  des 
cabotins,  des  criminels  de  parade,  que  font  voir  les 
agents  de  police  aux  étrangers. 

Daudet,  ce  soir,  est  repris  de  son  idée  de  la 
fondation   d'une   revue,  qui  s'appellerait  la   «    Re- 


ANNKE    1801.  199 

vue  de  Ghamprosay  »  où  il  serait  prêt  à  mettre 
cent  mille  francs,  et  où  il  grouperait  autour  de  lui 
notre  monde,  dont  il  payerait  la  copie,  comme  au- 
cun directeur  ne  l'a  fait  jusqu'ici.  Il  voit  dans  des 
interview,  des  interview  autres  que  ceux  qui  se  font 
dans  les  journaux,  un  moyen  de  propagation  intel- 
lectuelle tout  nouveau,  un  moyen  quil  veut  beau- 
coup employer,  en  ne  le  bornant  pas  seulement  à 
l'interrogation  de  Thomme  de  lettres. 

Et  cette  revue,  en  la  fin  de  son  existence,  serait 
un  exutoire  pour  son  activité  cérébrale. 

L'idée  est  bonne,  et  avec  le  magasin  d'idées  que 
possède  Daudet,  il  ferait  un  excellent  directeur  de 
revue.  «  Mais  pourquoi  le  titre  de  «  Revue  de  Ghamp- 
rosay »?lui  dis-je.  Je  trouve  la  dénomination  un  peu 
petite,  pour  un  esprit  de  la  grandeur  du  vôtre.  »  A 
quoi,  il  répond,  en  parlant  de  Taclion  de  Voltaire  à 
Ferney,  de  l'action  de  Goethe  à  Weimar,  et  de  lin- 
dépendance  littéraire,  qui  se  fait  en  dehors  des  cen- 
tres de  population,  dans  les  petits  coins. 


Lundi  5  janvier.  —  Le  jeune  Philippe  Sichel,  au- 
quel je  demande  qu'il  m'indique  ce  qui  lui  ferait 
plaisir  pour  ses  étrennes,  me  dit  :  «  Une  main  de 
squelette.  » 


Mercredi  7  janvier.  —  Visite  d'Heredia,  qui  me  parle 


200   •        JOURNAL  DES  GONCOURT. 

d'un  volume  qu'il  fait  dans  ce  moment  sur  Ron- 
sard, pour  la  maison  Hachette,  sur  ce  poète  qu'il 
dit  avoir  eu,  en  son  temps,  une  popularité  plus 
grande  que  Hugo  n'en  a  eu  dans  ce  siècle,  de  ce 
révolutionnaire  de  la  poésie  française,  qui  avec 
lui  n'est  plus  la  poésie  de  Marot  et  de  Mellin  de 
Saint-Gelais.  Le  curieux  de  cette  révolution,  me  fait 
remarquer  Heredia,  c'est  que  le  retour  à  la  nature 
de  Ronsard,  est  amené  par  l'étude  et  l'emploi  dans 
son  œuvre  de  l'antiquité  :  retour  qui  a  lieu  plus 
tard  chez  André  Chénier  par  la  même  source  et  les 
mêmes  procédés. 

Puis  Heredia  mo  lit  des  vers  de  sa  seconde  fille, 
qu'il  me  peint  avec  une  petite  tête,  aux  longs  che- 
veux, un  œil  parfois  un  peu  en  dedans,  l'ensemble 
d'une  physionomie  du  Vinci  :  une  fillette  de  qua- 
torze ans  qui  joue  encore  à  la  poupée,  et  qui  s'amuse 
seulement,  quand  il  pleut,  à  faire  ces  vers  tout  à  fait 
extraordinaires. 

Et  c'est  l'occasion  pour  le  père  de  s'étendre 
sur  l'atavisme,  de  se  demander  si  le  style  ne 
vient  pas  d'un  certain  mécanisme  du  cerveau 
qui  se  lègue,  et  dont  sa  fille  a  hérité,  car  elle 
a  toutes  ses  qualités  de  fabrication,  jointes  à 
«  une  essence  poétique  »  qu'il  confesse  ne  pas  avoir, 
et  qui  doit  faire  d'elle,  si  elle  continue,  un  poète 
remarquable.  Mais  va  te  faire  fiche...  dans  le  mo- 
ment elle  ne  fait  plus  du  tout  de  vers.  H  a  eu  la  bê- 
tise de  lui  acheter  une  guitare,  et  elle  est  toute  à 
la  guitare. 


ANNEE    1891.  201 

Jeudi  8  janvier.  —  A  table  je  m'emballe,  et  me 
laisse  aller  à  dire  aux  jeunes  qui  sont  là,  qu'ils  sont 
des  lâches  littéraires,  que  Daudet  et  moi,  nous  nous 
battons  toujours  tout  seuls,  sans  le  secours  du  plus 
petit  corps  d'armée,  qu'un  livre  comme  I'Immortel, 
n'a  pas  trouvé  l'appui  d'une  seule  plume  amie,  que 
la  pièce  de  Germinie  LACERiiiiux  a  été  défendue  et 
soutenue  seulement  par  des  inconnus. 


Samedi  10  janvier.  —  Je  donne  ce  soir  à  diner  à 
Ajalbert,  à  Antoine,  et  à  Janvier  et  à  M"'  Nau,  les 
deux  premiers  rôles  de  la  Fille  Élisa. 

Antoine  arrive  tout  heureux.  La  réclamation  do 
8  000  de  l'Assistance  publique,  sur  la  menace  qu'il 
allait  fermer  son  théâtre,  et  que  la  centaine  déjeunes 
gens  dont  il  avait  reçu  des  pièces,  allait  prendre  à 
partie  dans  tous  les  journaux  l'institution  dévora - 
trice,  a  fait  tomber  la  réclamation  de  8  000  francs  à 
quelque  chose  comme  80  francs. 

Janvier,  lui,  ce  jeune  acteur  d'un  si  grand  talent, 
gagne  cent  francs  par  mois,  dans  une  compagnie  d'as- 
surances, et  comme  on  le  pousse  à  quitter  sa  compa- 
gnie, et  qu'on  lui  prédit  qu'il  lui  sera  impossible  de  ne 
pas  faire  sa  carrière  du  théâtre,  il  s'y  refuse  douce- 
ment, disant  qu'ilne  veut  pas  faire  trop  de  peine  à  son 
père,  qui  peut  très  bien  ne  connaître  rien  aux  choses 
d'art,  mais  qui  l'aime  beaucoup,  et  qu'il  veut  le  lais- 
ser tranquillement  évoluer.,  persuadé,  qu'un  jour,  il 
le  laissera  jouer,  mais  alors  sans  trop  de  répugnance. 


202  .JOURNAL    DES    CONCOURT. 

Lundi  12  janvier.  —  Un  détail  qu'on  me  donnait 
sur  le  métier  de  couvreur,  et  qui  fait  froid  dans  le 
dos.  On  me  disait  qu'on  leur  retenait  par  mois  50  cen- 
times, pour  la  civière  dans  laquelle  on  les  transpor- 
terait, le  jour  où  ils  tomberaient  d'un  toil. 


Vendredi  16  janvier. — Eugène  Carrière,  qui  vient 
dîner  à  Auteuil,  avec  GefFroy,  m'apporte  pour  la  col- 
lection de  «  Mes  Modernes  »  un  portrait  du-dit  Gef- 
froy,  sur  le  parchemin  blanc  de  son  bouquin  :  Notes 
d'un  JOURNALISTE,  uu  porlrait  ayant  une  étroite  pa- 
renté avec  les  belles  choses  enveloppées  des  grands 
peintres  italiens  du  passé. 

Carrière  et  Geffroy  me  parlent  du  projet  de  faire 
ensemble  un  Paris,  par  de  petits  morceaux  amenés 
sous  le  coup  de  la  vision,  sans  l'ambition  de  le  faire 
tout  entier  :  un  Paris  fragmentaire,  où  se  mêleraient 
les  dessins  du  peintre  à  la  prose  photographique  de 
l'écrivain. 


Dimanche  /S  janvier.  —  La  femme,  l'idée  du  plai- 
sir que  cet  être  énigmatique  pour  un  enfant,  pou- 
vait apporter  à  un  homme,  m'a  été  suggérée-pour  la 
première  fois  par  mon  père,  disant  à  un  compagnon 
d'armes  devant  moi  —  je  n'avais  pas  plus  de  dixans, 
—  disant  qu'à  la  suite  de  je  ne  sais  quelle  affaire  en 


ANNÉE    1891.  /203 

Autriche,  il  avait  été  fait  prisonnier,  et  envoyé 
sur  la  frontière  de  la  Turquie,  et  que  jamais  il 
n'avait  été  plus  heureux,  que  le  vin  y  était  excel- 
lent, et  qu'on  avait,  tant  qu'on  voulait,  des  femmes 
charmantes. 


Lundi  19  janvier.  —  C'est  typique,  ces  femmes 
Scandinaves,  ces  femmes  d'Ibsen,  c'est  un  mélange 
de  naïveté  de  nature,  de  sophistique  de  l'esprit,  et 
de  perversité  du  cœur. 

J'étais  en  train  d'écrire,  que  je  craignais  la  réponse 
de  la  censure,  quand  on  m'apporte  une  dépêche 
d'Ajalbert,  m'annonçant  que  la  Fille  Élisa  était  in- 
terdite :  «  Vraiment  dans  la  vie,  je  ne  suis  pas 
l'homme  des  choses  qui  réussissent!  » 


Mardi  20  janvier.  —  Ajalbert  m'arrive,  la  mine 
consternée.  Il  me  représente  la  première,  s'annon- 
çant  comme  un  succès,  il  me  parle  de  tiO  fauteuils 
d'orchestre  déjà  loués  hier,  puis  il  me  peint  la  déso- 
lation des  femmes  jouant  dans  la  pièce,  la  désolation 
de  cette  pauvre  Nau,  qui  n'était  pas  venue  à  la  pre- 
mière répétition,  et  à  laquelle  on  annonçait  dans 
le  décor  de  la  Fille  Élisa,  que  c'était  la  Mort  du 
DUC  d'Enghien  qu'on  allait  y  répéter. 

Ah!  le  théâtre,  c'est  vraiment  trop  une  boîte  à 


204  JOURNAL    DKS    G  ON  COURT. 

émotions,  et  une  succession  de  courants  d'espé- 
rance et  de  désespérance  par  trop  homicide.  Voici, 
après  dîner,  mon  deuil  fait  de  l'interdiction,  une 
dépêche  d'Antoine  m'annonçant  qu'il  m'apportera 
une  grande  nouvelle  dans  la  soirée. 

Au  fond,  je  crois  que  la  nouvelle  ne  viendra  pas, 
et  que  je  veille  pour  rien. 


Jeudi  22  janvier.  —  Après  les  hauts  et  les  bas 
d'espérance  et  de  désespérance  de  ces  jours-ci,  je 
reçois  une  lettre  d'Ajalbert,  m'écrivant  que  Bour- 
geois, le  ministre  de  l'Intérieur,  oppose  un  refus  for- 
mel à  la  levée  de  l'interdiction,  et  que  Millerand  doit 
l'interpeller  samedi.  Et  dans  son  interpellation,  il 
doit  lire  le  passage  du  livre  sur  la  prostitution  de 
Yves  Guyot,  faisant  l'éloge  de  la  Fillk  Elisa, — et  cet 
Yves  Guyot,  est  ministre  de  quelque  chose  dans  le 
ministère  actuel. 


Vendredi  23  janvier.  — Ici,  je  retrouve  Sarcey  tout 
entier:  après  avoir  fait  un  assez  bénin  compte  rendu 
de  la  Fille  Élisa,  le  voilà  rédigeant  l'article  le  plus 
éreinteur  de  la  pièce,  pour  noblement  fournir  au 
ministre  et  à  la  censure,  des  armes  pour  l'interdic- 
tion. Ah  la  belle  âme  ! 

Aujourd'hui,  où  je  sais  un  interviewer  à  la  can- 


ANNEE    1891.  2iir. 

tonade,  je  jette  rapidement  sur  le  papier  les  idées 
que  je  veux  développer. 

L'iNTiîRViEWRR.  — Ça  VOUS  a  étonné  cette  interdic- 
tion ? 

Moi.  —  Non...  et  cependant,  tenez...  sous  un  régime 
monarchique  c'était  logique,  mais  sous  un  gouver- 
nement républicain,  l'ironie  de  la  chose  est  vraiment 
amusante  pour  un  sceptique...  Mais  examinons  de 
haut  la  question...  Nous  avons  comme  président,  un 
président  qui  peut  être  un  parfait  honnête  homme, 
mais  qui  est  la  personnification  du  néant,  et  qui  n'a 
dû  sa  nomination  qu'à  la  constatation  par  tous  de  ce 
néant,  et  par  là-dessus  c'est  un  président  très  pudi- 
bard...  Maintenant  nous  avons  une  Chambre  qui  est 
la  représentation  de  la  médiocratie  intellectuelle  de 
la  province...  car  à  l'heure  qu'il  est,  Paris  est  sous 
le  joug  de  l'obscurantisme  des  prétendus  grands 
hommes  de  chefs-lieux...  Autrefois,  du  temps  où  il 
y  avait  plus  de  Parisiens  à  la  Chambre,  il  y  en  avait 
certes  de  médiocres  dans  le  nombre,  mais  le  Parisien 
médiocre  ressemble  un  peu  à  nos  jeunes  gens  sans 
grande  intelligence  de  la  diplomatie,  qui  au  bout 
d'un  certain  nombre  d'années,  par  la  fréquentation 
de  l'humanité  supérieure  des  grandes  capitales  où 
ils  passent,  ont  dépouillé  quelque  chose  de  leur 
médiocrité. 

Or,  ce  monsieur  du  pouvoir  exécutif,  et  ces  médio- 
crates  de  province,  ont  le  chauvinisme  de  la  tragédie, 
du  personnage  nobl<\  Mais  comme  l'intérêt  est 
passé  des  Empereurs,  des  Rois   de   l'antiquité,  aux 

18 


206  JOURNAL  DES  GONCOUKT. 

marquis  des  xvii°  et  xviii^  siècles,  puis  des  marquis 
aux  gros  bourgeois  du  xix'"  siècle,  ils  entendent  qu'on 
s'arrête  à  ce  personnage  noble  de  l'henre  présente,  et 
qu'on  ne  descende  pas  plus  bas. 

Ils  ne  se  doutent  pas,  ces  gens,  qu'il  y  a  cent  cin- 
quante ans,  au  moment  où  Marivaux  publiait  le 
roman  de  Marianne,  on  lui  disait  que  les  aventures 
de  la  noblesse  pouvaient  seulesintéresser  le  public,  et 
Marivaux  était  obligé  d'écrire  une  préface,  oii  il  pro- 
clamait l'intérêt  qu'il  trouvait,  dans  ce  que  l'opinion 
publique  dénommait  Vignoble  des  aventures  bour- 
geoises, et  affirmait  que  les  gens  qui  étaient  un  peu 
philosophes  et  non  dupes  des  distinctions  sociales 
ne  seraient  pas  fâchés  d'apprendre  ce  qu'était  la 
femme,  chez  une  marchande  de  toile. 

Eh  bien,  à  cent  cinquante  années  de  là,  il  est  peut- 
être  permis,  à  un  esprit  un  peu  philosophe,  dans  le 
genre  de  Marivaux,  de  descendre  à  une  bonne  et  à 
une  basse  prostituée.  Et  je  le  dis  en  dépit  de  l'inter- 
diction de  la  Fille  Élisa,  et  du  mauvais  vouloir  du 
chef  du  gouvernement  pour  Germinie  Lacerteux, 
ces  deux  pièces  seront  jouées  avant  vingt  ans,  tout 
aussi  bien  que  les  pièces  à  Empereurs,  à  marquis,  à 
gros  bourgeois. 


Samedi  24  janvier.  —  Dans  quelle  bataille  je  vis, 
pendant  que  Millerand  interpelle  le  ministre  Bour- 
geois à  propos  de  l'interdiction  de  la  Fille  Élisa, 


ANNKK    1S91.  207 

moi  je  travaille  à  ma  préface  à  l'encontre  de  Renan. 

Mais  au  fond  de  moi,  j'ai  un  regret  de  n'avoir  pas 
accepté  l'invitation  d'Ajalbert,  et  de  ne  pas  me  trou- 
ver à  la  Chambre.  La  séance  devait  me  fournir  une 
belle  note. 

A  cinq  heures,  Ajalbert  et  M"''  Nau  tombent  chez 
moi,  sortant  de  la  séance.  M"^  Nau  y  était  entrée, 
en  faisant  passer  une  carte  à  Millerand  portant  :  la 
fille  Elisa.  Gela  s'est  passé,  comme  ça  devait  se 
passer.  L'interpellation  a  été  enterrée  au  milieu  de 
l'effarouchement  pudibond  de  la  Chambre,  et  après 
une  réplique  d'un  assez  bon  goût  du  ministre  Bour- 
geois. 

Je  ne  suis  décidément  pas  aimé  des  hommes  poU- 
tiques,  et  je  le  mérite  par  mon  mépris  pour  eux. 
L'un  d'un  disait  à  Millerand,  sur  un  ton  qu'on  ne 
peut  pas  définir  :  «  Vous  êtes  donc  l'ami  de  ce  de 
Goncouit?  » 


Dimanche  25  janvier.  —  Vraiment,  m'avoir  refusé 
aux  Français  la  Patrie  en  danger,  cette  pièce  impar- 
tiale, où  j'avais  opposé  au  royalisme  de  mon  comte 
et  de  ma  chanoinesse,  le  beau  répubUcanisme  du 
jeune  général,  où  j'avais  fait  de  mon  guillotineur, 
un  espèce  de  fou  humanitaire,  le  sauvant  de  l'hor- 
reur de  son  rôle  de  sang,  pour  accepter  celte  pièce 
irritante  de  Tuekmidor,  pour  accepter  cette  pièce 
écrite  dans  cette  langue  :  «  Et  le  colosse  désarmé  par 


WH  JOURNAL    DKS    G  t)  NCfj  U  RT. 

un  hoquet,  vaincu  par  une  phrase,  édanglé par  une  son- 
nelie.  » 


Jeudi  29  janvier.  — Voici  mes  idées  sur  la  régle- 
mentation et  la  police  des  théâtres,  que  j'exposais  ce 
soir,  chez  Daudet.  Pas  de  censure  et  pas  d'interdic- 
tion préventive.  Une  pièce  amenant  des  batailles, 
pas  interdite  tout  d'abord,  mais  suspendue.  Au  bout 
de  huit  jours,  après  une  semaine  donnée  aux  pas- 
sions, aux  animosités,  aux  colères,  pour  se  calmer, 
une  seconde  représentation,  ou  si  les  batailles  recom- 
mençaient, alors  seulement  l'interdiction  formelle. 


Samedi  31  janvier.  —  La  Fille  Élisa,  le  drame 
interdit  par  la  censure,  a  obtenu  un  succès  considé- 
rable. Il  a  assourdi  Paris,  sous  la  criée  des  camelots, 
pendant  plusieurs  jours,  et  un  premier  tirage 
de  300  000  épuisé,  la  Lanterne  a  dû  le  faire  retirer. 


Mercredi  4  février.  —  Aujourd'hui  j'achète  chez 
Hayashi  une  poche  à  tabac  de  Gamboun,  le  figura- 
teur  spécialiste  de  la  fourmi  au  Japon  :  un  objet  de  la 
vie  intime,  au  caractère  d'un  objet  de  sauvage,  mais 
fabri(^ué  par  le  sauvage  le  plus  artiste  de  la  terre. 


ANNI;K    1891. 


C'est  extraordinaire  la  jouissance  que  procure  à 
un  amateur  la  possession  d'un  objet  parfait  :  c'est  si 
rare  le  bibelot  qui  vous  satisfait  complètement. 


Lundi  9  féorier.  —  Ce  soir,  M.  Villard  soutenait 
que  la  qualité  du  Français  et  sa  supériorité  sur  tous 
les  autres  Européens,  étantrordre,la  méthode,  l'éco- 
nomie, on  ne  savait  pourquoi,  dans  tout  l'univers, 
sa  grande  réputation  était  sa  légèreté. 


Mardi  10  février.  — Les  Daudet  ont  signé,  ce  matin, 
le  contrat  de  mariage  de  leur  fils  Léon  avec  Jeanne 
Hua;o. 


Jeudi  12  février.  —  A  cinq  heures  et  demie,  les 
Montégut  et  Nicolle  viennent  me.  chercher  dans  le 
landau  officiel  des  noces ,  et  me  mènent  avenue 
Victor-Hugo. 

Le  cortège  est  organisé.  On  monte  en  voiture.  Mal- 
gré une  petite  pluie  fine,  une  population  grouillante 
autour  de  la  mairie  de  Passy,  comme  un  jour  d'é- 
meute... C'est  effrayant  le  monde  dans  la  .salle,  c'est 
tout  le  monde  politique,  tout  le  monde  littéraire, 
tout  le  monde  élégant,  enlin  tous  les  mondes  de 

18. 


210  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

Paris.  Un  moment  de  houle  dans  cette  foule  pressée, 
tassée,  devant  un  bouquet  monstre  aux  rubans  trico- 
lores, qu'une  dépulation  pénétrant  de  force  dans  la 
salle,  veut  porter  à  la  mariée.  Mais  ce  n'est  qu'une 
minute  de  tumulte.  Bientôt  tout  se  tait,  tout  s'apaise 
et  commence  la  cérémonie  du  mariage  civil,  suivi 
d'un  discours  de  Marmottan. 

Après  Marmottan,  Jules  Simon  adresse  à  la  mariée 
une  allocution  charmante,  la  vraie  allocution  d'un 
mariage  civil. 

Le  défdé,  un  défilé  d'une  heure. 

Enfin  sur  le  coup  de  huit  heures,  les  gens  qui  dînent 
chez  lesLockroy  sontde  retour,  avenue  Victor-Hugo. 
Et  là,  est  revenu  avec  nous  le  docteur  Potain,  le 
second  témoin  de  Léon,  qui  malgré  les  sollicitations 
de  tout  le  monde,  se  refuse  à  dîner  et  s'en  va,  ayant 
pour  principe,  que  si  une  fois  il  dînait  en  ville,  il 
serait  obligé  d'y  dîner  d'autres  fois,  et  que  son  travail 
du  soir  serait  complètement  perdu. 

Les  dîneurs  sont  Schœlcher ,  le  ménage  Jules 
Simon,  les  Ernest  Daudet,  les  deux  frères Montégut, 
Nicolle,  etc.,  etc. 

Schœlcher,  une  tête  de  casse-noisette  ,  non  le  casse- 
noisette  méchant,  mais  le  bon.  Une  chaîne  d'or  qui 
dépasse  son  gilet,  lui  fait  demander  ce  que  c'est. 
II  se  défend  un  moment  de  le  dire,  se  plaignant 
d'avoir  un  gilet  qui  l'a  laissée  à  découvert,  puis  il 
avoue  que  c'est  une  chaîne  d'or,  au  bout  de  laquelle, 
il  y  a  un  médaillon  contenant  des  cheveux  de  son 
père,  et  je  l'entends  à  la  fin  du  dîner  discuter  avec 


ANNKP:    1801.  211 

Daudet,  et  soutenir  que  l'homme  de  maintenant  vaut 
mieux  que  l'homme  d'il  y  a  deux  cents  ans. 

Sur  le  coup  de  onze  heures,  on  s'embrasse  et  on  se 
quitte,  et  Montégut  et  Nicolle  me  font  la  conduite, 
Nicolle,  un  garçon  du  plus  grand  talent,  mais  incon- 
testablement le  plus  grand  bavard  scientifique,  que 
je  connaisse,  me  parlant  dans  le  roulement  de  la 
voiture,  sans  relâche  et  sans  miséricorde,  de  l'adap- 
tation de  rœil  de  l'aigle  et  de  l'œil  du  sauvage  pour 
la  vision  des  grands  espaces,  et  de  la  myopie  pro- 
duite par  la  civilisation,  me  parlant  des  microbes  du 
tétanos  qu'on  trouve  en  quantité  dans  la  terre  des 
Hébrides,  oia  les  sauvages  n'ont  qu'à  enfoncer  leurs 
llèches  pour  qu'elles  soient  empoisonnées,  me  par- 
lant de  je  ne  sais  quoi  encore,  quand  la  voiture  s'est 
arrêtée  devant  ma  porte. 


Mardi  1 7  février.  —  J'ai  envoyé  ce  matin  ma  pré- 
face à  Magnard,  en  réponse  à  Renan,  et  j'attends  sa 
réponse  pour  savoir,  si  elle  passera  dans  le  Figaro. 
Et  je  ne  suis  en  train  de  rien  faire,  et  ayant  besoin 
d'être  absent  de  chez  moi,  et  un  peu  de  moi-même, 
je  m"en  vais  au  Musée  du  Louvre,  remiser  mon  esprit 
dans  du  vieux  passé. 

Ah!  cette  vieille  Grèce  vert-de-grisée!  Ah!  ces 
miroirs  de  Corinthe  !  Ah  !  toutes  ces  choses  de  la  vie 
usuelle,  rongées  par  la  rouille  des  siècles,  et  où  sur- 
vit et  se  détache  dans  un  fragment  de  métal  pourri, 


212  JOURNAL    DES    (i  ON  COURT. 

la  fière  ronde  bosse  et  le  puissant  relief  d'un  corps 
.de  femme  emporté  sur  la  croupe  d'un  animal,  galo- 
pant dans  l'espace...  De  la  Grèce,  et  sa  sculpture  dans 
la  tête,  en  ma  promenade  hallucinée,  presque  aussi- 
tôt tomber  sur  les  portraits  à  la  mine  de  plomb  de 
M.  Ingres,  sur  ces  crayonnages,  peines,  pinocbés  d'un 
pauvre  dessinateur,  qui  expose  dans  un  cadre, rue  de 
la  Paix...  Alors,  fuyant  ces  choses,  se  trouver  sou- 
dainement devant  les  pylônes  du  Palais  d'Arlaxerxès 
J/ne'//io»,  soutenus  par  ces  hiératiques  lions  rosàtres 
sur  la  vétusté  pâle  des  murs,  se  trouver  devant  la 
Frise  des  archers  de  la  salle  du  trône  de  Darius,  avec 
ces  troublantes  silhouettes  de  noirs  guerriers  de 
profil,  aux  yeux  de  face,  à  la  barbe  verte! 

En  rentrant,  je  trouve  la  it'ponse  de  Magnard  qui 
me  dit  qu'il  accepte,  et  quoique  je  l'aie  désiré,  je  me 
trouve  maintenant  avoir  un  peu  peur  de  cette  publi- 
cité. 


Mercredi  18  février.—  C'est  bien  tout  à  fait,  ce  ro- 
man de  Huysmans  de  VEcho  de  Paris.  C'est  de  la 
prose  qu'on  ne  trouve  pas  d'ordinaire  au  bas  d'un 
journal,  et  qui  vous  fait  plaisir  à  lire,  au  réveil.  Oui, 
c'est  de  la  plantureuse  écriture,  avec  derrière  de  la 
pensée  outrancière. 


Jeudi  19  février.  —  Carrière,  qui  dînait  chez  Dau- 
det, après  diner,  est  venu  s'asseoir  à  côté  de  moi,  et 


ANNEE    18'J1.  213 

dans  une  longue,  vague  et  diiîuse  conversation,  res- 
semblant à  sa  peinture,  et  avec  sa  voix  étoupée,  ma 
entretenu  longtemps  de  son  mépris  pour  le  chatoyant 
en  peinture,  et  de  ses  efforts  et  de  son  ambition  pour 
attraper  les  fugitivités  de  l'expression  d'une  figure, 
de  son  travail  enfin,  acharné  et  sans  cesse  recom- 
mençant, pour  tâcher  de  fixer  un  peu  du  moral  d'un 
être  sur  une  toile. 

Puis  il  nous  entretient  de  ses  longs  mois  de  capti- 
vité à  Dresde,  et  est  amusant  dans  la  peinture  de  ses 
camarades,  qu'il  nous  représente  en  leur  blouse  bleue 
et  leurs  sabots,  tout  semblables  à  des  facteurs  ruraux 
l'été  —  et  cela  pendantqu'il  gelait  à  pierre  fendre.  Il 
nous  renseigne  aussi  sur  la  médiocre  nourriture 
qu'on  leur  donnait  dans  les  premiers  temps,  qui  était 
de  la  soupe  au  millet.  Il  a  dans  le  récit  un  comique 
froid,  particulier  et  assez  désarçonnant  pour  les  in- 
terrogations ingénues,  et  comme  il  déclarait  qu'au 
fond  les  prisonniers  n'avaient  pas  eu  à  se  plaindre 
des  Allemands,  et  qu'une  dame,  qui  se  trouvait  là, 
lui  disait  :  «  —  Alors  on  a  été  très  aimable  avec 
vous?  —  Oh!  Madame,  on  n'est  pas  aimable  avec 
25  000  hommes  !  » 


Mardi  24  février.  —  Ce  matin,  à  propos  du  patrio- 
tisme de  Renan,  je  reçois  une  carte  postale  signée  : 
«  Un  patriote  français  vainqueur  à  Couhniers  {9  no- 
vembre 1870)  me  disant  :  «  L'article  du  15  septem- 


214  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

bre  1870  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  signé  Renan, 
connu  plus  lôt^  eût,  peut-être  empêché  son  élection 
à  l'Académie  fiançaise,  car  cet  article  antifrançais  , 
n'était  pas  fait  pour  encourager  les  soldats  de  l'ar- 
mée de  la  Loire,  qui,  comme  moi  l'ont  lu  à  Orléans, 
avant  de  marcher  à  l'ennemi.  » 


Mei'credi  25  février.  —  A  midi,  enfm  arrive  une 
dépêche  de  la  comtesse  Grefîulhe,  qui  m'annonce 
d'une  manière  positive,  que  l'Impératrice  de  Prusse 
ne  viendra  pas  décidément  chez  moi,  ce  qui  me  com- 
ble de  joie,  vu  que  dans  l'état  des  esprits  et  le  mou- 
vement d'éreintement  de  ma  personne,  cette  visite 
aurait  fait  demander  ma  tête. 


Samedi  .28  février.  — Au  milieu  de  l'embêtement 
de  ces  jours-ci,  une  petite  satisfaction,  je  lis  dans  un 
journal  d'art,  qu'à  Londres,  dans  la  galerie  de  Bur- 
lington Fine  Arts  club,  est  exposée  une  collection 
d'eaux-fortes  françaises,  où  parmi  les  œuvres  des 
aqua-fortistes  les  plus  illusLres,  figurent  les  eaux- 
fortes  de  mon  frère,  et  où  se  trouve  le  u  Taureau  »  de 
Fragonard. 


Dimanche  /"'  7nars.  —  Dire  dans  ce  moment,  que 
parmi  ces  directeurs  du  boulevard,  au  bord  d'une 
faillite,  je  n'en  ai  pas  trouvé  un  qui  ait  eu  l'idée  de 


ANNEE    1891. 


jouer  sa  dernière  carte  sur  la  Patrie  en  danger,  et 
tenté  l'aventure  d'opposer  une  pièce  à  Thermidor. 


Mardi  3  mars.  —  Dîner  d'hommes  politiques  chez 
Charpentier. 

Constans  raconte  sur  son  séjour  en  Chine,  des 
choses  assez  curieuses.  Je  me  rappelle  cette  anec- 
dote. Son  cocher  ayant  insulté  le  marquis  Tseng, 
eut  le  choix  entre  une  amende  ridicule  et  cinquante 
coups  de  bambou.  En  sa  qualité  d'humain  exotique, 
dénué  de  système  nerveux,  il  préféra  les  coups  de 
bambou. 

La  pensée  de  Constans  est  que  la  Cochinchine, 
bien  administrée,  rapporterait  dans  quelques  années 
cent  millions;  mais  il  nous  donne  connaissance  de 
mesures  extraordinaires,  d'ordres  imbéciles  venus 
de  Paris,  et  imposés  par  des  tout-puissants  du  minis- 
tère, ne  se  doutant  pas  ce  que  c'estun  pays  de  là-bas. 

Constans  méridional,  Floquet  méridional,  Daudet 
méridional,  le  musicien  Chabrier,  qui  dînait,  méri- 
dional... Ah!  ce  pauvre  Nord  est-il  battu  en  ce  mo- 
ment par  le  Midi! 


Dimanche  S  mars.  —  Daudet  me  confiait  qu'il  avait 
cherché  ces  jours-ci  à  retrouver  dans  sa  mémoire  son 
enfance,  et  que  la  légende  qui  faisait  de  lui,  à  cette 


ïl6     -      JOURNAL  DES  GOXCOUKT.- 

époque,  un  catholique  fervent,  était  une  légende. 
C'était,  disait-il,  le  coquet  surplis  avec  lequel  il 
servait  la  messe,  l'élégante  calotte  qu'il  avait  suji'  ses 
cheveux  bouclés,  les  compliments  sur  sa  charmante 
petite  personne,  les  louanges  sur  sa  jolie  voix  de 
ténorlno,  qui  lui  donnaient  l'air  d'un  enfant  confit  en 
dévotion. 


Mardi  1 0  mars. —  Hayashi  m'apporte  aujourd'hui 
une  traduction  des  passages  importants  des  Maisons 
Vertes  d'Outamaro. 

Je  lui  parle  des  biographies,  avec  lesquelles  je  vou- 
drais faire  mon  art  japonais  du  win"  siècle,  lui  citant 
les  noms  de  Rilzouo  et  de  Gakutei. 

De  Ritzouo,  il  me  raconte  ceci.  Il  a  débuté  en  ven- 
dant, sur  le  pont  de  Riôgoku  (le  Pont  Neuf  delà  Sou- 
mida  à  Yedo)  des  bouts  de  bois  ornementés,  mais 
d'une  ornementation  très  économique,  parce  qu'il 
manquait  absolument  d'argent.  Et  en  même  temps 
il  faisait  des  dessins  en  plein  air.  Un  jour  qu'il  avait 
sa  petite  exposition  devant  lui,  passait  le  prince  de 
Tsugarou,  qui  regardait  l'étalage,  et  lui  disait  d'en- 
voyer chez  lui  tous  ses  morceaux  de  bois.  Et  il  tra- 
vaillait un  temps  pour  le  prince,  ornant  alors  ses  tra- 
vaux de  bois,  de  belles  et  riches  matières,  et  en  faisant 
de  somptueux  objets  d'art  que  collectionnaitleprince, 
et  dont  il  faisait  cadeau  aux  daïmio,  ses  amis.  Et  le 
prince  le  prenait  en  telle  affection,  qu'il  voulait  en 


ANNEK    1891.  217 

faire  son  ronin.  Mais  arrêté  dans  son  désir  par  le  ca- 
ractère de  ses  œuvres,  qui  étaient  les  œuvres  d'un 
artisan,  et  non  d'un  poète  ou  d'un  savani,  il  lui  de- 
mandait une  fois,  s'il  n'avait  pas  un  autre  talent  que 
celui  d'ornemaniste.  Ritzouo.  à  la  demande  du  prince, 
répondaitqu'il  était  un  savant  militaire,  un  tacticien. 
Le  prince  le  faisait  alors  interroger  par  le  tacticien 
attaché  à  sa  maison,  qui  venait  trouver  le  prince, 
tout  stupéfait  de  la  science  militaire  de  Ritzouo,  et 
lui  demandait  de  le  prendre  comme  tacticien  en  titre, 
heureux  d'être  son  second. 

De  Gakutei,  de  l'artiste  des  sourimono,  du  dessi- 
nateur de  la  femme  sacerdotale,  Hayashi  me  raconte 
cela.  C'était  un  littérateur,  un  littérateur  donnant  ses 
inspirations  à  Hokousai,et  qui  à  la  fin  fut  si  charmé, 
si  séduit  par  son  talent,  qu'il  devint  peintre  et  se  fit 
son  élève. 


Jeudi  12  mars.  — En  rentrant  chez  moi,  enfin  une 
lettre  qui  m'apporte  une  bonne  nouvelle,  une  lettre 
de  rOdéon  me  demandant  des  brochures,  pour  com- 
mencer les  répétitions  de  la  reprise  de  Germime  La- 

CERTKIX. 


Vendredi   /  .'i  mars.  — Je  lis  ce  soir,  dans  un  jour- 
nal, la  mort  de  ce  vieux   camarade  de  lettres^  de 

!9 


218  ,]t)URNAL    DES    GONCOUKT. 

Banville.  Diable,  diable,  les  gens  de  mon  âge  s'en 
vont  autour  de  moi.  11  faut  celte  année  pousser  les 
préparatifs  de  sa  sortie  de  scène.  Au  fond,  malgré  du 
froid  arrivé  entre  nous,  je  lui  suis  resté  et  lui  reste 
toujours  reconnaissant  de  son  article  sur  mon  frère. 


Samedi  14  murs.  —  Ce  matin,  cliez  Bing,  été  v^oir 
l'exposition  Burty.  Le  feu  a  l'air  d'être  à  la  vente. 
Voici,  je  crois,  le  japonisme  lancé,  et  qui  va  partir 
pour  les  gros  prix,  comme  j'ai  vu  partir  l'estampe 
et  le  dessin  français  du  xvni''  siècle. 

Aujourd'hui  se  vend  ma  collection  de  livres  dans 
la  vente  Burty.  J'avoue  que  j'aurais  aimé  assister  à 
la  vacation,  mais  c'est  vraiment  gênant  de  se  voir 
vendre.  Et  cependant  je  me  demande,  avec  une  cer- 
taine anxiété,  ce  qu'a  pu  se  vendre  le  manuscrit  de 
Madame  Gervaisais  que  j'avais  donné  à  Burty,  le 
seul  manuscrit  qui  existe  des  romans  des  deux  frères  : 
les  autres  ayant  été  brûlés  par  nous.  Je  sais  que 
Gallimard  a  donné  une  commission  de  3  000  fr.  à 
Conquet. 


Dimanche  15  meus.  —  Une  nuit  d'insomnie.  Ce 
matin,  un  moment  d'endormement  trouble,  dans 
lequel  j'ai  rêvé  ceci.  Je  me  trouvais  avoir  couché 
dans  une  localité  inconnue  de  la  banlieue,  et  j'avais 


ANNÉE    ISOI.  21'J 

besoin  le  matin  d'assister  à  un  enterrement  à  Paris, 
—  c'était  sans  doute  la  préoccupation  de  l'enterre- 
ment de  Banville.  —  En  descendant  l'escalier,  pen- 
dant que  je  me  demandais,  où  je  pourrais  trouver  une 
voiture,  je  me  rappelais  qu'il  me  semblait  avoir  vu 
le  bas  de  la  maison  occupé  par  un  loueur.  Et,  en 
effet,  comme  si  je  l'avais  demandé,  au  moment  où 
je  posais  le  pied  sur  la  dernière  marche,  un  vieux 
landau  s'engageait  à  reculons  devant  moi,  dans 
l'allée  resserrée  entre  de  hauts  murs,  et  si  étroite 
que  je  ne  pouvais  voir  l'attelage,  —  et  l'allée,  longue, 
longue,  ne  finissait  pas.  Enfin,  à  la  sqrtie  de  l'allée, 
alors  que  le  landau  tournait  dans  la  rue,  et  que  la 
portière  m'était  ouverte,  je  m'apercevais  que  le  lan- 
dau était  attelé  de  huit  cochons  noirs,  qu'avec  de 
grandes  guides,  et  un  peu  à  la  façon  de  la  voiture 
des  chèvres  des  Champs-Elysées,  menaient  deux 
hommes  ayant,  moitié  l'aspect  de  postillons  de  Long- 
jurneau,  moitié  l'aspect  de  toréadors.  Et  j'avais  une 
terrible  dispute  avec  ces  hommes  qui  soutenaient 
que  j'avais  pris  la  voiture,  tandis  que  moi,  avec  un 
peu  de  la  lâcheté  qu'on  a  dans  les  rêves,  je  m'excu- 
sais en  disant,  que  j'avais  cru  que  la  voiture  était 
attelée  avec  des  chevaux,  et  que  ce  serait  trop  ridi- 
cule d'arriver  à  un  enterrement  devant  la  porte  de 
l'église,  avec  un  attelage  comme  le  leur. 

Au  Grenier,  on  cause  de  Huysmans  qui  se  dit 
malade,  inquiété  par  des  espèces  d'attouchements 
frigides  le  long  de  son  visage,  presque  alarmé  par 
l'appréhension  de   se  sentir  entouré  par   quelque 


220  JOURNAL    DES    GONCOUKT. 

chose  crinvisible.  Est-ce  qu'il  serait  par  liasard 
victime  du  succubat  qu'il  est  en  train  de  décrire 
dans  son  roman?  Puis  une  terreur  secrète  est  en  lui, 
de  ce  que  son  chat  qui  couchait  sur  son  lit,  ne  veut 
plus  y  monter,  et  semble  fuir  son  maître. 

]^e  chanoine  de  Lyon  qui  lui  a  donné  des  rensei- 
gnements sur  la  messe  jioire,  dit-il,  lui  a  écrit  que 
ces  choses  devaient  lui  arriver,  et  chaque  jour,  il 
lui  mande  ce  qui  suivra  le  lendemain,  avec  accom- 
pagnement d'ordonnances  anti-sataniques  pour  s'en 
défendre. 


Lundi  16  mars.  —  Un  article  de  Mirbeau  dans 
VÉcho  de  Paris,  prenant  ma  défense  contre  M.  de 
Bonnières,  un  article  du  tact  le  plus  délicat  et  de  la 
méchanceté  la  plus  distinguée.  C'est  à  l'heure  qu'il 
est,  le  seul  valeureux  dans  les  lettres,  le  seul  prêt 
à  compromettre  un  peu  de  la  tranquillité  de  son 
esprit,  le  seul  prêt  à  se  donner  un  coup  de  torchon. 
C'a  été  mon  seul  défenseur,  mon  seul  champion, 
quant  aux  habitués  de  mon  Grenier.,  pas  un  n'a  dé- 
pensé pour  moi  une  plumée  d'encre. 


Vendredi  30  mars.  —  Dernière  répétition  de  Ger- 
MiNiE  Lacerteux.  Très  grand  caractère,  le  nouveau 
décor  du   cimetière  Montmartre,    exécuté    d'après 


ANNEE    1891.  221 

l'aquarelle  de  mon  Irère.  Je  ne  sais  décidément  pas 
si  la  pièce  est  bonne  ou  mauvaise,  mais  pour  moi, 
c'est  un  fort  emmagasinement  d'émotions  drama- 
tiques. 

Ce  soir,  au  dîner  des  Spartiates,  on  soutenait 
que  l'homme  de  rOccident,  était  une  individualité 
plus  entière,  plus  détachée,  plus  en  relief  sur  la 
nature,  moins  mangée  par  l'ambiance  des  milieux, 
par  cela  même  une  individualité  plus  déteneuse 
d'une  volonté  propre  que  Ihomme  de  l'Orient,  dont 
l'individualité  est  comme  perdue,  fondue,  noyée, 
dans  le  grand  Tout,  en  son  exubérance  de  végétalité 
et  d'animalité,  et  faisant  de  l'homme  de  là-bas  la 
proie  du  nirwanisme,  de  cette  lâche  et  souriante 
veulerie  d'une  volonté,  qui  semble  avoir  donné 
sa  démission,  devant  le  rien  qu'est  l'humanité  en  ces 
contrées  exotiques. 

Et  un  dineur  disait  à  ce  sujet  une  chose  curieuse. 
11  déclarait  que  lui,  resté  un  fervent  catholique,  sur 
cette  terre,  il  sentait  un  peu  mourir  chez  lui  l'idée 
religieuse,  ne  croyant  plus  que  Dieu  pût  s'intéresser  à 
la  prière  de  l'animalcule  qu'il  lui  semblait  être,  en  cette 
poussée  incessante  et  ce  fourmillement  de  création  ! 


Samedi  21  mars.  —  A  huit  heures  et  demie,  nous 
partons  avec  les  Daudet,  pour  assister  à  la  reprise  de 
Germinik  Lacerteux.  J'avoue  que  j'ai  une  petite  émo- 
tion, et  un  peu  peur  que  la  bataille  de  la  première  ne 

m. 


222  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

recommence.  Non,  les  tableaux  défilent,  etpasunoli  ! 
pas  un  mouvement  de  répulsion,  pas  un  timide  chu- 
chotement, pas  un  sifflet.  Des  trois  rappels  à  chaque 
acte.  Il  n'y  a  de  désapprobateur  dans  la  salle,  que 
la  grosse  tête  de  Sarcey  jouant  l'ennui. 

Du  reste,  sauf  le  tableau  du  bal,  qui  manque  de 
cohésion,  jamais  Germinik  Lacerteux  n'a  été  jouée 
comme  cela.  Dumény  est  tout  à  fait  entré  dans  la 
peau  et  la  canaillerie  de  Jupillon.  M°"^  Crosnier  qui 
ne  laisse  plus  tomber  les  pénultièmes  de  ses  mots 
a  apporté  dans  son  rôle,  une  énergie,  une  verdeur, 
une  puissance  quelle  n'avait  pas  encore  déployées. 
Réjane  a  été  admirable  :  elle  a  dit  la  scène  de  l'ap- 
port de  l'argent  comme  la  plus  grande  artiste  dra- 
matique, ainsi  que  l'aurait  pu  dire  Rachel. 


Lundi  23  mars.  —  Le  raccrochage  sur  les  quais 
l'hiver. 

Une  femme  noire,  immobihsée  par  le  froid,  sous 
un  ciel,  où  la  lune  met  un  rayonnement  blême 
dans  le  moutonnement  des  nuages  couleur  de  suie, 
près  de  cette  eau  morne  aux  lueurs  saumonées,  tré- 
molentes  sur  la  fluctuation  lente  du  fleuve,  —  près 
de  cette  eau  de  suicide,  qui  semble  appeler  à  elle. 


Mardi  24  mars.  —  C'est  un  épanouissement,  une 


ANNKE    1891.  223 

gaîté,  une  joie  à  l'Odéon,  qui  descend  de  l'auteur 
aux  machinistes.  Ah  1  le  succès  au  théâtre,  quelle 
atmosphère,  ça  fait,  quelle  griserie,  ça  apporte  atout 
le  monde.  Puis  cette  salle  autrefois  si  rétractile,  si 
éplucheuse  des  mots  elle  applaudit,  à  tout  rompre. 
Crosnier  qui  a  joué  médiocrement  ce  soir,  me  disait, 
avant  le  tableau  du  concierge  :  «  Ah  !  il  y  a  des  jours, 
où  on  joue  comme  on  ne  joue  qu'une  fois...  samedi, 
aux  applaudissements  de  la  salle,  j 'ai  eu  le  senti- 
ment que  je  jouais,  comme  je  n'avais  jamais  joué... 
(Juand  je  suis  rentrée  dans  ma  loge,  j'avais  les  yeux 
tout  brillants,  et  ma  fille  m'a  dit  :  «  Ah!  tu  sais,  ma- 
uman,  il  ne  faut  pas  te  donaer  toute,  ainsi  que  tu  l'as 
fait  ce  soir...  ;>  Eh  bien!  aujourd'hui,  non,  c'est  vrai, 
je  ne  suis  pas  la  femme  de  samedi  !  « 


Jeudi  26  mars.  —  Au  cimetière,  où  je  vois  poser 
la  dalle  de  granit  sur  la  tombe  de  mon  frère. 

Ce  soir,  Rosny  qui  vient  de  lire,  chez  Antoine,  Nell 
HoRN,  faite  en  collaboration  avec  son  frère,  nous 
parle  de  ce  frère.  Il  nous  le  peint  comme  un  esprit 
de  la  même  famille  que  le  sien,  comme  un  mys- 
tique, mais  avec  une  touche  mélancolieuse,  venant 
d'une  santé  plus  frêle,  d'une  nature  plus  délicate.  Il 
a  pris  un  moment  une  autre  carrière  que  la  littéra- 
ture, mais  cette  carrière  ne  lui  allait  pas,  et  il  est 
revenu  à  la  littérature,  mais  il  n'a  voulu  collaborer 
avec   Rosny,    que  lorsqu'il   s'en  est  trouvé  digne. 


221  JOURNAL    DES;  GONCOURT. 

Hosny  ajoute  que  les  deux  frères  ne  pouvaient  se 
faire  la  guerre,  c'est-à-dire  travailler,  chacun  de  leur 
côté,  et  que  cela  Ta  décidé  à  lui  donner  l'hospitalilé 
dans  son  talent. 


'Vendredi  .27  mars.  —  Ah  !  qu'on  est  malheureux, 
d'être  comme  je  suis,  d'avoir  des  nerfs  qui  me  font 
tout  percevoir  du  dedans  des  gens  qui  m'entourent, 
ainsi  qu'un  corps  souffreteux  reçoit  inconsciemment 
l'impression  des  températures  ambiantes,  en  leurs 
moindres  variations.  Ainsi  je  sens  parfaitement,  au 
son  de  la  voix  de  mes  amis,  les  choses  dites  pour 
m"annoncer  de  vraies  et  positives  bonnes  nouvelles, 
•et  les  choses  dites  pour  m'être  agréable,  pour  panser 
des  blessures,  les  choses  de  gentille  amabilité  qui 
sont  des  compliments  à  côté  de  la  vérité. 


Jeudi  2  avril.  —  Après  un  morceau  sur  les  ero- 
tiques japonais,  ainsi  qu'après  tous  les  morceaux 
que  je  travaille  un  peu,  il  me  semble  ressentir 
■comme  une  déperdition  cérébrale,  comme  un 
vide  laissé  dans  ma  tête  par  quelque  chose  qui  en 
serait  sorti,  et  aurait  été  pompé  par  le  papier  de  la 
copie. 

Dîner  chez  Zola,  dîner  qu'il  donne  pour  l'anniver- 
saire de  sa  naissance.  Il  a  aujourd'hui  51  ans. 


ANNEE    1891.  220 

Un  moment,  Daudet  a  été  joliment  verveux.  11  a 
dit  le  remarquable  mai'chand  de  bonheur  qu'il  ferait  ; 
assurant  qu'il  savait  très  bien  le  bonheur  qu'il  fallait 
à  chaque  homme,  après  l'avoir  interrogé  sur  son 
tempérament,  ses  goûts,  son  milieu. 


Samedi  4  avril.  — Je  crois  vraiment,  que  lorsqu'on 
sait  regarder,  découvrir  tout  ce  qu'il  y  a  dans  une 
image,  on  n'a  pas  besoin  d'aller  dans  les  pays  à  ima- 
ges. Ainsi  aujourd'hui,  ayant  sous  les  yeux  une  image 
de  Toyokouni,  représentant  le  bureau  d'une  Maison 
Verie,  d'une  maison  de  prostitution,  et  me  faisant 
donner  \me  explication  japonaise  de  tous  les  objets, 
grands  ou  petits,  garnissant  ce  bureau,  j'avais  la  con- 
viction que  j'apporterais  au  lecteur,  avec  ma  descrip- 
tion, une  sensation  du  rendu  de  l'endroit,  tout  aussi 
photographique,  que  la  donnerait  une  description 
d'après  nature  de  Loti. 


Bimanche  5  avril. —  C'est  curieux,  pendant  que 
vous  êtes  à  travailler  dans  votre  cabinet,  en  le  silence 
de  cette  banlieue  endormie,  le  rappel  qui  se  fait  sou- 
dain, dans  votre  cervelle  occupée  ailleurs,  qu'on 
joue  Germinie  Lacertiîux  à  l'Odéon,  avec  ce  senti- 
ment complexe,  où  se  mêle  à  la  fois  du  regret  et  de 
la  satisfaction  de  n'y  être  pas. 


226  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

Mardi.  7  avril.  — Oui,  elle  persiste  même  chez  les 
vieux,  l'allégresse  intérieure,  éprouvée  en  se  cou- 
chant, après  une  bonne  journée  de  travail. 


Vendredi  10  avril.  — Dans  ce  moment,  une  vie 
absolument  en  dehors  de  la  vie  réelle,  et  toute  rem- 
plie par  la  contemplation  de  l'objet  et  de  l'image 
d'art,  produisant  une  espèce  d'onanisme  de  la  rétine 
et  de  la  cervelle,  un  état  physique  d'absence  et  de 
griserie,  où  l'on  échappe  aux  embêtements  moraux 
et  aux  malaises  physiques. 


Samedi  1 1  avril.  —  La  liberté  et  le  bon  marché 
de  la  vie,  c'est  ce  que  devrait  nous  payer  un  gouver- 
nement républicain. 

Or,  le  gouvernement  républicain  de  l'heure  actu- 
elle en  fait  de  liberté,  a  adopté  les  mesures  liberti- 
cides  des  anciens  gouvernements.  Je  ne  citerai  que  la 
censure  théâtrale. ..  Quant  au  bon  marché  de  la  vie, 
l'existence  à  Paris,  et  même  en  province,  a  presque 
décuplé  depuis  Louis-Philippe,  en  grande  partie  par 
la  grande  prépondérance  donnée  par  le  gouverne- 
ment à  la  société  juive,  et  cela  parallèlement  à  la 
diminution  de  la  rente,  à  la  baisse  des  fermages  :  les 
deux  capitaux  et  les  deux  revenus  des  Français,  qui  ne 
sont  pas  juifs,  qui  ne   sont  pas  tripoteurs  d'argent. 


ANNÉE    1891.  227 

Dimanche  12  avril.  —  Ce  soir,  à  dîner,  la  conver- 
sation est  allée,  je  ne  sais  comment,  au  Neveu  de 
Rameau,  et  témoignant  mon  admiration  pour  cette 
merveilleuse  improvisation  dans  cette  langue  grisée, 
avec  ces  changements  de  lieux,  ces  brisements  de 
récits,  ces  interruptions  brusques  et  soudaines  de 
l'intérêt,  je  comparais  ce  livre,  au  livre  de  Pétrone, 
au  festin  de  Trimalcion,  avec  ses  trous,  ses  lacunes, 
ses  pertes  de  texte. 

Je  trouvais  Daudet  triste,  très  triste,  et  il  me  di- 
sait que  tant  qu'il  a  eu  des  jambes ,  tant  qu'il 
pouvait  aller,  marcher,  quoi  qu'il  pût  craindre,  il  y 
avait  chez  lui  une  tranquillité  d'esprit,  parce  quil 
tenait  si  peu  à"  sa  peau...  mais  que  maintenant,  il  se 
sentait  mal  à  l'aise  moralement,  inquiet,  tourmenté 
par  l'idée  de  ne  plus  se  sentir  le  défenseur  de  sa 
maison,  le  protecteur  des  siens. 


Mercredi  iô  avril.  —  Paul  Alexis,  de  retour  de  sa 
province,  vient  m'apporter  un  exemplaire  sur  papier 
de  Hollande  de  Madame  Meuriot.  Le  pauvre  garçon 
n'a  pas  hérité.  Le  peu  qui  lui  est  échu  de  son  père, 
il  l'a  laissé  à  sa  mère,  et  le  voilà  condamné,  le  pa- 
resseux et  lambin  plumitif,  à  gagner  sa  vie  ainsi 
qu'auparavant. 

Il  m'entretient  de  ses  projets  littéraires,  11  veut 
d'abord  sous  le  titre  du  Cousin  Tintin,  faire  une  nou- 
velle, puis  une  pièce  pour  Baron,  de  l'histoire  d'un 


228  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

faux  testament  fabriqué  par  la  sœur  d'un  défunt.  Il 
roule  encore  dans  son  esprit  le  roman  d'une  jeune 
fille,  élevée  au  Sacré-Cœur,  un  Sacré-Cœur  de  pro- 
vince, un  roman  documenté  par  les  conversations 
de  sa  mère  et  de  sa  sœur,  et  dont  le  premier  chapitre 
lui  aurait  été  inspiré  par  la  morphinomane,  assas- 
sinée ces  jours-ci.  Oui,  il  montrerait  la  mère  ame- 
nant l'enfant  au  couvent,  et  abrégeant  les  adieux  par 
la  hâte  qu'elle  a  de  se  morphiner...  Alors  viendrait 
l'étude  de  l'élevage  de  la  jeune  fille,  puis  sa  sortie,  le 
jour  où  sa  mère  serait  assassinée,  puis  sa  rentrée  au 
couvent  :  une  existence  qui  n'aurait  qu'un  jour  de  la 
vie  du  monde. 


Dimanche  19  avril.  —  A  propos  de  son  livre  sur  la 
Bonté,  qu'annonce  Rosny,  Daudet  me  parle  ce  soir, 
de  la  privation  grande  qu'il  éprouve  maintenant  à  ne 
plus  faire  la  charité,  depuis  qu'il  ne  marche  plus  : 
n  Oui,  dit-il,  en  répondant  à  sa  femme  qui  lui  rap- 
pelle les  bonnes  œuvres  qu'ils  font  ensemble,  oui, 
c'est  vrai,  mais  ce  n'est  plus  cela,  dans  ces  bonnes 
œuvres,  je  ne  joue  plus  le  rôle  de  la  Providence, 
de  l'être  surnaturel,  si  tu  le  veux,  apparaissant  au 
miséreux,  au  routier  que  je  rencontre  sur  mon  che- 
min. » 

Et  il  raconte  alors,  de  la  manière  la  plus  char- 
mante, avec  de  l'esprit  donné  par  le  cœur,  l'af- 
falement,  la  nuit  tombée,  du  routier  éreinté  devant 


ANNEK     ISOl.  229 

In  fontaine  faisant  face  à  la  maison  de  son  beau-père, 
à  Chaniprosay.  et  son  incertitude  angoisseuse  en 
tête  des  doux  chemins  du  carrefour,  interrogeant  du 
regard,  l'un  et  l'autre,  et  se  demandant  celui  au  bout 
duquel  il  y  avait  l'espérance  de  manger  et  de  cou- 
cher, puis,  son  aventurement  dans  l'un,  puis  dans 
l'autre,  et  son  retour  découragé  au  bout  de  quelques 
pas...  Alors,  dans  ce  moment,  Daudet  penché  der- 
rière les  persiennes  fermées,  mettait  une  pièce  de 
cent  sous  dans  du  papier,  et  la  jetait.  Vous  voyez  la 
stupéfaction  du  malheureux  devant  la  grosse  pièce 
d'argent  trouvée  dans  le  papier,  et  son  interrogation 
de  la  maison  noire  et  silencieuse,  et  les  coups  de 
casquette  saluant  au  hasard  les  fenêtres,  et  son  dé- 
campement, sa  subite  disparition  dans  le  premier 
chemin  venu,  de  peur  qu'on  ne  se  soit  trompé  et 
qu'on  ne  le  rappelle. 


Lundi  20  avril.  —  Les  Japonais  même  intelligents 
très  intelligents,  n'ont  pas  le  sentiment  de  la  con- 
struction, de  la  composition  d'un  livre  historique. 
Ainsi  pour  mon  travail  sur  Outamaro,  quand  jai  de- 
mandé pour  la  première  fois  à  Hayashi  :  «  Est-ce 
qu'il  existe  un  portrait  d'Outamaro?  —  Non,  » 
m'a-t-il  répondu  tout  d'abord.  Ce  n'est  que  lorsque 
je  suis  revenu  à  ma  demande,  qu'une  fois  il  m'a  dit  : 
«  Mais  je  crois  en  avoir  vu  chez  vous,  dans  un  re- 
cueil que  vous  avez.  »  Et  c'est  comme  cela,  que  j'ar- 

20 


230  JOURNAL  DES  GONCOUHT. 

rivais  à  faire  connaître  ce  fameux  portrait  de  l'artiste, 
authentiqué  par  son  nom  sur  sa  robe,  et  par  l'in- 
scription du  poteau  auquelil  est  adossé  et  qui  porte: 
Sur  une  demande,  Outamaro  a  peinl  lui-même  son  élé- 
gant visage.  Dans  le  livredesMAisoNSVERïES,  je  voyais 
une  planchereprésentant  des  femmes  du  Yoshiwara, 
en  contemplation  devant  la  lune,  par  une  belle  nuit 
d'été,  et  l'écrivain  du  livre  affirmait  que  ces  femmes 
avaient  un  très  remarquable  sentiment  poétique. 
Cette  affirmation  mamenait  à  demander  à  Hayashi, 
si  par  hasard  il  n'existerait  pas  quelque  part  des 
poésies  imprimées  de  ces  femmes  :  à  quoi  il  me  ré- 
pondait que  si,  qu'il  y  avait  un  gros  recueil  très 
connu,  et  sur  ma  demande  m'en  traduisait  quatre  ou 
cinq  caractéristiques,  —  ce  qu'il  n'aurait  jamais 
songé  à  faire,  si  c'était  lui  qui  avaitfait  le  travail  que 
j'ai  fait,  et  ainsi  de  tout. 


Mardi  2  i  avril.  —  Le  baron  Larrey  me  parlait  de 
la  connaissance  qu'il  avait  faite  de  Dumas  père,  pour 
l'avoir  présenté  à  son  père,  auquel  il  avait  demandé 
la  permission  de  le  mettre  en  scène,  dans  une  pièce 
sur  Bonaparte. 

A  quelque  temps  de  là,  à  une  représentation  du 
Théâtre-Français, il  tombait,  dans  un  coin,  sur  la  bonne 
tête  et  la  grosse  lippe  de  Dumas,  qui  s'offrait  à  lui 
montrer  les  coulisses.  Et  il  était  présenté  à  Rachel, 
qui  après  lui  avoir  donné  une  poignée  de  main,  pre- 


ANNIOE    18 '.H.  231 

nait  son  rôle,  et  c'étaient  des  heu,  heu,  à  la  fin  de 
quoi  elle  s'écriait  :  «  (ja  y  est...  ça  y  est!  »  abso- 
lument comme  une  petite  fille  expédie  son  caté- 
chisme. C'était  pour  lui  une  désillusion  sur  la  grande 
artiste,  et  en  sortant,  il  jetait  à  Dumas  :  «  Je  ne  vous 
remercie  pas!  » 

Il  a  été  témoin  de  ce  fait.  Un  jour  que  Dumas 
l'avait  fait  appeler,  se  croyant  souffrant,  etqu'il  était 
au  lit,  on  introduisait  un  pauvre  journaliste  néces- 
siteux de  Marseille,  qui  venait  lui  demander  des  re- 
commandations pour  des  journaux  de  Paris.  Il  lui 
promettait  quand  il  serait  levé,  ajoutant  :  «  Mais  en 
attendant  que  ça  réussisse,  il  faut  vivre,  n'est-ce 
pas,  Monsieur?  Eh  bien,  il  y  a  trente  francs  sur  la 
cheminée,  prenez-en  quinze.  » 


Jeudi  23  avril.  —  J"ai  dans  mon  bassin,  un  petit 
poisson  malade,  que  tous  les  autres  viennent,  à  deux 
ou  trois,  faire  chavirer  sur  le  côté,  et  enfoncentféro- 
cement  au  fond  de  l'eau,  lui  faisant  une  agonie  abo- 
minable. Je  l'ai  retiré  pour  qu'il  mourût  en  paix  dans 
un  bain  de  pied.  La  mise  à  mort  du  malade,  ce  n'est 
donc  pas  seulement  chez  les  poules,  c'est  chez  tous 
les  animaux,  et  encore  chez  le  sauvage,  et  un  peu 
chez  le  paysan. 

Ce  soir,  je  causais  avec  Carrière,  et  comme  il  me 
parlait  de  l'importance  de  l'enveloppe  des  con- 
tours d'une  figure,  à  ce  propos  je  lui  disais  la  place 


232  JOUKNAL  DES  CONCOURT. 

donnée  à  la  beauté  des  joues  dans  les  descriptions 
de  l'antiquité,  et  dans  le  modelage  de  caresse  de  la 
sculpture  grecque,  puis  du  rien,  pour  lequel  elle  est 
comptée  aujourd'hui  dans  nos  deux  arts.  Trouverait- 
on,  à  l'heure  qu'il  est,  dans  une  description  de  ligure 
de  femme  de  n'importe  quel  roman,  la  mention  de  la 
délicatesse,  de  l'élégance  d'une  joue  ? 


Vendredi  24  avril.  —  Le  sculpteur  Lenoir,  me  par- 
lait aujourd'hui  de  l'état  de  délaissement,  où  était 
tombée  la  pauvre  Joséphine,  en  ses  vieux  jours,  et 
me  contait  que  son  père,  déjeunant  avec  son  grand- 
père  à  la  Malmaison,  le  sel  manquant  sur  la  table,  la 
ci-devant  Impératrice  avait  été  obligée  de  dire  à  son 
père,  encore  jeunet  :  «  Mon  petit,  lève-toi,  et  dis  à 
Jean  d'apporter  le  sel.  » 


Samedi  25  avril.  —Hier,  visite  à  la  comtesse  Gref- 
fulhe.  On  m'a  fait  monter  dans  un  grand  salon  aux 
boiseries  dorées,  égayé  par  un  admirable  meuble  de 
Beauvais,  aux  bouquets  de  ileurs  les  plus  papillo- 
tantes sur  un  fond  crème,  un  meuble  au  nombre  in- 
croyable de  fauteuils,  de  chaises,  de  grands  canapés, 
de  délicieux  petits  canapés  pour  tête-à-tête.  Dans  la 
pièce  éclairée  à  giorno,  la  comtesse  arrive  bientôt  dé- 
colletée, dans  une  robe  noire,  aux  espèces  d'ailes 


ANNEE    1891.  2:W 

volantes  derrière  elle,  et  coiffée  les  cheveux  très  re- 
levés sur  la  tête,  et  surmontés  d'un  haut  peigne  en 
écaille  blonde,  dont  la  couronne  de  boules  fait  comme 
un  peigne  héraldique.  Là  dedans,  au  milieu  de  ce 
mobilier  d'un  autre  siècle,  l'ovale  délicat  de  son  pâle 
visage,  ses  yeux  noirs  doux  et  profonds,  la  sveltesse 
de  sa  personne  longuette,  lui  donnent  quelque  chose 
d'une  apparition,  dun  sédui>ant  et  souriant  fantôme; 
caractère  que  je  retrouve  dans  son  portrait  pastellé 
par  Helleu. 

Elle  est  très  au  courant  de  ce  qui  s'imprime,  et  de 
ce  qui  s'imprime  de  très  littéraire,  et  elle  en  parle 
avec  simplicité,  sans  le  moindre  étalagede  bas-bleu. 
Elle  veut  bien  me  dire  le  plaisir  qu'elle  éprouve  à 
me  lire,  et  son  élonnement  de  la  résistance  à  l'ad- 
miration pour  mes  livres,  dans  sa  société.  Elle  est 
émerveillée  de  la  connaissance  que  j'ai  de  la  femme, 
et  me  cite  le  passage,  où  je  décris  le  côté  ankylosé 
que  prenait  le  côté  droit  ou  le  côté  gauche  de  la 
Faustin,  quand  ce  côté  se  trouvait  près  d'un  embêtant, 
déclarant  qu'elle  sent  en  elle,  comme  une  dilatation 
de  son  être  près  d'une  personne  sympathique.  Elle 
ajoute,  que  je  devrais  bien  faire  dans  un  roman  une 
femme  de  la  société,  une  femme  de  la  grande  so- 
ciété, la  femme  qui  n'a  encore  été  faite  par  personne, 
ni  par  Feuillet,  ni  par  Maupassant,  ni  par  qui  que 
ce  soit,  et  que  moi  seul  —  c'est  la  comtesse  qui 
parle  —  je  pourrais  faire,  et  que  je  n'ai  pas  faite 
dans  CuKRTK,  parce  que  Chérie  est  une  jeune  iille  de 
la  société  de  l'Empire,  une  jeune  fille  de  celte  société 

2U. 


234  JOLKNAL    DES    GONCOURT. 

bourgeoise,  aux  femmes,  les  coudes  ramassés  contre  le 
corps...  et  la  comtesse  me  fait  joliment  la  caricature 
du  geste  non  naturel  et  contraint,  avec  lequel  les 
femmes  croient  faire  de  la  dignité,  disant  que  lors- 
qu'elle voit  faire  ce  geste  à  une  femme,  elle  sait 
d'avance  ce  qu'elle  pense,  ce  quelle  va  dire. 

Tout  cela  est  dit,  avec  une  parole  légère  sans  ap- 
puiement,  des  mouvements  d'un  dessin  élégant,  et 
dans  la  pose  et  l'attitude  doucement  dédaigneuse, 
qu'elle  me  donne  à  peindre. 

Puis  la  comtesse,  prenant  une  lampe  à  la  main, 
me  fait  voir  les  tapisseries  de  Boucher  de  la  salle  à 
manger,  le  portrait  de  M'""'  de  Champcenetz  peint  par 
Greuze,  un  groupe  d'Amours  en  marbre  provenantdu 
château  de  Ménars,  qu'a  possédé  son  beau-père,  — 
et  qui  aurait  échangé  le  mobilier  de  la  chambre  de 
xAl"'"  de  Pompadour  contre  un  mobilier  d'acajou. 

Je  prenais  congé  de  la  gracieuse  femme,  au  mo- 
ment où  elle  me  disait  qu'elle  me  porterait  un  jour 
un  volume  d'histoires,  racontées  par  sa  petite  fille  à 
l'âge  de  cinq  ans,  pendant  qu'elle  était  à  sa  toilette  : 
histoires  d'un  caractère  très  original,  inventées  par 
l'enfant,  au  moment  oii  elle  ne  savait  ni  lire  ni  écrire 
et  qu'elle  a  fait  copier  dans  un  volume  par  un  homme 
de  ce  temps,  qui  a  l'écriture  de  Jarry. 


Lundi  27  avril. — J'ai  reçu,  ce  mois,  un  envoi  tou- 
chant :  j'ai   reçu   dans  une  grande   enveloppe  des 


A  N  Nh:  K     18  91.  235 

feuilles  qui  onl  lair  de  feuilles  argentées  et  dorées, 
des  feuilles  cueillies  dans  les  forêts  de  l'Amazone, 
par  un  enthousiaste  littéraire  du  Brésil,  qui  me  les 
adresse  pour  les  déposer  sur  la  tombe  de  mon  frère. 

C'est  amusant  ce  travail  japonais  d'Oulamaro,  ce 
transport  de  votre  cervelle,  au  milieu  d'êtres,  aux  ha- 
bitudes d'esprit,  aux  histoires,  aux  légendes  d'une 
autre  planète  :  du  ti-avail  ressemblant  un  pou  à  un 
travail  fait  dans  l'hallucination  d'un  breuvage  opiacé. 

Ce  soir,  au  Théàlre-Libre,  le  Caxard  sauvage  d'Ib- 
sen... Vraiment,  les  étrangers,  la  distance  les  sert 
trop...  Ah!  il  fait  bon  être  Scandinave...  Si  la  pièce 
était  d'un  Parisien...  Oui,  oui,  c'est  entendu,  du  dra- 
matique bourgeois  qui  n'est  pas  mal...  mais  de  l'es- 
prit à  l'instar  de  l'esprit  français,  fabriqué  sous  le 
pôle  arctique...  et  un  langage  parlé,  quand  il  s'élève 
un  peu.  toujours  fait  avec  des  mots  livresques. 

De  petites  flUes  passent  sur  le  boulevard,  de  petites 
tilles  de  sept  à  huit  ans,  qui  déjà,  inconsciemment, 
font  l'œil  aux  messieurs  attablés  à  la  porte  des  cafés, 
et  je  vois  une  mère  obligée  de  ramener  à  elle  l'atten- 
tion de  sa  fifille,  en  l'enveloppant  de  la  caresse  de  sa 
main. 


Jeudi  30  avril.  —  Daudet  soutenait,  ce  soir,  que 
tout  ce  que  Bourget  et  les  autres  ont  écrit  sur  Bau- 
delaire, étaient  d'absolues  contre-vérités.  H  affirmait 
que  Baudelaire  était  un  sublimé  de  Musset ,  mais  fai- 


236  JO  L'UN  Al.    DES    G  O  N  C  O  U  H  T. 

sant  mal  les  vers,  n'ayant  pas  l'outil  du  poète;  il 
ajoutait  qu'en  prose,  il  était  un  prosateur  difficile, 
laborieux,  sans  ampleur,  sans  flots,  que  l'auteur 
impeccable  n'avait  pas  la  plus  petite  chose  de  l'auteur 
impeccable,  — mais  ce  qu'il  possédait,  ce  Baudelaire, 
au  plus  haut  degré,  et  ce  qui  le  faisait  digne  de  la 
place  qu'il  occupait  :  c'était  la  richesse  des  idées. 


Vendredi  V' mai. — Dîner  chez  Jean  Lorrain  avec 
Huysmans,  Bauër. 

Huysmans  porte  sur  lui  le  bonheur  du  succès  de 
son  roman  :  La-bas;  et  ce  bonheur  chez  l'auteur 
d'ordinaire  contracté  nerveusement  sur  lui-même, 
se  traduit  par  le  gonflement  dilaté  d'un  dos  de  chat, 
quand  il  ronronne. 

Au  milieu  du  dîner  Bauër  confesse  le  journa- 
liste, dans  cette  phrase  :  «  Quand  j'ai  un  article,  où 
je  ne  .sais  que  dire,  j'écris  mes  deux  cents  lignes... 
mais,  quand  j'ai  un  article  que  je  sens,  que  j'ai 
dans  les  nerfs,  je  n'accouche  jamais  de  plus  de  cent 
lignes. 


Lundi  4  mai.  —  Exposition  de  Carrière  chez 
Boussod  et  Valadon. 

Une  première  impression  un  peu  cauchemaresque  : 
l'impression  d'entrer  dans  une  chambre  pleine  de 


ANNEE    1891.  237 

portraits  fantomatiques  aux  grandes  mains  pâles, 
aux  chairs  morbides,  aux  couleurs  évanouies 
sous  un  rayon  de  lune.  Puis  les  yeux  s'habituent 
à  la  nuit  de  ces  figures  de  crypte,  de  cave,  sur  les- 
quelles, au  bout  de  quelque  temps,  un  peu  du  rose 
des  roses-thé,  semble  monter  sous  la  grisaille  de  la 
peau. 

Et  au  milieu  de  tous  ces  visages,  vous  êtes  attiré 
par  des  visages  d'enfants,  aux  tempes  lumineuses, 
au  bossuage  du  front,  à  la  linéature  indécise  des 
paupières  autour  du  noir  souriant  de  vives  prunelles, 
aux  petits  trous  d'ombre  des  narines,  au  vague  rouge 
d'une  molle  bouche  entr'ouverte,  à  la  fluidité  des 
chairs  lactées  qui  n'ont  point  encore  l'arrêt  d'un 
contour,  —  des  figures  d'enfants  regardées  en  des 
penchements  amoureux,  qui  sont  comme  des  enve- 
loppements de  caresse,  par  des  visages  de  femmes 
aux  cernées  profondes,  aux  creux  anxieux,  aux 
grandes  lignes  sévères  du  dessin  de  V l nquiétudo. 
maternelle. 


Mardi  5  mai.  —  11  fait  de  l'orage.  J'ai  contre  ma 
poitrine  ma  petite  chatte,  dont  le  corps  est  agité  par 
des  secousses,  comme  données  par  le  contact  d'une 
pile  électrique,  et  sur  moi,  ce  n'est  plus  le  regard 
distrait  de  la  petite  bête  de  tout  à  l'heure,  c'est  le 
regard  profond,  mystérieux,  énigmatique  d'une  ré- 
duction de  sphinx. 


238  JOUKiNAL    DES    CONCOURT. 

Jeudi  7  mai.  —  Orosclaudc  parlait,  ce  soir,  curieu- 
sement de  la  transformation  du  jeu  ,  en  la  mort  du 
noctambulisme.  Il  disait  qu'il  n'y  avait  plus  de  pas- 
sionnés, ({^emballés,  qu'on  jouait  maintenant  dans 
les  cercles  avant  dîner,  de  cinq  à  sept  heures,  et 
après  le  spectacle,  de  minuit  à  deux  heures,  pas 
plus  tard.  Il  ajoute  que  les  joueurs  d'aujourd'hui 
veulent  avoirleur  sang-froid,  etàces  parties,  il  oppose 
la  partie  de  jeu  d'un  de  ses  jeunes  amis  d'autrefois, 
qui  avaitjoué, d'une  seule  haleine,  quarante-sixheures 
de  suite. 

Je  m'élevais,  avec  une  espèce  décolère,  contre  ce 
mangement  de  l'esprit  français,  à  l'heure  actuelle, 
par  l'esprit  étranger,  contre  l'ironie  présente  du 
livre  qui  n'est  plus  de  l'ironie  à  la  Chamfort,  mais 
de  l'ironie  à  la  Swift,  contre  cette  critique  devenue 
helvétienne,  allemande,  écossaise,  contre  cette  reli- 
gion des  romans  russes,  des  pièces  danoises,  décla- 
rant qu'autrefois,  si  Corneille  avait  emprunté  à 
l'Espagne,  il  a  imposé  le  cachet  français  à  ses  em- 
prunts, tandis  qu'aujourd'hui  les  emprunts  que 
nous  faisons  dans  notre  servile  admiration  :  c'est 
une  vraie  dénaturalisation  de  notre  littérature. 


Jeudi  i4  mai.  — Daudet  nous  entretient  du  plaisir 
que  lui  procurait  la  perspective  du  danger,  et  de 
l'émotion  bienheureuse  qu'il  avait  eue,  un  jour,  en 
tournant  la  clef  d'un  hangar  de  son  beau-père,  où 


AN.NKE    1891.  239 

s'était  introduit  im  voleur  de  jardin.  11  attribue  cette 
disposition  de  son  esprit  à  la  persistance  des  lec- 
tures romanesques  de  son  enfance. 

Cette  conversation  amène  Rosny  à  parler  de  ses 
promenades  de  nuit,  de  son  noctambulisme,  dans  les 
endroits  réputés  les  plus  dangereux  des  fortifica- 
tions, dans  les  quartiers  mal  famés  de  Londres,  il 
dit  que  jamais  rien  ne  lui  est  arrivé  qu'une  boxe 
dans  le  quartier,  où  il  y  a  la  plus  grande  aggloméra- 
lion  de  coquins  loiidonniens.  Il  parlait  encore  assez 
mal  l'anglais  et  un  de  ces  hommes  lui  enfonçait  d'un 
coup  de  poing  son  chapeau  sur  les  yeux.  Il  se  mettait  à 
boxer,  et  il  avait  heureusement  affaire  à  un  Anglais, 
ne  sachant  pas  boxer,  ne  sachant  pas  porter  un  coup 
droit.  Il  le  jetait  cinq  fois  par  terre,  et  à  la  cinquième 
le  boxeur  ne  pouvait  se  relever,  et  restait  assis  dans 
un  rentrant  de  porte.  Et  la  bataille  se  passait  au  mi- 
lieu d'un  cercle  de  ses  pareils,  observant  une  par- 
faite neutralité,  et  se  reculant  et  se  rangeant  pour 
laisser  le  champ  aux  coups  de  poing. 


Mardi  19  mai.  —  Chez  un  individu  qui  a  le  goût 
de  l'art,  ce  goût  n'est  pas  limité  seulement  aux  ta- 
bleaux ;  il  a  le  goût  d'une  porcelaine,  d'une  reliure, 
d'une  ciselure,  de  n'importe  quoi,  ([ui  est  de  l'art; 
j'irai  même  jusqu'à  dire  qu'il  a  le  goût  de  la  nuance 
d'un  pantalon,  et  le  monsieur  qui  se  proclame  uni- 
quement amateur  de  tableaux  &i  jouisseur  iVart  seu- 


210  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

lement  on  peinture,  est  un  blagueur  qui  n'a  pas  le 
goût  d'art  en  lui,  mais  s'est  donné  par  rlàr  un  goût 
factice. 


Mercredi  21  mai.  —  J.a  Slave,  la  Russe,  c'est  à  la 
fois  lasauvagesse  des  sociétés  qui  commencenl,  et  la 
névrosée  des  sociétés  qui  finissent. 

Une  femme  me  disait  ce  soir,  qu'elle  croyait  qu'un 
grand  chagrin  pouvait  mourir  dans  la  paix,  le  calme, 
l'isolement  de  la  campagne,  mais  qu'à  Paris,  l'enfié- 
vrement  de  la  vie  ambiante  autour  de  ce  chagrin,  ne 
pouvait  que  l'exaspérer. 


Samedi  30  mai.  —  C'est  horrible  à  l'Exposition  :1e 
crétinisme  que  prennent  les  têtes  bourgeoises  dans 
le  marbre  blanc. 


Dimanche  31  mai.  —  Au  Grenier,  la  conversation 
revient  encore  aujourd'hui,  sur  la  conquête  de  la 
littérature  française  par  la  littérature  étrangère.  On 
constate  la  tendance  de  la  jeunesse  actuelle  à  n'aimer 
que  le  nuageux,  le  nébuleux,  l'abscons,  à  mépriser 
la  clarté.  Et  à  propos  de  la  révolution  opérée  dans 
les  esprits,  Daudet  cite  ce  fait  curieux,  c'est  qu'au- 


ANNPJE    1801.  2tl 

trefois  la  classe  rhic  des  humanités  françaises  était 
la  classe  de  rhétorique,  la  classe  des  professeurs  en 
vue  et  des  élèves  destinés  à  un  grand  avenir,  tandis 
que  depuis  la  guerre  avec  rAllemagiie,  c'est  la  classe 
de  philosophie  qui  possède  les  intelligences  du 
moment,  et  les  professeurs  faisant  du  bruit,  comme 
Burdeau. 

A  l'humiliation  que  Daudet  et  moi,  éprouvons 
à  voir  notre  littérature,  allemanisée,  russifiée,  amé- 
ricanisée, Rodenbach  oppose  la  théorie,  qu'au  fond 
les  emprunts  sont  bons,  que  c'est  de  la  nutrition 
avec  laquelle  s'alimente  une  littérature,  et  qu'au 
bout  de  quelque  temps,  quand  la  digestion  sera  faite, 
les  éléments  étrangers  qui  auront  grandi  notre  pen- 
sée, disparaîtront  dans  une  fusion  générale. 

Et  ces  emprunts  nous  amènent  à  parler  de  la 
roublardise  de  la  jeunesse  actuelle,  qui  dans  V'ige  cli^ 
rinûtation,  n'emprunte  point  comme  ses  innocents 
devanciers  à  ses  vieux  concitoyens,  mais  maintenant 
détrousse  sournoisement  les  poètes  hollandais, 
américains,  inconnus,  inexplorés,  et  fait  accepter 
ses  plagiats  comme  des  créations  neuves,  en  l'ab- 
sence de  toute  critique,   savante,  érudite,   liseuse. 

Avant  le  dîner,  pendant  que  je  suis  en  tète  à  tète 
avec  Daudet,  il  laisse  échapper  son  étonnement 
admiratif  des  trois  dialogues  philosophiques,  que  va 
publier  son  fils,  y  trouvant,  ainsi  qu'il  le  dit,  les  exté- 
riorités de  son  père,  et  les  intuitions  de  sa  mère.  Et 
c'est  vrai,  il  y  a  chez  Léon,  un  amalgame  du  Nord  et 
du  Midi,  et  le  garçon  est  curieux  aussi,  parce  que  c'est 

21 


212  JOURNAL  DES  GONCOUUT. 

un  enfant  dans  la  conduite  de  la  vie,  et  qu'il  se 
trouve  avoir  une  cervelle  de  l'homme  mûr  dans  les 
choses  de  l'intellect.  Daudet  est  surtout  très  frappé 
de  la  quantité  et  du  bouillonnement  des  idées,  dans 
le  livre  de  son  fils. 

Arrive  Ajalbert,  invité  à  diner  avant  son  départ 
pour  l'Auvergne,  où  il  va  fabriquer  le  bouquin  com- 
mandé par  la  maison  Dentu,  et  tâcher  de  faire  une 
pièce.  Comme  on  lui  reproche  de  ne  pas  assez  tra- 
vailler, il  nous  dit  qu'il  est  le  jumeau  d'un  frère 
mort,  et  qu'il  se  sent  seulement  une  moitié  de  vie, 
et  qu'il  lui  faut  un  effort  énorme  pour  s'entraîner. 


Lundi  i^'^  juin.  —  J'ai  eu  du  plaisir  à  retrouver 
dans  une  interview d'Hervieu,  une  idée  de  mon  Jour- 
nal sur  l'avenir  du  roman,  à  la  date  du  6  juillet  1836 
et  qui  dit  :  «...  Enfin  le  roman  de  l'avenir  est  appelé 
à  faire  plus  l'histoire  des  choses  qui  se  passent  dans 
la  cervelle  que  des  choses  qui  se  passent  dans  le 
cœur.  »  Il  me  semble  que  c'est  là,  oii  va  décidément 
le  roman  dans  ce  moment. 

Au  fond  j'aurais  pu  dire  dans  mon  interview 
d'Huret:  J'ai  donné  la  formule  complète  du  natura- 
lisme dans  Germinie  Lacerteux,  et  les  livres  qui 
sont  venus  après,  ont  été  faits  absolument  d'après  la 
méthode  enseignée  par  ce  livre.  Maintenant  du  natu- 
ralisme, j'ai  été  le  premier  à  en  sortir,  et  non  par 
l'incitation  d'un  succès  dans  un  autre  genre  à  côté 


ANN1;K     18'J1.  243 

de  moi,  mais  par  ce  goût  du  neuf  en  littérature  qui 
est  en  moi.  Et  le  psychisme,  le  symbolisme,  le  sata- 
nisme cérébral,  ce  avec  quoi  les  jeunes  veulent  le 
remplacer,  avant  qu'aucun  d'eux  n'y  songeât,  n'ai-je 
pas  cherché  à  introduire  ces  agents  de  dématériali- 
sation dans   Madame  Gervaisais,  les  Frères  Zem- 

GANNO,  LA  FaUSTIN? 


Mardi 2  juin.  —  Si  j'étais  plus  jeune,  je  voudrais 
faire  un  journal  qui  s'appellerait  :  Deux  sous  de 
vé7'ités. 


Lundi  8  juin.  —  «  Oui,  l'année  prochaine,  je  serai 
prêt  à  recommencer,  comme  si  de  rien  n'était...  mais 
en  ce  moment,  je  suis  heureux  d'arriver  à  la  fin.  » 
Antoine  dit  cela,  à  la  fois  découragé  et  exaspéré, 
en  arpentant  le  théâtre,  et  donnant  les  ordres  pour 
la  plantation  d'un  décor,  et  défendant  qu'on  le  mette 
en  rapport  avec  je  ne  sais  qui,  parce  qu'il  est  dans 
son  état  nerveux. 


Mercredi  10  juin.  —  Visite  de  Poictevin,  la  cer- 
velle cette  fois  hantée  par  les  Acadiens,  les  Toura- 
niens,  la  race  à  la  fois  blanche  et  cuivrée  qui  aurait 


244  JOURNAL  DKS  GONCOURT. 

précédé  les  Ariens  et  les  Sémite.s,  et  dont  les  Bretons 
seraient  une  filiation  directe.  Et  c'est  une  succession 
de  phrases  transcendantales  «  que  le  péché  n'est 
pas,  comme  on  l'a  dit  bêtement,  la  copulation,  mais 
la  distraction  de  l'individu  de  l'harmonie  univer- 
selle... que  le  moi,  le  moi  est  tout  à  fait  méprisable, 
vu  que  c'est  une  victime  de  la  subjectivité  de  l'être, 
en  un  monde  illusoire...  qu'il  craint  d'être  empoigné, 
comme  par  une  pieuvre,  par  la  subtilité  des  causes 
occultes..,  qu'il  s'est  fait  un  changement  en  lui,  que 
les  formes  littéraires  pe  sont  rien,  qu'il  donnerait 
tout  ce  qu'il  a  écrit  pour  une  page  de  Normand...  » 
Enfin  il  se  lève  pour  prendre  congé,  me  disant 
qu'il  aimerait  bien  à  se  retrouver  avec  moi,  là-haut, 
que  ce  serait  surtout  agréable  de  se  rencontrer  dans 
Siriiis,  la  planète  à  la  blancheur  incandescente. 


Samedi  13  juin.  —  A  un  japonais  comme  moi, 
c'était  vraiment  dû.  Il  semble  à  Pélagie  apercevoir 
la  chatte,  passer  comme  un  éclair  dans  l'escalier;  au 
bout  de  quelques  instants,  elle  va  voir,  où  elle  peut 
être  cachée,  et  elle  la  retrouve  sur  son  séant,  avec 
un  ronronnement  d'orgue,  en  contemplation  devant 
une  vitrine  de  poteries  japonaises. 

Chez  l'animal,  il  est  un  bonheur,  un  bonheur  fait 
de  ceci,  c'est  que  jamais  le  «  Linquenda  lellus  » 
d'Horace,  ne  lui  traverse  la  cervelle,  et  que  la  mort 
le  frappe,  sans  qu'il  sache  qu'elle  existe,  tandis  que, 


ANNEK    189J. 


ce  soir,  accoudé  ù  la  barre  d'une  fenêtre,  au-dessus 
de  l'odeur  des  roses  de  mon  jardin,  je  pensais  à 


cette  obligation. 


Lundi  15  juin.  —  J'ai  eu  aujourd'hui  en  pleine 
rue,  le  compliment  qu'un  vieux,  comme  moi,  peut 
avoir  d'une  femme.  Je  passais  en  voiture  décou- 
verte sur  le  boulevard  Saint-Michel.  En  ce  moment 
traversaient  la  chaussée,  trois  ouvrières,  dont  l'une, 
ma  foi,  qui  était  très  gentille,  dit  à  ses  camarades, 
en  me  touchant  presque  de  la  main  :  «  Voilà  l'entre- 
teneur  que  je  rêverais  !  »  Je  me  rendais  au  Jardin  des 
Plantes,  pour  le  dîner  que  fait  à  quatre  heures  et 
demie,  tous  les  deux  mois,  le  boa. 

Je  suis  exact,  et  j'ai  devant  moi  le  monstre  de  dix 
mètres,  en  son  immobilité  morte,  avec  ses  écailles 
ternes,  ses  yeux  en  verre  décoloré,  une  tache  blan- 
châtre de  moisissure  sur  la  tête,  comme  il  en  vient 
aux  serpents  empaillés  au  plafond  des  vieux  musées 
de  province. 

Et  l'on  jette  dans  laçage  de  verre,  un  petit  agneau 
blanc,  au  poil  frisé,  qui  dans  son  innocence  va  flairer 
le  serpent,  tout  prêt  à  jouer  avec  lui.  Soudain  le 
serpent  mort,  le  serpent  empaillé,  se  détendant 
comme  un  ressort  d'acier,  saisitlajoueuse  petite  bête 
parune  patte,  et  en  une  seconde,  sans  que  l'on  puisse 
bien  se  rendre  compte  de  ce  qui  s'est  passé,  tant  la 
chose  est  rapide,  l'agneau  qui  n'a  eu  que  le  temps 

21. 


216  JOURNAL    DES    GOXCOUKT. 

de  jeter  deux,  ou  trois  bêlements,  est  culbuté,  en- 
roulé, immergé,  disparu,  n'ayant  plus  au-dessus  de 
lui  qu'une  pauvre  patte  agitée  par  de  mortels  gigote- 
ments qui  vont  en  diminuant,  jusqu'à  ce  qu'elle 
vienne  raide  immobile,  dans  le  resserrement  des 
anneaux  énormes  du  serpent. 

Et  pendant  ce  travail  de  compression  et  d'étoufTe- 
ment,  une  vie  de  flamme  est  venue  aux  yeux  du  ser- 
pent, le  terne  de  sa  peau  a  disparu  sous  un  vernis- 
nissage  comme  produit  par  une  petite  suée,  qui  fait 
les  squames  de  son  dos  pareilles  à  de  l'écaillé 
blonde,  semée  çà  et  là,  de  ronds  noirs  semblables  à 
des  armoiries  de  shoguns  japonais,  tandis  que  les 
squames  jaunâtres  du  ventre  se  nuancent  du  beau 
jaune  impérial  d'un  émail  chinois. 

Alors  la  gueule  du  monstre  s'ouvre,  et  la  patte  par 
laquelle  l'agneau  a  été  saisi,  va  rejoindre  en  l'air, 
tout  ensanglantée,  l'autre  patte  ;  et  le  serpent  resté 
un  moment  immobile  dans  son  enroulement,  de  sa 
gueule  qui  a  le  rose  pâle  de  l'ouïe  d'un  poisson,  fait 
jaillir  le  dardement  de  sa  petite  langue  fourchue,  au 
scintillement  noir,  du  noir  d'une  sangsue. 

Puis,  alors  commence  la  recherche  de  la  tête  de 
l'agneau,  que  dans  sa  stupidité  de  reptile,  le  serpent 
ne  sait  plus  être  sous  lui,  une  recherche  qui  n'en 
finit  pas,  etcoupée  par  des  repos,  desendormements, 
où  il  n'y  a  d'éveillé  en  lui,  que  le  petit  scintillement 
noir  de  sa  langue  fourchue  :  cela  au  milieu  du  resser- 
rement de  ses  anneaux,  laminant  le  petitcorps.quine 
semble  plus  qu'une  toison  fripée,  sans  rien  dedans. 


ANNKK     I8'J1.  24T 

Enfin  un  grand  déroulement  du  serpent,  fait  dans 
une  lente  exploration  de  sa  cage,  laisse  voir  la  petite 
tête  comme  allongée,  comme  amaigrie  de  l'agneau... 
et  l'on  croit  que  le  serpent  va  l'engloutir,  cette  fois, 
mais  il  passe  à  côté,  et  se  coule,  rampant  à  droite  à 
gauche,  par  moments  se  dressant  droit  à  une  hau- 
teur de  trois  ou  quatre  pieds,  tout  rigide,  et  surmonté 
de  cette  tête  carrée,  aux  terribles  protubérances  des 
mâchoires,  lui  donnant,  à  contre-jour,  l'apparence 
d'un  formidable  serpent  d'airain. 

Mais  il  est  six  heures.  Voilà  une  heure  et  demie, 
que  le  boa  cherche  la  tête  de  l'agneau,  distrait,  dit 
l'homme  Jardin  des  Plantes,  par  le  monde  qui  l'en- 
toure. Ça  peut  être  encore  long,  ma  foi,  je  m'en  vais. 


Mardi  16  juin.  —  Toutes  les  fois  que  j'ai  été  au 
Jardin  des  Plantes,  j'ai  été  frappé  de  la  rencontre, 
qu'on  y  fait  de  femmes,  bizarres,  originales,  excen- 
triques, exotiques,  inclassables,  et  que  le  contact 
avec  l'animalité  de  l'endroit  semble  disposer  aux 
aventures  de  l'amour  physique. 

Aujourd'hui  a  paru  Outamaro,  le  peintre  des  Mai- 
sons VERTES. 


Samedi  .20  juin.  — C'est  étonnant  comme  la  même 
situation,  en  des  temps  divers,  donne  lieu  aux  mêmes 


218  JOURNAL    DES     GONC'OURT. 

paroles.  Le  marquis  de  Varennes  racontait,  ce  soir, 
chez  Gavarni,  que  son  grand-père  ou  son  grand- 
oncle,  emporté  tout  enfant  dans  les  bois,  à  un 
moment  de  la  Terreur,  avait  dit  timidement  : 
<(  Puis-je  parler  ici  ?  »  C'est  la  même  parole  que 
celle  de  Léon  Daudet,  lors  de  l'invasion  de  la  mai- 
son de  Ghamprosay  disant  :  «  Puis-je  me  réveiller 
maintenant?  » 

Le  marquis  de  Varennes  disait  aussi  que  l'.expres- 
sion  populaire  :  «  Ne  crie  donc  pas  comme  ça,  tu 
vas  nous  faire  prendre  !  »,  était  une  expression  venant 
de  la  Terreur. 


Dimanche  21  juin.  —  Hermant  qui  arrive  de  Mos- 
cou, disait  assez  spirituellement,  et  peut-être  assez 
justement  des  Russes  :  «  Oui,  ils  sont  charmants, 
mais  un  peu  étonnés  de  la  grandissime  sympathie 
qu'ils  trouvent  chez  nous  pour  eux.  sans  l'éprouver 
pour  nous!  » 


Jeudi  35  juin.  — Quelqu'un  de  bien  renseigné,  me 
parlant  des  fonds  secrets,  m'apprenait  qu'il  n'y 
avait  pas  seulement  le  mandat  jaune,  qui  exigeait  une 
signature,  et  où  la  signature  certifiait  la  somme  don- 
née, mais  qu'il  y  avait  l'argent  d'un  certain  tiroir  du 
ministère,  donné  de  la  main  à  la  main,  et  quil  croyait 


ANNEE    1891.  249 

èlrt}  l'argent  avec  lequel  vivaient  deux  ou  trois  hom- 
mes politiques  :  argent  dont  le  ministre  ne  spécifie 
la  destination  que  sur  une  feuille  de  papier,  qu'il  met 
sous  les  yeux  du  Président  de  la  République,  lors- 
qu'il quitte  le  ministère.  Et  le  papier  est  déchiré  ou 
brûlé  dans  la  visite. 


Mardi  .'W  Juin.  — C'est  curieux  ces  moments  d'en- 
ragement,  tout  pleins  en  leurs  ardeurs  batail- 
leuses d'une  heure,  de  plans,  de  projets,  de  combi- 
naisons agressives,  puis  l'heure  passée,  ces  fièvres 
cérébrales  sont  mortes,  éteintes,  et  c'est  en  vous 
une  aspiration  à  la  bonasserie  d'une  vie  littéraire, 
n'apportant  aucun  embêtement. 

11  y  a  en  bas  de  mon  perron,  un  Amour  en  bronze, 
sur  un  piédestal  en  marbre  du  Languedoc.  Et  c'est 
un  amusant  spectacle,  par  ces  temps  de  chaleur,  de 
voir  la  petite  chatte  y  chercher  le  frais,  le  ventre" 
étalé  sur  le  marbre  aux  pieds  de  l'Amour.  Puis,  après 
une  longue  sieste,  et  force  bâillements  et  force 
étirements,  reprise  au  réveil  de  sa  folie  de  jouer  : 
la  voilà  s'adressant  à  l'enfant  de  bronze,  lui  fai- 
sant toutes  les  agaceries  possibles,  et  se  remet- 
tant un  moment  le  ventre  au  frais,  et  revenant 
encore  une  fois  à  l'Amour,  et  cette  fois,  dépi- 
tée, découragée,  l'abandonnant  pour  tout  de  bon, 
en  passant  entre  ses  jambes,  avec  un  gros  dos  cour- 
roucé. 


250  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

Jeudi  2  juillet.  —  Dans  la  vie  littéraire,  il  y  a 
une  chose  délicate,  c'est  le  contact  avec  les  critiques 
éreinteurs  :  leur  faire  grise  mine,  ce  n'est  pas  dis- 
tingué, être  aimable  avec  eux,  ça  a  quelque  chose 
de  plat.  Aussi  je  veux  donner  de  mon  journal,  dans 
les  volumes  qui  paraîtront  encore,  donner  sur  Sarcey 
et  les  autres,  des  extraits  tels,  que  nous  puissions 
nous  donner  entre  gens  similairement  éreintés,  des 
poignées  de  main,  d'égaux  à  égaux. 


Vendredi  3  juillet.  —  En  littérature,  je  crois  qu'il 
est  possible  à  un  homme,  non  doué  littérairement, 
d'acquérir  un  certain  tact  de  la  matière.  Mais  en 
musique  et  en  peinture,  le  non  doué  musicalement 
ou  picturalement  est  condamné  à  n'avoir  jamais  le 
sentiment  intelligemment  raffiné  de  la  musique  ou 
de  la  peinture.  Ce  sont  des  choses  si  subtiles,  qu'un 
son,  qu'un  ton.  Et  quant  à  la  peinture,  c'est  de  la 
blague  :  le  sentiment,  l'esprit,  l'ingénuité,  l'honnê- 
teté, toutes  ces  qualité  s  inventées  par  lesThiers,  les 
Guizot,  les  Taine,  tous  ces  professeurs  de  peinture 
qui  n'auraient  pas  été  foutus  de  reconnaître  la  plus 
ignoble  copie  d'un  original.  Il  n'y  a  en  peinture  que 
la  tonalité  et  la  beauté  de  la  pâte. 


Samedi  4  juillet.  —  Dans  une  coupe  à   saké,  en 


ANNEE    1S91.  231 

laque  rouge,  je  trouve  une  petite  Japonaise,  d'après 
l'idéal  de  beauté  rêvé  par  ce  peuple  :  la  femme  ayant 
les  cheveux  noirs,  du  noir  de  la  laque  dont  ils  sont 
faits,  et  le  visage  ciselé  dans  un  morceau  de  nacre, 
apparaissant  en  une  blancheur  transparente. 


Lundi  6  juillet.  —  Au  Musée  Guimet.  Tout  en  me 
montrant  la  malle  de  voyage  de  je  ne  sais  quel  an- 
tique shogun,  contenant  les  armoiries  des  grands 
feudataires  du  Japon,  et  lenombre  de  sacsde  riz  que 
produit  chacune  de  leurs  provinces: malle  qui  était 
pour  lui  un  mémento  pour  l'établissement  de  l'impôt, 
le  fondateur  du  Musée  me  conte  ceci  :  Il  avait  fait 
venir  un  bonze  de  Ceylan,  qui  du  moment  qu'il 
n'a  plus  porté  le  vêtement  de  prêtre,  ne  s'est  plus 
senti  un  pratiquant,  n'a  plus  prié,  et  dans  le  vide  de 
l'occupation  de  ses  prières,  a  été  pris  d'un  ennui 
formidable,  si  formidable,  qu'un  jour  voyant  passer 
une  procession,  et  étant  témoin  de  la  vénération, 
dont  était  entouré  lo  porteur  du  Saint-Sacrement, 
il  avait  été  repris  du  désir  des  pratiques  religieuses, 
du  désir  de  prier,  si  bien  qu'il  s'était  fait  catho- 
lique, et  s'il  vous  plaît,  un  catholique  exalté,  pas- 
sant toute  sa  vie  dans  les  églises,  en  sorte  que 
M.  Guimet  avait  été  obligé  de  le  renvoyer,  parce 
qu'il  ne  lui  était  d'aucune  utilité  pour  les  recher- 
ches sur  les  religions  de  l'Orient,  et  qu'il  n'tHait  au 
fond  qu'un  sacristain. 


252  JOURNAL  DES  GONCOUKT. 

Mardi  7  juillet.  —  Visite  à  Robert  de  Montesquiou. 

Un  rez-de-chaussée  de  la  rue  Franklin,  percé  de 
hautes  fenêtres,  aux  petits  carreaux  du  xvii"  siècle, 
donnant  à  la  maison  un  aspect  ancien.  Un  logis  tout 
plein  d'un  méli-mélo  d'objets  disparates,  de  vieux 
portraits  de  famille,  de  meubles  Empire,  de  kaké- 
monos japonais,  d'eaux-fortes  de  Wbistler. 

Une  pièce  originale  :  le  cabinet  de  toilette,  au  tu  b  fait 
d'un  immense  plateau  persan,  ayant  à  côté  de  lui  la 
plus  gigantesque  bouilloire  en  cuivre  martelé  et  re- 
poussé de  l'Orient  :1e  tout  enfermé  dans  des  portières 
en  bâtonnets  de  verre  de  couleur.  Une  pièce  où  l'hor- 
•  tensia,  sans  doute  un  souvenir  pieux  de  la  famille 
pour  la  reine  Hortense,  l'hortensia  est  représenté  en 
toutes  les  matières,  et  sous  tous  les  modes  de  la 
peinture  et  du  dessin,  et  au  milieu  de  ce  cabinet  de 
toilette,  une  petite  vitrine  en  glace,  laissant  aperce- 
voir les  nuances  tendres  d'une  centaine  de  cravates, 
au-dessous  d'une  photographie  de  Larochefoucauld, 
le  gymnaste  du  cirque  Mollier,  représenté  sous  un 
maillot,faisantvaloir  SCS  élégantes  formes  éphébiques. 

Comme  j'étais  en  arrêt  devant  une  eau-forte  de 
Wbistler,  Montesquiou  me  dit  que  ^Yhistler  est  en 
train  de  faire  deux  portraits  de  lui  :  l'un  en  habit 
noir  avec  une  fourrure  sous  le  bras,  l'autre  en 
grand  manteau  gris,  au  col  relevé,  avec  au  cou  un 
liséré  de  cravate,  d'une  nuance,  d'une  nuance  qu'il 
ne  dit  pas,  mais  dont  son  œil  exprime  la  couleur 
idéale. 

Et  Montesquiou  est  très  intéressant  à  entendre  dé- 


ANNEE    1891.  2:.;'. 

velopper  la  façon  de  peindre  de  Whistler,  auquel  il 
a  donné  dix-sept  séances,  pendant  un  mois  de  sé- 
jour à  Londres.  L'esquisse,  ce  serait  chez  Whistler, 
une  ruée  sur  la  toile  :  une  ou  deux  heures  de  fièvre 
folle,  dont  sortirait  toute  construite  dans  son  enve- 
loppe, la  chose...  Puis  alors  des  séances,  des  longues 
séances,  où  la  plupart  du  temps,  le  pinceau  appro- 
che de  la  toile,  le  peintre  ne  posait  pas  la  touche  au 
bout  de  son  pinceau,  et  le  jetait  ce  pinceau,  et  en 
prenait  un  autre  —  et  quelquefois  en  trois  heures 
posait  une  cinquantaine  de  touches  sur  la  toile  — 
«  chaque  touche,  selon  son  expression,  enlevant  un 
voile  à  la  couverte  de  l'esquisse  ».  Oh!  des  séances, 
où  il  semblait  à  Montesquiou,  que' Whistler,  avec  la 
fixité  de  son  attention,  lui  prenait  sa  vie,  lui  pompait 
quelque  chose  de  son  individualité,  et  à  la  fin,  il  se 
sentait  tellement  aspiré,  qu'il  éprouvait  comme  une 
contracture  de  tout  son  être,  et  qu'heureusement  il 
avait  découvert  un  certain  vin  de  coca,  qui  le  remet- 
tait de  ces  terribles  séances. 

Là-dessus,  entre  la  comtesseGreffulhe,  et  la  con- 
versation va  à  la  femme  du  temps  passé,  et  Montes- 
quiou en  parle  avec  le  tact  et  la  grâce  d'un  descen- 
dant d'une  vraie  vieille  famille,  rappelant  les  bandeaux 
de  cheveux  bravement  gris  de  sa  grand'mère,  où  des 
fleurs  de  sureau  s'arrangeaient  si  bien  avec  sa  vieil- 
lesse. Et  il  conte  cette  anecdote  sur  cette  grand'- 
mère. Lors  d'un  mariage  d'une  de  ses  belles-filles, 
elle  demande  à  une  autre  belle-fille  de  lui  prêter  un 
manteau,  avouant,  que  si  près  de  mourir,  elle  re- 

22 


251  .lOURNAL    DKS    GOXCOUKT. 

gardait  à  cette  dépense.  Puis,  trouvant  le  manteau  à 
son  gré,  elle  le  gardait,  disant  à  la  propriétaire  du 
manteau,  que  pour  la  dédommager  du  prêt,  elle  prît 
la  petite  table  qui  était  là,  et  que  sa  belle-fille  trou- 
vait jolie.  Or,  cette  petite  table  serait  le  plus  merveil- 
leux meuble,  comme  bronze  ciselé  du  xviir  siècle,  et 
appartiendrait  aujourd'hui  à  la  comtesse  de  Beau- 
mont. 

Montesquiou,  disons-le  bien  haut,  n'est  point  du 
tout,  le  des  Esseintes  de  Huysmans,  s'il  va  chez  lui 
un  coin  de  toquage,  le  monsieur  n'est  jamais  carica- 
tural, et  s'en  sauve  toujours  par  la  distinction. 
Quant  à  sa  conversation,  sauf  un  peu  de  manié- 
risme dans  l'expression,  elle  est  pleine  d'observa- 
tions aiguës,  de  remarques  délicates,  d'aperçus 
originaux,  de  trouvailles  de  jolies  phrases,  et  que 
souvent  il  termine,  il  achève  par  des  sourires  de 
l'œil,  par  des  gestes  nerveux  du  bout  des  doigts. 

—  Qu'est-ce  que  vous  dites,  monsieur  de  Goncourt, 
de  la  surprise  qui  m'arrive?  me  jette  la  comtesse 
GrefFulhe. 

Et  elle  nous  raconte  ceci.  A  propos  d'un  bal, 
où  elle  devait  aller  en  Diane,  on  lui  a  parlé  d'un 
buste  de  Diane  de  Houdon,  que  possédait  un  de  ses 
voisins  de  campagne,  où  elle  trouverait  sa  coiffure. 
Elle  va  voir  ledit  buste,  placé  au  milieu  d'une 
chambre  remplie  de  fleurs  :  une  vraie  chapelle 
ayant  pour  desservants,  un  vieux  ménage  soigné 
dans  sa  vieillesse,  comme  la  comtesse  n'en  a  jamais 
vu.  Des  rapports  s'établissent  entre  la  comtesse  et  le 


ANNKE    IS'JI.  2i5 

vieux  ménage.  La  vieille  femme  meurt.  La  comtesse 
écrit  une  lettre  de  condoléances  attendries  au  mari, 
et  elle  apprend  qu'il  a  passé  la  nuit  à  se  promener, 
sa  lettre  à  la  main.  Des  années  se  passent.  Le  vieux 
bonhomme  meurt  ces  temps-ci.  Et  la  comtesse  ap- 
prend que,  comme  remerciement  de  sa  lettre,  il  lui 
lègue  dans  son  testament  le  fameux  buste,  dont  il 
avait  refusé  cent  mille  francs. 

Et  l'on  va  faire  le  tour  du  petit  jardin,  du  jardin 
comme  au  haut  d'une  fortiflcation,  du  jardin  domi- 
nant le  Paris  de  la  rive  gauche,  et  terminé  par  une 
serre-bibliothèque  des  livres  préférés  par  Montes- 
quiou,  en  même  temps  qu'un  petit  musée  des  por- 
traits de  leurs  auteurs,  parmi  lesquels  mon  frère  et 
moi,  nous  figurons  entre  Swinburne  et  Baudelaire: 
un  petit  jardin  fantastique  qui  a  pour  arbres  une 
douzaine  de  ces  chênes  et  de  ces  thuyas  en  pot,  que 
Montesquieu  a  achetés  à  l'exposition  japonaise,  ar- 
bres nains  qui  ont  cent  cinquante  ans,  ot  qui  sont 
de  la  taille  dun  chou-fleur,  et  sur  la  cime  desquels, 
on  est  tenté  de  passer  la  caresse  de  lamain,  comme 
sur  le  dos  d'un  chat,  d'un  chien. 


Lundi  13  juillet, —  Très  malheureux  les  nerveux 
en  leurs  amitiés.  Dans  la  préoccupation  d'un  ami, 
dans  sa  mélancolie  ils  se  figurent  une  baisse  de  son 
affection,  un  refroidissement;  et  ce  sont  à  ce  sujet, 
d'absurdes  circumvagations  de  la  cervelle,  et  d'im- 
béciles imaginations. 


2J0  JOURNAL  DES  GONCOURT. 

Mardi  i 4  juillet. —  Une  femme  faisait,  devant  mai, 
la  remarque  que  les  ménages  religieux  ne  pro- 
créaient jamais  dans  le  carême,  que  leurs  enfants 
dataient  presque  toujours  des  grandes  fêtes,  et  qu'il 
y  avait,  à  l'instar  des  œufs  de  Pâques,  beaucoup 
d'enfants  de  Pâques. 


Mercredi  1 5  juillet.  —  Aujourd'hui,  il  y  a  chez  les 
Daudet,  un  grand  dîner,  où  sont  invités  le  ménage 
Zola,  le  ménage  Charpentier,  et  Coppée. 

Entre  Zola.  Ce  n'est  plus  le  dolent,  le  geignard 
d'autrefois.  Aujourd'hui,  il  apporte  dans  sa  marche, 
dans  son  verbe,  quelque  chose  d'énergique,  d'àpre, 
presque  de  batailleur.  Et  dans  ses  paroles  revient,  à 
tout  moment,  le  nom  de  Bourgeois,  de  Constans, 
auxquels  il  a  écrit,  qu'il  a  vus,  accusant  chez  lui  un 
curieux  envahissement  de  l'ambition  politique. 

Bientôt  arrive  Coppée,  qui  vient  de  Gombs-la-Ville, 
d'un  petit  village  de  l'autre  côté  de  la  forêt  de  Senart, 
où  il  a  loué  cette  année.  Dans  la  peau  tannée  du 
poète,  la  clarté  aiguë  de  sa  prunelle  à  la  couleur  de 
l'eau  de  mer,  donne  à  ce  Parisien  la  physionomie  d  un 
vieux  loup  de  mer. 

On  s'est  assis  sur  la  petite  terrasse,  et  l'on  cause 
de  la  mauvaiseté  de  la  jeune  critique  à  notre  égard. 
C'est  l'occasion  pour  Zola  de  répéter  sa  phrase  : 
«  Qu'est-ce  que  ça  fait  les  éreintements?  Qu'est-ce 
que  ça  fait?  Rien  I  »  Et  il  déclare,  que  quant  à  lui,  ça 


ANNIOK    1S9  1.  25: 

l'intéresse,  et  que  c'est  pour  lui  une  petite  joie  de  sa- 
vourer, le  soir,  un  article  féroce  qu'il  a  entrevu  le 
matin.  Et  il  se  met  à  faire  une  profession  d'amour  à 
l'égard  de  ses  éreinteurs,  prenant  contre  nous  la  dé- 
fense des  décadents,  des  symbolistes,  cherchant  à 
leur  trouver  des  mérites,  et  s'attirant  par  ses  géné- 
reux efforts,  cette  jolie  blaguedeCoppée:  «  Comment, 
maintenant,  vous  Zola,  vous  vous  occupez  de  la  cou- 
leur des  voyelles!  » 

On  passe  à  table,  avec  delà  nervosité  montée  dans 
les  voix,  et  le  souflle  de  la  contradiction  dans  les  pa- 
roles. 

Là,  il  est  question  du  Rêve,  ce  qui  amène  Coppée 
à  demander  à  Zola,  s'il  a  vraiment  joué  de  la  clari- 
nette. Et  Zola  de  célébrer  la  clarinette,  et  de  procla- 
mer, que  c'est  l'instrument  qui  reprc'sente  l'amour 
sensuel,  tandis  que  la  flûte  représente  tout  au  plus 
l'amour  platonique.  «  Comme  le  hautbois  représente 
le  jJoysagr  iro)iiq}ie,^y ieiie  un  blagueur  dans  l'esthé- 
tique musicale  de  Zola,  qui  se  met  à  parler  longue- 
ment de  sa  toquade  actuelle  de  faire  un  livret  d'opéra 
en  prose,  et  de  la  belle  et  grande  chose  que  pourrait 
en  ceci  produire  l'union  de  la  littérature  et  de  l'art 
musical.  Ce  qui  fait  Daudet  s'écrier,  que  pour  les  gens 
qui  aiment  vraiment  la  musique,  la  musique  est  un 
art  qui  n'a  pas  besoin  de  raccommodage  d'un  autre 
art,  bien  au  contraire. 

Là-dessus,  à  la  suite  de  son  père,  le  jeune  Daudet 
déclare  sans  respect  pour  les  théories  de  Zola,  que 
la  symphonie  est  la  seule  forme  haute  delà  musique, 


258  JOURNAL    DES    GONCOURT. 

et  professe  très  éloquemment,  que  la  musique  ne 
doit  avoir  qu'une  action  auditive^  et  donner  un  plaisir 
des  sens,  s'étend  sur  Beethoven,  et  en  parle  un  long 
temps  en  passionné,  un  longtemps,  pendant  lequel 
Zola  garde  le  silence...  au  bout  de  quoi,  après  un 
profond  soupir,  et  avec  la  voix  presque  plaintive 
d'un  enfant,  il  laisse  tomber  :  ((  Pourquoi  voulez-vous 
contrarier  mon  projet  d'opéra?  » 

En  sortant  de  table,  la  discussion  va  delà  musique 
à  la  guerre  de  1870,  à  la  guerre  de  son  prochain  vo- 
lume. Sur  ce  qu'il  n'y  a  pas  de  cochoncetés  dans  son 
roman,  dit  Zola,  Magnard  aurait  été  tenté  de  publier 
son  roman  dans  le  Figaro,  mais  il  a  eu  peur  de  cette 
publicité!  Il  a  craint  l'effet  de  certains  chapitres  qui 
ne  paraîtraient  pas  assez  patriotiques,  il  a  craint 
l'ennui  d'une  description  de  bataille  ayant  deux  cents 
pages,  il  a  craint  la  diminution  de  la  vente  du  vo- 
lume par  la  publicité  du  feuilleton,  et  il  a  traité  avec 
la  Vie  pop  ut  ai  }-e. 

Puis  le  romancier,  amené  à  parler  de  ses  visites 
aux  académiciens,  nous  fait  un  tableau  gentiment 
drolatique  de  ses  entrevues  avec  les  académiciens 
hostiles  à  sa  candidature. 


Jeudi  i  6  juillet.  —  La  vie  chez  les  civilisés.  Le  col- 
lège jusqu'à  dix-huit  ans_,  puis  une  carrière  d'exa- 
mens jusqu'à  vingt-cinq  ans.  La  moyenne  de  la  vie 
est  de  quarante  ans.  C'est  vraiment  trop  d'humanités 


ANNÉE    1891.  2ô9 

dans  la  vie  de  rimmanité,  et  un  jour  elle  retournera 
à  la  vie  sauvage,  à  la  vie  agricole  et  chasseresse,  ;\ 
la  vie  des  temps,  où  l'homme  vivait  réellement  les 
années  qu'il  passait  sur  cette  planète. 

Halperine  Kaminsky,  le  Russe  traducteur  de  ses 
compatriotes,  nous  apprend  que  Dostoïevsky  était 
épileptique,  épileptique  comme  Flaubert.  Et  comme 
je  lui  parle  de  la  religion  des  Russes  pour  leurs  au- 
teurs, il  nous  conte  qu'à  l'enterrement  de  Dostoïevsky 
devant  l'affluence  et  le  recueillement  du  monde,  un 
moujik  avait  demandé  :  «  Est-ce  un  apôtre  ?  » 


Vendredi  17  juillet.  — Dans  la  promenade  de  ce 
matin,  Daudet  me  demandait,  si  mon  frère  avait  été 
tourmenté  par  l'au-delà  de  la  vie.  Je  lui  répondais 
que  non,  et  que  pendant  sa  maladie,  il  n'avait  pas 
une  seule  fois  fait  allusion  à  cet  au-delà,  dans  ses 
conversations. 

Alors  Daudet  me  demandait  quelles  étaient  mes 
convictions  à  ce  sujet,  et  je  luirépondais  que  malgré 
tout  mon  désir  de  retrouver  mon  frère,  je  croyais 
après  la  mort  à  l'anéantissement  complet  de  l'indi- 
vidu, que  nous  étions  des  êtres  de  rien  du  tout,  des 
éphémères  de  quelques  journées  de  plus  que  ceux 
d'une  seule  journée,  et  que  s'il  y  a  un  Dieu,  c'était 
lui  imposer  une  comptabilité  trop  énorme,  que  celle 
occasionnée  par  une  seconde  existence  de  chacun  de 
nous.  Et  Daudet  me  disait  qu'il  pensait  tout  comme 


260  "  JOURNAL   DES    GONCOUKT. 

moi,  et  qu'il  y  avait  dans  ses  notes,  un  rêve,  où  il 
traversait  un  champ  de  genêts,  aux  petits  sons  cré- 
pitants des  cosses  qui  crevaient,  et  il  comparait  ces 
éclatements  à  nos  vies. 


Samedi  J  S  juillet.  —  Au  moment  de  se  coucher, 
pendant  que  Daudet  soutenait  que  le  talent  n'était 
rien  qu'une  intensité  dévie,  un  mélancolique  cri  de 
crapaud  le  faisait  revenir  à  la  fabrique  de  son  père, 
où  les  ouvriers  s'amusaient  à  mettre  un  crapaud  sur 
une  planche  basculante,  et  avec  un  coup  de  bûche 
sur  la  planche,  on  le  lançait  dans  l'air,  et,  disait 
Daudet,  la  pauvre  bestiole  poussait  un  cri  dans  les 
étoiles,  et  retombait  escrabouillée  sur  le  sol. 


Mardi  ?/  juillet.  — Une  histoire  du  grand  empe- 
reur, il  faudrait  qu'elle  fût  faite  par  un  historien,  qui 
aurait  à  la  fois  un  cerveau  à  la  Michelel  et  à  la 
Carlyle. 


.Jeudi  23  juillet.  —  Après  la  lecture  de  la  bataille 
d'Eylau,dans  Marbot,  et  ce  que  le  général  raconte 
du  mépris  de  la  mort  et  du  dévouement  à  l'Empe- 
reur, nous   constations,  Daudet  et  moi,  qu'il   y  a 


ANNEE    1891,  261 

dans  le  monde  bien  autrement  du  dévouement  pour 
un  homme  que  pour  une  idée. 

En  nous  promenant  avant  dîner,  Rodin  me  parle 
de  son  admiration  pour  les  danseuses  javanaises, 
et  des  croquis  qu'il  a  faits  d'elles,  croquis  rapides, 
pas  assez  pénétrés  de  leur  exotisme,  et  qui  ont 
quelque  chose  d'antique.  Il  cause  aussi  d'études 
semblables  sur  un  village  japonais,  transplanté  à 
Londres,  où  se  voyaient  également  des  dan- 
seuses japonaises.  Il  trouve  nos  danses  trop  sau- 
tillantes, trop  brisées,  tandis  que  dans  ces  danses, 
c'est  une  succession  de  mouvements  engen- 
drant et  produisant  un  serpentement,  une  ondu- 
lation. 

Nous  recausons  après  dîner  avec  Rodin,  et  je  lui 
dis  que  l'œil  de  l'Europe  ancienne  et  moderne  était 
et  est  resté  plus  sensible  à  la  ligne  qu'à  la  couleur, 
et  je  lui  donnai  cet  exemple  des  vases  étrusques 
dont  toute  la  beauté  vient  de  la  silhouette  des  figu- 
rines, tandis  que  dans  la  céramique  de  la  Chine  et 
du  Japon,  c'est  avant  tout  la  tache  colorée  qui  en 
fait  la  beauté. 


Sa7nedi  /""'  aoiit.  —  Demain  c'est  la  fête  de  Daudet, 
mais  on  la  lui  souhaite  aujourd'hui,  où  le  jeune  mé- 
nage est  venu  dîner. 

Et  à  peine  sorti  de  table,  dans  cette  maison  à 
l'atmosphère  littéraire,   on  cause  poésie  ancienne 


262  JOURNAL    DES    G  ON  COU  HT. 

et  grâce  à  la  mémoire  admirable  de  Léon,  c'a  été  la 
curieuse  pièce  de  Villon  : 

Comme  je  suis  povrctte  et  ancienne, 
Ni  rien  ne  sais.... 

Puis  la  mélancolique  pièce  de  Ronsard  sur  la  vieille 
maîtresse  : 

Quand  vous  serez  bien  vieille,  au  soir,  à  la  cliandelle... 
Assise  au  coin  du  feu,  devisant  et  lilant. 

Puis  la  glorieuse  pièce  de  Malherbe,  où  il  se  tresse 
des  couronnes  : 

Mais  trois  ou  quatre  seulement 
Au  nombre  desquels  on  me  range, 
Savent  tresser  une  louange 
Qui  demeure  éternellement. 

Je  crois  qu'à  l'heure  présente,  il  y  a  peu  de  fêtes 
d'écrivain,  oii  l'on  fête  de  si  haute  littérature,  et 
c'était  charmant,  l'espèce  de  griserie  poétique  qui 
nous  avait  tous  pris,  hommes  et  femmes. 


Jeudi  6  août.  —  Oui,  œil  énigmatique,  œil  de 
sphinx  que  l'œil  du  chat,  œil  qui  n'est,  pour  ainsi 
dire,  qu'une  réverbération  verte,  ne  s'éclairant  par 
aucune  des  tendresses  humaines  du  regard  d'un 
chien  et  même  des  autres  bêtes,  œil  mystérieux,  avec 
sa  pupille  en  forme  de  lettre  magique,  changeante 


ANXÉE    1S9I.  293 

à  toutes  les  heures,    œil   renfermant  de  l'inconnu, 
œil  inquiétant,  quand  il  vous  observe  et  vous  scrute, 


Mercredi  12  août.  —  J'étais  en  train  de  travailler, 
quand  Groult  a  fait  irruption  chez  moi,  et  maigre' 
ma  résistance,  m'a  emmené  chez  lui,  pour  voir  son 
Turner. 

Eh  bien,  cette  demi-journée  perdue,  je  ne  la  re- 
grette pas,  car  ce  tableau  est  un  des  dix  tableaux  qui 
ont  donne'  à  mes  yeux  la  grande  joie,  car  ce  Turner, 
c'estdel'oren  fusion, avecdans  cet  or  une  dissolution 
de  pourpre.  Un  tableau  devant  lequel  est  tombé  en 
extase  le  peintre  Moreau,  qui  ne  connaissait  pas 
même  Turner  de  nom.  Ah  !  cette  Sainte ,  ce  palais  des 
Doges,  cette  mer,  ce  ciel  aux  transparences  roses 
dune  amalgatolithe  :  tout  cela  comme  vu  dans  une 
apothéose  de  pierres  précieuses  ;  et  de  la  couleur, 
par  larmes,  par  coulées,  par  congélations,  telles 
qu'on  en  voit  sur  les  flancs  des  poteries  de  l'extrême 
Orient.  Pour  moi  c'est  un  tableau  qui  al'airpeintpar 
un  Rembrandt,  né  dans  l'Inde. 

Et  la  beauté  de  ce  tableau  est  faite  de  ce  qui 
n'est  prêché  dans  aucun  bouquin  théorique  :  elle 
est  faite  de  l'emportement,  du  tartouiUage,  de  l'ou- 
trance de  la  cuisine,  de  cette  cuisine,  je  le  répète, 
qui  est  toute  la  peinture  des  grands  peintres  qui 
se  nomment  Rembrandt,  Rubens,  Velasquez,  le 
Tintoret. 


201  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

JpAidi  13  août.  —  Il  faisait,  ce  jour  d'août,  une 
chaleur  écœurante,  où  la  fadeur  du  ruisseau  mon- 
tait dans  l'air  sans  souffle.  Me  trouvant  sur 'la  place 
Saint-Germain-l'Auxerrois,  je  songeais  tout  à  coup  à 
la  fraîcheur  de  la  salle  du  rez-de-chaussée  du  Lou- 
vre, en  face  de  moi,  à  ces  catacombes  de  la  vieille 
Egypte  pharaonique. 

Et  me  voilà  devant  le  colossal  spliinx  de  granit 
rose  de  l'entrée,  devant  cette  puissante  image  de  la 
royauté,  soudant  une  tête  d'homme  à  un  corps  de 
lion,  dont  les  pattes  reposent  sur  un  anneau  :  sym- 
bole d'une  longue  succession  de  siècles. 

C'est  un  Ramsès,  le  fils  de  celui  dont  le  nom  a  fait 
le  tour  du  monde  par  les  exploits  de  son  bi'as,  dont 
les  victoires  sculptées  ornent  les  murs  d'Ibsamboul, 
de  Louqsor,  du  Ramasseum,  et  pendant  que  mon 
esprit  est  à  sa  glorieuse  campagne  contre  les  peu- 
ples de  l'Asie  occidentale,  où,  séparé  de  son  armée, 
et  attaqué  par  un  corps  de  2  500  chars,  il  n'échappe 
à  la  mort  que  par  des  prodiges  de  valeur,  une  voix 
de  ventriloque,  une  voix  comique  de  Bridoux,  par- 
lant avec  un  gardien  de  la  permutation  d'un  cama- 
rade dans  une  brigade  du  Nord,  me  tire  de  ma  rêvas- 
serie, presque  colère,  et  me  chasse  plus  loin. 

Et  je  m'enfonce  au  milieu  de  ces  effigies  d'une 
humanité  antérieure  à  Jésus-Christ  de  2  500  ans,  je 
m'enfonce  parmi  ces  femmes  jaunes,  à  la  taille 
menue,  aux  hanches  peu  développées,  aux  cuisses 
•charnues,  à  la  chevelure  pareille  à  celle  de  la  fille  de 
Seti  II,  dont  le  noir  des  cheveux  était  le  noir  de  la 


ANNKE    1S91.  205 

nuit,  vêtues  d'une  robe-chemise  ouverte  en  triangle 
au  milieu  de  la  poitrine,  les  bras  ornés  de  bracelets 
composés  de  douze  anneaux,  et  qui,  coquetterie 
bizarre,  ont  le  dessous  des  yeux  maquillés  d'une 
bande  de  couleur  verte.  Je  m'enfonce  parmi  ces 
hommes,  aux  cheveux  tuyautés  tout  droits,  aux 
larges  épaules,  à  l'étroit  bassin,  à  la  peau  briquetée, 
vêtus  du  pagne  plissé,  appelé  schenti,  et  tenant 
entre  le  pouce  et  l'index  de  la  main  gauche  un  petit 
sceptre,  et  de  l'autre  un  bâton  d'honneur;  vêtus 
d'une  peau  de  panthère,  quand  ils  sont  des  prêtres. 

Et,  en  ces  matières  impérissables  du  basalte,  du 
granit,  semble  revivre  autour  de  moi  toute  l'Egypte 
pharaonique,  tout  le  monde  des  fonctionnaires  et 
des  courtisans  des  26  dynasties,  dans  l'emphase 
lapidaire  de  leurs  titres  et  de  leurs  charges. 

C'est  le  chef  des  voiles  du  roi;  —  c'est  le  chef  de  la 
maison  de  lumière,  le  chefde  l'équipement  des  jeunes 
soldats  ;  —  c'est  le  chef  des  conseils  du  roi  et  le  com- 
mandantdes  portes  ; —  c'est  le  «  chef  du  secret  pour 
proférerles  parolesdu  roi  »  ; —  c'est  «  les  yeuxduroi 
dans  toutes  les  demeures  »  (sans  doute  le  ministre 
de  la  police);  —  c'est  «  le  chef  des  mj'stères  du  ciel, 
de  la  terre  et  des  enfers,  l'écrivain  de  la  vérité  dans 
la  demeure  de  la  justice  »  ;  —  c'est  l'intendant  des 
constructions  du  roi;  —  c'est  le  chef  de  la  grande 
écurie  ;  —  c'est  le  basilicogrammate  de  la  table  du 
roi  (le  sommelier);  —  c'est  le  chef  du  gynécée 
royal  ;  —  c'est  «  le  scribe  de  l'oreille  du  roi  »  ;  — 
c'est  le  flabellifère  à  la  gauche  du  roi  ;  —  c'estleporte- 


26f)  .lOUKXAI.    DKS    GOXCOLHT. 

chasse-mouche  à  Va  droite  du  roi  ;  —  c'est  «  le  favo- 
risé du  roi  et  le  cher  à  son  cœur  »  ;  —  c'est  le  com- 
pagnon des  jambes  royales  du  seigneur  des  deux 
Pays. 

Etje  m'arrêtais  à  de  pins  humbles  représentations, 
à  celle  de  «  Técrivain  de  la  maison  des  chanteuses  « 
et  aussi  à  celle  de  cet  humble  fonctionnaire  de  l'in- 
térieur, Se-Kherta,  qui  dit  :  «  J'ai  donné  de  l'eau  à 
celui  qui  avait  soif  et  des  vêtements  à  celui  qui  était 
nu.  Je  n'ai  fait  aucun  mal  aux  hommes.  » 

Et  pendant  que  j'appartenais  tout  à  la  lecture  de 
ces  biographies  cîe  pierre,  et  qu'il  se  faisait  céré- 
bralement  en  moi  le  transport  qui  se  fait,  à  la  lec- 
ture d'un  livre,  parmi  les  personnages  et  les  milieux, 
de  ce  livre,  je  n'étais  plus  de  mon  temps,  je  n'étais 
plus  à  Paris.  Il  me  semblait,  d'après  la  belle  imagi- 
nation de  Carlyle,  avoir  été  jeté  de  par  l'espace  et 
le  temps,  dans  une  de  ces  étoiles  lointaines,  loin- 
laines,  lointaines,  oii  arrivait  seulement  aujourd'hui 
la  lumière  qui  éclairait  le  passage  de  la  mer  Rouge 
sous  Ramsès  II,  et  sa  vision  en  retard  de  milliers 
d'années. 

Mais  la  grande  clarté  de  midi  avait  envahi  la  salle 
du  rez-de-chaussée,  me  faisant  trop  matériellement 
visible,  ce  que  je  me  plaisais  à  voir  dans  le  vague, 
l'indéterminé,  la  pénombre  d'une  espèce  d'halluci- 
nation. Alors,  au  milieu  du  grand  escalier  montant 
au  fond  de  la  salle  devant  moi,  il  y  avait  un  pan 
d'ombrealtirant  pour  ma  rêverie.  J'y  allai,  me  retour- 
nant à  la  moitié  des  marches,  pour  jeter  d'en  haut  un 


ANNEK    1891.  267 

coup  tl'œil  sur  lu  salle  d'en  bas,  où  toutes  les  figura- 
tions de  vivants  sont  représentées  par  l'art  de  ce 
temps,  déjà  dans  la  raideur  et  l'ankylose  de  la  mort, 
de  cette  mort  aimée,  clioyée,  parée,  momifiée,  sau- 
vée si  élégamment  de  la  pourriture  et  du  ver,  —  et 
que  dans  cette  salle,  surmontent  à  droite  et  à  gauche, 
dans  leur  étrangeté  mystérieuse,  les  têtes  de  ces 
grandes  déesses  léontocéphales. 

Et  je  continuai  mon  ascension,  le  regard  attiré  sur 
les  murs,  par  de  petites  bandes  rousses,  effrangées 
comme  de  la  charpie  dans  des  cadres,  par  des  mor- 
ceaux de  papyrus  brûlés  par  le  naphtc  de  l'embau- 
mement, qui  me  rappelaient  à  la  fois  des  scories  de 
manuscrits  de  Pompéi,  conservées  dans  les  armoires 
du  Musée  de  Naples,etles  folioles  noirâtres  de  l'état 
civil  de  Paris,  me  pleuvant  sur  la  tête,  le  54  mai 
1871,  lors  de  ma  rentrée  dans  ma  maison  d'Auteuil. 

Et  m'approchant  de  plus  près,  je  lisais  au-dessous 
la  traduction  de  l'un  d'eux  :  Récompense  promise  pour 

UN  ESCLAVE  FUGITIF. 

Van  XXV,  le  XVI  d'Epiphi. 

Un  esclave  d'Aristogène,  fils  de  Chnislppe  d'Ala- 
banda,  député,  s'est  échappé. 

Use  nomme  Hermon,et  est  aussi  appelé  ISilos ;  Syrien 
de  naissance,  de  la  ville  de  Bambxjce;  environ  dix-huit 
ans,  taille  moyenne,  sans  barbe,  creux  au  menton,  signe 
près  de  la  narine  gauche,  cicatrice  au-dessous  du  coin 
gauche  de  la  bouche,  le  poignet  droit  marqué  de  lettres 
barbares  ponctuées. 

Il  avait  [quand  il  s'est  enfui)  une  ceinture  contenant 


208  JOURNAL  DES  CONCOURT. 

en  or  monnayé  trois  pièces  de  la  valeur  d  uns  mine, 
dix  perles,  un  anneau  sur  lequel  sont  un  lecijtlius  et 
des  slrigilles.  Son  corps  était  couvert  d'une  chlamyde 
et  d'un perizôma . 

Celui  qui  le  ramènera  recevra  2  talents  de  cuivre,  et 
3  000  drachmes  ;  celui  qui  indiquera  seulement  le  lieu 
de  sa  retraite,  si  c'est  dans  un  lieu  suc7'é,  J  talent  et 
2  000  drachmes, si  c'est  chez  un  homme  solvable  et  pas- 
sible de  la  peine,  3  talents  et  5  000  drachmes.  Si  l'on 
veut  en  faire  la  déclaration,  on  s'adressera  aux  em- 
ployés du  stratège. 

Oui,  c'est  tout  le  long  de  cet  escalier,  exposée  sur 
ces  fragments  de  papyrus,  toute  la  vie  civile  du  peu- 
ple du  rez-de-chaussée,  ce  sont  ses  contrats  de  vente 
{ses  écrits  d'oui),  ses  donations  avec  la  formule  :  Tu 
as  donné  et  mon  cœur  est  satisfait,  ses  partages,  ses 
prêts,  ses  inventa,ires,  ses  réclamations,  etc.,  etc. 

Et  je  lisais  encore  cette  Plainte  en  violation  de 

SÉPULTURE  : 

.1  Denis,  hipparque  des  hommes,  et  archiphylacile 
du  Péri-Thèhes,  de  la  part  d'Osoroéris,  fils  d'Horus. 

Je  porte  à  ta  connaissance  que  l'an  XXXl  V  du 
double  règne  de  Pkilométor  et  d'Evergète  II,  lo7'sque 
Lochus  est  venu  à  Diospolis-la-Grande ,  certaines  per- 
sonnes ont  envahi  l'un  des  tombeaux  qui  m'appar- 
tiennpnt  dans  le  Péri-Thèhes  ;  Payant  ouvert,  ils  ont 
dépouillé  quelques-uns  des  corj)s  qui  y  étaient  enseve- 
lis, et  en  même  temps  ont  emporté  tous  les  effets,  que 
j'y  avais  mis,  montant  à  la  somme  de  dix  talents  de 
cuivre. 


ANNEE    1891.  269 

//  rsl  orriv'  aussi  que,  comme  la  porie  fut  laissée 
toute  gronde  ouverte,  des  corps  en  bon  état  ont  beau- 
coup Siiuffert  de  la  part  des  loups,  qui  les  ont  en  partie 
dévorés. 

Puisque  f  intente  action  contre  Poëris  et  Phtônis 
son  fi'ëre,  je  demande  qu'ils  soient  cités  devant  toi, 
et  qu'après  m^r  examen,  on  rende  la  décision  conve- 
nable. 

Sois  heureux. 

Et  je  lisais  encore  ce  Contrat  de  mariage  que  je 
copiai  : 

L'an  XXXIII,  du  roi  Ptolémée,  fils  de  Ptolémée  le 
Dieu;  étant  Aetus,  fils  d'Apollonius,  prêtre  d'Alexan- 
dre et  des  deux  frères,  étant  Démétria,  fille  de  Dyonis- 
sos,  canéphore devant  Arsinoé  Philadelphe. 

Le  pasthophore  d'Ammon  Api,  de  la  partie  occiden- 
tale de  Thèbes.Pana  fils  de  Pc/ieleons,  dont  la  mère  est 
Tahet,  dit  à  femme  Takefem,  fille  de  Relon,  dont  la 
mère  est  Tanetem  :  Je  t'ai  acceptée  pour  femme.  Je 
t'ai  donné  I  argenleus  en  tout  pour  ton  don  de  femme. 
Que  je  te  demie  6  vingtièmes  d'artabes  par  jour,  3  hins 
d'huile  par  mois,  ce  qui  fait  par  an  36  hins  d'huile, 
1  a?'gentues  et  .2  dixièmes  pour  ta  toilette  d'une  année, 
I  dixième  d'argcnteus  en  sekels,  pour  ton  argent  de 
poche  par  mois,  ce  qui  fait  un  urgenteus  et  2  dixièmes 
pour  ton  argent  de  poche  d'une  année.  Ton  argent  de 
poche  d'une  anm'e  est  en  dehors  de  ton  argent  de  toilette. 
Que  je  te  le  domine  chaque  année;  à  toi  il  appartient 
d'exiger  le  payement  de  ton  argent  de  toilette  et  de  ton 

23. 


270  JOUUiNAI.    DES    TtON  (()  U  K 'I'. 

argent  de  poche  qui  doivenl  être  à  ma  charge.  'J'on  fils 
aîné  ;iiion  fils  aîné  sei^a  Vhérilier  de  lous  mes  biens  pré- 
sents et  à  venir.  Je  t'établirai  comme  femme.  Que  je 
te  méprise,  que  je  prenne  une  autre  femme  que  toi,  je  t  o 
donnerai  20  argenteus.  La  totalité  des  hiens  quelconques 
qui  sont  à  moi,  et  que  je  posséderai,  sont  en  garantie 
de  toutes  les  paroles  ci-dessus,  jusqu'à  ce  que  je  les  ac- 
cotnpiisse.  Les  écrits  que  m'a  faits  la  femme  Tahel, 
fille  de  Théos,  ma  mère,  sur  moitié  de  la  totalité  des 
biens  qui  appartiennent  à  Pchelcons,  fils  de  Pana,  C ap- 
partiennent ainsi.  Fils,  fille,  provenant  de  moi  qui  vou- 
drait Cinquiéter,  te  donnera  20  argenteus. 

A  écrit  le  scribe  des  hommes  de  Thèbos,  prêtre  d'Am- 
mon  Horpueler,  fils  de  Smin. 

Et  copiant  ce  papyrus,  j'avais  comme  le  sentiment 
de  m'être  endormi  dans  l'escalier,  de  m'être  assoupi 
dans  un  endroit  public,  et  de  faire  un  rêve,  oii  la 
galopade  de  deux  gamins  en  gros  souliers,  descen- 
dant les  marches  à  cloche-pied,  ou  la  bruyance  si- 
miesque  d'une  jeune  négresse  en  joie,  ou  la  disserta- 
tion, pleine  de  consonnes,  d'archéologues  tudesques, 
ou  le  regard  par-dessus  mon  épaule  d'un  Égyptien 
d'aujourd'hui,  coiffé  du  fez  classique,  ou  l'opoponax 
odorant  d'une  cocotte,  me  frôlant  de  l'envolée  du 
voile  de  son  chapeau,  ou  enfin  les  bruits,  les  par- 
fums, le  contact  des  gens  :  toutes  les  émanations 
modernes  de  la  vie  vivante  traversaient  légèrement 
mon  rêve  dans  le  vieux  passé,  sans  interrompre  mon 
ensommeillement. 


AN.NEE    1891.  271 

Samedi  /.)  août.  —  Aujourd'hui,  chez  les  Zeller,  le 
vieux  docteur  Blanche  parlait  curieusement  du  culte 
de  la  Vierge,  chez  rouvrièro.  11  disait  être  monté, 
rue  du  Bac,  chez  une  ouvrière  contrefaite,  ayant  une 
maladie  du  cœur,  très  avancée,  et  autour  du  lit,  oii 
elle  était  couchée,  une  vieille  folle,  qui  était  sa  mère, 
dansait.  La  misérable  créature  avait  sur  sa  com- 
mode, une  vierge,  près  de  laquelle  une  veilleuse 
brûlait.  Voyant  un  moment  les  yeux  du  docteur  se 
tourner  vers  le  petit  plâtre,  d'un  geste  allant  de  sa 
mère  à  sa  triste  personne,  elle  disait  :  «  C'est  cela 
seul  qui  peut  me  faire  supporter  la  vie,  la  vie  telle 
que  je  l'ai  !  » 

Il  trouva  une  autre  fois,  une  ouvrière,  également 
contrefaite,  également  malade  du  cœur,  dont  la  petite 
vierge  était  tout  entourée  de  fleurs,  et  qui  lui  disait 
avec  passion  :  «  Oui,  c'est  mon  aide,  mon  secours  en 
ce  bas  monde!  » 

Oh  lies  cochons, que  ces  gouvernants  qui  travaillent 
à  tuer  la  foi  chez  ces  pauvres  diablesses,  auxquelles 
ils  n'assurent  pas  le  paradis  sur  la  terre,  et  dont  ils 
se  fichent  pas  mal  avec  leur  fraternité,  écrite  en  gros- 
ses lettres,  sur  la  pierre  de  leurs  ministères. 


Dimanche   J 6  août.  —  Départ  pour  Jeand'Heurs. 

A  Saint-Dizier.  Un  chauffeur  d'un  train  qui  passe 
à  un  chauffeur  d'un  train  arrêté  :  «  Pas  le  temps  d'ar- 
roser seulement  sa  casquette  I  » 


•272  JOURNAL    DES    GONCOUKT. 

Causant  avec  Marin,  des  canailleries  financières  de 
l'heure  présente,  il  me  dit  :  «  Je  rencontre,  un  jour 
de  ces  dernières  années,  quelqu'un  que  je  ne  te  nom- 
merai pas.  Lui,  l'homme  calme  je  le  trouve  tout  à 
fait  en  colère.  Je  lui  demande  ce  qu'il  a.  Et  voici  ses 
paroles  textuelles  :  «  Je  sors,  avec  deux  collègues, 
d'examiner  les  comptes  de  l'isthme  de  Panama... 
écoutez...  quatorze  cents  millions  ont  été  dépensés... 
eh  bien,  quatre  cents  millions  ont  été  dépensés  dans 
l'isthme...  il  y  a  un  milliard  qu'on  ne  retrouve  pas... 
il  est  impossible  qu'on  ne  poursuive  pas  Lesseps.  » 

Puis  causant  des  clubs  d'une  manière  générale. 
Marin  me  disait,  que  pour  y  entrer  tout  de  ^o,  il  fallait 
s'y  présenter  très  jeune,  parce  qu'un  homme,  qui 
jouit  à  Paris  d'une  certaine  notoriété,  s'est  fait  nom- 
bre d'ennemis  à  quarante  ans,  et  est  presque  assuré 
de  plus  de  boules  noires  qu'il  n'en  faut  pour  être  re- 
fusé. 


Jeudi  27  aoûl.  —  Les  arbres,  tels  que  je  les  vois 
avec  mon  œil  de  myope,  à  travers  mon  lorgnon  n"  12, 
ne  ressemblent  en  rien  aux  arbres  peints,  dans  les 
tableaux  anciens  et  modernes.  Car,  les  arbres  que 
je  vois,  sont  plutôt  avec  le  fourmillement  de  la  feuil- 
lée,  les  arbres  de  la  photographie,  ou  encore  les 
arbres  des  petites  eaux-fortes  de  Fragonard,  oii  ce 
fourmillement  de  la  feuillée  est  rendu  par  le  gri~ 
f/)wtis  du  travail. 


ANNEE    1891.  273 

Mercredi  2  septembre.  —  Le  banquier  M***,  auquel 
on  demandait  pourquoi  les  banquiers  ne  faisaient 
plus  d'emprunts,  répondait,  «  parce  que  les  bénéûces 
que  les  banquiers  pouvaient  faire  dans  un  emprunt, 
étaient  maintenant  mangés  par  l'arrosage  de  la 
presse^  » 

L'intérêt  de  l'argent  prêté  par  un  banquier  avec 
l'agio,  la  commission,  revient  à  12  p.  100.  Voici  une 
de  ces  choses  qu''il  serait  pour  tout  le  monde  de  la 
plus  grande  utilité  de  savoir,  et  que  personne  ne  dit 
ou  n'imprime,  et  que  très  peu  de  personnes  savent. 


Lundi  7  soplembre.  —  Sait-on  que  dans  les  cou- 
vents, il  est  permis  aux  religieuses  d'avoir  des  chats, 
mais  qu'il  leur  est  défendu  d'avoir  des  chattes.  Les 
umoiirs  des  chats  étant  extérieurs  ne  leur  tombent 
pas  sous  la  vue,  tandis  qu'on  craintque  la  grossesse, 
la  mise  bas,  la  maternité  des  chattes,  puissent  éveil- 
ler la  curiosité  de  l'amour  chez  ces  femmes.  C'est 
ce  que  m'affirme  une  jeune  fille,  qui  a  passé  deux 
ans,  dans  un  couvent  de  Rouen. 


Mercredi  9  septembre.  —  Ces  nuits-ci,  ou  dans  la 
journée,  je  pêche  beaucoup  à  la  ligne,  quand  je 
ferme  les  yeux  avant  de  m'endormir,  j'ai  dans  ma 
rétine,  le  bouchon  de  ma  ligne  avec  le  blanc  de  la 


271  JOURNAL  DES  CONCOURT. 

plume,  le  rouge  du  liège,  et  les  transparences  de  la 
rivière  coulant  sur  les  herbes,  et  la  ride  de  l'eau 
quand  ça  commence  à  piquer,  et  la  fuite  et  le  plon- 
gement  et  la  disparition  du  bouchon  dans  les  pro- 
fondeurs sous-marines.  C'est  extraordinaire,  mon 
œil  a  été  transformé  en  un  cliché  de  photographie 
coloriée,  et  aucun  spectacle  de  ce  monde  ne  laisse 
en  moi  une  image  pareille.  Pourquoi  une  figure 
aimée,  souvent  regardée,  ne  revient  pas,  précisée, 
arrêtée,  lignée,  dans  votre  œil,  comme  ce  bouchon 
de  lièffe. 


Vendredi  1 1  septembre.  —  Dans  la  bataille  litté- 
raire du  moment,  onn'apas  dit  — ce  que  j'ai  affirmé 
à  propos  de  Flaubert  —  que  le  grand  talent  en 
littérature  était  de  créer,  sur  le  papier,  des  êtres 
qui  prenaient  place  dans  la  mémoire  du  monde, 
comme  des  êtres  créés  par  Dieu,  et  comme  ayant  eu 
une  vraie  vie  sur  la  terre.  C'est  cette  création  qui 
fait  l'immortalité  du  livre  ancien  ou  moderne.  Or 
les  décadents,  les  symbolistes  et  les  autres  jeunes, 
peuvent  avoir  mis  des  sonorités  dans  leurs  plaquettes, 
mais  jamais,  au  grand  jamais,  n'ont  déposé  làdedans, 
l'être  dont  je  parle  —  et  même  un  être  de  second, 
de  troisième  plan. 


Lundi   14  septembre.  —  Toute  la  soirée  d'hier, 
toute  la  matinée  d'aujourd'hui,  dans  des  recherches 


ANNEE    189  1. 


à  l'appui  de  ina  journée  du  13  août  dans  le  Musée 
Égyptien,  je  rencontre  le  dogme  de  l'immortalité  de 
l'âme  et  de  la  résurrection,  affirmé  par  tout  le  granit 
et  le  basalte  sculptés  de  l'Egypte.  Seulement  les 
Égyptiens  croyaient,  professaient,  que  ce  qu'il  y 
avait  d'immortellement  vivant,  dans  le  corp^  d'une 
femme  ou  d'un  homme  décédé,  entrait  dans  un  être 
naissant,  et  ([ue  lorsqu'il  avait  parcouru  tous  les 
animaux  de  la  terre,  de  la  mer,  de  l'air  —  ce  qui 
durait  3  000  ans,  —  ce  germe  immortel  rentrait  dans 
un  corps  humain. 


Vendredi  18  septembre.  —  Jeanne,  la  jeune  ma- 
riée, a  eu  une  crise  nerveuse,  cette  nuit,  et  Daudet 
qui  a  passé  une  partie  de  la  nuit  sur  pied,  a  été 
poursuivi  dans  son  insomnie  par  l'idée  d'une  pièce 
qu'il  me  conte,  ce  matin. 

Un  jeune  homme  fatigué,  lassé  de  la  vie,  revient 
dans  son  pays,  dans  la  Camargue,  avec  ses  fièvres  et 
ses  eaux.  Il  y  retrouve  comme  garde  de  marais,  un 
garçon  qui  a  été  élevé  avec  lui,  un  garçon  resté  sim- 
ple paysan,  et  marié  à  une  femme  de  sa  condition, 
mais  d'une  nature  délicate,  distinguée.  Le  jeune 
homme,  sans  aucun  amour  pour  elle,  sans  occupa- 
tion dans  sa  vie,  a  l'idée,  avec  l'assentiment  du  ma- 
ri, d'en  faire  quelque  chose,  de  lui  apprendre  à  lire, 
de  lui  donner  quelque  instruction,  et  là  dansl'éclair- 
cie  de  son  intelhgence,  il  songe  à  placer  la  phrase 


276  JOUKiNAL    DES    (1  0  N  ((J  L' i;  T. 

qu'il  a  entendu  dire  à  la  mère  de  Mistral,  après  une 
lecture  de  son  fils  :  «  Je  n'ai  pas  tout  compris,  mais 
fy  ai  vu  une  étoile.  » 

Là-dessus  arrive  passer  une  semaine  chez  lui,  une 
ancienne  maîtresse,  une  actrice  de  houi-hovi  qui  fait 
éclater  la  jalousie  de  la  femme  du  garde  de  marais, 
qui  aime  inconsciemment,  et  un  jour  se  refuse  à  pré- 
parer les  plats  du  Nord  que  veut  manger  l'autre.  C'est 
alors  que  le  mari,  d'abord  tout  heureux  et  tout 
fier  de  l'éducation  spirituelle  de  sa  femme,  vient 
trouver  le  jeune  homme,  et  lui  embrassant  les  mains 
lui  dit  :  '<  Monsieur  Henry,  il  faut  partir,  ma  femme 
ne  m'aime  plus.  » 

Et  le  jeune  homme  s'en  irait. 

Daudet,  là  dedans,  voudrait  montrer  l'intelligence 
apportant  le  malheur  dans  un  intérieur  tout  aimant, 
tout  heureux. 

Il  aurait  aussi  l'ambition  de  faire  cette  petite  pièce 
très  nature,  de  montrer  son  monde  au  milieu  d'an- 
guilles d'argent  frétillantes,  et  tout  grelottant  de 
fièvre,  comme  la  famille  qui  lui  sert  de  modèle  dans 
son  souvenir. 


Dimanche  20  septembre.  —  Dans  notre  promenade 
en  landau,  il  est  amusant  le  regard  de  Daudet^fouil- 
lant  pour  sa  «  Caravane  »  toutes  les  maisons  de 
paysans  et  de  petits  bourgeois,  et  cherchant  à  percer 
les  existences  qui  sont  derrière  ces  murs  :  «  Oui,  je 


ANNÉE    1801.  277 

les  habite  !  »  s'écrie-t-il.  Là-dessus  je  lui  dis  :  «  Pen- 
sez-vous que  dans  le  siècle  prochain,  il  y  aura  peut- 
être  des  appareils  pour  voir  tout  ce  qui  se  passe  der- 
rière ces  murs,  et  y  entendre  tout  ce  qui  s'y  dit.  »  Et 
en  effet  ce  sera  peut-être...  Le  miracle  de  l'instan- 
tané est  un  miracle  tout  aussi  étonnant  que  pour- 
raient être  ceux-ci. 


Mercredi  2S  septembre.  —  A  la  suite  d'une  pêche 
où  j'ai  reçu  sur  le  dos,  en  pleine  Seine,  un  tel  orage 
de  pluie  et  de  grêle,  qu'il  a  fallu  mettre  les  mains 
dans  mes  poches,  pour  qu'elles  ne  soient  pas  mises 
en  sang  par  les  grêlons,  j'ai  eu  ce  matin  une  crise 
hépatique,  douloureuse  en  diable. 


Jeudi  24  septembre.  —  Parlant  à  Daudet  de  l'opti- 
misme de  sa  femme,  je  lui  dis  :  «  Oui,  nous  deux, 
hélas  I  nous  voyons  les  choses,  le  jour,  comme  les 
autres  les  voient,  la  nuit,  dans  une  insomnie,  après 
un  cauchemar.  » 


Vendredi  25  septembre.  —  Ce  soir,  Valentin  Simond 
racontait  la  dernière  soirée  de  Delescluze^  oti  il  se 
faisait  accompagner  par  lui  au  Comité  de  Salut  pu- 


278  J  O  U  K  N  A  L    DKH    G  O  .N  C  U  L"  H  T. 

blic,  disant  qu'il  avait  besoin  de  causer  avec  un  ami, 
et  lui  confiant  dans  le  trajet,  qu'engagé  dans  une 
cause  qu'il  n'avait  pas  choisie,  il  ne  laisserait  pas 
une  mémoire  déshonorée,  et  qu'il  ne  lui  restait  plus 
qu'à  mourir,  ajoutant  que  la  République  était  déci- 
dément fondée,  et  qu'il  restait  assez  de  Jules  Simon 
pour  la  défendre.  Et  Bauër  racontait  son  départ  le 
lendemain,  et  sa  marche  aux  coups  de  fusil,  après 
avoir  pris  un  bol  de  bouillon,  que  lui  avait  donné  une 
ûllo  du  quartier,  ayant  une  réputation  dans  le  genre 
de  la  Goulue. 


Samedi  26  septembre.  —  Ce  soir,  le  jeune  Hugo 
qui  vient  de  passer  son  examen  de  fourrier,  et  qui  a 
une  permission  de  quatre  jours,  tombe  à  diner  chez 
Daudet.  Je  lui  fais  raconter  son  horrible  vie,  cette 
vie,  où  il  existe  encore  des  peines  corporelles  d'un 
code  du  temps  des  galères,  comme  la  double  boucle. 


Mardi  6  octobre.  — Trois  jours  avec  une  affreuse 
douleur  dans  le  côté.  Je  fais  venir  aujourd'hui  Mal- 
hené  qui  me  dit,  ce  que  je  pressentais,  que  j'ai  un 
zona,  auquel  se  mêle  toujours  un  douloureux  rhu- 
matisme intercostal. 


Dimanche  i  /  octobre.  —  Une  cousine  des  Daudet 
qui  vient  d'être  opérée  d'une  tumeur  intérieure,  chez 


ANNKK    is'.il.  279 

les  Bénédictines  de  la  rue  de  la  Sanlé(le  Saint-Jean- 
de-Dieu  pour  les  femmes),  exprimait,  la  veille  de 
Topéiation,  à  M'"'' Daudet,  l'horreur  qu'elle  éprouvait 
pour  tous  les  meubles  de  cette  chambre,  bien  certai- 
nement plusieurs  fois  habitée  parla  mort,  et  la  répu- 
gnance qu'elle  avait  à  toucher  à  cette  sonnette  du 
fond  du  lit,  pénétrée  pour  elle  de  la  sueur  des  mains 
d'agonisantes  qui  l'avaient  secouée. 


Jeudi  15  octobre.  —  Une  jeune  Roumaine  frappe 
à  ma  porte,  demandant  à  me  voir.  Sur  la  ré- 
ponse que  je  suis  sorti,  des  pleurs  lui  montent 
aux  yeux,  dans  l'impossibilité  qu'elle  a  de  repasser 
mercredi.  File  revient  quelques  minutes  après,  et 
dit  à  Pélagie  :  «  Est-ce  que  vous  ne  pourriez  pas 
me  donner  quelque  chose,  venant  de  M.  de  Con- 
court? »  Et  Pélagie  qui  ne  veut  pas  me  déranger,  lui 
donne  le  crayon,  avec  lequel  elle  fait  ses  comptes 
de  cuisine. 


Samedi  3 1  octobre.  —  Un  moi  s,  un  mois  entier,  où 
la  brûlure  de  mon  rhumatisme  intercostal  me  prive 
de  sommeil,  toutes  les  nuits. 

Alors  je  me  trouve  dans  la  journée  si  fatigué,  si 
las,  que  je  suis  obhgé  de  me  coucher,  ne  dormant 
guère  plus  le  jour  que  la  nuit,  mais  trouvant  un  repos 


280  .lOUKNAI.    DES    GOXCOURT. 

dans  l'horizontalité.  Et  toute  ma  distraction  nstdans 
ma  chambre  aux  volets  fermés,  et  où  les  tapisseries 
sontcomme  serréesdans  l'ombre,  d'étudierla  lumière 
sur  le  seul  panneau  où  filtre  un  peu  de  jour.  C'est  un 
médaillon,  où  une  bergère,  en  ce  costume  espagno- 
lisé,  mis  à  la  mode  par  Vanloo,  verse  d'une  fiasque 
un  verre  de  vin  à  un  berger,  à  la  culotte  jaune  soufre 
d'une  rose  Irémière,  dans  un  paysage  aux  arbres 
bleuâtres,  aux  lointains  couleur  crème.  Et  la  scène 
se  voit  dans  son  étroit  coup  de  jour,  comme  éclairée 
par  une  aube  lactée,  un  ensoleillement  doucement 
féerique,  un  rayonnement  de  midi  ayant  quelque 
chose  de  fantastique. 


Dimanche  /'"''  novembre.  —  Daudet  parlait  de  l'in- 
térêt d'un  livre,  qui  raconterait  l'enfance  et  la  jeu- 
nesse des  hommes  qui  ont  émergé.  Et  il  disait  son 
étonnement  do  la  ressemblance  de  sa  tumultueuse 
enfance  avec  celle  de  Byron,  quand  il  l'avait  lue  dans 
Taine.  Et  là-dessus  il  exprime  le  regret  d'avoir  écrit 
le  Petit  CnosE,  quand  il  l'a  écrit,  en  un  temps  où  il 
ne  savait  pas  voir.  Alors  je  lui  donnai  le  conseil  de 
refaire  le  livre,  comme  si  l'autre  n'existait  absolu- 
mentpas,  et  vraimentla  comparaison  serait  curieuse 
entre  ces  deux  livres  :  l'un  au  moment  où  l'observa- 
tion n'existait  pas  encore  chez  l'écrivain  ;  l'autre  au 
moment  ou  cette  observation  est  arrivée  à  la  per- 
spicacité aiguë. 


ANNEE    1891.  281 

Mardi  3  novembre.  —  Toujours  dos  nuits  sans 
sommeil,  toujours  un  coté,  dont  la  peau  semble  à  vif, 
avec  dedans,  de  temps  en  temps,  un  élancement  qui 
ressemble  à  la  piqûre  simultanée  de  .deux  ou  trois 
sangsues. 


Samedi  1  novembre .  —  Avant  les  tentatives  de 
l'impressionnisme,  toutes  les  écoles  de  peinture  de 
l'Europe  sont  noires,  sauf  la  peinture  française  au 
xviu''  siècle,  et  je  suis  persuadé  que  cette  peinture 
doit  sa  couleur  à  la  tapisserie,  aux  exigences  du 
coloris  que  demande  cet  art  industriel,  par  l'habi- 
tude qu'avaient  nos  peintres  de  ce  temps,  de  tra- 
vailler, plus  de  la  moitié  de  leur  temps,  pour  les 
manufactures  de  Beauvais  et  des  Gobelins. 


Dimanche  >'  novembre.  —  Quellaboratoire  de  men- 
songe que  les  journaux.  Je  ne  sais  quel  journal  cite 
parmi  les  tombes  délaissées,  la  tombe  de  mon  frère, 
juste  au  moment,  où  je  viens  de  faire  polir  une  dalle 
de  granit,  et  sceller  dessus  le  médaillon  du  cher  en- 
fant, exécuté  en  bronze,  cet  été,  par  le  sculpteur 
Lenoir. 


Lundi  9  novembre.  —  Une  femme  du  peuple  se  plai- 
gnant de  son  fils,  prés  de  la  buraliste  du  chemin  de 
fer:  «  Ah!on  peut  dire  qu'ilm'acoûté  delà  graisse!  » 


282  JOURNAL  DES  CONCOURT. 

Jeudi  13  novembre.  —  Sully  Prudhomme  dîne  cp 
soir  chez  Daudet.  Une  tête,  où  court  sur  la  tempe  une 
mèche  grise,  semblable  à  une  aile  d'oiseau  repliée, 
une  conversation  intelligente,  substantielle,  savante, 
aimant  le  mot  abstrait,  une  conversation  qu'on 
pourrait  qualifier  do  mystico-philosophique,  servie 
par  une  petite  voix  flûtée,  qui  a  parfois  lessons  mys- 
térieusement enroués  d'une  voix  d'adolescent  entrain 
de  muer. 


Samedi  14  novembre.  —  J'ai  repris  mon  travail 
sur  la  Guimard,  et  j'y  travaille  autant  que  me  le 
permet  mon  état  maladif.  C'est  amusant,  ces  recon- 
stitutions d'êtres  du  passé,  faits  de  toutes  pièces  et 
de  toutes  choses,  ainsi  que  jele  fais.  Hier,  j'étais àla 
Bibliothèque  del'Opéra,  demain, j'iraichez  unnotaire, 
successeur  du  notaire  de  la  Guimard,  copier  le  con- 
trat de  mariage  de  la  danseuse,  un  autre  jour,  j'irai 
prendre,  chez  Groull,  la  description  de  son  portrait 
en  Terpsichore,  peint  par  Fragonard  dans  son  hôtel 
de  la  Chaussée-d'Antin,  un  autre  jour  j'irai,  à  Pan- 
tin, retrouver  ce  qu'il  peut  rester  de  son  erotique 
théâtre,  un  autre  jour  encore,  j'irai  chez  Prieur  de 
Blainville,  s'il  existe  encore,  étudier  la  gouache  de  la 
rare  estampe  du  Concert  a  trois. 


Dimanche  15  novembre.  —  On  me  conte  ceci,  ce 
soir.  Un  jeune  homme  était  allé,  un  de  ces  jours-ci, 


ANNÉE    1891.  283 

causer  aflaires,  avec  un  banquier  israélite,  un  dos 
grands  banquiers  parisiens.  Ce  jeune  homme  qui 
est  un  exubérant,  dans  la  chaleur  de  son  exposition, 
posait  la  main  sur  le  couvercle  d'un  sucrier,  faisant 
partie  d'un  verre  d'eau  posé  sur  le  bureau  du  ban- 
quier, et  emporté  par  un  mouvement  oratoire,  il 
l'enlevait  en  l'air,  au  bout  de  sa  main.  En  cet  instant, 
il  vit  un  tel  bouleversement  sur  les  traits  du  ban- 
quier^  que  rappelé  au  sang-froid,  il  lui  dit  :  «  Oh  ! 
pardon  !  »  et  remit  le  couvercle  sur  le  sucrier. 
«  Mais  la  mouche  n'y  est  plus,  »  lui  jeta  le  banquier, 
et  devant  l'incompréhension  du  jeune  homme  : 
«  Oui,  la  mouche  que  j'y  mets,  pour  que  le  domes- 
tique ne  vole  pas  mon  sucre  !  »  Tout  démonté 
qu'il  était,  le  jeune  homme  continuait  à  exposer  son 
affaire  dans  l'inatlenlion  du  banquier,  dont  il  voyait 
les  regards  se  porter  rapides,  à  droite,  à  gauche, 
quand  tout  à  coup,  dans  un  ramassement  de  main, 
il  attrapa  une  mouche,  qui  rentra  dans  le  sucrier. 
Et  alors  seulement  le  jeune  homme  se  vit  absolu- 
ment écouté. 


Mardi  17  novembre.  —  Je  reçois  un  singulier  ar- 
ticle, paru  dans  la  Revue  de  V Évolution  :  un  article  où 
M.  Dubreuilh  comptant  les  mille  premiers  mots  de 
Manette  Salomon,  répartis  en  sept  groupes  :  Etres  et 
Choses  (substantifs  et  prénoms).  Qualités  (adjectifs 
qualificatifs),  Déterminai  ions,  Actions,  Modifications 


••^84  JOURNAL    DES    CONCOURT. 

/{dations,  Connexions,  Inlcrjeclions,  et  les  rappro- 
chant des  premiers  mille  mots  du  Discours  delà  Mé- 
thode, de  Descartes,  des  premiers  mille  mots  de  l'Es- 
PRiT  DES  Lois,  de  Montesquieu,  des  premiers  mille 
mots  de  Tblémaque,  deFénelon,  etc.,  etc.,  me  trouve 
beaucoup  plus  riche  en  Brterminations  (adjectifs  et 
articles  1  qu'en  Connexions  (les  mots  qui  servent  à  lier 
les  êtres  et  les  choses)  et  déclarant  que  je  suis  l'é- 
crivain qui  s'éloigne  le  plus  de  Descartes,  il  me 
classe,  en  la  haute  et  respectable  compagnie  de  Bos- 
suet  et  de  Chateaubriand. 


Dimanche  .22  novembre. —  Daudet  parlait  ce  soir 
passipnnément  de  la  mer,  et  disait  qu'à  cause  de  sa 
myopie,  l'enchantement  de  la  mer  ne  lui  venait  pas 
par  les  côtés  de  couleur  qui  empoignent  les  peintres, 
qu'il  était  pris,  lui,  quia  l'oreille  si  extraordinaire- 
ment  fine,  par  les  côtés,  pour  ainsi  dire,  musicaux, 
par  sa  grande  lamentation  lointaine,  son  brisement 
contre  les  rochers,  le  bruit  de  remuement  de  draps 
mouillés  de  son  bord,  et  il  en  imitait  le  bruit. 


Samedi  .28  novembre.  — J'avaisjuré,  après  celte  troi- 
sième gelée  de  mon  jardin,  en  vingt  ans,  de  ne  plus 
le  refaire,  mais  ces  serments  ressemblent  à  des  ser- 
ments d'ivrognes  qui  jurent  de  ne  plus   boire.  Ces 


ANNEE    1891.  285 

jours-ci,  un  des  premiers  jours  de  vaillance  de  ma 
convalescence,  j'ai  été  à  Versailles,  chez  Moser,  et 
j'ai  acheté  de  merveilleux  arbustes,  qui  vraimentd'un 
coin  du  jardin  font  un  tableau  de  coloriste.  C'est  un 
tioja  ele<janlissima,  cette  pyramide  pourpre,  placée 
entre  deux  fusains  si  panachés,  qu'il  semblent  des 
arbustes  feuilles  de  blanc;  c'est  xxn  Juniper  us  elegans, 
qui  a  le  ton  de  vieil  or  des  chrysanthèmes  ;  c'est  un 
(uya  canadiensis  f»<ré'a,dont  le  branchage  semble  d'or, 
quand  le  soleil  joue  dedans;  enfin  c'est  la  petite 
merveille  un  retinaspora  obtusa  gracilis,  un  petit  ar- 
buste à  la  forme  écrasée  des  arbres  centenaires  en 
pot  de  l'Extrême-Orient,  et  qui  a  quelque  chose 
d'une  agglomération  de  choux  de  Bruxelles  en 
velours. 


Samedi  5  décembre.  —  Un  viveur  du  grand  monde 
parisien  déclarait  devant  moi,  qu'il  n'aimait  que  les 
filles,  et  il  les  exaltait  en  disant,  que  ces  créatures 
sorties  du  trou  aux  vaches,  arrivent  à  être  les  maî- 
tresses du  goût  et  de  la  mode  de  Paris,  et  cela  par 
une  admirable  diplomatie  et  la  plus  savante  con- 
duite de  la  vie,  sachant  qu'elles  perdent  leur  posi- 
tion, rencontrées  un  maquereau  au  bras,  ou  une 
robe  canaille  sur  le  dos.  Et  leur  comparant  les  fem- 
mes du  monde,  qui  entrent  dans  la  vie  avec  tant 
d'avantages,  il  constate  que  celles  qui  sont  un  peu 
retentissantes,  n'arrivent  qu'à  se  déclasser. 


2sd  JOUItNAL    DES    GONCOUHT. 

Et  il  fait  la  remarque  que,  tous  les  ans,  il  se  fait  à 
peu  prés  80  000  filles,  et  que  sur  ces  80  000,  il  en 
surnage  à  peu  près  une  quarantaine  parmi  les  r<''- 
finantes  à  Paris,  et  qui  ne  sont  pas  des  femmes  de 
Paris,  parce  qu'il  existe  toujours  chez  ces  dernières, 
un  côté  gavroche,  un  côté  blagueur  qui  erabèle  le 
miche ,  en  général  un  être  officiel  ;  «  Oui,  fait  mon 
causeur,  oui,  ces  régnantes  sont  seulement  des  fem- 
mes, nées  en  province,  apportant  un  côté  domes- 
tique, et  toutes  prêtes  à  dire  :  «  Monsieur  le  Comte  » 
à  l'homme  avec  lequel  elles  couchent.  » 

Ce  soir  diner  pour  la  pendaison  de  la  crémaillère, 
chez  le  jeune  ménage  Daudet. 

Parmi  les  dîneurs,  M.  Hanotaux  des  Affaires  étran- 
gères, qui  vient  causeravec  moi  des  tapis  persans  du 
XVI''  siècle.  Et  il  m'entretient  de  la  colonie  persane 
de  Constantinople  faisant  le  commerce  des  tapis, 
qu'il  a  beaucoup  fréquentée,  de  ces  gens  si  polis, 
aux  gestes  d'un  calme  dessin,  apportant  quelque 
chose  de  mystérieux  à  leur  commerce.  Il  me  parle 
d'un  certain  tapis  vert  acheté  par  lun  deux,  qu'on 
ne  pouvait  pas  voir,  tapis  auquel,  si  on  faisait  allu- 
sion, le  Persan  levait  les  mains  à  la  hauteur  de  la 
tête,  avec  un  chut  delà  bouche,  réclamant  une  dis- 
crétion facile  à  garder. 

Du  reste,  le  marchand  oriental  a  toujours  été  un 
peu  cachottier  de  ses  choses  à  vendre,  et  peu  dési- 
reux de  les  laisser  voir,  sachant  que  les  choses  vues 
par  trop  de  monde,  perdent  une  partie  de  leur  valeur. 
II  existe,  à  ce  qu'il  paraît,  des  documents  anciens  qui 


ANNEE     1891.  287 

établissent  le  mystère,  dont  entouraient  les  marchan- 
dises d'art,  les  marchands  des  premiers  temps.  Et 
aujourd'hui  encore  chez  le  Japonais  Hayashi,  la  vente 
se  fait  auxclients,dansnnechambreàla  porte  fermée, 
et  on  ne  peut  absolument  aborder  Hayashi,  qu'après 
ambassade.  Et  vraiment  on  serait  tenté  de  lui  dire  : 
'<  Est-ce  que  vous  fabriquez  de  la  fausse  monnaie?» 


Dimanche  6  décembre.  —  On  parlait  du  besoin  de 
mensonge  qu'a  l'homme,  et  non  pas  seulement  dans 
le  livre  qu'il  lit,  mais  même  chez  quelques-uns,  dans 
l'exercice  de  la  vie.  A  ce  sujet  Daudet  racontait,  que 
Morny  ne  voulait  jamais  recevoir,  un  malheureux, 
une  femme  vieille  ou  laide,  faisant  tout,  dans  sa  fuite 
delà  réalité,  pour  n'être  pas  ramené  à  cette  réalité. 
C'était  Morny  qui  disait  au  frère  de  Daudet,  quand  il 
faisait  jouer  I'Idole,  pièce  se  passantentre  des  vieux  : 
«  C'est  bien  triste  !  » 

Rosny  disait  aujourd'hui,  au  Grenier^  que  d'après 
un  travail  assez  sérieux,  l'assassinat  en  moyenne  ne 
rapportait  guère  que  quinze  francs,  et  que  les  scé- 
lérats anglais  qui  sont  des  gens  pratiques,  avaient 
absolument  abandonné  l'assassinat,  pour  le  vol. 


Mercredi  9  décembre.  —  Maupassant  serait  attaqué 
de  la  folie  des   grandeurs,  il  croirait    qu'il  a   été 


2«8  JOURNAL    DES    GONCOUUT. 

nommé  comte,  et  exigerait  qu'on  l'appelât  :   «  Mon- 
sieur le  comte.  » 

Popelin,  prévenu  qu'il  y  avait  un  commencement 
de  bégayement  chezMaupassant,  ne  remarquait  pas, 
cet  été,  ce  bégayement  chez  le  romancier,  à  Saint- 
Gratien,  mais  était  frappé  du  grossissement  invrai- 
semblable de  ses  récits.  En  effet,  Maupassant  parlait 
d'une  visite  faite  par  lui  à  l'amiral  Duperré,  sur  l'es- 
cadredela  Méditerranée,  et  d'un  nombre  decoups  de 
canon  à  la  mélinite,  tirés  en'  son  nom  et  pour  son 
plaisir,  coups  de  canon  allant  à  des  centaines  de 
mille  francs,  si  bien  que  Popelin  ne  pouvait  s'em- 
pêcher de  lui  faire  remarquer  l'énormité  de  la  somme. 
L'extraordinaire  de  ce  récit,  c'est  que  Duperré  à 
quelque  temps  de  là,  disait  à  Popelin  qu'il  n'avait 
pas  vu  Maupassant. 


Jeudi  i  0  décembre.  —  Dîner  chez  les  Daudet,  avec 
Barrés.   L'homme  a  une  élégance  fluette,  élancée 
et  des  yeux  d'une  douceur  charmante. 

Il  me  parle  de  Nancy,  de  la  maison  où  je  suis  né, 
puis  il  saute  aux  journaux  de  M"''Bashkintseff,  publiés 
incomplètement,  et  dontla  collection  innombrable  de 
petits  cahiers  lui  monterait  —  par  un  geste  qu'il  fait 
de  la  main  —  lui  monterait  jusqu'à  la  ceinture  :  gi- 
gantesque confession,  où  il  y  aurait  en  tête  une 
moquerie  de  la  manie  de  poser  de  Stendhal,  avec 
toutefois  l'aveu  que  la  chose  est  tentante. 


ANNÉE    1891.  289 

A  Barrés  succède  près  de  moi,  le  jeune  Rosny,  qui 
me  dit  être  content  du  livre  écrit,  dans  le  moment, 
en  collaboration  avec  son  frère,  que  le  livre  est  pas- 
sionné, renfermant  de  la  belle  passion  pas  dramati- 
que. Il  m'avoue,  qu'ils  sont  en  train  de  vivre  en  plein 
populaire,  proclamant  que  ces  gens,  sont  très  supé- 
rieurs dans  le  dévouement  et  le  sacrifice,  aux  gens 
éclairés,  peut-être  par  une  espèce  d'inscience. 


Dimanche  i3  décembre.  —  On  exaltait  Veuillot, 
et  Hennique  disait  ses  douloureuses  dernières  an- 
nées. Il  était  encore  maître  de  ses  pensées,  et  pou- 
vait les  formuler  par  la  parole,  mais  il  ne  pouvait  plus 
surle  papier,  leur  donner  la  forme  écrite.  On  se  figure 
l'enragement  cbezle  merveilleux  pamphlétaire,  de  ne 
pouvoir  plus  continuera  être  un  journaliste. 


Mercredi  16  décembre.  —  Duo  avec  Bracquemond. 

«  Corot  :  un  enveloppeur  d'aube  et  de  crépuscule. 
—  Théodore  Rousseau:  un  sublime  découpeur. — 
Turner  :  une  pierre  précieuse  en  liquéfaction.  » 


Jeudi  1 7  décembre.  —  Ce  matin,  pas  bien,  mais  pas 
bien  du  tout.  Demande  à  Daudet   de  m'avoir  une 


290  JOURNAL    PERI    CONCOURT. 

consiiltalion  de  Polain,  et  do  venir  un  peu  causer 
affaires  sérieuses. 

Dans  la  fièvre  de  cette  nuit,  un  cauchemar  co- 
casse. Une  demoiselle,  à  laquelle  j'ai  fait  la  cour, 
dans  les  temps  passés,  arrivant  dans  un  grand 
manteau  de  deuil,  de  la  traîne  duquel  sortait  sou- 
dain, un  petit  prêtre,  pareil  à  ces  diablotins  jaillis- 
sant d'une  boîte,  qui,  un  papier  à  la  main,  reten- 
dait sur  mon  lit,  et  me  faisait  signer  un  mariage 
in  extremis. 


Samedi  19  décembre. — Ce  matin  tombe  chez  moi, 
envoyé  par  Daudet,  Barié  le  bras  droit  de  Potain. 
Auscultation  des  plus  complètes,  où  il  me  dit  qu'il  y 
a  dans  le  dos,  bien  des  petites  choses  à  droite,  bien 
des  petites  choses  à  gauche,  pas  tout  à  fait  satisfai- 
santes, mais  que  les  poumons  sont  en  bon  état,  et  qu'il 
n'y  a  pas  à  craindre  une  fluxion  de  poitrine. 


Lundi  21  décembre.  —  Jamais,  je  crois,  je  n'ai 
eu  de  faiblesses  de  tête  et  de  corps,  ressemblant 
plus  aux  faiblesses  qui  précèdent  la  mort.  Cepen- 
dant aujourd'hui,  il  y  a  un  peu  do  mieux,  et  avec 
ce  mieux,  la  rentrée  dans  ma  cervelle  de  projets, 
de  choses  en  avant,  que  je  n'avais  plus  du  tout,  ces 
jours-ci. 


ANNEE    1891.  201 

Lundi  28  décembre.  —  Voilà,  tout  près  d'un  mois, 
que  je  n'ai  mis  le  pied  dehors,  et  je  commence  à 
avoir  un  envie  de  Ui  marche  dans  les  rues  de  Paris, 
du  badaudage  devant  les  étalages,  de  la  poussée  de 
certaines  portes  de  marchands. 

Et  ce  soir,  je  me  suis  mis  à  i^eregarder  des  impres- 
sions japonaises  et  des  porcelaines  de  Saxe. 


FIN    DU    IIUITTKME   VOLUME 


TABLE  ALPHABÉTIliUE  DES  NOMS 


AJam  (M°"),  101. 

Aetus,  260. 

Aimée  (M"«),  135. 

Ajalbert  (Jean),  134.  151»,  187,  lui. 

201,  203,  20».  207,  242. 
Alexandre  (M"»),  198. 
Alexis  (Paul),  5,  34,  133,  135,  137, 

227, 
Alyarez,  98. 
Andlau  (les  d),  f>2. 


Auue  Conmcne,  77. 
Antoine.  5,  8,  20.  26, 

32,  36,  37,  45,  138. 

192,  201,  204.  243. 
Apollonius,  269, 
Aristogène.  2G7, 
Arnini  (le  comte  d'), 
Arsinoé  Philadelphe, 
Artaxerxès  Mnémon 
Attila,  80. 


28,  29,  31 
187.    191 


116. 
269. 
.  212 


Balzac,  47,  48,  49,  50,  181,  183. 
Banville  (Théodore   de),  218,  219. 
Barante  (M.  de),  157,  158. 
Barbey  d'Aurevilly,  47. 
Barbier  (M"<)i  6. 
Barié,  290. 
Baruy  (M""),  29. 
Baron,  227. 
Barrés,  288,  289. 
Bashkirtseff  (M'i').  288. 
Baudelaire,   59,    70,    78,    189,  235, 

236. 
Bauër,  186,  236,  278, 


Becker,  187. 
Beethoven,  90. 
Belot  (.Vdolphe),  127. 
Beuedetti  (tils),  169. 
Béranger,  93. 
Bérendsen,  23. 
Berthet  (Élie),  127. 
Besenval  (le  baron  do), 
Bing,  11,  218. 
Bismarck,  75,  159. 
Blaiiclie  (lo  D^,  24,  271. 
Blanche,  6,  19.  118. 
Blarcnberg.  87. 


119. 


TABLE    ALPHABÉTIQUE    DES  NOMS. 


Blowitz.  115,  lin,  117. 
Boisgobcy   (Fortuné  du).    127.   14(i 
Bonnièros  (Robert  de),  220. 
Bonvalot,  18(5. 
Borelli  (le  comte).   143. 
Bos.suet,  184. 
Bouchard,  150.  151. 
Boucher,  76,  147,  231. 
Bouillon,  lit. 

Bo<ilan^'-er  (le  général),  12,  75,  S". 
00,  117. 


Bourgeois,  200,  2o7. 
Bourget  (Paul),  (>,  155. 
Boussod,  2:i(i. 
lirachet,  74. 
Bracijueniond.  280. 
Brandés  (lo  critiijuc).  '. 
Bres.sant.  :î1. 
Burguet.  I(r2,  lui. 
Burty.  108.  127,  1.50.  K 
Byron,  280. 


19. 


Caillas,  153.  151. 
Callias  (M"").  94. 
Canrobert,   121. 
'Carcano,  08. 
Carlyle,  182.  200. 
Carnot,  7.  22.  50, 
("arpeaux.  105. 
Carrière.  90,  150.  IGO,  100.  202.  212, 

231.  230. 
Céard  (Henri),  18G. 
Cernuschi,  03,  04. 
Cézanne,  70. 
Chabrier.  215. 
Chanifort,  238. 
Champcenetz  (M""  de).  231. 
Chapier,  84. 
Chapu,  184.   185. 
Charcot,  5;i.  100.  1.50. 
Chardin,  117. 

Charlemagnc  (le  général).  172. 
Charleniont.  08. 

Charpentier  (les).  63,  65.  215,  250, 
Chartres  (le  duc  de),  120. 


Chateaubriand.  281. 

Chenavard.  162. 

Chéuier  lAndré).  200. 

Chéret,  144.  145. 

Chopin.  00. 

Chrysippe  d'Alabanda.  207. 

Claretic  (Jules).  37. 

Clotilde  de  Survillc.  li. 

Cogniard.  103. 

Conquet,  218. 

Constable,  120.  121. 

Constans.  215. 

Coppéc  (François).  0.  2.50,  257 

Corneille,  238. 

Corot,  162,163,280. 

Corrège,  04. 

Cottin  (M"'),  31. 

Courbet,  Gl. 

Cousiu,  170. 

Créniieu.x,  143. 

Crosnier  (M""),  222,  223. 

Crozat.  119. 

Cuvier.  97. 


D 


Bauloux.  119. 
Danton,  150. 
Dardoize  (M"").  76,  105. 
Darius,  212. 
Daubigny.  20. 
Daudet   (Alphonse),   15, 
39,  41,  47,   59,  60,  72, 


22,  23,   30, 

74,   77,  78. 


90,  93,  97,  101,  102,  123,  126,   127, 


120,  149,  104,  105,  181,  188.  180, 
197,  1!'8,  139,  261.  208,  212,  215, 
225,  227,  228,  229,  235,  238,  240, 
211,  212,  259,  200,  201.  275,  270, 
277,  278,    280,    284,  289,  200. 

Daudet  (M""),  21,  24,  25,  27,  41, 
279. 

Daudet  (Léon),  41,  53,  96,  148,  161, 


TA  lil.E  ALriIABÉTlgL'E    DES    NOMS. 


lliti. -'(m,  241,    2JS,  257,  2(i2,   28'!. 
Daudet  (Edniée),  )(!3. 
Daudet  (les),  5,  7,  21,  130,  18G,  209, 

221,  25IÎ,  288. 
Daudet  (Ernest),  210. 
David,  71. 
Dayot  (les),  (53.  05. 
Deiaci'oix  (Eugène)i.  71.  147. 
Delàtre,  20. 
Delaunay,  31. 
Delescluse,  277. 
Delessert  (les),  24. 
Delzant  (Alidor),  156. 
Demctria,  2G9. 
Denis    (bipparquc    des    hommes). 

2G8. 
Dercînbourg,  26. 
Descartes.  284. 


Descaves  (Lucien),  107,  140,  112. 

Détaille,  13S. 

Diderot,  108. 

Dieulafoy  (le  D^,  35,  .5C>. 

Diiio  (la  duchesse  de),  1.58. 

Dostoievsky,  174,  259. 

Dubreuilh,  283. 

Drumont   (Edouard.  75.  7(;.  77,  7^ 

148,  154. 
Dulac  (le  Père),  77. 
Dumas  père,  230,  231. 
Dumas  rtls,  152. 
Dumény,  222. 
Dumoulin  (le  peintre),  108. 
Duperré,  288. 
Dupré  (Victor),  102.  163. 
Durand,  103. 
Duret  (Théodore).  l'JO. 


Ennery  (.\dolphe  d'),19. 
Evans.  167. 


Evergetc  II,  268. 


Fénclon,  281. 
Feniraore  Coopor,  81. 
Feuillet  (Octave),  64,  233. 
Flaubert,  39,  46,  47,    53,    180.  181, 
182,  183.  181.   185,   186,   259.  274. 
Fleury  (M""),  192. 


Floquet,  215. 
Forain.  141. 
Fragonard,  272. 
Frantz  Jourdain,  50. 
Fraville  (M.  de),  88. 
Freveinet,  75. 


Gabrielle  d'Estrées,  198. 

Gakutei.  216.  217. 

Gallimard,  59,61,62,  100,159.  190. 

218. 
Gambetta,  71,  91, 
Gamboun,  2(I8. 
Gamahut,  198. 
Gautier  (Théophile),  103. 
Gavarni,  119. 
Gavarni  (Pierre).  68,  248. 
Gavarni  (Jean).  135. 
Gavarret,  156,  157,  158. 


Geffroy  (Gustave),  38.  59,  61,  100 

142.  1G6,  202. 
Gibert.  8.  94. 
Gille  (Philippe).  153.  154, 
Gilly  (Numa),  4o. 
Gœthe.  199. 
Goya.  28.  54, 

Graniont  (la  duchesse  ili'l.  57. 
Greffullie    (la   comtesse)   211.   232. 

253.  254. 
Grenet-Dancourt,   133. 
Greuze,  231. 


2'J6 


TABLE    ALPHABÊTigUE    DKS    NOMS. 


Gréville  (M">').  135. 
Grévy  (le  président).  42. 
Grosclaiide,  2;i8. 
Groult.   119.  120,   R'o,  263 


Guillaume  II.   142. 
Guimard  (la).  282. 
Guimct,  251. 
Guyot  (Yves),  201. 


H 


HamcL  1(50. 

Hamilcar.  182. 

Ilanotaux.  280. 

Ilanska  (M""-).  49. 

Hayashi,  78.  79.  210.   229.  230,  287 

llayashi  jeuue,  171. 

Heifner.  98. 

Heunequin  (Emile),  G4. 

Hennique  (Léon),  8.  32,  141,  289. 

Henri  IV,  198. 

Hérédia,  150,  199.  200. 

Hermant  (Abcl).  05.  248. 

Ilcrmon,  267. 


Ilérode.  131. 
Hervieu  (Paul),  242. 
Hoffmann,  45. 

Hokousaï,  13,  79,  128.  108,  217. 
Hortense  (la  reine),  252. 
Horu<î,  208. 
Houdon,  106,  254. 
Huet.  19,  20. 

Hugo,  103,  108,   161.  102.    172,   200. 
Hugo  (Georges),  74,  278. 
Hugo  (.Jeanne),  161,  209,  275. 
Iluysmans,  60.    104,  197,   198,  212. 
219,  236,  254. 


Ibsen,  203,  235. 


1  Ingres,  212. 


Jacques,  12. 
•Janvier,  187,  192 
Jésus,  132. 
Jonckind,  189. 


201. 


Joséphine  (l'impératrice),  232 
Jouffro}',  14. 
Jou-ô.  79. 


K 


Kalil-Bey,  64. 

Kaminsky  (Halperine),  259. 


Koch  (le  DO,!  86. 
Koning,  102. 


Lafontaine  (Victoria),  129. 

Lafontaine  (les),  129. 

La  Forge  (Anatole  de).  11. 


Lalandc.  97. 

Ijamartine.  73. 

Lamballe  (princesse  de),  24, 


TABLE    ALPHABETIQUE    DES    NOMS. 


Lapierre.  180. 

J.aplace,  97. 

La  Rochefoucauld.  252. 

Larrey  (le  baron),  230. 

Larroumet,  100. 

Larousse.  10. 

Lavisse,  15',». 

Lavoisier,  07. 

Lavoix,  170, 176. 

Layrle  (l'amiral).  121. 

Lebicz.  101. 

Lerebvre  de    Béiiaine    (le    comte). 

179.  100. 
Lemaitre  (Frederick),  17.  I113.  im. 


Lenoir  (Alfred),  105,  lOt',,  î28, 

232,  281. 
Lcpeintre  (jeune).  10;!. 
Lochus,  2r,8. 

Lockroy  (Edouard).  21,  171. 
Lockroy  (M""),  7t,  Kil.  102,  i: 
Lorrain  (Jean),  198,  2;ttj. 
Loti.  101,  102,  223. 
Louis  XV,  128.   11)7. 
Louis  XVI.  170. 
Louis-Philippe,  226. 
Louis-Napoléon  (le  prince).  12 
Lovenjoul  (M.  de),  17,  18,  49. 


M 


Macari,  08. 

Mac-Mahon,  121. 

Madeleine,  l:iO.  i;!i. 

Magnard  (Francis).   188.   211,  212. 

258. 
Mahéraulf.  68. 
Malhéné,  278. 
Manet.  51,  70. 
Mantegna,  111. 
Marbot.  260. 

Margueritte  (Paul),  155,  175. 
Marguerj',  11. 
Marie-Jeanne,  81. 
Marine  Soecino  de  Vecchietta,  95. 
Marinier  (M.),  8. 
Marin,  81,  272. 
Marivaux.  206. 
Marmottan,  210. 
Marot,  200. 
Martin  (le  D'),  154. 
Maspero,  106. 
Maupassant,  23,  59,  122,   180,   181, 

186,  233,  287,  288. 
Malhilde  (la  princesse).  50. 
Meilhac,  133. 
Mcissonier.   110. 
Mellin  de  Saint-Gelais,  200. 


Méuard-Dorian  (les),  63,  74. 

Mennechct,  186. 

Mérimée,  176. 

Métenier  (Oscar),  5,   135,  137,  138. 

Métra,  153. 

Michelet,  182,  260. 

Millerand,  206,  207. 

Millet  (François),  58. 

Mévisto,  16,  20,  21,  26.  28,  29. 

Mirbeau    (Octave),   59,  60,  67,  69 

82,  186,  193,  220. 
Mistral,  72,  73,  74,  276. 
Molière,  41,  90. 
Moltke  (de),  44. 
Monet,  59,  70. 
Montesquieu,  284. 
Montégut  (Louis),  37,  146. 
Montégut  (les),  210. 
Montesquiou  (Robert  de),  252,  253 

254,  255. 
Moreau  (Gustave),  263. 
Mores  (le  marquis  de),  148. 
Morny  (le  duc  de).  77,  287. 
Moser,  285. 
Murât,  92. 
Musset  (Alfred  de),  235. 


TABi;E    ALPHABÉTIQUE    DKS    NOMS. 


Napolc'on  I'',  50. 
Napoléon  III,  50,  183. 
Nau  (M"'),  192,  201,  203,  207 
Neuilly  {M'^'  de),  20. 


Nicolardot,  0. 
NicoUe.  210.   211. 
Xieuwerkerkc,  128. 


Obornitz  (le  j,''éuûral),  82. 
<).  Connor,  81,  86. 
Oliphant  (lord),  110,  117. 
Orchai'dson,  99. 


Osororiis,  2GS. 
Oudiiiot  (le  maréchal),  82. 
Outainaro,  17  t.    216,  229,  230. 
247. 


235, 


Pana,  269. 

Pardo  Bazau,  63. 

Pascal,  189. 

Pchelcons,  269. 

Pélagie,  8,  34,  65,  187,  244,  279. 

Péronneau,  120. 

Petit,  108. 

Pétrone,  227. 

Philometor,  268. 

Pillaut,  45,  122. 

Plutarque,  96. 

Poictevin  (Francis).  14,  189,  213. 


Poe,  173.  189. 

Potiris,  269. 

Pompadour  (M°"  de),  234. 

Popelin  (Claudius),  288. 

Porel,  7,  15. 

Potain,  150,  210,  290. 

Pourtalès,  57. 

Pradon,  122. 

Prieur  de  Blainville,  282 

Ptoléniée  lie  dieu).  269. 

Ptônis,  209. 


Rabelais,  93, 
Rachel,  222,  230. 
Racine,  122. 
Raffaëlii,  22,  61. 
Ramsès,  264. 
Ratticr  (Léon),  81,  87. 
Reggio,  (la  duchesse  de)  165. 
Regnault,  105. 
Réjane,  4,  6,  16,  133. 
ReloD,  269. 
Remifrandt,  72,  263. 
Renan,  21,  174,  177,   178.  188, 
213,  214. 


Rhonipsonitos  ('e  roi),  106. 
Richelieu  (la  duchesse  de),  56. 
Richet  (le  b'-),  13. 
Rico,  98.  ' 

Riesener  (M"e),  162. 
Risler  (les  filles  de),  146. 
Ritzouo,  216,  217. 
Robin  (le  D'  Albert),  63. 
Rochefort,  92. 
Rodenbach,  147,  189.  241. 
Rodiu,  67,  261. 
Rœderer,  68. 
Roliinat.  93,  9t. 


TABLE  ALPHAHETIQIK  DEH    NOMS. 


2'J'J 


Ronsard,  200. 

Roi>s,  41. 

Roiiueplan,  103. 

Rosny.  22,  33,  39,  15.  101,  223, 

239" 
Rothscliild  (Edmond),  5»i. 


22(1 


Rothschild  (les),  124,  125,  151. 
Rousseau  (Jean-.Taci|ues),  170. 
Rousseau    Théodore),  162,  163,  280. 
Royer-Collanl.  156,  157,  158. 
Ruiiens,  51,  72,  263. 


Saint-I'aul,  71. 
Saint- Victor  (Paul  de),  156. 
Sarcey  (Francisque),  204.  'iTÎ 
Schcelcher,  210. 
Scholl  (Aurélien),   l'J. 
Se-Kherta,  266. 
Seti  II,  264. 
Seymour-IIaden,  4,  20. 
Shah  de  Perse  (le),  80. 
Shakespeare,  17,  18,  'JO,  187. 
Shitei  Samba,  41. 
Sichel  .Philippe),  190. 


Simon  (.Jules),  310,  37 
Simond  (Valentiu),  27 
Skobeleff,  110. 
Sinin,  270. 
Socrate,  97. 
Soulavie,  128. 
Siuiller,  100. 
Stanle}',  133. 
Stevens  (Alfred),  58, 
Sully  Prudhomme,  28: 
Swift,  238. 
Swinburne,   255. 


Tahet  (la  femme),  209,270. 
Taiue,  250,  280. 
Takctem  (la  femnici  209. 
Tanetem  (la  femme).  36vi. 
Teniers,  99. 
Tezcua.s,  143. 
Thaulow,  153. 
Théocritc.  73. 
Theos  (la  femme),  370. 


Thiers,  30,  110.  117, 
Tintorct  i\c\  73,  303. 
Tissot  (.James),  110,  130.  130,  131, 

133. 
Toudouze  (GustavcV  59. 
Toursuenetf,  173. 
Toyokouni,   235. 
Troni|Uoy.  119. 
Turner,V3J,  203,  389. 


Vacqucrie,  lo3. 

Valadon,  236. 

Vanloo,  280. 

Vapereau,  93. 

Varennes  île  marcjuis  de),  2i)<. 

Varly  (M"'),  30. 

Vélasquez.  73,  99,  203. 

Vcsius  (M"''  de),  82. 


Vcuillol.    92,  289. 

Villard,  209. 

Villedcuil  (le  marquis  de".  131. 

Villcmain,  170. 

Vinci,  3<10. 

Virgile,  73. 

Vitu  (Auguste),  35.   138,  139. 

Voltaire,  70,  108,  157,  199. 


:iaO  TABLE    ALPHABÉTIQUE    DES    NOMS. 


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Wagner,  14:!,  146.  I  Whistlcr,  252,  253. 

Waf^rain  (le  prince  de),  57.  Wilkie,  90 


Watteau,  110. 


Yriarte  (Charles},  Uo,  U: 


Zellcr  (les),  271.  j      180,  181,  18G,  221,  2r.i;.  257,  258 

Zola  (Emile),  5,  8,  10,  33,  140,  171.  I  Zola  (les),  65,  25r.. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages. 

Année  1889 3 

Année   1890 115 

Année   1891 197 


Paris.  —  Typ.  Chamerot  et  Renouard,  19,  rue  des  Saints-Pères.  —  32ÏCO. 


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PQ  Goncourt,   Edmond  Louis  Antoine   ^^ 

2261  Huot  de  ^ 

Z5A2  Joiirnal  des  Goncourt 

1891  ^  . 

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