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BUREAU DU JOURNAL DES SAVANTS.
M. Martin (du Nord), garde des sceaux, président.
Assistants . . i
M. Lebrun, de Tlnstitut, Académie française . secrétaire du bureau.
M. Qdatremèbe de Qoinct, de Tlnstitut, Académie des inscriptions
et belles -lettres, et secrétaire perpétuel honoraire de l'Académio
des beaux-arts.
M. QoATREMERE, de Tlnslitut, Académie des inscriptions et belles-
lettres.
M. Naudet, de Tlnstitut, Académie des inscriptions et belles -lellre.i
et Académie des sciences morales et politiques.
AOTBDRS.
....
M. BiOT, de rinstitut. Académie des sciences, et membre libre de
r Académie des inscnptions et belles-lettres.
M. Raodl-Rochette , de Tlnstitut , Académie des inscriptions et belles-
lettres , et secrétaire perpétuel de l'Académie des beaux-arts.
M. Cousin, de rin»titut. Académie française et Académie des sciences
morales et politiques.
M. Lbtronne, deTInstitut, Académie des inscriptions et belles-lettres.
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M. Eugène Burnouf, deTInslitut, Académie des inscriptions et belles-
lettres.
M. Flourens, de Tlnstitut, Académie française, et secrétaire perpé-
tuel de TAcadémie des sciences.
M. ViLLEMAiN, de rinstitut, secrétaire perpétuel de l'Académie fran-
çaise , et membre de l'Académie des inscnptions et belles-lettres.
M. Patin , de l'Institut, Académie française.
M. LiBRi, de l'Institut, Académie des sciences.
M. Magnin, de Tlnstitut, Académie des inscriptions et belles-lettres.
M. Mignet, de Tlnstitut, Académie française, et secrétaire perpétuel
de l* Académie des sciences morales et politiques.
JOURNAL
DES SAVANTS
ANNÉE 1846.
PARIS.
IMPRIMERIE ROYALE.
M DGGG XLVL
JOURNAL
DES SAVANTS.
JANVIER 1846.
TaÉÂTAE français au moyen âge, publié JUaprès les manuscrits de la
bibliothèque du Roi, par MM. L.-G.-N. Monmerqué et Fran*
cisque Michel (xi-xiy* siècle)» Parus, Firmin Didot, 1839;
un volume très-grand ia-6** de 67a et xvi pages, sur deux
colonnes^
nUBlflER AKltCLE.
Je n eotrepreodrais certainement pas de rendre compte aujourd'hui
de cet ouvrage, qui a pris place , dès le jour de sa publication , dans toutes
les bibliothèques éradites, s'il ne renfermait un certaiii nombre de
iDOlK^aux ônportants, sur lesquels la discussion n*est point fermée et
dont la critique, même tardive ^ peut encore offiîr quelque intérêt aux
personnes qui s'occupent ées anciens monuments de notre langue et
des origines de notre théâtre. En effet, tout en rendant la plus sincère
et la plus complète justice aux soins et à l'érudition des deux habiles
éditeurs, je nen aurai pas moins quelques observations à leur sou-
mettre au sujet de plusieurs des textes qu'ils ont réfuûs, et qui la plu-
part n'avaient pas été pubhés, ou ne l'avaient été que par fragments.
Mais, avant d'entrer dans l'examen des détails, il convient d'exposer,
au moins d'une manière sommaire^ la pensée, l'ensemble et la compo-
sitioa de cet utile et intéressant répertoire.
C'eût été, il y a vingt ans^ un étonnemeut général, si l'on eût vu
paraître un gros vohune ayant pour titre oonmie celui-ci : Théâtre fran-
çais au moyen âtfe^ penicmt ks s/*, li/% jui^jet Xif* siiéks. H était aloni
6 JOURNAL DES SAVANTS.
universellement admis que le berceau du théâtre en France ne remon-
tait guère au delà des représentations données par les Confrères au bourg
de Saint-Maur, vers 1 396, et à Paris, dans une salle de Thôpital de
la Trinité, en i4o2. Depuis quelques années, des efforts mieux dirigés
et de nombreux travaux , dont Finitiative appartient surtout à MM. l'abbé
de la Rue, Raynouard et Fauriel, ont permis d*établir, par une série
continue de témoignages et de textes, que le drame, sinon le théâtre,
n'a jamais été interrompu en France, ni dans aucune autre contrée
de l'Europe, et que, sous une forme plus ou moins éloignée de celle
que nous lui voyons aujourd'hui, le génie dramatique n a pas cessé de
se produire , soit dans les carrefours et les marchés , soit dans les palais
et les donjons, soit dans les abbayes et les cathédrales, en suivant,
comme il était inévitable que cela fût, les vicissitudes de politesse et
de barbarie qu'ont éprouvées, pendant les époques correspondantes,
la langue et la civilisation. Si donc MM. Monmerqué et Francisque Mi-
chel n'avaient pas cru devoir borner leurs recherches aux monuments
du théâtre français proprement dit, c'est-à-âire à l'époque des prentiiers
bégaiements de notre langue , rien ne les aurait empêchés de réunir un
assez grand nombre de reliques dramatiques antérieures au xi* siècle ;
mais, leur plan arrêté, comme nous l'avons dit, ils ont dû commencer
leiu* volume par l'office dialogué , demi-latin et demi-roman , des vierges
sages et des vierges folles, le plu;j ancien drame ou mystère connu jus-
qu'ici , où apparaisse, au milieu du latin expirant, l'emploi d'un idiome
moderne.
A la suite de ce moniunent bilingue et peut-être trilingue (car, outre
le latin et le provençal, qui y sont de toute évidence. M, Fauriel a cru
reconnaître dans quelques vers de cette pièce des traces de langue fran-
çaise) , MM. Monmerqué et Francisque Michel ont donné place à un mys-
tère de la résurrection de notre Sauveur , malheureusement incomplet,
dont ia rédaction française, ou plutôt anglo-normande, parait de la se-
conde moitié du xii* siècle, quoique la copie ne soit que de la première
moitié du xiii*. Ce* fragment, déjà publié séparément par M. Jubinal , est
jusqu'ici le plus ancien mystère qui nous soit parvenu en langue moderne ^ .
Nous passons de là tout d'un trait à la seconde moitié du xiii* siècle.
Cette période, si riche en productions poétiques, nous ofire ici pour
le théâtre : i"" trois jeux composés par Adam de la Halle, poète et mu-
sicien, surnommé le Bossu d'Arras, savoir : Li jus de hfeuilUe, Li jus
* Voy. La Résarrection da Sauveur, fragment d'un mystère inédit, publié avec
une tradoction en regard, par M. Achille Jubinal, d'après le ms. unique de ia
bibliothèque du Roi; Paris, Techener, i83Âi in-B** de 35 pages.
JANVIER 1846- 7
da pèlerin, et Li giens de Robin et de Marion, trois fort jolies pièces, qui
appartiennent à un genre tout à fait différent des drames qui précèdent
et de ceux qui suivent; elles sont reproduites ici par M. Monmerqué,
avec la musique notée, après avoir été publiées par lui dans le volume
de 182a de la collection presque inédite des bibliophiles; a* Lijas de
Saint'Nichoïai, miracle composé par Jean Bodel, pour être représenté
avec grand appareil sur un échafeud en place publique, et déjà inséré
par l'éditeur dans le volume de i838 de la société des bibliophiles;
3* une autre pièce, ïe miracle de Théophile, composé par le trouvère
Rutebeuf , et mis pour la première fois au jour par Féditeur de ce poète ,
M. Achflle Jubinal ^; &• une sorte de complainte à trois personnages,
^adement publiée déjà par M. Jubinal , et intitidée : Le jeu de Pierre
de la Broche (Broce), chambellan de Philippe le Hardi, qui fut penda le
30 jain 1278, lequel dispute à Fortune par devant Reson. C'est une espèce
de moralité demi-tragique, qui doit, je pense, avoir été chantée par
des ménétriers' dans les foires et les marchés du Brabant et du nord de
la France pendant bt détention et le procès du favori disgracié. Tel est,
dans ce recueil, le contingent du xiu* siècle. Nous pourrions signaler
plusieurs pièces que nous regrettons de n'y pas voir; mais nous croyons
plus équitable de remercier les laborieux éditeurs de tout ce qu'ils sont
parvenus à rassembler. On conçoit d'ailleurs que des motifs de délica-
tesse les aient empêchés d'enrichir leur recueil de divers morceaux ré-
cemment mis en lumière, et dont la reproduction trop hâtive aurait pu
être préjudiciable aux éditeurs^ C'est vraisemblablement à un scrupule^
de ce genre qu'il faut attribuer l'absence regrettable de deux drames
religieux du xiii* siècle , savoir : i* le Ludas super iconia Sancti Nicholai^,
qui a précédé le jeu de Jean Bodel sur le même sujet ; 2^ le petit mys-
tère intitulé : Sascitatio Lazari, composés l'un et l'autre par Hiiairc, dis-
ciple d'Abélard. Ces deux pièces, oà le latin domine, se rattachent au
' Paris, i83g; a vol. iii-8*. Ce miracle avaiC déjà été donné séparémenl par le
mèmeédileur; Paris, Edouard Pannier, i838,in-8*de 4o pages. — ^ C'est Topinion
de Legrand d^Aussy. Vcrv. Fabliaux ou contes du m* et du xiii* siècle; Renouard ,
i8aû, 5 Yol. in*8% t. ft, p. aoi-ao3; notes au Jeu da berger et de la beryère,
M. Achille Jubinal attribue une autue destination a cette pièce. Vov. La complainte
et le jeu de Pien-e de la Broche, in-8', i835, d. xiX, et Mystères inédiU du xv' tiède,
préface, p. xx. — ' Voy. Hilarii versus et ludi, Luteti^e Parisioruro, Teciiener, i838,
Eietit in-b*, publié par M. Champollion. Lo même miracle de saint Nicolas a fourni
e sujet d*un autre drame monastique tout latin, k peu près de la même époque, et
30e M. Momnerqué a publié dans le voinme de i838 de la Société des bibliophiles ,
'après on piécieox manuscrit de rabbaye de Saint-Benoll-FleurY, aujourd'hui dans
ialMUiotbéque d'Orléans.
8 JOURNAL DES SAVANTS.
théâtre français, au même titre que le jeu des viergessages et des vierges
folies, c'est-à-dire par le mélange delà langue vul^dre et du latine
On a remarqué avec raison que le xiy" siècle, qui, en France, n'est
point dépourvu de bons prosateurs, a été, en poésie, d'une stérilité
extrême. Cependant cette période a fourni plus des deux tiers du pré-
sent volume, environ à6o pages sur 67a. Tout cet espace est occupé
par neuf miracles de Notre-Dame, qui étaient restés jusqu'à présent
inédits. M. Francisque Michel les a extraits de deux volumes manus-
crits, qui ont passé, en 1 ySS, de la bibliothèque de M. de Cangé dans
celle du Roi, et dont l'écriture est des premières années du xv* siècle.
Ces deux précieux volumes ne renferment pas moins de quarante mi-
racles ou jeux dramatiques, dans chacun desquels la Vierge remplit,
suivant l'expression de M. Paulin Paris ^, le rôle du Deas ex machina de
ia comédie antique. Deux seulement de ces miracles avaient vu le jour
sous les auspices de M. Edouard Frère , libraire de Rouen ; c'étaient :
1** le miracle de Nostre-Dame, de Robert-le-Dyable, fili du duc de Nor-
mcndie, a qui il fu enjoint pour ses medais que il feist le fol, sajoz
parler; et depuis ot Nostre-Seigneur mercy de ly, et espousa la fille de
i empereur; a"* le miracle de Nostre-Dame et de saincte Bautheuch [Ba-
thilde], femme du roy Clodoveus, qui pour la rébellion de ses ij en-
fans leur fist cuire les jandï)es : dont depuis se revertirent et devindrent
religieux. — Peut-être ne lira-t-on pas ici sans intérêt les titres des neuf
miracles publiés par les deux savants éditeurs. Ces titres feront voir
à quelles imaginations singulières et romanesques on mêlait, au xiv""
siècle, le culte de la Vierge. Ces pièces sont : 1* le miracle d'Amis et
Âmille, lequel Amille tua ses ij enfans pour gairir Amis son compai-
gnon qui estoit mesel (lépreux) , et depuis les resuscita Nostre-Dame;
•2"* un miracle de saint Ignace; y le miracle de saint Valentin que un
cmperem' fist decoler devant sa table et tantost s'estrangla l'empereur
d'un os qui lui traversa la gorge et dyables l'emportèrent; A* le miracle
de NostreDame comment elle garda une femme d'estre arse; 5*" le mi-
racle de Nostre-Dame et de l'empereris de Romme que le frère de
l'empereur accusa pour la fere destruire, pour ce qu'elle n'avoit volu
faire sa voulenté ; 6** le miracle de Nostre-Dame , comment Ostes , roy
d'Espaingne perdi sa terre par gagier contre Berengier qui le tray et li
fist faux entendre de sa femme, en la bonté de laqudle Ostes se fioit;
' Le recueil des poésies d^Hilaire contienl un troisième mystère, mais tout latin , et
i nlitulé : Historia de Daniel reprœsentanda, — * Voy. Mantucriù de la bibliothèque du Roi,
t. VII.p. 33i.
JANVIER 1846. 9
et depuis le destruit Ostes en champ de bataille; 7*" le miracle de
Nostre-Dame, comment la fille du roy de Hongrie se copa la main,
pour ce que son père la vouloit espouser, et un esturgon la garda (cette
main) vij ans en sa mulete (son estomac); 8* le miracle de Nostre-
Dame, du roy Thierry, à qui sa mère fist entendre que Osanne sa femme
a voit eu iij chiens; et elle avoit eu iij filz : dont il la condampna à mort,
et ceulx qui la doient pugnir la mirent en mer ; et depuis trouva le roy
ses enfans et sa fenune; 9** le miracle de Nostre-Dame, coment le roy
Glovis se fist crestienner à la requeste de Clotilde sa femme, pour une
bataille que il avoit contre Âlemans et Senes ( Saxons ) , dont il ot la
victoire , et en le crestiennent envoya Diex la sainte ampole.
Certes, c*est un véritable service rendu aux lettres que la publication
de ces neuf drames ou miracles fondés sur des légendes variées et pi-
quantes, et dont le dénoûment seul est monotone. Mais, au risque de
paraître insatiables, nous regrettons que les savants éditeurs du Théâtre
français au moyen âge aient borné là leur travail, et n*aien t pas publié , dans
im second volume, les vingt-neuf mystères restés inédits dans le ma-
nuscrit de Cangé. Il ny a, par malheur^ aucune apparence quils soient
dans Tintention, au moins prochaine, de donner un complément à leur
ouvrage. Rien pourtant ne serait plus désirable. Le rapide inventaire
que nous venons de dresser de cet intéressant recueil prouve suffisam-
ment que, malgré ce quil renferme d^essentiel et de nouveau, il est
assez loin pourtant de tenir tout ce que promet son titre. En efiet ,
le répertoii'e du Théâtre français au moyen âge ne peut convenablement
s'arrêter au xiv* siècle ; un pareil recueil ne saurait demeurer vide des
grands et nombreux mystères qui, au xy* siècle, foisonnent et s'épa-
nouissent de toutes parts , selon Theureuse expression d'un de leurs his-
toriens^, comme l'exubérante architecture des églises auxquelles ils sont
liés. Imagine-t-on' notre théâtre d'avant la renaissance , sans la table de
marbre de la grand' salle du palais? sans les moralités et les farces, sans
les pois-pilés et les soties des Clercs de la basoche et des Enfants sans
souci? Un recueil des œuvres de notre vieille scène serait-il complet
sans un bon texte de Patelin, le chef-d'œuvre de la comédie avant
Molière'? Enfin, MM. Monmerqué et Francisque Michel peuvent-ils lé-^
gitimement tracer leur exegi monumentum, tant qu'ils ne nous auront
rien donné de l'âge héroïque des mystères ; rien de cette époque cul-
minante du drame au moyen âge , laquelle se trouve entre Tétablisse-
' If. SaÎQte-Beuve, Tableau de la poésie française et du théàtrefrançais au xri' siècle,
éd. Oiârpentier, p. 1 76. — * M. Monmerqué prépare, je crois, une édition critique
de œtte uurce.
10 JOURNAL DES SAVANTS.
ment des Confrères de la Passion à l'hôpital de la Trinité , en 1 4oa , et
la suppression, par arrêt du parlement, de toutes les pièces tirées de la
sainte Écriture, en 1 548? Nous comprenons fort bien que, dans cette
prolixe époque des moralités et des mystères, il y ait beaucoup à choisir
et à élaguer. Des drames qui se déroulaient en six, vingt et quelquefois
quarante journées , et dont plusieurs renfermaient plus de quatre-vingt
mille vers , ne peuvent guère se présenter aujourd'hui que par extraits.
Cependant, il y a une, au moins, de ces colossales productions dont la
publication intégrale. est à désirer. Nous voudrions que le répertoire de
notre théâtre gothique se terminât par i ouvrage qui le résume , en
quelque sorte, tout entier, c est-à-dire, par un texte critique du mystère
de la Passion , où f on tâcherait de se rapprocher le plus possible de la
rédaction primitive des Confrères du bourg de Saint-Maur et de l'hôpital
de la Trinité. Mais ce travail est-il possible ? Examinons.
On a cru longtemps que la fameuse Passion qui , depuis 1 898 et i /102 ,
a produit jusqu'à la fin du siècle un si vif enthousiasme, était définiti-
vement perdue. Le père Niceron le déclare en termes formels : « Comme
on n'a , dit-il ^ , aucun manuscri(^ ni aucune édition qui précède les chan-
gements faits par Jean Michel (pour la représentation d'Angersde 1 486),
onnepeutsavoirenquoi ils consistaient.^.. » ni, par contre-coup, ce qu'était
le texte original. Nous avons, pour notre part, plus de confiance en l'ave-
nir. Des explorations récentes et heureuses nous permettent, sinon de
remonter au texte même des Confrères , du moins de nous en rappro-
cher assez pour nous en former une idée plus exacte. Deux manuscrits
de la Bibliothèque royale (n" 7206 et 7206^), soigneusement décrits
par M. Paulin Paris, contiennent la copie d'un mystère de la Passion,
(( traicté à la requeste d'aucuns de Paris, par maistre Arnould Gresban. »
Un de ces volumes (n° 7^06^) porte la signature du copiste, Jacques Riche,
prêtre indigne , et la date du 2 a février 147^1 date qui semble assurer à
la rédaction ou révision d' Arnould Gresban l'antériorité sur celle de Jean
Michel^. Ces deux ouvrages diffèrent beaucoup l'un de l'autre, non-seu-
lement par le langage, mais par le nombre des parties. Si, comme il est
naturel de le penser , l'œuvre la plus ancienne est la plus conforme â la
rédaction primitive, on peut conclure de l'examen du texte de 1^72 ,
que ce qu'on appelait le mystère de la Passiorif avant la révision de Jean
Michel, contenait, outre un prologue de la Création , de l'invention de
* Tome XXXVII, p. SgS. — * On ne sait rien de lai Passion de Jean Michel avant
i486. La première édition est un in-folio, sans Heu ni date; on peut la croire, à
cause de 1 orthographe , exécutée en province; la seconde est imprimée k Paris,
pour Vérard , 1 490. La Bibliothèque royale les possède toutes deux.
JANVIER 1846. H
Gresban : i" le mystère de la Conception et Nativité, qui formait le
premier livre; a"" le mystère de la Passion proprement dite, qui s'éten-
dait depuis le baptême jusqu'au crucifiement de Jésus-Christ, et for-
mait le second et le troisième livre; 3® le mystère de la Résurrection.
Le travail de Jean Michel a consisté à supprimer en entier le mystère
de la Conception et Nativité , ainsi que celui de la Résurrection , puis
k remanier et à développer le mystère de la Passion.
Cette partie de l'ouvrage, ainsi' présentée seule et notablement am-
plifiée, obtint, depuis la représentation d'Angers de i486, un succès
universel , et prévalut pendant quelque temps sur la forme primitive et
plus complexe qu Arnould Gresban avait respectée. On y revint cepen-
dant : le second manuscrit de la Bibliothèque royale (n* 7206), écrit
sur vélin et orné de nombreuses miniatures, porte la date de 1 807, et
contient la reproduction â peu près textuelle du mystère, ou plutôt des
trois mystères d'Arnould Gresban. Ce n'est pas tout : on joua et l'on
imprima à Paris, en cette même année 1 807, le mystère de la Passion
sous son ancienne forme agrandie, c'est-à-dire contenant : i"* la Concep-
tion et Nativité, qui occupaient le premier jour; 2*" la Passion, sui-
vant la révision de Jean Michel, coupée en quatre journées; 3^ le mys-
tère de la Résurrection ; ce qui faisait six journées. Dans cette édition
imprimée pour Jean Petit, Geuffroy de Mamef et Michel le Noir, avec
de grandes figures sur bois , le mystère de la Conception et Nativité et
celui de la Résurrection ne portent pas de noms d'auteurs^ ; ils oilrent,
ou peu s'en faut, le même registre, c'est-à-dire le même arrangement
de scènes que les parties correspondantes de l'œuvre d' Arnould Gresban ;
mais le langage en est tout à fait changé et presque toujours affaibli.
Les firères Parfait ont composé l'analyse qu'ils ont donnée du grand
mystère de la Passion dans le premier volume de leur Histoire da Ûiéâtre
français, sur l'édition imprimée en 1 807, qu'ils ont eu le tort d'attribuer
tout entière à Jean Michel, tandis que la portion du milieu, celle qui
contient la Passion, divisée en quatre journées, est la seule qui lui ap-
partienne. Cette faute a jeté beaucoup d'obscurité sur tout ce qu'ils ont
dit et sur tout ce qu'on a dit après eux touchant cet ouvrage ^
' Ce mystère de la Résurrection diffère, tant pour l*arrangement des scènes que
pour rétendue, du mystère de la Résurrection composé par Jean Michel, joué à
Angers devant le roi de Sicile, et imprimé pour Vérard, infol. sans date. Cette
œuvre de Jean Michel ne forme pas moins de trois journées , tandis que la Résur-
rection du ms. d* Arnould Gresban et celle de Tédition de 1 607 n'en ont qu une seule.
— * Sî les frères Parfait n ont pas formellement attribué la première et la dernière
partie deTédition de 1607 à Jean Michel, toujours n ontils pas déclaré assez nette-
12 JOURNAL DES SAVANTS.
Outre les deux précieuses copies de la grande œuvre d*Amould Grès-
ban, conservées à la Bibliothèque royale, plusieurs autres textes manus-
crits du mystère delà Passion, tous différents de celui de Jean Michel,
ont été signalés, notamment à Paris, à Troyes etâ Valenciennes. Les deux
derniers ont été décrits par MM. Onésime Le Roy ^ et Vallet deViriville*; '
lautre a passé de la bibliothèque de M. de Soleinne dans celle de M. le
baron Taylor. S*il n'était pas téméraire de porter un jugement sur les
trop courts fragments publiés jusqu'ici des manuscrits de Valenciennes
et de Troyes, on serait porté à croire que ces deux rédactions sont pos-
térieures â celle d'Arnould Gresban. Quoi qu'il en puisse être, il serait
très-désirable que MM. Monmerqué et Francisque Michel couron-
nassent leur Théâtre français au moyen âge, en publiant, dans un second
volume, le meilleur, à leur avis, de ces différents textes. Pour mon
compte, je préférerais, jusqu'à plus ample examen, le manuscrit de
Paris (n° 7206^) dont la date 1 Ayti est certaine , et dont le style semble
le plus élégant et le plus concis.
L'importance du mystère de la Passion est très-grande pour l'his-
toire de notre théâtre, et n'a pas été peut-être suffisamment appréciée.
Cet ouvrage, sous la forme complexe qu'il a reçue vers 1898, diffère
absolument de tous les miracles et mystères joués jusqu'alors, et qui
n étaient qu'une sorte de suite et d'annexé à la fête du jour. Ainsi, au
temps de Noël, on jouait le mystère de la Nativité, de l'Etoile ou de
l'Adoration des Mages ; dans le temps pascal , on représentait les
scènes du Crucifiement et du Tombeau, les trois MaiîeSf ou l'apparition
de Jésus à ses apôtres dans le bourg d'Emmaùs. Mais, vers la fin du
XIV* siècle, il en fut autrement. On réunit tous les actes de la vie de
Jésus-Christ, et on en forma une seule et vaste représentation, qui ne
se joua plus, comme auparavant, le jour de telle ou telle fête, mais qui
durait plusieurs jours, souvent plusieurs semaines, et pouvait se répéter
pendant tous les temps de l'année. Il en résulta (et c'est là un fait très-
considérable dans l'histoire du théâtre) que le mystère de la Passion,
par cela seul qu'il comprenait tous les récits de l'Evangile, et pouvait
être donné en spectacle aussi souvent que les populations le désiraient,
ment qu'elles ne sont pas de cet écrivain. M. Brunet remarque qu'ils ne se sont pas
aperçus que l'exemplaire in-folio de 1607 de la Bibliothèque royale, sur lequel
ils ont travaillé, était défectueux, et que les derniers feuillets appartiennent à Tédi-
tion in-4'* imprimée par Alain Lolrian et Denys Janot; ce qui, d'ailleurs, a peu
d'importance, puisque cette édition, postérieure à celle de 1607, en est une re-
production textuelle. — ' La Passion de Valenciennes est divisée en vingt journées.
Voy. Études sar les mystères, par M. O. Le Roy, Paris» 1837, i vol. in-8'.— ' Biblio*
thèque de l'Ecole des chartes, t. III, p. 453.
JANVIER 1846. 13
introduisit un usage tout à &it nouveau , je veux dire rétablissement d*un
théâtre habituel, permanent, et qui devint peu à peu quotidien ^ Cette
révolution inattendue, qui se produisit en même temps et par la même
cause, dans presque toute TEurope, date chez nous de Tannée i4oa,
et a sa charte dans les lettres patentes de Charles VI, octroyées aux
Confrères le ii mars i4oa.
Et qu'on ne croie pas qu'en exprimatit le désir de voir imprimer le
texte de la Passion de maître Arnould Gresban, on ne forme ici qu'un
vœu d'antiquaire, et que la langue et l'art n'eussent rien k attendre
d'une aussi laborieuse exhumation. Je sais qu'il ne faut pas trop exagérer
la valeur esthétique de cette poésie au berceau; je sais que d'exceUents
juges ont déclaré n'avoir rencontré, dans tout le répertoire des mystères,
aucune beauté de quelque genre que ce fût, capable d'expliquer la
vogue prodigieuse de ces ouvrages, abstraction faite du sentiment
religieux qui animait acteurs et spectateurs , et de la pompe du spec-
tacle. Cependant, il me semble que, dans le style plus nerveux d' Ar-
nould Gresban , on rencontre çà et là de vifs éclairs et quelques délica-
tesses de langage qui mériteraient d'être étudiées. Les vers suivants,
par exemple, extraits de la scène des Pasteurs, me paraissent oflnr un
tour et une cadence qui dénotent une certaine science, ou, du moins,
un certain sentiment du rhythme et de l'harmonie :
Alobis, premier pastoureau,
n fait assez doulce saison
Pour pastoureaux, la Dieu m^rcy.
YsAMBBRT. Quand les bergers^ sont de raison ,
H fait assez doulce saison.
Pbllion. Rester ne pourraye en maison ,
Et voir ce joyeux tems-cy.
Aloris. Fy de richesse et de soucy 1
Il n'est vie si bien nourrie
Qui vaille étal de pastourie.
Pbllion. A gens qui s*esbatent ainsy
Fy de richesse et de soucy I
RipPLAM) '. Je suis bien des vostres aussi
' Parmi les pièces qui pouvaient se jouer pendant tout le cours de Tannée, nous
ciierons le mystère des actes des Apôtres , composé par les deux frères Arnould et
Simon Gresban» vers i45o, et le mystère du Viel Testament. — * Je prends ce mot
dans le ms 7206; la copie 7206*. que je suis ordinairement, porte ici, à tort : les
brebis. — ' Rifflard était un personnage de théâtre, gourmand, menteur et poltron,
dont le nom seul avait le privilège d*exciter Thilarité de la foule. Picard Ta rajeuni
de notre temps.
14
JOURNAL DES SAVANTS.
Atout (avec) ma barbette fleurie;
Quand Tai du pain mon saoul, je crie :
Fy de richesse et de soucy !
YsAMBERT. Est-il liessc plus série
Que de regarder ces beaux champs,
Et ces douix aignelets paissans,
Saultans à la belle praerie?
Pbllion. Oo parie de grant seignorie,
D*aYoir donjons, palais puissans :
Est-il liesse plus série
Que de regarder ces beaux champs ,
Et ces doulx aignelets paissans ,
Saultans à la belle praerie P
Aloris.
Quand le beau tems voyent,
Pastoureaux s'essoyent ,
Chantent et festoient.
Et n*est esbas qui ne soient
Entre leurs déduis.
YsAMBERT. En gardant leurs brebietes.
Pasteurs ont bon tems :
Ils jouent de leurs musettes ,
lâez et esbatans.
La dient leurs chansonettes ,
Et les doulces beraerettes ,
Qui sont bien chantans ,
Cueillent herbes bien sentans ,
Et belles fleurettes
Pasteurs ont bon tems ' !
M. Paulin Paris a fait, ce me semble, preuve de très-bon goût en
publiant quelques-uns de ces jolis vers, et en les comparant aux meil-
leures chansons de Cfaaries d'Oriéans.
L*imagination , et même Timagination sérieuse et tragique , ne
manque pas non plus absolument à ces longs drames évangéliques. Les
repdords et le suicide de Judas fournissent au poëte le sujet d'une for-
midable fiction. Il suppose que Lucifer envoie au disciple désespéré
^ On peut rapprocher de ces vers un passage du manuscrit de Troyes cité par
M. Vallet de Viriville. C*est une broderie sur le même canevas, mais, à mon aris,
bien inférieure.
JANVIER 1846. 15
une apparition vengeresse. Cet envoyé des enfers, que i enlumineur
du manuscrit (n^ 7106) a représenté tout noir de corps et de vête*
ment s'avance vers le réprouvé. Voici le conunencement du dialogue :
Le dbmon. Meschant, que veulx-tu qu*oii te face?
A quel port veulx-tu aborder ?
JuDASr Je ne sais ; je n*ai œil en face
Qui ose les cieulx regarder.
Le démon. Si de mon nom veulx demander,
Briefement en aras demontrance.
Judas. Dont viens-tu?
Le DBMoii. Du parfont d enfer.
Judas. Quel est ton nom ?
Le démoh. Désespérance.
Judas. Terribflité de vengeance!
Horribilité de danger I
Approche; et me donne alligeance.
Se mort peust mon deuil allegier.
Dssispbrahgb. Oui, très-bien
N*y a-t-il pas dans cette sombre allégorie et dans ce dialogue rapide
et bien coupé, comme un pressentiment de la terreur tragique? Ce
passage, conservé presque textuellement dans la révision de Jean
Michel et dans celle de Valenciennes , est pourtant, ce me semble,
un peu affaibli dans Tune et dans Tautre.
Mais revenons : nous nous sommes trop étendu sur ce projet d*ua
second volume et sur ce couronnement désirable de Tutile travail de
MM. Michel et Monmerqué. Il est temps de clore cette digression et
de nous occuper de ce qu ils ont fait plutôt que de ce qu on pourrait
souhaiter qu'ils fissent encore.
La disposition du volume, imprimé sur deux colonnes , a pemais à
M. Francisque Michel de placer une traduction en regard des textes.
C'est, à mon sens, un excellent procédé pour faciliter et répandre Vin-
telligence de notre ancienne langue. Une version de ce genre, destinée
à faire l'office d'un dictionnaire toujours ouvert, est et devait être ex-
trêmement littérale; seulement nous regrettons que cette qualité soit
ici poussée parfois jusqu'à labus, et que, dans quelques passages, on
ait plutôt sous les yeux une transcription qu'une traduction. A quoi bon,
par exemple, traduire le mot mulete (le gésier ou l'estomac des oiseaux
de grand vol, en langage de fauconnerie) par celui de malette? L'un
16 JOURNAL DES SAVANTS.
est-il plus intelligible que Tautre pour la plupart des lecteurs? La ru-
brique hoc est de muUeribus, donnée indûment , suivant moi, pour titre
général à la première pièce du recueil , est-elle clairement rendue par
les mots : ceci est des femmes ? Je ne le pense pas : peut-être même, si le
traducteur s était efforcé de mieux préciser le sens de cette petite
pbrase, aurait -il évité une grave confusion, que j'aurai à signaler,
dans tout le morceau qu'elle précède. Outre cette interprétation conti-
nue, M. Francisque Michel a ajouté, sous forme d'appendice, quel-
ques morceaux narratifs et élégiaques , qui se rapportent à l'argument
des drames. C'est ainsi qu'il a publié vingt-sept motets et pastourelles
du XIII* siècle, appartenant à la légende populaire, qu'il appelle le cycle
de Robin et de Marion. Malgré l'intérêt réel qu'offrent ces additions,
curieuses en elles-mêmes, mais étrangères à notre ancien théâtre, j'au-
rais préféré, pour ma part, la publication d'une farce ou d'un miracle
de plus.
On a pu voir par ce que nous avons dit plus haut, que les éditeurs
de ce recueil ont classé les morceaux qui le composent dans l'ordre
chronologique, sans égard pour les diversités de genre. Cependant,
quelques-unes de ces pièces sont des drames sévèrement liturgiques,
qui n'ont pu être exécutés que dans l'intérieur des églises , par des
moines ou par des prêtres. D'autres, également religieux , ont été joués
hors des lieux saints , mais dans leur voisinage , par de pieux laïques ,
avec Tapprobation et souvent avec la coopération du clei^é. A côté, se
trouvent d'autres jeux qui roident sur des sujets profanes et même ga-
lants, et qui n'ont pu servir qu'à l'embellissement de fêtes aristocratiques,
galas, cours plénières ou tournois; enfin il en est d'autres qui ont fait
la joie des marchés et des champs de foire. Je ne blâme point MM. Fran-
cisque Michel et Monmerqué de n'avoir pas suivi, dans le classement
des pièces de leur recueil, ces distinctions que je crois vraies et utiles,
mais qui peuvent, dans certains cas , présenter un peu d'incertitude et
d'arbitraire. Ils s'en sont tenus à l'ordre de dates , qui est suffisant pour
les époques où les textes sont peu nombreux , mais qui ne le serait plus
dans les époques où les monuments dramatiques abondent. Quoi qu'il
en soit, je suivrai, dans l'examen de leur travail, la marche qu'ils m'ont
tracée, et je présenterai dans un prochain article quelques observac-
tions sur le drame , ou plutôt, comme j'essaierai de le prouver , sur les
trois drames , qu'ils ont tirés d'un précieux manuscrit de Saint-Martial
de Limoges.
MAGNIN.
« Mil >000> imam
JANVIER 1846. 17
Histoire de la poésie française X l époque impériale, ou ex-
posé, par ordre de genres, de ce que les poètes français ont produit
de plus remarquable depuis la fin du xviiï* siècle jusquaûx pre-
mières années de la Restauration, par Bernard JuUien, docteur
es leltres, licencié es sciences. Bar- sur- Seine, imprimerie de
Saiilard; Paris, librairie de Paulin, i844» 2 vol. in- 12 de
xiH-468 et àS6 pages.
DBUXIÂME ARTICLE ^
U parait tout simple à qui entreprjend Tbistoire littéraire dune
époque, de faire ce qua fait, j*ai dit de quelle manière et avec quels
résultats, M. Bernard JuUien-, de rechercher successivement,, pour le
soumettre à son analyse et à son examen, ce que .cette époque a produit
dans chaque genre. Cette méthode, toutefois, exclusivement employée,
conune chez Testimable critique auquel je reviens, a ses dangers, ses
inconvénients.
Elle expose d'abord, presque inévitablement, à ne pas distinguer
assez, parmi tous ces genres dont ou suit à part, pendant un certain
nombre d'années, le développement, ceux qu*appelait Tétat des esprits,
le cours des sentiments et des idées, 'qui eti étaient Texpressibn natu-
relle et nécessaire, desquels, par conséquent, pouvait sortir quelque
chose de caractéristique, d'original, et ceux qui, ramenés, sans raison
de reparaître, seulement par Thabitude, la routine, ne devaient donner
lieu qu'à d'insipides et insignifiantes redites. Alors telle production , ab^
solument dénuée de valeur, qui, dans une exposition jgénérale eût été'
à peine indiquée , reçoit de Fattention particulière accordée à Thistoit^'
dune seule classe d'ouvrages, une importance exagérée; et, rompatit'
ia proportion du livre, elle y occupe une place que réclanfaient de
plus dignes sujets d'étude. Ce danger de la méthode suivie de préfé-
rence et trop sfrictement par M: JuUiëfi, il n'y a point échappé. Par
exemple, comme, "au premiéi' râiig des genres' entre lesquels se divise
le domaine de la poésie, se place- le ][^6eiiie épique, il a consacré des
chapitres nombreux, étendus, aux poèmes épiques de Tépoque impé-
riale. Mais, véritablement, si iés'|loêtes dé cette époque ont quelque-
fois réti!ssi dans des récils' de dimlnisibhs restreintes et d'intéi^êt simple*
* Voy. k premier, dans le cahier d*aoàl i8&5, p. HàQ- . 1 .''« *
3
18 JOURNAL DES SAVANTS.
ment agréable ou touchant, Jeui's prétentions à Tépopée proprement
dite ont été, et ne pouvaient être que malheureuses. On convient assez
généralement aujourd'hui qu une si grande œuvre n est pas le fait de tous
les âges littéraires indistinctement; que ce fruit spontané et fiaiciie des
sociétés primitives ne peut se reproduire artificiellement, dans une civi-
lisation plus avancée, que lorsque se rencontre, avec un sujet qui inté-
resse puissamment ou une nation ou l'humanité entière , fapparition
dun homme de génie. De tels accidents sont bien rares, et ils ont
manqué à l'époque dont M. Jullien s'est fait le laborieux et intelligent
historien. Pourquoi donc prendre si fort au sérieux les tentatives im-
puissantes d'une ambition indiscrète? analyser, extraire des produc-
tions nécessairement condamnées à la médiocrité, quelquefois même
au ridicule, un Oreste, par exemple, dont M. Jtdlien, après de longues
recherches, n'a pu trouver, et k la Bibliothèque royale, qu'un exem-
plaire qui n'était pas coupé? poëme immense autant qu'insipide, à ce
qu'il paraît, qûti a pu rappeler à ses rares lecteurs la boutade de Juvé-
nal contre lin Oreste de même sorte,
suinmi plana jam margine libri
Scriptus, et in tergo* oecdum finitus Orestes \
A ces prétendus poëmes épiques, la plupart de plumes ignorées, ou-
vrages si profondément oubliés, si dignes d oubli, quelques lignes* suf-
fisaient. \i fallait rés/erver l'honneui' des développements à ceux que
recommande au moins le nom de lem^s auteurs, et où le vice de l'en-
treprise est racheté par cer^ins mérites d'exécution, l'agrément des
détails, ^élégance du style, l'art de la versification. Telle est, dans ce
qui en subsiste, la Grèce sauvée, de Fontanes, réminiscence savante qui
ne nous eût point ^tssurément doxmé une épopée, mais qu'on aiurait
tort, de dédaignçr, que M. Jullien,, à mon avis, a trop peu séparée de la
foule des mauvais poëmes compris dans sa revue, qu'il a ^.au contraire,
confondre avec eux par l'excessive sévérité de ses censures.
L'application trop rigoureuse de la, division par genres à l'histoire
littéraire la i^usse encore de plus d'une manière. Cette méthode d'ex-
position romp^ le lien, qui; souvent, rattache entre elles des composi-
tions prpduites à la fois par, pne.inspiration commune, sous des formes
diverses*. Elle disferse dans .plusieurs chapitres la biographie def écri-
vains; et.ce qui. fa fait la. principal intérêt ije^ veux dire le développe-
mtfintde Jeur je^rit, djÇ, leur talept» la suite régulière, l'enchaînement
et comme la généalogie de leurs œuvres. Enfin, et c'est là le plus
» Sa/. 1,5. !>^ ' ■•'■''■ ^•■•»-- ' -
JANVIER 1846. 19
pave reproche que nous puissions adresser à la méthode qui nous
occupe, dans ce morcellement universel qui en est Teffet inévitable,
disparait le mouvement, lensemble, Tunité de Tépoque littéraire dont
on annonçait Thistoire.
Une époque littéraire, en effet, pom*vu quelle mérite réellemeiat œ
nom, est quelque chose de distinct dans le mouvement général dès
lettres ; quelque chose qui se sépare en partie de ce qui le précède et
de ce qui le suit, et qui en partie s y rattache ; quelque chose qui a son
point.de départ et son terqoie, et, dans Tintervalle, ses vioi^situdesiat
son progrès. Cette époque, si on ne la présente ainsi « dans uo tableau
où se concilie, tâche difficile, j*en conviens, avec la succession chrono-
logique des faits Tordre logique des idé^, on peut en .éclairer, utilement
certains points partlcidiers, par la patience et Texactitude de ses re-
cherches, par la justesse de ses appréciations, mais on nen;est pas, à
proprement parler, Thistorien* . .. • •
En admettant, ce qui pourrait être contesté, que les* quinze années
du consulat. et de l'empire aient offert un développement poétique
marqué de caractères aases particuliers pour donner lieu à une histoire
spéciale, quelle .devrait être cette histoire? ; m;
U faudrait d abord, oe me semble, que, dans une introduction 4e
quelque étendue, elle retraçât Fétaides lettres françaises vers 1789^.1^
ce qu'elles devinrent pendant les dix années qui suivirent, au contact
de toutes les passions, de toutes les fureurs politicpies, ardeijites à s'en
armer. Par là elle préparerait à comprendre comment, en 1 799, \oé^
que les excès de lanarchie, Timpuissancedes pouvoirs ^publies, la las-
situde universelle, eurent amené rétablissement d'un gouvernement
fort et réparateur. Tordre qui renaissait «dans la société reparut aussi
dans la littérature; comment celle-ci reprit son couds régutiier, aveorles
mêmes chefs, glorieux restes dun autre âge, première décoration <fun
âge nouveau; dans les mêmes genres décomposition, où semblait seu-
lement se continuer une tâche interrompue; enfin.sous imfliieiicè des
mêmes idées, celles que le xvui* siècle. avait af^lées sa pfaSosopfaie/et
auxquelles sétaient. ajoutées, chez quelques écrivains, par la: pratique
laborieuse ^institutions nouvelles et malgré de oruels mécomptes y >de6
convictions républicaines. Mais, en regardde cettelittératmre; H yraki-
rait lieu den placer une autre, animée d*an esprit tout contrairer, ;qae le
découragement, le dégoût; Thorreur, suites naturelles des longs ^traki-
blés civils, ramenaient aux principes nionarcbiques et religieux du irT|ti*
siècle. La lutte de ces deux littératures qui échauffait la presse d'alors,
et h laquelle peu d*écrits pouvaient rester étrangers, est le :feit .capital
3.
20 JOURNAL DES SAVANTS.
de Vespèce de renaissance poétique qu*on aurait à raconter : on devrait
en suivre la trace dans toutes les compositions des poètes, quelle qu*en
ait été la nature; mais on la rencontrerait particulièrement dans quel-
ques-unes, expression directe de ces passions opposées et par là plus
marquées que le reste du caractère de l'inspiration, plus vraies, plus
vivantes, plus durables. Je ne parle pas de' ces pôëmés desquels nous
écartent aujourd'hui, malgré Télégance du style et l'esprit des détails,
im fenatisme d'irréligion et une licence de pinceau qui étaient déjà
^esque un -anachronisme. Je parie de productions qui ont plus de
droit à notre constant intérêt comme monuments du talent satirique,
de ces satires et de ces épîtres, de ces épigrammes , de ces dialogues,
de ces contes, où la verve moqueuse de Lebrun, de Chénier, d'An-
drieux s'est plus discrètement inspirée des exemples de Voltaire. Je
penseï d'autre part à une poésie bien différente, qu'avait suscitée, en
l'effaçant d'avance par l'éclat de la prose la plus colorée, le grand ou-
vrage qui, dans les premiers jours du nouveau siècle, réconcilia le
christianisme, depuis longtemps livré au ridicule, avec l'imagination.
Avant M. de Chateaubriand, qui, lui-même, dans ses Martyrs, devait
appliquer avec tant d'éclat les principes de sa poétique , son illustre
ami, Fontanes, avait donné le signal de ce retour aux inspirations reli-
gieuses, par des vers dont il faudrait, malgi*é leur date, tenir compte;
ces vers, éloquent hommage à la majesté des livres saints, noble et
élégante peinture de quelques scènes graves ou touchantes de la vie
chrétienne, l'auteur y revenait en ce moment même avec amour et
leur donnait lem'dernièi'e forme.
Dans le profond dissentiment qui séparait, comme en deux camps,
les poètes de celle époque, on ne négligerait pas de faire la part de la
politique elle-même, et cette part serait glorieuse; on redirait l'émula-
tion de quelques nobles talents à honorer, en présence du nouveau
pouTOÛr qui se fondait, les ruines diverses 'amoncelées à sa base; celles
de l'antique monarchie, objet d'an culte pieux pour Fontanes, pour
Delille, cdles de la république, bon moins sacrées pour Chénier. Là
trouverait son cadre l'élégie vraiment belle\ oii ce dernier, en i8o5,
»'èst représenté errant tristement dans la campi^ne, et, à l'aspect de
Saint-iCloud, pleurant la liKerté vaincue.
'1 En raconttant toi co»ffit qui fut,: à cette époque, la vie des lettres et
lie >la -poésie, l'histoire «dont j'essaie le programme aurait à faire rema^
')i{mr,I»die£ isésipoëtesr diVisés par leurs convictions, leurs sentiments
.rnli ! • ^» Ki •■" .y»
JANVIER 1846. 21
les plus intimes , une frappante communauté des principes littéraires.
Us sont tous de la même école , de la même religion , du même parti,
quand il ne s*agit plus que de lart de composer et d*écrire. Dans leurs
ouvrages se continue, encore sans altération, la tradition des deux
siècles précédents, dont ils acceptent docilement poiu* maîtres les
grands écrivains. L*un d'eux même, qui , après un succès tout classique,
celui de son Agamemnon, s est engagé, non sans génie, dans une longue
suite d^entreprises aventureuses, où malheureusement la langue est
ti*op comprise, Lemercier, cet infatigable novateur, se montre dans la
chaire de Laharpc, aux applaudissements unanimes de son auditoire,
le plus oithodoxe des critiques.
Déjà cependant certaines renonmtiées, certaines doctrines, jusqu*alors
consacrées, commençaient a être mises sérieusement en question. On
ne s était pas ému des sottes injures adressées à Boileau, à Racine, par
des littérateurs tels que les Ximénès et les Cubière; à peine même si on
avait daigné s occuper, autrement que pour en rire, des paradoxes non
moins irrévére£its et non moins fous, mais plus spirituels de Mercier.
Maintenant c'était tout autre chose : sous la plume de critiques distin-
gués, d'écrivains considérables, se produisaient des opinions auxquelles,
bien quon les trouvât fort étranges, il fallait donner quelque attention.
Geoffroy, soit par ordre, on l'en a soupçonné, soit par conviction, on
Ta pu croire d'un homme à qui l'antiquité grecque était familière, osait,
dans ses feuilletons, instruire le procès de la tragédie, tant admirée, de
Voltaire; au grand scandale, mais au grand amusement de ses lecteurs,
il déclarait factices, artificiels, la pompe, le mouvement , les grands effets
de ces ouvrages que naguère on comparait, on préférait même aux
chefs-d'œuvre de Racine et de Corneille. C'était à Racine lui-même
que s'attaquait, et en français, en très-bon français, comme pour
rendre plus blessantes ses atteintes à notre plus pure gloire poétique,
un savant et spirituel étranger, W. Scblegel. Dans un parallèle où la
Phèdre de Racine était immolée à l'Hippolyte d'Euripide ^ il préludait,
non-seulement à ce dénigrement systématique de notre théâtre qui de-
vait bientôt déparer son cours de poésie dramatique ^, mais à ce qui
fait principalement la valeur de cet ouvrage remaïquable » aux vues
fines , profondes, et alors fort nouvelles , qui s'y rencontrent sur le carac-
tère divers de la scène antique et de la scène moderne. Non-seulement on
nous disait beaucoup moins conformes aux Grecs nos modèles que
' Camparaiion entre la Phèdre de Racine et celle d'Euripide, Paris, 1807 ; voy. ses
E$êmiehittoriii»ei et littéraires, Bonn, i84a , p. 85. — * Professé à Vienne en 1808,
imprimé en 1809 et 181 1 .
22 JOURNAL DES SAVANTS.
nous n'en avions la prétention , mais le même critique, dans ses leçons,
bientôt traduites en français^, mais plusieurs de nos écrivains sur les*
quels il n'était pas sans influence, M™ de Staël ^, Benjamin Constant^,
Sismondi^f dans des traités, dans des histoires littéraires, quelque*
fois de grande valeur, proposaient à notre admiration, à notre imita-
tion, des productions étrangères jusque-là assez dédaignées par nous;
en dehors de notre poétique, qu'ils jugeaient arbitraire et étroite, ils
nous montraient d'autres manières, selon eux fort légitimes aussi, de
sentir et d'exprimer la nature. Ces opinions, alors tout individuelles,
toutes spéculatives, dont s'occupait seule la critique, pour s'en amuser
ou s'en indigner, devaient plus tard, sous une sorte de nom de guerre
qui les résumerait, devenir populaires et passer dans la pratique,. A ce
titre , rhistorien de la poésie française 'au temps du consulat et de
l'empire ne pourrait les négliger; il aurait le devoir de les signaler
comme destinées à amener, sous d'autres gouvernements, quand seraient
arrivés au dernier degré la satiété, la curiosité des esprits, l'attrait de
la nouveauté, l'essai d'un nouveau développement poétique, à préparer
pour un second historien la matière d'une nouvelle histoire.
Ces influences morales et littéraires , qu'on aurait suivies dans leur
action, dont on aurait marqué l'origine et le terme , il faudrait aussi re-
chercher si le gouvernement qui présidait au renouvellement social , les
a secondées en quelque chose. On trouverait tout le contraire. La poésie
philosophique, par son penchant naturel pour les institutions libres,
par l'attachement persévérant de quelques-uns de ses plus illustres re-
présentants pour les formes républicaines , ne pouvait plaire assurément
au vainqueur du dix-huit brumaii'e. L'auteur du concordat, le fonda-
teur du trône impérial se serait plus volontiers accommodé de la poésie
religieuse et monarchique , si , par des marques d'intérêt adressées à
la dynastie déchue, elle ne lui était bientôt devenue suspecte. Il était
sans penchant pour la hardiesse qui tentait, même avec discrétion,
d'innover dans le choix des sujets, dans la composition, dans le style,
averti sans doute, par un secret instinct, que toutes les nouveautés se
tiennent , et que l'indépendance de l'esprit ne se trouve pas longtemps
à 1 -aise dans les limites restreintes de la littéi*ature. Enfin, il avait une
' Par madame Nccker de Saussure; Paris et Genève, i8i A. *- * A^ /a littérature
connddrée dmfu $6$ rapports avec Us institutions sociales, Paris, i8oo, i8oi; De i^ Al-
lemagne, Pans, i8io; Londres, i8i3;Paris, i8i4- — * FFa&tWn^ tragédie en cinq
actes et en vers, précédée de Réflejpions sur le théâtre allemand; Génère,. 1809. —
^ De la littérature du midi de l'Europe, Paris, 181 3, 1819; ooTrage rédigé d après
un cours fait par Fauteur, avec grand succès, à Genève, en 181 1.
JANVIER 1846. 23
aversion particulière pour ces doctrines qui ébranlaient déjà les fonde-
ments deTancienne poétique, et â Fécoie d'Homère tentaient de subs-
tituer celle de Shakspeare. U les baissait comme nous venant de Tétran-
ger, des nations alliées à TAngleterre, de rAngleterre elle-même; leur
introduction en France lui semblait une sorte de violation du système
continental; dans le temps quil faisait brûler sur les places pu*
bliques les marchandises anglaises, sa police mettait au pilon Y Allemagne
de madame de Staël ^ On aurait donc le droit de dire que rien de ce
qui pouvait alors donner de la vie, du caractère, de Toriginalité à la
poésie, n'eut ses encouragements; rien, si ce n'est ce qui se raj^rtail
â lui-même.
C'est une manie aujourd'hui d'introduire en toute matière , de gré
ou de force, la grande figure de Napoléon; mais on en pourrait, avec
convenance , retracer quelques traits dans l'histoire de cette poésie qu'on
qualifie d'impériale. On ne lui refuserait certainement pas d'avoir aimé
les lettres, et d'en avoir jugé, d'en avoir parié, sinon toujours avec
justesse, du moins avec grandeur. On lui devrait la justice de le placer
dans le petit nombre des souverains qui les ont honorées de ce qui suc-
passe de beaucoup toutes les récompenses officielles, je veux dire de
leur attention personnelle. Il a fait revenir les temps oii Auguste, qui
n'avait pu avoir Horace pour secrétaire, le voulait pour correspondant,
et lui demandait une épitre ; où le même prince, de son camp» en &ce
des indomptables Gantabres, écrivait à Virgile pour s'informer du {yro«
grès de l'Enéide commencée; où Louis XIV s'entretenait avec Boileau,
avec Racine, avec Molière, recevait la confidence de leurs ouvrages,
entrait comme en partage de leurs desseins et de leurs snccès. Il :est
tel poète tragique dont l'empereur des Français, par ses questions, ses
critiques , ses conseils, s'est fait, on l'a dit spirituellement, le coUabo^
ratcur. Critiquait-il quelquefois h tort et conseillait^il toujours )udîeku-
sèment ? pas plus, probablement, que des confidents littéraires de
moins haute condition. Mais qu'impoi*te ? Son intervention obligeante
dans de teUes choses* n*cn était pas moins un puissant mioy en d'ëmmiia-
tion, qui pouvait provoquer à de grands efforts, susciter de grande»
œuvres. Malheureusement, il mêla trop d'égdsme, des calculs, tcofi
intéressés à son rôle de protecteur des lettres. Avant lui, sans doute,
les grands princes que je rappelais tout à l'heure les .avaient fiait servir,
sans plus de désintéressementr à la consécration de leur aixtorité absor
lue , à la décoration de leur règne. Mais, en faisant ia même chose v il y
* En 1810. •»•'
24 JOURNAL DES SAVANTS.
mit moins de mesure. Il ne ménagea pas assez soigneusement la liberté,
la dignité de ses panégyristes ; ladmiration , qu'il était digne d'inspirer,
il la commanda trop; il imposa trop à l'expression de ce sentiment la
couleur administrative. Quelques accents vrais d'enthousiasme échap-
pèrent, par intervalles, à de jeunes âmes, d elles-mêmes touchées de la
^oire; mais hors de là, ce fut un débordement factice de louanges
serviles et vulgaires, véritable plaie de la poésie de cet âge.
A une autre époque, où la ^oire du conquérant, du législateur ,-xlu
fondateur d'empire , apparaîtrait dans un poétique lointain , à travers
ses malheurs et les nôtres, au delà de àes désastres, de ses exils, de sa
tombe , devaient se produire avec éclat , dans des vers inspirés, les libres
panégyriques, précurseurs des libres récits de l'histoire.
Le despotisme fait à la société des loisirs mortels poiur l'éloquence,
mais dont la poésie profite. Dans le silence forcé des orateurs,
l'attention, l'intérêt, se tournent vers les poètes qui ont encore la
parole; on les écoute, on les discute, on les juge, et avec indulgence;
à défaut du génie qui peut leur manquer, on leur sait gré d'avoir
du talent; fart de la composition, l'élégance du style, l'agrément des
détails, les traits heureux, les bons vers, tout cela leur est compté.
Telle était, on en ferait la remarque, au temps de l'empire, la condi-
tion heureuse des écrivains qui , en si grand nombre , appliquaient in-
dustrieusement les procédés peut-être trop divulgués, devenus par un
long usage trop accessibles , de la versification , à des compositions de
toutes sortes, tragiques, comiques, didactiques, descriptives, à des
traductions de quelques grandes œuvres poétiques, tant anciennes que
modernes. Aujourd'hui que tout entiers à la vie publique , captivés par
les débats de la tribune et de la presse, nous accueillons si dédaigneu-
sement ces produits, quelquefois fort dignes d'estime, d'un travail patient
et d'im artifice habile; que nous accordons à peine quelques moments
d'audience même aux vers des vrais poètes, nous ne nous reportons pas
sans peine à une époque où , par exemple, tout Paris se partageait entre
rÉnéide de Delille et sa peu digne rivale, l'Enéide de Gaston, où même
celle de Becquey avait son parti. Nous trouvons que Paris était alors bien
libre de son temps, bien prodigue de son attention. Nous ne faisons pas
de même, et cette littérature poétique à laquelle probablement il ne s'in-
téressait pas toujours sans raison > nous la comprenons tout entière dans
notre indifTérence actudle , nous la condamnons en masse , sans exa-
men et sans scrupule, au mépris, k l'oubli.
Devrait-on souscrire à cet arrêt? je ne le pense pas. Il n'est pas vrai-
semblable qu'une société éclairée comme par le reflet du grand siècle
JANVlBft 1846. 25
littéraire qui venait de finir, elle-même presque exclusivement occupée^
faute d'un autre emploi de son activité , de prose et de vers , ins-
truite à en juger par une critique pleine de vie, de sagacité, d'esprit,
s y soit si complètement trompée. Non, ce qu'elle a estimé, applaudi,
ne devait pas être aussi dénué de valeur qu'on le prétend. Le temps,
cela était inévitable, cela est toujours arrivé, en a entraîné dans son
cours une bonne partie, mais il n'a pas tout submergé. Malgré les mo-
difications survenues, à tort ou à raison, dans le goût public et dans les
fuîmes de fart , malgré les caprices changeants de la mode , lesquels
ont aussi leur part, part futile, dans les révolutions littéraires, quelques
souvem'rs surnagent, qui suffisent à honorer une époque ajnrès tout
bien courte. Quinze années, c'est, a dit Tacite, une portion con-
sidérable de la vie de l'homme; mais qu'est-ce dans la vie d*ui\
peuple et d'une littérature? Qr les quinze années du consulat et de
l'empire se recommandent par des titres qui ne. permettent pas de les
rayer si lestement de l'histoire de la poésie française. Rappelons- en
quelques-uns, les plus saillants : ces vives satires de Chénier, ces contes
piquants d'Andrieux dont il était question tout à l'heure, par exemple
lÉpitre à Voltaire, le Meunier de Sans-Souci, le Procès du sénat de Capoue;
l'Imagination de Delille, composition didactique défectueuse peut-être,
mais, dans les pièces qu'elle rassemble, pleine d'éclat poétique et de
verve spirituelle; quelques élégies de ce Millevoie, qui chanta si dou-
loureusement, par un pressentiment de sa fin prématurée, la Chate des
feuilles; les Templiers, de Raynouard; les Deux gendres, d'Etienne; des
comédies où brillaient, comme d'un dernier rayon, après un assez
long intervalle, les grâces aimables par lesquelles avaient charmé la fia
du dernier siècle, l'auteur de l'Inconstant, de l'Optimiste, des Qiâteaax
en Espagne, du Vieux célibataire, et l'auteur des Etourdis. Ajoutons-y,
quoiqu'en prose pow* la plupart, des productions qu'on n'exclut guère
du domaine poétique : le Pinto, de Lemercier, conception originale et
hardie, qui ose traduire la grave histoire sur la scène comique, les Ma--
rionnettes, de Picard , et tant d'autres drames de dimensions diverses et
d*importance inégale, où cet observateur attentif des mœurs du jour
n'a cessé d'en reproduire avec naturel et gaieté le spectacle mobile; le
tliéâtre permanent aussi et de toutes formes, que l'auteur du Tyraa
domestique , Alexandre Duval , anima constamment par la variété de ses
combinaisons et la franchise de son dialogue; dans une sphère infé-
rieure , mais que la poésie ne dédaigne pas d'habiter, les gais couplets
de Désaugiers, d'Armand Gouffé, et ces chansons, de portée plus sé-
/îeuse , malgré leur familiarité apparente , qui révélaient déj^ , cbe;^
4
26 JOURNAL DBS SAVANTS.
rhisf orien cki Roi d'hetoiy le poète desXiné à élever un joui' le genre le
plus modeste au rang même de Tode.
Des points de vue généraux ne suffisent point à une histoire; il faut
qu'ils se rattachent à un ordre de faits particuliers! Ces faits seraient
fournis au livre que je suppose par lapparition de certaines œuvret,
lavénement de certains talents; par les discussions critiques et théo-
riques où l'on a, à certains moments de crise, débattu la pratique des
écrivains et les principes de fart; par des anecdotes qu*il ne faudrait
pas négliger, quand elle& seraient propres à constater, à caractériser le
goût du temps. De tout cela pourrait résulter un récit, et, qu'on me
passe l'expression, une petite épopée littéraire, qui aurait aussi, selon
l'antique usage, son dénombrement : en deux grandes eirconstance5,
vers le début et vers la fin de l'époque, quand, en 1806, dans Tlnstitut
reconstitué, se rencontrent les glorieux survivants d'un autre âge litté-
raire appelés à inaugurer le nouveau; et quand, en 1810, le temps
venu de distribuer les récompenses décennales décrétées en i8oâ, une
discussion passionnée sur les titres des concurrents remet devant les
yeux du public toute la suite des écrivains, tout l'ensemble du travail
littéraire depuis le commencement du siècle.
J'ignore si le plan que je me permets de substituer, en finissant, à celui
da livre dont j'ai présenté l'analyse et apprécié le mérite, serait aussi
exééutable qu'il me parait. C'est à l'œuvre que se déclarent les difficul-
tés, quelquefois les impossibilités. Quoiqu'il en soit, ma peine ne sera
pas perdue, si , en l'exposant, j'ai réussi, selon mon intention, à présen-
ter le résumé indirect de tout ce que M. Bernard Jullien a rassemblé,
sous une autre forme, dans son utile revue.
Gomme je termine cet article, je rencontre, dans une Histoire nou-
velle da consulat et de l'empire^, par laquelle M. Charles de Lacretelle, re-
paraissant dans la carrière historique ^, est entré courageusement en lutte
avec une plus jeune renommée, des chapitres qui répondent au vœu
que j'ai formé. Fidèle à sa méthode constante de comprendre dans ses
i^cits le développement intellectuel des sociétés, M. de Lacretelle a
retracé avec intérêt le tableau de cette littérature qu'a vue sa jeimesse ,
et où, c'est la seule chose qu'il oublie, il a brillé lui-même au premier
rangw II rend au passé un juste hommage sans rabaisser le présent, du-
' Pari»-, iaiprîmerie de Doodey-Dupré, librairie d'Amyol, i84i6, a vol. ia-8*
de 427 et 436 pages. Voy. particulièrement les chapitres xiii, xiv et xv, et, dans
le chapitre xxii, îes pages a5i et suîvanles. — * Sur les productions d'un autre
gertre, publiées précédemment par M. Charles de Lacretelle, voy. le Journal des
StÊ^mUi 18&0 , jùîflet , p. 385 et suivantes.
JANVIER 1846J -27
quel d ailleurs, par un bien rare privilège, il- est également réclamé.
M. de Lacreteile est encore, malgré ses années, trop jeune d^esprit et
de talent pour dire à ses contemporains d'aujourd'hui, avec lliumeur de
Nestor : « J ai vu des hommes qui valaient mieux que vous. » Je voudrais
que, par réciprocité, nos nouvelles générations littéraires ne dissent
pas à leurs devanciers, avec la confiance des en&nts de Sparte : « Noos
vous surpasseï ons tous. »
PATIN.
Ampélographje, ou Traité des cépages lespl^s estimés dans tous
les vignobles de quelque renom, par le comtQi Od^, men^bre cor'-
respondant des sociétés royales d'agriculture de Paris et de Tarin,
de celles de Bordeaax, de Dijon, de Metz, etc.; président hono^
raire des congrès viticoles tenus à Angers en i8ù2 et àSordeaux
en i8ù3. Paris, chez Bixio> quai Msdaquais, n^ 19; et cbeis
l'auteur, à la Dorée, près Cormery (Indre-et-Loire), i845,
1 vol. in-S"* de xii-433 pages.
DEUXIEME ARTICLE.
Les détails dans lesquels nous sommes entré en parlant de lampe-
lographie (Journal des savants , i845, page yoS), suffisent sans doute
pour faire connaître à nos lecteurs la manière dont le comte Odart a
envisagé son sujet : et dès lors, en nous évitant le reproche d'avoir
exposé nos propres idées, au lieu de rendre compte d'un ouvrage sou-
mis à notre examen, ils nous mettent à Taise pour discuter la ques>
tion de la dégénérescence des plantes cultivéery posée précédenmient
par nous dans l'intention de la traiter plus tard avec les détails qu'elle
comporte. Au reste ce n'est point cesser de sôcciqier de Vampétogra"
phie que d'envisager cette question au point de vue le plus général, car
le comte Odart, en y donnant une attention toute particulière en a
parfaitement apprécié l'importance, et, en adoptant l'opinion la plus
vraisemblable ^ notre avis , il s'est appuyé sur des observations choi-
sies avec \m grand discernement, et susceptibles conséquemment d'é-
clairer la discussion générale d'un sujet auquel elles se rattachent
comme faits particuliers.
4.
28 JOURNAL DES SAVANTS.
Le comte Odart a employé ]e mot espèces, ainsi que nous ravoos
déjà fait remarquer dans notre précédent article , avec le sens que la
langue vulgaire :etle vocabulaire des horticulteurs y attachent commu-
nément, pour désigner des groupes de corps vivants, qui sont appelés
pai* lès naturalistes races ou simplement variétés. SU n*y a pas, lorsque
la question de la dégénérescence des corps vivants est circonscrite à
celle des plantes cultivées, d'inconvénient grave à se servir du mot
espèces au îieu de celui de races ou variétés, pour désigner les diverses
modifications individuelles de la vigne, du pommier, etc., qui se repro-
duisent ou se multiplient en conservant des caractères plus ou moins
fixes, telles que le muscat, le chasselas, le calville, la reinette, etc., etc.,
il n'en est plus de même, si Ton envisage la question au point de vue
le plus général où nous nous proposons de la traiter. C'est pourquoi
nous allons consacrer cet article à définir d*une manière précise les mots
espèces, races et variétés, en ayant égard aux faits actuellement connus
sur lesquels on peut s appuyer pour admettre ou rejeter le principe de
la mutabilité des espèces, réservant un troisième ai^ticle à lexamen de
la question spéciale de la dégénérescence des plantes cultivées, envisagée
au point de vue particulier où s est placé Fauteur de ïAmpélographie.
Si la science relative aux êtres organisés présente aux méditations du
philosophe un sujet fondamental par fimpor tance de toutes les consé-
quences qui en dépendent, c est sans contredit la question de savoir si
les espèces végétales et animales ont un caractère de permanence suf-
fisant pour ne pas être modifiées dans leur essence , sans que les indi-
vidus qui les représentent périssent infaUliblement, ou bien, au con-
traire , si leur organisation est assez flexible pour se prêter, dans certaines
circonstances, à des modifications telles, que les individus qui les repré-
sentent pourront, par suite des changements quils auront subis,
constituer des espèces différentes de cefles qu'ils représentaient avant
ces modifications.
Ayant toujours pris pour guide la méthode expérimentale avec toute
sa rigueur dans les conclusions auxquelles fétude scientifique d'un sujet
conduit, nous avons soigneusement distingué ces conclusions en consé-
quences positives, en inductions et enconjectares^, et, en appliquant cette
méthode à la question que nous venons de poser, nous n'avons jamais
compris l'assurance avec laquelle certains écrivains l'ont tranchée soit
dans un sens soît dans l'autre; car, affirmer aujourd'hui qu'une solution
'' Journal des Savants, décembre i84o, p. yiS, et De Vahsiraction considérée
commeélément des connaissances hamainesdans la recherche de la vérité absolue, oavrage
inédit
JANVIER 1846. 29
complète de la question existe , c'est avancer que Ton a une opinion qui
ne pourra être modifiée par aucun travail ultérieur. Or, nous le deman-
dons, que devient le progrès dans les sciences d'expérience avec cette
manière de voir? Que deviennent les recherches sur le croisement des
animaux et sur les fécondations végétales, les recherches concernant
les modifications susceptibles d'être produites par un genre d'alimenta-
tion longtemps suivi ou par des influences quelconques , difiîérentes de
celles qui agissent dans la vie ordinaire? Est-ce la peine de les entre-
prendre , si elles ne doivent pas jeter une vive lumière sur le sujet ?
N'avons-nous plus rien à apprendre de l'organisation étudiée dans les
animaux et les végétaux inférieurs, dans les forines que revêtent cer-
taines matières, qui, débris d'êtres organisés, semblent, dans ceiiaines
circonstances, à l'instar de la levure de' bière en fermentation avec le
sucre , animées d'une sorte de vie ? Évidemment ceux qui , comme nous ,
ont la conviction de l'importance de pareilles recherches, penseront
qu'en se lançant dans une carrière à peine ouverte il s'agit moins au-
jourd'hui de travailler poiu* ajouter de nouvelles preuves à l'appui d'une
opinion que l'on veut faire triompher, que de chercher à s'éclairer soi-
même pour convertir la probabilité en certitude.
Avec notre manière de voir, y a-t-il possibilité, poiu:ra-t-on deman-
der, de donner de l'espèce une définition qui, précise eu égard aux faits
dont nous sommes aujourd'hui en possession, aurait en même temps
assez de latitude pour laisser à l'avenir la tâche de définir et de fixer ce
qui est vague encore dans nos connaissances actuelles? Nous le pen-
sons, et nous allons essayer de le faire en développant la défi-
nition de l'espèce conformément à la manière dont nous l'avons envi-
sagée dans le Journal des Savants ( décembre 1 84o) , pages 7 1 5, 716 et
717, en rendant compte des recherches d'anatomie transcendante et
pathologique de M. Serres.
DÉFINITION DE L*ESPÈCE, DE LA RACE ET DE LA VARIÉTÉ.
Dans une espèce nous considérons deux choses ;
1^ L'ensemble des rapports mataels des organes divers constituant un indi-
vidu , et la comparaison de ces rapports dans les individus représentant tespèce ,
c^n d'établir la similitude de ces individus;
1^ L'ensemble des rapports de ces individus avec le monde extérieur où ib
vivent, afin d'apprécier l'influence qu'ils en reçoivent
Le monde extérieur comprend la lumière , la chaleur, l'électriché ,
l'atmosphère, les eaux, le sol et les aliments, avec toutes les modifica*
30 JOURNAL DES SAVANTS.
lions que chacun de ces agents ou chacune de ces matières est suscep-
tible de présenter dans sa manière dagir ou d'être.
Première chose.
En fait , rien de plus simple que la notion fondamentale de l'espèce
dans les êtres organisés, pour Thomme instruit et même pour le vul-
gaire , dès que Ton considère Tespèce d'un être organisé comme com-
prenant un nombre indéfini d'individas ayant plus de ressemblance entre eux
qu'avec tous autres analogues , et que l'on voit les individus doués de plus
de ressemblance tirer leur origine de parents qui leur ressemblent, de
manière que t espèce comprend tous les individus issus d'un même être ou de
deux êtres , suivant que les sexes sont réunis ou séparés.
Cette notion de Vespèce est parfaitement conforme à tout ce que
nous pouvons observer, lorsque, partant d'une dernière génération d'in-
dividus, nous remontons dans le passé, aussi loin que possible, à leurs
ascendants; c'est surtout en comparant nos animaux et nos végétaux
actuels avec ceux dont nous retrouvons les restes ou les figures dans
l'ancienne Egypte , que l'observation précédente acquiert une impor-
tance évidente.
D'un autre côté, si des individus appartenant à deux espèces dis-
tinctes peuvent donner naissance à un être vivant, celui-ci participera
de ses ascendants; il sera donc moins différent, relativement à eux , que
les ascendants ne le sont l'un à l'égard de l'autre; enfin, si des indi-
vidus sortis de deux mêmes espèces sont susceptibles de se reproduire,
on aura des individus qui présenteront le même résultat; mais il faut
reconnaître que les produits de deux espèces, particulièrement ceux qui
proviennent des animaux, ont bien peu de disposition à se reproduire.
Enfin , si on ajoute que les croisements ne sont possibles qu'entre des
espèces très^voisines , on conviendra que la notion de l'espèce , déduite
des faits précédents, peut s'énoncer très- clairement dans les termes
suivants :
L'espèce comprend tous les individus issus d'un même père et d'une
même mère; ces individus leur ressemblent le plus qu'il est possible ,
relativement aux individus d'une autre espèce^; ils sont donc caracté-
^ Dans cette ressemblance , nous comprenons tous les caractères ; car, en ne con-
sidérant que les caractères visibles , tirés de la taille • de la forme, de la couleur, etc.,
on pourrait trouver plus de ressemblance, sous ces rapports, entre deux individus
d'espèces différentes , qu'entre les individus de deux races d'une même espèce. Par
exemple, le matin, variété de chien , a plus de ressemblance avec le loup qu'il n cri
a avec le chieo barbet.
JANVIER 1846. 31
risës par la similitude d'un certain ensemble de rapports mutuels exis-
tant entre des organes de fnême nom , et les différences qui sont hors de
ces rappoits ne constitiient que de simples variétés ou tout au plus des
RACES lorsqaun certain nombre de différences se perpétuent d'une manière cons-
tante ou à peu près constante par la génération d'individus' d'une même espèce.
Des deux choses que nous considérons dans Tespèce, la première
est la seule qui ait été étudiée avec quelque suite par les nombreux
naturalistes auxquels nous devons la description des espèces d'êtres or-
ganisés. Quoique, dans l'opinion commune , leurs travaux se rattachent
au groupe des sciences qualifiées de pure observation, nous devons faire
remaitjuer la part de l'expérience dans ces mêmes travaux, non-seule-
ment parceque notre sujet l'exige, mais encore afin de jusfifier Topinion
avancée précédemment ( Journal des Savants, décembre 1 8&o , p. 714),
de l'existence réelle de deux classes seulement de sciences, les sciences
de pur raisonnement, et les scietices^e raisonnement, d'observation et
d'expérience. Lorsqae les naturalistes ont pleinement satisfait aux be-
soins de leur science en donnant des descriptions parfaites des espèces
objets de leur examen , c'est que leurs travaux se sont trouvés assis sur
une base fournie par l'expérience. En effet, l'exactitude des descriptions
tient à cette cause, qu elles concernent des espèces parfaitement cir-
conscrites pour Tobservateur, par la raison qu'il avait la certitude de les
étudier dans une suite ^individus identiques issus de générations successives;
or, s'il était étranger au fait de ces générations successives d'êtres identiques,
ce fait n- avait pas moins de précision pour lui que s'il eût été le résultat de sa
propre expérience, proposition que la moindre réflexion suffit à rendre
évidente. Toutes les fois, au contraire, que la base vraiment expérimen-
tale dont nous parions manque au naturaliste , parce qu'il est réduit à
voir pour la première fois un ou deux individus d'une espèce étrangère
à son pays, û se ti'ouve exposé à l'erreur, en ce qu'il pourra prendre
pour une espèce particulière soit des variétés, soit des individus jeunes ou
vieux appartenant à des espèces déjà connues, ou, s'ils appartiennent à
des espèces qui-ne ie sont pas encore , il se trompe en énonçant comme
caractères spécifiques essentiels des caractères exclusivement particu-
liers aux individus qu'il a sous les yeux.
Deuxième chose.
En partant de Tobsei^valion des différences qui distinguent entre eux
les individus d'une même espèce ou les individus des races diverses
issues d'un même père et d'une même mère, on est conduit naturelle-
32 JOURNAL DES SAVANTS.
çient à Tétude de la seconde chose que nous avons comprise dans ia
notion de Tespèce , et là -se rattache la question de savoir si des circons-
tances fort différentes de celles qui existent maintenant ont pu exercer
autrefois ime assez forte influence sur les corps organisés, sinon sur
tous, du moins siu* un certain nombre, pour que ceux-ci aient cons-
titué alors des espèces tout à fait différentes de celles qu ils représentent
actuellement.
Au premier aperçu, en considérant combien sont profondes les mo-
difications qu ont dû subir des espèces qui , comme celle du chien, ont
donné des races aussi différentes entre elles que le sont les races des
lévriers, des dogues et des épagneuls. on est bien tenté, il faut Tavouer,
de répondre aflirmalivement à la question précédente, et d'ajouter que
cette réponse, conduisant à n'admettre qu une seule création d'êtres or-
ganisés , satisfait par sa simplicité bien plus de personnes que l'opinion
contraire, d'après laquelle on reconnaît avec M. Cuvier, des créations
successives d'êtres organisés, correspondant à certaines révolutions du
globe. Mais faisons remarquer que ces créations successives ne sont
point une conséquence nécessaire de l'immutabilité des espèces, c^r
M. de Blainville, en professant cette opinion dans toute sa rigueur,
n'admet qu'une seule création d'êtres organisés.
Quelques horticulteurs et agriculteurs ont avancé que les bonnes
variétés d'arbres fruitiers propagées par la division de Vindivida, en re-
courant aux marcottes, boutures ou greffes, dégénèrent après avoir
vécu un certain temps, et qu'il en est de même des végétaux propagés
par éclat ou par caieu; et, à l'appui de leur opinion, ils allèguent la
disparition ou la mort d'un grand nombre de variétés de vignes, de pom-
miers, de poiriers, etc., etc., qui ont été mentionnées ou décrites par
Pline, Olivier de Serres, Laquintinie, etc. Cette manière devoir, qui,
comme nous l'avons dit déjà, ne nous paraît pas fondée, du moins
aussi absolument qu'elle a été exposée par plusieurs auteurs contempo-
rains, et notamment par M. Puvis, pourrait être vraie cependant, nous
semble, sans qu'il en résultât nécessairement la mutabilité des espèces.
C'est , au reste , le point sur lequel nous reviendrons dans un article
qui sera, nous l'espérons, le complément des considérations précé-
dentes et la justification de la marche que nous avons cru devoir adop-
ter pour traiter un sujet dont l'importance est égale aux difficultés de
son examen.
Quoi qu'il en soit de l'importance de la seconde chose que nous
avons distinguée dans l'espèce, il n'en est pas moins vrai qu'elle oc-
cupe bien peu de place dans le domaine de la science positive ; car ^
JANVIER 1846. 33
peine possède-t-on quelques faits (Inexpérience ou de la simple obser-
vation propres à montrer Tinfluence précise du monde extérieur sur la
constitution oi^anique de quelques individus appartenant à un nombre
très-restreint d'espèces : et comment en serait-il autrement, lorsqu'on
pense aux difiBcuités à vaincre et à la lenteur avec laquefle les êtres
organisés peuvent être modifiés dans une suite de générations dont la
durée excède beaucoup celle de la vie d'un observateiu*? Le petit nombre
des savants qui se sont occupés de ce genre de recherches appartiennent
surtout à la classe des naturalistes physiologistes, plus disposés par la
nature habituelle de leurs ti^vaux à se livrer à la fois à l'observation et
à Texpérience que ne le sont les naturalistes proprement dits.
CONCLUSIONS RELATIVES A LA DEFINITION DE L*ESPÈCE.
1** Dans l'état actuel de nos connaissances, les faits concernant la
première chose de la notion de l'espèce , dont la plupart résultent de
l'observation quotidienne sur la multiplication des animaux et des
plantes, sont en faveur de l'opinion de l'immutabilité des espèces; car,
quelle que soit l'étendue de la variation que nous' observons entre les
individus d'une espèce , on n'a jamais vu qu'un de ces individus soit
venu se classer dans une espèce différente de celle de ses parents, ou
ait constitué une espèce nouvelle. Conune nous l'ayons dit. l'observation
et l expérience vulgaire de tous les jours démontrent donc, dans les circons-
tances ACTUELLES OU NOUS VIVONS, lu permanence des types qui constituent
les espèces des corps vivants.
2"" Mais cette conclusion sufTit-elle pour affirmer que, dans des cir-
constances différentes, il serait impossible que les espèces actuelles
fussent assez profondément modifiées pour présenter des êtres qui,
étudiés comparativement avec ceux qui existent aujourd'hui, en différe-
raient au point de constituer des espèces différentes : c'est ce que nous
ne pensons pas. Mais, tout en admettant que, dans l'état actuel de nos
connaissances, on ne peut affirmer (juil est absurde de penser qu'une espèce
ne puisse subir des modifications capables d* en faire une nouvelle espèce, d'un
autre côté , admettre en principe la mutabilité des espèces serait déroger
aux règles de la méthode expérimentale, puisque tousjes faits pr^is de
la science actuelle ne sont point conformes à cette opinion. En résumé,
si l'opinion de la mutabilité des espèces dans des circonstances différentes de
celles oà nous vivons nest point absurde à nos yeux, l'admettre en fait pour
en tirer des conséquences , c'est s'éloigner de la méthode expérimen-
tale , qui ne permettra jamais d'ériger en principe la simple conjecture.
5
34 JOURNAL DES SAVANTS.
3** De ce que nous admettons la possibilité de la muiabilké des^
espèces dans certaines limitesi par l'effet de circonstaïices dépendav^te»
du monde extérieur, nous n'en concluons ni la non-existence des es-
pèces, ni ririutililé des <?tudes qui ont pour objet de les définir; câl'
nous acceptons les définftions des espèces exactement circonscrites,
comme les naturalistes qui croient à leur immutabilité absolue peu-
vent les donner, lorsqu'ils ont été à portée d'observer avec cenitûdie
la conservation des caractères essentiels à cbacune d'elles diansune
série de générations; mais, à notre sens, ces définitions ne 9ôïH vmiês,
ne sont exactes, que pour les circonstances oà ces espèces-là vwent habita^d^
lement.
Après l'exposé des conclusions précédentes, nous dirons comment
nous concevons qu'il puisse y avoir erreur ou inexactitude dans la
définition d'espèces qui font partie aujourd'hui des species des botanistes
ot des zoologistes, en prenant pour date de leur origine l'époque où
elles ont reçu la forme que nous leur voyons mainten?ant', soit que
réellement elles ne remontent pas au delà , comme l'adtoetlent ceux
qui croient à leur immutabilité , soit qu'elles remontent à' un temps
plus reculé, comme l'admettent les partisans de leur mutabilité. Nous
leconnaissons, d'après cela, qu'une espèce est bien définie en principe,
lorsque les individus qui la représentent actuellement ressemblent «^
ce qu'étnicnt leurs ascendants les plus anciens.
EKIIEORS.
Les erreurs de définition des espèces de nos species peuvent avoir
été occasionnées, soit par la légèreté ou un défaut de science dé fau-
teur, soit par les circonstances mêmes où il s'est trouvé qui ne lui ont
pas permis, lorsqu'il observait, d'avoir l'ensemble des renseignement»
nécessaires à la cii'conscription exacte de l'espèce qu'il décrivait. Évi-
demment, toutes les erreurs dont nous parlons auraient pu être évi-
tées, et on aperçoit une époque prochaine où elles seront eflfecëes de
nos livres; car, grâce au grand nombre des naturalistes, grâce atti*
jiombreux voyages entrepris dans l'intention de faire avancer les sciences
naturelles, les. erreui-s commises par légèreté ou pay ignorance sont
bientôt reconnues, et des espèces, établies d'après un tfop petit nombre
d'individus pour les représenter exactement ou complètement, comme
ccl^ a lieu pour des espèces exotiques surtout, seront tôt on tard con-
venablement défim'es.
JANVIER 1846. 35
INEXICTITUDES.
Nous mettons une grande différence entre les espèces mal définies,
à cause de ce que nous appelons des erreurs y et les espèces qui peuvent
être inexactement définies ^ relativement à la vérité absolue qu'il ne nous
est pas donné de connaître , du moins dans Tétat actuel de nos con-
naissances, et conformément à la distinction que nous avons établie
des deux choses comprises dans la notion de l'espèce. Effectivement, les
inexactitudes dont il nous reste à parler conrune possibles sont bien dis-
tinctes des erreurs; car les inexactitudes fussent-elles réelles, faute de
pouvoir en donner la preuve aujourd'hui, on ne serait pas fondé en
droit de raisonner comme si elles étaient incontestables.
L'inexactitude de définition d'une espèce que les naturalistes n'ont
pas de motifs de considérer comme mal établie peut concerner deux
choses contraires : la définition donne à l'espèce trop de généralité y ou bien
elle la restreint dans une circonscription trop étroite.
PREMIER CAS. -^ Inexactitude par excès de gc'néralité de l'espèce.
La définition d'une espèce serait inexacte par trop de généralité, si on
y comprenait comme races de véritables espèces, ou, en d'autres termes,
si les individus de ces soi-disant races n'étaient pas tous indistinctement
issus du même père et d'une même mère; par exemple, les naturalistes
qui font de l'homme un genre composé de pluçiemrs espèces taxent de
cette sorte d'inexactitude la définition par laquelle d'autres naturalistes
font de l'homme une espèce comprenant des races qui, suivant eux, pro-
viennent d'un père et d'une mère uniques.
DEUxiàuR CA5. «^ Inexactitude par défaut de généralité de Tespèce.
Quoi qu'il en soit des deux opinions précédentes relativement à l'exis-
tence du genre humain ou de l'espèce humaine, l'inexactitud'e par défaut
de généralité à l'égard des espèces végétales et des espfceâ.aniiQales,
l'homme excepté , nous paraît devoir être plus fréc^éifle que Tinexac-
tifude par excès de généralité. A notre sens le noii)|i>pe.des* e/pèces
dont nous parlons , qui sont aujourd'hui décrites dans les species des
botanistes et des zoologistes, sera réduit, plutôt qu'il ne s'accroîtra,
parce qu'on viendrait à prouver que les races qu'on rapporte actuelle-
ment à une espèce unique constituent en réalité autant d'espèces dis"
5.
36 JOURNAL DES SAVANTS.
tincles. Il nousr semble donc possible que des espèces qui 8ont consi-
dérées maintenant comme parfaitement établies aient une origine
commune, de sorte que, si Ton pouvait remonter à leurs ascendants les
plus anciens, on leur trouverait le même père et la même mère.
Mais, si un tel résultat venait quelque jour à être démontré, faudrait-
il en conclure qu il n y a pas d'espèces , et qu'il est inutile Jétudier les
êtres organisés pour les ramener à des types parfaitement définis? Non
certainement, et, pour dire toute notre pensée, nous pousserons la chose
à la dernière extrémité , en supposant que ce qu'on appelle aujourd'hui
des espèces ne sont que des sous-races, parce que la véritable espèce
réside dans la famille. Eh bien , quelle serait la conséquence de cette
supposition? C'est que les caractères de l'espèce seraient beaucoup plus
généraux qu'ils ne le sont aujourd'hui. C'est que, probablement on sau-
rait alors que des individus de cette espèce vivant dans telles circons-
tances auraient éprouvé les modifications qui en auraient fait autant de
races diverses qu'il y a de genres dans la famille actuelle , et enfin que
nos espèces, en se reproduisant constamment les mêmes, feraient au-
tant de sous-races. D'après cette manière de voir, nous concluons donc
que , quoi qu'on en ait dit, les progrès des sciences de l'organisation exi-
gent impérieusement tous les travaux qu'on a entrepris et que Ton con-
tinue dans la vue de définir les espèces de plantes et d'animaux, et
que les maîtres , loin de frapper de découragement ceux que de pareilles
recherches occupent, ne peuvent trop exciter leur zèle à les continuer,
tout en insistant pour qu*ils recueillent les faits concernant les modifica-
tions, les variations des caractères dans les individus objets de leurs études,
afin de préparer à l'anatomiste, au physiologiste et au philosophe, de
précieux matériaux propres à éclairer la recherche des causes qui mo-
difient les êtres organisés. Ces matériaux seront toujours les bases de
la science, lors même que des travaux ultérieurs prouveraient que les
espèces seraient représentées par nos familles actuelles, les races par les
genres de ces famÛles, et les sous-races par les espèces de ces genres.
Evidemment la notion de l'espèce n'en existerait pas moins, n'en serait
pas moin« aiissi nettement définie qu'elle l'est maintenant; seulement le
nombre des espèces se trouverait très-restreint, et les variations aux-
quelles l'essence 3e. chacune d'elles serait sujette s'étendraient bien au
delà des limites daps lesquelles nous les resserrons aujourd'hui.
E. CHEVREUL.
JANVIER 1846. 37
Antike Marmorwerke zum ersten Maie bekannt gemaeht von Em.
Braim, I** und II** Décade, Leipzig, i843, in-fol.
DEUXIEME ARTICLE ^
La seconde planche du recueil de M. £m. Braun nous présente une
statue de Diane, qui se trouve, de même que la précédente, au palais
Stoppani, à Rome, et qui parait lui avoir servi de pendant, dans l'anti-
quité même, attendu qu'elle est de la même proportion, du même
marbre, du même travail, quelle ofire une composition correspon-
dante pour l'attitude, et, à ce qu'il semble aussi, pour l'intention, et que
toutes ces circonstances réunies autorisent à croire que les deux statues,
trouvées probablement ensemble , étaient liées anciennement l'une à
l'autre dans la pensée de l'artiste qui les exécuta. Cette opinion du sa-
vant interprète nous semble effectivement très-vraisemblable, et elle
constitue , pour les deux statues qui nous occupent, un cas qui dut être
très-fréquent dans l'antiquité , mais dont nous avons recueilli bien peu
d'exemples, dans l'incertitude qui règne aujourd'hui sur la provenance
de beaucoup d'antiques, même de ceux du premier ordre, et qui ne
permet de regarder, par exemple, notre belle Diane de Versailles
comme ayant servi de pendant à l'Apollon da Belvédère, avec lequel elle
offre tant de rapports de proportion , de style et de travail , que par
une conjecture , qui manque encore et qui manquera probablement
toujours de la certitude désirable.
La Diane du palais Stoppani , dont nous devons la connaissance à
M. Ém. Bmun, est une statue qui se recommande, moins encore par
son exécution que par sa conservation et par l'ensemble de sa compo-
sition, qui doit reproduire quelqu'un des beaux types sous lesquels l'art
grec perfectionné représenta la fille de Latone. A^^l'exception des deux
bras, qui manquent à cette figure, le droit, à partir de l'épaule, et le
gauche, un peu au-dessous du coude, elle a conservé toutes ses parties;
sa tête même, qui ne paraît pas avoir été détachée, estlntaqte, jus-
que-là que l'ornement nommé par les Grecs Stéphane^, qui décore le
haut du front, et qui est propre aux figures de Dèaffi?^ est doipé comme
antique par M. Ém. Braun. Le vêtement est la tunique courte, relevée.
' VoiiH pour le premier article, le n* de décembre i845, p. 7/iâ. -«— * Sur ce
genre d'ornement et ses diverses formes, consiill. M. Éd. Gerhard, i4n/. Bifdwerke,
Cent. IV**, Taf. cccin, n. 20-34, p. 892.
3« JOURNAL DES SAVANTS.
au-dessus des genoux, qui caractérise Diane comme chasseresse, avec le
cpthurae pow fliaussurç ^t ay<ep «nje f i^aa de bêle fawoe pl^céfî ^n travers
sur la poitrine, de Tépaul^ droite au-dessQus du >sein gauche, que
M. Em. Braun regarde comme une néhride, élément de costume qui
convient effectivement à Diane, et qui offre, iivec l'égide portée de
la même manière sur la statue de Minerve, un trait d'analogie que notre
auteur n* a pas manqué de relever. Jusqu ici tout se trouve parfaite-
ment d'accord pour nous faire reconnaîtra dan« cette statue Diane,
sous |a ferme de chasseresse; et le chien de chasse qui fie voit à ses pieds
ne laisse aucun doute à cet égard. Mais la difficulté oooimenoe , dès
qu'il s'agit d'appliquer à cett« figure une qualification particulière; et
celle que M. Ém. Braun a adoptée méKte d'autant plus d'être exami-
néç , que nous y trouverons une nouvelle application de ce système
qui t«ad à substituer , dan6 l'interprétation des monuments de l'antiquité
figurée , des considérations de goût et de sentiment, <ie8 impressions
propres, à dejs preuves directes, tirées, soit de l'étude des textes, soit de
l'observation des monuments, système qui nous parait avoir de ^aves
inconvénients.
pans l'absence de tout attribut qui ait pu servir à caractériser pius
particulièrement Diane, M. Ém. Braun n'a pas hésité k la reconnaître
pour une Sôteira, de même cpi'îl avait reconnu, dans la Minerve qui
l'accompagnait, une Agoraia, d'après des raisons du même ordre. Ces
raisons sont que l'attitude entière offre pius de calme que de mouve-
ment , que la déesse y parait moins animée par une passion véhémente
que par un s^timent tranquille , sans compter qu'il est permis de sup-
poser que le bras droit qui manque était levé pour fermer le carquois;
d'où il résulte, aux yeux de M. Ém. Braun, que la déesse devait tenir
de )a main gauche unjavebt, et non un arc; ce qui, avec le carqaois
fermé, constitue pour lui le type d'une Diane Sôteira. J'ai exposé fidèle-
ment les idées de notice auteur. Voici maintenant les réserves que je
me crois obligé de faire, pour empêcher qu'on n'accorde à des alléga-
tions dénuées de preuves plus de valeur qu'elles n'en ont, et surtout
qu'on ne prepne des impressions pour des faits.
J^ n'opposerai point à M. Em. Bral^l qu'on peut être d'un autre
avis que le sjen sur 1^ sens qu'il donne à l'attitude do la déesse et
sur l'expr^i^n qu'il' }ui trouve. Je ne dirai pa3 que rien ne s'oppose à
ce que, en considérant le mouvement du pied gauche à demi-levé, et
Tensçinble de toute ia figure, d'accord avec le çaraptère de la tête, on
ne complète la statue dune manière toute différent^ de la ^ieoQ^, en
supposant que le bras droit était levé poar tirer une flèche da cattfuois.
JANVIER 184&. 39
et que le bras gaui^hé portait un atc. Ce serait combattire'ded impres*
sîonsipar des impressions, et ce n*est pas ainsi que doit proeéder une
méthodlB Vraiment critique d*interprétation. Mais je demanderai sur
quoi se fonde cette détermination d'une Diane Sôteira, dans Une aùitude
trofUjaUle, avec le carqtwisfernvé^ et avec le javelot pour attribut ? Dans
qjoel texie antique a-t-on trouvé cette notion ? dans qUel monument
i'a^^on vue réalisée? et comment introduitk)n dans la science de l'anti-
quité, sous cette forme indirecte d*axiomes, des opinions qui nerepo^
sent que sur le sentiment individuel , et qui ont de plus Tinooilvénient
de créer une théorie pour une figure ,. et d'embrasser ainsi toute une
classe de statues^, à propos d'une seule?
Déjà un savant antiquaire allemand, M. Forchhammer', a fait jus-
tice de ce qu il y avait de hasardé et d'arbiti^aire dans ces suppositions.
Il a montré que les éléments de la représentation d'une Diane Sôteira ,
allégués par M. £m, Braun, c'est à> savoir, Vattitade tranqaiUe, l'absence
Sémoiàmt et le carquois jifrmé\ ne tfe ta*ouVaient indiqués da«s ailcuiè
texte classique; il a pu ajouter qwc le type d'une Diane Sôteira n'était
décrit par aucun auteur ancien, et que surtout il n'y avait aucuffe raison
de croire que Vattiiade tranquille fût une des conditions essentielles d'u/û
pareil type'. Je suis tout à fait, sur ces divevs points, de l'avis de M. Porch*
hammer; comme lui-, jesoutiens que, dans Icpetit nombre de statues^de
Diane mentionnées aveit la qualification de Sôteira par Pausanias, non«
seulement rien^û'indique que ces statues fbssent dan^ ane pose tranquilie,
qu'elles eussent le carqnm fermi , et qu'elles portassent pour sKtribut le
javelot au lieu de Varc, mais encore que tout fait supposer le contraire ;
j'affirme, de plus^ que, sur des centaines de médaillée appartenant à une
foule de villes de la Grèce tant européenne qu'asiatique^ le type le plus
fréquent die la figure de Diane, qui ne peut avoir été si souvent réprodmt
(pie d^arprès un modèle consacré au plus haut degré parla religion publique,
est celui qui la représente, dans un mouvement plus ou moins ppononcé,
plojant le bras droit au-dessus de tépaale poœ tirer unVfièche de som carquois,
et portant un arc de la main gauche, et personne ne contestera quiun
parefU type ne fût bien plus propre à exprimer l'idée d'une Diùiae Sôieira\
que celui sous lequel nous la représente M. Ém. Braun. Déjà M. Forch-
hammer a réfuté^ l'étrange doctrine «de l'antiquaire de Rome par un
exemple ^i me parait décisif en effet, pat celui des médailles àè Syrc^
case, qui oflVent » en deux modules et en' dexn méttf Uîi , for et Ib brotiiw ,
* Zënéknftfkr die Alèertkamswiti^nsùlutft , U**' Jàhrg, n. i36, p; io6<^- 1 06^1 -^
• Zeitêchrift, eic, p. 1068.
40 JOURNAL DES SAVANTS.
une tête de Diane, accompagnée de Tépithète ZQTEIPA \ lesquelles mé-
dailles, rapprochées d'autres inonnaies de la même ville, en or et
en argent, ayant pour type une figure en pied de Diane, dans Vattitadeie
décocher art trait^, avec un chien coarant à ses côtés, nous autorisent
suffisamment à regarder cette figure de Diane, certainement empruntée
de quelque belle statue , telle que celle qui fut érigée dans le temple de
Diane à Syracuse^, à la regarder, disons-nous, comme celle de la déesse
adorée avec le titre même de Sôteira; d'où il suit qu'à Syracuse au moins
le type de cette déesse ainsi qualifiée n était rien moins qu'en une attitude
tranquille, puisqu'ici elle apparaît dans Vaction même de décocher un trait.
Mais je puis compléter ces explications données par l'antiquaire de Kiel,
au moyen d'autres exemples cités par Pausanias , ou fournis par la nu-
mismatique.
Nous savons par Pausanias ^ qu'il y avait à Pellène, en Achaïe, u
bois consacré à Diane, sous l'invocation de Sôteira : A>^ioro$ eept^oSo-
(iriliévov ret/ei ^Gjrelpas èntxknatv KptéynSos^ or, par une circonstance
bien heureuse et trop rare, il se trouve que, quelques lignes plus
loin ^, Pausanias nous fait connaître aussi quel était le type de la statue
de D'iane érigée dans son temple, à proximité de son hois sacré; cette
statue la représentait en attitude de décocher un trait : 'tfaés ic/liv
kpriynSoç^ TOSETOtSHS Se >} Qths ^apéx^ai ayfi\iA. Voilà doue à
PeUène le même fait que nous venons de constater à Syracuse, c'est-à-
dire Diane adorée comme Sôteira, et représentée en attitude de décocher
un irait; d'où il suit certainement, avec un assez haut degré de probabi-
lité, que cette attitude était un des éléments constitutifs de la représen-
tation de Diane Sôteira. Nous pourrions donc nous croire suffisamment
autorisé à considérer d'autres statues de Diane, décrites dans la même
attitude, et citées dans la même région du Péloponnèse, par Pausanias,
comme représentant cette déesse sous la même invocation de Sôteira.
C'est ainsi que nous la trouvons à jEgium , d' Achaïe *, avec cette cirr
constance très-rema^uable , que son temple était situé sur l'agora, où
se trouvait un téménos de Jupiter Sôter : Eali Se xaï àihg Mxhfatv
^cknripos iv rfi dyopji réfjLSvos; ce qui tend à ftdre regarder aussi laDione
* Torremuzza, Vet Sicil numm. tabrLxviii, 3. 4, et tab. ci, i4. i5- — * Idem,
ibid. tab.^fJLWil, i8, lxxi, i, a. Mionnet, Description, etc., ph lxvii, 6. — ' Ser-
radifalco, Antichità di Siracma, tav. ix, p. i3i-ia3. Diodor. Sic. V,iii; Ciceron. ad
Verr, iv, 53; Schol. Pindar. in Pyth, u, la : ftpvrai yàp ÂTAAMA kpréfiAoç èvl
T^ kpedoiHrtf, — *Pausan. Vil, xxvii.i. — " M. Forchhammer, qui cite le bois sacré
de Diane Séteira à Pellène, s* était trop hAté d ajouter : Keine weitere Angé^» àber
Ursprung und (Tx/ffioL. — * Pausan. VII, xxiii, 7.
JANVIER 1846, 41
qui en était voisine comme une Sôleira; or, ici encore, Pausanias nom
la représente en attitude de décocher an trait : É<77i Se iv rfi iyopçi Uphv
KfréfuSos • TOSBTOTSH* Se eÎKacrlat. Je suis convaincu que la statue
de Diane, érigée près de celle de Jupiter Sôter, à Mégalopolis d*Arcadîe et
qualifiée pareillement de Sôteira^, représentait cette déesse dans la même
attitude, bien que Pausanias ne nous le dise pas. C'est aussi mon opi-»
nion, que les deux statues de Diane, vues dans le temple de cette
déesse, à Aalis, et décrites par Pausanias, Tune comme porto^^ ane torche
de chaque main, SçiSa$ (pépov (ayaXfwt) , Tautrç comme décochant un trait,
io^x9 TOSETOtSHi^, la représentaient en qualité de Sôteira; et,
comme j'ai déjà produit des monuments à Tappui de la seconde de ces
attitudes, je puis de même en alléguer à Tappui de la première,
Nous savons par Pausanias qu'il y avait à Page^ de la Mégaride une
statue en bron^se de Diane Séteira , absolument de la même forme et de
la même grandeur que celle de la même déesse, portant le même sur-
nom, qui se trouvait à Mégare^, Le voyageur ancien nous apprend de
plus quelle avait été la circonstance qui avait donné lieu à l'institution
de OB culte et à l'érection de ce double simulacre. Un parti de Perses,
détaché de l'armée de Mardonius, s'était égaré sur le territoire de Mé^
gare, au milieu dune obscurité soudaine que la déesse avait répandue
sur eux. Troublés par cette nuit profonde qui les enveloppait sur ce
sol étranger, ces soldats se crurent assaillis par une troupe ennemie,
et, prenant une roche qui se trouvait devant eux pour cette troupe
ennemie, ils se mirent à lancer tout ce qu'ils avaient de flèches dans
leur carquois; de sorte que les Mégariens, venant à tomber sur eux dès
que le jour eut reparu , n'eurent pas de peine à exterminer des adver*
saires auxquels il ne restait plus d'armes pour se défendre; e^ ce$t à
raison de cela , ajoute Pausanias , quils érigèrent une statue de Diane Sôteira ;
KaJ iw) 7^9 SwTç/p«s &ya><(M éno$r(^oLv1o ApréiA^So^. L'auteur ancien
n'ajoute pas en quelle attitude, avec quel attribut, était représentée
cette Diane Sôteira, et M, Forchbammer a regretté qu'aucun autre
témoignage n*ait suppléé au silence de Pausanias ^. Mais le savant cri-
tique était dans l'erreur à cet égard, 11 nous reste des médailles de Pagœ^
* Pausan. VIII, xxx, 6.— • Idem. ÏX, xa. 5.— '* Pausan, I, il, a; cf. I, xiiv, 7;
tp iè 7%U HrjyvXs ^é%t (nreXt ^ero A&ov Àpr^fifSof lùontioas tïïinkrjctv ;(«Xh(Kw
d7«Xa«, fA9yéO$t tû 'WOLpà Heyçtpivatv hov, holI axw^ où^^v on^pufs (xpv.-^^ Zeit"
tchrijï, etc., n. i34, p, )o68 : WelcheB die Gestalt der beiden Bilds&ulen war, er*
fahren wir leider nicht.*^ ^ Ce^ médailles avaient été publiées, avec plus ou moins
d*çxactitude,PAr Pelierin.A/^A depeupl %, lU, pl.cxxxvi, 3,p, a53; Froelicb, Tentth
men IV, p. a53 ; Se«tini, i)wcn>, di molt, medagl etc., 1. 1, tav. xi, 3, p. 79, eiD^criz^ dèl
miM. Fontm. t. 1, p. A7. 4; voy. »ui»si Eckbel, i). iV, t, II, p. ;i35,
6
42 JOURNAL DES SAVANTS.
qiii ont pour type une figure de Diane, vêtue dans ie costume de chas-
seresse, et représentée en course, avec an Jlambeau de chaque main, figure
quuH habile antiquaire, M. Streber\ a expliquée par la Diane Sôteira
adorée à Pagœ et à Mégare, en montrant avec quelle justesse ïattitaâe
de la déesse et le Jlambeau qu'elle porle répondaient au motif de l'érec-
tion de ce double simulacre indiqué par Pausanias. Le même type
s* étant rencontré sur des médailles de Mégare, connues depuis le der-
nier siècle ^, et devenues assez communes dans le nôtre ^ il en résulte,
d'une manière indubitalile , que ce type d'une Diane en course ^ avec an
Jlambeau de chaque main : &yak(jta SçiSaç (pépov , répété absolument de
même sur les médailles de Pagœ et de Mégare, ne peut représenter
que la statue de Diane Sôteira, qui existait en tout pareille dans ces
deux villes, au témoignage exprès de Pausanias; et voilà certainement
un point d'antiquité qu'on peut regarder comme fixé avec toute la cer-
titude possible. Il suit de là aussi , comme conséquence à peu près irré-
cusable, que ce type d'une Diane Sôteira, que nous venons de voir
réalisé sous deux formes différentes, niais toujours dans une attitude
animée, avec un mouvement énergique, conformément ii l'idée même
que ce surnom exprimait, ne peut être reconnu dans la statue du palais
Stoppani, à laquelle M. Ém. Braun a cru devoir appliquer cette quali-
fication, en se fondant sur son attitude tranquille; car cette manière de
voir n'était justifiée par aucun texte , et nous venons de montrer qu'elle
avait contre elle le témoignage des monuments.
Du reste, je suis tout à fait de l'avis de M. Forchhammer*, que le
surnom de Sôter et celui de Sôteira, donnés à Jupiter et à Diane, et
aussi à d'autres dieux , à raison de circonstances dîvei-ses , qui avaient
dû nécessairement influer sur la composition de leurs simulacres, que
ces surnoms, dis-je, ne comportent pas l'idée d'un type uniforme pour
chacune de ces divinités ; et c'est en ce point surtout que consiste le
vice de la doctrine de M. Ém. Braun , en ce qu'elle tend à faire con-
sidérer une seule statue, qualifiée Sôteira, comme représentant toute
une classe de figures qualifiées de même ; comme si un même surnom
avait entraîné un même type. Il est de fait, pourtant, que la statue
d'un dieu réputé Sôter et d'une déesse réputée Sôteira pouvait être
conçue en des attitudes diverses, .avec des attributs différents, sui-
vant les motife religieux et les circonstances locales qui avaient dé-
' Slrcber, Namismat, nonnuU. grœc. lab. ii, n. a, p. 1 47-1 55. — * Nenmann,
Num, vet, t. I, tab. vu, 4, p. 2a4; Cabin, de M. Allier, pi. vi, n, 10. — * Il s'en
trouve trois dans notre Cabinet des médailles; voy. Mionnet, Description, ete„ t. II,
p. i4i. n. 3i8, Sig. — ^ Zeitsckrifi, etc:, n. i34, p. 1069.
JANVIER 1846. 43
terminé Térection du simulacre. Nous venons d'en avoir la preuve pour
la Diane Sôteira de Syracuse et de Pellène , représentée tirant de Tare , et
pour celle de Pagœ et de Mégare, portant des Jlainbeaax. M. Forchham-
mer a rapproché^ de même le Jupiter Soter , de Mégalopolisy qui était
assis sur un trône*, de celui de Cyziqae, que les médailles représentent
debout^; et il serait facile de multiplier ces rapprochements*, à laide de la
numismatique. Mais je n admettrais pas au nombre des exemples que
Tantiquaire de Kiel allègue à Tappui de sa manière de voir, d'ailleurs
très-fondée, celui de la statue même publiée par M. Ëm. Braun, dans
laquelle M. Forchhammer croit reconnaître, à raison de la peau de loup
qu'elle porte en guise de nébride , la Diane Lykeia , adorée à Trézène ,
d'après un motif indiqué par Pausanias ^, tout en convenant que cette
statue de Diane, telle que nous la voyons représentée sur des médailles
de Trézène^, tirant une flèche de son carquois, et portant de la main
gauche une tête de loup, nous offre un type tout différent de celui de la
statue Stoppani. A mon avis , la véritable Diane Lykeia est bien celle
que représentent les médailles de Trézène'^ , attendu que le motif qui
avait donné lieu à l'érection de cette statue , la destruction des loups qui
ravageaient la contrée, n'avait pu être exprimé d'une manière plus claire
et plus conforme à toutes les habitudes de l'art grec , que par la figure
qui a fourni le type de ces médailles, tandis qu'une peau de loup, portée
en guise de nébride, même en admettant que ce soit réellement une
peaa de loup , ne serait pas un élément suffisamment caractéristique
pour une représentation de ce genre.
Le troisième monument, dont nous devions la publication è M. Ém.
Braun, pi. m a et pi. m b, est ime double tête d'un dieu barbu, qui se
trouve au palais Spada alla Regola, à Rome , où elle avait échappé, jus-
qu'ici, à l'attention des antiquaires. C'est un monument rare et curieux
* Le même, au même endroit. — ' Pausan. VIII, xxx, lo. — ' Mionnet, Sup-
plément, t. V, p. 3 16, n. ai 5. — * Je n'y comprendrais pourtant pas Y Hercule de
Thasos, cité aussi par M. Forchhammer. Le dieu agenoniUé en attitude d'archer, stir
les médailles d'ancien et beau style, représente un type asiatique, ainsi que je Tai
montré dans mon Mémoire sur Vllercale assyrien et phénicien; tandis que le dieu
debout, appuyé d'une main sur sa massue, avec sa peau de lion sur Tautre bras,
et désigné comme Sâter par finscriplion, HPAKAEÔYZ 2IÛTHP0Z, type des mé-
dailles d*une époque voisine de la décadence, reproduit un motif purement hdlé-
nique. — ' Pausan. II, xxxi, 6 : Ainiovs. . . ri^ Ipotir^iav XvpMi90iAépoue i&X»A^
Cette Diane Lykeia était donc considérée comme Avxoxr^i^off ; et rien ne s'accordait
mieux avec une pareille idée que le type des médailles de Trézène. — * Sestini,
Descript. nom. vet. p. 2i5, n. 3; Mionnet, Supplément, t. IV, p. 268, n. aoi. —
'C'est ce qu'avait déjà reconnu, avec la sagacité ingénieuse qui le distingue,
M. l'abbé Cayedoni , dans son Spicilegie nnmismatieo, p. 107.
6.
44 JOURNAL DES SAVANTS.
dans son genre, qu'on doit lui savoir beaucoup de gré de nous avoir
fait connaître, même quand Texpiication qu il en donne ne serait pas
admise; et nous pensons que cest pour nous un devoir, afin de répon-
dre à ses intentions, de combattre cette explication , qui tient au même
système d'impressions personnelles , tout à fait contraire, suivant nous,
à Tesprit de la véritable exégèse archéologique.
Le monument dont il s agit consiste en une réunion de deux têtes
adossées, dans le genre des Hermès doubles, sans quil soit certain, toute^
fois, que cette double tête ait appartenu à un Hermès; la fracture du
marbre, qui commence au haut du cou, ne permettant pas de décider
si ce marbre faisait partie d'une statue ou d'un Hermès» M. Em. Braun
a donc cru devoir laisser cette question indécise; mais j'avoue que la
première supposition me paraît tout à fait invraisemblable, attendu
que nous ne connaissons pas encore de statue à double tête, même pour
Janus; tandis que rien n'est plus avéré , à la fois par les témoignages de
l'antiquité classique et par les monuments , que l'existence d'Hermès à
deux têtes y soit pareilles, soit dissemblables. Quoi qu'il en soit de cette
première question, c'est la détermination même de cette double tête
qui forme ici l'objet principal. M. Em. Braun y reconnaît Jupiter, re-
présenté sous une double forme, avec un caractère de physionomie
différent, imprimé sur chaque visage, de manière à montrer le même
Dieu suprême, dans l'un, sous un aspect plus doux, dans l'autre, sous
un aspect plus sévère. Cest encore là, comme on le voit, un trait de
ce système adopté par M. Em. Braun, qui consiste à expliquer les mo-
numents d'après ses propres impressions. Mais ces impressions sont-
elles tellement sûres, tellement appuyées sur des signes certains, qu'elles
doivent produire le même effet sur les autres, et tenir lieu de témoi-
gnages directs? J'avoue que je ne puis être de cet avis, et qu'avec la
meilleure volonté du monde je n'ai pu distinguer, dans la gravure du
monument publié par M. Em. Braun, la différence de caractère et de
physionomie qu'il a découverte; et il faut bien que cette différence soit
réellement bien peu sensible sur le monument même, puisque M. Ed.
Gerhard, à qui il fit voir cette double tête, ne put y trouver ce double
caractère : Gerhard, dem ich das Original sehen Uess , konnte dies nichtfin'
den. Voilà donc uii point qui peut être regardé comme constaté , c'est
que la détermination d'un Jupiter, à double visage, avec an double carac-
tère, ne repose que sur un sentiment individuel d'antiquaire, lequel
sentiment n'est justifié ni par la vue de l'estampe, ni par l'inspection
de loriginal. Prétendra-t-on , avec M. Em. Braun, que les anciens, à
Tart desquels appartient ce monument, ne peuvent avoir représenté le dieu
JANVIER 1846. 45
suprême pour rien , surtout quand ils le représentaient avec un double visage :
Ich kann nur nicht denken, dass die Allen den hôchsten Goit fur nichts und
wider nichts mit Doppelantliiz gebildet haben solUen. A cela je répondrai,
sans entrer dans la question générale des monuments à double tête ,
question si vaste, si compliquée, si difficile, que notre auteur na pas
même indiquée, et que je me réserve de traiter dans un travail parti-
culier ' , je répondrai qu'il existe à la fois des textes et des monuments
qui prouvent que les anciens faisaient des Hermès doubles , avec le même
visage de chaque côté. Voici, sur ce point, un témoignage de Lucien ^ qui
ne saurait laisser lieu à aucun doute : Ai7cp6cr(ûiro§ , oht rœv Èpixâv ëvioi,
Sitloï xa\ ÀMOOTÉPûeEN ÔMOIOI; et, quant aux monuments qui
déposent à Tappui de ce témoignage, je me contenterai de citer les
deux Hermès doubles de Dacchus indien , avec deux têtes parfaitement sem-
blables l'une à Vautre, Tun du musée du Capitole*, Tautre , de celui du
Vatican *, et tous les deux certainement bien connus de M. Em. Braun,
qui les a sous les yeux, à Rome. Il est certain, d'ailleurs, que le Janas
bifrons ou geminus, type de tant d'as romains qui nous sont parvenus,
offrait la même particularité, c est-à-dire celle d'un double visage abso-
lument pareil; aussi bien que la double tête imberbe, type de quelques
as italiques^, et la double tête, aussi imberbe et coiffée d'un pileus pointu,
type des as élrusques de Volterra^, Notre Hermès double du palais Spada
peut donc fort bien avoir été dans le même cas, c'est-à-dire avoir repré-
senté le même dieu, avec le même visage de chaque côté, sans qu'il faille
y chercher, contre l'évidence, une différence de physionomie qui n'a
(rappé jusqu'ici que M. Ém. Braun.
Mais ce dieu, qualifié Jupiter par notre auteur, est-il réellement Ju-
piter? C'est encore là une question qui mérite d'être examinée, bien
qu'elle n'ait point paru à M. Braun susceptible même d'être mise en dis-
cussion. A quels signes, si ce n'est aux traits du visage et à l'arrangement
des cheveux, pourrait-on reconnaître ici le dieu suprême? Mais qui ne
sait combien de pareils signes peuvent être équivoques sur un monu-
î
Dans un Mémoire ior le diea Temps des Phéniciens, des Grecs et des Etrusques,
ui fera partie de mes Mémoires d'archéoloqie comparée, asiatique, grecque et étrusque.
In attendant, je renvoie aux savantes recherches sur Janus, de Butkman, Mytholo-
gus. Th. II, S XV, 70-ga, et de Boettiger, Ideen zur Kunstmyihologie , 1. 1, p. 247-277,
et à la disserlaUon de Heinrich, Hermaphroditorum origines , etc. (Hamburgi, i8o5,
4*)* p> 1-^. — * Lucian. in Jov, tragœd. $43, t. VI, p. 376, Bip. Ce passage, déjà
connu de Caylus, Recueil H, i5i, a été rapporté par Eckhel, D, N. L V, p. 217, et
par Boettiger, Ideen, etc., 1. 1, p. a66. — Mus, CapitoUn, t. I, p. 19, tav. agg. vi,
n. ni. — ^Mus.P.Clem,,i' VI, tav.vni, n. 1, a, p. la. — ^ Morcbi et Tessieri, AEs
grave, cl. 1, tav. vi et vu. — * Ibidem, cl. ni, lav. i.
46 JOURNAL DES SAVANTS.
ment de sculpture romaine et d'un ordre secondaire tel que celui-ci?
Quelles preuves, d'ailleurs, a-t-on pu alléguer d'un Jupiter à double ri-
sage, particularité qui n'est connue, dans toute l'antiquité figurée, que
pour Janus, ainsi que le déclare expressément Ovide, en deux endroits
de ses Fastes ^ ?
SoLOS DE suPEAis, qui tua terga vides.
Ede simul causam, cur de cœlestibus dnus
Sitque quod a tergo, sîtque quod ante, vides.
A défaut de quelque témoignage concernant un Jupiter bifrons ,
comme Janus, a-t-on pu diji moins produire un monument? Il existe
bien une inscription ^ portant une dédicace : GEMINO.IOVI.O.M. Mais
cette inscription, qui d'ailleurs n'a pas été citée par M. Ém. Braun, a
été déclarée suspecte par M. Orelli*; il ne serait donc pas prudent
d'en faire usage. Notre auteur s'est cependant flatté de trouver mie
figure en pied de Jupiter avec un double visage, et c'est sur une médaille
de Géta, de la collection Farnèse, publiée par Pedrusi, qu'il a ren-
contré cette figure extraordinaire, seul monument qu'il ait pu citer à
l'appui de son Hermès double de Jupiter, du palais Spada. Cette médaille,
dont il a reproduit le dessin sur une de ses planches*, est un denier
d'argent assez commun ^, qui offre, au revers de la tête de Sept. Géta,
une figure (ïJiomme debout, vêtu, ayant deux visages de profil, et tenant
de la main gauche abaissée un foudre; et de la droite une haste, dont
la pointe est tournée vers le sol. C'est à cause de ces symboles que
M. Ém. Braun a reconnu un Jupiter dans cette figure ; et c'est malgré
ces symboles que Pedrusi s'était déterminé à y voirun Jono^, avec
toute raison, suivant M. Forchhammer^, dont je partage entièrement
l'avis. Effectivement, et c'est une observation qui appartient encore au
savant antiquaire de Kiel , le foudre et la ïiaste sont les attributs de
Jupiter Conservator, type des médailles de Caracalla; et Janus bifrons,
avec le même titre de Conservator, est figuré debout et tenant la haste,
sur des médailles de Pertinux"^ , qui s'éloignent bien peu de cette
époque. D est donc probable qu'il se fit alors une combinaison des
* Ovid. Fast I, 66, et 91. — * Gruter. p. mviii, 3. — » OrelK, Inscript latin,
sélect n. la^à, t. I, p. a68. — ^Taf. m, 6. Je remarque quO le module de la mé-
daille a été considérablement agrandi , et que, diaprés le dessin, on pourrait la
prendre ponr nn moyen bronie , tandis que c est réellement un denier d'argent.
-^ * Il en existe deux exemplaires, de coin différent, dans notre Cabinet des mé-
dailles; et M. Mionnet estunait six francs cette pièce, qui a pourtant échappé è
lobservation d'Ed^hel. — * Zeitschrift, etc., n i85, p. 1076. — ' Eckhd, D. N.
t Vn, p. i4i.
JANVIER 1846. 47
types des deux Conservatores , de manière à réunir en une seule figure
le foadre de Jupiter et la double tête de Janus ; mais il y aurait encore
plus d'une observation à faire sur cette médaille de Géta et sur lap-
plication qui en a été faite par M. Ëm. Braun à son idée d'un Jupiter
geminus, inconnu de toute l'antiquité.
Le même type de Janus debout, vêtu du pallium, et tenant de la main
droite la haste, se rencontre sur d'autres monnaies impériales de mo-
dules différents, en argent et en bronze, frappées sous Hadrien, sous
Antonin Pieux, sous Commode, sous Pertinax, et jusque sous Gallien.
Malgré quelques variantes, qui peuvent tenir au caprice de l'artiste,
ces images monétaires doivent procéder de quelque simulacre célèbre,
peut-êti'e de la statue de Janus, qu'Auguste avait consacrée dans son
temple à Rome, et qyi est citée par Pline ^ Or cette figure de Janus ,
par son costume et par son attribut , la haste, s'assimilait presque abso-
lument à Jupiter, ainsi que lavait remarqué Boettiger ^, et cela, avec
d'autant plus de raison, que le Janus consacré par Auguste était un
lANVS PATER, de même que le Janus représenté sur laureus de Gal-
lien^, qui a pour inscription : lANO PATRI; lequel Janus Pater ne peut
véritablement avoir été, pour les Romains de cet âge, qu'un Jovis Pater.
Alors aussi, il se fit, de c«îs images de Janus, qui pouvaient se prêter
à tant de combinaisons, plus d'un usage, propre à expliquer comment
le type du Jupiter-Janus , de la médaille de Géta, a pu se rapporter,
suivant une idée ingénieuse de M. Forchhammer, à la situation du
monde romain, partagé entre deux empereurs. Ainsi l'on connaît l'é-
trange caprice de Commode, qui s'était fait représenter, sur une de
ses médailles de gi^nd bronze*, en Janus bifrons; et il est bien probable
que, sur la médaille d'or de Gallien qui a pour type Janus debout,
avec un visage barbu ei un visage imberbe^, c'est un caprice d'un même
*Plin.XXXVI,iv»8: « Janus pateh in suotemplodicatusabAugusro. • — *Ideen, etc.,
t. I.p. a68, a). — *Pelleriii, M^/an^w, 1. 1, pi. v.'n. 9, p. i66;Eckhel,D. iV. t. VU,
È. 397. — * Mus, Medic. tab. 43, 44. éd. de Camps ; cf. Eckliel , D. N. l. VII. p. 1 1 9.
ncore n'était-ce pas ]à le premier exemple d'un portrait sous la forme de Janus,
puisque nous avons des as de Sext. Pompée, qui ont pour type un Janus imberbe,
dont Vun des visages est idéal, Fautre ofiire les traits du grandf Pompée, avec fins-
cription MAGNVS, Morell. Famil. Roman. Pompeia, lab. i, n. v; voy. Havercamp,
t. u, p. 335. — * Eckhel avait cru pouvoir mettre en doute la réalité de celte
double tète, lune barbue, Taulre imberbe, sur Yaareus de GalHen, et il pensait que
Pellerin s'était laissé tromper par sa vue, ou par son dessinateur. Mais cette suppo-
sition n*est pas admissible pour un homme tel que Pellerin , et quand il s*agit d une
pièce d'or d une conservation telle que celle-là ; il faut donc accepter le fait et lâcher
w l'expliquer; ce qui n'est certainement pas impossible.
48 JOURNAL DES SAVANTS.
genre qui a donné lieu à cette singulière (igure, c'est-à-dire Tenvie
de produire son portrait sou9 la forme deJanus. Alappui de ces sortes
de fantaisies impériales, M. Forchbammer a rappelé fort à propos un
curieux passage d*Hérodien^ déjà cité par Caylus^ et par Eckhel ',
où rhistorien se moque delà manie qu'avait Caracalla, de se faire peindre
debout, avec une seule tête à deux visages de profil, dont fun offrait son
portrait, et l'autre, celui d^ Alexandre. Il est donc bien avéré que le type
de Janus avait pu servir à plus d'une combinaison du genre de celle
que nous offre le denier de Géta, et que, de toutes ces applications,
celle qui tendait à associer Jupiter et Jqjius dans un même simulacre à
double tête , comme on le voit sur Içs médailles d'Hadrien . d'Antonin ,
de Commode et de Pertinax , était celle qui avait dû trouver le plus de
faveur à Rome, à une époque où l'on affectait, dans tous les monu-
ments du culte, le retour aux anciennes traditions, suivant lesquelles,
le Janus latin n'était véritablement que le Zdv ou àdp des Grecs primi^
tifs\ C'est évidemment par suite des mêmes idées, et à l'imitation des
mêmes monuments numismatiques , que le type d'un Jupiter-Janus , avec
ie foudre et avec la haste, fut admis sur la monnaie de Géta; et il n'y a
conséquemment rien à inférer d'un pareil type en faveur d'un simu-
lacre de Jupiter à doubh tête,
Il résulte de cette discussion que Y Hermès double de dieu barbu , du
palais Spada, nest, en réalité . qu un Jawii^ bifrons, tel qu'il dut en exister
un grand nonj^re dans l'antiquité romaine; et l'idée de M, Em. Braun,
toute spécieuse quelle peut paraître, tout ingénieuse qu'elle est en
effet, ne saurait obtenir, à notre avis, l'assentiment des antiquaires. Il
y aurait d'ailleurs un moyen, indiqué par M. Forchbammer, de s'assu*
rer si ce monument est effectivement un Janus bifrons; ce serait en vé-
rifiant s'il y existe ou non, dans le haut de la tête, à l'endroit de la
réunion des deux profils, une cavité pouvant servir h l'insertion d'une
cbeville ou tige métallique , telle que Passeri l'avait remarquée sur cm^
de cçs Janus, en marbre , qui se conservaient de son temps dans des coU
leclions de Pesaro^» Quel que fût le véritable motif de cet appendice
qui se voit au-dessus des tête» de Janus , type principal des as des fa-
milles romaines, jamais, à ma connaissance , sur les ass^s uncialeSf et qui
* Herodian. IV.vni ; tcrO' àifoy iè mi xk$<irf9 tdoyi^v i^f^s eWvw iv ypot^rs^
ÉNÔ? XÛMATOS irwà wpip?p«/f KE^AABS MIÀS Ô^9i9 ÛMITOMOTS AtO,
ÀXf$(iv8pov T9 nai k$^a)vivov. — * ' Caylus, ReçtuH II, p. j5i. — * Eckbel, /), iV.
^ V, p. 317. — * Boetlif;er, Jdeen, eto,, 1. 1, p, 1149. — * JLacern* fictil Mus, Pimer-s
t. l, tab, iv, p. 7 : «In hw omnibus signi», qua caput cupiti bseret, prpftindum forn*
d men obs^rvatur, Cfuo forlassç ojreus pb#)uf |îripar9tur. »
JANVIER 1846. 49
s'y montre sous des formes très-variées ^ la cavité en question n'avait
pu avoir d'autre objet que de servir à l'y insérer , et, si cette circons-
tance se trouve au double Hermès du palais Spada, c est, à coup sûr, un
Janas hifrons. Dans le cas contraire , et s'il était bien reconnu que les
traits de cette double tête ne peuvent convenir k Janas , et qu'ils appar-
tiennent certainement à Jupiter, bien qu'il soit difficile , à mon avis ,
d'après les monuments qui existent, de déterminer en quoi une tête
de Jupiter put différer de celle de Janus, à l'époque romaine, où le type
du Janus Pater et celui du Jovis Pater tendaient, par tant de raisons, à
s'assimiler et à se confondre, il y aurait une explication à proposer
pour ce monument, qui pourrait sembler plus satisfaisante que celle
d'un Jupiter à double caractère. On sait que, dans les nombreuses combi-
naisons qui se firent chez les Grecs de YHermès bicéphale, il y en eut
une qui consista à réunir de cette manière deux divinités d'un ordre
équivalent, ou d'une nature semblable, ou d'un caractère analogue. C'est
à cette combinaison que durent leur naissance les Hermatlienœ , les Her-
maphroditi, les Hermeraclœ, les Hermarès^,eX autres monuments pareils,
dont il se fit tant d'usage à l'époque romaine. Indépendamment de
cette combinaison, où entrait toujours Hermès, pour le nom comme
pour la composition du simulacre, il y en eut une autre du même
genre , en dehors du nom et de la figure à Hermès, et l'on en a des
exemples dans la notion d'un Heraclammon, Hermès double, composé des
têtes S Hercule et A'Ammon, d'un Sérapammon^, Hermès double, dans la
composition duquel entrent Ammon avec Sérapis, d'un Zènoposeidon\
autre Hermès double, composé des têtes de Jupiter et de Neptune. Or ce
serait un Hermès de ce dernier genre, et précisément un Zènoposeidon,
qu'on pourrait voir dans YHermès du palais Spada; et l'on conçoit, d'a-
près la ressemblance qui existait entre les deux frères olympiens, que
' Cette particularité avait été remarquée par Eckhel , sans qu'il ait essayé d*en
donner Texpiication , qui lui paraissait trop difficile, D. N. t. V, p. ai 5. Celle que
propose M. Forchhammer, Zeitschrift , etc., n. i35, p. 1076-1077, et qui consiste à
voir dans cette espèce de cheville métallique Textrémité supérieure d'un cardo, est
peut-être la véritable, et elle est, en tout cas, très-ingénieuse. — * Un de ces Hermès
doubles, avec la tète d Hermès adossée à celle d'Ares, a été publié par M. Ed. Ger-
hard, Antik. Bildwerke, Cent. FV**, Taf. cccxviii, 1, p. 4o8. — ' Un monument,
offrant cette combinaison des tètes de Sérapis et d Ammon, existe au musée du Va-
tican ; il a été publié par M. Ed. Gerhard , Ant Bildwerke, Cent. IV**, Taf. cccxx, 3.
— * Machon apud Allien. vni, p. 387, C, t. III, p. 243, Schw. fl s'agit, il est vrai,
dans ce passage, d*un temple dédié aux deux divinités en commun; mais, à plus
forte raison , dut-il se faire des Hermès doubles qui les réunissaient sur le même
cippe, et un monument de ce genre put très-bien s'appeler de même un Zrfvovo-
aeA^; Toy. Heinrich , Hermaphroditoram , etc., p. i4.
50 JOURNAL DES SAVANTS.
l'auteur de cette sculpture ait donné aux deux têtes qu elle réunit des
traits qui peuvent convenir à Jupiter, avec une différence presque in-
sensible de physionomie qui s'appliquerait à Neptune.
Je continuerai, dans un prochain article, Texamen du recueil de
M. Em. Braun.
RAOUL-ROCHETTE.
CoBBSSPONDANCE mathématique et physique de quelques célèbres
géomètres da xviii* siècle, précédée iune notice sur les travaux de
Léonard Euler, tant imprimés qu'inédits, et publiée sous les auspices
de r Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, par
P. H. Fuss^ secrétaire perpétuel de F Académie impériale des sciences
de Saint-Pétersbourg. — Saint-Pétersbourg, i843, 2 volumes
DEUXIÈME ARTICLE ^
Dans un précédent article, nous avions annoncé que Timportante
publication entreprise par M. Fuss devait se continuer, et que les deux
volumes déjà imprimés de la correspondance d'Ëuler seraient bientôt
suivis de plusieurs volumes contenant le commerce épLsioiaire que ce
grand géomètre entretenait avecLagrange et avec d autres savants. D après
des nouvelles plus récentes, ce projet aurait fait place à un dessein plus
vaste, à la réalisation duquel tous les mathématiciens s empresseront
d'applaudir. U s'agirait d'entreprendre la publication des œuvres com-
plus d*Euler inédites ou déjà imprimées. On peut dire sans exagéra-
tion que ce serait là le plus vaste , le plus utile monument élevé aux
sciences mathématiques; et nous pensons qu'il ne faudrait pas moins
de soixante à quatre-vingts volumes in-4* pour reproduire tous les
écrits de ce génie si fécond et si original à la fois. En effet, si, sans
tenir compte des écrits inédits, qui paraissent fort nombreux, on ajoute
à une quarantaine de volumes publiés séparément sur des matières
spéciales les mémoires de mathématiques pures et appliquées qui, au
nombre de plus de sept cents, se trouvent insérés dans tous les recueils
scientifiques de l'Europe, on comprendra que nous avons été bien mo-
* Voyez le cahier de juillet iSiiâ, p. 385.
JANVIER 1846. 51
déré dans notre calcul , -et Ton pourra se faire une idée de Tinimense
utilité d^une telle collection, qui offrirait en un seul corps des ouvrages
que les géomètres sont si souvent obligés de consulter, et que cepen-
dant il est si rare de trouver réunis, même dans les grandes bibliothèques.
Si,pourhàler une publication destinée à faire tant d^honneur au gouver-
nement qui l'entreprendra, il était nécessaire d'ajouter un illustre suf-
frage à un si grand nom , nous rappellerions que Laplace lui-même, qui
pourtant n avait pas pris, dans ses écrits, pour modèle le célèbre géo-
mètre de Baie, ne cessait de répéter aux jeimes mathématiciens ces
paroles mémorables que nous avons entendues de sa propre bouche :
Lisez Euler, lisez Ealer, c'est noire maître à tons.
Nous ignorons quel sera le plan de publication qu'adoptera l'Aca-
démie de Saint-Pétersbourg, appelée naturellement à présider à la réa-
lisation de ce projet si libéralement conçu par le gouvernement russe.
Nous prendrons cependant la liberté de reproduire à ce sujet le
vœu que nous avions déjà formé à propos de la correspondance impri-
mée d'Euler. Le public s'attend à la publication des œuvres complètes
d' Euler, et il serait bien frustré dans ses espérances, si, au lieu de lui
présenter intégralement les écrits de ce géomètre célèbre, on lui don-
nait encore, comme on la déjà fait quelquefois, des pièces tronquées
ou des extraits. Tout est digne de remarque^ dans les productions d'un
esprit aussi élevé, et l'on ne comprendrait pas que, dans des vues
d'économie ou dans «tout autre but, on se refusât à faire connaître au
public les travaux d'Euler tels qu'il les a rédigés, d'autant plus que
l'auteur lui-même a pour ainsi dire protesté d'avance contre un mode
de publication qui aurait poiu* effet d'eflacer ou même d'aflaibhr les
traces de la marche suivie par son esprit dans l'étude d'une question
quelconque. On sait en effet que, dans certains cas, Euler, s'étant
trompé d'abord et ayant fait fausse route , a voulu exposer exactement
au pubUc sa première erreur, et ne l'a rectifiée qu'après avoir déclaré,
avec autant de modestie que de raison , qu'il ne croyait pas inutile
d'avertir par cet exemple les jeunes géomètres qu'on ne devait pas se
fier trop facilement à un premier aperçu.
Un autre point qu'il faudra nécessairement discuter avant de com-
mencer l'impression de ce grand recueil, c'est celui de savoir dans
quel ordre on disposera les écrits si nombreux et si variés d'Euler.
Dans le premier volume des lettres de cet illustre géomètre, que
M. Fuss a publiées, on trouve une liste détaillée de tous les écrits
d'Euler. Dans cette hste les divers mémoires sont classés méthodique-
meni, sous différents chapitres qui portent successivement pour titre :
52 JOURNAL DES SAVANTS.
Ariihmétiqae , Théorie des nombres, Analyse algébrique, etc. r etc. Ici, malgré
tout le savoir quil possède, Téditeur ua pas pu surmonter une diffi-
culté inhérente à ce genre de classification. Souvent Euler traite dans
un seul écrit plusieurs questions qui se rattachent à des chapitres diffé-
rents, et M. Fuss a dû porter à la fois le même travail dans plusieurs
classes différentes. Cet expédient, qu'on peut employer dans un cata-
logue, deviendrait inexplicable dans l'édition projetée, car il serait éga-
lement inadmissible qu'on pût partager un seul mémoire en plusieurs
fi'agments, ou le réimprimer deux ou trois fois dans les divers volumes
de la même édition. D'ailleurs il y a certaines classifications qui pa-
raissent purement artificielles, et l'on ne sait pas bien pourquoi, par
exemple, dans la liste dressée par M. Fuss, tel mémoire se trouve
plutôt enregistré sous la rubrique de Rectification des coarbes qu'au cha-
pitre relatif au Calcul intégral, puisqu'en définitive toute question de la
première espèce se réduit à un problème de calcul intégral. Pour
échapper à cette difficulté, et à quelques autres du même genre qu'on
pourrait rencontrer en essayant de classer rigoureusement les mémoires
d*£uler, nous croyons qu'il vaudrait mieux les publier dans l'ordre
dans lequel ils ont été composés. On pourrait ainsi, sans introduire une
classification artificielle dans une si vaste collection , présenter au public
la suite régulière dès travaux et des progrès de ce grand géomètre, qui
avait fhabitude de revenir à plusieurs reprises sur un même sujet, et
qui savait établir quelquefois un lien surprenant entre des matières en
apparence fort disparates, en appliquant à une foule de questions di-
verses la méthode ou l'artifice d'analyse à l'aide desquels il était par-
venu à là résolution d'un problème tout spécial. Nous avons parié exprès
de la date de la composition, et non pas de celle de l'impression, car,
parfois, lorsqu'il s'agit des travaux d'Euler, ces deux dates se trouvent
interverties. On a pu remarquer en effet que , dans les mémoires suc-
cessifs que cet illustre géomètre a publiés sur certaines questions, il
arrivait quelquefois de trouver la résolution d'une question plus avancée,
dans uu écrit imprimé à une époque déterminée, que dans un autre
mémoire qui aurait paru , par exemple , quelques mois plus lard. L'ex-
plication de ce fait si singulier, auquel il faudrait avoir égard si l'on vou-
lait réellement classer dans l'ordre chronologique les mémoires d'Euler,
avait été donnée par Lagrange à M. Poisson, de qui nous la tenons.
Lagrange, qui, on le sait, fut appelé à Berlin par Frédéric II, après
le: dépari d'Euler, apprit dans cette ville que son illustre prédécesseur
avait l'habitude de ranger l'un sur l'autre, dans un certain carton, les
mémoires qu*il rédigeait avec une si étonnante rapidité. A peine fini ,
JANVIER 1846. 53
cka({ue mémoii^e était placé par Fauteur dans ce carton , et se trouvait
naturellement situé au-dessus d'autres jdus anciennement rédigés. Euier
voulait-il faire imprimer un de ses écrits dans quelque recueil scienti-
fique? n se contentait d*étendre la main et de prendre, sans choisir, le
premier mémoire qui se trouvait sur les autres. Dordinaire Euler
livrait rapidement à Timpression ses écrits; cependant on conçoit que,
par ce procédé , il a pti lui arriver, surtout lorsqu'il avait traité , à deux
époques rapprochées, le même sujet, de faire d'abord imprimer le der-
nier travail, dont la publication devait prendre ainsi la place d'un
mémoire antérieur. Un examen attentif fera cependant toujours recon-
naître l'ordre véritable dans lequel les idées se sont succédé dans
l'esprit de l'inventeur.
Le projet conçu récemment d'une édition complète des œuvres
d'Euler a dû faire naturellement interrompre la publication de la cor-
respondance dont M. Fuss avait déjà fait paraître deux volumes, et qui
ne peut manquer d'être comprise dans les œuvres complètes du géo-
mètre de Bâle. L'édition de cette correspondance s'est trouvée ainsi
arrêtée au moment où allaient paraître les pièces les plus importantes.
En effet , ces deux volumes devaient être immédiatement suivis de la
correspondance de Lagrange avec Euler et avec d'Alembert, qu'Ar-
bogast possédait, et que nous avons achetée k IVletz, avec les écrits
inédits de Fermât, et avec beaucoup d'autres manuscrits scientifiques du
plus haut intérêt rassemblés par l'ancien député de Strasbourg. Â la de-
mande de M. Jacobi, nous nous étions empressé de mettre toutes ces
lettres à la disposition du savant secrétaire perpétuel de l'Académie de
Saint-Pétersbourg. Puisque le projet de les publier paraît actuellement
ajourné, nous croyons faire plaisir aux maûiématiciens en donnant ici
un extrait de cette correspondance entre trois des plus grands géomètres
qui aient jamais existé, nous réservant le droit de faire, s'il y a lieu,
une plus complète publication.
On sait combien ils différaient entre eux de caractère. Fort étranger
aux affaires de ce monde , uniquement livré à ses recherches mathéma-
tiques , Euler, qui maniait d'une manière supérieure cet instrument qu'on
appelle ïanafyse, n'interrompait ses études fevorites que pour lire chaque
soir la Bible à ses enfants; tandis que d'Alembert, qui, comme analyste,
était peut-être moins exercé qu Euler, s'occupait des travaux les plus
divers, et suppléait par la pénétration de son esprit à la facilité de calcul,
mais ne portait pas dans la rédaction de ses œuvres mathématiques cette
clarté, cette élégante lucidité, qui brillent dans ses autres écrits. Ces
deux grands géomètres eurent souvent à lutter ensemble, et le chef
54 JOURNAL DE,S SAVANTS.
des Qncyclppédistes fut parfois injuste envers un rival auquel il ne savait
gilère pardonner sa piété. Méditant iong\ienient sur chaque sujet, aussi
grand pai^ la fécondité de l'invention que remarquable par Télégance
4^ la rédaction, Lagrange, qui était libre penaeur avec Tun, modeste et
ré^^rvé nveic l'autre , géomètre sublime avec tous les deux, mérita leur
aoiitié et reçut souvent leurs confidences. Il dut également à Tun et à
Vautre/ fluler, dans tout Téclat de sa gloire, panit s'incliner devant le
nouvel astre qui sui^issait à Turin , et d'Alembert le désigna au roi de
Prusse ^mme le seul homme digne de succéder à Ëuier, lorsque celui-ci
quitta Berlin.
Pamu les lettres qu'adressait à Lagrange d'Âlembert, qqus en choi-
sirons trois qui peuvent donner une idée de la richesse et de la va-
riété de cette correspondance , si digne d'intérêt. Dans la première , il
e^t question des chicanes suscitées à d'Alembert à propos de sqs opi-
nibni^ philosophiques , et dans les deux autres on voit le géomètre fran-
çais , ^près avoir raillé Ëuler à propos de ses Lettres à une princesse
i'Jilkn^ne, qu'il compare au célèbre commentaire de Newton stu*
TApoddypse, forcé de reconnaître que cie diable d'homme, comme il
l'appelle était un bien rude jouteur. Voici ces trois lettres :
«X M. DE LAGRANGE.
■ Â Paris, ce 18 juia 1765.
a Mon cher et illustre ami, je ne vous parlerai guère aujourd'hui de
géo^aélrie, mais d'une injustice sans exemple que j'essuie, et sur la-
quelle je vous laisse à faire vos réflexions. Omari res ipsa neyit, contenta
doeeri.
u Clairaut,qui vient de mourir, avait 9 à 1 0,000 livres de pension sur
différents objets; on ne m'en a pas donné un sol, ce n'est pas.de quoi
je me plains; il y a longtemps que je suis accoutumé à de pareils trai-
temeutto : et, d'aUleui^, je n'en ai rien demandé; mais il laisse, à l'Aca-
démie» une pension vacante qui m'est dévolue de droit, comme au plus
ancien; je ne parie pas de mes autres titres. L'Académie des sciences,
qw apparemment commence à craindre de me perdre, a écrit au mi-
nistre , sans que je l'en aie sollicitée, et de son propre mouvement, pour
demander cette pension pour moi. Depuis un mois le ministre ne fait
aucune réponse; et, ce qui pirouve sa mauvaise volonté, c'est quil a
réponën à f Académie sur d'autres objets dont elle lui parloit dans U
JANVIER 1846. 55
même lettf e où il étdit ctuestioki de moi. De vous dit*e in tàtise d'un
pareil traîtement, je Tignore, et je <;fois qu'on y seroit bieti embar^
rasêé; je sais feulement que lé ministre a dit que je venois de recevoir
une pension de ia czaiine (oequi est fAVOi, il n'en a pas seulement été
question; et puis quand cela seroit, voyez im peu la belle raison!), tl a
ajouté que le roi éfoit bien mécontent de mes écrits; vous ne vous en
seriez jamais douté, ni moi non plus; aussi est-ce une fausseté; le roi
neconnoît point mes ouvrages; et, s'illes a lus, surtout le dernier, sur
la destruction des jésuites, il n'a ni pu ni dû en être mécontent, au
contraire , puisque je cherche d'y rendre odieuses et ridicules les disputes
de religion qui troublent TÉtat, et que j'y parle d'ailleurs de la per-
sonne du roi, et même du gouvernement et de la religion, d'une ma-
nière irréprochable. Voilà , mon cher et illustre ami, où j'en Suis après
vingt-quatre ans de travail dans TAcadémie des sciences, et tous les ou-
vrages et tous les sacrifices que vous connoisse^. Le publie jette les hatits
cris; j'espère que les étrangers s'y joindront, et que vous me fëre^ le
plaisir d'apprendre à mes amis cette nouvelle littéraire, qui en vaut bien
une autre. Quand le roi de Prusse le saura (il doit le savoir & présent),
il ne manquera pas de dire t Vous Vavez vonh , Georges Dahiin, et il atifà
raison : je puis bien dire à mon pays comme Elisabeth, dans la tragé-
die du comte d'Essex :
O vous, rois, que pour lui ma flanune a né^igés,
Jelez les yeux sur moi, vous êtes bien vengés !
« Notez que , par des arrangements qu'il seroit trop long de vous dire ,
cette pension de Clairaut, qui était de 3,ooo livres, et qui ne sera pour
moi que de i ,000 livres^ se réduit à moins de àoù livres; c'est pour ce
bel objet qu'on commet une injustice criante et absuitle. Au reste, je
la vois comme je dois la voir; elle n'a point pris sur ma santé qui con-
tinue toujours k être bonne; je n'ai pas même pris de parti, je suis
curieux de voir combien cela durera; car enfin il faudra bien que le
ministre réponde oui ou non; mais, quelle que soit la réponse, la mau-
vaise volonté (non du roi, mais du gouvernement) est si marquée,
que ma reconnoissance sera toujours la même.
<t Avcz-vous lu cette destruction des jésuites? En êtes-vous content?
Les fanatiques des deux partis jettent les hauts cris contre moi, c'est
ce que je voulois. J'aime assez le déchaînement, il m'amuse. Dites-moi
précisément qnand vous aurez besoin du mémoire que' je vous ai pro*
mis. Je vous tiendrai parole. Vous recevrez irieesSamment un ouvrage dé
M. de Condorcct sur le calcul intégral qui me paroît excelletït et dont je
56 JOURNAL DES SAVANTS.
crois que vous serez, très-satisfait. Depuis deux mois j*ai travaillé beau-
coup aux lunettes et à la théorie de la lune, et je crois avoir trouvé de
bonnes choses sur ces deux sujets. Je vous en parlerai une autre fois.
U ne me reste de place que pour vous embrasser... Lalande est allé en
Italie.
« DAlembert. »
AC MEME.
cA Paris, ce i6 juin 1769.
«Mon cher et illustre ami, je me disposois à vous envoyer le paquet
ci-joint, et dont je vous parlerai dans un moment, lorsque j'ai reçu
votre lettre du i*' juin par laquelle vous m'apprenez que vous avez
été malade. Quoique vous n entriez là-dessus dans aucun détail, je vois
que cette maladie a été assez sérieuse , et ce que vous me dites de vos
travaux me fait craindre que Texcès de l'application n'en soit la cause.
Au nom de Dieu, mon cher ami, ménagez- vous, songez que vous avez
la (dus belle carrière à parcourir, et que le moyen d*y courir longtemps,
c*est de ne pas vous essouffler à l'entrée ; que mon exemple vous soit
utile; j'ai observé assez de régime dans le travail, et je suis cependant
vieux à cinquante ans. J'espère que vous voudrez bien me donner de
vos nouvelles, et je me flatte d'apprendre votre parfait rétablissement.
Ne vous forcez point pour travailler à notre prix , si votre santé ne
vous le permet pas. Je doute d'abord qu'Euler concoure, il a (ait de-
mander à l'Académie s'il ne pourroit pas lui envoyer son ouvrage im-
primé, et l'Académie a décidé ,' à la vérité contre mon avis et celui des
meilleurs de nos géomètres, qu'elle s'en tiendroit à ses règles ordinaires;
ainsi je ne sais pas s'il nous enverra son manuscrit, et s'il le pourra à
t^ps. Nous n'aurons donc vraisemblablement que des ouvrages qui
nous détermineront à remettre encore le prix. Je souhaite pour vous
que nous y soyons obligés.
a Le mémoire ci-joint contient quelques nouvelles recherches sur
les cordes, dont je souhaite que vous soyez content; je vous en en-
verrai bientôt un autre. Je serai bien charmé que vous me fassiez part
de vos remarques sur mon 5* volume d'opuscules. A propos de cela,
je me souviens que vous m'aviez promis il y a longtemps quelques ré-
flexions sur le calcul des probabilités. Je pense que cette matière est
toute neuve, et auroit bien besoin d'être traitée par un mathématicien
tel que vous.
JANVIER 1846. 57
«Je verrai avec grand jdaisir vos redierdies sur les équations; j at-
leodsle vokdne de 1 76a • et je vous {»îe de dire à M. Béguelin que je
Ikai avec attention ses mémoires sur la dioptrique. Faites-lui , je vous
prie, nûHe compliments de ma part; il ne doit point douter que je ne
sois disposé à lui rendre auprès du roi tous les services qui pourront
dépendre de moi, et certainement je parlerai en sa faveur en temps et
lieu; mais malheiareusement je n*ai pas autant de crédit qu'il se
rimagine.
«Je ne doute point que TÂcadémie n ait grand besoin d*un président;
povffquoi ne vous feroit-on pas? Dites-moi si cela vous convient, et
j*s^ai; je vais, en attendant, préparer les voies en écrivant de nouveau
ail roi to«t le bien que je pense de vouis. A propos de votre Académie,
j*ai tOQJoim oublié de vous demander ce que vous pensez de M. Lam-
bert; ce que j*ai lu de lui jusqu'à présent ne me paroît pas de la pre-
mière force; on dit pourtant que M. Euler en faisoit grand cas. J'at-
tends incessamment de Pétersbourg le Calcul intégral de ce dernier, et
je ne serois même pas fâché de voir ses lettres à une princesse d'Alle-
magne; suivant ce que vous m'en dites, c'est son commentaire sur
TApocalypse. Notre ami Euler est un grand analyste, mais un assez
mauvais philosophe.
a Je dâirerois savoir votre avis sur mes nouvelles objections à Daniel
Bemoulli; il me semble que je détruis assez bien ses prétendues vibra-
tions multiples. Le jeune Bemoulli a passé ici quinze jours; je lui ai
fidt beaucoup d'amitiés, je loi ai dit un mot du peu d'honnêteté de son
oncle à.mon égard, et je Tai assuré, ce qui est très-vrai, que je n'en
lendrois pas moins au neveu tous les services qui dépendroient de moi,
parce qu'en effet il me parott le mériter. Vous m'aviez promis de don-
ner un peu sur les doigts à Daniel Bemoulli, et vous ferez bien. Quant
à moi, je trouve très-bon qu'on m'attaque et même qu'on me réfute,
pourvu qu'on n'y procède pas, comme dit Montagne, d'une trogne trop
mpérieusemmit magistrale. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse,
«D'Alkmbirt. »
AU MEMB.
• A Paris, le 3o juin 176g.
tlloB cher et iUustre ami, voilà un petit supplément au second des
itdmkméçikimm que vous avez dû recevoir il y a huit jours. Je me suis
apvço^dfiue mrfprisje, qui est corrigée comme vous le venrez dans-ce
8
58 JOURNAL DES SAVANTS.
supplément. Cepa^knt» craune la restrietioD n*a lieu que «piaad les
deiu suites exk question sont finies, je orois qu'il n'y a nul iaeenvénîeBl
i imprimer les deux ihëmoires tels qu'ils sont; il £iudra seulemtAil
avoir fattentlon que la correotion que je tous envœe se trouve dans'le
même volume où sera le seeond mémoire.
(rJTai ajouté à celui-ci un petit post^scriplum quoje vous prie d^awk
soin de &ire imprimer à la fin. Je croyois avoir m le |»«mier la M»-
marque singulière et importante qui est & la fin de l'artide 18» surU»
cas où, dans une équation difiërentieUet y est tout ee qu'on voudrli,
X étant zéro; à peine avois-je écrit le peu que je vous dis à ce sujets
que j'ai reçu le premier vdume du Calcul intégral d'Ëtder, et jai vu
que ce diable d'konmie avoitdéji âdt la même remarque* Gepeodwt je
crois qu'il n'a pas tout dit; mais j'ai vu avec quelque regret qortt m'a-
voit enlevé la fleur des réfleiioos que j'avois faites sur ce sujet. Je pour^
rai vous en faire part une autrc fois.
a Ce Traité de calad intégral me paroit pl^n d'excefleales choses;
dites-moi, je vous prie, si le second volume paroît ou ai voua savea
quand il paroltra. Pour {urévenir l'inconvénient où je viens de tOMiber,
je fais parapher actuellement par le secrétaire de TAcadémiQ l'énoneé
dç diflérents problèmes et théorèmes de calcul intégral, afin de m'M
conserver du moins la possession et de constater que je les ai trouvés
de mon côté , si ce diable d'homme me prévient encore sur quelques*
uns, ce qui pourroit bien être; car où ne fouUle*t-il pas? Adieu, mon
cher et illustre ami, je vous embrasse de tout mon cœur. Donnea^moi
des nouvelles de votre santé, et surtout ménagez-la , pour vous premier
^ rement, et puis pour l'intérêt des sciences et pour Iff tranquillité de vos
amis, à la tète desquels je me flatte que vous me places. Iterum vale #1
meoMa»
« D'Albmbbrt. »
Les lettres d'Euler sont plus exclusivement géométriques. Elles
rappellent le célèbre Commercinm epistoUcum de Leibnitz avec Ber-
nouUi. L'auteur y expose une foule de vues ingénieuses , il y adresse
des questions difficiles à Lagrange, il y répond aux objections et aux criti-
ques de d'Aiembert. Une de ces lettres que nous faisons paraître ici pour
ia premier^, fois, et qu il est question de l'édition , qui se pr^arait alors
à Genève , des œuvres de Leibnitz , est complétée par une lettre iné-
dite de d'Aiembert, dans laquelle cet illustre géoièètre/ disait à La-
antt^:«Je vovdrois fort pouvoir faire ce que vous déwea par nq[>poflt
la préface des œuvres de Leibaîta. Mais , sur l'inveolion eMii nature
JANVIER 1846. 59
du calcul diffiirentiel, je ne pourrois guère cpie répéter ce que j*ai dit
.au mot différentiel de ÏEntyclêpiiie. Vous m'avez dit, ce me semble,
iToir âur œla des rues dont vous aurez occasion de fiiire part au public
dans cette pré&ce. D'ailleurs le régime que je suis obligé d'observer
ne me permet pas ce surcroît d'occupations, d'autant que j'ai plusieurs
choses de différent genre sur le métier, auxquelles je donne tous les
moments dont je puis disposer. Vous recevrez, à ce que j*espère, bien-
tôt, l'histoire de la destruction des jésuites que j'ai fait imprimer à Ge-
oève, non pas celle que je vous ai lue, mais le même fond avec beau-
coup d'adoucissement; j'ai tâché d'y mettre en finesse ce que j'avois
mis en force dans l'autre, et je crois que Je diable et sa société, et
tous les fimatiques, jansénistes, molinistes, augustinistes, congruistes
et autres fous en isUs, n'y perdront rien«»
Ce paragraphe, que nous avons voulu donner en entier, fournit une
nouvelle preuve des préoccupations habituelles de d'Âlembert, qui,
même lorsqu'il écrivait à Lagrange, glissait sur le calcul différentiel
pour arriver aux jésuites.
Dans la préface du troisième volume des œuvres de Leibnitz , Dutens
aparié de cette Introduction, que Lagrange s'était chargé de rédiger et que
les géomètres regretteront toujom^s. L'histoire de l'invention du calcul
différentiel traitée ex frofesso par un géomètre qui savait si supérieure-
ment analyser les idées des inventeurs aurait été oa modèle en ce genre.
Sa correspondance prouve qu'il s'en occupait sérieusement, et que ses
illustres amis attaclûiient un intérêt particulier è un travail qui devait
avoir pour objet de relever la gloire de Leibnitz « firappé d'abord d une
injuste condamnation. Mais il est temps de laisser parier Euler.
« A If • DE LAORAirOB A TURIN.
«Monsieur,
« La gracieuse déclaration que vous venez de me faire, de la part de
la société royale de Turin, devoit sans doute faire sur mon esprit la
plus vive impression; aussi suis-je pénétré de la plus respectueuse re-
connoissance : ce que je vous prie de lui témoigner, avec la plus forte
assurance que je saisirai avec le plus grand empressement toutes les
occasions où je serai capable de rendre quelque service à cette illustre
iociété, i laquelle je prends la liberté de présenter les pièces ci-jointes,
dMt deux aussi roulent sur le mtmveitiem; deai eotdesi M. d*Alemberi
m'a aussY feit quantité d^objectionr sur ce suJM, iùms je tous avoue
qè*elies ne me patt>isseht pas assez fortes pour renverser votre solution.
8.
60 JOURNAL DES SAVANTS.
Ce grand génie me paroit un peu trop enclin à détruire tout ce qui
n'est pas construit par lui^nême. Quand la figure initiale de la conle
nest pas telle qu'il prétend qu'elle devroit être, je ne saiurois me per-
suader que son mouvement fôt différent de celui que notre solution lui
assigne; et, si M. d'Alembert soutient que, dans ce cas, le mouvement ne
sauroit être compris sous la loi de continuité , je lui accorde très-volon-
tiers cette remarque, mais je soutiens aussi, à mon tour, que ma solu-
tion donne ce mouvement discontinu; car les équations différentielles à
trois ou plusieurs variables ont pour propriété essentielle, que lesrs
intégrales renferment des fonctions arbitraires qui peuvent, aussi bien
être discontinues que continues.
tt Après cette remarque, je vous accorde aisément, Monsieur, que,
pour que le mouvement de la corde soit conforme à la kn de conti-
nuité, il &ut que, dans la figure initiale , les
^ ÎL ?1 etc
soient = o aux deux extrémités : mais, quoique ces conditions n'aient
pas lieu, je crois pouvoir soutenir que notre solution donnera néan-
moins le véritable mouvement de la corde; car, dans ces cas, il y aura
bien quelque erreur dans la détermination du mouvement des éléments
extrêmes de la corde, mais, par cette même raison, l'erreur sera infini-
ment petite et partant nulle.
«Je n'ai plus assez présentes à l'esprit toutes les circonstances de ce
problème, pour oser prononcer plus hardiment là-dessus; mais il me
semble qu'on pourroit combattre les vérités les mieux constatées par
des objections semblables à cdles avec lesquelles M. d'Alembert com-
bat notre solution. Je dirois, par exemple, que la formule j^Jx ne. sau-
roit donner l'aire d'une courbe APM,
M
à moins qu'on n'ait -^=0 au conunencement A, oùj^ =0; car, puis-
que,; dans chaque élément de l'aire qui est véritablement = ydx -f-
Y Jkdy, on néj^e le petit triante \ dxdy, cela ne sauroit plus être pra-
tiqué au commencement A» où 7 = 0, et partant le praouer menÂre
ydx^o, attendu que là le secqnd membre 7 dsçiy po}incoit même èt^
JANVIER 18&6. 61
dv
infiùiment plus grand que le premier, à moins qu'on n'eût — = o.
Puisque donc, malgré cette objection, la formule j^ik exprime toujours
la véritable aire de la courbe , je crois aussi que notre solution sur les
cordes donne toujours le véritable mouvement, quoique le premier et
le dernier élément soient assujettis à un grand inconvénient ou même
4 une contradiction apparente. M. d'Âlembert témoigne partout un
trop grand empressement à rendre douteux tout ce qui a été soutenu
pur d'autres, et il ne permettra jamais qu'on Caisse des objections sem-
blables contre se^ propres recherches.
«Xavois déjà reçu le projet de la nouvelle édition des ouvrages de
Leibnitz, et je pense que M. Formey aura déjà remarqué à l'éditeur
qu'on vient de découvrir à Hanovre quantité d'ouvrages manuscrits
de ce grand homme, dont on a nouvellement publié les remarques
sur Locke. Je ne saurois dire autre chose sur la fameuse controverse
touchant le calcul différentiel, que ce que j'en ai dit dans la préface
de mon Calcul différentieL
ttLe XIV* volume de nos mémoires est sous presse et paroitra à
Pâques, de même que mon ouvrage sur la mécanique , qui s'imprime à
Rostock. Jai achevé, il y a longtemps, mon ouvrage sur le calcul inté-
gral, mais il n'y a pas d'apparence qu'il soit pubUé de sitôt, faute de
libraires. L'Académie de Russie vient de publier le IX* volume de ses
Nouveaux commentaires.
u Xavois aus^, depub longtemps, achevé un traité sur la dioptrique ,
dont le résultat se trouve dans le XHP volume de nos Mémoires; mais ,
comme on vient de découvrir de nouvdles espèces de verre qui cau-
sent une réfraction beaucoup plus grande que le verre ordinaire , je
suis actuellement occupé à refcmdre mon ouvrage et à l'appliquer à
toutes les diverses espèces de verre , parce que , par ce moyen, on peut
procurer aux instruments dioptriques un plus haut degré de perfection.
a Je suis extrêmement ravi que le rétablissement de la paix me procure
l'avantage de recommencer notre correspondance, qui m'a toujours
fourni les éclaircissements les plus importants, et je me flatte d'en re*
tirer à l'avenir un profit plus grand encore.
« Xai l'honneur d'être, avec une parfaite considération,
«Monsieur,
«Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« J. L. EOLXR.
iSfétrier 1765. •
B2 JOURNAL DES SAVANTS.
Lia théorie des fonctions discontinues, qui donna lieu, dans le dernier
siède, à des discussions si animées, a fait de notre temps de très-grands
progrès. Les idées exposées par Euler dans cette lettre, et qui rencon-
traient tant d'oppositions, sont devenue^ actuellement presque élé-
mentaires. En effet, non-seulement on sait aujoiml'hui que les fonctions
arbitraires comprises dans l'intégrale d'une équation aux différentielles
partieBes quelconque, peurent représenter, dans les applications à la
physique, des conditions et des états non assujettis à là loi de conti-
nuité, mms, cette intégrale étant donnée, on connaît aussi différents
.moyens de déterminer les fonctions arbitraires de manière qu'elles puis-
l'sent représenta: une fonction discontinue pirise à volonté. A mesure
qu'on Fétudie davantage, cette théorie des fonctions discontinues, si
ôie^rtaineet si obscure encore il y a quatre-vingts ans , étend son domaine
et ses ajpplications, et, quoiqu'il fût si versé dans la théorie des nombres
et si \kMle k fiûre des rapprochements imprévus , le grand géomètre
de Bide aurait eu peut-être quelque peine è deviner que c'est h la théorie
des fonctions discontinues qu'il semble désormais nécessaire de recourir
pour résoudre les problèmes les plus difficiles de l'analyse indéterminée.
G. LIBRL
NOUVELLES LITTÉRAIRES^
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
L* Académie française, dans sa séance du 8 janvier, a élu M. Ch. de Réœusat
en rempkoam^t de M. Royer-CoUard, décédé.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
L*AcadéiDie des sciences, dans sa séance du 19 Janvier, a élu M. Le Verrier
membre de la section d'astronomie, en remplaeemenit de tf. Cassini, décédé.
SOCIÉTÉS SAVANTES.
L'Académie royale dès sciences, belles-lettres et arts, de Bordeaux, a publié, dans
sa séance du & décembre i8&5, le programme des prix qu*dle met au concours
pour les années 1 846 et 1847-
JANVIER 1846. 63
Elle propose* entre autres sujets de prix k décerner en i846, les questions sui*
i*«En quoi le perfÎBCtionnement de la physique eet-il intéressé k la vérification
définitive oe la donUe bvpodièse sur la nature de la lumière : Tune, connue sous
le nom de système des vibrations, émise par Descartes et Huygças ; Tautre, sous
le nom d'émission , proposée par Newton r > (Question remise , pour laquelle le prix
a été porté de Soo francs k Soo francs.)
a* t Rechercher de quels perfectionnements pourrait être susceptîUela législation
qui régit aujourd'hui en France la charité lé^le. Le prix pour cette question est
une médaille d*or de 3oo fi^ancs. »
Des médailles d'encouragement seront accordées par F Académie , dans sa séance
de i846 , aux recherches archéologiqnee, aux écrits qui feront connaître la vie et
les travaux des hommes les plus remarquaUes du département de. la Gironde, et
anx commonicalionB qui lui seront fiEÙtes d'objets d'art, médailles, inscriptions ou
antres documents historiques provenant de fouilles faites à Bordeaux ou dans le
département.
Pour le concours de 18^7, l'Académie propose les trois quùtions suivantes :
« 1* Résumer les études et les rediercbes laites jusqu'à ce moment sur les mon-
naies de l'ancienne Guyenne; discuter le mérite des attributions qui ont été don-
nées aux diverses pièces du nom de Guillaume et distinguer, dans les monnaies
•aglo^gasooQiies, les Wpes qui appartiennent à chacun des Edouard. »
a* c Retracer l'origuM, le développement « le caractère deridiome connu sous le
nom de provençal, ou de langue d'oc, qu'employèrent, au moyen âge, les poètes des
pfovinces méridionales de la France. Faire connaître la forme et les noms de leurs
diverses compositions » signaler les produclions les plus importantes qu'ils nous ont
laissées, retracer la vie des troubadours les [dus célèbres. Ce n'est point un travail
spécial sur la source et la formation des langues nmianes que demande l'Académie ;
elle désire que les concurrents aient en vue les points que laisse dans l'ombre le
ffvoid ouvrage de M. Raynouard , et qu'ils lui offrent le tableau littéraire des trois
sîèdes qui virent la science du «ay saier jeter un si vif éclat. •
S* t Rediercher quelle a été finfluencede la réforme sur la littérature en France
pendant le xvi* et le xvii* siècle. »
Le prix pour chacune de ces trois dernières questions consiste en une médaille
d'or ae la valeur de 3oo francs. Les mémoires, écrits en français ou en latin,
doivent être envoyés , francs de port, au secrétariat général de l'Académie, avant le
3o septembre i847<
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Cours tétoda historiqaes, par P. G. F. Daunou, pair de France, secrétaire perpé-
tud de l'Acad^nie des inscriptions et belles-lettres, etc. Tomes XI et XII, Paris ,
imprimerie de FirminDidot, i845-i846, in-8*. Prix de chaque volume 8 francs,
flous avons, dans le cahier du Joamal des Savants du mois de mars i845, page 187,
fidt connaître l'état de la puUication du cours de feu M. Daunou; depuis cette
époque deux nouveaux volumes ont paru. Le tome XI renferme l'analyse des di-
64 JOURNAL DES SAVANTS.
vers ouvrages de Xénophon ; le XU* contient deux historiens, Pdybe et Diodore de
Sicile. Là se termine la série des grands écrivains ayant retracé les annales antiques
et particulièrement celles de la Grèce. Le tome Xlil% actuellement sous presse, et
les suivants nous initieront à Thistoire romaine en prenant pour base Denys d^Ha-
licamasse et Tite-Live. On remarquera dans Texamen de Diodore un éloquent por-
trait d* Alexandre. M. Daunou emorasse lopinion de Sénèque sur ce conquérant
célèbre, et combat avec une vive énergie les éloges que Montesquieu , Voltaire,
Gillies et d*autres modernes, lui ont décernés. Après avoir rapidement rappelé les
fiàits principaux qui ont caractérisé la carrière du fils de PhiUppe, le savant profes-
seur 8*écrie : « qu'il reste donc fameux cet Alexandre, par Timmensitéde ios inutiles
Conquêtes ; qu*il soit vanté pour quelques constations feistueuses données à des
infortunes particulières, au milieu des calamités du genre humain : pour nous qui
ne ccmnaissons rien d'illustre que la vertu, rien d'héro!que que le bien qu on &it
aux peuples « nous dirons que celui qui tuait ses meilleurs amis, qui brûlait des
cités florissantes, qui ne conçut Tidée d'aucune institution salutaire, qui s*offensa
de la publicité des écrits de son précepteur Aristote, qui ne sut régner que par la
terreur des armes, par les mensonges des prêtres et par Tignorance des peu{des,
qui n*a légué au monde ravagé que les sanglantes discordes de ses successeurs,
n a pu mâîter le nom de grand que par l'excès des mAux consommés en un règne
si court»
Leçons d'anatonde comparée, tome VŒ, contenant les oi^anes de la génération et
des sécrétions, avec une leçon complémentaire des organes de râations, par
Georges Cuvier et G.-L. Duvemoy, professeur au collège de France. Seconde édi-
tion corrigée et augmentée. Paris, imprimerie de Bourgogne et Martinet, librairie
de Fortin , Masson et compagnie, i846 , in-S** de xii-SàS pages. — On sait que la
tâche difficile de mettre au courant des connaissances actudles le grand ouvrage qui
a oonslitoé, comme science , l'anatomie comparée, n'a pu être achevée par M. Cuvier
lui-même. Il n'a eu le temps de publier que les deux premiers volumes de la non-
veQe édition, -^t M. Duvemoy, qui avait coopéré à la première, a été chargé par
Tauteur de la suite du travail. Cinq volumes, rédigés par le savant continuateur,
ont successivement paru. Le tome VIII, que nous annonçons, termine cette impor-
tante publication.
TABLE.
Théâtre français au moyen âge, publié d'après les manuscrits de la bibliothèque
dvL Roi, par MM. L.-G. Monmerqué et Francisque Michel (1*' article de
M. Magnin) Page 5
Histoire de la poésie française à Tépoque impériale, par Bernard Jnllien (2* ar-
ticle de M. Patin) 17
Aippélographie, ou Traité des cépages les pins estimés dans tous les vignobles de
quelque renom, par le comte Odart (2* article de M. Chevreul) 27
Antike Marmorwerke zum ersten Maie bekannt gemacht von Em. Braun (2* ar-
ttdede M. Raoul-Hochette) 37
Correspondance mathématique et physique de quelques célèbres géomètres du
Xfiu* siècle, par P.-H. Fuss (2* article de M. Lihri) 50
Hoimil^ littéraires , ù^
FUI l»9 I^ TABIfB.
JOURNAL
DES SAVANTS.
FÉVRIER 1846.
Satires de C. Lucilius, fragments revus, augmentés, traduits et
annotés pour la première fois en français, par E.-F. Corpet. Paris,
imprimerie et librairie de Panckouke, i845, in-8® de 287
pages ^
PAEMIBR ARTICLE.
Parmi les poètes latins que, malgré lem* génie naturel, devait à la
longue faire disparaître le progrès de la langue et du goût, il n* en est
point qui se soient plus défendus contre cette inévitable destinée que
Lucilius. B nen est point non plus dont, à la renaissance des lettres
et depuis, on ait plus vivement regretté la perte. Quels précieux sup-
pléments à rbbloire n'eussent pas offerts les attaques personnelles diri-
gées avec Taudace de l'ancienne comédie athénienne ^ contre les hommes
les plus considérables du temps, par ce censeur de nouvelle sorte, €e
nouveau Caton , armé comme l'autre , pour dégrader le vice puissant et
honoré, de sa probité, de son courage, mais ne tenant ses pouvoirs
que de sa vocation satirique! Quels suppléments non moins précieux
n*eût pas reçus la comédie des Romains , tant celle qui nous est connue
I)ar ses principaux cl)efs-d*œuvre , la fahuia palliata, que celle dont nous
avons seulement les débris informes , la fabula togata , de ces peintures
* Cet ouvrage, réuni dans un même tome, avec la iraducUon, donnée par
M. Jules Chenu, de Lucilius Junior, Saleius Bassus, Cornélius Severus, Avianut,
Dionysius Gato, forme la quatorzième livraison de la seconde série de la Biblioihèqtie
Uitine-française, publiée par C.-L.-F. Panckoucke. — * HQrat..&i(. I, iv, 1 sqq. —
9
66 JOtJR-NAL DES SAVANT*.
plus libres, auxquelles désormais n était soustrait aucun désordre moral ,
où, comme sur ime scèae affranchie dél gênes de la loi et de la surveil-
lance d'une aristocratie orabrageusie, on voyait traduite la société tout
entière, les ordres ^ les tribus^, le peuple en masse; où revivait, dans
sa dernière crise, la lutte de Tancienne austérité contre la corruption
apportée par les nations oonquis«s à kurs vainqueurs, et par laquelle,
non tfoins €fae par leur Httératiire et leurs arts, elks en triomphaient
à iëlir tour! De combien de détails intéressants des productions dans
lesquelles s'exprimait tout Tensemble de la vie romaine n'eussentrclles
pas enrichi les livres d'antiquités! Que d'expressions ajoutées par elles au
vocabulaire du langage familier! Comme on eût cherché h y saisir le
véritable caractère de cette urbanité difficile à définir, même pour les
anciens, dont Luciiius passa pour le modèle le ])ius accompli ^, jusqu'au
temps où ce qu'elle retenait de rudesse républicaine cessa de se trou-
ver d'accord avec les convenances nouvelles introduites dans le com-
merce du monde par le régima monarchique ^ ! Enfin , à l'attrait de
l'instruction se fût ajouté celui du plaisir : c'eût été une lecture bien
piquante que celle d'un poète auquel on a pu, sans doute, avec justice,
reprocher une composition précipitée, des formes de style diffuses,
n^ligées, dures, un ton trop constamment amer et emporté', mais
aussi, de l'aveu de tous, plein de verve et d'esprit, abondant en inven-
tions originales , en pensées fortes , en traits hardis , en sailhes heureuses ,
en beaux vers; d'un poëte de boxme heure traité en classique, sujet
favori pour les critiques, de lectures, d'éditions, de conmientaùres^, qui
charma son siècle, comine on le voit par les éloges et les citations de
Cioéîon, dont la faveur constante , même dans l'âge suivant , importunait
quelquefois Horace; qu'Horace'' cependant, et a^nrès lui Perse ^ et Ju-
vénal ^, liMièr^wt avec «n éloquent enthousiasme; que Quintilien ^^
défendit à la fois contre le double fanatisme de ses admirateurs et de
ses détracteurs; que les témoignages de l'antiquité nous montrent comme
toujours présent k l'imagination des Romains , ne cessant de foiutiir aux
entretieBs des allusions, aux traités des rhéteurs et des grammairiens^'
des exemples, aux poètes^ des souvenirs et des inspirations; dont on re-
* Fraym, xxvii, iH. — " Horat. Sat II, i, 69. — » Cîc. De omt. H, 6; Deji^
II*. I, S; etc. — • Horut Sat. I, x, i3, 65. ~ •Horat. Sat. I, iv, y-iS; x, i-3o,
46-71. — 'Suet. De illastrib. gramm. H, XIV; Horat. Sat I, x, ver», suppositit. 2-3 ;
Poiplm. ili£ HaratemMi, I, ni, 1. — ^Horat. 5a/. II, i, 6s sqq. — * Sat.l, ii4.
~ *&if, I, 19-11, i65-i68.— "/wr. oml. X, i, gS.— " A. GeH. iVocl. ait.; Ma-
crabw Saimm,; passim, etc. — ''Martial. Epigr. XI, 91, 5; XII, 96, 7. Auson. epist.
XV, ad Tetrad. mt ioripi., etc.
FÉVRIEA 1846. 67
trouve la trace jusque dans les écrits- des apologistes du ohnstianismev
chez Lactance ^ par exemple, qui se piait à.le;cij|ere0nMXie un de&
interprètes les plus respectables et les plus accrédités de la sagesde
païenne.
l^albeureu^ement» d'un tel poète il ti'eist r^té que ddsifrtigpoaents,
rap^rtés ei^ grande partie par des gramiwiriens. et pooir dea liiaMOns
toutes girammaticales. Quelques-uns sont iofiîig^ifiantsç, mais boaueou)^
étincellent, pour ainsi dire , au milieu mênaîe dp ee^ teiHi^ ai pi^^res à
les éteindre.. Par la force du sen& et la vivacité dja teiMr« par ce <|a*ils
révèlent ou par ce qu'ils laissent pénétrer, ils excitent à.UD tràs^haut
degré Imtérét et la curiosité.
Tumèbe^ en parlait ainsi au lyr siècle, et lea Estiaiuie, cédant eux--
mêmes à cet attrait, s appliquèrent à les reçueiUîr. 4%w I^ÙH^ Fragmanta
p00tarwn veterum latinormn, publiés à Paris en i56f4<^
£u 1097, il en parut à Leyde un recueil^cial sous ce titre qui
vaut presque une notice : C Lucilii Saessani. Awronci, sc^rogrç^phofwn»
principû eq. romani (qui magrkos avancuJus magno Ikmpeiofai!^ satyranwb
quœ S9persant reliquiœ. Franciscus JmifiUus l>oii5â coHegitf wposoHpet notas
aàdidii. Çétait le temps de ces restitutions : déjà en 1590 et 1595, à
Napies et à Dc»dreoth, Columna (Jérôme G^onn^^) et Meirula (Van
Merle) avaient ainsi resausoité le vieil Ennius-
Jean DQusa.(Van der,J[)oes) était un «ohle holia<idais, ili^strè à hien
des titres, conime négooiatepr, magistrat, histcnien, poâtet .philologue.
Ekuis Tuniversité de Leyde fîmdée par son înâM^i^ca, diH^t il avait été
le premier procurateur et le bibliothéeairç, s étaient élevés ses nom-
breux enfants, tqusérudits et célébrés parles sfH^nts. du tetiips dan^des
pièces latines sous le nom collectif de, PleiasDoi^^Ma. Ce lut le quatrième
dentre eux, Françoia Dousa, qui^ à vingt ans, avec laide de sqq père ,
donna le livre dont nous venons^ de réimporter le titre». U19 Lucilius ras*
semUé, disposé, commenté, restauré mêm^ ^elqqefois dans d'iugé-
oieux centons.
François Dousat da»a la dédicace^ se vante da^i*ap|]4wbation donnée
à son entreprise par Joseph Scaliger , que son père avait attiré à Tuni-
vérité de Leyde pour y remplacer Juste Lipsi», et quil appelle, avec
(^mj^iase énudite du temps : Snmmn$ iUe seimtifiram imwmni dictator.,.
bfftu illêl Cette politesse, au reste , hii est rendue ent^ du livre , dans
une flatteuse épigramme du héros. Suit, selon là c6titunie,un asèezgraiid
nombre de compliments du même genre signés par des savants de noms
' Div. Inst V, 5, 9. — • Adversarior. Hb. XXVUI. c. u. '
68 JOURNAL DES SAVANTS.
plus ou moins illustres, par Merula entre autres, qui célèbre son
jeune émule dans deux pièces. Tune en style d*Ennius, lautre en style
de LucDius.
Ces éloges étaient mérités; cependant la critique ne pouvait s*en te-
nir, sur Ludlius, au livre de François Dousa. D'autres fragments res-
taient à recueilliF, et ceux qu'on donnait pouvaient, grâce àramélioration
progressive des textes auxquels on les avait empruntés, être rapportés
aviee plus d'exactitude, placés dans un ordre moins arbitraire, mieux
Maivcis. Ainsi sans doute en pensèrent ceux qui , comme D. Heinsius,
dans son édition d'Horace donnée à Leyde en 1 6 1 a , réimprimèrent
d'après les Estienne les fragments de Lucilius. Ainsi en pensa Bayle,
qui, ddns son article sur Lucilius, invita , mais vainement, les érudits
à une nouvelle recension du vieux satirique. Malgré ces réclamations
plus ou moins directes, ce lut le Lucilius de François Dousa que repro-
duisirent sans aucun changement, pour ne parler que des grandes col-
lections, en yiS, & Londres, celle de Maittaire; en 1766, à Pesaro,
celle d^Amati; plus tard, en 1 ySS, celle des deux Ponts; enfin assez ré-
cemment, en i83o, la bibliothèque classique latine de M. Lemaire.
Depuis cette dernière réimpression Lucilius est enfin redevenu l'ob-
jet de travaux sérieux et originaux. La biographie du créateur de la
satire latine, la distribution de son recueil, le plan de ses diverses
pièces, les vers qui en sont restés, ont été étudiés sans relâche par de
nombreux critiques. De là les éerits publiés successivement, en i835
et i836, à Bonn etàStettin, par M. Varges^; en i84o, à Berlin, par
M. Schmidt*; en i84r, à Breslau, pai* M. Petermann'; en 18A1 , à
Halle, par M. Schœnbeck*; en i84a, à Utrecht,par M. J.-A.-C. Van-
Heosde ^; en 1 863, à Marbourg, par M. J. Becker^; en 1 8/lÂ, à Bâle, par
M. Gerlach''. Il y faut ajouter les articles critiques auxquels ces pro-
duetions ont donné lieu dans diverses recueils; par exemple, en 1 8/i3 ,
celui de M. G. Fr. Heimann, dans )e trente-sixième numéro des Éphé-
méridesde Gœttingue, et, dans la première livraison d'octobre i8â5 de
la Be^ae des deux mondes, celui d'un jeune littérateur de grande distinc-
^ Spécimen qumstionnm Lucilianaram, dans le Rheitdsches Muséum, Bonn , i835 ,
t. m, p. i5 à 09; C. LnciHvsatiraram qnm ex lihro 111 iupersunl, Stettin, i836. —
' C. Ludlii iadramm qaœ de lAro nùno sttpermnt disposita et iUnslrata, Berlin, 18/io.
^ ^ De Lacilii vita, Breslau, i8iia< — * Quœstionum Lucilianarum particuluj,
Halle, i84i- — * Stadia criiica in C, Luciliumpoetam, Ulrecht, 1842. — * Ueber
die Einiheihnq der Satirendes C. Lnciliax dans le ZeiùchriJÏ fur die Alterthum-
wissetuckaft.MRrhouT^y mars iS/ia, n*' 3o-33. — ' Lucilius und aie Bômische Satura,
Bàle. i8â4.
FÉVRIER 1846. 09
tion, dont la mort prématurée a causé, il y a quelques mois, de si vifs
et si justes regrets, de M. Charles Labitte.
Tant d'efforts n ont pas été stériles , il s'en faut de beaucoup. Mais
la moisson assez abondante de notions plus claires, de leçons plus
épurées, d'interprétations plus exactes, qu'ils ont produite, a été quel-
quefois comme étouffée par la fausse richesse, le luxe embarrassant des
conjectures. Lucilius, nous le tenons de Cicéron \ désirait que ses ou-
vrages ne fussent lus ni par des hommes trop éclairés, ni par des igno-
rants, parce que ceux-ci n'y verraient rien et que les autres y verraient
peut être plus que lui. Il semble qu'en raison de l'esprit prophétique
attribué par l'antiquité à ses poètes, il protestât d'avance contre l'excès
de hardiesse avec lequel devait s'exercer sur les souvenirs effacés de
sa vie et les débris informes de son monument poétique, l'ims^nation
de nos doctes contemporains. M. «L-A.-C. Van-Heusde, particulièrement,
a compromis le succès légitime de ses estimables Étades par des témé-
rités dans lesquelles, malgré les réclamations, assez dures, il est vrai,
de la critique, il a eu le tort de persister *. Indiquons-en quelques-unes.
La Chronique d'Eusèbe renfermant les quarante-six ans de vie qu'elle
donne à Lucilius entre la i58* et la jGg* olympiade, le fait mourir
par conséquent en Tan de Rome 65 1. Diverses considérations avaient
déjà porté Bayle*, Dacier* et d'autres, à rapprocher d'un certain nom-
bre d'années cette dernière date. Le poète en effet a parié ^ de la loi
Licinia, rendue selon quelques-uns, il est vrai, en 644, mais selon
d'autres en 667 et même en 665. De plus le mot Senex^ par lequel
Horace la désigné, ne semble pas d'accord avec la durée assez courte
que la Chroniliue d^Eusèhe attribue à sa vie. On y a donc ajouté, mais
M. Van-Heusde plus que personne : il l'a portée en effet de l'évaluation
primitive de quarante-six ans à plus de quatre-vingts \ Par quel procédé ?
Je voici : Cicéron dit dans le Bmtus ^ du tribunat de l'oratem* Crassus :
lia tacitus tribunatas ut nisiin eo magisîrata ccenaoisset apadprœconem Gra-
mam, id que nohis bis narravisset Lacilius, tribunum plebis nesciremas fuisse.
Au lieu de nobis bis ou de bis nobis que donne un manuscrit, M. Van-
Heusde lit arbitrairement nobis puais; il entend tout aussi arbitraire-
ment par narravisset, non pas, comme tout le monde, des récits que Lu-
cilius a semés dans ses satires, mais une confidence orale , et du pas-
* De orat. 11, 6; cf. De fin, 1,7; Plin. Hist, nat. prmfat. — * /o. Adolph, Car.
Van Heatde epittola ad Car. Frid, Hermann de C. Lucilio. Uirecht, 1844.—- ^ Dict.
hist «rt. Lacilius. — * Discours sur la satire. Acad. desioscript. etbell.-lelt. t. U, p. 187.
— • Frofm. incerla, i33. — * Horat. SaJt. II, i, 34. — ' Stud, crit p. 9 sqq. —
*C. xtni.
70 JOURNAL DES SAVANTS.
sage ainsi corrigé et eaipiiqué il tire cette coockision , que le poète a
réellement raconté à Cicéron, dans son enfance, Thistoire du souper
donné au tribun Ci^assus par le crieur public Granius. Gela ne suflirait
pab cefiendant pour faire de Lucilins un vieillard, un octogénaire; car en-
fin» lossque Cicéroo, néen648» avait par exemple q[uinae ans, Lucilius,
s'il eût vécu, et plusieurs passages des Dialogues sar L'oraUar^ padeatde
lui à cette époque, c'est-à-dire en 663, comme d*ua homme qui a cessé
d'exister, Lucilius, dis-je, en le supposant ^ors envie, naur^tet^ qu!en-
virOB' do^iante^uit ans. M. Van-Heusde a trouvé moyen de grossir ce
cbiffirede vângUjuatre années au moins, en supposant, avec François
Doiiia, que, quand lesatirique, dansuapaasagequi nousaété conservé, a
parlé'de la etiueUe loi de Gaipumius^, il a entendu une loi Cudpurniade
mn&îtei portée en 687. Mais est-il bien évideat que, des diverses lois dé-
signées parle oiéme nom de Calpurnia, aucune autre n ait pu mériter
Ifi qualification de sœva I«j},:pas même celle de 60 4 ^ repetandis. Et
puift' pourquoi ne serait-ce pa3 un concussiomiaire mécontent à qui Lu-
cilias Mirait fait dire (j emprunte la traduction et renvoie à la note de
M. Gorpet): «Je blâmai la loi cruelle de Galpuniius Pisoa« et j aspirai
«m^wii^ de colëjne au bord de mes narines, m
Caipumi saevam legem Pisonf reprend! ,
Edaxiqiie anitnam m primoribu naribus
fin liésumé, touite cette construction l^pothétique au moyen de la-
quelle M. Van^eusde ajoute savamment, ingénieusement, aux années
de Lucîlîns, est assez peusoUdCi et ses évaluations, celles même de
Bayle, semblent mériter moins de confiance que les chiffres de la Chro-
lùqM d'EfB^be, fort bien défendus d*ailleiurs psur d autres critiques, no-
taoKnem par M. Varges ^.
Gnwte «miongue, la vie de Lucitius est pour nous bien peu remplie,
sinon dloMi^vres, du moinS) d'événements. Sa naissance à Suessa-Aur
Funoa*, sft^mort et ses honorablee funérailles à Naples^; dans Tinter-
vidle, k part qu'iL prit, bien jeune encore, à la dernière campagne de
la gu0m3.de Numance^; son honorable et douce intimité, pendant
quelques années, avec Scipion Émilien et Lselius''', des voyages, dont
un de Rome à GaptMieet josquau détroit de Sicile lui a ibwni le sujet
d'un récit enjoué devenu sa troisième satire *; des procès, soit au
^ JieamA, 16 ilk 6. -r^^ Fragm. xx, à.'^^Spêe. qamt. ImiL p.3S43.-— 'Ju-
v«Hd^;SHt. i; TOi tL sàtoL; Anton. £pût. xv^ai Tetrad. &to: — * Eiueb. Ckron. ^
* V41. t^at HiH.VL, IX. — 'Cic. Décorai. H,« ; Hont. Soi, II, i, 7 j , ef. Aoit>ii. SehûL
— • Porphyr. SehoL ai Horat. sot. I, v.
FÉVRIER 1846. 71
sénat, devant lequel on Taocusait de &ire paître ses troupeaux sur les
terres du domaine public *; soit, sans succès, au tribunal de C. Célius^,
contre un acteur qui Tavait désigné outrageusement par son nom en
plein théâtre; celui-là, peut-être, que le satirique avait lui-même si
plaisamment appelé un Oreste enroaé^\ enfin quelques particularités
où se révèle Texistence d'un homme de bonne naissance et de fortune
aisée*, ayant une maison de ville *, des terres®, des esclaves ''j des
Hoaitresses ^, et consacrant aux lettres un grand loisir: voilà tout ce que
Ton sait de la vie de Lucîlkis. Gela est peu de chose sans doute, et na
pas suffi à la curîo9ité, quelquefois bien indiscrète, de la critique.
Plaute^ a fait de certains curieux de son temps, qui se disaient et ^e
croyaient trop bien instruits, un joli portrait, traduit avec beaucoup
d'agrément par M. Naudet : « Ils savent ce que le roi a dit tout
bas à la reine; ils savent la conversation que Jupiter a tenue avec
Junon » Il y a bien des choses que les critiques savent de cette
sorte. Pourquoi Lucilius â-t-il feit le voyage qu'il a mis en vers? Pour ré-
tablir sa santé, répond sans hésiter M. Van-Heusde^^ moins hardi, du
reste, que M. Schœnbek", d'après les informations duquel le poète a
été véràicr les effets du tremblement de terre qui avait, eh 6a 8, bou-
leversé les îles Lipari et la Sicile. Gomment se fait-il que Lucilius soit
raort à Naples? G'est, répond encore M. Van-Heusde^^, je ne sais d'après
quels mémoires secrets, que Fennui de ses procès, les tracasseries de
SM ennemis, peut-^tre même une sentence d*exil, provoquée, comme
autrefois celle qui frappa Naevius, par ses libertés satiriques, l'araient
forcé de quitter Rome.
Pighius, dans ses Annales ^^, avait supposé que c'était par notre Luci-
lius que la famille Luciiia était devenue sénatoriale, comme l'appelle
Velleius Paterculus^*, disant de Pompée : fait hic genitas matre Luciiia
sdrpis senatoriœ; il en avait donc fait un personnage politique en même
temps qu un poète, et, de son autorité privée, lavait déclaré questeur
en 6217, et en 687 préteur, s'abstenant seulement de l'élever plus tard
au consulat. M. Van-Heusde** lui a attribué une carrière publique plus
modeste; celle de publicain en Asie, se fondant sur un passage '• où il
semble, c'est ainsi qu'il Ta entendu, et M. Gorpet, dont je transcris
' Gc. De orat. II, 70. — * Ad Herenn. 11, i3. — ' Fragm, xix, 8. — * Horat.
Sa*, n , I, 75. — • Asc. Ped. In Cic. orat contr. L. Pùonem. — • Cîc. De orat, II, 70.
— ' Frëgm. xxii, a. — • Varr. De Hng, lot, VI, lxix; Porphyr. In Horat. carm.
I, XXII, 10. — • Trmam, I, n. 168 sqq. — *• Sind, crit p. 60. — ** Qnmtt LacU.
p. 17. — " Stud. crit. p. 67.— " Voyez t. III, p. 3i, 90, 95.— ** Hist, H, «; cf.
Acr. Porphyr. In Horat. sat. II, i , 76. — " Simd. crit. p. 67. — " Frapn. xxvi , 6.
72 JOURNAL DES SAVANTS.
encore la traduction, partage son avis , où il semble quon dise au poète :
« Moi! que je me fasse publicain et fermier de la taxe en Asie à la place
de Lucilius! Je ne veux pas n
Publicantis vero ut Âsi» fiam , ut scripturarius
Pro Lucilio, id ego nok)
Mail on Ta remarqué ^ peut-être iciest-<;e le poète qui parie et qui
proteste ne pas vouloir cesser d*ètre ce qu'il est, Lucilius, pour devenir
le ccHlecteur des revenus publics en Asie. Ainsi, bien souvent, Horace
s'attache à sa condition et refuse de Téchanger contre d'autres qu'on
pourrait croire préférables. Si cette dernière interprétation était admise ,
ii faudrait désespérer de faire sortir Lucilius de la vie privée à laquelle
je-t croirais volontiers qu'il s*est restreint, se contentant, comme plus
tard un autre chevalier romain, Tauteur du poème de la Nature,
d'être un grand poète.
J'arrive à un chapitre assez étrange de biographie tout à fait intime,
dont M. Van-Heusde a encore, mais non sans quelques complices de sa
hardiesse, enrichi la vie trop pauvre en événements de Lucilius. Nous
savions déjà, par Asconius Pedianus^ que Lucilius habitait à Rome
une maison qui avait été construite soixante ans auparavant aux frais
du trésor public, pour loger Antiochus Épiphane, livré en otage aux
Romains par le roi de Syrie, son père. M. Van-Heusde ^ Ta fait de plus
possesseur d'un moulin ou d'une boulangerie, pistrinum, sur l'autorité
du passage suivant de Varron^, et de l'interprétation proposée, mais
d'une façon fort dubitative, par C. O. MùUer : Pilum, qwod eofar />i-
sunt, a qao ubi id fit dicitor pistrinam , inde post in urbe Lacili pistrina et
pistrix. D'autres^ ont pensé, d'après Scaliger, que, dans ce passage,
probablement altéré , il s's^issait tout simplement de l'emploi fait par
Lucilius ^ du mot féminin pistrina, au lieu du neutre pistrinam , de l'em-
ploi du mot pistrix. La prétendue propriété de Lucilius se réduirait
donc à celle de certaines formes de langage. Que, si l'on donne à Lu-
cilius la boulangerie, pistrina, il faut, d'après le même texte , lui don-
ner aussi la boulangère, pistrix; c'est ce qu'a fait, de son côté, M. J. Bec-
ker '^. Gomme le mot pistrina se trouve dans un fragment de cette sei-
zième satire, écrite selon Porphyrion* par Lucilius, au sujet d'une de
* M. C.-Fr. Hermann , article cité plus haut. — * In Cic. orat. contra L. Pison, c.
xxn. — ' Stui. crit, p. 64. — * De îing lat v. i38.—* Voyez le lexique de ForcelUni,
au moi pistrix, et de fort bonnes notes de M. Corpet sur ie fragment xvi, lo, et le
i3' des Fragm, incert. — * Cf. Charis. I, xyii,.$ ^6. -^ ' Ouvrage cité plus haut»
p* ^49, a5o. — * Ad Horat corm. I, xx.
FÉVRIER 1846. 73
ses maîtresses, et intitulée, du nom de cette femme, Colfyra, il a paru
à M. J. Becker que la Colfyra de Porphyrien et la pistrix dé Vairon ne
faisaient qu'une, et.il nous a mis ainsi, bien qu il s*en défende, aux
dépens de l'exactitade du schoiiaste, sur la voie d'une relation bien
familière entre le poète et Futile mais humble et assez peu gracieuse
personne décrite dans ce firagment ^ :
Pistricem vàlidam si nummisuppedltabant,
Addas ifivXfvpov^ mamphalas qiue sciât omnes.
« Si tes moyens te pennettent d*avoir une boulangère en sa fleur, tâche aussi
qu*dle soit solide sur ses hanches et qu'elle sache donner toutes les formes i
sa pâte. » ( Trad. de M. Corpêt)
Lucilius aurait été un juge fort compétent de ce genre démérite , s*il
fallait croire , avec M. Van-Heusde ^, que , comme Plante , mais uni-
quement par des raisons de santé ou par fantaisie, û a lui-même, dans
son moulin ou sa boulangerie, mis la main à fouvrage : animi aat vale-
tadinis causa ad pistoris apus incabuisse et pilwn tractasse. En effet, il a dit ' :
pilam qao pinso, le pilon avec lequel je pile. Mais dans quel endroit
a-t-il dit cela? Dans sa neuvième satire, de sujet tout grammatical, où il
débattait particulièrement des questions d orthographe; où il examinait,
entre autres choses, quand il faut écrire ei ou simplement i, comme dans
pilam, le pilon avec lequel je pile, c est-à-dirè avec lequel on pile,pi{am
fdo pin^o; conune aussi dans pilam, la balle avec laquelle nous jouons,
c'est-à-dire avec laquelle on joue, pîiom qaa ladimus. De la différence de
nombre qui distingue dans ce fragment ludimas de pinso, il est bien sub-
til de conclure, comme parait le faire M. Van-Heusde, que, quand le
poète dit ludimas, il parie de tout le monde, et que, quand il dit pinso,
il ne parle que de lui-même, mettant ses lecteurs dans la confidence
d*une manie assurément bien bizarre.
Si j'ai insisté, comme je viens de le faire, sur des assertions qu*on ré-
fute assez en les énonçant, c'est qu elles sont très-propres à montrer jus-
qu où Ton peut être mené , avec beaucoup de science et de sagacité , par
loubli des r^es sévères de la critique, par la prétention d'en savoir sur
les choses de l'antiquité plus que les anciens ne nous en ont dit et que
l'on ne peut légitimement en supposer d'après leurs témoignages, par le
plaisir de conjecturer sans fin. De là des notices où la fantaisie domine,
et que j'appellerais volontiers les romans historiques de l'érudition.
Nous avons nous-mêùies, i} nous en faut accuser, fourni deux cha-
' Fragm. incerL i3 ; cf. Fest. v. Mamphala. — ^Stud. ait. p. 64-67.— 'fV^yiii. a, 7.
10
74 JOURNAL DES SAVANTS.
pitm a^ez boulfons au roman de Luciliue^ LeipremieR a pour auteur
Bailler^t/ qui commente ^ainsi le^ paasage>oilL Hocàce a; reproche à Lucir
lias d'avoir fait souvent, croyant faire merveille^ jusqu'à dieux oeats vers
dans use heure, dictant sans* relâché et sanapeim,: «eoimne au pied
levé. -'■-■■
In hora saepe iiûcento»^,
Ut magnum, versus dictabat, stans pede in uno *.
Horace, selon Baillet, dit que a Lucilîus dictait' ses vers debout sur un
pied, tenant Faulre levé en Taîr, ce qui passait pou^* une rareté fort
singtdière. » L'erreur naive de Baillet, qui entend au propre une expres-
sion proverbiale, est divertissante; mais je suis presque aussi étonné de
fexplkation quen a donnée M. Van^Heusde^ et contre laquelle jusqu ici
ona vainement réclamé'. Selon ce savant, par ces mots : stans pede in ano,
Horace reprend, chez Lucilius,rusage presque e&dusif de Tfaeiamètre.
J*fii parlé de deux chapitres : le second, non moins plaisant que
ràutre:, est de la façon de Dacier ^ è qui Tout, asses généralement em-
prunté sans défiance les biographes de Lucilius^.'
A Tentendrc, parmi les partisans du sàiiriqne^ il y en avait de si
oiûtrëa, qu'ils couraient les rues avec des fouets sous leurs rohes pour
frappertoi» ceux qui oseraient dire du mal des vers de leur poète fa-
vori v et cet acte de tyrannie littéraire, assurément unique dans l'histoire
de 1a' poésie» avait lieu environ soixante^lix ans après la mort de Luci-
liùSi au temps où Horace est supposa avoir écrit le morceau, assez
évidemment apocryphe, par leqacdi quelques manuscrita du dixième
siècle font commencer la pièce qui termine son premier livre de satires.
C'est de là en effet qne Dacier a tiré ce qu'il raconte, avec une bonne
foi comique , de l'enthousiasme persévérant et oppressif des admirateurs
de Lucilius; mais il l'en a tiré, peu Intimement, par un contre-sens,
comme on va le voir. Citons et traduisons d'abord le passage :
Lucili, quam sis mendosus, teste Catone
Defensore tuo pervincam , qui maie factos
Emendare parât versus : hoc lenîus ille.
Est qno vir mdior, longe subtSior illo,
Qui multom pner et loris et funibus udis
ExhoHatus, ut esset opem qui ferr^ poetîs.*
* Jugements des savants, t. III, a* partie , p. 67. — * Horat. Sat. I , iv, 9. — * Voyex
ses Stadia critica, p. 101, et son Epistolaad C.-rr, Hermann, p. a6. — ^Remarques
sur les satires d'Horace, I, x, a. — * Voyez, entre autres, iartide Lucilius de la
Biojrapkiê universâlh.
FÉVRIER 1846. 7B
' ;AsiCiqoi5 flossel'ixnitra bstidia nostra,
..<}fiiianaMoor«mtquitam'docti88im . .
iBme seraii facSe, Liieilm, de lieprendre chez toi bien des feules. Je
n en toux pour garant que Catoo, ton défianseur cependant, qui s'apprête à
corriger les fers. Il montre, au. reste* un esprit de douceur digne aun si
honnête homme, et en wéme temps un goût plus fin que cet autre, dont
Tenfance studieuse essuya maintes fou les etrivières, pour qu il y eût un tour
un chevalier, docte jgrammaiitien entre tous, qui pût venir en aide aux Yieux
poètes contre nos injustes dégoûts. •
Chacun aperçoit je pense, de quelle étrange façon s est mépris Dader
en interprétant ce passage : dans les mots : maUani puer et loris etfunibas
udis exhortaias, il a négligé puer, si nécessaire, en même temps qu'il
lisait, non sans autorité, exoniuitts. Bp conséquence il a traduit :
cCe savant chevalier, qui a soin de se munir de bonnes etrivières et de
bonnes cordes mouillées ,'poar Tenger de nos dégoûts les poètes anciens, i
Je ne sais par quelle fatalité il est arrivé à M. Van-Hensde de rem-
placer Terreur vieillie de Dacier, comme il avait fait celle de Baillet,
par une erreur nouvelle^; je ne crains point de le dire. Pour tout
le monde, c*est Horace, juge quelque peu dédaigneux de Lucilius ,
que désignent ces mots ifastidia nostra. M. Van-Heusde le reconnaît,
au contraire , dans celui qu'il est censé se donner pour adversaire , ce
chevalier grammairien » . rudement préparé à Testime et à la défense
des vieux poètes. VéritableiMnt y a-t-il à cela quelque vraisemblance?
Horace, sans doute, avait tâté luî-iséme de cette éducation brutale et
pédantesque; U avait transcrit, dans son enfance, sous la dictée du
terrible Orbilius, les vers^ surannés de Livius Andronicas, et Ton sait
qu'il en a gardé rancune^. Mais que son vieux maître ait compté sur lui
pour être un jour le champion de l'antiquité latine déjà menacée par
une école nouvelle; que VderiusCaton ait mieux répondu à se» espé-
rances; qu'Horace, pour entrer dans la* supposition de l'auteur des vers
qu'on lui a prêtés, fasse ici allusion à ce mécompte, ce sont là des
suppositions gratuites, un roman, comme je le disais tout à l'heure ;
ajoutez qu'on ne nous explique pas comment le fils de raffiranchi,
qui n'a jamais manqué de rappeler l'humilité de sa naissance et la mé-
diocrité de sa condition , pourrait s'intituler magnifiquement chevalier.
J'allongerais trop cet article si j'y faisais entrer ce qui me reste à
dire du travail de la critique contemporaine sur la distribution du re-
Stad. erit. p laa. — * Horat. EpUti II , i, 70.
10.
76 JOURNAL DES SAVANTS.
cueil satirique de Lucilius , les sujets traités dans ses diverses pièces ,
le sens et le caractère de ses priotipaux fragments, travail où brillent
également, mais avec im mélange regrettable de licence conjecturale,
la science et la sagacité. J'en parierai dans un prochain article, et j\nr
riverai par ce chemin au livre dans lequel M. Gorpet, mettant à profit
les exemples bons et mauvais de ses devanciers, choisissant, avec in-
dépendance et discernement, parmi leurs opinions, a fort heureuse-
ment résumé et complété cette œuvre collective.
PATIN.
T BÉÂT RE français au moyen âge, pablié d'après les manuscrits de la
bibliothèque du Roi, par MM. L.-G.-N. Monmerqué et Fran-
cisque Michel (xi-xiv* siècle), Paris, Firmin Didot, iSSg;
un volume très-grand in-8** de 672 et xvi pages, sur deux
colomies.
DEUXIÈME ARTICLE ^
Le premier morceau que MM. Monmerqué et Francisque Michel
ont inséré dans leur recueil est tiré d*un manuscrit appartenant au-
trefois à Tabbaye de Saint-Martial de Limoges et actuellement à la Bi-
bliothèque royale, n^ 1 1 39 du fonds latin. Ce précieux volume a été
signalé successivement par Tabbé Lebeuf ^, par les bénédictins, au-
teurs deThistoire littéraire de France^, et plus récemment par MM. Ray
nouard^ et FaurieP, comme renfermant un mystère ou, ce que labbé
Lebeuf et après lui les bénédictins appellent une tragédie en rimes latines
du XI"* siècle. Ces habiles critiques s'accordent à voir dans cette pièce,
qu ils analysent d'ailleurs très-sommairement , le plus ancien monument
de la poésie dramatique en France. Mais , ni eux, ni personne, n avaient,
jusqu'en i835, signalé plus d*un drame ou mystère dans le manus-
crit de Saint-Martial. Il est vrai que Tabbé Lebeuf et M. Raynouard
n'étaient point d'accord sur le sujet. L'abbé Lebeuf et les béné-
' Voir le premier, dans le cahier de janvier 1 846 , p. 5. — * État des lettres en
France depuis la mort da roi Robert, etc,, p. 68. -^Histoire littéraire de France,
t. VII, p. 127.— * Choix de poésies originales des troabadoars, t. II, p. cxrv et iSg-
i43. — * Histoire de la poésie provençal», 1. 1", p. a55-357.
FÉVRIER 1846. 77
dictins, qui noi)t fait que le transcrire , nont vu, ou du moins ne par-
lent que d'un mystère latin de la Nativité, où Virgile vient mêler
sa voix à celles des prophètes dans Tadoration du Christ nouveau-né.
M. Rayiiouard, au contraire, désigne toute la partie du manuscrit de
Limoges comprise entre les pages 53 et 58, comme mie pièce non-
seulement latine, mais mêlée de ro|nan, et qu'il intitule Mystère des
vierges sages et des vierges Jolies.
Ayant eu l'occasion en 1 835, à la faculté des lettres, d'étudier, dans la
chaire de M. Fauriel, ce précieux document dramatique, je crus y aper-
cevoir, non pas seulement, comme mes savants prédécesseurs, un drame
ou un mystère unique , mais bien trois mystères séparés et distincts ,
à savoir : i** deux mystères complets, l'un tout en latin et l'autre en
latin mêlé de langue romane; a"" un fragment de mystère tout latin. De
plus je crus reconnaître un autre fragment latin d'un office dramatique
ou mystère des Innocents, que Ton n'avait pas signalé jusque-là. Pour qui
sait la rareté des monuments de ce genre avant le xii"^ siècle, il est aisé
de comprendre de quelle importance il était, pour un investigateur des
origines théâtrales, de pouvoir constater la présence de quatre mys-
tères dans un manuscrit incontestablement du xi"^ siècle. Depuis le
moment où j'exposai à la Sorbonne les motifs sur lesquels je fondais
ma conviction, j'ai revu, à plusieurs reprises, le manuscrit de Limoges
et pesé de nouveau mes arguments : je n'ai fait que m'afifermir dans
mes conclusions.
M. Francisque Michel , en publiant pour la première fois dans son
entier toute la partie du manuscrit \ i39 contenue entre le feuillet 53
et le feuillet 58, a rendu un vrai service aux lettres; son texte, générale-
ment exact, permettra à tous ceux qui ne peuvent avoir le manuscrit sous
les yeux d'étudier ces reliques intéressantes de nos origines théâtrales.
Quant à moi , je saisis volontiers l'occasion qui m'est offerte de sou-
mettre à un auditoire plus étendu que celui de la Sorbonne mon opi-
nion sur ce point délicat ^histoire littéraire.
Je viens de dire que l'âge du manuscrit de Saint-Martial est bien
établi. L'abbé Lebeuf le place au règne de Henri I", entre i o3 1 et i o6 1 ;
M. Raynouard le porte à la première moitié du xi* siècle \ et ne pa-
raît même pas éloigné de le faire remonter au x'^. Enfin M. Fauriel a
consigné une opinion analogue dans une note manuscrite dont j'ai dû
la communication à son amitié, et dont M. Francisque Michel a
donné un extrait en tête de son texte. On y peut voir que ce volume, pe:
* Ouvrage cilé, t. Il, p. cxlv. — ' Journal des Savants, cahier de juin, i836.
78 JOURNAL Ï)ËS SAVANTS.
tit iih'/i^ sur vélin , est un composé d*buti*ages écrits en différents temps
ël pA dîSéretftes inains. Ces féiâicfé paraissent avt)ir été réunies et re-
liées ensemble dès leis prétauères' années du xiit siècle ; car on trouve
mr lès blancs quelques passages d'une autife édriture, dans laquelle on
Ë cm ^ëconnîiître celle dé Bernard lAîei»» archiviste de Saiàt-Martial au
comniéhcement du xin*" siècle. M. Francisque Michel insère ici une
objeclion : «Cependant, dit- il, comme ie premier fascicule contient
la Prose de saint François , qui a pour antetir ie pape Grégoire IX ,
ètqjae'te pbntife, élu le 19 mars laay, mourut le ao août laiii, on
peut crbire que la transcription de la Prose n a eu lieu dans ce volume
qu'après la mort dé Grégoire, et qu'ainsi le manuscrit 1 1 89 n'a été éta-
bli que dans la seconde moitié du xni* siècle. » Il me semble , tout au
contraire, que la Prose de saint François,* composée avant i24i, a
fott bien pu être jointe aux atitres pièces du volume dans la première
moitié du xiii* siècle. D'ailleurs , l'époque de là reliui'e n'est pas ici le
point importante «La pliis grande partie du manuscrit, continue
M. Fauriel, cohtîént des morceaux dé liturgie et dès chants d'église,
tous accoiàpà^és de la notation musicale ( dans le système antérieur
à celui de Guy d'Arezzo). Quelques-uns'de ces tnorceailx paraissent avoir
été "écrits dans lés xn* et xni* siècles ; mais la portion la plus curieuse
remonte , suivant toutes les apparences , au xi* siècle et même à la pre-
mière moitié du xi* siècle. Cette portion commence au folio Sa et va
jusqu'au folio 1 18. » C'est là, et particulièrement entre le 53* et le 58*
feuàlet, que se trouvent diverses pièces destinées à être chantées. Quel-
ques-unes même ont la forme de comédie , comme le dit une ancienne
notice placée à la tête du volume : (c Folio 3 a varii cantus scripti xi*" sae-
« culo , inter quos quidam sunt comici, et épistolœ farsitse. »
L'âge du manuscrit étant ainsi fixé par tes juges les plus compé-
tents, nous allons passer à l'examen du texte. Pour plus de clarté je
transcris d'abord le morceau sans division , ^el que l'a publié M. Michel ;
j'exposerai ensuite les motifs qui me le font regarder, non comme étant
une pièce unique, mais comme formant trois drames ou mystères dis-
tincts. Les mots imprimés en caractères italiques sont ceux que je lis
autrement que l'éditeur; on trouvera la leçon que je substitue à la
sienne, plus bas dans mon texte. Mais, avant daller plus avant, je me
'Unèremarqueciui pourrait avoir plus d*iinportance, c*estque le nom de Bemart
Be lit en rubrique dans la partie du volume qa*oa signde eomme la pli» ancienne.
|5i ce nom précédait des vers de saint Bernard, ce que je ne crois pas, il infirmerait
f opinion des critiques qui font remonter ceUe portion du manuscrit au commen-
cement du XI* siècle.
FÉVRIÉiR 1846. 79
hâte de dire quen donnant ee qui suit pour un seul mystère, intitulé
Les vierges sages elles vierges folles , M. Francisque Michel n'a fait que
suivre la route que lui avait tracée notre maître à tous, M. Raynouard,
qui, en publiant en 1817 quelques extraits de ces chants dramatiques ,
cantas comici, a cru trouver asse» de suite et de rapports enti^ eux
pour les présenter comme ne formant qu un seul et même ouvrage.
M. Fauriel s est rangé au même avis dans son Histoire d4 la poésie pro-
vençale, récemment publiée^. Voici le texte de M. Francisque Michel:
LES VIBROBS SAOBS ET LES VIERGES FOLLES^.
OG EST DE IfULIERIBUS.
(Jbi est Ghristas, meut dooMnot «t filins
excelsus? Eanrat videre s«piilcniin.
[ Angélus sepulcri cusUm *• ]
Quem qaeditis in sepnlcro, o duisticoie,
non est hic. Sarrexit sicut predizerat. Ite,
nontiate discipulis ejus quia precedet yos in
Gaiileam. Vere surrezit Dominus de sepul-
cro cum gloria. idleiuia.
SPOlfSUS.
Adest sponsus cpii 69t Ghristas :
Vigilate, virgines;
Pro adventu ejus gandeul
Et gaudehunt hominesi
Venit enim liherare
Gentium origines,
Quas per pnmam sibi matrem
Subjugarunt demones *.
Hic est Adam (pi secundu^.
Perpropheta dicitur
Per ouem scelus primi Ade
A nobis diluitur.
Hic Dépendit ut celesti
Patne nos redderet
Ac de parte inimici
Liberos nos traheret.
. Venit sponsus qui nostrorum
Scelerum piacula
Morte iavit, atque crucis
Sustulit patibula.
PRUDENTES..
Oiet , virgines, aiso que vos dirum
Aiseet presen que vos comandarum :
Atendet un espos, Jhesu salvaire a nom.
Gaire no i dormet
Aisel espos que vos hor* atendet ^
Venit en terra per los vostres pechet :
De la Virgine en Betleem fo net,
E flam Jorda iavet et luteet.
Gaire no i dormet
Aisel espos que vos hor' atendet.
Eu fo batut, gablet e iai deniet,
Sus e la crot batut, e dau figet :
Deu monumen deso entrepauset
Gaire no i dormet
Aisel espos que vos hor* atendet.
E resors es, VAscripiara o dii
Gabriels soi, en trames aioi.
^ T. I, p. 353-2i55. Cependant M. Faurid n*a confondu, dans son analyse, que
les deux derniers mystères ; il n*a pas parié de celui des Saintes Femmes. — * Ce
titre général, donné par M. Raynouard, n^est pas dans le manuscrit; après plu-
sieurs hymaes vient immédiatement la rubrique : Hoc est de mulieribus. — ^ Les
mots eûtre crochets sont indiqués par M. Fr. Michel comme ajoutés au manuscrit.
-— * Je ooupe «otrement cette strophe et la suivante. — ^ Je ponctue autrement ce
refirain. Vojes ci-dessous mon texte.
80
Ateodetlo, qae ja venra praici.
Gaire no i dormet
Aiael e^os que vos hor* atendet.
PATUE.
Hos (sic) Yirgines, que ad vos venimus,
Negligenter oleumjundimus;
Ad vos orare, sorores, cupimus
Ut et illas quibus nos credimus.
Doientas! chaitivas! trop i avem dormit,
Nos, comités hujas itineris
Et sorores ejnsdem generis,
Quamvis maie contigit miseris,
Potestis nos reddere sa péris.
Doientas* chaitivas! trop i avem dormit.
'Pàrtimini lumen lampadibus;
Pie sitis insipientibus ,
Puise ne nos simus a forihus
Gum vos sponsus vocet in sedibus.
Doientas! cnaitivas! trop i avem dormit..
PEUDSIITES.
Hos (aie) preeari, precamur, amplius
Desinite, sorores, otius;
Vobis enim nil erit melius
Dare preoes pro hoc ulterius.
Doientas! etc.'.
At ite nunc, ite celenter
Ac vendentes rogate dulciler
Ut oleum vestris lampadibus
Dent equidem vobis inertibus.
Doientas ! etc.
[PATDE.]
A , misère ! nos hic quid facimus?
Vigiiare numquid potuimus?
Honc iaborem que (sic) nunc perferimus
Nobis nosmed contulimus,
Doientas! etc.
Et de (sic) nobis mercator otius
Quas habeat merccs, quas sotius.
Oleum nunc querere venimus.
Negligenter quod nosme fundimus.
Doientas! etc.
[ PRUDENTES. ]
De nostr*oli queret nos a doner
JOURNAL DES SAVANTS.
No n*auret pont, alet en achapter
Deus mercbaans que lai veet ester.
Doientas! etc.
MERGATORES.
Domnas gentils, no vos covent ester
Ni lojamen aicî ademorer. -
Cosel queret, non vos poem doner;
Queret lo deu chi vos post cosel er.
[Doientas! chaitivas! etc.]
Alet areir a vostras saje seros
E prélat las per Deu lo glorios ,
De oleo fasen spcors a vos :
Faites o tost, que ja venra Tespos.
[Doientas! etc.]
[fatoe.]
A, misère! nos ad quid venimus?
Nil est enim illuc quod querimus.
Fatatum est, et nos videbimus...
Ad nuptias numquam intrabimus.
Doientas! etc.
Audi, sponse, voces plangentium;
Aperire fac nobis ostium ';
Cum sociis prebe remedium.
Modo veniat spoiscs.
CBRISTUS.
Amen dico.
Vos ignosco ,
Nam caretis lumine ;
Quod qui pergunt
Procul pergunt
Hujus aule lumine,
Alet, chaitivas! alet malaureas!
A tôt jors mais vos so penas livreas !
En efern ora seret mcneias.
Modo aecipiant eut demooet, «t prtcipil«nlur
infcrnom.
Omues sentes
Congaudentes
Dent cantum leticie ;
Deus homo fit ,
De domo Davit
Natus hodie.
O Judei ,
Verbum Dei
^ Ce refrain doit se modifier en passant dans ia bouche des vierges sages; M. Hay-
nouard s'en est aperçu; voy. ouvrage cîlé, t. H, p. i4i. — * Le sens me paraît
demander une autre ponctuation.
FÉVRIER 1846.
81
Qui negatis,
Hominem ' vestre legis
Teste régis
Audite per ordiDem ;
* Et vos, geDtes
Nos credentes
Peperisse VirgiDem »
Vestre gentis
Documentis
Pellite caliginem.
ISRAËL.
Israël, vir ienis, inque,
De Gbristo nosti firme?
RESPOHSUlf.
Dui de Juda non toliîtur
Donec adsit qui notetur.
Saiutarc Dei Verbum
Expectabunt gentes mecam.
MOTSES.
Legialator»buc propinqaa ,
Et de Giristo prome digna.
HESPORSUM.
Dabit Deus vobls vatem :
Huic, ctmibi, aurem date.
Qui non audit bunc audientem
Expeilitur sua gente.
ISAIAS.
Isayas , Yerum qui scis ,
Veritatem cur non dicis?
HBSPONSUM.
Est necesse
Virga Jesse
De radice
Provei';
Flos deinde
Surget inde
Qui est spiritus Dei.
'JEREMUS.
Hue accède, Jeremias;
Die de Cfaristo propbetias.
RESPONSUM.
Sic est.
Hic est
Deus noster,
Sine quo non erit alter.
DANIEL.
Daniel, indica
Voce propbetica
Facta dominica.
RESPONSUM.
Sanctus sanctomm veniet
Et unctio deficiet.
[abacdc]
Abacuc, Régis celestis
Nunc ostende quid sis testis.
RESPONSUM.
Et expectavi,
Mox expavi
Metu mirabilium
Opus taum
Inter duum
Corpus animaiiom.
DATID.
Die, tu Davit, de nepote,
Causas que sunt tibi note.
EESPONSUM.
Universus
Grex conversas
Adorabat Dominum ,
Cui futurum
Serviturum
Omne genus bominum.
Dixit Dominas Domino meo : Sede ad dex-
tris meîs.
SIMEON.
Nunc Symeon adveniat,
Qui responsum acceperat,
Qui non aberet termmam
Donec videret Dominum.
RESPONSUM.
Nunc me dimittas. Domine,
Finire vitam in pace ,
Quia mei modo cernunt oculi
Quem misisti
Hanc mundum pro salute populi.
* La rime el la mesure veulent que ces vers soient ooupés différenunent. — 'Ici
doit commencer une autre strophe. — ' La mesure exige une autre coupe.
11
82
JOURNAL DES SAVANTS.
EUSABET.
Illad, Ilelisabct^ in médium
De Domino profert eloqnium.
RESPONSUM.
Quid est rei
Quod me mei
Mater en visitât?
Nam ex eo ,
Ventre meo
Letus infans palpitât.
[JOANNES BAPTISTA.]
De (sic) Babtista,
Ventris cista ciausus,
Quod dedisti causa
Ghristo plausus?
Gui dedisti' gaudiuni
Profert et testimonium.
RESPONSUM.
Venit taiis
Soialaris
Gujus non sum etiam
Tarn benignus
Ut sim ausns
Solvere corrigîam.
VIR61LIUS.
Vatcs Moro (sic) gentiiiuni
Dea (sic) Ghristo testimonium.
RESPONSUM.
Ecce polo
Demissa solo ,
Nova progenies est *.
NABCCODONOSOR.
Age! Tare os laguenc
Que de Ghristo nosti verc.
RESPONSUM (sic).
Nabucodonosor, prophelia,
Auctorem omnium auctoriza.
RESPONSUM.
Cum revisi
Très quo (sic) misi
Viros in incendium ,
Vidijustb
Incumbustis
Mixtum Deî filium.
Viros très in ignem misi ,
Quartum cerna (sic) prolem Dci.
SIBIUJi.
Vere pande jam , Sibiila ,
Que de Ghristo précis signa.
RESPONSUM.
Juditii sigaum
Tel lus sudore madescet
£ ceio rex adveniet
Per sccla futurus scilicct ,
In carne presens, ut judîcet orbem.
Judea incredula,
Gur manens (51c) adhuc inverecunda ' ?
tnchoant bMMdkamus.
Letabundi jubilemus ;
Accurate , celebremns
Ghristi natalitia
Summa Ictitia, etc.
Il est impossible , ce me semble , de lii'c en entier ce long morceau .
sans être frappé du peu de liaison qu'il offre entre ses parties. Com-
ment admettre, en effet, quun office de Noël (car les benedicamus qui
succèdent aux témoignages rendus au Messie nouveau-né par les pro-
phètes et les gentib, celebremas Christi natalitia, démontrent qu'il s'a-
git de fêter NoèP), comment admettre, dis-je, quun office de la Nati-
* Ce mauvais vers hexamètre est une grâce qu'il importait de conserver. —
■ La sibylle parle en vers hexamètres , comme tout à Theure Virgile. Cette double
intention devait être respectée. ->-* ' On lit dans les premiers vers de la pièce : Deiis
homofit,,. noLiiu kodie.
FÉVRIER 1846. 83
vite commence par un prologue dont la scène se passe au tombeau :
Eamus videre sepulcrum, et que le drame se poursuive en face de la
crèche par une parabole tirée de TÉvangile , à la fin de laquelle Jésus
apparaît, comme au jour du jugement, pour faire la séparation des ré-
prouvés et des élus? Ce sont là des idées absolument incohérentes et
incompatibles. M. Raynouard, après avoir publié en 1817 des extraits
de ces divers morceaux réunis en un seul drame, a essayé en l836^
non sans quelques embarras, de justifier leur réunion, en supposant
entre eux une sorte de lien allégorique et mystique; mais cette expli-
cation, tout ingénieuse qu*ellesoit, tombe devant Fimpossibilité d'ad-
mettre qu une célébration de Noël puisse commencer par la scène du
sépulcre. Cela répugne à toute la liturgie chrétienne. Je pense donc,
comme je lai dit, quil faut, malgré l'autorité si grave de M. Ray-
nouard, reconnaître ici non pas un seul mystère, celui des vierges sages
et des vierges folles f mais bien trois petits drames ou mystères distincts,
savoir: 1* un court fragment de l'office du sépulcre (ce qu'on a appelé
un peu après le mystère de la Résurrection) , dans lequel figuraient les
Saintes Femmes; a*" le mystère de V arrivée de V époux ou des vierges sages et
des vierges folles , dans lequel , à cause de la vulgarité de certains acteurs, la
langue romane est introduite ; 3° enfin, un office ou mystère de la Nativité.
La première de ces pièces dans l'ordre du manuscrit est annoncée
par la rubrique : Hoc est de mulieribus, que M. Michel a traduite par :
Ceci est des femmes. Il semble que le mot matières (c'est-à-dire matières
Mariœ), devait à lui seul éloigner l'idée de rattacher ce premier fragment
à la parabole des vierges. Il fallait traduire, suivant moi, cette rubrique
par: Ceci est [l'office] des [Saintes] Femmes^ et publier ce premier fragment
comme il suit :
HOC EST DE MULIERIBUS.
[ GANTENT TRES MARI£ *. ]
Lbi est Christas, meus dominus et filius excelsus? Eamus videre sepulcrum.
[ Appareat Angélus sepulcri custos et dicat.l
Quem quamtîs' in sepidcro, o christicolse , non est hic; surrexit sicut prsdixerat. fte,
nuntiate discipulis ejus quia prscedet vos in Galilseam.
[gantent TRES VARLE.]
Vere surreiit Dominus de sepuicro cum gloria. Alléluia.
* Journal des Savants, cahier de juin i836. — ' Les mots placés entre crochets
ne sont pas dans le manuscrit. — ^ J*ayertîs, une fois pour toutes , que les œ sont
écrits constamment dans le manuscrit par un e simple.
11.
84 JOURNAL DES SAVANTS.
C'est, comme on le voit, le commencement d'mi office du sépulcre
ou des trois Marie, tel qu'on le célébrait au milieu du chœur, dans les
cathédrales de Rouen, de Soissons, de Sens, dans les monastères de
Saint-Benoît-Fleury-sur-Loire, et probablement dans toutes les grandes
^[lises ou abbayes, du x* auxiii* siècle. Nous possédons intact et com-
plet un de ces offices du sépulcre des plus anciens , accompagné de la
musicpie notée et de toutes les indications de costumes et de mise en
scène, qui manquent ici, dans un vieil ordinaire de la cathédrale de
Rouen. Un chanoine de cette ville, Jean Leprevost, a publié en 1679
cette pièce intéressante dans les notes de son édition de Jean de Bayeux ^
Nous y voyons que trois diacres étaient chargés de représenter les trois
Marie : «Très diaconi de majori sede, induti dalmaticis, et amictus ha-
(cbentes super capita sua, ad sindUtadinem mulieram (notez cette recom-
«mandation) , vascula habentes in manibus, veniant per mediam chori
« (le lieu de la scène est bien établi), et versus sepulcrum properantes
« vultibus submissis cantent pariter hune versum : a Quis revolvet lapi-
((dem ab ostio monumenti?» Hoc finito, quidam puer (le rituel de Sens
unous apprend que c était un enfant de chœur), (juasi angelas, indutus
« alba et amictu, tenens palmam in manu , ante sepulcrum dicat : ^ Quem
«quaeritis in sepidcro, o ChristicolaB?)) Mulieres Mariae respondeant :
(( Jesum Nazarenum, etc. ))Un semblable dialogue, accompagné, comme
celui-ci» d'indications de mise en scène, encore plus détaillées parce
que la rédaction en est plus récente, se trouve dans l'office du sépulcre
de Saint-Benoît-Fleury-sur-Loire , qu'a publié M. Monmerqué , dans
le volume de i838 de la Société des Bibliophiles, sous le titre de Mys-
terivm Resurrectionis D. JV. Jhcsu CTiristi ^.
Vieixt ensuite, dans le manuscrit de Saint-Martial, le second mys-
tère, qui porte poiu: titre en rubrique Sponsas, Tépoux, ou : la venue de
Vépoux. Ce drame est heureusement complet. Il a pour sujet la parabole
des vierges sages et des vierges folles '. Non-seulement ces dernières
parient presque toujours en langue provençale; mais M. Famiel pensait
' Jean de Bayeux, évèque d'Évreux en 1 06 1 , mort archevêque de Rouen en 1 07g,
parle de Toffice du sépulcre dans son traité De ojjiciis ecclesiasticis , ainsi qu un peu
plus tard Jean Beleth et Guillaume Duranti. Voy. Johannis Ahrincensis episcopi liber
ieofficiis ecclesiasticis, cam notisJoh, Prevotii; Rotomagi, 1679, in-S'. — * M. Mon-
merqué a donné en appendice, d* après le père Martène, l'indication de plusieurs
autres offices du sépulcre , en usage à Soissons , à Tours , à Vienne en Dauphiné et
à Strasbourg. Mais aucun ne me parait d^une date aussi reculée que ceux de la
cathédrale de Rouen et de Tabbaye de Saint-Martial. — ' Voy. cette parabole dans
saint Matthieu , ehap. 25.
FÉVRIER 1846.
85
que les mercatores, en leur qualité d'étrangers, étaient censés parler
français et tâchaient de parler quelque chose d'approchant ^ Je donne
ici îa extenso le texte et la traduction de ce petit drame. L'un et Tauti-e
dififérent, en plusieurs points, des leçons adoptées par M. Raynouard
et que M. Francisque Michel a reproduites :
[les vierges sages et les vierges folles.]
spoNsns.
[Dicat SACERDOS':]
Adest Sponsus qpi est Christus : vigilate,vir-
[gines,
Pro adventu ejus gaudent et gaudebuDt ho-
[miaes,
Venit enim liberare gentiam origines,
Qoas per primam sibi matrem sobjugarunt
[dsinones.
Hic est Adam qui secundus per propbetam
dicitur
Per quem scelus primi Âdie a nobis diluitur.
Hic Dépendit, nt cœlesti patriae nos redderet,
Ac de parte inimici liberos nos traberet.
Venit Sponsus, qui nostronun scelerum pia-
[cula
Morte iavit, atque crucis sostulit patibola.
[Accédant] prudentes [et dicat Gabriel' : ]
Oiet, virgines, aiso qae vos dimm;
Aiseet^presen que vos comandarom.
Atendet un espos, Jhesu salvaire a nom.
Gaire no i dormet * !
Aisel espos que vos bor * atendet,
Venit en terra per los vostres pecbet;
De ia Virgine en Betleem fo net,
£ flum Jorda lavet et luteet
Gaire no i dormet !
Aisel espos que vos bor' atendet.
LA VENUE DE L EPOUX.
LE CÉLiBRART dira :
L'époux qui est le Cbrist est près d'arriver,
veillez , vierges ! les bommes se réjouissent et
se réjouiront de sa venue, car il vient délivrer
du pécbé originel le genre bumain que les
démons se sont asservi en séduisant notre pre-
mière mère.
Cest lui qui est appelé le second Adam par
le prophète, lui qui efface en nous la tache
Sie la faute du premier Adam y avait mise,
a été suspendu à la croix pour nous ren-
dre à la patrie céleste , et nous arracher à
l'ennemi des bommes. Il vient Tépoux qui
a lavé et expié nos crimes par sa mort et
souffert le supplice de ia croix.
LES TIERCES SAGES [s'avanceroutct Gabriel
oira :]
Écoutez y vierges , ce que nous vous dirons ;
ayez présent ce que nous vous recommande-
rons. Attendez un époux qui s'appele Jésus
sauveur. Guère ne dormez !
Cet époux que vous attendez aujourd'hui ,
n est venu sur la terre à cause de vos péchés ;
il est né de la Vierge à Bethléem ; il a été
lavé et baptisé dans le fleuve du Jourdain.
Guère ne dormez !
Cet époux que vous attendez aujourd'hui.
■ * Peut-être M. Fauriel a-t-il fini par rejeter cette conjeclm-e, car je ne la refrouve
point dans son cours sur la poésie provençale. — ' Les dix vers suivants sont une
espèce de prologue prononcé, je crois, par le célébrant. — * Je fais ici au ms. une
addition très-grave, qui me paraît justifiée par le dernier quatrain où Gabriel se
nomme lui-même: tC*est moi, Gabriel, etc.i — » * Sic Codex; M. Raynouard lit :
aisex. — * Je ponctue ce refrain autrement que M. Ravnouard, ce qui change le
«eus. — 'Sic codex; M. Raynouard : ores.
86
JOURNAL DES SAVANTS.
Eu fo balut, gablet e lai deniet.
Sus e la crot hatut e clau ûget :
Deu monumen deso entrepauset.
Gaire no i dormet !
Aise! espos que vos hor atendet,
E resors es, la Scriptura a dii ^
Gabriels soi , eu trames aici .
Atendet lo, que ja venra praici.
Gairc noi dormet!
[Accédant et dicant] fatua ;
Nos virgines que ad vos venimus
Negligenter oleum fudimus;
Ad vos orare , sorores , cupimus,
Ut et ilias quibus nos credimus.
Dolentas ! chaitivas ! trop i avem dormit.
Nos comités hujus itineris
Et sorores ejusdem generis,
Quamvis maie contigit miseris ,
Potestis nos reddere superis.
Dolentas! chaitivas! trop i avem dormit.
Partimini lumen lampadibus;
Piœ sitis iniipientibus,
Palsœ ne nos simus à foribus
Cnm vos Sponsus vocet * in sedibns '
Dolentas ! chaitivas! trop i avem dormit.
[Dicant] prudentes :
Nos precari, precamur, amplius
Desinitc, sorores, ocius;
Vobis enim nil erit melius
Darc preces pro hoc uiterius.
Dolentas! chaitivas! trop i avetz ^ dormit.
Ac ite nnnc, ite celeriter,
Ac vendentes rogate dulcîter,
Ut oleum vestris lampadibus
Dent equidem vobis incrtibus.
Dolentas! chaitivas ! trop i avctz dormit.
[Dicant FATUiE:]
Miseras nos hic quid faciamus*?
Il a été battu de verges, moqué et reuié ;
il a eu le côté percé sur sa croix et les mains
traversées de clous; il a été déposé sous la
pierre d*un sépulcre. Guère ne dormei !
Cet époux que vous attendez aujourd'hui ,
Il est sorti du tombeau, l'Ecriture la dit.
Je suis Gabriel , moi que vous voyez à cette
place. Attendez-le, car il viendra bientôt
ici. Guère ne dormez !
LES VIERGES FOLLES s'avauccront et diront :
Nous vierges qui venons vers vous , nous
avons usé négligemment notre huile; nous
voulons vous prier, ô sœurs, comme celles
eu qui nous avons confiance. Malheureuses !
chétives! nous avons trop dormi.
Nous, vos compagnes dans ce pèlerinage
terrestre et vos sœurs nées d'une même race,
quoique nous ayons mal réussi , infortunées !
vous pouvez nous rendre au ciel. Malheu-
reuses! chétives! nous avons trop dormi.
Partagez avec nous la lumière de vos
lampes; soyez compatissantes pour de pauvres
insensées, afin que nous ne soyons pas chas-
sées dehors, iprsque Tépoux vous appellera
dans sa demeure. Malheureuses! chétives!
nous avons trop dormi.
LES VIERGES SAGES diront:
Cessez , de grâce , de nous prier plus long-
temps, ô nos sœurs; car il ne vous servirait
de rien de nous adresser à ce sujet de plus
longues prières. Mdheureuses! chétives ! vous
avez trop dormi.
Allez maintenant, allez vite, et priez hum-
blement les marchands de vous donner de
rhuile pour vos lampes , puisque vous avez
été négligentes. Malheureuses ! chétives !
vous avez trop dormi.
LES VIERGES FOLLES diront :
Ah! malheureuses! qu'allons-nous faire ici?
^ Gabriel fait Thistoire de Jésus, depuis sa naissance jusqu'à sa résurrecl
n est donc pas ici un office de Noël. — * Le subjonctif pour le futur. On
résurrection. Ce
trouve,
au X* siècle, beaucoup d'exemples de cette substitution. Voyez notamment le
Théâtre de Hrotsvitha. — 'On peut lire également dans le ms. : leclibus, —
* Ce changement, que le sens exige, nest pas dans le manuscrit, où le refrain est
en abrégé; nous rempruntons à M. Raynouard. Peut-être faudrait-ii seulement av&/.
— * Codex ; facimus.
FÉVRIER 1846.
87
Vigiiare nuinquid polnimus?
HuDc laborem, qaem nunc perferimiis,
Nobis nosmct [stults] contulimus.
Dolentas! chaitivas! trop i avem dormit.
Et det Dobis mercator ocius
Quas habêatmerces, quas socius.
Oieuro nanc qusrere veniimis,
Negligenter quod nosmet fudimus.
Doientas! cbaitivas! trop i avem dormit.
[Dicant prudentes' :]
De nostr oH qaeret nos a doner
No D auret pont; alet en achapter
DeoB marchaaos que lai veet ester.
Doieotas! cbaitivas! trop i avetz dormit.
[Dicant] mebgatoiubs:
Domnas gentils, no vos coovent ester
Nk lojamen aici ademorer.
Gosel qucret , no'n vos poem doner ;
Queret lo deu cbi vos pot coseler.
Dolentas! cbaititas! trop i aveti dormit.
Alet areir a vostras saje sores^,
E prciat las per Deu lo glorios ,
De oleo fasen socors a vos ;
Faites o test, que ja venra lespos.
[Dicant] fatd£ :
IAh ! ] miserse nos ad quid venimus ^ 7
\\\ est enim illuc qnod quanrimus.
Fatatum est, et nos Yidebimos :
Ad nuptias numquam intrabimus.
Dolentas! cbaitivas! tropi avem dormit.
Audi, Sponse, vocea plangentium;
Apcrirc fac nobis ostium
Cum sociis; praebe remedium.
Uodo veniat Sponsus.
Amen dico,
Vos ignosco,
Nam caretis lumine;
Quod qui pergunt,
Procul pergunt
HuJQs anlac limine ^,
.\e pouvions-nous veiller? Ce malbeur que
nous souffrons , nous nous le sommes nous-
mêmes attiré. Malheureuses! cbétives! nous
avons trop dormi.
Que ce marchand , que son associé , nous
donnent promptement la marchandise qu'ils
ont; il nous faut à présent chercher de
rhuiie, parce que nous avons négligemment
perdu la nôtre. Malheureuses! cbétives inou»
avons trop dormi.
LES TIERGBS SAGES diront :
Vous nous demandez de vous donner de
notre huile : vous n'en aurez point. Allez en
demander aux marchands que vous voyez là.
Malheureuses l cbétives ! vous avez trop dormi.
LES MARCHANDS diront:
Gentilles dames, il n*est pas convenable
que vous demeuriez ici longtemps. Ce que
vous cherchez, nous ne pouvons vous le
donner. Cherchez qui vous puisse assister.
Malheureuses ! cbétives! vous avez trop dormi.
Allez trouver vos sages soeurs et priez-les,
au nom du Dieu plein de gloire , de vous
faire Vaumône d'un peu d*huile. Faites vite,
car répoux viendra bientôt.
LES VIERGES FOLLES diront :
Ah ! malheureuses ! pourquoi sommes-nous
venues? Il u*y a rien ici de ce que nous
cherchons. C'était un arrêt du destin, et nous
Talions voir s'accomplir. Jamais nous n'en-
trerons aux noces. Malheureuses! cbétives!
nous avons trop dormi.
Entendez, époux, nos voix gémissantes.
Faites-nous ouvrir la porte en même temps
qu*à nos compagnes; prêtez-nous votre se-
cours.
Alors l'Epoaz viendra.
LE CHRIST:
En vérité, je vous le dis, je ne vous con-
nais pas; car vous manquez de lumière. Que
ceux qui viennent ainsi s'en aillent loin du
seuil de cette cour.
* Ce couplet des vierges sages brise le sens et répète ce qu'elles viennent de dire
en latin. Peut-être est-ce une variante et une traduction des vers latins précédents.
— * Le ms. et M. Kaynouard : seros. — ' Sic codex; M. Raynouard lit : misère nos
ud quis venitamuê. —-* Codex: lumine.
88 JOURNAL DES SAVANTS.
Alet, chailivas! alet, malaureas! Allez, chëiives! allez, maliiearetises! dé-
A tôt jors mais vos so penas iivreas; sormaîs les tourments vous sont infligés pour
En efern ora seret meneias. toujours. Vous serez sur-le-champ conduites
en enfer.
Bfodo aecipiânt cas dmnoMfl et praeîpiUatvr Alors l« d^mona 1m MÛiroal «1 l«t prfci-
in infurnniii '. pileront dâss l'eaffr.
Cette recommandation finale annonce bien clairement le dénoue-
ment et la conclusion du drame.
Le troisième mystère qui va nous occuper, tout en latin et sans aucun
mélange d'idiome vulgaire , n a qu un simple rapport de juxta-position
avec les deux précédents. Il ne porte pas de titre, ce qui n*est pas rare
dans les manuscrits de ces âges, où les pièces et firagments de pièces se
succèdent souvent dans la même page sans intervalle, sans division,
sans rien, la plupart du temps, qui annonce un commencement ou une
fin. Cette troisième pièce est , suivant Texpression déjà citée de Tabbé
Lebeuf, une tragédie en rimes latines, sur le Messie nouveau-né. Au-
cune indication ne nous informe des détails de mise en scène ; mais jdu-
sieurs autres anciens offices de Noël , où les indications de ce genre sont
marquées, nous permettent de nous former une idée du spectacle.
D'abord, les trois premières strophes, qui sont conune le prologue
ou l'exposition du mystère, devaient être dites ou chantées par un ecclé-
siastique élevé en dignité. Ensuite ce personnage appelait à haute voix
chacun des acteurs du drame, lesquels s'avançaient et prenaient succes-
sivement la parole. Ce principal interlocifteur était, comme nous dirions
pour un spectacle profane, le meneur ou le directeur du jeu. Il se tenait
probablement debout sur les degrés de l'ambon ou au milieu du jubé,
entouré des musiciens. Les autres personnages, prêtres ou moines,
vêtus du costume de leurs rôles, étaient assis dans les stalles, attendant
le moment de se lever et de venir au milieu du chœur psalmodier ou
chanter leur verset^.
MYSTÂRE DE LÀ NÂTIVrré.
[Dicat SACERDOS.] LE céLÉBRANT dira :
Omnes génies Que toutes les nations se réjouissent et
Congaudentes fassent entendre un chant d'allégresse ! Dieu
* Les aulcurâ de YHistoire littéraire de France, en signalant ce mystère (t. Vl[,
p. 127), ajoutent • qu ils ne trouvent pas de vestiges qu*on fît représenter ces tra-
gédies avec appareil et décoration avant les exercices de Dunestaple (Dunstable). »
fis veulent parler du mystère de sainte Catherine, pour lequel, en 1 1 lo, Técolâtre
Geoffirey emprunta des chappes au sacristain de Tabbaye de Saint- Alban. Mais il
nous semble que la rubrique qui dot le mystère des vierges sages et des vierges
folles atteste bien une sorte d appareil scénique et de représentation. — • * Versus,
comme on sait, signifie une stropne^ dans la langue de celte ^>oque.
FÉVRIER 1846.
89
Dent càutum brtitic.
Deus bomo fit
De domo David '
Natus hodie
OJudsi!
Verbum Dei
Qui negatis, homiDem
Vestrae legis,
Testem régis,
Audite per ordinem ;
Et vos gantes,
Non credentes
Peperisse virginero,
VestF» gentis
Documentis
Peilite caliginem.
[Accédât] isbael [et dicat sacbrdos:]
Israël , vir lenis, inque
De Christo que nosti firme.
Responsum.
Dux de Juda non tollitur,
Donec adsit qui vocetur *
Salutare Dei Yerbam.
Expectabunt gentes mecum'.
[Accédât] motses [et dicat sacebdos : ]
Legislator, hue propinqua
Et de Christo prome digna.
Respontum,
Dabit Deus Yobis vatem :
Huic et mihi aurem date.
Qui non audit hune dicentem^
Expellitur sua gente.
[Accédât] uaias [et dicat sacerdos:]
fsaias, verum qui sois,
Veritatem cur non dicis?
Responsnm.
Est necesse
Virga Jessae
De raoice provehi;
Flos deinde
Surget inde ,
Qui est spiritus Dei *.
s est fait homme : il est sorti de la maison
de David et fl est né aujourd'hui.
0 Juifs, qui niez le Verbe de Dieu, écou-
tez successivement et par ordre les hommes
de votre loi qui vont rendre témoignage au
rot céleste;
Et vous, gentils, qui ne croyez pas qu'une
vierge ait enfanté, sortez de votre aveugle-
ment, en présence des enseignements que
votre nation voua donne.
Ici paraîtra Isbael et le ciLiBRAiiT dira:
Israël, homme de bien, dis ce que tu sais de
certain sur le Christ?
Réponse.
La souveraineté ne sera poîH enlevée à
Juda jusqu'à la venue de celui qui sera ap-
pelé le sauveur. Verbe de Dieu. Les nations
l'attendront avec moi.
Ici paraîtra moïse et le ciLiBRAHT dira :
Législateur, approche , et dis-nous sur le
Christ des choses dignes de lui.
Réponse.
Dieu vous donnera un prophète; prêtez-
lui l'oreille ainsi qu'à moi. Celui qui ne
l'écoutera point quand il sera venu sera
chassé de son peuple.
Ici paraîtra isaîe et le célébrant dira :
Isaîe , toi qui sais ce qui est vrai , pourquoi
ne dis-tu pas la vérité?
Réponse.
Il faut que la tige de Jessé pousse par la
racine. De là s'élèvera ensuite une fleur qui
est l'esprit de Dieu.
' CodeK : Davit -^ * Toujours le subjonctif pour le futiu*. On peut 1
is. : notetur. —- ' Gènes, cap. xliz, v. lo. -— * Ce mot est à demi effi
; lire dans le
ras. : notetur. —- ' Gènes, cap. xliz, v. lo. -— * (Je mot est à demi effacé dans le
manuscrit. — ' Isaias, cap. ii, v. lo, et S. Paul, Epist. ai Romanùs, cap. zv,
Y. 12.
13
90
[Aeeedil] nREioAs [et dicat sâCEEDOs:]
Hdc accède, Jeremias,
Die de Ghristo prophéties.
Responsom,
Sic est.
Hic est
Dens noster,
Sine quo non erit alter.
[Aocedat] nàRiBL [et dicat aàcnM>s:]
Daniel, indica
Voce prophetica
Facta Dominica.
Responsum,
Sanctns sanctorum veniet
Etunctiodeficiet^
[ Accédât abacuc , et dicat sacebdos : ]
Abacac , Régis eodestis
Na^.Qstende quid sis testis.
Btsponsttm.
Et expectati
Mox ezpavi
Meta mirabiiinm ,
Opus tuum
Inter duum
Corpus animalium *.
[Accédât] oavid [et dicat sacebdos :]
Die, lu David, de nepote
Causas qui snnt tibi notap.
i{e5/>0R«IIJII.
Universus
Grex conversus
Adorabat Dominum ,
Cui futurum
Servitunim
Omne genus hominum.
Dixit Dominus Domino meo : sede a dex-
tris meis *.
JOURNAL DES SAVANTS.
Ici paraîtra jêrémib et le GiL^BRAKT dira :
Approchez ici, Jérémie, et prophétisez
sur le Christ.
Réponse,
Oui, certes; celui-ci est notre Dieu, saiu
lequel il n*y aura point d autre dieu.
Ici paraîtra Daniel et le ciLiBRAMT dira :
Daniel, annonce, de ta voix de prophète «
les actions du Seigneur.
Réponse.
Le Saint des saints viendra, et Tonction
des rois cessera.
Ici paraîtra abacuc et le câlébeant dira :
Abacuc , montre-nous k présent quel té-
moin tu es du Roi céleste.
Réponse.
Après avoir attendu, je fas frappé de Tef-
froi des merveilles, en voyant ton ouvrage
de deux jours, le corps des animaux.
Ici paraîtra datid et le ciLÉBEAiiT dira :
Dis-moi, David, sur ton descendant, ies
choses qui te sont connues.
Réponse.
La troupe entière tournée du mémo côté
adorait le Seigneur, que bientôt tout le genre
humain devait servir.
Le Seigneur dit à mon Seigneur : asseyez-
vous à ma droite.
^ Hilaire, dans un drame latin du xiii' siècle, intitulé Historia de Daniel reprœsen-
fanin, a employé ces mêmes paroles du prophète : tCessabît regimen et regum
«unctio.» Voy. Hilarii versus et îadi, Lutet. Parisiorum, Techener, i838, in* 18.
edente Champollion-Figeac. — ' La création des animaux s'est faite dans le cin-
quième et le sixième jour. — ' Psal. log, v. 1.
FÉVRIER 1846.
91
[Accédai] simbom [et dicat saceroos:}
NuDC Simeon adveniat
Qui responaam acceperat
Qaod ^ non baberet terminam
Donec videret Dominum.
Responsam,
Nunc me dimittas, Doimne,
Fiairc vitam in pace ,
Quia mei modo cemunt oculi
Quem misisti
Hune mundum pro salute populi ^.
[Accédât] Elisabeth' [et dicat sacsBDOt:]
Illuc S Elisabeth , in médium
De Domioo profer* eloquion.
Besponsam,
Quid est rei
Qaod me mei
Mater heri visitât?
Nam ex eo
Ventre meo
Lstus infans palpitai*.
[ Accédât johaniies baptista et dicat sacer-
DOS:]
Die, Baptista,
Vcntris cista clausus,
Qua^ dedlsti causa
Christoplausus?
Cui dedisti gaudium
Profer* et testimonimn.
RespoHStun,
Venit talis
Solea nobis *,
Cuius non sum etiam
Tam benignus,
Ut sim ansui
Solvere corripam.
[Accédât] TimoiLit»[etdieatAACEiiDOS:]
VaCea, Maro, gentilium,
Da Cbristo testimonium.
n^pûnititi.
Yjccb polo demissa solo nova progenies est.
Ici paraîtra sméoR et le càLàBEAirr dira :
Que maintenant vienne Sîméon, qui avait
reçu la promesse de ne pas atteindre le terme
de sa vie avant d^avoir vu le Seigneur.
Réponse,
Maintenant, permeitei-moi, Seigneur, de .
finir ma vie en paii, puisque mes yeui
voient celui que vous avez envoyé dans ce
monde pour le sahit du peuple.
Ici paraîtra àusABETB et le ciLiBRiHT dira
Ici, Elisabeth, au milieu de tous, parlez-
nous, à haute voix, du Seigneur.
Réponse,
Comment ai -je mërité que la mère de mon
Seigneur me visite? Car, je le sens» mon
enfant joyeux palpite dans mon sein.
Ici paraîtra jean-baptistb et le ciLiBRAiiT
dira:
Baptiste, dis-nous pourquoi, renfermé
dans le sein de ta mère* tu as applaudi an
Christ? Rends témoignage à cdui auquel tu
as montré de la joie.
Réponse.
Il nous est venu un tel soidier, que je ne
suis pas digne d oser en délier le cordon.
Id paraîtra timile et ïm ckLkBUknr dira :
Virgile, poète des gentils, rends témoi-
gnage an Christ
Réponse.
Envoyée du ciel , une nouvelle race parait
sur la terre.
^ Coda : qui. — * Lac. cap. ii, v. ag. — - 'Codex : EUsiéet et HêUsabet. — ^ Co-
dex: iffad. — * Codex : pn>^.-*- •Luc. cap. i,y. 4i.-^ ' Codex : çiioA— • Codex :
proferi, — * Codex : 50talarû; Vid. Marc. cap. i, r. 7.
ta.
92
JOURNAL DES SAVANTS.
[ÀGcedai] NABUGODOifOsoR [et dicftt sacer-
4)0S:]
Age, fare, os lagenas^
QiuB de Christo nosti vere.
[alias*.]
Nabucodonosor, prophetia
Anctorem onioium auctorita.
Responsam,
Cam revisi
Très quos ' misi
Viros in incendium ,
Vidi justis
Incombustis
Miitum Dei filium.
Viros très in ignem misi ,
Quartum cemo prolem Dei ^.
[Accédât] sibtlla [et dicat sacsrdos: ]
Vere pande jam, Sibylla,
Que de Christo pnescis signa.
Besponsttm.
Judicii signum , telius sudore madescet *.
Ex cœlo rex adveniet per saecla futnrus,
Sciiicet in carne pnesens ut judîcet orbem.
Judaea incredula, cor mânes* adhuc inverecunda.
Inohoant Bciucltcamii.
Lxtabandi jubilemus ;
Accurate' celebremas
Christi nataiitia, etc...
Ici paraîtra nabdchodoikmor et le célébrant
dira:
Allons, dis-nous» bouche adonnée à la
bouteille, ce que tu sais vraiment du Christ.
VARIANTE.
Nabuchodonosor, viens donner, par ta
prophétie, de Tautorité à Fauteur de toutes
choses.
Réponse.
Lorsque je revis les trois jeunes hommes
que j'avais fait jeter dans la fournaise , je vis
le fils de Dieu au milieu de ces justes que
n'avaient pas touchés les flammes. J'avais
jeté dans le feu trois hommes; le quatrième,
je le vois, est le fils de Dieu.
Ici -paraîtra LA SIBYLLE et le célébrant dira :
Expose-nous aajourdliui clairement, ô Si-
bylle , les signes que tu as lus dans l'avenir
touchant le Christ.
Réponse.
Signe du jugement, la terre se mouillera
de sueur. Du ciel viendra le roi des siècles
futurs. Il se fera chair, pour juger le monde.
O Judée! pourquoi persistes-tu sans honte
dans ton incrédulité?
là cownBCiit l«t B§»«iie€mu§.
Pleins d'allégresse, réjouissons-nous! Cé-
lébrons avec zèle la naissance du Christ , etc.
Il ne me reste qu*un mot à dire du quatrième mystère, ou fragment
de mystère, qui se trouve dans ce même manuscrit iiSg. C'est un
débris d*un petit drame ou office dialogué des Innocents. Ce morceau
commence tout au bas du feuillet 3 a verso. C'est probablement cette
disposition qui a empêché qu'on ne le remarquât plus tôt. Le voici :
' Codex : lagaene. — ' Codex : responsam. C'est une erreur du copiste. Ces deux
vers ne peuvent être qu*une variante du dbtique précédent qui aura paru trop gros-
sier. — ' Codex: quo. — * Vid, Daniel, cap. m. — * N'est-ce pas une allusion au
rorate cœli desaper et nubes plaant jusiam, qu'on chante pendant TAvent? —
* Codex: manens. ^-^ ' M. Francisque Michel traduit : accourez, comme si le texte
portait : accarrite. La latinité de ce morceau est tdlemeat corrompue , que cette
version pourrait bien être la bonne.
FÉVRIER 1846. 93
Sob altare Dei audivi toces ocdsorum dicentium : Verscs. «Quare non défendis sangui-
oem nostrum?» — Et acceperant divin um responsum : « Adbuc sustinete modîcum tempus,
donec impleatur numerns (ratrnm vestrornni. »
Puis on lit en rubrique [foi. 3a verso] :
ANGELUS.
Noii, Racbel, deflere pignora;
Contristaris et tandis pectora :
Noii flere ; sed gaude potius,
Cui nati vivunt felicius :
Ergo gaude.
Summi Patrii «terni Filius,
Hic est ille quem (pierit perdere
Qui vos facit sterne vivere.
Ergo gaude.
LAIIBMTATIO RAGUEL.
Dulces filii , quos nunc progenui,
[M. 33 recto.]
Oiim dicta mater, qnod nomen tenui
(Mim per pignora vocor puer^era,
Modo sum misera natorum vidua.
Heu mihi miser»! cum possim vivere
Gam natos coram me video perdere,
Atqoc lacerare parum detruncare.
Heînodes ^gyptus furore repletus,
Nimium superbus perdit meos partus.
Les vers de ce fragment dramatique sont, comme ceux des morceaux
qui précèdent, d*une facture et dune latinité tellement barbares , qu'in-
dépendamment de toutes preuves paléographiques , le mètre et la langue
attesteraient à eux seuîs le x* ou le xi* siècle. On lit des plaintes de Rachel
à peu près semblables dans un autre mystère des Innocents , composé
un siècle et demi plus tard pour Tabbaye de Saint-Benoît-Fleury-sur-
Loire ^ Celte œuvre, d'une meilleure époque, présente des développements
assez dramatiques , dans un latin beaucoup moins corrompu ; mais la
barbarie même des débris de ce genre leur assure , à défaut d*un bien
vif intérêt littéraire , une incontestable valeur historique.
Dans un prochain article, j'examinerai les textes finançais des xii* et
xin' siècles recueillis par MM. Monmerqué et Francisque Michel.
MAGNIN.
Sur les modifications qui s'opèrent dans le sens de la polarisation
des rayons laminenx, lorsqu'ils sont transmis à travers des milieux
solides ou liquides, soumis à des influences magnétiques trés-puis-
santés.
PREMIER ARTICLE.
Le a 7 novembre de l'année dernière, M. Faraday, l'un des expéri-
mentateurs les plus inventifs de notre époque, communiqua à la Société
* Voy. leTolume de i838 de la ColUcticn des Bibliopkihf.
94 JOURNAL DES SAVANTS.
royale de Londres une série de recherches physiques, tendantes, selon lui,
à prouver Tinfluence immédiate des forces magnétiques sur la lumière
polarisée. L'annonce de cette découverte, rapidement répandue dans
toute TEurope , excita au plus haut degré Tattention des savants. Mais les
expériences sur lesquelles l'auteur l'avait fondée nécessitent l'emploi d'ap-
pareils magnétiques très-puissants,que très-peu de physiciens possèdent,
et qui même sont malheureusement fort rares dans nos grands établisse^
menls publics. En outre, son travail n'étant pas encore imprimé, nous le
connaissions seulement par des articles de journaux qui se ressentaient
de ce manque de pratique; en sorte qu'ils reproduisaient les énoncés de
l'inventeur plutôt que ses résultats positifs, et ses vues plutôt que ses
procédés d'expérimentation. D après des données si incomplètes, nous
n'avions pas cru, jusqu'à présent, possible d'entretenir avec finit, de ce
sujet, les lecteurs du Journal de$ Savants. Enfm, quelques passages
d'une lettre écrite par M. Faraday à M. Dumas, et communiqués par
ce dernier à l'Académie des sciences, nous ayant fourni des notions
plus précises, un de nos physiciens, habile et zélé , M. Pouillct, s'est mis
en mesure de répéter ces nouvelles expériences, avec les appareils que
possède le cabinet de physique du conservatoire des arts et métiers ,
placé sous sa direction. Il a réussi à reproduire les elTets annoncés,
dans des proportions à la vérité très-faibles, mais pourtant décisives;
et, non-seulement il les a décrits devant l'Académie des sciences, mais
il a encore eu la complaisance de nous en rendre personnellement
témoin. Nous avons ainsi l'espoir de pouvoir en transmettre maintenant
à nos lecteurs une idée fidèle , que je tâcherai de rendre aussi simple
que possible, en débarrassant les résultats observés de tout énoncé
hypothétique, pour les réduire à leur pure condition de faits. Toute-
fois, par esprit de prudence autant que de justice, je m'attacherai à les
présenter tels que Tinventeur les» a réatisés et annoncés lui-même; me
servant seulement de ceux que j'ai eu l'occasion de voir, pour donner à
ses expressions le sens exaot que l'on doit y attacher.
Ou ne, saurait comprendre ces nouveaux phénomènes et en sentir
la portée , si l'on n'avait pas présentes à l'esprit les généralités physiques
auxquelles ds se rattachent. Je vais donc les rappeler autant que cela
est indispensable pour ce but.
Une multitude de phénomènes, on pourrait dire le plus grand
nombre de ceux qui s'opèrent daqs la nature, sont produits par des
agents physiques, dont les qualités matérielles ne nous sont connues
que par induction. Ils échappent à la finesse de notre tact et à la déli-
catesse de nos balances. Aussi les a-t^on noinniét prineipef impondé-
FÉVRIER 1846. 95
rahlês; non pas, sans doute, que nous devions les croire absolument
insensibles à Taction de la pesanteur, ce qui serait peu vraisemblable;
mais parce que , s*ils ont un poids spécifique propre, il ne nous est jamais
perceptible dans leurs effets. C'est à de tels principes, se manifestant
par des phénomènes spéciaux, que nous attribuons Télectricité, le ma-
gnétisme, la cbaleur, la lumière, et les radiations invisibles, mais chimi-
quement actives, dont cette dernière est toujours accompagnée. L'analo-
gie doit nous faire soupçonner que beaucoup d'autres principes intangi-
bles peuvent exister conjointement avec ceux-là dans la nature, et y exer-
cer des actions très>puissantes; mais on ne les y a pas encore discernés.
Nous ignorons la constitution réelle de ces agents. Nous ne savons
pas s'ils sont essentiellement distincts, ou s'ils sont les formes diverses
d'un principe unique, se produisant, avec des accidents dissemblables,
dans la variété de son action. Nous sommes donc jusqu'à présent obligés
de les considérer comme ayant des existences individuelles, dont nous
tâchons de spécifier les qualités propres par des conceptions idéales
qui représentent mécaniquement leurs opérations sensibles. Mais il faut
toujours nous rappeler que ce sont là de pures abstractions de notre
esprit, que les indications ultérieures de l'expérience pourront nous
faire modifier, étendre, réunir, ou disjoindre.
La nouvelle découverte que je vais essayer de faire connaître à nos lec-
teurs est relative à un de ces principes mystérieux; plus mystérieux même
pour nous que tous les autres. En effet, lorsque nous voulons étudier
ceux-ci, nous trouvons moyen de les faire agir sur des corps tangibles,
auxquels ils impriment des mouvements mesurables , ou des change-
ments de volume, ou des modifications chimiques, que nous pouvons
constater indubitablement, sans avoir à craindre aucune illusion de nos
sens. Au lieu que celui dont nous allons nous occuper n'est sensible pour
nous que par les impressions qu'il produit sur un seul de nos organes.
En sorte que nous sommes continuellement exposés à lui attribuer,
comme qualités propres, des accidents qui n'appartiennent qu'à notre
sensation. C'est pourquoi , avant d*aller plus loin , je suis obligé de spé-
cifier les phénomènes principaux qui nous manifestent son existence,
ainsi que ses propriétés réelles; car je ne saurais, sans cela, faire com-
prendre en quoi consiste celle qu'on appelle la polarisation, qui fait pré-
cisément le sujet des nouvelles expériences dont je dois rendre compte ,
et qui est aussi l'une des plus singulières, des plus délicates, qu'on soit
parvenu à y découvrir.
Lorsque le soleil, s'élevant le matin au-dessus de l'horizon oriental,
se montre tout à coup à nos yeux, il faut nécessairement qu'il s'éta-
96 JOURNAL DES SAVANTS.
blisse alors, entre cet astre et nous, une relation sensible, par laquelle
nous sommes avertis de son existence, sans avoir besoin de le -toucher.
Le mode physique au moyen duquel une telle communication s opère,
et se transmet par les yeux à notre entendement, constitue ce qu*on
appelle la lamière. Les corps qui peuvent exciter cette perception par
une qualité propre , et nous manifester ainsi leur existence à distance ,
se nomment des corps lumineux par eux-mêmes. Tels sont le soleil, les
étoiles, la flamme dune bougie. Généralement toutes les substances
matérielles deviennent lumineuses par elles-mêmes, lorsque leur tem-
pérature est suffisamment élevée ; et elles perdent cette faculté en se
refiroidissant. Néanmoins , quand elles ont cessé den jouir, si elles sont
éclairées par un corps lumineux , elles la reprennent partiellement de
lui, comme si elle leur était propre; et alors elles deviennent visibles
pour nous, par réflexion. Cest ainsi que la face de la lune qui est tour-
née vers la terre, est vue progressivement avec ses diverses phases,
dans Tobscurité des nuits , quand le soleil Tillumine partiellement ou
en totalité.
Les observations astronomiques prouvent que la cooununication
opérée par la lumière nest pas instantanée. Elle parcourt la distance
de la terre au soleil en 8" i3* 7 de temps moyen. Cest une vitesse de
70000 lieues par seconde. La direction sur laquelle nous voyons, à chaque
instant, le soleil, est la résultante de cette vitesse , combinée avec la vi-
tesse de transport de la terre; et, s il s éteignait soudainement, nous le
verrions encore à cette même place, 8" 1 3*-J-, après qu il aurait cessé de
luire. Lorsque les satellites de Jupiter, qui sont quatre petites lunes éclai-
rées par le soleil, s*éclipsent derrière le corps opaque de leur planète,
et se dégagent ensuite de son ombre, il s'écoule un certain temps, de-
puis Tinstant physique où elles en sortent, jusquà celui où nous com-
mençons à les revoir. Le retard est plus ou moins long, selon que la
terre est plus ou moins loin d'eux, et il est exactement proportionnel
à sa distance. De là on a conclu que la vitesse de la communication de
la lumière est exactement uniforme dans toute retendue de Torbe ter-
restre, et même de lorbe de Jupiter, dont le rayon est environ cinq
fois plus grand.
Il résulte encore de ces phénomènes quà Tinstant physique où les
satellites de Jupiter entrent dans l'ombre de cette planète, nous les
voyons encore au dehors; parce que la sensation que nous en avons
alors est due à leur présence antérieure dans le point de leur orbite où
ils se trouvaient quelques moments auparavant; et, de même, à l'instant
où ils nous semblent disparaître, ils sont, en fait, depuis quelque
FÉVRIER 1846. 97
temps éclipsés. Ainsi la communication résultant de leur présence,
en un point de f espace, continue de se propager, ou de se transmettre,
après qu'ils Font déjà quitté. Il faut donc que cette communication
se fasse, ou par des pulsations imprimées à un fluide élastique intan-
gible qui les transmette depuis les corps lumineux jusqu'au fond de
notre œil, ou par une émanation physique de corpuscules matériels de
dimension inappréciable, lancés par les corps lumineux. Dans tous
les cas, puisque la sensation de la vision s'opère à travers la masse
même des corps matériels que Ton appelle transparents ou diaphanes,
il faudra que les pulsations du fluide élastique continuent de se pro-
pager dans rintérieur de ces substances, ou que les corpuscules lumi-
neux puissent continuer de s y mouvoir et de les traverser.
Ce n'est pas ici le lieu de discuter la probabilité relative de ces deux
conceptions. Pour légitimer leur emploi, comme moyen de recherche,
il suffit qu'elles soient toutes deux mécaniquement possibles. Si Ton veut
appliquer le système des ondulations, il faudra considérer le fluide où
elles se propagent comme un milieu éthéré, sans poids spécifique ap-
préciable, répandu dans tout Funivers. Cet éther devra remplir les espaces
célestes, puisque c'est à travers ces espaces que la lumière des astres par-
vient à nos yeux; et la sensation qu'elle y produit devra être opérée, sur
la membrane nerveuse de notre rétine , par l'arrivée successive des ondes
que les vibrations propres des corps lumineux y auront excitées primi-
tivement; de même que les ondes, successivement excitées dans l'air par
les vibrations perceptibles des corps solides, arrivant à notre oreille, en
ébranlent les membranes sensibles , et nous donnent la perception des
sons. L'élher lumineux sera donc élastique , pour que des ondes pareilles
s'y propagent; et il le sera bien plus que l'air, comparativement à sa
densité, puisque la lumière se transmet, dans le vide des cieux, environ
huit cent mille fois aussi vite que le son dans les couches inférieures
de l'atmosphère. En même temps, il n'aura qu'une densité excessive-
ment faible, car la discussion la plus exacte des observations astrono-
miques anciennes et modernes n'indique aucune trace de résistance
sensible dans les mouvements planétaires; et, ce qu'on a pu en soup-
çonner dans les mouvements des comète^, qui semblent être presque
de simples agglomérations gazeuses , pourrait aussi bien s'attribuer à des
changements d'agrégation ou à des déperditions de leur substance.
Quant aux rapports de cet élher avec les corps terrestres, il devra évi-
demment les pénétrer tous, puisque tous transmettent la lumière quand
ils sont suflisamment amincis; et sa densité, ainsi que son élasticité,
devront y être, soit séparément, soit simultanément, difl(érentes, sui-
i3
98 JOUKNAL DES SAVANTS.
vant la nature de la substance qui les constitue, puisque Tinégalité des
réfractions que ces corps impriment aux mêmes rayons prouvent qu ils
sy propagent avec d'inégales vitesses. Tout étrange que Texistence de cet
éther impalpable puisse paraître aux habitudes de nos sens grossiers, elle
na rien qui ne soit philosophiquement acceptable; et Ton aura encore
une pleine liberté de loi attribuer toutes les autres propriétés physiques
qui seront compatibles avec sa définition , autant que cela sera nécessaire
pour en déduire, par le calcul mécanique, les phénomènes observables
que la lumière nous présente. Tant qu*on se bornera à employer celte
conception pour lier entre eux ces phénomènes par une dépendance
calculable, et pour y découvrir de nouveaux rapports susceptibles d elre
confirmés par lexpérience, on ne pourra qu applaudir aux physiciens
géomètres qui en feront un pareil usage , et il n*y aura rien de plus à
en exiger. Mais, s'ils veulent la faire admettre comme exprimant la
réalité physique des choses existantes, il faudra qu'ils y ajoutent les
diverses qualifications indispensables pour compléter la notion de l'éther
lumineux, comme être physique. Ils devront ainsi spécifier par des dé-
finitions, je ne dis pas démontrées vraies, mais mécaniquement admis-
sibles, comment cet éther est retenu dans chaque corps matériel à un
état particulier de densité ou d'élasticité; s'il est en relation d action mu-
tuelle avec les particules pondérables de ces corps, ou s^û en est indé-
pendant ; si c'est par un pouvoir émané d'elles , ou par un pouvoir propre,
qu'il y est contenu de manière à ne pas se répandre au dehors , selon les
conditions habituelles d'équilibre d'un fluide élastique ayant dans les
divers points de sa masse des densités inégales ou d'inégales élasticités ,
ou ces deux modes de variation réunis ; si ces deux qualités sont imi-
formes dans toute l'étendue sensible de chaque corps distinct, ou si
elles varient dans les couches voisines de sa surface; en outre, comment
cet éther, si peu résistant, si rare, si intangible, est occasionnellement
ébranlé par les agitations des molécules des corps qui nous paraissent
lumineux; si cet ébranlement est opéré par le choc de leurs particules
matérielles mises en mouvement intesthi , ou s'il résulte de changements
soudains et intermittents d'équilibre , déterminés dans l'éther intérieur
par les déplacements relatif que ces particules éprouvent pendant
leurs vibrations. Ce sont là autant de conditions qu'il serait néces-
saire, à ce qu'il me semble, je ne dis pas de bien connaître, mais
seulement de bien définir, en concordance avec les lois de la méca<
nique, pour faire admettre l'éther lumineux, sinon comme un être
réel, du moins conmie une conception philosophique, coordonnée lo-
giquement dans toutes ses parties.
FÉVRIER 1846. 99
Au lieu de constituer ainsi la lumière, veut-on la supposer produite
par une émission matérielle? Alors U faudra concevoir des corpuscules
d une ténuité insaisissable, sans masses perceptibles, lancés dans Tespace
par les corps lumineux, avec la vitesse de transmission observée; s*y
succédant à partir de chaque centre d'émission, par intermittences, à
de^ intervalles suffisants pour entretenir la continuité de la sensation sur
notre rétine, ce qui peut laisser entre eux plusieurs milliers de lieues;
ayant, dans leur petitesse, des configurations propres, comme les plus
grands astres; subissant, comme eux, dans leur transport, des mouve-
ments de rotation autour de leur centre propre de gravité; pouvant
aussi posséder des propriétés polaires , qui rendent leurs diverses par-
ties inégalement impressionnables, à distance, par les corps matériels
près desquels ils passent , ou sur lesquels ils arrivent, de manière à en
recevoir des perturbations dans leur mouvement rotatoire, et dans la
forme de leurs orbites ; en un mot dé véritables astres , susceptibles de
toutes les qualités physiques comportées par les corps matériels, et
capables d'imprimer à la membrane nerveuse de notre rétine des ébran-
lements d'intensités variables, ainsi que de sens concordants ou con-
traires, selon les phases d'accès dans lesquelles ils y arrivent, tout
comme le pourraient faire les vibrations d'un fluide éthéré. L'idée de
l'émission n a pas été jusqu'ici appliquée par les géomètres avec cet
ensemble de données facultatives qu'elle admet, et qu'il serait néces-
saire d'y adjoindre pour la compléter. Le système des ondulations, au
contraire, a été fortifié depuis trente ans par un ensemble d'appli-
cations et de découvertes admirable, dû principalement au génie de
Fresnel. Heureusement, il n'est pas indispensable de se décider entre
ces deux conceptions pour décrire de simples apparences phénomé-
nales , comme j'ai ici k le faire. J'éviterai donc cette difficile alternative,
sur laquelle, d'ailleurs, je n'ai personnellement d'autre opinion qu'un
doute absolu. Seidement, comme l'idée de l'émission est beaucoup plus
commode pou#^les énoncés , par la simplicité des conditions géomé-
triques qu'elle emploie, je m'en servirai occasionnellement, dans cette
exposition, si j'en aiî besoin.
Réservant ainsi ces spéculations sur la nature du principe lumineux
au fond de notre esprit, j'arrive aux expériences qui nous découvrent
les autres propriétés spécifiques que nous pouvons, avec certitude, lui
attribuer. Afin de simplifier cette étude, dans la sphère d'action qui
émane des corps lumineux et qui nous les rend visibles de toutes parts,
isolons idéalement une ligne droite mathématique, menée par im point
quelconque d'un tel corps à un autre point de l'espace. La portion de la
i3.
100 JOURNAL DES SAVANTS.
radiation qui est dirigée suivant cette droite s* appelle, en physique, un
rayon lamineax. ^ensemble de plusieurs rayons pareils, émanés coni-
quement dun même centre, forment ce qu'on appelle un pinceau de
rayons t et un faisceau, si\s sont exactement ou à peu près parallèles.
Pour obtenir la réalisation approchée de cette conception géométrique,
i] faut nous placer dans une chambre profonde, où la lumière du jom*
ne puisse pénétrer que par une ou plusieurs ouvertures de peu d'éten-
due, percées dans le volet opaque d*une fenêtre tournée, par exemple,
vers le midi , et munies elles-mêmes d'obturateurs par lesquels nous
puissions les fermer à volonté. Un lieu d'expériences optiques ainsi pré-
paré s'appelle une chambre obscure. Ayant fermé toutes les ouvertiures,
à l'exception d'une seule, nous y laissons pénétrer un faisceau lumi-
neux unique, venu, par exemple, du soleil; et nous allons nous placer
sur sa direction , le plus loin possible , pour étudier ses propriétés phy-
siques dans sa portion la plus centrale, afin d'éviter les modifications
que ses parties externes auraient pu recevoir, en passant près des bords
de l'ouverture par laquelle nous l'avons introduit.
L'épreuve la plus simple que nous puissions d'abord lui appliquer, c'est
de le faire se réfléchir obliquement sur dessurfaces planes et polies, envi-
rcmnées d'air. Alors plusieurs phénomènes se manifestent. Une portion
rejaillit dans une direction commune, formant, avec la surface réfléchis-
sante, le même angle que le faisceau incident, et comprise dans le même
plan normal à cette surface. Une autre portion rejaillit en tous sens , et
rend le point d'incidence visible dans toutes les directions , comme par
une radiation qui lui serait devenue propre. Elle est d'autant plus abon-
dante, que le poli de la surface est moins parfait; et elle est presque la
seule qui soit sensible sur les corps mats, comme une feuille de papier
blanc. Le reste du faisceau, qui échappe à ces deux phénomènes, subit
idtérieurement deux effets distincts. Si le corps réflecteur est ce qu'on
appelle transparent ou diaphane, ce reste le pénètre et se propage dans
sa substance. Si le corps est opaque, toute la portion ^i n'a pas été
réfléchie à sa siu'face antérieure cesse d'être perceptible à la vision.
L^analogie et l'expérience montrent qu'A se passe toujours quelque
chose de pareil dans les corps qui nous semblent les plus transparents.
Les quantités relatives de lumière qui sont réfléchies, transmises, ou per-
dues, dans ces diverses circonstances, s'évaluent par des comparaisons
où l'oeil est pris pour juge, à défaut d'autre instrument immédiatement
impressionnable par le principe lumineux, sous la forme qui nous en
donne la notion. Mais on les rend certaines en les ramenant à de simples
appréciations d'égalité ou d'inégalité , dans les sensations produites.
FÉVRIER 1846. 101
Le premier mode de réflexion, opéré aux surfaces externes ou internes
des corps, s*appclie la réflexion spéculaire, par analogie avec ce qui s ob-
serve si évidemment sur les miroirs [spécula). Le second s*appelie la ré-
flexion rayonnante. Pour les décrire j'ai employé le mot rejaillir: ce nVst
qu'une image. On prouve, par des épreuves ultérieures, que le premier
mode de réflexion ne s opère pas sur la suiface palpable et toujours
grossièrement rugueuse des corps que nous appelons po{t5, mais qu'elle
a lieu, soit extérieurement, soit intérieurement, à des distances imper-
ceptibles de ces surfaces, par des causes mécaniques dépendantes de
la nature et de la constitution des milieux matériels, que nous mettons
en contact apparent. L'autre portion de lumière qui est renvoyée en
tous sens, sous forme rayonnante, a pénétré les premières couches de
la substance du corps réflectem*. La portion perdue s'éteint dans cette
substance même, par une destruction de mouvement, ou par un chan-
gement detat, ou par combinaison, ce qu'on exprime en dbant qu elle
est absorbée ^
L'égalité des angles d'incidence et de réflexion qui est propre à la
réflexion spéculaire se manifeste dans une infinité de phénomènes
dont nous sommes à tout instant témoins. C'est en vertu de cette loi
que les images réfléchies par les miroirs plans, ou par la surface plane
d'une eau tranquille, reproduisent si fidèlement les contours et les
apparences des corps dont elles émanent. En s'appuyant sur ce fait, on
construit des appareils, dans lesquels un miroir de métal plan et poli ,
lié à un mouvement de d'horlogerie, est conduit, et présenté au soleil
pendant tout un jour, dans des directions telles, que le trait de lumière,
réfléchi spéculairement dans la chambre obscure, y reste physique-
^ Les caraclères que j*attribue ici à la réflexion spéculaire se manifestent lors-
3ue1a lumière incidente, préalablement polarisée, est ainsi réfléchie par des corps
oués de la double réfraction. Car la portion qui a subi ce genre de réflexion pré- .
sente alors des modiflcations dépendantes du sens dans lequel les axes physiques
de ces corps ont été dirigés , relativement au plan de polarisation do la lumière in^
ddente; et la nature des milieux, même non cristallisés, qui recouvrent la surface
palpable du cristal, a aussi une influence considérable sur les résultats. La décou-
verte de ces beaux phénomènes est due à Seebeck , et au docteur Brewster.
Ce que j*ai dit de la réflexion rayonnante se conclut d'une observation de M. Arago,
par laquelle on constate que, lorsqu'elle est opérée sur un fieiisceau incident de lo-
mière naturelle, même par un milieu diaphane non cristallisé, la portion de lu-
mière qui la subit se trouve partiellement polarisée perpendiculairement au plan de
réflexion aotud, comme elle le serait si eue avait traversé un système de couches
planes et transparentes i faces parallèles, ayant d*inégales densités, par exemple
une pile composée de plaques de verre homogènes séparées par des intervaUes
d*air.
102 JOURNAL DES SAVANTS.
inent immobile. Cet instrument s'appelle im héliaslat Rien n est plus
commode pour soumettre un faisceau lumineux à toutes les épreuves
qu'on veut lui faire subir. Newton n a pas eu l'avantage de le posséder.
Ayant ainsi un faisceau de lumière solaire, sans colof:ation sensible,
fixé dans une direction que je supposerai, par exemple, horizontale,
présentez-lui perpendiculairement une plaque de verre transparente,
bien homogène, incolore, et ayant ses deux faces parallèles. Il la tra-
versera en ligne droite, sans se dévier, en subissant, à la rencontre de
ses deux surfaces, les pertes produites parles deux genres de réflexion,
sous cette incidence. La portion absorbée intérieurement sera inappré-
ciable, si la plaque n'a qu'une médiocre épaisseur. Recevez ce faisceau,
après sa sortie, sur un carton blanc placé au fond de la chambre obscure :
vous n'apercevrez aucune altération dans la blancheur de l'image qu'il y
tracera. J'appelle ici blancheur cet état d'un faisceau lumineux dans le-
quel il ne nous donne la sensation d'aucune couleur distincte. Il con-
servera la même identité d'action sur Torgane, si vous le transmettez
ainsi à travers une plaque de tout autre corps solide, non cristallisé,
qui soit par&itement diaphane, et à faces parallèles; ou à travers des
milieux liquides , gazeux, mais de même diaphanes et incolores, que
vous enfermerez dans des cuves rectangulaires formées par des glaces
minces. J'excepte les cristaux , c'est-à-dire ces corps que la nature nous
présente sous la forme de polyèdres géométriques, dont les éléments
de masse sont groupés suivant des modes d'agrégation spéciaux. Car,
dans certaines classes de ces corps , l'arrangement est tel , qu'en les tra-
versant dans certains sens, même sous l'incidence normale, le faisceau
lumineux se dédouble en deux portions , qui , selon la constitution du
cristal et le sens dans lequel il se présente, passent occasionnellement
droites ou obliques, en manifestant toutes deux, après cette transmis-
sion , des qualités physiques particulières, qui n'existent pas, ou qu'on ne
peut pas discemer, dans la lumière immédiatement émise, et qui sont
précisément celles sur lesquelles portent les nouvelles expériences que
j'aurai ici à exposer. Or comment pourrais-je les faire comprendre, si je
ne spécifiais d'abord les autres propriétés physiques dont elles sont tou-
jours accompagnées, et dont il faut les isoler idéalement pour avoir
d'elles une notion précise , ou même pour constater la réalité de leur
existence comme qualité de l'agent qui produit la sensation , non comme
ac^cident de la sensation même?
Revenant donc au cas de la transmission simple, a travers des mi-
lieux non cristallisés, coupons notre plaque rectangulaire par un plan
diagonal qui la partagera en deux coins, ou prismes. Puis , ôtant le pos-
FÉVRIER 1846. 103
térieur, transmellons le faisceau lumineux à travers ranlérieur seul, en
lui présentant toujours sa première surface, sous l'incidence normale,
afin d'observer isolément les effets de Témergence oblique par la se-
conde. Pour fixer les idées , je supposerai que le tranchant, ou ce qu'on
appelle Y arête du prisme, est maintenu vertical, le faisceau lumineux
étant maintenu horizontal, comme précédemment. Alors la transmission
s'opérera en ligne droitejusquàla seconde surface du prisme. Lorsque le
faisceau y sera parvenu, si l'angle qu'il se trouve former avec elle n'at-
teint pas une certaine limite assignable de grandeur, il ne sortira point
dans lair, et se réfléchira tout entier intérieurement. Mais, s'il peut
sortir, il se pliera, en apparence brusquement, et quittera sa direction
primitive, ou, selon l'expression technique , il se réfractera dans un plan
perpendiculaire à l'arête du prisme, conséquemment ici horizontal, en se
rapprochant de sa partie la plus épaisse, appelée la base. Déplus, en su-
bissant cette modification, il se dispersera, dans le même sens, en portions
contiguës, mais distinctes, lesquelles, étant projetées sur un tableau
blanc, de papier ou de mousseline, tendu dans un cadre, produiront
une image allongée , où la généralité des observateurs apercevra une
suite continue de couleurs différentes, que l'on peut classer, suffisam-
ment pour les énoncés, en sept nuances consécutives : rouge, orangé,
jaune, vert, bleu, indigo, violet; le rouge très-sombre se montrant
toujours dans l'extrémité la moins déviée, le violet très-sombre dans
l'extrémité qui l'est le plus. La vivacité do l'illumination s'affaiblit pro-
gressivement vers ces deux limites, jusqu'à dégénérer en obscurité. Ce
genre d'image s'appelle, en physique, un spectre; et les nuances qui la
composent s'appellent les coalears prismatiques. Elles ne sont pas per-
ceptibles par tous les yeux humains. Il y a des individus qui n'en dis-
tinguent que quelques-unes; d'autres les confondent toutes en une
teinte uniforme, dont ils ne peuvent pas nous transmettre la notion.
Je ferai abstraction de ces particularités, et je suivrai les résultats de
l'expérience tels qu'ils apparaissent à la généralité des observateurs.
Mais ces différences de perception , tout isolées qu*elles soient , nous
imposent une obligation logique à laquelle nous devons toujours nous
astreindre : ce sera de distinguer avec grand soin, dans les déductions
que nous pourrons tirer des phénomènes observables, celles qui cons-
tateront des propriétés physiques ou mécaniques appartenant essen-
tiellement au principe qui produit en nous la vision , et celles qui
exprimeront seulement des caractères qualificatifs de la sensation per-
çue par noire organe. Toutes les conclusions auxquelles nous pourrons
arriver, sur ces deux objets, seront même particulières à l'homme. Car
104 JOURNAL DES SAVANTS.
nous ne savons pas si la vision est opérée par le même agent physique
dans nos yeux et dans les yeux de certains animaux. U y a même des
motifs de penser qu elle 1 est par des agents analogues plutôt guiden-
tiques *.
Nous bornant donc à appeler lumière Tagent inconnu qui impres-
sionne d'une manière semblable la généralité des yeux humains, plu-
sieurs de ses propriétés spécifiques se découvrent par l'étude des cou-
leurs qu*on observe dans le spectre tel que je Fai décrit plus haut.
L'analyse expérimentale de ce phénomène* est due à Newton , et c'est
un des plus beaux traits de son génie. Je ne puis me dipenser d'en re-
produire les circonstances principales, parce que j'aurai sans cesse besoin
d employer les résultats qu'elles lui ont fournis.
Pour y procéder comme il l'a fait lui-même, toiurnons d'abord len-
tement le prisme autour de son arête verticale , de manière à varier
peu h peu l'angle sous lequel sa première surface se présente au fais-
ceau lumineux. Gela déplacera l'image dans deux sens successivement
contfanres : l'un accroîtra sa déviation générale, l'autre lafiâiblira.
Entre ces deux états il y a une position du prisme oit elle reste sta-
tionnaire; c'est là qu'il faut le fixer, par un motif que je vais dire.
Avant Newton , Descartes avait découvert la relation simple qui ,
dan^ ce genre de phénomènes, existe, non pas entre les angles mêmes
d'incidence et de réfiraction , compris dans le même plan et comptés
de la normale commime à la surface traversée , mais entre certaines
lignes trigonométriques appartenant à ces angles, et que l'on appelle leurs
sinus. Le rapport de ces deux lignes est constant dans une même ré-
fraction , si l'on suppose le faisceau lumineux homogène , comme Des-
cartes le faisait. Or la position dans laquelle nous avons tout à l'heure
arrêté le prisme est précisément telle, que, d'après cette loi, si tous
^ Nous connaissons l'existence d'agents physiques dont l'action se propage comme
celle de la lumière, et qui se manifestent a nous par des effets calorifiques ou chi-
miques, sans nous donner la sensation de la vision. Ne serait-il pas très-possible que
ces agents, ou d*autres analogue.*, opérassent cette sensation dans des yeux plus sen-
sibles ou conformés différemment des nôtres, tels que doivent l'être ceux des animaux
qui volent, nagent, et aperçoivent leur proie dans des circonstances où Thomme
ne saurait presque se conduire que par le tact. Ce soupçon est fortifié par une ex-
périence astronomique due à M. Arago ; car il a prouvé, par ceUe expérience, qu'un
même rayon ne produit la vision dans Thomme qu'autant qu'il est reçu par Tœil
avec certains degrés de vitesse compris entre des limites fort restreintes; de sorte
que, dans Tensemble des radiations simultanément émanées des corps lumineux,
celles-U soldes qui arrivent à Tœil avec les vitesses requises deviennent de la lumière
pour Id.
FÉVRIER 1846. 105
les rayons élémentaires qui composent le faisceau introduit par Fou-
verture circulaire suivaient un même rapport de réfraction, Timage
réfractée devrait être pareillement blanche, ronde, et égale en gran-
deur à celle qui se formerait, sur le même tableau, sans Tinterposition
du prisme. Son allongement longitudinal prouve donc, entre ces rayons,
une diversité de qualité spécifique qui les fait se réfracter inégalement,
pour une commune incidence.
Ainsi , dans cette expérience , le spectre est formé par une multi-
tude innombrable de petites images rondes du trou et du soleil, trans-
mises simultanément jusqu'au prisme , dispersées ensuite par la réfrac-
tion , suivant un même axe longitudinal , et devant empiéter plus ou
moins les unes sur les autres, dans les portions de leur contour voi-
sines de cet axe. Pour les rendre plus distinctes sans les trop affaiblir,
Newton employa divers procédés , dont le principe commun consiste à
restreindre la divergence conique du système de rayons que Ton ré-
fracte. J'en rappellerai un seul , par nécessité. On donne à l'ouverture
la forme d'une fente étroite , par exemple verticale. Au delà , à une
assez grande distance pour qu'elle ne sous-tende quun très-petit angle
visuel, on place une lentille spbérique d'un long foyer, qui, recevant
sur sa surface antérieure la portion centrale du faisceau introduit , en
donne, à ce foyer, une image très-nette. Derrière la lentille on place
le prisme, qui réfracte et en même temps disperse ce faisceau, étant,
comme précédemment, tourné dans la position angulaire qui produit
le minimum de déviation. Alors, en plaçant le tableau blanc à peu
près au foyer primitif de la lentille , chaque nuance du spectre va s'y
concentrer en une petite image bien nette de la fente. Cela donne une
image totale dont les parties sont bien plus distinctes et mieux iso-
lées qu'on ne les obtiendrait, par l'action immédiate du prisme, sur un
faisceau dont la divergence serait moins restreinte ^
Parmi cette succession de nuances épurées, choisissez-en une quel-
conque; et, à l'endroit où elle se projette, percez, dans le tableau qui
^ Je ne caractérise pas plus spécialement la distance de louverlure à laquelle il
convient de placer chaque lentille , parce que Newlon dit qail ne juge pas nécessaire
de la spécifier. On voit toutefois , diaprés ses nombres , qu il la faisait habituellement
à peu près double de la distance focale principale de la lentille , ce qui donne une
image focale de fouvertare, égale en figure, ainsi qu*en grandeur, à fouverturc
même. C'est la condition généralement pratiquée aujourd'hui. J'aurai occasion de
revenir sur ce détail dans farlicle qui suivra celui-ci. Je monU^erai alors pourquoi
Newton n*a pas vu, et n a pas dû voir, les raies du spectre queFraunhoffer a rendues
si apparentes par une disposition toute semblable, avec laquelle nous ]es repro-
daisons maintenant, d'api^s lui , avec tant de facilité.
i4
106 JOURNAL DES SAVANTS.
la reçoit, une petite fente perpendiculaire à ]a longueur de l'image to-
tale. La portion de lumière qui formait cette nuance se propagera iso-
lément par la fente au delà du tableau; et vous pourrez fétiidier smile
pttT les mêmes épreuves que vous aves appliqua au faisceau incident
primitif. Voici les résultats.
Toute portion de lumière ainsi isolée, étant transmise à travers un
seul prisme, ou successivement à travers plusieurs, sous des incidences
quelconques , s'y réfracte sans se désunir, et sans se disperser en nuances
distinctes sur les corps blancs où on la projette. On la dit simple ou ho-
mogène pour cette qualité. Dans chaque réfraction, elle se dévie suivant
la loi de Descartes; c'est4i-dire que le sinus de Tangue d'incidence et le
sinus de l'angle de réfraction gardent entre eux un rapport constant,
dont la valeur absolue seule change, avec la matière des milieux con*
tigus entre lesquels la réfraction s'opère. D'ailleurs, cette valeur est tou-
jours la même, pour les mêmes milieux, quel que soit le nombre ou la
qualité des réfractions que la lumière ait râbies avant de leur parvenir,
pourvu qu'elle émane toujours d'une même tranche de l'image prisma-
tiquew Si Ton répète l'expérience sur des traits lumineux tirés de tran-
ches différentes, les lois générales de la réfraction restent communes,
mais les constantes numéiriques en sont changées.
Chaque trait lumineux simple , extrait ainsi d'une tranche quelcon-
que de l'image prismatique, étant reçu immédiatement dans l'œil, y
produit la sensation de la même couleur qu on observait sur le point
du tableau d'où on l'a tiré. La faculté de faire nsutre cette sensation dans
notre organe est donc propre à chaque lumière simple; et la surface ré-
fléchissante du tableau ne nous la communique qu'en renvoyant à notre
(BÎl une portion de cette même espèce de lumière qui a illuminé cha-
cun de ses points. Aussi, tous les corps naturels, étant illuminés par une
lumière simple, paraissent, au point d'incidence, uniquement de la cou-
leur qui lui est propre, laquelle est seulement plus ou moins intense ,
selon qu'ils sont aptes à réfléchir cette espèce de lumière en proportion
plus ou moins abondante.
Pour donner à ces résultats la rigueur quib comportent, et que la
grossièreté de nos sens ne nous permet pas de réaliser matériellement,
fl &ut les transporter, par la pensée» à des traits lumineux d'une ténuité
mathématique, tels que nous avons défini les rayons de lun^ère. Alors
nous concevrons, dans les émanations de l'image prismatique, une infinité
de rayons simples ayant des réfrangibilités diverses, et possédant des fa-
cul téè ccdorifiques spéciales, invariablement attachées à ces réfrangibilités.
Qr, puisque ces facultés colonfiques ne sont pas modifiées par la ré-
/
FÉVRIER 1846. 107
fraction, elles ne peuvent pas avoir été créées dans l'image prismatique
par la réfraction qui l-a produite. Ainsi les rayons simples qui compo-
sent celte image, et qui forment sqb nuances, devaient nécessairement
préexister ensemble dans le faisceau incident. La sensation de blan-
cheur qu*il excitait dans notre organe, soit immédiatement, soit par
réflexion, ne peut donc être que le résultat de toutes ces actions colo-
rifiques propres, exercées simultanément au fond de notre oeil. Le
cahml confirme cette yne, quand on fait retourner idéalement les rayons
de f image prismatique an prisme, selon les lois de leurs réfrangibilités
individuelles. Newton la établi en fait par une multitude d'expériences
variées. En voici une qui les suppléera toutes : Nous avons supposé notre
prisme réfringent extrait d'une plaque rectangulaire de verre, à. faces pa-
rallèles, que nous avions coupée, par im plan diagonal, en deux pris-
mes égaux; et, ne voulant îàxre agir que l'antérieur, nous avons mis le
postérieur à part. Replaçons maintenant celui-ci derrière Tautre, en le
lui opposant, de base à pointe, comme 11 était dans la plaque primi-
tive; et laissons seulement un petit intervalle d'air entre les faces qui
se regardent. Cet intervalle suffira pour que le faisceau sorte du pre-
mier prisme, dans le même état de dispersion avec lequel il se rendait
au tableau, pour y former l'image prismastique allongée et colorée. Mais
le prisme postérieur agissant ici par réfraction sur les rayons simplesde ce
faisceau dispersé , et leur faisant subir des déviations exactement inverses
de celles qu'ils avaient reçues, ils en sortiront tons dans des directions pa-
rallèles à leur direction conmiune d'incidence; etUsse trouveront rassem-
blés, par cette seconde réfraction, comme ils l'étaient après avoir tra-
versé la plaque à faces parallèles avant qu'elle fût divisée. Le faisceau
émergent, quoique composé de rayons simples, doués de facultés colo-
rifiques diverses, devra donc reproduire, et reproduira en effet, la sen-
sation de la blancheur, si on le reçoit directement dans l'œil, ou si l'on
admet seulement dans cet organe la portion de lumière qui en sera
séparée par la réflexion rayonnante des corps que l'on nomme blancs;
ceux-ci ne paraissant tels que par l'aptitude qu'ils ont pour réfléchir,
en même proportion, les rayons simples de toutes les réfi^angibilités.
Pour abréger l'énoncé des phénomènes optiques, on classe les rayons
lumineux en divers groupes, auxquels on applique des dénominations
correspondantes aux impressions colorifiques qu'ils produisent dans la
généralité des yeux humains. Ainsi l'on appelle rayons rouges ceux qui
produisent dans l'œil la sensation de la couleur rouge , rayons verts
ceux qui donnent la sensation du vert, et de même pour les autres,
. selon l'impression spéciale que l'œil en reçoit. Enfin l'on appelle lu-
i/i.
108 JOURNAL DES SAVANTS.
mière blanche celle qui les contient tous, en proportion nécessaire
pour produire la sensation de la blancheur. Il faut donc, en adoptant
ces expressions, se rappeler toujours leur origine conventionnelle: c'est-
à-dire qu'il n y a pas de rayon rouge, blanc, ou vert, en soi, mais relati-
vement à nous. Et même , étant prises dans cette juste acception , elles
ne définissent pas encore l'individualité des rayons d'une manière suffi-
samment précise. Car, si l'on partage idéalement les couleurs prisma-
tiques, non plus en sept, mais en autant de nuances que l'œil le plus
subtil en puisse distinguer, chacune de ces nuances occupera toujours
sur la longueur du spectre un espace sensible; de sorte qu'il a, par
exemple, une infinité de rayons rouges, et une infinité de rayons verts.
semblables pour l'œil, mais physiquement dissemblables par leurs iné-
gales réirangibilités. On peut même, avec des rayons simples pris en
diverses parties du spectre, former des mélanges artificiels, qui produi-
sent sur l'œil la même sensation que le rayon de réfrangibilité intermé-
diaire, lequel n'y entre absolument pour rien. Par exemple, des rayons
jaunes et des rayons bleus simples, étant associés en proportions conve-
nables, donnent la sensation du vert prismatique; et l'on forme ainsi
des mélanges beaucoup plus complexes, qui sont équivalents pour l'œil,
en suivant une règle que Newton a établie expérimentalement. Mais ils
ne le sont pas pour le prisme, qui les sépare dans leurs éléments de
réfrangibililés distinctes, et dévoile leur composition. L'art des coloristes
repose tout entier sur des illusions pareilles. En effet, les poudres colo-
rées dont ils disposent, même celles qui semblent offrir les nuances les
plus pures, envoient réellement à l'œil , par la réflexion rayonnante, une
lumière mélangée , où le prisme démêle, presque sans exception , toutes
les nuances chromatiques du spectre en proportions diverses, parmi
lesquelles l'une prédomine spécialement. Mais, comme les objets dont
ils veulent reproduire la coloration n'offrent eux-mêmes que des cou-
leurs mélangées, il suffit, pour l'imitation qu'ils en veulent faire, qu'ils
forment des mélanges coloriques équivalents au jugement de fœil,
avec les ingrédients dont ils disposent; en quoi ils sont aidés, et quel-
quefois contrariés, par les modifications qui s'opèrent dans la sensation
produite sur cet organe, Içrsqu'il perçoit plusieurs de ces mélanges
simultanément. Ceci prouve donc, de la manière la plus évidente,
que, dans les expériences qui viennent d'être décrites, la réfrangibilité
propre des rayons lumineux est le seul caractère par lequel nous puissions
physiquement les spécifier. Car, n'exprimant quune déviation linéaire,
({ui s'opère en raison constante et géométriquement mesurable, ce carac-
tère est indubitablement propre au rayon même, et peut lui être appliqué
FÉVRIER 1846. 109
avec toute certitude physique; au Iteuque la faculté colorifiqiie qui ]ui
est associée, bien qu'également spéciale, n'offre pas ces avantages, parce
que l'œil en a un sentiment trop peu précis, et occasionnellemeAt trop
infidèle, pour qu'on puisse l'employer seule comme indice d^indivi-
dualité.
La spécification des rayons simples, par la mesure de leur réfrangi-
bilitë propre, s'obtient au moyen d'eipériences de précision , que je vais
rtipporter. Il est, en effet, indispensable de les bien connaître pour ap-
précier la valeur de ce caractère physique, et pour en faire de justes
applications.
J.-B. BIOT.
(La saite au frochain cahier.)
WÔRTEBBUCH DER Gbiechischen Eïgennamen , ctc, Dictionnaire
des noms propres grecs, avec an coup d'œil sar leur formation , par
le docteur W. Pape. Braunschw, 1 842 .
TROISIÈME ARTICLE ^
A la fin du précédent artide, j'ai annoncé que je terminerais mon
compte rendu de cet ouvrage , en donnant un fragment tiré d'un Mé-
moire inédit sur Fliistoire d'une des nombreuses familles de noms pro-
pres composés grecs.
Cette famille est celle des noms dont la finale est Sojpof, et le fi-agment
ne concerne qu'une partie seule des deux classes que comprend cette
famille. On pourra juger par là de quelle fécondité peut être l'étude
complète d'un sujet, en apparence si restreint et si circonscrit. Ce sera
un échantillon des résultats inattendus qui peuvent sortir d'une étude,
en quelque sorte microscopique , de faits qu'on peut dire infiniment pe-
tits, n pourra servir de réponse, je pense, à ceux qui prétendent que
l'étude de l'antiquité grecque est depuis longtemps épuisée.
* Dtm raiiicle précédent (décembre i8â5, p. 73i)f en parlant d*une înscription
grecque copiée k Athènes, où se troure le nom de Pkanonmchus , et qû*iin savant
110 JOURNAL DES SAVANTS.
Les noms propres composés dont la finale est ^cûpçç peuvent se
4liTiser en deux classes.
i"" Ceux que précède un nom ou une épithète de dieu ou de héros,
2^ Ceux qui sont précédés d^autres mots : un verbe, <l^ik6Seûpos , un
adjectif, ïkikiSwpoç, une préposition, k^lSù>pa$, un adverbe, Ev^pof.
C'est de la première classe seule que traite le fragment que je vais
tr^Mcrire. Elle se subdivise en trois genres, selon la nature du premier
des deux termes qui les composent.
PREMIER GENRE.
. NOMS PROPRES EN l^pùÇ^ PRBCÉDiis DE CELUI D*DNE DIVIKITE.
La composition de ces noms propres annonce que Tindividu qui les
portait était considéré comme ayant été donné à ses parents par Tin-
tervention de telle ou telle divinité, et, en. conséquence, qu*il se trou-
vait placé sous sa protection spéciale.
La finale Scûpot semble donc avoir ici le sens de Scipov. Aussi le nom
qui la précède était, considéré comme au génitif, ainsi qu'on le voit dans
ZwéSéâpoç , Mi9v&-Sù>poç, Tpi(pi6-Seûpos, Alavré^pos, doiit le sens doit
être présent de Jupiter, de Mên, de Triphis, d*Ajax.
Cette formation, évidente en beaucoup de cas, parait être douteuse
et même fausse en quelques autres.
L'étude détaillée de ces noms doit avoir pour résultat de les ramener
à la même origine , et de découvrir Tétymologie de ceux qui s y refusent
décidément.
athénien prétendait n*avoir jamais existé, j*ai dit que non-seulement je ne voyais
aucun motif d*en révoquer en doute l'authenticité , mais môme que je ne compre-
nais pas dans quel intérêt qudqu*un aurait pu la fabriquer. Cependant, en pré-
sence de la dénégation formelle a un habitant d*Athènes, je n'avab pas osé aflirmer
qu*dle fût vraie. Sur ce point je ne puis plus conserver de doute , depuis que le
savant éditeur de cette inscription m*a donné fassurance qull Ta copiée lui-même,
iiba diaprés une autre copie, mais sur Toriginal même, encore encastré dans un
mor byMotin, derrière le Parthénon. Les détails qu*il m*a donnés à ce sujet expli-
rnt comment elle a pu, jusqu ici, échapper à fœil des voyageurs. — Même page.
de Witte m*a dit quil croit être sûr que 8E0I0T0£ est écrit sur le vase,
comme je le pense, au lieu de 6E0S0T02. — Même page, 1. 2. Zannoni a lu
ré^ement RrrTOS non KI2S02. — P. ySS. La lecture du nom AAAION, sur une
pierre gravée, est confirmée par le nom de Dalion, que portait un médecin grec
cité par Pline comme ayant remonté le Nil jusqu à Méroé. — P. ySS. M. Lebas m'a
dit avoir déjà eu l*idée de lire, comme je propose de le faire, d-eâ Ma, dans fins-
oription de Galata. S*il y a qudoue mérite dans oette leçon , il est juste que mon
tmvaol oonfrère en ait sa part,' piiisqo'il j était ausai parvenu de son o6lé.
FÉVRIER 18&6. 111
• Déjà , dans ce jouradl , et dtns mon premier volume des In^cription$
greajoes de VÉjypte ^, conduit par cette même idée, j'ai trouvé la vraie
ëtymologie du nom du poète Triphiodore [don de Triphis), divinité égyp-
tienne, que les inscriptions grecques seules nous font connaître. Ce ré-
sultat heureux du principe de composition que je viens d'indiquer va
nous conduire à d'autres résultats semblables et non moins curieux.
Je n'ai point à m'arréter en particulier sur la plupart de ces noms,
tels que Àdirv^po», À«o»^pop, Ai^pof , AfyrepJSùfpoSt kaxhpf^é'
&ipo#, ^iovy^Sci^, etc., qui, se rapportant aux grandes divinités de la
Grèce, sont très4réquents, se rencontrent en tous lieux» et ne pré
sentent d'ailleurs aucune difficulté. Plus bas je ferai quelques obser-
vations générales sur l'histoire de plusieurs de ces noms. Ici je me
borne à trois noms excessivement rares, puisqu'il n'y a que deux
exemples de l'un, et que les deux autres sont, quant â présent, des
dhrof 'kryéfuva^ c'est-à-dire qui ne se sont rencontrés qu'une fois. Cette
rareté annonce d^à qu'ils doivent se rapporter à quelque culte local,
comme l'unique Triphiodore ^ déjà cité, qui atteste l'existence, en
Egypte, d'une divinité dont nul auteur ancien n'a parlé.
Le premier est hevSiSôjpos, nom d'homme, et BevSiSaipay nom de
femme, connus, l'un, par une inscription de Byzance^ l'autre, par
une inscription d'Athènes'. On reconnaît tout de suite, dans tous les
deux, la déesse Bivitf, qui était YArlénUs des Thraces. Il est donc na*
turel de trouver l'un d'eux à Byzance, et l'autre à Athènes, puisque.le
culte de la déesse Bendis y fut amené, et s'y établit de bonne heure,
ainsi que les fêtes dites Bendideia^^ dont parle déjà Platon. Ce culte
local a dû s*y introduire à l'époque des colonies athéniennes en Thrace.
Ainsi Bev^âSvpof , dans ce pays, comme dans i'Attique, était un syno-
nyme d'ÀpTSfft/jéPpo^, Tun, dérivé d'un culte local, le deuxième, d'un
culte commun à tout le monde grec
Si l'étymologie de ce BevSiSôi^s n'est ni douteuse, ni difficile à trou-
va, il n'en est pas ainsi des deux autres.
Le premier, kvSpopéScâpos, désigne, dansPolybe^ et Tite-Live^, un
personnage sicili«i éminent. C'était le gendre d'Hiéron, et le tuteur du
jeune Hiéronyme.
Mais que peut signifier son nom Andranodoras (kpSpcL»6Sùi>pos)? Que
faire de^neirano, qui échappe à toute analogie? La difficulté disparait
I
* T. I, p. 233. — • Corp. inser, n* ao34. — ' U. n* 496. -^ * Ruhnken. ad Tim.
Lexie, p. 6a. — Bôckh, ad Corp. ùuer. p. a5i, a5a.— * Polyb. Vil, lu 5. — * lit.
Liv. XXIV, IV et xxi-xxiv.
112 JOURMAL DES SAVANTS.
quan^ oo sait qulAdranoi était if a dieu véDéré daas i^ieh Sicile {SU^
nç rtfoifitpoi Siaf$p6vTùfs év Skp SixeX/çe, dit Piutarque^). On le r^ar-
di|it comme le père des PaUqaes, autres divinités du pays. Il avait un
temple célèbre au pied du mont Etna, -tout près, ou peut-être autour
duqad^Denys l'Ancien avait fait bâtir une ville, à laquelle il avait domié
le nom d'>lârano5 (act. i4 J/ioao) , d*après celui de la divinité du temple ^.
On* possède une médaille de cette ville (À^payiTÔ^), dont Silius Italiens'
et«Etîemt6 de Byzance mettent le nom au neutre Hadrunum et kipavôv.
One autre ville de Sicile, appelée au neutre jh Ihxkixbp^, avait égale-
ment pris son nom du culte des Paliques, fds du dieu Adranps. Si
Ton peut être surpris d'une chose, c'est qu'un nom tiré d'une divinité
dont Iç culte fut si répandu enSijcile ne se trouve appliqué qu'à un
sMi iuAvidu et nec paraisse ni sur les inscriptions ni sur les n^édailles
de Siofte. Il faut que ce cuite ait été absorbé d'assez bonne heure.
'■ Évidemment au lieu d'AndroBodorus, qui ne signifie rien, il faut lire,
dans tousies passages de Tite-Live etde.Polybe, Adranodonis. Les copistes
auront ici, comme toujours, changé un nom local, dont ils ignoraient
l'étymologie, contre* un autre dont l'origine, quoique fausse, paraissait
naturelle (de dvrfp^ dpSpég). C'est par la même raison que les copistes des
itfaïuiscrits de Triphiodore avaient écrit Tpv^iàScajpos au lieu de Tpê^iô-
Sû^pof.i cause de rpu^yfy qu'ils connaissaient, tandis que la déesse Tp/-
^* iew était parfaitement inconnue. L'erreur a été répétée par les
copilFVes de Tite-Live et de Polybe toutes les fois que ces historiens ont
prononcé ce nom. On peut corriger leur texte en toute assurance ; car,
eti iprésence du feit que je viens d'indiquer, l'autorité des manuscrits
est nulle ^
Le deuxième nom est encore un ihre^ 7^6fievQp qui va nous révéler
l'existence d'une autre divinité locale, plus cachée encore que YAdranos
de Sicile, puisqu'il n*en est fait mention nulle part, et qu'elle n'existe
pltti» pouif nous que dans les noms propres.
Ce nom est MavSpéSùtpos y qui ne se lit que dans un passage d'Arrien,
où il désigne le père de Thoas, un des officiers d'Alexandre^. MavSpo ,
si on le faisait venir de (idpSpa, qui signifie Stable, grange, enclos, n'au-
rait vraiment aucun sens devant Scjpoç. Il est déjà bien présumable,
&ÉprèB la composition seule du x)om, que ce dissyllabe, comme Tpi^to
' Jln Timoleone, c. xii. — ' Diod. Sic. XTV, xxxvii , ibiqueWessel. i£lian. Hist. anim.
X'Ii.yx, ibique Jacobs. — ^Sil. Ital. xiv, a5i. — ^ G. Hermann Opusc. vu, 821. —
' If. Kéil {Specim. onom, gr. p. a6) et M. Wladimir Brunet [Hist, des villes grecques
de la Sieile, p. 354) ont fait de leur côté la même obsenratioQ. — « * Anah. vi , 38 , 2,
FÉVRIER 1846. H3
et kSpavOy dans les nomsTpt^iSSôJpas evkSpoaféSa^ , nous cache encore
îci celui de quelque divinité locale appelée MdvSpos ou Mâ&^pa, ce qu'il
eftt impossible de décider, car on sarit que la désinence du féminin, en
composition , esif ordinairement la même que celle du masculin , comme
on le voit par les noms kOrivôSwpos , ÛpéSe^pos , npéSoros , ÈpéÇiXog, Èçié-
Ssfpos , etc. Ainsi la première partie du nom Ma^SpôSc^pog ne nous ap-
prend pas s'il s'agit d'un dieu ou d'une déesse ; mais qu'il y eut réelle-
ment une divinité appelée MdvSpos ou MdrSpa, le fait résulterait du seul
nom HavSpàSù^pos y quand il n'y en aurait pas d'autres; mais il acquiert
toute la certitude désirable d'après les rapprochements qui suivent.
J'ai remarqué que, parmi la multitude des noms grecs composés, il
n'en est qu'un petit nombre dans la composition desquels entre celui
d'une divinité. Eh bien , le dissyllabe mandro ne se trouve *que dans
des noms de ce genre, et toujours à la place qu'y occupent ceux des
autres divinités. On en a la preuve si l'on passe en revue tous les
noms où entre ce dissyllabe ; à savoir :
MavSpoxXtis, qui, dans Hérodote, désigne l'ingénieur ou Tarchîtecte
ionien du pont de Darius sur le Bosphore '; et, dans Cornélius *Nepos,
un Magnésien à qui Datâmes remit le commandement ^.
Qr, dans MopSpoxkfis, le premier nom convient parfaitement à une
divinité; témoin les noms analogues: kOvPox'Xris, AfoxX)?;, Atowcrox7<f[s ,
ÈxaroxXffsy ÈpfjLOxyJis , MmpoKkifs, UvOox'Xns.
Ce nom lui-même de MavSpox'kris revient à KXeéiiapSpos ou KXeiî-
imvSpoç qu'on trouve dans une inscription d'Amorgos *. C'est le même
nom retourné *.
MavSpoyévns est le nom d'un bouffon , dans Athénée * , d'un Magné-
sien , père de Maeandros, un des officiers qui faisaient partie de l'expé-
dition de Néarque • ; c'est encore celui d'un magistrat d'Aphrodiisias en
Carie '' ; MavJpo y tient la même place que le nom des divinités dans
'kSnvoyépuis , àioyéviis, ÈppLoyévns, ZYivoyévvs, et tant d'autres.
* IV,xxivii, ixxTiii. — ^InBatûm. v. — ^Bhjân.Mus, i84i, p. ao8. Keil, ^iw/.
«piyr. et onom. p. 168. '— ^ L'inscripdon en vers du tableau peint par Mandrodès,
représentant cet événement, a été rapportée par Hérodote (IV, lxxxviii) , et reproduite
dans TAnthologie, d*après le mannscrit du Vatican. Mais le nom de Uavipoxkifç y
est altéré en Mwlmtpéùnf; déjà Brunck avait rétabli UMpcnkérfç, ainsi que M. Ja-
oobs, dansia première édition [Adespot 1 54)* Je ne sais pourqnoi, dans la deuxième,
H a remis Mavhoxpéùw , (au moins faudrait-il MsitSpoxpiaw ou Mavipoxkéùnf). J*eo
fais la remarque parce que ce faux MaaAoxpéoov a passé dans le lexique de M. Pape.
— • Atben. XIV, p. 6i4 D. — * Arrian. Indic, xvm, 17. — ' Mionnet a lu ce nom
HTÛNAPO. FENflS ( Tables, p. 53). Je présume qu'il j a UœApoyémfs, à moins que
ce ne soit Ucuav^piryéinf$,
i5
114 JOURNAL DES SAVANTS.
MavSpoxpdrtiSf dans une inscription de Téos^ comme kndXkoxpdTtis
et ÈpiÂùxpérvf-
MopSpé^ofjinoç , dans une inscription de Mylasa; la copie porte Mai^-
Sp6aroiTOs\ mais je lis MapSpinonos, ce qui revient à MeofipinopLnof, par
suite de l'omission du M qui est souvent absorbé par le II ^; ainsi Nt;-
(péSû^pos pour '!fv(i(p6Scjpos j Okivêos pour OXufxsrio;, comme âainofinos,
W€UfSp66ovXos ^ connu par le proverbe in\ MavSpoSoéi)iOv^. Dans
quelques manuscrits, il est écrit MavSpaêovXov^ d'où l'on pourrait con-
duré que la divinité s'appelait MdpSpa^ s'il n'était pas probable que
c'est une faute de copiste ^. Quoi qu'il en soit , MavSp6€ovXos est un nom
analogue à Qs6€ovXos et se rapporte à l'idée de conseil, d'avis, donné
par une divinité.
MopSpé'knos, nom d'un personnage mythique de Magnésie, qui avait
fait donner à cette ville le surnom de MandrofyUia^. Il est analogue à
BeôhjTOs et Èpfjié'hjros , et doit indiquer qu'on avait été délivré d'une
prison ou guéri d'une maladie par l'entremise d'un dieu.
Dès à présent, il est bien difficile de croire que ce soit par. un effet
du hasard que Mandro se combine toujours avec les finales qui, dans
les autres noms composés , sont précédées du terme qui exprime une
divinité.
Le sens de divinité se retrouve non moins clairement dans le nom de
MopSpSvo^, qui se lit sur une médaille de Clazomène appartenant h
M. le duc de Luyues.
La finale A^af , on le sait, se trouve en composition, i*" avec des
substantifs, des adjectifs, des particides et des verbes, toujours em-
portant l'idée de grand pouvoir, ou de royauté divine ou humaine ,
ce qui n'irait guère avec le terme MipSpa, signifiant enclos ou bergerie;
a^ avec des noms de divinités, se rapportant alors au titre de Ava^,
ivaacra, que portaient plusieurs d'entre elles. Ainsi on trouve Zens
dans ^iSva^ et àt(ipouraa^\ Apollon pythien dans UvOSvo^; Kronos dans
KpSya^; Héra dans Èpùiva^\ Hermès dans ÈpfiSva^; Denteler dans A»?-
fiÂwÇ pour àjiip.iitpôvctl^, comme à^n^pAç est pour ^vpiihpiof ; Cyhèle ,
^ JSlian Eist. var. Il, xli. Plut, in Diane, c. lvi. — * Keii« 'Specim. onom. gr.
p. 58. — • Lucian, De Merceie coni, $ ai. — * Cependant, comme on trouve Av-
opdhrofnroff au lieu de kApàvoyoùs (Ross, Inscr. inei, fasc. III, p. a) et m6me
Éppàpikoç pour Ëpfi6^iXoff, qui est la forme régulière, celle de yL«ifipé€w\oç
pourrait subsister. — *Plîn. V,xxxi — 'Toutefois, A i/fcdyaS pourrait venir de àif^ios;
oe serait le correspondant d'À9aS<Xoto^»Àif«^affto^. — ^ Scho]. Plat, in PoUt. p. 987,
Aa,ed. Baifer
FÉVRIER 1846. 115
ou la grande déesse, dans MnTpSva^, sur une médaiUe d*Érythre8 en
lonie, et de Mysie.
Il est à peu près certain que , dans Ma»SpSva^y de la médaille de
Ciazomène, la première syllabe Mavip doit aussi désigner ime divi-
nité. Cet êhre^ 'ksyéiievov , outre qu'il achève de démontrer l'existence
d'une divinité appelée MdpSpos ou tâdpSpa, fait, de plus, connaître
la vraie étymologie d'un nom câèbre dans l'antiquité, celui d'Amm-
mandre, qui (ut porté par le grand philosophe ionien, par un his-
torien (contemporain d'Ârtaxerce) dont le père s'appelait ainsi ^, et par
un commentateur d'Homère^. M. Pape a cru pouvoir rapporter la finale
de ce nom à la racine ivi/p, itfSpés; mais elle donnerîdi dpà^vSpos, qui
se rencontre assez souvent, non Apû£ifjLavSpoç. Ce doit être le même
nom que MavSpôve^ retourné, pour Ava^-yAvS^s. L'/, inséré entre
les deux termes, est simplement euphonique, et ne doit pas plus sur-
prendre que dans ÈpixncnJva^y le même nom, sous une autre forme,
qu'Ëpfiôwaf, kpo^i6$(Ais^ kval^TtokiSy kpa^xkns, (KWvaÇ), Ëpoea/^syo^,
Epûuriçparos , Ave&SapLOs, ou kpoiStXaoç, le même que à^niioivc^.
La notion de divinité se trouve clairement indiquée dans le TMô-
piavSpos d'un fragment d'Ânacréon tiré d'Héphestion^.Le dissyllabe Ilv0o
ou ÛvOù) est, dans tous les adjectifs ou noms propres où il entre, l'épi-
thète d'Apollon ïbiOtog ou UvO^g, employé pour le nom propre du dieu.
Ainsi UvèépLoySpos ne peut être qu'un double nom de divinité, comme
Èpfivpcat'k^s, Èpptépœç, Èppte[pov€êç , Èpfia^péSiroç , ^apœirdiifâûnf , Apax^ifi-
fiûfv, KpovdfjiyLûJV , Èpiianiôjp, Ùpcaré'XXûfp , ^êëdfifioûv ^ JStXdfApbOf».
Enfin cette notion résulte aussi du nom de Qtàpavipos (historien cité
par Athénée), car il est formé par la réunion de ^6ç avec le nom
d'une divinité, comme dans ÈppLÔdeoÇy ZnvéOeof et ÈpéOeos. On pourra
donc trouver plus tard MavSpéOeos.
Ainsi MopSpiiSafpoç est un nom tout à fait analogue aux autres dfsraÇ
'XsyéfÂtva, tels que Tpt^iéSatpoç d'Egypte et kSpauéSofpog de Sicile. L'exis-
tence d'une divinité MJpipos ou MclpSpa en ressort avec la même évi-
dence , bien que l'histoire n'en parle pas plus que de la déesse Triphis.
Ici deux questions se présentent, dont la solution donnerait un corps
' Vossios, Hiit. or. 1,6. — * Xanoph. Spnp. m. 6. — Bekk. An$cd. gr. p. 783.
— * Fragm. Lx, éd. Bergck.
i5.
lia JOURNAl* DES SAVANTS.
histompiçià 063 inductionftf tirées uniquement du rapprochement de
qudques noms propres.
Dans ^Ue contrée le cnitB était-il établi?
'D'oiljwent qâ!on n!e«ts;tr6UYe.la mention 4lana aucun auteur, sur au-
cuneiiiaoription ni. médaille? *
,:QiÉaajt à la première question, il y a« je crois> un moyen de la
rendre, :c*iMt de dierchea^rdana quàle contrée se remnontrèrent les
nûiiiadentflacoatposilicm desquels entre le dissyllal]|e MANi^O.
': ^aos dâiÂe, il peut arriver et il. arrive souvent, eneffet^ quun nom,
eiiginaire d*un pays^ se retrouve ^en d'autres pays où il aura été porté
pep reSût.d^émigrationsj; mais on peut être assuré qu*il se rencontrera
pf0Sq^e. toujours en. ^orulismqforâ^ dans le pays où il a pria naissance.
Paitout ailleurs il se {ufésentera ou isolément, ou^ en quelque sorte,
dhœa^inaniàre^sportulîfa^. C'est guidé par cette règle, à laquelle ma
propre: expérience ne me fait pas connaître d'excepti(Mi^^ que j'ai cher-
cbé% dami^stoire Ou sur les monuments ^.la pa£ne des personnages qui
ont portixdâs noms* formés avec celui de cette divinité^mystërieuse^
V^dliceq^e j'ai trouvé :
' Lés:.dûus. seidai MoMieoclès connus sont Tun de Samos^ l'autre de
M^gnénti du Méanàm^
iLbs rdeus ifanirogèiui étaient l'un de cette même ville et Tautre
êlÀphmdisiàs ^.
- Manànodo^ était aussi de Magnésie, de même que Mandrofytas.
Manijwpon^p^ était.dift Myiasa en Carie.
JUanibvioiiZip^, de: Samos.
Manirefytos, de Magnésie.
Le PyOumaairos d'Anacréon était un Ionien , tout au moins un Asia^
tique.
Enfin, les (piatre AnaoibnaniFe^ sans exception, étaient de Milet.
On y peut encore joindre le nom -de Mo(î^p6iv, qui n'est qu'un
dérivé, comme A/6)v et M)/t]pekiiK:, dérivésde Tàds et de lAffmp, ÈpfM^v
et^pa», dérivés de Èppâit et de npoé Or ce nom de MiwSpeip est celui
d'un roi des Bébryces , en Bithynie , de l'époque mythique , et dont le
nom était entré dans un ancien proverbe^. Enfin, sur ime médaille d'A-
lexandria Troas ^, je lis le nom d'un magistrat qui porte un nom com-
mençant par MANAPO... dont le second terme, qui manque , devrait être
une-^es-finries^e nous avons précédemment trouvées.
''PoljaQ^ VBI4 xxxvi. — ' Zetiob.\lii, «%iv. Meineke, aifragm» ehohamb. poet.
p. 176. -— ' Ifionnet, Tables, p, à^^ '
FÉVRIER 1846. 117
Il est donc remarquable que tous ces personnages appartiennent à la
partie occùlentale de l'Asie Mineure, principalement à Tlouie et à la
Carie, entre Éphèse et Myiasa; et il est difficile de nen pas tirer la
preuve que cette divinité inconnue était *'adorée dans cette région et
point ailleurs.
Or on peut immédiatement taire deux applications de ce résultat.
On y trouve, en premier lieu, une raison nouvelle pour adopter la
leçon AvSpoxXeiSas, proposée par Schàfer, en deux passages de Plutarque ,
à la place de MapSpo9i>s{Sas ou deJ/lavSpiKiias, que Wyttenbach s'est ef-
forcé de défendre,, ainsi que M. Dindorf, dans la nouvelle édition du
Thesauras^. Ces de^ux savants critiques s'appuient uniquement sur d'au-
tres uoms conunençajQt par Mandro; mais le personnage dont parle
Plutarque, étant de Sparte et non de l'Asie Mineure, aurait pu diffici-
lement s'appeler MavSpoKksiSas. C'est là un principe de critique qu'on
ne pouvait song^ à mettre en œuvre, avant d'avoir fait l'observation
qui ressort du simple rapprochement de ces noms.
Une autre application de ce genre peut se tirer du nom de la fa-
meuse plante appelée le mandragoras {à iMLvSpaySpof) , car ce nom n'est
jamais féminin en grec. On en a jusqu'ici ignoré Tétymologie. Appli-
qué à une plante, un nom de cette forme est tout à fait insolite-, car
ilLavSpayàpas est justement analogue à d'autres noms composés de même
avec ayopas, précédé du nàm d'une divinité, tels que kOvvaySpas, Aia-
yépas, Èpfiayôpas, npayàpaSy TlvOayôpas^. Or, comme de tels noms,
par leur essence même [ayopas vient d!iyopevœ) , ne peuvent être et
ne sont jamais que des noms propres d^hommes, il n'y a nul doute que
jamais aucun ol^et naturel na pu être appelé tiavSpayôpaç, à moins
qu'il n'ait pris celui qu'un homme poiiait auparavant; d'où nous pou-
vons induire avec certitude que ce nom est celui de quelque médecin
et qu'il aura, donné à cette plante , parce que ce médecin en avait
découvert la propriété pu avait inventé la préparation médicinale qui
s'en tirait On disait donc le mandragoras comme Yosiris , préparation
médicale dont on croyait Osiris l'inventeur. Dans les deux cas, le
nom tenait lieu des adjectifs Oo-Zpeio^, MopSpayôpeios , HlavSpayoptJtiSj
mpa^àpayopiyos^ formes qui sont aussi employées, comme kmCknTtiés,
Ahuèidisêoç^ ÂfifAâwioy^^ , AXxiSidSsios t AvOvXkis, noms de médicaments
dérivés de ceux d*Asclépîos,. d'Ammon, d'Alcibîade et d'Anthylla, ville
d'Egypte.
' In Pyrrh. c xxvi. In Agid. c fi. — * Ad Hut. Mmi. JI, p. 1 168- — * PlftlOD ,
De Repahl iianApayàpa fi ^édvf, . . . avfnroihotvrsf , VI , p. '488 C
118 JOURNAL DES SAVANTS.
Je suis donc convaincu que le nom de Mandmgoras nous a conservé
cdui d un médecin qui doit être assez ancien , pubque le mandragoras
est déjà cité, dans la République de Platon, comme boisson enivrante;
et il se présente là comme un objet parfaitement connu. Il f est égale-
ment dans les trois traités hippocratiques Thpï avpiyycnf , Hep) t&mw rSy
xoT* êivOpamov et Hep) yvvaneeiojv'y mais, comme on convient quils ne
sont pas d*Hippocrate, je m'en tiens à Platon, dont le texte donne une
antiquité fort respectable pour l'époque de ce médecin.
Maintenant, on vient de voir que les noms composés avec Maniro
appartiennent exclusivement aux côtes de l'Asie Mineure et principa-
lement à celles de Tlonie et de la Carie ; nous sommes donc conduits
naturellement à l'idée que Mandragoras était un de ces médecins de
l'école de Gnide dont il ne nous reste qu'un seul nom, celui à^Euiyphon^
ou de celle de Cos , dont nous ne connaissons aucun nom authentique
avant Hippocrate^ . D'autres applications utiles pourront sortir des ré-
sultats précédents. Je me borne à ces deux-là , et je continue de suivre
les traces de celte divinité Mandros ou Mandra dont les noms propres
seuls viennent de nous révéler l'existence.
Déjà la seule considération de la patrie des personnages qui portent
de teh noms nous a conduit à chercher le siège du culte de cette divi-
nité dans l'ouest de l'Asie Mineure; une dernière observation nous per-
met de déterminer le siège principal de ce culte.
Il existait en effet, dans le sud de la Phrygie, une ville AeMandropoUs,
dont il n'est nullement question dans Strabon, Pline, Ptolémée ou les
itinéraires anciens, mais dont l'existence est attestée par les médailles,
par Tite-Live et Etienne de Byzance. Ce dernier auteur n'en spécifie pas
autrement la position qu'en la qualifiant de II^i^ ^puytas. Une médaille
du règne de Titus semble en circonscrire im peu plus la position par la*
légende qu'elle porte, MANAPOnOAITÛNKAI^IAOMHAEÛNOMO.
NOIA, puisqu'elle prouve une alliance entre MandropoUs et PhUomeîiam.
Comme cette dernière ville était située au cœur de la Phrygie, soit A
Ilghoun, selon le colonel Leake , soit à Ak-Scheer, sdon M. Hamilton^»
au nord-est d'Iconiam, on pourrait en induire que MandropoUs était dans
le voisinage, si l'on n'avait des exemples d'àfiévota entre deux villes fort
éloignées Tune de l'autre; nous n'oserions donc rien conclure de ce
^ LHiré, CEttvret d'HippocraUs 1. 1, Discourt préliminaire, p. 7 et 8. — * Af-
searchei, t II, p. 181, i85.
FÉVRIER 1846. 119
Cadt pour la proximité des deux villes; mais Tite-Live vient à notre se-
cours au moyen de Titinéraire qu'il donne de l'expédition du consul
Manlius^ On y voit que Tarmée du consul partit de Cibyra, se rendit,
après deux jours de marche, à ManiropoUs, en tirant vers Tlsaurie. D'a-
près la situation assez bien connue de Cihyra , Mandropolis a dû se trou-
ver dans la partie méridionale de la Phrygie, voisine des firontières de
risaurie, en remontant le Méandre.
Berkelius, dans ses notes sur Etienne de Byzance^, avoue qu*il ne
sait d'où vient MavSpo dans le nom de Mandropolis. D'après les re-
cherches précédentes, elle devait être dans le même cas que d'autres
villes de l'Asie Mineure, teUes que Pythopolis, Heliopolis, Diospolis
(ou Dioshiéron), Gouropolis et DionysopoÛs, qui tiraient leiu* nom du
culte d'Apollon, du soleil, de Jupiter, des Dioscures et de Dionysus.
Mandropolis devait son nom à quelque divinité locale , qui y avait son
principal siège; d'où le culte avait ensuite rayonné sur divers points de
la Ph^gie et de la cote occidentale, depuis la Bithynie jusqu'en Carie.
n est permis de soupçonner que le nom de cette divinité est, au fond,
le même que celui du fleuve Méandre, dont il ne diffère que par l'in-
sertion de la diphtbongue AI; et, dans ce cas, que le fleuve aura pris
le nom de la divinité dont le culte était établi près de ses sources. Mais
ce ne peut être là qu'une conjecture qu'il est, quant à présent, impos-
sible d'établir sur autre chose que sur une ressemblance de nom, carac-
tère toujours incertain quand il est seul.
Quant à la deuxième question, celle de savoir pourquoi le nom de
cette divinité n'est mentionné nulle part, les exemples cités plus haut,
à défaut de tout autre renseignement, vont encore nous aider à la
résoudre. On conçoit, en effet, que les noms propres originaires de tel
ou tel pays, et tirés de quelque divinité locale, doivent diminuer de
nombre i mesure que ce culte s'afi^lit; mais il peut s'en trouver en-
core qudquesHins, parce que les noms se transmettent,, dans la même
famille, pendant plusieurs générations. En tous cas, ils deviendront de
plus en plus rares, jusqu'à ce qu'ils disparaissent tout à fait. C'est ce
cpii arrive pour la plupart des noms dont il s'agit, lesquels ont été por-
tés par des personnages qui ont vécu avant Alexandre ; deux se montrent
comme contemporains, et un seul a dû vivre peu après ce prince.
Ainsi, en reprenant les noms cités plus haut, on trouve que les deux
Mandroclès sont du v* siècle avant notre ère. Les quatre Anaximandre sont
du VI* et du V* siècle. Py thomandros est aussi du vi* siècle. Mandragoras
' Uf. XXXVm, XV. — * Voce MovSp^voXif , p. 533.
120 JOURNAL DES SAVANTS.
est antérieur à Platon. Mandrofytos est d'une époque mythique. Des
deux MandrogèneSj l'un est déjà cité dans Hippdochus, disciple de
Tbéopompe; l'autre est un des officiers d'Alexandre.
Mandronax est gravé sur une médaille qui ne peut deseendre au delà
de cette époque.
Mandrocrates est dans une inscription d'une époque incertaine, mais
qui peut, selon M. Bôckh, remonter jusqu'au temps d'Alexandre.
Enfin Mandroboalos fait partie d'une expression proverbiale de la
langue, qui peut être ancienne.
Hien ne parait donc à présent mieux constaté que ces deux faits : le
premier, qu'on ne trouve ces noms qu'en Asie Mineure (à deux excep-
tions près); le second, qu'on ne les trouve qu'avant Alexandre ou peu
de temps après.
Si l'un annonce que le culte de la divinité était propre à l'Asie Mi-
neure, et avait son siège principal à la frontière delà Phrygie et de la
Carie, l'autre indique qu'il avait cessé , ou du moins s'était affaibli de
bonne heure. On peut voir là une de ces disparitions de religions lo*
cales ou l'ime de leurs absorptions successives par un culte plus général,
dont le polythéisme grec offre plus d'un exemple. Ce culte aura cédé,
dans le pays même, devant l'établissement de nouveaux cultes, par
exemple, de ceux du dieu Men ou Lnnus, et de Cybèle ou la Grande
JIftre, qui n'ont pris d'accrobsement, dans cette même région de l'Asie
Mineure, qu'à une époque comparativement récente.
Ces deux cultes avaient, depuis une époque fort ancienne, leur siège,
l'un à Pessinonte, l'autre à Cabira dans le Pont. Venaient-ils de plus
loin du côté de l'Orient? C'est un point que je laisse décider à ceux
qui le savent ou croient le savoir. Ce qu'il y a de certain , c'est qu'ils
sont partis de ces deux centres, pour se répandre dans l'ouest de l'Asie
Mineure ; celui du dieu Lunas paraît être resté en Asie ; celui de la
Grande Mère a passé en Grèce , puis dans l'Occident où il s'est lié avec
le culte de Mithra. Leur extension dans l'ouest de l'Asie ne parait pas
être de beaucoup antérieure à Alexandre. Ce qui le prouve, entre au-
tres indices, c'est que les noms de Ménodore et de Métrodore ne se
montrent qu'à une époque tardive, ce que je ferai voir dans la suite,
lorsq^ejj^quittant Texamen des détails, je réunirai quelques rapproche-
ments suPla rareté comparative de tous ces noms.
Maintenant, si l'on pense que la plupart des anciens auteurs qui par-
laient de cette même région sont perdus, et que les inscriptions anté-
rieures à Alexandre y sont infiniment rares, on comprendra parfaite-
ment poiurquoi le nom de cette divinité, tombée de boxine heure en
FÉVRIER 1846. 121
désuétude , ne subsiste plus pour nous que dans celui des personnages
nés à répoque où son culte était en vigueur. Cela nous explique encore
pourquoi la ville de Mandropolis était déchue de bonne heure avec le
culte qui avait fait sa célébrité, à tel point qu elle n est plus citée ni par
Strabon , ni par Pline , ni par Ptolémée , ni dans les autres itinéraires.
L'examen des deux autres genres conduit à des observations qu'il ne
sera pas moins utile de recueillir.
LETRONNE.
(La suite aa prochain cahier.)
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
LIVRES NOUVEAUX.
Histoire de l'école d'Alexandrie, par M. Jules Simon, professeur agrégé à la Fa-
culte des lettres de Paris, maître de conférences à l'École normale. Paris, librairie
de Joubert, rue des Grès; i845, a vol. in-8* de 6oa et 69a pages. — L'ouvrage
que nous annonçons n'était point terminé lorsque l'Académie des sciences morales
et politiques proposa pour sujet de prix l'histoire de l'école d'Alexandrie , et il n'a
pu être présenté au concours. Cette histoire est l'un des principaux objets du jcours
professé à la Sorbonne par M. Simon, depuis i84o, comme suppléant de M. Cousin
dans la chaire d'histoire de la philosophie ancienne. L'école a Alexandrie a duré
depuis la fin du ii* siècle de l'ère chrétienne jusqu'au commencement du vi*. Elle
représente le parti de la résistance , par les idées , du polythéisme contre le christia-
nisme : aussi a-t-elle été fréquemment combattue par les Pères de l'Eglise. Suivant
l'auteur de cet ouvrage, 1 école philosophique d'Alexandrie est la première école
éclectique, la première école mystique, la première école panthébte. C'est par
l'appréciation approfondie de ses doctrines en elles-mêmes , par l'étude de leur
fimtion et de leurs rapports avec la philosophie de l'antiquité , que se fait remar-
quer le livre de M. Simon, plutôt que par la recherche des emprunts que celte école
' a dû (aire aux idées chrétiennes altérées et de l'influence qu'elle a exercée sur
certaines hérésies. Le plan de l'ouvrage peut faire juger de son caractère et de son
importance. U est divisé en cinq livres, dont les deux premiers remplissent le pre-
mier volume. Le I" livre, intitulé Origines de l'école d'Alexandrie, comprend quatre
chapitres : De la pliOosophie grecque jusqu'à Plotin ; philosophes et polygraphes
du 1* et du II* siècle; éclectisme; naissance el procès du christianisme; du Musée
et des institutions littéraires et philosophiques d'Alexandrie. Le II* livre a pour
titre : Phihsophiede Plotin, et traite, en onze chapitres, de la vie de Plotin (an.
ao3-a6g de J.-C] ; de la dialectique; de la trinité de Plotin; de l'origine du doffme
de la trinité dans l'école d'Alexandrie, et de ses rapports avec le dogme chrétien;
16
132 JOURNAL DES SAVANTS.
delft. théorie générale des émaoations ; de la matière et de FeMeoee; des lois gé-
néralef du monde; de la Providence; des différentes espèces d'êtres, et en particu-
lier de la nature humaine ; des facultés de Tâme ; de la théorie de la volonté et de
la doctrine morale. Le tome II s*ouvre avec le livre III , qui embrasse l'histoire de
récole d'Alexandrie de Porphyre à Vemperear Julien. Les six chapitres que ce lîvre
comiNread ont pour sujet : l'état des questions philosophiques après Hotin; Eren*
DMOtOrigène, Longin; Ameh'ns et rorphyre ; doctrine de Porphyre; doctrine de
Jamblique ; disciples et successeurs de Jamblique. Dans le livre IV, où cette histoire
est conduite de l'empereur Julien à Vécole Jt Athènes, Tauleur apprécie Tempereur
Julien, sa vie, son règne, sa doctrine. Le V* et dernier livre est consacré à Y école
i Athènes dans ses rapports avec Vécole d'Alexandrie, Voici les titres des sept chapitres
dont il se compose : Plutarque et Syrianus; vie de Proclus (an. 4i3'485); prin-
cipes de la théologie de Proclus ; trinité ; de la production du monde ; de la nature
et des faicultés de Tâme ; de la Providence divine et de la morale ; dispersion de
l'école d'Alexandrie et de l'école d'Athènes; conclusion.
Nouveaux essais d'histoire littéraire, par E. Géruzez, professeur suppléant d'élo-
quence firançaise à la Faculté des lettres de Paris, maître de conférences à l'Ecole
normale. Paris, imprimerie de Gratiot, librairie de Hachette, i8ii6, in-8* de viii-
A36 pages. — Ce nouvel ouvrage paraît destiné au même succès que les Essais
couronnés, en i84o, par l'Académie française. M. Géruzez, continuant de traverser
rapidement le vaste champ de notre littérature , apprécie avec autant de savoir que
de goût, et dans un style plein d'élégance, Abaiiard, Téloquence judiciaire et la
préoication religieuse au xv* siècle, Alain Chartier, la comédie politique sous
Loiiis Xn, les poètes de la néiade, la littérature de la Fronde, La Fontaine,
madame de Sévigné, Fénélon, J.-J. Rousseau, BufTon, DeliUe. Le volume est ter-
miné par un intéressant article sur M. Joubert, critique judicieux et penseur pro-
fond, mort en 1 8a 5.
Lettres inédites de Peugaières, tirées des papiers de famille de madame la du-
chesse Decazes, et publiées par Etienne Gculois; tomes I et II. Paris, imprimerie
de Grapdet, librairie de Leieux, i8â5, a vol. in-S** de xxiv-âSS et xx-464 pages.
->«^ Cette correspondance de MM. de Feuquières, ancêtres maternels de madame la
dudiesse Becazes, n'a point été publiée dans un intérêt de famille. Les juges com-
pétents en apprécieront facilement la valeur historique et littéraire, et lui donneront
certainement une place à côté dés curieux mémoires que nous possédons sur le
XVII* siède. Ces lettres nous paraissent avoir le doublé mérite de fournir des détails
nouveaux sur un certain nombre des grands événements du temps , et de mettre en
rdief resprit, les mœurs, les relations et toute la vie intérieure de la société polie
dèir'rtgnes de Louis XIII et de Louis XIV. A la tournure facile et agréable de quel-
ques-imes , on reconnaîtra sans peine que leurs auteurs ont vécu a l'époque qui a
vu naître Pascal, Molière et madame de Sévigné. Le marquis Manassès de Feu-
Îiuières, dont la correspondance ouvre cette collection, né en iSgcmorten i64o,
ut envoyé par Richelieu en Allemagne , après la mort de Gustave- Adolphe, roi de
Su^è, pour maintenir notre alliance avec le parti protestant. L'éditeur a évité de
reprodmre la relation spéciale de celte négociation, publiée par Aubery, sous le
titre de: Mémoires pour servir à l'histoire de Richelieu. Le fils aîné de Manassès,
Isaac, marquis de Feuquières, fut ambassadeur en Suède, et, pendant dix ans,
en relation ayec tous les ambassadeurs et ministres français des différentes cours
d'AUem^gne. Antoine de Feuquières, fila d'Isaac, lieutenant général des armées
du Roi, est considéré comme un dès hommes de guerre les plus habiles de son
FÉVRIER 1846. 123
lemps; cest Tauleurdes Mémoires et maximes militaires, livre uiiJe, fMiqael un
grand nondbre de lettres de ce recueil peuvent servir de complément. Autour
de ces trois personnages principaux viennent se grouper, non-seiUemeiit les membres
de leur famille, parmi lesquels on distingue surtout les Aruauld d'Andilly et les
Arnauld de Pomponne , mab encore beaucoup de célébrités historiques , des princes,
desmimstres, des maréchaux de France, des foncdonnaires de toutes sortes, et
quèlqoes-unes des femmes les plu» distinguées de la cour, entre autres la marquise
de Saint-Chamond, gouvernante des enfents de Monsieur, frère de Loub XïV.*Ee
tome n de la correspondance des Feuquières s*arréte à Vannée 1674- On annonce
la prochaine publication des deux autres volumes qui doivent compléter Touvrage.
lieiation des voyages faits par les Arabes et les Persans, dans VIndè et à la Chine»
dans le ix* siècle de Vère chrétienne; texte arahe imprimé en 1811 par les soins de
feu Langlès; publiée avec des corrections et additions, et accompagnée d*une tra-
duction française et d*édaircissements par M. Reinaud, membre de Tlnstitut.
Paris, imprimé par autorisatic» du Roi k l'Imprimerie royale. Se trouve chez
Franck, libraire-éditeur, rue de Richelieu, 6g, 1845, 3 vol. in-iB de glxxx*i54 et
io5*aoo pages. — ^ L*abbé Renaudot avait publié, en 1718, un volume intitulé:
Anciennes relations des Indes et de la Chine, de deux voyageurs mahométans gai y
allèrent dans le mx* siècle de notre ère. Ces relations étaient traduites de Tarabe et
acocMnpagnées de remarques intéressantes. Renaudot s'était contenté de dire que le
manuscrit d*où il avait tiré ce récit se trouvait dans la bibliothèque du comte
de Seignelay, et, comme la partie de l'ouvrage qui traite de la Chine n était pas
toujours d'accord avec ce que les savants missionnaires catholiques avaient écrit
sur ce pays, comme il s*était glissé dans la version française quelques erreurs pro-
venant du traducteur, on accusa Renaudot d'avoir lui-même for^ la relation à
l'aide de témoignages Tecueillis dans les ouvrages arabes. La bibliothèque du comte
de Seignday, qui n était autre que celle du grand Colbert, son aïeul, passa, au
siècle dernier, dans la biUiothèque du Roi. En 17641 le célèbre Degùignes y re-
trouva le manuscrit original de la relation publiée par Renaudot; il rendit compte
de sa découverte dans le Journal des Savants du mois de novembre 1764, et fit qud-
ques remarques sur le travail du traducteur. Plus tard , il revint sur le même sujet
dans le premier volume du recueil des Notices et extraits des manuscrits de la biblio-
thèqae da Roi. Mais les remarques de Degùignes et les notes de Renaudot, aussi
bien que sa version, avaient été faites avec quelque précipitation. Les progrès de la
critique orientale rendaient nécessaire un nouvel examen de la relation arabe. En
1811, M. Langues en fit imprimer le texte, et inséra à la suite un morceau qui,
dans le ms.« est placé immédiatement après , c'est-à-dire le tableau d*une partie des
forteresses de la Syrie et delà Mésopotamie, au xii* siècle de notre ère; mais cette
édition n'avait pas été mise en vente, sans doute parce que cet orientaliste devait y
joindre une version française, projet qu'il n'a pas réalisé. M. Reinaud s'est chargé de
revoir le texte sur le manuscrit unique delà bibliothèque du Roi ; il a remplacé la tra-
duction peu exacte de Renaudot par une traduction nouvelle ; il l'a fait suivre de
notes et de nombreuses remarques auxquelles l'examen du manuscrit a donné lieu,
et s'est attaché à contrôler ou à compléter la relation originale, à l'aide d'autres
ouvrages arabes qui traitent de matières analogues, principalement des écrits de
Massoudt et d'Ëdrisi. On trouve dans le tome I" la traduction, précédée d'un dis-
cours préliminaire étendu , où le savant éditeur, après avoir fait connaître comment
l'ouvrage a été composé, à quels éorivairu il est dû, quelles circonstances ont ac-
compagné ta poblication en Europe, expose l'état des connaissances géographiques
16.
124 JOURNAL DES SAVANTS.
des Arabes à Tépoque où la relation fut rédigée, et décrit les itinéraires suivis par
les navigateurs arabes, indiens et chinois. Le tome II contient les notes de la tra-
duction et le texte, avec un appendice composé de deux morceaux inédits, savoir :
extrait du Kitah-Aladjayh , ou traité des merveilles, de Massoudi, et extrait du
XTi* chapitre du Mourouij-Alizeheh , par le même auteur.
Description géographique, historique et archéologique de la Palestine, par M. Munk,
employé au déparlement des manuscrits de la Bibliothèque royale ; un vol. in-8*
de 44 feuilles, à deux colonnes, avec 73 planches, prix: 7 fr. (faisant partie de
Y Univers pittoresque, publié par MM. Didot). La Palestine rappelle trop de souvenirs
aux jui£s et aux chrétiens , pour que de tout temps ce pays n*ait pas été Tobjet
d'une attention particulière. Les travaux des philologues cdlemands, depins près
d'an siècle, avaient amené de nouveaux aperçus,, en ce qui concerne Tarchéologie
et les croyances. Les nombreux voyages faits par des Européens de toute opinion
avaient donné lieu a une étude plus approfondie des lieux. M. Munk, sur la demande
de MM. Dxdot, s*est chargé de résumer ce qui avait été recueilli de plus plausible
et de plus intéressant. Le volume se compose de cinq livres : le I" livre est consacré
k Tétat physique et topographique de la Palestine; le H* aux diverses populations
!>aîennes qui occupèrent le pays avant et après Tinvasion des Hébreux sous Josué ;
e m* k Inistoire des Hébreux depuis Abraham jusqu*à la captivité de Babylonc. Le
rV* livre retrace Tétat moral, social et scientifique des Hébreux, k Tépoque ou ils
fonnèrent un état particulier. Enfin , le V* livre fait connaître Thistoire de la
Palestine depuis la captivité de Babylone jusqu'à la ruine du temjde par Titus.
Un appendice offre le tableau rapide des événements qui sont arrivés en Palestine
dq>uis la chute de Jérusalem jusquà nos jours. M. Munk joint la connaissance de
rhébreu et d autres langues orientales à celle de Tallemand, de l'anglais, etc.; il
a fait une excursion en Orient. Ainsi nen ne lui à manqué pour acquérir une
connaissance exacte des mots et des faits. A Tégard des opinions et des croyances
de M. Munk, deux choses dont le lecteur a le droit de s'enquérir dans un sujet de
cette nature, M. Munk appartient à la rdigion Israélite ; et, tout en professant beau-
coup de respect pour les livres saints, il attribue à certaines parties de la Sainte-
Écriture un caractère et une origine autres que ne le font les traditions juive et
chrétienne. Sans entrer dans Texamen de cet ordre de questions, nous dirons que
M. Munk conserve toujours un ton grave, qu'il est partisan de l'autorité religieuse,
et que le lecteur, quelles que soient ses croyances, trouvera dans son livre à s'exercer
et a s'instruire.
Les séances de Haîdari, récits historiques et élégiaques sur la vie et la mort des
principaux martyrs musulmans, ouvrage traduit de l'Indoustani par M. l'abbé Ber-
trand, membre de la Société asiatique; suivi de l'élégie de Miskin, traduite de la
même langue par M. Garcin de Tassy. Imprimerie de Despart à Versailles, librairie
de Benjamin Duprat à Paris, i845, in-8* de vii-SAa pages. — Cet intéressant vo-
lume contient, en outre, sous forme d'introduction, un aperçu de l'hisloire mu-
sulmane depuis Mahomet jusqu'à la mort d'Huçaîn, et une esquisse sur la religion
musulmane et spécialement sur la secte des schiites , (rès-répandue dans l'Inde et
dominante en Perse. Indépendamment des notes nécessaires à l'intelligence de la
traduction, l'auteur a ajouté, àja fin du volume, sous forme de dictionnaire, toutes
celles qui ont trait aux noms propres et aux vocables étrangers qui se rencontrent
dans le livre.
Bicher, histoire de son temps; texte reproduit d'après l'édition originale donnée
parG.-H. P^rtz, avec traduction firançaise, notice et commentaire, par J. Guadet.
FÉVRIER 1846- 125
Tome II, Paris, imprimerie de Crapelet, librairie de J. Renouard el compagnie,
i8/i5, in-8* de 434 pag^* *"- Le Journal des Savants a déjà entretenu ses lecteurs
de cette publication importante, qui se trouve complétée par le volume que nous
annonçons. U comprend le texte et la traduction des livres III et IV, suivis de notes
et dissertations sur quelques points de Fhistoire de Richer. Ces notes traitent :
1* des divisions géographiques de la Gaule en usage pendant le x* siècle; a" de la
généalogie des rois, ducs, comtes du x* siècle; 5* de la valeur des titres hiérar-
chiques et honorifiques employés par Richer, comme ceux des rois, ducs, principe» «
magnâtes, etc.; 4* de la composition des armées et de Tart militaire; S*" de certains
usages , de certaines cérémonies de ces temps*là. Le volume est terminé par deux
tables. Tune chronologique et analytique avec renvoi aux chapitres du texte, Fautre
alphabétique des noms d^hommes et de lieux. Nous reviendrons sur cet ouvrage,
un des plus intéressants que la Société de Thistoire de France ait publiés jusqu à
ce jour.
La même société vient de faire paraître le tome III et avant-dernier du procès de
condamnation et de réhabilitation de Jeanne d'Arc, dont Téditeur est M. J. Quicherat.
Paris, imprimerie de Crapelet, librairie de J. Renouard, i845, in-8* de 478 pages
avec un fac-similé. On y trouve les enquêtes faites à Orléans, à Paris et à Rouen;
la déposition de Jean d'Aulon reçue à Lyon , et la procédure entière de la réhabili-
iation. Ces textes sont suivis des opinions et mémoires eztrajudiciaires publiés du
vivant de Jeanne d'Arc. Les pièces comprises dans cet appendice sont : les résumés
des conclusions données par les docteurs réunis à Poitiers; le traité de Jacques
Gelu, archevêque d'Embrun; les propositions de maître Henri de Gorcum, et la
dissertation d*un clerc allemand du diocèse de Spire, intitulées : Sibyllajrancica.
Le tome IV et dernier est sous presse.
Histoire et description de Provins, par Christophe Opoix ; seconde édition refondue,
augmentée et mise en ordre d*après les notes laissées par Tauteur, et publiée sous
la direction, de A.-^. Opoix. Imprimerie de Giroux et Vialat, à Lagny. A Provins,
cbezLebeau , libraire, et à Paris, au comptoir des imprimeurs unis^ i846, in-8* de
X1X-X1V-&84 pAges, avec planches. — Cette nouvelle édition de Y Histoire de Provins
de M. Opoix, publiée pour la première fois en i833, est un hommage de piété
filiale raidu à la mémoire de l'auteur, littérateur instruit et estimable, mort en
i84o àTâge de g4 ans. L ouvrage, disposé dans un ordre méthodique, et complété,
est précédé d*uiie nodoe sur M. Opoix, et suivi, 1** d'une note de l'auteur sur la
question d'ilo^nAcam-Provins, a* d*une réponse aux diverses critiques dont son
livre a été l'objet. Le volume est terminé par quatre comédies inédites de M. Opoix;
composées de 1785 à 1800, et intitulées : la Berline renversée, le Portrait ressem-
blant, Bernard Palissy, et la Femme comme il y en a peu.
Précis de thistoire des institations des peapUs de l'Europe occidentale au moyen âge,
Sr M. Tailliar, conseiller à la cour ro}ale de Douai. Imprimerie et librairie de
lauviii» i Saint'Omer, i845, in-8* de i48 pages. — Ce précis, dans lequel This-
toirede la législation occupe la plus grande place, se (tiviae en deux périodes, dont
. 1* preniiére s*élezid depuis le démembrement de l'empire des Francs, en 888, jus-
qu à la première croisade, en 1096, et la seconde, depuis cette dernière époque
fuaquà la mort dé saint Louis, en 1^70. .
Le même auteur vient de puUier une Notice des manuscrits concernant la légis-
latim (h moyen âge; Douai, imprimerie d'Aubers, »84i&'* iu-8* de viii-i35 nages.
Les manuscrits qui y sont analysés ou signalés i^ppartienaeni tous k i» biblioiaàjiie
de Douai. Nous y avons remarqué, entre autres, la collection de Décrétâtes de
126 JOURNAL DES SAVANTS.
Pierre de Bénévenl, un autre recueil de décrétales par. un oompilateur anonyme,
des traités de Barlhaemy de Brescia, de Geoffroy de Trano, de Jacques Golumbi, jet
antîoniï Oniojudiciarias de Ricardus, outrage inédit du xiii* siècle, déjà mentionné
par M. Haënel dans son catologue si imparfieiit, mak si utile, et par M. Wmderlioh,
dans un livre publié à Gœtlin^e,i en i84i« sous le titre de : AMêcdota qnm ad mi-
hm frocûtsnm spectant
BMioihèque de l'école des chartes, revue d'érudition consacrée principalement à
Tétode du moyen âge. S^tième année, deuxième série, deuxième livraison, no-
tembre-décembre i845. Paris, imprimerie de Didol, librairie de Dumoidin,
in-8*, $3-1 88 pages. -* Celte livraison contient; i" une dissertation de M. le comte
Befoffnot sur les anciennes coutumes inédites d*Alais; a* un trobième et dernier
artl^e de M. deMaft-Latrie,sur les rdations politiques et commerciales de T Asie Mi-
neure avec Tîle de Chypre, sous le règne des princes de la maison de Lusignan;
3" Histoire de Jeanne d*Arc, diaprés une chronique inédile du xv* siècle, publiée
par M.Quicherat; &" divers articles de bibliographie.
Le Conseil de Pierre de Fontaines, ou Traité de Tancienne jurisprudence fran-
çaise. Nouvelle édition publiée d*après un manuscrit > du xiii* siècle, appartenant à
la bibliothèque de Troyes, avec noies explicatives du texte et des variantes tirées
des manuscrits de la bibliothèque du Roi, par M. A. J. Mamier. Paris, imprimerie
de Grapelet, librairie de Joubert et Durand, i845, in-S" de Ô78 pages. Prix:
g francs.
BiUiothèque de M. leiaron Syheslre de Saey, pair dç France, etc., tome second.
Stienees médicales et arts utiles; psychologie, sciences morales, linguistique, litté-
rature et beaux-arts, histoire littéraire. Paris, imprimé, par autorisation de M. le
garde des sceaux, à rimprîmerie royale. Se trouve aux librairies de Benjamin Du-
prat et de JuUien, i846, in-8* de xxiii^4i6 pages. La vente des livres de cette
partie de la précieuse bibliothèque de M. deSocy commencera le 6 avril prochain ,
et finira le ag. La troisième partie, dont le catalogue reste k paraître, comprendra
les sciences politiques, Thistoire et ses annexes, la polygraphie.
Institntes de droit administratif Jrançais , ou Éléments du Code administratif réunis
et mis en ordre, etc., par M. ie baron- de Gérando, a* édition, tome IV. Pbris, im-
primerie de Cosson , librairies de Thorel et de Guilberl, in-8* de 7 la pages.
Analogies constitutives de la lanjae allemande avec le grec et I0 latin, expliquées par
h samskrit, par C. Schœbei , professeur de langue et de littérature «allemandea-au
collège royal de Reiins. Paris, imprimé, parautorisation de M. le garde des sceaqx,
à rimprimerie royale. Se trouve chez J. Kenouard, libraire-éditeur, i845, in-8^ de
xxvii- 184 pages.
Dissertation sur le rhythme chez les anciens, par A.-J.-H. Vincent. Paris, impri*
merie de Dupont, i845, brochure in-8* de 19 pages. (Extrait du Joumalde l'ins-
truction publique.)
Éclaircissements sar quelques partieularités des langues tatares et Jinnoises,ftLV
F.«L.-0. Rœhrig, docteur en philosophie, membre des sociétés asiatiques de France
et jd* Allemagne. Paris, imprimerie de BaiUy, librairie de Théophile Barrois, i845,
ifi^*' de a 6 pages.
5ar l'anthropologie de l'Afrique française^ par M; Bory de Saint-Vincent; lu à TAca-
déttié royale des sciences, dans-là séance du 3o)uin i845 (extrait du Magasin, de
zoétoùiêf ^d'^anatomie comparée et -de paléontologie):' Paris, imprimerie de Fain et
Them^^SAS, in-8* de ag p«ges.
FEVRIER 1846; 127
ANGLETERRE.
The ancwii syriac version of the epiitles of saint Ignatius., texte syriaque, versiou
anglaise et notes, par M. William Gureton; LoncCres, i845, in•.8^ Saint Ignace,
qa on présume avoir été le disciple d*un des apôtres, remplit les fonctions d*évèque
a Antioche dès Tan 6g de J. C, et souf&it le martyre à Rome, Tan 116, sous le
règne de Trajan. Placé au premier rang dans la hiérarchie chrétienne, il prit né-
cessairement une part plus ou moins grande à rétablissement et à la propagation
du dogme et de la discipline. On lui attribue des lettres adressées à d'autres évêques
et à certaines communautés, et il existe de ces lettres, soit en grec, soit traduites
en latin, dès les premiers siècles de l'Église. Malheureusement, Ion a cru recon-
naître dans quelques-unes des marques d'altération et d'interpolation. Comment
distinguer le vrai du faux, le cei*tain de l'incertain ? Il exbtait en Egypte, dans
un couvent du désert de Scété, un certain nombre d'anciens manuscrits syria-
Îues , parmi lesquels était une version des épîtrcs de saint Ignace. Il importait
'avoir conununication de cette version, et de la comparer avec les textes grecs et
latins. M. Tattam, connu par des publications cophtes, se rendit, il y a quelques
années, en Egypte, et acquit les manuscrits syriaques, qu'il vendit ensuite au ori-
tish muséum. C'est d'après l'un de ces volumes que le savant M. Lee a publié la
version syriaque d'un traité d'Eusèbe, intitulé Theophania, dont le texte grec était
perdu. Un des volumes, où se trouvent les écrits de saint Ignace , a été transcrit dans
la première moitié du ti* siècle , et est par conséquent antérieur à. l'islamisme.
La publication de M. Cureton comprend l'épîlre à saint Polycarpe, Tépître aux
Éphésiens, l'épitre aux Romains, avec des extraits d'autres lettres. Ce qui se trouve
dans les versions ereoque et latine, et qui manque dans la version syriaque, est
regardé en général par M. Cureton comme apocryphe. Il reste à savoir si , dans
les collections de manuscrits syriaques qui se trouvent à Rome, à Paris et ailleurs,
il n'existe pas des fragments de versions plus développées que celle qui a été sous
les yeux de M. Cureton, circonstance qui pourrait modifier les conclusions de l'é-
diteur. Quoi qu'U en soit, l'on doit applaudir à l'idée qu'a eue M. Cureton de pu-
blier en entier et pur de tout mélange ce vénérable débris de l'antiquité chrétienne,
et nous appelons sur cette publication l'attention des personnes instruites qui ne
sont pas restées indifférentes aux origines de notre religion.
ALLEMAGNE.
Rerwn ab Arabibui in ludia ùuulisqae adjacentibus, Sicilia maxime, Sardinia atqne
Corsica, gestaram commentarii. Scripait J. G. Wenrich. A Leipsick, et à Paris chez
Klincksieck, i845, in-S** de vi«>346 pages. Prix : 6 fr. 76 c.
Die Einfàlle der Nùrmannen in die Pyrenàische HalbinseL Les invasions des Nor-
mands dans la péninsule pyrénéenne; collection de renseignements sur ce sujet, tra-
duite en grande partie du danois, par E. F. Mooyer. A Munster et à Paris, chez
Uincksieck, in-S"* de 5a pages. Prix : 1 franc.
Ottaviano dei Petmcci aa Fossombrone, der ente Erflnder des Musiknotendruckes mit
hew0glichen Metalltypen, etc. Ottaviano dei Petrucci de Fossombrone, le premier in-
venteur de l'impresuon des notes de musique avec des caractères métalliques mo-
bSes, et ses successeurs, par Anton. Schmid. A Vienne, et à Parb chez Klincksieck ,
1845, in-8* de x-344 pages avec huit planches. Prix : 1 1 fr. 25 c.
128 JOURNAL DES SAVANTS.
Gesehickte der Treviren unterderHerrschaftderRômer.Uisioire des Trévires sous la
domination romaine, par J. Steioenger. A Trêves et à Paris, chez Klincksieck, i845.
In-S** de vi-3a8 pages, avec deux caries. La première partie de cet ouvrage s*éteod
depuis le temps de César jusqu'à la fin de ]a guerre batave; la seconde, depuis cette
dernière époque jusqu'à ia conquête du pays par les Francs en 464. On trouve
dans un appendice des dissertations sur les routes et les fortifications romaines, et
entre aulres sur les voies qui conduisaient de Trêves à Cologne, à Reims, à Metz,
à Mayence, à Strasbourg.
ttlarkische Forschangen, Recherches pour servir à Thistoire de la marche de Bran-
debourg, publiées par la société d'histoire de cette contrée. A Berlin et à Paris chez
KlinclcBieck, a volumes in-S*. Parmi les dissertations qu'on trouve dans ces deux
volmnes, nous citerons les suivantes : Traditions de la marche de Brandebourg et leur
utilité pour Téludc de l'ancienne mythologie allemande ; Glossaire du dialecte bran-
ddx)urgeois; Couvenls et ruines dans la marche électorale; Actes de divers procès
de sorcellerie depuis le xvi* siècle jusqu'au xviii* ; Description de la cassette ou était
enfermé l'argent que le margrave Othon IV donna, en 1278, pour sa rançon, aux
habitants de Magdebourg; Description des fonts baptismaux de l'Église de Sainte-
Marie à Neu-Angerminde ; De l'usage des sceaux dans la marche de Brandebourg.
Geschichte Alexanders des Dritten, Histoire d'Alexandre III et de l'Église de son
temps, par Herman Renier, tome 1*. A Berlin, et à Paris chez Klincksîeck, i845,
in-Sr de x-44o pages. En tête de ce premier volume est une instruction divbée
en trois chapitres, où l'auteur traite successivement l'histoire de l'Eglise au moyen-
Age et de sa hiérarchie , du développement de cette hiérarchie depuis Grégoire Vil
Jusqu'à Alexandre III, et de l'époque con temporaire de ce dernier pape.
Denhvûrdigke'Uen ans der Geschichte des Chris tlichen Lebens, Mémoire sur l'his-
toire et la vie des chrétiens , par Neander. 3* édition, tome I*. A Hambourg et à
Paris, chez Klincksieck, in-8* de vi-4i4 pages.
BELGIQUE.
Essai d^étymologie philosophique, ou recherches sur Torigine et les variations de
mots qui expriment les actes intellectuels et moraux, par i'abbé Chavée, bachelier
en lii^logie. Bruxelles, imprimerie et librairie de Méline, Cam et compagnie,
in-8* de iii-a6i pages.
TABLE.
Satires deC. Lucilias, fragments revus, augmentés, traduits et annotés pour la
première fois en français, par E.-F. Corpet (!*' article de M. Patin) • . • Page 65
Théâtre français au moyen ftge, publié d'après les manuscrits de la bibliothèque
du Roi , par MM. L.-G. Monmerqué et Francisque Michel ( 2* article de
- M. Magnin) 76
Sur les modifications qui s'opèrent dans le sens de la poUrisation des rayons
lamineuz, lorsqu'ils sont transmis à travers des milieux solides ou liquides,
soumis à des influences magnétiques très-puissantes ( I" article de M. Biot). . 03
Dîcttonnaîre des noms propres grecs, avec un coup d'œil sur la formation de»
noma de personnes, par ie docteur W. Pape (3* article de M. Letronne) .... lOQ
Noaveltat litlénires 121
Fin DE LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS.
MARS 1846.
1. — jEgyptens stelle in deb Weltgeschjchte. Geschicht"
liche Untersuchung in fûnf Bûchem, von Ch. C. J. Bunsen; I**,
II« und III« Buch, 8^ Hambourg, 18 AS.
1. — Place de l'Egypte dans l'histoire du monde; recherche histo-
rique en cinq livres, par Ch. C. J. Bunsen, I", IP et III' livres, 8®,
Hambourg, i8d5.
2. AUSWÀHL DER WJCHTIGSTEN UbKUNDEN DES jEgYPTISCBEN
Altebthums, herattsgegeben und erlàutert von D^ R. Lepsius,
Tafein, Leipzig, i842, fol.
2. — Choix des documents les plus importants de L'ANTiQuiTi
égyptienne, publiés et expliqués par le D' R. Lepsius; planches,
Leipzig, 1842, fol.
PREMIER ARTICLE.
Un livre tel que celui dont nous venons de transcrire le titre , qui
a pour but de faire connaître la place que TEgypte ancienne occupa
dans rhistoire du monde , se recommande par toutes sortes de motifs
à l'intérêt de nos lecteurs. Son objet est certainement un des plus
graves que puisse se proposer un ami des progrès de la science histo-
rique; et la preuve qu'il répond à Tun des plus grands besoins litté-
raires de nôtre époque, c'est qu'il renferme en soi, comme un de ses
»7
130 JODRNAL DES SAVANTS.
principale éléments, Timporlante question des dynasties égyptiennes,
mise au concours par TAcadémie des inscriptions et belles-lettres K
L'auteur de cet ouvrage se recommande par lui-même, et à plus d'un
titre, à l'attention du monde savant. Formé par les leçons de Nîebuhr,
dont il a placé l'image en tête de son livre, encadrée de l'inscription
hiéroglyphique de la pyramide de Sakkarah, et accompagnée de celles
de Manéthon et d'Ératosthène, il s'annonce, par cet hommage même
de sa reconnaissance envers le fondateur d'une nouvelle école histo-
rique, comme un homme qui s'est affranchi de tout préjugé tradi-
tionnel, et qui marche hardiment dans sa voie propre. Cet auteur s'est
d'ailleurs préparé par de longues et fortes études à l'importante mis-
sion qu'il s'était donnée. Depuis dix-huit ans qu'il s'occupe de l'histoire
et de l'antiquité de l'Egypte, il s'est familiarisé avec l'intelligence du
copte , et il possède la connaissance de tous les monuments écrits et
figurés de l'archéologie égyptienne, jusque-là qu'il a pu, grâce à des
communications intimes et fréquentes avec M. le D' Lepsius, profiter
de quelques-uns des résultats de la mission scientifique que ce savant
vient d'accomplir en Egypte. Enfin M. Bunsen , qui avait commencé
son travail à Rome, en présence des monuments de la ville étemelle,
avec les inspirations de Champollion, l'a poursuivi et complété à
Londres» au milieu des trésors du musée britannique, avec l'aide de
M. Sam. Birch, l'intelligent et actif interprète de ce musée. Il n'a
donc manqué à M. Bunsen aucun des secours que, dans l'état actuel
de la science , il pouvait trouver en lui et autour de lui pour exécuter
ce grand travail, qui consiste à déterminer la place de l'Egypte dans
l'histoire du genre hmnain ; et c'est notre conviction profonde que peu
d'ouvrages se sont produits avec plus de titres de confiance et d'une ma-
m'ère plus digne d'une sérieuse attention, que l'ouvrage de M. Bunsen.
Des cinq livres dont cet ouvrage doit se composer, il n'a encore
paru que les trois premiers; le quatrième et le cinqmème, qui doivent
renfermer les développements des points principaux et les résultats dé-
finitifs du travail, sont ajournés à une époque qui ne paraît pas devoir
être éloignée. Mais, dans l'état où se trouve dès aujourd'hui cette pu-
blication, elle n'en offre pas moins un ensemble de vues et de re-
cherches dont on peut déjà apprécier fimportance et signaler la nou-
veauté ; et c'est sous ce double rapport que nous nous proposons de
^ Cette question, proposée en 1844 pour être jugée en i846« est ainsi conçue :
«Faire Fexamen critique de la succession des dynasties égyptiennes, d*après les
textes historiques et les monuments nationaux. »
MARS 1846. 151
la considérer, en nous bornant, pour le moment, à rendre un compte
impartial et fidèle des matières contenues dans les trois livres que
nous avons sous les yeux, et en réservant, pour Tépoque où nous pos-
séderons l'ouvrage entièrement achevé, le jugement que nous aiurons
à porter sur Tensemble de ce grand travail.
Dans une préface où fauteur expose, avec une grave et noble sim-
plicité, f ordre dans lequel a eu lieu f exécution successive des diverses
parties de son ouvrage , il en fait connaître le but d une manière qui
en indique su£Qsamment la haute importance, et qui, si ce but est
complètement atteint, assure ceiiainement à cet ouvrage une place
éminente parmi les travaux scientifiques les plus distingués de notre
âge. Dès le moment où fauteur eut été initié , comme il le dit , pai* les
entretiens et par les écrits de Ghampollion , à la connaissance de f «écri-
ture hiéroglyphique, dont il avait sous les yeux, dans les obélisques
de Rome, de si admirables pages, trois grandes questions se présen-
tèrent à son esprit. Est-il possible, à f aide des monuments de f Egypte
qui portent des noms de rois, de rétablir, en tout ou en partie, la
chronologie de f histoire de ce pays, d'après les dynasties de Manéthon ?
La langue égyptienne, telle que nous pouvons la connaître par les dé-
bris qui en restent, d'une part, dans le copte, de f autre, dans les mo-
numents écrits de f antiquité égyptienne , permet-elle d'assigner à cette
nation une place sûre dans la plus ancienne liistoire des peuples, et
surtout de déterminer le rapport où elle se trouve avec les peuples de
race araméenne et indo-germanique? Enfin, peut-on espérer d'obtenir,
à faide de recherches aussi historiques que possible, dans la plus haute
acception de ce mot, sur le domaine de f antiquité égyptienne , d'obte-
nir, disons-nous, pour la philosophie de l'histoire de l'humanité, une
base plus solide que nous ne la possédions jusqu'ici? Ce sont là les
trois grands problèmes que l'auteur s'est proposé de soumettre à une
analyse approfondie, dai^s tous les éléments qui s'y rapportent ^ et
pour la solution desquels il se flatte d'avoir réimi, dès ce moment, assez
de matériaux pour que cette solution même en doive être , sinon le
résultat immédiat, du moins la conséquence prochaine.
En ce qui touche le premier point, la chronologie égyptienne, il
est bien avéré aujourd'hui que c'est là le terrain où l'on doit chercher
les éléments de la plus ancienne histoire des hommes. La Grèce ne
présente, au delà des olympiades et surtout au delà du siège de
Troie, que des traditions confuses et contradictoires, où le peu
dliistoire qui s'y trouve est mêlé de trop de fables, et où le fil chro-
nologique échappe ou se brise à chaque instant. Il en est de nkéme
»7-
(^
132 JOURNAL DES SAVANTS.
pour les empires d*Assyrie et de Babylone, au delà de 3*ère de Na-
bonassar. Le fd de la chronologie biblique ne nous conduit avec cer-
titude que jusqu'à l'époque de Salomon, au delà de laquelle tout est
encore livré au conflit des systèmes et à l'incertitude des hypothèses.
L'Egypte seule nous présente, depuis que nous devons à Champoliion
la clef de ses innombrables inscriptions, une suite de monuments pu-
blics qui fournissent toute une série d'annales historiques remontant
jusqu'à la plus ancienne époque des traditions du genre humain , en
même temps que les moyens d'établir des synclu*onisme9 authentiques
et des rapports certains, d'une part, avec le peuple juif, de l'autre,
avec les anciennes nations de l'Asie. Si donc il est possible d'arriver,
par la voie des recherches historiques , au berceau de la civilisation
humaine , c'est en Egypte qu'il faut prendre son point d'appui, puisque
c'est là seulement que se trouve, avec une succession de dynasties
chronologiquement transmises jusqu'à nous, une série de monuments
contemporains qui permettent d'en reconnaître la valeur historique
et d'en constater l'authenticité réelle.
JMais, pour apprécier la difficulté de l'entreprise qui consiste à expli-
quer les listes de dynasties extraites de Manéthon et à les mettre d ac^
cord avec les monuments égyptiens, entreprise qui forme le premier
point de l'ouvrage de M. Bunsen , il importe de se rendre compte de
l'état où se trouvait la science siu* cette importante question. Cham-
poliion et les savants formés à son école n'avaient essayé de reconsti-
tuer le canon de Manéthon qu'à partir des xvm* et xix* dynasties, qui
constituaient à leurs yeux l'époque la plus brillante de l'histoire d'E-
gypte, celle à laquelle appartiennent la plupart des plus beaux monu-
ments qui nous restent de l'art de ce peuple. Au delà de cette époque,
ils n'avaient reconnu, en qualité de rois des xvn*, xvi* et xv* dynasties,
que des princes dont le nom véritable leur avait échappé , et dont ils
n'avaient réussi, ni à rétablir la suite complète, ni à saisir le véritable
rapport avec les dynasties antérieures. Champoliion avait bien entrevu
la grande division de l'histoire de l'Egypte en trois périodes , celle du
haut empire qui précéda l'invasion des Pasteurs , celle de l'empire in-
termédiaire qui s'écoula parallèlement à la domination de ce peuple
étranger, et celle du nouvel empire qui se succéda depuis l'entière
expulsion des Pasteurs jusqu'à la conquête d'Alexandre. Mais ni lui ,
ni aucun de ses disciples , ne chercha à s'engager dans le labyrinthe des
temps antérieurs à l'invasion des Pasteurs, ni à se servir, pour cet usage,
du secours que semblaient offirir deux monuments de la haute antiquité
égyptienne, la table d'Abydos et la chambre des rois de Kamak. Le grand
MARS 1846. 133
antiquaire français n'appliqua le premier de ces monuments qu*à la
reconstruction de la xviii* dynastie, telle qu il la concevait d'après des
idées particulières qu'il s'était faites, sans remonter au delà des cinq
règnes qui précèdent immédiatement, sur celte table, celui d'Aahmès
(Amosis); et Rosellini, qui employa le même monument au même
usage , tout en arrivant à un résultat différent, n'essaya pas de remonter
plus haut que son maître , et ne chercha pas davantage à tirer de la
chambre des rois de Kamak, dont il ne publia que les cartouches bien
conservés , une succession de princes en rapport avec les dynasties de
Manéthon et avec la place que ces princes avaient pu occuper, soit
dans le haut empire, soit dans Tempire intermédiaire. Aucun des savants
anglais, ni M. Burton, ni le major Félix (lord Prudhoe), ni surtout
sir G. Wilkînson , le plus habile de ces savants, ne chercha davantage
à pénétrer dans les ténèbres de l'ancienne chronologie égyptienne;
tous concentrèrent leurs efforts sur la petite partie de la table d'Alydos
qui concerne les xvin' et xix' dynasties ou qui les avoisine, en diffé-
rant entre eux, aussi bien qu'avec Champollion et Rosellini, pour
les résidtats qu'ils en déduisaient; en sorte que le champ ouvert par
l'immortelle découverte du savant français, pour la recomposition des
dynasties de Manéthon, restait encore absolument stérile pour le
haut et le moyen empire, et embarrassé de contradictions, même pour
le commencement du nouvel empire^, où nous possédions & la fois
une foule de monuments contemporains, faciles à interpréter, et la table
d'Abydos.
Ce petit nombre d'observations préliminaires était indispensable
pour faire apprécier l'importance et la difficulté du travail entrepris
par M. Bunsen, sur la chronologie égyptienne, premier fondement de
toute étude sérieuse, non-seulement de l'histoire de l'Egypte, mais
encore de ceUe du genre humain, en tête de laquelle l'Egypte est ma-
nifestement placée par Tantériorité des monuments écrits qui en sub-
sistent. Cette première base établie solidement, si tel est le résultat du
travail de M. Bunsen, il devient plus facile d'arriver à la solution du se-
cond des grands problèmes qu'il s'est proposés, la détermination des
rapports qui existent, ou qui doivent exister, entre l'ancienne langue
' On peut juger de l'état d'incertitude où se trouvait encore la science sur ce
pmni même de ia chronologie égyptienne , objet de tant de travaux de la part des
savants firançais, italiens et anglais, par le mémoire récemment publié par M. Fr.
Bantcchi, dans le recueil de rÀcadémie de Turin , et intitulé : Discorso quarlo sopra
la eronolùgia tgizia, dUamina délie dinastie Manehniane anteriori al conquisto ieW
B^Htù per Cambisêj eonsUerate in ordine alla cronohgik
134 JOURNAL DES SAVANTS.
de rÉgypte et les langues primitives des peuples de l'Asie. Celte langue
telle que nous pouvons la connaître aujourd'hui par les textes hiérogly-
phiques, se trouve évidemment, de Tavis de notre autem\ entre le sé-
mitique et rindo-germanique; car ses formes et ses racines ne peuvent
s'expliquer par un seul de ces idiomes, en même temps qu elles ofirent
des points communs avec l'un et avec l'autre. Si la langue des anciens
Égyptiens est d'origine asiatique, comme la race égyptienne elle-même,
indubitahlement détachée du tronc de la race caucasienne, et si c'est
un rameau de la famille des langues asiatiques, porté dans la vallée du
Nil, qui s'y est développé avec les formes qui lui sont propres, on ac-
quiert par là les moyens de se rendre compte du plus ancien langage
de l'humanité asiatique, et d'apprécier ainsi, dans un de ses éléments
principaux , le caractère de la plus haute époque de la civilisation primi-
tive de l'Asie, à laquelle nous puissions arriver aujourd'hui, puisque les
langues sont tout ce qui nous reste de l'histoire du génie des peuples;
et tel est, sur ce second point, le but que s'est flatté d'atteindre
M. Bunsen, en se fondant à la fois sur une base chronologique désor-
mais inébranlable, et sur l'étude critique des textes égyptiens conservés
dans récriture hiéroglyphique.
En suivant le cours des idées de M. Bunsen, tel quil l'expose lui-
même dans sa préface, il semble que la réponse à la troisième des
grandes questions qu il s'était faites doive être la conséquence naturelle
des résultats obtenus par la chronologie des temps historiques de l'E-
gypte et par la connaissance de sa langue primitive; car ce sont bien
là les fondements de toute vraie philosophie de l'histoire, pour l'époque
primitive du genre humain. Les monuments égyptiens, tous pourvus
d'inscriptions qui en font connaître la date précise, ont ainsi, sur les
monuments de tous les autres peuples, sans excepter les Grecs, un
avantage incontestable. La marche et le développement d'un art aussi
ancien que l'histoire même du peuple dont il est l'ouvrage s'y mon-
trent dans toute leur authenticité, sauf en un point, qui serait peut-
être le plus important , et qui échappera probablement toujours à nos
recherches, la naissance même de cet art, qui se lie si intimement avec
la civilisation de l'Egypte, qui s'est formé avec elle, et dont il ne nous
a été donné jusqu'ici de saisir nulle part les premiers essais, ni de suivre
les développements successifs. Mais cet art enfin, tel que nous le con-
naissons, accompli dans le berceau même de la société égyptienne,
n en constitue pas moins à lui seul un des principaux phénomènes de
l'histoire du génie de Thcmune, et, à ce titre, un des principaux élé-
ments de la philosophie de l'histoire générale du genre humain. Ce qu^
MARS 1846. 135
ks monuments de cet art nous apprennent smc le système religieux de
ce peuple, sur les idées qu'il s'était faites relativertient aux choses divi-
nes et aux destinées humaines, forme aussi, sans contredit, un des cha-
pitres les plus importants de cette philosophie , quand il s'applique à
un peuple placé historiquement si près du berceau de l'humanité ; et
c'est ici surtout que la mythologie, traitée sous un point de vue vrai-
ment scientifique , acquiert le plus haut degré d'importance philoso-
phique. Enfin, 'la langue, cet instrument de l'esprit et cette expression
de la société, devient aussi, par elle-même, un des titres les plus au-
thentiques et les plus sacrés du génie de l'homme, quand il s'agit d'un
peuple qui nous a transmis les plus anciens monuments de la pensée
qui existent aujourd'hui sur la terre, sous leur forme primitive et ori-
ginale.
Ce sont là les hautes considérations par lesquelles M. Bunsen prélude
au vaste travail qu'il publie, dans une préface dont la diction, grave
et noble , comme le sujet, nous a trop vivement intéressé, pour que
nous n'ayons pas cru devoir en offrir cette faible esquisse à nos lec-
teurs. Nous allons maintenant leur rendre, du livre même et des divers
objets qui y sont traités, un compte aussi exact qu'il nous sera possi-
ble, en nous abstenant, pour le moment, des observations auxquelles il
sera toujours temps de nous livrer, quand la publication de l'ouvrage
sera terminée.
Le premier livre , qui forme un volume de près de 700 pages , accom-
pagné de quatorze planches , est destiné , d'après le plan de l'auteur, à
contenir toutes les ûotions préliminaires que comporte l'étude de l'anti-
quité égyptienne, ou, pour me servir de ses propres expressions, à in-
diquer la marche et k montrer le bat des recherches qu'il a entreprises
SUT ce point si important du domaine de l'histoire. Il s'ouvre par une
introduction , où M. Bunsen expose des vues générales sur le caractère
propre de l'antiquité égyptienne, et où il rend compte delà méthode
qu'il a suivie dans ses recherches , sous le rapport de la chronologie
aussi bien que sous celui de la langue. Ce livre est divisé en six grands
chapitres dont chacun se compose de plusieurs subdivisions, toutes
rapportées à un objet commun, de manière à offrir, par leur réunion,
Tensemble des notions élémentaires qui concernent d*abord la chrono-
logie égyptienne envisagée dans tous les éléments qui en subsistent,
puis la langue, l'écriture et la religion des Lgyptiens. On saisira facile-
ment le plan de l'auteur et la manière critique et lumineuse dont les
diverses parties en sont distribuées, d'après le détail où nous allons
entrer.
136 JOURNAL DES SAVANTS.
Le premier chapitre , formé de sept subdivisions principales, est con-
sacré à l'examen des sources de la chronologie égyptienne, telle que
nous la connaissons aujourd'hui par les travaux des Egyptiens eux-
.mêmes. L auteur montre d'abord, en s'appuyant du témoignage des
écrivains grecs, que la tradition égyptienne se fondait sur deux classes
de documents originaux, les catalogues de rois dressés par la caste sa-
cerdotale, et les chants mythologiques, où les événements des anciens
temps étaient racontés sous une forme poétique. Ce premier point con-
duit Tauteiu: à discuter l'importante question de l'ancienneté de l'écriture
chez les Egyptiens, et le résultat de cet examen est que, à s'en tenir aux
monuments qui existent, l'écriture hiéroglyphique, avec tout son sys-
tème composé de signes phonétiques et de signes symboliques, était
déjà fixée du temps de Menés, c'est-à-dire à l'origine même de l'empire
égyptien. L'auteur passe ensuite à la discussion qui concerne l'âge des
livres sacrés des Egyptiens et le caractère plus ou moins historique de
ces livres , dont nous devons la notion , malheureusement trop succincte,
à un passage célèbre de Clément d'Alexandrie ^ Il s'attache à en défi-
nir le sujet et la nature, en montrant en quoi ils différaient réellement
des prétendus livres d'Hermès, monuments d'une finaude qui obtint beau-
coup de faveur dans les premiers âges du christianisme; et de cette dis-
cussion, il résulte que ces livres, d'ime forme sacerdotale, avaient un
fond historique, sans constituer précisément une histoire; qu'ils ne con-
tenaient pas une chronologie proprement dite, mais qu'ils en fournis-
saient à la fois les éléments et les preuves; et qu'enfin ils remontaient,
dans leur rédaction primitive, jusqu'à l'empire de* Menés, à en juger
par les citations de noms de rois des premières dynasties, connus pour
avoir pris part à cette rédaction, dans quelques-unes de ses parties. Cet
aperçu critique des livres sacrés des Egyptiens est terminé par une
description sommaire d'un précieux débris qui nous est parvenu de cette
littérature sacrée de l'ancienne Egypte, je veux parier du livre des morts,
improprement nommé le rituel fanéraire, qui était, suivant toutes les
probabilités, un des livres consacrés au culte et à la liturgie, dont l'étude
appartenait spécialement à l'emploi de stoliste. On sait qu'il existe, dans
toutes les collections publiques d'antiquités égyptiennes de l'Europe, des
firagments plus ou moins considérables de papyrus, représentant des
scènes de la vie future , accompagnées d'inscriptions en écriture hiéro-
glyphique^ ou hiératique. Ces fragments sont tous des extraits plus ou
' Clem. Alex. Slrom. 1. VI, p. 766, éd. Potter. Voy. YUrkundenbuch, publié à la
loite du m*' livre de M. Bunsen, c. iii, p. gi-ga. — * Tel que le célèbre papyrus
Cadet, publié dans la Desaipt de tÉgypte, Antiquités, t H, pi. -72 , suiv.
MARS 1846. 137
moins étendus d'un seul et même texte hiéroglyphique , où Ton remarque
en plusieurs endroits des additions ou des interpolations de diverses
époques, mais dont la rédaction première ne sauraitguère ne point appar-
tenir à la plus haute époque de l'antiquité égyptienne, puisqu'on y trouve
cité , au Lxiv* chapitre, le nom de Menchérès, le Ix' roi de la iv* dynastie, et,
dans d'autres exemplaires , le cartouche d'un roi Teti, qui doit être Tun des
deux Atotis, successeurs immédiats de Menés. Ce livre funéraire, dont
il nous est parvenu un si grand nombre de copies, sous une forme plus
ou moins abrégée, dont la plus complète de toutes est l'exemplaire du
musée de Turin , publié par M. Lepsius ^ , peut être regardé avec toute
raison comme ayant formé l'un des dix livres sacrés de la collection du
stoliste; c'est l'opinion de M. Bunsen, à laquelle je souscris pour mon
propre compte; mais je ne sais si cette circonstance suffit pour justifier
l'explication qu'il propose d'un passage de Clément d'Alexandrie, sur le-
quel jusqu'ici les nombreux interprètes n'ont pu se mettre d'accord ;
c'est celui où il est dit^ que, lorsque les Égyptiens vealent transmettre les
louanges des rois sous forme de mythes religieux, ib emploient les anaglyphes.
Notre auteur, se fondant sur ce que les papyrus funéraires sont tous
conçus en écriture hiéroglyphique', l'écriture monumentale par ex-
cellence, à la différence des autres textes de l'antiquité égyptienne,
transcrits sur papyrus, qui sont constamment rédigés en écriture hiéra-
tique, conclut de là que les anaglyphes y dont parle le docteur d'Alexan-
drie, sont les caractères hiéroglyphiques de l'écriture monumentale em-
ployés pour les livres sacrés, par opposition avec l'écriture ordinaire,
qui était l'hiératique. J'avoue que cette explication me laisse encore
beaucoup d'incertitude. Le mot anaglyphes comporte nécessairement l'idée
de signes sculptés, et, bien que je ne saisisse pas la différence qui existait,
dans l'esprit de Clément d'Alexandrie, entre les divers signes de l'écriture
hiéroglyphique, qui étaient sculptés, et à ce titre des anaglyphes, et les
signes qu'il appelle proprement anaglyphes pour être employés au récit
des actions des rois sous forme mythologique, je ne puis admettre que
cette différence ait consisté seulement dans la distinction que propose
M. Bunsen. C'est donc un point qui me paraît encore sujet à discussion.
' Lepsius, Dos Todtenbach der Mgypter, Leipzig, iSAa. — * Clem. Alex. Strom.
I. V, p. 657, éd. Potier. Voy. M Examen de ce texte fait par M. Letronne, à la suite
do Précis de Champollion, a* édil. p. 38o. et tiré à part, p. 6 ; et joignez-y les
observatioDS de M. Sylvestre de Sacy, Journal des Savants, mars, 18a 5, p. i5i-
i5a. — ' Cette assertion n*est pas exacte, puisqu il est de fait, et M. Bunsen le sait
mieux que personne, qu'il existe des exemplaires du Livre des morts, rédigés en
érritore hiératique, et non pas seulement en écriture hiéroglyphique.
18
138 JOURNAL DES SAVANTS.
De celte considération des livres sacrés des Egyptiens, sources au-
thentiques de leur histoire nationale, M. Bunsen passe à lexamen des
autres monuments originaux de l'antiquité égyptienne, qui devaient
exister en grand nombre chez ce peuple , puisqu'il nous en est par-
venu plusieurs, à l'aide desquels il sera possible de reconstituer, c'est
du moins une espérance qu'il est aujourd'hui plus que jamais permis
de concevoir, le cadre entier de la chronologie égyptienne. Ces monu-
ments, dont les collections les plus considérables se trouvent dans les
musées de Turin , d^ Leyde et de Berlin , sont les stèles sépulcrales , qui
portent toutes l'indication de l'année du règne et du nom du prince
sous lequel elles ont été exécutées ^ Quelques-unes de ces stèles y et les
plus importantes, appartiennent à l'époque de la xn* dynastie, an-
térieure à l'invasion des Pasteurs; mais il en est qui remontent quatre
siècles encore plus haut, au temps des premières dynasties; et il n'est
pas douteux que, si la plaine des pyramides était sondée dans toutes ses
profondeurs, de même que le sol de Memphis, qui n'a été encore
l'objet que d'explorations très-superficielles , on ne dût y rencontrer,
dans des cartouches royaux, tels que ceux qui proviennent de la pre-
mière de ces focalités fameuses^, tous les éléments de la succesaion
chronologique des rois du haut empire. Indépendamment de ces stèles,
monuments historiques du premier ordre, par le cartouche royal qui
s'y trouve gravé, nous possédons des papyrus d'une teneur proprement
historique , tels que le papyrus Sallier, de la campagne de Ramsès *, dont
une collection, formée au musée britannique-, a été publiée par les
soins de Tadministration de ce musée ^, et une autre, acquise plus tard
par le musée de Berlin, ne tardera sans doute pas à être livrée aux
travaux de la science. Tous ces papyrus appartiennent, d'après leurs
caractères paléographiques , à la plus brillante époque du nouvel em-
pire , à celle des xvni' et xix* dynasties. Ils sont tous rédigés en écriture
hiératique , et la langue qui s'y trouve employée est celle que notre au-
teur, d'accord avec M. Lepsius, appelle la langue sacrée ou l'ancienne
langue égyptienne. Malheureusement, nos connaissantes sur l'écriture
* Sur cette classe de monuments égyptiens, on consultera avec fruit une dis-
sertation du rév. Edw. Hincks, On the Egyptian stèle, Dublin, i84a. in-4*.
— ^ * Voy. ceux qu a publiés feu M. Nestor L*Hôte dans le Journal des Savants ,
janvier i84i , p- 53, sans compter ceux qui ont été trouvés depuis, et dont
M. Bunsen a fait usage. — ' Publié sous ce titre : Campagne de Ramsès le Grand,
maniuscrit hiératique égyptien appartenant à M. Sallier, à Aix, en Provence, Paris,
1 835 ,10-8% — " Cette précieuse publication porte le titre que voici : The historical
papyri of thê Briiish Muséum, hondon, i8âi, iSAa.
MARS 1846. 139
hiératique ne sont pas assez avancées , et peut-être que Tétude du copte ,
dont le vocabulaire actuel ne saurait nous avoir conservé toutes les
racines et toutes les formes de l'ancienne langue des Egyptiens, n*a
pas été, jusqu'ici, assez approfondie pour que nous soyons en état d'ob-
tenir une traduction exacte de ces textes hiératiques. G*est une source
d'instruction historique qui ne tardera sans doute pas à devenir fé-
conde, comme celle des textes hiéroglyphiques, et dont, en tout cas,
Texistence entre nos mains atteste les nombreux secours du même
genre que les anciens Égyptiens purent devoir à leur littérature na-
tionale , pour bien connaître leur histoire , au moins dans ses plus bril-
lantes époques.
Mais ce n*estpas seulement à des écrits 4solés, tels que ces papyrus,
consacrés à la louange des rois, ni à des stèles sépulcrales, décorées de
noms royaux , faible partie sans doute , et par cela même d'autant plus
précieuse du vaste trésor que posséda Tantique Egypte, que se bornent
nos ressources actuelles pour l'étude de cette histoire. Il nous est par-
venu un document proprement chronologique, qui date de la même
époque , de la xix* dynastie , sans compter deux tables offrant des images
ou des cartouches sculptés de rois , disposés dans un ordre qui paraît
chronologique; et ces monuments, qui ont acquis de nos jours et qui
prendront de plus en plus une si grande importance historique , mé-
ritent bien que j'en donne ici une notion succincte, d'après le résultat
du travail qu'ils ont fourni à M. Bunsen , comme base principale de
toute la partie chronologique de son ouvrage : il s'agit de la chambre
des rois de Kamak, de la table d'Abydos et du papyrus royaVde Turin.
Le premier de ces monuments consiste en une suite de bas-reliefs
qui décoraient, sur trois de ses parois, une petite chambre de forme
carrée faisant partie du palais des rois de Thèbes, au lieu nommé au-
jourd'hui Kamak. Ces bas-reliefs représentent une série de rois assis, dis-
tribués sur quatre lignes horizontales et adossés par moitié, à partir
du milieu de la paroi qui fait face à l'entrée, de manière que les uns,
disposés sur le mur de gauche , en entrant, et sur la moitié du mur du
fond , regardent à gauche, et les autres , rangés de même sur le mur de
droite et sur l'autre moitié du mur du fond , regardent à droite. Tous
ces rois , au nombre de trente et un dans la division de gauche , et de
trente dans celle de droite, en tout soixante et un, sont accompagnés
de leur cartouche; ils reçoivent, à titre de rois ou de princes de dynas-
ties antérieures, l'hommage d'un pharaon, dont la figure debout, de
proportion colossale, équivaut à la hauteur de deux rangées de ces
figures assises , et que le cartouche qui l'accompagne nous fait recon-
18.
140 JOURNAL DES SAVANTS.
naître pour Toathmès III, Fun des plus illustres pharaons de la xvui*
dynastie. Ce prince est donc lauleurdu monument, et, si les bas-reliefs
étaient complets, nous aurions ici la figure et le nom de soixante et an
rois , rangés dans un ordre chronologique , devant un contemporain de
Moïse, tous, par conséquent, antérieurs à la xvni* dynastie : il n existe
certainement au monde aucune page d'histoire sculptée qui ait cette
importance et cette antiquité. Malheureusement, la chambre qui ren-
fermait ce trésor, découvert en 1824 par M. Burton \ avait été endom-
magée dans quelques-unes de ses parties , et plusieurs même des car-
touches qui subsistent encore sur la pierre^ sont tellement dégradés,
qu'ils en sont devenus presque tout à fait méconnaissables. Il existe
donc sur ce monument ini^préciable des lacunes irréparables, avec
d'autres qu'on a déjà essayé de remplir, è l'aide de dessins , publiés d'a-
bord par M. Burton , puis par sir Gardner Wiikinson ', à l'époque où les
bas-reliefs n'avaient pas souffert par l'effet de quelques accidents qu'ils
ont éprouvés depuis; et ces bas-reliefs, transportés à Paris, où l'on
a consti-uit à la Bibliothèque royale une chambre de même dimen-
sion, pour les y placer dans le même ordre, pourront devenir, avec
toute la commodité possible, l'objet des études que sollicite encore et
que provoquera toujours ce précieux montiment de l'antiquité égyp-
tienne.
Cependant , malgré tout ce qui devait la recommander si hautement
à l'intérêt du monde savant, la chambre des rois de Kamak n'excita pas
d'abord, parmi les hommes voués à l'étude de l'antiquité égyptienne,
toute l'attention qu'elle méritait. Rosellini, qui l'examina sur les lieux,
n'y vit qu'âne lumière faible et incertaine^, dont il ne chercba point à tirer
parti, bien qu'il eût reconnu, avec une sagacité qui lui fait honneur,
que la division de gauche renfermait les cartouches les plus anciens,
qu'il attribuait à la xi' dynastie. Champollion , qui vit aussi avec intérêt
et qui étudia sur place le monument, dont il releva avec soin, dans un
^ Publiée dans ses Excerpta hieroglyphica , livre imprimé au Caire et devenu
très-rare en Europe. — * Je relève ici une légère inexaclilude commise par M. Bun-
sen, qui croit que ces bas- reliefs sont exécutés ensluc, 1. 1, p. 63 : An den Wànden
eine in Stuck gearheistete Darstellung. La chambre était construite en un grès calcaire
qui est la matière de la plupart des édifices de Thèbes; et cesl dans cette pierre
ÎU6 sont sculntés les ligures et les cartouches, non sur stuc. — * C'est dans sa
fateria hierogiyphica , publiée au Caire en i8a8, que se trouve ce dessin reproduit
encore, deux ans plus tard, dans les Extracts front several hieroglyphical suhjects
du même auteur , Maîla, i83o, in-S". — * Monum. deïï Egitt. e delL Nub. P** I'.
Mon. Stor. t. I, p. 1 3g : ■ Povera in vero e mal certa è la luce che dériva da queslo
« monumento. »
MARS 1846. 141
dessin resté inédit parmi ses papiers ^ , les cartouches plus ou moins
reconnaissabïes, Champoilion, dis-je, ne paraît pas s être occupé
depuis de déterminer le choix qui avait présidé à cette composition
dune table de soixante et un rois des anciennes dynasties égyptiennes.
Seulement, en retrouvant, parmi les cartouches de la rangée inférieure
de la division de gauche , ceux qu il attribuait aux rois quil nommait Osor-
te5iV/f'5,etqu*il plaçait dans les xvn* etxvi* dynasties, il dut croire qu'il avait
obtenu, sur ce point de la chronologie égyptienne, une confirmation des
idées qu'il s'était faites. Ce sont les savants anglais qui exercèrent avec
un zèle louable , mais non pas avec un succès digne d'un pareil motif,
toutes les ressources de leur imagination et de leur savoir sur la chambre
des rois de Kamak. Sir G. Wilkinson, en proposant l'alternative de re-
connaître, sur ce monument d'un caractère si évidemment national
par la présence du pharaon Toathmès III, une série de rois égyptiens ou
éthiopiens, sembla pencher pour cette seconde hypothèse, assurément la
moins heureuse qui pût s'offrir à l'esprit de cet habile égyptologue.
A Londres, le docteur J. Cullimore, et à Dubhn, le rév. Edw. Hincks,
travaillèrent à l'envi sur ce monument, moins, en apparence, avec la
volonté d'en tirer tout ce qui pouvait y servir la science , qu'avec l'in-
tention de se débarrasser d'un témoignage incommode pour des sys-
tèmes qu'on s'était faits^; et, en Italie, où l'école fondée par Champoi-
lion, continuée par Rosellini et par le P. Ungarelli, n'a cessé de
compter des disciples habiles, le professeur Barucchi, auteur d'un sa-
vant mémoire, récemment publié, sur la chronologie égyptienne^,
s'est borné à reconnaître, dans la chambre des rois de Karncik, une série
de rois des douze premières dynasties de Manéthon, ^ans expliquer, du
reste, la manière dont il accordait l'existence et la succession de ces
soixante et un règnes avec les listes de Manélhon.
Tel était l'état des travaux et des opinions dont la chambre des rois de
Kamak avait été l'objet, avant que M. Bunsen fît connaître le résultat
des recherches qu'elle lui a suggérées; et voici maintenant en quoi
consiste ce résultat. En étudiant avec soin tout ce qui nous reste de
monuments égyptiens portant des légendes royales, et en les compa-
' C'est ce qui m^est affirmé dans une note, extraite de ces papiers, dont j*ai du la
communication au savant qui en est le fidèle dépositaire et Tintelllgent éditeur,
M.Cliampoilion-Figeac. — * J. Cullimore, Chronologia hieroglyphica , dans les Trait
sactions oj the Royal Society of littérature , London, i834; le même, Ofthe upperor
collatéral séries of princes ojf'the hieroglyphics tahlets of Kamak and Abydos, dans les
mêmes Transactions, London, 1837; rév. Édw. Hincks , On the Egyptian stèle or
tahlet, Dublin, 1842. — ' Discorso quarto, etc, p. 69-147.
142 JOURNAL DES SAVANTS.
rant avec les noms inscrits sur les listes de Manéthon , on acquiert la
certilude que ces monuments et ces listes fournissent , entre Tépoquede
TouthmèsIII, auteur du monument de Kamak, et Tempire de Menés,
fondateur de la monarchie égyptienne , plus de noms de rois que
rfenofirent les soiocante et un cartouches, si embarrassants en apparence,
de la chambre de Kamak. Cela posé, la question la plus natiurelle est
de se demander, non pas si cette série de cartouches représente
une succession non interrompue de rois, mais bien plutôt un choix
de ceux de ces rois qui pouvaient avoh\ avec la dynastie de Touth-
mès m , plus d'affinités d alliance ou de rapports de famille. Effecti-
vement, Touthmès III pouvait avoir compris, dans cette suite de
rois, ou la liguée de ses prédécesseurs au trône de Thèbes, ou, par un
motif de distinction, ceux des pharaons antérieurs qui lui étaient alliés ,
d'une manière plus ou moins directe, comme roi de la xviii* dynastie;
et, dans l'un comme duns Tautre cas, il pouvait avoir écarté quelques
princes, par un motif ou par un autre, supprimé, à raison du plus ou
moins d'importance et d'éclat des règnes, soit des parties de dynasties,
soit même des dynasties entières, et, quelquefois, remplacé l'ordre de
succession des rois par des princes du sang royal qui appartenaient de
plus près à sa propre famille. Or c'est précisément là , aux yeux de
M. Bunsen, le cas de plusieurs des cartouches de la chambre de Karnak,
qui offrent, dans la seconde rangée de gauche, à la suite des deux pre-
miers renfermant des noms de rois, des signes qui indiquent des
princes du sang royal : d'où il suit que ces princes , placés immédiate-
ment après le pharaon reconnu par M. Bunsen comme le chef de la
VI* dynastie, et nommé Pepi, le même que le Phiops des listes de Ma-
néthon, composaient la branche cadette de cette maison. Des considé-
rations d'un autre genre le portent à reconnaître , dans la suite de car-
touches des deux rangées inférieures de la même division de gauche ,
la succession des rois nommés Osortasides par ChampoUion et son école,
et regardés comme ayant formé la xvii* et la xvi* dynasties , mais qui
doivent s'appeler désormais Sésortasides ^ , et qui, d'après le témoi-
gnage du papyrus de Turin , interprété par M. Lepsius ^ , appartiennent
' Celte différence de noms s'explique par la valeur de Ts, attribuée au signe hiéro-
glyphique du sceptre à tête de chacal, que ChampoUion lisait d'abord oa, mais avec un
signe de doute, Gramm, égypU p. 38. Cette valeur de Ts, proposée aussi par M.Ba-
rucchi, Dùcùrso quarto, p. 12S-6, 3), a été déterminée avec toute certitude par
M. Bunsen. — * Cette opinion de M. Lepsius, sur laquelle se fonde principalement
M. Bunsen, sera justifiée dans le commentaire explicatif du papyrus de Turin, dimi
M. L^sius n*a encore publié que le texte hiératique, et dont u se propose de pu-
MARS 1846. 143
k la XII* dynastie de Manéthon, à celle qui précéda immédiatement
l'invasion des Pastem^. Telle est, pour la division de gauche, la no-
tion générale qu*cn donne M. Bunsen; et, quant à la division de
droite, Tensembie de son travail , d accord avec les idées de M. Lepsius
et avec la collection de cartouches formée par ce savant égyptologue,:
tend à voir, dansjles trente cartouches de cette division, les noms
d'autant de pharaons qui régnèrent dans la Thébaîde , parallèlement,
aux Pasteurs établis à Memphis.
La table d'Abydos est, comme tout le monde sait, im monument du
même genre, c'est-à-dire ime table de rois, représentés seulement par
leurs cartouches prénoms, et distribués chronologiquement en deux
rangées horizontales « devant le roi Ramsès II (Sésostris), dont ils
s'annoncent à ce titre comme les ancêtres, et dont les deux cartouches^
nom propre et prénom, sculptés alternativement, remplissent seuls toute
la rangée inférieure. Malheureusement aussi, ce monument, très-dé^
gradé par l'eiTet du temps, quand il fut découvert par M. W. Bankea,
en 1818, et encore depuis endommagé par le fait de son enlèvement
et de son transport en Europe, offre, dans l'une de ses extrémités la-
térales, celle de droite, des lacunes irréparables. Des cinfuante car-
touches qui en formaient les deux rangées supérieures, l6S:Aaî^ derniers^
de la seconde et les treize de la première sont tout à fait détruits; et
tous les autres cartouches dccette même rangée , plus ou moins muti-^
lés dans leur partie supérieure, ne peuvent être rétablis dans leur état
primitif qu'à Taide de conjectures fondées sur les dessins . exécutés à
l'époque de la découverte du monument ^ Tel qu'il est maintenant, et
que le présente M. Bunsen, d'après le dessin restitué qu en a publié
M. Lepsius^, c'est une page d'histoire sculptée d'un prix inestimable,
du règne de Ramsès II, le plus récent et le plus illustre des SésostndeSj
Uier une transcription en écriture hiéroglyphique, dans un livre qui comprendra la
collection entière des cartouches recueillis jusqu'à présent, et qui portera ce titre :
Da$ Bach der Mgypûschen Kônige^ eine chronologische Zusammenstellung aller Nametk
der JEgyptischen Kônige and ihrer Verwandlsclmji , von der Gôtterdynastie and Menés
an bis Caracnlla, — * La première publication delà table d'Abydos, qui fut faite par
Champollion ^*après le dessin de M. Caillaud, eut lieu, non en loaa, comme le
dit par erreur « . Bunsen, mais en 1836, à la suite de sa W lettre à M. le duc de
BUcas, D'autres puhb'cations, plus exactes, eurent lieu par les soins de M. Burton,
du major Félix (lord Prudhoe) et de S. Gardner Wilkinson;, et c'est le dessin de
ce dernier, regardé comme le plus fidèle, qui fut reproduit par M. Klaproith, à
la suite de sa Colleet. d'antiq, égypt. du, ch, de Palin, Paris, 1829, et qui servit
de base au travail de M. Roseilini, Monum. deW Egitto, etc., part. T, il/an, Stor-
I. I, p. i5o, tav. ann'. — * Amwahl, etc., Taf. 11.
144 JOURNAL DES SAVANTS.
dont elle nous fait connaître les prédécesseurs immédiatis, à partir d'Aah-
mès ( Amosis), le chef de la xviii* dynastie, et, en remontant à travers
les dynasties antérieures , un certain nombre de rois choisis dans ces
dynasties, d'abord ceux qui formèrent la xii* dynastie, antérieure à
rinvasion des Pasteurs, puis quelques-uns des pharaons du haut em-
pire, à l'exclusion de ceux qui régnèrent dans la période intermédiaire,
celle de la domination des Pasteurs. Telle est Vidée générale que donne
ici M. Bunsen de la table d'Abydos, et qu'il s'attache à développer et
à justifier, comme nous le verrons, dans les IP et In* livres de son ou-
vrage.
Enfin , le document chronologique à l'aide duquel surtout la chambre
des rois de Karnak et la table dAbydos acquièrent toute leur valeur his-
torique, c'est le papyrus du musée de Turin, apporté en Europe par
Drovetti, mais réellement découvert par ChampoUion \ qui donne une
série de cartouches de rois rangés chronologiquement, à partir des
époques mythologiques. L'auteur de cet article vit, à Turin, en 1824,
le grand antiquaire français occupé à réunir et à rajuster les milliers de
lambeaux dans lesquels était déchiré ce papyrus, rédigé en écriture hiéra-
tique, du temps des Ramessides, ou des rois de la xixMynastie. On connaît
les efforts inouïs de patience et de sagacité déployés depuis encore par
M.Seyffarthpour retrouver de nouveaux débris de ce papyrus et pour ré-
tablir Tordre de ses innombrables fragmerfls, et l'on ne peut que savoir
beaucoup de gré à M.Lepsius des soins qu il a consacrés, à deux reprises,
à la restitution de ce précieux document, dont on lui doit aussi la pu-
blication^. Le résultat des travaux employés à l'étude du papyrus de
Turin donne, pour le haut empire, antérieurement à la vi' dynastie,
trente^uatre cai'touches royaux , et de la vi* dynastie à la xii" inclusive-
ment, vingt autres cartouches, et, poiu^fempire intermédiaire, l'époque
des Pasteurs, soixante-cinq cartouches, en tout cent dix-neuf noms de rois.
Malheureusement, l'étatdans lequel fut trouvé ce papyrus laissera toujours
subsister quelques doutes sur l'ordre dans lequel les fragments en ont
été rajustés , et ce n'est qu'à l'aide de nombreux rapprochements, fournis
par les monuments originaux, que cet ordre pourra être définitivement
\Cette découverte est annoncée dans un fragment d'une letlre de» ChampoUion ,
en date du 6 mai i834« et insérée au Ballet, univers, des sciences , vu* sect. n** 11,
novembre i8aÂ, n. 39a. Il existe, parmi les papiers de ChampoUion , une trans-
cription du papyrus de Turin, d'après son travail primitif accru de celui de M. Seyf-
farth. Cette transcription plus complète, à ce que m'assure M. ChampoUion-Figeac,
queceUe de M. Lepsius, sera bientôt livrée à la publicité. — * Auswhal, etc, Taf.,
>U, IV, V. VI.
MARS 1846. 145
regardé comme fixé , et que les travaux fondés sur ce document si mi-
sérablement mutilé par le temps pourront obtenir toute la confiance
qui leur est due.
RAOUL-ROCHETTE,
(La suite au prochain cahier.)
Sun LES MODIFICATIONS qui S Opèrent dans le sens de la polarisation
des rayons lamineux, lorsqu'ils sont transmis à travers des milieux
solides ou liquides, soumis à des influences magnétiques très-puis-
santés. -
DEUXIÈME ARTICLE ^
Après avoir défini ces abstractions, que Ton appelle des rayons de
lumière, nous avons reconnu quil en existe d*une infinité d'espèces
physiquement différentes, qui se distinguent entre elles par leurs iné-
gales réfrangibilités. Nous avons remarqué combien il importait d'établir
expérimentalement, pour chacune d'elles, ce caractère propre, qui est
indépendant des illusions de Toeil. Voici comment on y parvient.
La réfi*angibilité absolue de chaque rayon simple se spécifie par la
valeur que prend -le rapport constant du sinus de Tangle d'incidence
au sinus de langle de réfraction , lorsque le rayon traverse la surface
commune de deux milieux transparents , contigus, non cristallisés , dont
la nature propre et Tétat actuel sont assignés physiquement. Pour abré-
ger, j'appellerai ici cet élément déterminatif le rapport de réfraction propre
aux circonstances de Texpériencc. Afin den simplifier l'application» sans
lui rien ôter de sa rigueur , on l'établit pour le cas où le milieu dans
lequel se fait l'incidence est vide de toute matière pondérable; de sorte
qu'il reste seulement à définir le milieu dans lequel la réfraction est
opérée. On réalise cette abstraction de la manière suivante, que j'expose
pour faire bien voir que le résultat obtenu est indépendant de toute
hypothèse sur la constitution de la lumière.
On prend un prisme creux , dont les parois sont formées par des
glaces transparentes, à faces parallèles, et auquel est adapté un long
' Vm le premier dans le cahier de février i846, p. ^3.
146 JOURNAL DES SAVANTS.
tuyau de verre contenant un baromètre, dont la branche ouverte com-
munique intérieurement avec sa cavité. On fait le vide dans ce prisme,
et 1 on mesure avec une grande exactitude son angle réfringent , d'après
l'observation de Tangle intercepté entre deux rayons lumineux spécu-
lairement réfléchis par ses faces. On Tisole ensuite dans lair ambiant,
dont on constate les conditions physiques, c'est-à-dire la température,
rétat hygrométrique , et la pression barométrique qu'il supporte. Alors,
prenant pour signal une ligne droite très-distincte , parallèle à l'arête du
prisme, par exemple une tige de paratonnerre qui se projette sur le
fond du ciel, on mesure, avec des instruments astronomiques, l'angle
compris entre son image directe et son image réfractée, lorsque celle-ci
est donnée par des rayons qui traversent le prisme sous des incidences
connues. De là on déduit le rapport de réfraction propre à ces rayons,
quand ils passent du vide dans l'air, sous les conditions physiques ob-
servées. Ce résultat n'est proprement applicable qu'aux rayons moyens
du spectre; car, dans ces expériences, on n'aperçoit pas de. coulem's
prismatiques. Il n'en faut pas toutefois inférer que le pouvoir dispersif
de lair spit nul, puisqu'il devient sensible dans les images des étoiles
c^seirvées près de l'horizon, à travers l'atmosphère. On doit seulement
conclure de ce fait que, dans les observations de réfraction, effectuées
à travers des prismes, sur des corps entourés d'air, l'effet de la dispersion
opérée par ce fluide peut être négligé sans erreur appréciable; de sorte
que le même rapport de réfraction peut y être appliqué sans distinction
à tous les rayons simples. Gela tient à ce que ce rapport lui-même dif-
fère si excessivement peu de l'unité, qu'on ne peut l'évaluer que par
des expériences de la dernière délicatesse. Pour preuve, il me suffira
de dire, que, si Ton suppose l'air à la température de la glace fondante,
et supportant la pression d une colonne de mercure à cette même tem-
pérature ayant o°*,76 de longueur, la valeur dont il s'agit est H^. Aussi
lemploie-t^on habituellement, comme égale à l'unité, dans les expé-
riences physiques les plus précises. Mais il est ici question de philoso-
phie,non de pratique; de sorte que je ne puis pas supposer l'air privé
du pouvoir réfringent qui appartient à tous les corps matériels.
L'expérience que je viens de décrire étant faite, on laisse rentrer dans
le prisme de l'air sec , è des pressions diverses que mesure le baromètre
intérieur; et, les conditions extérieures restant les mêmes, on recom-
mence l'observation pour ces nouvi^aux cas. On trouve que, dans cba-
cuft, le rapport de réfraction calculé pour l'air intérieur, en partant du
vide , est sensiblement proportionnel à sa densité. On répète la même
épreuve en introduisant de la vapeur aqueuse,' soit seule, soit mêlée d'air
MARS 1846. 147
sec en proportion connue; et Ton ti*ouve que, à force élastique égale,
die réfracte la lumière sensiblement comme lair auquel on la substitue.
Avec ces données, on peut calculer généralement la valeur du rapport
de réfraction propre aux rayons moyens du spectre, lorsqu'ils passent
du vide dans Tair atmosphérique, sous toutes les conditions de pression,
d*bumidité, de température, dans lesquelles cet air peut se trouver occa-
sionnellement. D*après ce qu'on a vu plus haut, les valeurs de ce rap-
port, qui seraient individuellement propres aux divers rayons simples
dans les mêmes circonstances, ne sauraient différer de cette moyenne
que par des quantités inappréciables dans les expériences physiques;
de sorte qu'on peut l'appliquer indistinctement à tous ces rayons, pour
calculer les déviations qu'ils subissent en passant du vide t' s l'air.
Maintenant , pour déterminer avec exactitude leurs réfr; ibilités in-
dividuelles, on emploie diverses méthodes qui, dépouillée: de leurs dé-
tails, rentrent toutes dans l'énoncé suivant. Dans un spectre formé avec
toutes les précautions nécessaires pour en bien séparer les couleurs ,
on choisit un , ou successivement plusieurs rayons simples, dont on fixe,
aussi bien que possible, par le jugement de l'œil, la place locale, au com-
mencement, au milieu, ou à la fin, de la nuance homochromatiquedont
ils font partie. Alors, ayant pris un prisme transparent bien pur, formé
d'une substance liquide ou solide non cristallisée, on détermine
avec une grande exactitude son angle réfringent; puis on y fait réfrac-
ter chacun de ces rayons sous des incidences connues, et Ton mesure
avec un instrument astronomique les déviations qu'ils éprouvent, en
prenant soin de fixer la température du prisme , ainsi que les circons-
tances météorologiques de l'air qui l'environne. Avec ces données on
détermine le rapport de réfraction propre à chaque rayon, lorsqu'il
passe de l'air dans le prisme , sous les conditions actuelles de l'observa-
tion; et ce résultat étant combiné avec les expériences précédemment
faites svœ leur passage simultané du vide dans l'air, on en conclut leiu*
rapport de réfraction individuel , quand ils passent immédiatement du
vide dans le prisme à sa température actuelle, ce qui se fait indépen-
damment de toute hypothèse sur la nature de la lumière , comme je le
prouve dans une note placée à la suite du présent article. Ce rapport
final, appliqué à chaque rayon simple ainsi observé, se nomme l'indice
de réfraction de ce rayon , dans la substance du prisme , sous les condi-
tions de densité et de température où on l'a employé. Avec ces spéci-
fications , il est physiquement propre au rayon et le définit individuel-
lement; mais , hors de là , il n'offre pas un caractère absolu par lequel
on puisse retrouver le rayon et le reconnaître dans un autre spectre.
»9-
148 JOURNAL DES SAVANTS.
Cette identification ne peut être faîte qu au jugement de l'œil, et dans
les limites de ses erreurs, d'après la place que le rayon a paru occuper
parmi tous ceux de la même nuance homochromatique dans les cir-
constances où f on a mesiu'é son indice de réfraction. Il est très-essen-
tiel de marquer ainsi le degré de précision que chaque phénomène peut
nous fournir, pour spécifier les propriétés individuelles des rayons lu-
mineux; et je ne manquerai pas de le faire.
Lorsque Ton considère la lumière comme résultant d*une émission,
Tindice de réfraction d'un rayon simple exprime la vitesse avec laquelle
les molécules qui le composent se meuvent dans chaque milieu matériel,
leur vitesse dans le vide étant prise pour unité. Or, comme tous le»
indices de réfraction sont plus grands que i , les corpuscules lumineux
se meuvent plu^ vite dans les milieux matériels que dîTns le vide. Ceci
se présente alors comme une conséquence naturelle et nécessaire de
l'attraction exercée sur ces corpuscules par les molécules constituantes
des milieux. Car de là provient toujours une résultante normale à la
surface réfringente, et dirigée vers l'intérieur du milieu réfringent, que
l'on démontre devoir leur imprimer un accroissement de vitesse dépen-
dant de leur nature propre, ainsi que de la nature et de fétat du mi-
lieu traversé. Cela fait concevoir aussi la dispersion , comme étant l'effet
de l'attraction inégale exercée par un même milieu sur les corpuscules
lumineux de différentes natures.
Dans l'hypothèse ondulatoire, l'indice de réfraction d'un rayon simple
a une application exactement inverse de celle que l'hypothèse de l'é-
mission lui attribue. Cet indice exprime alors la vitesse avec laquelle
chaque onde, d'une amplitude restreinte , qui donne la sensation propre
de ce rayon, se propage dans le vide, celle avec laquelle la même onde
se propage dans le milieu réfringent étant représentée par l'unité.
Comme la vitesse d'une même onde dans le vide est invariable, il faut
quelle devienne moindre dans les corps matériels, d'autant plus que les
rayons sortant du vide y sont plus fortement réfractés. Cela exige que
le rapport de l'élasticité de l'éther lumineux à sa densité s'y trouve
toujours moindre que dans le vide; et c'est là une des données fonda-
mentales du système, tel qu'on l'emploie actuellement. Quant à la
dispersion , plusieurs géomètres ont fait de grands efforts d'analyse pour
la déduire mathématiquement de l'hypothèse ondulatoire; mais je se-
rais hors d'état de traduire leurs calculs en conceptions physiques. Je
dirai plus tard quelles ont été, sur 'ce point, les idées de Fresnel,
idées que sa mort prématurée l'a empêché d'exposer, et peut-être
d'arrêter définitivement.
MARS 1846. 149
L'indice de réfiraction d'un même rayon simple varie dans les di-
verses substances qu'il pénètre, non -seulement selon leur nature
chimique, mais encore selon leur état actuel de densité et de tem-
pérature. On ne connaît pas, jusqu'à présent, deux substances dans
lesquelles les indices de réfraction de tous les rayons du spectre soient
respectivement égaux, ou même aient des valeurs toutes respective-
ment proportionnelles. A la vérité, comme nous l'avons remarqué,
ridentification des rayons que l'on compare ainsi ne peut être obtenue
que par la similitude des places que le jugement de l'œil leur assigne
dans la même nuance homochromatique , sur des spectres différents;
mais les limites d'erreurs de celte appréciation sont beaucoup moindres
que les dissemblances des rapports des indices. D'ailleurs ce résultat se
constate par une expérience que son importance m'oblige à rappeler.
Nous avons reconnu plus haut que la dispersion opérée par un pre-
mier prisme, dans un faisceau de lumière blanche, est exactement
compensée par l'apposition postérieure d'un prisme égal, de même na-
ture , complétant avec le premier une plaque homogène à faces paral-
lèles. Cette complète restitution de la lumière à l'état de blancheur,
par l'action successive de deux prismes réfringents, opposés ainsi, base
à pointe, s'appelle Yachromatisme. Or on n'a jamais pu, jusqu'ici, l'ob-
tenir entière et rigoureuse qu'avec des prismes égaux d'une même subs-
tance, opposés l'un à l'autre, dans des conditions de position et d'état
exactemciU identiques, comme nous l'avions alors supposé. Ceci résulte
évidemment de l'inégalité des rapports qu'ont entre eux les indices de
réfraction des mêmes rayons dans des substances diverses, et* elle se
trouve ainsi prouvée matériellement. Newton avait constaté ce fait d'im-
possibilité : mais, ce qu'il n'avait pas vu, ou du moins ce qu'il n'avait
pas assez remarqué, c'est que la compensation, entre des prismes d'un
petit angle et de difiérente nature, peut être opérée assez approxima-
tivement pour que les rayons non compensés ne produisent dans l'œil
qu'une sensation négligeable , comparativement à Teffet total de ceux
qui le sont. C'est sur ce principe d'une compensation , non pas rigou-
reuse , mais physiquement suffisante pour l'œil , qu'est fondée l'importante
découverte des lunettes appelées achromatiques. En effet, les lentilles
sphériques qu'on y emploie pour concentrer la lumière ne sont que des
assemblages de prismes, à angles variables du centre vers les bords, tous
très-peu ouverts, et dont on compense approximativement les disper-
sions en les composant de deux ou plusieurs lentilles de courbures con-
traires, qui donnent en somme un excès de pouvoir convergent sans disper-
sion sensible, ou du moins capable de dénaturer les formes des objets.
150 JOURNAL DES SAVANTS.
L'indice de réfraction propre à chaque rayon simple est un caractère
qui l'accompagne dans toutes les expériences oh il se propage avec
continuité, dans un même milieu matériel. Mais , en interrompant cette
continuité , par des alternatives de transmission et de réflexion opérées
périodiquement à des intervalles excessivement petits , comme on peut
le faire en transmettant un faisceau de lumière à travers deux verres
sphériques superposés, de courbure contraire , ayant des rayons presque
égaux, Newton a découvert que l'aptitude de chaque rayon simple à
se transmettre ou à se réfléchir est sujette à des intermittences pério-
diques, qu'il a nommées ses accès de facile transmission et de facile ré-
flexion, comme étant des propriétés facultatives, non absolues. D a
déterminé expérimentalement, avec une subtilité admirable, les inter-
valles linéaires après lesquels ces intermittences se succèdent, pour cha-
cun des rayons simples qui limitent les sept divisions chromatiques par
lesquelles il avait partagé le spectre, lorsqu'ils se propagent dans le vide,
dans l'air, ou dans tout autre milieu matériel pour lequel leur indice
de réfraction est connu. On comprendra l'excessive délicatesse de ces
appréciations, quand j'aiurai dit que, siu* l'amplitude entière du spectre
qui a été étudié par Newton, le plus grand de ces intervalles, calculé
pour la transmission dans le vide , excède à peine six millionièmes et un
tiers de pouce anglais; il est propre aux rayons rouges extrêmes que
Newton a pu voir. Le plus petit, propre à l'extrémité violette de son
spectre, n'atteint pas tout à fait quatre millionièmes de pouce. Tous
les autres intervalles , correspondants aux rayons intermédiaires sont
comprisp entre ces deux limites. Ces variations , si incroyablement mi-
nutieuses, ont été transportées depuis dans une infmité d'expériences,
où elles ont été employées sous toutes sortes de formes. On les a éten
dues à des rayons dont la réfrangibilité excédait tant soit peu les bornes
du spectre que Newton avait pu apercevoir; mais, dans les amplitudes
de réfrangibilité qu'il a embrassées , on n'a rien trouvé à y changer.
n avait obtenu ces mesiures en analysant un phénomène que je ne
puis me dispenser de décrire, parce que les propriétés de la lumière
qui le produisent se manifestent continuellement , par des eOets iden-
tiques ou analogues , dans presque toutes les expériences que j'aurai ul-
térieurement à exposer. Lorsqu'une lentille de verre sphérique , ayant
ses surfaces convexes, et décrites avec un rayon de courbure très-grand,
est posée et appliquée sur un verre plan horizontal, les deux surfaces
qui se regardent comprennent entre elles une lame mince d'air, dont
l'épaisseur, d'abord nulle au point de contact , s*accroît graduellement
autour de ce point en proportion du carré de la distance. On établit
MARS 18-46. 151
ce système au-devant d une fenêtre ouverte, d où il reçoive la lumière
blanche des nuées; et, plaçant Tceil verticalement au-dessus, assez loin
pour Tembrasser tout entier, on ie regarde par réflexion , ayant eu
soin de placer dessous une pièce d'étoffe noire, pour que rien d'étran-
ger ne se mêle à ses effets. On voit alors, dans la lame dair, une série
d'anneaux concentriques de diverses couleurs, comme ceux que pré-
sentent les lames minces d'eau savonneuse , dans ces bulles légères dont
les enfants s'amusent, mais permanents et d'une grandeur fixe, pom^
une même position de l'œil. La séparation qu'on y découvre entre les
éléments chromatiques de la lumière blanche décèle évidemment un
effet qui s'opère sur eux inégalement , ou du moins à des périodes d'é-
paisseur différentes , selon leur réfrangibilité.
Aussi , en regardant ces anneaux à travers un prisme , on les voit
se désunir, et se résoudre, à leurs périodes les moins complexes, en
anneaux distincts de grandeurs iné^es, dont la superposition partielle
cachait l'individualité. Alors, pour les observer isolément, il faut les
former avec des faisceatix de lumières simples, préalablement séparées
et épurées par la dispersioti. Newton fit cette expérience, et une multi-
tude d'autres allant au même but, qu'il varia avec un art admirable.
Il vit ainsi les anneaux en bien plus grand nombre , purement rouges
avec la lumière rouge, jaimes avec la lumière jaune, et généralement
de la seule couleur propre à la lumière prismatique employée pour
les former. Leur grandeur absolue variait en sens contraire de la ré-
frangibilité ; de sorte qu'en les comparant par ordre , à partir de la
tache centi*ale , les plus grands étaient formés par la lumière rouge , les
plus petits par la lumière violette. Dans cet état d'isolement, ils pré-
sentaient une succession de zones circulaires brillantes, séparées par
des intervalles obscurs, approchant d'autant plus du noir que la lu-
mière était plus homogène, et qu'on les observait plus près de la tache
centrale, alors que les rayons d'inégale réfrangibilité, inévitablement con-
tenus dans cette lumière , avaient subi un moindre nonribre d'alterna-
tives, dispersant leurs anneaux individuels. Les milieux des anneaux
brillants et les milieux de leurs intervalles obscurs pouvaient donc
être considérés conmie propres à la réfrangibilité moyenne de la nuance
sensiblement homochromatique dont ils étaient formés. Newton me-
sura les diamètres des uns et des autres; et, en les appliquant, par le
calcul, aux courbures des verres superposés, il en déduisit les épaisseurs
de la lame d'air auxquelles la réflexion ainsi que la transmission s'o-
péraient le plus abondamment dans chaque expérience » pour la même
espèce de lumière simple. Il obtint ainsi, avec une complète certitude,
152 JOURNAL DES SAVANTS.
ces évaluations presque microscopiques qu*aucune mesure directe
n aurait pu aUc^jndre. 11 se les procura successivement pour les sept li-
mites des divisions ch]:omatiques entre lesquelles il avait partagé son
spectre; ce qui montre que leur emploi, comme caractère d'identifica-
tion, nest exact qu'entre les limites d erreur du jugement de lœil, sur
la place qu*y occupent chacun des rayons simples auxquels on les rap-
porte, comme cela a lieu pour l'indice de réfraction. Newton répéta
des expériences pareilles sur des lames minces d'eau insinuées, au
lieu d'air, entre les mêmes verres. Ayant mesuré aussi les diamètres
des anneaux qui s'y formaient, il trouva que la transmission et la ré-
flexion s'y succédaient, pour chaque rayon simple, par des alterna-
tives d'épaisseur soumises aux mêmes lois de périodicité , seulement
avec des valeurs absolues différentes; et, de ces valeurs comparées, il
inféra, non pas affirmativement, mais avec la restriction expresse du
doute, que, poiu* chaque rayon simple, transmis perpendiculairement
d'un milieu dans un autre , il se pourrait bien qu'elles fussent générale-
ment réciproques à ses indices de réfraction, dans ces deux milieux.
Cette relation simple n'avait lieu qu'en regardant les anneaux sous l'in-
cidence perpendiculaire. Vus obliquement , ils se dilataient suivant des
lois très-complexes que Newton ne put saisir, et dont il donna seule-
ment une expression approximative, qui est très-précieuse par les consé-
quences théoriques auxquelles elle conduit. Il confirma tous ces résuhati
en les employant comme éléments simples, pour reproduire les phéno-
mènes complexes desquels il les avait extraits. Ainsi, parla superposi-
tion fictive des anneaux simples déduits de ses calculs, il reconstruisit
spéculativement les anneaux composés que forme la lumière blanche; et
il montra que cette restitution mathématique reproduisait toutes les
apparences observées, tant par réflexion que par transmission. Il fit
une autre épreuve bien plus périlleuse. Les mêmes valeurs absolues
des alternatives, qu'il avait conclues si délicatement de l'étude des
lames minces, il les appliqua à des plaques épaisses, où chaque rayon
simple avait à en parcourir les phases, non plus quelquefois seule-
ment comme dans ces lame^, mais plusieurs milliers de fois avant
d'arriver à la surface d'émergence, où il devait manifester, par son
aptitude à se réfléchir ou à se transmettre, la période finale que la
route parcourue lui assignait. Il les y trouva encore fidèles à ses nom-
bres, ce que les expérimentateurs venus après lui ont aussi reconnu.
Alors il concentra tous les faits de ce genre en un seul énoncé, expiv
mant une qualité physique essentiellement propre aux éléments lumi*
neux, en vertu de laquelle, lorsqu'ils arrivent aux surfaces limites des
MARS 1846. 153
milieux matériels, ils se trouvent être alternativement dans des con-
ditions facultatives qui les disposent à s'y réfléchir, ou les disposent à
s'y transmettre. Il a fidèlement exprimé cette succession continuelle
d'aptitudes contraires, en lui donnant la dénomination conditionnelle
d'accès de facile transmission et de facile réflexion, sans vouloir, comme
il le dit expressément dans le corps de son ouvrage, la rattacher à au-
cune idée hypothétique sur la nature du principe lumineux ^
Nous devons cependant aujoiu*d*hui, je ne dirai pas compléter sa
pensée, mais la suivre, et lui donner une forme sensible, pour la trans-
porter dans les conceptions mécaniques par lesquelles on peut repré-
senter la lumière. Ainsi, dans l'hypothèse de l'émission, les accès pour-
raient être les conséquences mécaniques de propriétés polaires attachées
aux corpuscules lumineux, en rotation sur eux-mêmes, et exerçant des
actions de sens opposés. Alors l'aptitude de ces corpuscules à se réflé-
chir ou à se transmettre résulterait des situations relatives dans les-
quelles leiu^ pôles contraires se trouveraient, à l'instant où ils arrive-
raient aux siufaces qui limitent les milieux matériels. Chaque révolution
complète ramènerait une aptitude pareille : sa durée serait par consé-
quent égale au temps employé par chaque corpuscide pour parcourir,
dans chaque milieu donné , l'espace que Newton assigne à l'intervalle
linéaire compris entre deux accès de même nature. Donc, si cet inter-
valle était invariablement réciproque à l'indice de réfraction qui ex-
prime la vitesse de transport, lorsqu'un rayon lumineux de réfirangibi-
lité définie pénétrerait successivement, sous l'incidence normale, un
^ Toas les caractères physiques des accès , tels que Newton les a conclus de ses
expériences , ont été exprimés par lui , sous des formes générales , dans le livre II
^e l'Optique, partie m, propositions i3, i4« i5, 16, 17 et 18. La marche logique
qu'il a suivie, pour arriver à cette généralisation, est exposée avec détail dans mon
imité de physique expérimentale et mathématique, tome IV, pages 88 et suivantes.
On a transporté depuis ces caractères aux ondulations ; et cela a donné lieu de les
soumettre à des vérifications indirectes , mais très-précises , qui , dans les cas encore
trop restreints et trop peu nombreux qu'elles embrassent, n ont fait que confirmer
les mesures de Newton. D faut toutefois remarquer que, dans Thypothèse ondula-
toire employée aujourd'hui, les accès neutoniens, ainsi transformés, deviennent
des qualités nécessaires attachées fixement à chaque réfi^ngibilité ; au lieu que ,
dans les énoncés de Newton , elles ne sont que Jacultatives, D'après ses énoncés ,
lorsqu'un faisceau lumineux de réfrangibilité fixe, parti d*une même source, est
reçu immédiatement à un point quelconque de sa route, par une surface réfrin-
gente, il apporte à ce point, dans un intervalle de temps sensible, des éléments lu-
sAineux qui se trouvent individuellement dans toutes les phases des deux sortes
d'accès. Ceci est étaUi dans la partie de mon Traité de physique que j'ai tout à
l'heure citée.
ao
154 JOURNAL DES SAVANTS.
nombre quelconque de milieux matériels, non cristallisés, la durée de
la rotation d*un même corpuscule serait toujours réciproque au carré
de sa vitesse actuelle de transport dans ce milieu-là, indépendamment
des actions antérieures. Mais, s il y était introduit sous des incidences
obliques, la durée de sa rotation finale dépendrait des impressions
qu'il aurait éprouvées antérieurement ^ Telle est la forme physique que
Ion poiurait donner aux accès, dans Thypothèse de rémission , et sous
laquelle il faudrait les introduire dans le calcul mécanique pour la com
pléter. Tant quon ne l'aura pas fait, on ne doit pas s'attendre que les
formules qu on en déduira représentent les phénomènes dont les accès
sont l'expression ou la cause; comme aussi on ne devra pas aflirmer
qu'elle ne peut pas les atteindre. Au reste , l'idée de les représenter
ainsi, par une rotation des corpuscules lumineux sur eux-mêmes, a
été formellement indiquée par Newton^. Mais il parait s'être fixé, par
préférence, à une autre idée plus générale, que je ferai connaître dans
l'article suivant. La forme purement expérimentale qu'il voulait donner
à son ouvrage l'a déterminé à en séparer ces hypoàièses; et l'état où
l'analyse mathématique se trouvait de son temps ne lui aurait proba-
blement pas fourni les moyens de les soumettre au calcul. Un géomètre
habile pourrait l'essayer aujourd'hui sans témérité.
Tous les résultats physiques dont je viens de présenter le tableau sont
incontestables et incontestés; toutes les expériences sur lesquelles ils
reposent sont vraies, et toutes les mesures que Newton en a déduites
sont parfaitement exactes. Maintenant nous allons entrer dans un ordre
d'idées où les mêmes résultats, les mêmes mesures, s'interprètent et
s'appliquent d'une manière, non-seulement différente » mais presque
toujours contraire. Dans cette autre conception , les accès n'ont rien
de réel. C'est une particularité du mode de transmission , que Ton a
transportée , comme propriété , au principe lumineux. La lumière ne
se transmet ni ne se réfléchit par intermittences, aux surfaces qui
limitent les milieux matériels. A toutes les épaisseurs quelconques,
grandes ou petites , elle se propage avec continuité , sans interruption ;
et les alternatives de transmissibilité ou de réflexibilité que nous croyoïls
y découvrir s'appliquent à notre perception , non pas à l'agent qui Tek-
cite. Ici l'on voit se réaliser la difficulté que j*ai annoncée plus haut, et
qui consiste dans l'incertitude des jugements que nous pouvons seule-
ment établir sur les indications d'un de nos sens, non sur des modifica-
•
^ Voyez, à la suite de cet article, la note a. <^ ' ()p<if a«, liv. II, partie III, 12*
proposition (aifinem).
MARS 1846. 155
lions mécaniquement opérées dans des corps tangibles. Mais, avant de
transporter les faits dans ce nouveau système de conceptions, il faut
laisser reposer Fesprit du lecteur :
Et jam tempus equum — solvere colla.
BIOT.
Note l".
Sur la détermination des indices de réfraction, indépendamment de toute hypothèse
sur la nature de la lumière.
Mon but, dans cette note, est d*étabiir plusieurs résultats mathématiques uni-
versellement adoptés, et qui sont d*un usage continuel dans les calculs d optique.
Maison les présente souvent comme conséquences des théories; au lieu que je me
propose de les déduire des seules indications fournies par Texpérience.
Nommons A, A , A,, A,....A«, des milieux matériels divers, en nombre quel-
conque, tous diaphanes et non cristallisés. Si Ton met deux quelconques de ces
milieux en contact mutuel, par une surface plane, et quon fasse passer un rayon
de lumière simple de Tun dans Tautre, on admet jusqu*ici en fait, que la réfraction,
5005 toutes les incidences, s'opérera suivant la loi de Descartes, c'est-à-dire que le
sinus de Tangle d'incidence et le sinus de l'angle de réfraction auront toujours
entre eux un rapport constant, dont la valeur numérique pourra être obtenue par
l'observation.
Adoptant donc ce résultat comme général, je mets successivement les milieux A ,
A , A ....A«, en contact plan avec le premier A; et je fais passer, de celui-ci dans
chacun d'eux, un même rayon simple, qui devra, par conséquent, 8*y transmettre
conformément à la loi tout à l'heure exprimée. Alors je nomme 0^ 0,, 0^,„ les
an^es respectifs de réfraction qu'il y forme , pour une même incidence 6, prise dam
le milieu A , incidence que je choisis ainsi conunune, a&n de rendre les effets rela-
tifs des divers milieux plus aisément comparables. Puis je désigne par m^, m^, m,...
les rapports constants de réfraction qui sont propres à chacune de ces expériences,
et j'en déduis le système d'équation suivant :
(i) Sin d^zm^sind^ passage du rayon , de A dans A^,
Sin dz=m^ sin 0^ de A dans A^,
Sin dz=m^ sin d^ de A dans A,,
généralement : Sin d-=m^ sin ^« de A dans A..
Maintenant je dispose tous les milieux A,, A,, A,... A..^, en couches planes, à
faces parallèles, que je mets toutes en contact les unes à la suite des autrês. Puis,
laissant le milieu A indéfmi, je le mets en contact plan avec la surface antérieure
de A,, et je mets la postérieure de A^.^ pareillement en contact avec Tantérienre
de A». Alors, prenant le même rayon simple que nous avons tout à Theure em»
ployé, je le fius passer d'abord de A dans A^, sousTangle d'incidence quelconque t.
h y forme donc un angle de réfraction t^ conforme à la loi de Descartes. Or, en
20.
156 JOURNAL DES SAVANTS.
vertu du parallélisme donné aux couches superposées , si on laisse le rayon continuer
sa route a travers leur assemblage , r deviendra Fangle d*incidence du rayon , quand
a passera de A, dans A,; puis Tangle ae réfraction t^, qu'il formera dans A^, deviendra
de même son angle d'incidence sur A^, et ainsi de suite indéfiniment, autant que
Ton aura interposé de couches à faces parallèles. Alors, si Ton désigne par m^, fc^,
fi ... les rapports constants de réfraction propres à chacun de ces passages, le pre-
mier m, devant rester tel que nous Tavons employé d'abord , on aura le système
d'équations suivant :
(a) SiuT = nijSinTj au passage du rayon, de A dansA^ \
SinTj=: fi, sinr^ 1 de A^ dans A^, J Tom i« milw«« »-
Sinr = fi. sinr de A dans A. ( Ï"",^^,.-V!,^ •*
Sm T, := fi^ sm t^ de A, dans A^, l «ooeiiet plasM à fMt
etc. \ P*'*"**«-
et enfin : SinT,_ , = fi, sin t„ de A, , dans A../
La loi de dérivation continue, que ces équations expriment, s'étendra à un
nombre quelconque de milieux, à faces parallèles, interposés entre le prânier A et
le dernier A,.
De là on tire évidemment les relations suivantes :
<" V
• Sin T = m, fi[ fi^ fi^ sin t^,
et généralement : Sin t = m, fi^ fi, fi^... ft, sm t..
Toujours , sous la condition expresse du parallélisme des couches , pour tous les
milieux interposés entre les extrêmes A et «.
Dans ces dernières relations, Tangle r, pris dans le premier milieu A est tout à
fait arbitraire. Faisons-le égal à l'angle 6 des équations (i) qui est pris aiftsidans ce
même milieu. Alors l'angle r^ deviendra évidemment égal à l'angle 6^ de ces mêmes
équations. Mais, en outre, c'est encore un autre fait d'expérience, que, dans la
condition ici supposée du parallélisme des couches, les angles r^, t,, t^... t„ se
trouveront respectivement égaux aux angles 6 , 0^^ 0^„. ^,, qui appartiennent aux
mêmes milieux dans les équations (i). Cette identité, toujours constatée, entraine
donc nécessairement les conditions suivantes :
(4) m^ = m^,
^t = ^i f*.'
"». = '^i f*. f*.'
m, = m, fi, fi^ fi^,
et généralement : nin =im^ fi, fi, fi^... fin.
Ce résultat expérimental ne soufire aucune exception, lorsque, selon la supposi-
tion conventionnelle que nous avons admise. A, A^ A,... A« sont des milieux dia-
phanes non cristallisés. On peut l'énoncer généralement de la manière suivante :
Soient A et A, deux milieux non cristallisés , séparés l'un de l'autre par un nombre
quelconque de couches planes, à faces parallâes, formées individudlement avec
Sinr
—
m,
sinT,,
Sin T
rz:
m,
f.
«m T,,
Sinr
— ^
m,
f».
f«, MD ^
MARS 1846. 157
des milieux de toute nature, assujetties seulement à cette môme condition de n*être
point cristallisées et de laisser passer la lumière. Concevons dans A un rayon lumi-
neux simple, qui arrive à la surface antérieure de la première couche sous Tinci-
^pnce 0. Puis, après quil aura traversé toutes les couches parallèles, supposons
qu*il pénètre le milieu „ sous Tangle de réfraction final 6»» Si Ton a mesuré par .
1 observation les angles 6 et d^ dmcidence et de réfraction extrêmes , on n*aura
qu*à former Téquation
Sin ^ = m, sin^a,
et le nombre m„ qu*on en déduira , sera identiquement égal au rapport qu'on ob-
tiendrait entre les sinus des angles d*incîdence et de réfraction , si Ton faisait passer
immédiatement le même rayon simple du milieu A dans le milieu A„ en suppri-
mant les plaques parallèles des milieux intermédiaires que Ton avait interposées
entre eux.
Les expériences d*optique présentent, à chaque instant, une application particu-
lière de cette règle , où elle se vérifie avec autant de simplicité que d^évidence.
Toutes choses étant telles que nous Tavons admis , concevons que le dernier milieu
A« devienne identique avec le premier A. On réalisera cette supposition, par
exemple, si tout le système de plaques parallèles en contact, formées avec les milieux
A,, Aj, A,... A,_j, est entouré d*air atmosphérique en repos et en communication
libre, lequel constituera ainsi les milieux extrêmes A, An, avec un état absolu
d'identité. Dans un tel cas, d'après la règle précédente, on devra trouver m, =- 1,
par conséquent t z=z t„ puisque l'on aurait d=z d^ dans la transmission directe qui
aurait lieu , à travers la masse d'air, si les plaques parallèles n'étaient pas interpo-
sées dans le trajet du rayon. Or cette égalité des angles extrêmes d'incidence et
d'émergence t et t, s'observe en effet avec la dernière rigueur, lorsqu'un système
quelconque de plaques jion cristallisées, à faces parallèles, est interposé dans le
trajet d'un rayon lumineux.
Limitons le système intermédiaire à une seule plaaue pareille , formée avec le
milieu A^, A, étant encore rendu identique avec A. Alors le nombre n sera égal à
a; et, dans la deuxième des équations (4), m, deviendra égal à i, comme dans la
transmission directe du rayon , a travers le milieu ambiant A. Cette équation , ainsi
particularisée, donnera donc :
ifij est le rapport de réfraction du rayon lumineux, lorsau'il passe du milieu A
dans le milieu A sous Tincidence quelconque t; et a est le rapport de réfraction
du même rayon, lorsqu'il repasse du milieu A, dans le milieu A, en traversant la
seconde surface de la plaque, où r, représente son angle d'incidence intérieure. Ce
second rapport est donc exactement inverse du premier. La connaissance de ce fait
sert pour calculer la marche d'un rayon lumineux simple , qui traverse un prisme
fait d'une substance non cristallisée, environné d'air; et l'on en conclut la valeur
du rapport de réfraction m^ lorsque l'on a mesuré l'angle réfringent du prisme?
ainsi que la déviation que le rayon a subie après l'avoir traversé.
La combinaison de ces divers résultats légitime toutes les opérations que j*ai
rapportées dans le texte, et sert à les calculer indépendamment de toute hypollièse
sur la constitution du principe lumineux. D'abord, pour évaluer l'indice de réfrac-
158 JOURNAL DES SAVANTS.
tîon des rayons qui passent du vide dans Tair, nous leur faisons traverser un
prisme creux, fermé par des glaces à faces parallèles, duquel on extrait Tair. L*in*
terposition de ces glaces n apporte aucun changement à le déviation finale éprouvée
parle rayon lumineux. Elle est la même que si on le faisait passer inunédiatement 4i
- Tair extérieur dans le vide intérieur, puis ressortir de ce vide dans Tair suivant un
rapport de réfraction exactement inverse. De là on conclut l'indice de réfraction m^
qui est propre à ce même rayon , lorsqu'on le suppose passant immédiatement du
vide dans 1 air ambiant; et Ton étend celte évaluation à un état quelconque de Tair,
par les expériences ultérieures que j'ai rapportées.
On prend alors un prisme formé de toute autre substance non cristaUisée; et, le
plaçant dans Tair ambiant, on détermine le rapport de réfraction du même rayon
simple, lorsqu'il passe de cet air dans la substance du prisme. Désignons ce nou*
veau rapport par fi^. Celte expérience, combinée avec la précédente, nous donnera
rindice ae réfraction m^ du rayon, tel qu'on l'obtiendrait en l'introduisant directe-
ment du vide dans la substance du prisme. En effet, si l'on veut appliquer à ce cas
la notation dont nous avons fait tout à l'heure usage , pour former les systèmes d'équa*
tion (a), (3), (4)« il n'y a qu'à considérer le milieu antérieur A comme désignant le
vide, et le milieu suivant Â^ la substance dont est fait le prisme réfringent. Alors
la seconde des équations (4) donnera tout de suite :
^t = '^i f*. i
donc, ayant déterminé expérimentalement les nombres m^ et (x,, on obtiendra le
nombre m, par celte relation, comme si on l'avait déterminé par une expérience
spéciale, où le rayon considéré aurait passé immédiatement du vide dans la subs-
tance dont le prisme est fait.
La constance du rapport de réfraction sous toutes les incidences , lorsqu'un rayon
de lumière simple traverse la surface commune de deuxnnilieux non cristallisés,
n'a peut-être pas été constatée jusqu'ici expérimentalement, avec toute la rigueur
désirable , sous les incidences les plus obliques. Il serait intéressant d'étudier aussi,
sous ces incidences, la loi de la réflexion spéculaire sur les surfaces externes des
corps cristallisés doués de la double réfraction. Car il serait possible qu'on y trou-
vât alors quelque inégalité entre les angles de réflexion et d'incidence, lorsque la
face réfléchissante serait oblique, à l'axe, ou aux axes, de cristal. Et, en outre, si le
plan d'incidence était ^dirigé hors des sections principales , il se pourrait que le
rayon spéculairement réfléchi ne se trouvât pas rigoureusement contenu dans ce
même plan. Un moyen de réaliser ces épreuves , ce serait d'extraire d'un même
cristal, à double réfraction très-énergique, deux morceaux de coupes diverses; de
les coller ensemble latéralement; puis de leur donner, par le travail, une surface
commune bien polie , dirigée dans les sens les plus différents relativement à l'axe
ou aux axes du cristal, sur laquelle on observerait, avec une lunette, la réflexion
simultanée de lignes droites très-fines et très-distantes. Nous avons fait préparer,
M. Regnault ^ moi , un appareil de ce genre avec deux morceaux de spath d'Islande,
dont la surface commune est, pour l'un, perpendiculaire à l'axe, pour l'autre, pa-
rallèle aux faces naturelles. Mais nous n'avons pas pu encore l'employer avec tous
les soins de précision que cette étude exigerait.
MARS 1846. 159
Note 2.
Sar la représentation des accès par des mouvements rotatoires associés à des propriétés
polaires.
Soit Âj un milieu matériel non cristallisé, dans lequel un corpuscule lumineux,
de nature défmie , se meut actuellement avec la vitesse de translation a^. Nommons
tf j la longueur linéaire qu'il y décrit pour revenir à une môme phase d'un accès de
même nature, et t^ la durée temporaire d'un de ces relou», exprimée dans la
même espèce d'unité de temps qui sert a évaluer. la vitesse a^. On aura, d'après
ces définitions :
Prenons pour unité de vitesse celle qui est propre au corpuscule lumineux ,
lorsqu'il se meut dans le vide. Alors a^ exprimera son indice de réfraction lorsqu'il
se meut dans le milieu A , et nous pouvons l'interpréter ainsi au besoin.
Pour un autre milieu A,, également non cristallisé, où les quantités analogues,
propres au même corpuscule lumineux , seraient désignées par les mêmes lettres ,
spécifiées par l'indice a , on aurait pareillement :
' u
t
et, en conservant toujours la même unité de vitesse, a, exprimerait l'indice de ré-
fraction du corpuscule, lorsqu'il se meut dans le milieu A,.
Supposons maintenant que le corpuscule passe du milieu A^ dans le milieu A
sous l'incidence normale. D'après la conclusion générale que Newton a cru pouvoir
tirer de ses expériences, les deux longueurs «^ e^ auront entre elles la relation
9uiv{inte',: •
Si l'on met cette valeur de e, dans l'expression de t,, et qu'on divise ensuite
celle-ci par t,, il en résultera :
/, a/-
' Cette relation est rexpresaion littérale de renoncé donné par Newton ioi-méme (Optique,
Itv. II, partie uit proposition 17). La manière dont elle se déduit de ses expériences est
eipoaée dans mon Traoi depKysiqiu, tome IV, page 107. Les longueurs que je désigne ici
par «1, «ti sont ce que Newton appelle les intervaUes des acch de même nature. Je les ai repré-
sentés par 3Î dans le passaffe cité page 108, et j*y ai rapporté leurs valeurs absolues dans
fair diaprés Newton. Il ne faut pas confondre ces intervalles avec les longueurs d*un même
accès, <rai sont moitié moindres. Celles-ci sont désignées par i dans la notation que j*ai adoptée;
et j*ai donné leurs vaJenrs à la page 108, ponr les diverses substances oâi Newton les a obser-
véaa. On iea Gonciol pour le vide d*après la relation générale (ra*il avait trouvée antre leori
graodmrt , el Iea iiKUcea de réfraetkm des différenU mUieoz 00 ils ae réaliaeot
160 JOURNAL DES SAVANTS.
Alors, si Ton attribue les retours des accès de même nature à une révolution
complète du corpuscule sur lui-même, lorsqu*il passera ainsi du milieu A^ dansl^
milieu A, sous Tincidence normale , les durées de ses révolutions seront réciproques
aux carrés de ses vitesses de translation, dans ces deux milieux. ^
Cette relation étant supposée générale, elle devra s*appliquer encore, lorsque le
corpuscule passera, sous l'incidence normale, du vide dans le milieu A^, puis de
celui-ci dans le milieu A^, et ainsi de suite indéfiniment, pourvu que Ton conserve
la perpendicularité d* incidence dans tous les passages successifs. Nommons alors (
le temps d*une révolution du corpuscule sur lui-même, lorsqu'il se meut primitive-
ment dans le vide 9fec la vitesse i. L*équation précédente, étant successivement
appliquée à ces divers cas, donnera :
t a • a •
et Ton en tirera , par Télimination successive :
t^ z=z — r; t, = — r; '» = — r; généralement u
a«
La durée de la rotation sera donc constamment réciproque au carré de la vitesse
de translation du corpuscule lumineux, dans le milieu où Û se trouve actuellement;
et elle sera la même , quels que soient le nombre ainsi que 1» nature des milieux
qu'il aura traversés avant d'y parvenir, pourvu qu'il se soit successivement introduit
dans tous sous l'incidence normale, comme nous l'avons supposé. Ainsi, dans ce
même cas d'introduction normale, la vitesse angulaire de rotation d'un- même cor-
puscule sera constanmient proportionnelle au carré de sa vitesse actuelle de trans-
lation.
Celte proportionnalité n'aurait plus lieu pour l'introduction sous des incidences
obliques, si l'on adoptait la loi empirique trouvée par Newton, relativement aux
modifications que les longueurs des accès éprouvent dans, de tels c^s (Optique,
liv. 11, partie m, proposition i5). Alors la vitesse de rotation d'un même corpus-
cule lumineux , dans chaque milieu donné , dépendrait non-seulement de sa vitesse
de translation actuelle, mais encore de l'angle sous lequel il se serait introduit,
tant dans ce milieu-là que dans tous les milieux antérieurs qu'il aurait parcourus
depuis son émission. Quoiqu'on ne puisse admettre comme absolument exacte
l'expression que Newton a donnée de ces changements de longueurs des accès sous
les mcidences obliques , elle montre qu*ils sont fort complexes , et qu'ainsi on ne
peut pas s'attendre qu'ils résultent d un simple rapport de proportionnalité. Or
cela semble suffire pour que la longueur actuelle des accès dans un milieu donné
doive dépendre de la nature des milieux traversés antérieurement par le même
rayon sous des incidences obliques; et cette conséquence s'applique également aux
longueurs des ondulations dans les mêmes circonstances, lorsqu'on veut transporter
les accès neu Ioniens à ce genre de conception. Comme une telle dépendance d'ac-
tions antérieures aurait une très-grande importance théorique, je crois devoir faire
remarquer qu'elle résulte directement des expressions employées par Newton lui-
même pour caractériser les dilatations des anneaux vus sous des incidences obliques
{Optiqae, liv. II, partie m, proposition i5). De sorte que, si Ton répugne à 1 ad-
mettre, il &udra attacher à œt incidences des conditions physiques sp^ales, qui
MARS 1846. 101
restituent aux accès, ou aux ondes, leur constance ultérieure de longueur dans
chaque milieu, relativement à la vitesse de translation, supposée pareulement in-
variable. Or ces conditions pourraient bien se trouver dans les circonstances mêmes
des réflexions opérées sous des incidences obliques, qui conduiraient les rayons
incidents à pénétrer jusqu*à de petites profondeurs dans le corps réflecteur, avant
de reprendre leur trajectoire dans le mUieu où Tincidence sera opérée. Newton
parait avoir eu cette pensée, conune on peut le voir dans la première exposition
qn il donna de son hypothèse mixte sur la lumière (Birch, t. III, p. 267). Fresnel
avait , je crois , une idée à peu près analogue ; mais il devait nécessairement rappli-
quer d une manière différente au système ondulatoire simple qu'il avait adopté.
WÔRTERBUCH DER Griechischen EiGENNAMEN , etc, Dictionnaire
des noms propres grecs, avec un coup (ïœil sur leur formation, par
le docteur W. Pape. Braunschw, 1 842 .
QUATRIÈME ET DERNIER ARTICLE.
DSUXiiHE GENRE.
NOMS EN hcjpOf, DONT LA PREMIÈRE PARTIE EST UNE ^PITHÈTE DE DIVINITÉ.
Ed cherchant des applications du même principe, j'ai rencontré
quelques noms dont je n*ai su d'aboixl que faire, parce qu'ils. semblaient
échapper à toute analogie: par exemple, les deux noms ïlroiSSojooç et
Ua»Sox6Scjpos , ce dernier, dans une inscription des syringes de Thèbes.
Ayant quelque confiance dans le principe de composition dont j*ai parlé
plus haut, je cherchai les moyens d*y ramener ces noms singuliers.
Je fis la remarque que plusieurs noms propres grecs étaient ou des
ëpitbètes de divinités, ou des dérivés de ces épithètes; tels sont les
noms de Iludio^ , ÈxtlSoiXoç ou Éjci^^^Xio^, kké^tos^ AodAioç, Off>^tof,
qui sont des épithètes bien connues d'Apollon; ÈvéSios, épithète
d'Hermès; EvoSos, de Pan; hpéfuoç^, de Bacchus. Tels sont encore les
noms composés ÙfXvfnriiScjpoç et UvOéScûpos, où se trouvent les épithètes
de Jupiter et d'ÂpoUon, au lieu des noms de ces divinités. Tels sont en-
core tes composés (yXvfj^TttoaOévfis, Uv6ay6pas, UvOdyye'Xos , UuOdpj^as ^ etc.
Cette remarque me donna la théorie des noms qui m'embarrassaient
si fort. Je m'aperçus qu'ils étaient composés avec des épithètes ou des
titres de divinités , ordinairement très-rares , ou se rapportant à des
coites locaux dont l'étendue était fort limitée ; d'où il résulte que ces
' Je ne trouve ce nom que sous la forme latine, P. Qodius Bromius. OreUi,
n* &180.
ai
162 JOURNAL DES SAVANTS.
noms doivent k la fois être rares et appartenir k certaines localités.
C'est en effet ce qtii arrive pour la plupart d*entre ceux que j'ai pu re-
cueillir. Je commence par ÛroiôScjpos, un des plus frappants entre ceux
qui m'avaient embarrassé.
Ce nom est assez ancien chez les Gi^cs» puisqu'on le trouve dès le
temps de Pindare et de Thucydide. Dans cet historien ^ il désigne un
personnage banni de Thèbes. Ce nom provient évidemment de UroToç
ou IItçSo^, épîthète qu'Apollon tirait du mont UroJos, où il avait un
temple, et qui appartenait au territoire de Thèbes^, et s'élevait au-dessus
du lac Copaîs , près d'AcrsBphia. C'était donc un nom essentiellement
thébain. Le Piœodore de Pindare^ était corinthien, et celui de Démos-
tbène mégarien^\ ils tiraient certainement leur origine de Thèbes; car
répithète UtÇos est purement locale. Une médaille de Béotie ^ porte
les lettres IITOI, qui doivent être le commencement de UTOi[6Sojpos].
C'est au même dieu et au même pays qu'appartient le nom de FaXo-
^iScûpos, qui, selon Xénophon, désignait un des Thébains corrompus
par l'or du grand roi ^. Takdt^io^ est en effet une épithète qu'Apollon
portait à Thèbes. Selon Proclus, ce dieu y prenait les titres d'iafitfvios
xa\ TeCkièios ''. Il est vrai que M. Bekker, dans le texte de Photius , a
voulu lire Xo^io^; mais 0. Mùller blâme tout changement et préfère
l'ancienne leçon *. Son opinion se trouve & présent confirmée par le
rapprochement que fournit le nom du thébain FaXa^^evpo^, qui annonce
qu'un dieu recevait en Béotie le titre de ToAd^ios.
Une autre épithète de ce dieu, celle -de Êxorro^, synonyme de Èxtj€6^
'koç, peut être entrée en composition dans le nom de ÈxarSScûpos^, qui ne
vient pas à^xarov, pour ÈxarôvScjpos^ comme le pense M. Pape, non
plus que Èxarox'kiis. Je sais que ces deux noms seraient très-régulièrement
formés avec le nom d'Éxo^nr ; mais on trouvera peut-être difficile que le
nom d'une divinité infernale fût suivi de SG9pos; car il est fort probable
que ïtkovToyépris , TtkovroKkiis , ïtXourapj(os\ viennent de IIXoCto^ et non
de Ttkofkdûv, le dieu Platon. Le nom propre Ukouraûv doit avoir même
origine. C'est aussi de l'épithète d*Apollon ou du nom Èxdlrv, qu'on
peut feire dériver ceux d'Ènaroûos ( Hécatée) et à^Kar6f»v<as dont je par-
lerai plus bas. Je n'excepte pas Éxordwi/f^or, car il n'est pas probable
qu'on ait appelé un individu VhomTne aax cent nom; un diea, k la
bonne heure, parce qu'il pouvait recevoir une multitude d*épithètes
*, IV,xxxvi. — * Paus. IX, uni, 5. — ' Olymp. xiu.— * D» coron, p. 324- Uy a uq
Piœodore dans Lucien, Dialog. mort, viii, i. — * Mionnet, t. II, p. loa. — • Hel-
Un. m. T, 1. — - ' Ap. Phot. p. Sai . col a, — • Orchamsn. S. A7. — • Conf.
Corp, insc, n* 3737-2
MARS 1846. 163
différentes; ainsi, Isis [luptûiifVfios. Èxareiwfios est probablement formé
comme ^xafjMvSpciwfios.
Le même Apollon ou bien Escalope se reti-ouve dans plusieurs noms
formés avec des épithètes relatives à ces dieux médicaux.
Ainsi iarpéSùjpos, sur une médaille de Smymc*, sera un synonyme
de kaiiXvfnàSœpoç , puisque Esculape recevait par excellence le titre
diarpSs^. C'est probablement IATP0AQP02 quil faut lire sur une
inscription, au lieu de IIATPOAftPOS que M. Bôckh croit suspect *,
et non sans raison.
Le nom de Tune ou de Tautre de ces deux divinités entre dans celui
d'kxea16Sa)pofj porté par ub ancien historien ^ et par un personnage
d*Aristénète ^; car àxéôlojp [le gaérissear) est une épithète d*Ësculape aussi
bien que d* Apollon (â 4>o?S' dxéalœp^). Quant à kxecréScjpos , nom d'un
autre historien '^, il faut peut-être lire , soit kxealéSojpoç, soit kxeaiéScûpos ,
l'adjectif kxéa-ioç étant une épithète de Télésphore ^ et d'Apollon ^, qui
se retrouve dans les noms simples kxéa-ios, Axea-iaç; comme kxsc/lîvos,
kxéa1ù}p, kxealopiStfs et kxêaei, nom d'une fille d'Esculape etd'Épione,
épouse de ce dieu ^®.
Ce nom d'âTri^t^i; nous mène naturellement à celui d^ÛméScjpos,
que portait une île de la mer Rouge [ÛTnoScipov vfjaos ^^). J'ai déjà eu
occasion de remarquer ailleurs que tous les noms grecs que portent
des localités de cette mer leur avaient été imposés par des naviga-
teurs qui les avaient découvertes ou qui y avaient formé les premiers
établissements; tantôt ce sont des qualificatifs, tirés, soit de quelque cir-
constance locale, comme Aevxbs et ^aBùç >//x);v, ^(lelpaySos (ou S^xa-
péySov), UevreSclxrv'Xov, MovoSàbmXov et Sa-nJpûw 6pos, etc.; soit de
noms de divinités, comme AÇpoSirris et kcAdprris vi}(Tos, kOnvas jSw/x^^,
laiov 6pos^^^ Aioaxoupcjv Tafinv, soit de noms de rois et de reines,
teb que ceux de Bérénice, d'Arsinoé, de Ptolémais, de Philotéra; soit
enfin de particuliers, tels que les caps de Sarapion, de Démétrins et
de Diogène, les pofts àAntiochai et de Mys {Mvbç 6pfiûs^^, les îles d^Aga-
thon, de Timagène, de Mjrony de Dioscoride, enfin d'Épiodore, dont le
* Hionnet, m.jp. igS, 201. S. vi, p. 870. — * Paus. II, xxix, 9. — * Corp. insc.
n* 3367. — * ^P- ^lutarch. Themist c. xni. — * Arislœn. I, xni. — * Eurip. Anirom.
88a.— ' Cf. Voss. Hist gr. m, p. 376. Wcsterm. — • Paus. II, n. 7. — • Bôckh.
ai Corp, insc, t. I» JP. 477. — " Cependant kx&rdtft nom d'un brodeur, pourrail
avoir une origine différente, et se rattacher à dKé&l pa, Vôlkell , Nachlass, S. 11g. R.
Rochette, Lettre à M. Schom, p. 186, 187. — " Peripl, mar, Erythr. p. 175.
Blancard. — ^* L*adjectif dérivé do ïtrts est ordinairement iatCÊxàs; cependant le
nom des fêtes rà lata suppose la forme tmoç, qui est prouvée par cet exemple,
Icufp àpoç, — " Je traduis port de My$, et non de la Soaris, comme on Ta jus-
ai.
164 JOURNAL DES SAVANTS.
nom nous occupe en ce moment. Ces diverses espèces de noms se re-
trouvent dans ceux que les navigateurs modernes ont imposés aux lieux
nouvellement découverts. On voit qu'ils n ont fait en cela qu'imiter les
anciens.
Il n*y a pas jusqu'aux pîerr^j de marque, posées en divers lieux par
les Portugais et les Espagnols, sur les côtes de TAfrique et de TAmé-
rique, qui n aient leul* analogue dans Tinscription d*Evergète, que Gos-
mas avait encore trouvée à Aduiis; et, pour montrer ce qu'il peut y
avoir dliistoire dans une induction tirée d'une simple observation re-
lative à des noms propres, je vais en indiquer une qui a échappé à tout
le monde, même à GosseiUn, dont l'œil attentif et pénétrant a décou-
vert tant de points curieux pour l'histoire des côtes de la mer Rouge.
Cette observation , qui ressort de la seule inspection de la carte ancienne
des côtes de cette mer, est celle-ci : les noms grecs donnés à des villes,
à des caps ou à des îles, ne se trouvent que sur la côte occidentale,
celle d'Afrique. Il n'y en a pas un seul sur celles d'Arabie au-dessous du
a 6* degré de latitude. Cette observation suffît pour établir un fait dont
l'histoire ne parle pas, c'est que ni les Ptolémées, ni les empereufs ro-
mains n'ont formé d'établissement de ce côté, et qu'ils ont porté toutes
leurs colonies sur la rive opposée. A quoi cela tient-il? A plusieurs
causes que j'indique dans mon conmaentaire sur l'inscription d'Adulis.
Je reviens au nom d'Épiodore; il contient une épithète d'Esculape,
qui se qualifiait d!rlmos et de nirti(ppojv ^. Un hymne }ui donne rnême
le titre de tiTrtoSérrjp, qui est déjà une épithète de la langue usitée,
dès le temps d'Homère^ avec le sens de ^iria ou xjpno^à Scapoifievoç; et
c'est à la même idée que tient le nom de Èmôpii que portait l'épouse
de ce dieu«
Cérès ou Proserpine, et peut-être ces deux divinités à la fois, se re-
connaissent dans le nom kyvSScûpos, qui est celui d'un Athénien cité
par l'orateur Lysias*. On sait que kyvd ou Aypif est l'épithète de Tune
ou de l'autre de ces deux déesses, qui recevaient même collective-
ment le titre de kyva\ d-ea/^. J'attribue la même origine au nom de
Ayv6<pt'Xos que je crois un synonyme de Kop6(pi>ios, composé comme
ÙpicpiTiOs, AKpCkos, etc., ainsi qu'à celui de kyvàOtyLis, formé comme
ZrtvéOefiis, ktroT^kiOefus et îlp6ûe(JLis.
Îu'ici entendu. Le nom propre Mv;, génitif Mv6;, est assez fréquent < comme son
iminutif Mv/ffxo;, car c'est ainsi qu*il faut prendre ce dernier nom; de même,
BoUntoç, diminutif de ^oyç; Avx/9xo«, de Xinoç; Kvvifmof^ de xAcav\ AeovrUntog^
de 'kéonf. — * Tzetz. ad Lycophr. v. io54. — * Corp. insc. n* 5ii, La. — ' Lysias,
arat xni, 55. — * Welcwr, Sylloge epigr. p. 178.
MARS 1846. 165
Ce sont des épithètes de Jupiter qui ont servi à composer les noms
suivants :
haatTieéSœpos , Athénien cité dans une inscription du temps de Marc-
Aurèle^ Son nom est dérfvé du Jupiter ^curCksis, appelé aussi Tpo^dvios,
honoré en Béotie, spécialement à Orchpmène et à Lébadée^.
ICTraréScjpos , porté par un Tanagrëen et deux Thébains, dont un
statuaire, collaborateur d*Aristogiton. Car ce dieu suprême s'appelait,
en divers lieux de la Grèce, ihraros (vnéfnaTos), épithète qui revient à
celle de li^ftalos, employée fréquemment. Le nom de la fameuse Hy-
patiè [XTraria) fille de Théon, a même origine.
Ka<T(Tt6Sù>pos , Cassiodore, se tire d*ime autre épithète du même dieu,
Koldios ou Kdaa-ios, qui provient du mont Casius ou Cassius en Syrie ^,
voisine de Séleucie. Aussi le nom de Jupiter Casius se lit sur les
médailles de cette ville ^. Kacra-iéScjpoç était donc un nom local , qui ne
se trouve guère en grec que sur une inscription d'Antioche*, comme le
simple Kdaa-ioç (sans prénom) ne se lit que sur une médaille de la
même ville®, et siir une inscription d'Eumenia^. Et peut-être est-il bon
d'observer que la nymphe Kourdiôini ou Koura-isnetay femme de Céphée
et mère d'Andromède, était la fille d^Aradas; ce qui nous amène fort
près du mont Casius ou Cassius.
On peut conclure de là que le célèbre Cassiodore descendait d'une
famille syrienne.
D'après ces exemples, le nom de HavSoK6Scjpos , qui a été pour moi
la première cause de cette recherche, doit contenir une épithète de
divinité : ce sera Jupiter, et l'épithète de UdvSoxos fera allusion à ce
que ce dieu recevait toute la Grèce dans son hiéron d'Olympie : Aibs
eavS6xù> £X<Tei (on lirait UavSéxù), si UavSéx^ n'était plus poétique),
comme parle Pindare*. Mais on voudra peut-être la rapporter à Pluton,
qui était qualifié de ïlo'XvSéxTrjs , HokuSeyfiûiv, UavSoxsvs (synonyme de-
UdtvSoxos) , parce qu'il recevait tous les mortels : ^pénavlas kSn^ ^av-
So)(evs àypeiatlai, dit Lycophron®. Eschyle emploie, dans le même
sens, l'adjectif «rai/^oxoj ^^. L'idée contenue dans ce mot, Callimaque"
l'exprime avec une nuance différente par l'épithète àpitaxlrlp , qui a sug-
géré à Horace son rapax orcus ^^. Mais la première étymologie semblera
* Corp, inscr. n* 276, L 19. — * Bôckh, ad Corp, inscr. t I, p. 704. Mûller, Or-
chomen, S. 1 5a. — 'Le sigma se double indifféremment. Ainsi : Kéuratos oîvoç (Ero-
tian. p. a a 8) ; on disait de mêmeKour/a et Ro^o'/a, ILourMpa et Kaaaàv^pa^ ILr^^tffàç
eilLKfÇurcfôç, — * Eckhel,D. N. t. III, p. 826. — *Pocock. Inscr. on/, p. 2, n* 1. —
• Mionnet, t. V, p. 167. — ^ Corp. inscr, n* Sooa, m. — • Olymp. ni, 3o. —
'Alexandr, v. 655.— "5epf. C. Tkeb. v. 860. — " Epigr. 11, 6.— "II. Od. 18, 3o.
166 JOURNAL DES SAVANTS.
peut-être préférable, d après la remarque faite plus haut sur ÈHaréScûpos.
Ainsi cet étrange nom de UavSoxéSfûpos n est au fond qu*un synonyme
de Ùhjimi6iwf)os.
Un nom tout aussi rare que celui-là, et non moins extraordinaire, est
i'jntapiiéSoâpog, qui est celui d'ua. Béotien cité par l'orateiur Lysias^ Les
trois premières syllabes, lililAPMO, doivent être un composé de linroç
et deipfia, représentant Tadjectif if?nrap/xof, ou plus régulièrement IfFvrdp-
fiojos, qui aurait très-bien pu désigner un char attelé de coursiers; Imnov
(£picia, comme dit Euripide, en parlant du char des Dioscures^. Cépithète
dont je parle convient donc parfaitement, soit à Castor seul, qui, le
premier, avait su attacher des chevaux à un char, ce qui lui avait valu
répithète de xpuadpfmros , que lui donne Pindare ', soit aux deux divins
frère», qui recevaient en commun les épithètes de eôiinrot, \&jKimoSkoi,
hnfM^, Ce nom de XmrapiJiiSoifpos tient donc encore à quelque culte local
des Diosciu«s.
Ce sont les mêmes dieux ou héros , appelés par excellence ivaatts ou
ava9^es\ qui se retrouvent sous le nom de deux Athéniens, dont Tun
est appelé kpo&Sù}poç, l'autre kvaSiOsiits.
Cest à raison de ce titre, spécialement donné aux Dioscures,
qu'un de leurs fils portait le nom d'Anaxias [kva^ias)^. On peut attri-
buer même origine aux noms kva^iSoros, kva^iSioç (comme Èpii6€ios
ZnvôSios^ HfiTpéëios), et Avo^l€ov'Xos.
Sur une médaille de Thessalie , un magistrat porte le nom de 11^-
Tpouog'' ; et justement, dans ce même pays, Neptune portait le titre de
Ùerpahç^ dès le temps de Pindare^.
Voilà des exemples en nombre suffisant, je crois, pour autoriser
mon opinion sur la formation de ces noms propres composés. C'en
est assez ppur suggérer à d'autres personnes l'explication de ceux du
même genre que je n'ai point cités.
TROISIÂMB GENRE.
MOIIS COMPOSÉS AVEC CELUI D*UN FLEUVE OU D*UN HÉROS.
Ceux-là forment la troisième espèce de noms divins, tirés de divi-
nités d'un ordre inférieur.
* Orol. xxui, 5. — • Helen. ▼. i54. — * Schd. Pind. ad PyA. v, 6. — * Pind.
PyA. I, 66; Olymp. m, 4i. — 'Moser ad Cîc Nat, deor. UI, xxi, p. 586. —
] P««s. II, xxii, 6; ni, xvin, 35. — 'Mionnet. H, 5. — • Pyth. IV, v. i38;
ibiqueSchol.
MARS 1846. 167
Les fleuves étaient, ainsi que les sources et les fontaines, i objet
d'un cuite au moins'héroïque. Plusieurs de ceux qui arrosent la Grèce
et TÂsie Mineure étaient consacrés dans les traditions mythiques , et
furent de bonne heure honorés de temples ou d autels. Dans ce nombre,
on comptait principalement ïAsopus en Béotie , le Céphissas en Béotie
et en Âttique, YAchéhûs en Âcarnanie, le Mélès et le Caystre en lonie,
auxquels il faut ajouter le Caîque, le Scamandre, le Simob, le Rhésas,
le Graniqae, YÉvénuSf le Méandre, YHermus, le Phase, le Strymon, le
Pénée, YAlphée, qui sont cités déjà dans la Théogonie d*Hésiode^ comme
fils de rOcéan et de ïéthys.
Ce sont précisément les noms de la plupart de ces fleuves qui
entrent dans la formation de certains noms propres. Les personnages
qui les ont portés étaient censés un présent des divinités des fleuves.
Dans la plupart des cas, sans doute, ces noms ont dû leur origine à
ce qu'une femme, jusque-là stérile, sera devenue féconde pour avoir
bu des eaux du fleuve ou s y être baignée.
Il est clair que , de leur nature, ils doivent être locaux et se trouver
uniquement, ou du moins principalement, dans la contrée arrosée par
le fleuve; c'est en effet ce qui a lieu. On peut les trouver ailleurs, parce
qu'ils y auront été transportés plus tard, mais ce sera toujours par une
exception assez rare.
Ainsi YAsopas, fleuve de la Béotie et de la Sicyonie, avait donné le
nom à'Asopodoros à deux Thébains, dont parlent Hérodote^ et Pindare^
et à un Phliasien; en outre, ceux A*A$opolaos à un Platéen*; A'Asopichos
à un Orchoménien. On trouve le nom d'Asopios sur une médaille de
Pariam en Mysie; or Pariam était une colonie de Paros, où se trouvait
aussi une rivière d'Asopas.
VIsménos, fleuve qui coule au nord de Thèbes, avait donné son
nom d'Isménodoros à deux Thébains ^, et celui d'Isménodora à une cour-
tisane de Béotie. Le dérivé Isménias est porté par des Béotiens et par
un Athénien, sans doute issu de la Béotie; et celui d'isménia par une
Thébaine ^ ; tcriirfvixos et ia-fitjvixérns par deux autres Thébains.
Le nom de Céphisodore provient de deux fleuves de l'Attique et de
la Béotie qui se nommaient Céphisos ou Céphissos; aussi le plus ancien
personnage de ce nom est un Athénien. La plupart des autres : K»;(pf9^
SoTOS, Kii(pi<T6Sii(ios, Kr)^(7o(p£v, Krj(pi<TOxkiiç , Kv(pi(r6Kptlos, Ktj^ia-av^
Spos, comme les dérivés Kri^tatas et Kiy^ia/wv'', sont portés par des
• V. 338-345. — • IX, lxix. — ' Isthm. m. — * Alhen. XIV, p. 63i. — »Lh-
cian. Dial mort. 37, a.— ^ • Corp, insc, n* ibî^. — ' Pape, Wârierh. i ces non».
168 JOURNAL DES SAVANTS.
Athéniens ou des Béotiens; ceux-ci nommés, d'après la forme dorique,
ILaJ^iaàioipoi ou Ka(pi(Tlas.
Parmi les magistrats de Chio on trouve les noms de Kti^io-éxpiloç,
Kn^itToxkiis ^ et même K?(^i$, que Mionnet et Pape donnent comme un
nom entier et complet, mais auquel il doit manquer la finale. D*après
ces trois noms, on peut présumer qu'à Chio, comme à Paros, il y
avait une rivière de Céphissus, que les auteurs auront passée sous silence.
Un nom très-rare est celui de ^rpufiSSùfpos , donné par Aristophane,
dans les Achamiens ^ et la Lysistrate^, à un bourgepis d'Acharnés , par
Démosthène & un banquier d'Égine'; ce qui indique qu'ils étaient nés
à Éione ou à Amphipolis , colonie athénienne arrosée par le Strymon.
On sait que ce fleuve y était honoré d'un culte particidier, auquel
étaient affectés les produits de certaines amendes^. La première fon-
dation d'Amphîpolis est de la 3* année de la 77* olympiade (^70), ou
plutôt de la 3* année de la 78* ( 466), 29 ans avant la colonie d'Agnon.
La comédie des Acharnions fut jouée la 6* année de la guerre du Pé-
loponnèse, en /ia6;la Lysistrate le fut i/i ans après, la 1'* année de
la 92* (en A12), Tune tio ou àk ans, l'autre 5k ou 58 ans après la
colonie de Cimon. Il y a donc ici le temps nécessaire pour qu'un Athé-
nien, né sur les bords du Strymon, f^t venu s'établir dans la mé-
tropole.
Je crois que le ïloTafiéScjpos d'une inscription béotienne est un
synonyme de tdfjLvvéScjpot ^.
Le père de Corinne, la poétesse de Thèbes, se nommait, selon Sui-
das®, *kyiK6^poi ou plutôt kj^ikcftSùopos , nom qu'Eudocie écrit, par
erreur, kpxsy^ciSœpos. L'Achéloùs était l'objet d'un culte particulier,
célèbre dans toute la Grèce, d'après le témoignage d'Éphore''. Selon
Pausanias, le temple d'Amphiaraûs , près d'Orope, contenait un autel,
dont une partie était consacrée à Pan et aux deux fleuves Céphissus et
Achéloûs *. D ne serait donc peut-être pas nécessaire de supposer que le
père de Corinne fût originaire de l'Acarnanie.
6° Sur une médaille de Smyme^, Mionnet a lu le nom I2TP0A0T02,
reçu dans le lexique de M. Pape. Conune je trouvais invraisemblable
que le nom de VIster fût venu de si loin, jusqu'à Smyrne , j'avais con-
jecturé que ce nom est acéphale, et qu'on doit lie [KAJT2TP0A0T02 ;
nom composé avec celui du fleuve Cay stras, qui se rend à la mer, près
* V. 373. — * V. 258. — ' Orat xxxvi, 29. — * Corp, inscr. n* 2007. — * Voce
UpiwoL. — - * Keil, InscTÎp, heotic. p. 4« 1. A- — ' Ephor. Fragm, 27, p. »23, éd.
Manu — ' Paus. I, zxxiv, a. — * Mionnet, III, p. 196.
MARS 1846.^ 169
d^Lphèse ; mais la vue de la médaille elle-même a fait ëyanouir cette
conjecture; ES est k une ligne supérieure, précédé de A, ce qui donne
le nom abrégé AÏlxP^^^ ^^ X^*'^^» «^l^o^» x^^^ ^^ ^^^^ autre commen-
çant par ces trois lettres; et, à la seconde ligne, TP0A0T02, qui est
le nom MHTP0A0T02. Le nom de KaMpios ou KoMpéScjpos doit
avoii* existé sur un cistophore de la même ville, où se lisent deux
noms de magistrats, EPMIA2, KAIT2TP^ dont le dernier peut être
Ka6a1p[ios], ou KotSalpéëioç, nom du père d*Âristéasde Proconnèse^,
Kaik/lpéSùfpos, ou toute autre finale.
Dans la même contrée, le nom du fleuve Caîcas, qui coule au sud
de Pergame , se montre dans celui d*un Smyrnéen ; car il n y a aucune
raison de douter du nom KAIKOY, qui se lit dans une inscription de
Smyme^. Le même nom désignait un habitant de Mitylène, le père du
philosophe Pittacus^, un des sept sages de la Grèce. Le nom de ce
même fleuve Caîcus va se retrouver bientôt dans un nom composé.
Le Méandre avait donné son nom à plusieurs personnages appelés,
soit MaiavSpoç^j comme le fleuve» soit Ma/ov^piof, qui se lit sur une
médaille de Magnésie^.
Le Scamandre, en Troade, donna aussi le sien plusieiu^ fois. Le fds
d'Hector, Astyanax, avait été appelé par son père ^xaiielvSptoç'^. Un
Mitylénien, le père de Sappho, se nommait ^xafiavSpciwfios^. ^xdfiavSpGf
est dans une inscription athénienne du temps de Claude^; et dans Ci-
céron, Scamander^^. Cest encore celui de deux vainqueurs aux jeux .
olympiques, Tun de Mitylène, l'autre d'Alexandria ^^, peut-être Troas;
ce qui est d'autant plus probable, quune médaille de cette ville porte
le nom KAMANAPO, qui est acéphale et doit se lire l^xiyavSpos ou
JixanuivSpov ^^.
Le Simoïs avait donné son nomà2f|xo/<jio$,Troyen citédans Homère ^^
Entre les fleuves de flonie, le Lycu$ et ïHermus ne s'étaient mon-
trés jusqu'ici dans aucun nom propre. Je crois pourtant les retrouver
l'un et l'autre.
Le premier, dans Ti|CA^xo$,que porte un magistrat siur une monnaie
de la ville d'Érythres ^^, ville de llonie située non loin du Lycos, Ce nom
rappelle les honneurs héroïques rendus à ce fleuve, et le verbe rtfiji»
serait ici d'autant mieux placé , que c'est celui dont Maxime de Tyr se
' Mionnet,5upp/.vi, p. 1 19.—* Herod. IV, xiii.— ' Corp, iiuc.n* 3a43. — *Suid,
y. ntrraxog. — * Herod. IV, xni. — 'Reil, Analp. ii5. — ' /hW. Z, âo2. — • He-
rod. 11, cxxxv. — • Corp. inscr. n* 266, 1. 6. — " Pro Cluentio, S 16. — " Rrause,
Olymp, p. 370. — " Mionnet, Suppl t. V, p. 609. — " Iliad, A, 474. — ^ Mion-
nel, Suppl t. VI, p. 670.
an
170 JOURNAL DES SAVANTS.
«ert pour exprimer le culte que les habitants d'Apamée Gibotos ren-
daient aux deux fleuves Marsyas et Méandre ^ Aussi les images de lun
et de l'autre se voient-elles sur les médailles de cette ville ^, comme
celles du Cenchrius et du Caystre sur les monnaies d'Éphèse'.
L*idëe de Ttfiv, jointe à un nom de fleuve, se retrouve dans
^SxaiJtavSpérifios et Kiy^'o-tJrijxoj, dont Tun désigne un habitant d'Iliam
Recens *, et l'autre un Béotien ^. TtixéT^Kos serait donc l'inverse de Xv-
xérifÂOs, qui se rencontrera peut-être un jour.
Un autre petit fleuve, le MéUs, près de Smyrne, jouissait dune
grande célébrité qu'il devait à l'opinion qu'Homère était né sur ses
bords, et même qu'il était son fils^. Le Mélès était honoré d'un culte
héroïque. Dans une inscription de Smyrne, un particulier le qualifie
de diea, et il reconnaît avoir été guéri de maladies contagieuses par sa
protection puissante''. Aussi trouve-t-on MéTu/js (génitif M Aiyro^) comme
un nom propre. Telle est l'origine du nom de Mektio-iyévvs , premier
nom d'Homère, et celui de Me'XntTidvo^ qu'on lui donnait aussi®.
M$hf€ravSpos pourrait, comme MeXtfcmnros, provenir du verbe [liT^cj, et
l'on ne voit pas de raison pour rejeter définitivement cette élymologie;
mab on est en droit d'y chercher aussi le nom du fleuve, puisqu'on
connaît le nom de l'Athénien Kfi(pi<TavSpos^ qui est tout semblable. La
même observation peut s'appliquer encore à Me^ntrayôpas^^, nom d'un
historien, écrit aussi kfieyjjaayépas^ mais cette dernière leçon ne peut
. être la bonne, parce qu'il en résulterait un sens défavorable à celui qui
le portait, ce que les Grecs ont presque toujours évité : comme je
l'ai déjà montré.
On peut rapprocher lAeXtiaayépas de AvxaySpas , personnage cité
par Arrien^^ Ce nom, composé avec >vkos (loup), n'aurait aucun sens;
tandis que, si Aixos est celui du fleuve Lycos, il s'explique facilement
et devient analogue à MéXtiaoLySpas. Ces deux noms s'appuient l'un
l'autre, et leur élymologie commune devient bien probable.
Ceci nous mène à expliquer un autre nom, celui de yiékilazpiios ,
iophiste athénien ^^. On pourrait essayer d'y chercher le nom àHermès ;
mais du nom d'Hermès on arriverait difficilement à la désinence en of
{epiiùg). De tels noms conservent la désinence en fis, comme Ùpoaépfms.
* Orat vni. 8, p. 3o. Didot. — • Eckhel, D. n. m, p. i4o. — * Mionnel, t. lïl,
p. lib.Sappl t. VI, p. i36. — * Corp. inscr. n* 36o3, 6. — • Keil, Inscr, Bœot.
p. 34. — * Epigr, adesp, n* 491. — ' Corp. inscr. n* 3i65. — ' Tzelies, Exeg. II.
p.:'36. 5. — *Vos5iu8, Hùt. gr. I, 1, p. 32, cd. VVesterm. — " Isaeus Orat. xvi,
$ 98. — " Anahas. 1, la, i4. — " Fabr. Bibl. gr. i. I, p. 697; t. VI, p. iSa;
Vm, p. aSg.
MARS 1846. 171
Il est donc très-probable que nous avons là le nom du fleuve fler-
mas (Ëpfxo^), et que les deux fleuves voisins, YHermas et le Mélès, ont
été réunis dans un même nom propre; d'autant plus qu un autre exemple
de cette réunion se trouve dans le nom àÈpfié'kuxos , personnage qui
combattait à Mycale, dans les rangs des Athéniens ^ probablement Tflfer-
mofycos, fils de Diitréphès, qui consacra une statue dont Tauteur était
Crésilas^. Hermolycos était peut-être né d'un père athénien, dans la
contrée arrosée par ïHermas, dont un des afiluents était le Lycos. La
réunion du nom de ces deux fleuves nous empêche d*y chercher ceux
diHermus et du bup , alliance qu'il serait d'ailleurs difficile d'expliquer
d'une manière satisfaisante; tandis que l'on conçoit très-bien que ïHer-
mus et le Lycus, deux fleuves voisins, aient été l'objet d'im culte ou
d'honneurs héroïques dans les environs de Thyatira, ville près de la-
quelle coulaient ces deux fleuves; comme l'étaient, à Apamée Cibotos,
le Méandre et le Marsyas, le Mélès et l'Hermus à Smyrne. Hermofycus est
donc un nom tout à fait analogue à Meleshermos; l'un de ces deux noms
appuie l'autre; comme Mélésagoras appuie Lycagoras et réciproquement.
LHermus se retrouve encore dans trois noms terminés en EPM02,
à savoir: Mifivepfioç , HiOep^ios et XpôaepiAOf, et ce qui l'indique claire-
ment, c'est que les deux premiers ne s'appliquent qu'à des Ioniens.
Le premier est le nom du célèbre poète Mimnerme, de Golophon,
en lonie, entre Smyrne etEphèse. Le préfixe fjnfip est identique, pour
le sens, avec (jLVfi<Ti\ tous deux viennent également de iivd[oiJiai\ ainsi
MifiPo-iJLaxpfesX synonyme de Mvdat ou Mvifaifiaxos. Ces deux préfixes in-
diquent toujours, en composition, l'attention, le soin qu'on apporte à
une chose, l'estime qu'on en fait, la vénération même qu'on porte à un
dieu. Ainsi, l'adjectif |xy);or/0eo^ (employé souvent comme nom propre)
est pris, dans le Cratylus de Platon, pour un synonyme de eiaeStfg^^
c'est par ce moyen qu'on peut expliquer un nom qui n'a point jusqu'ici
été ramené à l'analogie grecque; celui d!ÈxaT6(ÂVù}s[gén. oi^), roi de Carie,
le père d'Artémise^.La finale (wom ne peut qu'être identique avec la
finale plus usitée (ivrialos, comme avec les initiales pLifiv et ftweri; elle
occupe cette place , parce que les noms de divinités ne se mettent ordi-
nairement pas à la fin des mots. Ce nom, qui n'est trouvé que dans
la Carie ^ , est donc purement grec , composé de Exaro^ , surnom
* Herod. IX , cv. — ' Voir le cahier de décembre i845, p. 7^0. — * P. Sgi E.
— * C'est la vraie forme du nom, au Heu de ÈHàrofivos (gén. ov). — * Corp. inscr.
n* aSûi. Diod. XIV, xlvhi. Arrian. I, xxiii , g.—* Outre le roi de Carie, un athlète
de Milet, vainqueur dans la 177* olympiade, portait ce nom. (Phot. p. 83. A. 1. xxxvi,
éd. Bekk.)
172 JOURNAL DES SAVANTS.
d'Apollon*, et de iivcàs (venant de fivofo/xai). Da même genre pourrait
bien être AvpdfjLv<ûs, nom dun pythagoricien du Pont, cité par Jam-
blique^ qui l'appelle Avpaiivos ^, dont l'équivalent serait MvrKrtkupos ;
comme MlfivepiAOf est synonyme de MvriGrUpiAùs , Mvtfaepilos ou Ép/x^
Le deuxième nom, HvOepiÂOs, a été porté par trois Ioniens, un en-
voyé de Phocée à Sparte ', un poète de Téos*, et un écrivain d*É-
phèse ^. Il offre la réunion du nom d'Apollon, ou plutôt de son
épitbête principale [UvOqios), aveô celui du fleuve Hermas. C'est une
alliance dont nous avons un autre exemple bien frappant dans le nom
de ÈpoaxdfAOpSpas , qui désigne, dans le Théagès de Platon^, le père
d'un certain Nicias, tué par Philémon. Ce nom, composé de npa et de
^SMdfAovSpof , c'est-à-dire de ceux d'une divinité et d'un fleuve, est en-
tièrement analogue, dans sa formation, avec mOepfxos^ nom essentielle-
ment ionien.
Ces observations nous expliquent encore un autre nom dont il a été
difficile jusqu'ici de rien faire. Aristote, dans sa Poétique'^, cite, comme
exemple d'une composition triple, le nom ÈppLoxaÏKÔ^avOof , foimé
comme MektfŒspiJtoç et Èp(£kuxof , mais composé du nom de trois
fleuves de la même contrée, à savoir VHermus , le Caïcas, et le Xan-
thas. Ce dernier est ou le XanÛias de Lycie , ou le Scamandre qui se
nommait aussi Xanthas. Dans ce dernier cas, on aura mieux aimé ce
dernier nom comme plus court, ÈpiioKouxi^avôos , au lieu de Èpfioxaï-
HOfTxAyiavSpos.
Le troisième nom, XpucrepiMs , est celui d'un historien de Corinthe,
qui pouvait être originaire de l'Ionie*. La syllabe xp^a fait probablement
allusion à ce que Y Hermas roulait des paillettes d'or; ce qui serait d'autant
plus naturel, que le Pactole, si célèbre par cette propriété qui lui avait
valu le nom de Xpyao^^ôas, était un des aOluents de l'Hermus, dans le
lit duquel il devait entraîner ces paillettes d'or qu'il roulait avec une si
grande abondance. Outre le Pactole, les autres affluents de THermus,
qui descendaient du versant septentrional du Tmolus , d'où le Pactole
tirait l'or qu'il charriait, devaient aussi en entraîner dans ce fleuve,
et lui mériter, comme au Pactole, l'épithète d'Ei^p^o-os que Sophocle
donne à ce dernier^.
Le nom de Xpvaepfioç est d'ailleurs le seul indice que l'Hernius rou-
' Kiis haut, p. 162. — * Vit Pythag. subfin. — ^ Herod I, clii. — * Allien. XIV.
6a 5, B. Conf. Meineke, Fragm. choliamb, poetar. n* xliv. — * Athen. VII. p. 289,
Cf. Vossius, HisL gr. p. AgA , Westerm. — * P. iSg C. — ' Pœiic. c. xxi , i. —
• Vossius, HisL gr. p. 4i4. — * Philoct. v. SgA-
I;
MARS 1846. 173
lât aussi des sables aarifères; mais on voit, de reste, combien cette no-
tion et Tétymoiogie du nom sont vraisemblables.
n y a un autre nom de cette forme qui échappe à Tanalogie, c*e8t
celui de AvOepfjLOs , dont plusieurs savants critiques ont admis le nom
parmi ceux des anciens artistes ^ Ce nom me parait fort difficile à ex-
pliquer, composé , soit de ivr/, soit de &v9os, avec le nom du fleuve.
Mais on n*a pas à s en préoccuper, car il n'est qu'une invention des
éditeurs de Pline ^, qui ont combiné des variantes assez éloignées les
unes des autres. Tout annonce que le nom a été corrompu dans les
manuscrits de cet auteur. Le scholiaste d'Aristophane* nomme cet ar-
tiste Apx^vvovSf qu'il faut écrire Kp)(évoxjs ou kpyévscas pour en feire un
nom grec. Quant à AvOepfios, c'est un nom imaginaire, qu'on peut,
sans hésiter, rayer de ïOnomasticon grec.
Je termine ce paragraphe en rappelant que l'usage des noms locaux de
fleuves se retrouve encore dans plusieurs exemples. Ainsi l'on connaît
EcJpÎTaj, Spartiate^; inavis, Olbiopolite^; AXpeiw, personnage établi à
Sparte ^; ^irépxetos, dans une inscription de Tralles''; Srpuftûw, le père
du philosophe Myson*; Evijvos, personnage homérique, et EtJi/i/iof,
devin d'Apollonie*-*; ÈpiSavo$, sur une monnaie de Chio^^ Vntros, dans
une inscription d'Athènes ^^ , A^dlSa^ et Nc(JC7-&^^ ; enfin, NTXoj ou NeTXof ,
nom fréquent dans les papyrus gréco-égyptiens; Niks, évêque et mar-
tyr, et Nilas l'ascète étaient Egyptiens^'. Enfin, HeiXS^svos, né à Nau-
cratis, qui florissait au temps de Solon et de Thaïes ^*, devait son nom
composé à ce qu'il était né sur les bords du Nil, où sa famille avait dû
s'établir cinquante ou soixante ans auparavant, sous Psammitichus.
Si de tels noms doivent avoir pris naissance dans un lieu déterminé,
il en est un qui doit se trouver partout dans les pays où le polythéisme
grec avait pénétré, c'est celui de NvfÂ<p6Sojpog ou Ni»fx(p^oTO^, qui, se
rapportant en général au culte des nymphes, se rencontre fréquemment
en divers lieux, dès le temps d'Hérodote ^^. On en peut dire autant des
dérivés de Nv/x^P^* tcb que Hvii^os, ISviiÇaiog, Nu/x^io^, Hvfiipépûùs; ils
n'appartiennent, en particulier, ni à aucun temps, ni à aucun pays.
Enfin il est un nom, et c'est le seul de ce genre, formé avec celui
d'un héros, AlavrôScopos , nom qui, dans Y Apologie de Socraie de Pla-
ton ^^, est donné à un Athénien, frère d'Apollodore. Il n'a rien qui
» Sillig, Catal p. 69 , etc. — ' XXXVl. v. — ' Schol ad Aves, v. b-jli. — * Corp.
inscr. n' ia48,col. 2. — »W. n' 2077, 8. — • W. n* i3a8, 2. — 'M n' 2933,16.
— * Diog. Laert. 1, ix, 106. — * Herod. IX, xxii. — " Mionnet, III, p. 267. —
" Corp. inscr. n* 12A. — '' Slurz, Opascula, p. 88. — " Fabr. Bibl gr, X, 11, 69.
— '* Plut. Sept Sap. corw. t VI , p. 555, i. — ''Herod. VII, cxixvii. — '• C. 2a.
174 JOURNAL DES SAVANTS.
puisse surprendre, quand on sait qu*Ajax, fils de Téiamon, né à Sala^
mine, était, de la part des habitants de cette île. l'objet d'un cuite
spécial, et qu'on y célébrait sa fête sous le nom d'AlivIeia. Le person-
nage athénien, nommé klcanàScopoç , était vraisemblablement né dans
cette île qui dépendait de TAttique. C'est donc un nom local qui devait
se rencontrer à Athènes, et point ailleurs, au moins dans l'origine.
J'ai terminé ce que j'avais à dire sur la série des noms divins et hé-
roïques qui finissent en S(apo$. B reste à examiner la seconde classe,
celle des iBeoL àpéfâora, c'est-à-dire des noms ayant même terminaison,
mais dont le premier terme est un adjectif ou une particule. Leur
examen donne heu à plus d'une observation intéressante. J'en traite dans
la suite de ce mémoire; mais je m'arrête ici, ayant terminé le fragment
que je m'étais proposé de transcrire, comme un spécimen de ce qui
reste & faire sur un sujet qu'on pouvait croire épuisé.
Le dictionnaire de M. Pape , étudié dans une vue philologique et
historique , doit conduire à perfectionner une branche dont on était loin
de soupçonner la fécondité et la richesse. C'est un des genres d'utilité
que doit offiir cet ouvrage , qui est aussi exact et aussi complet que
peut l'être la première édition d'un hvre de ce genre.
Je m'estimerais heureux si ces articles avaient pour effet, en donnant
à penser aux jeunes philologues, de diriger leur attention et leurs efforts
sur une étude pleine d'intérêt, qui les récompensera, je n'en doute pas,
par une foule de résultats curieux et inattendus. Appelé par d'autres
travaux, je me contente de leur montrer la route qu'ils pourraient
suivre avec avantage.
LETRONNE.
Nouveaux documents inédits sar Antonio Ferez et Philippe IP,
PREMIER ARTICLE.
Depuis la publication des articles insérés dans ce recueil sur Antonio
Ferez et Philippe II, j'ai eu connaissance de documents nouveaux,
dont je crois devoir communiquer les résultats aux lecteurs du Journal
des Savants. Ces documents ne sont rien moins que les lettres particu-
' Voir le Jçfimal des Savants d'août et décembre i8â4 et de janvier i juin i8il5.
MARS 1846. 175
hères et secrètes de don Juan d'Autriche et d'Escovedo à Ferez et à
Philippe II sur leurs véritables projets; celles de Ferez et de Philippe II
sur le meurtre d*Escovedo, et celles du président du conseil de Cas-
tille, don Antonio de Fasos, sur Ferez et la princesse d*Éboli, après
leur emprisonnement.
Je dois les premières de ces lettres à M. Gachard, archiviste général
du royaume de Belgique , dont les savantes recherches ont été si utiles
à rhistoire de son pays, et qui, en toute occasion, m*a donné des preuves
de sa rare obligeance. H les a trouvées dans un manuscrit de la biblio-
thèque de La Haye, et il a eu la bonté de me transmettre les copies
qu'il en a faites lui-même à Bruxelles ' . Les dernières m'ont été envoyées
du riche dépôt de Simancas, placé sous la garde de don Manuel Garcia,
qui m*a accoutumé aussi depuis longtemps à ses gracieuses communi-
cations. Son empressement m'a même permis de compléter les dé-
pêches de La Haye par des renseignements tirés des dépêches qui sont
à Simancas, sur les affaires de Flandre.
La correspondance de don Juan d'Autriche, d'Escovedo, de Ferez
et de Philippe II, venue de La Haye, n'est pas originale, mais elle est
parfaitement authentique. L'écriture est du xvi* siècle. Les passages les
plus importants et les plus propres à justifier les assertions de Ferez y
sont soulignés à l'encre rouge. Les observations et les réponses de Phi-
lippe II y sont écrites en marge avec la minutieuse prolixité qui était
particulière à ce prince. Chaque lettre a un titre qui indique son objet
et le but dans lequel elle avait été conservée. C'est, sans aucun doute,
une copie des fameux papiers que Ferez avait su soustraire & Phi-
lippe II, et qu'il avait présentés au tribunal du Jasticia mayor d'Aragon.
Quoiqu'il en soit, il est impossible de contester l'authenticité de ces
curieuses lettres, où se montre dans tout son jour le caractère des
divers personnages qui les ont écrites, et qui sont toutes remplies des
faits les plus importants, des mouvements les plus naturels, des épan-
chements les plus intimes, et contiennent des secrets qu'il est impos-
sible d'inventer. Il suffit de les lire pour en être convaincu. On y retrouve
don Juan avec son âme ardente, son imagination inquiète, ses projets
aventureux, ses sentiments magnanimes et naïfs; Escovedo avec sa
rudesse, ses emportements, ses désespoirs, ses instances; Philippe II
avec ses désolantes lenteurs, ses indécisions perpétuelles, ses faciles
défiances, ses dangereuses promesses, ses profondes dissimulations;
' Ce manuscrit renferme 63 lettres ou billets, dont 6 sont déjà imprimés dans
Ferez. Quelques-unes des dépèches de don Juan sur les affaires des Pays-Bas sont
très-longues et ont une grande importance historique.
176 JOURNAL DES SAVANTS.
enfin Pcrcz avec sa légèreté, son esprit, son adresse, sa perfidie, ses
justes embarras et ses éloquentes angoisses.
Je vais faire servir ces documents à examiner de nouveau et sommai-
rement 1* jusqu'à quel point les projets ambitieux attribués par Ferez à
don Juan ou à Escovedo ont été réels et ont provoqué le meurtre de
ce dernier; a" jusqu'où s'est étendue la complicité de Philippe II dans ce
me^irtre; 3" si l'intimité de Ferez avec la princesse d'Éboli et la crainte
de voir cette intimité dénoncée à Philippe II n'ont pas été les causes dé-
cisives qai ont poussé Ferez à faire tuer le secrétaire de don Juan , et si
cette dénonciation, opérée plus tard, n'a pas été elle-même la cause de
l'emprisonnement simultané de Ferez et de la princesse d'Éboli, ainsi
que de leur irrévocable disgrâce.
Il y avait six mois que les Pays-Bas étaient sans gouverneur lorsque
don Juan y arriva , le U novembre 1 576. En acceptant cette mission , il
croyait avoir trouvé ime occasion facile d'exécuter la conquête de l'An-
^eterre, concertée avec le pape, et à laquelle Philippe U semblait avoir
donné son assentiment ^ Des côtes d'ItaUe , où il commandait la flotte es-
pagnole, il s'était rendu d'abord à Madrid. Là, Philippe II lui avait donné
pour instructions de ramener à une soumission effective les dix-sept
provinces devenues presque indépendantes depuis la mort du grand
commandeur Requesens, en leur concédant la sortie des soldats espa-
gnols qui avaient livré au pillage plusieurs de leurs villes et qu'elles ne vou-
laient plus tolérer sur leur territoire; la convocation régulière des états
généraux , et le rétablissement de leurs anciens privilèges , à la condition ,
toutefois, que son autorité serait fidèlement obéie , et que le catholicisme
serait strictement maintenu. Il lui avait permis, après qu'il aurait paci-
fié ces provinces, de se servir des soldats espagnols, si les états gé-
néraux consentaient à leur embarquement, poiur mettre son entreprise
sur l'Angleterre à exécution. Au moment même de son arrivée, les deux
provinces de Hollande et de Zélande, qui s'étaient insurgées sous le
prince d'Orange, négociaient une union étroite avec les quinze provin-
ces qui étaient restées soumises à l'Espagne, union qui fut conclue quatre
^ tSur Taffaire dAngleterre, dit Perez à don Juan dans une lettre du i& mars
1577, j'écris à Escovedo que j* ai vu dans le roi un vif désir qa*il eût été possible
de 1 «écuter dans cette occasion-ci. . . Il dit que le poste d*où V. A. pourra exécuter
le plus promptement le projet est celui qu elle occupe. Vêlez pense de même. ^
— « En lo de Ynglaterra escrevo a Escobedo que hé visto en el Rey grande desseo
c de que se hubiera podido executar en esta ocasion. . . Y dice que d puesio de donde
c podrâ V. Al* mas presto executar aquello es esse. Y io mismo le parece a Bêlez. «
Ms. de la bibliothèque de La Haye, fol. 20 ii a4.
. ..MARS:i£ûift. 177
jours après, par la^i célèbre. Pteejfurofion ife Gani. Les états généraux
teftiaèrent de le itconaaitil& potir goÛTameur et de l'admettre dans les
Ptty8:<^aft, jlisi^'à ce ifu1lr€6t drdonçèla sjoiHîe des (tfpijqpes espagnoles^,
adUrë à la reipiseet à la démolition ides citadelles construites par lé
duc'>dlrAlbe, et pris f engagci&etit de respeicter tous les anciens droits des
pirovindes. Pendant que< dé la frcintiène du Lux^sabourg, il négociait
siir tbus ces points avec les (états généraux, auxquels le prince d'Orange
favdt irendn suspect et d(tfit il se défiait lo^même.» il redemandait Ësco-
vBio qu'il avait laissé- i Madrid pour l'argent et les moyens nécessaires
au siiccès'dé'sa mbsion,ièt il écrivait & Pisrez, le 2 i décembre :
v.«Je.ne suis^après tout qu'un bomme, et je ne saurais suifire seul à
tflintde choses bans quelqu'un à qui me fier et surtout quelqu'un comme
EsooVedo. . .'vl D est pourtant parfiutement vrai que je me couche à
nuirait et me. lève à sept heures, aux bougies, sans savoir de tout le
joiÉr si j'aurai un moment pour manger et donner au corps ce dont il ne
peut se passer poiirvivbe. Aussi m'«Dicoûte-tril déjà trois fièvres. . . Je
mé dés^pèiie de me voir coinme vendu id avec si p/^u de monde et sans
un réal, sachant très-bilen quelle lenteur on met là*bas à tout &ire ^ »
^UËMOvedoi n'était pas resté inacfif en Espagne. Il avait pressé Phi-
lippe II avec une ardeur extrême et même avec une rudesse inconsi-
dérée, de seconderiaon jeune maître. Dans l'emportement de son zèle
il avait remis auiror|un écrit où il allait jusqu'à blâmer le décousu de
sa politique^. Perez^'qui s'intéressait de bonne foi à Escôvedo dans
ce ^moment, avait cherché à le détourner d'une façon d'agir aussi té*
méMÎre et atufsi dangereuse. «Par amitié pour moi, lui avait-il dit,
bien que vous soyez mon aine, je vous engage à suivre mon conseil
en ne marchant pas si vite, parce que , tout en croyant atteindre plus
tôt le but, on lait de faux pas et on recule le moment de Farrivée.
' < Porqu^ yo no puedo, siendofaombre umano, y no savré acndir ado a lamto sin
t lener hoadure de quien confiar, mayormente persona tal. . . Si es verdad, como lo es
«•èa doda, qui me acueslo a las doce y me lebanto a las siete perpetoamente, con
t bsia, sin saver en todo el dia si tendre ora segura para corner, y dar al cuerpo lo
«que aa menester forçosso para la vida, y asi me cuesta ya ires calentaras. . . I>eses-
«parado estdy de Terme entre esta gente bendido, y con tan poca, y sin un real, y
•samttdo el aspaeio oon que alla se hace todo. > ai déc. 1676, don Juan à Ferez,
ms. da la bibliothèque de La Haye, foi. i-A. — ' Cest ce dont PhiJippe II se plaint
à Pbnb «1 disant: tPor que nunca, que lo vi, yo siendo tan descando como lo
«dite. • {BitUte de $u Mag* para Antonio Pertz.) Ms. de la bibliothèque de La Haye,
fiofc^Ba à 63. Copia de un biUete de sa Mag* para Ant. Ferez. « Présentasse para que
• sebaan IO0 enfados de su Maa* con Escobedo y como llama un papel suyo : papel
• sangrienU.» [JuSlet 1676.] Même manuscrit, L 6a-63.
178 JOURNAL ©ES SAVANTS.
D*aîlieuff les vois û'ajmeiit pas à'ta «nfàndre tvop long« et, quoiqulill
fidUe imr parler toujours «ree > naqéntév} et ie» avertir de de qm- est
bon' on mdum^ pôBT ieiftr poifticpie^ il eontieiiii poiir^Hit; ^ipoooàt
der.aveo metare etpvadënoeidieamiiière'A àe pas.idépasser la iuÉfle
impetiée par leur gnandelir et le respeûltpiij^ doit^èilenr BVJèàfeék'b
Phkippe II avait appelé la lettre d^EscoVedl» un papîtr saiiiglmt^l^ij^
s*^n.4taié plaint à Pères danslea larniçs d*an mëcootenteH^eot prafend.
H En vérilé , lut ayaii-il dît ,- ]'tm Mia ëpouTOUtéi il f alnt que œ. aokdà dû
irait dltalie et de Flafadre.:€eetesi, b'H m'wMt dit^le vine voisL ce cpiii
m'a écrit, je ne sais si j'auraiapunBé contenir samâltécatioaTOible\rii
Pérea était cependant parvenu à cakaanBàcoièDé. Eapusànt auprès de
PUtippe II ^'humeur emportée et les vives exi{|enoead*&oavedoi qu'il
repi^àenta conjime procédant d'uA sèle enimable , il lui persliada dé
répondre sans duretéau seorétaire^de don Jujon,' de peiiir de le^rehnbètt
Philippe IIle-Qt, mais Escoveicky écriât L- objet rdbsea faaineraeoE^le. iGdr
hii-ciavaît quitté Madrid au oeanmcnoeiBenftrde décembre, etil^rnvia'en
Elanére pc» de jours après le départ daia lettre, dans iaqpdtcl)doD
Juan le demandait à Pôrez d'une flianièlie ai inetabte. ' .h;: , ; ^ : i •
Dès qu^ y fut, do» lu^n i'anvojfa.inégoeter M Mtfliei paliftnep.iies
troupea espagnoies, mais eette négodation ne rénssift paa. Lèi ^tt
gânéraux, poussés p«r. le pvinee d'Orange^ qui «raigoail qud l'^^teâ»
espagnole ne s'emparât d^ i|es de la Zélande^ eftipar^ Hambassadeufi de
la reine Éiisabetb , qui soupçonnait le isfMuét dessein de dom Jiiaov i^
ftisèreat les vaisseaux pouD letrampoi^ des traapeaé etisiigèim^
se rendissent par terre dea Paya-Ba&en Italie. Cette résôhitîoft^oiisiiaiée,
à laquelle don Juan fut & la fin obligé de sottsarire, fe jeta cbfis.UBe
sorte de désespoir. C'est alors que, voyant ses plant r^nverbéarii écrivit
à Perex : n Ahl seigneiu^ Antonio^ qu'il est vrai que je suis un malbeut
' «Que por amar de mi, aunque tm aM bîqa nm yo» tomaise v4 wasqo de
t no oorrar tanto aunque paresoa que; settfiga mas ptesli» m$ Miela tmpaçars^ y Ue-
■.garsa IMS tarder .^ Y que aun les fej»&m> ^lan lodas k%ifm cb ok muoUa, «an-
«quf se les ha de decùr las berdades y advesliries de lo bueoo yde la« miJoi çmlti-
«nieiida a su serricîo, aua sa deve en» estp ir coa timtf) y cm <|Oiisidarasîoii eael
« modo y en uo passer los limites y tenninoA devidos àk grandaça y «eq^U>«qii%^
«dev^ à V«.Hf.»Ms, deLaHkye^ kh 63 k 6'j.^r^^fUo a jparwla dé ;ynibiagto»;Su
• caste 'para cpie béais quaa sangrieuta bieneu « {Bilhie d? S» Mf^^ pMt 4nMip P^r
crsa.) Ms^ de La Haye, (bl. fia À 63. -^ "^ «QiwdMrteiae aesp^nladl),.» dMFe de
f ser friito de Ytalia o Flaades...^ /(ui âsrGSu «Ciertoquasi ma dÎMtRa de paMbra
«lo que me esoiivio no se si podiera çonfteoer sin deseompoeenaa oomo )o Jdoi t
{BiMete de Af^^ Perm paru 5a MûgÊsUii y flupnaiito. éW a la mupgmJd M rêol
moao.) Ms. de La Haye, foL. 63)47. »...
■.:■': MARS 1«46. î • 179
rstu et ^n facmine penèa par l'abandon dlon. projet ai kuigtempb médité
et ifi insn jnéMgévqa'il nereitait plus qu*à en commencer rexécùtîon
ares ces troupes; et je n'ai phis.qaà choisir ou de les renvoyer par
ttnre^ ou d*en Tenir i une rupture aveoles États, ce qui serait si con-
traheà la volonté ^connue de Sa Majes^. Le dernier parti, ni la oon-
sctence , ni ie devoir, ni le temps ^ ^ me permettent de ierprendre.; il
me'Aut donc résigner Su premiervqui renverse tout notre plan^ Je ne
sab plus à quoi penser* ai ce n'est à me retirer dans quelque henni-'
tag^ Ce qu'il y a de sûr c'est que je suis si consterné de ce coup ,
que je passe de longues heures à y réfléchir sans savoir qu'imaginer « ...
jè ne suis pas moins inutAe ioi, que j'aurais pu, dans, d autres temps, y
Ineh servir par ma présence. J'y vois les choses arrangées de tdle ma<
nière, qu'en me fiant à ce qui m'entoure, je risque de donner de moi
une mauvaise idée, et de £adre craindre de très*mauvais résultats parce
qne je ne suis pas fait pour «es gens-d, et que ces gens-ci né sont pas
faits pour moi. Bien loin de là, dans les rapports que ncms avons eus
ensemble, nous noUs sommes cent fois rencontrés en telle opposittoint
que nous ne pouvons en aocuile fieiçon en venir à être sur rien du même
avis. Je dis donc résolument que, plutôt cpie de demeurer ici au delà
du temps nécessaire an choix d'une autre pertonne., il ny aura pas de
parti que je ne pietme^ jusqu'à celui de laisser iout là et d'arriv«r là-bas
quand, on m'y attendra le moins , dusséje en être châtié jusqu'au sang,
dttssé-je , seigneur Antonio , en compromettant le service da roi, causer
ma perte et me £adveexécuteÉ moi»même en exenqde pour un si grand
dommage. Soyez sûr qu'il nSf aura là rien de pire que .4e désoler un
sujet si soumis et qu'on arvait sons la main, en Texilant oii l'a voulu son
■ailre^» / ■
' t A, 9eQ0r Ântomo, y cui^ cierto çs de mi disgracia y des^içbft U qui^ra de
t nnestro designio, tras muy trabaxado y bien guiado que se ténia, pues ho consistia
c en mas efeto d*encomençarie con esta gente que, o a de salir por tierra, o benirse
•é^ffjadiBMiite a irainra tan oontm vohiatedi como sav», de Su MageaUd. JLepMiere
tni k cancîeeoîa,!!! el deber« m^éi tiempe, me lo pcwimie» y as», como digo, ea&trça
rvmnr en lo primero para rmynà iê nuÊttm êraça: jmei no iém^m psafonine sn «ae
^hmm%à. . . esciarto quaatoy tân laaUmado dasie golpe que Ik^^e artas kiAos * ime»
tgHMren esto« . . Soy aora do menoa mutll para lo de aquîque fiiora etrotiampo
«pcébaehona mi preseneia, y.bacme ques esto de manani qae, aviendo.de cnser
««mrare a k>s présentes. Scgama a dv de mi muy oda euÉita y may mal aben-
rtapadaponiaa de ningan modo laoy para enira esias geutes y mucbo meaos ton
^ paôa mi May fnem :desto« y qae en los tratos qna avemos teoide qna ans
I encontfftdo suidUs veœs dt auerie y da manem qae aa niagatia aMpiaa
Ht podemosaar pam ensmo. £Kgo crMolateinaaiaqne^ anias aequedaraoa
gmaada lo ques ;iÉiniaiÉtr i^èraqua tu -à luÉialaaÉaqas sa prabeapeisena^JvaM
a3.
f
180 JO0RNA£-DB&*SAVANTS.
Don Juan disait «que ki muii d*iine femme vandsiuÊI: mieux, qufi^ oelie
d*ui bômme pour gouveinerdans le niomait céitejpopuiilîoii indocile v
et il proposait ou rimpératrice» que. désiraient lesiEtats.t^9U'v.Jii duchesM
de Parme, qui avait laissé de bons souvelura parmi eux. U dtiiianda ra»^
torisation de sortir des Pays«>Bas ayeb iestrÀipes.e9pagnde9,:«t.d'aiieii
assister Henri III, qui» «u printemps d3 1577,/ rétait engilcne contre
les Iiuguenot8.de Prance. « Vous verreiv écrivait en même temps Escœ
vèdo à Perfii,' que le prince propose, dans la lettre stu rçi» que les troupe»
qq'on ùàt sortir d'ici aillent au secours du roi de France dans Textré^
mité ou le réduisent ai^ourdliui les hérétiques, et que lé j^fit qu'oi;i
ea peut tirer est d'<e£bGer et de racheter le déshonneur qui nisulte dé
l'expulsion des Espagnols , afin qu'on puisse dire, ai on veut, dans Thia-
toire ,. que ce fut pour venir en aide à la France dans une nécessité aussi
pressante que celle-ci qui touche à la religion. Ce parti servira en^même
temps de frein à ces ivrognesrci;' car il est sûr qu'ils nous craindront
aussi fort à nous voir en France, que si nous étions.id, et nous pomv
rions en venir par là k nous embarquer par la suite et k poursuivre notre
prarfet en dédommagement d'une humiliation qui est d'un si grand
pr^udice. Si le prince propose là quelque chose de singulier,^ ne vous
^ éloniiex pas, quand il est sous le coup qui lui a bouleV'Crsé l'esprit;
c'est pour cela que je brûle et que le prince se meuri d'envie der sortir
d!jci avant d'y être entré. Et, si nous y entrons, qu'y ferons-nous P Voilà
pourquoi' nous serions ravis de partir avec la troupe, si elle va en
France.' Toute nombreuse qu'elle soit , elle ne l'est pas assez pour un ai
grand général, mais on n'en dira que plus ^^orieusement pour lui.:
Don Juan d'Autriche est allé au secows du roi; de France, restaurer
son royaume avec six mille fantassins et deux mille cavaliers. Nous
irons en simples aventuriers , et il se réjouira mille fob plus d'y servir
de cette manière , que de gouverner ici de si grands misérables ^ »
«imalooMm foa no iome,hasUi dexario toéoyser afla f muufe nMnot m oatanni« amufU9
mfimiè»98r ùMigado a sangrt, y, êeiiùr Anêonio, junior la degtrttyekm en d imvkio
ntJêbHêy «on la niut y aeerme a miewecatareigemph ieste cMo. i . por eierto no imnat
^^dênudacavar im snoelo tan ohediente y puosto alamanOg cosio je fca. «îtio, para
•pitykH»adondea ouerH» el daeno. » {Carta iel senordon Jaan para Ankmio Pms
^dmU Mmtka de i&dehêbnro 1577.) Ms. La Haye foLi&'iS. r-' « Yairerà V.M.
«pebs kcarta de Su Magestad, ooœo propone questagente qne se sapa fuesea socot'-
««•iKatray dé Francia en la necessioad que aora Van poniendole los faerejes y quel
«fin que s^^leva eaderramar y remendar esta deshcnirniqiie'Se signe de saearlos
«AfagâfsleB y la demas gente povque se diga en ia ysCoriav*8Î quera que fiie a so*
arji»n4riiik,-Piraiicîarenanala»gi«n M y
««indbîs«(serbiràeèto'de reafreiar «aftos 1x)vraahf>9. i^iqÉesteisrlo. questudo en
' ' MARS 1840. 181
Ce ^projet, destiné uniquement à cacher un échec et à couvrir une^
retraite , n'était pas le seul. Don Juan et Escovedo en conçurent un autre.
Obligée de renoncer à la concpséte de l'Angleterre , ils révèrent la posses-
sion du pouvoir en Espagne. De quelle façon? Le voici. Dans une lettre
du 3 février 1 877 v Escovedo annonçait à Perez que le prince, mainte-
nant désespéré, navdit phis pour but et pour ambition qu'un /oateoîi
5005 un dais^, ce qui devait Tassimiler à un infant. Don Juan voulait
Tobtenir pour entrer dans les conseils d'Espagne, y fortifier le parti
du marquis de Los Vêlez, du cardinal Quiroga, de Perez, et', d'accord
avec ce parti, condtdre les affaires de la monarchie. Aussi Escovedo
ajoutait; quatre jours après, dans une lettre adressée à Perez, le 7 fé-
vrier : «Si vous pouvez nous rappeler en cour, sachez bien que nous
en sommes venus à trouver que c'est ce qu'il y a de mieux à faire et
que nous nous y rendrons disposés à agir. Vous, pour ce qui vous
concerne, veillez à obtenir ccrésultat et soyez sûr que, si vous par-
venez à grouper à la cour Son Altesse, Los Vêlez, Sesa^ avec An*
tonio et Juan pour acolytes, notre avis ne pourra manquer de préva-
loir dans le conseil. Ce pian ménagé de loin , en y associant qui on
pourra r^;arder comme un bon soutien , réussira , n'en ayez aucun
doute. Dans les bonnes occasions que vous et Vêlez aurez de déplorer
le trop de travail du roi et de reconnaître la nécessité d» veiller h sa
santé, d'où dépend le salut de la chrétienté, j'irais jusqu'^ dire, sans
plus de détour, que, par cette raison et attendu l'extrême jeunesse du
prince, son fils, il serait bon qu'il eût à qui faire porter le fardeau, et
qu'après avoir apprécié la sagacité, la prudence et la fidélité que Son
Altesse a déployées dans ces affaires-ci, il semble qu'il est le person-
nage à qui ce poste revient, et celui que, comme dit l'Écriture : Dieu
« Francis les temeran como si estuviesen aqui ; de tal manera podriamos daraos
«despoes a embarcarnos y ayudamos en la traça; qwe séria rremate detta desautori-
^daa y ^n dafh, Sipropatiere alguna cassa desharàtado, no se marahitte V. M., que
« ha dssbaratado el entenâmunio este golpe, y hoy deseando, y Su Alteça muere por elh,
« de salir de aqui anfes que entremas : que haremos despues dentrados ? Y para esta
« temaremos de muy buena gafka hir cùn esta génie, si ba a Franeia , porque, si Inene en
« numéro, no es para tanto gênerai : La causa es muy ohrrada para qàe si diga :fM don
• Joan de Anstria a socorreral rey de Franeia y restaurar su rrfno, y estirpar los
• kerejes del con seis mil infantes y dos mill caeallos; hxremos como ahenturtfros y se
■ Mgarà mas de servir en esta que no en goviemo de tan min génie. » 7 fer. 1 577. Es-
eovedo à Perez, ms. de La Haye, fol. ia-16. — *'« V. W. se prebenga y créa que
«s9ia y eortina es mi intento y apetito. t 3 fév. 1699, D. Jaan è Peret, ms. La
Hm, f. is; — * Le duc de Sesa était Too des mmnlMS les pttisinfluémii du ôonieîl
de la guerre. ' ". ' ^* ''
182 JOURNAL «ES SAVANTS.
a voulu t en téoompenise de la piété du rbi, iui donner pour bàtoo de
vieiUesae^* »
Ëscovedo priait instamment Ferez de faire i^réer >au roi le déparrt lié
don Juan, de peur qfïil ne succombât à quelque grave maladie qiterloir
faisait redouter M constitution délicate, et Tétat d*eultatioii où Xmi
rait jelé la ruine de ses espérances. «Je treotbie, disaît-il» qu'à Ah nou^
laisse ici-bas à notre bonne étoile ou plutôt à noire mauvaise. Si ce
malheur notis arrivait, adieu la cour, adieu le ftàonde : il y a cUa mOn*
tagnes autour de Saint-Sébastien et de Santander; eest laque je venu
m*aller mettre , plutôt au milieu des bêtes fauves que panlû les cout^
sans. Soutenons-nous donc mutuellement, puisqtie iiow cooMSTOdi
ainsi celui qui nous conserve ^ et plaçons-le où ii pourra trouver satii-
É8K:tioh*. » . :•....». .1
Don Juan aibressait les marnes déars à Peree^ H le priiât.de k« coni*
muniquer au marquis de Los Veiei , dans la mesure qu'il jugerait ciMh-
venablev afin que le marquia contribuât de son côté â leur concilier'la
faveur dit roi. «Il me rendra , disait^i, un des plus signala» services
qui se puisseut recevoir d'uà aini, car ce service me sauvera iniaiUifaie^
ment du danger de risquer une désobéissance pour échapper A une
iofaitiiè'. n II revenait à la charge quelques semaines après» avec uh
redoubieBieBt d'ardeur. Malgré l'édit perpétuel qu'il avaijt conclu* k
13 février avec les État^, et que Philippe H ratifia fte 7 avril, édit qui
^ c . . « . V. M. nos puede acer cortesanos. Sepa que hemos Uegado a conocer «ae
• esto es lo que ace al caso j que andaremos vestidos largos. V. 'tf.,por lo qtie le oâ,
« se desbde en encaminarlo ; qite si acierta a estar ay Su MWjà y et de Los Befez j
rSesa, y por aeoiytos Antonio y Joan, t^rea cierto que bdârà naesUo parecer M'a
«coasejo, Y esta piatica «omada de lexos, y Iprehenido deUa a qumi esiaviera ejarlo
• que ayadara, saldrà sin duda. Yo, sin mas pensar, diria, en las buenas ocasiones
« que V. M. y Béiez teman , cerca del dolerse del trabajo de Su Mag' y cuanta ne-
t casidad ay det mirar por su salud , puas depetide della cristiandadi y qnc^ pan^ •^^la,
« ya qa^ printipe NuasU^ Seâar ef( oioo, conbendria que iuviesa lopn quiao dfis-
« cargar, que «uriando visto quetoon sagaodad pradencia, y ^cavduiai $a AUeça a^a
« gol^ado an eaU>i nagocîoSvpaiWG^.ques sugelo en quieu cava esta lugÊT v qm^ '
Kooma dice h esqpkora £ae,Pios senrldo, por su crîsliandad, ded^yraelepor baoalo
• de subexesi.* 7fév. i&77. Esa>yedo à Perea, ma. LaHa]^i f. i9ii.i6.-^ ■ . » Qiiet
«la laaao» ha de âaiiamcihir ahuapas aoches, facilmeoia digo àiDalaa . • •• Y si
«nuesiint desYeqiura fueva (d^adips «cortoi jMlios muado. Qua iMnIas ay aoapa
tde Sap SaiFostiao y^SanUader, y alii qniaro asUr ma» antua kw animales qm^ao
« eaiFO In de k -cor leu Ayodamavnas jwes copôprvamos al >qoa «oas coniaiva yjje^a
cmoda doode aa liavasa eï eoiKtantamieato. j» Id$m. r*-* ' « Aaeii4^Qaa>«û u^ 4e
« las iiMÛoros ibuenas dbras ^la de amigos pnedo sedavirg puas me lîliraBBp ^îfKfta
«de yncuriraaiodeiaobedMndaporao paBarporaaeaoAB yafaiaii. • lîifh.xl^^
D. Juan à Pères, ms. La Haye, M. 16-18. .>,
MARS 1846. 183
stipulait la sortie des troupes espagnoles , la remise des citadelles entre
les maiM des États, le rétablissement des privfléges provinciaux , don
Juan, laisse sans argent, resté sans armée, n avait pas acquis plus dauu>-
rJté, ni obtenu plus de confiance auprès des peuples des Payses. li
leur était toujours suspect, et, le i* mars, en écrivant à Perea qu'il auto-
risait à ifnodifier ses dépêches ofiicielles au roi, s H en trourait le
langage trop vif, il lui disait: a Mettez toujours en premières ligne de
me ti^er d*ici. Sur ce point il y va pour moi ^e la vie, de f honneur .
du salut de mon âme. Car, pour la yie et l'honneur, je les perdrai cer-
tainement en cas de retard, et avec eux les services passés et à venir, et
]*flme, quand ce ne serait que par désespoir, courra également de grands
risques. . . Qu'on me croie et qu'on exécute ensuite sur*le-champ ce
que je demandé en toute sincérité. Paites-y donc tous vos eObrts, sei-
gneur Antonio, et envoyez-moi des nouvelles qui me donnent à vous
m mternum, si je puis jamais être à vous plus que je ne le suis. Je mv
joindrai à Vêlez et k Quiroga non-seulement pour vous soutenir, mais
pour attaquer nos ennemis , car je regarderai comme tel quiconque le
sera d*un ami tel que vous^. »
De quelle manière furent alors jugées et prises à Madrid ces pensées
de don Juan qu'inspiraient une position fausse , une imagination ma-
lade, une ambition inquiète, mais qui n'avaient certainement rien de
factieux, comme je fai avancé ailleurs? Perez va nous l'apprendre , non
par ses Reladonés faites après coup , mais par sa correspondance,. Jouis*
sant k h fois de la confiance intime de don Juan , qui lui ouvrait son
àme, et de celle de Philippe XI, auquel il montrait tout et qui ne décir
dait rien sans son avis, Perez, après s'être concerté avec le roi, écrivit
è don Juan : « Bien que je désirasse infiniment envoyer k Votre Altesse
l'ordre qu'elle attend pour la rappeler d*oiielle est. . . ni notre ami Los
Veloz, ni Quiroga , nont pensé qu'on pût en aucune manière mettre pré-
sentement cetteaf&dre 9ur le tapis, à moins qu*on ne veuille perdve tout et
cpcposer les États k un péril manifeste. J'ai eu beau mettre dès aujoiurd'hui
en avant quelques-unes des liaisons que Votre Altesse et Eseovedo m'avez
écrites, pour tâcher de faire agréer ce que je souhaite, elles n'ont pu
^ • Prtsupomeindo en lo principal , qoes lo dd saoarma de aqus, que en haoerlo me
tba la vida y onrra y aima, poraiie les dos primeras partes perderé derto si laidbi ,
i y oon ellas lo senrido y por semr, y la tercera, de puro desesperado), Urà a gran
• riesgo. Creame. . . y^despnes executap lu^go lo que tan de beras pido, esfueDodo seiior
• Anfonio y ariseme eon propio, eobittidome nuebas taies que para^ frtsnucm mt
tfaaga suio, si mai que soy lo puedo ser. • i mars li^^t Juan à Peiez, mène ma-
nuscrit, fol. 18-19.
184 JOURNAL DES SAVANTS.
être accueillies, parce que Sa Majesté est persuadée tout en sens co(i-
traire* EUe croit que , si les États peuvent être réduits et ramenés à leur
bonne situation d^autrefois, ce doit être par la main de Votre Altesse,
et, de mon coté, je vois Sa Majesté entendre si décidément les choses
de cette manière, que je n*ai pas cru devoir insister assez vivement pour
me rendre suspect. Car, bien que le roi me tienne pour être fort attaché
à Votre Altesse, il faut qu*il ait souvent lieu de croire et de penser que
tout ce qsiV)n lui dit est pour son service, parce que, s il en était autre-
ment, nous marcherions à notice perte, comme je récris à Escovedo,
et jeserais peu en état de me rendre utile à Votre Altesse ^. »
B engageait don Juan à restw dans les Pays-Bas pour y acheva
ToBuvre qu'il y avait si bien commencée et leis ramener à lobéîssance
de Philippe II; il le détournait du projet d'envoyer au' secours du roi
de France les troupes que ce roi n avait pus demandées et de se placer à
la tête d'une apédition peu digne d un personnage comme lui. Dans sa
réponse du 7 avril à Escovedo, il disait, au sujet de la venue du
prince : «Je me suis époumoné l'autre jour à dire au rm du bien de
Son Altesse, à lui montrer tout le secours qu'il peut tirer d'un tel frère,
d'un bère déjà mûr, expérimenté, éprouvé, de la société et de l'activité
duquel il peut dès à présent tirer plus de profit et de soulagement que
de personne autre, et chez qui, qu'on me le pardonne et qu*on m'ea
croie , il a trouvé autant de fidélité , de soumission et de désintéresse-
ment qu'il en retrouvera jamais autre part. J'ai couru de ce train le
mieux que je l'ai su faire. Le roi m'a répondu que je parlais à merveille
k cet égard; qu*il se fiait entièrement k son frère et qu'il en attendait
grand soulagement; mais que je voyais en quel état se trouvaient les
affidres de Flandre ; que c'était les mettre toutes en péril que de permettre
^ ■ Y aanqae yo quisiera infinîlo embiar à Vuestra Alteça la rresolucion que desea
c aoerca de su salida de ay, a nuestro amîgo el maraues de Los Bêlez ni a Quiroga
t no les ha parecido que en ninrana inanera se pueue tratar por aora desto, sino es
«qoeriendo queseperdiesse todo, y lo que Vuestra Alteça ha ganadohasta aora,^
«que se posiesen les estados en manifiesto pelîgro. Y aunque jo tadabia hé ante-
t puesto algunas rraçones de las que Vues Ira Alteça y Escobedo me an escrito para
t persuadir lo que desseo , no me an sido admitidas, porque a Su Magestad le parece
« muy al contrario y que , si esos estados se han de poner y rreducîr a su buen es-
clado antigno, a de ser por mano de Vuestra Alteça, y viendo que Su Magestad
t «ntâende esta materia con tanta rresolucion desta manera , no me a parecido âpre-
t telle tanto que me tuviesse por sospechoso , por que, aunque me tenga por muy
t de Vuestra Alteça, algunas beces créa y piense que todo lo que se dice es prina-
cpalmente por su servido, porque, si no.se hiciese este, hiriamos perdidot oomo
tu> eserevo a Escobedo y podria yo acer pooo servicio a Vuestra Alteça. » Pères k
don Juan, ms. La Haye f. ao à ai.
MARS 1846. 185
au prince de les abandonner ; que, pour le présent c'était impossible ;
qu'il appréciait les conseils que je lui donnais et qu'il en tenait compte,
mais que, ne pouvant de sa personne concourir à ce qui se fait là-bas
ni aux affaires du dehors, l'aide et le secours qu'il doit principalement
tirer de son frère consistent à le charger d'être où il ne peut être lui-
même. Je n'ai pas voulu faire un pas de plus dans le moment sur ce
point : il faudra y revenir plus d'une fois en avançant peu à peu, et non
en frappant à grands coups, de peur de tout brisera »
Afin d'entretenir la confiance d'Escovedo et de contenir son ardeur,
Ferez ajoutait, en parlant du roi, avec un défaut de respect et un sen-
timent de terreur qui devaient à la fois choquer et satisfaire ce prince,
auquel il soumettait ses réponses. «Plaise à Dieu qu'un jour vous et
moi occupions les places de Vêlez et de Sesa. Mais gardons-nous de
montrer jamais à cet honune-ci (Philippe II) que nous le désirions ; ce
serait le moyen de n'y jamais parvenir. Le chemin pour y arriver est de
lui persuader que les choses se font à son gré k lui et non au gré de
Son ^tesse; que nous, qui sommes ses serviteurs, nous les lui conseil-
lons comme bonnes pour son service. Que le prince nous y aide donc
en ne faisant autre chose que servir son frère et lui obéir comme il le
feit, afin de lui montrer en tout , ce dont nous l'assurons . que le prince
n'a d'autre volonté que la sienne. Ainsi donc, seigneiu* Escovedo, que
Dieu nous garde de votre venue ici, car elle nous perdrait. Je vous ai
déjà dit combien nos amis sont en petit nombre , vous le savez bien.
Vous savez aussi combien la nature du frère est une nature dange-
reuse^. » Le roi avait mis en marge de cette partie de la minute de sa
' « Que me arroge este otro dia al agua diciendole mil biencs de Su Alteça , !o
cmucho que vale, el grand descauso que ha de tener con este hermano, j ques
c hermano y ombre ya hecho y experimentado y probado y de cuvo conpania puede
c començar luego a sacar mas fruto y descansso que de otras , de mas que a nin-
c guno tiene tanta obiigacion , que me perdonassen y me creyessen , de tal ûdelitad
« ni de tal obediencia , ni tai linpieca de animo que no lo hallarâ Jamas. Y por aqui
fl corri lo mexor que supé. Rrespondi6-me que lo decia muy bien todo y que de su
■ hermano acia el toda contiança y esperava el mucho descansso y que ias cosas de
c Flandes yo veia el eslado en questavan y que séria aventurarlo todo dexando ei
« 8** don Joan aquelio , que no es bien acerlo por aora y que lo demas que yo le
« adverlia me lo agradecia y era de consideracion , y que ya que por su persona no
« podia asistir a lo de alli y a las cosas de fuera, el pnncipal descansso y ayuda que
« de su hermano a de tener es encomendarle aquelio en quel no pueda estar pre-
c sente; y no quissé passar de aqui pues es materia para mas de una bes y en que
■ se deve hir lavrando poco a poco y no a grandes golpes por que no quebremos. t
7 ayril 1 677, Perez à Escovedo, ms. La Haye, f.a7à3a.— -'■ Haoerà a Dios que algun
c dia sea , pero no lo mostremos a este ombre jamas que le deteamos, por que nunca
34
18fl JOURNAL DES SAVANTS.
lettre: ttCet article est bien ainsi et tout ce que vous y dites est bon^ n
Voilà exactement rapportés, ayec leurs motifs naturels, les faits que
Ferez a présentés dans ses Relaciones en leur donnant un tout autre
caractère. Il n'en reste qu'un, le plus grave de tous, sur lequel j'ai à
m'expliquer, celui qui est relatif à la fortification de la roche de Mo-
gro et à ia demande qu'en avait faite Escovedo.
MIGNET.
[La fin an prochain cahier.)
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
La rhétoriqae des nations musulmanes, d*après le trailé persan ÎDlitulé : Hadarik
ulbaUgat, par M. Garcin de Tassy, membre de Tlnslilut; in-8*, i* extrait, i844,
a* extrait, i845, 85 pages; chez Benjamin Duprat, rue du Cloilre-Sainl-Bcnoît, 7.
Ces deux extraits du célèbre traité persan de rhétorique, dont le titre signifie les
jardins de Véloqaence, ont paru dans le Journal asiatique, L*auleur a cru devoir les
publier à part, pensant qu ils pourraient intéresser des personnes qui ne reçoivent
pas ce recueil mensueL La matière qui y est traitée, quoique fort importante,
ii*avait encore été développée par aucun orientaliste dans tout son ensemble. L*ou-
vrage classique de rhétorique musulmane, que M. Garcin a entrepris de faire con-
naître, se divise en quatre parties : Tcxposition, les figures, les énigmes et les allu-
sions, le plagiat. Les deux extraits que nous signalons ici à rallention du lecteur
■ lo beremos , y el camino para vencerle a de ser que cntienda que sucede como el
■ dessea, y no Su Alteça, sino que nos los suyos se lo aconsexamos como cessa de su
■ serrido, y quel ayude con solo servir a su hermano, y obedecerle como lo ace, y
• que bea en todo lo que certificamos, que no tiene voluntad sino la suia,y asi, senor
■ Éscobedo, de venirse V. M. aca nos guarde Dios, que sériâmes perdidos, y ya le
thé dicho los pocos amigosque tenemos, y V. M. lo save bien, y quel estado del
■ bennano, sin dar occasion, es peligroso y mucho, y la darà notable su venida;
■ mire V. M. y mire Su Alteça bien en este ques de mucha ymportancia ; buelbo
• a dedr a V. M. lo mire mucho, y que no lo haga sin orden del Rey y me créa. >
7 avril 1677, Percf à Escovedo, ms. La Haye, f. 27 à 3a. — ^cD^ wuuio de Sa Ma-
■ jestoi : Este cap ilulo ba muy bien assi y lo que decis en el tambîen. • Ibii,
MARS 1846. 187
comprennent la première partie en entier. Elle traite de la comparaiBon, du trope,
de la métaphore dite substituée, et de la métonymie.
La Grèce tragique, chefs-d'œuvre d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, traduits
en vers, accompagnés de notices, de remarques et de rapprochements littéraires,
par Léon Halevy. Paris , imprimerie de Hennuyer et Turpin, librairie de Jules La-
bitte, i846, 1 vol. in-S"* de xxiv-455 pages. Le talent dont l'auteur avait donné
des preuves, à d'autres époques, par sa traduction des Odes d'Horace et les traduc-
tions diverses de poètes modernes, rassemblées sous le titre de Poésies européennes,
se retrouve, avec un degré de maturité de plus, dans cette nouvelle production qui
appartient nu même genre de travaux. Le Prométhée enchaîné d'Eschyle, Y Electre de
Sophocle, les Phéniciennes et ÏHippolyte d'Euripide, choisis pour représenter l'en-
semble du théâtre tragique des Grecs, y sont rendus en vers d'un mètre à propos
varié, d*un tour simple ou élevé, selon le besoin, et toujours élégant, d'un mouve-
ment facile et animé. Parmi tant d'essais de ce genre, tentés dans ces derniers
temps, celui-ci semble le plus heureux. On ne peut mettre sur la ntéme ligne que
les remarquables traductions en vers, données en i836 et i838, des Choéphores et
du Prométhée d'Eschyle, par feu M. Puech. (Voyez le Journal des Savants, août
i838, p. 459.)
Documents sur l'histoire, la géographie et le commerce de la partie occidentale de Ma-
dagascar, recueillis et rédigés par M. Guillain , capitaine de corvette. Paris , Impri*
merie royale, en vente chez Madame veuve Arthus Bertrand, libraire, rue Haute-
feuille, 23, 1845, in-8* de 37G pages avec une carte. M. Guillain, commandant de
la corvette la Dordogne, fut chargé, à la un de l'année i84if de visiter la côte occi-
dentale de Madagascar après la prise de possession de l'ile de Nossi-Bé, cédée à la
France par les chefs sakalavcs, en i84o. Sa mission avait pour but d'assurer de
nos dispositions amicales les populations indigènes , de reconnaître leur situation
politique, d'étudier les ressources que leur pays pouvait oiTrir au commerce.
M. Guillain fait aujourd'hui profiter le public des renseignements qu'il a recueillis
pendant ce voyage d'exploration, et son ouvrage nou» parait devoir être lu avec
d'autant plus d'intéièt,qu*on n'aYait,jusqu ici, presque aucune notion sur les contrées
de la grande île africaine qu'il a visitées. Son travail est divisé en deux parties.
Dans la première, intitulée: Histoire politique du peuple sakalave, sont rassemblés
les faits concernant l'histoire de la race qui occupe la région occidentale de Mada-
gascar, considérée surtout dans ses rapports avec les populations voisines. La se-
conde qui a pour titre : Voyage à la côte ouest de Madagascar en i8à2 et 18à3, ren-
terme, avec le récit de la mission de l'auteur, tout ce qui est plus particulièrement
relatif a la géograpliie, au commerce et à la situation actuelle des pays qu*il s'est
proposé de faire connaître.
De l'état civil des personnes et delà condition des terres dans les Gaules dès les temps
celtiques jusqu'à la rédaction des coutumes, par C.-J. Perreciot, trésorier de^France. Im-
primerie de V. Sinion , à Baune ; librairies de Dumoulin , quai des Âugusiins, n* 1 3,
à Paris, et de Boudot à Baune, i845. 3 volumes in-8* de lv-5i2, 671 et 45o pa-
ges , avec le portrait de l'auteur. — La première édition de cet ouvrage estimé parut
sans nom d'auteur en 1786; mais les juges compétents l'avaient depuis longtemps
placé au nombre des écrits qui ont le plus contribué à éclaircir les origines de notre
histoire, et n'ignoraient pas qu'on en était redevable à Claude-Joseph Perreciot,
avocat au parlement de Franche-Comté, puis trésorier de France, né à Roulans,
en 1738, mort le 12 février 1798. Le développement des études historiques donne
beaucoup d'opportunité à la réimpression de ce savant travail, que l'on pourra rap-
a4.
188 JOURNAL DES SAVANTS.
procher avec Gruit des ouvrages publiés depuis quelques années sur le même sujet.
La nouvelle édition est précédée d*une notice sur la vie et les écrits de Perreciot
et des observations de Tauteur sur la dissertation de Tabbé de Gourcy, couronnée
par FAcadémie des inscriptions, en 1768, sur cette question : « Quel fut Tétat des
personnes en France sous la première et la seconde race de nos rois ?» Le traité de
l'état civil et de la condition des terres est divisé en huit livres. Le premier traite
de la liberté politique et civile ; des anciens gouvernements ; des divers ordres de
Krsonnes chez les Gaulois, les Germains et les Français; des états généraux; de
utorité de TÉglise sous les premières races et pendant la féodalité ; de la condition
des terres dans les Gaules avant les Romains, sous les Romains et après l'établisse*
ment des Francs. — Le second livre expose lorigîne et l'esclavage de ses différentes
espèces; il comprend des vues politiques sur Tétat des esclaves domestiques et des
serfs cultivateurs ; il traite des affranchissements chez les Romains et chez les con-
quérants des Gaules , de Textinction de Tesclavage domestique et de Tesclavage ra-
ral. Le troisième livre embrasse la noblesse chez les Romains , chez les Gaulois et
les Francs , les anoblissements par lettres du prince , par possession de fief, par la
chevalerie, par les charges, par les offices municipaux et par les mères, et se ter-
mine par des recherches sur les antrustions. Le quatrième livre est consacré aux lètes
et aux terres létiques.Dans le cinquième livre, qui est très-é tendu et se subdivise en
cinq parties , Tau leur traite de la mainmorte ; il cherche à prouver que les mains-
mortes descendaient de la condition létique, que les lètes étaient libres sous Tem-
pire romain et sous les deux premières races de nos rois. 11 fait connaître la nature
du service militaire des lètes , la quantité des terres qui leur étaient données , les
principales causes de leur accroissement; il montre les prestations volontaires con-
verties en prestations forcées; l'oppression des grands; les effets du principe féodal :
naïh terre sans seigneur; les conséquences du droit d'asile dans les châteaux. Sui-
vent des détails historiques sur la diminution de la mainmorte sous Louis le Gros;
sur les diartes d'affranchissement et les recommandations ou bourgeoisies du rm ;
sur l'état du comté de Bourgogne du temps de Louis le Gros et après le règne de
ce prince; sur l'établissement du pariement de Franche-Comté, que Perreciot fait
remonter au delà de l'an 1 3o6 ; sur l'abolition du droit de poursuite. L'auteur éta-
blit ensuite que ia destruction de la mainmorte était avantageuse aux seigneurs
mêmes. Le sixième livre est consacré aux alleux , aux lods et au droit de retrait.
On y trouve expliquée l'extinction presque entière des anciens alleux et l'origine des
francs-alleux. Le service militaire, les redevances, le cens, l'obligation de résider,
les corvées arbitraires, la prohibition de s'assembler et de délibérer sans la permis-
sion du seigneur; le formariage; tous ces caractères furent communs, pendant la
féodalité , aux terres roturières. Leur suppression graduelle a donné naissance aux
francs -alleux. Cette partie de l'ouvrage est terminée par des renseignements
sur les emphytéoses, Je scellé des actes, le retrait seigneurial en roture, le re-
irait féodal, les lods des fiefs, le retrait lignager. Dans le septième livre, Perre-
ciot rapporte les systèmes de Montesquieu, de Mably, du président Hénault
sur l'origine des fiefs et s'attache à démontrer que les fiefs sont nés chez les
Romains. Mais, au lieu de fixer, comme d'autres écrivains, l'époque de leur ins-
titution au règne d'Alexandre Sévère, il la fait remonter à celui d'Auguste. Il
traite ensuite des seigneuries ordinaires, de l'ancienneté et de l'origine des jus-
tices seigneuriales, de la patrimoniaiité des grands fiefs; il assigne aux fiefs et
aux mainsmortes une origine commune ; il fait voir que les possesseurs de fiefs
furent soumis i la mainmorte personnelle et réelle, aux redevances et corvées; que
MARS 1846. 189
les vassaux nobles furent fréquemment qualifiés servi; qifils étaient vendus ou
donnés par leurs suzerains comme les lètes par leurs seigneurs. Le huitième et der-
nier livre a pour sujet les abus divers de la féodalité et notamment la diversité
des poids et mesures , la multiplicité des lois et coutumes , Tavilisscment des culti-
vateurs, Tignorance des habitants des campagnes; les duels. L*auteur expose, sur
toutes ces matières, des vues sages et généreuses, qui ont été pour la plupart réa-
lisées, vingt ans après , par la publication de nos codes. Ces huit livres remplissent
les deux premiers volumes de la nouvelle édition. Le tome troisième et dernier
renferme les pièces justificatives, qui se composent de i5i chartes et documents
tirés des diverses archives de la Franche-Comté.
Institut des provinces de France, Mémoires. Deuxième série, tome premier. Géo-
jgraphie ancienne da diocèse da Mans, par M. Th. Cauvin, suivie d*un Essai sur les
monnaies da Maine, par M. E. Hucher, imprimé aux frais de M. A. de Caumont.
Imprimerie et librairie de Gallienne, au Mans; à Paris, chez Derache, i845, in-4*
de 735 pages avec planches. La société fondée récemment sous le titre ôHnstitat
des provinces de France a entrepris de publier une collection de mémoires divisée
en deux séries, dont la première comprendra les sciences industrielles, naturelles et
médicales; la seconde, l'histoire, Tarchéologie , la littérature et les beaux-arts. Le
volume que nous annonçons est le premier de la seconde série. Après une intro-
duction destinée k faire connaître la constitution de la société et le caractère de ses
publications, ce volume s'ouvre et est rempli presque tout entier par un Mémoire
de feu M. Cauvin , ancien oratorien , sur la géographie ancienne du diocèse du
Mans. Ce savant travail, auquel TAcadémie des inscriptions et belles-lettres a dé-
cerné. Tannée dernière, la première médaille du concours des antiquités natio-
nales, est disposé en forme de dictionnaire. La nomenclature latine et française des
noms de lieu cités dans les chartes et dans les histoires et recueils , imprimés ou
manuscrits, y est toujours accompagnée de la citation des textes qui Texphquent
et la justifient. Tout ce qui touche a l'organisation religieuse et civile est développé
avec une véritable érudition. Cent vingt-quatre pages sont consacrées à l'article Dio-
cèse. Après avoir tracé les limites de l'évèché du Mans, fixé Tépoque approximative
de l'introduction du christianisme dans le Maine, l'auteur donne la liste des évé-
qucs dressée comparativement avec celle des rois de France et des comtes du Maine ;
la liste des doyens de l'église cathédrale, remontant au vin* siècle, avec une notice
historique sur chacun de ces dignitaires. Puis viennent les églises collégiales , les
monastères anciens , les abbayes , les prieurés , les hôpitaux de diverses natures ,
les écoles, les commanderies du Temple et de Saint-Jean de Jérusalem. Tous les
articles importants du dictionnaire sont traités avec la même exactitude et la même
abondance de détails. Un appendice retrace les divisions du diocèse au xviii* siècle
et le considère sous les rapports géographique, ecclésiastique, administratif, judi-
ciaire, financier, militaire et féodal. Chacune de ces parties forme un chapitre par-
ticulier. Le style de l'ouvrage, toujours approprié au sujet, est empreint de cette
simplicité qui est un des caractères de l'érudition et qu on regrettera peut-être de
ne pas retrouver au même degré dans l'introduction de l'éditeur. On peut considérer
comme un complément du Mémoire de M. Cauvin la notice de M. Hucher sur la
numismatique du Maine; il y traite des monnaies gauloises et royales qui peuvent
appartenir au pays, discute les diplômes qui attribuent aux évêques du Mans le droit
de battre monnaie , décrit les pièces comtales et donne plusieurs types inédits. Son
Mémoire , accompagné de quatre planches représentant quatre-vingt-quatorze ob-
jets , termine le vdame.
190 JOURNAL DES SAVANTS.
Dictionnaire des abréviations latines et françaises usitées dans les inscriptions hspidains
et métalliqaes , les manascrits et les chartes da moyen âge, précédé d*une explicalkm
de la méthode brachygraphique employée par les graveurs en lettres, les scriboi et
les copistes du v* au xvi* siècle, par L. Alphonse Qiassant, bibliothécaire de la
ville aÉvreux. A Évreux, chez Cornemillon; à Paris, chez Dumoulin; in- 18 deix-
un, i36 pages. Nous n*aYons en France aucun livre analogue au beau Lem»n
dxplomaticam , publié A Gœllingue par Walther, en 1746. Les grands ouvrasesde
diplomatique aes bénédictins embrassent à la vérité 'toutes les parties de la saenoe,
mais ils sont rares et d'un prix élevé; aussi est-ce, à notre avis, une heureuse idée
d*avoir composé un petit traité spécial des abréviations qui rendent si difficile la lec-
ture des manuscrits du moyen âge. Ce livre facilitera beaucoup la tache des per-
sonnes qui veulent apprendre à déchiffrer les anciennes écritures. L*auteur expose,
dans la première partie , ce quil appelle la brachygraphie du moyen âge, ou 1* mé-
thode à 1 aide de laquelle les scribes et les graveurs en lettres abrégeaient réciitiire
et la rendaient parfois si énigmatique. Vient ensuite le dictionnaire, qui contient en
caractères figurés , dessinés sur pierre avec un grand soin , la liste alphabétique des
abréviations latines et françaises, que les règles posées dans la première partie n ex-
pliqueraient pas suffisamment. On trouve, a la lin du volume, une table des sigies
romains usités dans les épitaphes chrétiennes antérieures au vu* siècle, et un index
d*an certain nombre de mots latins d'une orthographe ancienne ou barbare.
L' Auvergne aa xir* siècle. Tableau historique de cette province durant Tinvasion
anglaise ^i356-i Sgs); mémoire couronné par TAcadémie deClermonl dans sa séance
ptÂliquedu a3 juin i844, par M. A. Mazure; Qermont, imprimerie de Thibavd-
Landriot; librairie de Veysset. A Paris, chez Dumoulin; in-8* de viii-34o pages.
Cet ouvrage, dont les matériaux ont été pris à de bonnes sources, contient rhistoire
de Tinvasion de TAuvergnc par les routiers anglais après la bataille de Poitiers^ de
la lutte que cette province soutint avec énergie pendant près de quarante ans , et de
sa délivrance par le maréchal de Boucicaut, en i3ga. Ce récit est suivi d*un tableau
de la civilisation de TAuvergne au xiv* siècle; l'auteur y (ait connaître un peu trop
soomaairement peut-être Télat des lettres, des sciences et des arts, dans cette partie
de la France, àVépoque des événements qu il retrace. Quelques pièces justificatives
terminent le volume.
Opuscules et mélanges historiques sur la ville d'Evreux et le département de l'Eure.
Imprimerie d'Ancelie, à Evreux, librairie de Dumoulin, à Paris; in- 18 de tiii-
aa3 pages. Ce petit livre ne contient rien d'inédit, mais il a le mérite d'offirtr un
choix bien fait d'opuscules et de dissertations historiques imprimés au siècle der-
nier dans divers recueils et qu'il serait difficile de réunir aujourd'hui. On y trouve,
entre autres, \sl juste position des principales villes et bourgs de Normandie , par Jacques
Crétien, curé d'Orgeville, ouvrage publié pour la première fois en 174g; Tabrégé
de rhistoire d'Évreux par Durand, professeur au collège de celte ville, et plusieurs
autres écrits du même auteur, reproduits d'après le journal de Verdun, le Mercmrtde
France ou les calendriers du temps. A ces pièces diverses, qui sont accompagnées de
notes utiles, l'éditeur joint l'histoire chronologique des comtes d'Évreux , extraite
de VArt de vérifier les dates.
La Société de l'histoire de France vient de décider ia publication d'un recueil
des principaux documents de l'histoire de l'Anjou, dont les comtes ont joué un
rôle important dans le mo>en âge. Le plus considérable des ouvrages compris dans
ce recueil, a pour titre : Gesta consalum Aadegavensium ; il a été publié dans le Spiei-
lége de d'Achery, mais d'une manière défectueuse. C'est un récit dramatique, et
MARS 18â6. 191
touvent romanesque , de la vie des comtes d* Anjou , écrit vers 1 1 60 , par un moine
de Marmoulier, nommé Jean. L*édîteur choisi par la Société, M. Marchegay, archi-
viste du département de Maine-et-Loire, doit joindre à celte chronique un choix
de pièces historiques parmi lesquelles nous citerons Y Histoire du château et des
teignears d'Amhoise, composée aussi vers 1160, Y Histoire d'Anjou, par le comte
Foulque Réchin, des Chroniques de Saint- Aubin d* Angers et de Saint-Florent de
Saumur. Les documents seront accompagnés d'une traduction française, suivie d'un
grand nombre de chartes prises dans la collection de dom Housseau et dans les
dépôts publiés, et d'une analyse sommaire de toutes les chartes connues qui sont
émanées des comtes et comtesses d'Anjou, jusqu'à Henri Plantagenet.
Une autre publication, d'un caractère différent, mais non moins intéressante pour
l'histoire de France, vient d'être entreprise par la même société. Ce sont les Jiié-
moires du marquis de Beauvais-Nangis , sur les règnes de Charles IX, Henri III,
Henri IV et Louis XIII. M. Monmerqué, qui en possède le manuscrit unique, au-
tographe, donnera ses soins à l'édition et joindra à cet ouvrage des pièces inédites
sur luisloire du temps, entre autres des instructions données par la reine Marie
de Médicis à sa fille, qui épousa Qiarles I", roi d'Angleterre.
Glossiarium mediœ et infimœ latinitatis conditum a Carolo Dufresne Domino Du*
cange, auclum a monachis S. Benedicti cum supplementis integris D. P. Carpen-
terii et additamentis Adelungii et aliorum digessit G. A. L. Henschel. Tomi quinti
fasciculus quartus. Tomi scxti fasciculus tertius. Paris , imprimerie et librairie de
F. Didot, in-4' de 21a et 192 pages.
Histoire générale du Languedoc, avec des notes et des pièces justificatives com-
posées sur les auteurs et les titres originaux, et enrichie de divers monuments,
par dom Claude de Vie et domVaissèle; commentée et continuée jusqu'en i83o,
et augmentée d'un grand nombre de chartes et de documents inédits sur les dé-
partements de la Haute-Garonne, etc., par M. le chevalier Al. du Mége. Livraison
36 bis. A Paris, chez Poirée; in-8" de 216 pages avec 10 planches.
Institutes coutumières d'Antoine Loysel, ou Manuel de plusieurs et diverses règles,
sentences et proverbes , tant anciens que modernes du droit coutumier et plus or-
dinaire de la France, avec des notes d'Eusèbede Laurière, nouvelle édition, revue,
corrigée et augmentée, par M. Dupin et Edouard Laboulaye. A Paris, chez Durand
et Videcoq; 2 vol. in-12, ensemble de 1096 pages.
La littérature française contemporaine (1827-1844)» renfermant : i* par ordre al-
phabétique des noms d'auteurs, l'indication chronologique des ouvrages fi*ançais
et étrangers publiés en France, et celle des ouvrages français publiés à l'étranger;
2* une table des titres anonymes et polyonymcs ; une table générale méthodique, le
tout accompagné de biographies et de notes historiques et littéraires ; par MM. Charles
Louandre et Félix Bourquelot. 16* livraison (cha-chr). Paris, chez F. Daguin, in-S"*
de 80 pages.
Mémoires d'archéologie comparée asiatique, grecque et étrusque. Second mémoire smr
la croix ansée et sur le signe qui lui ressemble, considéré principalement dans ses rapports
avec le symbole égyptien sur des monuments étrusques et asiatiques, par M. Raoul-Ro-
chelte. Paris, Imprimerie royale, i846, in-8' de loo pages avec trois planches.
(Extrait des Mémoires de l'Académie royale des inscriptions et belles-lettres,
lome XVI , 2* partie.)
Encyclopédie moderne, dictionnaire abrégé des sciences, des lettres, des arts, de
Tindustrie, de l'agriculture et du commerce. Ouvrage orné de 35o planches gra-
vées sur acier ; troisième édition entièrement refondue et augmentée de près du
192 JOURNAL DES SAVANTS.
double, sous la direction de M. Léon Renier; par MM. Adler-Mesnard, Sébastien
Albin, etc. Paris, imprimerie et librairie de F. Didot frères, in-8®. Louvrage aura
a 5 volumes de texte et 3 volumes de planches. Il sera publié en 3oo livraisons,
dont la première a paru.
Glossaire de l'ancien droit français, contenant Texpiication des mois vieillis ou hors
d*usage, qu*on trouve ordinairement dans les coutumes et les ordonnances de notre
ancienne jurisprudence, par M. Dupin, ancien bâtonnier de Tordre des avocats, et
M. Edouard Laboulaye. Paris , impnmerie de Crapelet, librairie de Videcoq et de
Durand; in-i8 de lAA pages.
Histoire du droit civil de Rome et du droit français , par M. F. Laferrière, tome H.
Imprimerie de Marteville, à Rennes , librairie de Joubert, à Paris ; in-S** de 3a8 pages.
Voyage au pâle Sad et dans VOcéanie, sur les corvettes F Astrolabe et la Zélée,
exécuté par ordre du Roi, pendant les années 1837, i838, i83g, i84o, sous le
commandement de M. J. Dumont-d*Urville ; capitaine de vaisseau. Histoire da
voyage, tome IX. Paris, imprimerie de Fain, librairie de Gide; in^^'de 366 pages,
avec une carte.
Exploration scientifique de l'Algérie pendant les années 18à0, iSâi, i8â2; publiée
par ordre du Gouvernement et avec le concours d*une commission académique.
Beaax-arts , architecture, sculpture, par Amable Ravoisié, architecte. Paris, impri-
merie de Didot, in-folio. Cette partie de la collection formera deux volumes divisés
en 35 livraisons , du prix de 1 b francs chacune. La première est en vente.
ERRATA DU CAHIER DE FÉVRIER.
Page 86, colonne 1, ligne i, lai denict, lisez : laidenjet.
, ■■■ colonne 2, ligne 1, et renié, lisez: et outragé.
colonne 1, ligne 2, clan figet, lisez : claufiget.
—— ^ colonne 2 , lignes 2 et 3 , il a eu le côté percé sur la croix et les mains traversées
de clous, lisez : il a été frappé et fixé avec des clous sur une croix.
Page 90, colonne 1, ligne 28, causas qui, lisez : causas qus.
Page 92 , colonne 1, ligne 21 , ex cœlo, lisez : e cœlo.
TABLE.
]. Place de l*Égypte dans l'histoire du monde, par Ch. C. J. Bunsen; 2. Choix
des documents les plus importants de Tantiquité égyptienne, par le D' F. Lep-
sius (1" articlede M. Raoul-Rochette ) Page U9
Sur les modifications qui s opèrent dans le sens de la polarisation des rayons
lumineux, lorsqu'ils sont transmis à travers des milieux solides ou liquides,
soumis à des influences magnétiques très-puissantes (2* article de M. Biot). . 145
Dictionnaire des noms propres grecs, avec un coup d'œil sur leur formation,
par le docteur W. Pape (4* et dernier article de M. Letronne) 161
Nouveaux documents inédits sur Antonio Perez et Philippe II (l*' article de
M.Mignet) 174
NouvtUat littéraires • • . * * \^
rn DI IfA TâBLK.
JOURNAL
DES SAVANTS.
AVRIL 1846.
>o^
Revue des éditions d£ t Histoire de V Académie des sciences par
Fontenelle.
PREBUER ARTICLE.
De TAcadémie elle-même.
L'Académie des sciences de Paris na été établie qu'en 1666. Déjà
l'Italie avait eu son Académie des Lyncei, à Rome^; elle avait son Aca-
démie del Cimento, à Florence^; l'Allemagne avait son Académie des
Curieux de la nature^, et l'Angleterre sa grande Société royale^.
Si l'on s'en tient à la date légale, l'Académie des sciences de Paris
n'est donc que la cinquième. Mais, avant d'exister légalement, régulière-
ment, par les ordres da roi, comme dit Fontenelle^, elle eustait sous une
forme libre.
Quelques hommes de lettres se réunissent, en 1629, chez Gonrart,
usans bruit, sans pompe, pour goûter ensemble, dit Pélisson, tout ce
que la société des esprits et la vie raisonnable ont de plus doux^, » et
commencent l'Académie française^. L'Académie des sciences commence,
' Fondée, eo i6o3, par le prince Cesi, elle s'éteignit peu après sa mort, arrivée
jen i63o. — ' Fondée en i65i. — ^ Fondée en i65a. ^~ ^ Légalement établie en
i96o, mais existant déjà depub quelque temps. — * • Cette académie avait été
formée, à la vérité, par les ordres du roi • Histoire de VAcadémie royale d$s
lcMKC«t« année 169g, p. 1. —, * Histoire de V Académie française. — ' Dont l'éta-
blissement est de io35.
a5
m JOURNAL DES SAVANTS.
de même, par quelques savants qui s assemblent d*abord chez Montmort,
et puis chez Thévenot et chez Bourdelot. Ces assemblées sont bientôt
célèbres. On y examine les expériences et ies découvertes nouvelles. Il y
vient des étrangers. L'Italien Boccone y apporte ses Observations sur le
corail et sur les coquillages de la Sicile^; le Danois Sténon, homme de
génie , anatomiste et géologue d'une perspicacité profonde , y lit son beau
DiscouÊt sur Tanatomie du cerveau^.
ft Peut-être, dit Fontendle, ces assemblées de Paris ont-eHes donné
occasion à la naissance de plusieurs académies dans le reste de TEu-
rope. Il est toujours certain, ajoute-t-il, que les gentilshommes anglais
qui ont jeté les premiers fondements de la Société royale de Londres
avaient voyagé en France, et s'étaient trouvés chez MM. de Montmort
et Thévenot'. »
Je cite ces paroles de Fontenelle, sans y attacher, comme on peut
bien croire, trop d'importance. A compter du milieu du xvii* siècle, un
goût nouveau de philosophie se répand à peu près partout, et fait
naître partout des académies*. Dès qu'on fut las de la scolastique , cette
phibsophie des mots^y qui pendant si longtemps avait empêché d'aperce-
voir la philosophie des choses^-, dès qu'on fut las de n'étudier la nature que
dans les anciens ; dès qu'on voulut étudier la nature même, il se forma
des académies.
Les académies sont filles de l'esprit humain moderne. L'esprit mo-
derne est le grand caractère des deux derniers siècles. U commence
par fiacon, par Galilée, par Descartes; il se continue par Leibnitz, par
Newton; il se popidarise enfin, si je puis m' exprimer ainsi, par Fonte-
nelle, par d'Alembert, par Voltaire. L'histoire de Fontenelle tient à
l'histoire entière de l'esprit des sciences depuis Descartes jusqu'à nous.
Bacon nous offre, dans sa K mvelle Atlantide,\ine image parfaite de nos
académies. Il y a, dans h Nouvelle Atlantide, un Instiiat de Salonwn, C'est
une académie comme celles de nos jours. Les membres s'y distribuent
en sections, et chaque section répond à une science: trois membres s'oc-
cu^t de mécanique , trois de physique , trois d'histoire naturelle , etc.;
quelques-uns voyagent dans les pays étrangers pour en rapporter des
1
Recherches et observations natarelles touchant le corail, . . examinées à diverses fois. . .
dans Us conférences de M. Vabhi Bourdelot, etc, — * Lu chei Tbévtnot. — * Histoire
dé, fAcaêémie royale des scieneeê,Bnnée 1 666 , p. 4.-^ ^ Soit dans ce siècle même , soit
dims le suirant: les Académies de Berlin, de Saint-Pélersbourg, Copenhague,
Edimbourg, Madrid, etc., ne sont aue du commencement du xviii* siècle. —
* fext>râ88bn de Fontenelle. Étojt de au Hamel — * ExpresMon de Ft)Btenene.
Ibid.
AVRIL 1846. 195
machines, des instramentSy des modèles, des expériences et des observations
de tout genre; il en est dont Temploi unique est de tenter des expé-
riences nouvelles, etc.
« Le but de notre établissement, dit un membre de tinstitat de Salo-
mon, est la découverte des causes et la connaissance des principes des
choses, en vue d'étendre les limites de l'empire de Thomme sur la na-
ture, et de lui permettre d'exécuter tout ce qui lui est possible ^. »
Fontenelle peint à sa manière, c'est-à-dire avec des expressions dont
chacune a sa finesse et sa portée, l'esprit nouveau qui nous a donné
les académies. «On a quitté, dit-il, une physique stérile, et qui, depuis
plusieurs siècles, en était toujours au même point; le règne des mots
et des termes est passé; on veut des choses, on établit des principes
que l'on entend; on les suit, et de là vient qu'on avance. L'autorité a
cessé d'avoir plus de poids que la raison; ce qui était reçu sans contra-
diction, parce qu'il l'était depuis longtemps, est présentement examiné
et souvent rejeté; et, comme on s'est avisé de consulter, sur les choses
naturelles, la nature elle-même plutôt que les anciens, elle se laisse plus
aisément découvrir, et assez souvent, pressée par les nouvelles expé-
riences que Ton fait pour la sonder, elle accorde la connaissance de
quelqu'un de ses secrets '. »
Ainsi donc le règne des mois et des termes était passé; on voulait des
choses; on consultait moins Vaatorité que la raison, et l'on consultait plus
la nature que les anciens ; en un mot on faisait des expériences.
Les anciens n'ont pas fait des expériences, ou du moins ils en firent trop
peu ; ils n'en firent pas d'une manière suivie , continue , incessante. S'ils
en eussent fait ainsi, ils auraient bientôt senti le besoin des académies^.
« Pour cet amas de matériaux , dit Fontenelle (il s'agit des matériaux que
demandent les sciences nouvelles , les sciences devenues expérimentales),
pour cet amas de matériaux , il n'y a que des compagnies , et des com-
pagnies protégées par le Prince, qui puissent réussir à le faire et à le
préparer. Ni les lumières, ni les soins, ni la vie , ni les facultés d'un par-
ticulier n'y suffiraient. Il faut un trop grand nombre d'expériences, il
en faut de trop d'espèces différentes , il faut trop répéter les mêmes, il
faut les varier de trop de manières , il faut les suivre trop longtemps
avec un même esprit*. »
' Noovelle Atlantide, p. ààQ, traduction de Lasalle. — ' Histoire de l Académie
des sciences, année 1666, p. 2. — * Fontenelle dit très-bien : • Le renouvellement de
la vraie philosophie a rendu les académies si nécessaires, qu il s'en est établi... •
Histoire de l'Académie royale des sciences, année 1666, p. 5.— * Histoire de FAca-
demie des sciences, année 1699, p. xviii.
a5.
196 JOURNAL DES SAVANTS.
Partout où je vois naître le génie des eipëriences, je vois bientôt
naître une académie. La Société royale de Londres commence par les
expériences de Boyle; l'Académie del Cimento est Tœuvre des élèves de
Gdilée; l'Académie des sciences de Paris fut d'abord cartésienne, et
les systèmes de Descartes auraient pu détourner des expériences; mais
sa méthode, sa grande méthode, plus forte que ses systèmes, y ramène
sans cesse. Descartes n a jamais demandé aux hommes que deux choses :
du loisir et le moyen de faire des expériences.
«S'il y avait au monde, dit-il, quelqu'un qu'on sût assiurément être
capable de trouver les plus grandes choses et les plus utiles au public
qui puissent être, et que, pour cette cause, les autres hommes s'efforças-
sent par tous moyens de l'aider à venir à bout de ses desseins , je ne vois
pas qu'ils pussent autre chose pour lui, sinon fournir aux frais des ex-
périences dont il aurait besoin, et du reste empêcher que son lobir ne
lui fût ôté par l'importunité de personnel»
« Jusqu'à présent, dit le cartésien Fontenelle , l'Académie des sciences
ne prend la nature que par petites parcelles. Nul système général de
peur de tomber dans l'inconvénient des systèmes précipités dont l'im-
patience de l'esprit humain ne s'accommode que trop bien , et qui, étant
une fois établis, s'opposent aux vérités qui surviennent. Aujourd'hui on
s'assure d'un fait, demain d'un autre qui n'y a nul rapport. On ne laisse
pas de hasarder des conjectures sur les causes, mais ce sont des con-
jectures^.»
Claude Perrault, homme de génie en plus d'un genre, et, si je puis
dire ainsi, savant plus pratique que Fontenelle, Claude Perrault, dans
la préface qu il a mise en tête des beaux Mémoires sar Vanatomie des ani-
maux, qui lui sont communs avec Duverney, nous parle, sur l'esprit
naissant de l'Académie, comme Fontenelle.
« Ce que nos Mémoires, dit-il, ont de plus considérable» est le témoi-
gnage irréprochable d'une vérité certaine et reconnue. Car ils ne sont
point le travail d'un particulier, qui peut se laisser prévenir de sa propre
opinion, qui n'aperçoit facilement que ce qui confirme les premières
idées qu'il a eues, et pour lesquelles il a tout laveuglement et toute
la complaisance que chacun a pour ses vues Ces inconvé-
nients ne peuvent se rencontrer en nos Mémoires, qui ne contiennent
point de faits qui n'aient été vérifiés par toute une compagnie compo-
sée de gens qui ont des yeux pour voir ces sortes de choses autre-
^ Discoars de la méthode, vi* partie. — ' Huloire de V Académie des sciences, année
1699, pxix.
AVRIL 1846. 197
ment que la plupart du reste du monde, de même quils ont des mains
pour les chercher avec plus de dextérité et de succès , qui voient bien
ce qui est, et à qui difficilement on ferait voir ce qui n'est pas, qui ne
s'étudient pas tant à trouver des choses nouvelles qu à bien examiner
celles qu'on prétend avoir trouvées, et à qui l'assurance de s'être trompés
dans quelques observations n'apporte guère moins de satisfaction qu'une
découverte curieuse et importante : tant l'amour de la certitude pré-
vaut dans leur esprit sur toute autre chose ^ »
L'esprit de l'Académie des sciences de Paris a donc toujours été l'es-
prit d'expérience, d'étude directe, d'observation précise, l'amour de la
certitude. D'abord cartésienne, elle devint ensuite newtonienne; mais
soit avec Descartes, soit avec Newton, soit depuis Newton et Descartes,
elle a toujours été vouée à l'expérience. Écrire son histoire , c'est écrire
l'histoire de la méthode expérimentale. La suite même de ces articles le
fera voir.
Je reviens au premier établissement de l'Académie. Je dis le premier,
car, en effet, elle en a eu deux : celui de 1666, et celui de 1699.
a L'Académie royale des sciences, établie en 1666, avait si bien ré-
pondu, dit Fontenelle, par ses travaux et par ses découvertes, aux in-
tentions du Roi, que, plusieurs années après son établissement, Sa Ma-
jesté voulut bien l'honorer d'une attention toute nouvelle, et lui donner
une seconde naissance encore plus noble, et, pour ainsi dire, plus forte
que la première ^. »
Une circonstance fort curieuse , et qui a été peu remarquée, c'est que
l'on eut d'abord l'idée de créer, en 1666. non pas une simple acadé*
mie des sciences, mais une grande académie, une académie générale
et universelle.
aColbert, dit Fontenelle, forma d'abord le projet d'une académie
composée de tout ce qu'il y aurait de gens les plus habiles en toutes
sortes de littérature. Les savants en histoire, les grammairiens, les ma-
thématiciens , les philosophes, les poètes , les orateurs, devaient être éga-
lement de ce grand corps , où se réunissaient et se conciliaient les talents
les plus opposés. La Bibliotlièque du Roi était destinée î\ être le rendez-
vous commun. Ceux qui s'appliquaient à l'histoire s'y devaient assembler
les lundis et les jeudis; ceux qui étaient dans les belles-lettres, les mardis
elles vendredis; les mathématiciens et les physiciens, les mercredis et les
samedis. Ainsi aucim jour de la semaine ne demeurait oisif, et, afin qu'il
* Histoire de r Académie des sciences : Mémoires pour servir à l'histoire naturelle des
wdauuLX, préface, p. vij.— - * Histoire de V Académie royale des sciences, année 1 699,
p. I.
198 JOURNAL DES SAVANTS.
y eût quelque chose de commun qui iîât ces différentes compagnies ,
on avait résolu d'en faire, tous les premiers jeudis du mois, une assem-
blée générale , où les secrétaires auraient rapporté les jugements et les
décisions de leurs assemblées particulières, et où chacun aurait pu de-
mander réclaircissement de ses diCGcultés : car sur quelles matières ces
états généraux de la litlérature n eussent-ils pas été prêts* à répondre?
Si cependant les difficultés eussent été trop considérables poiûr être
résolues sur-le-champ, on les eût données par écrit, on y eût répondu
de même, et toutes les décisions auraient été censées partir de TAcadé-
mie entière *.»
Ce projet n eut point d'exécution. On s'en tint aux académies dis-
tinctes. On comprit sans doute que, même pour les académies, la pre-
mière loi du travail est la division. G. Cuvier appelle l'époque moderne
des sciences, c'est-à-dire leur grande époque: l'époque de la division ia
travail^. Notre Institut actuel a résolu le problème que selait proposé
Colbert : toutes les Académies réum'es par un lien commun d'émulation
et de gloire; et , pour ses travaux particuliers , chacune indépendante et
libre.
Après avoir voulu tout réunir, on fut Sur le point de trop diviser. On
mit en délibération si les deux sociétés des géomètres et des physiciens
seraient séparées , ou si Ion n'en ferait qu'une. Heureusement on n'en
fit qu'une. L'esprit géométrique est le guide partout présent, quoique
souvent caché, de toutes nos sciences exactes.
C'est du renouvellement de 1699 que datent les règlements de l'Aca-
démie.-Jusque-là , dit Fontenelle, «l'amour des sciences en faisait
presque seul toutes les lois '. » En 1699, elle reçut des règles positives ,
écrites, mais toutes dictées par une grande sagesse.
Le nombre total des académiciens fut de soixante- dix: dix honoraires,
vingt pensionnaires, vingt associés et yin^ élèves. La classe des honoraires
ne fut pas distribuée en sections. Celle des pensionnaires se composa de
trois géomètres, de trois astronomes, de trois mécaniciens, de trois
anatomistes, de trois chimistes, de trois botanistes, d'un secrétaire et
d'un trésorier.
Des vingt associés, douze furent français : deux géomètres, deux
astJx>nome8, deux mécaniciens, deux anatomistes, deux chimistes et
deux botanistes. Les huit autres furent étrangers, et n'eurent pas de
sections marquées. C'est sur cette liste des huit associés étrangers de l'a-
* Histoire de V Académie royale des sciences, année 1666, p. 5. — * Voyez mon
Histoire desiravaax de Cuvier, p. 3o6, a* édition. ^^*Hist de F Académie royale dei
sciences , année 1699, p. 1.
AVRIL 1846. 199
cadémîe, qu'on vit d abord, et presqu'à la fob, Leibnitz, Newton, les
deux Bernouilli , Ruysch et ie czar Pierre.
Eniin , chaque élève suivait la science du pensionnaire qui Tavait choisi
(car chaque pensionnaire choisissait le sien); mais, en 1716, le titre
(ï élève fut supprimé^ : «titre, dit Fontenelle, qu'on eut la délicatesse
d abolir, quoique personne ne le dédaignât^. » Il dit encore, avec beau-
coup de grâce, en parlant de Yélève qu'il s était choisi, lanatomiste Tau-
vry : a Je crus ne pouvoir faire un meilleur présent à la compagnie que
M. Tauvry; et, quoique ma nomination ne fût pas assez honorable
pour lui, lenvie qu'il avait d'entrer dans cet illustre corps l'empêcha
d'être si délicat sur la manière d'y entrer *. »
Les ecclésiastiques réguliers, ou attachés à quelque ordre de religion,
ne purent être ni pensionnaires, ni associés, ni élèves; mais, fort heu-
reusement, ils purent être honoraires, et l'Académie eut Malebrancbe.
Jusqu'au renouvellement de 1699, l'Académie n'avait eu pour ses
assemblées qu'une petite chanibre de la Bibliothèque du Roi : en 1 699,
le Roi lui donna, au Louvre, un logement spacieux et magnifique'^, et c'est
là qu'elle a tenu ses séances pendant un siècle.
Elle en avait deux par semaine (le mercredi et le samedi}; et cha-
cune durait au moins deux heures , depuis trois jusqu'à cinq.
Du reste , tout avait été prévu pour la tenue digne de ces séances :
'< L'Académie veillera avec grand soin , dit le règlement, à ce que, dans
les occasions où quelques académiciens seront d'opinions différentes ,
ils n'emploient aucuns termes de mépris ni d'aigreur l'un contre l'autre,
soit dans leurs discours, soit dans leurs écrits; et, lors même qu'ils
combattront les sentiments de quelques savants que ce puisse être,
l'Académie les exhortera à n'en parler qu'avec ménagement ^. «
On poussa l'attention jusqu'à placer à côté l'un de l'autre des savants
de différents genres :.un géomètre à coté d'un anatoo;iiste , un botaniste
à côté d'un astronome; «et, comme, dit Fontenelle, ils ne parlaient
pas la même langue , les conversations particulières en furent moins à
craindre *. »
On voulut surtout que les discussions de l'Académie ne ressemblas-
^ A la place des vingt élèves, on créa douze adjoinU, lesquels eurent vqix délibé*
ralive en matière de science , comme Tavaient les associés. Cette classe des douze
adjoints se composa, comme celle des associés, àe deux géomètres, de deux astro*
nomes, de deux mécaniciens, de deux anatomistes, de deux cliimistes et de deux
botanistes. — * Eloge de Littre. — * Elo^e de Tauvry. — * Expressions de Fonte-
nelle. Histoire de FAcadéwde royale des sciences, année 1699, p. 16. — • * Ihid, p. 7»
— •iWrf.,p- i4.
200 JOURNAL DES SAVANTS.
sent pas aux disputes de Técole. Les paroles de Fontenelle que je vais
citer, à ce sujet, ont un grand sens.
a Rien ne peut plus contribuer à l'avancement des sciences que Té-
mulation entre les savants, mais renfermée dans de certaines bornes.
G est pourquoi l'on convint de donner aux conférences académiques
une forme bien différente des exercices publics de philosopbie, où il
n* est pas question d'éclaircir la vérité, mais seulement de n'être pas ré-
duit k se taire. Ici l'on voulut que tout fôt simple, tranquille, sans os-
tentation d'esprit ni de science , que personne ne se crût engagé à avoir
raison, et que l'on fût toujours en état de céder sans honte, surtout
qu'aucun système ne dominât dans l'Académie à l'exclusion des autres,
et qu'on laissât toujours toutes les portes ouvertes à la vérité^.»
Je n'ajouterai plus ici qu'un détail, et je ne l'ajouterais pas, s'il s'a-
gissait d'un roi ordinaire ; mais il s'agit de Louis XIV.
«L'année 1681, dit Fontenelle, fut glorieuse pour T Académie par
l'honneur qu'elle reçut de la présence du Roi *. »
Le Roi y vint, en effet, accompagné du Dauphin, de Monsieur, son
frère unique , du prince de Gondé, et d'une partie de la cour. Il visita
la bibliothèque , le laboratoire , où l'on fit quelques expériences devant
lui, la salle des assemblées ordinaires, où Colbert lui présenta les ou-
vrages imprimés des académiciens, etc.
En se retirant, le Roi dit à l'Académie : «Qu'il n'était point néces-
saire qu'il l'exhortât à travailler, et qu'elle s'y appliquait assez d'elle-
même '. ï)
Cette même année , un éléphant de la ménagerie de Versailles mou-
rat; il fut disséqué par Duverney; et jamais, sans doute, dissection
ne fut si éclatante. L'Académie fut mandée pour y assister; le Roi vou-
lut être présent à l'examen de quelques-unes des parties , « et , lorsqu'il
y vint, dit Fontenelle, il demanda avec empressement où était l'ana-
tomiste , qu'il ne voyait point : M. Duverney s'éleva aussitôt des flancs de
l'animal , où il était pour ainsi dire englouti ^. . . »
^ UistQire de P Académie royale des sciences» année 1666, p. 16. — ^ * Ibid., année
1681, p. 3 19. — * Ibid,, p. 3ao. — * Ibid., p. Saa. Voici un autre exemple de la.
curiosité noble de Louis XIV pour les sciences. Il y eut, en 1706, une éclipse
solaire <mi arriva le la mai au malin à Paris. « L^astronomie peut se vanter, dit
Fontendle, et elle conservera cette gloire dans les siècles k venir, que jamais phé-
nomène céleste n*a eu de plus grands et de plus illustres observateurs. Le Roi
voulut voir faire les observations par des astronomes de T Académie, et, pour cela,
M. Gassmi le fils et M. de la Hire le fils allèrent à Mariy avec tous les instruments
nécessaires. Toute la maison royale et toute la cour, furent témoins des opérations,
et monseigneur le duc de Bourgogne, qui fiait bien voir qae les sciences peuvent
AVRIL 1846. 201
Louis XIV avait un cœur né pour la gloire; il sut goûter tout ce qui
la donne : il protégea les arts, il aima les lettres, il porta sur les sciences
une attention constante; la liste où il fit inscrire , pour les récompenser,
les écrivains célèbres , reçut aussi les noms des savants illustres , et non
seulement de la France , mais de TEurope.
Je nai parlé jusqu ici que de TÂcadémie elle-même; je parlerai,
dans un autre article, de ï Histoire de l'Académie par Fontenelle.
FLOURENS.
Nouveaux documents inédits sur Antonio Ferez et Philippe IL
DEUXIEME ARTICLE ^
On se souvient que Ferez attribue à Escovedo, qui était originaire
des Asturies, et qui s*y trouvait fort apparenté , la pensée d'avoir voulu
fortifier ce point de la côte , placé en avant de Santander , et d'en
avoir demandé le commandement , afin de s'en servir pour la conquête
de l*Espagne, après que don Juan aurait achevé celle de l'Angleterre ,
pensée qu'il avait exprimée en disant que la possession de la roche de
Mogro ouvrait l'entrée de l'Espagne par Santander, et que c'était en
descendant des montagnes que les chrétiens avaient repris autrefois le
pays sur les Maures. Il résulte de documents qui m'ont été envoyés de
Simancas, que Escovedo, outre sa qualité de secrétaire d'Étal, était
alcade ou gouverneur du château de Santander; qu'on songeait depuis
longtemps à fortifier ce port placé dans une excellente position pour
l'envoi de Qottes dans les Pays-Bas ; qu'on voulait, en cas de guerre, le
mettre à l'abri des coups de main d'une puissance ennemie ou des en-
treprises des corsaires ; que , quatre années avant l'envoi de don Juan
en Flandre, Escovedo avait été autorisé à construire, à ses frais, un
fortin dans le château même de Santander, fortin à l'érection duquel
il avait consacré 6,000 ducats ayant une autre destination; qu'on
avait prescrit, vers la même époque, de pourvoir à la défense de la
roche de Mogro, au moyen d'un fort dont Û avait sollicité le comman-
trottrer leur place parmi les occupations des |dus grands princes, détenniua iui-
méina pliisiears phases. • . • Histùir$ de t Académie royàh aei sciences, année 1706,
p. 1 14* — ^ Voir le cahier de mars i846, page 174.
16
202 JOURNAL DES SAVANTS,
danent, et dont la construction avait été suspendue faute d argent;
qii'en i Sjk et 1 876 on avait élevé, dans le même but, sur le cap ap-
pelé Anôf un autre fortin qu*Escovedo avait réclamé comme une dé-
peodanoe du château , ce qui ne lui avait point été accordé. Il revint
à la charge au printemps de iSyy, et demanda de nouveau que la
pena de Mogro fût fortifiée et placée sous ses ordres. Philippe II con-
sulta les conseils de finances et de guerre, qui, pour le moment , ne
furent point de cet avis^ Il voulut aussi avoir le sentiment de Ferez.
C'est à cette occarion que Ferez, pariant des prétentions d'Escovedo
sur la peiia de Mogro, prétentions dont il a fait, dans ses Relaciones, un
grief si terrible contre lui , répond à Philippe II que son opinion est
de la fortifier sans en confier le commandement à Escovedo. Il rap-
pelle les téméraires imaginations qu*il attribue au secrétaire de don
Juan , mais qu'il traite avec le mépris qu'elles méritaient , en rassu-
rant à cet égard son ombrageux souverain. « Je n ai pas besoin , lui
dit-il , de remettre en mémoire à V. M. ces propositions sur l'entrée
de Santander, sur la descente du sommet des monts dans ce royaume,
et les partisans qu'Escovedo avait dans son pays. En affaires d'État, de
pareils rêves peuvent motiver plus encore que le refus de confier à
quelqu'un la roche de Mogro Mais je prie instamment Votre
Majesté de vouloir bien m'écouter dans les observations que je lui
soumettrai pour qu'elle ne se scandalise pas trop des forfanteries et
des bravades d'une demi-douzaine de vermisseaux; ce que je lui dirai
ne sortira pas des bornes de la douceur et de l'humanité '. » Dans la
même lettre, il engageait le roi à user Jîndtdgence envers Escovedo
au sujet des 6,000 ducats qu'il avait détournés de leur destination pour
les employer au fortin de l'intérieur du château. « Je crois, lui disait-il,
qu'M est plus à propos de dissimuler, et c'est le parti que Votre Majesté
aurait à prendre , mais de manière toutefois à pouvoir revenir sur les
6,000 ducats, à moins que les services d'Escovedo n'aient mérité le
contraire, auquel cas Votre Majesté fera comme Dieu, qui oublie et par-
^ CapiêL de consulta a Su M' sobre el gasto del dinero que se proveyo para la
pena de MogrOi a4 de mayo 1^77. Arch* gen. de Simancas; mar y tierra. Leg* 82.
-<* * c No es laenester acordar a V. Mag' aqucllos discursos de la enlrada de San-
« tander en Espana y de la montaôa en eslos reynos y del scguito qu*Escobedo ténia
« de su tienra. Pero la ymaginacion en cosas destado acese caso vastante para mas
« que no encomandar la pena de Mogro. . . Yo supplico a V. Mag^ que me oiga en
• h» que le adrirliere para que no le escandiJioen los desgarpos y bravatas de seîs
tgussanos 7 ne sera )o que dise re fuera dd camioo de la blandura y linmanidad
« de Vuestra Mag^ » Ferez au roi, ma. de La Haye, M. 67*70.
AVRIL 1846. 203
donne ^ » Philippe II avait décidé que ces fortifications seraient ajour^
nées , parce qu*ii ne craignait rien pour le moment de la part de TÂn*
gleterre et de la France, et que les affaires de Flandre s'arrangeaient.
Il ne survint rien de nouveau depuis cet instant jusqu*à la mortd*Esco-
vedo. Cdui-ci fut envoyé par don Juan en Espagne, en juillet 1677 ,
lorsque les affaires se troublaient de rechef dans les Pays-Bas, et qu'à
une paix coiu^te et mal assurée allait succéder une guerre opiniâtre et dé-
cisive. Philippe II fut extrêmement irrité de ce voyage, entrepris sans
son autorisation. L'excès de son mécontentement et de sa défiance alla
au point de lui faire mettre, si nous en croyons Perez, sur la lettre
d'Escovedo : « Le coup est tout près de nous atteindre , il faut nous
bien précautionner de toute façon, et nous hâter de le dépécher avant
qu'il ne nous tue'. »
On a peine à comprendre que Philippe II ait conçu de pareilles
craintes et se soit laissé emporter à une pensée aussi extrême. Gomment
eu effet, pouvait-il trouver dans les rêves ambitieux de don Juan sur
Tunis et sur l'Angleterre; dans ses dégoûts sur les affaires des Pays-
Bas, et ses demandes de rappel; dans son intention peu durable d'en-
trer en France avec les troupes espagnoles expulsées par les Flamands,
pour sauver la honte de leur renvoi; dans son désir de recevoir un trai-
tement d'infant et de participer à l'exercice de l'autorité au milieu des
conseils d'Espagne ; dans les paroles inconsidérées d'Escovedo sur la
roche de Mogro, paroles traitées par Perez lui-même comme des
rêves méprisables; dans ses exigences trop brusquement exprimées,
il est vrai, mais procédant selon Perez encore d'un zèle estimable; enfin
dans ce dernier voyage à Madrid, entrepris en vue de la conservation
de plus en plus compromise des Pays-Bas et devant être suivi d'un
prompt retour en Flandre; comment pouvait-il trouver dans des pro-
jets qui s'annulaient les uns les autres, dans ces pensées vagues et con-
tradictoires, un danger immédiat, menaçant pour son pouvoir ou pour
sa personne, et l'obligeant à se défaire tout de suite d'Escovedo? S'il fut
assez ombrageux pour croire à un semblable danger, comment fut-il
' • Tengo por mas combiniente el disimular y asi debria V. Mag^ acerlo , pero
t de tal manera que pueda, quando conbenga, bolber à la cuenta de les sais xnill du-
«cados y a lo que mas huviesse, si los servicios no merectessen lo contrario, ope
t en tal casse y mi te V. Mag'a Dios que oivida y perdona. b Perez au roi, ms. de La
Haye, fol. 67-70. — * ■ Ya nos llega el alcance cerca; menester sera prebenirnos
• bien de todo y darnos mucha priessa a despacbarle antes qud nos mate. •
SI juillet 1577. Apostille du roi, dans une lettre d'Escovedo à Perez, ms. de La
Haye, fol. 37-38 y\
26.
204 JOURNAL DES- SAVANTS.
aussi lent à s*y soustraire? car il se passa plus de huit mois entre Tarrivëe
et la mort du secrétaire Se don Juan. Le retard du coup dont Philippe II
frappa Escovedo ne saurait s*expliquer que par la suspension de sa dé-
fiance. Or qui avait le pouvoir et conservait encore le désir de calmer
cette défiance? Ferez seul, dont Tamitié pour Escovedo n avait pas en-
core cessé , et qui Tavait protégé efficacement , soit avant son voyage ,
soit depuis son séjour en Flandre et avait décidé Philippe Uh ne pas
lui faire ressentir les effets de son mécontentement.
S'il en est ainsi, si Escovedo passa six mois à Madrid, sans être in-
quiété, malgré la menace inmiinente de mort écrite de la main du roi ,
s il dut cette sécurité momentanée à Tamitié qui le liait encore à Perez,
survint-il quelque accident de nature h troubler cette amitié, et Ferez
eut-il quelque intérêt à exciter une défiance qu'il avait assoupie , à pré-
cipiter le coup qu'il avait fait suspendre?
C'est ici que nous devons placer les observations indiscrètes et les
menaces dangereuses d'Escovedo au sujet des amours de Ferez et de
la princesse d'Ëboli. Elles ne peuvent pas avoir été faites à une autre
époque, puisque Escovedo était, depuis plusieurs années, ou surla flotte
espagnole dans la Méditerranée, ou dans les Pays-Bas, et qu'il avait à
peine; traversé Madrid en 1876, d*où il était parti dans les meilleurs
tenues avec Ferez. Ces observations et ces menaces, dont nous avons
donné ailleurs les preuves et sur lesquelles nous ne reviendrons pas ,
étaient propres à exciter la vengeance de Ferez, en éveillant ses craintes,
et elles expliquent seules son changement de conduite à l'égard d'Es-
covedo, dont il provoqua le meurtre après l'avoir si longtemps soutenu
auprès du défiant Philippe II.
Quant à la complicité de ce prince dans le meurtre d'Escovedo, les
preuves abondent :il en donne Tordre à Ferez, et il entre dans les détails
les plus odieux de l'exécution. «Certainement, lui dit-il , il sera bon de
hâter la mort du Verdinegro^{cest ainsi qu'il désignait Escovedo), avant
qu'il ne puisse rien faire qui nous gagne de vitesse , car il ne s^endor-
mira point et ne se départira pas de ses façons accoutumées. Agissez
donc, et dépêchez-vous avant qu'il ne nous lue ^. » Ferez se mit à l'œuvre,
^ Ce mot qui, dans, son ikcception matérielle, signifie vert-noir, 6*applique, dans
soa aoceptjjQ^ figurée, à un homme acariâtre et capable de méchantes actions. —
* « Gjuerto :C999l^n(jlrà abrebiar lo de la muerte del Verdinegro antes que haya algo
«con quo-ii|0 seamoa despues a tiémpo, quel no deve de dormir ni descuidarse de
«sus costuipbrc». acedlo y daos priessa antes que nos mate. » Copia de un billete
para, Anl* Pecos» dç mano de Su Mag** presentado para declaracion de la muerte
d*Escobedo, ms. de La Haye, fol. 77.
AVRIL 1846. 205
^t tint Philippe II au courant des diverses tentatives d'empoisonnement
dont nous avons déjà rendu compte, d'après, la déposition de son page
Enriquez. On sait que la dernière , sans amener la mort d'Ëscovedo , le
rendit fort malade et fut cause de la condamnation d'une esclave qu on
soupçonna de lui avoir administré le poison. En instruisant le roi de cette
circonstance , dans une lettre du i a mars 1678, Ferez lui dit : « Le Verdi-
negro reste toujours plus faible et ne parvient pas à se lever. Je suis en
souci de plus d'une manière, commejeTaidit à Votre Majesté. Il acon-:
senti à ce qu'on fit comparaître l'esclave à quiTordre a été donné, comme
si elle savait quelque chose, et on assure qu'il commence à s'effrayera )i
Philippe II écrivit en marge sur la lettre : « Ce à quoi le Verdinegro a
consenti n'est pas bon, car ils feront peut-être dire à l'esclave ce qu'ils
souhaiteront le plus. Il a dû avoir quelques soupçons. Ses papiers ne
montrent toutefois pas d'inquiétude. Mais il voudra écrire là-bas (en
Flandre), et, pour qu'il n'en fasse rien, il sera bon que vous lui disiez
vous-même que vous écrivez pour vous et pour lui.^ » Il ajoutait : « Sou-
venez-vous de ce que je vous ait déjà dit, d'en finir promptement avec
le Verdinegro ^. »
Dix-neuf jours après, le 3i mars, lorsque Escovedo put se lever et
sortir, Perez en finit comme Philippe II le voulait. N'ayant pu l'em-
poisonner , il le fit tuer dans les rues de Madrid. Le meurtre d'un se-
crétaire du roi causa une grande émotion. Les alcades se mirent en
campagne. Le 1" avril on arrêta tous ceux qui cherchaient à sortir de
la ville, et le a on obligea tous les logeurs à donner le nom de leurs
hôtes. Perez revint d'Âlcala où il était allé faire ses dévotions de la
semaine sainte, à Madrid. Les scènes les plus pénibles, les soupçons
les plus inquiétants, les embarras les plus graves l'y attendaient, et son
châtiment allait y commencer dans les angoisses de la crainte, en atten-
dant qu'il s'achevât dans les douleurs de la torture et de l'exil. Par une
lettre du 3 avril, Perez fit connaîti'e au roi l'agitation de Madrid, les
visites qu'il avait reçues coup sur coup de l'alcade de cour Heman Ve-
* • Aquel ombre verdinegro dura en su fiaqueça y nunca acavarà de lebantarse ,
« arto cuidado traygo de mas de una manera , como lo dixé k V. Mag** y a dado en
tquc saquen a la esclava, a quien se lo mandé como si elia lo supiesse, y diz que
«comiença a temer. » la mars 1678. Perez au roi, ms. de La Haye, fol. 77 à 81.
— * « No es bueno lo en que a dado el Verdinegro por que quiça aran a la esciava
«decir lo que se les antojare, y alguoa sospecha dcviô tener, y por sus papeles no
« parece que terne, y todavia querra escrivir alla, y porque no 10 baga bien sera que
« le digais que escrebis bos por ambos. » Ibid, — ^ « Y buelbos acordiar lo que os es-
« crd>i abrebiar con el Verdinegro. • Ibid,
206 JOURNAL DES SAVANTS.
lasquez, qui recherchait les meurtriers d*Escovedo ; les questions en ap-
parence pleines d'ouverture, tnais au fond insidieuses, qu*il lui avait
adressëejl à cet égard; la manière dont lui Perez s'était efforcé de donner
le change à Talcade , en laissant entrevoir que le coup pouvait partir ou
des États de Flandre , ou des soldats mécontents , ou avoir pour cause
quelque într%ue de femme ; Tentrevue qu'il avait eue avec le fils d'Es-
covedo, lequel lui avait exprimé une grande confiance et dont les soup-
çons se portaient sur l'amirante de Castille ou le duc d'Albe; les empor-
tements de la veuve qui étendait jusqu'à lui ses défiances ; enfin les
diverses confidences que Garcia de Arce, gendre de l'alcade Velasquez,
venait lui faire sur tout ce qui se passait, pour examiner sans doute sa
contenance et surprendre son secret. Ferez ajoute douloureusement :
«fi &ut que Votre Majesté sache que j'ai avalé d'amers déboires dans
toutes les situations et circonstances que je viens de dire ^ » Le roi lui ré-
pond : «Parlez avec prudence, et le moins que vous pourrez; ils vous
diront mille choses, non pour les dire, mais pour voir s'ils ne pourront
rien tirer de vous; les déboires sont inévitables, mais il en faut passer
par là avec toute la dissimulation et l'adresse dont vous serez capable^. »
Embarrassé par la présence des meurtriers, qu'il désirait éloigner de
Madrid, mais qu'il craignait aussi, dans ce moment d'éveil et de re-
cherche, de &ire tomber entre les mains de la justice par une fuite
trop précipitée, Perez écrit au roi dans la même lettre: «Mon monde
n'est pas parti parce qu'il se serait livré d'un seul coup dans ce firacas
d*arrestations. J'ai ici mes trois hommes et celui qui a fait le coup. Ce
dernier est cousin d'un Catdan employé dans l'affaire , venu ici pour
châtier et procurer l'autre, et qui est retourné à Alcala, où il est en-
tretenu à mes firais. Xai craint, comnle je l'ai dit à Votre Majesté, de
me compromettre en communiquant moi-même avec le cousin. Je suis
résolu à ce qu'ils se tiennent tous coi et j'ai l'intention de les faire
partir séparément, chargés de quelque dépêche, parce qu'on dit que
les pas de chacun sont comptés*. » Le roi l'approuve et lui dit : «Vous
* c Demas desto V. Mag' sepa que yo hé pasado mis tragot amargos en todas las
t estaciones y passes que hé dicho y dire le demas aora. > 3 avril i ^78. Ferez au roi ,
ma. de La lïaye , fol. o 1-86. — * < Muy bien le irespondistes y ablad con rrecato , que
• 09 diran cien oosas no por deciroslas sino por ber si os pueden sacar algo. » Ibid.
— * t Mi xente no se hà ydo porque fuera perdida por el mismo casso con ci fra*
• casso que ay de tomar cuantos salen , y con }a diiixencia que se hiçè ayer de que
• manifestasen todas las alquiladoras de camas sus huespedes. . . estan aqui los très
c criados mios y d que hiço d lance, que es sobrino de un Catdan que anda ay en
«la obra, d qud avia b^nido a buscime, y yo le lAci bolber a AJoda y. esta alli en-
AVRIL 1&46. 20?
avez fort bien fait de ne pas laisser partir vos gens. Le meilleur est , à
mon avis, qu*ils ne bougent pas pour le moment, tandis que vous
aurez les yeux au guet comme vous les avez. Je ne crois pas que vous
deviez les faire partir à présent avec des dépêches. U faut, je le répète,
qu'ils se tiennent tranquilles par la raison que vous en donnez^. »
Le lendemain k » Ferez cède à son impatience d'éloigner les meur-
triers et il l'apprend à Philippe II, auquel il (Ut : « Je suis en train d'ex-
pédier mes hommes. Deux partent demain; deux autres, parmi lesquels
est celui qui a fait le coup, me resteront encore. L'un ira à Ségovie et
passera de là en Aragon. Si je les fais échapper sans qu'aucun tombe
dans les mains d'Hérode, j'aurai fait quelque chose^. » Philippe II , assez
inquiet de cette résolution, lui répond : «Je ne sais s'il ne serait pas
plus sûr de ne pas vous presser de dépayser vos hommes ... Du moins
devriez-vous leur donner ordre de ne pas arriver trop vite aux fron*
tières d'Aragon, oti ils peuvent être remarqués, d'après les mesures
prises. Il faudrait qu'ils y entrassent par la Navarre, ou d'une manière
aussi détourner.- Il est connu que disparaître ainsi n'est pas bon. Ce
sera donner à penser. Faites-y attention, et remarquez que je vous le
dis pour que vous en agissiez ainsi', n
Malgré les précautions dont Perez s'était entouré pour commettre le
meurtre , et le soin qu'il prenait d'éloigner les meurtriers , la famille d'Es-
covedo ne demeura pas longtemps dans l'incertitude sur sa culpabilité.
Ceux qui le haïssaient ou l'enviaient pressèrent le fds aîné et la veuve
de se plaindre et d'agir. I>è8 le lo avril, Pères écrit au roi:« La partie va
grand train, par mémentos et par assemblées' particulières du soir. Selon
« tretenido, porque me lemi embaraçar a su sobrino, como dlxe à V. Mâg', y estoy
« rresaelto que sesten quedos y boi pensaodo en embiaiios oon algun despacho
« cada uno por si, porque diz que ay ffran cuenta en les pasos. • 3 avnl 1 678. Ferez
au roi, ma. de La Haye, fol. 81 -86. — "« Muy bien acertado asîdo que no se aya ydo
« vuestra xçnte por la causa que decis, aun me parece a mi que lo mejor es que
« sesten quedos por aora teniendo bos el cuidado que tendreis , y no me parece que
« los ynbieis aora con despachos, sine que se esten quedos como hé dicho por la
« caussa que aqui decis. » Ihii, -— * « Voy ya deapadiando mis hombres , y manana
• saJdran dos y me quedaran olros dos, el uno e) que hizà el lance; el uno ira a
« Segovia y passara a Aragon por aquel camino. Y si yo los escapo sin caer ninguno
• en manos de Herodes, liabré hecho algo. > à avril 1678, Perez au roi, ibid, fol 87-
« 8g. — * • No se si séria lo mas seguro no daros priessa a ymbiar les hombres
• por lo que ante ayer mescribistes, y a lo menoa oon borden que no Uegassen tan
« presto a los pasos de Aragon donde deren destar aperciridoe sin duda , segun la
«dilixencia, sino que fueasen a entrar por Ntvarra 0 cosa lai. Y qoes conocido no
« conbtene que se desapareaca, crae aéra dar que pensar. Tened roucbo cuidado en
« eslo, y mirad bien lo que os «go para que asst los agns. » IM.
208 JOURNAL DES SAVANTS.
ce que j*ai appris, comme ib sont mes ennemis, ils en sont venus à dire
ou que j'ai fait la chose ou que je la sais. Us s y sont pris de manière à
ce que le jeune Escovedo fût présent à leurs réunions, pour lui com-
muniquer leurs méchantes intentions. Il a dit, j'en ai été informé, que,
quoique d autres lui eussent répété la chose, par mille raisons , il ne
voulait pas la croire. . . Il y eut de longs déhats. U faut faire vigoureuse
résistance, et pour cela Tappui et le secours de Votre Majesté sont
nécessaires^.» Il demandait, en conséquence, que Philippe II le com-
blât encore davantage des marques extérieures de sa faveur. Philippe II
n'y manqua point. Perez resta le dépositaire de toute sa confiance. U eut
à conduire non-seulement les affaires d'Italie, qui étaient anciennement
dans ses attributious , et celles de Flandre, qui y avaient été mises de-
puis l'envoi de don Juan dans ce pays, mais encore celles de Portqgal,
qui étaient du ressort de Zayas. Ainsi toutes les grandes al&ires de la
monarchie espagnole étaient concentrées entre ses mains : en Italie , où
Philippe II avait à traiter avec le pape et à résister au Turc; en Flandre,
où il avait à soumettre les insurgés et à contenir l'Angleterre et la
France; enfin en Portugd» où il préparait tout poinr se rendre maître
de la couronne qu'allait laisser vacante la mort du cardinal-roi Henri.
Philippe II suivait presque toujours de point en point ses avis.
Mais cette haute faveur ne désarma point les ennemis de Perez. Ils
multiplièrent contre lui les attaques jusqu'à ce qu'il y succombât. Us
parvinrent en premier lieu à susciter les dénonciations du fils d'Esco-
vedo, qui s'était d'abord refusé à le croire coupable et qui le poursuivit
avec acharnement pendant huit mois, sans que Philippe II accueillit
entièrement ou repoussât sa plainte. Par ces temporisations naturelles
et calculées de sa part, le roi comptait lasser Escovedo. Mais il déses-
pérait Perez, que des gens apostés attendirent plusieurs fois pour le
frapper dans ses sorties de nuit*, et qui suppliait vainement Philippe II
de mettre un terme à cette dangereuse affaire par un acte de son auto-
rité. Aussi éclatait-il en plaintes et tombait-il dans de profonds abatte-
ments, dont son maître s'étudiait à le relever par des assurances d'une
protection inaltérable et les témoignages d'une bienveillance affectueuse.
' c Brava anda la foUa por mémentos y las juntas auoche. Y segun hé savido,
« como son mis heuimigos, han dado en decir que yo lo hicé o lo ssé, y tuvieron
c forma oomo fuese idla el moço y aconsexaiie sus buepas iplenciones. Se que dixô
« ei moço que aunque otros se lo avian dicho , por mil! raçones no lo creia y ubô
• muy larga platica. Menester es mucho esfuerço, y para tenerle el amparo de
f V. Mag^.» lo avril 1678. Pères au roi, ms. de La Haye, fol. 89-90. — ' 10 jan^
vier 1579. Ferez au roi, ms. de La Baye, foL 91^94.
AVRIL 1846. 209
«Tant que je vivrai, lui disait-ii, vous n'avez rien à craindre. D'autres
ont beau changer, croyez que je ne changerai pas. Si vous m'avez étu-
dié sous ce rapport, vous aurez reconnu , je suis sûr, que je ne suis pas
changeante » Et lorsqu'un peu plus tard Ferez lui annonçait, avec une
affliction mêlée de crainte, la mort du marquis de Los Vêlez qu'il ve-
nait d'apprendre , le roi lui répondit : w Vous et moi nous perdons beau-
coup; mais j'espère pourtant que c'est vous qui perdez le moins, parce
que je ne vous manquerai jamais. Pour cela vous pouvez en être sûr.
Tenez donc ferme contre ce regret et cette douleur. Vous le pouvez
bien, puisque vous m'avez, moi^. » .
Mais Ferez devenait difficile à persuader. Sa défiance était éveillée.
Fhilippe II venait d'écrire au cardinal Granvelle pour l'appeler de Rome
à Madrid, et Ferez croyait s'apercevoir que son maître, malgré ses pro-
testations d'attachement, s'éloignait de lui.
«Je ne fatiguerai plus, lui écrivit-il, V.M. par ma présence, puisque,
dans "cette affaire, elle pousse la précaution jusqu'à trouver qu'il peut y
avoir des inconvénients à ce qu elle me voie et me parle. Il s'en trou-
verait aussi dans le moyen que je voulais lui proposer. D'ailleurs, tout
bien considéré, il aurait peu de résultats, puisqu'un millier d'autres
ont été employés sans qu'aucun ait servi à autre chose qu'à la tempo-
risation dont il a plu à V. M. d'user là-dedans. Je ne puis parvenir à
comprendre où cela mènera; car, comme je l'ai écrit bien souvent à V.M. ,
rien qu'en ordonnant ime seule fois, sous un bon prétexte, et il y en au-
rait mille , aux uns de ne rien dire , aux autres de ne rien faire , l'affaire
tombe à plat et s'oublte tout d'un coup et poiur toujours. S'il en est
ainsi, que V. M. ne se lasse pas dé me protéger et ne me laisse pas
perdre la vie et mourir à la peine '. »
^ « Mientras me diere vida no ay de que iemer pues aunque sse muden otros
« creed que yo no me mudaré « y, si bien abeis mirado esto en mi, creo abreis vislo nq
• soymudable. «[Avril lôyg?] Ferez au roi, ms. de La Haye, fol. 5o-5i. — * t Lo
t siento mucho por vos y por mi, que pierdo mucho, y espero que vos no tante,
• por que yo no os faltaré, y desto estad seguro y tened buen animo deste dolor y
*tpena, que bien podeis, pues me teneis a mi.» 3 mai 1679, ^^^^ ^^ billet de
Ferez au roi, ms. de La Haye , fol. 5i-53. — ' « No consaré a V. Mag* con mi presen-
«cia, y pues el rrecato de V. Mag^en este négocie llega ya a tauto que en el oirme
• y en el ablarme a de allar yncombenientes , tanbien le allarâ en el medio que
«yo le queria proponer, aunque, bien mirado, sirbiera de pocç, pues avido millar
« aeifos y ninguno a salido bueno sino por mas de dilarion , con que V. Mag' a sido
• servido tener en elle; que no acavo entender el fin dello, pues, como otras y mu-
«chas beces bé dicho a V. Mag^ y escrito se le, con solo mandar de uua bez con
« alguna buena color, y ay cien mul, a los unes que callassen y a los oiros que no*
« hiciessen nada, se acava este négocie y se olvidâba de una bà para toda la vida,
27
210 JOURNAL DES SAVANTS.
Philippe II attribuait le ralentissement momentané de leurs rapports
à ses dévotions que rendaient plus fréquentes ^ les approches de Pâques ,
et il lui disait «qui! n avait voulu rien prescrire, parce que c'eût été
convenir de sa participation à la mort d*Escovedo. Aussi longtemps,
ajoutait-il, qu'il sera possible de justifier de ma nôn-intervention dans
ce qui a eu lieu pour le meurtre d'Escovedo, il est bon de le faire.
D eSt également bon que vous le vouliez ainsi vous-même et que vous
y contt*ibuiez. . . Je vous engage donc à vous calmer et à m'écrire tout
dé Auite le moyen que vous vouliez proposer *. »
Ce moyen, Perez le fit connaître au roi. Void en quoi il consistait :
sur tifr mot de la main de Phihppe II. le président de Castille devait
âf|jpèîfer auprès de lui Escovedo et le décider à se désister de ses pour-
suites, en lui disant que la mort de son père s'était pa^ée autrement
qu'on ne l'avait supposé jusqu'alors, et que celui qui avait fait le coup
y avait été suffisamment contraint par nécessité de le faire '. Le prési-
dent de Castille, en même temps qu'il devait amener le fils d'Es^o-
vèdd à un désistement, devait contraindre tous les autres ati silence. Ce
parti, ][troposé par Perez, fut adopté et donna lieu à l'entretien ^ue
ncfùs connèfissons déjà, et qu'Antonio de Pazos eut avec E^ôvedo et
Mallèo Vâsquei, dont l'un retira sa plainte et dont l'autre fit intervenir
plù* tard le frère à défaut du fils d'Escovedo.
Mais Perez ne se trompait pas sur les dispositions nduvelles de soft
maître. Malgré ses affectueuses assurances,* Philippe était changé à
soh égard. C'est vers ce temps qu'il avait été sans doute averti par
Matco Vasquez des rapports de Perez avec li princesse d'Eboli. On
peut l'induire des termes mêmes d'une partie de la lettre que nous
avons déjà citée, et dans laquelle Perez, prévoyant déjà les dénoncia-
tions de cet envieux secrétaire écrivait à Philippe II : u L'archevêque
(Quiroga} a appris de Pedro Nufiez de Toledo qu'un homme est allé
trouver Mateo Vasquez et lui a dit contre moi trois choses, lesquelles
tirbls choses Mateo Vasquez lui avait redites à lui Pedro Nuflez et à son
frè'f'è. La première, que j'étais le meurtrier d'Escovedo; la seconde,
que je commettais des infidélités dans le maniement des aflaîres de
« >^ «ai p6i atnor de dit» tiuc V. Mag* no se cftn^se ni qniera (jufe yo aquî pierda
na iTd«'jf d almà. » Pérez au roi , ins. de La Haye, fol. ioi-io3. -^ * « Andando de
t^cônfesifoti como !o hé andado essos dias. « Ms. de La Ifa^, fol. toi. -*-^ * • Ymièta-
c4Ms%é^édti é^as^àr atièlo ^tie ée hât'heêho de la muerté de Eseobedo no «sido
.41^u ittllrliieiitiaà mia , bien ketk que se escusse, y es bien que bos lo quérais,. . .
t'y SMi? 6» ruego mocho que os àquiéleis y sôsegliiëis y que lùeèeribais Itiego el me-
t^ô<(tiet{iièriàdès ^ropoher. v Jftirf. -^ * Mé. déLa Haye,*ftil. loâ.
AVRIL 1846. 211
V. M., et la troisième que je lui avais manqué en intrigue de femme
dans le palais même. Ils en sont venus là et en viendront à bien pis
encore, aidés par la patience et la temporisation de V. M. : je n'ai donc
rien à attendre si ce n est de mourir, puisque tel est le bon plaisir de
V- M. ^ » Le roi lui répondit : « Il est possible que Mateo Yasquez ait
dit à Pedro Nunez ce que celui-ci a i^aconté à larcheyêque, mais j af-
firme qu^il ne m'en a rien dit à moi. Je parle ici des deux dernières
choses, car, sur la première, il m'a rappelé ce que lui avait dit Esco-
vedo ^. »
Sans cette révélation , qui excita tous les resseptimentsde Philippe II,
le changement de conduite de ce prince à l'égard de Perez resterait sans
motif, et ses rigueiirs contre lui et la princesse d'Ëboli seraient incom-
préhensibles. A Tappui des* faits et des raisons que jai déjà données
pour mettre ce point hors de doute ^, j'en présenterai quelques autres
ressortant de documents nouveaux. Ainsi, aux dépositions jLirées du
proceso et relatives, soit à l'intimité de Perez et de la princesse d'Eboli,
soit au mécontentement qu'en manifesta Escovedo et qui dut contri-
buer à hâter sa mort, j'ajouterai quatre passages extraits de rapports
divers faits à Philippe II par le président du conseil de Castille, don
Antonio Pazos sur Perez et la princesse d'Eboli , et déposés au châ-
teau de Simancas. Ils démontrent encore plus cette intimité, laissent
apercevoir que Philippe II en était instruit, et confu-ment ainsi la seule
explication plausible que puisse recevoir la détention de la princesse
d'Eboli et le sévère traitement dont elle fut l'objet.
1** Perez était si lié avec la princesse d'Eboli, que, pour garantii^
sa fortune, il avait engagé la sienne. Cela résulte d'une lettre écrite à
Philippe II, le 5 juin 1 58i , par le président du conseil de Castille, qui
l'avait ignoré jusqu'alors: «Son avoir, disait- il, sera d'autant moms
considérable, qu'il l'aura donné en gage pour im autre, ainsi qu'il parait
l'avoir fait pour la princesse d'Eboli, ce dont, jusqu'ici, je n'avais eu
d'autre connaissance (jue celle que j'ai puisée dans ces papiers ^. »
* • Y le dix6 très cessas contra mi : prima la mucrte d'Escobedo, segunda que
• trataba ynûdentemenie los négocies y servicio de V. Mag', y tercera me avia omn-
c dido a V. Mag^ en cosaa de mugeres en palacio. . . a todo esto y a mas Uegaraa ooo el
« sufrimiento y dilacion de V. Mag' y asi no ay que esperar sino mcnrir pues V. Mag*
t es servido dello. » Perez au roi, ms. de La Haye, fol. ioi-io3. — ' • Bieopuedesser
c que Mateo Vasquez dixesse a Pedro Nunez lo quel dixà alarçobi^, pero yo ot otr-
«Ufico que a mi no me lo a dicho, digo las dos cosas ultûnaa, que en la primera
• me dixè lo ^u^Escobedo le avia dicho a el. » Ibid. — ' Voir le Journal in Stnants
d*août et déc^nbre i8M* — * c E que tanto menos valdrii sa faaoîeBda quanto en
« mas quantidad la tuviere obligada por otro , como dicen la tiene fxxr «sie ««gocÎQ
212 JOURNAL DES SAVANTS.
a* Le duc de Pastrana, fils de la princesse, se montrait très-irrité
des rapports de sa mère avec Antonio Ferez et parlait d'elle injurieu-
sement. On prétendait que, dans ses emportements, il allait jusquà
proférer des menaces contre sa vie. « Hier, écrivait, le Ix novembre 1 58 1 ,
le président de Castille à Philippe II, don Luis Ponce de Léon, frère
du duc d'Arcos, vint me dire qu'il savait don Alonzo de Leyva mal
intentionné contre Antonio Pcrez. Que cétait lui qui soufflait le feu
entre Ferez et le duc, et que celui-ci avait parlé d*une manière très-
hardie et très-déplacée contre la réputation de sa mère ^ » Il ajoutait :
a Quelqu'un m'a dit aujourd'hui que le duc pensait à tuer sa mère, je
n'en crois rien et ne tiens pas la chose pour vraie; mais les langues
sont si libres et tellement sans frein, qu'elles se donnent toute licence^. »
La criminelle violence de ces propos avait' indigné l'amirante de Cas-
tille qui avait dit que, si le duc de Pastrana pariait d'une façon désho-
norante pour sa mère, il le poignarderait, parce qu'un fils qui parlait
ainsi ne méritait pas de vivre. C'est là ce que rapportait Antonio
Pazos à Philippe II , le 18 novembre 1 58 1 , en l'assurant qu'il le tenait
de l'amirante lui-même ^.
3* Fendant la durée de leur détention, Philippe H, ayant soupçonné
qu'il y avait entre Ferez et la princesse d'Eboli quelque correspondance,
ordonne de s'y opposer. «Il me semble , écrit-il , le 17 avril i58i, au
président de Castille, avoir entrevu en quelque chose qi^'il y a, entre
Ferez et la princesse d'Eboli, un échange de messages qui ne saurait
convenir ni à l'un ni à l'autre; il faudra donc qu'en secret et en ca-
chant votre jeu vous parveniez à savoir ce qui en est, et, si la chose
est réelle , il faut la faire cesser ^. »
• de la de Ebolî, del quai yo ninguna nolicia habia tenido mas de la que agora é
• colligido de les papeles. » Arch. gen. de Simancas, negociado de Patronato ecclesiastico.
Legajo, 13. — * lÂyer vinô a decinnc y afirmarme don Luis Ponce de Léon,
• hermano del duque de Arcos, que savia andava don Alonzo mal intencionado
« contra Antonio Ferez y era el que incendia el fuego entre el duque y Antonio Ferez
« et que el duque havia aqui hablado muy suella y descompuestamente contra su
• madré y su honrra. » Ibid. — * « Hoy me dijô una persona que el duque. . . Ira-
ctava matar a la madré; esto ni lo creo ni tengo por verdad , pero las lenguas son
« tan libres y mal enpenadas que se sueltan con libertad sin razon y causa. » Ibid.
— ' «Otra persona de crédite me dijà que un grande destos reynos habia dicho
«que si el duque de Fasirana decia mal de su madré y le tocava en la honrra el
« le daria de punaladas, porque no havia de vivir hijo que tal dixesse y de tan bon-
« rrada madré. > Ibid. — * • Pareceme que hé entrevido algo de que todavia hay
• mensages entre el y la princesa d'Eboli , que ni al uno ni al otro les esta bien ; sera
« bien que con secrète y disimulacîon procurais saber lo que hay en elle , y siendo
« asi , de aiajarlo. 1 Ibid* »
AVRIL 1846. 213
/i° Enfin, ce qui est décisif, Philippe II convient lui-même que les
causes pour lesquelles il poursuit et punit Ferez ne sauraient être di-
vulguées. En effet, le président de Gastille, qui ressentait pour ce mi-
nistre déchu les mouvements d'une vieille amitié et souffrait de le voir
ainsi accablé par la mauvaise fortune, saisissant toutes les occasions d'in-
tercéder pour lui auprès de Philippe II, conseillait à ce prince, le 18
novembre 1 58 1 , de mettre un terme à cette affaire , qui le troublait
lui-même : a J'ai déjà dit plusieurs fois, lui écrivait-il, que, si Antonio
Perez a manqué assez gravement à V. M. pour mériter qu'on lui coupe
la tête, il y a des juges qui pourront et sauront le faire. Je n'ai pas
de conseil à donner sur ce point; mais, s'il n'est pas aussi coupable ,
V. M. peut le punir plus sévèrement que s'il n'était pas son serviteur; et,
dans le cas où ce serait jine peine suffisante pour son erreur et pour
sa faute que la détention qu'il a subie et les dommages qui en ont été
la suite, lui rendre la liberté et lui accorder pleine amnistie mettraient
un terme à toute chose. En lui traçant la conduite qu'il doit tenir et
la vie qu'il doit mener, on aura le droit de lui mettre la main dessus à
la première récidive ^ » Le roi lui répondit : «Si l'affaire était de na-
ture à permettre qu'on procédât par jugement public, on l'aurait fait
dès le premier jour. Or, comme il n'y a pas moyen de faire plus qu'on
n'a fait, il n'y a pas lieu de suivre pour le moment une autre marche*'^. »
Je m'arrête ici; je crois avoir confirmé, à l'aide de ces documents
nouveaux, mes précédentes assertions. Si je ne me trompe, les projets
attribués à Escovedo contre Philippe II paraissent encore plus chimé-
riques; l'intimité de Perez avec la princesse d'Eboli reste évidente; la
complicité de Philippe II dans le meurtre d'Escovedo de>dent tout à
fait certaine, et la sévérité aussi tardive qu'étrange de ce prince envers
Perez et la piincesse d'Eboli s'explique de plus en plus par l'éveil de sa
jalousie et les poursuites de sa vengeance.
MIGNET.
^ • Olras vcces hé dicho a Viicslra Magestad que, si Antonio Perez ha deservido a
« Vuestra Mag** tan gravemente que meresca se le corte la cabeza, jueces hay que
« lo podran y sabraii hacer, que en ello no pucdo yo dar consejo, y si no ha pecado
«tanto, casligucle V. Mag^ con mas severidad que sino fuera su criado, y quando
« bastasse por pena de su yerro o culpa la prision que ha tcnido y los danos que
« délia se le han seguido, con darle libertad y buena Ucencia podrian acabarse estas
« cosas. . . Y con avisarle de lo que ha de hacer y como ha de vivir, si no lo guar-
• dase, a la recaida cargarle a la mano. » Arch. gen, de Simancas, negociado de Patro-
naio ecclesiastico. Legajo 1 a — ' • Si cl negocio fuera de calidad que sufriera proce-
« derse en el por juîcio publiée, desdel primer dia se hubiera hecho ; y asi pues no se
> puede hacer mas delo que se hace. . . no se puede hacer otra cosa por agora. » Ihid.
214 JOURNAL DES SAVANTS.
SuB LES MODIFICATIONS qui S Opèrent dans le sens de la polarisation
des rayons lamineax, lorsqu'ils sont transmis à travers des milieux
solides ou liquides soumis à des influences magnétiques très -puis-
santes.
TROISIÀMB ARTICLE ^
NewtoD, dans son optique, s est astreint à présenter ses découvertes
sous la pure £orme de faits , en y attachant des énoncés qui fussent ,
autant que possible, indépendants de toute hypothèse sur la constitu-
tion du principe lumineux. Ce n'est pas que sa pensée, si profonde et
si méditative, ne se fût portée bien souvent sur cette grande question
de philosophie naturelle. On voit , par ses premières cooununications
faites à la société royale de Londres, en 1678, quil avait conçu dès
lors une hypothèse physique, mêlée d'émission corpusculaire et de
mouvement ondulatoire dans un éther intangible, dont il essayait de
déduire tous les phénomènes de la lumière, c'est-à-dire les opérations
mécaniques par lesquelles elle est produite, propagée, réfléchie, réfrac-
tée, infléchie à l'approche des corps matériels; comment aussi, dans
ces circonstances, elle est dispersée en parties douées de facultés calo-
rifiques diverses, et quelle cause lui imprime ses intermittences pé-
riodiques de fi^cile transmission , ou de facile réfleiuon. Il rattachait
encore à cette hypothèse le développement de la chaleur, les réactions
chimiques , et même les mouvements animaux, produits par les actes
de la vdonté; le tout, dit-il, pour se conformer à la mode du temps,
sans croire avoir personnellement besoin d'aucune hypothèse pour
exposer des faits établis par l'expérience. Il avait alors trente-trois ans :
le développement ultérieur de ses découvertes lui fit vraisemblablement
reconnaître qu'une telle conception était prématurée; et, tout en gar-
dant pour lui les mêmes convictions, il n'en laissa subsister de traces
volontaires que dans ces mémorables questions qu'il inséra trente ans
plus tard, «^ la suite de l'optique, comme s'adressant à un autre siècle.
Deux motifs durent le déterminer à agir ainsi* :
^ Voir, pour les deux premiers articles, les cahiers de £évrier (page g3) et mars
1846 (page i45). — * Cette première hypothèse conçue par Newton, dès 1676, se
trouve rapportée diaprés une longue lettre de lui, dans luistoire de la Société royale
de Londres, par Birch, tome III, page 2^7 et suir. DansTarticle Newton delà nio-
graphie universelle, on a tâché de présenter le résumé des idées très-vastes, que
1 easemUe de ses travaux parait lui avoir fait définitivement concevoir sur ce même
sujet; mais, par le manque de [dace, ou par la faute du rédactaur, dles D*y sont pas
exposées aussi complètement qu'on a pu la faire ici.
AVRIL 1846. 215
Le premier fut le ressentiment profond des attaques et des fati-
gantes controverses auxquelles il s'était vu exposé loi*s de la publica-
tion de ses premiers travaux sur la lumière. Non-seulemcnl il avait été
assailli par des adversaires obscurs auxquels il crut devoir répondre,
et qu'il aurait pu dédaigner; mais il eut encore le regret de voir ses plus
belles -découvertes expérimentales et ses résidtats les plus certains mé-
connus, contestés, niés par des hommes d'un grand renom, tels que Hook
et Huyghens, qui ne les voulaient admettre, ou seulement envisager,
que dans les rapports qu'ils pouvaient avoir avec les systèmes qu'eux-
mêmes avaient conçus. Lorsque Newton se décida enfui à publier son
optique en 1704, il crut ne pouvoir échapper à de pareilles luttes
qu'en rassemblant les résultats de ses observations sous la forme sévère
de lois expérimentales qui en ofinssent uniquement l'expression géné-
ralisée. Mais celte précaution ne le préserva point. On lui reprocha de
ne pas rendre raison des phénomènes qu'il avait pris tant de peine à
établir. La plus belle de ses abstractions, peut-être, celle qu'il avait
désignée sous le nom d'accès y fut considérée comme une qualité occulte;
quoique, dans son intention, et dans les termes exprès par lesquels il
l'exprime, ce ne fût qu'un pur énoncé de faits. Tant la véritable phiH)-
Sophie des sciences est une chose rare M
Le second motif qui dut empêcher Newton de rattacher ses résul-
* L'opposition de Hook aux découtertes de Newton sur la lumière élait suggérée
par un sentiment d'envie aveugle, qui lui faisait substituer les plus évidentes erreurs
aux faits les pkis palpables. L'opposition de Huygbcns, exempte de tout sentiment
pareil , élait fondée sur une ignorance entière de ces faits, et sur une sorte de méca-
nisme de son esprit qui Yy rendait absoloment insensible. Les détails de la discus-
sion qui s'éleva a ce sujet entre Newton et Hook sont rapportés dans VUittoin de
lu Société royale de Londres, par Bircb, tome III. Ou les a résumés dans Tartide
Newton de la Biographie universelle. Les objections élevées par Huyghens se voient
dans deux lettres que Newîon adressa en réponse à Oldemburg, pour lui être trans-
mises. Ces lettres sont insérées sous les n** 7 et 8 dans le tome IV de Fédition des
œuvres de Newton, donnée par Horsley, pages 34» tï SAg. Huyghens était mi
très-grand génie; mais , spécialement géométrique et mécaniaue, il no saisiiaail les
idées que revêtues d'un corps. Ce caractère de son esprit se découvre en plein, par
les fiagments de sa correspondance publiée à Leyde en 1^33. Dans une lettre
adressée à Leibnilz vers la fin de i6go, il ne se gêne pas pour dire que le principe
de Tattraction newtonîenne lui parait absurde; et il se félicite d'avoir témoigné cette
opinion dans une addition qu'il avait faite k son diseours sur la cause de la pœan*
teur (t. I, p. 4i )• On voit,. par ces mêmes lettres, quil ne comprit pas davantage
la portée du calcul différentiel, et qu'il en fit toujours très-peu de cas. Ce nest pas
le seul exemple qui prouve qu'on peut être un très-bon géomètre et un très -mau-
vais philosophe. Voyez l'extrait de cette correspondance d' Huyghens, dans le Journal
des SaranU, vcdumede f834, p. 29^
216 JOURNAL DES SAVANTS.
tats définitifs à un système arrêté sur la nature de la lumière, ce fut
très-probablement la connaissance plus intime que Texpérience lui
avait donnée de toutes les difficultés de détail, inhérentes à une pa-
reille conception, quand on veut l'établir sur des énoncés précis,
assurés, complets, et mathématiquement calculables. On le voit saisir
toutes les occasions d'attaquer ce problème par parties , sous les di-
verses formes qu'il peut revêtir. Ainsi , dans le premier livre des Prin-
cipes, quand il parvient à calculer la réfraction et la réflexion intérieure
d'un corpuscule matériel qui pénètre un milieu homogène agissant
sur lui par des attractions à petite distance , ce qui est le premier et
mémorable exemple d'une question pareille posée et résolue , il ne
peut se défendre d'en montrer l'analogie prochaine avec les mouve-
ments de la lumière, u Harum attractionam haad muUum dissimiles sant
lacis rejlexiones et refractiones.n Puis, dans le livre suivant, lorsquej^par
un effort de spéculation mathématique inouï alors, il arrive aussi à
calculer la formation des ondes excitées dans un milieu élastique par
les vibrations réitérées d'un corps solide , ainsi que leur mode de pro-
pagation , leurs intervalles et leurs vitesses , ce n'est pas seulement les
phénomènes du son qu'il envisage; il sai^t la concordance de ces ré-
sultats avec les effets de la lumière considérée sous cette autre forme :
i^ctant propositiones novissimœ ad moiam lacis et sonoram. Ici l'on peut
se demander, comment Newton concevait alors la lumière, pour que,
selon lui, deux mécanismes si dissemblables dussent y concourir? Il
ne l'a pas déclaré ouvertement, et surtout jamais d'une manière a£Bx-
mative. Mais on peut assez bien l'inférer des questions de Toptique, en
les interprétant dans ce qu'elles ont d'obscur par ses premières com-
munications faites à la Société royale ^ On sera sans doute bien aise
de savoir le fond de sa pensée; et, comme elle est très-peu connue, je
vais essayer de la dire.
Newton imagine un éther imiversel, intangible, infiniment élastique et
rare, tel qu'on l'admet dans le système ondulatoire simple que j'ai d'abord
exposé. Cet éther pénètre tous les corps matériels, où il réside entre
leurs particules, à des degrés de condensation divers, d'autant moindres,
qu'ils renferment plus de matière pondérable. Ainsi il est plus rare dans
le verre que dans l'air, et plus rare dans l'air que dans l'espace d'où l'on
a extrait ce fluide. Mais ces changements procèdent par gradation près
dés limites superficielles des corps, de manière à y établir une sorte
d'atmosphère éthérée, ayant, à des profondeiu*s sensibles, une densité
' Birch, History of ihe Royal Society ofLondon, tome III, p. a49 et suiv.
AVRIL 1846. 217
uniforme, ^ dans ses couches externes des densités rapidement variables.
Suivant ce mode générai de distribution, Téther est aussi plus rare dans
les corps denses du soleil, des étoiles et des planètes, quil ne Test dans
les espaces dépoiuvus de matière pondérable, compris entre eux; et, en
s étendant de ces corps à des espaces fort éloignés , il devient progres-
sivement plus dense. De sorte que, dit Newton, c'est peut-être son res-
sort , qui , agissant sur eux par pression , et les poussant des plages les plus
denses vers les plus rares, produit leur gravitation mutuelle, maintient
lagglomération des éléments de leurs masses , sans opposer à leur mou-
vement de résistance sensible, depuis qu'on les observe, à cause de son
excessivement petite densité. En effet, la répulsion mutuelle des parti-
cules dun milieu, doù résulte son élasticité, est totalement distincte et
indépendante de la quantité de matière inerte qui s y trouve contenue
dans un espace donné. Or cette quantité relative, qui constitue la den-
sité, est la seule occasion de la résistance quun milieu, composé de par-
ticules disjointes, et en repos individuel, oppose à la translation des
corps qui s y meuvent. Car cette résistance ne provient pas d'une force
active , mais de l'inertie de la matière , laquelle ne peut être déplacée
de son lieu de repos actuel qu'en partageant le mouvement du corps
qui la déplace , par suite de quoi ce mouvement s'affaiblit. C'est ainsi
que le principe électrique, sans nous offrir de masse appréciable, im-
prime aux corps matériels des mouvements d'impulsion, disjoint vio-
lemment leurs molécules par des explosions soudaines , et vaporise su-
bitement l'or même, en vertu de sa seule élasticité.
Dans la pensée de Newton, cet éther imiversel n est pas le principe
même de la lumière : il en est essentiellement distinct. La vision ne ré-
sulterait pas d'ébranlements d*abord imprimés à une petite masse de
ce fluide par les vibrations des corps lumineux , puis propagés en on-
dulations jusqu'à notre rétine , comme dans le système imaginé par
Hook , et aujourd'hui en faveur parmi les physiciens ^ Ce que Newton
^ Lorsque Newton eut prouvé par l'analyse du spectre que la lumière blanche
était composée de rayons de natures distinctes, ayant des qualités propres, origi-
naires et inaltérables, Hook ne vit pas d'abord comment des ondulations similaires,
excitées et propagées dans un milieu de constitution uniforme, ainsi qu'il l'avait
supposé jusqu'flJors, pourraient lui fournir des équivalents de ces qualités diverses.
En conséquence, il opposa aux expériences de Newton une explication hypothé-
tique de la dispersion qui était remptie d'erreurs , et l'on pourrait dire de mau-
vaise foi (Birch, tome III, pages io-i4). Newton la réfuta péremptoirement dans
les Transactions philosophiques, n* 88. Alors Hook imagina, plus heQreusement,
d'attribuer aux corps lumineux la faculté d'exciter dans l'éther uniforme des on-
dulations d'inégales longueurs, qui, arrivant à la rétine, pouvaient y Diire nailne
a8
218 JOURNAL DES SAVANTS.
appelle des rayons de lumière, ce sont des corpuscules maffirieis, d'une
ténuité insaisissable, lancés en tous sens par les corps lumineux, et
doués de toutes les qualités de corps de dimensions sensibles , comme
dans le système de rémission simple que j*ai précédemment exposé.
Ces corpuscules, de même que les astres, traversent les espaces célestes
sans que Téther leur oppose de résistance appréciable ; et ils y suivent
leur direction primitive d'émbsion , sans dévier sensiblement de la
ligne droite , parce que la densité de Téther y étant presque uniforme,
rélasticitë de ce fluide réagit sur eux également dans toiis les sens.
Mais leur marche doit cesser d'être rectiligne partout où sa pression
devient inégale. Par exemple, quand un corpuscule lumineux, se
mouvant dans Tair, approchera d'un corps matériel , dans les limites
de jMroximrité où les densités de l'éther varient rapidement, il devra
éprouver plusieurs sortes de perturbations. D'abord, Texcès de force élas-
tique des couches plus denses le pousse vers les plus r^res; en même
temps les molécules matérielles du corps le sollicitent par leurs attrac*
tions , et lui-même aussi , réagissant sur elles , tend à les déranger de
leurs positions d'équilibre. Alors , soit en conséquence de ces dérange-
ments opérés par les impres^ons réitérées des corpuscules qui se suivent,
soit par leiurs actions immédiates sur le milieu éthéré , ou par ces causes
la sensation de couleurs difTérentes , tant par la durée de leurs impressions indîvi-
dnelles que par la diverse rapidité de leur succession alternative. Cette condition
de diversité a été conservée avec raison aux ondes lumineuses par les physiciens
qui ont adopté le système de Hook. Mais il reste encore cette difficulté que, dia-
prés les calculs qu*on a pu jusqu*à présent appliquer aux petites agitations des
Suides élastiques, les ondes de toutes grandeurs s y propageraient arec la même
vitesse; de sorte que les séries d*ondes lumineuses de grandeurs inégales semble-
raient ne pas devoir se séparer sur des directions diverses par les réfractions,
comme elles le font quand un trait de lumière blanche est à la fois brisé et dis-
persé par un prisme. Toutefois Fresnel a montré, par des considérations très-in-
génieuses , que ce résultat des formules analytiques actuelles n*est pas établi avec
une rigueur absolue , et que les conditions physiques admbes comme données fon-
denentales dans le calcul d*où on le déduit, pourraient bien ne pas être complète-
ment applicables k des ondes aussi courtes que celles de Téther lumineux. U lui pa-
raiftsail que, dans un tel cas, les ondes les plus courtes devaient se propager un
pee- moins vite que les ondes les plus longues. Ce point délicat de mécanique
physique donna lieu , entre lui et Poisson » à une controverse du plus grand intérêt,
dont on peut voir les détails dans les tomes XXII et XXIII des Annales de chimie
et ée physique pour Tannée i8a3« Quoique la nature du sujet que je traite doive
me ramener plus tard à ce point de discussion , je n ai pas cm inutile de Tindiquer
icf, pour faire sentir dès à présent au lecteur ce qui avait décidé Newton k rejeter
lliypodièse des ondulations immédiatement transmises, et à hii substituer un sys-
Miue {MUS cDm[Mexei
AVRIL 1846. 219
réunies, Newton suppose que les couches de ce milieu, qui enveloppent le
corps matériel, sont mises dans un état de vibration , lequel, en vertu de
leur excessive élasticité, fait naître autour de chaque point d*incidence
des ondes dont la marche est plus rapide que celle du corpuscule lu-
mineux lui-même. Ces ondes le rejoignent donc sur sa route; et, selon
qu'elles Tatteignent dans leurs phases de condensation ou de raréfaction,
elles accroissent ou diminuent sa vitesse propre par intermittences, lui
communiquant ainsi tour à tour des accès de facile transmission ou
de facile réflexion ^ Ces conditions posées, lorsque des corpuscules
lumineux se meuvent dans un milieu diaphane non cristallisé , à des
distances sensibles de ses surSaices terminales , la densité de Téther qui
les entoure est uniforme, et les attractions des molécules du milieu,
qui ne s exercent qu'à petite distance, les sollicitent également en tous
sens. Leur trajectoire est donc alors rectiligne et leur vitesse constante.
Mais, lorsqu'ils arrivent aux limites de ce milieu, pour pénétrer dans
un autre où la densité de Téther, ainsi que les atti^actions émanées des
particules matérielles, deviennent difTérentes, ils ressentent des change-
ments progressifs des deux genres de forces qui les impressionnaient ,
et leur orbite •change. Ils peuvent donc, selon leurs directions dmci-
denee et leur vitesse, être réfléchis dans le premier milieu, ou réfractés
dans le second , non pas brusquement , mais par des flexions graduées
qui leur font décrire d'autres courbes d'une étendue insensible, dont
nous n'apercevons que les dernières tangentes et la direction rectiligne
finale, lorsque les corpuscules se sont assez éloignés des couches de
passage pour que leur mouvement soit revenu à la direction rectiligne
et à l'uniformité. De même, si les corpuscules viennent à passer seule-
ment aux confins d'un corps matériel différent du miUeu uniforme où
* Optique, Question 29. Ce mode de oommunicatTon des accès, par les agitations
que le corpuscule lumineux reçoit des vagues éthérées qui le rejoignent , semble
exiger que sa yitesse propre soit augmentée par celles qui sont dans les phases
de condensation, et diminuée par celles qui sont dans des phases de raréfac-
tion, conune je Tai dit, puisque la théorie du son, exposée dans le livre des prin-
cipes et confirmée depuis par tous les géomètres, attribue aux premières les* mou-
vements en avant des particules éthérées, et aux autres les mouvements rétrc^rades
des mêmes particules. Toutefois , dans sa première communication k la Société
royale (Birch, tome lU, page a 63), Newton semble attribuer aux vagues éthérées une
action de sens contraire à celle*là. Mais, si je ne me suis pas mépris sur le sens de
ce passage de Y Optique, on pourrait croire qu*à Tépoque de cette première com-
munication Newton n*avait pas encore reconnu la connexion des variations de
densité avec les vitesses moléculaires, aussi bien qu'il le fit depuis dans le livre
des Principes, ce qui aurait modifié Tapplication qu'il en fait dans \a Question M
de rOpiiqnê, dont je fais usage id.
a8.
220 JOURNAL DES SAVANTS.
ils se meuvent, assez près de ses bords, quoique encore à distance ^
pour entrer dans les couches où Féther a des densités inégales , ils de-
vront s'y plier et s'y infléchir suivant des trajectoires nouvelles qui ne
redeviendront rectilignes qu'après qu'ils seront sortis de ces couches
variables, et s'en seront suffisamment éloignés. Ces changements d'or-
bite devront s'opérer inégalement ^sur les corpuscules lumineux de dif-
férente masse et de différente nature; les plus gros, par exemple, étant,
toutes choses égales, moins impressionnables que les plus petits. De là
l'inégalité des réflexions et des inflexions qu'ils subissent dans des cir-
constances pareilles; de là, encore, la diversité des impressions qu'ils
produisent, lorsque, parvenus à notre rétine, ils excitent, dans les couches
d'éther de sa surface des vibrations distinctes, lesquelles» propagées
intérieurement par ondulations dans ce même fluide, nous donnent
la sensation de la lumière et des couleiu*s, par une dernière commu-
nication Tnystérieuse dont personne n'a le secret.
Voilà comment Newton conçoit la lumière. Son hypothèse est plus
c(miplexe que celle de Hook, qui la faisait résulter des seules ondula-
tions de l'éther, propagées, sans intermédiaire, depuis les corps lumi-
neux jusqu'à l'œil, comme les ondes excitées dans Taif, arrivant aux
membranes de l'oreille, donnent le sentiment des sons. C'est ce que
la plupart des physiciens admettent aujourd'hui. Mais cette analogie sé-
duisante présentait , au temps de Newton , des difficultés de mécanique
très-considérables qui ne sont pas encore complètement résolues; je ne
pourrai pas même les indiquer, si je n'explique, au préalable, com-
ment les ondes sonores se forment dans l'air. Je vais aussi avoir bientôt
besoin de mentionner divers caractères des ondes lumineuses, dont je
ne pourrai donner aucune notion précise, si je ne fais d.'abord bien
connaître celles-là. Je m'y résous donc, par respect pour le lecteur,
espérant l'intéresser davantage en l'amenant jusqu'aux dernières bor-
nes de nos coqnaissances scientifiques, qu'en lui présentant de loin-
taines et vagues lueurs sm* les mystères que la nature nous cache
encore. Le peu que j'ai à dire sera d'ailleurs très-aisé à comprendre.
Pour analyser le mécanisme de ces mouvements, il faut se rappeler
que l'air est élastique, c'est-à-dire qu'il existe, entre ses particules, un
principe, de répulsion mutuelle qui tend à les écarter les uues des
autres, avec une force d'autant plus grande, qu'on les contraint à se
rapprocher davantage. Cette force, quelle qu'en soit la cause, croît
ayec la température. On la mesure par les poids qu'il faut lui opposer
pour restreindre une même masse d'air à un volume fixe, ou à des vo-
iiunes successivement moindres, tant à une même température qu'à
AVRIL 1846. 221
des températures différentes. Ces poids peuvent être, par exemple, des
colonnes de mercure; ou encore le poids d'une atmosphère idéale, de
même densité que la masse d'air et d'une hauteur assez grande pour
équilibrer son ressort. J'adopterai ce dernier mode de représentation ,
et , pour abréger, je désignerai la hauteur cdculée de cette atmosphère
fictive par la lettre H. L'élasticité de Fair ainsi définie est, à tempé-
rature égale, sensiblement proportionnelle à sa densité actuelle, qui
s'exprime par son poids sous un volume donné; c'est-à-dire que l'at-
mosphère de pareille densité qui lui fait équilibre a toujours la même
hauteur H. Ce résultat simple s'appelle la loi de Mariotte, comme ayant
été primitivement constaté par ce physicien. On a déterminé expéri-
mentalement les corrections qu'il faut y faire quand la température
s'élève ou s'abaisse. Ces mesures ne s'appliquent qu'à l'air complètement
sec. Elles exigent des modifications quand il est mêlé de vapeur aqueuse
en proportions moins considérables, mais on les a également déter-
minées.
Ces propriétés fondamentales de l'air vont nous expliquer clairement
la production du son et la formation des ondes aériennes; mais il faut
d'abord fixer expérimentalement les caractères physiques de ces phéno-
mènes. Je commence par le cas le plus simple. Lorsqu'une portion cir-
conscrite et très-restreinte de l'atmosphère est ébranlée par une com-
motion soudaine , cette agitation , d'abord locale, se transmet progressi-
vement à distance. Chaque zone de la masse d'air, éloignée du centre
de l'ébranlement, n'est pas impressionnée au moment même où il a
lieu ; elle l'est d'autant plus tardivement, qu'elle est plus distante. Jus-
que4à elle conserve son état d'équilibre. Quand son tour est venu, elle
reçoit des agitations subites , d'aussi courte durée que l'explosion cen-
trale, mais d'une intensité moindre, comme s'étant réparties à une masse
d'air plus grande ; puis elle rentre dans son état de repos primitif. Ce
mouvement, communiqué aux membranes de l'oreille, donne la sensa-
tion d'un son instantané, autant que l'explosion centrale peut l'être. Si
elle est accompagnée d'un éclat de feu, il s'écoule un intervalle de temps
mesurable entre la perception de la lumière et l'arrivée de l'agitation
sonore. Or, aux petites distances d'où l'on peut apercevoir un signal ter-
restre, la durée de transmission de la lumière est comme nulle. L'in-
tervalle des deux sensations représente donc le temps dans lequel le
son parcourt chaque distance connue. Pour un même état de l'air ce
temps est proportionnel à la distance. Ainsi la vitesse de propagation est
uniforme. Elle ne varie pas avec la densité, mais elle croit avec la tem-
pérature, dont l'élévation, à densité. égale, augmente lé ressort de l'air.
222 JOURNAL DES SAVANTS.
En tenant compte de ces changements, on trouve par Texpërienee
i|a*à la température de la glace fondante , lorsque la force élastique
de Tair est équilibrée par une colonne de mercure à cette même tem-
pérature, ayant o'^.yô de hauteur, le son parcourt i,ooo mètres en
3% on 333"* Y par seconde de temps. L'intendté de Tébranlement pri-
mitif n'influe pas sur sa vitesse. Le bruit d*un canon , celui d'un pistolet,
d*un timbre d'horloge, se pn^agent avec une ^le rapidité, au delà de
de l'espace où la première impression du mouvement a lieu. L'intensité
seule des agitations excitées ou communiquées est diflerente.
Si l'ébranlement local, au lieu de ne durer qu'un instant, est réitéré
avec continuité, comme le peuvent faire les excursions périodiques d'un
corps solide mis dans un état soutenu de vibration , les agitations loin-
taines qui en dérivent se répètent dans chaque point de la masse
d^air avec la même continuité ; et, lorsque leur succession est sufiBsam-
ment rapide pour que l'oreille ne puisse pas saisir d'intervalle entre
elles, il en résulte la sensation d'un son musical. Le caractère relatif
d'acuité ou de gravité des sons résulte du nombre plus grand ou
moindre d'oscillations accomplies par le corps vibrant, dans un temps
donné. Mais tous les sons, graves ou aigus, forts ou faibles, se propa-
gent avec une. égale vitesse. Car un chant musical , exécuté par la voix
ou par un instrument, reproduit une succession de modulations exac-
tement pareilles, soit qu'on l'entende de près ou de loin. La seule mo-
dification que l'éloignement y apporte, c'est une diminution d'intensité,
qui résulte de la commimication du mouvement primitif à une plus
grande masse d'air. Aussi n'y a-t-il plus d'aflaiblissement sensible lorsque
le chant ou les paroles sont transmis, même aux plus grandes distances,
à travers une colonne cylindrique d'air, droite ou courbe, contenue
dans des tuyaux résistants.
Tous ces phénomènes résultent des lois de l'élasticité de l'air que
j'ai rapportées plus haut. Us s'en déduisent comme conséquences méca-
niques , par un calcul dont Newton a posé les bases. Rien n'était plus
profond et plus difficile alors; mais aujourd'hui rien n'est si aisé à
comprendre.
Considérons une masse d'air indéfinie, homc^ène, de température
unifbrme , exempte de pesanteur , pour que ses couches superposées ne
se compriment point. Supposons-la maintenue en équilibre par son
ptt)pre ressort , équivalent au poids d'une colonne d'air de même den*
Até\ ayant la hauteur H. En un point quelconque de cette masse, iso-
lons idéalement, une toute petite sphèite de dimension inappréciable, qui
pQfurra néanmoiils contenir dès mytoiadés de particÉies «ériennei; «et^
AVRIL 1846. 223
sans troubler l'équilibre , concevons toutes ces particules primitivement
condensées, dilatées, dans des rapports quelconques, même prêtes à
recevoir des vitesses arbitraires dans toutes sortes de sens. Ces disposi*
tions faites, abandonnons subitement notre petite sphère d air à elle^
même et aux agitations initiales que nous lui avons communiquées;
nous réaliserons ainsi un ébranlement soudain et local, de la nature
la plus générale que Ton puisse concevoir. Il devra donc réagir sur
la masse d'air environnante à la manière des explosions. Aussi le
calcul montre qu'il en reproduira tous les effets. Il se répandra de
même progressivement dans toute la masse d'air, en une onde sphéri*
que infîniment mince, qui ébranlera successivement toutes les parti-
cules aériennes, les unes après les autres, chacune pendant un seul ins-
tant. La vitesse de propagation de cette onde sera la même qu'acquerrait
un corps pesant, s'il tombait en chute libre de là hauteur - H, dans
un espace vide de toute matière résistante.
Tel est le résultat simple trouvé par Newton. Tous les géomètres l'ont
depuis confirmé. Il est facile de le comparer à l'expérience : car, lors-
qu'on se donne la température d'une masse d'air et la pression baromé-
trique qu'elle supporte, on peut évaluer aisément la hauteur H de la
colonne d'air de pareille nature, qui balance son ressort. En faisant ce cal-
cul pour les circonstances météorologiques spécifiées plus haut, on trouve
que la vitesse du son devrait être alors 2 79", a 9 par seconde de temps.
L'expérience donne 333" y. C'est une différence de |. Il y a donc
quelque défaut dans les données physiques sur lesquelles le calcul est
fondé, car la méthode qu'on emploie pour les combiner est irrép[t^
chable.
Tous les géomètres ont vu, comme Newton, cette difficulté, sans
pouvoir la résoudre. M. Laplace seul a indiqué une circonstance qui,
si elle n'en est pas la cause unique, doit certainement y contribuer.
Le calcul suppose l'élasticité des particules d'air constamment propor-
tionnelle à leur densité. Cela ne peut être vrai que si leur température
reste constante pendant les contractions et les dilatations qu'elles éprou-
vent. Or un gaz condensé rapidement s'échauffe, et, dilaté rapidement,
se refroidit. Des alternatives pareilles doivent s'opérer dans les agitations
imprimées aux particules d'air par l'explosion primitive, ou par l'onde
dérivée qui les atteint successivement. Si la rapidité de ces mouve-
ments oscillatoires maintient tour à tour chaque particule un peu plus
chaude et un peu plus froide que sa température moyenne , Félasticité
variera dans un plus grand rapport que la densité, et la vitesse de pro**
pagation augmentera, conformément à Texpérience. Mais les quantitéf
224 JOURNAL DES SAVANTS.
de chaleur qui seraient ainsi alternativement dégagées ou absorbées ne
sont pas mesurables, même par conjecture. Ajoutons quen subissant
des variations contraires de densité si rapides , les particules gazeuses
pourraient bien ne pas reprendre leur état moyen primitif, aussi facile*
ment et aussi complètement que la théorie le suppose. Il y a encore
dans la constitution moléculaire des gaz bien des mystères dont nous
n avons pas le secret. En voici un quun de nos plus habiles expérimen-
tateurs vient de découvrir et que son amitié ma permis de citer. En
soumettant des gaz de différentes natures à des pressions ^progressive^
ment graduées, et mesiu^ant leurs contractions par des procédés dont
la précision n avait jamais été égalée par personne, M. Regnault a cons-
taté que l'air atmosphérique, lazote, 1 acide carbonique, résistent à la
pression d'autant moins qu'ils sont plus comprimés. On aurait été porté
peut-être à le prévoir par conjecture, à cause de l'attraction croissante
des molécules rapprochées. Mais il a trouvé aussi que, au contraire , le
gaz hydrogène résiste d'autant plus, qu'on le comprime davantage; ce
qui semble faire dépendre ce ressort d'une relation complexe , dans la-
quelle la quantité absolue de chaleur restante intervient. L'observation
est d'autant plus importante, que nous n'avons aucime idée de cette
quantité de chaleiur, ni de ses rapports avec les particules pondérables,
ni même de ce qu'elle est^.
Ce qui peut manquer encore aux données physiques qui servent de
base à la théorie mathématique des ondes sonores ne porte aucune
atteinte à leurs lois générales, que nous transportons par analogie aux
ondes lumineuses, en nous servant de lexpérience pour découvrir les
particularités qui les distinguent. Une de ces lois , qui a donné le plus
de secours pour l'étude de la lumière dans l'hypothèse ondulatoire,
est la suivante, qui a été démontrée par Euler. Lorsque Tonde sonore ,
résultant d'un ébranlement central instantané, s'est répandue à une
certaine distance dans la masse d'air environnante , chaque élément de
cette onde devient à son tour un centre d'ébranlement pour tous les
^ Concevez toujours le ressort du gaz équilibré par le poids d*une colonne de
même densité et de même nature, dont la hauteur soit exprimée par H. Selon
la loi de Mariotte, à température ^ale, H serait constante pour un même gaz
à qudque densité quon Tamenât. Mais, d'après les nouvelles expériences de
H. Regnault, dans cet état permanent des températures, la hauteur équilibrante
H varie avec la densité. Pour le gaz acide carbonioue, H diminue ouand la densité
s*accroit ; pour le gaz hydrogène elle aumiente. Dans ce dernier ia variation est
fiuMe; dans le premier elle est énorme : eue y atteint presque \^ lorsque le volume
primitif 1 est réduit à ^V» 1* température étant de 2* ou 3* au-dessus de zéro.
AVRIL 1846. 225
points tthérienrs , dont le mouvement et les changements de densité
pareillement passagers, mais plus tardifs, résultent des agitations qu'elle
leur apporte quand elle les atteint : cela avait été déjà vu et dit par
Newton. Or on peut se demander pourquoi ce transport du mouve-
ment s'opère ainsi toujours en avant, jamais en arrière? Après beau-
coup de recherches, Èuler a trouvé que les formules qui expriment
les vitesses des particules, dans les ondes dérivées, sont telles, que cette
rétrogradation du mouvement ne peut jamais avoir lieu. Un appareil
très-simple, que Ton voit dans tous les cabinets de physique, donne
rimage parfaite de ce résultat. Il se compose d'une file de billes d'i-
voire égales, qui sont suspendues en contact les unes à ]a suite des autres
par des fils parallèles. Ecartez de la verticale une des billes extrêmes, et
laissez-la retomber sur les autres; le mouvement se transm*et aussitôt à
la dernière, qui rejaillit seule : la première et les suivantes intermédiaires
se retrouvent en repos. De même, dans une file de particules d'air;
chacune , tour ^ tour, tirée de son état de repos et de densité primitif,
communique ces modifications aux suivantes, puis rentre finalement
dans cet état; seulement, la transmission est moins rapide que dans les
billes, parce que l'élasticité de l'air est beaucoup moindre que la leur.
On doit croire aussi que, dans l'air, les changements de densité et les
vitesses se transmettent, en s'aiTaiblissant un peu, au delà des parti-
cules immédiatement voisines, n'y ayant pas entre elles un contact aussi
proche, ou même pas de contact réel.
Cette analyse des ondes aériennes , excitées par un ébranlement ins-
tantané, va faire parfaitement comprendre ce qui se passe lorsqu'un
corps solide, mis en vibration continue , réagit sur l'air qui l'environne.
Isolez idéalement dans ce corps un tout petit élément superficiel , dont
les excursions s'opèrent entre deux points extrêmes A et C , l'intermé-
diaire B étant son lieu de repos et d'équilibre primitif. Tirez-le d'abord
de cette position d'équilibre poiu* l'amener en A; puis abandonnez-le à
lui-même. La réaction élastique des éléments voisins, dont vous l'avez
écarté par force, le ramènera vers B avec une énerçie sensiblement pro-
portionnelle à son écart actuel. Or, par cela même, il ne s'arrêtera pas
en B : car l'accumulation des vitesses élémentaires qu'il aura successi-
vement reçues avant d y pai'venir lui fera dépasser ce point, et le por-
tera au delà jusqu'à un écart à peu près pareil en C, où la réaction
élastique toujours croissante, avec un effort contraire, aura finalement
détruit toutes ces vitesses acquises, et lui donnera un instant de repos.
Mais il ne restera pas tranquille en ce point où il se trouve hors de sa
position permanente d'équilibre. Il y sei*a dans les mêmes conditions
29
226 ' JOURNAL DES SAVANTS.
de tension où vous Taviez placé d abord, ce qui lui fera faire une
deuxième vibration pareille, mais de sens contraire, à laquelle succé-
dera une troisième et ainsi de suite, jusqu'à ce que les frictions intes-
tines, jointes à la résistance de Tair ambiant, diminuant toujours de
plus en plus ^^ amplitudes d'excursions successives, lui permettent enfin
de rester au point de repos B , où toutes les attractions des éléments
contigus se contre-balancent mutuellement. Toutefois, dans ce décrois-
sèment progressif de ses excursions , la durée temporaire de chaque
vibration sera toujours la même, pour les moindres comme pour les
plus grandes, parce que la force qui tend à la ramener à son point de
repos définitif est toujours proportionnelle à l'espace qui lui reste à dé-
crire pour y arriver. Cest précisément pour la même raison que la du-
rée des oscillations d'un pendule reste constante dans toutes les am-
plitudes très-restreintes.
Ramenons maintenant notre petit élément superficiel à son écart
primitif en A; et, avant de le laisser échapper, partageons idéalement
r«mplitxide totale d'excursion qu'il va décrire en un nombre très-grand
de piatîes, contenant autant de petites lames minces d*air, qu*il ira cho-
quer et pousser successivement. D'abord, si nous considérons la pre-
mière, il ne lui imprimera qu'une pulsion très-faible, parce qu'il n'est
animé d'aucune vitesse antérieurement acquise. Toutefois, si nous le
reteniom après qu'il l'a poussée, cette première tranche d*air ferait sur
les suivantes le même effort que cette première bille que nous faisions,
tout A l'heure, tomber sur les autres. EUie leur transmettrait donc son
mouvement, puis se remettrait en repos elle-même; et il résulterait de
là une première onde qui se propagerait progressivement dans tout le
reste de la masse d'air, avec la vitesse habituàle:du son. Mais, au lieu
de suspendre ainsi le phénomène, laissons le petit plan continuer li-
brement sa marche accélérée. Alors il fera naître autant d'ondes par-
tielles\ qui courront à la suite les unes des autres avec uncjégale vitesse,
et se distingueront seulement par llntensité des pubioiis et des con-
densations 8f«ccessivement imprimées aux petites lames d'air dont elles
dérivent. La plus intense, sous ces deux rapports, sera oelle qui est partie
du point d'équilibre B, où la vitesse acquise par le petit plan est
la plus grande ; la moins intense sera celle qui sera partie du point
eiKirèmé G, où il a un moment de repos. Maintenant laissons>le revenir
librement sur lui-même. Dans son retour en A, il reculera devant les
lames d^air qu'il avait d'abord choquées; elles devront alors se dilater
pour lé suivre, eomme elles s'étaient condensées poécédemment pour
Im oééer la place. De là naîtra encore du même côté de l'espace, vers
AVRIL 1846. 227
C, une série d'ondes dérivées, qui suivront les précédentes et se suivront
entre elles , de la même manière, si ce n est que les expansions y rem-
placeront les condensations , et que les petits mouvements individuels
des particules y seront dirigés vers le centre des ébranlements au lieu
de s en éloigner. Je n ai considéré que les effets produits dans la masse
d'air située du côté C de Texcursion ; il s*en produira évidemment d'in-
verses du côté A. Pour les résumer tous dans un seul énoncé, nommons t
la durée entière dune double vibi^iion du petit plan solide, compre-
nant tlne allée et un retour. Il en résultera, sur chacune de ses faces,
une double onde composée de deux moitiés, où les changements de
densité, ainsi que les vitesses momentanées cfes particules aériennes
seront de sens contraires; et la longueur de cette onde, c'est-à-dire la
longueur sur laquelle les particules d'air s en trouveront simultané-
ment ébranlées, à chaque instant physique, sera celle que le son par-
court pendant le temps t. C'est là ce qu'on appelle une ondulation dans
Tair ; et la même conception transportée fictivement aux particules
d'éthcr, dans le système ondulatoire simple, constitue ce qu'on appelle
une ondulation lumineuse, composée pareillement de deux moitiés dans
des conditions opposées, mais quelconques, de condensation et de mou-
vement. Au lieu dune seule vibration double, du petit plan solide,
concevons-en une série indéfinie , se succédant peiidant un temps quel-
conque sans intermittence : nous aiu*ons deux lignes continues d'onde
pareilles qui se suivront dans l'air des deux côtés de l'élément superficiel
que nous avons spécialement considéré. Enfin quittons les abstractions,
et restituons au corps vibrant ses dimensions comjdètes, ainsi que la
persistance du mouvement vibratoire, mais éloignons-nous assez de lui
pom^ que ses dimensions puissent être considérées comme insensibles,
comparativement à la distance où nous étudierons les mouvanents^e
la masse d'air. Nous la trouverons remplie par une succession d*ondu-
kitions sensiblement sphériques, partant toutes comme d'un même
centre, et donnant, sur chaque rayon central, la sensation d'un son con-
tinu, dont le degré d acuité ou de gravité dépendra de la brièveté ou de
la longueur du temps t, pendant lequel chaque ondulation impression-
nera notre organe par la période régulière d'ébranlements qu'elle y
apporte. Mais, dans cet ensemble de pulsations directes et latérales que
nous considérons maintenant, l'intensité du son, et le sens des vitesses
moléculaires pourront varier beaucoup sur les différentes droites di-
rigeas du corps vibrant aux divers points de l'espace ; et l'on pourrait
concevoir des modes d'ébranlements primitifs qui rendraient les agita-
tions propagées tout à fait inaopréoiabies sur certaines directions.
^9'
228 JOURNAL DES SAVANTS.
Les sons continus ainsi produits ne sont comparables musicalement,
pour la généralité des oreilles humaines, qu'entre certaines limites de
rapidité de vibration et de longueurs d'ondes ; depuis environ 3o vibra-
tions 5Împ{e5 par seconde, jusqu'à 8000 ou 1 0000. Il parait très-vraisem-
blable que les couleiu*s de la liunière ne sont pareillement perceptibles
à la généralité des yeux humains qu'entre certaines limites de longueur
de ses accès, ou des ondulations qui en dérivent. Cela oQre une ana-
logie de plus entre les modes par lesquels s'opèrent les deux sensations.
Seulement, dans la supposition d'identité, les ondes lumineijAes qui
produiraient la vision devraient se succéder par des intermittences in-
comparablement plus Rapides que les ondes sonores. En effet, la plus
lente des ondulations du spectre de Newton, qui répond à son rouge ex-
trême, a pour longueur 645 millionièmes de millimètres. Si l'on ap-
plique à cette longueiu* la vitesse de la lumière , on trouve que le nombre
de ces ondidations qui arriveraient à l'œil en uuq. seconde de temps ,
est plus que triple du nombre de millimètres contenu dans la distance
de la terre au soleil. Mais cette inunensité numérique ne doit pas ef-
firayer : elle n'est telle qu'à notre mesure. H n'y a rien qui soit absolu-
ment grand ou petit, lent ou rapide. Pour cette puissance infinie qui a
réglé la nature la distance qui nous sépare de Sirius est un point; et
la lumière est peut-^tre très-lente, comparée à d'autres agents que nous
ignorons ^
Cet exposé de l'état ondulatoire permanent , qui s'établit dans toute
une masse d'air indéfinie , par les pulsations réitérées d'un corps solide
mis en vibration continue, est plutôt l'analyse physique du phénomène
que son analyse mathématique. Celle-ci n'a pas encore été établie gé-
néralement pour le problème réel , c'est-à-dire pour des modes de vibra-
tions périodiques quelconques, agissant sur un milieu élastique indé-
' Le résultat que je donne ici s*établit très-aisément de la manière suivante. Nom-
mons R la distance de la terre au soleil qui est parcourue par la lumière en 8" i3*,a
ou iQ3',a. Désignons par l la longueur d'une ondulation au rouge extrême de New-
ton, longueur oui, exprimée en parties du millimètre, est o*",ooo645; et conver-
tissons R dans la même espèce d unités. Si nous cherchons d*abord le temps que la
lumière emploie à décrire Tespace l, ce temps exprimé en secondes sera évidem-
. l' 493,2
ment — ; et, par suite, le nombre total d*ondulations de celle longueur qui se
R
suivent en i* de temps sera inversement . Or, d'après la valeur de / toul à
/. 493,3
Ineiire rapportée, on trouve l 493,a = o*",3i8ii4. Ce produit est moindre que
I de millimètre : donc le nombre d^ondulations cherché surpasse 3 R comme je
raidit
1
AVRIL 1846. 229
finimcnt étendu, composé de particules distinctes, séparées par une
force de répulsion mutuelle dont Ténergie est supposée croître arbi-
trairement à mesure que la distance devient moindre ; ce qui est la
seule notion certaine que nous puissions nous former de la constitution
des gaz. Même, dans les cas particuliers que les géomètres ont jusqu'à
présent abordés , les calculs ne sont devenus praticables qu'en y intro-
duisant des hypothèses physiques particulières, dont les conséquences
de détail pourraient s'éloigner en beaucoup de points de celles qtii ré-
sulteraient de la constitution réelle des milieux, considérée dans sa
généralité. C'est pourquoi , à défaut de ces résultats définitifs que l'on
n'a point encore, je me suis borné à reproduire de mon mieux la ma-
nière dont Newton a envisagé ce problème ; et je rapporte ici en note
ses propres paroles , pour que l'on puisse voir si j'en aï bien saisi le
sens^ Cette limitation de nos formules mathématiques actuelles est
^ Philosophiœ nataralis principia mathematica, lib. II , prop. xliii, theor. xxxiv.
• Partes corporis treniull , vîcibus alternis eundo et redeuiido , itu suo urgebunt*et
t propellent partes medii sibi proximas; et urgendo compriment easdem et conden-
• sabunt; dein, reditii suo, sinent partes compressas recedere, et sese expandere.
« Igitur partes medii , corporl tremulo proxîmœ, ibunt etredibuot per vices, ad instar
• partium corporis ilHus tremuli: et, qua ratione partes corpons hujus agitabant
■ kasce medii partes, hœ, similibus trémoribus agitats, agitabunt partes sibi proxi-
«mas; eaeque similiter agitats agitabuot ulteriores, et sic deinceps in infinitum. Et,
« quemadmodum medii partes prims eundo condensantur et redeundo relaxantur,
t sic, partes reliquae, quoties eunt, condensantur, et, quoties redeunt, sese expandent
«Et propterea, non omnes ibunt et simul redibunt (sic enim determinatas ab in-
« vicem distantias servando, non raréfièrent et condcnsarenlur per vices); sed acce-
« dendo ad invicem ubi condensantur, et recedendo ubi rarefiunt , aliquae earum
« ibuni, dum aîiae redeunt, idquc vicibus alternis in infinitum. Partes autem euntes,
«et eando condensatœ, obmotumsuum progressivum, quo feront obstacula, sunt
« puisas ; et propterea pulsus successivl, a corpore omni tremulo in directumpropaga-
«buntur; idque aequalibus circiter ab invicem distantiis , ob œqualia temporis mter-
« vailaquibus corpus, trémoribus suis singulis, singulos pulsus excitât. Et quanquam
« corporis tremuli partes eant et redcant secundum plagam aliquam , tamen pulsus
• inde per médium propagati sese dilatabunt ad latera per propositionem praeceden-
« tem (cette proposition établit la propagation de la pression dans tous les sens) ; et a
« corpore illo tremulo, tanquam centro communi, secundum superficies propemodum
« sphœricas et concentricas, undique propagabuntur. «Poisson a traité le cas des ébran-
lements communiqués à une ligne physique d^air par les vibrations continues d*un
corps rigide dans un Mémoire inséré au tome II de la collection de TAcadémie des
sciences, page 3o5, et il arrive aux mêmes résultats que Newton. Ce que j'ai dit de
Lagranee peut se voir dans son deuxième mémoire sur le son. Mélanges de Tarin
pour les années 1760 et 1761, page 16. Il n'avait probablement pas assez remarqué
que Newton suppose le corps excitateur en vibration soutenue pendant un temps
indéfini, ce qui établit nécessairement la même continuité entre les intervalles des
pulsations propagées; et les étend à toute la masse du milieu.
230 JOURNAL DES SAVANTS.
très^ssentielle à remarquer pour apprécier sainement ce qu il y a de
certain et d'incertain dans les caractères que Ton peut attribuer aux
ondes lumineuses^ en y transportant par analogie ceux des ondes so-
nores, qui ne sont qumcomplétement démontrés. Le passage du livre
des Principes où Newton a établi la théorie de la propagation du son
est un des plus abstraits de cet admirable ouvrage. D*Alembert déclarait
n*ea pas trouver de plus difficile ; Jean Bemouilli avouait ne pouvoir
le comprendre; et Lagrange commença ses belles recherches sur la
propagation du son en essayant de combattre la démonstration que
Newton en avait donnée. 11 reconnut plus tard qu elle était exacte, en
retrouvant par une voie plus générale le même résultat. Mais Tçibstrac-
tion analytique de son esprit Tempêcha peut>être de sentir assez ce
qu'il y avait d*important et de réel dans cet état ondulatoire permanent
et général, que Newton fait prendre à un fluide élastique dune étendue
indéfinie , sous Tinfluence d un corps mis en vibration continue. Cette
conception, ingénieusement suivie dans ses détails lès plus intimes, et
transportée à Téther lumineux, a été le premier principe de toutes les
découvertes de Fresnel : c'est pourquoi j y ai tant insisté.
Je crois maintenant pouvoir dire pourquoi Newton ne voulut jamais
représenter la lumière parla transmission immédiate d'un mouvement
ondulatoire excité par les vibrations des corps lumineux dans Téther
élastique dont il admettait lexistence. Deux motifs mécaniques lui pa-
raissaient repousser péremptoirement cette idée.
Tout le monde sait que les ondulations sonores se propagent dans
Tair, non-seulement en ligne droite, mais aussi latéralement. Elles se
dévient à la rencontre des obstacles matériels, tournent autour .d*eux,
et vont se répandre sphériquement au delà. Cest ainsi que des explo-
sions d*artilletie se font entendre dans tous les détours d une ville, et
que les sons d*un instrument de musique arrivent du dehors , par les
fenêtres ouvertes, dans tout l'intérieur dun appartement. Cette propa-
gation en tout sens résulte des pressions latérales que les portions con-
densées ou dilatées des ondes aériennes exercent sur les particules d air
environnantes, ou reçoivent d'elles. La lumière, au contraire, se pro-
page en ligne droite dans les milieux diaphanes de constitution uni-
forme; elle est arrêtée immédiatement pai^ les corps opaques; et, si elle
8*infléchit quelque peu en passant près de leurs bords, ce que Newton
n*ignOFait pas, elle ne se replie point sphériquement au delà, comme
le son, en s'y répandant de nouveau à peu près avec uniformité. Par
exemple, des ondulations propagées à la manière des ondes sonores
sembleraient ne pas pouvoir produire l'obscurité complète qui s'observe
AVRIL 1846. 251
dans les ëcUpses totales de soleil. Telle est Tobjeclion que Newton^
oppose comme décisive contre Tidée de la propagation immédiate de
la iuDoâère par des pulsations imprimées à un milieu élastique, et je
rapporte ici en note ses paroles expresses, tirées du livre jies Principes^.
Il ia reproduit dans la xxviii* question de Toptique. Les géomètres pos-
térieurs ne sont pas encore parvenus à lever cette difficulté; mais elle
doit nous paraître aujourd'hui beaucoup moinsforte qu elle ne Tétait pour
lui. Noussavons maintenant par des expériences certaines que l'égalité de
pression en tous sens, qui est une condition nécessaire de réqtulibre
des fluides, peut n'avoir plus lieu dans leurs mouvements, surtout s*ils
sont très-rapides. Si les géomètres n'ont pas encore pu démontrer la
possibilité d'un mouvement propagé rigoureusement en ligne droite,
dans un fluide élastique, sans communication latérale sensible, il ae
serait pas invraisemblable, comme Ta remarqué Fresnel, que cela tint
à l'imperfection et à la limitation des hypothèses physiques, par les-
quelles ils définissent la constitution de ces milieux, pour l'intioduire
dans leurs calculs analytiques. Reconnaissons donc, pour rester dans le
vrai, que la difficulté de la transmission rectiligne, qui arrêtait Newton,
n'est pas complètement résolue, mais qu'elle ne parait pas insoluble.
Poisson, aux derniers moments de sa vie, croyait être parvenu à la
lever. Mais , s'il l'a fait, il a emporté son secret dans le tombeau.
Newton élevait une autre objection encore plus grave. Dans les idées
que nous pouvons nous former sur les mouvements périodiques com-
muniqués à un fluide élastique, et propagés continuement à travers sa
masse , la longueur de chaque ondulation , considérée individuellement,
est égale h l'espace que les ébranlements propagés parcourent* dans le
fluide pendant la durée de la double vibration qui l'a excitée. S'il se pro-
duit des séries d'ondes de longueurs diverses, dans le même milieu, elles
doivent résulter de vibrations excitantes d'inégales dm^ées. Mais la vitesse
de leur propagation , dépendant du fluide seul , est la même pour toutes.
Donc, lorsque ^usieurs séries d'ondulations, de longueurs distinctes,
après avoir marché simultanément dans un même fluide , passent de
celui-là dans un autre de même nature, différant seulement parle rap-
port de l'élasticité à la densité, elles devraient s'y allonger, ou s'y rac-
courcir, proportionnellement à la nouvelle vitesse de transmission.
Mais cette vitesse devrait rester conunune à toutes; et ainsi elles ne
^ Philosophiœ naturaUs principia mathematica, lib. II, prop. xliii, llieor. xxxiv,
coroll. « Hallucinantur igiturqui credunt agitationem flamniac, ad pressioneni per
«médium ambiens, secundum lineas rcctaspropagandam, conduccre. Debebit ejus-
« modipre88b,n<mabagitaiionesoiapartiamflamraœ,sedalotiii8diktationedenvari. t
232 JOURNAL DES SAVANTS.
devraient pas se séparer suivant différentes directions, en prenant des
vitesses dÛTérentes. Or c est précisément ce phénomène de dispej^ion
qu on observe, quand un filet de lumière blanche est simultanément
réÉracté par un prisme; et, selon l'observation encore, chaque ondula-
tion, ou chaque double intervalle d'accès, se contracte ou s allonge
proportionnellement à la nouvelle vitesse de transmission qui lui est
devenue propre. Cette diversité de vitesses produites sous une inci-
dence commune, et succédant à leur identité, est un fait jusquà présent
inexpliqué dans Thypothèse ondulatoire simple; et je ne sache pas que
Ton ait imaginé encore de conjecture plausible par laquelle on pût es-
pérer de l'y rattacher mécaniquement. Fresnel la tenté plusieurs fois,
et plus habilement que personne. Il annonce même une note sur ce
sujet, à la fin de son mémoire sur la double réfraction. Mais il ne l'y a
pas annexée; soit qu'en approfondissant la question il y ait trouvé des
difficultés qu'il ne pouvait pas encore vaincre; soit qu'il ait cru néces-
saire de la traiter à fond , dans un mémoire spécial que la mort l'aura
empêché d'écrire. On peut dire justement de lui ce que Newton disait
de Côtes, enlevé de même jeune et plein de génie : «S'il avait vécu,
nous saurions quelque chose ! »
Pourtant je proposerai encore un dernier doute. Lorsqu'un corps
solide, mis en vibration, exécute plusieurs milliers d'oscillations dans
une seconde de temps, et communique à l'air qui l'environne des séries
d'ondulations de même période , se suivant avec une parfaite continuité,
cette persistance et cette régularité d'effets sont des conséquences très-
concevables de la rigidité de sa contcxture qui maintient toutes les
parties -de sa masse dans une dépendance mutuelle, et tend à les ra-
mener toujours régulièrement.vers leurs positions d'équilibre stable,
quand on les en a écartés forcément. De plus , la multiplicité des sub-
divisions qui peuvent s'établir dans chaque partie vibrante, comme
dans les cordes tendues , fait très-bien concevoir la diversité des sons
et des ondes aériennes, qui peuvent êtresimultanément excités par un
même corps. Sans doute, des subdivisions analogues, opérées dans les
parties vibrantes des corps en ignition , pourraient produire pareille-
ment des ondulations de longueurs diverses dans l'éther lumineux; mais
il semble bien plus difficile de. concevoir une régularité persistante
et une connexion durable de mouvements vibratoires dans des milieux
aussi agités, aussi disjoints, que paraissent l'être les substances enflam-
mées. Or, me trompé-je en supposant que l'exacte continuité de ces
vibrations , et celle des ondes lumineuses qui en résulte , est une con-
dition indispensable dans l'hypothèse ondulatoire simple, telle quoq
AVRIL 1846. 233
l'emploie aujourd'hui, tandis qu'elle n'est point du tout nécessaire dans
l'hypothèse de l'émission?
Ayant montré ainsi ce grand problème physique de la constitution
de la lumière sous les diverses faces par lesquelles il a pu être envisagé ,
j'exposerai avec plus de facilité, et, j'espère, avec plus d'intérêt, les dé-
couvertes qu'on a faites de nos jours sur ce sujet mystérieux. Chose
singulière ! aucune étude physique n'a été plus féconde ; et cela, sur un
être, un principe, un agent, car je ne sais comment le nommer, dont
on ignore quel il est, comment U se développe, se propage, nous ar-
rive, nous fait voir l'univers, puis se perd dans nos yeux! Pourtant on
a pu le conduire, le diriger, le plier, le concentrer, le décomposer, et
lui imprimer des modifications, des affections, des propriétés, qu'il
n'avait pas ou qu'il ne manifestait point dans sa constitution naturelle !
M'excuserai-je d'avoir pensé qu'un si beau sujet pourrait être présenté
aux lecteiu^s du Journal des Savants, sans avoir besoin d'en déguiser la
sévérité? Au reste, je n'ai plus maintenant que des faits à décrire. Car
les artifices philosophiques par lesquels on les enchaîne ne seront que
des applications évidentes des modes divers sous lesquels la lumière
peut se concevoir.
J.-B. BIOT.
1. — jEgyptbns stelle in deh Weltgeschichte. Creschicht-
liche Untersuchung in fûnf Bûchem, von Ch, G. J. Bunsen; I*,
II« und UI" Buch, 8^ Hambourg, i845.
1. — Place de l'Égxpte dans l' histoire du monde; recherche hisio-
riqae en cin(i livres ^ par Ch, C. J. Bunsen, I*', H^ et III^ livres, &•,
Hambourg, i845.
^. AuSWÀfIL DBR WfCHTIGSTEN UEfUIjfDEN DES jEgYPTISCBEN
Alteetbums, heransgegeben und erlàutert von D^ R. Lepsius
Tafeln, Leipzig, iS^2j foL
2. CaOIX DES DOCUMENTS LES PLUS IMPORTANTS DE l'âNTIQUITÉ
ioYPTiENNE, publiés et expliqués par le D' R. Lepsius; planches,
Leipzig, i842, fol.
DBUXIÂIIE ARTICLE ^
L'auteur continue, dans une dernière section de son premier cha-
pitre, l'examen des sources de la chronologie égyptienne en tant qu'elles
' Voir, pour le i* article, le cahiefide mars, page lag.
3o
234 JOURNAL DES SAVANTS.
sont Touvrage des Égyptiens eux-mêmes; et cette section est consacrée
à Manéthon, le prêtre de Sebennytus, considéré à la fois comme théo-
logien et comme historien, ainsi qu'à ses successem^, égyptiens comme
lui, Ptolémée, Apion, Ghéraemon et Heraïskus, mais sans comprendre
dans cette discussion préliminaire le faux Manéthon , Tauteur du livre de
la période sothiocjoe, >) ^iSXos rUs ^ZdOeos, faussaire de l'époque byzan-
tine, dont la mention trouve sa place naturelle dans un autre chapitre.
L'importance de Manéthon , comme auteur d'un livre d'histoire égyp-
tienne, composé d'après les sources originales et d'après des monuments
authentiques, et rédigé en grec à l'époque la plus brillante de la domi-
nation des Grecs en Egypte, sous Ptolémée Philadelphe, cette impor-
tance, si longtemps méconnue, est aujourd'hui si généralement appré-
ciée, si universellement admise, que l'on comprendra sans peine le
soin qu'a apporté M. Bunsen à la mettre dans toute son évidence, «t
celui que nous devons prendre nous-même à faire connaître à nos lec-
teurs cette partie de son travail. Le plan du livre de Manéthon , tel qu'on
n'avait pu le saisir qu'imparfaitement d'après les extraits de J. Africain et
ceux d'Ëusèbe, même en y joignant ï extrait de la Chronique arménienne,
pour la période mythologique, se comprend beaucoup mieux aujour-
d'hui que nous possédons , dans le papyrus royal de Turin , un modèle
purement égyptien d'ime chronologie égyptienne. Quant à Téconomie
de l'ouvrage et à sa distribution en trois livres, le premier compre-
nant les onze premières dynasties, le second s' ouvrant avec la xit* dynas-
tie, époque de la plus grande prospérité du haut empire, et s' arrêtant
à la XIX*, remplie de la grandeur du nouvel empire, de manière à
renfermer entre deux époques de gloire toute la période intermé-
diaire de l'abaissement de l'Egypte livrée à la domination des Pas-
' teurs; le troisième livre, enfin, contenant les onze dernières dynasties,
le dessein de cette distribution est expliqué par M. Bunsen d'une
manière qui nous parait aussi heureuse que plausible*. Nous partageons
de même son opinion sur la forme du livre de Manétfion , qui con-
sistait en une véritable relation historique , dont nous pouvons appré-
cier ia rédaction et le style d'après les extraits qu'en a donnés Joseph,
et à laquelle l'auteur avait joint , suivant l'usage égyptien , des listes
de rois, avec l'indication de la durée de leurs règnes exprimée en
années, mois et jours, listes. qui seules nous ont été transmises dans
les extraits de J. Africain et d'Eusèbe, et qu'il ejt réellement bien dif-
licile de croire qu'on ait pu prendre pour l'ouvrage même de Mané-
thon, dont elles ne formaient qu'un appendice. En ce qui concerne
ces listes des trente dynasties ^ dont le texte original ne peut manquer
AVRIL 1846. 235
d avoir subi, en passant par la main de tant de copistes, plus d'une
altération et d'un déplacement, et dont l'exposition détaillée, mise
en regard des monuments originaux, forme le sujet des second et
troisième livres de Touvrage de M. Bunsen, la question préliminaire
qu'il se pose est celle-ci : Les listes de Manéthon renferment-elles ane
succession de rois dans un ordre chronologique non interrompu, et, si ce
n'est pas là le cas, quel est le moyen à employer pour en faire une application
chronologique?
Pour répondre à cette question, où se trouve la grande difficulté des
listes de Manéthon , M. Bunsen expose les principaux résultats déduits
de ces listes dans un tableau comparatif, qui donne pour résumé,
d après les chiffires si différents entre eux de J. Africain et d'Eusèbe,
pour le nombre des rois, une somme qui varie entre 3oo, 35o et 5oo,
et, pour la totalité des années de leurs règnes , à partir de Menés jusqu'il
la neuvième année d* Alexandre, un espace de A g à Six siècles. Qr, ces
résultats dépassant, à ce quil semble, les limites dans lesquelles se
trouve renfermée la durée connue des temps historiques, il s'agit de
voir si la pensée qui présida à la rédaction des listes de Manéûion a
été bien saisie par les auteurs qui ne nous en ont transmis que des
extraits, si , par exemple, dans un empire partagé comme celui de l'E-
gypte entre plusieurs gouvernements alliés, on n'a pas donné les chifres
de la durée des différents règnes d'une même dynastie pour ceux de la
durée de cette dynastie elle-même. Ainsi il est maintenant prouvé par
les monuments qu'il y eut des princes d'une même famille régnant
conjointement; cet ordre de choses eut lieu sous la xn"^ dynastie, dont
le tableau, conservé tout entiei* dans le papyrus de Turin , ne porte ce-
pendant que des rois indiqués comme ayant régné successivement :
doù il suit qu'un seul de ces rois, comme le plus ancien, ou celui qui
avait régné le plus longtemps, figurait seul sur la liste, ou bien que les
noms des différents princes de la même famille, ayant régné parallèle*
ment , étaient rapportés en même temps, mais dans leur ordre dynastique
et l'un après l'autre. En admettant, comme plus vraisemblable, cette
seconde supposition pour la manière de rédiger les listes des rois , il en
résulterait une méthode que M. Bunsen appelle dynastique, et qui serait
directement contraire à ce que nous nommons un canon chronologique,
c'est-à-dire qu'on aurait porté sur la liste des rois chaque prince avec
la somme d'années qu'aurait eue effectivement son règne, et qu'il y au-
rait eu, pour la totalité des règnes d'une seule dynastie ainsi rapportés,
un nombre d'années rédiement plus considérable que celui qui repré-
sentait ta durée de cette dynastie.
3o.
236 JOURNAL DES SAVANTS.
En expliquant, d après cette méthode dynastique des Egyptiens, et
d'après l'exemple que nous en fournit le papyrus royal de Turin, le pro-
cédé suivi par Manéthôn dans la rédaction de ses listes , on se rend très-
bien compte de ce procédé; mais on n*en comprend que mieux aussi
la nécessité dune cfe/ appliquée à une pareille méthode, pour rétablir,
dans la sonmoe des années attiîbuées à la succession des règnes d'une
même dynastie, le chifire réel des années de la durée de cette dynastie.
Or, qu'il y ait eu une clef de ce genre dès le haut empire , ou qu'elle
ait été seulement appliquée à Tépoque du nouvel empire, pour les
temps des deux, périodes antérieures , c'est ce qu'il paraît bien difficile
de ne pas admettre, puisqu'il n'existe, dans les listes de Manéthôn,
aucune indication de règnes collatéraux, contrairement au témoignage
des monuments qui nous en ont fait connaître de pareils pour la xn* dy-
nastie. On n'avait pas encore la notion de ce fait capital, lorsque l'on
admit, comme règle fondamentale de critique, que les listes de Mané-
thôn ne renfermaient point de dynasties collatérales. Cette manière de voir
se trouvait justifiée en apparence par l'histoire du nouvel empire, où
la succession des dynasties , à partir de la xvni* jusqu'à la xxx\ ne pré-
sente pas de règnes contemporains; et cette vérité , reconnue par tous
les égyptologues , fait d'autant plus d'honneur à leur bonne foi, ainsi
que le remarque M. Bunsen , que la durée du nouvel empire, portée à
treize siècles , devait être extrêmement incommode pour ces critiques.
Mais, quand Ghampollion et son école posaient en fait qu'on ne devait
point chercher dans Manéthôn de règnes contemporains, et lorsqu'ils
s'autorisaient de l'exemple du nouvel empire, où l'imité de la monar-
chie, rétablie dès le principe, ne fut plus jamais interrompue, et où,
conséquemment, il n'y eut point et ne put y avoir de dynasties collaté-
rales, lorsqu'ils s'en autorisaient, dis-je, pour conclure que les dynas-
ties'du haut et du moyen empire s'étaient succédé de même l'une après
l'autre , sans qu'il y ait eu non plus, dans ces deux périodes si différentes
de la dernière, des règnes contemporains , ils tiraient d'un fait exact une
conséquence qui ne l'était pas , et ils s'exposaient à poser un principe
qui devait être contredit par les monuments. Mais on avait négligé un
témoignage qui tranchait absolument la question, et dont on ne sau-
rait assez s'étonner que personne, jusqu'à notre auteur, n'ait fait usage;
ce témoignage est celui de Manéthôn lui-même, qui nous a été conservé
dans un passage du Syncelle, sjnsi conçu ^ : l'espace de temps des cent
* Manethon apad Syncell. Chronogr. p. 5i : T&v yàp èv rote rptai rSftotç ^IVyeveùiv
èv ivpobol9(atç A évœyeypafiiUvùâv, aùrù^ à xpàvoç rà mévxa avpfi^e» inf F^NE. C'est
AVRIL 1846. 237
treize générations décrites par Manéthon, dans les trois livres de son histoire,
et comprises dans trente dyncuties, se monte en totalité à trois miUe cinq
cent cinquante- cinq années. Voilà un chiffre qui ne peut être suspect d*al-
tération, comme ceux des règnes isolés qui figurent dans les listes, et
qui ont été transcrits si diversement par les copistes. Ce chiffre appar-
tient bien à Manéthon et non au Syncelle, avec le canon et les calculs
duquel il ne s'accorde en aucune façon. On peut donc, on doit i ad-
mettre avec toute sa valeur , comme étant Texpression authentique des
calculs de Manéthon lui-même sur la durée de Tempire égyptien, de
Menés, fondateur de cet empire, à Nectanébo le jeune, le dernier des
pharaons, et cette durée, fixée à trois mille cinq cent cinquante-cinq ans,
se trouvant supérieure de quinze cents à deux mille ans h celle qui résulte
de laddition des listes, il suit delà, avec toute certitude, ou que l'éva-
luation en chiffres de la durée des dynasties n est pas Touvrage de Ma-
néthon, ou que cette évaluation a subi, sous la main des copistes, de
telles altérations, qu'elle ne mérite aucune confiance. C'est la première
de ces conséquences qu'adopte notre auteur, et nous pensons qu'elle
est aussi la plus plausible.
Ce point établi, il reste à expliquer quelles étaient les dynasties qui
formaient la^ succession régulière de l'empire , et quelles étaient les
dynasties collatérales ou contemporaines dont la durée, ajoutée à celle
des premières, se trouve avoir si démesurément accru l'espace de temps
attribué à l'existence de l'empire égyptien , de Menés à Nectanébo II.
Il est infiniment probable que cette explication avait été donnée par
Manéthon lui-même dans son ouvrage, puisqu'une indication de ce
genre se trouve dans le papyrus de Turin. C'était donc là la clefqai
devait servir à l'intelligence de la chronologie égyptienne, d'après les
données mises en œuvre par Manéthon; et cette clef qui nous manque
aujourd'hui , ce n'est plus que dans les extraits mêmes de ses listes
qu'on peut essayer de la découvrir. En prenant pour base le chiffire de
3555 ans delà durée totale, et en en retranchant les i3oo ans assignés
au nouvel empire, de la xvni* à la xxx* dynastie, il reste pour le haut
empire et pour le moyen aaSo ans, exprimés en nombre rond^ Main-
tenant M. Bunsen se demande quel est le moyen d'ajuster ce chiffre
sans raison suflisanle, à mon avis, que cette donnée chronologique si importante
a été rejetée par M. Fr. Barucchi , comme due uniquement au Syncelle , et comme
étrangère au vrai Manéthon ; voy . le Discorso primo saU'autenticità degli avanzi ma*
neioniani, S x, p. i3. — ' Notre auteur a imprimé 3a5o; mais c est éridenmient
une faute typographique, puisque i3oo retranché de 3555 donnait aa55, ou, en
nombre rond, comme il le dit, aa5o.
238 JOURNAL DES SAVANTS.
général avec ceux des dynasties isolées; il se demande encore si Mané*
thon avait réellement à sa disposition les éléments d*une chronologie
positive pour tout le temps écoulé , à partir de Menés jusqu'à lentière
expulsion des Pasteurs de Memphis; et il paraît incliner à croire que
c'est seulement dans Técole d'Alexandrie, où les savants grecs , pourvus
de toutes les ressources de la science historique et disposant de toutes
les archives de TÉgypte , avaient d'ailleurs sous la main des matériaux ,
tds que ceux de Manéthon lui-même, qu'on peut espérer de trouver
cette clrf chronologique , appliquée à l'histoire des dynasties égyp-
tiennes. Mais, à cet égard , j'oserai me permettre de dii^e que M. Bunsen
ne se montre ici suffisamment juste , ni envers Manéthon, ni envers les
savants de l'école d'Alexandrie. Après avoir présumé, et cela avec toute
raison, ce me semble, que Manéthon avait indiqué dans son ouvrage
les dynasties qui formaient l'empire légitime et régulier des pharaons,
en les distinguant des dynasties contemporaines, comment M. Bunsen
peut-il douter que Manéthon ait appliqué une clef chronologique à la
succession de ces dynasties^? Après avoir observé que cette clef se
trouvait déjà dans le papyrus de Turin , ce qui prouve bien qu'elle était
founiie par les monuments nationaux de l'Egypte, comment peut-il
supposer que c'est seulement dans l'école grecque d'Alexandrie qu'on
doit s'attendre à la rencontrer ? En voyant que nous possédons aujour-
d'hui, pour la IV* dynastie, des monuments nationaux qui établissent
Texistence historique de ces rois, sans compter les monuments pareils
qui constatent le même fait pour des pharaons des dynasties antérieures,
pour ceux qui élevèrent les pyramides de Dashoar et d'Abousir^ com-
ment M. Bunsen peut-il douter que les archives sacerdotales de l'Egypte
et les monuments publics, conservés au temps d^e Manéthon, renfer-
massent tous les éléments d'une chronologie égyptienne, aussi bien pour
le haut et le moyen empire que pour le nouveau? Enfin, comment
notre auteur, en attribuant aux recherches des savants de l'école d'A-
lexandrie ce qui aurait échappé à celles de Manéthon, suppose-t-il
que ces savants avaient ignoré ou négligé l'étude de l'ancienne langue
et de Tancienne écriture de l'Egypte, et cela quand il est avéré par les
traductions de noms égyptiens en grec dues à Ératosthène, que ce célè-
bre chef de l'école d'Alexandrie était suffisamment versé dans cette
double étude , et quand notre auteur reconnaît lui-même que les
Ératosthène, les Dicéarque et les Apollodore n'étaient pas des Wilford,
' M. Bunsen a dit lui-même, liv. I, p. i35 :t iedenCedls muss Manetho abo einen
« chronologiscben Kanon oder Soblûsiel gefunden and gegdben haben, dw un» ver-
« bren gegangen. ■
AVRIL 1846. 239
c est-à-dire apparemment des hommes capables de se laisser tromper
par les hiërogrammates d'Alexandrie? Il me semble qu'il y a là, dans
les idées de M. Bunsen, quelque contradiction dont je nai pas bien pu
me rendre compte, mais que j*ai dû y signaler; et tout ce qui regarde
Manéthon, la matière et la forme de son livre, Tancienneté et lautorité
des matériaux qui en avaient fourni le fond , acquiert tant d'impor-
tance dans les études égyptiennes, que nos lecteurs comprendront sans
peine, et que notre auteur excusera lui-même les doutes que je me suis
permis de lui soumettre.
L'examen de Manéthon et de ses trop peu dignes successeurs, Ptoié-
mée, Âpion, Chéraemon et Héralskus, complète le chapitre des soiurces
de la chronologie égyptienne, fournies par les Egyptiens eux-mêmes.
Le chapitre suivant a pour objet d'apprécier la valeur des connais-
sances que nous ont transmises les Grecs sur le même sujet Sans
s'arrêter aux récits mythologiques concernant les colonies de Cécrops
et deDanaiîs, qui peuvent indiquer des relations entre la Grèce et
l'Egypte, antérieures à ime époque historique, et sans voir dans les
récits de VOcfy$sée d'Homère autre chose qu'une sorte d'écho poétique
de la célébrité que l'empire d'Egypte pouvait avoir acquise dès lors
parmi les Grecs de l'Ionie, notre auteur ne fait commencer qu'à Héro-
dote la connaissance proprement historique que les Grecs avaient pu
acquérir de l'Egypte, puisque nous ne savons pas qu'Hécatée de Milet,
non plus qu'Hippys de Rhégium, dont le dernier visita l'Egypte au
temps de Xerxès , ait recueilli quelques données chronologiques sur
l'histoire de ce pays. Les renseignements puisés par Hérodote à ded
sources locales plus ou moins authentiques, et mêlés de ses idées par-
ticulières, sont donc pour nous le témoignage le plus ancien que la
Grèce ait possédé sur l'Egypte; et, grâce au charme du style dont l'é-
crivain d'Halicamasse avait revêtu sa narration , ces notions incom-
plètes, où le faux était mêlé avec le vrai, formèrent longtemps le princi-
pal élément de l'opinion de la Grèce au sujet de l'^ypte ancienne.
M. Bunsen donne une idée chire et succincte du système d'Hérodote,
qui n'est véritablement historique , pour la succession des rois el la
durée des r^nes, qu'à partir de l'époque de Psammitiqae I*^, ou de
l'an 670 avant notre ère , et qui , pour les époques antérieures, en re-
montant des temps de la Dodékarchie jusqu'à Menés, ne contient que
des fragments de traditions égyptiennes, dont l'emploi, fait avec l'appli-
cation des données grecques, ne pouvait conduire l'ancien historien qu'à
des résultats impossibles , tels que son évaluation de onze mille cent ^-
ranteans pour la durée de trais cent /quarante et une générations de rois et
240 JOURNAL DES SAVANTS.
de prêtres de Vulcain, de Menés jusqu à Séthos. Quant au mélange du vrai
et du faux dans les éléments chronologiques employés par Hérodote ,
ainsi qu*on en a un exemple si frappant pour le fragment d*histoire
égyptienne relatif aux rois fondateurs des pyramides de Memphis, où
les noms et Tordre de succession de ces princes sont donnés avec tant
d'exactitude, tandis que Tépoque chronologique de ces rois placés dans
le milieu duviii* siècle avant le sien, est si manifestement contraire à la
vérité historique, M. Bunsen se réserve d'en faire l'examen et d'en don-
ner la preuve , à mesure qu'il exposera la succession et l'histoire des
dynasties égyptiennes.
L'école critique des Grecs ne commence qu'à Aristote, qui, par lui-
même et par quelques-uns de ses disciples, tels que Théophraste et
Dicéarque , doit avoir introduit chez les Grecs des notions plus exactes
sur l'antiquité égyptienne, réduites toutefois pour nous à de bien fai-
bles indications. C'est seulement dans l'école d'Alexandrie , où le génie
grec se trouvait dans un contact immédiat avec la science égyptienne,
que purent se produire des travaux d'un caractère vraiment historique.
Nous savons en effet que beaucoup d'auteurs grecs, qui avaient pu visi-
ter l'Egypte et en observer les monuments avec toutes les facilités qu'of-
firait aux hommes de leur nation le gouvernement des Ptolémées,
écrivirent à cette époque sur l'histoirô et les antiquités de ce pays.
Malheureusement, les noms de quelques-uns de ces écrivains, cités par
Pline , par Athénée et par le scholiaste d'Apollonius de Rhodes , sont
aujourd'hui tout ce qui nous en reste ; il ne nous est parvenu aucun
fragment d'ouvrages mentionnés sous le titre d'JEgyptiaca, tels que ce-
lui d'Alexandre Polyhistor; et il ne semble pas que nous devions beau-
coup regretter la perte des livres sur l'Egypte d'Hécatée d'Abdère, à
juger du mérite de cet ouvrage et du caractère de l'auteur, à la fois
comme critique et conime observateur, par la description fausse et
exagérée qu'il nous a laissée du Ramesseion de Thèbes , édifice de la
XIX* dynastie, pris par lui pour le tombeau d'un roi primitif, Osymandias.
Mais il n'en est pas de même des travaux qui pincent être exécutés, au
sein de l'école même d'Alexandrie , par des hommes qui possédaient,
avec toutes les ressources de l'érudition grecque et avec les principes
d'une critique éclairée, l'intelligence des monuments nationaux de ['L-
gypte.
A ce titre, M. Bunsen distingue particulièrement deux savants, qui
jouirent d'une haute renommée dans la littérature historique des Grecs,
Eratosthène de Gyrène, le président de la bibliothèque d'Alexandrie,
le fondateur de la géographie astronomique et de la chronologie , et
AVRIL 1846. 241
ÂpoHodore d*Athènes, le chronographe par excellence, et le grammai-
rien formé à l'école d*Aristarque. Un document d'mi prix inestimable
nous a été conservé sous le nom du premier de ces savants par le
chronographe byzantin le Syncelle ; et ce document , qui renfermait la
suite entière des rois du haut empire , dans la ligne principale , celle
des pharaons de Memphis ou de Thèbes, avait été complété, pour la
période suivante, par le travail d'Apollodore, dont le Syncelle a
jugé à propos de ne nous faire connaître que le résultat, consistant en
un total de cinquante-trois rois, sans y ajouter même Imdication de f es-
pace de temps qu'avaient embrassé ces cinquante-trois règnes. Mais ,
quoique réduit à ce simple extrait, le travail d*Apollodore, énoncé
comme faisant suite à celui d'Ératosthène^ n*en est pas moins dune
grande importance; et c*est surtout à M. Bunsen qu'appartient le mé-
rite d'avoir rétabli dans toute sa valeur le double document , précieux
résultat des recherches combinées de deux des plus savants hommes
de l'école d'Alexandrie, Ératosthène et ApoUodore.
L'importance de l'a Liste des rois d'Ératosthène , dans la question des
dynasties égyptiennes, m'oblige à entrer ici dans quelques explications,
qui s'accordent d'ailleurs avec l'objet que je me suis proposé, de faire
connaître à nos lecteurs les principaux résultats du travail de M. Bun-
sen, dans l'ordre même où il les expose. On sait que celte liste de
rois égyptiens comprend les noms de trente-hait pharaons auxquels est
jointe une interprétation du nom ^yplien en grec, avec l'indication
du nombre d'années affecté au règne de chacun d'eux, et que cette
somme de trente-huit règnes embrasse une durée de mille soixante-seize
ans. Pour juger deTauthcnticité de ce document rapporté textuellement
par le Syncelle, il suffit de considérer que la place assignée par le
chronographe byzantin à cette succession de trente-huit row égyptiens,
dont le premier. Menés, assimilé au Mizraîm de l'Ecriture, avait
commencé son règne en Tan 126 après la confusion des langues, ren-
versait absolument tous les calculs de sa propre chronologie , puisque
la fin des 1076 ans assignés à ces 38 règnes tombait dans le temps des
Juges d'Israël, et qu'à ces trtnte-huit règnes devaient se joindre les cin-
quante-trois de la liste d'Apollodore , tous antérieurs aussi à la xvm* dy-
nastie égyptienne, au commeAcement de laquelle ce même Syncelle,
d'accord avec Joseph et avec tous les chronographes chrétiens, plaçait
la mission de Moïse et la sortie des juifs de l'Egypte. Ces deux listes
de pharaons, l'une de trente^uit rois, à partir de Menés, l'autre de
cinquante trois p successeurs de ceux-là, troublaient donc absolument
^out le système de chronologie adopté pa^ les Byzantins et fondé sur
3i
242 JOURNAL DES SAVANTS.
les données bibliques. Partant de là , l'on ne peut admettre qu*un docu-
ment si contraire à toutes leurs idées ait été supposé par le Syncelle
ou par aucun autre de ces écrivains. On ne peut douter non plus que
les noms d'Ératosthène et d*Apollodore , attachés à ces deux listes, ne
soient ceux des deux savants célèbres de Técole d'Alexandrie, connus
précisément lun et Tautre par des travaux de chronologie ancienne, et
que ce ne soit cette célébrité même d*Ératosthène et d'Apollodore qui
jôt^porté le Syncelle à insérer dans son livre deux fragments de chro-
nologie égyptienne , qui ne pouvaient y figurer que comme deux bril-
lants hoT9-d*œuvre, puisqu'il n'en £usait lui-même aucun usage, et qu'il
ne pouvait s'en servir d'aucune manière. L'authenticité et la valeur du
double document qui nous a été transmis sous les noms d'Ératosthène et
d'ApoUodore ne sauraient donc, de l'avis de M. Bunsen, qui est aussi le
nôtre, être l'objet d'un doute légitime; et, si nous insistons sur ce point,
que notre auteur n'a pas jugé apparenunent digne de sa critique, c'est
que 1 autorité de la liste d'Ératosthène a été récemment combattue, et
le document lui-même condamné comme apocryphe, à l'égal du faux
Mûnéthan et de la vieille Chronique , par le docte auteur des Discours
aititjtus swr la chronologie égyptienne^, à la vérité , d'après des aliments
empruntés à une dissertation d'un savant français', qui ne pouvaient
' Banicobi , Discono primo sulV autenticità degli avanzi manetoniani , iella vecchia
ctnmioa e del catalogo attrihaito ad Eratosiene, S xiv, p. 1 7. Les motifs de Tauteor
pour contester lauthenlicité de ce catalogue, outre le peu de confiance que mérite
son seul garant, le Syncelle, cest Tinvraisemblance que Ptolémée Évereète ait
confié à un Grec, si savaqt qu*il fût, le soin cVexlraîre des archives égyptiennes,
dont il ne devait comprendre ni récriture , ni la langue , une liste de rois égyptiens,
surtout après qu*un pareil travail avait été exécuté, sous Ptolémée Philadelpbe , par
Maaétbon. Or j^avoue que de pareilles raisons, qu il serait possible d'alléguer contre
toute espèce de témoignage antique, me semblent d'une faible valeur. — * Lenor-
mant, Eclairciisem, sur lecercaeil de Mycérinas, p. 3a. Le savant auteur se fonde,
pour nier Tautorité du catalogue attribué à Ératosthène, sur ce qu il a été emprunté
par lé Syncelle à un certain ApoUodore, d' ailleurs inconna, probablement chrétien. Celle
diégaiion , admise aussi par M. Barucchi, qui reproche au Syncelle d'avoir repro-
duit ce document sullafede d'an oscaro Apoïlodor^i^ prouve qu on n*a pas bien lu le
passaee du Syncelle, où cet obscar ApoUodore, ce prétendu chrétien, est désigné ainsi :
AiroXX68âipo« Xpovtxôs. Or cette désignation nç peut convenir qu*au savant ApoUo-
dore, d* Athènes, auteur d'un grand ouvrage de chronologie intitulé : Té xjpovtxé^ovL
9CpOMKi) aMaSts, Scyron. Ch. v, iS-^g; cf. A. Gell. N. A. xvii, 4; voy. Heyne,
Ap<d}odor. Fragm. p. 1073, sqq. et c'est bien aussi ce chronograplie célèbre que
cite plusieurs fois le Syncelle, par exemple, pour Tancienne histoire des Chald^ens,
p. 39, Bi pour les mille ans de durée assignés aux anciens rois de Sicyoue, p 97 ;
pour les rois de Sparte, p. i85, D, et pour ceux de Pont, p. 375, Ç. Le motif de
défianb», tiré de ce que le catalogue d*Ératosthène est emprunté à un obscur Apol
AVRIL 1846. 243
réellement se soutenir en présence de la considération que j*ai fait
valoir.
Maintenant que l'autorité de la liste des rois d'Ératosthène est suffi-
samment reconnue, c*est Timportance et la valeur de ce document his-
torique qu il s agit d'établir; ce qui ne se peut faire qu'en en montrant lac-
cord avec les listes de Manéthon. Il y aurait lieu d'être surpris quil neût
été fait jusqu'ici aucun usage de cette liste de rois, appartenant tous à la plus
haute époque de l'histoire de l'Egypte; c'est ce que dit M. Bunsen ^, mais
c'est ce qui ne me semble pas tout à fait exact, puisque personne
n'ignore, et M. Bunsen moins qu'aucun autre, que c'est principalement
sur le fragment d'Ëratosthène , qu'il appelait un précieux monament de
l'antiquité^, que Marsham, suivi en cela par beaucoup de chronologistes,
par Pezron, par Fourmont et par d'autres, fondait son système des dy-
nasties contemporaines, généralement repoussé par l'école de nos mo-
dernes égyptologues. Il est vrai que ce système de Marsham, qui pre-
nait sur la liste d'Ëratosthène les dynasties des rois thébains, en même
temps que sur les listes de Manéthon les dynasties des ix>is thinites et
mempfaites, et dans le Syncelleles dynasties des rois héliopolites, et
qui faisait ainsi de ces divers documents un emploi tout à fait arbi-
traire, que ce système, dis-je, était trop contraire aux règles d'une saine
critique pour pouvoir soutenir aujourd'hui le moindre examen. Mais il
n'en est pas moins constant que la haute importance de la liste d'Ëra-
tosthène avait été appréciée par Marsham et par les savants de son école ,
et que, jusque dans ces derniers temps, où le D. Prichard avait fait
aussi un essai, malheureux il est vrai, de conciliation entre les douze
premières dynasties de Manéthon et les trente-huit rois d'Ëratosthène^,
la valeur de ce dociunent avait frappé tous les savants qui s'étaient oc-
cupés de l'histoire égyptienne. Cette observation n'enlève absolument
rien, du reste, au mérite du travail de M. Bunsen, qui , par des combi-
naisons tout à fait nouvelles et qui lui sont propres, en même temps
qu'à l'aide de l'intelligence profonde qu'il possède des momiments ac-
quis récemment à la science, est parvenu à opérer un accord de la liste
lodore, à un aatenr inconna et prohablement chrétien j n*a donc réellement aucune
valeur; et je ne crains pas de dire que les autres raisons alléguées dans le même
sens par le savant français, et reproduites par M. Banicchi, n ont pas plus de fon-
dement. — ' T. I, p. 1 63 : Nach diesen, durch die IVichtigkeit des Gegensiandet uni
die hisheriye Vemacnlàssigang dieser Urkunde gerechtfertiglen Vorerinnerungen, etc. —
* Canon chronicus, p. 3 , cd. Londin. 167a, fol. — ' An analysis ofthe e^yptian myjho-
logy; to which is subjoined a eritical examination ofthe remains qfegyptian chrenotùgy;
LondoD, 1819, 8*. Voy. p. -f.44-^4, et -h io3-fr- m.—
3i.
244 JOURNAL DES SAVANTS.
d'Ératosthène et de celles de Manélhon , pour la partie que ces listes
embrassent, c est-à-dire pour les douze premières dynasties, ou pour le
haut empire égyptien, qui, si ce résultat est admis par la critique, cons-
tituera certainement une des conquêtes les plus importantes de la
science moderne sur le domaine de Tbistoire primitive du genre
bumain.
Quant à la manière dont M. Bunsen établit cet accord entre la liste
des trente-huit rois thébains, dressée par Ératosthène, et les listes des
douze premières dynasties de M anéthon , c est en rendant compte du
deuxième livre de son ouvrage, dont cet important travail forme la
matière, que je la ferai connaître en détail. Je dois me borner ici à in-
diquer, en termes généraux, en quoi consiste ce procédé de concilia-
tion des deux auteurs anciens, qui avait échappé jusqu'ici à tous les
efforts de la critique moderne. li consiste à distinguer, sur les listes de
Manéthon, les dynasties qui, d après leur siège, étranger à Thèbes ou k
Memphis, les deux capitales de Tempire , ne peuvent être regardées que
comme des branches collatérales de la maison régnante; puis, à mettre
en regard des trente-huit rois d*Eratosthène, considérés comme consti-
tuant la succession régulière des pharaons, souverains de Thèbes ou de
Memphis, dans la ligne principale de ces familles royales, les princes
qui leur correspondent sur les listes de Manéthon , dans les dynasties
exclusivement thébaines oumcmphites, dont les noms se rapportent,
aussi bien que les années de règne, ou ne diffèrent qu*en ce que, des
deux noms portés, comme tout le monde sait, par chaque pharaon, c*est
quelquefois le nom royal, inscrit dans ce que nous appelons le cartouche
prénom, qui figure sur une hste, tandis que c'est le nom de famille, ins-
crit dans le cartouche nom propre, qui figure sur lautre liste : d*où résul-
tait, pour tous les savants qui ont travaillé sur ces listes, une difficulté
inextricable, jusqu'au moment où nous avons acquis, par Tintelligence
de récriture hiéroglyphique, les moyens de reconnaître le plus souvent
lun et l'autre de ces deux noms , et de leur restituer leur véritable forme,
plus ou moins altérée dans les transcriptions grecques, qui nous ont
transmis, par tant de mains de copistes, le travail original d'Ératosthène
et celui de Manéthon. La conclusion de cette partie de louvrage de
M. Bunsen, où est établi l'accord de la liste d'Ératosthène et de celles
de Manéthon , c'est que la première offre le canon chronologique qui
nous manquait pour la recomposition des secondes, et que la liste
d'Ératostliène doit ainsi se prendre pour la clef de Manéthon.
M. Bunsen complète ce qui regarde les travaux des Grecs sur l'his-
toire ancienne de l'Egypte» en rendant compte de ce qui a rapport à ce
AVRIL 1846. 245
sujet dans le premier livre de la Bibliothèque de Diodore de Sicile. Le
défaut de critique et la légèreté d*esprit qui sont si sensibles chez cet
écrivain, que notre auteur traite cependant un peu trop rigoureusement
peut-être, en le comparant aux écrivains de Técole philosophique du
dernier siècle, ont ôté presque tout crédit aux notions confuses, rares
et incohérentes, qu'il avait recueillies siu* TÉgypte. Ce n*est donc pas
un médiocre service quaura rendu M. Bunsen aux études égyptiennes,
en cherchant à démêler, dans ces indigestes fragments de traditions his-
toriques, ce qu il peut y avoir de puisé à une source authentique, et ce que
Diodore lui-même y avait ajouté d'inexact, par défaut d'intelligence des
documents qu'il avait sous les yeux. Dans le nombre de ces fragments,
rapportés le plus souvent sans liaison entre eux et rétablis par notre au-
teur dans leur ordre véritable, il distingue avec raison celui qui con-
cerne les roLS auteurs des trois grandes pyramides , et celui qui a pour
objet les rois égyptiens législateurs. La place que ces fragments de la
tradition égyptienne, avec le petit nombre d'éléments historiques que
renferme le livre de Diodore, devront occuper dans l'histoire de
l'Egypte, se trouve ainsi déterminée d'avance, et l'emploi qu'en fera
notre auteur en deviendra plus facile et plus sûr.
Le troisième chapitre renferme tout ce qui, dans les travaux ded
juifs, y compris l'Ancien Testament, les Septante et Joseph, dans ceux
des chrétiens, à partir de la tradition apostolique, jusqu'au dernier des
Byzantins, et dans ceux de TËurope moderne, à commencer par Sca-
liger et Marsham, et à finir par Rosellini et S. Gardner WÔkinson,
a rapport à la chronologie de l'ancienne Egypte, sujet inunense, où
l'auteur nous semble avoir fait preuve d'une grande justesse d'esprit
dans l'appréciation de tant de travaux divers, et de beaucoup de luci-
dité dans la manière dont il expose les aperçus qu'il en donne. Mais
l'étendue même et la variété de la matière traitée dans ce troisième
chapitre s'opposent à ce que nous puissions en faire l'analyse, qui ne
semble pas d'ailleurs aussi rigoureusement nécessaire qu'elle l'était
pour les sujets traités dans les premier et deuxième chapitres, où il
s'agissait de faire surtout apprécier à pos lecteurs en quoi consistaient
les éléments de nos connaissances égyptiennes , fournis par les Égyp-
tiens eux-mêmes et par les Grecs.
Le quatrième et le cinquième chapitres , qui traitent de la langue
et de récriture des Égyptiens, se refusent également, par d'autres mo-
tifs, à toute analyse détaillée. Dans la première de ces deux grandes
divisions du livre qui nous occupe, l'auteur expose le résultat auquel
sont arrivées les recherches sur l'ancienne langue égyptienne , par suite
246 JOURNAL DES SAVANTS.
de ia découverte de ChampoUion, et dans la voie oà ce grand anti-
quaire avait conduit ia science, en employant le déchiffirement des
textes hiératiques, d'accord avec celui des textes hiérc^lyphiques, pour
découvrir, à Taide des variantes que présentent les transcriptions d*un
même mot dans les deux textes, les racines et les formes primitives de
cette langue , dont presque tout le vocabulaire s*est conservé dans le
copte. Au point où cette étude, dotée aujourd'hui delà Grammaire égyp-
tienne et au Dictionnaire égyptien de GharopoUion, est parvenue àTépoque
où noussomn^es, les progrès qui restent à accomplir dans cette re-
cherche difficile dépendent, en premier lieu, d'une connaissance de
plus en plus approfondie du copte , dont il s*en faut bien que tous les
monuments littéraires qui se cachent encore dans nos bibliothèques
aient été publiés , à en juger par la découverte récente des livres de
TAncien Testament , moins le livre de Samuel et ceux des Rois. Ces
progrès dépendent, en second lieu; dune étude toujours plus persévé-
rante des textes hiéroglyphiques, tels surtout que le Livre des morts,
dont il existe tant d'exemplaires , rédigés partie en écriture hiérogly-
phique , partie en écriture hiératique. La publication du grand papyrus
de Turin, le plus complet de tous ces exemplaires, publication due i
M^ Lepsîus, sera, sous ce rapport, un service signalé rendu aux études
égyptiennes , surtout quand elle aura été suivie de celle de toutes les
variantes du même texte , au nombre de dix- huit pour quelques cha-
pitres, qu*a recueillies M. Lepsius, et qui seront certainement dun
grand secours aux philologues. C'est à la suite de ces considérations
préliminaires que M. Bunsen expose ses idées propres sur la langue
égyptienne et qu'il en indique les formes grammaticales, telles qu'elles
résultent de l'interprétation des plus anciens monuments de cette
langue, en prenant pour base de sa lecture quinze articulations^,
voyelles et consonnes, à l'aide desquelles seules notre auteur est d'avis
que les anciens Égyptiens exprimaient tous les sons de leur langue par-
^e. Un important appendice k cette partie de son travail est une liste
d'anciens mots égyptiens rapprochés, sous leur forme primitive, des
mots cerrespondants de la langue copte, liste qui comprend à peu près
les cinq cents mots de la langue sacrée, déchiffrés jusqu'ici sur les mo-
numents de l'Egypte, et qui peut servir en quelque sorte de diction-
naire monumental pour l'intelligence des inscriptions hiéroglyphiques.
Le cinquième chapitre contient de même toutes les notions qui con-
* Ce sont les lettres suivantes : a, a, 6, i, h, s, k, x (^^)> ^ ('^^^ f> P> '> ^>
n, r.
AVRIL 1846. 247
cernent la dëcouverte de Talphabet hiéroglyj^que , et qui résument
rétat actuel de nos connaissances sur ce point si important de rarchéolo-
gie égyptienne. Les degrés par lesquels a passé cette grande découverte,
depuis les premiers essais tentés par S^vestre de Sacy et par Akerblad,
sur le texte démotique de ia pierre de Rosette , jusqu'à Timmortel travail
de ChampoUion, dont le résultat définitif est renfermé dans sa Gram-
maire égyptienne et dans son Dictionnaire égyptien, deux ouvrages publiés
depuis la mort de Tautevr, mais d*apré ses manuscrits autographes,
sont exposés par M. Bunsen avec la profonde connaissance du sujet et
avec la haute impartialité d'esprit qui le distinguent. Ce que les tra-
vaux des hommes formés à l'école de Champoliion , parmi lesquels se
recommandent particulièrement M. Leemans, M.Sam. BirchetM. Lep-
sius, ont ajouté à la science du maître, est pareillement indiqué par
M. Bunsen d'une manière qui ne laisse rien à désirer , pour l'exactitude
des faits , ni pour la justesse des appréciations. Ce chapitre est terminé
par une exposition générale de tout le système d'écriture hiéroglyphique,
tel que le conçoit notre auteur , d'après l'ensemble des monuments ac-
quis à la science; et ici encore se trouve joint, en forme d'appendice,
un tableau de tous les signes hiéroglyphiques rangés en plusieurs
classes, savoir : les signes figuratifs, ou images d'objets, au nombre de
quatre cent soixante, représentés sur quatre planches, les signes tro-
piques, dont il ùdt une classe à part, au nombre de cent vingt, contenus
dans la planche V , et enfin les signes phonétiques , qui composent à propre-
ment parler \ alphabet égyptien. On sait .que cet alphabet, porté à deux
cent soixante signes par Champoliion, en y comprenant tous les carac-
tères homophones de toutes les époques, avait été réduit, par M. Lep-
sius , à trente-quatre signes pour la période purement égyptienne, anté-
rieure à la domination grecque ^ A son tour, M. Bunsen, distinguant
avec encore plus de précision les monuments des diverses époques,
n'admet que vingt-cinq caractères pour tout le haut empire égyptien \
mais il y ajoute soixante-douxe signes, auxquels il attribue, d'après des
considérations qui lui sont propres , une valeur syllabique conforme au
caractère essentiel d'une écriture en rapport avec une langue dont tous
les anciens mots étaient monosyllabiques. Un tableau de quatre-vingt-
douze autres signes, employés comme autant d'honiophones de treize
des caractères primitifs, à des époques plus ou moins récentes, com-
plète cet alphabet phonétique, qui nous parait constitué sur une mé-
' Lettre à M. Rosellini, insérée dans les AnnaUdelF Inttit. archeoL, t. IX, iSSy,
p. i-ioo, tav. d*agg. i, n.
248 JOURNAL DES SAVANTS.
thode plus critique, et sur une connaissance plus complète des monu
ments de Tantiquité égyptienne.
Le dernier chapitre du livre , destiné à renfermer toutes les notions
élémentaires , contient Texposé de la doctrine de Fauteur sur le sys-
tème religieux des Égyptiens. En sattachant uniquement aux monu-
ments , qui nous ont fait connaître le panthéon égyptien sous un aspect
si nouveau, si différent des idées qu'on avait pu s'en faire d après les
traditions de Tantiquité classique , et en distinguant avec soin, entre ces
monuments , tels que les papyrus funéraires et les*bas-reliels sculptés
sur les murs des temples , les représentations qui appartiennent & deux
ordres d'idées essentiellement différents , M. Bunsen s est proposé sur-
tout de rechercher quelle avait été , dès Tépoque de Menés, la religion
égyptienne dans ses éléments nationaux et sous ses formes primitives.
Fidèle au plan qu'il s'est tracé, de n'employer, sur ce point du vaste
tableau de lantiquité égyptienne, comme sm* les autres, que des don-
nées purement égyptiennes, soigneusement vérifiées suivant les temps,
notre auteur a dû exclure tout à fait de son travail les témoignages, tels
que ceux de Diodore et des nouveaux platoniciens , qui ne peuvent pa-
raître suffisamment dignes de confiance. 11 n'a pas cru devoir abonder
non plus dans le sens des idées nouvelles qu'a produites, chez la plu-
part de nos modernes égyptologues, la première apparition de ces dieux
égyptiens, désignés sous leur véritable nom , représentés sous leur vé-
ritable forme. On sait qu'après avoir esquissé, dans son Panthéon égyp-
tien, le moins satisfaisant de ses travaux, le tableau de la mythologie
égyptienne, telle qu'il la concevait alors, ChampoUion adopta un système
tout différent, à la vue des monuments de l'Egypte, qui lui offraient,
dans chaque localité , un groupe formé d'un dieu principal et de deux
autres divinités. De là, cette doctrine d'une triade divine pour chaque
chef-lieu deTÉgypte, doctrine soutenue par Rosellini, et appli(|uée
encore, avec de nouveaux développements, par sir G. Wilkinson, mais
qui ne se fonde réellement, de l'avis de notre auteur, que sur une con-
naissance superficielle des monuments religieux de l'antique Egypte.
La base qu'il adopte à son tour pour l'exposition de ce système reli-
gieux , c'est la tradition égyptienne des trois ordres de dieux transmise
par Hérodote, laquelle se trouve bien réellement d'accord avec celle
des dynasties des dieux, exposée par Manéthon et suivie sur le papyrus
royal de Turin. En partant de cette donnée capitale, M. Bunsen faitcon-
naitre les huit dieux du premier ordre , Anton , Khem , Mat, Nam ou Na
(Kncph ou Chnoubis), Seti ou Sate, Ptah , Net ou Neithet Ra; puis,
les douze dieux du second Qrdre , issus directement des premiers, comme
AVRIL 1846- 249
enfants âiAmon, de Kneph, de PtaJi et de Ra; puis enfin, les sept dieux
du troisième ordre, Set (Typhon), Hesîri [Osiris) , Hes (Isis), Neht-hi
(Nephthys), Her-uer (Aroeris), Her (Horus) etAnupa (Anubis); il décrit
chacun d'eiu dans les principaux traits de sa légende , et il ajoute , à
lappuide cette description , Timage figurée du personnage divin, d'après
les monuments les plus authentiques. Mais ce tableau du Panthéon égyp-
tien, généralement puisé aux plus pures sources de l'archéologie natio-
nale, n étant ici qu'esquissé dans ses éléments principaux, et devant re-
cevoir , dans les deux livres qui restent i publier, des développements
sans doute considérables , nous devons nous abstenir, quant à présent,
des observations auxquelles pourrait donner lieu cette importante partie
du travail de M. Bunsen , sur laquelle nous nous réservons pourtant
de revenir, à cause du haut intérêt des questions mythologiques qu'elle
embrasse , quand nous en aurons exposé la partie proprement historique,
qui se recommande en premier lieu à toute notre attention.
Après avoir ainsi rendu compte des matières qui composent le pre-
mier livre de M. Bunsen, et qui contiennent, comme on a pu le voir,
toutes les notions préliminaires qu'exige l'étude de l'antiquité égyptienne,
en même temps qu'elles indiquent tous les grands résultats de cette
étude, dus aux recherches nouvelles de l'auteur, nous allons faire
connaître l'ensemble de son travail sur la chronologie de l'histoire de
l'Egypte , qui a pour sujet la restitution des listes dès xxx dynasties de
Manéthon, mises en rapport avec les monuments nationaux , et qui est
contenu dans les deuxième et troisième livres du même ouvrage. Nous
nous en occuperons dans un prochain article.
BAOUL-ROCHETTE.
[La suite à un prochain cahier.)
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Table chronologiqae des diplâmes^ chfurtes, titrée et aciee impriaiée, eaneenumt fkis'
ioire de France, par H. de Bréouigny, de l'Acâdéniie firtniniM et de f Acadteiî^
des inscriptions , contimiée par M. Pardessos, wmphn es ïinitiittl( Académie d«i
3%
250 JOURNAL DES SAVANTS.
inscriplions) ; lome V*; Paris, Imprimerie royale, i846, in-folio de iv-683 paget,
Ce volume comprend les notices des diplômes imprimés qui se rapportent aux
années i3iA-i33g. Ces notices sont rédigées moins sommairement que celles des
volumes précédents. Elles contiennent des indications assez développées pour dis-
penser, dans quelques cas , de recourir aux textes , disséminés dans près de neuf
cents ouvrages différents , qu il n est pas facile de se procurer. Le secours offert
aux savants par celte nouvelle disposition sera d*autanl mieux apprécié, que, d'après
les détails contenus dans la préface de M. Pardessus , plus d'an siècle doit s*écouler
avant que TAcadémie des inscriptions puisse s'occuper de publier les textes du
XIII* siècle, en supposant qu'elle entreprenne de donner les aocuments de la troi-
sième race après ceux des deux premières. Qn trouve à la fin du volume cinq
tables : la première contient les noms de personnes ; la seconde, les noms de fiefs ,
de dignités, de famille; la troisième, les noms des monastères, couvents, provinces
ecclésiastiques, ordres religieux, conciles, etc.; la quatrième, les noms des lieux
d'où les cnartes sont datées. A la suite de ces tables est un index bibliographique
des ouvrages cités dans les cinq volumes publiés. Cet index facilitera l'usage du
recueil et servira à rectifier quelques erreurs qui s'étaient glissées dans la désigna-
tion du titre des ouvrages consultés, ou des noms des auteurs. En jetant les yeux
sur cette liste bibliographique qui ne cite pas un seul livre pubUé depuis 1 78g ,
on ne peut s'empêcher de regretter que l'Académie, en continuant l'utile et im-
mense travail de Bréquigny, se soit imposé pour limite cette dernière époque. Un
assez grand nombre de documents du xiii* siècle ont été publiés de nos jours, et
on pouvait s'attendre à les trouver désignés dans la table des diplômes imprimés
concernant rhistoire de France. Les omettre, n'est-ce pas rendre bientôt nécessaire
un supplément considérable, et, en attendant, obliger le lecteur à s'assurer, par des
recherches laborieuses , si une charte non indiquée dans la table comme imprimée ,
est encore aujourd'hui inédite P
Diplômes et chartes de l'époque mérovingienne sur papyrus et sur vélin conservés
aux archives du royaume, publiés sous les auspices des ministres de l'intérieur et
de l'instruction publique par M. Lelronne, garde général des archives du royaume.
Paris, Kœpplein, éditeur, quai Voltaire, i5. Prix : 1 5 francs la livraison. Les a* et
3* livraisons de cette publication contiennent les diplômes suivants : Tabula L Di-
ploma Childeberti I de fundatione ecclesiœ Sancti Vincentii Parisiensis (anno 558).
TabulaXVI.DiplomaDagoberlil quo immunitatem ab omni potestate concedit mo-
nasterio Sancti Dionysii(anno 637). Tab. VII. Diploma Chlodovei II de terra Coli-
raco (anno 64o). Tab. IX. Diploma Chlodovei II, suggerenle Amathilde matrona
emissum (anno 656). Tab. XII. Diploma Chlotarii III quo Simpliciacum , Tauria-
cum et alias villas monaslerio Sancti Dionysii adjudicat (anno 658). Tab. XX bis.
Fragmentum epistolae pro eodem monasterio. Tab. XL VU. Tabula epistolas cujus-
dam imp€)ratoris Constanlinopolitani. Tab. XIV. Charta Chrolildis pro fundatione
monasterii Bogariensis (anno 670). XV. Diploma Childerici H quo Vipplesiacuni
villam monasterio Sancti Dionysii imperlitur (anno 670). XVI. Praeceptum Thco-
derici in de Saocitho et aliis villis (anno 677). XVII. Diploma Theoderici III de
Chramlino, episcopo Ebrodunensi, in synodo publica deposito.XVIH. DiplomaTlieo-
derici III de lite inter Acchildem et Amalgarium super villa Bactitione-Valle (anno
680). XIX. Placitum Theoderici III quo resad usum monasterii per totum regnum
advdiendas ab oinni teloneo eximit (anno 681). XXIV. Placitum Chlodovei III de
Malcha, Chidulfovilla , Ruxsito et oliis villis (anno 6gi ). XXV. Placitum Chlodo-
veiin dé iiteinté*Cbainpnem, Sancti Dionysii abbatem; et Ermenoalduin abbatem
AVRIL 1846. 251
(anno ôoa). XXVI. Placilum Chlodovei III quo monasterium Sancti Dionysii ab
omoi ieioneo eximil (anno 6ga). Placilum Chlodovei III de loco Baddanecurti in
pago Belvacensi (anno GgS). XXIX. Praeceptum Chîldeberti III de Naptiniaco villa
(anno ôgB). XLVIII. Bulla Nicolai papaB I pro monasterio Sancti Dionysii (863).
L'ordre des planches sera indiqué dans le quatrième et dernier cahier, qui paraîtra
avant la fin de Tannée.
Recaeil des lettres missives de Henri IV, publié par M. Berger de Xivrey, membre
de rinstitut de France ( Académie royale des inscriptions et belles -lettres) ; tome III,
i58Q-i5g3; Paris, Imprimerie royale, i846. — Ce troisième volume d'un recueil
qui forme une des parties les plus intéressantes de la collection de documents sur
rhistoire de France publiée par les soins du ministre de Tinstruction publique,
comprend les lettres de Henn IV depuis son avènement au trône (a août i58g)
jusqu'à son abjuration (35 juillet j 5g3) , période qui embrasse les batailles d'Arqués
et d'Ivry, le siège de Paris, le combat d'Aumale, le commencement de la liaison
de Henri, avec Gabrielle d'Estrées, les circonstances qui préparèrent la conversion
du roi. La correspondance de ce prince à cette époque prend une extension nou-
velle. Elle s'adresse aux gentilshommes revêtus des nombreuses charges de la cour
et de l'armée, aux dignitaires du clergé, aux compagnies souveraines, aux corps de
ville, a tous les corps de l'Etat, aux principaux magistrats et officiers dans les dif-
férents services publics , enfin à toutes les puissances avec lesquelles la France était
en relation; aux ministres de ces Etats, aux ambassadeurs que le roi y entrete-
nait. L'éditeur a cru devoir élaguer de ces dernières dépêches les détails de diplo-
matie proprement dite , et se borner à en extraire les notions historiques les plus
importantes. Mais les lettres à M. de Beauvoir, ambassadeur en Angleterre, lui ont
paru devoir faire exception à cause de l'intérêt particulier des relations de Henri IV
avec Elisabeth, entre son avènement et sa conversion. Après avoir mis à leur rang
de date toutes celles de ces lettres qui lui ont semblé de nature à y prendre place,
il a imprimé le reste à la fin du volume , d'après des copies prises a Londres , au
State paper office. Les lettres les plus nombreuses de cette période sont adressées au
duc de Nevers qui fut, de 1 5go à 1 5g 5, le principal lieutenant de Henri IV. Elles
avaient été déjà publiées presque toutes dans les mémoires de Nevers , mab d'une
manière peu correcte et avec des erreurs de date. M. Berger de Xivrey les a trans-
crites sur les originaux conservés à la bibliothèque du (loi. Parmi les lettres à Cori-
sande d'Andouin, comtesse deGramont, et à Gfiu)rielle d'Estrées, un grand nombre
avaient aussi été imprimées, mais sans aucun ordre, et mêlées avec les lettres écrites à
la marquise de Vemeuil. Elles sont reproduites ici et augmentées de quelques lettres
inédiles qui avaient échappé aux premiers éditeurs. Dans les deux premiers volumes
du recueil , M. Berger s'était appliqué à conserver, dans l'orthographe des lettres de
Henri IV, les nombreuses irrégularités qu'on y remarque. Dans le tome III, il a
cessé de s'assujettir à cette excessive fidélité, et il a établi les textes d'après une or-
tliographe à peu près uniforme, basée sur les meilleurs documents du temps, et,
autant que possible, sur l'étymologie. Comme dans les volumes précédents, ces
textes sont précédés d'utiles sommaires historiques, accompagnés de notes sur les
personnages cités dans la correspondance, et suivis d'une table des lettres de
Henri IV écrites entre le 3 août i58g et le a 5 juillet i5û3, qui n'ont pas paru devoir
être imprimées. Le volume est terminé par des listes alphabétiques de noms propres,
qui auront besoin d'être revues et complétées pour l'établissement de la table gé-
nérale à la fin du recueil.
Histoire de Vhôtel de ville de Paris ^ suivie iun essai sur V ancien gouvememmt
3a.
252 JOURNAL DES SAVANTS.
municipal de cette ville, par Le Roux de Lincy, ancien élève pensionnaire de TÉcole
royale des chartes, ouvrage orné de huit planches dessinées et gravées sur acier
par Victor Galliat , architecte. Paris, imprimerie de Crapelet, librairie de Dumoulin
quai des Augustins, i3 ; i846, in-4* de viii-Syg pages. Prix a 5 francs. — A Texcep-
tion de; la Dissertation de Le Roy sar Vorigine de Vhâtel de ville de Paris, insérée,
en 1726, dans le. tome I de l' Histoire de Paris de Félibien, nous n'avions sur ce
sujet spécial aucun ouvrage approfondi. M. Le Roux a compulsé aux archives du
royaume et dans d*autres dépôts publics les débris dispersés des archives de l'ancien
hôtel de ville, et s'en est habilement servi pour composer une histoire de ce monu-
ment et surtout une histoire du gouvernement municipal de Paris. Il nous sulBra
d'indiquer le plan et les divisions de ce travail pour en faire apprécier l'étendue et
rimportance. L'auteur a divisé son ouvrage en deux grandes parties. La première
embrasse le réât des faits ; la seeonde , les pièces justificatives et les éclaircissements.
L'exposition des faits comprend trois livres. Le premier livre est consacré à l'his-
toire détaillée des parioirs aux bourgeois , depuis tes temps les plus recidés jusqu'en
1357, de la maison aux piliers et des bâtiments anciens de Thôtel de^ville, du
quartier et de la flatce de Grève, de l'église Saint- Jean, de f hôpital des Haudriettes,
de l'hôpital du Saint-Esprit, du bureau des pauvres et des granges de l'artillerie
ou arsenal de la v31e. On fat>uve ensuite des détails sur les travaux de l'hôtel de
ville pendant la révolution , le consulat et l'empire, et la description du monument
actuel depuis son agrandissement. Dans le second livre sont exposées l'origine,
rétendue, l'organisation de l'ancien gouvernement municipal de Paris. L'auteur
s'est particulièrement attaché à déterminer avec exactitude les fonctions exercées
Cr les divers oiBciérs du corps de ville. Le recueil des sentences du parioir aux
urgeois, de ia68 à i3ao, lui a fidtconnutre les origines de l'association et con-
frérie de la Marchandise de Veau; le Uvre des Ordonnances royales, commencé sous
Charies VI « en i4i5, continué de règne en règne jusqu'à Louis XTV, et les
registres de l'hôtel de ville depuis la fin du xv* siècle jusqu^à celle du xviii*, lui
ont permis de suivre toutes les modifications que le temps a introduites dans cette
antique institution. Quant k l'origine du gouvernement municipal de Paris, M. de
Lincy adopte lopinion de Lé Roy, qui la fait remonter à la municipalité romaine,
remplacée, avant le xii* siècle, par la confrérie des marchands de l'eau, et qui a
démontré que cette confisécie a donné naissance k la prévôté des marchands. Le
troisième livre contient le récit des faits politiques auxquels ont pris part les officiers
mtmicîpaiix , et des événements remarquables, des cérémonies, des fttes, dont
l'hôld de ville a été le théAtre. L'auteur a ajouté aux circonstances déjà connues
qudques détails nouveaux empruntés aux documents contemporains. L nistoire du
rae jpèlitiqttede la municipalité parisienne, qui commence avec les états généraux
de 10 58, s arrête à la Fronde, époque après laqudle les magistrats ne sont plus
occupés qu'à solenniser par des fêtes splendides les victoires de nos soldats, la
naissance, le mariage, le couronhement des princes. Les appendices, au nombre
de six, dont se compose la seconde partie de Touvrage , sont précédés d'observations
et d'éclaircissements. Oh trouvé dans le premier quatre-vingt-dix-huit pièces justi-
ficatives inédites relatives aux bâtiments de Thôtel de ville*, dans le second, le
Irwrs des sentences du parl&ir aux hoargeois, publié pour la première fois en entier
d'après Je mahuscrit origine conservé aux Archives du royaume. Sur cent soixante-
hmt pièces contemiies éens cet important recueil, seize seulement avaient été im-
primées. On saura gré à Tauteur 4é 1^ avoir fait connaître complètement ; viennent
entoite «ne notice mstoriqne sur les anciennes ardiives de l'ii^ de ville de Paris,
AVRIL 1846. â53
une liste chrODolc^que des oiBciers municipaux: prévÂts des marchands, échevins,
clercs* greffiers , receveurs, procureurs du roi et de la ville, conseillers de ville,
quartiniers, dixainiers, cinquanleniers , maîtres des œuvres. L*auteur y a joint les
noms des maires de Paris, des administrateurs du département, des membres du
conseil général et des députés de Paris aux diverses assemblées nationales depuis
i3oi jusqu'à ce jour. Le cinquième appendice est une table chronologique des
actes manuscrits ou imprimés relatifs i Pancien gouvernement munitipal de Paris ;
le sixième contient une bibliographie de Thistoire de Paris. Une table analytique
termine le volume.
Lettrei inédites des Pettquières, tirées des papiers de famille de madame la du-
chesse Decazes, et publiées par Etienne Gallois; tome III; Paris, imprimerie de
Crapelct, librairie de Leleux; i846, in-8* de xxxii-476 pages. — Nous avons an-
noncé dans notre cahier de février (page 123) la publication des deux premiers vo-
lumes de cette correspondance. Le troisième comprend les lettres du marquis Isaac
de Feuquières, de sa famille et de ses amis pendant deux années seulement, 1676
et 1675. Les événements , les anecdotes, s*y pressent tellement, que rien ne semble
omis , et Ton trouverait difficilement ailleurs une histoire militaire et diplomatique
mieux remplie, de deux années des plus glorieuses du règne du grand roi. M. de
Feuquières, ambassadeur à Stockholm, y est en relation continudle avec un grai(id
nomore de correspondants officiels et particuliers. Parmi les premiers figurent la
plupart des ambassadeurs et agents de la France dans les principales cours de
TEurope, surtout en Allemagne : Tabbé de Gravelle à Mayence, M. de Saint-Ro^
main, en Suisse; M. de Persode de Maizerv, à Francfort; Colbert de Qoissy, à
Londres; Tabbé de Verjus, à Berlin; M. de Carrières, à Liège; M. de Ghassan, à
Dresde; M. Rousseau, k Hanovre; le baron Bidal, à Hambcmrg; M. la Haye, k
Munich; le chevalier deTerlon, à Copenhague. Dans ses lettres adressées au roi,
par Tintermédiaire du ministre, M. de Pomponne, Tambàssadeur adopte parfois,
pour ses comptes rendus, la fbrme du jotirnal, qui laisse à sa plume une allure
plus libre, et lui permet de tout dire; aussi y trouve»i-oh souvent de curieux dé-
tails. Ce qu*il rapporte des sorciers qui agitaient la ville de Stoddiolm en 1676 dut
paraître fort singulier; Louis XTV n apprit sans doute pas sans sourire que, dans la
capitale de la Suède, on faisait veiller dix mflle hommes chaque nuit, parce que
des enfants ensorcela avaient prédit que la flotte, le palais du roi et toute la viUe
seraient incetidiés avant peu. Les lettres privées de M. de Feuquières, de siss fib,
de madame de Pomponne, et des abbés Ârnauld et de Feuquièrês, édairent la cor-
respondance politique et y ajoutent beaucoup d*intér6t. Nous rendrons compte du
quatrième et dernier volume de ce recueil, doÀt on annonce la prochaine publi-
cation.
Monographie de l'église Notre-Dame es Noron, par M. L. Vitet, membre de Flns-
titut. Plans , coupes , élévations et détails par Daniel Ramée. Paris, Imprimerie royale,
in-4* de 266 pages avec atlas in-fidio. *- Le texte, rédigé par M. l^let pour
cette description de Tandenne cathédrale dé No^on, ae divise en deux paHieft. Daôs
la première, intitulée Essai nrchéoloqiqae, fauteur s'attache & déterminer Tépoqùe
à laquelle cette église a été élevée ; il étabKt, diaprés des considérations historiques
et archéologiques, qu*on ne peut faire remonter la construction de Tédifioe a^^odau
delà des dernières années du xiii* ou des premières années du stt* siède. A cette
occasion , il cherche à démontrer que les monuments du moyen Ige, et particuliè-
rement ceux de Tépoque k ogive , se prêtent à une cImificatio& méthodiqtte fondée
sur des lois constantes; il se livre à une étude pttlieiiKèHi dtt style de transiticm
254 JOURNAL DES SAVANTS.
auquel Fé^ise de Noyon lui semble appartenir; il trace les limites de Tépoque de
transition, ses subdivisions chronologiques ; puis, se plaçant à un point de vue plus
général, û indique dans quel sens devraient être dirigées les recherches de ceux
qui veulent connaître la véritable signification historique de la révolution architec-
turale que cette époque a vue s*accomplir. L'examen détaillé de la cathédrale de
Noypn se trouve dans la seconde partie consacrée à la Description des planches.
Études sur Pascal, par Tabbé Flottes, vicaire géqéral de Montpellier, professeur
à la faculté des lettres. Montpellier, imprimerie de Boehm , librairie de Séguin , à
Paris, chez Vaton, i846, in-8' de viii-ao4 pages. — L'auteur de cet écrit a entre-
Eris de défendre Pascal contre les écrivains qui, selon lui, ont accusé ce grand
omme de scepticisme philosophique et d'aveuglement dans sa foi. Il cherche à
éclaircir, par la discussion des textes, la conduite de Pascal à Tégard du père Saint-
Ange, son influence sur mademoiselle de Roannez, la décision au sujet du mariage
de sa nièce Jacqueline, l'amulette, l'abime imaginaire. Il a choisi , parmi les Frag^
mrnitf, un certain nombre de passages, dans le but de prouver que la doctrine qQ*ik
contiennent est conforme à celle que les amis et les contemporains de Pascal lui ont
attribuée et qu'il avait professée lui-même dans des ouvrages publiés de son vivant.
M. Tabbé Flottes insiste sur ce que, pour juger sainement ï Apologie, il faut éviter
de prêter à Pascal les sentiments qu'il rémte ou qu'il accepte provisoirement pour
combattre ses adversaires en leur opposant leurs propres opinions. Ce travail est
divisé en cinq parties : étude de l'esprit et de la foi de Pascal dans sa vie; étude de
l'esprit et de la foi de Pasciàl dans ses écrits ; étude de sa philosophie dans les Pen-
sées; doctrine philosophique consignée dans les Pensées sur la puissance et le^
limite» de nos facultés intellectuelles , appliquées à la connaissance de Dieu , de
)'âme et du sens moral ; étude du christianisme de Pascal dans les Pensées.
Essai 9ur l'histoire de la Franche-Comté, par M. Edouard Qerc, conseiller à la
cour royale de Besançon; tome II ( 1807-1467) ; Besançon , imprimerie et librairie
de Bintot; Paris, librairie de Dumoulin, 18Â6, in-S"* de viii-55i pages. — Cet
ouvrace, dont le tome I** a paru en i84o, se poursuit avec un grand soin et conti-
nue d oŒrir un récit intéressant des principaux faits de l'histoire de la FranchcT
Comté. C'est un travail sérieux, qui parait être le fruit d'un examen patient
des documents contemporains. Dans la période de cent soixante ans qu'embrasse le
second volume , l'auteur s'attache principalement à faire ressortir les progrès di|
tiers-état en Franche-Comté; la résistance de la féodalité, son déclin et sa ruine;
la puissance croissante des ducs de Bourgogne; les fortunes diverses de la maisoi^
de Châlons. Il donne aussi une grande place à l'histoire particulière de la ville de
Besançon et de sa commune. Nous nous proposons de revenir prochainement sur
cette publication.
Bistoire ei géographie de Madagascar, depuis la découverte de Vile, en 1506, jus-
qu'au récit des derniers événements de Tamatave, par M. Macé Descartes, membre
titulaire de la Société orientale de Paris; ouvrage -écrit d'après les publications les
plus récentes , et accompagné d'une carte nouvelle de Madagascar et de ses dé-
pendances. Imprimerie de Crété, à Corbeil, librairie de P. Bertrand , à Paris , 18A6,
in-8* de v-A5a pages. — Ce livre résume ^t complète les ouvrages les plus impor-
tants qui ont paru récemment sur Madagascar, entre autres le Précis historique sur
les établissements fi-ançais de cette île, publié par le ministre de la marine, en
i836; les observations nautiques et géographiques de M. le capitaine Jehenne,
commandant de la Prévoyante (i84i); enfin les Documents recueillis par M. Guil-
jàin, commandant de la Dordogne, ouvrage annoncé dans le dernier cahier de ç^
AVRIL 1846. 255
journal (p. 187). M. Macé Descartes a fait aussi usage du travail de William Ellis
sur les tentatives infructueuses faites à Madagascar par les missionnaires de Londres.
L'ouvrage est divisé en deux livres, dont le premier traite de Thistoire politique
de rile, le second, de ses divisions géographiques, de son climat, de ses produc-
tions, de ses ressources. Le but de Fauteur est de démontrer les avantages qu au-
rait pour la France une nouvelle prise de possession de Madagascar, que Louis XFV
avait réunie au domaine de la couronne par un édit de 1686.
Exploration scientifique de V Algérie, pendant les années i84o, i84i, i84a, pu^
bliée par ordre du Gouvernement et avec le concours d'une commission acadé-
mique. Sciences hbtoriques et géographiques. Tomes VIII et IX. Paris, Imprimerie
royale, et aux librairies de Victor Masson, Langlois et Leclercq; 2 vol. in-8* de
V111-A81 et xxviii-396 pages, avec une carte de Tempire de Maroc. -7- Le tome VIII
comprend une Description géographique de Vempire de Maroc, par M. EmiUen Renou,
membre de la commission scientifique d'Algérie, suivie d'itinéraires et renseigne-
ments sur le pays de Sous et autres parties méridionales du Maroc, recueillis par
M. Adrien Berbrugger. L'ouvrage qui forme le tome IX a pour titre : Voyages aans
le sud de l'Algérie et des Etats harbaresques de l'ouest et de l'est, par El-'Aîachi et
Moula- Ali'med , traduits sur deux manuscrits arabes de la bibliothèque d'Alger,
par M. Adrien Berbrugger, membre de la conmiission scientifique d'Algérie, con-
servateur de la bibliothèque et du musée d'Alger, suivis d'itinéraires et renseigne-
ments fournis par Sid-Ahmed-Oulid-Bou-Mezrag, et du Voyage par terre de TAsa à
Tunis, par M. Fabre.
Œuvres complètes de Flavius Joseph (lisez Josèphe) , contenant sa vie , écrite par lui-
même; les antiquités judaïques ; la guerre des Juifs contre les Romains; le martyre
des Machabées ; sa réponse a Apion , et la relation de l'ambassade de Philon vers Gains
Galigula; d'après la traduction d'Arnauld d*Andil1y, revue, corrigée et accompa-
gnée de notes, par MM. Quatremère, membre de l'Institut, et l'abbé Glaire; pre-
mière livraison. Paris, imprimerie de Lacrampe, librairie de Maurice, rue du Pot-
de-fer-Saint-Sulpice , 13 ; in- 4* de ho pages. L'ouvrage aura 3 volumes publiés en
ào ou 45 livraisons.
Harmonies de l'intelligence humaine, par Edouard Alletz; Paris, imprimerie de
J.-B. Gros, librairie de Parent-Desbarres , i846; 2 vol. in-8* de xix-367 et 4o6
lages. — La philosophie distingue, dans l'âme de l'homme, la sensibilité, la raison,
a volonté. M. Alletz, par la recherche de leurs rapports, de leurs harmonies, s'ef-
force de les ramener à l'unité. Telle est l'idée fondamentale d'un livre où sont tou-
chées , conmie dans les précédentes productions de l'auteur, avec gravité et agré-
ment, un grand nombre de questions de métaphysique, de morale, et même de
littérature.
Histoire des révolutions de la philosophie en France pendant le moyen âge jusqu'au
XVI* siècle, précédée d'une introduction sur la philosophie de l'antiquité et celle
des premiers temps du christianisme , par le duc de Caraman , tome I ; Paris , im-
primerie de Hennuyer et Turpin, librairie de Ladrange, i845; un vol. in-8* de
XVI-4G3 pages. — L'histoire que nous annonçons, un peu tardivement, était éparse
dans un assez grand nombre d'ouvrages spéciaux, doù l'auteur a eu l'heureuse
idée de la tirer d'abord pour sa propre instruction , ensuite pour celle des jeunes
gens et des gens du monde, auxquels profiteront ses graves et consciencieuses
études. A ce but, qu'il s'est particulièrement nroposé, répondent les mérites de aon
livre, exposition claire et facile d*époque8 et de doctrines obscures et peu connues.
c
256 JOURNAL DES SAVANTS.
Lé premier volume conduit les lecteurs jusqu'au xii* siècle, qui fournira la matière
du second. Dans un troisième volume se complétera la sujet annoncé par le titre.
ALLEMAGNE.
Geschichte der Chalifen JUicK handschrifilichen grôsstentheiU noch anhenâtzten Quel-
len, etc. (Histoire des califes, d*après des sources manuscrites de la plupart desquelles
on ne s*est pas encore servi), par le docteur Gustave Weil, professeur de langues orien-
tales et bibliothécaire à l'université de Heidelberg; Mannheim, grand in-8*,tomeI*
6i4 pages. — L*auteur, déjà connu dans le monde savant par la Fie cb Mahomet
et une Introiaction au Coran ^ était préparé k une publication aussi importante par
un long séjour en Orient Non content de mettre à contribution les matériaux suc*
cessivement publiés par les savants français et étrangers, il a recouru À de nou-
veUes sources qui lui ont été fournies par les biUiothèques de Paris , de Berlin et
de Gotba. Après avoir examiné les manuscrits de ces bibliothèques , il a consigné
dans le texte de son ouvrage les résultats de ses recherches, et , dans les notes, il
a rendu compte des motifs qui l'avaient guidé dans son choix. Ce premier volunae
commence à la mort de Mahomet et se prdonge jusqu è la chute des califes cm*
miades, vers le milieu du vni* siècle; il comprend Inistoire de l'Espagne, depuis
la première invasion musulmane jusqu'à la naissance d'une dynastie ommiade à
Gordoue. La seconde moitié de ce volume est surtout riche en faits nouveaux pui-
sés dans les trois volumes du texte arabe de la Chronique de Thahary, que possède
la bibliothèque de Beriin. M. Weil a montré, par une foule d'exemples, que les
traductions persanes et turques de cette chronique, dont se sont servis jusqu'à,
présent les écrivains orientaux modernes eux-mêmes, ne méritent pas beaucoup de
confiance. Les traducteurs n'ont pas seulement retranché une foule de détails in-
téressants ; ils ont altéré certains fiedts dans un esprit politique ou religieux. Les
deux volumes suivants seront consacrés à l'histoire des califes abbasskles, y
compris les dynasties qui, à la même époque, se partagèrent l'empire musulman.
L'ouvrage de M. Weil remplit une importante lacune aans l'histoire des peuples.
On ne possédait pas jusqu'ici un tableau suivi et complet de la nation musulmane;
dans celui-ci on trouve le résumé de ce qui a été dit de plus plausible par les écri-
vains indicèues, contrôlé par ce que nous ont laissé les écrivains byzantins et occi-
dentaux. Souvent le récit des indigènes est traduit mot à mot; mais toujours il est
ramené au point de vue européen. La chronologie des ùdïs est traitée avec beau-
coup de soin.
TAJBLE.
Revue des éditions de THisloirede l'Académie des sciences par Fonteneile ( l*' ar-
ticle de M. Flourens) Page 103
Nouveaux docomentsinéditssor Antonio Perez et Philippe II (2* article deM.Mignet). 201
Sbr les modifications qui s^opèrent dans le sens ae la polarisation des rayons
lumineux, iorsqulls sont transmis à travers des milieux solides ou liquides,
sonmis à des influences magnétiques très-puissantes (3* article de M. mot). . 214
1. Place de FÉgypte dans lliistoire du monde, par Cfal C. J. Bonsen; 2. Qioiz
des documents les plus importants de Fantiqnitè égyptienne, par le D^ R. Lep-
sins (2* artidede M. Raonl-Rodiette ) 233
Nouvelles lîlténires f - • 240
Fm DB U TàlU.
JOURNAL
DES SAVANTS.
MAI 1846.
Ubgeschichte und Mythologie der Philistaer, Histoire ancienne
et Mythologie des Philistins , ^div M. Hitzig. Leipzig, 1 845, in-8®.
PREMIER ARTICLE.
AU midi de la Palestine , vers les frontières de l'Egypte , habitait un
peuple qui occupait un territoire de peu d'étendue, qui, par conséquent
ne pouvait présenter une population très-nombreuse, mais qui se dis-
tinguait par un caractère éminemment belliqueux et indomptable. Les
Philistins, car c'est d'eux que je veux parier, semblent avoir, dès la
plus haute antiquité, montré, à un point extrême , ces inclinations guer-
rières. Et, dans le temps où les Israélites habitaient l'Egypte, la terreur
des armes des Philistins était si grande, que Moïse, par Tordre de Dieu,
voulant conduire ses compatriotes dans la terre promise , ne crut pas
devoir leur faire prendre la route directe et par conséquent la plus
courte ^ dans la crainte que les luttes qu'ils auraient à soutenir contre
les Philistins ne rebutassent leur courage et ne les engageassent à re-
brousser chemin vers l'Egypte. Ce fut donc pour éviter une pareille
résistance que les Hébreux se virent contraints à faire un immense cir-
cuit dans le désert de l'Arabie, afin de pénétrer dans la Palestine, en
traversant le Jourdain. Les Philbtins ne démentirent jamais la réputa-
tion d'intrépidité qu'ils avaient acquise de temps immémorial. Lorsque
les Israélites furent établis dans la terre de Chanaan , le pays occupé
* Exod. ch. xiii, V. 17.
33
258 JOURNAL DES SAVANTS.
par les Philistins avait été compris dans leurs possessions. Mais ils ne
purent jamais vaincre la résistance obstinée de ces guerriers redoutables,
et ils furent obligés de les laisser constamment subsister à côté d'eux.
Les Philistins, non contents de se tenir sur la défensive, se livrèrent
envers les Juifs à des hostilités presque continuelles, les harcelant sans
relâche, les réduisant souvent à une servitude humiliante et aux plus
dures extrémités.
Le plus belliqueux des rois juifs, David lui-même, quoiqu'il eût,
à plusieurs reprises, humilié par ses victoires l'orgueil de ces rivaux
indomptables et leur eût fait éprouver de cruelles dé&ites, ne put
triompher complètement dé leur obstination belliqueuse, et se vit
contraint, quoique bien à regret sans doute, de souQHr, à si peu de
distance de sa capitale, une population inquiète et redoutable, qui,
constamment disposée à prendre les armes , ne pouvait manquer d'être
pour les Juifs un fléau toujours subsistant. Même en temps de paix ,
les Philistins faisaient à leurs voisins un mal irréparable; car, parleurs
conseils et leurs exemples , ils les entraînaient dans toutes les supersti-
tions de l'idolâtrie ^ Après le retour de la captivité, lorsque les haines
qui divisaient les deux peuples étaient devenues moins vives, les Juifs
s'allièrent par des mariages avec les Philistins ^ : et le langage de ces
derniers était presque le seid que parlassent les enfants nés de ces unions.
Ce n'était pas seulement contre les Juifs que les Philistins déployèrent
un courage indomptable; car, au rapport d'Hérodote', Azote, l'une de
leurs principales villes, soutint contre Psammétichus, roi d'Egypte, un
siège de vingt-neuf ans, le plus long dont l'histoire ait conservé le sou-
venir. Sous les successeurs d'Alexandre, le pays des Philistins se trouva
réuni à TÉgypte; sous la domination de Ptolémée, ces hommes fa-
rouches, amollis par le contact de la civilisation grecque, perdirent
sans doute peu à peu leurs inclinations féroces, et, par suite , sentirent
diminuer le courage guerrier qui les avait jadis rendus si redoutables;
car, sous le règne des princes Asmonéens, ainsi que sous celui d'Hérode ,
nous voyons les villes qui composaient le domaine des Philistins sub-
juguées avec une facilité extrême; et la principale de ces places, celle
de Gaza, est nommée par Joseph une ville grecque^.
Quant aux forces vraiment prodigieuses que les Philistins déployè-
rent en plusieurs circonstances, il n'y a rien qui puisse surprendre.
D'abord, ce peuple, établi dans une région fertile, avait dû se multi-
' ba!e, ch. ii, v. 6. — * Néhémie, ch. xin, v. aS. — ' Histor. lib. II, cap. clvii
— * AMiqaitjudaic. lib. XVI, cap. n, p. 86a.
MAI 18â6. 259
plier d une manière remarquable. En second lieu , il est difficile de
croire que; les armées des Pliilistins se composassent uniquement d'ha-
bitants du pays. Au moment dune expédition guerrière, les Philistins,
sans doute, faisaient un appel aux peuples voisins, qui, comme eux,
voyaient d'un œil jaloux la pro^érité des Juifs. Et les troupes des
Philistins se grossissaient d'une foule d'aventuriers, qu'attirait sous le
drapeau la soif du sang, l'amour du pillage.
L'existence d'un pareil peuple a dû piquer la curiosité des historiens ,
des géographes. On s'est demandé si ces Philistins avaient toujours oc-
cupé le pays où Thistoire nous indique leur établissement , et à quelle
race d'hommes ils appartenaient; aussi, parmi les érudits qui ont fait
du texte des livres saints, des antiquités et de la géographie biblique,
l'objet de leurs doctes investigations, il en est peu qui n'aient au moins
consacré quelques mots à ce sujet intéressant. Au nombre de ceux par
qui cette question a été traitée avec le plus d'érudition et de critique ,
il faut placer Bochart, Reland, D. Calmet, Michaëlis, M. Movers.
M. Hitzig vient tout récemment, et dans un ouvrage spécial , de présenter
cette matière sous une face toute nouvelle, et il a entrepris d'offrir à ses
lecteurs une monographie complète, dans laquelle il a discuté à fond
tout ce qui a trait à l'histoire et à la religion des Philistins. Ce livre, écrit
en allemand, et qui forme un volume in-8**de 817 pages, se compose
de trois livres. Le premier traite de l'origine des Philistins , de lei^
langue ; le second , de la géographie de la contrée occupée par les Phi-
listins et de leur établissement dans la Palestine; le trobième , des
divinités qui étaient adorées chez ce peuple.
Les sources dans lesquelles on peut puiser les détails relatifs à f ori-
gine des Philistins ne sont pas en grand nombre, et se réduisent à
quelques détails dispersés dans les livres de la Bible. Il faut donc une
grande sagacité, non pas pour réunir ces renseignements isolés, mais
pour les coordonner ensemble et en feire sortir une relation historique
qui offre tous les caractères de la vraisemblance.
Les Philistins , avant de venir occuper le midi de la Palestine , avaient
habité un autre pays qui était leur berceau , celui de leurs ancêtres; mais
dans quelle partie du monde était situé ce pays, siège de leur habitation
primitive? A quelle race d'hommes se rattachaient ces farouches et re-
doutables Philistins? Voilà la question qu'il s'agit de résoudre, et qui
présente, il faut le dire, d'assez grandes di£Bcultés. Suivant le récit de
Moïse \ Misraîm, fils de Kham, fut père des Loudis, des Anamis, des
* Genèse, ch. x, ▼. i3 et fuiv.
33.
260 JOURNAL DES SAVANTS.
Lehabis, des Naftouhis, des Fatbrusis, des Kasiouhis, du milieu des-
quels sortirent les Philistins, et des Kaphtoris.
V : • \ : " V : • t : v : • T-: v : • v - t • - : •
onfiDD n{«i DTHî^^sn a^ ^ait^ 'wa d^h^dd ni<i D>D-inD
: - V : • : • : - t • : t v — . • \ : - v : • \ : -
Ailleurs ^ le même écrivain s exprime en ces termes iwLes Avvéens,
qui habitaient dans des bourgs jusqu'à la ville de Gaza, furent exter-
minés par les Kaphtoris, qui sortaient de Kaphtor et qui s'établirent à
leur place. » On lit dans le prophète Jérémie^ : «Dieu ruinera les Phi-
listins, ces restes de l'île de Kaphtor, » nni<îî; D>ril!^^D D^ mh? ll)Û
llhpD "^J^f. Dieu dit par la bouche du prophète Amos* : aN'ai-je pas
fait sortir les Israélites de l'Egypte, et les Philistins de Kaphtor. » L'au-
teur des Paralipomènes* répète les détails que nous avons transcrits,
d'après le livre de la Genèse.
Maintenant, quelle était l'île de Kaphtor? Quel était le peuple ap-
pelé Kashahis ? Il est visible que ce pays et ce peuple se trouvaient
.dans le voisinage l'un de l'autre , puisque les écrivains sacrés ont pu
attester, sans se contredire et d'une manière indifférente, que les
Philistins étaient sortis primitivement ou de Kaphtor ou de la con-
trée des Kasiouhis. Dans quelle partie du globe faut-il chercher ces
deux pays? Bochart, s'appuyant sur l'autorité de Joseph, a supposé
que Kaphtor représentait la Cappadoce, et que les Kasiouhis n'étaient
autres que les habitants de la Colchide, qui, au rapport d'Hérodote,
étaient une colonie d'Égyptiens. M. Lenormand a adopté l'opinion de
Bochart, mais cette explication paraît peu vraisemblable. D'abord, le
mot hébreu '^î<, que Ion traduit ordinairement par île, s'il n'a pas
toujours cette signification restreinte, désigne, au moins, un lieu situé
sur le rivage de la mer. Or ce caractère ne saurait convenir à la Cappa-
doce, qui était une province toute méditerranée. En second lieu, si l'on
admet (ce qui, malgré l'autorité d'Hérodote, me paraît extrêmement
douteux) que les habitants de la Colchide étaient réellement une colo-
nie d'Égyptiens, l'établissement de cette colonie n'aurait remonté qu'au
temps des expéditions de Sésostris, et aurait été, par conséquent, pos-
térieure à l'époque où écrivait Moïse. D. Calmct, dans une première
dissertation , exprime une autre hypothèse , savoir ; que l'île de Kaph-
tor représentait l'île de Chypre. Cette opinion lut développée et confir-
' Deateronom, ch. ii . v. aS. — ' Ch. xlvii , v. 4. — * Ch. ix, v. 7. — * Lib. I,
ch. I, V. 12.
MAI 1846. 261
mée par Michaèlis^ qui s'appuya principalement sur une médaille phé-
nicienne expliquée par Swinton, et oii ce savant avait cru lire le mot
Kaphtor TIDDD comme s'appliquant à Tîle de Chypre. Cette combinai-
son, au premier coup d'oeil, paraissait fort heureuse. La position de Tile
de Chypre, si voisine des côtes de la Palestine, semblait avoir dû être
le berceau des colons qui s'étaient établis sur le littoral de la Palestine.
Le nom même de Chypre offrait une analogie frappante avec celui de
Tir)pD, mais une raison décisive milite contre celte assertion. Moïse^,
passant en revue les descendants de Japhet, dit que Javan engendra
entre autres enfants Kittim D'^P?. Or le mot D'^P)?, qui signifie propre-
ment les habitants de la ville de Citium, désigne, par extension, dans le
langage de rÉcriture, la totalité des habitants de l'île de Chypre et cette
île elle-même. 11 est donc impossible de croire que Moïse ait fait ici une
double mention du même pays, et que, l'indiquant sous deux noms bien
différents, il ait attribué aux habitants de cette contrée deux origines
dont l'une exclut nécessairement l'autre. L'argument tiré de la médaille
phénicienne expliquée par Swinton ne saturait avoir aucune autorité;
car la légende, mal interprétée par l'antiquaire anglais, ne paraît nul-
lement devoir s'appliquer à l'île de Chypre.
Dom Calmet, dans une seconde dissertation, changea complètement
d'avis, et soutint que le mot Kaphtor avait dû désigner l'île de Crète.
Cette opinion, adoptée par Gesenius ' , a été reproduite, avec de nou-
veaux détails et quelques modifications, par M. Hitzig. Le principal
motif qui ait guidé ces savants et leur ait fait admettre cette hypothèse
ingénieuse, est l'existence d'un peuple appelé, en hébreu, Kréti, qui
habitait les côtes de la mer Méditerranée, au sud de la Palestine, et
que l'on confond ordinairement avec les Philistins. Je vais revenir sur
cette assertion.
M. Hitzig, pour faire disparaître cette sorte de contradiction qui se
trouve dans les récits des écrivains de la Bible, dont les ims assurent
que les Philistins étaient sortis de Kaphtor et d'autres qu'ils venaient
du pays des Kaslouhis, a recours à une hypothèse ingénieuse. Il suppose
que ce dernier nom désignait un canton de TÉgypte inférieure; que
des Pélasges, partis de l'île de Crète, étaient venus, à une époque
an té-historique , s'établir dans la basse Egypte; que de là, par suite de
circonstances dont l'histoire n'a pas gardé le souvenir, ils s'étaient fixés
dans la partie méridionale de la Palestine. Pour rendre raison de la
* Spicilegium geoqraphiœ exterm, p. 276 et suîv. — * Genèse, cL x, y. 4.
^ Lexicon lingum hebraœ, p. 5oo.
262 JOURNAL DES SAVANTS.
faiblesse primitive des Philistins, et de la position redoutable que nous
les voyons prendre à f époque où les Israélites étaient établis dans la
terre de Chanaan, M. Hitzig conjecture que deux émigrations, parties
directement de Tile de Crète, vinrent successivement fixer leur de-
meure au nord du pays occupé par les Philistins, et que cette circons-
tance, en expliquant Taccroissement de forces que ces derniers sem-
blaient avoir acquises depuis leur premier établissement, rend une
raison suflisante du nom de Kréti, "^riO, appliqué, dans la Bible, à ce
même peuple. Enfin, M. Hitzig, pour achever de démontrer Torigine
pélasgique des PhilbtinSt essaye de prouver que leur langue était iden-
tique avec le sanscrit, et c'est à ce dernier idiome qu'il emprunte Té-
tymologie des noms propres que la Bible donne à des personnages et
à des villes de la contrée occupée par ce peuple.
Ce système, à coup sûr, est ingénieux, bien lié dans toutes ses par-
ties, et appuyé sur une vaste érudition; mais est- il également solide?
«Poserais ne pas le croire. D'abord , l'existence d'un pays appelé Kas-
louh, qui devait faire partie de l'Egypte inférieure, ne se trouve indi-
quée nulle part. En second lieu, l'arrivée d'une colonie pélasgique,
qui vint s'établir en Egypte, parait peu naturelle, quand on réfléchit
au caractère peu hospitalier des Égyptiens et à la haine que , dans ces
temps reculés, ils témoignaient pour les étrangers. En troisième lieu,
le mot Kréti, "^Ol?» employé pour désigner un peuple particulier,
semble remonter à une époque bien moins ancienne que ne le sup-
pose M. Hitzig. Ce nom ne se trouve ni dans le Pentateuque , ni dans
le livre de Josué, ni dans celui des Juges. Il est donc probable que,
jusqu'à répoque de l'établissement de la royauté chez les Juifs, le mot
Kréti n existait pas encore, ou que, du moins , le peuple, qui le portait
n'était pas encore établi dans les parages où on le trouve postérieu-
rement. Le premier endroit où cette dénomination se rencontre est
un passage du i* livre de SamueP. David, ayant appris qu'un parti
d'Amalécites avait pillé la ville de Siceleg , se mit à la poursuite de ces
brigands. H rencontra, sur sa route, im homme à demi- mort, qu'ils
avaient laissé derrière eux. Cet homme étant revenu à lui , dit à David :
a Nous avons fait une incursion au midi des Kréti et sur le territoire
de la tribu de Juda.i» Nous voyons, par plusieurs passages des livres
de Samuel, que David avait choisi, pour composer sa garde, un corps
de Kréti et de Pléii. Dieu dit, par la bouche du prophète ÉzéchieP :
« Voilà que j'étendrai ma main sur les Philistins; que j'exterminerai les
* Ch. XXX, V. lâ. — • Oi. XXV, V. 16.
MAI 1846. 263
Kréti; que je ferai périr le reste des habitants du rivage de la mer. )i
Nous lisons, dans le prophète Sophonie^: a Malheur aux habitants du
rivage de la mer, à la nation des Kréti; la parole de Dieu s*est fait
entendre contre vous, ô Chananëens, ô terre de Philistins; je fanéan-
tirai, en sorte que tu resteras sans habitants.»
Dans tous ces passages, si je ne me trompe, il est impossible d'ad-
mettre l'identité des Kréti avec les Philistins. Puisque les deux noms
se trouvent indiqués successivement et dans le même verset, on doit
conclure de là qu'ils s'appliquent à deux peuples distincts. D'un autre
côté, il est difficile de supposer que David ait admis auprès de sa per-
sonne , pour composer sa garde , un corps de Philistins. On sait com-
bien ce peuple était ennemi des Hébreux; et David, durant tout son
règne, eut constamment les armes à la main pour réprimer, sans
pouvoir les dompter, ces voisins turbulents et intraitables. Mais, dit
M. Hitzig, les Philistins ne se montrèrent pas toujours au même degré
les ennemis implacables des Juifs. David, poursuivi par Saûl, trouva
auprès d'Âchis, roi de Gath, un accueil bienveillant. Mais je répondrai
que cette hospitalité accordée à David par le roi philistin fut moins un
acte de sympathie qu'un trait de politique. Achis, voyant dans David
un prétendant au trône d'Israël , sachant quelles persécutions ce prince
avait éprouvées de lu part de Saûl, pensait bien que David nourrissait
contre ce monarque une haine vive et profonde. Il espérait donc, en
s'attachant par ses bienfaits un honune tel que David , se procurer un
auxiliaire puissant qui , par son courage et par le nombre de partisans
qu'il comptait dans le royaume d'Israël, pourrait paralyser les forces
de Saûl et exciter une révolution favorable aux projets ambitieux des
Philistins. Aussi nous voyons qu' Achis ne tarda pas à solliciter David
de se préparer à la guerre et de l'accompagner dans l'expédition qu'il
préparait contre les Juifs.
M. Hitzig , pom* expliquer comment David put choisir des Philistins
pour composer sa garde, allègue que les rois ont souvent, admis de
préférence des étrangers pour remplir ce poste de confiance. U aurait
pu ajouter à son énumération la garde scythe d'Athènes et les varanges
des empereurs de Gonstantinopie. Mais ces exemples, suivant moi » ne
prouvent rien. David n'aurait pu, sans une haute imprudence , confier
la garde de sa personne à des hommes choisis parmi ces Philistins qui
étaient ses ennemis acharnés , avec lesquels il était obligé de soutenir
des luttes presque journalières. Il eût été à craindre que ces hommes,
»Ch. ii,v. 5.
264 JOURNAL DES SAVANTS.
égarés par Tamour de leur pays ou séduits par l*appât de lor, ne fussent
tiêhtés de rendre à leurs compatriotes un service signalé, en les déli*
vrant d*un prince qui était, à coup sûr, leur plus terrible adversaire.
Il me parait probable que les Kréti habitaient au midi de la contrée
des Philistins, sur le rivage de la mer Méditerranée, du côté qui re-
garde les frontières de TÉgypte. Et un passage d*Hérodote vient par-
faitement à f appui de mon opinion. Au rapport de l'historien grec^,
«Depuis la Phénicie jusqu'aux environs de la ville de Kadytis, la con-
trée est habitée par les Syriens appelés Palestiniens. Depuis Kadytis
jusqu'à la ville de lenusos, les marchés appartiennent aux Arabes;
ensuite, et jusqu'au lac Serbonis, habitent des Syriens.» Ce passage
curieux démontre qu'au midi de la contrée des Philistins il existait une
côte assez considérable, occupée par les Arabes. Or, comme les pas-
sages de la Bible nous montrent les Kréti établis dans ces mêmes pa-
rages, je crois qu'ils constituaient une tribu arabe que l'appât du gain
avait fixée sur le rivage de la mer Méditerranée, et qu'ils n'avaient rien
de commun, ni avec les Philistins» ni avec les Cretois.
Quant à l'opinion émise par Michaèlis , et adoptée par feu M. Gese-
nius, que les Kréti et les Pléti, qui se trouvaient auprès de la personne
de David, étaient simplement des boarreaax et des coarears, cette opi-
nion a été, avec toute raison, rejetée par M. Hitzig. Nous ne voyons
pas qu'il existât, chez les Juifs, d*hommes spéciaux, chargés de remplir
les tristes fonctions de bourreau. Une exécution capitale, ainsi qu'on
le voit par Thistoirc de Gédéon, par celle de Salomon, etc., était sou-
vent confiée au zèle et au dévouement d'un personnage distingué par
son rang. D'ailleurs le verbe fl^D , dont on voudrait faire dériver le
mot "^ri^lD , ne signifie nulle part mettre un homme à mort. Quant au mot
^fl /p , auquel on a voulu donner le sens de coureur, il ne saurait ad-
mettre cette explication. Le verbe arabe oJi , dont on prétend faire
dériver ce nom, ne signifie pas courir, mais s'échapper, ce qui est bien
différent. Il est plus probable que les Pléti , parmi lesquels David avait
été chercher des gardes du corps, composaient une tribu arabe qui
habitait sans doute dans le voisinage des Kréti.
M. Movers, dans son ouvrage sur les Phéniciens ^, a émis, relati-
vement à Torigine et à rétablissement des Philistins , une opinion
différente de celles que je viens de passer en revue. Dans Thypothèse
de ce savant, les Philistins (car c'est là leur ancien nom, celui de
Kréti ne leur ayant été donné qu'à une époque plus récente) consti-
* Historia, lib. Ilf , cap. v. — • Die Phônizier, t. I, p. 3 et 4.
MAI 1846. 265
tuaient un peuple de guerriers indépendants , qui , suivant le témoignage
de Justin ^, s'étaient rendus redoutables aux Sidoniens ; qui eurent des
guerres à soutenir contre les Lydiens^, dont les Cariens tiraient leur
origine '; Tîle de Kaphtor, suivant M. Movers, ne peut répondre à celle
de Crète*. Il n ose décider si elle représente Tile de Cythère ou celle /
de Chypre. Ce furent les Philistins qui, sous le nom de Hycsos*, firent
une invasion dans la basse Egypte, et subjuguèrent cette contrée. G esr,
suivant lui, à leur existence dans ce pays qu*il faut rapporter la tradi-
tion égyptienne, mentionnée dans f histoire d'Hérodote, et d'après la-
quelle un berger nommé Philitis aurait été le fondateur des pyramides.
Les Philistins, chassés de l'Egypte , se réfugièrent dans l'île de Kaphto;*^
(la Crète), d'où, expulsés par les colonies grecques, ils retournèrent
en Palestine. Une autre partie fit voile vers l'Afrique.
Ce système , sur lequel j'aurai occasion d'exprimer plus tard mon
sentiment, parait bien lié dans toutes ses parties. Toutefois je ne sau-
rais adopter qu'un seul point, je veux dire l'identité des Philistins avec
les Hycsos, les pasteurs conquérants de l'Egypte. Quant à rétablisse-
ment de ce peuple dans l'ile de Crète ou dans celle de Chypre, et à leur
retour dans la Palestine , cette assertion , à laquelle j'ai répondu précé-
demment, ne repose sur aucun fait historique, et n'est appuyée que
sur des conjectures.
S'il m'est permis, à mon tour, d'émettre, sur un sujet si difficile, et
qui échappe aux investigations de l'histoire, une hypothèse tant soit
peu probable, je crois que les Philistins étaient originaires de l'Afrique,
et voilà sur quels motifs s'appuie ma conjecture. Nous avons vu plus
haut que, suivant le récit de Moïse et des autres écrivains hébreux,
les PÛlistins étaient venus du pays de Kaphtor ou de celui des Kas-
louhis; ce qui semble indiquer que ces deux pays étaient très-voisins
I un de l'aiitre. Suivant ce qu'on lit dans la Genèse, « de Misraïm étaient \
issus les Loudis, les Anamis, les Lehabis, les Naftouhis, les Phatrousis,
les Kaslouhis et les Kaphtoris. » Misraïm ayant été le père des Égyp-
tiens, les autres enfants nés du même prince doivent avoir établi leurs
demeures en Afrique. Or, comme les descendants de Kousch avaient
occupé les pays qui s'étendent au midi de l'Egypte, la Nubie, l'Ethio-
pie, il est probable que ê*est è l'occident de l'iË^ypte qu'il faut placer
les peuples issus de Misraïm. Les LoaiOs, qui se trouvent ici nommés
on première ligne, ne représentent pas, sans doute, les Lydiens de
* Historia, lib. XVIII, cap. m. — * Dis Pidnùfier, 1. 1, p. 17. — * IHd. p. 19.
-^ • Ihid, p, 99. — • /Wdf. p. 3S, 34, 36, 37. -^ • P. 44.
34
266 JOURNAL DES SAVANTS.
TAaie Mineure. Ce dernier peuple devait appartenir à une race bien
différente, celle de Japbet. Dans les Loudis de Moïse, je reconnais la
grande nation des Lewata, la plus puissante des tribus de race berbkte.
Les Lehabis sont les Libyens. Les Naftoubis répondent, je crois, à une
des tribus berbères, cdle des Nafzah^ ou celle degNa^oasah. hesPhur
traasis ont été, assez ordinairement, pris pour les babitants de la TJhé^
baide; mais celte conjecture ne me parait pas admissible. En effet,
Misraîm ayant été le père des habitants de TÉgypte , ceux de la Tbébaîde
comme ceux d0 ÏÉgypte infén^ure se .ti^uy^enti nat^rellementr^i^s
parmi ses descendants, sans qu*il fqt^nécessaire d*indiqucr d'une ma-
nière spéciale les habitants de telle ou telle partie de cette contrée. Si
je ne me trompe , les Pbatrousis du rédt de Moïse nous représentent
les Pharusiens, qui occupaient une partie de ce qu'on nomme aujour-
d'hui Tempirc de Maroc* Le nom de KaphiM' pouvait désigner une
partie du même royaume.
Quant aux Kaslouhis, j'y reconnais les Schelouh qui, de nos jours en-
core» composent une grande division de la nombreuse nation dont
les membres, sont désignés, d'une manière abusive,, par le nom de
Berbères:; on conçoit que ces hommes, qui, dans tous les temps, se
montrèrent avides de pillage, avaient, de bonne heure, parcouni
l'Afrique pour y exercer leurs brigandages. Que, se trouvant attirés
par l'appât, des ricbesseis de TEgypte, ils aient tenti une incurdon
dans cette contrée, et réussi à s'en rendre les maîtres, la chose n'a rien
d^improbable. C'est ainsi qu'à des époques plus récentes nous voyons
les Malices, qui appartenaient à la même race, infester pjar leurs bri-
gandages TEgypte et les contrées voisines. On peut croire que , dans la
suite, les Egyptiens, poussés à bout par les exactions de ces hommes
farouches, prirent les armçs avec le courage du désespoir,. pai;viu9r^t;
k chasser leurs oppresseurs, et les contraiguircnt «de se réfu^r dans la
partie méridionale de là P&le^Une. Cette révolution eut lien, sans doute,
di^pint le temps qui s'écou}a entre l'époque d'Abraham, d'Isaac, de
Jacob, et celle de Moise; car il pai^t certain qu? , antérieurement à
la naissance de ce dernier, une révolution s était opérée au suï de la
Palestine. Moise voulant fiôre sortir les Ilchroux de TËgypte, Dieu lui
recommande de ne pas les conduire par la route. dir^te, celle qui tra-
versait le pays des Philistins , dans la crainte que les Juils» obligés de
lutter contre ces homïnesi redoutables, ne. p^i^di^sent courage,. et ne
prissent le parti de retourner en Egypte. Il est donc clair qu'il existait
dans ces parages un peuple éminemment belliqueux» et qui, aussi in-
quiet que superbe, n'aunait pas manqué d'opposer une digue invin-
MAI 1846. 267
cible au passage des Israélites. T)r un pareil peuple ne semble avoir
eu rien de commun avec ces pacifiques Philistins , qui avaient montre
pour Abraham et pour Isaac une bienveiUance si franche, si loyale;
pour qui la possession d'un puits était un véritable trésor; dont le roi,
Abi-*Melek, disait à Isaac : « Retire-toi de chez nous , car tu es plus puis-
sant que nous;» qui formait avec ce patriarche ime alliance dans la-
quelle régnait une bonne foi exemplaire ; qui servait le vrai Dieu , et
s'effrayait à l'idée de commettre une faute grave, en enlevant une femme
mariée , et d'attirer sur lui la vengeance du Dieu de Tunivers. Il est
donc à croire que cette bonne et honnête population avait été ou ex-
terminée ou chassée de ses habitations par f arrivée des hordes turbu-
lentes qui occupèrent la même contrée.
Mais, dira-t-on, le peuple qui habitait ce pays, dès le temps d'Abra-
ham, portait déjà, suivant Moïse, le nom de PhiUstins. Comment le
même nom s*appiiqua-til à la nouvelle population? Je répondrai que,
smvant toute apparence, dès les temps les plus anciens, la contrée située
aa midi de la terre de Chanaan était désignée par la dénomination de
PMÊtehet tWyp , et le peuple qui f occupait se donnait à lui-même
un nom dérivé du lieu de son habitation. C'est ce qu'avaient fait les
premiers habitants; c'est ce que firent, sans doute, les nouveaux occu-
pants, qui, peut-être, n'étaient pas fâchés de déguiser ainsi leur origine
un peu barbare.
Quant aux Awéens qui, suivant le récit de Moïse, habitaient des
bourgs, étendaient leurs demeiurcs jusqu'à Gaza, et furent exterminés
par les Philistins, leur existence ne contredit en rien ce que Moïse
rapporte relativement aux premiers Philistins qui occupaient ces pa-
rages. En effet, il est facile de concevoir que les Avvéens habitaient
le pays simultanément avec ces Philistins; qu'ils occupaient la con-
trée méridionale ou celle qui avoisine le rivage de la mer, tandis que
les philistins s'étendaient du côté du nord-est. On conçoit aussi que les
Awéens, se trouvant sur le passage des nouveaux conquérants, furent
en partie exterminés par eux; toutefois ils ne furent pas détruits entiè-
rement , car, dans le livre de Josué ^, les Avvéens sont désignés comme
habitant au voisinage des Philistins. Nous trouvons aussi, dans la tribu
dé Benjamin^, une ville appelée Avvhn D^l^n sans doute parce qu'elle
était habitée par un reste de ce peuple.
A quelle race appartenaient les Avvéens? C'est un point sur lequel
il est difficile de prononcer. M. Hitzig croit qu'ils faisaient partie de
' Chap. XIII, ^. 3. — ' Josué^ ch. xviit, t. a3.
34.
268 JOURNAL DES SAVANTS.
la confédémlion chananéeune, et qu'ils formaient une colonie venue
de la ville d'Awali , située sur le bord de l'Euphrate. Cette supposition
noflre, à vrai dire, rien d'impossible. Un fait seulement me ferait
hésiter de souscrire à cette hypothèse. Cest que nulle part, dans les
récits de Moïse, les Avvéens ne sont comptés parmi les peuples d'ori-
gine chananéenne, et leur position tout à fait méridionale semblerait
plutôt déposer en faveur d'une origine arabe.
Quelle était la langue que pariaient les Philistins? Il n'est pas facile,
dans l'état de nos connaissances, de répondre à cette question.
M. Hitzig, qui, comme je l'ai dit, attribue aux Philistins une origine
pélasgique, s'efforce de prouver que leur langage était identique avec
le sanscrit; et c'est dans ce dernier idiome qu'il cherche fétymologie
des noms propres d'hommes et de villes que nous trouvons chex les
Philistins. Ainsi, suivant lui, le mot ^^79 ^^^^^'^ ^^ terme sanscrit
balaxa (blanc). De pareilles étymologies, à vrai dire, me paraissent
un peu incertaines. Il me semble que, de nos jours, plusieurs savants
d'un grand mérite font un peu trop usage de la langue sanscrite.
Jadis, quand une foi religieuse plus vive existait en Europe, c'était à
l'hébreu, comme à la langue sainte, que l'on allait demander les
origines de toutes choses. On sait combien Bocbart et les savants
de son école ont usé et même abusé de ce genre d'érudition. Je pos-
sède dans ma bibliothèque un ouvrage manuscrit, rédigé par un de
mes prédécesseurs à la chaire d'hébreu du collège de France, feu
M. Rivière. Ce livre, qui se compose de vingt-quatre petits volumes,
contient tous les mots des poèmes d'Homère, avec une exjdication dans
laquelle le commentateur s'attache à prouver que tous ces termes
grecs sont uniquement des mots hébreux légèrement altérés. L'auteur,
satisfait sans doute des résultats qu'il pensait avoir obtenus, avait en-
trepris un travail du même genre sm* la langue française, dont tous
les mots, suivant lui, dérivent de l'hébreu. Je possède également cet
ouvrage, auquel je suis loin d'attacher l'importance qu'y attachait, sans
aucun doute, son auteur.
Il y a quelques années, la langue celtique, surtout en France, était
devenue à la mode. Toutes les étymologies semblaient devoir être em-
piimlées à cet idiome. Aujourd'hui, cet engouement a presque totale-
ment cessé. Maintenant, la langue sacrée des Indiens a acquis une
vogue presque populaire. Etudiée partout, avec une assiduité infati-
gable, elle est citée et prônée dans toute l'Europe, invoquée en té-
moignage par tout ce qui concerne la philologie, Thistoire primitive
des peuples. Je suis loin, à coup sûr, de nier les résukats curieux qu'a
MAI 1846. 269
produits la connaissance approfondie de la langue sanscrite, de contes-
ter ces rapports si remarquables que Ton a trouvés entre les idiome^
de peuples placés à une grande distance les uns des autres. Mais je
crois qu il ne faut pas aller trop loin , demander à cette langue plus
qu elle ne saurait donner, et risquer de se perdre dans de nombreuses
étymologies, qui, pour être ingénieuses, ne sèment pas peut-être tout
à fait solides.
Si, comme j*ai essayé de l'établir, les Philistins étaient originaires
de l'occident de l'Afrique, |U est probable qUe leur idiome, primiti-
vement, appartenait à ce langage, appelé improprement berbère, et
qui est parlé encore aujourd'hui dans l'Afrique septentrionale, depuis
l'Egypte jusqu'aux rivages de l'océan Atlantique. On peut croire que,
durant leur domination en Egypte, les Philistins oublièrent leur lan-
gage pour adopter celui de cette contrée, ou firent des deux idiomes
un mélange barbare. Lorsqu'ils furent établis dans la Palestine, se
voyant entourés de nations qui parlaient des dialectes sémitiques, et
avec lesquels ils avaient des rapports journaliers, soit comme amis,
soit comme ennemis, ils durent encore achever de modifier ou de
corrompre leur propre langue. 11 nous est impossible de rien dire de
certain a ce sujet. Nous savons seulement, par le témoignage du livre
de Néhémie, que, dans la ville d*Azote, une des principales places du
pays des Philistins, on parlait un langage distinct de Thébreu et qui
s'était introduit chez les Juifs.
Quant à ce qui concerne l'influence de la langue égyptienne sur
celle des Philistins, nous en trouvons un vestige remarquable. Il exis-
tait, sur le rivage de la mer Méditerranée, un lieu situé à peu de dis-
tance de la ville de Gaza , dont il formait le port. Ce lieu était nommé
Maîuma. Comme il avait acquis une grande importance, il fut, sous
le r^ne des empereurs de Constautinople, séparé de l'évêché de Gaza,
et devint un siège épiscopal distinct. Ce nom, dont M. Hitzig a cher-
ché l'étymologie dans la langue sanscrite, appartient indubitablement
au langage de l'Egypte. En retranchant la terminaison grecque, il se
compose du mot Jtxi» Ueu et de lO^Ji mer. Cette dénomination, qui
désigne un tiea maritime, convient parfaitement à un port de mer.
QUATREMÈRE.
27Ù JOURNAL DES SAVANTS.
Rsvifs des éditions de t Histoire de F Académie des sciences par
Fontenelle.
DBUXliUE ARTICLE ^
HISTOIRE DE L* ACADÉMIE PAR FONTENELLE.
Je n*ai parlé, dans mon précédent artide, que de TAcadémie elle-
même; je vais parler, dans celui-ci, de ï Histoire de V Académie par
Fontenelle.
Lorsque Fontenelle fut nommé, en 1697, ^^<^fétaire perpétuel de
TAcadémie des sciences, il était membre de T Académie française^ de-
puis six ans; et, quatre ans après, il le fut de FAcadémie des inscrip-
tions et belles-lettres^.
U avait publié , d'ai^eurs, tous ses principaux ouvrages : notamment
la PlaraUté des mondes\ qui fit songer à lui pour la place de secrétaire
de TAcadémie des sciences^, et ïHistoire des oracles^, qui lui ouvrit les
portes de 1* Académie des inscriptions.
Son génie était donc formé ; ses idées étaient faites ; il avait sa philo-
sophie, son ^tyle , sa manière; Fontenelle était tout Fontenelle ; et c^est
ce que , d*abord , on vit bien par les deux préfaces qu'il mit en tête ,
Tune de ÏHistoire de 1 666 , et l'autre de ÏHistoire de 1 699 '': ouvrages
où Tesprit nouveau des sciences brille de tant d'éclat, et les plus beaux
sans ^ule qu'il ait écrits.
«Fontenelle, dit G. Cuvier, par la manière claire, lucide, dont il
exposait les travaux de l'Académie , concourut à répandre le goût des
sciences plus peut-être quaucun de ceux qui en traitèrent de son
temps ^ A
Cela est vrai, mais cela n'est pas assez. Fontenelle ne s'est pas borné
à répandre le goût des sciences. Nul n'a mieux secondé Descartes, des-
tructeur de la philosophie scolastique; nul, après les grands hommes
qui l'ont fondée, les Descartes, les Bacon, les Galilée, les Leibnitz,
les Neifvton, n'a mieux compris la philosophie moderne; il est un des
* Voir le premier dans le cahier d* avril i846, p. igS. — * Ou il fat reçu en
1691. — 'Oi il entra en 1701 , lors du grand renouvellement de celle compagnie.
Un des dix associés; — * Publiée en 1686. — * «Les preuves que M. de Fonte-
nelle avait données de ses talenls dans la PlaraUté des mondes détermi-
nèrent le dhoix du minisire en sa laveur. » Eloge de Fontenelle, par Granjean de Fou-
chy. — • Publiée en 1687. — ' La première ne parut qu*en 1738; la seconde avait
paru en 1 70a. — * Leçons sar Thistoire des sciences natarelles, etc., a* partie, p. 3ig.
MAI 1846. 271
premiers qui aient vu la métaphysique des sciences, et le premier qui
leur ait fait parler la lai^e; coHunone. Son influence a été plus grande
qu'on ne le pense. U lui eatarrivé la même diose qu!j^ Buflbn^ L'é-
crivain a fiut oublier je sayantiet le jJûlosophe.
1* De FoBtenelle et de U philosophie scolasticpie.
La philosophie scolastique était née de ce qui la ferait renaître demain,
s'il ny avait pas. des académies : de ce qu'on croyait tout savoir; de ce
qu'on s'en tenait aux paroles du midtre, à l'autorité dû livre; dé ce qu'on
s'arrêtait aux mots , sans aller aux choses.
Fontenelle définit admirablement la philosophie scolastique : la philo-
sophie des mots; et non moins admirablemeht la philosophie moderne :
la philosophie des choses.
«Cet ouvrage, dit-il (il s*agît de fouvrage de Du Hamel, inti-
tulé : FliUosophia vetas et nova, etc.), parut en 1678; assemblage aussi
judicieux et aussi heureux qu'il puisse être des idées anciennes et des
idées nouvelles, de la philosophie des mots et de celle dés choses, de
l'École et de TAcadémie*. »
B se moque partout des formes salsiantieUes et des qualités occultes :
« Mots, dit-il , qui n'ont point d'autre mérite que d'avoir longtemps passé
pour des choses*. »
En tout cela, il suit Descartes. Descartes disait de l'ancienne philoso-
phie : a Elle ne contient que des mots , et je ne cherche que des choses ^. »
Il disait des formes substantielles et des qualités occultes : « Que ce n'étaient
que des chimères '*;...♦. ^ .... . qu ellçs pouvaient çlus difficilement
être connues que toutes les choses qu'on prétenâait expliquer par leur
moyen®; qu'elles n'avaient été inventées que pour rendre
facilement raison de toutes choses , si tputêlbis, on peut dire qu'on rend
raison des choses Jloi'squ'on c;^plique une chose ohscure par une autre
qui l'est encore plus "'. • . . »
C'est le génie hardi de Descartes qui inspire l'esprit fin de Fontenelle :
je dis esprit fin et singulièrement juste ^ et qui, lorsqu'il le faut, sait ar-
rêter Descaries lui-même.
«Telles stot'les erreurs de Descartes, dit-il, quassee souvent elles
éclaireilt les autres philosophes, soit, parce que, dans les endi^otts où il
s'est trompé, il ne s'est pas fort éloigné du but , et que :1a méprise est
^ Voy. nKmlTttfora des tfWMux 0t dm iâéei de B^/on. Paris, iS4&. — ^Éhge de
Du Hamel, — *itoq« de DmHamel. ^'T.VUi. p. «3o.-^'T; VIU, p. 383. —»
•T. m, p. 5i6.— '^ tvni, p. 601.
^
272 JOURNAL DES SAVANTS.
aisée à rectifier, soit parce qu il donne quelquefois des vues et fournit
des idées ingénieuses , même quand il se trompe le plus^. »
Il dit encore, et toujours avec une finesse qui n*est qu*à lui : aCest
même en suivant ses principes qu'on s*est mis en état d'abandonner ses
opinions^, w
Il dit enfin : «Il faut admirer toujours Descartes, et le suivre quel-
quefois'. »
. Il est pourtant un point, et un grand point, sur lequel il ne put
jamais abandonner Descartes : je veux parler du vide et de Tattraction.
«L'attraction et le vide, dit-il dansïÉloje de Newton, bannis delà phy-
sique de Descartes, et bannis pour jamais selon les apparences, revien-
nent ramenés par M. Newton , armés d'une force toute nouvelle dont on
ne les croyait pas capables, et seulement peut-être un peu déguisés, n
Il confond, dans cet Éloge , l'attraction de Newton avec les qualités oc-
cultes des scolasticjues ^, un fait démontré avec des forces imaginaires;
et sans doute il se trompe; mais enfin , Técrivain ingénieux, le penseur
profond , qui avait mis tant d'esprit à défendre et à propager Descartes,
est bien excusable d'être resté cartésien plus longtemps qu'un autre. B
faut tenir compte à Fontenelle d'un demi-siècle de lutte contre les an-
dcns, et lui pardonner d'avoir été, en son genre, encore im peu ancien.
2* De Fontenelle et de la philosophie moderne.
Fontenelle oppose partout la philosophie imierne à la philosophie sco-
lastiqae; il l'appelle, comme nous avons vu, la philosophie des choses; il
l'appelle encore (et ceci est le vrai mot) la phUosc^hie expérvmntale\ »
La philosophie moderne n'est, en effet, que la philosophie née de
l'observation directe des choses, de l'étude des faits, de l'expérience.
Et ici le partisan le plus décidé de Descartes dévient ladmirateur le
plus judicieux du grand Galilée : «Génie rare, dit-il, et dont on verra
toujours le nom à la tête de quelques-unes des plus importantes dé-
couvertes sur lesquelles soit fondée la philosophie moderne^. »
Depuis Galilée , l'expérience est le guide , et, comme dit si bien Fon-
tenelle, la maîtresse souveraine'^ de toutes nos sciences physiques.
* Année liSvQ, p. 283. — * Année i6qo, p. 76. — * Année lyaô, p. iSg. —
^ • . . .« Et pourt^ sauver du reproche de rappeler les qualités occultes des sodas-
iiques. . . » Éloge de Newton. — /Ce que ]& philosophie expérimentale est i Tégard de
la philosophie scolastîque. . . • Éloge de Du Hamel • Une utilité de ce livre (fOf^
tique de Newton], aussi grande peut-être que ceDe que Ton tire du grand nombre
(le conoaissances nouvelles dont il estfdein , est qu u fpurmt un exoeBent modèle de
Tart de se conduire dans la philosophie expérimentale {Éloge Je ATsvKm). > -» * Éloge
de Viviani, — ' Éloge de Chazelks.
MAI 1846. 273
ttOn est aujourd'hui bien persuadé, dit-il, que la physique ne se doit
traiter que par les expériences^.»
Il se plaît à faire sentir tout ce que ces expériences demandent à la
ibis d'attention délicate et de sagacité heureuse : « Kart de faire des ex-
périences, dit-il, porté à un certain degré, n'est nullement commun.
Le moindre fait qui s'offre à nos yeux est compliqué de tant d*^utres
faits qui le composent ou le modifient, qu'on ne peut, sans une ex-
trême adresse, démêler tout ce qui y entre, ni même, sans une sagacité
extrême, soupçonner tout ce qui peut y entrer. Il faut décomposer le
fait dont il s'agit en d'autres qui ont eux-mêmes leur composition; et
quelquefois, si l'on n'avait bien choisi sa route, on s'engagerait dans des
labyrinthes d'où l'on ne sortirait pas. Les faits primitifs et élémentaires
semblent nous avoir été cachés par la nature avec autant de soin que
les causes; et quand on parvient è les voir, c'est un spectacle tout nou-
veau et entièrement imprévu^. »
Personne, avant Fontenelle, n'avait aussi nettement défini le grand
art des expériences^. Tout cet art, en effet, n'a qu'un but, celui de
nous donner les faits simples; faits simples qui, rapprochés d'après
leur nature, nous donnent les lois; et, sur ce dernier point, qui est le
point le plus élevé de la méthode expérimentale, il faut encore en-
tendre ce qu'a dit Fontenelle.
(( Le temps viendra peut-être que l'on joindra en un corps régulier
ces membres épars {les faits isolés); et, s'ils sont tels qu'on le souhaite,
ils s'assembleront en quelque sorte d'eux-mêmes. Plusieurs vérités sé-
parées, dès qu'elles sont en assez grand nombre, offrent si vivement à
l'esprit leurs rapports et leur mutuelle dépendance , qu'il semble qu'a-
près avoir été détachées par une espèce de violence les unes des autres,
elles cherchent natiu'ellement à se réunir*. »
3* De Footenclle et de la métaphysique des sciences.
Chaque science a sa métaphysique, ou, comme nous disons plus
communément aujourdhui, sa philosophie.
' Année l'j^xà, p. i. — * Éloqe de Newton. — ' Il touchait k cette définition si
claire, quand il disait : «Les lois du choc des corps sont très-simples; mais,
dans presque tous les effets qu*eiles produisent à nos yeux, elles sont si enve-
loppées et si étouffées sous la multitude des différentes circonstances, qu'il est
difficile de les démêler et de parvenir à les voir dans leur simplicité naturdle. Le
secret est d'écarter d'abord le plus de circonstances qu*il est possible, et de n'en-
visager que les cas où il en entre ie moins. • Année 1706, p. ia5. — ^ Préface
de 1699, p. xii.
35
274 JOURNAL DES SAVANTS.
Deflca^es loue, dans son contemporain Desargues, <{uelques vues
nouvelles sur la métaphysique de la géométrie. « La façon dont il coni'^
menoe son raisonnement est, dit-ii, d'autant plus belle, cpi^elle est plus
générale, et semble être prise de ce que j*ai coutume de nommer la
métaphysique de ]a géométrie ^
«L'esprit géométrique , dit Fontenelle, n est pas si attaché à la géo*
métrie , qu'il n'en puisse être tiré , et transporté à d'autres connais-
sances^ » Et c'est ici qu'il écrit ce beau mot sur Descartes :
« Quelquefois un grand homme donne le ton à tout son siècle, et cdui
& qui l'on pourrait le plus légitimement accorder la gloire d'avoir établi
un nouvel art de raisonner était un excellent géomètre '. »
Ce qu'il admire dans les sciences, et ce qu'il cherche surtout à y
£ure admirer, ce sont moins les découvertes que l'art même de décou-
vrir : « Peut-être , dit-il , Texcellence des méthodes géométriques que
Ton invente ou que l'on perfectionne de jour en jour fera-t-elle voir à
k fm le bout de la géométrie, c'est-à-dire de l'art de faire des décou-
Terles en géométrie, ce qui est tout ^; » c'est moins le vrai matériel que
le vrai abstrait : «Quand, dit-il, les nombres et les lignes ne conduiraient
absolument à rien, ils nous apprendraient toujours k
opérer sur les vérités*; » c'est moins le fait que l'idée.
Il cherche partout «cette métaphysique qui, dil-il, se cache, et ne
peut être aperçue que par des yeux assez perçants ^. n
Au-dessus de la science physique, il voit une science intellectuelle: dans
la science physique , les cas soiit particuliers, les expériences bornées ;
c'est la science intellectuelle qui leur donne une force générale, et, pour
me servir d'une de ses plus belles expressions, un esprit universel'^.
* T. VIII, p. 80. — * Préface de 1699, P- ^y- ^ dit aflleurs : t ... La géométrie,
et, ce qui vaut encore mieux, l'esprit géoraélrique. • Eloge de Guglielmini. — ' Pré-
face de 1699 , p. xij. — ^ Ibid. p. xvj. 11 dît ailleurs : « L'art de découvrir en^ mathé-
matiques est plus précieux que la plupart des choses qu'on découvre. • Eloge de
Leibnitz. — * Préface de 1699, p. xj. — * Discours à V Académie française, 1741. U
dit de Leibnitz : «Il était métaphysicien, et c'était une chose presque impossible
qu'il ne le fût pas; il avait l'esprit Irop universel. Je n'entends pas seulement uni-
versel, parce qu'il allail à tout, mais encore parce qu'il saisissait dans tout les prin-
oîpes les, plus élevés et les plus généraux, ce qui est le caractère de la métaphy-
sique.» ££w« de Leibnitz, — ' Préface de 1606, p. i&. U y emploie celte belle
expression a propos de l'union nécessaire de la géométrie et de la physique : « U
faut que les subtiles spéculations de l'une prennent un corps, pour ainsi dire, en
se liant avec les expériences de l'antre; et que les expériences, naturellement
bornées à des cas particuliers, prennent, parle moyen de la spéculation, un esprit
universel, et se changent en principes.»
MAI 1846. 275
4* De Fontenelle el de ia langue commune appliquée aux sciences.
«Quand rAcadémic des sciences, dit Fontenelle, prit une nouvelle
forme par les mains d'un de vos plus illustres confirères ^ (il s'sd'resse à
TAcadémie française), il lui inspira le dessein de répandre, le plus qu'il
hiî serait possible, le goût de ces sciences abstraites et élevées qui fai-
saient son unique occupation. EHes ne se servaient ordinairement,
comme dans lancienne Egypte, que d'une certaine langue sacrée, en-
tendue des seuls prêtres et de quelques initiés. Leur nouveau légis-
lateur voulait quelles parlassent, autant quil se pourrait, la langue
commune, et il me fit Thonncur de me prendre ici pour être leur in*
terprète*. ...» '
Mais ce mérite , le grand mérite d'avoir feit parler aux sciences ia
langue commune, est, de Fontenelle, le mérite le plus connu, et je me
borne à le rappeler.
Fontenelle avait été nommé, comme nous avons vu, secrétaire de
TAcadémie des sciences en 1697 : en 1699 l'Académie fut renouvdéc;
elle reçut alors un Règlement, et ce Règlement dît :
(( Le secrétaire sera exact à recueillir en substance tout ce qui aura
été proposé, agité, examiné et résolu dans la compagnie, à l'écrire sur
son registre par rapport à cbaque jour de l'assemblée, ainsi qu'à y insérer
les traités dont on aura fait lecture. ,...., et, à la fm de décembre de
chaque année, il donnera au public un extrait de ses registres, ou une
liistoire raisonnéc de ce qui se sera fait de plus remarquable dans
l'Académie. »
Fontenelle se mit donc aussitôt à l'œuvre; et, dès 1702, parut le pre-
mier volume de sa grande histoire. Il s'excuse pourtant , dans les pre-
mières lignes de ce volume, de ne Favoir pas fait paraître plus tôt.
«c Selon le Règlement donné par le roi è l'Académie royale des sciences
au commencement de l'année 1699, cette histoire, dit-il, aurait dû
paraître à la fin de cette même année. Mais, comme par ce Règlement
l'Académie entière se renouvelait, il a fallu quelque temps pour donner
à toutes choses un premier mouvement qu*il sera désormais facile d'en-
tretenir *. »
C'est, en effet, ce qui eut lieu. A partir de 1702, chaque année
eut son volume, contenant, d'une part, les Mémoires des académi-
ciens, et, de l'autre, Y Histoire de f Académie par Fontenelle.
Cette histoire se compose de' deux parties : rhistoire générale de
' L*abbé h\^on.—*Dmom^àVAc9JUmkfrQêfmte, 1741— 'iV^aetdat^^.p.j.
35.
276 JOURNAL DES SAVANTS.
V Académie, de ses travaux, de ses pensées, des sciences dont elle s oc-
cupe; et rbistoire particulière, Y Éloge de chaque académicien.
Voyons d*abord Thistoire générale.
Fontenelle y réunit ïabrégé de tout ce qui s est fait et dit de remar-
quable dans TAcadémie pendant Tannée, et Yanafyse des mémoires
imprimés; et tout cela est discuté, raisonné, tout cela est écrit dans un
style d'une clarté admirable, et qui au lecteur d*aujourd*hui rappelle
aussitôt ce vers de Voltaire :
■ L*ignorant Tenteiidit, le savant Tadmira. •
u On a eu dessein, dit Fontenelle, que, sur tous les sujets, soit qu'ils
lui fussent communs avec les mémoires , soit qu'ils lui fussent particu-
liers, rbistoire fût plus proportionnée à la portée de ceux qui n'ont
qu'une médiocre teinture de mathématique et de physique ^ »
u En général , dit-il encore , on a cru que , par rapport aiu savants
profonds et à ceux qui ne le sont pas, il était bon de présenter sous
deux formes différentes les matières qui composent ce recueil , que les
travaux de l'Académie en seraient plus connus, et que le goût des
sciences s'en répandrait davantage ^. »
Il dit enfin : u On a eu soin de semer dans l'histoire des éclaircisse-
ments propres à faciliter la lecture des mémoires, et quelques-unes de
ces pièces pouiTont être plus intelligibles, si on les rejoint avec le mor-
ceau de l'histoire qui leur répond *. »
Et cette dernière phrase est à remarquer : elle nous fait voir que
Fontenelle sentait bien le genre de service qu'il rendait à ses confrères.
Il dit, dans Y Éloge du géomètre Parent, à qui l'on reprochait d'être obs-
cur dans ses écrits : u Je ne puis m'empêcher de rapporter, à son hon-
neur, que, dans une lettre écrite à son meilleur ami, deux jours avant
sa mort, il me remercie de l'avoir, à ce qu'il disait, éclairci. Cétait
convenir bien sincèrement du défaut dont on l'accusait, et pousser bien
loin la reconnaissance pour un soin médiocre que je lui devais. »
Fontenelle, par rapport aux savants dont il écrit l'histoire, a deux
mérites : celui d'éclaîrcir ce qu'ils peuvent avoir d'obscur, de généra-
liser ce qu'ils ont de technique ; et celui de louer toujours chacun
d'eux par ce qu'il nous a laissé de plus important et de plus durable.
Il loue par des faits qui caractérisent.
Voici comment il peint les esprits supérieurs, les savants, qui, par
leur génie , ont illustré la première moitié du xvii' siècle :
' Préface de 1699, p. ij. — ' Ibid, p. iij. — *Ibid. p. iij.
MAI 1846. 277
«En Italie, dit-il, Galilée, mathématicien du grand -duc, observa le
premier, au commencement du xvn* siècle, des taches sur le soleil. B
découviît les satellites de Jupiter, les phases de Vénus, les petites
étoiles qui composent la voie de lait, et, ce qui est encore plus consi-
dérable, iinstrument dont il s'était servi pour les découvrir. Toricelli,
son disciple et son successeur, imagina la fameuse expérience du vide ,
qui a donné naissance à une infinité de phénomènes tout nouveaux.
Gavallerius trouva Tingénieuse et subtile géométrie des indivisibles que
fon pousse maintenant si loin, et qui, à tout moment, embrasse Tin*
fini. En France , le fameux M. Descartes a enseigné aux géomètres des
routes qu'ils ne connaissaient point encore , et a donné aux physiciens une
infinité de vues , ou qui peuvent suffire , ou qui servent à en £ure naiure
d'autres. En Angleterre, le baron Neper s'est rendu célèbre par l'inven-
tion des logarithmes, et Harvey parla découverte ou du moins par les
preuves incontestables de la circulation du sang. L'honneur qm' est re-
venu à toute la nation anglaise de ce nouveau système d'Harvey semble
avoir attaché les Anglais à i'anatomie. Plusieurs d'entre eux ont pris
certaines parties du corps en particulier pour le sujet de leurs recher-
ches, comme Warthon les glandes, Glisson le foie, WiUis le cerveau et
les nerfs, Lower le cœur et ses mouvements. Dans ce temps-là le réser-
voir du chyle et le canal thoracique ont été découverts par Pecquet,
Français, et les vaisseaux lymphatiques par Thomas Bartholin, Danois,
sans parier ni des conduits salivaires que Sténon , aussi Danois, nous fit
connaître plus exactement sur les premières idées de Warthon, ni de
tout ce que Marcel Malpighi, Italien, qui est mort premier médecin du
pape Innocent XII, a observé dans l'épiploon, dans le cœur et dans Je
cerveau, découvertes anatomiques qui, quelque importantes qu'elles
soient, lui feront encore moins d'honneur que l'heureuse idée qu'il a
eue le premier d'étendre I'anatomie jusqu'aux plantes. Enfin, toutes les
sciences et tous les arts, dont le progrès était presque entièrement
arrêté depuis plusieurs siècles, ont repris dans celui-ci de nouvelles
forces, et ont commencé, pour ainsi dire, une nouvelle carrière ^ »
Voilà, certes, un beau tableau des progrès d'un grand siède, mais
beau parce que tout y est exact et juste; point d'expression vague, point
d'idée perdue; pour parier comme Fontenelle : « Gbaque mot signifie ^. »
Fontenelle se peint lui-même dans ¥ Éloge de Du Hamel , ce premier
secrétaire de l'Académie des sciences, qu'il a fait oublier.
«Il fallait, dit-il, à cette compagnie, un secrétaire qui entendit et qui
Préface àe 1666, p. 3.— * Année 173a, p. 37. *
278 JOURNAL DES SAVANTS.
parlât bien toutes les différentes langues de ces savants ; qm fût «
auprès du public, leur interprète Gcunmun, qui pàt donner, ^tàm de
matières épineuses et abstraites, des éclaîrctsseiiieiM» un certain ttur
el même un agrément que les auteurs négligent quelquefois de leur
donner, et que, cependant, là plupart des leetcurs demandent^ on&i,
qm, par son caractère, £&l exempt de partialité et propre h cendfee un
compte ^désintéressé des contestations académiques. Lâdioix de AL OA-
bert, pour cette fonction, tomba sur M. Du Hamel.n.
On trouve dans ce même Ehge, cette remarque trèt-fine : «Ge qui
ne doit être embelii que jusqu à une certaine mesure précise eat ce qMÎ
ooAte ie plus à embellir; » et rien ne caracténoe nûeiix enDCore aa ma-
nière heureuse et son art savant.
J*ai souvent dté, soit dans cet artide, aoit dans le précédente l'es
deux préfaces qui marchent en iéte^^ Tune de ïHisiaam de 1699^ et
l'autre de V Histoire de i666.
Celle de YHîstoire de 1 699 fraj^ , dès cp^'elle pacnt» la France et
rfiurope. On n'avait pfais entendu, depuis le Dkcowrs de Descaortea am*
la ftiéàiode, une telle langue appliquée à de tels objets. L*«dmiration
Ait universelle.
La préface de 1 666 eut ira sort très-diffibrent. D*àbord, elle ne pa-
rut que plusieurs années phis tord ; et, ensuite , quand cdle parut , die
fut à peine aperçue.
Trublet nous dit que, de soa temps, elle était presque inoonmafr.
t Beaucoup de gens, dit-fl, ont ï Histoire de l'Acadéime des sciences depois
tS99\ et achètent les nouveaux vohunea à mesui» qu'on les imprÎMa
Très»peu ont été curieux de remonter jusque 1666, ou même savent
q«e M. dQ Fontenelle ait travaillé sur les pruniers mémonrea et fait
l'histoire des premières années de l'Académie ^. »
Gterat, dans son Eloge de Fontenelle ^ couronné pai* l'Académie fran-
çaise, dit, de la préface de 1 699 : a Cette pré&ce de YHistoire de l'Actif
demie, qui n'a qu'un petit nombre de pagea, améàté d'être mise au
rang des ouvrages du siècle : c'est le coup d'o&il le pios ferme et le plus
vaste qu'on ait jeté sur les connaissances humaines depuis Bacon, et
avant la préface de YEncyclopédie.h Et voilà qui est bien, trèa-bîefi;
mabi de ta préface de 1666, pas un mot Pourquoi oe silence? Garai
ne l^afurait-il pas vue? Je ne puis ie croire. Au reste, la préface de 1 €66
est tout aussi belle que celle de 1 699 : peutrêtre même l'wt-^lle pins ;
' Expressions de Fontei|eUe : Ehge de Du Hamel — ' Mémoires pour servir à
Vhistoire de h vie et des ouvrages de FènÈeneiki
MAI IU6. a?9
calr il y règne un ton d*éloquence plut gruve, et par cela seul plus
beau ^
Fontenelle, n ayant ^té nommé secrétaire qu'en 1697, P^^uvâit très-
bien s*en tenir aux termes du Rè^ement, qiii ne lui demandait Thisloire
^ l'Académie qu'à compter de 1699; mais le monument qu'il élevait
a«x sciences eût été incomplet, et il reprit toute l'histoire de l'Académie
depuis 1666 jusqu'à 1699^ Du Haniel avait déjà écrit en iatin l'his-
toire de ces trente-deux premières années'; Fontenellct par une de ces
délicatesses très-réfléchies qui lui sont propres, ne publia l'histoire
française de ces mêmes années qu'après la mort de Du Hamel, et long-
temps après \
* Le début en est si beau, ^tiê je ne pois m'empéthèr de le reproduire ici toat
entier, quoique j en aie déjà aie une partie dans mon précédent article. « Lorsqve,
après une longue barbarie, les sciences et les arts commencèrent à renaître, en
Europe, réloquence, la poésie, la peinture, Tarchîtecture, sortirent les premières
des ténèbres, et, dès le siècle passé, elles reparurent avec éclat. Mais les scieù6es
d*nne méditation plus profonde, telles que les mathématiques et la physique, ne
rerinrent au monde que plus tard, du moins avec quelque perfection, et Ta-
gréable, qui a presque toujours Tavantage sur le solide, eut alors celui de le précé-
der.— Ce n'est guère que de ce siècle-ci que Ton peut compter le renouvellement des
mathématiques et de la physique. M. Descartes et d'autres grands hommes y ont tra-
vaillé avec tant de succès, que, dans ce genre de littérature, tout a changé de face.
On a quitté une physique stérile, et qui, depuis plusieurs siècles, en était toujours
au même point; le régne des mots et des tôroties est passé; on veut des choses ; on
établit des principes que Ton entend; on les suit, et de là vient quon avance.
L*autorité a cessé d'avoir plus de poids que la raison ; ce qui était reçu sans con-
tradiction, parce qu il Tétait depuis longtemps, est présentement examiné et souvent
nrieté ; et , comme on s'est avisé de consulter sur les choses naturelles la nature
cHe-mème plutôt que les anciens, elle se laisse plus aisément découvrir, et, assez
souvent, pressée par les nouvelles expériences que Ton fait pour la sonder, elle ac-
corde la connaissance de quelqu'un de ses secrets. D'un autre côté les mathé-
matiques n'ont pas fait un progrès moins considérable. Celles qui sont mêlées avec
la physique ont avancé avec elle, et les mathématiques pures sont aujourd'hui plus
fécondes, plus universelles, plus sublimes, et, pour ainsi dire, plus intellectuelles
Îu'elles nom jamais été. Enûn, les mathématiques n'ont pas seulement donné,
epuis quelque temps , une infinité de vérités de l'espèce qui leur appartient , elles
ont encore produit assez généralement dans les esprits une justesse plus précieuse
peut-être que toutes ces vérités. » [Préface de iôtiô, p. 1. ) Après cette page vient
le tableau, que je citais tout à l'heure, du progrès des sciences au xvii* siède. Et
c'est encore à cette préface qu'appartient le passage, cité dans le précédent artide,
sur la dijfférence de l'Académie et de l'École : « Rien ne peut plus contribuer à
l'avancement des sciences, etc » — ' Il ne Ta conduite que de 1666 à 1680 ;
le reste est d'une autre main, mais qui s'applique à imiter la sienne. -^ ' R§gim
scieniiumm Academiœ historia, 1698, -^ ^ Eue parut en lySS. Du Hamel était mon
en 1706.
280 JOURNAL DES SAVANTS.
Du Hamel avait quitté les fonctions de secrétaire en 1697. ^'^<^^^
des sciences, chaque jour plus grand, deoGiandait pour elles un plus
brillant interprète , et Fontenelle lui succéda. Du Hamel , homme très-
savant, très -laborieux, très -modeste, rappelle encore, par son ton
et par son latin , le temps ancien des sciences ; Fontenelle , par
son esprit original, par sa pensée vive, par sa langue et surtout
par son style français, en représente le temps nouveau. Pour voir deux
époques très-différentes, quoique très-voisines, il n'y a qu'à comparer
l'Histoire latine et ï Histoire française de l'Académie des sciences , Du
Hamel et Fontenelle.
Il faut toujours revenir à Fontenelle pour apprendre à parler des
autres et de soi : «Au commencement de 1697, dî^i^i M. Du Hamel
quitta la plume, ayant représenté à M. de Pontchartraio , chancelier
de France , qu'il devenait trop infirme et qu'il avait besoin d'un succes-
seur, n serait, ajoute-t-il, de mon intérêt de cacher ici le nom de celui
qui osa prendre la place d'un tel homme; mais la reconnaissance que
je lui dois de la bonté avec laquelle il m'agréa , et du soin qu'il prit de
me former, ne le permet pas ^ »
En 1737, Fontenelle, âgé de quatre-vingts ans, et secrétaire de
l'Académie depuis quarante, sentit aussi, à son tour, le besoin de se
retirer. H écrivit donc au cai^dinal de Fleury pour demander de nou-
veau la vétérance, qu'il avait déjà demandée sept ans auparavant.
<ill y ajustement sept ans, lui disait-il, que j'obtins de Votre Emi-
nence son agrément pour abdiquer la seule dignité que j'aie en ce
monde , celle de secrétaire de l'Académie des sciences. Je me rendis
cependant aux instances que plusieurs de ces Messieurs me firent pour
demeurer, quoiqu'il y entrât peut-être du compliment. Sept années de
plus fortifient beaucoup les raisons que j'avais en ce temps-là; il s'en
fautbien que tout le monde ait une tête à ne se démentir jamais. Quelque
différence qu'il y ait entre la France et l'Académie , je vous renouvelle
ma très-humble prière, et suis avec un très-profond respect, etc. ^. »
Le cardinal , qui avait ses raisons pour ne pas trouver qu'à quatre-
vingts ans on fût vieux', ne fit qu'une réponse évasive. Fontenelle fut
donc obligé de lui écrire une troisième fois encore, trois ans plus tard,
en 1740*; et, cette fois-ci, le cardinal se rendit, mais en faisant tou-
jours ses réserves.
^ Eloge de Du Ilamel. — ' Trublet : Mémoires pour servir à Vhistoire de la vie et
des oavrages de M. de Fontenelle. — ' 11 en avait alors lui-même soixante-seize. —
* Fonlenelle, ajant été noimnéau commencement de 1697, ^^ nes*étant retiré qu*à
la fin de 1760, a été secrétaire pendant quarante-quatre années à peu près.
MAI 1846. 281
«Vous neles, lui répondit-il, ^*un paresseux et un libertin; mais il
faut de rindulgence pour ces sortes de caractères, etc.^ »
Je nai parlé, dans cet arlicle, que de Yhistoire même de TÂcadémie-,
je parlerai, dans un autre, des éloges des académiciens.
FLOURENS.
SATiBES DE C. LucjLius, fragments revus, augmentés, traduits et
annotés pour la première fois en français, par E.-F. Corpet. Paris,
imprimerie et librairie de Panckouke, i845, in-8® de 287
pages.
DEUXIÈME ET DERNIER ARTICLE ^.
L'histoire des satires de Lucilius n'a pas moins occupé les critiques
que sa biographie. Ce qu'elle présente d'obscur est devenu également,
pour leur curiosité, pour leur imagination, la matière de conjectures
multipliées. 11 s'en trouve dans le nombre auxquelles les faits condui-
sent assez naturellement et que recommande quelque vraisemblance;
d'autres sont arbitraires, forcées, et se font écarter d'abord parleur bi-
zarrerie.
Quelques témoignages anciens, qui, par cette expression, inpriore tibro^,
permettent de croire à l'existence primitive de deux recueils des satires
de Lucilius; des textes beaucoup plus nombreux, dans lesquels les mêmes
ouvrages sont désignés ou par des numéros qui en portent à trente le
nombre total, ou, plus rarement, par des titres qui en indiquent le sujet;
voilà le point de départ de ces conjectures.
Les satires de Lucilius, dit-on, composées à des époques diverses,
furent chacune l'objet d'une publication à part; plus tard, et par deux
fois, l'auteur les rassembla en corps d'ouvrage; enfin le temps arriva
où les deux recueils se confondirent dans une seule et même collection
dont il fallut alors distinguer les pièces par des numéros et par des
titres.
Que les choses se soient ainsi passées , on n*a certainement pas ie
droit de l'affirmer ; mais cela est si conforme à ce qui a toujours eu lieu
' TraUet : Mémoires pour servir à l'histoire de la vie et des ouvrages de M, de Fomte-
nelle, -— ' Voir le premier dans le cahier de février 18A6, p. 65. — * Auct. ai
Herenn, IV, la. Acr. m Horai. serm. U, 1, ai.
36
282 JOURNAL DES SAVANTS.
pour ce genre d'écrits , qu'on peut l'admettre comme probable. On se
prête moins volontiers à certaines conséquences plus particulières , et
plus douteuses, que les critiques se sont permis de tirer des passages
anciens rappelés plus haut; par exemple h leurs systèmes si nombreux,
si divers, et par cela même si propres à mettre en défiance , sur la dis-
tribution des trente satires de Lucilîus entre les deux recueils primitifs;
sur l'auteur de l'ordre par numéros et par titres, définitivement adopté;
sur les époques où se sont produits ces divers modes de publication.
Le système le plus ancien et le plus étrange est assurément celui d'Au-
8one Popma^ Ce savant et paradoxal annotatem^ du traité de la langue
latine de Varron, remplaçant, comme d'autres, dans un passage de ce
traité^, où il est question des vingt et un livres de Lucrèce, ce nom
peu d'accord avec un tel chiffre, par celui de Fjucilius et d'autre part
entendant au propre ce qu'Horace a dit du hardi satirique :
Primores populi arripuii, populumque tributim *,
est arrivé à cette opinion, que, dans un premier recueil composé de
vingt et une pièces, Lucilîus avait attaqué tour à tour les vingt et une
tribus entre lesquelles était, dans l'origine, partagé le peuple romain ;
et que, dans un recueil postérieur, il avait complété son œuvre par qua-
torze pièces nouvelles, contre les quatorze tribus établies plus tard.
Le moindre vice de ce système est de supposer à Lucilius trente-cinq
satires au lieu de trente que lui reconnaît l'unanimité des témoignages
anciens : je dis l'unanimité; car, si, dans quelques-uns, ce total a été dé-
passé, cela tient, on en convient généralement, h l'inadvertance des
copistes. On pourrait encore objecter que cette division des satires de
Lucilius en deux livres comprenant trente-cinq pièces, d'après' le
hombre et l'ordre des tribus romaines, ne peut se concilier avec ceux
des titres placés en tête de ces compositions qui nous sont connus,
avec les sujets que ces titres et les fragments nous révèlent. Mais ce
serait traiter trop sérieusement ce qui, en vérité, ne peut être pris au
sérieux. Le moyen de croire que le libre génie de LucUiusse soit pour
toujours enfermé dans cette revue méthodique, dans cette exposition
.topographique des vices , des travers de la société romaine ? Qu'une ou
deux de ses pièces aient eu cette forme, comme semblent en témoi-
gner quelques fragments*; que, par exemple, entre la quatrième et la
cinquième ait été distribuée la censure des tribus urbaines et des
' Terent. Varr. fragm, 1689; Kotœ in Varr. de ling. lat 1619. — ' V, 17. —
* 5enh. II, 1, 69. — * Fragm. inceri, 180, 300. Cf. xxx, io; Sc1k>1. ad Pert. sat I,
ii5
MAI 1846. 283
tribus rustiques, à la bonne heure; cela nest pas certain, il s*en faut,
n>ais cela peut se concevoir. Ainsi Plante confiait à ses parasites, toujours
courant par les rues, l'inspection, pour ainsi dire, des menus ridicules
de la voie publique ^ ; ainsi une autre fois il chargeait le régisseur du
théâtre, Choragas, d'amuser la scène par le dénombrement facétieux
des quartiers de Rome, et de leurs perverses ou risibles populations^.
Je commenterais volontiers le tribatim d'Horace, et comblerais une des
lacunes les plus regrettables de la satire de Lucihus, par ce passage
que traduit ainsi, savamment, élégamment, M. Naudet:
Mais, tandis qu'il est sorti, je vais, pour vous éviter la peine de trop lon-
gues recherches , vous dire en quels lieux on trouve les différentes personnes que
vous désirez voir, gens vicieux ou sans vices, fripons ou citoyens honnêtes. Voulez-
vous rencontrer un faussaire P allez au tribunal dans le Comice ; un menteur, un fan-
faron ? dans les environs du temple de Cloacine. Les maris opulents, libertins, pro-
digues, se rencontrent sous la Basilique. Là s'assemblent aussi les tendrons qui ne
sont plus enfants et les faiseurs d'affaires. Les amateurs de pique-nique fréquentent
le marché au poisson. Dans le bas Forum se promènent les gens de considération
et les riches. Au moyen Forum , le long du canal , les héros de forfanterie. Au-dessus
du lac Curtius , les bavards imperturbables , les mauvaises langues , qui débitent
effrontément sur le compte d'autrui de mauvais propos sans fondement, ayant
eux-mêmes de quoi fournir ample matière à des propos véritables. Sous les Vieilles
Echoppes se tiennent ceux qui prêtent et qui empruntent à usure. Derrière le temple
de Castor est une race à laquelle il ne fieiut pas se fier de léger. Les aimables qui
font valoir leur personne remplissent la rue des Toscans. Le Vélabre est peuplé de
boulangers, de bouchers, d'aruspices, de marchands qui revendent, ou de proprié-
taires qui fournissent les marchands. Mais j'entends le bruit d'une porte; il faut
contenir ma langue'.
M. Van-Heusde , qui relève fort bien tout ce que présentait d*absolu-
ment inacceptable le système d'Ausone Popma *, en propose un qu'il
est tout aussi difficile d'accepter 5. Partant de ce fait, un de ceux qui
nous ont été transmis en trop petit nombre sur cette matière, que ia
première et la seizième satires de Lucilius étaient intitulées. Tune
Deoram conciliam, l'autre Colfyra, il se persuade, mais ne persuade
guère ses lecteurs, que ces deux titres, si évidemment particuliers,
servaient d'appellation générale aux deux recueils du poëte , composés
de quinze pièces chacun, et dédiés, adressés, il le conclut de quelques
firagments, le premier à L. yElius Stilo, le second à un certain Fundius.
On croira plus volontiers, ou bien, comme M. Schœnbeck®, que
Lucilius a d abord recueilli, avec corrections, additions, dédicace k
' Capt IV, a. Curcul UI, 3. — * Curcul IV, i. — * V. à-jà. sqq. — * Stud. Criî.
p. 256, aSy. — * Ibid. p. a53; cf. Disquis. de L. JElio Stil p. 38. — • Qurnst, La-
tilian, pari, p. aa .
36.
284 JOURNAL DES SAVANTS.
L. Mlius Stilo, ses vingt meiHeures pièces, ajournant à une époque
ultérieure la publication des dix autres, restées beaucoup moins con-
nues, plus négligées des auteurs qui citent si souvent les premières ,
comme Cicéron, Quinlilien, Aulu- Celle, citées seulement par les
gi*ammairiens des derniers siècles , et particulièrement par Nonius ; ou
bien, comme M. Schmidt \ que le poëtc a compris dans un premier
recueil celles de ses satires, au nombre de vingt, qu'il avait écrites en
hexamètres , et réservé pour un second recueil les morceaux de mètre
ïambique et trochaïque.
Cette dernière explication a pour elle la coutume assez constante des
anciens de se régler sur la nature du mètre , soit pour la distinction des
genres, soit pour le classement des œuvres poétiques. Il est bien vrai que,
sur les dix pièces qui, selon MM. Schœnbeck et Schmidt, auraient formé
le second recueil, il y en a huit seulement auxquelles elle s'applique;
aucun fragment ne subsistant de la première qui puisse nous faire con-
naître en quel mètre elle était écrite, et la dernière étant, conune les
vingt dont on forme le premier recueil, en grands vers. Celle-ci, faut-il,
ainsi qu'on l'a fait, je crois, la distraire de cette place, et, la réunissant aux
satires de même mesure , rétablir par ce moyen , la suite des vingt et
un livres dont a parlé Varron^? Ou bien , ce qui est fort admissible, y
doit-on voir, d'après le sens de quelques fragments, où le poète sem-
ble présenter l'apologie de ses satû'es , une pièce finale destinée à relier
ensemble les deux recueils ? Pour lui attribuer ce caractère il n'est nul-
lement nécessaire de la transporter, comme fait M. Schœnbeck', de la
fin du second recueil au commencement. Ce qui se dirait dans une pré-
face peut se dire tout aussi bien dans un épilogue. Je suis fort tenté\
pour mon compte, de la considérer comme telle, et je m'explique pour-
quoi le poète, qui voulait en faire la conclusion et l'encadrement de toute
son œuvre satirique, y est revenu au vers dont il s'était d'abord et le
plus constamment servi, à l'hexamètre,
Primo ne médium , mcdio ne discrepct imum.
S'il y a tant de difficulté aujourd'hui à retrouver le contenu des deux
recueils dont s'est formée la collection complète des satires de Lucilius,
il n'y en a pas moins à déterminer ce qui, dans ces modes successifs de
publication est du fait de Lucilius , ou doit être attribué aux grammai-
riens ses éditeurs, ses correcteurs, ses commentateurs. On l'a tenté
* C. Lacil. Sat quœ de libr. IX supers, p. i. — * De ling. lat V, 17. Voyez plus
haut, p. 28a.— 'itirf.
MAI 1846. 285
cependant, et il serait long de rapporter toutes les assertions émises,
sans autorités suffisantes, sur les époques probables, les auteurs pré-
sumés de tant de remaniements. On y a fait assez généralement une
grande part à Valerius Caton, parce que, selon Suétone ^ il avait, chez le
grammairien son maître, étudié particulièrement Lucilius; que, selon
Horace, ou du moins selon Tauteur de Texorde postiche ajouté à sa
dixième satire, il avait corrigé les vers du vieux poète; enfin parce que
Furius Bibaculus, probablement, a dit de lui^ :
Cato grammaticus , ]alina Siren,
Qui solus legit ac facit poetas.
Celle dernière preuve n est pas bien forte ;/aci< poetas doit évidem-
ment s'interpréter par ce qui, chez Suétone, précède immédiatement la
citation : Docuit maltos, visusqae est peridoneus prœceptor maxime ad poeti-
cam tendentibas; ut qaidem apparere tel his versicalis poiest. Entendre que
Catoi) non pas excellait k lire, à interpréter les poètes, et par là à en
produire de nouveaux, mais devenait comme Tauteurde ce dont il n'é-
tait que Féditeur, faisait en quelque sorte les poètes auxquels il donnait
ses soins, semble bien peu naturel. M. J. Becker, qui pense que Va-
lerius Caton difait Lucilius de cette manière', termine une suite d'arti-
cles où il résume toute cette polémique, non sans y ajouter de son propre
fond des choses très-spécieuses, par des paroles qui eussent été bien
décourageantes, placées au commencement : ull est impossible, dit-il,
soit parce que Ton manque des documents nécessaires, soit parce que
les fragments de Lucilius se prêtent le plus souvent à des interprétations
diverses, de prononcer avec certitude siu* aucune de ces questions. Tout
s'y réduit à des conjectures plus ou moins vraisemblables*. »
Cet arrêt de M. J. Becker atteint les conjectures hasardées, même
par lui, sur les titres qu'ont pu recevoir, on ne sait, nous l'avons vu,
à quelle époque, ni de qui, les satires de Lucilius; sur la forme épis-
tolaire qui a paru avoir été donnée à plusieurs ; sur les sujets que
le poète avait traités , sur les plans qu'il avait suivis. Ce qui reste de
l'œuvre du satirique, et ce que nous en apprennent les anciens, des
fragments si confus et si courts, des témoignages si incomplets et si
obscurs, ne suffisent certainement pas pour arriver, sur tout cela, à des
notions bien nettes et bien sûres.
Quant aux titres des satires de Lucilius, ii est permis de croire, sur
* De illast, gramm, 2, 1 1. — * Suet. ihid. — ' Vehêv die Eintheilung der Satiren
d»t C. Lucilius, dans le ZeiUchrift fur die Alterihumswissenschaft. Marbourg, mar5
i84a, n- 3o-33, p. aAS. — * Ihid, p. aSg.
286 JOURNAL DES SAVANTS.
la foi de Lactance ^ et de Porphyrion^, bien cependant qu*on ait con-
testé la valeur de ces témoignages ^, que la première et la seizième
ont été intitulées lune Deoram concilium, laulre CoUyra. On ne sait à
quelle pièce a appartenu un troisième titre Fornix, que donne avec évi-
dence un passage d'Arnobe^, et dont M. Van-IIeusde a tiré, j*y revien-
drai tout à rheure, un grand, un trop grand parti. Le même critique ^
a comme provoqué M. J. Becker® à extraire, d'une phrase bien peu claire
de Pline^ un quatrième titre des plus douteux, Torquaias. Scaliger® avait
été beaucoup moins autorisé par des textes d'Isidore^ et de Festus, qui
n'en disent pas le moindre mot, à forger, pour une autre pièce, cette
appellation singulière, Bolis. De ce que plusieurs auteurs ^^ nous disent
que Lucilius,dans sa neuvième satire, avait parié de l'orthographe, on
n'était nullement en droit de conclure, comme on Ta fait souvent, que
cette sature, où il était question de tant d'autres choses encore, s'appelât
Orthographia, Ces autres titres Iteradfretam Sicalam ou bien ÔSotTroptxév,
De divitam luxaria, De poetaram insectatione , donnés à la troisième, à la
quatrième, à la dixième satires", sont purement d'invention moderne.
Restent donc, après tant de suppositions et de disputes, comme à peu
près incontestables, les trois premiers, dont un seul, Deoram conciliam,
donne l'idée assez nette d'un sujet, dune composition.
A défaut des titres , qui le plus souvent manquaient , les critiques ont
eu quelquefois recours, dans leurs classements, à certaines dédicaces
dont les firagments du satirique leur ont offert des traces plus ou moins
évidentes. Le vers cité par l'auteur de la Rhétorique à Herennius^^ comme
exemple d'une ligure ou d'une licence de style trop aimée de Lucîlius^*,
Has res ad te scriptas, Luci, mittimus JEli '\
ne permet pas de douter que Lucilius n'ait en effet adressé au célèbre
grammairien , depuis maître de Varron et de Cicéron, à Lucius i£lius
Stilo, soit sa première satire, soit, comme il a été dit plus haut, selon
le sentiment de plusieurs , son premier recueil de satires. Mais des di-
verses apostrophes à Panœtius^^, à Fundius, à Caïus (Gelius), à Albinus^*,
que contiennent quelques fragments, a-t-on eu le droit de tirer cette con-
' Div, inst, IV, 3 ; cf. I, 9; V, i5. — * In Horat carm, I, xxn, 10. — * C. Fr.
Hermann, Éphém. de Gœttingae, n* 36, article déjà cité. — * Adv. Gentes, II, a.
— • Stud, critic. p. 186. — • Ouvrage cité, p. aSa. — ' Hist nat VIII, 74 (48);
Ludl. Fragm. incert. 167. — • Ad Fest. V. Rodas, ^ * Origin, XIX, 4. — ^* Q. Te-
rentius Scaurus, Putsch, p. 2a55. — " J. Becker, ouvrage cité. — "IV, 12. —
" Anson. Epist V, 35. — ** Fragm. i, 16. — " Fragm, xi, 3? — "Frojm. xvi, 5;
XXX, 3a. Fragm, incert. 1.
MAI 1846. 287
clusion, que les pièces où elles se trouvaient étaient des épîtres à ces
personnages, portant leur nom , en quelque sorte pour enseigne? Je ne
îe pense pas. N est-il pas dans les habitudes des poètes satiriques de se
supposer tout â coup, au milieu de leur propos, un interlocuteur,
auquel ils s'adressent plus particulièrement ? Si ce passage d'Horace :
Quo tibi, TilH.
Sumere depositum clavum fieri que tribuno ' ?
nous était parvenu à l'état de fragment, on aurait pu, avec tout autant
d'apparence, transformer en épîtrc à Tillîus ime pièce cependant adres-
sée à Mécène. Je ne répondrais pas que les apostrophes semées dans
les fragments de Lucilius n'aient quelquefois donné lieu à des mépri-
ses de ce genre.
Plus que les titres, que les dédicaces qui ont pu servir à distinguer
ces pièces, leurs sujets devaient intéresser la curiosité des critiques
modernes. Or quelques-uns seulement étaient expliqués avec une clarté
suffisante par les anciens. On savait que, dans la première de ses satires ,
le poëte avait fait délibérer les dieux sur la nécessité de mettre im terme
aux méfaits de l'impie Lupus et de quelques autres citoyens pervers^;
que, dans la troisième, modèle du voyage à Brindes d'Horace, il avait
raconté son voyage à Capoue^; que, dans la neuvième, anticipant sur
Y Art poétique, il avait traité diverses questions de grammaire et de lit-
térature^. Comme Perse, au rapport de ses scholiastes, avait composé
sa première et sa troisième satires à l'imitation, celle-ci de la quatrième,
celle-là de la dixième des satires de Lucilius, on pouvait encore se
faire une idée de la matière traitée en général dans ces deux ouvrages,
d'une part les excès du luxe et de l'intempérance , d'une autre part les
ridicules des orateurs et des poètes du temps, l'auteur lui-même compris.
Pour tous les autres ouvrages on était sans indications; il fallait deviner
d'après le caractère des fragments , indice trompeur qui devait conduire,
le plus souvent, à prendre pour l'idée principale d'une pièce un déve-
loppement particulier, à faire rapporter spécialement à une pièce ce qui
se trouvait réparti dans l'ensemble du recueil. Lucilius en effet, ses dé-
bris l'attestent, a fait partout de la satire morale, et, en plus d'un endroit,
de la satire littéraire. Il a donc été assez téméraire d'affirmer qu'il avait
^jj^itout en vue, dans tels ou tels morceaux, l'ambition, l'avarice,
la gourmandise, la débauche, la superstition, le mauvais goût, ce qu'il
' Serm. I, vi, a4. — * Serv. in Virgil Mneid, X, loil. — * Poiphyr. in HonU.
Mrm: I, V. — * Quintilian. Intt orùi. l, 6 , 7; Q. Terantn» Scauru», Vdîm Loogiu,
de orthographia. Nonius, v. Poesis, Priscian. Charis. etc. , poMsim.
288 JOURNAL DES SAVANTS. ^
na cessé de censurer en tout lieu. M. Schœnbcck, critique d'ailleurs
fort pénétrant, me paraît avoir, plus que d'autres, usé et abusé de ce
genre de suppositions; sans compter certaines erreurs particulières
qu'on serait peut-être en droit de lui reprocher : comme lorsque les
fragments si peu chastes, si effrontément cyniques de la huitième sa-
tire, lui donnent l'idée d'un tableau delà vie domestique, où auraient
été exprimées les bonnes qualités de la femme comme épouse et comme
ménagère.
Le sujet des satires de Lucilius déterminé avec plus ou moins de cer-
titude, restait, ou à en disposer plus régulièrement les fragments, d'a-
près l'analogie du sens, ce qui se peut quelquefois, ou même à retrou-
ver le dessin de la pièce entière, ce qui est rarement possible, ce qui
ne l'est même , à vrai dire , que pour la troisième satire. Cette satire
contenant, on l'a vu, le récit d'un voyage, à l'itinéraire du poète a dû
répondre la marche du poème. M. Vargès s'est occupé avec succès de
la retrouver dans un ouvrage spécial \ dont M. Van-Heusde a donné
une courte analyse^. Pour les vingt-neuf autres satires, mélange capri-
cieux d'attaques personnelles, de tableaux de mœurs, de moralités,
d'ornements épisodîques de toutes sortes, le moyen de reconnaître, dans
les fragments que le hasard en a conservés, la trace de l'auteiur, cette
trace qu'Horace a quelquefois si bien réussi à cacher, par l'abandon,
le désordre, les hasards habilement simulés d'un entretien, dans des
compositions sauvées tout entières du naufrage de l'antiquité, et objet de
tant d'études assidues? Cette considération n'a pas assez découragé le
zèle des critiques à restituer, à l'aide de débris souvent confus et infor-
mes, l'ordonnance primitive du monument.
Aucune des restaurations de ce genre n'égale en hardiesse celle que
M. Van-Heusde' a tentée de la neuvième satire, sur laquelle s'étaient plus
discrètement exercées la science et la sagacité de M. Schmidt *. Il n'a
point hésité à l'intituler Fornix, d'après un passage d'Arnobe qu'il est
nécessaire de rapporter d'abord pour faire comprendre ce qui a pu déter-
miner le critique à cette attribution de titre, base de tout un système,
comme elle assez peu solide. Arnobe y disait aux Gentils , trop fiers de
leur culture profane^ : aUnde, quœso, est vobis>tentum sapientiae tradi-
«tum? Unde acuminis et vivacitatis tantum? Vel ex quibus scie^^
u disciplinis tantum cordis assumere , divinationis tantum potuistis Ml-
' C. LucUii satirarum quœ ex UbïX) III sapersmit, Stettin, i836. Cf. J. Rutgers
Venuiin. lect. c. XV. — * Stad, crit p. 168. — ' Ibid. p. 17a, 177. — * C. Lacilii
iatirarwn quœ de libfx> nono sapenant dispotita et illastrata, Berlin, i84o. — *Adv.
génies, II, 2.
MAI 1846. . 289
«rire? Quia per casas et tempora decUnare verba scitû et nomina? Qaia
livoces barbaras solœcismosqae vitare? Quia numerosum et instructum
tt compositumque sermonem aut ipsi vos nostis afferre, aut, încoixip-
<«tu8 quum fuerit, scire? Quia Fornicem Lucilianum et Marsyam Pom-
«ponii obsignatiim mcmoria continetis? Quia, quae sintin iitibus con-
«stitutiones, quoi causarum gênera, quot dictioDum, quid sit genus,
«quid species, oppositum a contrario quibus rationibus distinguatur?
«Iccirco vos arbitramini scire quid sit faisum, quid verum, 'quid fieri
upossit aut non possit, quae imorum summorumque natura sit?»
D'après ce passage , il a paru à M. Van-Heusde que le Fomix de Luci-
lius devait être la pièce où le satirique avait traité des connaissances
grammaticales rappelées par l'Apologiste au commencement de sa ti-
rade. Dans cette supposition, il faudrait faire aussi un ouvrage didac-
tique de même sorte du Marsyas cité en même temps, ce qui est bien
peu vraisemblable, cet ouvrage, dont nul autre n'a parlé, ayant dû
être, selon le plus grand nombre des critiques, une Atellane de Pom-
ponius de Bologne, ou, selon M. Van-Heusde lui-même *, qui ne peut
s'expliquer le rapprochement , une tragédie de Pomppnius Secundus.
D'autres ont pensé qu'Amobc avait cité ces deux productions, non pas
comme résumant cette science de mots, orgueil des païens, dont il
venait de se moquer, mais comme appartenant à une littérature ou
dune intelligence difficile, ou d'un ton obscène, dont il ne lui sem-
blait pas que la connaissance îùX un si grand titre d'honneur pour l'é-
rudition profane. Cette interprétation s*accorde fort bien avec le ca-
ractère littéraire et moral de productions déjà anciennes, devenues
obscures , et dont les titres n'annonçaient rien d'édifiant. Les abords de
la statue de Marsyas, sur le Forum, hantés, le jour, parles plaideurs',
Tétaient, la nuit, par les courtisanes; l'impudique fille d'Auguste, Julie,
y donnait ses rendez-vous *. Pour Fomix, c'est le nom latin d*unlieu où
Lucilius, avant Juvénal et notre Régnier, avait eu le tort de conduire
les Muses. M. J. Becker * a pensé , après M. Schœnbeck ^, qu'un tel titre
convenait, mieux qu'à toute autre, à la septième satire, dont il s'est
conservé dos vers d'une expression si impure. Pour l'attribuer à la neu-
vième, il a fallu que M. Van-Heusde lui donnât une tout autre signi-
fication; il y a vu l'Arc de Fabius, près du Forum ^, et, d'après une note
de Porphyrion , qui rapproche le Sic me servacit Apollo de la neuvième
satire d'Horace'^, d'un trait pareil de la neuvième satire de Lucilius, il
* EpisL ad, C.Fr. Hermann. p. 35. — * Horat. Serm, I, vi, lao. — * Senec. Debên.
VI, 3a; Plin. Hist nat. XXI, ni, 6. Cf. Hunck, Defabh. Aiellan.p. 86.*- * Ouvrage
cité, p. 247. — •Qiuwt. I«cil. p. 18. — 'ac. DeorBl.11,66.— '5»Tii.I, a.78.
37
290 JOURNAL DES SAVANTS.
a supposé que, dans Tune et dans l'autre pièce, il était également ^es^
tion de la rencontre faite par Tauteur, en se promenant par les rues,
unescio quid meditans nugarum, totus in illis,» d'un fSSicheux. On
connaît le fâcheux d'Horace, cet ambitieux de bas étage qui, par le
crédit du poète, voudrait s'introduire chez Mécène. Celui de Lucilius a
de aïoins hautes prétentions. C'est tout simplement , selon M. Van-
Heusde, un marchand de blé, qu'un fragment de cette satire^ nous
montre arrivant avec son boisseau et sa pelle :
Frumentarius est; modium hic secum atque nilellum
Una affert.
Comment ei$t-il connu d'un grand personnage tel que Lucilius? C'est,
nous l'avons dit^, encore d'après M. Van-Heusde, non sans douter un
peu de la chose , que Lucilius a été publicain en Asie. La conversation
s'engage. Le marchand de blé confie à l'ancien publicain qu'il est im-
pliqué dans un procès; il le consulte sur la défense qu'il a préparée, se
défiant de son orthographe et de son style et voulant avoir l'avis d'un
habile homme. Lucilius , bien plus patient que ne le fut depuis Horace
en pareille rencontre , non-seulement éclaircit les doutes dont on l'im*
portune , mais se met à disserter longuement sur la grammaire , sur la
littérature , pour d'autres sans doute que pour son interlocuteur : autre-
ment les rôles seraient renversés , et lui-même deviendrait à son tour
le fâcheux. On a vu quels légers indices avaient suffi à M. Van-Heusde
pom* supposer une rencontre entre ses deux personnages. H ne lui en
a pas fallu davantage pour imaginer l'entretien qu'il leur prête. H s'est
fondé uniquement sur deux fragments ', ainsi rendus par M. Corpet ,
dont je continuerai d'emprunter la traduction :
Et i>our écrire accurrere, tu n*as pas à chercher ni k te mettre en peine de savoir
8*il faut un d ou un c.
Travaille à tmstruire, afin que ni les événements ni la raison ne puissent te
mettre en défaut.
Atque éwcurrere scribas
D, an C, non est quod quœras atque labores.
Labora
Disoere. ne te res ipsa, ac ratio ipsa refeUat
Je ne sais pourquoi M. Van-Heusde n'y a point ajouté le suivant ,
dans lequel il lui aurait été tout aussi permis de voir une portion des
discours tenus par Lucilius au marchand de blé pour le ramener de
' FrmgM. a^ âi. — • Voyes plus haut, p. 71. ~ * Fragm, 11. 4, aa.
MAI 1846. 3«4
ses préoccupations grammaticales vers d'autres qui lui convienoent da-
vantage :
A^ec mille sesterces tu peux en gagner cent mille.
Tu milli nummum potes uno quœrere centum ^
Quand les critiques ont bien voulu se restreindre à ce qui , dans la
plupart des cas , est le parti le plus sage, et même le seul praticable ,
à considérer les fragmente de Lucilius comme ils nous sont parvenus ,
c'est-à-dire isolément , ils se sont placés sur un terrain beaucoup plus
sûr, et leurs travaux s*en sont ressentis. Quelles étaient les personnes
nonmiëes par le poète dans ces fragments? à quels événements, àqueiles
lois, à quels usages, à quelles œuvres littéraires y est-3fait allusion P Dans
quel sens doivent être entendues tant de locutions de la vieille latinité
ou du langage familier qui s*y rencontrent? Toutes ces questions , long-
temps et vivement débattues, ont fini par recevoir d'eux des solutions
satisfaisantes. Beaucoup de fragments cependant restent et doivent res-
ter encore obscurs, précisément parce que ce sont des fragments, et que,
ne sachant ce qui précédait, ce qui suivait, on est privé de la lumière
que donne à chaque détail l'ensemble des idées.
Dans ce vers , par exemple :
Consilium patriae legumque oriundu' rogator*.
faut-il voir un éloge sérieux adressé h qudque grave personnage que
les dieux ont fait naître pour être le conseiller, le législateur de sa
patrie , ainsi qu'entend M. Corpet ; ou bien est-ce une ironie contse
quelqu'un de ces patriciens qui , pour avoir place dans les conseils de
fÉtat, dans le gouvernement, se sont simplement, selon l'expression
de Figaro , donné la peine de naître ?
Cet autre passage :
Ptenida, siquœris,cantkeriu*, servu', segestre
Utilior mihi quam sapiens '.
Oui , si tu veux que je te le cfoe, un manteau , un cheval, un esclave, une cou-
verture, me serviraient plus qu'un sage.
exprime t-il le sentiment du poète lui-même, qui n'a pas plus épargné
quTlorace les perfections chimériques, la richesse irniverselle, la liberté,
la royauté du sage des stoïciens, qui a dit avant lui ^ :
Formosus, dives, liber, rex soin' vocetur *?
' Fmgm, ix, a^. — * Fragm. xxvii, 26. — *Fragm. xv, 6. — VHorat.5fnn. I, m,
ia4; Epitt. 1, i, 106. — * Fragm, incert. a4.
37.
292 JOURNAL DES SAVANTS.
on bien Lucilius y fait-il parler un de ces grossiers contempteurs de la
philosophie, qui, dans tous les temps, Font taxée d'inutilité, lui ont
opposé un certain utile tout matériel, quelque centurion par exemple,
comme ceux auxquels a depuis prêté une ignorance si contente d'elle*
même, si dédaigneuse du savoir, le poète élève du docte Comutus, Je
satirique stoïcien. Perse ^? On a hésité, et on le devait, entre ces deux
interprétations. M. Van-Heusde est pour la première*; M. Corpet ajoute
à la seconde, en demandant si les vers en conteste ne renferment pas
une houtade de quelque soldat contre les philosophes qui avaient suivi
en Espagne, dans cette expédition de Numance à laquelle Lucilius
avait pris part dans sa jeunesse et qu'il a plus d'une fois rappelée, son
ancien général, Scipion Émiiien.
Je pourrais alléguer bien d'autres passages comme objets nécessaires
d'un doute auquel il sera sage de se tenir, tant que quelque découverte
nouvelle ne sera pas venue leur apporter la clarté qui leur manque en-
core. Ces découvertes ne sont pas improbables. Il n'y a pas longtemps^
que M. Dùbner, à l'aide d*un manuscrit de Probus, coUationné par lui
à la Kbliothèque royale^, a rectifié, complété et rendu plus intelligible,
un des fragments les plus difficiles à entendre de Lucilius^. M. Corpel
a pu, à la fin de son volume, consigner dans ses additions et corrections
cette acquisition nouvelle, la dernière, je crois, qu'ait faite le texte de
son auteur.
Dans ces deux articles particulièrement consacrés à M. Corpet , je
semble avoir bien peu parlé de lui. Mais je n'ai pu exposer, comme
j'ai essayé de le faire, tout le travail de la critique moderne sur la vie
et les ouvrages du créateur de la satire latine, je n'ai pu signaler les
erreurs dans lesquelles l'a quelquefois entraînée une érudition aventu-
reuse, sans faire indirectement l'élc^e d'un livre qui résume avec exac-
titude, dans une notice, dans des notes substantielles^ tant d'études et
de recherches divelrses , qui les corrige en ce qu'elles ont de hasardé ,
par une attention constante à séparer les laits des hypothèses, et, parmi
celles-ci, à distinguer celles quel^itiment l'autorité des témoignages et
la vraisemblance de celles où l'on ne peut voir que de savantes fantai-
sies.
C'est avec le même esprit de sagacité discrète que M. Corpet a mis
en œuvre, pour établir son texte, les travaux de ses prédécesseurs et
ce que pouvaient lui fournir d'heureuses corrections et de variantes
Sat. III, 77-87; V, 189-191. — * Stad. crit p. 193. — ' Voyez Revae de philo-
haie, de littérature et d'histoire ancienne, Paris, i845; vol. I, n* 1, p. as. —
* N* Saog, in-4*. — ' Fragm. xxix, i.
MAI 1846. 293
précieuses, le Varron de SpengeP et d'O. MûUer^, le Cicéron de
M. Victor Leclerc* et de M. Orelli*, ïAala-Gelle de Gronovius^ et de
M. Aib. Lion*, le Festus de M. Lindemann^ et d*0. MûUer*, le Donat
de Westerhof^, le Servias de Burmann^^ et de M. Alb. Lion'^ le Pris-
ciende KrebP^, le Charisias de M. Lindemann^^, le Nonius de D. Gode>
froy ^* , de Josias Mercier ^^ et de MM. Gerlach et Roth ^*. Je transcris cette
liste donnée par M. Corpet lui-même, comme propre à recommander
un texte épuré par de si nombreuses investigations. Une autre liste,
que je reproduirai aussi par le même motif, comprend des ouvrages
de critique fort nombreux , fort divers , que M. Corpet n'a pas non
plus consultés sans fruit, qui Font aidé à corriger et è interpréter
des passages embarrassants. Ce sont ceux de Tumèbe^'', Casaubon",
Saumaise^.^ Adrien de Jonghe^o, L. Carrion^i, J. Wilhelm^^, J. Meller
Palmier^», Luc Fruitier^*, J. Rutgers^^, Jusl Rycke2^ J. Gébhart^v
G. Barth^s, André Scholt2^ Reuvens5^ Osann»^ Weichert^*. Je ne
puis rappeler tous ces savants critiques de diverses époques, que
M. Corpet s'est donnés, avec un zèle louable, pour collaborateurs,
sans payer un tribut de regret au dernier, dont une mort prématurée
a récemment interrompu les travaux, si remarquables par la forme,
* Berlin, i8a6. — * Leipsick, i833. — * Paris. i8ai. —* Zurich, i8a6.
— *Leyde, 1706. — •Gœtlingue, i8a4. — ^Corpus grammaùcomm latinoruni
vetenim, t. Il, Leipsick, i83i. — * Leipsick, iSSg. — * Dans son édition de
Térence, Lahaye, 1726. — '* Dans son édition de Vii^e, Amsterdam, 1746.
— " Gœltingue, i8a6. — " Lcipsidc, 18*0. — " Corpus grammaticorum laH-
noram veterum, t. IV, Leipsick, i84o. — '* Âaetores lingaœ latinœ, Sainl-Gervais ,
i6oa. — ** Sedan, i6i4. — " Bâle, iSAa. — " Aiversarioram libri XXX,
Paris, i58o. — " i4d Pernï saliras comment» Paris, i6o5, réimprimé à Leip-
sick en i833 par les soins de M. Fr. Dûbner. — '* PUnianœ exercitationes in
C. Juin Solini polvliistora; Exercitationes de homonrmis hyles iatricœ, Ulrecht, 1680.
Tertalliani liber de Pallio, Paris, 16a a. — *• Haqr. Junii animadvérsoram libri Vl,
Bâle, i556. Lampas sivefax artium liberalium de Gruler, t. IV, Francfort, 1602'.
Nonias, Anvers, i565. — '* Lud. Carrio, Antiquarum lectionam commentarius ;
Emendationes et observationcs dans le Lampas, etc., de Gruler, t. III. — " Jani Gu-
glielmii Verisimilia, ibid. t. III. — ** Jani Melleri Palmerii Spicilegia, ibid. t. IV.
— ** Luc» Frulerii Conjectaneoram verisimiliam libri, ibid., t. V. — ** Jani Rut-
gersii Venusinœ lectiones, à la suite de THorace de P. Burmann, Utrecht, 1699. —
** lusti Rycquii Gaadensis epistolamm selectaram centaria altéra, etc., Louvain,
161 5. — '^ Jani Gebhardi Antiquaram lectionam libri II, dans le Syntagma criti-
cum, etc., ex bibliotk. J. ff. Sckminckii, Maibourg, 1717. — " Adversariorum com-
nentarioram libri LX, Francfort, i6a4. — ** Andr. Schollii Observationwn hama-
narum libri V; Nodi Ciceron. varioramqae libri IV, Anvers, 161 5. — " Collectanea
Hiteraria, Leyde, 181 5. — " Analecta critica, Beriin, 1816. — " Pœtarum lati-
noram reliquiœ, Leipsick, i83o.
2«4 JOURNAL DES SAVANTS.
l'exactitude et la pénétration, sur Thistoire de la littérature latine ^
M. Corpet, qui a traduit, le second, en finançais, les poésies d^Ausone',
et le premier, celles de Priscien*, s'est acquitté d'une tâche difficile, en
faisant passer, pour la première fois aussi, dans notre langue, les frag-
ments de Lucilius. Plusieurs, des plus considérables et des plus connus,
avaient été, il est vrai, rendus en prose , par Dacier, dans son discaars sur la
saiire\ par A. Gassan dans les notes de sa traduction des lettres inédites de
MarC'Aurèle et de Fronton^; il s'en trouvait qu'avaient quelquefois repro-
duits en vers les traducteurs de Cicéron , avant que M. Théry en fit l'objet
d'essais du même genre dans le traité de la satire ancienne , qui précède
sa tmdoctîon en vers des satires de Perse et de Salpicia\ Quelques-unes
de ces versions, plus ou moins heureuses, ont offert à M. Corpet, dans
sa périlleuse entreprise, un secours qu'il reconnaît avec une franchise
qui l'honore. Il eût pu extraire aussi des allusions animées de M. Ville*
main à plusieurs beaux vers de Lucilius, dans les développements pleins
d'intérêt par lesquels il a rempli les lacunes de la Répablitiue de Cicéron'^ ,
plus d*une expression précieuse à recueillir. Ces réserves faites , on peut
dire que la carrière dans laquelle s'engageait M. Corpet était toute nou-
velle. D l'a fournie fort honorablement. Je ne crois pas lui adresser une
médiocre louange en disant que sa traduction éclaire heureusement les
obscurités du texte dégradé de Lucilius, qu'elle est intelligente, exacte ,
et généralement élégante.
Sans doute , si , comme on doit le souhaiter, il lui est donné de pu-
blier une seconde fois son travail, de nouveaux soins pourront en faire
disparaître quelques imperfections. Certains passages, particulièrement
dans la fameuse définition de la vertu, adressée à Alhinus^, dans les
principes d'orthographe professés en vers techniques par le poète®,
seront facilement ramenés à un tour plus correct. U y aura lieu d*exa-
miner si, dans sa cinquième satire, le poète a censuré, chez les gens de
la campagne, ce luxe de la table, que, dans la pièce précédente, il avait
flétn chez les habitants de la ville; s'il a montré les uns se ruinant en lé-
gumes comme les autres en poissons de grand prix. M. Corpet le dit,
' Voyez, outre l'ouvrage cité dans la note précédente, son excellent livre De
Lueii Varii et Cassii Parmensis vita et carminibus, Grimma, i836, et ce qui a paru
de son ouvrage De imperatoris Cœsaris Aagasti scriptis eonunqae reliquiis, — * Paris,
i8&3-3, a vol. in-S**, 4* et 5* livraisons de la seconde série de la Bibliothèque latine
française publiée parC. L. F. Panckouke. — * Paris, i845, i vol. in-8*. Même col
leotioQ, i5* livraison. — * Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres,
t. n, p. 187. — • Paris, i83o, a vol. in-8*, t. II, jp. 365 scpi. — * Paris, 1827,
p. 19 sqq. — ' Paris, i8a3, t. D, p. iiil sqq. — ' Fragm, incert, 1. — * Fragm.
«,7. ^
MAI 1846. , 205
après M. Van-Heusde ^ Mais cela ne ressort pas assurément des paroles
de Charisius^ qu'on allègue à cette occasion : Lacilius in quinto, ieriden»
rasticam cœnam , enameratis multis herhis ,
Intybu prœterea pedibus persepsit equinîs '.
Pub la chicorée, qui a poussé sous les pieds des chevaux.
Un pareil détail ne donne guère f idée d^un luxe ruineux ; et il en est de
même de celui-ci, conservé par un autre grammairien, Nonius :
En même temps paraissent à la file i*(»giion pleureur etles ciboules larmoyantes.
Flebile cspe simul, la^f^osœque ordiue tallœ *.
Une autre question devra encore attirer de nouveau Tattention de
M. Corpet^. De quelques firagmcnts des vingt-septième» vingt-huitième
et vingt-neuvième satires, où se rencontrent des traces d*une action,
d*une fable dramatiques, doit-on conclure à Texistence de comédies, ou
de scènes comiques, qui auraient trouvé place dans le cercle étendu et
la forme complexe de la satire de Lucilius , ainsi rapprochée par ce mé-
lange de la 5atora primitive. Non , à mon sens : venue après la comédie,
la satire qui, sous une autre forme, continuait, complétait sa tâche , lui
empruntait quelques inspirations, traduisait en un autre langage quel-
ques-unes de ses scènes. Ainsi, plus tard, Horace* a traduit de Térence'
ce que Perse ^, après lui, a mieux aimé traduire plus directement de
Ménandre^. Supposons de nouveau que qudque chose seulement de
ces passages soit resté des ouvrages où nous les lisons, on en pourrait
tirer tout aussi bien celle conclusion qu'Horace et Perse ont fait des
comédies, des scènes comiques. Enfin M. Gorpet devra .renoncer à
comprendre dans cet escadron des amis, (ptkanf fXn, dans cette troupe de
cinq cents jeunes cavaliers , qui accompagna Scipion Emilien en Espagne ,
lorsqu'il y réduisit Numance ^^, outre Lucilius qui en faisait très-proba-
blement partie ^^ Jugurlha. Le prince numide, nous le tenons de Sal-
luste ^^ , commandait une portion du corps auxiliaire de quatre mille
hommes fourni au général romain, de Taveu du sénat, par des villes,
par des rois, qui recherchaient sa puissante amitié. Micipsa, en lui en-
* Stttd, crit. p. 171. — 'Lib. I, cap. 18, n^ 18. — * Fragm, v, i3. — * Fragm.
V, là- —• * Voyez, dans son ouvrage, les pages 9, i65, 22 1, et, dans TartiGle eilé
plus haut de M. Charies Labitte, la page 87. — * Servi. II, lU, a58 sqq. — ^ £a-
nuch. I, I, 1 sqq. — ' Sat V, 161. — * Voyez Meinecke, Menandr, etPhilem. reliq.
p. 67; FrÊgm. comte, gr. t. IV, p. laa. — " Appian. De reb. kispan. Lxxxnr. —
** Vell. Pat. Hist H, 9. — " Bell /«y. c. VH, Vm. Ci. Anm^n .A.W
296 JOURNAL DES SAVANTS.
voyant son contingent sous la conduite de Jugurtba, comptait sur les
chances d'une expédition difficile et dangereuse, pour débarrasser sa
famille d'un incommode parent. L'événement, comme on le voit chez
l'historien, trompa complètement son espérance.
Peut-être une révision sévère découvrira-t-elle à M. Corpet, dans
son ouvrage, d'autres points encore à éclaircir de nouveau, à modifier.
Mais, tel qu'il est, on doit en remercier son auteur comme d'un service
important rendu aux études classiques. Rien n'est plus propre à éclairer
l'histoire de la satire latine que les ft^gments de Lucilius. G*est le pré-
curseur d'Horace en bien des choses , mais particulièrement dans l'art
de varier par des ornements de toute sorte^^e style didactique, de mêler
à l'inspiration poétique le langage de la conversation. Horace lui doit
peut-être^ le nom même qu'il a donné à ses satires, et qui en exprime
le caractère, sermones. Lucilius est en même temps le précurseur de
Juvénal par ce cynisme volontaire qui met le vice à nu pour le flétrir,
et, s'il se pouvait, pour le faire rougir de lui-même. La satire latine est
déjà tout entière en germe chez le vieux poète. Il est instructif autant
que curieux de la surprendre dans ce premier période de son dévelop-
pement.
PATIN.
Ampélogbapbje , ou Traité des cépages les plus estimés dans toas
les vignobles de quelque renom, par le comte Odart, membre cor-
respondant des sociétés royales d'agriculture de Paris et de Turin,
de celles de Bordeaux, de Dijon, de Metz, etc.; président hono-
raire des congrès viticoles tenus à Angers en 18^2 et à Bordeaux
en 18^3. Paris, chez Bixio, quai Malaquais, n^ 19; et chez
Tauteur, à la Dorée, près Cormery (Indre-et-Loire), 18A6,
1 vol. in-8^ de xii-433 pages.
TROISIÈME ARTICLE^.
S 1. Introduction.
Après avoir défini l'espèce comme nous pensons qu'elle doit l'être
dans l'état actuel des sciences naturelles , eu égard aux deux termes cor-
rélatifs nécessaires à l'existence des individus qu'elle comprend, savoir,
* Pragm. xxx, 6. — ' Voir, pour les deux premiers articles, les cahiers de dé'
cembre i845 (page 706) et janvier i8il6 (page 37).
MAI 1846. 2«7
lorganisation de ces individus, et le monde extérieur où ils sont appe*
lés à vivre , nous allons traiter les questions relatives à la dégénéres-
cence et à la persistance des variétés de nos plantes cultivées. Mais
auparavant il est indispensable de rappeler les procédés généraux emr
ployés à la propagation des espèces végétales considérées dans les indi-
vidus qui les représentent, soit comme simples variétés, soit comme
races ou encore comme sous-espèces.
PBOPAGATION DES BSPitCKS VBGETALXS.
L*homme emploie deux moyens généraux pour propager les espèces
végétales :
A. le mode de la simple division dun individu représentant une
espèce, une sous-espèce, une race ou une simple variété;
B. le moyen du semis des graines issues d un individu.
A. FftOPAOATION AD MOTBII DE LA SIMPLE DITlSION D*UII IHDIf IDU.
Elle sopère par le développement d*une partie organisée qui est séparée
d'un individu vivant, soit par l'art horticole, soit par une circonstance
indépendante de la volonté de l'homme.
1. Propagation par marcotte.
Une tige ou une branche ordinairement couchée , et en partie cou-
verte de terre ou de mousse humide , produit des racines sans cesser
d'appartenir â la plante mère ; si, au bout d'un certain temps, on sépare
de celle-ci la tige ou la branche enracinée, on a une marcotte représen-
tant la plante mère.
2. Propagation par bootare.
Une tige , une branche , une feuille, qu'on met en terre, après l'avoir
séparée d'une plante, pousse des racines et devient un individu vivant
qu'on dit avoir été obtenu de boutare.
Si une bouture se compose d une jeune pousse et d'un tronçon de
vieux bois, elle porte le nom de crossette. Cette sorte de bouture- est
particulièrement d'usage dans la plantation des vignobles.
3. Propagation par greffe.
Tout le monde sait qu'un bourgeon essentiel ou adventice, pris sur
une plante vivante , qu'on dispose sur une autre plante de manière à
établir le contact le plus intime entre les tissus les plus analogues et les
plus vivaces se soudent, conformément à la loi £hm(mzygie (Journal
38
298 JOURNAL DES SAVANTS.
des Savants, \Slxo), et qu'alors le bourgeon, qu'on appelle une greffe,
se développe, avec les caractères du végétal d'où il provient , en puisant
sa nourriture dans la_plante appelée sujet, sur laquelle il a été placé.
4. Propagadoo par bourgeons-tubercules.
Les tiges de plusieurs plantes produisent des bourgeons-tubercules.
Elles peàrent en développer à leur partie souterraine et à leur partie
aérienne; nous citerons comme exemple du premier cas les tubercules
de la pomme de terre et les cayeux de l'oignon du lys , et, comme
exemple du second, les bulbilles du lys bulbifère. Ces bourgeons-tuber-
cules, mis en terre, reproduisent des individus identiques à leurs plantes
mères respectives.
B. PROPAGATION AU MOTBN DES BWiU.
Le moyen de propager les végétaux par semis peut donner des ré-
sultats fort différents de ceux que donne la propagation par la simple
division de la plante mère. En effet, si on observe la plus |p:ande res-
semblance possible entre une plante et les individus qui en provien-
nent au moyen de la simple division, soit qu'on ait recouru au déve-
loppement d'un bulbiile, d'un cayeu, d'une greffe, soit qu*on ait fait
des boutures ou des marcottes , il pourra en être tout autrement lors-
qu'on sèmera des graines recueillies sur une même plante: car, si les in<
dividus issus de ces graines possèdent les caractères essentiels à leur
espèce, il pourra arriver, nous ne disons pas il arrivera toujours , que
quelques-uns au moins différeront plus ou moins des autres.
La conséquence de ces faits est facile à déduire. Toutes les fois qu'il
s'agira de propager quelqu'une des innombrables variétés de plantes
que l'on cultive soit à cause de la qualité alimentaire de leurs fleurs ,
de leurs feuilles , de leurs tiges ou de leurs racines , soit à cause de la
beauté de leurs fleurs , des panàchures de leurs feuilles , en un mot à
cause d'une particularité quelconque qu'on voudra perpétuer, on aura
recours à la propagation par simple division , tandis qu'au contraire on
recourera au semis, si l'on veut obtenir des variétés nouvelles, c'est-à-dire
des individus qui différeront du porte-graines par quelque propriété,
quelque attribut utile ou simplement agréable. Citons, comme un exem-
ple aussi remarquable que frappant de la distinction dont nous parlons,
l'origine et la propagation de la variété spectabilis du robinia pseudo-
acacia. M. Descemet, ayant fait, en i8o3 ou i8o5, un semis de
graines du robinia pseudo^Lcacia, dans sa pépinière de Saint-Denis près
de Paris , remarqua un individu sans épines parmi ceux qui provinrent
MAI 1846. 209
de ces graines. Eh bien, cest de la division de cet individu, au moyen
des marcottes , boutures ou grefles , que proviennent tous ceux de la va-
riété spectahilis qui sont répandus aujourd'hui dans le monde, et, chose
remarquable, les individus de cette variété sans épines, identiques à
la plante mère , produisent des graines ; mais ces graines n'ont produit
jusqu'ici que des plantes à épines, c est-à-dire des individus identiques
au rohinia pseudo-acacia ordinab*e.
En citant ce fait nous n'en tirons pas la conséquence générale que
toutes les variétés obtenues de semis donnent des graines capables de
reproduire des individus identiques à Tespèce non modifiée; seulement
nous prétendons établir comme vraie celte proposition.qucbrsçaonveat
propager à coup sûr ane modification qui s' est fait remarquer dans une plante, il
faut recourir à la propagation par simple division de la plante modelée ; car,
par la voie du semis de ses graines, il n'sst pas certain qu'on reproduira
des individus identiques à la plante mère,
S a. LES ESPACES DES COEPS VIVANTS, GONSIDl^R^ES RELATIVEMENT AU GROUPE-
MENT DES INDIVIDUS QUI LES REPRESENTENT RESPECTIVEMENT, DONNENT LIEU
X CINQ DISTINCTIONS G^NiRALBS.
Après les généralités précédentes, nous entrons en matière par quel-
ques remarques faites dans le double but de rappeler les définitions
dont notre second article a été l'objet, et de rendre plus facile à saisir
le point de vue où nous nous sommes placé pour subordonner ces dé-
finitions aux règles de la méthode expérimentale , telle que nous en
concevons l'application à l'histoire naturelle.
Dans l'intention d'exprimer de la manière la plus concise, que les
individus composant une espèce ont plus de rapports mutuels qu'ils n'en
ont avec tous autres analogues , nous avons dit que tespèce comprend
tous les individus issus d'un même être ou de deux êtres, suivant que les sexes
sont unis ou séparés. Si cette définition ne peut, à la lettre, devenir Tobjet
d'une démonstration rigoureuse , à cause de l'impossibilité oà Von est de
prouver qu'il n'y a eu primitivement, pour chaque espèce des corps vivants
actuels, Qv'vN seul ou deux individus ^ en attribuant l'origine de celle-
ci & l'époque où elle a acquis la forme que nous lui voyons, soit
qu'elle l'ait reçue dès sa création , ou qu elle ait éprouvé des modifica-
tions antérieurement à cette époque, et si, sous ce rapport, la critique
absolue peut reprendre quelque chose d'hypothétique à la définition ,
cependant nous l'avons adoptée sans hésitation, parce qu'elle résume
notre opinion avec autant de concision que de clarté, sans doxmer lieu
38.
300 JOURNAL DES SAVANTS.
à aucune interprétation erronée : car évidemment le fond des choses
reste le même, soit que chaque espèce ait reçu sa forme actuelle dans
un seul individu ou dans un seul couple , soit qu'elle l'ait reçue dans
plusieurs individus ou dans plusieurs couples d'individus.
Comme nous 1 avons dit ailleurs ( a* article) , l'espèce comprend donc
tous les individus issus d'un même père et d'une même mère : ces in-
dividus leur ressemblent autant que possible relativement aux individus
d'une autre espèce : ils sont donc caractérisés par la similitude d'un
certaÎB nombre de rapports mutuels existant entre des organes de même
nom; quant aux différences placées hors de ces rapports, elles cons-
tituent des variétés.
Les variétés sont dites simples, si les différences ne se perpétuent
pas, ou, si elles se perpétuent par la génération , ce n est que dans un très-
petit nombre de localités non identiques; elles constituent des races, si
les différences sont prononcées et de nature à se perpétuer par la géné-
ration d'une manière à peu près constante 'dans un certain nombre de
localités non identiques; elles constituent enfin des soas-espèces , si les
différences caractéristiques très-prononcées se perpétuent d'une manière
constante dans tous les lieux où les individus qui composent l'espèce
peuvent vivre. Ces définitions démontrent la nécessité d'envisager les
localités relativement à toutes les causes du monde extérieur capables
de modifier les corps vivants qu'on y étudie. C'est le seul moyen de
donner de la précision à la valeur des modifications produites, consi-
dérées comme caractères de l'espèce.
Nous allons reprendre ces définitions en sous-œuvre afin de leur
donner toute l'exactitude possible, en considérant au point de vue le
plus général, par rapport à l'espèce , la subordination des différents
groupes d'individus qui constituent de simples variétés, des races et des
soas-espèces.
En appliquant ces nouvelles considérations à l'ensemble des espèces
végétides et animales , nous sommes conduit à établir des distinctions
de cinq sortes concernant les rapports mutuels qui peuvent exister
entre les différents groupes d'individus constituant de simples variétés ,
des races ou des sous-espèces, relativement à la notion de l'espèce à la-
quelle ces groupes se rapportent. Nous désignerons ces distinctions par
les cinq premières lettres de l'alphabet grec alpha, béta, gamma, delta,
epsilon.
disthiction alpha (A).
Lorsque les individus qui composent une espèce n'offirent au natura-
MAI 1846. 301
liste que des diCFérences trop légères pour qu'il juge convenable d'éta-
blir parmi eux des variétés distinguées par des noms particuliers , on
peut considérer un de ces individus, ou deux, si les sexes sont séparés,
comme des types de Tespèce à laquelle ils appartiennent.
Les espèces qui se trouvent dans cette condition reçoivent la dis-
tinction alpha.
Nous distinguons plusieurs sortes de différences qui sont trop légères
pour constituer des variétés auxquelles on donnerait un nom spécial.
La première sorte est la variation des botanistes qui ne se reproduit
pas d'une manière constante par la génération.
La seconde sorte sera une différence dans la taille, dans la vigueur des
individus , suivant qu'ils se seront développés dans des circonstances fa-
vorables ou défavorables. Quoique ces différences puissent se transmettre
par génération des ascendants à leurs descendants, les circonstances
locales restant tes mêmes, si elles s'effacent dans d'autres circonstances,
il n'y aura pas lieu encore & donner des noms particuliers aux individus
qui les présentent.
En définitive, après avoir indiqué les caractères conununs à tous les
individus de l'espèce bien constitués , il suffira d'indiquer les qualités
variables ou les variations , et les circonstances capables de produire
quelque modification de taille et de vigueur dans les individus.
Le kœlreatheria offre l'exemple d'une espèce à laquelle alphxi est ap-
plicable.
Le seigle commun [secale céréale) peut être cité comme un second
exemple; car il est généralement reconnu des botanistes et des agro-
nomes pour n'avoir subi aucune modification permanente, malgré la
longue culture à laquelle il a été soumis et la diversité des sols et des
climats dans lesquels de nombreuses générations d'individus se sont
incessamment perpétuées. La seule modification qu'il ait éprouvée est
une diminution de taille et de viguem^ dans des terrains maigres. Il a
suffi à Tessier de semer plusieurs fois en automne, dans un même lieu ,
des graines du petit seigle, du seigle trémois, du seigle marsaiSf du seigle
de printemps, pour obtenir un seigle identique au seigle commun.
Nous citerons deux espèces animales qui sont dans le cas des précé-
dentes, suivant M. Agassiz, le brochet (esox lacias) et la perche [perça
flamatilis).
En résumé, dans les espèces auxquelles la distinction alpha est appli-
cable , tous les individus bien constitués peuvent être considérés comme
types de leur espèce.
302 JOURNAL DES SAVANTS.
DISTINCTION bAta (B).
U en sera autrement, si un certain nombre d'individus, appartenant
à une même espèce, présentent quelques différences remarquables et
constantes dans certaines circonstances. Tel est le cas de la variété spec-
tabilù du robinia pseudo-acacia : les individus épineux représentent l'es-
pèce, et les individus non épineux représentent une variété de cette
espèce, qui, jusqu'ici, n'a pu être propagée par la voie des semis, ainsi
que nous en avons déjà fait la remarque.
L'origine de cette variété étant parfaitement connue, on ne peut dou-
ter que les individus dépourvus d'épines qui la représentent forment
un groupe subordonné à l'ensemJîle des individus épineux représen-
tant l'espèce , puisqu'en définitive nous avons la certitude que ceux-ci
ont donné naissance aux premiers.
Nous ajouterons qu'on a signalé, dans ces derniers temps, jusqu'à
cinquante variétés au moins de robinia, obtenues de serais et propagées
par la division des individus modifiés, mais ces variétés, dit-on, n'ont
pu être propagées de graines.
En résumé, dans les espèces auxquelles la distinction bêta est appli-
cable, il y a des individus types et des variétés.
DISTINCTION GAMMA (r).
On peut trouver dans la nature, c'est-à-dire dans des terrains non
cultivés , des individus susceptibles d'être considérés comme types de
leur espèce. Tels sont ceux, par exemple, de la carotte sauvage, venus
dans des lieux où l'homme n'en confia pas les graines à une terre pré-
parée d'avance.
Maintenant , par la culture , on est parvenu à modifier des individus
de la carotte sauvage, de manière à constituer des variétés qui se pro-
pagent de semis avec assez de constance, du moins dans des circons-
tances déterminées, pour qu'on puisse les assimiler à des races.
C'est ici que se placent les belles observations de M. Vilmorin, dont
la liaison avec le sujet que nous traitons a trop d'intimité pour que nous
ne saisissions pas l'occasion de les citer, avec les conséquences que com-
porte leur précision, et avec les développements dont l'importance est
incontestable, lorsqu'on les considère au point de vue général où nous
nous sommes placé.
La carotte sauvage est annuelle. Si on sème les graines au prin-
temps, dans un jardin, on reproduit des individus annuels identique!
à la carotte sauvage. Le pincement de la tige , à diverses époques d«
MAI 1846. 303
5oa développement, pratiqué sur un certain nombre d*individus , na<
mène aucun changement notable. Mais, si on sème au milieu de Tété
un nombre convenable de graines, au lieu de les semer au printemps, on
obtient des individus dont la tige ne monte pas, et, fait remarquable,
les racines, à lajinde Vantonme, sont déjà modifiées. Si, au printemps sui-
vant, on repique ces individus, ils fleurissent et donnent des graines;
les racines ont éprouvé une modification déjà fort notable.
En semant les graines obtenues des individus dont les racines avaient
subi le plus de modifications, on obtient un certain nombre de carottes
d*une seconde génération, plus modifiées que ne Tétaient celles de la
première.
Enfin les graines de carottes de la seconde génération donnent des
carottes dune troisième génération profondément ùiodifiées, et, fait
remarquable, ccst que, dans un semis du printemps, quelques indi-
vidus seulement ont monté.
Les carottes de la troisième génération diflèrent de la carotte culti-
vée ordinaire par une chair plus compacte, un peu plus sèche et pâ-
teuse, un goût moins fort, une saveur aussi sucrée et un volume plus
considérable. Quant à la couleur, la plupart des individus , comme ceux
de la première et de la seconde génération, présentent une racine
blanche ou jaune de citron, tandis quil en est d*autres dont la racine
a une couleur rouge orangé si prononcée, un goût si fort et si relevé,
que M. Vilmorin ne doute pas qu'en semant les graines de ces derniers
individus il n'eût reproduit la carotte rouge cultivée la plus commune.
Mais il a préféré propager les carottes blanches et jaunes, à cause de
leur goût moins aromatique.
On voit donc comment Fépoque du semis a modifié les individus
venus des graines de la carotte sauvage, et comment les modifica-
tions ne se sont pas étendues à tous les individus, résultat quil faut
attribuer à ce que les circonstances de la végétation des mêmes graines
n'ont pas été identiques, ou à ce que les graines elles-mêmes étaient
difiérentes, ou, enfin, au concours des deux causes dont nous parlons,
tout en remarquant ^ue , dans cette supposition, la seconde cause a
dû être bien plus emcace que la première, ainsi que nous le verrons
plus loin.
Les recherches de M. Vilmorin sur les modifications de la carotte
sauvage sont d autant plus précieuses à nos yeux, quelles offrent une
preuve évidente des succès qui attendent le naturaliste dans la nouvelle
carrière. quelles ouvrent à ses efforts. Elles donnent un bel exemple
de la puissance d une cidture raisonnée dans la recherche des causes
304 JOURNAL DES SAVANTS.
prochaines capables de modifier les végétaux, en même temps qu'elles
montrent la possibilité d*aborder des questions qui , sans le secours de
l'expérience , fussent restées insolubles.
En définitive, dans les espèces auxquelles la distinction gamma est
applicable, il y a des individus ty-pes et des variétés capables de se pro-
pager par semis, avec assez de constance pour qu*on les considère
comme constituant des variétés bien définies ou même des races.
DISTI)«GTI01I BÊTA PLUS GAMMA (jS-i-y).
Elle comprend des espèces dans lesqudles il y a des types, et, en
outre ,
1* Des variétés qui se propagent par division et non de semis;
3® Des variétés qui se propagent de semis, et avec assez de cons-
tance pour être définies ou même pour constituer des races.
Si Ton venait incontestablement à obtenir des variétés de robinia
pseud(Hicacia susceptibles de se propager de semis , alors l'espèce robi-
nia recevrait la double distinction bêta plus gamma {fi^y).
DISTIlfCTlGN DELTA (A).
I] s*en faut beaucoup que Torigine des différents groupes d'individus
appartenant à une même espèce soit aussi bien connue dans là plu-
part des cas, qu e]le Test à Tégard des espèces auxquelles les distinc-
tions précédentes bêta et gammxi s'appliquent. U peut donc y avoir des
espèces qui présenteront deux ou plusieurs groupes d'individus consti-
tuant deux ou plusieurs variétés, sans qu'il soit possible de considérer
un des groupes comme formé d*individus types de l'espèce. 11 est donc
exact de dire qu'il n'y a point alors de type individuel connu de cette
espèce, puisque la notion de celle-ci se compose de caractères com-
muns à des groupes distincts, sans qu'on puisse affirmer que Tun des
groupes comprend des individus non modifiés.
En résumé, dans les espèces auxquelles la distinction delta est ap-
plicable , il n'y a que des variétés et pas d'individus types.
Nous citerons plusieurs exemples représentant des cas particuliers
du cas général auquel la distinction delta est applicable.
1*' CAS. — Simples variétés da type (Ai).
On distingue, parmi les individus du prunus padas (L.), des indivi-
dus à fruits noirs et des individus à finits rouges, lesqueb sont ca-
pables de se propager de graines d'une manière assez constante pour
qu'on en ait fait deux variétés.
MAI 1846. 305
S'il était démontré que les uns tirassent leur origine des autres,
comme il est démontré que la carotte cultivée provient de la carotte
sauvage, l'espèce prunus padus serait comprise dans la distinction
^mma; mais, comme cette opinion n'est pas celle de la plupart des
botanistes, sans préjuger la question, nous appliquons à cette espèce la
distinction delta.
(^espèce hélice mignonne [hélix pulchella) est dans ce cas, siiivantM.Âgas-
siz ; car elle est représentée par les deux variétés (a) — lisse , ( fr) — à côtes,
2* CAS. -^ Variétés àa type et races dérivées des variétés du type (Â a).
Ce que nous venons de dire est applicable au merisier {cerasus
Qvium). Dans l'impossibilité d'affirmer que le type de l'espèce a les fruits
noirs, rouges, ou même blancs, on est forcé de considérer les indi-
vidus qui présentent ces différences comme deux ou trois variétés du
type, et d'appliquer conséquemment à l'espèce merisier la distinction
delta. Mais le merisier présente des faits que ne présente pas le prunas
padus f c'est que les botanistes et les horticulteurs reconnaissent una-
nimement que la culture en a obtenu trois races distinctes, le guignier, le
bigarreautier et le heaume. Ces i*aces, au moins les deux prerm'ères, se
reproduisent de graines, et, fait remarquable, chacune d'elles ren-
ferme des variétés dont les fruits, par leur couleur noire, rouge ou
blanche, correspondent aux trois variétés types.
3* CAS. -r Races dérivées d'un type inconnu ou imparfaitement connu (A3).
Lorsqu'un grand nombre de variétés, ou lorsque des races capables
de se reproduire de semis sont issues d'une plante cultivée depuis long-
temps dans des pays étrangers à son origine , il peut être difficile , dans
ces pays mêmes, de prononcer sur le type d'où ces variétés dérivent, et de
faire ainsi la part des modifications apportées aux caractères du type par
le climat et la culture. Sans vouloir trancher ici la question de savoir si
le cerisier [prunus cerasus de L.) est indigène de l'Europe occidentale
et particulièrement de la France, comme le prétend Rozier, ou s'il est
indigène de l'Asie, et notamment des environs deCérasonte, où Tour-
nefort en a observé des individus croissant spontanément sur des col-
lines, sans vouloir rechercher si ceux-ci ne sont pas déjà des modifica-
tions du type, nous dirons jusqu'à nouvel ordre que le cerisier, tel
qu'il se montre dans les terrains cultivés de la France, se trouve repré-
senté par des races dont le type n est point encore incontestablement
connu. Dès lors, nous le citons comme un troisième cas de la dis-
tinction delta.
39
306 JOURNAL DES SAVANTS.
DISTINCTION EPSILON.
Supposons vraie Topimoa dans laquelle on admet que Tbomme
bknc et le nègre descendent du même père et de la même mère; pav
la raison que jusqu'ici on n*a jamais observé qu'un père blanc et une
mère blanche aient donné naissance à un nègre, ni qu'un nègre et une
ogresse aient donné naissance à un blanc, l'espèce homme e^« dans
cette hypothèse, représentée par deux variétés assez constantes pour
conserver leurs caractères difiFérentiels dans les mêmes circonstances.
Or, quand des variétés d'une même espèce ont atteint à ce degré de
fixité, on peut les nommer avec assurance des soas-êspèces ^ toujours
dans l'hypothèse , bien entendu, où ou ne considère pas le hlanc et lé
nècre comme deux espèces différentes.
En définitive , dans les espèces auxqueUes la distinction epsilon est
apfdicable, il n*y a pas d'individus types d'espèce, mais des sous-es-
pèces permanentes dont le nombre peut varier.
Quatre cas peuvent se présenter pour les sous-espèces d'une espèce
végétale :
i"' COS. 11 y a des races sans variétés (E i).
2* cas. 11 y a des races avec des variétés qui ne se propagent pas de
graines (£ ^ )•
3* cas. Il y a des races avec des variétés qui se propagent de graines
(E 3).
â* cas. Il y a des races avec des variétés,
(a) qui se propagent de graines,
( b) qui ne se propagent pas de graines (E k).
Voilà, à notre sens, les distinctions rationnelles qu'on peut établir
en général aujourd'hui entre les individus compris dans une e^èce
donnée de corps vivants, lorsqu'on veut les réunir en différents groupes
dont les relations mutuelles , susceptibles de variations à différents de-
grés, donnent lieu aux catégories que nous avons désignées par les
mots types d'espèces ou simplement i^pes, variétés , races et sws-espèces.
Ces distinctions, exprimant les relations les plus générales de tous les
individus composant une association que l'on accepte aujourd'hui
comme une espèce, indépendamment de toute question d'origine, sont
des formules aussi simples que concises, douées du double avantage de
donner au naturaliste le moyen d'exprimer nettement son opinion sur
iM relations qu il reconnaît aux individus composant les espèces dont
il parie, et de fournir au critique le moyen de laire comprendre sa
pensée sans incertitude lorsqu'il devra parler, soit pour citer, soit
MAI 1846. 307
pour discuter les opinions diverses des naturalistes, relativement à la
subordination des individus d'une même espèce.
Si l'application d'une des cinq distinctions précédentes à une espèce
donnée est impossible actuellement, examen fait de cette impossibilité,
on appliquera à cette espèce la lettre oméga; enfin , on n imposera au-
cune lettre aux espèces qui n'auront pas été soumises à l'examen dont
nous parlons.
Qu'arrivera-t-il de Tadoption, par les natiu^alistes, des distinctions
que nous proposons? C'est que, si, dans les premiers species auxquels on
les appliquera . il se trouve beaucoup d'espèces marquées à^oméga ou
libres de toute lettre, ces espèces appelleront l'attention de tous les
observateurs sur les lacunes qu'il s'agira de remplir*
( La saite au prochaia cahier.)
E. CHEVREUL.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
La séance publique annuelle des cinq Académies a eu lieu le samedi a mai,
sous la présidence de M. Dunoyer, président de TÂcadémie des sciences morales et
politiques. Après un discours du président et le rapport de la commission du prix
de lingubtique sur le concours de i&46, le résultat de ce concours a été pro-
danié.
La commission a décerné le prix à M. A. J. Sjôgren, membre de T Académie im-
périale de Saint-Pétersbourg, auteur d*un livre intitulé : Ossetiidîe SpracUskn. . . .
Granunaire de la kmgae oisèts, avec un coart dictionnaire ossète-allemand et allemand^
ossète; Saint-Pétersbourg, décembre 1 844 tin- 4*; ouvrage consciencieux et savant,
qui fait pour la première fois connaître, dans tous ses détails, un des idiomes les
plus anciens et les plus intéressants du Gincase.
Elle accorde une mention honorable à M. le docteur Curtius , qui, dans son ou-
vrage de grammaire comparative (Die Spracfcttfrj/tftcAiiA^. . . De t étude comparée dm
langues dans ton rapport avec la philologie classique; Berlin, i845. brochure in-8*;
plus : Die Bildung. . . Formation des temps et des modes en grec et en latin, exposée
diaprés la comparaison des langues^ Berlin, i846, in-8'') a su faire servir, avec autant
de sagacité aue de mesure, la connaissance qu il possède des langues de llnde à
Tanalyse de la conjugaison grecque.
La commission annonce qo*elle accordera, pour le concomrs de 1847» une mé-
daille d or de la valeur de i,aoo francs à Touvrage de philologie comparée qui loi
en paraîtra le plus digne foimk les ouvragea, .tant imprimés qne mannscrita, ^i
39.
308 JOURNAL DES SAVANTS.
lui seront adressés. U faudra que les travaux dont il .8*agiL aient été entrepris à peu
|)rès dans les mêmes vues que ceux dont les langues romane et germanique ont été
*ob}et depuis quelques années. L*analyse comparée de deux idiomes et celle d*une
famflle entière de langues seront également admises au concours. Mais la commis-
sion ne peut trop recommander aux concurrents d*envisager, sous le point de vue
comparatif et historique, les idiomes quils auront choisis, et de ne pas se borner
i l'analyse logique ou à ce qu*on appelle la grammairt générale. Les mémoires ma-
nuscrits envoyés avant le i*' mars 18&7, elles ouvrages imprimés qui seront en-
voyés avant la même époque, pourvu quils aient été publiés depuis le 1" janvier
iS^6» seront également admis au concours. Us devront être adressés, francs de
port, an secrétariat de Tlnstitut.
La séance a été terminée par la lecture des morceaux suivants : 1* Comianlin en
Goide, fragment historique , par M. Amédée Thierry, membre de TAcadémie des
sciences morales et politiques; a* Expériences sar îajoree vitale, par H. Dutrochet,
membre de F Académie des sciences; 3" Fragment a an enai sar Vhistoire de la for-
mation et des progrès da tiers-état, par M. Augustin Thierry, membre de TAcadémie
des inscriptions et belles-lettres ; 4*" Notice sar V Académie royale de masiqae, par
M. Hidévy, membre de T Académie des beaux-arts; 5* Quelques fables inédites,
r M. Viennet, membre de T Académie française.
e
ACADÉMIE DES SCIENCES.
L*Académie des sciences a tenu , le lundi 1 1 mai, sa séance publique annuelle,
sous la présidence de M. Klie de Beaumont. Après la prodamation des prix décer-
nés et des sujets de prix proposés , M. Arago , secrétaire perpétuel , a lu une biogra-
phie de Gaspard Monge.
prix décernés.
(concours de 1844.)
Prix de physiologie expérimentale. Ce prix a été décerné à M. Agassiz, pour Bta
travaux sur les poissons vivants et sur les poissons fossiles. Un second prix a été
accordé à M. Bischoff, pour son ouvrage intitulé : Histoire da développement de l'ms^
et du fœtus da chien. Une mention honorable a été obtenue par M. Raciborski, pour
avoir étendu àTespèce humaine le résultat des recherches de M. Pouchet (couron-
nées Tannée dernière par TAcadémie) concernant fovulation spontanée des mam-
mifères.
Prix relatifs aax arts insalabres. L* Académie a décerné une récompense de
a, 000 fi*ftncs à M. Chaussenot aine, sur les prix de la fondation Montyon, pour
les appareils qu il a construits à Teffet de dimmuer les chances d'explosion des gé-
nérateurs de la vapeur d*eau. ^
Prix de médecine et de chirurgie. L* Académie a accordé : 1* une somme de
i,5oo francs à M. Amussat, comme récompense pour ses expériences et ses (obser-
vations sur les blessures des vaisseaux sanguins; a* une somme de 1, a 00 francs
i M. Bonnet, comme récompense pour ses recherches sur les maladies des articu-
lations; 3" une somme de 600 francs à MM. Alfred Becquerel et Rodier, comme en-
couragements pour leurs travaux sur la composition du sang de Thomme à Tétat de
santé et i Tétat de maladie; 4* une somme de 5oo francs , également à titre d'en-
couragement, à M. ReveiUé^Parise^ pour ses observations sur Temploi des feuilles
\
MAI 1846. 309
minces de plomb dans le pansement des plaies; 5* une pareille somme, au même
titre, a M. Morel-Lavidlée, pour son mémoire sur les luxations de la davicule. Elle
a décerné une mention honorable à M. Donné , pour ses travaux de microscopte
appliqués à Tétude pathologique des liquides de 1 économie , et à M. Clias pour ses
méthodes de gymnastique.
Prix t astronomie fondé par M. de Lalande, Ce prix a été partagé entre M. de Vico,
directeur de l'observatoire du collège romain , et M. Darrest, attaché à Tobservatoire
de Berlin. Ces deux astronomes avaient Tun et Tautre découvert une comète, dans
le courant de Tannée i844.
Prix de statistique. Ce prix a été décerné à M. Chriette père, auteur d*une statis-
tique générale du, département de la Marne, accompagnée d'un atlas in-folio. L* Aca-
démie a accordé des mentions honorables à MM. de Boutteville et Parchappe, au-
teurs d*un ouvrage intitulé : Notice statistique sur l'asile des aliénés de la Seine-Infé-
rieure; à M. Jules Gossin, ancien conseiller à la cour royale de Paris ^ pour des
recherches statistiques sur les pauvres , dont s*est occupée la société charitable de
Saint Régis, instituée à Paris pour faciliter le mariage civil et relîgie«x des indi-
gents du département delà Seine; à M. Emile Gaymard, ingénieur des mines,
pour sa Statistique du département de l'Isère, accompagnée d'une carte géologique.
Prix fondé par AT" la marquise de Laplace, Une ordonnance royale ayant autorisé
r Académie des sciences à accepter la donation qui lui a été faite par M"^ la mar-
auise de Laplace, d*une rente pour la fondation à perpétuité d*un prix consistant
ans la collection complète des œuvres de Laplace , prix qui devra être décerné ,
chaque année, au premier élève sortant de Técole polytechnique , le président a re-
mis de sa main les cinq volumes de la mécanique céleste, ï exposition du système du
monde et le traité des probabilités, à M. Bertin , entré à l'école des ponts et chaus-
sées.
L* Académie a décidé' qu*U ny avait pas lieu de décerner le prix de mécanique
fondé par M. de Montyon.
nvix PROPOSiis^
Sciences physiques. L* Académie décernera, dans sa prochaine séance puUiquer
1* Le grand pjrix des sciences physiques proposé pour i843 et remis au con-
cours pour i845« sur cette question : i Déterminer, par des expériences précises*
les quantités de chaleur dégagées dans les combinaisons chimiques. »
a* Le grand prix des sciences physiques de i8â5, dont le sujet est : «Démon-
trer par une étude nouvelle et approfondie, et par une description, accompa^ée
de figures, des organes de la reproduction des deux sexes, dans les cinq classes
d^animaux vertéb^, Tanalogie des parties qui constituent ces organes, la marche
de leur dégradation et les bases que peut y trouver la classification générale des
espèces de ce type. »
Ces deux concours ont été dos le 3i décembre i845.
3» Le prix relatif au développement du fœtus dans l'œuf , proposé en 1837 pour
1839, remis au concours pour i843 et de nouveau pour i8i6.
à* Le prix de i,5oo firancs fondé par M. Manni, sur la question des morts appa-
rentes.
Ces deux derniers concours ont été clos le 1" avril i846.
L'Académie décernera également, dans sa prochaine séance, le prix de physiologie
expérimentale et le prix rdatif aux arts insalubres (concours de i845).
310 JOURNAL DES SAVANTS.
L* Académie rappdle qu*dle a proposé pour sujet du grand prix des acieiioes
nalnrdles pour lody : «Tétude des mouveBients des corps reprodadeurs ou
spoi«s des algues zoosporées et des corps renCennés dans les aothéridies de»
cryptogames, telles que diara, mousses, hépatiques et focacéea.» Les mémoires
devront être remis au secrétariat de Tlnstitut avant le i* avril iSkj*
Sciences malkématiqëes. L* Académie décernera, dans sa prochaine séance pnhKque,
le grand prix des sciences mathématiques, proposé d*abord pour i843, et dont le
sujet était : « Perfectionner les méthodes par lesquelles on résout le problème des
perturbations de la lune ou des planètes , et remplacer les développements ordi-
naires en séries de sinus et de cosinus par d*autces dévelcmpements plus conver-
gents composés de termes périodiques que Ton puisse calculer facilement i Taide
de certaines taUes construites une fcîs pour tontes, » question remise au concours
de i846« dans les termes suivants , afin de laisser aux ccMMmrrents toute la latitude
possible : « Perfectionner dans qudque point essentid la théorie des perturbations
planétaires. » Ce concours a été fermé le i* mars i846.
Elle décernera, dans la même séance, le prix d^astronomie fondé par M. de La**
lande, et le prix de mécanique et de statistique de la fondation de M. de Bfontyon..
L* Académie rappelle qu*eUe a proposé pour sujet du grand prix de mathéma-.
tiques de Tannée i846 la question suivante: « Perfectionner dans quelque point
essentiel la théorie des fonctions abâiennes, ou , plus généralement, des Iranscen-^
dantes qui résultent de la considération des intégrales de quantités algébriques. »
Le prix consistera en une médaille 4*or de la valeur de 3,ooo francs. Les mémoires
devront être adressés au secrétariat de Tlnstitut avant le i* octobre i846.
Elle rappelle également que le sujet du grand prix de mathématiques de Tan*
née 1847 ^^la question suivante: «Établir les équations des mouvements géné-
raux de Tatmosphère terrestre, en ayant égard à la rotation de la terre, àTaction ca*
loriûque du soleil et aux forces attractives du soleil et de la Kme. Les auteurs sont
inviuâ à faire voir la concordance de leur théorie avec qudques-uns des mouve-
ments atmosphériques les mieux constatés. Lors même que la question n*aurait
pas été complètement résolue, si Tauteur d*un mémoire avait fait quelque pas im-
portant vers sa solution , TAcadémie pourrait lui accorder le prix. » Les pièces de
concours devront être remises avant le i** mars 1847.
L'Académie propose en ces termes le sujet du grand prix de mathématiques à
décerner en i848 : «Trouver les intégrales des équajtions de Téquiiibre intérieur
d'un corps solide élastique et homogène dont toutes les dimensions sont finies ;
pareKemple, d'un parallWpipède ou d'un cyUndi*e droit, en supposant connues
les pressions ou tractions inégales exercées aux di0érents points de sa surface. » Le
prix consistera en une médaille d'or de la valeur de 3,ôoo francs. Les mémoires
devront être parvenus avant le 1* novembre i847*
Pris extraordinaire tar VappHcation de la vapear à h navi(fation. Le Roi , sur la
proposition de M. le baron Charles Dupin , a ordonné qu'un prix de 6,000 francs
serait décerné par TAcadémie des sciences • au meilleur ouvrage ou mémoire sur
l'emploi fe plus avantageux de la vapeur pour la mardie des narires , et sur le sys-
tème de mécanisme, d installation , d'arrimage et d'armement, qu'on doit prélérer
pour cette classe de bâtiments. » Cette question, proposée en i836, avait été suc-
spere»
bution du prix, des travaux remarquables , dont ^Académie a d^à connaissance.
MAI 1846. 311
obtiendront an succès qui les rendra dignes du prix, a proposé à TAcadémie de
maintenir le concours ouvert jusqu'au i*juUIet 18&8. L'Académie a adopté la con-
clusion de la commission.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
M. Vaudoyer, membre de T Académie des beaux-arts, seclion d'architecture, est
mort le a 7 mai i846.
SOCIÉTÉS SAVANTES.
La société des antiquaires de la Mprinie décernera, dans sa séance du ai décem-
bre 1847 : i"" une médaille d'or de Sooirancs au meilleur mémoire qui lui aura été
présenté sur la question suivante : « Rechercher les causes générales et partictdières
auxquelles on doit attribuer le grand nombre de monuments d'architecture religieuse
de premier et de second ordre qui ont été éleyét, pendant les xii*, xiii* et xrv* siècles ,
dans les provinces situées au nord de la Loire, comparativement au petit nombre
de ces monuments érigés, pendant la même période, dans les provinces au sud de ce
fleuve; » a*" une médaille a or de aoo francs à la meilleure notice biographique sur
Robert de Fiennes, plus connu sous le nom de Moreau de Fiennes, époux de la
châtelaine de Saint-Omer, et connétable de France immédiatement avant Dugues-
clin. Les mémoires présentés au concours devront être adressés, francs de port,
avant le i* octobre 1847, terme de rigueur, à M. de Givenchy, seo^étaire perpétuel
de la société , à Saint-Omer.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Essai historique sur les premiers manuels i invention oratoire jusqu'à Arislote, par
Ch. Benoit, licencié, ancien élève de Téoole normale. Paris, imprimerie de Fain et
Thunot, librairie de Joubert, i846, in-8* de 160 pages. — L*auteur de cette disser-
tation s'est proposé d'examiner les divers essais tentés par les premiers rhéteurs
pour réduire en art l'invention oratoire, depuis l'époque ouïe triomphe de la démo-
cratie en Grèce appela fous les citoyens aux luttes de la parole , jusqu'au temps d'A-
lexandre. Aristote n'avait pas dédaigné d écrire cette histoire ; il s'était préparé à son
grand traité sur la rhétorique par un ouvrage de ce genre, Te/yéh avpojùyyit^ où
il avait recueilli les méthodes oratoires de ses devanciers; malheureusement ce livre ,
auquel Gicéroii emprunta Thistoire abrégée de la rhétorique grecque, ne nous est
point parvenu. Pour reconstruire en partie cette œuvre regrettable, M. Benoit s'est
servi surtout, dans la première partie de son travail , de l'ouvrage que M. Léonard
Sprengel a publié sur ce sujet à Leipsick, en i838, mais sans en accepter toutes les
conclusions. Sa dissertation est divisée en quatorze chapitres, dans lesquels, après
avoir examiné à qudle époque et dans quelles circonstances se produisirent en
Grèce les premiers essais d'un art oratoire , il traite successivement de l'école sici-
lienne, de l'écoje athénienne, de Gorgias et de son écde, de l'éloquence pratique,
de l'influence de la dialectique sur U rhétorique athénienne, de la réaction de f é-
cole socratique, de la première Rhétorique d' Arislote, connue sous le nom de Rlié-
312 JOURNAL DES SAVANTS.
torique à Alexandre , de la grande Rhétorique d^Âristote en trois livres , de la preave
ou ae la dialectique oratoire, des lieux généraux de la preuve, de la théorie de.la
méditation appliquée à rinvention oratoire, des mœurs ou des passions oratmres,
de la grande Rhétorique d*Aristote arrangée en manuel.
On annonce, à la librairie de J. Renouard, une nouvelle publication, en 4 vo-
lumes in-8*, du traité de la Bienfaisance pabUqae, par M. deGérando.Ce sera pour
nous Toccasion d'appeler Tattention sur ce livre, qui jouit d*une estime si haute et
si bien méritée. L*ouvrage, précédé d'une introduction riche de laits, se compose
de quatre parties. Dans la première, Fauteur étudie Tindigence d*une manière gé-
néride; il en analyse les cauffès; il en apprétSe les rapports avec les lois , les mœurs,
Télat de Tindustrie; il montre les droits qu'elle a aux secours et les limites de ces
droits. 11 expose ainsi avec clarté Tétendue réelle du mal auquel la bienfaisance
puUique est destinée à porter remède. La seconde partie de Touvrage est consacrée
aux institutions qui ont pour but de prévenir riiidigence. M. de Gérando examine
d'abord tout ce qui tient à l'éducation des pauvres, et passe en revue l'histoire dé-
taillée des institutions qui protègent leur enfance et leur jeunesse, les établissements
destinés à assurer Tallaîtement des enfants par leur mère, les salles d'asile pour
ceux qui sont encore incapables de recevoir des leçons réffulières, les établisse-
ments d'orphelins, les institutions d'enfants trouvés ou délaissés , les écoles des
pauvres, des sourds-muets, des aveugles. Après avoir ainsi suivi l'enGint de sa nais-
sance jusqu'à l'âge adulte, l'auteur poursuit l'examen des moyens propres à préve-
nir rmdigence, en étudiant les institutions dont l'action s'exerce sur les hommes
faits; tels sont les établissements de prêts et les monts-de-piété, les sociétés de pré-
voyance et d'assurance mutuelle, les caisses d'épargne ou d'accumulation ; il con-
sacre aussi plusieurs chapitres aux moyens généraux qui peuvent influer sur l'a-
mélioration des classes peu aisées , et il est ainsi amené à étudier les conséquences
qui résultent à cet égard des lois, des mesures administratives, des mœurs et delà
religion. Dans la troisième partie, l'auteur étudie les moyens de remédier à la pau-
vreté en fournissant aux indigents du travaU, soit libre, soit forcé, et il passe en
revue tous les divers systèmes de maisons de travail , de mendicité ou de colonisa-
tion qui ont été adoptés dans divers pays. 11 étudie jusqu'à quel point et dans
quelle mesure les émigrations peuvent servir à l'amélioration du sort des pauvres
et doivent être encouragées. En s'approchant de plus près des moyens directs de
soulacement des malheureux, il examine les diverses méthodes de secours à domi-
cile , leur videur comparative, et trace les règles do ce genre d'institutions. Enfin ,
il arrive à l'étude des établissements hospitaliers, dernière ressource de la bienfiii-
sance publique. Après un aperçu historique plein d'intérêt, û passe en revue les
hôpitaux destinés aux maladies, soit générales , soit spédides; les hospices pour les
vieillards et les maisons consacrées aux aliénés. L'auteur, profitant pour ainsi dire,
des connaissances acquises par le lecteur dans les trois premières parties , revient,
dans la quatrième « à des considérations générales sur l'ensemble des secours. H
trace l'histoire des diverses législations sur les pauvres , soit chez les anciens , soit
chex les modernes ; il en apprécie l'esprit et les résultats , et passe de même en
revue les règles générales ae l'administration des secours publics. Ce rapide exposé
suffit pour faire sentir l'importance de cet ouvrage. C'est un résumé méthodique de
toutes les opinions qui ont influé sur le sort de l'indigence, et l'exposé des procé-
dés par lesqueb on a cherché à la prévenir ou à la guérir. Ce qui £pippe surtout le
lecteur, c'est la parfaite impartialité avec laquelle toutes les opinions sont débat-
'Urâs et toutes les institutions appréciées. ^ 1 occasion de chaque d3ssç d'ét^idt^se-
î
MAI 1846. 313
ments charitables, Taateur passe en revne les pays civilisés, et raconte, d'après les
documents les plus authentiques, les procédés oivers par lesquels on a tenté de ser-
vir la cause du malheur. Dans celte statistique de la pauvreté, on suit avec intérêt
les institutions delà France, de TÂngleterre , de rAliemagne, de la Suisse, de 11-
talie, de TEspagne et des États-Unis. Les efforts de tous sont appréciés avec une
égale bienveillance. L'auteur lui-même a visité un grand nombre des institutions
u*il décrit, et il a pu ainsi compléter, par son propre eicamen, ce qu'il a obtenu
es documents officiels.
Rapport sar les découvertes archéologiquesfaites aux sources de la Seine, par M. Henri
Baudot , président de la commission des antiquités du département de la Côte-
d*Or, etc., orné d'un plan et de seize planches gravées et lithograpbiées. Dijon, im-
primerie de Douiller, librairie de Lamarche, Paris, librairies de Techener et deDtt-
motdin, in-4* de 5o pages. — Des fouilles, commencées en i836 et poursuivies jus-
un'en i845 près des sources de la Seine sur la lisière du bois communal de Saint*-
oeine, ont mis à découvert les débris d'un monument gallo-romain d'un grand in-
térêt. La commission .des antiquités de la Côte-d'Or, qui a fait exécuter ces foufflesi^,
a reconnu dans ces débris les restes d*un temple élevé au fleuve de la Seine, opinion
qui parait démontrée par la nature des objets trouvés au milieu des ruines. Nous
emprunterons au rapport, que nous avons sous les yeux, quelques détails sur cette
découverte. Le plan des fondations successivement mises à jour o£fre un quadrilatère
de 67 mètres de longueur sur line largeur encore indéterminée. Quoique l'une des
hces n'ait pu être complélement relevée, le retour de l'angle nord et la régularité
des trois autres côtés ne peuvent laisser de doute sur la forme extérieure du monu-
ment, dont la façade principale devait regarder l'Orient. L'intérieur, distribué en
plusieurs ceUœ ou chapelles, présente, snivant le rapport de la commission, une véri-
table analogie avec la description que Pline nous a laissée d'un temple élevé k Œ»
tomne, fleuve d'Ombrie. Au milieu du temple de la Seine était une salle contenant
la source sacrée, qui s'écoulait par une rigole taillée dans la pierre et recouverte de
ddles. A droite de la source, tarie aujourd'hui, s'élevaient quatre colonnes d'ordire
dorique, dont on a retrouvé des fragment! et les bases encore à leur place. Deux
marches donnaient entrée à une chapelle ou probablement se trouvait la statue de
la Seine, assise en face de la source principale. Des tronçons de colonnes et de dia-
piteaux annoncent la richesse avec laquelle cette salle était ornée. Les autres cha*
pelles n'étaient pas décorées moins somptueusement. Des mari)res précieux, taillés
en moulures et en plaques destinées à revêtir les murailles; des enduits couverts
de peintures à fresques, à filets de différentes teintes; des pierres de liais sciées,
destinées au pavement ; de petits cubes en pierre de diverses couleurs ayant servi
à composer des mosaïques, plusieurs fragments, un entre autres, représentant la frise
d'une mosaïque à dessin grec, peuvent donner une idée de la décoration intérieure
de Tédifice. Quant à sa décoration extérieure, on n'a retrouvé que des fragments de
fûts et de chapiteaux corinthiens dont les proportions annoncent qu ils appar-
tenaient à des colonnes d'une grande hauteur, et dont le style accuse la bonne époque
de l'art chez les Romains. Le rapport décrit ensuite les objets placés dans rintériéor
du temple, les uns exposés à la vénération du peuple, les autres offerts à la divinité.
Parmi ces objets, trouvés au milieu des décombres, on remarque : 1* huit staCùès
de pierre de grandeur naturelle dont une, assise, semble représenter la principale di-
vinité du lieu; dans une statue d'homme, vêtu de la chlamyde, le rapporteur a cru
reconnaître l'Apollon Grannus, qui présidait aux sources et aux mntaines ans-
quelles on attribuait des propriétés curatives ; a* vingt-trois statues moins grandes kpn
ào
314 JOURNAL DES SAVANTS.
natnret dont sept figures d'enfants, ofirant cela de singulier qu'elles poi tenl dans
leurs bras des dbieus qu*e]les semblent présenter à la déesse; 3* une petite figure
de Uinenrei en bronze; b!" une statuette de Vénus en terre cuite; 5* trente-cinq léles
Et appartenu à des statues ou à des busies en pierre ; 6* trente-huit bustes, la
art en pierre; 7* des torses d'homme et de femme, des enfants emmaillotés,
nains, des pieds, des jambes isolées , dont deux portent des inscriptions votives ;
8* dans une des chapelles qui forment le pourtour du temple, et presque à la sur-
face du sol, un grand vase de ten e ferme au moyen d'une feuille de plomb, et au-
tour duquel éUit tracée ceite inscription : DE/E SEQVANA RVFVS DONAVIT.
Ge vase en contenait un autre plus petit, autour duquel étaient entassés cent-vingt
eK-voto découpés dans des feuilles de bronze et d'argent et représentant, d'une ma-
nière grossière, différentes parties du corps humain affectées de maladies. Le petit
vase contenait huit cent trente-six médailles romaines, la plus ancienne d Au-
guste, la plus récente de Magnus-Maximus, mort l'an 388 de notre ère. Parmi les
autres objets trouvés dans ces fouilles on jpeinarque particulièrement deux autds
chargés a inscriptions votives ; la plus lisible est ainsi reproduite dans le rapport :
AVG... SAC... DEiE SEQ FL FLAVIV PRO. SAL ...VNA NEP. SVI EX VOTO
VS. L. M. Le reste consiste en figures d'animaux de bronze, d'or et de pierre, vases,
fibules et fragments d'usten!>iles. Après avoir décrit ces objets avec beaucoup de soin,
le rapporteur examine quelle était la destination du monument, à quelle date on
peut nzer sa fondation, dans quel siècle et par quel événement il a ébé détruit. Les
loscriptions recueillies ne laissent aucun doute sur le premier point: c'était un
temple élevé à la déesse de la Seine sur la source même du fleuve , dont les eaux
passaient pour avoir la propriété de guérir certaines maladies. Quant à l'âge du
monument, M. Baudot, se fondant principalement sur la pureté du style des cha-
pitaux et dis autres fragments retrouvés, croit pouvoir en faire remonter la fonda-
tioa au règne d'Augusie. Pour fixer l'époque de sa destruction , il fait remarquer
que la plus récente des médailles contenues dans le vase, appartenant à la seconde
moitié du iv* siècle, époque qui est celle du triomphe de la religion chrétienne dans
la Gaule, on doit en conclure que le temple de la Seine subit le sort de presque
tous les monuments du culte païen, renversés , sur l'ordre des évéques, par les pre-
miers néophytes. Du charbon mêlé aux décombres, un lacrymatoire dont le verre
porte des traces de fusion, une masse considérable de plomb fondu trouvé dans l'in-
térieur de l'édifice, donnent lieu de penser que c'est par le feu que s'est opérée la
desfhiction de ce temple.
Vtyagien Sicile de Mohanimei-Ehn-Djohair de Valence » soas le règne de GuilUuune
le Bon; extrait du Voyage en Orient de Mohammed-Ebn-Djobair (ms. de la biblio-
thèque publique de Leyde, n* 3ao, pages ia4 et suiv.); texte arabe, suivi d'une
traduction et de noies, par M. Amari. (Extrait du Journal asiatique.) Paris, Impri-
merie royale, i846, iu-8* de vii-gS pages. — Abou'1-HosseinMohanmied-Eon-
Ahmed Ebn-Djobaïr, ne à Valence en 11 45 de notre ère, secrétaire d'Abou-Said,
gouverneur de Grenade , était écrivain et poêle distingué. Les biographes font men-
tion de deux de ses poèmes composés en l'honneur du célèbre Saladin. Dans un
pèlerinage nu'il fit à la Mecque, en 1 182, il visita l'Orient, et, à son retour, s'ar-
rêta en Sicile, après avoir couru les plus grands dangers dans le détroit de Mes-
sine. La relation qu'il écrivit de son voyage jouissait d'une grande renommée chez
le» Maures de l'Espagne. M. Amari en a extrait tout ce qui est relatif à la Sicile.
Le , récit d'l:Ibn<Djobair est facile, spirituel, et ses observations ont de la justesse et
de h oeifelé. Pendant qu'il parcourait la Siâle avec des marchands, pèlerins comme
MAI 1846. 315
lui, ses études, m position, son expérience des affaires publiques, lui attiraienl Ja
confiance des musulmans du pays, qu*il représente opprimés par les chrétiens, et
dont il peint les souffrances avec une tristesse profonde. Ses descriptions topogra-
phiques, ses anecdotes, ses remarques sur la différence de condition qui existait
entre les musulmans des villes et ceux des campagnes, ont pour nous un intérêt
de nouveauté, et toute sa relation peut être considérée comme une contre-partie
instructive des récits des chroniqueurs chrétiens, particulièrement de Hugo Fal<
cand, sur celte période de Thistoire de la Sicile.
Théâtre d'Eschyle, nouvelle traduction en vers, pnr Francis Robin. De Fimpri-
merie de Beau, à Saint-Germain ; librairie de L. Hachette, à Paris, i846, in-ia
de iLXX'àob pages. — Cette nouvelle traduction d*Ëschyle est précédée d'une dé*
dicace à M. Tissot et d*un avant-propos où le traducteur s'attache à faire ressortir les
I apports dn génie d*£scliyle avec celui d*Homère. Vient ensuite la traduction en ycrs
français des huit tragédies d*£schyle : Prométhée enchaîné , les Suppliantes, les Sept
devant Thèbes, les Pênes, Agamcmnon, les Choéphores, les Eaménides. Chacune un
ces pièces est précédée d'une analyse ou argument, emprunté de la version en prose
publiée récemment par M. Alexis Pierron. M. Robin nous parait avoir triomphé
d'une grande partie des obstacles que présentait la tâche difficile qu*il s*est imposée.
II s*est assujetti généralement à une fidélité rigoureuse. Dans toutes les parties de
^on travail, particulièrement dans Prométhée, dans les Suppliantes, dans les Sept de*
vaut Thèbes ^ dans les Choéphores , il fuit preuve d*un talent souple, et lutte souvent
d'énergie avec son admirable modèle. La critique sanctionnera sans doute les suf-
frages que M. Tissot exprime ainsi dans sa réponse à la dédicace du traducteur: ■&
vous ne pouvez disputer à Eschyle la palme de l'invention , si notre langue vous a
refusé les ressources de la sienne et les expressives créations de son style, vous en aves
un sentiment si vrai, qu il vous a maintes fois porté bonheur. J*ai remarqué surtout,
dans votre version, bon nombre de ces vers naturels qui semblent couler de source,
qui donnent tant de prix au dialogue, en faisant oublier Tauteur caché derrière
le personnage en scène. »
Bibliothèque de V école des chartes, revue d'érudition consacrée principalement k
l'étude du moyen âge. Septième année, 3* série, tome II. Troisième et quatrième
livraison (janvier — février, mars — avril 1 846). Paris, imprimerie de Didot, librairie
de Dumoulin, in-8% pages 189-384. On trouve dans ces deux livraisons un examen
critique de l'ouvrage de M. Génin, intitulé des Variations du langage français depuis
le m' siècle, par M. Fr. Guessard (deux articles) ; l'histoire d'un procès criminel
intenté par la commune de Dijon à Jean de Bauffremont, pour violation du dsoit
d asile dans la personne d'un alchimiste, en i&bf), par M. Marion; et des docu-
ments sur le siège de Carcassonne en i34o, publiés par M. Douêt d'Arcq. La so-
ciété de l'école des chartes annonce , pour ses prochaines livraisons : — Traité dog-
matique sur le classement d*une bibliothèque, document inédit du xiii* siècle, pubUé
par M. Philippe Le Bas, de l'Académie des inscriptions; une notice biographique
sur Jean Boudieiller, auteur de la Somme rurale; le texte d'un jugement lombard
rendu en 76a ; des vers inédits du poème adressé par Abélard à son fils Astrolabe,
lires d*un manuscrit de SaintOmer; des notices et extraits d'un manuscrit du Britiih
Muséum de Londres ; une notice sur les archives de Malte.
Traité élémentaire de topographie §t de lavis des plans, illustré de nombreusea
planches coloriées avec soin, et précédé de notions de géométrie accompagnées 4e
gravures sur bois ipterceléei dans le texte, par M. Tripou, profi^sseur de lopogr*^
phie et de dessin linéaire. Paris, imprimerie de Ploo, libr»îiie de Lan^ois et Li-^
4o.
ai6 JOURNAL DES SAVANTS.
dérf , vue àe la Harpe, in-4*i prix : 8 francs. — L'auteur de ee traité a pensé que
les iaslitatears, les professeurs de dessin qui possèdent quelques notions de géo*
méirie et d*arpeniage, accueilleraient avec plaisir un ouvrage k Taido duquel ils
pourraient lever des plans topographiques, les animer de teintes variées, et donner
pllu tard ces connaissances à leurs élèves. A Faide de procédés particuliers, sup-
pléait au travaâ de la main et le surpassant en perfection et en régularité, il a
composé cet ouvrage, qui présente une collection graduée de tous les accidents to-
pographiques : terres, prés, fleuves, rivières, bois, marais, montagnes, fortifica-
tions ^constructions, cultures diverses. Chaque figure est accompagnée de quelques
exptioations sommaires. Les éléments de topographie sont précéda de notions dé-
metitaires de géométrie ornées de quatre-vingt-douze figures gravées sur bois et
interoalées dans le texte. Ces notions sont le résumé des connaissances indispen-
sables de cette science k Tusage des dessinateurs ; elles comprennent les questions
lee plus usuelles et peuvent servir d'introduction à des études plus approfondies. Cin-
quante problèmes , suivis de leur démonstration , complètent cette partie , qui sera ,
pour ceux qui ne savent pas, un premier degré d'enseigneiâent, et pour ceux qui
savent , un aide-mémoire utile.
LêUrês à M.U comte de Salvandy, sur quelques-uns des manuscrits de la biblio-
thèque royidecle La Haye, par A. Jubinal. Paris, imprimerie de Ducessois, librairie
archéologique de Didron, i846, in-S*" de a 64 pages.— Ces lettres, au nombre de
trois, contiennent beaucoup de renseignements sur les manuscrits à miniatures et
sur les manuscrits historiques et littéraires de la bibliothèque royale de la Haye,
(pie M. Gachard, archiviste de Bruxelles, avait déjà fait connaître, en grande
partie, dans ses rapports à la commission d'histoire de Belgique. Quel que soit
riniérét de la plupart de ces renseignements, on peut regretter que M. Jubinal
naît pas eu le loisir de les comparer, en ce qui concerne les monuments anciens
de notre littérature, soit avec V Histoire littéraire ie la France, soit avec k BitHo-
ihêca latina medim et infimœ œtatis de Fabricius. Cette comparaison lui aurait
épargné peut-être quelques erreurs. Par exemple, il aurait reconnu que le manoserit
die Tabbaye de Gemblours, qu il cite (p. 55), sous ce titre : Philonis manoM Sai^ti
Amamdi in tabula de sohrielate , o*est point de Philon , mais de Miloo , moine de
Satnl-Amand au ix* siècle , le même qui composa le Cctnfiictus veris et kyemis, dont
M. Jubinal parle quelques lignes plus loin; qu ensuite les mots in tahala, qui,
dans ce titre, n*ont pas de sons, doivent être remplacés par ceux-ci : in Pahala, Il
aurait pu ajouter que ce manuscrit du xvi' siècle, quant au poème De tobrietate, a
peu d*intérét, et que le plus ancien manuscrit de cet ouvrage, provenant de l-ab-
hêjB de Saint-Amand en Pévèle (in Pahala), et remontant au x* sièdeau moins,
eat conservé aujourd'hui dans la bibliothèque de Valenciennes. Malgré quelques
traoesde précipitation, que la rapidité d*un voyage explique parfiiitement, les re-
cfaerehes ae M. Jubinal seront lues avec fruit. Elles auraient plus d'utilité encore si
ranteur eût accompagné son livre d'une labié, toujours nécessaire dans les ou-
vrages de ce genre. Ces lettres à M. de Salvandy sont suiries d'un grand nombre
der fragments et d'extraits pour la plupart curieux et bien choisis.
PiMionit, Aristotelis et Hegelii de medio termina doetrina, par A. Vera, agrégé de
philosophie. Paris, imprimerie de Crapelet, i845, in-8' de 45 pages.
PfiûiUlème de la certitude, par le même; même imprimerie, in-8* de 9»o pages.
DéHeirmogen» atquê in universum de scriptarum a technicii apad GftÊcos artium
Mime vel huMitate disquititio, par D. Rébttté. Caen , imprimerie de Gh. Weinet ;
Pirft^ librairie de DeK>bry, i846, in-8* de i6a pages. ^
MAI 1846- 317
E$$m sur la poésie et la poéûque, par le même; mêmes imprimerie et librairie,
i8A5, in-8* de i la pages.
De civitatwn defensoribus sub imperatorihas romanis, par Abel Desjardias, Angers,
imprimerie de Ck>snier et Lachese, i845, in-8** de àb pages.
L'emperewr Julienj^ar le même. Paris, imprimerie et librairie de Fîrmin Didot,
i845, in-8' de aïo pages.
Historica de T, Ciceronis ojpciis commentatio, par C.-J. Benoit. Paris, imprimerie
de Fain etTbunot, librairie de Joubert, i846, in-8' de 74 pages.
Essai historique sur les premiers manuels d'invention oratoire jusqu à Aristote, par le
même; mêmes imprimerie et librairie, i8â6, in-8'' de 160 pages.
Qaid apud Herodotum ad philosophiam et reliyionem pertineat, par P.-L. Lacroix.
Paris, imprimerie de H. Fournier, in-8* de 67 pages.
Recherches sur la religion des Romains,^' après les fastes d'Ovide, par le même.
Paris, même imprimerie, librairie de Joubert, i846, in-8** de 287 pages.
Qam vices quœque maiationes et Virgilium ipsum et ejus carmina per mediam œtatem
exceperint, par Francisc^ue Micbel. Paris, imprimerie de Maulde etRenou, i846,
iQ-8* de 79 pages.
Histoire des races maudites de la France et de V Espagne , par le même. Sèvres , im-
primerie de Cerf, i846, in-8' de 488 pages.
Les douze ouvrages dont les titres viennenl d'être rapportés complètent les listes
que nous avons données précédemment (voyez le Journal des Savants, août i84o,
p. 507; décembre i843, p. 770; juillet et septembre i844« p. 44i et 676; avrâ
1845, p. Ô07) des thèses quelquefois fort remarquables, présentées, dans ces der-
nières années, à la faculté des lettres de T Académie de Paris, pour Tobtenlion du
grade de docteur. Celles de M. Francisque Michel, de sujets fort piquants, et desti-
nées à devenir prochainement des livres que recherchera une curiosité érudite, gfi-
gneront beaucoup, la première a reparaître sous une forme française , et à recevoir
les développements, les éclaircissements que ne comportait pas son cadre aetuel;
la seconde, fort riche et de faits nouveaux et de conjectures spécieuses, à se com-
pléter par les pièces justificatives que promet l'auteur. La vie de l'empereur Julien
présente des problèmes historiques traités par M. Desjardins avec intérêt. Les fastes
d'Ovide ont offert à M. Lacroix l'occasion d'exposer avec méthode et savamment le
développement historique de la religion des Romains. Enfin, pour nous borner à
L'appréciation de quelques-uns de ces travaux, tous dignes d'estime, l'histoire de la
rhétorique chez les Grecs a été le sujet, pour M. Rébitté, d'analyses patientes cTt
d'une exactitude parfois un peu minutieuse; pour M. Benoît, déconsidérations ingé-
nieuses et présentées atec élégance. (Voyez l'analyse sommaire que nous en avons
donnée ci-dessus.) Ici se place naturellement Tannonce que nous allons faîte de la
réimpression (avec additions importantes) d'une thèse fort remarquée en i843, et
devenue un livre classique en même temps que son autem*, à l'école normale et
à la faculté des lettres, se plaçait au rang des maîtres :
Etade sur la Rhétorique d^Aristote, par Ernest Havet, maître des conférences à
Técole normale, ancien élève de cette école, agrégé et suppléant à la faculté des
lettres de Paris. Paris, imprimerie et librairie de J.Delalain, i846»in-8' de i4i pages.
Essai historique sur la ville de Ntûts. Extraits de ses archives, par H. Vienne, an-
cien archiviste de la ville de Toulon. Imprimerie de DouUier à Dijon ; librairie de
Dumoulin à Paris, in-8* de zx-38o pages avec planches. L auteur de cet essai en a
puisé les matériaux dans les archives de Tbôtel de viOe de Nuits, qu'il a classées ei
dont il a dressé TinvenUiire nétliodiqDe. L*ouvrage s^ diyfse en trois fmApB.tffuqi
318 JOURNAL DES SAVANTS.
la première comprend Texposé des faîts historiques depnis le xiii* siècle jusqu'à
nos jours. La seconde contient la description de la ville et de ses établiysemeol»
civils et religieux. On trouve dans la troisième des notes historiques, des commen*
taires chronologiques et statistiques , des notices sur quelques communes dn can-
ton et des pièces justificatives parmi lesquelles nous avons remarqué la charte de
commune accordée aux habitants de Nuits, par Eudes III, duc de Bourgogne, en
Tannée iai2.
Les manaments de Cambrai, anciens et modernes, religieux et profanes, gravés
sur acier avec texte. Cambrai, imprimerie et librairie de Garpentier; Paris, mipri-
merie de Dumoulin, in-V; ouvrage publié par livraisons. — Cambrai est une des
villes de France les moins riches en monuments anciens. Elle a perdu et sa célèbi^
cathédrale de Notre-Dame, remplacée aujourd'hui par une église médiocre, el le
palais de Fénélon, et sa commanderie éés Templiers, et ju9qu*aux ruines de ses
antiques monastères. Le principal intérêt du livre que nous annonçons est d offrir,
avec des notices succinctes sur ces édifices détruits, les dessins quon en trouve
dans quelques manuscrits ou dans des ouvrages rares. Ces dessins, malgré la fai-
blesse de leur exécution , donnent une idée avantageuse de ce que devait éîre autre-
fois la ville de Cambrai, où Ton ne remarque plus guère aujourd'hui que Tiiôlel
de ville et les églises de Saint-Géry et de Saint-Julien.
Tablettes historiqaes de V Auvergne, comprenant les départements du Puy-de-
Ddme, du Cantal, de la Haute-I.oire et de T Allier, par J. B. Bouillet, L VI, l'S/lS.
Qermont-Ferrand , imprimerie de Perol; Paris, librairie de Dumoulin. Parmi le»
articles contenus dans ce volume nous citerons un essai ^ur Thistoire monétaire du
prieuré de Soiivigny, par M. Anatole Barthélémy, un chnpitre desmémoires iné»
dits de François Mavnard, par M. Henri Durif, une notice historique sur saint Gé-
raad, fondateur de la ville et du monastère d'Aurillac, par M. le baron Delxons, el
particulièrement la statistique monumentale du département du Puy-de-Dôme,
par M. Bouillet. Les tablettes historiques d*Auvergne, dont le premier volume a
paru en i8iio, contiennent un assez grand nombre de morceaux intéressants et de
renseignements utiles à Tétude des annales de cette province. Nous nous proposons
de faîi^ connaître ce recueil avec plus de détail.
Bulletin de la société archéologique et historique du Limousin, Tome I. Limoges, im-
primerie de Chapoulaud; Paris, librairie de Dumoulin, i836; première livraison,
in-8* de 64 pages. La société archéologique el historique du Limousin, foimée
récemment, publie dans le premier numéro de son bulletin : i* une notice de
M. Tabbé Texîer, sur les monuments du limousin et sur l'histoire de Tart dans
cette contrée, particulièrement intéressante pour avoir donné naissance à l'orfè-
vrerie émuillée; a^^une description du tombeau du cardinal de la Chapelle Tailiefer;
3' une description de six médailles romaines de grand bronze trouvées au pont
Saint-Martin, commune de Sainl-Séverin-la-Marche. Ces trois morceaux sont fuivis
de huit documents inédits sur Thistoire locale. Nous y avons remarqué un accord
conclu par le prince de Galles avec les prélats, les nobles et les communes du Li-
motusin en i368, et une pièce relative à un mystère joué à Limoges en i5ai.
Etienne de la Boétie, ami de Montaigne; élude sur sa vie et ses ouvrages, précé-
dée d*un coup d*œil sur les origines de la littérature française, pr Léon Feu;;ère,
agrégé professeur de rhétorique au collège royal de Henri IV. Poîssy, imprimerie
d Olivier Fulgonce; Paris, librairie de Jules Labitte, i84&« un volume in*8* de iv-
369 pages. — Ce volume, agréablement mêlé d'histoire générale et de biographie,
dé morde et de littératare, d'aperçus jodieteoz et de etirieoaM eitations, mérita
MAI 1846. 319
d*éire remArqué parmi les ouvrages assez ncmbreux, où Ton s*applique de nos joiin
à édairer certaines époques de notre développement Hltéraîre longtemps négGgéet
par les criliqaes. Au même éloge ont droit, et aux mêmes études se rapportent les
notes et notices jointes à la réimpression suivante :
Choix de vies des hommes illastres de Plutarque, traduites par J, Amyot, annotées
et précédées diéludes Htléraires sur ces deux écrivains, par Léon Feugère, profee-
seur de rhétorique au collège royal de Henri IV. Vies de Thcmislocle et de CamiBe.
Paris, imprimerie et librairie de J. Delalain, i846, un volume in- 12 de xxx-i3i
La France littéraire, ou dictionnaire historique des savants, historiens et gens de
lettres delà France, ainsi que des littérateurs étrangers qui ont écrit en français,
plus particulièrement pendant les xvui* et xix* siècles, par J.-M. Quérard; ouvrages
polyonymes et anonymes, 1700-1845, pubhés sous les auspices d*un bibliopliBe
étranger. Première livraison (A-ÂCA). Imprimerie de Fossé-Darcosse, à Soissons.
Paris, chez Fauteur, rue Mazarine, 60 6a, in-8"de 80 pages.
Jurispradence générale du royaume; répertoire métliodique et alphabétique de légis-
lation, de doctrine et de jurisprudence en matière de droit civil, commercial, cri-
minel, administratif, de droit des gens et de droit public. Nouvelle édition, consi-
dérablement augmentée et précédée d'un Essai sur l'histoire générale du droit françàu,
par M. D. Dalloz aîné, député du Jura, avec la coopération de M. Armand DaBoa,
son frère. Tome III (ACTE-APP). Paris, imprimerie de Faiii.
Histoire de Blois et de son territoire, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nof
jours, par G. Touchard Lafosse. Blois, imprimerie de Jaliycr; Paris, librairie de
Dumoulin, i846, in-8* de v-475 pages.
Pièces inédites relatives à Vhistoire d'Ecosse, conservées aux archives du départe-
ment du Cher, et publiées par M. le baron de Girardot , conseiller de préfecture du
Cher. Paris, imprimerie de Pion, in-4''de 44 pages.
ANGLETERRE.
Biographia britannica literaria, or biography of literary characters of Great Brif iîin
and Ireland arranged in chronological order. Anglo norman perîod. By Thomas
Wright. London, John W. Parker, i846, in-8" de xxiii-491 pages. — Cet ouvrage,
publié sous le patronage du conseil de la Société royale de littérature , fondée en
i8a5, renferme des notices intéressantes, souvent accompagnées d extraits, sur les
écrivains de la période anglo-normande, comprise entre Içs années io5o et i!a5o;
intervalle qui embrasse les règnes de Henri I*', Etienne, Henri II, Richard Cœor-
de-Lion et Jean -sans-Terre, et présente environ deux cents noms d'auteurs, depuis
Lanfranc jusqu'à Guillaume-le-Trouvère. On peut citer, parmi les noti(>es les [dus
étendues et les plus curieuses, celles que l'auteur a consacrées à Ingulf, h Athelard,
à Robert de Rétines, à Daniel de Merley, à Geoffroi de Monmouth et à Necbi».
Ct s articles et beaucoup d'autres prouvent que M. Wright a fait une étude ap|to-
fondie de l'histoire littéraire de cette époque. Les ouvrages historiques tienneiit
une assez grande place dans son livre; cependant on pourrait reprendre quel-
ques omissions dans la nomenclature des chroniques latines qui appartiennent h la
période anglo-normande. Ainsi M. Wright ne dit rien de YHistoria Dritanncrmm
versificata dont le manuscrit, provenant de l'abbaye de Vicoigne, est aujourd*h«i
conservé à Valenciennes, et a été l'objet d'une ample notice insérée dans le Bulhtin
- -^ \
326 JOURNAL DES SAVANTS.
& MfiopUb de 1837, p. &g5. Cette cbroniqiie Tenifiée, qui diCEère qudonefoit du
récftdeGeoffroi de Monmouth, est dédiée à Gadioc , évè({ae de Vannes, de ia3i k
iâ5&. Elle a été attribuée, à tort, par le copiste du manuscrit, à Alexandre Ne^am ,
mort en 1227. Dans leur Voyage littéraire, les sarants DD. Martenne et Durand ont
parlé de ce manuscrit; mais une lecture peu attentive delà rubrique, o» peui-étre
une bute d'impression dans leur ouvrage, leur a fait désigner Tauteur du poème
80U8 le nom d^exandre Nuques, et ce nom ainsi défignré a été reproduit dans la
BŒlioAèqae historique du P. Lelong. Au surplus, ce poème, composé après laSi,
ne saurait avoir été écrit par Neckam, niort en 1327. On ne sait donc rien sur le
nom de Fauteur de YHistoria Britannorum, et le manuscrit très-incomptet que pos-
sède la bibliothèque coltonienne (Julius D. XI.) ne fournit aucune lumière sur ce
siriet Cette question d^bistoire littéraire et Tappréciation d*un ouvrage si peu comm
et cmi n'est pas sans intérêt, auraient peut-être pu trouver place dans le Uvre
de M. Wrigbt oà abondent les recherches et les indications ntHet .
ALLEMAGNE.
Die Geschichte des Urspmngs der Belgischen Beghinen, etc. Recherches sur Torigine
des Béguines de Belgique, et éclaircissement des difficultés nées à ce sujet au
XVII* siècle, par suite de la falsîficalion de quelques chartes, par E. Hdlmann.
Beriln, in-8*. — Quelques historiens, se fondant sur trois chartes de io65, iiag
et ii5i, citées, en i63o, par un professeur de Louvain, font remonter au
VII* siècle la fondation des béguinages, et Tatlribuent à la bienheureuse Begga, fille
de JfépbOi de Landen et femme d*Anségise, maire du palais. D'autres la rapportent
à un prêtre de Liège, Lambert le Bègue, mort en 1 187. M. Hallmann adopte cette
dernière opinion. Il démontre que les couvents fondés par Begga sont des eom-
munautés régulières ; que les trois chartes citées par le professeur de Louvain sont
fausses, et que Tinstilution des béguifages est due à Lambert le Bègue, qui a
fondé à Liège le premier établissement de ce genre en 1 i8â. Après cette discussion,
lauteur donne des détails sur les béguines d* Allemagne et sur les frères béghards,
décrit leur genre de vie et leur costume, et fait connaître Torganisation de ces
communautés.
TABLE.
UrfMchiehte und Mythologie der Phiiistaer, Histoire ancienne et Mythologie
4m Philistins, par M. Hitzig (!*' article de M. Quatremère) Page 257
Bcroedes éditîoDa de THistoirede rAcadémie des sciences par Fontenelle (2* ar-
ticle de M. Flourens) 270
Stttifee de C. Lndlius, fragments rêvas, augmentés, traduits et annotés pour la
pfemUre lois en français, par E.-F. Corpet (2* et dernier article de M. Patin). 281
â0ni|»élographie« ou Traité des céjpages les pins estimés dans tous les vignobles de
^■dqne renom, par le comte Odart (3* article de M. Chevreul) 296
NaUtrika litténires 307
m »■ LA TAUB.
JOURNAL
DES SAVANTS.
JUIN 1846.
VocABOLABW DEGu AccADEMici DELLA Cbusca ; quinta impres-
sione; tomo primo, fascicoli primo, secondo e terzo. Firenze,
nelle stanze dell' Accademia, i843-i84ô.
PREMIER ARTICLE.
Le grand dictionnaire de la langue italienne , dont les membres de
TAcadëmie de la Crusca viennent d'entreprendre mie nouvelle édition *
augmentée et entièrement refondue, n est pas seidement un livre indis-
pensable pour tous ceux qui veulent connaître à fond cette langue, cest
aussi un ouvrage sur lequel les discussions dont il a été l'occasion, et les
questions qu il a soulevées, répandent un intérêt bien plus général. En
rendant compte de ce dictionnaire, nous ne pourrons donc pas nous
borner à analyser cette œuvre collective, à montrer en quoi la nouvelle
édition didière des précédentes, quelles sont les innovations qu*on y a
introduites, quel est le système adopté par les savants rédacteurs; mais
nous devrons traiter le sujet avec plus d'étendue, et nous appliquer à
faire connsutre, autant que cela dépendra de nous, quels sont les véri-
* La première édition du Vocabolario degli accademici delta Crusca parut à Venise
en 161 a en un seul volume; la seconde, publiée en i6a3, est également de Venise,
et en un seul volume; la troisième fut imprimée en 1691 à Florence, en trois vo-
lumes; la quatrième, en six volumes, parut aussi à Florence de 1729 à 1788.
Toutes ces éditions sont in-folio. Nous ne parlons que des éditions données par TAca-
demie elle-même : les réimpressions entreprises par d*autres sont très-nombrensea.
41
322 JOURNAL DES SAVANTS.
tables motifs qui, à propos de certaines questions de grammage, ont
soulevé de si vives animosités, et qui, plusieurs fois, ont suscité tinc
polémique si passionnée entre les écrivains des dififérentes villes de
ritalie. Quelques considérations préliminaires sont nécessaires avant
d'entrer en matière.
De tous les idiomes parlés aujourd'hui dans le midi de rEurope, la
langue italienne est, sous sa forme actuelle, très-probablement la plus
ancienne. Ce n est pas que nous voulions avancer par là que les plus
anciens monuments , avec date certaine , écrits en italien , soient anté-
rieurs aux premiers monuments des autres langues néo-latines; nous
pensons, au contraire, que certaines langues parlées dans l'Europe mo-
derne, le français par exemple, peuvent fournir des titres plus anciens,
et, malgré Topinion de plusieurs érudits, qui se sont efforcés d'éta-
blir que, déjà du temps des Romains, Titalien existait sous une forme
peu différente de Tactuelle, nous ne croyons pas que quelques idio-
tismes introduits par le peuple dans le latin, ou dans d'autres langues
parlées anciennement en Italie, et dont les inscriptions, ainsi que diffé-
rents classiques, nous ont conservé le souvenir, puissent servir de base
solide pour appuyer une telle opinion^. Ce n'est pas par la ressem-
* Il est impossible de traiter ici, même en abrégé, celte question incidente qui a
exercé l'érudition d*hommes très-savants (voyez surtout, à ce sujet, Ciampi : De
um Ungum italicœ saltem à sœculo quinto, Pisis, 1817, in-4*)* Dans une telle discus-
sion, comme dans beaucoup d'autres du même genre, peut-être s^est-on trop hâté
de généraliser des observations , ingénieuses sans doute , mais assez restreintes de
leur nature. Eji histoire surtout les systèmes exclusifs sont rarement vrais. Si nous
osions exprimer ici notre opinion, nous dirions que probablement la langue ita-
lienne, comme les autres langues néo-latines, s'est formée par Taltération d*une an-
cienne langue, le latin, qui avait acquis un grand degré de généralité officielle « sans
pourtant jamais parvenir à faire oublier les langues et les dialectes particuliers à
chuque localité. Aux fautes contre la grammaire que le peuple se permet toujours,
et qui tendent, habituellement à la simplifier, est venu s'ajouter ce travail de trans-
formation analytique qui paraît s'être opéré dans la plupart des langues parlées par
des peuples dont la civilisation a subi depuis qudques siècles de nombreuses vicissi-
tudes. On sait qu'une déformation analogue, et qui peut donner lieu à des rappro-
chements utiles , s'est opérée dans llnde. Les invasions des barbares , la domination
grecque et arabe dans le midi de l'Italie, l'influence des Provençaux, dont la langue
fut cultivée dans une partie notable de la Péninsule, l'influence encore plus considé-
rable des grands écrivains qui , au xin* et au xiv* siècle, surgirent en Toscane, la per-
sistance de l'élément latin conservé à Rome par l'ascendant de la religion, les relations
commerciales des diverses républiques italiennes du moyen âge, et enfin l'influence
pditique que la France et l'Espagne ont exercée longtemps au delk des Alpes, voilà les
choses qu 9 faut, à notre avis, étudier à fond pour traiter avec soin une question qu'il
est plus bcHe de poser que de résoudre , et qu'on ne saurait séparer de tant d'autres
JUIN 1846. 323
blance, par Tidentité même de quelques mots que l'on peut établir
lexistence d'une langue à une époque donnée, et, jusqu'à ce que Ton
ait trouvé, pour l'italien, des pièces analogues, par exemple, à ce
que sont pour le français, les célèbres serments prêtés, à Strasbourg,
en 842 , par Louis le Germanique^ et par le peuple français soumis
à Ghaiies le Chauve , nous persisterons à croire que le latin , introduit
plus tard , et devenu d'un usage moins universel de ce côté-ci que de
l'autre côté des Alpes, s'est déformé plus promptement en France
questions qui se rattachent à Tétat social et politique de Tltalie moderne. Peut-être,
pour bien saisir la manière dont le latin a pu se transformer après Tinvasion des
barbares en Italie, serait-il utile d*éludier avec soin le travail de transformation
qui s'effectue actuellement dans le dialecte sarde. Déjà, dans un article publié il y
a quelques années , à propos des collections historiques qui paraissent à Turin ,
nous avons insisté sur ce point. L'étude comparée du grec ancien et du grec mo-
derne, ainsi que la comparaison de Thébreu rabbinique avec Thébreu de la Bible,
pourraient peut-être faire faire quelques nouveaux pas vers la solution d*un des
problèmes historiques les plus difficiles et les plus complexes. — ^ Nous demandons
la permission de reproduire ces deux serments tels que Nithard nous les a conser-
vés : ils nous fourniront quelques remarques utiles. Voici les paroles prononcées
par Louis le Germanique :
«Pro Deo amur et pro xristian poblo et nostro commun saivament, dist di en
« avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvarai eo cistmeon fradre Karlo,
c et in adiudha et in cadhuna cosa, si cum (ou sicut) om per dreit son fradra salvar
« dist In o quid il mi altre si fazet, et ab Ludher nul plaid nunquam prindraî qui
• meon vol cist, meon (radre Karle in damno sit. »
A quoi le peuple français répondit :
«Si Lodhuuigs sagrament, que son fradre Kario iurat conservât, et Karlus
« meos sendra de Buo part non lo stanit, si io returnar non lint pois, ne io neneuls
« cui eo returnar int pois, in nuUa aiudha contra Lodhuuuig nun li iver. >
Nous ne saurions nous livrer ici à un examen approfondi de ces deux serments
que nous avons reproduits d'après Raynouard, en suivant toutefois plus scrupu-
leusement Torthographe du manuscrit, que, dans certains endroits, ce savant écri-
vain avait modifiée sans une nécessité absolue. Nous nous bornerons seulement k
faire remarquer la fréquence des voyelles finales non muettes , voyelles qui ont
successivement presque disparu de la langue française (on sait que la même chose
est arrivée dans Fallemand) , et la différence assez notable qui existe entre les pa-
roles prononcées par le prince et le langage du peuple. Il serait aisé, en changeant
un très-petit nombre de lettres, de transformer en latin le serment de Louis le Ger-
manique, mais, dans son serment, le peuple prononce des mots plus profondément
altérés, et dont quelques-uns annoncent une autre origine que le latin. La pronon-
ciation aussi commence à se dessiner dans neuls. Au reste, ces deux serments mé-
ritent d'être examinés avec soin par les savants italiens qui veulent se rendre compte
des transformations qu ont subies certains mots latins avant de prendre la forme
qu ils ont actuellement dans les langues modernes. Il y a déjà près de deux siècles que
Ferrari (Origines linguœ italicœ, Patavii, 1676, in-foiîo) avait compris Timportance
de ces documents, qu il a publiés d'une manière qui n'est pas suffisamment excote.
4i.
324 JOURNAL DES SAVANTS.
quen Italie, et que, soutenu par la religion et par les habitudes du
peuple, ila cédé, dans cette dernière contrée, moins facilement qu^aiUeurs,
aux atteintes des barbares et à imfluence de leurs idiomes. En avan-
çant donc que Titalien actuel est plus ancien que ne le sont les autres
langues modernes de TEm^ope , nous avons seulement voulu dire que
les premiers monuments écrits de la langue italienne difi%rent moins
de la langue qu on parle et quon écrit actuellement au delà des Alpes
que les écrits des poètes français et provençaux de la même époque ne
diffèrent de la langue française et du provençal d'aujourd*hui. Pour éta-
blir une telle assertion il suffirait de citer quelques passages écrits en
italien ou en français il y a six siècles. Une simple comparaison prou-
verait que les variations les plus considérables n ont pas eu lieu de
l'autre côté des Alpes.
Au reste, ce n'est pas des rudiments des langues néo-latines que
nous parlons; c'est en comparant la langue fiançaise complètement
formée avec la langue italienne portée au même degré de développe-
ment, que nous n'avons pas craint d'avancer que celle-ci se trouve, de-
puis cinq siècles au moins, dans l'état où le français nest arrivé qu'a-
près le xvi* siècle. Sans remonter aux premiers monuments connus de
la langue italienne, et en laissant de côté les inscriptions si souvent
citées et d'une authenticité si douteuse de la cathédrale de Ferrare et
de la famille Ubaldini^ ainsi que le poème si connu de CiaUo d*Alcamo,
dont l'âge ne parait pas encore déterminé avec précision ^, il suffit de
' On a cité aussi une inscription italienne qu on a supposé avoir été placée, en 1 1 o3,
an fort de la Verrucola, près de Pise (voyez Nannucci , Manuaïe délia letieraiara
. . . Ualiana, Firenze, i843, 3 vol. in -S', 1. 1", p. a ). Pour établir un fait si important,
une simple assertion ne semble pas suffire, et il faudrait étudier avec soin la forme
des lettres, ainsi que Thistoire des constnictions quon a pu fieiire, à différentes
époques, dans cette forteresse, avant de se décider. — * On sait que, dans ce petit
poème , il est parlé de Saladin (qui mourut en 1 1 gS ) comme si ce prince illustre vivait
encore. D autre part, dans Tintéressant ouvrage que nous venons de citer, M. Nan-
nucci a fait remarquer que Ctullo parle des agostari, monnaie d*or que ce savant
auteur croit avoir été frappée pour la première fois en laaa. S'il fallait suivre les
chronistes, les agostari auraient été frappés d'abord à la fin de laSi, et non
pas en la^a, par ordre de Frédéric II. Mais, outre qu'une telle date reporterait le
poème de Ciullo à une époque qui nous semblerait un peu trop récente, eu
égard au langage employé par cet auteur, on sait qu'il règne encore beaucoup d'in-
certitude au sujet des agostari, dont le nom, évidemment emprunté au titre d' Au-
guste, a pu, comme l'ont cru plusieurs écrivains, être donné à diverses monnaies
grecques du Bas-Empire , dans une contrée si longtemps soumise aux empereurs
d'Orient On sait que Yagostale était aussi un impôt qu'on prélevait sur les juifs.
(Voyet Nannucci, 1. 1*', p. 8, etZanetti, Moneie altalia, Bologna, 1776, 5 vol. in-
JUIN 1846. 325
lire quelques vers de la Divina commedia de Dante, ou du Canzonierede
Pélrarque ; il suffit d'ouvrir le Décaméron de Boccace , pour se convaincre
que la langue de ces trois grands écrivains diffère moins de celle de
Niccolini et de Giordani que la langue de Rabelais et de Montaigne ne
diffère de la langue française actuelle.
Si nous avons insisté particulièrement sur ce point, c'est qu'il est
fondamental dans les questions que nous aurons à traiter, et que cette
ancienneté de la langue italienne a contribué, non moins que l'ab-
sence d'une capitale et d'un centre en Italie , à augmenter les discus-
sions qui, depuis longues années, ont lieu au delà des Alpes en iàit de
philologie nationale. Admirant la continuité de celte belle langue, qui,
depuis près de six siècles, n'a pas subi de notable altération, et crai-
gnant de porter atteinte à l'unité si glorieuse de leur littérature, des
hommes du plus grand mérite se sont continuellement efforcés, en
Italie, de repousser les innovations et de préserver leur langue de tout
contact avec l'étranger. Leur juste admiration pour les monuments
que Dante, Pétrarque et Boccace ont élevés, a souvent porlé quel-
ques philologues italiens à déclarer que leur idiome a été formé et
fixé dans le siècle de ces grands écrivains, et que la langue du
xiv* siècle étant la seule bonne, on devait aujourd'hui s'y renfermer
exclusivement et n'employer, pour écrire correctement, que les mots
et les locutions dont avaient fait usage les écrivains de ce bienheu*
reux trecento, proclamé, non sans quelque raison, le siècle d'or de
la Péninsule. Cette opinion trop exclusive a été combattue avec avan-
tage par d'autres écrivains, qui voyaient la perte de l'originalité dans
une imitation trop servile : elle a été surtout repoussée avec dédain
par des gens qui trouvaient fort incommode la nécessité d'étudier leur
langue, et qui déclaraient hardiment pauvre et incomplète une langue
dans laquelle Dante , Machiavel et Galilée ne s'étaient pas trouvés à
l'étroit pour exprimer leurs sentiments et leurs pensées. Ces discus-
sions n'ont pas été toujours paisibles; elles n'ont pas eu lieu seule-
ment entre des hommes médiocres. L'esprit de localité les a souvent
envenimées, et les écrivains les plus illustres y ont pris part. Pour
montrer la place considérable qu'elles ont du occuper dans la litléra-
fol. , t. II, p. Ai9-43a ). D'après ces dernières remarques, il nous semble difficile de
déterminer d'une manière suffisamment approximative Tépoque à laquelle Ciullo
d*Alcamo a dû écrire son poème; on rencontre des difficultés de tous les côtés. Il
n'est pas inutile de faire remarquer ici que , parmi les premiers poètes qui ont écrit
en italien , il faut citer Rambaud de Vaqueiras , poète provençal du commencement
du xni* siècle.
326 JOURNAL DES SAVANTS.
ture italienne, iJ suffit de dire que Dante et Machiavel se sont mêlés à
ces discussions, et que les écrits dans lesquels ces grands esprits ont
traité une telle question sont deux des pièces les plus considérables du
débat qui, depuis si longtemps , augmente les causes intérieures de dis-
corde dans les pays situés au delà des Alpes.
Lia nécessité, pour tout écrivain qui aspire, en Italie, à un succès du-
rable, d'étudier longuement les classiques, a fini par être reconnue par
tons les hommes distingués, et il est arrivé même que des écrivains
d'un grand mérite, qui s étaient érigés d'abord en novateurs en fait de
langue, ont senti plus tard le besoin de rentrer dans la voie des gi^ands
maîtres, et de se donner des entraves qui, dans un pays où le culte de
la forme est encore établi, sont un puissant moyen de succès. Mais,
bien que la langue italienne n ait pas éprouvé d'aussi profendes modi-
fications que les autres langues de TEurope moderne, cependant il
serait impossible de reproduire aujourd'hui, sans choix et sans distinc-
tion, chaque mot, chaque locution employés par les trécentistes y et
tout homme de goût comprend la nécessité de faire un tel choix. Or
ce choix, dont, sauf quelques puristes outrés, tous les écrivains italiens
sentent l'opportunité, ne saurait se faire qu'à l'aide d'une langue parlée
qui vivifie la littérature et qui permet de bien déterminer, par l'usage
populaire, la ^gnification de chaque mot. Gomme l'italien pur n'est
parié par le peuple qu'en Toscane, et que, d'ailleurs, de chaque point
de l'Italie il est surgi, à toutes les époques, des écrivains éminents, il
est résulté de là une lutte pour ainsi dire entre le fait et le droit, et une
révolte de plusieurs provinces italiennes (déjà si divisées par tant de
causes diverses) contre la principale ville de la Toscane , Florence, qui
s'arrogeait le pouvoir de dicter, en fait de langue, la loi à l'Italie en-
tière. Établie à Florence depuis près de trois siècles , s occupant ex-
clusivement de l'étude de la langue, l'Académie de la Crusca a porté
le poids de ces luttes, animées d'ordinaire par les rivalités municipales,
et dans lesquelles aussi a souvent soufflé l'esprit de l'étranger. Apaisée
à différentes époques, cette malheureuse guerre littéraire s'est ranimée,
il y a peu de temps, plus violente que jamais. On dirait qu'à un moment
donné, les écrivains nés dans certaines provinces italiennes perdent le
souvenir de leurs malheurs, et qu'ils ne croient avoir rien de plus utile
à feii'e que de décharger contre la Toscane le ressentiment qu'ils pour-
raient réserver à plus juste titre contre d'autres objets. C'est là du reste
une diversion dont l'utilité n'échappe pas à tous les yeux.
Ce n'est pas, certes, la faute des Toscans si leur sol a produit un si
grand nombre d'écrivains célèbres; ce n'est pas leur faute non plus si la
JUIN 1846, 327
langue de Dante et de Machiavel s est conservée populaire chez eux.
Ce qu'on pourrait peut-être leur reprocher, c est de se fier trop parfois à
ces avantages naturels, et de ne pas assez étudier une langue/ dont ils
devraient être les zélés dépositaires, et qu^ils laissent, surtout dans les
villes, trop altérer par les étrangers. Quant à TAcadéraie de la Grusca,
un exposé rapide de ses travaux et de son histoire nous semble une in-
troduction nécessaire aux articles que nous serons obligé de consacrer
à Icxamen de la nouvelle édition de ce grand dictionnaire.
Fondée, sans un but bien déterminé, en i SSa, par quelques membres
de l'Académie florentine, l'Académie de la Crasca reçut bientôt une
impulsion nouvelle en admettant dans son sein Léonard Salviati, écri-
vain célèbre et critique redoutable, qui sut, dès TorigiDe, porter une
fraction de cette académie à s'associer aux manifestations qui trou-
blèrent si profondément la vie du Tasse. Les honneurs rendus par la
même académie à ce grand poëte, sur la fin de sa carrière et après sa
mort, n'ont pas fait oublier ces premières et injustes critiques. Ce gnod
exemple, l'autre, non moins remarquable, de la décision prise plus
tard par la Société royale de Londres contre Leibnitz , ne seront pas
perdus , et il faut espérer que les sociétés savantes éviteront désormais
de s'engager dans des querelles passionnées et de prononcer des arrêts
que la postérité ne sanctionnerait pas.
D'autres sociétés, l'Académie florentine et celle des AUerati entie
autres, s'étaient déjà occupées de l'étude de la langue italienne, mais
aucune de ces sociétés n'avait songé à rédiger le code de cette langue.
Ce fut l'Académie de la Crusca qui prit à ce sujet l'initiative, et qui,
dans sa séance du 6 mars iSgi, s'arrêta, pour la première fois, à
l'idée de publier un grand dictionnaire de la langue italienne, dans
lequel tous les mots seraient appuyés par des exemples tirés des clas-
siques. Déjà, dès la première moitié du xvi* siècle, il avait été fait,
dans la même vue, quelques tentatives isolées dont il faut tenir compte,
et les bibliographes italiens recherchent avidement le vocabulaire
de De Luna, livre rare imprimé en i536, dans lequel sont enregis-
trés cinq mille mots tirés de Dante, de Pétrarque, de Boccace et de
r Arioste ^ ; mais , à proprement parier, ce n'étaient là que des espèces
d'index, et il y avait loin de ces travaux partiels à un répertoire uni-
versel destiné à donner en substance l'histoire entière de la langue
italienne, et à reproduire, avec des citations et des exemples, tous les
^ Vocabolario di cirufue mila vocaboli toschi del Farioso, del Boeoaccio, di Dtutêe,
del Petrarca, di Fabrizio de Luna. Napoii, Sollibach, i536, in-à*.
328 JOURNAL DES SAVANTS.
mots employés par les bons auteurs depuis Torigine de cette langue. Les
écrivains qui, à différentes époques, ont adressé des critiques de détail
à f Académie de la Grusca, n*ont pas, à notre avis, assez compris toute
f importance de la résolution prise, dès le principe, par cette illustre
assemblée, qui avait si parfaitement senti que le caractère spécial de
la langue italienne consistait dans son homogénéité à travers les siècles,
et que, pour la gloire de l'Italie, il fallait à tout prix empêcher que la
langue de Dante ne devint jamais une langue morte ou obsolète. Des
écrivains d'un grand mérite , de savants grammairiens , parmi lesquels
il suffira de citer le cardinal Bembo, s'étaient déjà efforcés d'inculquer
à leurs contemporains l'imitation des écrivains du xiv* siècle. Cependant
leurs efforts auraient été impuissants contre toutes les causes de transfor-
mation et de décadence, dans un pays toujours ouvert aux étrangers, si,
depuis plus de deux siècles, l'Académie de la Grusca n'avait pas établi,
dans un grand ouvrage souvent critiqué, mais consulté sans cesse, le
principe de la pérennité (qu'on nous pardonne ce latinisme) de la langue
italienne. C'est par ce service immense, rendu à la cause de la nationa-
lité italienne, que l'Académie de la Crusca a mérité, à notre avis, la recon-
naissance de tous les habitants de la Péninsule ^
Maintenant faut-il s'étonner que, dans le choix des ouvrages pris
pour modèles, il y ait eu quelque partialité, quelques erreurs, et qu'on
ait eu parfois à signaler dans ce choix des omissions fâcheuses ? Ëst-il
nécessaire de déclarer que, malgré les travaux de tant d'hommes ins-
truits qui ont préparé les différentes éditions du Dictionnaire de la
Crasca, que, malgré même les travaux critiques auxquels il a donné
lieu, ce dictionnaire n'a pas encore été et ne sera probablement jamais
exempt d'erreurs ? C'est là le sort de toutes les œuvres humaines ; et
comment les membre de l'Académie de la Crusca auraient-ils échappé
à cette fatale nécessité, eux qui, pom* fixer le vrai sens de tant de mots
divers ont eu à compulser des milliers de volumes manuscrits et im-
primés, et qui n'ont pu avoir que si rarement les manuscrits originaux
à leur disposition ?
^ U serait intéressant de connaître les idées qui dirigèrent les premiers acadé-
miciens dans leurs recherches. Malheureusement les anciens papiers de l'Académie
de la Crusca ont été dispersés ou détruits, et il n'en reste que très-peu à Florence.
Dans la bibliothèque de M. Bossi, célèbre peintre de Milan, il se trouvait plusieurs
volumes manuscrits , et en grande partie autographes , provenant de la bibliothèque
Salviati de Rome, et contenant les travaux de plusieurs anciens académiciens. Ces
volumes, dont nous avons fait l'acquisition il y a quelques années, sont destinés à
rentrer prochainement dans la bibliothèque de l'Académie de la Crusca.
JUIN 1846. as»
A cette occasion, nous ne saurions manquer de signaler les excellentes
éditions des classiques italiens, données souvent par des membres de cette
Académie, et qui sont si utiles dans un pays où l'autorité a un poids im-
mense en fait de langue. Les éditions citées dans le Dictionnaire de la
Crusca sont ardemment recherchées au delà des Alpes, comme étant, en
général, les plus correctes, et elles forment dans leur ensemble cette col-
lection de Crasca qui est si rare et si chère en Italie. Sans partager à cet
égard toutes les illusions de quelques bibliophiles italiens, nous dirons
qu il serait vivement à désirer qu'en France aussi on publiât, sous la direc-
tion de TAcadémie française, des éditions critiques des meilleurs auteurs,
et quon établit, pour ainsi dire d'une manière officielle, le texte des
écrivains qui doivent servir de modèle aux jeunes gens. Dans un pro-
chain article , nous nous livrerons à Texamen détaillé de louvrage
capital dont nous annonçons aujourd'hui une nouvelle édition.
G. UBRI.
Revue des éditions de l'Histoire de l'Académie des sciences par
Fontenelle.
TROISIÈME ARTICLE ^
ÉLOGES DES ACAOEMIC lENS.
Je ne considère pas ici les Eloges de Fontenelle sous le rapport litté-
raire. Sous ce rapport, tout a été dit^. Xétudie, dans Fontenelle, le
penseur heureux qui a continué Descartes et popularisé la philosophie
moderne ^
Les Éloges de Fontenelle commencent en 1 699*, avec le renouvellc-
* Voir les cahiers d'avril (page igSJ et de mai i846 (page 270). — * Voyez Tho-
mas [Essai sur les Éloges), Garât [Eloge de Fontenelle), elc, etc. Voyez surtout
M. Villemaiii [Tableaa de la littérature aa xviii' siècle). Voyez Voltaire eo y'mgï
endroiis. — * Voyez mon second article (cahier de mai , page 270.) — * «Comme
l'histoire de V Académie doit être, autant quil est possible, celle des académiciens,
on ne manquera point, quand il en sera mort quelqu'un, de lui rendre en quelque
façon les honneurs funèbres, dans un article à part, où Ton ramassera les partieina-
rités les plus considérables de sa vie. M. Bourdelin, mort dans Tannée, dont nous
écrivcni présentement Thistoire, sera le preuiier envers qui TAcadémie s*acquiUera
de ce diîNoir. » Histoire de Vannée 1699, pge laa.
/«a
ri
330 JOURNAL DES SAVANTS.
ment de rAcadëmie; et déjà , en 1 708 , il y en avait douze. Alors parut
un petit volume intitulé : Histoire da renouvellement de l'Académie ivyale
des sciences en 1699, et Us Éloges historiques des Académiciens morts depuis
ce temps-là, avec un Discours préliminaire sur futilité des mathématû/aes et
de la physique.
Ce petit volume a été le premier recueil des Éloges de Fontanelle.
Les douze qui s y trouvent réunis sont ceux de Bourdelin, de Tauvry,
de Tuillier, de Viviani, du marquis de l'Hôpital , de Jacques Bemouilli,
d'Amontons, de Duhamel, de Régis, du maréchal de Vauban, de labbé
Gallois et de Dodart. Le Discours préliminaire est la belle Préface de
1699, dont j'ai tant de fois fdivW. L'Histoire est le récit, très-curieux,
quoique très-court, des faits qui regardent le nouvel établissement de
l'Académie*. Le tout est précédé d'un Avertissement où l'auteur dit : « Ce
recueil ne sera suivi d'un autre que quand il y aura assez d'Éloges pour
faire un second volume pareil à celui-ci. »>
Or, neuf ans après, en 1717, il y eut assez d'Éloges pour cela; et il
parut, en effet, im second volume'. Un troisième parut en 1 72a*. Les
autres suivirent^.
Le second volume commence par cette Préface, qui est charmante.
ail parut, en 1 7 1 4^, un volume composé de ï Histoire da renouvelle-
ment de V Académie royale des sciences en 1699, et des Éloges des acadé-
miciens morts depuis ce temps-là. Voici un second volume qui ne contient
que les Éloges postérieiurs. Us ont tous été faits pour être lus dans des
assemblées de l'Académie, et l'on y trouvera quelques expressions qiii
ont rapport à cette circonstance.
«Le titre d^Éloges n'est pas trop juste; celui de F/es l'eût été davan-
' Voyez mon second article (cahier de mai, page 270). — ' Voyez, sur ces faits,
mon premier article (cahier d'avril, page igS.) — ^ Il contient dix-sept Éloges :
ceuxdeTournefort, de Tschirnans, de Poupart, de Chazelles, de Guglielmini, de
Carré, de Bourdelin iiis, de Berger, de Cassini, de Blondin, de Poli, de Morin,
de Lémery,, de Homberg, de Malebranche, de Sauveur et de Parent. — * H con-
lient onze Eloges : ceux de Leibnitz, d*Ozanam, de La Hire, de La Faye, de Fagon ,
de Tabbé de Louvois, de Montmort, de RoHe, de Renan, du marquis de Dangoau
et de Des Biliettes. — * Et aux quarante Eloges déjà marqués, îls en ajoutèrent
vingt-neuf autres, savoir, ceux de D*Argcnson, de Couplet» de Méry, de Varignon,
dn czar Piene, de Litire, de Harisoecler, de Delisle, de Malezieu, de Newton, du
père Reyneau, du maréchal de Tuîîard, du père Sébastien Truchct, carme, de
Dianchini, de Maraldi, de Valincourt, de Du Vcrney, de Marsîgli, de Geoffroy, de
Ruysch, du président de Maisons, de Chirac, du chevalier de Louville, de Lagny,
de Ressens, de Saurin, de Boêrhaave, de Manfredi et de Du Fay. En tout Fonte
nelle a prononcé soixanle-ncuf /^/o^^^^ et les a prononcés en quarante-deux an5, dr
i6gg à 1 7^0. — * C'était une seconde édîlicn du vohime de 1708.
JUIN 1846. 331
tage; car ce ne sont proprement que des Vies, telles qu'on les aurait
écrites, en rendant simplement justice. J en puis garantir la vérité au
public. J'ai su par moi-même un assez grand nombre des faits que je
rapporte, j'ai tiré les autres des livres de ceux dont je parle, même de
livres faits contre eux , ou de mémoires fournis par les personnes les
mieux instruites. Je n'ai pas eu la liberté, et encore moins le dessein,
de faire des porti^aits à plaisir de gens dont la mémoire était si récente.
Si cependant on trouvait qu'ils n'eussent pas été assez loués , je n'en serais
ni siu*pris, ni fâché, n
J'avoue que je suis bien aise de voir que Fontenelle n'était pas con-
tent du titre dËloges, Le mot Vie est le mot vrai, le mot naturel, le mot
simple; le mot Éloge n'est que l'expression convenue d'une époque litté-
raire donnée. Fontenelle dit ailleiurs : u Ces Eloges ne sont qu'hiato-
riques, c'est-à-dire vrais ^ »
Dans ces Ebges, en effet, tout est vrai, et c'est pour cela que tout y
est neuf, que chaque Éloge a son caractère, son ton, une originalité
qu'il tire de l'originalité même du personnage, et que ÏÉloge de Méry
ou de Couplet est si différent de celui de Newton ou de Malebranche.
Ce sont les Eloges de Fontenelle qui . pour la première fois en France ,
ont nus les savants en lumière et les sciences à la mode. S'il a bien se-
condé Descartes, fondateur d'une philosophie nouvelle, il n a pas moins
bien secondé Colbert, tout aussi novateur en politique que Descartes
en philosophie. Mais qui se souvient aujourd'hui de ce qua ùit Col-
bert poiu* les savants et poiu* les sciences ?
Ce que Richelieu avait été pour l'Académie française, Colbert le fut
pour l'Académie des sciences. On a vu sa grande idée d'une Académie
générale et universelle, d'un Institut tel que nous l'avons^. Je trouve, à
chaque page, dans les Éloges de Fontenelle, des traces de cette sollici-
tude assidue, active, immense, que Colbert eut pour les sciences : ins-
piration d'un honrune d'État, alors si nouvelle.
((M. Colbert, dit Fontenelle, favorisait les lettres, porté non seule-
ment par son inclination natiu*elle, mais par une sage politique. Il
savait que les sciences et les arts suffiraient seuls pour rendre un règne
^orieui, qu'ils étendent la langue d'une nation peut-être plus que des
conquêtes, qu'ils lui donnent l'empire de fesprit et de l'industrie, égale-
ment flatteur et utile, qu'ils attirent chez elle une multitude d'étran-
gers, qui l'enrichissent par leur curiosité, prennent ses inclinations, et
s'attachent à ses intérêts. Pendant plusieurs siècles, l'université de
^ Éloge d$ MaMrtànche. — ' Voyec moa premier articlt (cahier d'aynl, page 139).
42-
332 JOURNAL DES SAVANTS.
Paris n a pas moins contiibué k la grandeur de la capitale que le séjour
des rois. On doit à M. Colbert l'éclat où furent les lettres, la naissance
de cette Académie, de celle desinscriptions, des Académies de peinture,
de sculpture et d'architecture, les nouvelles faveurs que l'Académie
française reçut du roi, l'impression d'un grand nombre d'excellents
livres dont Flmprimerie royale fit les frais; l'augmentation presque
immense de la Bibliothèque du roi, ou plutôt du trésor public des
savants, une infinité d'ouvrages que les grands auteurs ou les habiles
ouvriers n'accordent qu'aux caresses des ministres et des princes, un
goût du beau et de Tex^piis répandu partout, et qui se fortifiait sans
cesse ^t. . »
Voilà Colbert peint à la manière de Fontcnelle, par les faits; mais
voici quelques-uns de ces faits encore, que je choisis entre beaucoup
d'autres, car Fontenelle n'en oublie aucun. Ses Éloges particuliers des
divers savants semblent YÉloge général et continuel de ce grand
mfnistre.
«Si quelque livre nouveau, dit Fontenelle, ou quelque découverte
.... paraissaient au jour avec réputation, M. Colbert en était ins-
truit, et ordinairement la récompense n'était pas loin. Les libéralités
du roi s'étendaient jusque sur le mérite étranger, et allaient quelque-
fois chercher dans le fond du Nord un savant surpris d'être connu ^. »
Homberg visitait Paris. H était jeune; ^t, comme il arrive assez
souvent aux jeunes gens qui visitent Paris, son père avait beau le
rappeler, il ne partait pas.
«A la fin, dit Fontenelle, le père s'impatientait, et faisait des ins-
tances plus sérieuses et plus pressantes que jamais pour le retour.
M. Homberg obéissait, et le jour de son départ élait arrivé; il était
prêt à monter en carrosse, lorsque M. Colbert l'envoya chercher de la
part du roi. Ce ministre, persuadé que les gens d'un mérite singulier
étaient bons à un État , lui fit> pour l'arrêter, des oflres si avantageuses,
que M. Homberg demanda un peu de temps pour prendre son parti,
^t prit enfin celui de demeurer^. »
Vers î 68a , un jeune géomètre, très-inconnu, résout d'une manièi^e
heureuse un problème qui venait d'être proposé. «Aussitôt, dit Fon-
tenelle, M. Colbert, qui avait des espions pour découvrir le mérite
caché ou naissant, déterra M. Rolle dans Textrême obscurité où il
vivait, et lui donna une gratification qui devint ensuite une pension
-" Élpf$ de TMé GaUoii. — ' Ikii. ^ 'Éloge de Homberg. — ' £fo;e de RoUe.
JUIN 1846. 333
Charles II, roi d'Angleterre, avait envoyé à Louis XIV deux montres
à répétition, les premières qu'on ait vues en France. Ces montres ne
s'ouvraient que par un secret ; elles se dérangèrent , et il fallut les rac-
commoder. Mais, comment les ouvrir? Après quelques vains efforts,
l'horloger du roi («et c'est, dit Fontenelle, un trait de courage digne
d'être remarqué ») dit à Colbert qu'il ne connaissait qu'un jeune carme
capable d'y réussir. On donna donc les montres à ce jeune carme, qui
les ouvrit assez promptemenl, et. de plus, les raccommoda sans sa-
voir qu'elles étaient au roi. «Quelque temps après, dit Fontenelle, il
vient de la part de M. Colbert un ordre au P. Sébastien de le venir
trouver à sept heures du matin d'un jour marqué : nulle explication
sur le motif de cet ordre ; un silence qui pouvait causer quelque ter-
reur. Le P. Sébastien ne manqua pas à l'heure; il se présente interdit
et tremblant; le ministre. ... le loue sur les montres, lui apprend
pour qui il a travaillé, l'exhorte à suivre son grand talent pour les mé-
caniques; et, pour l'animer davantage, et parler plus digne-
ment en ministre, il lui donne 600 livres de pension, dont la première
. année, selon la coutume de ce temps-là , lui est payée le même jour ^ »
— « Le P. Sébastien , ajoute Fontenelle, n'avait alors que dix-neuf ans; et
de quel désir de bien faire dut-il être enflammé ! Les princes ou les
ministres qui ne trouvent pas des hommes en tout genre, ou ne savent
pas qu'il faut des hommes, ou n'ont pas l'art d'en trouver. »
Le Journal où j'écris ces pages ne me permet pas d'oublier ce que ,
dès sa naissance, il dut à Colbert.
« Ce fut en 1661, dit Fontenelle, que parut pour la première fois le
Journal des Savants, dont l'idée était si neuve et si heureuse, et qui sub-
siste encore aujourd'hui avec plus de vigueur que jamais, accompagné
d'une nombreuse postérité issue de lui et répandue par toute l'Europe
sous les différents noms de Nouvelles de la république des lettres, d'Histoire
des ouvrages des savants, de Bibliothèque universelle, de Bibliothèque chx>i-
sie, d*Acta eraditoram, de Transactions philosophiques, de Mémoires pour
thistoire des sciences et des beaux-arts, etc. M. de Sallo, conseiller ecclé-
siastique au parlement, en avait conçu le dessein^ «t il s'associa M. l'abbé
-Gallois , qui, par la grande variété de son érudition, semblait né pour ce
travail, et qui, de plus^ ce qui n'est pas commun chez ceux qui savent
tout, savait le français et écrivait bien ^. »
Je vois, dans Fontenelle, que le Journa/ prit d'abord un ton un peu
trop hardi, qu'il censura trop librement la plupart des ouvrages qui pa-
' Éloge du P. Sébastien. — * Éloge Je labbéGAlloit. .
334- JOURNAL DES SAVANTS.
raissaient, que la république des lettres crut sa liberté menacée, quelle
se souleva, et qu ilful arrêté au bout de Irois mois. Il reparut en 1 666,
sous la direction seule de Fabbé Gallois; uct bientôt, dit Fontenelle,
M. Golbert, toucbé de Futilité et de la beauté du Journal, prit du goût
pour cet ouvrage^ • . » Le sort du Journal fut dès lors assuré : événement
heureux, non-seulement pour les lettres et les sciences en général,
mais en particulier pour l'Académie. uM. Fabbé Gallois, dit Fonte-
nelle, enrichissait son Journal des principales découvertes de l'Acadé-
mie, qui ne se faisaient guère alors connaître du public que par cette
VOlC.'î
«En i683, dit Fontenelle, les lettres perdirent M. Colbert*.» Et il
ne dit que ce peu de mots; mais que ne dit pas ce peu de mots après
tout ce qui précède!
A côté de Colbert qui renouvelait par les sciences la face de Fempire
le plus civilisé du monde, je place le souvenir du csar Pierre qui les
portait dans les pays les plus barbares.
Le csar Pierre vint à Paris en 1717; il y vint avec la curiosité du
génie; il visita tout et pénétra tout ; il vit surtout FAcadémie des sciences ;
a et, dit Fontenelle, dès qu'il fut retourné dans ses Etats, il fit écrire à
M. Fabbé Bignon par M. Areskins, Écossais, son premier médecin,
qu'il voulait bien être membre de cette compagnie, et, quand elle lui
en eut rendu grâces avec tout le respect et toute la reconnaissance
qu'elle devait, il lui en écrivit lui-même une lettre, qu'on n'ose appeler
une lettre de remercîmeiit , quoiqu'elle vînt d'un souverain qui s'était
accoutumé depuis longtemps k être homme ^. »
«On était ici fort régulier, continue Fontenelle, i lui envoyer, chaque
année , le volume qui lui était dô en qualité d'académicien , et il le rece-
vait avec plaisir de la part de ses confrères *. »
Dans cette lettre, que Fontenelle nose appeler une lettre de rtmerd-
ment, le czar disait à FAcadémie : «Le choix que vous avez fait do
notre personne pour membre de votre illustre société n'a pu nous
être que très-agréable. Aussi n'avonsHious pas voulu différer à vous
témoigner avec combien de joie et de reconnaissance nous accep-
tons la place que vous nous y offrez , n'ayant rien plus à cœur que de
faire tous nos efforts pour contribuer, dans nos États, à Favancement
des sciences et des beaux-arts, pour nous rendre par là d'autant plus
digne d'être membre de votre société ^. » Et il ajoutait : « Comme il
» Éloge de Vabbé Gallois. — • Ibid. — • iW. — • Éloge dm ezar Pierre, — • Jbid,
^ * Histoire de l'année 1130, p. ia8.
JUIN 1846. 335
n y a encore eu jusqu^ici aucune carte fort exacte de la mer Caspienne,
nous avons ordonné à des personnes habiles de s'y transporter, pour
en dresser une sur les lieux avec le plus de soin qu'il se pourrait; et
nous l'envoyons à l'Académie, persuadé qu'elle la recevra agréablement
en mémoire de nous ^ »
n y a , dans la composition de chaque Éloge de Fontenelle , un art
infini; il y a un art particulier dans le portrait qu'il trace de chaque
académicien. Il nous peint l'académicien Morin, médecin et botaniste,
et qui remplaça Tournefort au Jardin des Plantes pendant le voyage de
celui-ci en Grèce et en Asie : « Se couchant à sept heures du soir en tout
temps, et se levant à deux heures* du matin. Il passait trois heures en
prières. Entre cinq et six heures en été, et l'hiver entre six jet sept- ii
allait à l'Hôtel-Dieu , et entendait le plus souvent la messe à Notre-
Dame. A son retour, il lisait l'Écriture sainte et dînait à onze heures.
Il allait ensuite jusqu'à deux heures au Jardin des Plantes, lorsqu'il
faisait beau. Il y examinait les plantes nouvelles, et satisfaisait sa pre-
mière et sa plus forte passion. Après cela, il se renfermait chez lui,
si ce n'était quil eût des pauvres à visiter, et passait le reste de la
joqrnée à lire des livres de médecine ou d'érudition, mais surtout de
médecine, à cause de son devoir ^»
Il nous peint le grand astronome Cassioi : «Dont Tesprit était égal,
tranquille, exempt de ces vaines inquiétudes et de ces agitations insen-
sées qui sont les plus douloureuses et les plus incurables de toutes les
maladies. . . Un grand fonds de religion, et, ce qui est encore plus, la
pratique de la rehgion, aidaient beaucoup à ce calme perpétuel. Les
cieux, qui racontent la gloire du Créateur, n'en avaient jamais plus
parlé à personne qu'à lui , et n'avaient jamais mieux persuadé ^. »
Il nous peint La Hire : ((Toutes ses journées étaient, d'un bout a
l'autre, occupées par Tétude, et ses nuits très-souvent interrompues
par les observations astronomiques. Nul divertissement que celui de
changer de travail; encore est-ce un fait que je hasarde sans en être
bien assuré. Nul autre exercice corporel que d'aUer à l'Observatoire, à
rAcadén)iedes sciences, à celle d'architecture, au Collège royal dont il
était aussi professeur. Peu de gens peuvent comprendre la félicité d'un
solitaire, qui l'est par un choix tous les jours renouvelé *. »
Quelles vies^, et aussi quelles expressions! Quo de délicatesse, quelle
• * Histoire de Vannée 1720, p. 128. « La lettre du czar élait écrite en langue rus-
sienne. • (Noie de Fontenelle. Ibid., page 127.) — * Eloge de Morin. — ^ Eloge de Cas-
#1/11. — * Éloge de La Hire, — * « Vies. . . toutes partagées entre Dieu et la botanique
ou l*anatomie, comme dit si bien un grand écrivain de nos jours. » (M. Villemain,
536 ' JOURNAL DES SAVANTS.
simplicité fine ! Comme on voit bien l'homme à travers ces mots qui
ne le cachent pas !
Après s*ètre plu à louer ses savants, Fontenelle se plait à faire re-
monter la louange jusqu'aux sciences. 11 dit, h Toccasion de Lémery ;
« . . .Nous sommes presque las de relever ces mérites dans ceux dont
nous avons à parler. C'est une louange qui appartient assez généra-
lement à celte espèce particulière et peu nombreuse de gens que le
commerce des sciences éloigne de celui des hommes ^ » Il dit, à Tocca-
sion de Varignon : «Son caractère était aussi simple que sa supériorité
d* esprit pouvait le demander. J ai déjà donné cette même louange k
tant de personnes de celle Académie, quon peut croire que le mérite
en appartient plutôt à nos sciences qu à nos savants^. »
En peignant les autres, il se peint lui-même. Il dit très-fmement de
la Théodicée de Leibnitz : « La Théodicée seule suffirait pour représenter
M. Leibnitz \ » On peut en dire autant de ses Éloges par rapport à lui :
Ses Ébges le représentent. On y voit le caractère de son esprit ; « Un
esprit élevé, lumineux, qui pensait en grand, et ajoutait du sien à
toutes les lumières acquises^; ». et le caractère de son âme. Je lis dans
Y Éloge du P. Rey neau : a II se tenait à fécart de toute affaire , encore plus
de toute intrigue, et il comptait pour beaucoup cet avantage, si peu re-
cherché, de n être de rien; » dans celui de Tschirnaus : « La vraie philo-
sophie avait pénétré jusqu à son cœur, et y avait établi cette délicieuse
tranquillité, qui est le plus grand et le moins recherché de tous les
biens ; » dans celui de Varignon : « Je n*ai jamais vu personne qui eût plus
de conscience, je veux dire qui fût plus appliqué à satisfaire exactement
au sentiment intérieur de ses devoirs, et qui se contentât moins d^avoir
satisfait aux apparences; » et dans celui de Hombcig : o Quiconque a le
loisir de penser ne voit rien de mieux à faire que d'être vertueux. »
Fontenelle avait dans fesprit toute la hardiesse que permet, ou
plutôt que demande une raison supérieure. Sans cela aurait-il pris Des-
cartes pour maitre? «En toute matière, dit-il, les premiers systèmes
sont trop bornés, trop étroits, trop timides, et il semble que le vrai
même ne soit que le prix d'une certaine hardiesse de raison ^. n
Mais il veut que la hardiesse soit heureuse et sage^ : ail faut oser en
tout genre, dif-Û, mais la difficulté est d'oser avec sagesse; c'est conci-
lier une contradiction "'. »
Tableau, delà littérature au xriii\siècle.) — * Eloge de Lémery. — ' Eloge de Vari-
gnon, — * Eloge de Leibnitz. — * Eloge de Saurin. — * Éloge de Çassini. — * Expres-
sions de Fontenelle : « Cette heureuse et sage hardiesse . . . • Éloge de Cassini. —
' Éloge de Cliazellei.
JUIN 1846. 337
Nul n*a mieux vu la puissance de l'esprit humain, el ne la vue de
plus près que le continuateur de Descartes et Thistorieu de Leibnitz et
de Newton ; mais il la vue sans en être ébloui, et il en a vu les bornes :
« Un premier voile, dit- il, qui couvrait Tlsis des Égyptiens, a été enlevé
depuis un temps; un second, si Ton veut, lest aussi de nos jours; un
troisième ne le sera pas, s il est le dernier ^ »
Garât, par une allusion éloquente à cette belle image, peint très-
bien la réserve savante de Fontenelle : w Fontenelle , dit-il , parait voir
dans la vérité cette statue antique d'Isis, couveite de plusieurs voiles; il
croit que chaque siècle doit en lever un , et en soulever seulement un
autre pour le siècle suivant ^. »
Colbert avait fondé l'Académie des sciences en 1666. Il en fut le
protecteur immédiat, tant qu'il vécut. A sa mort, arrivée en i683,
l'Académie passa à Louvois, nommé surintendant des bâtiments, des
arts et des manufactures , à la place de Golbcrt; et, à la mort de Lou-
vois*, elle passa à Pontchartrain , d'abord secrétaire d*£tat au départe-
ment de la maison du roi, et puis chancelier de France.
Pontchartrain la confia àfabbé Blgnon, son neveu; uet par là, dit
Fontenelle , il fit aux sciences ime des plus grandes faveurs qu elles aient
jamais reçues d'un ministre*.» L'abbé Bignon, qui avait longtemps
présidé cette compagnie, et qui en connaissait bien la constitution, con-
tribua beaucoup , en effet, par ses vues et par son crédit , au grand re-
nouvellement de 1 699, dont j'ai si souvent parlé.
Dès que le duc d'Orléans fut régent, il se réserva le gouvernement
de l'Académie. «Il traita nos sciences, dit Fontenelle, comme un do-
maine particulier dont il était jaloux*. »
On sait combien ce prince avait de goût et même de talent pour les
sciences; il était devenu chimiste avec Homberg; il avait celte curiosité
spéculative qui tient du génie; mais il l'eut, malheureusement, fort
déréglée comme tout le reste®.
Le régent ayant pris la direction de fAcadémie, celui qui la repré-
sentait, le secrétaire ou le président, Fontenelle ou l'abbé Bignon, ftit
naturellement appelé à travailler avec lui. Fontenelle, toujours délicat,
voulut détourner cet honneur sur fabbé Bignon.
((Rien au monde, mon cher Monsieur, lui écrit à ce sujet l'abbé
' Éloge de Rajsch.--^* Éloge de Fontenelle. — * Arrivée en 1691. — * Histoire de Van-
née 1699, page a . — * Éloge de Homherg. — * « Il était curieux de toutes sortes d'arts et
de sciences. . . II avait, tant qu*il avait pu, cherché avoir le diable, sans y avoir pu
parvenir, à ce qu il m'a souvent dit, et à voir des choses extraordinaires, et 0 savoir
l'avenir. • Saint Simon, Mémoires, tome V, page lai.
/»3
338 JOURNAL DES SAVANTS.
Bîgnon, n'est plus gracieux que votre lettre. Vous voulez que j*aic
f honneur de raidre compte à monseigneur le duc d*Qrléans, régent
du royaume» de ce qui concerne TAcadémie des sciences; ce serait in-
finiment mieux entre vos mains. Le point le plus important, c est que
monseigneur le duc d^Orléans ait déclaré qu il se réservait à lui seul
nos sciences. Nous ne nous brouillerons pas, vous et moi , sur lé compte
qa*il en demandera. Mais, quelque glorieuse que puisse être cette dis-
tinction pour notre Académie, et quelque flatteuse quelle soit pour
vous et pour moi, j*ai toujours peur qu'elle n expose nos pauvres savants
i f envie et aux mauvais offices qui s'ensuivent. J'ai peur encore que,
dans la multiplicité d'affaires beaucoup plus importantes dont Son Altesse
royale est accablée, surtout dans ces commencements, il ne lui soit pas
possible d'entrer dans tous nos détails, dont le nombre vous efiniie
vous-même , et qui , certainement , augmenteront désormais. . . Lexemjde
de notre chère Académie française m'alarme. Du jour que le roi dai-
gna prendre le titre de son protecteur, et qu'elle eut, par conséquent,
l'honneur de ne répondre immédiatement qu'à Sa Majesté, vous savez
combien l'esprit de république s'en est emparé , et combien il a entraîné
de maux ou du moins d'inutilités. L'Académie des sciences serait bientôt
anéantie, si elle tombait dans quelque chose d'approchant. Pensez-y, je
vous en supplie K. .n
Tous ces détails sont curieux. Heureusement l'abbé Bignon s'alarmait à
tort. La constitution de l'Académie était excellente. J'y remarque surtout
deux choses d'une singulière sagesse : l'une , qu'elle avait liberté entière
dans le domaine des sciences; l'autre, qu'elle était absolument bornée à
ce domaine. Nulle fonction, ni d'administration, ni même d'enseignement.
L'Académie n'est pas TUniversité. La barrière qui les sépare doit être
étemelle. Les universités enseignent, l'Académie découvre et perfec-
tionne; ce sont les termes mêmes de sa devise : Invenit etperficit.
Nulle fonction administrative, non plus. L'Académie cherche et doit
chercher, en tout, le bien idéal; l'administration s'arrête au bien pra-
ticable. Solon ne donna pas aux Athéniens les meilleures lois possibles,
mais les seules qu'ils pussent supporter.
Je termine cet article par quelques remarques sur les éditions des
Eloges de Fontenelle. Il y a eu de ces éditions en grand nombre, et
toutes sont plus ou moins défectueuses, si Ton excepte celles qui ont
paru du vivant et sous les yeux de Fauteur.
Je prends une des éditions venues après la mort de l'auteur» et j'y
^ Œmres de FontencUe, tome VIII, page 3iig, Paris, 1790-92.
JUIN 1846. 330
trouve : a Deux ou trois grands génies suffisent pour pousser bien loin
des théories en peu de temps , mais la pratique demande pins de len-^
teur, & cause qu elle dépend d'un trop grand nombre de msdns , dont
la plupart même sont plus habiles ^ » Lisez pea habiles.
Jen prends «ne autre, et j'y vois : «Ce n'est pas qu'il eût apporté
(le P. Malebranche) aucun soin à cultiver les talents de l'imagination;
au contraire, il s'est toujours fort attaché à les décrier; mais il en avait
naturellement une fort noble et fort vive , qui travaillait pour un ingrat
malgré lui-même , et qui ordonnait la raison en se cachant d'elle ^. » Lisez
ornait la raison.
Fontenelle, recevant à l'Académie française le cardinal Dubois, le seul
homme qu'il ait eu tort de louer, lui dit : ((S'il était besoin que nos
espérances s'accrussent, elles s'accroîtraient encore par l'applicalioii <pjte
ce jeune monarque (Louis XV) donne depuis quelque temjpis aux ma-
tières du gouvernement, par ces entretiens où il veut bien vous faire
entrer. Là vous pesez à ses yeux les foiv^es de son Etat et des différents
États qui nous environnent; vous lui dévoilez l'intérieur de son royaume
ei celui du reste de l'Europe, tel que vos regards perçants l'ont péné-
tré; vous lui démêlez cette foule confuse d'intérêts politiques, si diver-
sement embarrassés les uns dans les autres; vous le mettez dans le
secret des cours étrangères ; vous lui portez sans réserve toutes vos
connaissances acquises par une expérience éclairée; vous vous rendez
inutile autant que vous le pouvez ^. » Un éditeur lui fait dire : vous vous
rendez utile autant que vous le pouvez.
Dans une édition de Fontenelle , faite sur la fin du dernier siècle,
on a retranché, devant le nom de tous les personnages nommés, le
mot Monsieur ou la lettre M majuscule , qui tient lieu du mot. Là Fon-
tenelle, l'observateur le plus scrupuleux, le plus ingénieux de toutes
les bienséances, appelle tout simplement M. de Pontchartrain , chan-
celier de France : Pontchartrain ou le chancelier; il appelle M. de Mau-
repas, minisire : Maurepas, etc., etc. 11 disait : M. Tournefort, M. Leib-
nitz, M. Newton, etc.; l'éditeur lui fait dire : Tournefort, Leibnitz^
Newton, Bossuet, Colbert, Louvois, etc., etc. Je lis dans VÉloge de Sau-
veur, de l'édition dont je parle : ((Encore ime chose détermina Sauveur
à suivre le sage conseil de Gondom. . . » Condom est le grand Bossuet,
mort seulement depuis quelques années. Cette sorte d'anachronisme
(^hange toute la physionomie du livre.
* Eloge Je ChazeUes. — ' Ehge de Mulehranche. — * Réponse au Discours du car-
dinal Dubois.
A3.
340 JOURNAL DES SAVANTS.
Si Ton voulait avoir une bonne édition nouvelle des Éloges de. Fonte-
nelle, il faudrait la faire sur une des éditions primitives', je nai pas
besoin d'ajouter qu'il faudrait joindre aux Éhges les deux belles Pr^/2ice5
de 1666 et de 1699.
Jusqu'ici, j'ai principalement considéré Fontenelle par rapport à
Descartes. Il me reste à le considérer par rapport à Newton. Ce sera
le sujet d'un quatrième et dernier article.
FLOURENS.
Ampéloghàphie , ou Traité des cépages les plas estimés dans tous
les vignobles de quelque renom, par le comte Odart, membre cor-
respondant des sociétés royales d'agriculture de Paris et de Turin,
de celles de Bordeaux, de Dijon, de Metz, etc.; président hono-
raire des congrès viticoles tenus à Angers en 18^2 et à Bordeaux
en 18à3. Paris, chez Bixio, quai Malaquais, n® 19; et chez
Fauteur, à la Dorée, près Cormery (Indre-et-Loire), i84S,
1 vol. in-8® de xii-433 pages.
PoMOLOGiE PHYSIOLOGIQUE , OU Traité du perfectionnement de la
fructification, par M. Sageret. Paris, chez M"** Huzard (née Val-
lat-la-Chapelle), rue de TEperon-Saint-André, n? 7, i83o.
De la dégénéràtion et de F extinction des variétés de végétaux pro-
pagés par les greffes, boutures, tubercules, etc., et de la création
des variétés nouvelles par les croisements et les semis , par M. A. Puvis,
Paris, chez M°* Huzard, rue de l'Eperon, n® 7, 1837.
QUATRIEME ARTICLE^
S 3. DBS ESPACES VÉGÉTALES CONSIDÉRÉES SOUS LE DOUBLE RAPPORT DE LEUR
PERMANENCE ET DE LEUR TENDANCE X ETRE MODIFIÉES.
En traitant, dans notre second article, de la définition de lespèce,
nous avons admis en principe que les faits connus n'autorisent point
à considérer les circonstances actuelles où vivent les corps organisés
* Voir, pour les trois premiers articles, les cahiers de décembre 184 5 (page 'job),
de janvier (page 37) et maî i846 (page 296).
JUIN 1846. 341
comme assez puissautes pour altérer leur essence spécifique, par la rai-
son que nous n'avons jamais vu des individus d*uneméme espèce donner
naissance à un être d'une autre espèce, et, en outre, que, malgré l'élen-
due des modifications que des corps vivants d'une même origine aient
éprouvées sous nos yeux, ils ressemblent toujours plus à leurs parents
qu'à des individus «npparlenant à une espèce différente de la leur.
Pour juger de l'utilité de la définition de l'espèce telle que nous la-
vons ramenée à une base expérimentale, il faut voir comment elle se
prêtera aux cinq distinctions précédentes , lorsqu'on viendra à prendre
en considération les modifications que les différentes espèces de corps
vivants sont susceptibles d'éprouver sans perdre pourtant leui*s essences
respectives.
S'il est évident que, plus il y aura de parties ou d'organes distincts
dans une espèce et plus gi*and sera le nombre des modifications possi-
bles, toutes choses égales d'ailleurs, cependant l'observation prouve que
des plantes très-voisines dans la méthode naturelle peuvent avoir des
aptitudes extrêmement différentes k subir des modifications , comme le
montrent la persistance du seigle à conserver ses caractères, et les
nombreuses variations que le froment a éprouvées de la part du climat
et de la culture. Mais la cause de cette différence d'aptitude n'ayant
point été recherchée jusqu'ici, elle sera sans doute un des sujets les
plus importants réservés par la science actuelle à la postérité.
Quoi qu'il en soit, les modifications qui ont atteint des individus d'un
grand nombre d'espèces étant aussi évidentes que le principe de l'immu-
tabilité de leur essence est incontestable dans les circonstances actuelles
où elles vivent, nous croyons utile de recourir à une comparaison propre
à exposer clairement notre pensée relativement au double fait de la
tendance des individus en général à conserver leurs essences respectives
et de la possibilité où ils sont d'éprouver quelque modification.
Si un cylindre de bois ou de toute autre matière homogène pose par
une de ses bases sur un plan horizontal, l'axe de ce cylindre est perpen-
diculaire au plan , et l'équilibi e a le maximum de stabilité. Mais qu'une
force, agissant dans un plan perpendiculaire au cylindre et dans la di-
rection de son axe, le dérange de la verticale sans le renverser, c'est-à-
dire sans porter le centre de gravité hors de l'espace de soutènement ,
un nouvel équilibre aura lieu et se maintiendra tout le temps que la
force agira. Suivant la direction de la force par rapport aux différents
points de l'horizon , le cylindre pourra prendre toutes les positions
imaginables, relativement à cet horizon, en tant, bien entendu, que
ces positions seront comprises dans un cône limite engendré par l'arête
342 JOURNAL DES SAVANTS.
du cylindre qui, sans cesser de toucher le plan, parcourrait la circonfé-
rence d*un cercle égal à sa base , en conservant son inclinaison qui est
précisément la limite au delà de laquelle Téquilibre cesserait d'avoir
lieu. Or, à partir de ce cône limite qui est le plus obtus possible , on
pourra en imaginer d'autres de plus en plus aigus à mesure que Taxe se
rappix>chera davantage de la verticale.
Les choses étant amenées à ce point, nous allons motiver notre com-
paraison en faisant voir comment elle se prête aux distinctions que
nous avons établies dans les espèces des corps vivants.
i"" La position normale dans laquelle le cylindre est perpendiculaire
au plan horizontal, et qui présente le maximum de stabilité, correspond
au cas idéal oix une espèce serait représentée par des individus iden-
tiques les uns aux autres.
a*" Les positions dans lesquelles Taxe du cylindre ne fait que des
angles très-aigus avec la verticale, parce que la force qui l'a dérangé de
la position normale na agi que très-faiblement, correspond aux diffé-
rences plus ou moins légères qui distinguent entre eux i® les individus
des espèces alpha, a"" les individus-types des espèces béta et gamma.
3*" Les positions dans lesquelles Taxe du cylindre fait des angles un
peu plus ouverts avec la verticale que dans les positions précédentes
correspondent aux différences que présentent les variétés-types des es-
pèces delta.
k^ Les positions dans lesquelles Taxe du cylindre fait des angles plus
ou moins ouverts avec la verticale correspondent aux modifications qui
sont assez profondes pour donner des variétés très<listinctes , soit des
races ou des sous-espèces ; conséquemment, elles peuvent s*appliquer à
des variétés d'espèces hêta, à des variétés et à des races d'espèces gamma
et delta, à des sous-espèces epsilon^.
Enfin , tirons une dernière conséquence de la comparaison que nous
venons de faire. Aussitôt que la force qui a dérangé le cylindre de la
verticale cesse d'agir, celui-ci reprend sa position normale, de même
que des modifications s'effacent dans des corps vivants et que les indi-
vidus qui les présentaient tendent par là à reprendre la forme-type de
leur espèce, parce que les circonstances, causes de ces modifications,
ont cessé d'exercer leur influence. Mais remarquons dès à présent qu'il
^ Quant aux races et aux variétés des sous-espèces epsilon, on peut se les repré-
senter encore d'après les positions précédentes du cylindre , en supposant que chaque
sous-espèce corresponde au cas ou Taxe du cylindre n'est que très-peu dévié de la
verticale, ou, en d'autres termes, en considérant les variétés des sous-espèce:»
comme les variétés d'une espèce.
JUIN 1846. 343
existe des cas conti'aires à ceux-là; car incontestablement, suivant nous,
des individus de certaines espèces conservent des modifications, hors
des circonstances ou hors de l'action des forces qui les ont antérieure-
ment déterminées, et, en outre, le plus souvent, les modifications des
corps vivants susceptibles de s'effacer, dans certaines circonstances, ne
disparaissent pas au moment même où les forces , causes des modifica-
tions , ont cessé d agir.
Ce sont ces deux ordres de faits contradictoires en apparence sur les-
quels nous allons porter successivement notre attention , en exposant da-
bord ceux qui, à nos yeux, par leur évidence et leur importance, se
prêtent le plus à des conclusions générales. Nous aborderons ensuite
les questions spéciales que nous avons posées dans notre premier ar-
ticle, à foccasion de fouvrage du comte Odart, et sans doute les détails
qui les auront précédées seront complètement justifiés par la liunière
qu'ils jetteront sur le sujet.
ARTICLE 1.
Stabilité des formes organiques.
Les connaissances acquises sur la stabilité des formes organiques
résultent (A) d'observations comparatives faites entre les individus de
diverses espèces de plantes et d'animaux actuellement vivants, et des
individus des mêmes espèces qui ont cessé de vivre depuis plusieurs
siècles, (B) d'observations sur la permanence d'une même forme, faites
soit sur les individus d'une série de générations successives, soit sur des
individus d'espèces diverses d'un même genre, qui ont été soumis, dans
leurs développements oi^niques, à des influences de circonstances
identiques.
(A) Parmi les animaux dont l'ancienne Egypte voulut conserver les
corps, il en est qui nous sont parvenus dans un tel état d'intégrité,
qu'on a pu les étudier avec soin et en constater la parfaite ressemblance
avec les animaux actuellement vivants. Nous citerons comme exemple
l'étude comparative faite par M. Cuvier de l'ibis des anciens et de l'ibis
de nos jours, d'après laquelle leur identité est démontrée. Pour les plantes
il nous suffira de rappeler les observations de M. Loiseleur Deslong-
champs sur la parfaite ressemblance de notre froment avec un froment
trouvé dans les hypogées de l'ancienne Egypte, dont l'âge est au moins
de 3ooo ans et peut-être de plus de 4ooo. Ce savant a parfaitement
établi, selon nous, que le froment ne provient pas de quelque espèce du
genre œgilops, comme on l'a prétendu encore dans ces derniers temps,
et, en outre, qu'il est di£Eicile de le placer avec Buffon dans la catégorie
344 JOURNAL DES SAVANTS.
des plantes tellement modifiées par la culture , que, si leur type originel
n a pas disparu de la terre, il n a point encore été reconnu parmi les végé-
taux vivants. L'ouvrage sur les céréales de M. De&longchamps ne se re-
commande pas seulement par les recherches historiques qu'il renferme,
mais encore par des^ observations propres à Tauteur, qui sont de na-
ture à intéresser loules les personnes dont l'attention est fixée sur les
plantes de ce groupe.
Depuis qu'il existe des jardins botaniques on n'a point observé, à
notre connaissance, qu'il se soit produit des modifications permanentes
dans les plantes annuelles qu'on y renouvelle de graines chaque année
pour les besoins de l'étude de ces plantes. Nous citerons d'une manière
particulière des semis exécutés, chaque année, pendant trente ans, au jar-
din du Roi, par M. Dalbret, de 1 5o variétés au moins de graminées, qui
reproduisirent constamment ces variétés avec leurs caractères distinctifs
dans cette période de temps ; les serais très-nombreux faits dans l'école
de botanique du même jardin par M. Pépin, qui toujours reproduisirent
leurs ascendants, et, parmi ces semis, nous mentionnerons ceux des
graines d'œgilops ovata, d'œgilops squarrosa, d'œgihps triancialis, qui ne
cessent pas de reproduire fidèlement leurs espèces respectives, depuis
plus de ai ans.
Ajoutons encore un exemple du maintien des caractères spécifiques
dans les mêmes circonstances de deux espèces de plantes, ïalchemilla
vàlgaris et ïalchemilk alpina, dont la première croit dans nos plaines et
la seconde sur nos montagnes. Tant qu'on les obsei^ait dans des lieux
si différents, on pouvait leur attribuer une origine commune en expli-
quant leurs différences spécifiques par la différence même des lieux où
elles croissent respectivement. Eh bien, M. Bravais, auquel cette opi-
nion paraissait assez probable, dut y renoncer, lorsqu'il eut observé en
Laponie, dans un même lieu, des individus des deux plantes vivant
pêle-mêle et s'y propageant probablement depuis des siècles , en con-
servant leurs caractères différentiels.
ARTICLE a.
ModiGcation des formes orginiques.
Quand on considère la dépendance où se trouve un être vivant d*une
organisation quelque peu complexe, de certaines conditions du monde
extérieur, telles que la température, la lumière, l'humidité, la nature
des aliments, et, s'il s'agit d'une plante, la nature du sol; quand, en
outre, on considère l'impossibilité d'un concours de conditions iden-
tiques, soit pour tous les individus contemporains d'une même espèce
JUIN 1846. 345
vivant dans des lieux très-différents et souvent fort éloignés, soit pour
tous les individus de cette espèce provenus des générations successives
issues d'un mêmcpèrc etd'une même mère; si, après ces considérations,
on cherche à constater les modifications que des êtres organisés ont
éprouvées de la part des circonstances dont nous parions, certes ce
n'est pas l'étendue de ces modifications , soit qu'on ait égard au nombre
des espèces auxquelles appartiennent les individus modifiés, soit qu'on
ait égard à l'intensité de ces modifications, qui a lieu de surprendre,
mais bien l'insuffisance de ces causes naturelles pour changer la nature
essentielle à chaque espèce qui est pourtant susceptible d'être modi-
fiée.
Cette insuffisance est encore évidente dans les cas mêmes où les mo-
difications ont été les plus grandes que nous connaissions; c'est-à-dire
lorsque l'homme, usant d'une industrie née de ses besoins ou dirigée
par l'esprit d'observation qui lui est inhérent, a employé ses efforts pour
favoriser l'influence des agents naturels et de toutes les circonstances
capables d'agir sur l'organisation des êtres vivants qu'il s'est appropriés
en les soumettant à la culture ou à la domesticité, après les avoir con-
quis sur la nature sauvage.
Combien il serait intéressant de connaître l'origine des variétés et
des races de végétaux et d'animaux qui ont été le résultat de cette con-
quête , et, en assignant leurs âges respectifs, de faire la part de leurs
analogies avec nos variétés actuelles, et des différences qui pouvaient
les en distinguer! Combien il est à regretter que les anciens, en parlant
de ces variétés, n'aient rien dit de leur origine ni de leurs caractères
distinctifs, et que nous en soyons réduits à de pures conjectures sur un
sujet si important !
L'homme s étant nourri de fruits avant de cultiver la terre, les arbres
fruitiers auront été probablement les premières plantes modifiées par
le semis de leurs graines qu'il aura involontairement contribué à dis-
perser, ainsi que les oiseaux qui, comme lui, s'en nourrissaient.
Un grand nombre de nos légumes sont le produit d'essais exécutés
au moyen âge par ceux qui se livraient à leur culture, et notamment par
des religieux de différents ordres. Les variétés d'arbres fruitiers qui
datent de cette époque proviennent probablement de semis accidentels,
et nous ont été transmises par la greffe , si anciennement connue. Le
goût des fleurs, qui commença à se répandre vers la fin du moyen âge
en Hollande et en Belgique particulièrement, engagea les jardiniers et
les amateurs à recourir aux semis pour augmenter le nombre de leurs
variétés. Si, dans le cours du xvni* siècle, quelques hommes se livrèrent
44
34« JOURNAL DES SAVANTS.
au semis des arbres fruitiers, les uns, comme Hardenpont, gardèrent
le silence sur leurs travaux, et les autres, comme Duhamel, ne pu-
blièrent que des résultats négatifs , l'habitude de tous étant Tusage de
la greffe pour propager les bonnes variétés. Ce n'est que dans les der-
nières années du xviii'' siècle que quelques personnes seulement ont
commencé à se livrer jusqu à nos jours à la multiplication des arbres
fruitiers par semis. Parmi elles, il en est deux dont les noms seront à
jamais consacrés par rhistorien des recherches de cette classe : Van
Mons en Belgique , et M. Sageret en France. Si les semis du premier
ont été faits plus en grand peut-être que ceux de notre compatriote,
celui-ci a la supériorité incontestable du mérite des publications. M. Sa-
geret a donné au public tous les résultats de ses laborieuses recherches ,
qui, à partir de 1794. ont été continuées jusqu'à ces derniers temps
avec un esprit d observation , une sagacité et une (inesse d aperçu, qui,
à JOiOs yeux, ne sont pas plus louables que la simplicité et lextrême
bonne foi avec lesquelles Fauteur en a rendu compte dans sa pomologie
physiologique et les mémoires qui ont précédé et suivi ce remarquable
ouvrage.
Nous avons parlé des semis de plusieurs plantes comme exemples
particuliers propres à définir les distinctions que nous avons appliquées
aux espèces , envisagées par rapport à la subordination des groupes d'in-
dividus qui les composent respectivement; il nous reste à envisager
les semis comme moyen de modifier les plantes en y rattachant les
principales pratiques que l'art horticole peut faire concourir avec eux
pour atteindre le même but. Mais, avant tout, expliquons le sens exact
de ce qu'on exprime en parlant de la possibilité de modifier certaines
plantes afin d'en obtenir des variétés, au moyen du semis de leurs
graines. La cause essentielle des modifications qui peuvent alors se ma-
nifester ne doit point être attribuée au semis même, car celui-ci n'en
est que la cause occasionnelle , comme nous allons le faire voir dans
la revue des causes générales de ces modifications. Commençons par
distinguer deux périodes de temps dans la vie des plantes dont on étudie
les modifications.
La première période, comprenant la formation de la graine, finit au
moment où celle-ci peut se détacher ou être détachée de son porte-
graine parce qu'elle est arrivée à sa maturité.
La seconde période comprend la germination de la graine avec le dé-
veloppement complet de l'individu qui en provient.
Après avoir parlé des effets généraux de causes qui agissent dans les
deux périodes de la vie d'un même individu végétal , nous traiterons
JUIN 1846. 347
des modifications mutuelles de deux formes organiques représentant
deux espèces différentes, lorsque deux individus de sexes différents
appartenant à ces espèces sont susceptibles de produire un individu
hybride.
Nous avons donc à considérer les modifications qu'éprouvent des
individus appartenant à une seule espèce;
Les modifications de deux formes organiques considérées dans Thy-
bride produit par deux individus d'espèces différentes.
MODIFICATION DES INDIVIDUS APPARTENANT A UNE SEULE ESPÈCE.
1 . Modifications qu*uii individu végétal peut recevoir dans la première période de sou
existence.
Des graines recueillies à la même époque sur un porte-graine peu-
vent présenter , dans les individus auxquels elle donneront naissance ,
les circonstances du semis et du monde extérieur étant les mêmes , des
différences assez prononcées pour en conclure qu'elles ne sont point
absolument identiques. Dès lors on se rendra compte des modifications
produites en ayant égard à l'organisation individuelle ou à l'idiosyncrasie
de chaque graine qui éloigne l'individu issu de cette graine des individus
qui peuvent être pris comme types de l'espèce de la sous-espèce ou de
la race à laquelle ils se rapportent.
Un exemple fi:*appant de la diversité des graines d'une même origine
est que , dans un semis d'œillets dont les graines recueillies en même
temps sur un seul individu ont été exposées aux mêmes circonstances ,
on observe un telle diversité dans les couleurs des fleurs et les dessins
qu'elles affectent, qu'on dirait autant de variétés que d'individus. Mais
remarquons , pour prévenir toute induction exagérée , que des graines
d'espèces quelconques ne présentent pas ce résultat; car on peut semer
plusieurs milliers de graines de certaines espèces appartenant aux distinc-
tions betUy (jamma , delta, sans obtenir de variétés , les modifications pro-
duites étant restreintes à celles que peuvent présenter des individus appar-
tenant aux espèces alpha. Certes, si toutes les personnes qui ont fait des
semis, particulièrement d'arbres fruitiers, avec l'intention d'en obtenir
des variétés nouvelles, eussent indiqué le nombre des graines semées et
le nombre des individus modifiés d'une manière remarquable, issus de
ces graines, elles eussent prévenu beaucoup d'objections contre leur
manière de voir sur l'utilité et les conséquences de cette pratique horti-
cole, et dès lors, si l'avantage des semis n'eût pas subi l'exagération des
uns, il n'aurait point été méconnu des autres.
L'observation démontre la diversité des graines d'un même porte-
348 JOURNAL DES SAVANTS.
graine. Ainsi les grains de la base d*un épi de céréale sont meilleurs
que ceux du sommet, tandis que les semences de melon sont dans le cas
contraire, celles de la région du pédoncule ou de la queue étant infé-
rieures aux autres. M. Girou de Buzareingues a observé que les graines
du sommet d'une tige de cbanvre produisent plus de femelles relative-
ment aux mâles , que les graines placées au-dessous des premières.
Ces faits prouvent donc qu'en vertu des forces organiques toutes les
gi*aines qu une plante semble produire dans un même temps et dans des
circonstances semblables, sinon d'exposition, du moins de sol et de
climat, peuvent n'être point identiques, et que ce défaut d'identité est
déjà une cause de modification dans les individus d'un même semis.
Ajoutons que les circonstances suivantes poun^ont encore être des
causes de modifications ;
i"* Les graines d'un même individu semées à différents degrés de
maturité ;
2^* Les graines d'un même individu au même degré de maturité,
mais semées dans des temps inégalement éloignés de l'époque de leur
récolte ;
3" Les graines des vieux arbres fi-uitiers, qui sont préférables, en
général, suivant M. Sageret, k celles des jeunes arbres;
à" Toute pratique qui tendra à troubler la végétation sans la détruire,
pourra être une cause de modification ; c'est ainsi que M. Sageret, en
toarmentant un helianthas annuus par la torsion, le bouturage, le marcot-
tage , la ligature , l'incision annulaire, lui a fait produii e des graines qui
ont donné naissance à des individus dont les feuilles étaient panachées.
Or ce résidtat est conforme à ce qu'on sait de Tinfluence des graines
qui ont perdu de leurs qualités par ime cause quelconque. Les indivi-
dus auxquels -elles donnent naissance sont faibles et ont souvent des
feuilles panachées;
5"" L'incision annulaire favorise la production des fruits dans beaucoup
de cas. M. Sageret l'ayant pratiquée à une rose capucine qui ûnictifie
très-rarement, du moins à Paris, en a obtenu un assez grand nombre
de fruits parmi lesquels il s'en est trouvé qui avaient des graines ; une
d'elles a donné un rosier nain à fleurs sans pétales. Un cognassier, sou-
mis à la même opération par M. Sageret , a éprouvé une telle modi-
fication, que les fleurs situées au-dessus de la circoncision ont donné
des fruits bons à manger.
Passons à l'application des obsen^ations précédentes , au semis des
arbres fruitiers pratiqués dans Tintenlion de les propager, de les amé-
liorer ou d'en obtenir des variétés nouvelles.
JUIN 1646. 349
Il n est pas douteux , d'après les expériences de M. Sageret et celles
de plusieurs horticulteurs, quun grand nombre de variétés de nos ar-
bres fruitiers peuvent se reproduire de graines. Nous citerons comme
exemples, des doyennés, des Saint-Germain, des reinettes, quelques
variétés de pêchers, particulièrement celle qui porte le nom de teton
de Vénus, quelques variétés d'abricotiers, le plus grand nombre des
variétés de cerisiers, la quetsche, le perdrigon blanc, la reine-Claude,
la Sainte-Catherine, le damas rouge, etc., parmi les pruniers. Mais, pour
être conséquent avec la défuiition que nous avons donnée de l'espèce,
nous ajouterons que les variétés ne se perpétuent que dans certaines
circonstances ; on doit donc s attendre qu il est des lieux où les variétés
précédentes ne se reproduiraient pas, et, d'après ce que nous avons vu
de la diversité des graines d'un même individu et de toutes les causes
qui peuvent les modifier dans un même lieu et dans les mêmes tûr-
constances atmosphériques, toute graine d'arbre fruitier ne reproduira
pas nécessairement son ascendant.
Lorsqaon veut obtenir de semis des variétés douées de certaines propriétés , il
faut recueillir des graines sardes individus possédant déjà ces mêmes propriétés
au plus haut degré , en supposant bien entendu que cela soit possible. Par
oxemplci, veut-on des variétés d'arbres fruitiers plus hâtives que celles
qui existent, on sèmera les graines recueillies sur des individus dont
les fruits arrivent le plus tôt à la maturité, et, autant que possible, dans
les mêmes conditions où végètent ces individus.
Cette règle est vraie en général, aussi pensons-nous que M. Sageret,
en Tobsen^ant dans ses semis d'arbres fruitiers, a eu plus raison que Van
Mons, qui, sans en méconnaître l'influence, s'est exprimé à ce sujet
d'une manière que nous ne pouvons nous expliquer, lorsqu'il a dit : «Je
préfère la graine d'un fruit moins bon, mais plus souvent renouvelé, à
celle d'un fruit moins souvent renouvelé. » Mais, à notre sens, pour un
nombre égal de semis, il y a évidemment avantage à semer les graines
du meilleur fruit, comme le prescrit M. Sageret et comme le pense
aussi M. Pu vis.
Nous dirons donc en définitive qu'on obtiendra les meilleurs résul-
tats en prenant les graines des meilleurs fruits, pour les semer, en ré-
coltant les graines des individus provenant de ces semis, pour les semer
et ainsi de suite , dans les conditions les plus favorables possible.
Une observation de M. Sageret, concernant l'influence des ascendants
sur la bonté des fruits des descendants, ne doit point être négligée; c'est
que des graines d'un mauvais melon, maisappartenant à unebonne variété,
ont donné par le semis des individus dont les melons étaient très-bons.
350 JOURNAL DES SAVANTS.
11 serait important de savoir, comme application des faits précé-
dents , si des modifications que l'incision annulaire aurait amenées dans
des fruits, telles par exemple, que M. Sageret en a observé dans les
fruits du cognassier qu'il a soumis à cette opération , se reproduiraient
dans tes fruits des cognassiers qui proviendraient du semis des graines
des fruits modifiés.
2. Modifications qu^uD individu végétal peut recevoir dans la deuxième période de son
existence.
Si rinflaence du monde extérieur sur la production des graines, et
conséquemment sur les qualités qu elles tiennent de l'organisation est
incontestable, Tinfluence du monde extérieur, dans la germination de
la graine et le développement de l'individu qui en provient, est bien
plus manifeste dans cette période de la vie de la plante que dans la
première , par la double raison que nous en observons les effets à tous
les moments et que nous pouvons les comparer dans des individus
venus de graines identiques , mais placés dans des circonstances qui ne
le sont pas.
Pour étudier méthodiquement les effets du monde extérieur, savoir
ceux de la chaleur, de la lumière, de l'électricité, de l'atmosphère, du
sol et des eaux, sur les plantes, il faut considérer les influences de ces
agents par rapport aux lieux et par rapport aux temps.
A. HfPLtJENGE DU MONDE EXTERIEnR DANS UN MÊME LIEU, POUR MODIFIER DES GRAINES
IDENTIQUES, (a) DANS UN MÊME TEMPS, (b) DANS DES TEMPS DIFFERENTS.
[a) Le monde extérieur peut agir dans un même temps.
Par exemple des graines identiques pourront éprouver des modifica-
tions dans un lieu où elles auront été semées, parce qu'il y aura des
veines de terre différentes du reste du sol, parce que l'eau ne sera pas
également répartie dans ce sol. Puis chaque individu développé se trou-
vera dans des conditions différentes d'exposition relativement au monde
extérieur.
Par la raison que des graines d'une même origine pourront différer
entre elles sans qu'aucun caractère en prévienne l'observateur, il en
résulte que , s'il se développe dans le semis d'un certain nombre de
graines un individu ou quelques individus différents des autres, il peut
toujours y avoir quelque incertitude sur la question de savoir si l'on
doit attribuer l'origine de la modification aux circonstances du monde
extérieur qui n'ont pas été identiques pour tous les individus , au lieu de
JUIN 1846. 351
la faire dépendre d'une cause inhérente à l'organisation individueUe. Si
ion veut atténuer autant que possible cette difficulté, il y a nécessité,
lorsqu'on se livre à de pareilles recherches, de ne semer que des graines
d'une même origine, aussi semblables à l'extérieur que possible, et
prises dans les mêmes conditions.
(b) Influence du monde extérieur dans un môme lieu et dans des temps dilTérents.
Des constitutions atmosphériques extraordinaires pourront, dans les
années où elles régneront, produire des efifets extraordinaires. Nous ci-
terons comme exemples de ce cas les faits suivants, dont nous devons
la communication à M. Vilmorin :
«J'ai vu, dit-il, dans une certaine année où l'automne fut extraordi-
nairement chaud et humide, tous les choux d'York des marais de Bercv
et du faubourg Saint-Antoine monter en masse au lieu de pommer.
C'était une désolation parmi les jardiniers, qui en éprouvèrent une
grande perte.»
Cet exemple est très-propre à faire concevoir l'attention que les hor-
ticulteiu^ et les maraîchers qui se livrent à la culture des légumes doi-
vent apporter sans cesse pour observer les circonstances susceptibles
de compromettre l'objet de leurs travaux. Aussi faut-il qu'ils attachent
la plus grande importance au choix de leur porte-graine, à l'époque des
semis là plus favorable à chaque variété , à la conduite de la culture
relativement aux engrais , à l'eau et à la chaleur, n Sans cela, dit M. Vil-
morin, je suis convaincu que tous les choux pommés, aussi bien «{ue
les autres races perfectionnées, milans, choux*fleurs , choux-raves, elc,
retourneraient en quelques générations au chou vert sauvage.
«Les variétés potagères à feuilles frisées, persil, cresson, etc., peu-
vent à peine , malgré les épurations les plus rigoureuses être mainte -
tenues dans leur état artificiel. Elles reproduisent sans cesse , et quel-
ques-unes dans une proportion énorme, des individus k feuilles non fri-
sées.
«Toutes les racines cultivées, carottes, betteraves, navets, radis,
sont dans le même cas. Pour peu que le choix du porte-graine ait été
négligé , il y aura, dans la première année du semis, des individus qui
monteront et dont la racine perdra presque entièrement l'épaisseur, la
qualité tendre et charnue propre à la race perfectionnée. »
C'est encore à la considération des causes agissant dans an même lieu ,
mais dans des temps différents, que nous rappoiierons l'influence que
pourra avoir Yépoque du semis sur une même plante, comme cela a eu
lieu dans le semis des graines de carotte sauvage fait au milieu de
352 JOURNAL DES SAVANTS.
l'été par M. Vilmorin; mais, évidemment, lo semis est la cause occa-
sionnelle des modifications; car celles-ci proviennent de la diversité des
conditions du monde extérieur où se trouve la graine lorsqu'elle est
semée au mois de juillet ou au mois d aoAt , au lieu de Tavoir été au com-
mencement du printemps. Dans la première circonstance, le fi'oid empê-
chant la plante de monter, la matière organique nécessaire aux premiers
développements de la tige, au lieu de s'y porter, reste dans la racine.
B. INFLUENCE DC MONDE EXTERIEUR EN DIFFERENTS LIEUX, POUR MODIFIER DES GRAINES
IDENTIQUES, (a) DANS UN MÊME CLIMAT, (h) DANS DES CLIMATS DIFFERENTS.
(a) Dans un même climat.
Dans un même climat, la diversité des sols, des expositions, de Thu-
midité, pourront exercer des influences diverses.
Un des exemples les plus frappants de cette influence que Ton puisse
citer est le navet dit de Preneuse. Cette variété, caractérisée à la fois par
une teinte roussâtre et un goût particulier, se reproduit d'une manière
constante, à Preneuse, dans une terre ocreuse, tandis que, dans beau-
coup de lieux où Ton a voulu la perpétuer, on n'y a pas réussi en
semant des graines recueillies à Preneuse, ou , si on y est parvenu , les
individus ont donné des graines qui avaient perdu cette faculté, sinon
après une première génération, du moins après une seconde ou une
troisième. Il existe sans doute des localités où la variété se reproduirait
absolument comme à Freneuse.
Cet exemple fait voir clairement pourquoi, dans certains lieux, où
Ion veut obtenir des individus de certaines espèces doués de qua-
lités dont sont dépourvus les individus venus de graines recueillies
dans ces mêmes lieux, on est obligé de recourir, cbaque année, aux
graines produites dans des contrées où les individus sont doués des
qualités qu'on désire perpétuer. Ainsi, chaque année, nous tirons de
Bruxelles des graines du chou particulier à ce pays, que nous cultivons
dans notre propriété de THay, sans observer de variation dans les indi-
vidus qui en proviennent.
Van M ons a remarqué que le terrain de Louvain , où il avait trans-
féré sa collection d'arbres fruitiers, qui auparavant était à Bruxelles,
leur a été moins favorable que le terrain de cette dernière ville, et que
les cerises et les pêches avaient moins perdu de leur qualité que les
poires et les pommes.
Deux autres faits, consignés dans la poraologie physiologique,
prouvent bien encore la relation des lieux avec la qualité des fruits
JUIN 1846. ^53
quon y cultive. Ainsi ie bezy-dû-quessoy , en Bretagne, est une bonne
|M)ire, tandis qu elle est mauvaise à Paris; ie bon-chrétien d*hiver, venu
à Paris, justifie ie nom qu il porte, tandis quen Gâtinais il ne vaut rien.
(6) Influence du monde extérieur agissant dans des climats difi'érents.
Si les observations précédentes ont démontré Tinfluence que des
lieux différents, mais assez rapprochés pour être considérés comme
appartenant à un même climat, exercent sur le développement des
plantes , à plus forte raison des climats différents par la latitude ou par
l'altitude devront-ils en exercer une plus prononcée encore ; aussi les
changements que nos végétaux d'Europe, modifiés par la culture, ont
éprouvés dans plusieurs contrées du nouveau monde , ne doivent-ils
rien présenter d'extraordinaire, rien d'imprévu, après l'exposition des
faits précédents, coordonnés dans l'ordre que nous avons adopté.
Au Chili, les légumes d'Europe ont acquis une grosseiu* considé-
rable; les fruits sont dans le même cas; il parait donc qu'il n'y a pas
eu de tendance rétrograde vers l'état sauvage.
A Saint-Domingue le contraire a lieu : les choux, les laitues, au lieu
de pommer, les navets et les carottes au lieu de grossir, montent en
graine avec une extrême rapidité; ils perdent donc les qualités alimen-
taires que la culture leur a données en Europe.
Dans l'Amérique du Nord il n'y a ni pommiers, ni poiriers, ni pê-
chers indigènes. Les Européens, en s'y établissant il y a trois siècles en-
viron, y transportèrent des semences de ces arbres; mais, au lieu de
reproduire nos variétés cultivées, elles donnèrent une première géné-
ration d'arbres qui ne produisirent que des ûruits sauvages trop acerbes
pour être mangés par des hommes accoutumés aux fruits de nos cul-
tures. Les semences des fruits américains de cette première génération
donnèrent des arbres dont les ûruits étaient un peu moins mauvais que
ceux de la génération précédente. Enfin , de génération en génération, il
y a eu une amélioration sensible, mais telle cependant, que les fruits
produits en dernier lieu sont encore inférieurs aux nôtres; et. fait re-
marquable , ceux qui ont le plus gagné au moyen des semis différent
des fruits d'Europe par la saveur et par l'arôme. Ces faits, que M. Poiteau
recueillit en Virginie, il y a quarante-cinq ans, démontrent les modifi-
cations opérées par une succession de générations dans des végétaux
issus d'une même graine, en même temps qu'ils justifient notre défini-
tion de l'espèce, et, si l'on prétendait que les semences d'arbres frui-
tiers, transportées primitivement en Amérique, n'avaient pas appartenu
à des finiits. d'une aussi bonne qualité que nos fruits actuels, cependant
ai
364 JOURNAL DÉS SAVANTS-
il resterait constant que les fruits récoltés en Amérique différaient abso-
lument de ceux que leurs ascendants produisaient en même temps en
Europe.
On voit comment les nouvelles conditions dans lesquelles les arbres
fruitiers «e sont trouvés dans l'Amérique du Nord ont amené deux
résultats principaux : i^ en ôtant d'abord à lespèce ce que la culture de
l'Europe lui avait donné de qualité; a** en lui faisant subir, par voie.de
générations successives, des modifications différentes de celles des fruits
de nos cultures.
Une observation de M. Sageret démontre tout ce qu'on peut espéret
des modifications produites sur une variété déjà améliorée par un chan-
gefloent de lieux. Des noyaux provenant d'un prunier de reine-Claqde
cultivé à Paris fiirent semés en Auvergne ; ils produisirent des individus
de reine»Qaude qui donnèrent de très-beaux fruits. Les noyaux de ces
derniers, semés à Paris par M. Sageret, produisirent une variété de
reine-Claude dont les fi[*uits, de couleiu' rosée, étaient d'un excellent
goût. Si nous nous rappelons actuellement que les arbres fi^uitiers
d'Europe ont éprouvé des modifications particulières dans l'Amérique
du Nord, ne sera-t-on pas conduit à admettre la possibilité que les va-
riétés d'Amérique ainsi modifiées recevraient de leur culture en Eu-
rope de nouvelles modifications qui en feraient des variétés nouvelles
douées de quelques qualités spéciales et susceptibles de se propager par
la greffe, si ces variétés nouvelles ne pouvaient l'être par le semis de
leurs graines ?
II. MODIFICATIONS DE DEUX FORMES ORGANIQUES COMSIO^R^ES DANS L HYBRIDE
PRODUIT PAR DEUX INDIVIDUS d'eSPÈCES DIFFl^RENTES.
Après* avoir parlé des causes principales capables de modifier les
individus d'une même espèce dans les deux périodes de leur vie , il
nous reste, pour compléter l'exposé des causes qui modifient les formes
organiques , à apprécier l'influence mutuelle de deux individus diffé-
rant de sexes et d* espèces, lorsqu'ils donnent naissance à des individus
hybrides, en vertu de la faculté que nous appellerons hybridation.
X
DES HYBRIDES CONSIDÉRÉS RELATIVEMENT A LA DEFINITION DE L*ESPèCE ET A L'UTILITÉ
DE LEUR ÉTUDE POUR LA SCIENCE ET L'APPLICATION.
On sait qu'il y a certaines espèces dont les individus , de sexes dif-
férents, sont capables de donner naissance, par voie de génération, à
JUIN 1846. 355
des individus désignés par la dénomination d'hybrides. On sait encore
que Texpression de mulets, prise dans un sens général, s applique aux
hybrides du règne animal. Enfin nous croyons devoir ajouter que les
horticulteurs, qui appellent espèces des variétés, des mces ou des sous-
espèces, donnent, conséquemment à leur langage, le nom d*hy brides à
des individus provenant de deux variétés , de deux races ou de deux
sous-espèces d'une même espèce; mais il y aurait le plus grave incon-
vénient à ne pas insister sur Textrême différence qu'il y a entre ces in-
dividus et les hybrides proprement dits. Cest pourquoi nous les dési-
gnerons par Texpression de sous^hybrides , afin de prévenir toute méprise.
Lorsqu*on envisage Thybridation au point de vue historique , après
l'avoir constatée et restreinte dans ses vraies limites , on voit qu*eUe a
été, comme toute chose nouvelle introduite dans une science, une oc-
casion de généraliser au delà du connu, en vertu de cette facilité avec
laquelle notre esprit se laisse aller à des inductions et même à de
simples conjectiu^es, au lieu de se restreindre aux conclusions posi-
tives déduites des faits contrôlés par Texpérience. Mais» s'il est prouvé
que l'hybridation n'est possible qu'entre des espèces voisines, que les
produits en sont généralement stériles, quoique nous reconnabsions
comme possibles, ainsi que nous le dirons plus bas, Ja propagation
d'individus hybrides par des générations successives, gardons-nous d'un
esprit de réaction qui nous ferait méconnaître l'intérêt et l'importance
des études concernant les hybrides , dont l'existence et l'origine sont
incontestables. L'hybridation, quoique renfermée dans des limites assez
étroites eu égard au riombre de ses produits, n'est pas moins un sujet
d'étude le plus propre à faire connaître l'influence des ascendants sur
leurs descendants.
Le fait de l'hybridation est en tout conforme aux idées que nous avons
exprimées en définissant l'espèce à notre manière, puisqu'il établit les
vérités suivantes :
1* Qu'il n'y a qu'un petit nombre d'espèces entre lesquelles il se réa-
lise, et que ces espèces ont toujours de très-grands rapports mutuels
d'organisation ; mais toutes celles qui sont dans ce cas ne produisent
pas nécessairement des hybrides : c'est ce qui explique pourquoi M. Sa-
geret n'a pu féconder le pommier par le poirier;
a° Que la différence entre les hybrides et l'un ou l'autre de leurs
ascendants est plus grande que la différence des individus issus d'un
père et d'une mère de la même espèce, comparés à ce père et à cette
mère; mais il faut bien se garder de croire que l'hybride est. nécessaire-
ment la forme moyenne du père et de la mère;
45.
556 JOURNAL DES SAVANTS.
y Que peu d'hybrides se propagent par voie de génération à la mat-
nièrc des individus d'une même espèce , surtout lorsqu'il s'agit d'hy-
brides du règne animal;
4" Que les descendants des hybrides féconds, bien entendu, ont
plus de tendance à s'allier ensemble et même avec l'un de leurs ascen-
dants, que n'en ont leurs ascendants à s'allier entre eux; dès lors les
hybrides sont plus exposés, dans leurs descendants, h perdre les carac-
tères originaires qu'ils tiennent de leurs générateurs, que les individus
d'une même espèce ne sont exposés à perdre les leurs par Teffet d'une
hybridation qui serait opérée naturellement.
5* Que, quelle que soit, dans un hybride, l'intimité des deux formes de
ses génërateiu^ , formes que l'on dirait plutôt fondues ensemble que
juxtaposées ou soudées, cependant, il y a des hybrides et des circons-
tances où les deux formes se dégagent l'une de l'autre dans un même
individu. Il existe, par exemple, un hybride du cotisas labamumeX du
(ytisns pnrpnreas qui présente quelquefois, dans un même individu, des
rameaux qui portent, les uns, la fleur du père, et les autres, la fleur
de la mère. Il est évident , d'après cela, que, dans Fhybridation des deux
formes, il n'y a pas eu destruction de ces formes , puisque , dans certaines
circonstances , on les voit se dégager l'une de l'autre.
Un hybride , dont la mère était le melon de la Chine, et le père pro-
bablement le melon maraîcher, a présenté à M. Sageret un fait ana-
logue : deux rameaux absolument opposés portèrent, l'un, un melon
maraîcher parfaitement caractérisé, et l'autre, un melon participant
évidemment de celui-ci et du melon de la Chine.
S'il est vrai que des individus hybrides aient peu de tendance à per-
pétuer leur forme propre par voie de génération, ou, ce qui revient au
même, soient exposés à la perdre parles circonstances où ils se trouvent
placés dans l'ordre ordinaire des choses, cependant, nous admettons la
possibilité que certains hybrides se propagent par génération , à Tinstar
des individus d'une même espèce. Nous serons donc bien loin de rejeter
comme contraire à une loi de la nature l'opinion de M. Sageret, d'après
laquelle le colza, qui est considéré par les botanistes comme une espèce,
est un hybride du chou (brassicca oleracea) et du navet {brassicca napus);
il a été conduit à celte manière de voir en comparant un hybride de ces
deux plantes, obtenu par lui, au colza de nos cultures.
Quoi qu'y en soit de l'objection qu'on pourrait lui adresser de n'a-
voir pas suivi cet hybride dans une série de générations assez nombreuses
pour affirmer l'idenlité de l'hybride avec l'espèce des botanistes , il n'en
est pas moins vrai que l'expérience de M. Sageret est une preuve nou-
JUIN 1846. 357
velle de la lumière que la méthode expérimentale répand sur les ques«
lions les plus élevées de Thistoire naturelle. C'est conformément encore
à nos opinions que nous sommes de Tavis de M. Sageret, lorsqu'il com-
bat Koight. qui refiise en principe la fécondité aux hybrides pour ne
l'admettre que dans les sous-hybrides , et qui pousse son raisonnement
jusqu'à conclure que le pécher est une variété de Tamaiidier, par la raison
que Tamandier-pêcher hybride des deux premiers se propage de graines^.
Prévenons maintenant une objection qu'on pourrait nous faire , en pré-
tendant que notre définition de l'espèce manquerait d'application ou se-
rait compromise , du moment où l'on reconnaîtrait qu'il existe , ou qu'il
peut exister, des individus hybrides capables de se propager d'une manière
constante par voie de génération. Notre réponse est bien simple; la voici :
Faute de caractères rationnels pour savoir si un individu donné re-
présente une espèce , nous avons défini celle-ci comme le vulgaire ,
d'après la plus grande similitude des individus d'une même origine,
ou, en d'autres termes, d'après la transmission d'une même forme par
voie de générations successives. Une fois donc cette perpétuité de forme
constatée par l'expérience, en remontant dans le temps aussi loin que
possible, des fils aux pères, nous en concluons l'existence de l'espèce,
et nous ne voyons point, quelle que soit la définition rationnelle qu'on
puisse en trouver un jour, comment le cas dont nous parlons ne serait
pas compris nécessairement dans cette définition. Eh bien , s'il s'agit
* La fécondité de plusicur» animaux hybrides est incontestable. Nous allons en
citer des exemples. Depuis une époque très-reculée, on fait au Qiili un grand
commerce de peaux de mouton à poils longs et plus ou moins raides, qui pro-
viennent d^individus issus du bouc et de la brebis. Voici comment on opère le croi-
sement : on met un bouc avec dix brebis. Les hybrides mâles issus des deux es-
pèces ont une laine presque semblable au crin; aussi leurs peaux ne sont-elles pas
( slimces pour les usages auxauels il convient de les employer avec leurs poQs. Maïs
les mâles hybrides mis avec des brebis les fécondent, et les individus qui en pro-
viennent ont une peau à crins fins et doux qui est extrêmement recherchée pour
servir à faire des schabraques , qui sont appelées peUions dans le pays. Après un cer-
tain nombre de générations, le crin devient gros et dur. A cette époque il faut re-
courir au mâle hybride d'une première génération, pour obtenir des métis dont la
peau convienne à la confection des pellions. Ces renseignements, que nous devons
à Tobligeance de M. Gay, prouvent la fécondité du mâie hybride issu du bouc et
de la brebis. M. Flourens ayant obtenu, au muséum d'histoire naturelle, un
liybride du mouflon et de la chèvre, il serait curieux de savoir s* il serait fécood
comme le précédent. Il a obtenu aussi un sous-hybride du mouflon et de la brebis.
Enlin nous ajouterons que M. Lafresnais a donné au muséum une paire de métis
issus d*une oie de Guinée mâle et d*une oie à cravate femelle, lesquelles appar-
tiennent à deux espèces parfaitement distinctes. Il est remarquable que leurs hy-
brides se soient reproduits déjà jusqu*à sept fois.
358 JOURNAL DES SAVANTS.
d'individus hybrides , capables de se propager par voie de iténérations
successives, sans que nous puissions apercevoir un terme prochain à
cette propagation, à nos yeux ils constitueront une espèce dont .l'ori-
gine ne remontera pas au père ni à la mère d'espèces diOj^rentes qui
ont pfoduit le premier hybride, mais à ce premier hybnde , parce
quil est en réalité le premier type de la forme qu'affectent les individus
hybrides qui en sont sortis.
Après ces considérations générales et critiques sur les hybrides ,
nous ferons remarquer que M. Sageret, en les étudiant « en cherchant
à en augmenter le nombre, comme lont fait Duchesne de Versailles,
Knight, etc., en insistant sur Tutilité de cette étude pour donner plus
de quaÛté aux fruits de nos cultures, a fait preuve d'un esprit scientifique
d'autant plus étendu, que Van Mons , qui a passé la plus grande partie de
sa vie à atteindre ce même but, a méconnu Timportance de l'hybridation
et le parti qu'on peut en tirer pour la science aussi bien que pour l'ap-
plication, {(appelons que M, &geret a obtenu des hybrides de diverses
espèces du genre pommier, remarquables par une extrême vigueur,
qui permet aux fruits de l'année de mûrir pendant que les boutons à
fleura se développent de manière à assurer une abondante récolte pour
l'année suivante. Grâce à cette vigueur, ils ne sont pas soumis à l'aider-
nonce, c'est-à-dire qu'après avoir produit une année, ils seront une ou
plusieurs années sans donner de fruits. Rappelons encore que M. Sageret
a obtenu des sous-hybrides de pommiers remarquables par l'abondance
de leurs fruits.
Certes les amis de l'horticulture et de la science doivent faire des
vœux pour que, désormais, dans les jardins de botanique, de culture,
dans les pépinières des départements, il y ait des terrains consacrés à
l'étude des hybrides. Espérons que le muséum d'histoire naturelle ob-
tiendra des Chambres les terrains cpii lui sont indispensables désormais,
et qu'alors il y en aura une portion exclusivement réservée à l'étude des
hybrides, de manière qu'il sera possible de suivre ceux-ci dans leurs
développements et les modifications qu'ils pourront recevoir du temps;
espérons enfin que l'histoire des hybrides obtenus par M. Sageret y
recevra le complément que le temps peut lui donner, et que les tra-
vaux de ce savant horticulteur auront un genre de publicité qui leur a
manqué, et dont ils sont dignes sous tous les rapports.
E. CHEVREUL.
{Lafinaa prochain cahier.)
JUIN 1846. 359
1. — jEgtptens stelle in der Weltgeschicete. Geschicht-
liche Untersuchung in fûnf Bûchem, von Ch. C. J. Bunsen; I«»,
n« xind III«* Buch, 8^ Hambourg, i845.
1. — Place de l'Egypte dans l'histoire du monde; recherche histo-
rique en cinq livres, par Ch. C. J. Bunsen, I", II* et III* livres, 8°,
Hambourg, 1845.
2. AUSWAUL DER WICHTIGSTEN UrKUNDEN DES jEgYPTISCBEN
Alterthums, heraasgegeben nnd crlmtert von D' R. Lcpsius,
Tafeln, Leipzig, i842» fol.
2. — Choix des documents les plus importants de l'antiquité
ÉGTPTiENNE, pubHés et êxpUqoés par le D' R. Lepsius; planches,
Leipzig, i8&2, fol.
TROISIÈME ARTICLE ^
Le rétablissement des temps historiques de TÉgypte, dans toute lem-
authenticité, à partir de la fondation même de cet empire, ou de la
dynastie de Menés , est certainement le fait le plus grave qui puisse se
produire dans fétat actuel de la science , puisqu*il tend à donner à This-
toire du genre humain une base plus solide et un point de départ
plus ancien quon n avait pu le faire jusqu'ici, d'après les traditions
écrites et les monuments, soit littéraires, soit figurés, d*aucun autre
peuple du monde. Cest cette notion capitale que M. Bunsen s'est pro-
posé, comme nous l'avons vu, d'établir dans toute l'évidence qu'elle
comporte, et cela, de trois manières principales : sous le rapport de
l'histoire proprement dite, sous celui de la langue et de l'écriture, et
sous celui du système religieux. Mais ces deux derniers moyens étant
subordonnés , dans leur détermination chronologique , à la fixation des
temps historiques de l'Egypte, c'est donc par l'histoire même de ce
peuple que M. Bunsen a dû commencer, pour montrer qu'elle repose
sur un ensemble de témoignages qui permettent de lui assigner avec
toute confiance une durée de près de quatre mille ans avant notre ère ,
et qui accroissent ainsi , de plus d'un millier d'années , l'histoire connue
des plus anciens peuples du monde.
Xai indiqué, dans mes deux précédents articles, quelles étaient les
sources principales de l'histoire égyptienne, à l'aide desquelles on peut
^ Voir, pour les deux premiers articles, les cahiers de mars (page 129) et d'avril
1846 (page a33).
.360 JOURNAL DES SAVANTS.
essayer d*en reconstituer aujourd'hui le cadre entier, sauf les lacunes
qui restent encore, et celles qui resteront probablement toujours dans
les détails de cette histoire. Nos lecteurs savent à présent que ces
sources, appréciées suivant leur véritable valeur dans le premier livre
de M. Bunsen, sont, pour le haut et le moyen empire, la liste des
trente-liuit rois thébains, dressée par Ératosthène, et l'indication, donnée
par Apollodore, des cinquarite-trois rois qui succédèrent à ceux-là, rap-
prochées Tune et Tautre des listes de rois des xvu premières dynasties
'de Manéthon, et mises en rapport avec les monuments originaux, tels
que la chambre des rois de Karnak, la table d'Abydos, et le papyras royal
de Turin, d'une part; de Tautre, avec les inscriptions isolées portant
des cartouches royaux. U s'agit maintenant de faire connaître le résultat
du travail de M. Bimsen sur les dynasties égyptiennes, et d'abord d'in-
diquer la méthode au moyen de laquelle ce résultat, exposé dans le
deuxième et le troisième livre de son ouvrage, a pu être obtenu.
La partie la plus neuve, la plus importante et la plus difficile de ce
grand travail, était assurément celle qui comprend la durée du haut
empire, c'est-à-dire toute la période de l'histoire égyptienne antérieure
à rinvasion des Pasteurs; c'était celle qui avait été la plus négligée,
pour ne pas dire entièrement omise, parles modernes égyptologues,au
point que l'espace de temps qu'elle embrasse avait été presque relégué
parmi les fables, et Menés, lui-même, le fondateur de cet empire, ré-
puté un être mythologique ^ Il est de fait pourtant que les^plus grands
monuments de l'antiquité égyptienne , les pyramides de Memphis , le lac
Mœris, et le labyrinthe, appaiiiennent à cette première période de l'his-
toire de rÉgypte; et qu'ainsi la réalité historique de ces temps primitifs,
et l'existence dea rois qui vécurent dans cette période et dont ces mo-
numents sont Touvrage, se trouvent aujourd'hui démontrées pour qui-
conque sait lire les inscriptions hiéroglyphiques, et cela, indépendam-
ment des témoignages de la tradition historique. Un autre fait, qui n'est
pas moins indubitable, c'est que le point de départ de la tradition
égyptienne, dans le travail d'Ératosthène et dans celui de Manéthon,
aussi bien que dans les monuments nationaux de l'Egypte 2, était le
* Voyez ce que dit M. Guigiiaud , dans ses Notes sur le IIP livre des Religions de VAn-
tiqmté, t. I, p. 780, note 1, au sujet de Mènes ou Mines, ou Menas, qui ne doit point
être considéré, suivant lui, comme un personnage historique, mais bien comme un
être intermédiaire entre les dieux et les rois humains, un type divin de Vhomme, qu*i1
compare au Menou de ilnde cl ay Minos de la Crète. — * Témoin le bas-relief de
la pompe du Ramcssdon, dent le premier cartouche est celui de Mena (Menés),
conmie le premier des ancêtres , c est-à-dire le plus ancien des rob prédécesseurs
de Raoïsès II, Roscllini, Monum. del Cuit. tav. Lixvi.
JUIN 1846. 3a>
règne de Menés, comme chef de la première dyaastie et comme fon-
dateur de Tempire. Eratostbène et Manéthon partaient donc dWe base
commune, et, si leurs listes de rois étaient dressées d après des monu-^
ments authentiques, ces listes devraient se succéder de manière à offrir
un résultat pareil, pour le nombre des rois et pour la durée de leurs
règnes. En comparant attentivement les deux listes, on reconnaît que
les trente-hait rois thébains d'Ératosthène répondent au]L rois qui forment
les douze premières dynasties de Manéthon; et, à lappui de ce rapport
général des deux listes, pour la période du haut empire, venaient se
joindre quelques rapprochements isolés ^ qui ne permettaient pas de
douter que les deux documents n'eussent été puisés aux sources mêmes
de rhistoirc égyptienne. Mais les listes de Manéthon, pour ces douze
premières dynasties, donnaient un total d environ cinquante rois, et une
période d*environ quatorze siècles, qui ne s'accordaient pas avec le
nombre de trente-huit rois, nommés par Eratostbène, non plus qu'avec
le chiffre de mille soixante-seize ans, assignés à la durée de leurs règnes.
U y avait donc là un premier problème à résoudre, pour rajuster ep-
semble les deux listes d'Eratosthène et de Manéthon, sans sacrifier
lune à Tautre, et sans rien perdre de la vérité historique*, c est dans la
solution de ce problème, tentée pour la première fois dune manière
vraiment critique, et non à Taide de suppositions gratuites et de com-
binaisons arbitraires, que consiste le mérite du travail de M. Bunsen,
mérite qui tient tout entier k sa méthode. Et quant à cette méthode
même, dont nous avons, dans notre précédent article^, indiqué Tesprit
général, nous allons la faire connaître en détail, en la suivant dans ses
applications particulières à la série des trente-huit rois thébains d'Érato-
sthène, mis en rapport avec les rois correspondants des douze premières
dynasties de Manéthon.
La i" dynastie thinitc, dans les divers Extraits que nous en possédons,
et qui sont, pour en faire une fois pour toutes lobservation , ceux de
Jules Africain, d*Eusèbc et de la Chronique arménienne, constamment
rapprochés les uns. des autres dans Touvrage de M. Bunsen, celte
i'* dynastie comprend hait rois, ayant régné 2 63 ans, suivant celui de
ces Extraits qui parait mériter Je plus de confiance , celui de J. Africain.
A cinq de ces rois. Menés, Athoihis, Kenkénès, Miébaès, et Sémempsès ,
correspondent, dans le même ordre, et avec des nombres d années
presque identiques, les cinq premiers rois de la liste d'Ératosthène ,
' Tels que ceux qui ont été présentés en dernier lieu par M. Lenormant , Eçlaircisi,
sur le cercueil de Mycérinus, p. 33. — ' Joum. des &Evaiiti^ avril .i8A6, p. a4it suiv.
46
36fi JOURNAL DES SAVANTS.
Menés f AÛîotès I'', son fils, AAotès II, Miabiès, fils du précédent, et
Pemphâs, Àttssi fils du précédent; les chiffires donnés par Ératosthène et
par Manétbon, 190 et igA années, différent si peu, pour le total, et
s'accordent si bien , pour la part de chaque roi, qu*il est impossible de
ne pas voir une coïncidence de plus dans ce rapport de nombres, à
Tappui de la ressemblance des noms. Il s*agit de voir maintenant à quoi
tiennent les différences qui se remarquent entre les deux listes. Le troi-
sième roi d'Ératostbène, qui est Aihothès II, est appelé Kenkénès par
l^néthon; maïs le^ années de règne assignées à l'un et à l'autre, ^
et 3 1 , montrent bien qu'il ne peut être question que d'un seul et même
jmnce, doi|t le nom de famille, Aihothès, a été donné par Eratosthène^
et le prénom, Kenrché-ré (au lieu de Kenkénès), préféré par Manétbon.
Effi^stivement, l'on sait que l'usage des pharaons était de porter deux
noms, dont l'un, appelé le prénom, était un titre honorifique, dont
limage du sokil, figuré par le disque, faisait toujours partie; l'autre était
le nom propre, ou le nom de famiUe. On sait, de plus, qu'à partir de la
vf dynastie , chaque pharaon fiit toujours désigné sur les monuments
aTec ee double nom, inscrit dans ce que nous appelons un cartouche;
mm rien ne prouve qu'antérieurement à cette époque les rois égyptiens
ne JBasent pas déjà usage d'un titre équivalent à ce qui fut plus tard le
prénom f soit que ce titre fût inscrit dans le même cartouche que le nom
propre, ainsi qu'on en a un exemple pour un prince de cette f*dynas^
tîe \ soit qu'il figurât en dehors du cartouche, comme le titre de l'éten-
danl royal, déjà usité dès les premières dynasties ^ Cela étant, il est
tout simple que le 3* roi de la i** dynastie étant, d'après la tradition
suivie par Ératosthène, un Athotès II, fût distingué de son prédéces^
seur homonyme, Athotès I^, par un prénom, tel que celui de Ken-ché-ré,
donné par Manétbon, nom qui offre en effet tous les éléments d'un nom
égyptien de la plus hante époque pharaonique.
Cest de la même manière, et avec tout autant de probabilité que
s^eiqplique la différence apparente des versions d*Eratosthène et de
Manétbon , au sujet du quatrième roi du premier de ces auteurs, Mia-
biès, auquel correspond , sur la liste du second, Oaénéphès, avec ses di-
verses transcriptions, Oasaphaès et Biénéphès. Ce nom ^ Miabiès, où
l'élément égyptien ma, mi, aimer, ne peut être méconnu, est évidem-
^ Pour le cinquième, Smentéii, dontie nom, exprimé par quatre signes hiéro-
glyphiques, S-MeN-T£-TI, est accompagné des signes Q.ra, S, hem, renfermés
iêssè ma même cârtoucbe« tel que celui qui ouvre la série des noms royaux de la
eksmbfê de Kmrnak» tepsios, AmswaU, etc., Taf. i. — * Bonsen , t. U , p. ^ et suiv.
JUIN 1846. 3«3
ment uo samom, et ce surnom, reproduit aussi par Mauéthoii, sous
une forme presque identique, Mi-ébaèSf a occasionné dans les listes de
Manéthon un double emploi, facile aussi à constater, et qui provient
sans doute de la faute des copistes, auxquels nous devons les Extraits
de ces listes, plutôt que de celle de Tauteur original. Quoi qu'il en soit,
i cet égard, ie Miahiès d*Ératostbène ou Miébaès de Manéthon étant
évidemment le même prince, désigné de cette manière par un prénom ,
son nom propre, son nom de famille, ne peut être que celui d'Oaénéphià,
donné par Manéthon au quatrième roi de sa première dynastie, et ce
nom , sous sa véritable forme égyptienne , doit être , de l'avis de M. Bun-
sen, MNE, dont nous avons des transcriptions grecques et latines,
IINEYHS, MNETI2* Mnévis, qui se rapportent, et k Tun des plus an-
ciens rois législateurs ^ et au taureau sacré d'Héliopolis, par conséquent,
qui ont bien certainement leur thème égyptien dans- le plus aoeien
langage , et leur emploi dans la plus haute antiquité de ce pays. Ce
rapport de nom entre le taureau sacré et le pharaon Ouénéphès-Mnéphès
se trouve conGrmé, de la manière la plus heureuse, à ce qu'il nous
semble, par Tei^plication que donne M. Bunsen du mot Mi-ébaès, qui
signifierait, suivant lui^, ami du taureau, et qui répondrait précisément
à l'interprétation grecque d'Eratosthène, (pCk&taxjpos^. Des combinaiaons
si ingénieuses, quand elles aboutissent à un pareil résultat, nous pa-
raissent offrir toutes les conditions de la critique la plus rigoureuse et
de la plus haute prohabilité.
C'est à ce quatrième roi de la première dynastie, Miainès-Mfépkès ,
que Manéthon attribuait l'érection de certaines pyramides^» les plus
anciennes, conséquemment, dont la mention se fût conservée dans
l'histoire. Elles étaient bâties, ajoute l'auteur égyptien, dans la région
nommée Kochomê, ou plutôt dans la région de Chôn, dénomination
qui nous paraît indiquer le nome Héracléotiqae^, Cette considération, si
elle est fondée, tendrait à exclure l'opinion de l'ingénieur anglais Per-
ring, qui a cru retrouver les pyramides d'Oaénéphès dans la pyramide
' Diodor. Sic. I, XGiv. — * D*aprè8 le sens de ma, mi, aimer, et celui de mat,
prononcé hasù, hacis, tawreaa; YOy. t. I, p. 53. — ' Les manuscrits et les éditions
portent ^lAETEPOC, qui n*a aucun sens; Scalîger corrigeait ^Xrrarpor; la vraie
leçon, retrouvée par M. Bunsen, t. I, p. 53, 22), d'après la signification du mot
éQrptien miébaès, est ^lAOTAYPOC. — * Manéthon, apad Svncell. Chronogr,
p. 54: WJos'aepl KûâxdfiAtfv (lis. KÀ xdjfitfv) i^yetpe nrvpafi/Saç. — C*est une notion
qui se rattache au mythe de \ Hercule égyptien, dont un des noms était Chôn, et que
j ai disculée dans la 111* partie de mon mémoire sur V Hercule aujrien et phénicien,
mémoire encore inédit, et destiné au Recueil de l'Académie des inscriptiom et
belles-lettres.
46.
«384 JOURNAL DES SAVANTS.
T^AboU'-Rôasch, au tiord de celle de Gizeh^; et celte opinion a étérejetëe
aussi par M. Bunsen, d'après d'autres moti&, dont le principal est que
le mode de construction suivi dans cette pyramide d'Aboa-Roash ne
peut s'accorder avec le système d'architecture usité dans les temps an-
térieurs à la troisième dynastie. M. Bunsen serait disposé à chercher
les pyramides, monuments de la première dynastie, dans une localité
voisine â^AnUeopolis , qu'il croit avoir été désignée sous le nom égyptien
de Kôs-kam, dont le nom, Kùf/fiifirf, aurait été la transcription grecque.
Sans nier qu*il y ait là un rapport de nom véritablement assez feappant,
je ne crois cependant pas que cette conjecture soit suffisamment fondée.
Le lieu où furent situées les pyramides diOaénépkès est donc encore
inconnu, et ces pyramides elles-mêmes ont probablement disparu dé
la face de la terre; mais il reste le fait acquis à la science, que la plus
ancienne construction des pyramides date de l'époque de la première
dynastie; et ce fait capital concourt, avec d'autres circonstances du
niéme genre, à prouver l'existence historique des rois de cette dynastie.
Le cinquième roi d'Ératosthène , Pemphôs, qu'il faut lire Sempsâs où
Sémpiièê, correspond évidemment au Sémcmpsh de Manéthon; les noms
se ressemblent trop pour permettre le moindre doute à cet égard , et
le nombre des années de règne « i8, qui est le même sur les deux
listes, y ajoute un nouveau degré de certitude. Cela posé, M. Bunsen
présume que le pharaon dont il s'agit s'appelait , dans sa langue natio-
nale, Smentéti (SMeN-TeTi), nom de l'ancien pharaon qui se lit en
tête de la Chambre des rois de Kamak^, et il suppose que ce nom égyp-
tien, Smentéti, est celui qui a produit, sous la main des auteurs grecs,
les noms d*Ismandès et d'Osymandias , donnés par Strabon' et par Dio-
dore de Sicile* à l'un des plus anciens et des plus glorieux pharaons,
dont le monument, tel qu'il est décrit par le second de ces auteurs,
d'après la relation d'Hécatée d'Abdère, a été, jusqu'à nos jours, un
sujet de controverse entre les savants, et dont l'existence même n'a pas
tnédiocrement embarrassé tous ceux d'entre eux qui se sont occupés
de déterminer sa place dans l'histoire de l'Egypte. En essayant, à son
lour,^ de retrouver, dans le Smentéti de la chambre de Karnak, ïlsmandès
de Strabon et ïOsymandias de Diodore , le même que le Sempsès d'E-
ratosthène et le Sémempsès de Manéthon , et d'assigner à ce pharaon le
quatrième rang parmi les successeurs de Menés, M. Bunsen ^ra-t-il
' Voyez, dans le Joam. des Savants , îuin i844, p. 33i-332, le compte rendu des
opérations de l'ingénieur Perring, sur cette pyramide d'AhouRoask. — * Lepsius,
Âuswahl. etc., Taf. i. - 'Strabon, 1. XVII p. 8i i . A; cf. p. 81 3. C. — * Diodor.
Sic. î, XLVII-XMX.
JUIN 1846. 365
ëté plus heureux que tous ses devanciers? J'avoue, à regret, que je ne
puis être de cet avis, et j'en vais donner les raisons, ne fût-ce que pour
provoquer de nouveHes explications de la part de notre auteur.
Je tombe d'accord avec lui que le nom égyptien Smentéti ressemble
assez, par tous ses éléments, au nom grec Ismandès ou Osymandias, pour
qu'on puisse admettre que c'est bien eflfectivement le même nom qui
nous a été transmis, sous sa forme originale, par le monument égyp-
tien, et sous une double forme grecque, par Strabon et par Diodore.
Je puis concéder encore que les transcriptions grecques originales d'É-
ratosthène et de Manéthon étaient Sémenthès ou Sémenthis , d'où les co-
pistes auraient tiré les leçons Sémensès, Sémempsès , Sempsès; mais, à
travers toutes ces combinaisons, M. Bunsen me parait avoir perdu de
vue une considération qui le guide toujours dans ses recherches, et qui
est véritablement le fil critique dans le labyrinthe de l'antiquité égyp-
tienne : c'est, d'une part, l'intelligence des signes hiéroglyphiques qui
composent le nom égyptien, et, de l'autre, l'interprétation grecque du
même nom donnée par Ératosthène. Or il y a ici une opposition radi-
cale qui ne permet en aucune façon, à mon avis, d'admettre que le
Smentéti de la chambre de Karnak, si tant est qu'il soit V Ismandès ou
YOsymandias des auteurs grecs, puisse être le Sempsès d'Ératosthène et
le Sémempsès de Manéthon. Eflectivement , ce nom, Smentéti, s'écrit,
dans le cartouche de la chambre de Karnak, par quatre signes hiérogly-
phiques, le dos de chaise (|, s, le parallélogramme dentelé, mil, m£n, et
les deux barres, , te, ti, dont le second, l'élément principal du
mot, exprime incontestablement fidée de demeure, d'établissement, de
darée^ ; et c'est en eilet le même élément qui figure, avec la même va-
leur, dans le nom de Mén-ès, le fondateur de cette dynastie, et dans
celui de Men-ka-ré, Mycérinus, le 4* roi de la iv* dynastie, l'auteur de la
trcHsième pyramide. Il y a plus ; c'est que celte valeur du mot égyptien
men, représenté hiéroglyphiquement par le parallélogramme dentelé,
iii, était parfaitement connue d'Eratosthène, puisqu'U interprétait le
nom égyptien Menés par le mot grec AJdptos^, où l'idée de perpétuité
' La présence du signe i],^, au-devant du signe mil, ne fiait ici aucune difficulté,
puisque, suivant la doctrine même de M. Bunsen, 1. 1, p. Sag, la leUre égyptieime
s était un préfixe qui modifiait la signification du verbe, de manière que, men si-
gnifiant bâtir, jme/i voulait ^refaire bâtir. — * Correction indubitable, au lieu de
AIONIOS, mot qui n*est pas grec, et que M. Rosellîni, qui a cru devoir maintenir
cette leçon , a bien vainement cbercbé a expliquer, en considérant le nom égyptien
Mena comme dérivé de celui du dieu suprême Amoun, Monam, délV Eyittù, etc.,
P. I, Monwn. Slor. 1. 1, p. 124.
566 JOURNAL DES SAVANTS.
répond précisément à ] acception de durée que comporte le mot ègjp-
lien*. Maintenant, ce même Ëratoslhène traduit le nom égyptien de son
cinquième roi, Semp$è$, parle mot grec Èpa9l)<Rii^ç\ d'où il suit, avec
la dernière évidence, que le nom de XHercok égjrptku, Sjem, formait
rélëment principal du nom égyptien du pharaon , porté le cinquième
sm* sa liste ; et , ce qui n est pas moins certain , c est que le mot égyptien
KOUAIL ne pouvait pas être représenté en grec autrement que par ks
lettres Xepi. On en a la preuve par le nom du xxvi* roi d'ÉrâtoÂthène,
Hêfi^&umpéttns, résultant de la combinaison des noms des dieux égyp*
tiens, HercfUe et Harpocrate, ainsi que le porte expressément Tinterpré-
tation grecque d'Ératosthène : i Mw ÈpaxTJis kpnoxpJJns^ et où le nom
de ï Hercule égyptien, 2Sa\J^, est représenté pareillement en grec par
la syllabe Se/i. Cela posé, le nom SmentéH, dont Télément principal
etprime Kdée de stabilité, de durée, ne peut avoir ni biéroglypbiquement
ni pbilologiquement aucun rapport avec le nom Sempêès ou Sémempsès,
dérivé de celui d^ Hercule, ÈpaxXelSns\ conséquemment, f assimilation
dtt Smentéli de la chambre de Kamak avec le Sempsèi d'Ératosthène, le
Sémempsès de Manéthon, ne saurait être admise â aucun titre, et ie
rang de cinquième roi de la i"* dynastie, qui lui est assigné par notre
auteur, ne repose désormais sur aucune base. .
Il en est de même de l'attribution de la pyramide du labyrinthe, que
M. Bunsen avait cru pouvoir faire au pharaon dont il s'agit, en se fon-
dant sur le témoignage de Strabon, qui dit que le roi, auteur du taby^
rbuhe, et nommé Ismandès, avait son tombeau dans la pyramide bâtie
à un stade de distance du labyrinthe même ^ En ne prenant de ce ter
moignage que la partie qui concerne la pyramide du labyrinthe, notre
•uteur regardait cette pyramide, située au lieu nommé aujourd'hui £1-
HùtÊfora, comme le tombeau du roi Smentéti, sans qu'il pût , il est vrai,
^autoriser, pour cette attribution, de quelque découverte opérée dans
cette pyramide, comme dans quelques-unes de celles de Dashomr,
HAhousir et de Gizeh, puisqu'il est notoire^ que cette pyramide d'Us-
isarti n'avait pu être ouverte par l'ingénieur du colonel Howard Vyse,
que rentrée et Tintérieur nous en étaient enéore inconnus, et que , par
conséquent, on n'avait pu y trouver le nom du pharaon dont elle est
l'ouvrage. Jusqu'ici, l'attribution proposée par M. Bunsen n'était donc
> Slrabon,]. XVD, p. 81 1, C : tvï rékei U r^s olxxAo^ xailifs vUop i^ alér
Uem é^exo^taifs à réÇoç idi mpaiûs rs1pàyùnH>f.,. ISMANAàS Vàpoiut à v§^sis. •*
' Voy. dans le/o«rB. des Sav, i84A, p. 619* le cooaple rendu des fouilles iofruo-
toeusoi do col. How. Vyse sur cette pyramide dMowara, QperatioM, etc.^tUl.
p. 8a.
JUIN 18&6. 397
qQ*une conjecture; mais cette conjecture même vient d*ètre détruite
par le résultat des explorations exécutées en dernier lieu par M. Lepsius
dans la pyramide du labyrinthe. Ce savant est heureusement parvenu
â pénétrer dans la chambre sépulcrale, qui s était dérobée à toutes les
recherches de l'ingénieur anglais , et il y a trouvé le nom du troisième
Amencmhe, ce roi de la xii* dynastie, auteur du labyrinthe, dont le car-
touche est encore imprimé sur les imposants débris de ce monument.
(Test depuis l'impression de son second livre que M. Bunsen a eu con-
naissance de cette importante découverte, et, en la signalant dans
l'avertissement de ce livre ^ il déclare que la pyramide qu'il avMt cru
pouvoir attribuer à Smeniéti, dernier roi de la f* dynastie, appartient
réellement à Amenemhe III, roi de la xii* dynastie. Sur ce point encore,
il ne saurait donc plus y avoir lieu & la moindre difficulté; et ce qui
résulte de cette discussion , c'est que la détermination du cinquième roi
d^Eratosthène, assimilé au huitième roi de la f* dynastie de Manéthon,
reste encore tout à fait indécise, ainsi que la place occupée dans Tem-
pire égyptien par le Smentéti de la chambre de Kamak, assimilé lui-même
à VIsmandès de Strabon et à YOsymandias de Diodore.
La n* dynastie de Manéthon, intitulée thinite, se compose de nemf
rois, en regard desquels, si l'on place autant de rois de la liste d'Érato-
sthène, cest-â-dire ceux qui sont nommés, depuis le sixième jusqvt au
fnaiorzième inclusivement , on ne trouve aucune espèce de rapports, ai
pour les noms de rois, ni pour les années des règnes. Â l'appui de cette
première discordance, qui tend à prouver que cette seconde dynastie
de princes thinites ne peut être celle de rois thébains ou memphiiis expo-
sée dans le Canon d'Ératosthène, vient se joindre l'observation que le
niîème roi d*Ératosthène est qualifié memphiie, et que la m* dynastie de
Manéthon est elle-même intitulée memphiie ; d*où il semble résulter, k
part toute autre considération, que c'est bien ce sixième roi memphiie
qui est le chef de la troisième dynastie, mempHte aussi, et conséquem-
ment que la seconde dynastie thinitc représente une suite de règnes con-
temporains d'une branche collatérale de la famille régnante, laqœtte
branche avait son siège à This, la patrie de Menés, fondateur de l'em-
pire. Cette induction se justifie par le fait que la somme d'années, laA,
assignée aux sept premiers rois de cette seconde dynastie tkinite, est pré-
cisément égale à celle des années des règnes affectés aux neuf rois cor-
respondants de la liste d'Ératosthène , avec cette autre particularité, que
le chiffie des deux derniers règnes, haiUème et neuvième, 78 ans , répond
' Yer-tmd Nachwort, p. nr.
368 JOURNAL DES SAVANTS.
pareillement à celui du règne du sixième roi d'Ératosthène , toutes coïnci-
dences qui ne peuvent être fortuites et qui tendent bien à prouver que
les neirf rois d'Ératosthène , du vi* au xiv*, ayant pour chef un roi mem-
phitet doivent se chercher dans les neaf rois de la ni* dynastie memphite
de Manéthon, et, par une conséquence irrécusable, que la seconde dy-
nastie ihinite doit être regardée comme représentant une branche coIia>
térale , ayant régné parallèlement à la dynastie memphite. L'importance
de ce résultat , qui signale la première application de la méthode de
M. Bunsen , pour la conciliation des listes de Manéthon el d'Eratosthène,
me fait un devoir de m'y arrêter, pour montrer l'accord qui règne dans
les détails des deux listes, au moyen de la distinction générale que je
viens d'indiquer; et c'est un devoir que je remplis d'autant plus volon-
tiers que, si cet accord est démontré par suite des explications où je vais
entrer, il en résultera que la restitution de la m* dynastie de Manéthon,
à l'aide des neaf rois correspondants de la liste d'Ératosthène , qui était
peut-être le point le plus difficile du grand travail de chronologie égyp-
tienne entrepris par M. Bunsen, pourra être regardée comme un fait
acquis à la science, et que dès lors il deviendra moins nécessaire d'ex-
poser, avec le même détail , les autres applications de la même mé-
thode auxquelles donne lieu la restitution des dynasties suivantes.
Examinons d'abord les rapports généraux des deux listes. J'ai déjà
dit que la somme des années de règne, 22a, des sept premiers rois de
la II* dynastie de Manéthon , était précisément la même que celle des
années de règne des neuf rois thébains d'Ératosthène ; premier fait qui
établit une remarquable coïncidence de temps entre deux dynasties
collatérales. Je rappelle encore que le huitième et le neuvième rois sont
donnés comme ayant régné 78 ans; somme égale à la durée du règne
du VI* roi d'Ératosthène , le chef d'une dynastie memphite ; ce qui tend
à les faire rentrer dans cette dynastie. Or il se trouve que, dans les
Extraits du Synceile , la n* dynastie thinite finit précisément avec le
septième roi; d'où il suit que le huitième et le neuvième appartiennent ef<
fectivement à la dynastie memphite, en tête de laquelle ils doivent être
placés. Voyons maintenant si les rapports particuliers viennent à l'ap-
pui de ces rapports généraux.
Le nom du vi* roi d'Eratosthène , rétabli sous sa véritable forme na-
tionale, Sésorchérès, avec l'interprétation grecque, Ùyr{(ravSpo§ , deux
corrections dues à M. Bunsen ^ l'une et l'autre indubitables, à mon avis ,
' ZEZOPXEPHZ, au lieu de MOMXEIPI, où les éléments égyptiens, che (le
signe d oflfrande [J ) , et rc ( i*image du soleil 0 ) , ne peuvent être méconnus .
JUIN 1846. 369
se trouve maintenant , grâce à celte première restitution , répondre au
nom des deux rois, Sésôchris et Chénérès, de la liste de Manëthon. Or
Sésôchris est manifestement la transcription grecque du nom égyptien,
Sé-sor-ché-ré , et Chénérès doit être un prénom, dont tous les éléments,
Ché-n-ré, se retrouvent dans récriture hiéroglyphique ^ Voilà déjà un
premier point qui peut être r^rdé comme bien près dctrc avéré; en
voici un second, où Tassimilation est portée jusqu*à la certitude. Le
Sésorchérès d^Lratosthène est qualifié TrepiaaofiiXvs , dune stature déme-
surée; et le Sésôchris de Manéthon , qui est déjà reconnu le même prince ,
et par son nom et par la place quil occupe dans Tempire égyptien, est
indiqué comme étant ^a^ de cinq coudées, large de trois palmes : hs S^fos
«ÎX« «rnxûw éy fBokxKjlûiv y' : particularité qui a du toujours être trop
i*are , pour que robsei*vation , qui en avait été consignée dans les annales
égyptiennes et qui était relevée à la fois par Manéthon et par Érato-
stfiène, ne constitue pas pour le roi auquel elle sapplique, Sésorchérès-
Sésôchris, la preuve de Videntité. Le point de départ de la m* dynastie
memphite, fixé au règne du vi* roi d'Eratosthène, Sésorchérès, le gécmt,
le Sésôchris'Chénérès , de Manéthon, parait donc être établi d'une ma-
nière aussi solide qu elle est neuve et ingénieuse.
Le VII* roi d'Eratosthène porte un nom corrompu par la faute des
copistes, 2T0IX02APH2, que M. Bunsen lit T0IXAPH2, et dont
la traduction grecque, ÈkioOélos^, établi par le soleil, répond exacte-
ment à un nom de roi égyptien , connu par un cartouche de la
plaine des pyramides' : r'o^ » "om composé de trois signes, le disque du
soleil, ©, ra, le nilomè i tre, |, tet, et ï offrande, |J, hé; car ce nom
Tet-ché-ra, exprimant les 1 idées d'établissement , doffhande et de soleil ,
se trouve bien évidem j | ment en rapport et avec la transcription
grecque, TOTX APHS . \J^J et avec Tinterprétation grecque, HÀIO-
0ETO2; et, lorsqu'à l'appui de ce rapprochement vient se joindre le fait
de ce cartouche royal , trouvé dans la plaine des pyramides, dont tous les
non plus que le mol seter, rendu hiérogly]phiquement par le sceptre à tête de
chacal , I , et exprimant Tidée chef, conducteur, à laquelle répond le mot grec
HrHZANAPOZ, au Heu de THZANAPOZ, qui n'avait aucun sens. — ^ Nous
possédons un cartouche royal , celui d'un roi de la v* dynastie VTl ^TN
éléphantine, qui offre précisément les trois mêmes éléments : LM '^'^^ ^J'
— • HAlOOeTOC, au lieu de ANAICOHTOC, leçon qui n'offrait aucun sens, et
qui n'a pu provenir que de l'inadvertance des copistes; c'est encore là une excel-
lente correction duc à M. Bunsen. — * Publié d*abord par feu M. Nestor L'Hôte,
dans une lettre insérée au /oam. des 5av. janvier i8Ai, p. 53, i).
47
370 JOURNAL DES SAVANTS.
monumeDts appartiennent aux rois des premières dynasties, il semble
qu'il ne puisse subsister le moindre doute sur la rectification proposée
par M. Bunsen pour le nom du vu* roi d*Ëratosthène. Ce nom égyptien ,
Tet-ché-ra, transcrit en grec Toi-ché^es ou Ty-ké-rès, a été donné sous la
première forme par Ératosdiène et sous la seconde par Manéthon , en
y supprimant la seconde syllabe hé, Ty-rès, fauté due uniquement aux
copistes, de même que la transposition que ce nom a éprouvée dans la
liste où il figure au troisième rang, au lieu d*être au deuxième; mais le
nombre des années de règne qui est à peu près le même, six pour le
Tmcharès d'Ératosthène , et sept pour le Ty (ché) rès de Manéthon , montre
bien qu*il sagit en effet, sur les deux listes, d'un seul et même roi. Pour
ce second roi de la m* dynastie, le même que le vu* roi du Canon d'Éra-
tosthène, il y a donc pareillement une certitude historique, acquise de
la manière la plus satisfaisante et confirmée par un monument national
contemporain, tel que le cartouche royal de la pliuiM des pyramides.
Il en est de même du roi suivant, le yiii* de la liste d'Eratosthène. Ce
prince, dont le règne est porté à trente ans, est évidemment le même
qua celui qui lui correspond ^ sur la liste de Manéthon , avec l'indi-
cation d'un règne de vingt-neuf ans. Cette identité ainsi reconnue,
d'aprèa le double fait de la place que ces deux rois occupent dans l'em-
pire égyptien et du nombre pareil de leurs années de règne, il suit de
là que le nom Gosormiès, donné par Ératosthène ou plutôt par ses co-
pistes, doit être rectifié d'après celui que donne Manéthon, Sésorthos,
transcription grecque du nom ^ptien Sésor-tesen , dont l'élément prin-
cipad, exprimé hiéroglyphiquement par le sceptre à tête de chacal, 'j, ren-
ferme ridée de direction, de commandement, qui se retrouve dans la tra-
duction grecque de ce nom donnée par Ératosthène : HTHSIKPATOS^.
Ce Sésortesen, premier du nom, le Sésortosis de Manéthon, est donc
encore un pharaon reconnu sur la liste d'Eratosthène à la place qui lui
appartient chronologiquement en qualité de huitième souverain de
Thèbes et de Memphis; et cette notion capitale acquiert beaucoup d'im-
portance par les détails qu'ajoute Manéthon au sujet de ce prince, re-
gardé par les Égyptiens comme leur Escalape, à cause des progrès quil avait
^ Par suite de la transposition déjà constatée pour le roi précédent, le vu* de la
liste d'Ératosthène , correspondant au 3* de la m* dynastie de Manéllion ;d où il suit
que c est bien le a* roi de cette m* dynastie qui correspond auviii* roi d'Eratosthène.
— * Au lieu de AITHZiriANTOZ, mot évidemment altéré, puisqu'il n'offre aucun
sens , et dont la leçon, HfHZIKPATOZ, proposée par M. Bunsen, se rapproche
autant que possible. Je regarde cette correction de noire auteur conune aussi cer-
taine qu'elle est jheureuse.
JUIN 1846. 371
fait faire à la médecine, le même roi considéré aussi comme le promo-
teur d'im nouveau mode d'architecture caractérisé par i emploi de
pierres taillées à Téquerre, et enfin comme ayant perfectionné le système de
técritare^. A de pareils titres, M. Bunsen croit reconnaître dans ce Sésor-
tesen le premier des Sésostris de la tradition grecque , un roi législateur
et instituteur de son peuple , celui-là même que Dicéarque avait célébré
sous ce double rapport en rappelant Sésonchosis^, nom facile à restau-
rer sous sa véritable forn>e grecque, Sésorthosis; le même auquel Aris-
tote, qui l'appelle Sésostris ^, attribuait l'institution fondamentale de la
division des habitants de TÉgypte en castes héréditaires ; le même enfin
auquel se rapportent ces traditions de chants populaires , mentionnés
par Hérodote et par Diodore de Sicile au sujet de leur Sésostris-Sésosis.
On conçoit d'après cela la haute importance qui s'attache à la détermi-
nation chronologique de ce pharaon du haut empire, qu'Âristote con-
naissait d'une manière générale comme beaucoup plas ancien que Minos,
antérieur lui-même de quatorze siècles à notre ère, et dont le règne, le
vn* à partir de Menés , marque , dans le développement de la civilisation
égyptienne, une époque de progrès et de gloire, si remarquable à tant
de titres divers.
Le roi qui succède à celui-là, sur la liste d'j^tosthène , et qui s'ap-
pelle Mares, correspond au roi nommé Mésôchris, ou plutôt, par une
correction indubitable, Sésôchris , s\xr la liste de Manéthon^. Ici encore
nous reconnaissons, avec toute la certitude possible, le même roi dé-
signé par deux noms différents, cest-à-dhe p^ le nom royale qui était
une qualification et qui s'inscrivait dans le cartoache prénom, et par le
nom de famille, qui s'inscrivait dans le cartouche nom jyropre. Effective-
ment, le premier de ces noms. Mares, est un prénom purement ^p-
tien, composé des deux éléments ma, donner, et ré, soleil, d'où résulte
ridée : dorme par le soleil, qui se trouve exactement rendue dans la
traduction grecque d'Ératoshène : tlkiôScjpos. Quant au nom Sésôchris,
c'est aussi la transcription grecque, aussi exacte que possible, du nom
égyptien Sé-sor-ché-ré , que nous av5ns déjà vu porté par un roi de la
' Manethon ex J. Âfric. et Euseb. apud Syncell. Chronoar, p. 56 et 67 : Olroç
Amîkrririàs AiyvT^ Uns xflt7d (ou hà) rf^ loilpncfjv tivàiiialat, nal rifv hà ^g&l&p
Xiâcûv ohuAofilav eipcûû- dtXXà xai rPA<I>Ê2 èTtêfieXijdiif, Malheareosement, la ma-
nière dont la pensée de Manélhon est rendue dans ce court extrait ne nous permet
pas de déterminer en quoi consistait le résultai des soins apportés par Tancien pha-
raon à iVerituro égyptienne. — *Dicaearch. apud Scbol. Apollon. Rh. iv, 272-276.
— ' Aristot. Poliiic. VU, vl, — * Nous arons déjà m le nom Sésôchris (Sé^sor-chè-
rèsl), donné par Manédion au premier roi de sa m* dynastie , le même que le vi* roî
(rÉratosthène. Voy. phis kaut, p. 366.
47.
372 JOURNAL DES SAVANTS.
même dynastie, transcrit pareillement en grec par Manéthon sous la
forme Sésôchris : en sorte que, sur ce point encore, H ne saurait sub-
sister la moindre difficulté. Il restera peut-être quelque doute sur Fat-
tribution que fait M. Bunsen à ce pharaon du haut empire, le hui-
tième successeur de Menés, de la pyramide en briques de Dashowr,
qu'il regarde comme ayant été son tombeau, d après le cartouche royal
qu'on y a trouvé, mais mutilé de toute la partie supérieure, de ma-
nière qu'il n'en restait plus que les deux signes, |J, ché, et ©, ré^\ en
suppléant les deux signes qui manquent, ij^, Sé-sor, il en résulte le
nom entier : Sé-sor-ché-ré, restitution qui, tout ingénieuse et toute
plausible qu'elle est en elle-même , aurait pourtant besoin , pour être
admise avec toute confiance, d'être appuyée par un monument plus
complet. A la vérité, cette conjecture de M. Bunsen se justifie par une
notion historique que nous avons nous-même essayé d'établir dans ce
journal^, celle que la pyramide en briques de Dashoar, dont il s'agit
ici, est la pyramide attribuée à un ancien roi égyptien, nommé Asy-
chis par Hérodote', et plus exactement Sasychis, par Diodore de Si-
cile^; car ce dernier nom, Sasychis, parait bien une des formes grec-
ques du nom Sésorchérès, transcrit Sésôchris par Manéthon. J'admets
donc, pour mon propre compte, l'opinion de M. Bunsen, que ta pyra-
mide en briques de Dashour est celle de Sasychis, le Sésorchérès des
Égyptiens; d'où il suit que c'est, de toutes les pyramides qui existent
aujourd'hui, la plus ancienne dont nous connaissions le fondateur, et,
par une conséquence liée à celle-là, que les deux pyramides en pierres,
voisines de la pyramide en briques de la même localité de Dashoar,
doivent être celles des deux rois, prédécesseurs immédiats de Sésor-
chérès, c'est à savoir celles de Tetchéra et de Sésortesen I'^ Mais c'est là
une question sur laquelle je me propose de revenir dans im résumé
sur les pyramides, que j'ai annoncé depuis plusieurs années ^ et que
j'avais cru devoir ajourner, dans la prévision des découvertes qui pou-
vaient s'opérer dans la plaine des pyramides par suite de la mission de
M. Lepsius , prévision qui s'est heureusement réalisée.
Le roi qui suit, sur la liste d'Ératosthène , Anôyphis, a pour corres-
pondant, sur celle de Manéthon, avec im nombre d'années qui di£Fère
trop peu pour constituer une difficulté, un roi nommé S&yphis. Ici
encore, la correspondance est juste et l'identité certaine, au moyen
* ThePyramids ta the Soatward of Gizeh, pari. lU, pi. iin, fig. lo. — * Juillet
i844f p. 4io-4ia. — * Herodot. II, cxxxvi. — * Diodor. Sic. I, xciv. — * Journal
des SavanU, avril i8âi t p. a44; mai x844« p- 373, et juillet i844, p. 419.
JUIN 1846. 373
d'une correction très-légère du texte d'Eralosthène , qui résulte à la fois
et de celui de Manéthon et de la traduction grecque d'Ératos^ène lui-
même, en lisant AN (H) SÛTOIS , au lieu de ANQTOI2. Effectivement,
ce dernier nom , 2QÏOI2 , est la leçon de Manéthon , et c était aussi
celle d'Ératosthène , puisquil traduisait le nom égyptien en grec par
Mkcû^oç , de même qu il traduisait par le mot grec xcûfialalvs le nom
égyptien de son xv* roi, 2AQOI2, le 2QTOI2 de Manéthon. Or
ridée de licence, de désordre, liée à celle de violence qu'exprime le radi-
cal grec, se retrouve pareillement dans le radical égyptien^; et nous con-
naissons maintenant , par les monuments nationaux , un cartouche royal :
, qui représente le nom de ce pharaon, sous sa forme égyptienne,
Schoufou, aumoy en de quatre signes hiéroglyphiques, le crible, #, ch;
le bras armé du fouet, Iv— J, chou; le serpent,^^,^,/^ etVoiseaa,
\^ \ , ou. Ce cartouche, qui provient de la plaine des pyramides.
•>
v^^
et qui est une variante de Tautre cartouche connu ^
appartenant au roi 5c/ioa/ba, de la iv* dynastie, fauteur d'une des
grandes pyramides de Mempbis, appartient donc lui-même à un
roi d'une des premières dynasties memphites, très-probablement
au pharaon qui nous occupe ; et, ce qui ajoute encore à cette
probabilité, c'est que la même plaine des pyramides a fourni pareille-
ment un autre cartouche, qui donne le deuxième nom de ce pharaon, An:
^■■*^ , et que nous possédons en même temps, par la chambre des rois de
Kamak, où ce cartouche du roi An occupe le cinquième rang,
la preuve positive que ce pharaon a régné positivement à l'é-
poque que faccord des listes de Manéthon et du Canon d'Erato-
sthène tend à assigner au Sâyphis du premier , cinquième roi de la
ni* dynastie, à YAnSôyphis du second, neuvième successeur de Menés.
Il n'est guère possible d'arriver, dans de^^recherches de ce genre, à
une conformité plus grande et mieux appuyée à la fois par les textes
et par les monuments.
C'est encore le même résultat que nous avons à constater pour le
sixième roi de la m* dynastie de Manéthon, Tosertasis, qu'il faut lire
Sésortasis, Forme grecque du nom égyptien Sésortasen, que nous con-
naissons déjà, lequel roi répond au onzième roi du Canon d'Ératosthène,
nommé Sirios. Effectivement, ce nom, interprété en grec par Érato-
sthène, vlbs xopvs.Jils (de la pupille) de l'œil, se reconnaît, sans la
' Nous en avons déjà fait fobservation dans ce journal même, mars iSAAi
p. i63, note 3, en nous fondant à cet égard sur une idée deM.Lenormant, Eclair-
citsements sur le cercueil de Mycérinus, p. âa. — ' Journal des Savants, janvier i84i}
p. 53, i).
374
JOURNAL DES SAVANTS.
moindre <li£Eiculté, pour un surnom égyptien, composé des deux élé-
ments, sitjils, et irif œil, littéralement, Tim, la pupille de tœil; ce
n^était donc pas, ce ne pouvait pas être le nom propre , le nom de famille;
et nous avons là une nouvelle preuve du fait que nous avons signalé ,
c*est à savoir, que, des deux noms portés par les pharaons, Tun, le
prénom, ou le nom royal, est celui qui a été admis de préférence sur le
Canon d'Ératostbène, l'autre, le nom propre, le nom de famille, est celui
qui figure sur la liste de Manéthon. Cette préférence donnée au mm
royal par le grand critique d'Alexandrie s'explique du reste très-bien par
la circonstance que des princes, portant le même nom de &mille, tels
que notre Sésortasen n, ne pouvaient être distingués de leurs homo-
nymes que par le nom royal, qui était de sa nature une qualificaliim
toute particulière, un titre tout personnel; et, ce qui n*est pas non plus
inutile à remarquer, c est avec quelle exactitude la transcription grecqne,
^jioSf a rendu le nom égyptien, Si-iri, et à quel point Tinterprétatiofi
grecque, vils x6ptis, exprimait fidèlement le sens des deux mots égyp-
tiens, Jîls de l'œil : d'où résulte tme preuve péremptoire de Tintelliffence
profonde de l'antiquité égyptienne qui a présidé au travail d'Erato-
sthène, et qui y éclate d'une manière si sensible, toutes les fois que le
texte original n'a pas été altéré par Tignorance ou l'inadvertance des
copistes.
Le résultat des recherches de M. Bunsen est moins satisfaisant en
ce qui concerne le roi suivant, Chnoabos ou Gnevros, interprété par
éatosthène, XPT2Ô2 H XPT20t2, or ou d'or, et fils du roi précé-
dent. Un pareil nom ne pouvait pas être un nom propre, un nom de fa-
mille; cette considération , jointe À la circonstance que le pharaon dont
il s'agit est indiqué comme fils du roi antérieur Sésortasen II, tend à
faire reconnaître en lui un Sésortasen III, qu'on devrait s'attendre à
trouver sur la liste de Manéthon. Mais le nom qu'on y lit est celui d'un
roi Achès, qui ressemble beaucoup au nom d'un roi contemporain.
dont le cartouche:
numents sortis de
qui figure sous
ligne supérieure
celui du roi Jn;
, Asès, s'est rencontré plusieurs fois sur des mê-
la plaine des pyramides ^ le même cartouche
cette forme
de la chambre
d'où il suit
peut répondre au nom du roi Achès,
Il y a donc là une difficulté qui reste
, au quatrième rang de la
des rois de Karnak , avant
irrésistiblement qu'il ne
de la liste de Manéthon.
encore à éclaircir, et dont
' Avec celte variante
Joam, des Savants, janvier
le: jr I --•- T\, Asesa, dontiée par feu M.
ier L ^ "^ U i84i, p. 53, i).
Nestor L'Hôte .
UIN 1846.
375
nous devrons sans doute quelque jour la solution aux monuments na-
tionaux de rÉgypte.
Cette espérance est justifiée par la restitution , opérée d*après un
moyen semblable , du xiii* roi d'Ératosthène , restitution que je crois
pouvoir signaler comme un fait acquis à la science. Le nom de ce roi,
PATQ2I2, doit se lire, au moyen du changement d'une seule lettre,
PA2Û2I2, ce qui résulte à la fois, et de la forme égyptienne de ce
nom, RA-SÉ-SOR:
l'interprétation grec
7«p, puisque les deux
et sésor, domination ,
tenue dans le mot
O
1
fournie par les monuments égyptiens, et de
que donnée par Ératosthène , Àpx^xprf-
mots égyptiens ra, soleil, principe des choses,
puissance, expriment précisément l'idée con-
grec kpx^xpdhcûp. Ce point établi, il devient
évident, par le rapport des noms, indépendamment de toute autre con-
sidération, que le roi Rasésor, le Rasôsis d*Eralosthène, est le même
qui figure sous le nom corrompu de PAT0I2H2 , parmi les rois de la
IV* dynastie de Manéthon, où ce nom ne peut avoir été placé que par
une erreur des copistes ; c'est là une de ces transpositions faciles à cons-
tater et faciles aussi à admettre, qui avaient rendu si difficile, pour
ne pas dire impossible , la restitution des listes de Manéthon , tant qu'on
ne pouvait s'aider de la connaissance des monuments nationaux de
l'Egypte. Mais, du reste, cette transposition, due uniquement aux au-
teurs des Extraits, achève d'être prouvée par le nom qui suit immé-
diatement, sur la liste de Manéthon, Bichérès, lequel est manifeste-
ment le même que celui de Bryrès, du Canon d'Eratosthène, puisque
ces deux noms , qui diffèrent si peu l'un de l'autre , sont donnés au
prince successeur du Rasôsis d'Eratosthène, du Ratoisès de Manéthon,
et qu'ainsi ils désignent bien certainement un pharaon dont la place
dans l'empire égyptien est déterminée par cet ordre de succession.
A l'appui de ces rapports dynastiques et chronologiques, nous avons
acquis, par le résultat des découvertes opérées aux fic'ais du colonel
Howard Vyse dans le groupe entier des pyramides, la certitude que
deux des pyramides d'Aboasir, celle da milieu et ceUe du nord, étaient
les tombeaux des deux rois Rasôsis et Bichérès:
xiv* d'Eratosthène , huitième et neuvième de la ni*
tie de Manéthon, dont on y a trouvé les carton
dont le second figure au sixième rang de la ligne
rieure de la c^m6re({e5 rois deKarnak, immédiate
O
1
1
* The Pyramids to the Soutward ofGizeh, part. lU, pi. vi, fig. 4, 1. E, et pL v,
fig. 1,1. A et B.
376 JOURNAL DES SAVANTS.
après le cartouche du roi An^, le même qui nous était aussi connu par
des monuments de la plaine des pyramides^. Voilà encore un des plus
grands résultats de la science moderne , la certitude que deux des pyra-
mides d*il6oa^ir appartiennent aux deux derniers rois de la m* dynastie
de Manéthon, et que ces monuments précèdent immédiatement, dans
Tordre des temps, les pyramides de Gizeh, ouvrages des rois de la
iv* dynastie.
Tai donné quelque étendue à Texposé du travail de M. Bunsen, sur
la restitution de la ni* dynastie de Manéthon , parce qu il m*a semblé
que cette partie de ses recherches était celle qui pouvait donner Tidée
la plus claire et la plus avantageuse de sa méthode, en même temps
qu'elle renfermait un des résultats les plus importants et les plus neufs
qu*ont pu produire, dans Tétat actuel de nos études égyptiennes, la
confrontation des textes historiques et des monuments nationaux. Ce
résultat me semhle assez solidement établi dans son ensemble, assez
bien lié dans toutes ses parties, pour constituer un des principaux
mérites du travail de M. Bunsen; et, s'il était permis de le regarder
dès à présent comme définitif, ce qui serait sans doute trop hasardé , la
réalité historique de ces neufrovi d'Eratosthène et de Manéthon, ainsi dé-
montrée par l'accord des témoignages et des monuments, pourrait être
considérée comme l'une des plus précieuses acquisitions dont ait pu
s'enrichir de nos jours l'histoire primitive du genre humain. A côté de ce
résultat se placent les noms de plusieurs pharaons, dont les cartouches
sont sortis en dernier lieu de la plaine des pyramides', et qui doivent avoir
régné dans la même période. Laressemblance du nom de deux de ces rois :
, Ké-ké'OaeiA'A'ké-oa,divec celui d'un des rois portés sur
la liste de la //' dynastie thinite de Manéthon , Kaiêchos ou
Kéchoos, et avec celui du roi Achès, de la i//' dynastie
memphite , est un fait qui tend de plus en plus h confirmer,
d'une part, l'existence de dynasties collatérales pour cette
U
U
* Lepsius, i4i«ti?a^/, etc, Taf. i. — * Nestor L*Hôle, Journal des Savçmts, janvier
i8Ai« p. 53, i); je dois dire que, depuis Timpression de son livre, M. Bunsen,
éclairé par les observations de M. Sam. Birch « a changé d opinion sur la lecture
de ce cartouche, qu*il lit maintenant Sah-oa-ra, au lieu de Amsch-ou-ra, et qu*il
atlribne au xi*roi d*Eratoslhène, Sirios, Sésortasen n; voy. son Anhang B, p. xi-xn.
— * Cescartouches ont été publiés par feu M. N. L'Hôte , dans le Joam. desSav. z^*^^
janvier i8ili , p. 53, i) ; d'autres, dus aux investigations récentes de M. Lep- j
sius, sont donnés par M. Bunsen, t. II, p. 106-107. L'un de ces cartouches :
Oa-sé-ser-kef, était déjà connu par la publication de M. Nestor L'Hôte, ibid.
p. 54, ainsj que Ta reconnu plus tard M. Bunsen lui-même 1 t. U, Vorund
Ncichwort, S. III.
u
JUIN 1846. 377
époque du haut empire égyptien; d'autre part, rautbentieité des docu-
ments historiques mis en œuvre par Manéthon , sans que la place de
ces rois mômes, que nous ne connaissons encore que par leurs car-
touches, puisse jusqu ici être déterminée dans l'empire égyptien; cest
un point accessoire sur lequel des découvertes ultérieui'cs pourront jeter
de nouvelles lumières.
Maintenant, que, par l'exposition détaillée de la m* dynastie de Ma-
néthon, mise en regard des neuf rois correspondants, vi-xiv, du Canon
d'Ératosthène, et rapprochée des monuments nationaux de l'Egypte, je
crois avoir fait suffisamment connaître à nos lecteurs eu quoi consiste
la méthode de M. Bunsen, et les fruits qu'on peut en attendre, sauf les
réserves que j'ai faites au commencement de mon travail et que je me
borne ici à rappeler, je procéderai, dans la suite de cet examen, d'une
manière plus succincte, et, sans entrer dans les détails, à moins quils ne
soient exigés par l'importance du sujet ou par la nouveauté des monu-
ments , je me bornerai à eu signaler les principaux résultats. C'est ainsi
que je m'occuperai, dans un prochain article, de la iv* dynastie et de
celles qui la suivirent, jusqu'à la chute du haut empire égyptien,
opérée par Tinvasion des Pasteurs.
RAOUL-ROCHETTE.
( La suite à un prochain cahier. )
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES -LETrRES.
M. Eyriès, membre libre de l'Académie des inscriptions et belles -lettres, est
mort le I a juin i846.
ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.
L'Académie des sciences morales et politiques a tenn, le samedi 3o mai, sa
séance publique et annuelle , sons la présidence de M. Ch. Donojer. Après le dis-
48
378 JOURNAL DES SAVANTS.
cours d'ouverture du président, le rapport sur le prix décerné et Tannonce des
sujets de prix proposés, M. Mignet, secrétaire perpétuel, a lu une notice sur la tie
et les travaux de M. Charles Comte.
PRIX DÉCERNÉ.
Sectiùtt de philoiophie. L'Académie avait proposé, pour Tannée i846« le sujet de
prix suivant : t Théorie de la certitude. ■ Ce prix a été décerné h M. Javary, régent
de philosophie au collège de liboume. Une première mention très-honorable a été
accordée à M. Ch, Gouraud , et une seconde mention honorable à M. Christîan-
Bartholmess.
Les prix proposés , pour le concours de cette année , par la section de morale çt par
la section oéconomîe politique et de statistique , n*ont point été décernés. Us ont
été remis l'un et l'autre au concours de i848. (Voir ci-après.)
PRIX PROPOSÉS.
(CONGOUBS DE 18^7.)
Section de morale. L'Académie rappelle qu elle a proposé, pour l'année i8Â7« ^'^
prix sur la question suivante : « Rechercher quelle influence les progrès et le goût
du bien-éire matériel exercent sur la moralité d'un peuple. » Ce prix est de la
somme de i,5oo francs. Les mémoires devront être déposés le 3i octobre i8il6.
Section de législation, L'Académie rappelle qu'elle a proposé aussi, pour 1847,
le sujet de prix suivant : t De l'origine des actions possessoires et de leur effet pour
la défense et la protection de la propriété. » Ce prix est de la somme de i,5oo francs.
Les mémoires devront être adressés le 3i octobre i846.
L'Académie rappelle également qu'elle a mis au concours, pour l'année i847«
le sujet de prix suivant : « Retracer les phases diverses de l'organisation de la famille
sur le sol de la France, depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours. ■ Ce
prix est de la somme de i ,5oo francs. Le terme de ce concours est fixé au i* no-
vembre 18A6.
Section d'économie politique. L'Académie rappelle qu'elle a proposé, pour la même
année, le sujet de prix suifant : t Rechercher, par ranalyse comparative des doc-
trines et par l'étude des faits hbtoriques , quelle a été l'influence de l'école des
physiocrates sur la marche et le développement de la science économique , ainsi
que sur Tadministration générale des États, en ce qui touche les finances, l'indus-
trie et le commerce. ■ Ce prix est de la somme de i,5oo francs. Les mémoires de-
vront être déposés le So septembre i846.
L'Académie rappelle également qu'elle a proposé, pour 18&7, le sujet de prix
suivant : t Déterminer les faits généraux qui règlent les rapports des profits avec
les salaires, et en expliquer les oscillations respectives. » Ce prix est de la somme de
i,5oo fi*ancs. Les mémoires devront être déposés le 3i octobre i846.
Soction d'histoire, L'Académie a proposé, pour 18A7, ^^ P"^ ^^ ^^ question
suivante : c Faire connaître la formation de l'administration monarchique depuis
JUIN 1846. 379
Philippe- Auguste jusqu'à Louis XIV inclusivement; marquer ses progrès; montrer
ce qu'elle a emprunté an régime féodal ; en quoi elle s'en est séparée; comment elle
Ta remplacé. > Ce prix est de la somme de i,5oo francs. Le terme du concours est
fixé au 3i octobre i846.
(CONCOUBS DE i848.)
Section de morale, L'Académie remet au concours de i848 le sujet de prix sui-
vant, qu'elle avait proposé pour cette année : «Rechercher et exposer comparative-
ment les conditions de moralité des classas ouvrières agricoles et des populations
vouées à l'industrie manufacturière. ■ Ce prix est de la somme de i,5oo francs. Les
mémoires devront être adressés anrant le 3o septembre i847>
Section d'économie politique, L'Académie remet également au concours de 18A8
le sujet de prix suivant, qu'elle avait proposé pour le concours de 1846 : «Déter-
miner, d'après les principes de la science et les données de l'expérience, les lois
qui doivent régler le rapport proportionnel de la circulation en billets avec la cir-
culation métallique, atm que l'État jouisse de tous les avantages du crédit, sans
avoir à en redouter l'abus. > Au progranune qu'elle avait déjà publié pour cette
question, et que nous avons reproduit , l'Académie ajoute les observations suivantes :
« Tout en laissant aux concurrents le soin de fixer la direction et l'étendue de leur
investigation, l'Académie les invite cependant à porter principalement leur attention
sur cette partie du crédit dont les gouvernements sont libres de déterminer l'usage.
Ce qu'elle demande, c'est l'examen des règles à imposer à la circulation en billets
dont l'émission a lieu, soit pour le compte des États eux-mêmes, soit par l'inter-
médiaire d'établissements ou de banques investis de privilèges exclusifs. Dans quelle
mesure cette circulation peut-elle, sans inconvénients, se combiner avec la circu-
lation métallique? Quelles proportions faut-il maintenir entre le montant des émis-
sions et celui des en-caisse ou réserves métalliques, destinées à subvenir au rem-
boursement des billets dont la conversion en numéraire pourrait être réclamée?
Les règles, à cet égard, doivent-elles être partout les mêmes ou peuvent-elles dif-
férer suivant les temps et les lieux? Tels sont les points qu'il importe surtout d'éclair-
cir et de décider. Des faits, réalisés assez réceçimenl au sein ae pays où l'usage du
crédit a pris de vastes développements, ont jeté sur la question des lumières nou-
velles. C est aux concurrents à ne rien négliger pour les recueillir, et à se rappelai*
constamment qu'il n'est pas, en pareille matière, de meilleurs renseignements que
ceux de l'expérience. > Le prix est de la somme de i,5oo francs. Le terme du con*
cours est fixé au 3o septembre i847*
Section de philosophie, L'Académie rappelle qu'elle a proposé, pour l'année i848,
le sujet de prix suivant : « Examen critique de la philosophie scolastique. » Ce prix
est de la somme de i,5oo francs. Les mémoires devront être déposés le 3i aoôt
1847.
Section d'histoire générale. L'Académie rappelle également qu'elle a mis au- con-
cours, pour l'année i848, le sujet suivant : « Démontrer comment les progrès de
la justice criminelle « dans la poursuite et la punition des attentats cont^ les per-
sonnes et les propriétés, suivent et marquent les âges de la civilisation, depuis 1 état
sauvage jusqu'à l'état des peuples les mieux policés. ■ Le prix est de la somme de
i,5oo francs. Les mémoires devront être adressés avant le 3i octobre 1847.
48.
380 JOURNAL DES SAVANTS.
Prix qainqaennal de 5,000 francs, fondé par M. le baron Félix de Beaujour, —
L* Académie rappelle quelle a proposé le sujet suivant pour i8ài : « Examen critique
du système d'instruction et aéducation de Peslalozzi, considéré principalement
dans ses rapports avec le bien-être et la moralité des classes pauvres. > Les mémoires
devront être adressés avant le 3i octobre 18Â7.
Prix quinquennal fondé par feu M. le baron de Morogues. — Feu M. le baron de
Morogues a légué, par son testament en date du a 5 octobre i83A, une somme
de 10,000 francs placée en rentes sur TÉtat, pour fairei*objet d* un prix à déoemer,
tous les cinq ans , alternativement par T Académie des sciences morales et politiques,
au meilleur ouvrage sur l'état du paupérisme en France et le moyen fy remàier, et par
TAcadémie des sciences physiques et mathémaUques , à l'ouvrage qui aara fait faire
le plus de progrès à Vagriculture en France. Une ordonnance royale , en date du a 6
nuirs i8Aa, a autorisé T Académie des sciences morales et politiques à accepter ce
legs. L* Académie annonce quelle décernera ce prix, en i8ii8, à Touvrage remplis-
sant les conditions prescrites par le donateur. Le terme de ce concours est fixé au
3o septembre iS/iy.
(coNCOUi(s DE 1849 )
Section (2e mom/e. L'Académie, propose, pour Tannée i8ilg, la question suivante :
« Rechercher Thistoire des différents systèmes de philosophie morale qui ont été
enseignés dans l'antiquité, jusqu'à l'élàblissement du christianisme; faire connaitre
rinfluence qu'avaient pu avoir, sur le développement de ces systèmes, les circons-
tances sociales au milieu desquelles ils s'étaient formés, et celle, qu'à leur tour, ils
avaient exercée sur l'élat de la société dans le monde ancien. > L'Académie n'entend
parier que des systèmes de morale proprement dite, et non des principes de méta-
physique et de philosophie générale, ^ auxquels ces systèmes se rattachent d'une
manière plus ou moins directe. Ce prix est de la somme de i,&oo francs. Les mé-
moires seront reçus jusqu'au 3o septembre 18A8.
Section de législation. L'Académie propose, pour Tannée 18^9, lu sujet de prix
suivant : « Rechercher l'origine de la juridiction ou de Tordre judiciaire en France;
en retracer Thistoire; exposer son organisation actuelle et en développer les prin-
cipes. > — - Programme : 11 sera nécessaire de faire connaître les causes qui ont suc-
cessivement amené le déplacement, Taliénation ou le morcellement du pouvoir
judiciaire, en France, et les causes qui ont, plus tard, et progressivement, procuré
le rétablissement de Tunité de juridiction. H conviendra d analyser le pouvoir judi-
ciaire; d'indiquer sa nature, son étendue et ses limites; de distinguer les divers
éléments dont il se compose; d'examiner à quels différents ordres de tribunaux
l'exercice de la juridiction peut ou doit être délégué; quelles doivent être les règles
de leur compétence et Tautorité qui doit la maintenir. Ce prix est de la somme de
i,5oo francs. Les mémoires devront être déposés avant le 3o novembre i8â8.
JUIN 1846. 381
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Lettres inédites de Feaquières, tirées des papiers de famiUe de madame la ducliessc
Decazes, et publiées par Etienne Gallois, tome à*- Paris* imprimerie de G*apelet ,
librairie de Leleux, i846, in-S* de xliv-444 pages. — Ce volume, qui contient la
suite de la correspondance du marquis Isaac de Fcuquières, pendant les années
1676-1679, o£Dre le même degré d'intérêt que les précédents. (Voir nos cahiers de
février, p. 122, et d'avril, p. 253.) Nous avons déjà nommé les principaux corres-
pondanb de M. le marquis de Feuquières. La plupart de leurs lettres ont une im-
portance politique proportionnée à celle des événements de cette époque. Les autres
empruntent leur principal mérite de la grâce facile du style, et du cliarme des dé-
tails intérieurs de la vie de famille. Parmi ces dernières, on distingue surtout celles
du marquis Antoine de Pas, du comte de Rebenac, et de Simon de Pas, trois des
sept fils du marquis de Feuquières. Quoique cette publication ait été annoncée en
quatre volumes, elle paraît devoir excéder ce nombre, pubquil reste encore à
mettre au jour la fm de la correspondance du marquis Isaac de Feuquières , depuis
1679 ju^u*^ 1682, et celle de son ûls aîné, Antoine de Pas, marquis de Feu-
quières, lieutenant général des armées du roi, auteur des Mémoires et maximes
militaires. On accueillera avec intérêt et plaisir ce complément nécessaire d'un
recueil dont l'importance historique et littéraire est déjà appréciée. Nous en ren-
drons compte aussitôt qu'il aura paru.
Les séances de Ilaidari, récils hbtoriques et élégiaques sur la vie et la mort des
principaux martyrs musulmans. Ouvrage traduit de l'indoustani, par M. Tabbé Ber-
Irand, suivi de l'élégie de Miskin, traduite de la même langue, par M. Garcin de
Tassy. VersaUles, imprimerie de Despart; Paris, imprimerie de Dnprat, in-8* de
356 pages.
Critique de la raison pure, par £mm. Kant. Seconde édition en français, retra-
duite sur la pi^mière édition allemande; contenant tous les changements faits par
l'auteur dans la seconde ^lion , des notes, et une biographie de Kant, par J. Tissot.
Corbeil, imprimerie de Crélé ; Paris, librairie de Ladrange, 2 volumes in-8*, en-
semble de 1,200 pages.
Description des médailles gauloises, faisant partie des collections de la Bibliothèque
royale, accompagnée de notes explicatives , par M. Adolphe Duchalais. Paris, im-
primerie de F. Didot, in-8* de 368 pages, plus 2 planches.
Histoire de la législation romaine, depuis son origine jusqu'à la législation moderne;
suivie d'une généralisation du droit romain, etc., par M. Ortolan. Troisième édition.
Corbeil, imprimerie de Crété; Paris, librairie de Joubert, in-8" de 4i6 pages.
La basilique de Nicolas Tartaglia. Ouvrage publié pour la première fois en i537,
sous le litre de La science nouvelle , et continué en i546 dans les deux premiers
livres du recueil du même auteur, intitulé : Questions et inventions diverses; traduit
de l'italien, avec quelques annotations par RiefTeL Deuxième partie. Saint-Cloiid ,
librairie de Belin-Mandar ; Paris, librairie de Corréard, in-8* de 1 16 pages.
Histoire des peuples bretons dans la Gaule et dans les Ues britanniques, langue,
382 • JOURNAL DES SAVANTS.
coutumes, mœurs et institutions; par Aurélien de Courson. Tome I*'. Compicgne,
imprimerie d'Escuyer; Paris, librairies de Furne, de Bourdin et de Dumoulin ^ in-8*
de â6o pages. ...
Lettres et fièces rares ou inédites, publiées et accompagnées d*instructions et de
notes, par M. Matter. Paris, imprimerie de Crapelet, librairie d'Amyot, in-8' de
432 pages.
Histoire des découvertes géographiques des nations européennes dans les diverses peuiies
du monde, présentant, d*après les sources originales, pour chaque nation, le préds
des voyages exécutés par terre et par mer, et offrant le tableau complet de not con-
naissances actuelles sur les pays et les peuples de TAsie, de TAfrique, de TAmé*
riqae et de TOcéanie , avec un grand nombre de cartes et une bibliographie complète
des voyages. Par L. Vivien de Saint-Martin, i" série, tome ID, première livraison.
Paris, imprimerie de Fain , librairie d*Arthu8 Bertrand, in-ft* de 2S9 pages, avec
une cArle.
Belation du voyage fait en tSUS-ài en Grèce et dans le Levant, par M. A. Chenavard,
architecte, E. Rey, peintre, et J. M. £>algabîo, ardiitecte; par M. Ant. Chenavard.
A Lyon, imprimerie de Boite! , in>8* de i84 pages.
Mémoire de la société géologique de France, Deuxième série, tome P', i^el a* partie.
Paris, imprimerie de Bourgogne, librairie de P. Bertrand, in-&* de a 5 feuilles, plus
1 3 planches.
ifémoire sur la famille des fougères, par A. L. A. Fée. Premier mémoire. Examen
des bases adoptées dans la classification des fougères, et en particulier de la nerva-
tion. Strasbourg, imprimerie et librairie de M** veuve Levrault, in-folio de 38 feuilles
et demie, plus 64 planches.
Mollusques vivants et fossiles, ou description de toutes les espèces de coquilles et
de mollusques, classés suivant leur distribution géologique et géographique, par
Alcide d*Orbigny. Livraisons 1, 3, 3. Paris, imprimerie de Siron, librairie de
Gide et compagnie; trois cahiers in-8*, ensemble de i5 feuilles, plus i5 planches.
Dépôt général de la marine. Mélanges hydrographiques, ou Recueil de documents
relatifs à Vhydrographie et à la navigation , revus et mis en ordre par M. B. Daron-
deau. Tome I*. Paris, Imprimerie royale, in-8* de /loo pages. (Extrait des Anmiks
maritimes et coloniales par MM. Bajol et Poirré. )
Grammaire raisonnée de la langue ottomane, suivie d*un appendice contenant Tana-
lyse d*un morceau de compo.iiion ottomane, où sont ^montrées les différentes
règles auxquelles les mots sont assujettis; par James W^ledhouse, secrétaire in-
terprète de la commission britannique aux conCérences d^Eneroum. Paris, impri-
merie de Dondey-Dupré, librairie de Gide et compagnie.
Philosophie de Thomas Reid, extraite de ses ouvrages, avec une Vie de Vauteur et
un Essai sur la philosophie écossaise, par Fabbé P.-H. Mabire. Seconde série. Essai
sur les facultés actives de Thomme. Paris, imprimerie de Didot, librairie de Lecofire,
in-i a de âA/I pages.
ANGLETERRE.
Elemeuiary art, or the use of ihe dialk and lead pencil advocated and explained.
Third édition. London, David Bogue, i8â5, in-folio. — The prineiphs and pruc-
tice ofart, London , Chapman and Hall , 18/I6, in-folio. — Ces deux ouvrages de
JUIN 1846. 383
M. Harding, un des artistes les plus distingués de TAngleterre, méritent d'être
connus en France. Le premier, consacré aux éléments de Tari, traite des premiers
principes du dessin et des procédés matériels d'imitation, particulièrement de Tusage
du crayon. Lo second, qui a pour objet, comme l'indique son titre, les principes et
la pratique de fart, est d'une portée plus élevée. L'auteur, s'adre^ant à des intel-
ligences développées , entreprend d'initier les élèves au grand secret de l'art de
peindre. C'est dans l'étude de la nature plutôt que dans l'imitation servite de telle
oo telle école quil leur enseigne à trouver les lois du beau et du vrai. Il consacre
aa développement de sa méthode huit chapitres étendus, dans lesquels, après avoir
examiné et comparé les divers systèmes adoptés par les maîtres anciens , il traite de
la distinction à faire entre le jugement et le sentiment dans la peinture ; de la beauté
de la forme ; de la composition ; des lumières et des ombres ; de la couleur ; du dessin
d*après nature. A sa théorie, clairement et ingénieusement exposée, M. Harding a
soin de joindre l'exemple, et ses nombreux dessins attestent un talent aussi varié
que brillant Nous ne cloutons pas qu*ils ne contribuent puissamment à assurer le
succès de ces deux splendides volumes.
BELGIQUE.
GuiHebert deljuvify et se$ voyages en iUiS, iUiU el iU2i, commentés en français
et en polonais, par Joacfaim Lelewel. Bruxelles et Posen , in-8*. — GuiHebert de
Lannoy, sire de Villerval el de Tronchiennes , conseiller et chambellan du duc de
Bourgogne, né en i386, mort en i46a, remplit plusieurs missions diplomatiques
en France, en Angleterre, en Prusse, en Pologne; il visita la Russie, la Grèce,
l'Egypte , la Palestine. Le récit de ses voyages, composé par lui-même , a été imprimé
en partie, k Londres, par Webb, sous le litre de Pélerinaiges de Sarye (dans VAr-
chœologia, f. xxi), et plus complètement en i84a par la société des bibliophiles de
Mons, sous le titre de : Voyages et ambassades de messire Guilleberi de Lannoy. M. Le-
lewel publie de nouveau, avec un travail critique, les fragments de cette relation
qui ont plus particulièrement rapport à la Pologne et aux contrées adjacentes. Il y
a joint une carte itinéraire dressée en polonais, une notice sur la famille du sire de
Lannoy, une chronologie des voyages qui ont précédé ou suivi celui de Guillebert,
et un tableau généalogique des princes dont le nom est cité dans le texte.
Histoire des Belges à la fin du dix-huitième siècle, avec une introduction contenant
la partie diplomatique de celte histoire pendant les règnes de Charles VI et de
Marie Thérèse, par Ad. Borgnet, professeur à l'université de Liège, etc. Bruxelles,
imprimerie de Delevingue et Callewaert, librairie de Vandale. Paris, librairie de
Dumoulin, a vol. grand 'm-^* de xii-746 pages.
Histoire de la langue et delà littérature provençale, pAT Emile de Laveleye, élève de
l'université de Gand. i845, Bruxelles, imprimerie de Th. Lesigne; Paris, librairie
de DumouKn, i vol in-8*de xii-347 pages, 7 francéi'
Histoire de la maison de Saxe-Cobourg-Gotha , traduction libre, augmentée et
annotée par M. Auguste Scheler, docteur en phQosophie et lettres, etc., etc. i8i6,
Bruxelles, imprimerie de D. Raes; Paris, librairie de Dumoulin, 1 vol. grand in-8*,
fig., de III-344 pag^ et cinq table.iux généalogiques, 8 francs.
Le Chàîwu de Wildemborg ou bi Mutinés du eiége tO$tende [iôOà) , par le baron
384 JOURNAL DES SAVANTS.
.fuies de Saiiit-Genois. i8â6, Gand, imprimerie de Ilebbelynck; Bruxelles, librai-
rie de Vandale; Paris, librairie de Dumoulin, a vol. in-8* de 4oo pages, 6 francs.
Histoire de la peintare flamande et hollandaise, par Alfred Michiels. i8â5, Bruxelles,
imprimerie de Devroye et compagnie, librairie de Vandale; Paris, librairie de
Dumoulin, tomes I et II, de xii-ëSy pages. L*ouvrage formera li volumes. Prix des
a volumes, 16 francs.
Analogies linguistiques dajlatnand dans ses rapports avec les autres idiomes if origine
teutoniqae, par P. Lebrocquy. i845, Cbarleroy, imprimerie de Alph. De};histeUe;
Bruxelles, librairie de Vandale; Paris, librairie de Dumoulin, in-8* de 48 1 pages,
7 froncs.
Notice des archives de ^f. le duc de Caraman, précédée de recherches historiques
sur les princes de Chimay et les comtes de Beaumont , par M. Gachard , archiviste
^éoéral du royaume de Belgique. i845, Bruxelles, librairie de Vandale; Paris,
librairie de Dumoulin, 1 vol. in-8* de i48 pages, 4 francs.
Extraits des registres des consaux de Tournay ( 147a- 1490-1 559-1573-1 58o-i58i),
suivis de la liste des prévôts et des magistrats de cette ville, depuis 1667 jusqu'à
1794. par M. Gachard. i846, Bruxelles, librairie de Vandale; Paris, librairie de
Dumoulin.
Glossaire roman latin du xv' siècle, extrait de la bibliothèque de la ville de Lille,
par Emile Gachet, attaché à la commission d'histoire de Belgique. 1 846, Bruxelles,
librairie de Vandale; Paris, librairie de Dumoulin, in-8** de 36 pages, a fir. 5o cent.
Histoire de la législation nobiliaire de la Belgique, par P. A. F. Gérard, docteur en
droit. Tome i*. i846, Bruxelles, imprimerie de Delevingue et Callewaert, librairie
de Vandale ; Paris, librairie de Doumoulin , in-8* de xvi-3i4 pages.
Quelques mots sur la gravure au millésime de iùiS , par E. D. B., avec 7 planches.
1846, Bruxelles, librairie de Vandale; Paris, librairie de Dumoulin, in-4* de
18 pages, 4fr. 5o cent.
La nature considérée comme force instinctive des organes, par Guislain. 1846, Gand,
imprimerie de E. Gyselnick; Bruxelles, librairie de Vandale; Paris, librairie de
Dumoulin , in-8* de ao4 pages. 3 fr.
TABLE.
Voctbolario degli accademici dcUa Crusca ( 1*' article de M. Libri] Page 3S l
Revue des éditions de rflistoirc de rAcadémic des sciences par Fonteneilc (3* ar-
ticle de M. Flourens) 320
Ampélographie, ou Traité des cépages les pins estimés dans tous les vignobles de
quelque renom , par ic comte Qdart (4* article de M. Chevreal) 340
1. Place de TÉgypte dans Thistoire du monde, par Ch. C. J. Bunsen; 2. Choix
des documents les plus imporUnts de Tantiquité égyptienne, par le D' R. Lep-
sius (3* article de M. Raoul-Rochelte] 350
Nouvelles littéraires 377
Pia DE LA TACLE.
JOURNAL
DES SAVANTS.
JUILLET 1846.
'^— ^^Bi^O^H»^
De la philosophie écossaise.
Pour bien comprendre et apprécier une école philosophique , il faut
l*étudier dans le temps où elle est née , et au milieu des circonstances
qui lui ont donné naissance ou qui ont favorisé son développement.
Quand je recherche d*où peuvent être venus à la philosophie écossaise
le spiritualisme éclairé, le bon sens et la forte moralité qui la distinguent,
j*en aperçois deux causes diversement puissantes. D*abord il se formait,
de plusieurs côtés, une assez vive réaction contre le système de Locke,
ou du moins contre les conséquences qu en avaient promptement tirées
les disciples intempérants du sage auteur de ïEssai sur l'entendement hu-
main. Et puis il était naturel que les interprètes de cette révolte du sens
commun et de la moralité publique parussent plus particulièrement dans
un pays justement célèbre pour son bon sens et son esprit moral et re-
ligieux.
Dans le premier quart du xvni* siècle, la philosophie de Locke
était en possession de la domination philosophique en ^gleterre. Elle
avait pénétré partout. Déjà même, sur le continent, elle comptait de nom-
breux partisans. Cétait le temps où Voltaire allait lui gagner la France
entière. Cet étonnant succès, qui semblait s'accroître chaque jour, n'é-
tait pourtant pas sans contradicteurs. Locke en avait rencontré dès son
vivant et dans son propre pays. Newton, malgré son amitié pour lui,
4g
386 JOURNAL DES SAVANTS.
s'en était séparé en philosophie. Dans une letlre intime , du 1 6 septem-
bre l693^ Newton avoue à Locke quil lui est venu la pensée qu*il
renversait les fondements de la morale par le principe avancé dans
le premier livre de son ouvrage : il lui confesse qu'il la regardé comme
un partisan de Hobbes. Si, du vivant même de Locke et dans tout l'é-
clat de sa renommée, sa doctrine avait inspiré à un homme lel que
Newtocr des dbutes ieiussi gntves, ^'on juge de ce qui dfut arriver après sa
mort, lorsque les écrivains qui s'intitulaient libres penseurs , et dont
plusieurs étaient ses amis et ses élèves, firent paraître ce que renfer-
mait le système où ils puisaient leurs inspirations. Les écrits de Dod-
wel*, de Collins^, de Mandeville*, de Toland*, contenaient les attaques
les plus audacieuses , non-seulement contre la religion révélée , mais
contre la religion naturelle et contre les principes de toute morale. La
liberté de l'homme et la vertu désintéressée étaient particulièrement
les objets de leur ingénieux et hardi scepticisme. Toute idée dont on
ne retrouvait pas aisément l'origine dans les impressions des sens, était
mise en doute. L'Église menacée dans ses. dogmes se défendit; et, hors
de l'Église , plus d'un esprit élevé et généreux se portèrent au secours
de la raison et de la vertu. De là , contre la philosophie de Locke, une
opposition tantôt exagérée et violente , tantôt sérieuse et mesurée. L'in-
t^rète le plus considérable de cette opposition fut un disciple de
Newton, Samuel Clarke, dont le nom demeure honorablement attaché
à là défense delà liberté humaine et delà divine providence •. Schafts-
bury lui-même n'avait pas craint de faire remonter à Locke la triste phi-
losophie qui commençait à se répandre. On ne pouvait accuser Schafts-
bury de jalousie ou d'animosité envers Locke. C'était un grand seigneiu*
étranger aux querelles des lettrés ; c'était de plus un ami particulier de
Locke; il aimait et vénérait sa personne; il était reconnaissant des soins
qu'il en avait reçus dans son enfance; il partageait ses opinions reli-
er par ks premiers Pèrei, qae Vâme est un principe naturellement mortel, Londres, 1 706.
* Voyez la lettre à Dodwel et la réplique à Qarke, recueillies et traduites en
français sons ce titre : Essai sar la nature et la destination de Vàme, 1 76g; voyez aussi
les Discours sur la liberté dépenser, les Recherches philosophiqaes sur ta nîferté, etc. —
^'FVMe des Abeilles, 1706, avec le commentaire, iftà^ a* édit., i7a5; avec six
noateaux dialogues, 1729 et 173a. Il y en a une traduction française en 4 vol.
de 17&O. — ' * Adêisidemon, 1708, les Lettres à Séréna, 1704* etc. — * Œuvres
de Samuel Clarke, à v(d. in-fol., 1738. Voyez particulièrement ses Réponses à
Dôdwel.
JUILLET 1846. 387
«euseset politiques, qui étaient celles de toute sa famille ^ Dans une de
ses lettres à un jeune gentilhonvne qui étudie à t Université, il fait un juste
éloge de l'Essai sur l'entendement humain : «Je ne suis pas fâché, dit-il^
de vous avoir prêté Fessai de M. Locke sur Tentendement humain. 11
est aussi de mise à TUniVersité que dans le monde , et aussi propre à
nous diriger dans les affaires de la vie que dans les sciences. Je ne con-
nais aucun savant qui ait autant contribué que lui à retirer la fdiiloso-
phie de l'état de barbarie, à l'introduire dans le monde poli, et à la
faire recevoir de ces hommes élégants à qui elle aurait fait horreur sous
son ancienne forme. Il nous a appris à penser et à raisonner. » Schafts-
bury parle ici comme le fit plus tard Voltaire; mais ailleurs il devance
Rousseau et Turgot'. «En général^ tous nos esprits forts, qu'on appelle
ominairement libres penseurs , ont adopté les principes de Hobbes.
M. Locke, que j'honore infiniment, dont j'estime beaucoup les écrits sur
le gouvernement, la politique , le commerce, les monnaies , l'éducation,
la tolérance, etc. , qui était un chrétien zélé et un bon croyant, comme
je puis le témoigner , l'ayant connu très-particulièrement , a aussi donné
dans le même travers, de sorte que les Tindals et les autres. amateurs
de la liberté de penser se regardent comme ses disciples. . . . C'est
M. Locke qui a porté le premier coup. Le caractère servile et les prin-
cipes rampants de Hobbes, en £iit de poUtique, sont une production em*
pbisonnée de la philosophie de Locke. C'est Locke qui a renveraé tous
les fondements de la morale ; il a détruit l'ordre et la vertu dans le
monde, en prétendant que leurs idées, ainsi que celle de Dieu, étaient
acquises et non pas innées , et que la nature ne nous avait donné aucun
principe d'équité. Il joue misérablement sur le mot d'idée innée, et ce
mot bien entendu signifie seulement une idée naturelle ou conforme
à notre nature. Car qu'importe, au point de vue de la question, la nais-
sance ou la sortie du fœtus hors du sein maternel? Il ne s'agit point du
temps auquel nos idées se forment, ni du moment auquel un corps sort
d'un autre ; il s'agit de savoir si la constitution de l'homme est telle, que,
devenu adulte, soit plus tôt soit plus tard, ce qui est assez indifférent
en soi, l'idée de l'ordre et de la vertu ainsi que celle de Dieu naissent
nécessairement et inévitablement en lui.. .. La vertu, suivant Locke,
na point d'autre mesure, d'autre loi ni d'autre règle, que la mode et
la coutume. La justice, la morale et l'équité , dépendent de la loi et de
' Sur les reiaiioos intimes de Locke avec Schaftsbory, voyez a* série de nos
Cours, t. m, la leçon snr la vie de Locke. — * Lettre i**, t. m, p. 3i8, de la
traduction française. — ' I" série de nos Court, t. III, p. ao3-ai&. — * Lettre vin*,
p. 35o.
49.
388 JOURNAL DES SAVANTS.
la volonté. Dieu est libre et parfaitement libre de faire consister le bien
et le mal en ce qu il juge k propos de rendre bon ou mauvais selon son
bon plaisir. Il peut, s'il le veut, faire que le vice soit vertu et que la
vertu soit vice. C'est lui qui a institué le bien et le mal. Tout est de soi
indifférent; et il n'y a ni bien ni mal qui découle de la nature des
choses. De là vient que notre esprit n*a aucune idée du bien et du mal
qui lui soit naturellement empreinte. L'expérience et notre catéchisme
nous donnent l'idée du juste et de l'injuste. Il faut apparemment qu'il y
ait aussi im catliéchisme pour les oiseaux qui leur apprenne à faire leurs
nids et à voler quand ils ont des ailes. . . * Les puérilités scolastiques
des siècles d'ignorance ont été remplacées, dans cet âge de science et
de liberté, par une philosophie contraire, d'mi génie particulier, et fort
goûtée des gens d'esprit qui ont secoué le joug que l'on voulait imposer
à leur liberté de penser. Mais je ne sais si ce changement n'est pas un
remède aussi mauvais que le mal. v
Faites attention , je vous prie, au caractère de tous ces passages : l'es-
prit libéral y est empreint à chaque ligne. Ce ne sont point ici les an-
ciens préjugés aux prises avec les paradoxes de la philosophie à la mode;
c est la liberté de penser protestant contre la licence qui s'autorise de
son nom ; c'est une philosophie généreuse s'efforçant d'arrêter des éga-
rements capables de rendre toute philosophie suspecte à l'humanité. De
tels accents ne pouvaient manquer d'être entendus dans une grande
nation. En France, l'auteur de la Profession de foi du vicaire savoyard^
ne fit guère qu'étonner les âmes, parce qu'elles étaient en quelque
sorte occupées par la philosophie régnante. Mais, supposez qu'il (ùt
venu un peu plus tôt , et qu'il n'eût pas gâté ses écrits par sa vie et une
admirable éloquence par tous les dérèglements du paradoxe et de l'or-
gueil ; supposez que Turgot , en quittant la Sorbonne , au lieu d'entrer
dans les affaires , pour lesquelles il n'était pas né, se fût proposé une
bien plus grande affaire que l'intendance de Limoges ou même l'admi-
nistration du royaume , et qu'il eût formé autour de lui une école philo-
sophique aussi Ûbre que celle de l'Encyclopédie , mais plus raisonnable
et plus honnête, je ne doute pas que 1 école nouvelle neût au moins
partagé la France. Ce que Rousseau et Tiurgot tentèrent vainement
parmi nous dans la dernière moitié du xviii* siècle , de nobles et fermes
esprits l'entreprirent chez nos voisins, dès le début du siècle , à l'exemple
et sous l'inspiration de Schaftsbury.
P&rmi les trois royaumes réunis sous le sceptre de la Grande-Bre-
* 1- série, t. III, leç. iv-v*.
JUILLET 1846. 389
tagne, il en était un que son génie particulier et toute son histoire pré-
paraient admirablement à recevoir ou à produire une tout autre phi-
losophie que celle de Hobbes et de Locke. En effet , si la philosophie
d*une époque et d*un pays réagit puissamment sur les mœurs et sur le
caractère de ce pays et de cette époque , il n est pas moins certain qu*or-
dinairement elle les suit, et qu*elle est ce que la fait être la société où
elle prend naissance. C'est surtout Tétat religieux d*une société qui donne
à la philosophie son empreinte, comme, avec le temps, il se modifie
lui-même sous faction constante de la philosophie. L'esprit religieux du
XVII* siècle est visiblement marqué dans la philosophie de ce grand
siècle; et, par un juste retour, la philosophie cartésienne rendit à ia
reUgion avec usure ce quelle en avait reçu. Le génie chrétien avait
donné au cartésianisme une théodicée sublime ; la philosophie carté-
sienne, répandue dans les différents ordres religieux et dans tout te
clergé ^ contribua puissamment à en bannir les petitesses et les supers-
titions , et à former cette admirable Eglise gallicane qui n*est pas une
des gloires les moins considérables de notre pays. Les mêmes causes
produisirent en Ecosse les mêmes effets. L'Ecosse était alors profondé-
ment presbytérienne. Le presbytérianisme a deux grands traits , l'indé-
pendance et l'austérité. Il repousse la domination épiscopale ; la seule
autorité qu'il reconnaisse est l'assemblée des pasteurs , à peu près égaux
entre eux. Né de l'esprit d'indépendance, il ne subsiste qu'en s appuyant
sur cet esprit , en le maintenant et en le répandant; il est donc très-favo-
rable à la liberté en toutes choses, dans la société civile comme dans la
société religieuse. En même temps, il possède un puissant contre-poids
k l'esprit de liberté dans une foi vive et mâle , dirigée vers la pratique ,
vers le gouvernement de l'âme et de la vie. Telle est cette grande Eglise
presbytérienne fondée par Knox , et qui , dit-on , retient encore au-
jourd'hui l'empreinte du génie de son fondateur. Elle a plus d'une
ressemblance avec notre Eglise janséniste du xvii* siècle. L'une et
l'autre ont eu leurs excès; mais ces excès mêmes témoignent d'une
sève vigoureuse, capable aussi de porter les plus nobles fruits. Knox
est comme le saint Gyran du Port-Royal écossais. Du sein de ces
fortes croyances est sorti un peuple resté toujours fidèle à la cause
de la liberté en religion et en politique, éclairé et brave, honnête
et sensé, à la fois modéré et opiniâtre, qui a joué un rôle considé-
rable et particulier dans les deux révolutions par lesquelles la Grande-
' FragmenU de philosophk eariéiimM, p. loo; et notre écrit Du pêtuém de Pateal,
artnt-propos, p. xxi-xxxviii.
3«0 JOURNAL DES SAVANTS.
Bretagne est parvenue au gouvernement qui fait sa force et sa ^oire.
Ces deux révolutions avaient, comme on sait, un but reiigieuxaolmnt
que politique; il s agissait d'assurer la liberté de conscience et les antres
libertés publiques cokltrc les entreprises d*une royauté qui prétendait au
pouvoir absolu. Ce double caractère rendait la cause libérale deux fois
chère et sacrée à TÉcosse; aussi la révolution de 16&0 trouva-t-seile
des auxiliaires dévoués dans les covenantaires écossais , qui étaient en
pleine insurrection dès 1689, ^^ V^^ sallièrent , plus tard , avec le par-
lement. Et remarquez ici leur modération avec leur constance : ils de-
meurèrent étrangers à la terrible tragédie de 16&9. Tandis que V Angle-
terre dressait le sinistre échafaud , les commissaires que TÉcosse avait
envoyés à Londres pour sentendre avec le pariement rentraient dans
leur pays. Le procès de Charles I* (ut instruit sans eux, et le parlement
écossais intercéda inutilement en faveur de la royale victime. Peu d'an-
nées après, en 1 660 , le peuple anglais expiait, par les folies d un roya-
lisme outré, ses emportements démocratiques, tandis qu'en Ecosse des
hommes intrépides , fidèles à la vieille bonne cause , soutenaient àes luttes
opiniâtres contre Charles II , et , par des révoltes non interrompues, en-
tretenaient le feu sacré de l'esprit d'indépendance, qui triompha en 1 688.
n appartenait à TEcosse de produire le peintre ingénieux et pathé-
tique qui devait la faire connaître à l'Europe. Les romans de sir Walter-
Scott sont aussi vrais que l'histoire. Us donnent une idée exacte de la
physionomie morale du pays à cette époque. LesPuritaiM, surtout ia
Prison d^Édimboarg , peignent admirablement la foiéneigiqueqm pous-
sait et soutenait les martyrs sur les échafauds de la contre-révolution, ou,
sur des théâtres plus obscurs , au sein de la famille , produisait des vertus
sévères, contentes du témoignage de la conscience et du regard de Dieu.
Dans la Prifon étÉdimboarg , le chef-d'œuvre peut-être du grand roman-
cier, quelle âme que celle de Jeanny Deans , et quelle figure que ce vieux
presbytérien qui aime mieux abandonner sa fille chérie à une mort
inftme que de la sauver en altérant le moins du monde la vérité-l Ce
n'étaient point là les mœurs de l'Angleterre. Sous le règne de ChariesII ,
la société anglaise s'était tout à coup montée au ton de la servilité, de
r<^isme, de la débauche, sur le modèle des courtisans du joiu*. On
aurait en vain cherché dans ce peuple quelque trace de l'exaltation répu-
blicaine qui l'avait enivré quelques années 'auparavant. L'Ecosse, soit
qu'elle fût trop éloignée pour recevoir la contagion de la cour, soit
qu'elle fût plus capable d'y résister, se préserva mieux des dérèglements
de cette hontquae époque de Thistoire de la Grande-Bretagne.
n ne faut pas s'imaginer que cette énergie moradieffât en Ecosse la
JUILLET 1846. 391
fitle d'un ÊMiatisme ignorant. Non : elle salliait, au contraire, à une
instruction générale, ici bornée mais solide , là forie et élevée ^ pour le»
différentes classes de la population. On connaîtrait mal le berceau delà
philosophie écossaise , le peuple du sein duquel elle est sortie et pour
qtiî elle était faite, si on n'avait pas une idée de Tétat de rinstiiictioii
enr Ecosse , dès le premier quart du xvni* siècle.
Les réformateurs spirituels de TÉcosse avaient senti de bonne hë^cjt
la né(5essité de fonder leur œuvre sur la f»opagation des lumières dans
tous* les rangs de la société. En i56o, Knox et ses collaborateurs pré-
sentèrent à rassemblée d*Écosse un plan complet d*éducation nationale,
q(Ui embrassait les petites école» et les universités. Dans la dédicace de
la première traduction écossaise de la Bible , adressée au roi Jacques VI
et datée d'Edimbourg, le i o de juillet 1 879, le clergé presbytérien rap-
pelle a les jours de ténèbres OÙ on pouvait à peine trouver dans toute
une ville le livre de Dieu , ilial traduit dans une langue étrangères lu par
fort peu et compris par personne; » et il célèbre «les jours de la lu-
mière nouvelle , ob chaque maison possède le livre de la loi divine dans
la langue vulgaire , lu par tous et compaîs par tous, n Dans cette même
année iSyg, un acte du partement ordonna que tout gentilhomme
ayant' 3oo marcs de revenu^ et tout bourgeois ayant 5oo livres, « eussent
une Bible et un livre de psaumes en langue vulgaire dans leur maison,
pour la meilleure instruction d'eaic-mcmes et de leurs famiUes dans la
connaissance de Dieu ; » et cela sous peine d'une assez fotte amende.
En conséquence de cet acte, commission fut donnée à Jean WiUiamson,
bourgeois d'Edimbourg, «de visiter les maisons de tous ceux qui. sont
désignés dans Tacte du parlement, de se faire représenter leur Bible et
leur livre de psaumes , d y inscrire de sa propre main ou dé celle de
séë déléguée le nom du propriétaire, pour éviter toute erreur ou trom-
perie; et, s ils trouvent une maison où la Bible manque, d'y appliquer la
peine requise. » Depuis, le clergé ne perdit jamais de vue cet important
objet. Mal^ tous les efforts tentés par Charles I" pour rétablir TéfMa*
copat en Ecosse , l'Eglise presbytérienne lui arracha la permissÂon de
s'assembler à la fin de 1 638 ; et, parmi les diverses résolutions que prit
cette assemblée, on remarque celles qui se rapportent aux écoles parois^
siales et aux universités. Enfin, quand vinrent les jours de liberté et de
triomphe, avec la révolution de i6âo, le covenant imposa à toute pa-
roisse l'obligation d'entretenir une école et un maître d'école. Cet acte ^
* On le ti*<mverà dans la ooHfliftion àeê-AcUê ia parlement fÉcosH; ii ssliotiSulé :
Actforfoanding schools in every parisk.
392 JOURNAL DES SAVANTS.
monument mémorable du xèle de TÉglise presbytérienne pour l'éduca-
tion du peuple , est daté du a février 1 646. Son caractère essentiel est
de mettre Técole et le maître d'école sous lautorité ecclésiasti([ue de la
paroisse , appelée le presbytère , preshytery. Toute paroisse doit avoir
une maison d*écoIe et assurer au maître un salaire convenable. A cet
effet, chaque paroisse doit constituer un fond particulier, pour lequel
les habitants sont imposés dans des proportions déterminées. Les pré-
cautions les plus minutieuses sont prises pour assurer le salaire du
maître. Si une paroisse pourvoit mal à ce soin, le presbytère a le droit
de nommer, dans la circonscription paroissiale, « douze honmies hon-
nêtes, investis du pouvoir d'établir Técole et de procurer au maître un
traitement suffisant, n
Grâce à cet acte vigoureux, dès 1660 toute paroisse avait son mi-
nbtre, tout village une école, toute famille une Bible. Ce régime pro-
duisit des moeurs admirables. «J'ai vécu plusieurs années, dit uo his-
torien de cette époque^, dans une paroisse, sans y avoir jamais
entenda un jurement. Il ny avait pas de famille où le nom du Sei-
gneur ne fût honoré par des lectures, des chants, des prières. Tout
le monde était content de l'autorité ecclésiastique, excepté ceux qui
tenaient des cabarets et se plaignaient que leur métier était perdu, le
peuple étant devenu sobre, n L'évéque Burnet, quoique ennemi de
l'Église presbytérienne , avoue qu'entre ses mains l'Ecosse était devenue
le pays le plus instruit qui ait jamais été. a J'étais étonné, dit Burnet^,
de voir de pauvres communautés aussi capables de raisonner et même
de disputer en matière de religion et de gouvernement. Ils avaient à la
main des textes de l'Écriture et n'étaient embarrassés pour répondre à
aucune chose qui leur était dite. Toutes ces connaissances étaient ré-
pandues en une certaine mesure jusque dans les derniers rangs, parmi
les paysans et les domestiques. )>
La restauration brisa cet ouvrage du presbytérianisme et le presby-
térianisme lui-même. L'acte de 16^6 fut rapporté; on rétablit l'Eglise
épiscopale ; trois cents pasteurs presbytériens furent chassés ou se con-
damn^ent i un exil volontaire plutôt que de se conformer au serment
exigé, et les écoles périrent ou déclinèrent avec l'autorité qui les avait
fondées et soutenues. La révolution de 1 688 remit en honneur l'Église
presbytérienne , les pasteurs et les maîtres d'école. Un acte du parlement
du 9 octobre 1696 renouvela celui du 1 février i646. Le clei^é pres-
^ Kirkton, Hist. of the Ckmtek ofScotthud. — ' HUtory ofhii iim», édit d'Edim-
bourg, 1755, 1. 1, p. aaS.
JUILLET 1846. 303
bytérien reprit son œuvre. Une police vigilante el infatigable poursuivit
le vire et le désordre qui avaient commencé à s'introduire. Dès le coni-
mencement du xviii* siècle , TEcosse était revenue à ses vieilles mœurs,
à ce point, quen i 7 1 7, le célèbre auteur de Robinson Crusoë, rendant
compte de son voyage en Ecosse, raconte quil a traversé plus de vingt
villes sans avoir vu une seule querelle et entendu un seul jurement.
«Supposez, dit-il, quun aveugle vînt d'Ecosse en Angleterre, il recon-
naîtrait qu'il a touché le sol anglais en entendant le nom de Dieu blas-
phémé ou profané parles petits enfants dans les rues.»
Pendant tout le xvin* siècle , le régime établi par l'acte de 1 696 jeta
de profondes racines en Ecosse et y répandit cette vraie civilisation
dont les signes certains sont le progrès des lumières et celui des bonnes
mœurs. J'en donnerai cette preuve éclatante, qu'en lySy, pendant la
session judiciaire d'automne, il ne se rencontra pas un seul cas de
crime capital dans l'Ecosse entiire. Aussi, d^s le commencement du
siècle présent, le parlement britannique, pénétré des avantages de toute
espèce qu'avait produits l'acte de 1696, voulut le rendre plus bienfai-
sant encore en améliorant quelques-unes de ses parties. J'ai sous les
yeux l'acte nouveau qui confirme, interprète^ et développe les anciennes
prescriptions. Il maintient le gouvernement de toutes les écoles entre
les mains de l'autorité pastorale qui fait les règlements, en surveille
l'exécution, examine et approuve les maîtres, connaît de leur conduite
et a le droit de censure, de suspension el même de révocation, sans
* Cet acte est du 1 1 juin i8o3; il est intitulé : An actfor making hetter prxmision
Jor the parochial schoolsmaslers, and for making further régulations for the bettergover-
nement of the parisch schools in Scottland. Il y est ordonné que toute paroisse ait une
maison d'école, un logement de deux chambres pour le maître d'école, avec un
jardin comprenant au moins le tiers d'un acre écossais. A défaut de jardin, la pa-
roisse doit augmenter le salaire du maître. La mesure la plus nouvelle que contient
l'acte de i8o3 est l'augmentation du salaire. Pendant un siècle et demi, depuis
16^6 et 1696, le salaire était resté le même, à savoir le minimum de 100 marcs
e( le maximum de aoo. L'acte de i8o3 porte le minimum à aoo marcs et le maxi-
mum à 3oo. Or aoo marcs écossais sont évalués à 16 liv. sterl. et i3 schellings,
et 3oo marcs à aa liv. sterl. et à schellings; ce qui, en mettant la livre steiiing a
2 5 francs de notre monnaie, donne pour minimum a peu près 4oo francs de notre
monnaie, et pour maximum 55o francs. Dans les paroisses d'une grande étendue,
où une seule école ne peut suffire, la dépense de l'instruction primaire est portée
il 600 marcs, et répartie entre deux ou plusieurs maîtres. Tout cela, indépendam-
ment de la rétribution scolaire que payent les enfants des familles aisées. Je dois
rappeler que notre savant collaborateur, M. Biot, a fait connaître en détail cet acte
important et décisif, et le bien qu*il a fait en Ecosse, dans un exact et intéressant
article du Joamal det Savants , mars 182a.
5o
m JOURNAL DES SAVANTS.
nul appel à aucun tribunal civil ou ecclésiastique. Cest le, sans doute,
une aulorité énorme, mais le clergé presbytérien ne s en est servi que
pour le bien du peuple; et on peut dire qu aujourd'hui TEcosse le dis-
pute à la Hollande et à TAllemagne pour 1 éducation populaire ^ Nulle
part la créature humaine n'est plus éclairée ni plus honnête, et par
conséquent, plus vraiment heureuse.
Pendant que des écoles élémentaires, partout établies el convenable-
ment rétribuées , répandaient dans les rangs les plus humbles les con^
naissances nécessaires à tous, quatre grandes universités préparaient aux
professions libérales et aux emplois élevés de la vie civile la partie su-
périeure de la nation écossaise. Les universités de Saint-Andrew, de
Glascow et d*Aberdeen, sont les plus anciennes; la première remonte
à i4io; la seconde est de i/i5o; la troisième de r^gi; la quatrième ,
celle d'Edimbourg, vient de la réformatîon. Elle a été fondée en i 58q ;
elle est la plus célèbre et aussi la mieux connue, grâce à un récent ou-
vrage qui en expose Torganisation et l'histoire ^.
I^s quatre universités d'Ecosse ont un commun caractère : dès Tin-
troduction du presbytérianisme, elles ont été sous sa main; elles en ont
répandu Tinfluence et partagé la foitune, comme lont fait les écoles
éiémentaires.
Nous avons dit que rassemblée de l'Eglise presbytérienne, en i638,
s'oGGi^ des universités aussi bien que des petites écoles. L'assemblée
de 1645 prescrivit une réunion annuelle de députés des universités
d'Ecosse, qui prendraient en commun les mesures nécessaires «pour
affermir et accroître la piété et le savoir, établir une étroite harmonie
entre les quatre universités, et, autant que possible, de l'uniformité
dans leur marche et dans leurs doctrines ^. » Conformément à cette
prescription , il y eut à Edimbourg, en 1 6^7, une réunion des députés
des quatre universités. Voici quelques-unes des résolutions adoptées par
cçttc réunion; il y respire un zèle extrême pour l'Elise presbyté-
rienne et pour l'unité de l'instruction nationale.
«L Tout étudiant doit souscrire le covenanl à tel jour déterminé,
après l'explication qui en aura été donnée en anglais par les principaux
et par les professeurs de logique.
' Voyez les écrits que, depuis, nous avons publiés sur l'élal de rinstniclion pu
bK^pe en Allemagne (^édit., a volumes, i84o) et en Hollande (1 volume, 1S37).
Ofi- trouve parliculièrenient en Saxe une organisation déjà ancienne de Tinstruciion
pninaii>e, i peu près semblable k celle de rÉcossc. — * The kistory of Ae univer
»ity of Kdinlmrmk, chiefly compiled front oriffinal papers by AUœandêf^ Bewêr, 2 vol.
Edinburgh, 1817. — * Bower, t. I*, p. 20a.
JUILLET 1846. 395
« IL II sera composé et imprimé un Cursus philosophicus à Tusagc des
quatre universités, lesquelles concourront à ce travail de la manière
suivante : Saint-Andrew sera chargé de la métaphysique, (iiasco>V, de
la logique, Aberdeen, de la morale et des mathématiques, Edimbourg,
de la physique.
nIIL II sera préparé un mémoire sur les moyens d'augmenter Tins -
truction dans les écoles et dans les collèges, pour être présenté au par
lement, à la session prochaine.
u IV. Les commissaires des universités auront surtoul à faire connaître
la manière dont les étudiants mettent à profit le jour du dimanche ,
c'est-à-dire quel compte ils rendent de leurs Lectiones sacrœ et des ser-
mons quils entendent ce jour-là.
« V. Avant et après les vacances, il est bon de faire subir aux étu-
diants un examen sur quelques questions du catéchisme ^ »
Le gouvernement du Prolecteur ne négligea pas les universités
d'Ecosse. Il récompensa particulièrement celles qui avaient montré le
plus d'attachement à la cause de la révolution et du presbytérianisme.
Il renouvela et augmenta les privilèges de luniversité de Glascow, et
accorda à celle d'Edimbourg une rente annuelle de 200 livres steriing^.
Aussi Glascow et Edimbourg devinrent-ils des foyers de résistance, tan-
tôt secrète, tantôt déclarée, à la restauration et à Tépiscopat. Saint-
Andrew et Aberdeen se soumirent plus volontiers. On appliqua les
mesures les plus lyranniques aux universités et à tout le pays. Les
professeurs furent obligés de répondre de la bonne conduite des étu-
diants^. La plupart de ceux-ci se retirèrent, et les cours de théologie
surtout furent presque abandonnés. Le conseil privé osa déclarer que
quiconque avouait ou refusait de désavouer par serment la déclaration
covenentaire serait mis à mort en présence de deux témoins, eût-il été
pris désarmé*. Mais le parti libéral ne se tint pas pour vaincu. Il opposa
partout ses menaces à celles du gouvernement, de sorte quune terreur
presque égale vint des deux côtés. A l'université d'Edimbourg, on pri:
le parti de faire passer aux étudiants leurs grades en secret; parce que .
conférer en public des grades dans la forme voulue, c'est-à-dire avec k
serment d'obéissance à fépiseopat, était exposer les professeurs et les
étudiants à un avenir inconnu et périlleux^. La révolution de 1688
vint mettre un terme à l'oppression qui pesait sur TEcosse. A mesure
qu'elle s'affermit, en même temps quelle rétablit l'autorité presbyte
* Bower, t. 1", p. aai. — * Ibid., p. a68. — ' Ibid., p. 3o5. — * Ibid., p. Soy.
— ' Ibid.
5o.
396 JOURNAL DES SAVANTS.
rienne, elle ranima et fortifia l'esprit libéral dans toutes les parties de
Tadministration , et surtout dans rinstriiction publique. En lôgS , le roi
(Guillaume renouvela aux quatre universités, en Taugmentant, le don de
Cromwel; il leur attribua un revenu annuel de 200 livres sur Tancien
revenu des évêques^ Partout des hommes d'un dévouement éprouvé
h l'ordre nouveau furent mis à la tête des universités; et, en peu
de temps , sous ces mains fermes et habiles, elles prirent les plus
heureux développements. Peu à peu le génie presbytérien perdit,
au contact de la science, ce qu'il avait d'excessif et de farouche, et
il garda et communiqua à la science quelque chose de sévère et de
généreux.
Parmi les progrès que firent, au xviii* siècle, les universités écos-
saises, j'en veux signaler deux, plus particuHèrement marqués dans
l'histoire de l'université d'Edimbourg, à savoir la séparation de l'ensei-
gnement de l'Université d'avec celui qu'on appelle, en Franco, ensei-
gnement secondaire , et l'abolition de tout serment politique et reli-
gieux pour étudier et prendre des grades.
Avec le temps, l'université d'Edimboui^ s'est de plus en plus rappro-
chée de l'organisation des universités allemandes et de nos facultés fran-
çaises. Encore aujourd'hui en Angleterre, comme autrefois en France ,
les universités d'Oxford et de Cambridge sont fondues en quelque
sorte dans les collèges, et c'est la réunion des collèges qui forme ce
qu'on appelle l'Université. L'enseignement est tout intérieur et presque
toujours abandonné à des maîtres appelés tuteurs, qui se chargent de
préparer à grands frais aux examens et aux grades un certain nombre
d'étudiants. Rien de tel en Ecosse , du moins à Edimbourg. Au-dessus
d'une haute école (high scbool)^, à peu près semblable aux écoles la-
tines de la Hollande , aux gymnases de l'Allemagne et aux collèges de
la France, est une université divisée en quatre facultés, dont les profes-
seurs reçoivent un traitement fixe de la ville et un traitement éventuel
des élèves qui fréquentent leurs cours ^.
Autrefois, même à Edimbourg, on exigeait des étudiants et des pro-
fesseurs un serment d'adhésion à l'Eglise nationale, ainsi quau gouver-
nement du roi Guillaume. Peu à peu ces deux serments tombèrent en
désuétude; et, après que la bataille de Culloden eut anéanti le parti
jacobite, on ne demanda plus aucun serment ni aux étudiants ni aux
* Bower, t. II, p. 2. — * Ibid., p. 102. — * C'est à peu près Torganisalion des
universités de Hollande vt d'Aremagne. Voyez nos deux ouvrages sur l'instniclion
publique en cci deux pays.
JUILLET 1846. 397
professeurs. C*est là peut-être la cause la plus puissante de la prospérité
de l'université d'Edimbourg. Tandis qu'à Oxford el à Cambridge règne
encore l'usage du serment religieux, qui ne laisse entrer dans ces uni-
versités que des professeurs et des étudiants dévoués ou soumis à
ri^iglise anglicane, les universités d'Ecosse admettent des étudiants de
toutes les communions. Ceux qu'on appelle les dissidents (dLssenters),
et ils sont nombreux dans la Grande-Bretagne, exclus de toute par-
ticipation à renseignement public, étaient réduits, ou à se priver
d'instruction par fidélité à leurs principes religieux, ou à deman-
der l'instruction à des maîtres particuliers, ou bien à l'aller chercher
dans le pays delà tolérance illimitée, en Hollande. L'Ecosse leur devint
un asile naturel; l'université d'Edimbourg les admit avec une libéralité
qui a tourné à son honneur et à son prolit. il était Juste que le presby>
térianisme ouvrit enfin ses écoles à des sectes qu'il a lui-même pro-
duites; mais il fallut plus d'un demi-siècle pom* que Tesprit libéral, né
du presbytérianisme , lui enseignât la tolérance , et que les enfants de
ceux qui tant de fois s'étaient soulevés au nom de la liberté de
conscience, la respectassent dans les enfants de lem's anciens adver-
saires et même dans ceux de leurs anciens alliés.
Il importe de ne point oublier une circonstance qui a exerce une très-
grande et presque souveraine influence sur le caractère et la destinée
de la philosophie écossaise : cette philosophie est née dans les univer-
sités, et elle s'y est développée. Presque tous les philosophes écossais
ont passé par l'enseignement public. Hutcheson, Smith, Ferguson, Reid,
n'étaient pas des penseiu's solitaires comme Descartes, Malebranche,
Spinosa , mais des magistrats de la jeunesse , lui parlant du haut d'une
chaire , et sous l'autorité de l'Etat. Le professeur a charge d'âmes. Tout
l'avertit de respecter la jeunesse confiée à ses soins. Quand l'électeur pa-
latin proposa à Spinosa une chaire de philosophie à l'université de Hei-
delberg , en lui promettant une très-grande liberté, Spinosa, qui avait
la pleine connaissance de sa doctrine , n'hésita pas à refuser; il remercia
de la liberté qui lui était promise, mais il déclara qu'il lui en fallait une
si grande, qu'on ne pouvait la lui assurera Collins et Dodwel auraient
eu de la peine à enseigner, sous la protection de l'autorité publique, le
fatalisme et le matérialisme. Ajoutez qu'une doctrine vague et obscure,
ou subtileetquintessenciée,se prête mal à l'enseignement. Il est permis de
croire que Malebranche aurait beaucoup gagné à enseigner avant d'écrire ;
en lisant sur la figiure même de ses auditeurs qu'ils ne le comprenaient
' Vie de Spinosa, par Colcrus.
398 JOURNAL DES SAVANTS.
pas ou quils le comprenaient avec des peines infimes, il aurait senti le
besoin de dc^gager sa pensée des brillants nuages où elle demeure quel-
quefois enveloppée , et de joindre à 1 élévation qui lui était naturelle la
rigueur et la précision sans lesquelles il uy a pas de professeur. Cette
vertu salutaire de renseignement a certainement contribué à donner
h la philosophie écossaise la parAute clarté qui la distingue; comme la
magistrature morale et sociale dont presque tous ses interprètes ont été
revêtus leur imposait une doctrine morale et religieuse qui répondît à
lattente de leur auditoire , à celle du pays tout entier et des autorités
civiles et religieuses dont ils relevaient.
Il en eût été ainsi quand même les professeurs de philosophie des
universités écossaises eussent été des laïques , mais la plupart étaient
ecclésiastiques. Hutcheson avait fait les premiers pas dans la carrière de
l'Eglise; Smith y avait été destiné; Ferguson exerça pendant dix années
les fonctions de chapelain d'un régiment ; Rcid fut longtemps pasteur,
ainsi que Beattie. De tels hommes, qui appartenaient à TËglise presby-
térienne, ou qui avaient été nourris dans un conmierce intime avec elle,
ne pouvaient enseigner une philosophie équivoque en elle-même, im-
morale et impie dans ses résultats. Amis déclarés de la liberté, ils détes-
taient les doctrines politiques de Hobbes; philosophes, ils ne pouvaient
pas ne pas repousser des principes qui menaient à ces doctrines, à l'abso-
lutisme ou à ranarchie. Sans doute Locke était libéral aussi ; il était
même chrétien ; mais finconséquence qui le distingue si honorablement
ne pouvait s'étendre à toute une école et durer pendant un siècle. D'ail-
leurs Collins et Dodwel avaient trahi le secret du système. Les philo-
sophes écossais étaient donc placés entre Collins et Dodwel d'une part
et de l'autre Newton et Schaftsbury ; leur choix ne pouvait être douteux.
Pour faire voir combien l'esprit presbytérien, qui dominait en Ecosse,
était défavorable à la philosophie de Locke, je citerai deux faits cer-
tains, l'un de la fin du xvii* siècle, l'autre du milieu du xvui*.
En i6g6, sous le roi Guillaume, une commission du parlement
d'Ecosse reprit avec ardeur et constance l'ancienne idée d'un cours
uniforme de philosophie, dont chacune des quatres universités devait
composer une partie. Mille difficultés se présentèrent; et tout ce que put
obtenir la commission fut la communication des cahiers de philosophie
employés dans l'enseignement. Elle y trouva soixante-dix propositions
qu'elle déclara erronées et indignes d'être enseignées comme étant
contra Jidem et bonos mores. L'historien , qui rapporte en détail ^ toute
' Bower, 1. 1-, p. SSg.
JUILLET 1846. 39ft
cette affaire, nous apprend que les propositions condamnées apparte-
tenaient principalement è la doctrine d'Epiciire devenue à la mode, dit-
il, grâce aux écrits de Gassendi. Condamner Gassendi n'était-ce pas
déjà menacer Locke?
En 1 7 à 5 , le professeur de philosophie morale de luni versité d'Edim-
bourg, le célèbre médecin John Pringle, ayant résigné son emploi, il
se présenta pour lui succéder un Ecossais illustre , métaphysicien de
génie et honune excellent, mais disciple conséquent de Locke, le scep-
tique David Hume. Il échoua. Les magistrats appelèrent Hutcheson,
alors professeur à Glascow; et, à son refus, ils préférèrent choisir
un homme obscur, William Cleghorn , plutôt que de livrer au scepti-
cisme la jeunesse écossaise ^
De tous ces faits, de ce tableau fidèle des mœurs, des croyances
et de l'enseignement public en Ecosse, ne faut-il pas conclure que la
philosophie qui devait sortir d'un tel état social et religieux, et d'univer-
sités animées et gouvernées par cet esprit , devait être ce qu'elle a été
en effet, c'est-à-dire une protestation du sens commun et de la cons-
cience conti^ les conséquences extrêmes de la philosophie de Locke,
|)rotestation plus ou moins élevée dans l'ordre scientifique selon qu'elle
avait pour organes des hommes d'un génie plus ou moins rare , mais en
elle-même excellente et bienfaisante , digne de s'étendre au delè du
pays qui l'a produite et de paraître enfin sur la scène de la philosophie
européenne?
Quatre hommes, différents et semblables, forment pour ainsi dire la
trame et la chaîne de l'école écossaise, la contiennent et l'expriment à
peu près tout entière : Hutcheson, Smith, Ferguson et Reid. A ces
beaux noms la postérité joindra sans doute celui de M. Dugald-Stewart;
mais l'illustre auteur des Eléments de la philosophie de Vesprit humain
est trop près de nous pour entrer déjà dans le domaine de l'histoire.
Hutcheson est le fondateur de l'école. Smith et Ferguson la déve-
loppent et lui donnent 1 éclat de leur renommée; Reid en est le mé-
taphysicien; il la renouvelle, et en quelque sorte il la recrée en lui
' J'ai suivi en cela le récit de M. Bower. qui doit avoir été bien informé. Cepen-
i\an\ M. Bîtchie, auteur delà Vie de Hume (Londres, 1807), adirnie (p. &g) que ce
n est pas à la mort de Priog^e, mais à celle de Cieghorn, que Hume se présetihi
pour la cUaiie de philosophie inorale de ruoiversilé d'Edimbourg, et qu'il eoi pour
concurrent et pour vainqueur James Balfour, auteur d'un ouvrage intitulé : Es^mise
(le la nature et des obligations de la moralité, avec des Réflexions sur les recherches de
M, Hume touchant les principes de la morale. Les dcui rt^cits font également pour
la coodusion que j'en veux tirer.
400 JOURNAL DES SAVANTS.
irapriniant un caractère à la fois plus précis et plus élevé. Avec Hutche-
son récole écossaise se distingue de celle de Locke; avec Reid elle s*en
sépare. C'est que successivement toutes les conséquences de la philo •
Sophie de Locke s'étaient fait jour. Il ne s'agissait plus seulement , comme
au début, de combattre un matérialisme et un fatalisme grossier, que re-
poussaient aisément le sens commun , le sens moral , les nobles ins-
tincts de l'humanité ; on avait vu paraître l'ingénieux et brillant idéalisme
de Berkeley , puis le scepticisme raffiné de Hume. C'est le scepticisme de
Hume qui tira l'école écossaise de son berceau et la contraignit de ras-
sembler toutes ses forces pour faire face au plus redoutable adversaire
qu'elle eût jusqu'alors rencontré. De là cette polémique vigoureuse oii
se manifeste enfm dans toute son énergie l'esprit écossais. Reid est le
héros de cette polémique , il est le représentant accompli du caractère
de son pays. Il n'y a pas une qualité du génie écossais qui manque h
Reid. On peut dire de lui, sans aucune exagération, qu'il est le sens
commun lui-même. Quelquefois le sens commun est un peu super-
ficiel, quelquefois il y est profond, jamais il ne fait défaut. Le. bon
sens écossais est plein de finesse : aussi Reid a-t-il infiniment d'esprit.
Son premier ouvrage Recherches sur l'entendement humain d'après les lu-
mières du sens commun, est semé des traits les plus heureux. La malice
et l'ironie y paraîtraient davantage, si elles n'étaient constamment tempé-
rées par la sérénité et la bienveillance. Encore au-dessus de ces rares
qualités est une méthode admirable qui, à elle seule, ferait de Reid un
philosophe du premier ordre. Lui aussi il n'admet d'autre méthode que
celle à laquelle les sciences physiques doivent leurs progrès, la méthode
expérimentale ; mais il la pratique sincèrement et selon les règles im-
mortelles tracées par Bacon et par Newton. A l'aide de cette méthode il
ruine le sensualisme et le scepticisme qui osaient l'invoquer. Pour détruire
Hume , il le combat dans Locke lui-même; il attaque les conséquences
dans leurs principes. Celte grande controverse a plus d une ressemblance
avec celle de Socrate contre les sophistes. On y sent partout un amour
profond de la vérité servi par une des raisons les plus saines et les plus
fermes qui furent jamais. Ce n'est pas dire assez. Dans Reid, comme
dans Socrate, ce qui anime et soutient ce philosophe, c'est l'homme de
bien , fami de la vertu et de l'humanité. L'âme de Reid repousse le
scepticisme de Hume comme son esprit en repousse le scepticisme mé-
taphysique. A ces traits, il est aisé de reconnaître le ministre presby-
térien, le fils et le représentant des vieilles et fortes générations de
16&0 et de 1688.
Au3si l'influence de Reid a-t-elle été immense en Ecosse. Autour de
JUILLET 1846. 401
lui se forma une sérieuse et vaste ëcolecomposéed'ecclësiastiques éclairés,
de savants vertueux, de lettrés sensibles à la vraie beauté, qui n'est pas
séparée de la beauté morale; et cette école partout répandue, dans les
universités et dans le monde , a produit une noble jeunesse de laquelle
sont sortis plusieurs des hommes d*Etat du parti whig, Tanalogue, enÂn-
gleterre, de notre parti libéral français. Je rappellerai avec un juste
sentiment d orgueil pour la philosophie que, quand les whigs. Fox à
leur tête, entrèrent aux affaires vers 1806, leur première pensée fut
d'arrêter la guerre insensée et impie que s'étaient faite l'Angleterre et
la France : ils envoyèrent à Paris un digne ami de M. Dugald-Stewart ,
loi'd Luderdalee, et avec lui M. Dugald-Stewart lui-même comme at-
taché à cette noble ambassade, à laquelle étaient suspendus les vœux
de tous les amis de Thumanité.
Est-ce donc que je considère la philosophie écossaise comme le der-
nier mot de la philosophie? Non, assurément. Il en est des systèmes
comme des hommes : les meilleurs sont les moins imparfaits , et
rexcellence de Fécole écossaise n empêche pas qu elle n'ait ses défauts.
Elle en a, et même de fort considérables. Satisfaite du sens commun,
elle s y repose, et ne sent guère le besoin de pénétrer dans les profon-
deurs de la vérité. En possession de la vraie méthode, elle fuit avec
soin l'hypothèse, mais elle manque trop souvent de souflle et de force,
et s'arrête avant d'avoir atteint et touché les limites de la carrière. Cir-
conspecte à bon droit, elle est quelquefois, comme la raison, un peu
pusillanime. Sa gloire est d'avoir rappelé et pratiqué la méthode expéri-
mentale; mais elle ne s'est point assez souvenue que de l'expérience,
fécondée par l'induction et le calcul , Newton a tiré le système du monde.
Elle s'est trop souvent contentée d'un recueil d'obserVations; elle s'est
bornée à rassembler des matériaux éprouvés et solides, sans entre- %
prendre d'élever l'édifice. C'est sagesse et faiblesse tout ensemble; c'est
l'excès de cette prudence écossaise qui a ses écueils aussi, comme la
profondeur des spéculations allemandes est venue trop souvent aboutira
des chimères.
Reconnaissons-le : l'école écossaise n'a la grandeur imposante ni de
l'école cartésienne en France , ni de l'école de Kant en Allemagne. En
toutes choses, la première admiration des hommes est pour le génie
qui s'élance à la poursuite d'un objet infini, alors même qu'il ne l'atteint
point. Mais quelle estime n'est pas due à ces esprits, éminents aussi en
leur exquise justesse, qui, moins confiants dans leurs forces et dans
celles de la nature humaine, refusent de s'aventurer à travers des préci-
pices , loin des faits et de la réalité !
5i
402 JOURNAL DES SAVANTS.
Ne pouvant embrasser l'école écossaise tout eotière , sur les quatre
philosophes célèbres qui la représentent, nous en choisirons deux pour
les étudier de près et en détail , celui qui a fondé Técole et celui qui
lui a donné son vrai caractère, ie commencement et la fm, les deux
bouts de la chaîne, Hulcheson et Reid.
V. COUSIN.
Revue des éditions de F Histoire de V Académie des sciences par
Fontenelle.
QUATRtàlfB ET DERNIER ARTICLE ^
DE PONTEMELLE PAR RAPPORT A DBSCARTÉS ET A NEWTON.
Dcscaiies a détruit la philosophie scolastique : ce sera toujours là
son grand titre.
La philosophie scolastique portait sur deux méprises. La première
était de croire que les anciens avaient tout su. Le respect avei^e pour
Tantiquité aiTetait tout. Descartes vint; il pensa et apprit aux hommes
à penser.
a II n est pas surprenant, dit Fontenelle, que les anciens n aient pas
été plus loin; mais on ne saurait assez s'étonner que de grands hommes,
et sans doute d aussi grands hommes que les anciens, en soient si long-
temps demeurés là. • . . .Tous les travaux de plusieurs siècles nont
abouti qu'à remplir le monde de respectueux commchtaires et de tra-
ductions répétées d originaux souvent assez méprisables. . • • Tel fut Té-
tât des mathématiques , et surtout de la philosophie jusqu'à Descarte^.
Ce gi^and homme, poussé par son génie et par la supériorité qu'il se
sentait, quitta les anciens pour ne suivre que cette même raison que
les anciens avaient suivie; et cette heureuse hardiesse, qui fut traitée
de révolte, nous valut tme infinité de vues nouvelles et utiles sur la
physique et sur la géométrie. Alors on ouvrit les yeux, et l'on s'avisa
de penser^. »
La seconde méprise de la philosophie scolastique était de mettre
' Voir les cahiers d'avril (page ig3), de mai (page 270) et de juin i846 (pageSag)
— ' Préface de Tanalyse des infiniment petits oa marquis de l'Hâpital.
JUILLET 1846. 403
partout des mots à la place des choses. A chaque difficulté, on imagi-
nait une qualité occulte, c est-à-dire un mot. Les formes substantielles,
les espèces intentionnelles, etc., ne sont que des mots.
Conçoit-on bien aujourd'hui qu'il ait fallu du courage, et tant de
courage, le courage de Descartes, pour attaquer des mots? Et cepen-
dant Descartes lui-même blâmait son disciple Regius d y aller trop vite.
« . . .Par exemple, lui dit-il, sur les formes substantielles et sur les
qualités réelles, quelle nécessité de les rejeter ouvertement? Vous
pouvez vous souvenir que, dans mes Météores. . . , jai dit, en termes
exprès, que je ne les rejetais ni ne les niais aucunement, mais seule-
ment que je ne les croyais pas nécessaires pour expliquer mes senti-
ments*. Si vous eussiez tenu cette conduite, aucun de vos auditeurs ne
les aurait admises, quand il se serait aperçu quelles ne sont d'aucun
usage , et vous ne vous seriez pas chargé de Tenvie de vos collègues ;
mais ce qui est fait est fait ^. »
Mais ce qui est fait est fait : et Descartes en prend aisément son
parti. •
Bientôt même il prépare un projet de Réponse pour Regius contre
Voèlius, où il dit : «Nous déclarons que nous n avons pas besoin de
ces êtres qu'on appelle formes substantielles et qualités réelles pour rendre
raison des choses natiu^elles, et nous croyons que nos sentiments sont
particulièrement recommandables en ce qu'ils sont indépendants de
ces êtres supposés, incertains, et dont on ignore la nature';. . . » et
encore : a On peut bien plutôt avoir appris les vérités que j'enseigne
et trouver son esprit satisfait touchant les principales difficultés de la
philosophie, qu'on ne peut avoir appris tous les termes dont les autres
se servent pour expliquer leurs opinions touchant les mêmes difficultés
de la philosophie *. »
Enfin la Réponse de Regius parait; et, quelques jours après, Des-
* 11 est vrai que, dans les Météores, Descartes se borne à dire : «Pour ne point
rompre la paix avec les philosophes , je ne veux rien du tout nier de ce qu*i]s ima-
ginent dans les corps de plus que je n'ai dit, comme ïeun formes suhstantiettes ,\eur9
qualités réelles, et choses semblables; mais il me semble que mes raisons derront
être d*autant plus approuvées , que je les ferai dépendre de moins de choses. ■
T. V, p. i66. Mais il oublie qu*il avait dit dans sa Dioptriqae, et même d'une ma-
nière assez plaisante : « . . .Par ce moyen, voire esprit sera délivré de foutes ces
petites images voltigeant par )*air, nommées des espèces intentionnenes , qui tra-
vaillent tant Timagination des philosophes; • et, dans le Discours de h méthode
( v* partie ) : « . . . Je supposai expressément qn'il n*y avait en elle (dans la matière)
aucune de ces formes ou qualités dont on dispute dans les écdet. . . t — 'T. Vm,
p. 607. — ' T. VIII, p. 39a. — * T. VUl, p. 590.
5i.
404 JOURNAL DES SAVANTS.
cartes lui écrit : « Tout le monde siffle les formes substantielles , et Von
dit tout haut que, si le reste de noire philosopliie étail expliqué comme
cet article, chacun Tembrasserait ^ »
«Pour rendre raison des choses, dit excellemment Descartes , on en
a inventé je ne sais quelles autres qui n ont aucun rapport avec celles
que nous sentons, comme sont la matière première, les form£S substan-
tielles, et tout ce grand attirail de qualités que plusieurs ont coutume
de supposer, chacune desquelles peut plus difficilement être connue
que toutes les choses qii on prétend expliquer par leur moyen ^. »
Rien de plus sensé. Gomment se fait-il donc que ce même Descartes,
qui juge si bien le grand attirail des scolastiques , en imagine aussitôt
un autre?
Il imagine une matière subtile, une matière cannelée, une matière ra-
meuse, comme on imaginait, avant lui, des qualités occultes; il imagine
des tourbillons, comme on imaginait des formes substantielles, etc. Il ima-
gine ailleurs des esprits animaux ^.
Descartes avait trouvé une scolastiqae métaphysique, qu'fl détruit; et
il y substitue une scolastique physique, que Newton détruira bientôt.
Fontenelle prit Descartes tout entier. Il prit sa métaphysique , trans-
cendante et claire; il prit aussi sa physique. Il adopta les tourbillons,
il adopta le plein; et cependant le plein et les tourbilbns lui donnèrent
bien souvent des difficultés et de f embarras.
« On se délivrerait tout d'un coup , dit-il , des embarras qui peuvent
naître de ces directions de mouvements, en supprimant, comme a fait
un des plus grands génies de ce siècle, toute celte matière fluide im-
mense, que Ton imagine communément entre les planètes, et en les
concevant suspendues dans un vide parfait *. »
' T. Vin, p. 607. — • T. III, p. 5i6. — * Ou plutôt il les adopte, car ils sont
déjà dans Galien. Voyez mon Histoire des travaux et des idées de Buffon, p. lai;
mon livre sur Y Instinct et Vintelligence des animaux, p. 19; et raon Examen de la
phrénologie, p. i35. — * Histoire de Vannée 1708, p. io3. Il dit, dans Téloge de
Newton : « M. Newton . . . arrive enfin à des conclusions qui détruisent les tour-
Ullons de Descartes, et renverse ce grand édifice céleste quon aurait cru iné-
branlable. Si les planètes se meuvent autour du soleil dans un milieu, quel
qu*ii soit, dans une matière élhérée qui remplit tout, et qui, quelque subtile
qu^elle soit, nen résistera pas moins, ainsi qu*il est démontre, comment les
mouvemenis des planètes n*en sont-ils pas perpétuellement et même prompte-
ment affaiblis? Surtout, comment les comètes traversent-elles les tourbillons li-
breinent en tous sens, quelquefois avec des directions de mouvements contraires
aux leurs, sans en recevoir nulle altération sensible dans leurs mouvements, de
quelque longue durée qu*ils puissent être? Comment ces torrents immenses, et
d*une rapidité presque incroyable , n*ab8orbent-iIs pas, en peu d*instants, tout le
JUILLET 1846. 405
Pourquoi donc ne la supprime-t-il pas? Pourquoi passe-t-ii quarante
ans à soutenir les ioarbillons et le plein contre Yattraction et le vide?
C'est qull avait commencé par les tourbillons; c'est que la Phraliiédes
mondes, le plus bel ouvrage de sa jeunesse, repose uniquement sur
cette hypothèse; c'est que. tout Fonteneile qu'il est, il est honmie, et
qu'il est bien difficile que le même homme puisse également embras-
ser et comprendre deux grandes révolutions de l'esprit humain, deux
révolutions aussi grandes que le sont celle qui détruisit la philosophie sco-
lastique par Descartes, et celle qui détruisit le cartésianisme par Newton.
Voltaire, qui fut à Newton ce que Fonteneile avait été à Descartes,
qui fut le Fonteneile de Newton, 'si je puis ainsi dire, nous peint très-
spirituellement l'opposition singulière qui sépare Newton de Descaites,
et la physique de l'un de celle de l'autre.
«Un Français qui arrive à Londres trouve, dit-il, les choses bien
changées en philosophie, comme dans tout le reste. Il a laissé le monde
plein, i^le trouve vide. A Paris, on voit l'univers composé de tourbil-
lons de matière subtile; à Londres, on ne voit rien de cela. Chez
nous, c'est la pression de la lune qui cause le flux de la mer; chez les
Anglais, c'est la mer qui gravite vers la lune. . . Chez vos cartésiens,
tout se fait par une impulsion qu'on ne comprend guère; chez M. New-
ton, c'est par une attraction dont on ne connaît pas mieux la cause ^ »
Mais ce n'est là que la différence superficielle de Descartes et de
Newton. Jamais leur différence profonde n'a été mieux exposée que
par Fonteneile lui-même, dans ce beau passage de son Ébge de
Newton.
« Les deux grands hommes qui se trouvent dans une sî grande oppo-
sitioh ont eu de grands rapports. Tous deux ont été des génies du
premier ordre, nés pour dominer sur les autres esprits, et pour fon-
der des empires. Tous deux, géomètres excellents, ont vu la nécessité
de transporter la géométrie dans la physique. Tous deux ont fondé
leur physique sur une géométrie qu'ils ne tenaient presque que de
leurs propres lumières. Mais fun, prenant un vol hardi, a voulu se
placer à la source de tout, se rendre maître des premiei^ principes
par quelques idées claires et fondamentales, pour n'avoir plus qu'à
descendre aux phénomènes de la nature comme à des conséquences
nécessaires; l'autre, plus timide ou plus modeste, a conunencé sa
mouvement particulier d*un corps, qui n est qu*un atome par rapport à eux, et ne
le forcent-ils pas à suivre leur cours ? ■ On ne peut guère mieux faire aux tourbillons
leur procès; mais tout cela n est dit ici qu'au nom de Newton. — *■ Lettres philasQ-
phiqaes, lettre xiv.
406 JOURNAL DES SAVANTS.
marche par s appuyer sur les phénomènes pour remonter aux prin-
cipes inconnus, résolu de les admettre queb que les pût donner f en-
chaînement des conséquences. L'un part de ce qu il entend nettement
pour trouver la cause de ce quil voit. I^'autre part de ce qu'il voit
pour en trouver la. cause, soit claire, soit obscure. Les principes évi-
dents de Tun ne le conduisent pas toujours aux phénomènes tels qu'ils
sont; les phénomènes ne conduisent pas toujours l'autre à des prin-
cipes assez évidents. Les bomesiqui, dans ces deux routes contraires,
ont pu arrêter deux hommes de cette espèce, ce ne sont pas les bornes
de leur esprit, ce sont les bornes de l'esprit humain. »
Tout, dans ï Éloge de Newton par Fontenelle, est de cet ordre élevé.
L'histoire des sciences n'a pas de plus beau monument. Ce monument
est même d'un genre unique. Newton y est jugé par le partisan te plus
spirituel et le plus constant de Descartes, et presque par Descartes
lui-même. Aussi tout y a-t-il un caractère particulier de grandeur et de
délicate réserve. Il y a des lumières pour tous les esprits, et ^s sous-
entendus pour les plus habiles. On voit, dans Voltaire, avec quelle
curiosité les contemporains attendaient ce jugement du plus grand
génie qu'eut eu l'Angleterre , par l'esprit le plus fin qu'il y eût en
France. Mais les contemporains n'étaient pas au vrai point de vue. Ce
qu'il y avait encore, à Paris, de cartésiens Tétait trop; tout le monde
était trop newtonien à Londres. Le temps n'était pas venu de sentir avec
une égale reconnaissance ce que nous devons à Newton et ce que nous
devons à Descartes, et d'admirer également ces deux grands hommes.
((On a lu ici avec avidité, dit Voltaire, et l'on a traduit en anglais
l'éloge de M. Newton, que M. de Fontenelle a prononcé dans l'Acadé-
mie des sciences. On attendait en Angleterre son jugement comme une
déclaration solennelle de la supériorité delà philosophie anglaise; mais
quand on a vu. . . qu'il comparait Descartes à Newton, toute la Société
royale de Londres s'est soulevée. Loin d'acquiescer au jugement, on a
fort critiqué le discours. Plusieurs même (et ceux4à ne sont pas les
plus philosophes) ont été choqués de cette comparaison, seulement
parce que Descartes était français ^ »
La première édition de la Plaralitê des mondes est de 1686. Fonte-
nelle n'avait alors que vingt-neuf ans. Il en avait quatre-vingt-quinze
quand il publia, en 17 5a, la Théorie des tourbillons^. Entre ces deux
ouvrages parut, en 1727, son Éloge du grand Newton. Il est curieux
^ Lettres phihsi^hiiimet , lettre xiv. — * Théorie des tourbillons avêc des Ràfiesioni
fur Vattraction.
JUILLET 1846. 407
de comparer ensemble ces trois ouvrages de la jeunesse, de Tâge fort
et de la vieillesse de Fontenelle. Tous les trois nous offrent le oiêine
esprit, le même art, dont les ressources sont presque infinies, la même
sagacité mei^eilleuse; mais le ton en est assez différent. L'enjouement
domine dans le premier, une raison supérieure dans le second , un peu
d'humeur chagrine dans le troisième. Le ton y suit la fortune des
tourbillons; ils régnaient d'abord sans partage, puis ils luttaient contre
l'attraction , et puis ils étaient vaincus.
<(SiroB prétend, dit Fontenelle dans la Théorie des toarbiUons^ que
f atti^action mutuelle est une propriété essentielle aux corps , quoique
nous ne l'apercevions pas, on en pourra dire autant des sympathies,
des horreurs, de tout ce qui a fait l'opprobre de l'ancienne philosophie
scolastique. Pour recevoir ces sortes de propriétés essentielles , maïs qui
ne tiendraient point aux essences telles que nous les connaissons, il
faudrait être accable de phénomènes qui fussent inexplicables sans
leur secours; et encore même alors ce ne serait pas les expliquera »
Il avait dît plus finement, dans ï Éloge de Newton : « L'usage perpé-
tuel du mol d'attraction, soutenu d'une grande autorité, et peut-être
aussi de l'inclination qu'on croit sentir à M. Newton pour la chose
même, familiarise du moins les lecteurs avec une idée proscrite par les
cartésiens , et dont tous les autres philosophes avaient ratifié la con-
damnation ; il faut être présentement sur ses gardes pour ne pas lui
imaginer quelque réalité : on est exposé au péril de croire qu'on
l'entend. »
Ce dernier mot est charmant. Mais, enfin, un newtonien aurait pu ré-
pondre à Fontenelle : Laissons l'attraction considérée comme propriété,
comme force essentielle; n'y voyons qu un fait. N'avez-vous pas dit vous-
même, et admirablement dit : «Les faits primitifs et élémentaires sem-
blent nous avoir été cachés par la nature avec autant de soin que les
causes ; et , quand on parvient à les voir, c'est un spectacle tout nouveau
et entièrement imprévu^. » Eh bien , l'attraction est, pour nous, un de
ces faits primitifs et élémentaires y un de ces grands faits qui sont les causes
des autres; et vous remarquerez que ce grand fait nous suffit. Nous fai-
sons contre vos toarbiUons et votre matière subtile le même raisonnement
que votre maître Descartes faisait si bien conti'c les formes substantielles
et les qualités réelles. «Nous déclarons, disait Descartes, que nous n'a-
vons pas besoin de ces êtres qu on stp^elle formes substantielles etquaUiés
réelles, pour rendre raison des choses naturelles; et nous croyons qpie
* Théorie des tourbiUow, etc., $ nr. — ' Éloge ie Newton.
408 JOURNAL DES SAVANTS.
nos sentiments sont particulièrement rccommandables en ce qu'ils sont
indépendants de ces êtres supposés, incertains, et dont on ignore la
naturel» Nous déclarons aussi que nous n'avons pas besoin de ces
êtres que vous appelez iourbiUons et matière subtile; et nous croyons que
nos sentiments sont particulièrement rccommandables en ce qu'ils sont
indépendants de ces êtres supposés, incertains, et dont on ignore la
nature. En un seul mot, nous les rejetons parce quils sont inutiles. Et,
croyez-moi , c'est là lout le secret de la philosophie.
La philosophie n'a qu'un but, d'arriver à la vue directe des choses,
et, par conséquent, de supprimer tout vain intermédiaire, tout faux
miliea, comme dit si bien La Fontaine :
Qiie )*ai toujours haï les pensers du vulgaire ;
Qu il me semble profane, injuste et téméraire.
Mettant de faux milieux entre la chose et lui ... *
Ce n*est pas autrement que la philosophie avance et se perfectionne.
Descartes avait supprimé les faux milieux delà scolastique; et Newton
a supprimé lesyaax milieux de Descartes.
Cependant, car il faut tout voir, quand Fontenelle, à propos du mot
attraction, dit qu'il croit sentir, dans Newton, de l'inclination pour la
chose, il dit vrai, selon toute apparence. D'une part, Newton pose tou-
jours l'action de la pesanteur réciproque dans tous les corps; par où,
dit très-bien Fontenelle, «il semble déterminer la pesanteur à être
réellement une attraction '. » D'autre part , Cotes , disciple de Newton ,
et disciple si estimé^, dans la préface qu'il a mise en tète de la seconde
édition des Principes, dit formellement que Y attraction est une propriété
primitive de la matière*, et Newton a vu cette préface. Enfm, D'Alem-
bert, dont l'opinion sur ces matières a une autorité particulière , est du
même avis que Cotes et Fontenelle. a On peut croire, dit-il, que New-
ton avait pour ce sentiment une sorte de prédilection ^. » Mais, ce qui
est ici admirable, et ce que ne voit pas Fontenelle, c'est que Newton,
* Voyci ci-devant, p. 4o3. — * Démocrite et les Ahdéritains. — * Éloge de New-
ton, U ajoute : tM. Newton n*emploie, à chaque moment, que ce mot pour ex-
primer fa force active des corps, force, à la vérité, inconnue, el q'i'il ne prétend
pas définir ; mais , si elle pouvait agir aussi par impulsion , pourquoi ce terme
plus clair n aurait-il pas été préféré? car on conviendra qu'il n'était guère possible
de les employer tous deux indifféremment; ils sont trop opposés. • — * On connaît
le mot de Newton sur Cotes : t Si M. Cotes eût vécu, nous saurions quelque chose. •
— ' « Il faut, dit Cotes, que la pesanteur soit une des propriétés primitives de tous
les corps, ou que Ton cesse de regarder comme telles leur étendue, leur mobilité,
leur impénétrabilité, etc. » — * Voyei ï Encyclopédie, an mot attmetion.
JUILLET 1846. 409
quelle que soit sa prédilection, laisse partout de côté cette prédilection*
Ce n'est pas sur lattraction, propriété supposée essentielle, que Newton
raisonne, cest sur lattraction , /art général oi fait démontré. Sa grande
philosophie s'arrête au fait, à l'expérience; elle est expérimentale, et
c est pour cela qu'elle est grande.
J'ai bien souvent parlé de Descartes à propos de Fontenelle; et peut-
être n'en ai-je pas assez parlé; car, en philosophie, Fontenelle doit
tout à Descartes. Il lui doit jusqu'à ce grand discernement avec lequel
il juge Descartes lui-même.
((Sur quelque matière que ce soit, les anciens sont assez sujets à ne
pas raisonner dans la dernière perfection. Souvent de faibles conve-
nances, de petites similitudes, des jeux d'esprit peu solides, des dis-
cours vagues et confus, passent chez eux pour des preuves; aussi rien
ne leur coûte à prouver. Mais ce qu'un ancien démontrait en se
jouant donnerait, à l'heure qu'il est, bien de la peine à un moderne.
Car de quelle rigueur n'est-on pas sur les raisonnements? On veut
qu'ils soient intelligibles, on veut qu'ils soient justes , on veut qu'ils
concluent; on aura la malignité de démêler la moindre équivoque , ou
d'idées, ou de mots; on aura la dureté de condamner la chose du
monde la plus ingénieuse, si elle ne va pas au fait. Avant M. Descartes
on raisonnait plus commodément; les siècles passés sont bien heureux
de n'avoir pas eu cet homme-là. C'est lui, à ce qu'il me semble, qui a
amené cette nouvelle méthode de raisonner, beaucoup plus estimable
que sa philosophie même, dont une bonne partie est fausse, ou fort
incertaine, selon les propres règles qu'il nous a apprises ^»
Il dit encore : «Rien n'arrête tant le progrès des choses, rien ne
borne tant les esprits, que l'admiration excessive des anciens. Parce
qu'on s'était dévoué à l'autorité d'Aristote , et qu'on ne cherchait la vé-
rité que dans ses écrits dogmatiques , et jamais dans la nature , non-
seulement la philosophie n'avançait en aucune façon , mais elle était
tombée dans un abîme de galimatias et d'idées inintelligibles, d'où l'on
a eu toutes les peines du monde à la retirer. Aristote n'a jamais fait un
vrai philosophe, mais il en a beaucoup étouffé qui le fussent devenus,
s'il eût été permis. Et le mal est qu'une fantaisie de cette espèce, une
fois établie parmi les hommes, en voilà pour longtemps : on sera des
siècles entiers à en revenir , même après qu'on en aura reconnu le
ridicule. Si l'on allait s'entêter un jour de Descartes, et le mettre à la
place d'Aristote, ce serait à peu près le même inconvénient^.»
' Digressions sur Us anciens et les modernes, — ' Ibid.
5a
410 JOURNAL DES SAVANTS.
D*Aleinbert, dans la célèbre Préface de ï Encyclopédie, loue particu-
lièrement Fontenelle a d^avoir appris aux savants à secouer le joug du
pédantisme. » Et il a raison; car ce ncst pas là un médiocre service.
Les subtilités , les obscurités , les puérilités de TEcole , auraient peut-être
détourné pour toujours les bons esprits des vraies et solides études. Le
pédantisme était le dragon qui gardait cet autre jardin des Hespérides.
Fcmtenelle apprit au monde que le bonnet, la robe, les enrouements
gagnés sur les bancs des écoles, n étaient pas la science; et il apprit aux
savants qu'ils pouvaient très-bien rester hommes d'esprit en devenant
savants.
Il peint ainsi lancien savant : «Il s'adressa (Lémery) à M. Glazer,
alors démonstrateur de chimie au Jardin du Roi, et se mit en pension
chez lui pour être à une bonne source d'expériences et d'analyses.
Mais il se trouva malheureusement que M. Glazer était un vrai chi-
miste, plein d'idées obscures, avare de ces idées-là même, et très^peu
sociable ^ » Et il peint ainsi le nouveau : «Il possédait souverainement
(Dodart) les qualités d'académicien, c'est-à-dire d'un homme d'esprit
qui doit vivre avec ses pareils, profiter de leurs lumières, et leur com-
muniquer les siennes ^. » Ces deux espèces de savants sont très«diffé-
rentes, et personne n'a contribué plus que Fontenelle à les rendre si
différentes.
a On prétend , disait Basnage , que les mathématiques gâtent et des-
sèchent l'esprit. ... M. de Fontenelle pourrait servir de raison pour
réfuter la triste idée qu'on se fait des mathématiciens; il n apporte
point dans le monde l'air distrait et rêveur des géomètres ; . . . il ne
parle point en savant qui ne sait que les termes de l'art. Le système
du monde* qui, pour un autre, serait la matière d'une dissertation dog-
matique, et qu'on ne pourrait eh tendre qu'avec un dictionnaire, de-
vient, entre ses mains, un badinage agréable; et, quand on a cru seu-
lement se divertir, on se trouve quasi habile en astronomie, sans y
penser^.»
Voltaire écrit à Fontenelle, dans une lettre charmante : « Vous savez
rendre aimables les choses que beaucoup d'autres philosophes rendent
à peine intelligibles; et la nature devait à la France et à l'Europe un
homme comme vous pour corriger les savants, et pour donner aux
igiUNrants le goût des sciences^. »
^ Éloge de Lémery. — * Éloae de Dodart. — ^ Histoire des oavrages des savants,
année 1 70a. — * Voltaire appelle Fontenelle : « Le premier des hommes dans l'art
nouveau de répandre de la lumière el des grâces sur les sciences abstraites. ■ Et il
ajoute • qu'il a été au-dessus de tous les savants qui nont pas eu le don da rin-
JUILLET 1846. 411
Personne na eu plus que Fontenelle a cet ordre fin et adroit^ » qu'il
admirait dans Leibnitz; cet art, a non-seulement d'aller à la vérité,
mais d'y aller par les chemins les plus courts^; » «ces points de vue
élevés d où Ton découvre de grands pays '; » et surtout le soin , le grand
soin de démêler toujoiu's les idées.
Un critique blâmait je ne sais quelle supposition de la Pluralité des
mondes , où Tun des deux mouvements de la terre semblait oublié.
Voici là-dessus ce que lui répond Fontenelle :
«n ny a dans une supposition, comme dans un marché, que ce
qu'on y met Je ne voulais alors expliquer qu'un seul mouvement; et,
dans tout cet ouvrtge, une de mes plus grandes attentions a été de
démêler extrêmement les idées, pour ne pas embarrasser lesprit des
ignorants, qui étaient mes véritables marquises*. »
Je termine ici ces articles sur Fontenelle , considéré comme histo-
rien des sciences. Il y a, dans Fontenelle, l'écrivain et le philosophe.
L'écrivain était connu. J'ai voulu étudier le philosophe, qui a tant
contribué à faire pénétrer dans les sciences un esprit nouveau. Sous ce
rapport aussi sa gloire est unique. Son bonheur fut de venir dans le
temps même où de grands génies fondaient cette philosophie mo-
derne, qui a renouvelé les sciences. Il fut le premier interprète de
ces grands génies. Il apprit d'eux à penser; et, dans ce genre, la plu-
part des autres hommes l'ont appris de lui.
FLOURENS.
Umgescbicbte vnd Mythologie der Pbilistaer, Histoire ancienne
et Mythologie des Philistins, pdiT M. Hitzig. Leipzig, 1 845, in-8^.
DEUXIEME ET DBBNIER ARTICLE^.
Le pays occupé par les Hiilistins se composait de cinq villes, qui,
avec leur territoire , formaient ce que Ton appelle ordinairement les
veniîoD. » (Siècle de Louis XIV» article FoiUmMe») Fonténdle, il est vrai, nûa fait
aucune découverte dans les sciences; mais il a découvert le style^qui les a répan-
dues. Cet art nouveau dont parie Voltaire est son invention. — ^ Ebge de LeihmUz.
— ' Éloge du marqais de THâpital — ' Éloge de Leihnitz. — ^ Histoire des owfraaes
des iovsMis, par Basnage, année 1799, p. i&5. — * Voir, pour le premier artide,
le cahier de mai 18&6, p. 367.
5a.
412 JOURNAL DES SAVANTS.
cinq satrapies des Philistins. Les cinq villes étaient Gaza , Gath, Ascalon
Aschdod oa Azote et Ekron ou Akkaron.
Etienne de Byzance ^ à Tarticle de la ville d'Azote , s exprime ainsi :
ce Cest une ville de Palestine. Elle fut fondée par un des fugitifs qui
revenaient de la mer Erythrée, et qui la nomma ainsi, parce que sa
femme s'appelait Aza, mot qui désigne une chèvre. » M. Hitzig admet
cette tradition, à Tappui de laquelle il aurait pu citer un fait, rapporté
par saint Nil ^: c'est que, dans le désert du mont Sinaî, et par consé-
quent, à peu de distance de la mer Rouge, se trouvait un lieu nommé
Aze, ky, ou, suivant la leçon du manuscrit de Séguier, produite par
le père Combefis^, kl^tixa. M. Hitzig fait observer ifoe, puisqu'une ville
du pays des Philistins a dû sa fondation à un personnage qui n'était
pas venu du pays de Kaphtor, ce fondateur doit avoir été un Awéen,
et que les Avvéens étaient venus des bords de la mer Rouge. Mais il
est, je crois, plus naturel d'admettre que le témoignage d'un écrivain
-aussi récent que l'abréviateur d'Etienne de Byzance ne saurait avoir
aucune autorité, lorsqu'il s'agit de faits d'une date aussi reculée. Puisque
l'existence des villes d'Azote , Gaza et autres, était antérieure à l'époque
de Moïse, on peut donc supposer que l'hypothèse de fugitifs venus
des bords de la mer Rouge, et dont un aiu^ait été le fondateur d'Azote,
ainsi que l'identité de ces fugitifs avec les Avvéens, ne reposent sur
aucun fondement historique, et ne méritent, aux yeux de la critique,
aucune confiance. Au reste, M. Hitzig fait observer, avec raison, que
le nom Aschdod, i)lpi<, véritable dénomination de la ville philistine,
appelée par les Grecs Azote, Adoras, n'oflrc réellement aucune analogie
avec le mot A?a. Il pense que les notices données par le compilateur
grec doivent s'appliquer, non pas à la ville d'Azote, mais à celle de
Gaza. Et, en effet, Etienne de Byzance rapporte que cette dernière ville,
qui se nommait aussi Aza, et qui, dit l'écrivain, était encore appelée
ainsi par les Syriehs, tirait son nom d'Azon, fils d'Hercule*. On
sait que cette place portait, chez les Hébreux, la dénomination de
Azza, nîV. M. Hitzig admet l'étymologie de ce mot, comme désignant
une chèvre, suivant l'assertion de l'écrivain grec. Il repousse, avec un
véritable dédain, la signification de forte , paissante , que l'on donne géné-
ralement au mot nîy. Il se demande comment la ville de Gaza aurait
T -
été appelée la ville forte par excellence , et cela , de préférence à d'autres
places, telles que celles d' Ascalon, d'Azote, dont la dernière surtout
* De arbibut, p. 27. — ' Narrationes, p. 89. — ^ lUustrium martyrum lecti triam-
phi, p. 1^3. — * D0 arhibtts, p. 198.
JUILLET 1846. 413
se rendit célèbre pour avoir soutenu un siège de vingt-neuf ans. H
assure que l'expression nîv i^y n'aurait pu être employée dcms la langue
hébraïque pour désigner une ville forte; quelle exprimerait bien plutôt
une ville sauvage ^ féroce. Il prétend que, dans tous les passages où l'on
trouve Tadjectif îîf, ce mot ne saurait admettre le sens de fort, quon lui
attribue ordinairement. Mais, ici, M. Hitzig me permettra d'être d'un
avis complètement opposé au sien. Dans le discours que Jacob , mourant ,
adresse à ses fils ^ ce patriarche dit à Ruben : « Tu es mon premier né ; tu
étais ma force, les prémices de ma richesse; tu étais dans une position
extrêmement élevée; tu étais éminemment fort; îv irr'l DKtr in\ »
T T T I - J T T
Je le demande, cette explication ne présente-t-ellc pas quelque
chose de tout à fait simple et naturel? Dans le livre des Juges 2, Sam-
son, proposant une énigme aux jeunes gens qui assistèrent à sa noce,
leur dit, en faisant allusion au rayon de miel trouvé par lui dans
la gueule du lion quil avait tué, p^np KS^ î^Di, c'est-à-dire, wle doux
est sorti du fort. » Car c'est là le sens qu'on doit donner à l'adjectif tv.
Et , en effet , chez tous les peuples du monde , le lion est regardé comme
le type de la force, et non d'une férocité brutale. C'est au tigre qu'appar-
tient cette dernière et triste prérogative. Dans le psaume xvni, v. 1 8, on
lit : VJ ^THp ^i'?''»^ « il me délivrera de mon ennemi puissant. » Ailleurs',
ÛMV ^bv n^3^ «des hommes puissants se réunissent contre moi.» Dans
le prophète Amos*, tv by itf yh^^n u celui qui fait luire (tomber) la
catastrophe sur l'homme puissant. » Dans le prophète Isaïe^, D3 bcfp;» îy ^VD
« un roi puissant dominera sur eux. » Dans les Nombres®, Dvn tv >d u car
ce peuple est puissant. » Le môme mot s'emploie pour désigner un vent
violent ''. Les mots D^y D^D expriment des Jlots puissants, enflés^. îy «ik,
désignent « une colère violente ®. »
On lit, dans un pas^e du livre des Nombres ^^ : « Les Israélites, après
la défaite de Séhon , roi des Amorrhécns, s'emparent de tout le territoire
qui avait été soumis à ce prince, depuis le toiTent d'Arnon, jusqu'à
celui de Jabbok, jusqu'à la contrée occupée par les enfants d'Ammon ,
pDV \:3 ^«3 Ty ^D , » ce que l'on traduit généralement par ces mots : « car
la frontière des Ammonites était très-forte. » M. Hitzig prétend que le
texte hébreu est ici altéré , et qu'il faut lire avec la version des Septante ,
n car Aroêr formait la frontière des Ammonites. » Mais j'avoue que je
* Genêt, cap. xlix, v. 3. — * Cap. xiy, v. i4. — * Psaume lix, v. 4- — * tap. v,
V. 9. — • Cap. XIX, V. 4. — * Cap. xni, v. a8. — ' Exod. xiv, v. ai. — * ftaîe,
chap. xLm, v. 16. iVeh^m. ch. xix,y. 11. — • G«iief. xlix, v. 7. — "Cap. xxi.v. a4.
414 JOURNAL DES SAVANTS.
ne puis partager cette opinion. Je ne vois pas bien pourquoi la ville
d'Aroèr se trouverait mentionnée ici. En outre, il serait peu exact de
dire que cette place formait la frontière du pays des enfants d*Ammon,
car nous voyons, par des passages subséquents \ que la ville d'Aroêr était
située sur la rive septentrionale du torrent d'Arnon; et que, par consé-
({uent, elle se trouvait à une grande distance du pays des Ammonites.
Mais la leçon du texte hébreu présente un très-bon sens. On voit que
les Hébreux , après avoir soumis la contrée habitée par les Amorrhéens,
et être arrivés sur la frontière du pays des Ammonites , n osèrent fran-
chir cette limite, attendu qu'elle était hérissée de forteresses, qu'on
n'eût pu emporter qu'après de nombreux combats et une grande ef-
fusion de sang; d'ailleurs, le temps était arrivé où ils devaient tra-
verser le Jourdain, et effectuer la conquête de la terre promise. Ils
ne pouvaient donc, sans de graves inconvénients, ajourner cette en-
treprise urgente, pour s'engager dans une guerre aussi longue et aussi
pénible.
D'un autre côté, le mot nty, azza, ne saurait signifier a/iecftévre. Pour
désigner cet animal, on emploie, en hébreu, la forme masculine ezz,
T», qui fait au pluriel, D^y. Et nulle part , dans le texte de TAncien Tes-
tament, on ne rencontre la forme féminine n^y ou nty.D me parait donc
évident que Ton ne peut, relativement au nom de la ville de Gaza,
répudier lopinion commune , et que ce nom désigne réellement une
ville forte.
Du reste cette place, dans tous les temps, justifia la réputation que
sa position et la force de ses remparts lui avaient primitivement acquise;
et ses habitants continuèrent à montrer cette valeur guerrière, cette
intrépidité remarquable qu'ils avaient déployées dans leurs longues
luttes avec les Israélites ; car on sait que Gaza , durant deux mois, an^ta
sous ses murs la fortune d'Alexandre le Grand. La garnbon de cette
ville et son brave commandant, Bètis, appartenaient sans doute à la
nation des Philistins.
Dans l'histoire d'Hérodote , il est deux fois fait mention d une ville
appelée Kadytis, KdlSuris. On lit^ que Nècho, roi d'Egypte, ayant atta-
({ué les Syriens près de Magdol, remporta sur eux la victoire; qu'à
la suite de cette bataille il attaqua et prit Kadytis , grande ville de la
Syrie. Plus loin, on lit' : a Depuis la Phénicie jusqu'aux montagnes de
Kadytis, la contrée appartient aux Syriens appelés Palestiniens; depuis
cette ville, qui ne semble guère inférieure à celle de Sardes, et jus-
* Dêoteronom. cap. ii, v. 36; m, la. — *Lib. U, cap. CLVin. -— ' Lib. UI, c^.
JUILLET 1846. 415
qu*à lenysus, les marchés situés sur le rivage de la mer dépendent
des Arabes. »
Le nom de Kadytis a produit, parmi les philologues et les géographes,
une assez grande divergence d'opinions. Les uns, comme Bochart,
Danvilie ^ et Perizonius^, et, en dernier lieu, M. Raumer^, ont cru que.
par ce nom, il fallait entendre la ville sainte, c est-à-dire Jérusalem. Des-
vignoles ^ y reconnaît la ville de Kades ; le savant philologue Walckenaër ^
supposa que, dans le premier passage d'Hérodote, Kadytis désignait
Jérasalem, et dans le second, la ville de Gath Cette opinion, comme
on voit, présente. un défaut grave, celui de supposer quun historien
aussi consciencieux et aussi instruit qu'Hérodote aurait, dans deux
passages si rapprochés lun de l'autre, employé la même dénomination
pour désigner deux villes différentes. Reland^ avait pensé, avant
Walckenaër, que Kadytis répondait à Gath , et son opinion fut adoptée
par feu M. Larcher^, qui, ensuite, revint à admettre que Cadytis
répondait à Jérusalem. M. Hitzig, dans une discussion approfondie et
judicieuse, soutient que, par le mot Kadytis, il faut entendre la ville
de Gaza. Il prouve très-bien que le nom Kadytis ne saurait s'appli-
quer à Jérusalem ; que cette ville n'a jamais été , si ce n est chez les
Prophètes et dans les livres poétiques de TÂncien Testament, dési-
gnée par les mots ntf^il^ou c^iî!»n i^y, ville sainte; et que cette déno-
mination n'a jamais été employée dans le langage vulgaire. M. Hitzig
se décide à reconnaître dans Kadytis la ville de Gaza. Il suppose que
cette dernière dénomination était le nom primitif, et Kadytis le nom
donné à la même place par les Philistins. Je crois devoir, en cette cir-
constance , adopter l'opinion qu'a émise M. Hitzig. J'aurais , à la vérité ,
penché pour Gath, dont le nom se rapproche beaucoup plus de celui
de Kadytis. Mais une circonstance du récit d'Hérodote ne m'a pas per-
mis de conserver cette opinion. L'historien grec atteste que , depuis
Kadytis jusqu'à lenysus, les comptoirs situés sur le rivage de la mer
dépendaient des Arabes. Or il est difficile de reconnaître ici la ville de
Gath. D abord , cette place se trouvait à une assez grande distance de
la mer; en second lieu, il s'ensuivrait du récit d'Hérodote, que les lieux
maritimes situés au-dessous de cette ville dépendaient des Arabes ; ce
qui est complètement inexact, puisque tous ces lieux faisaient partie
de la contrée occupée par les Philistins; au lieu que, si Kadytis nous
' Gtoqraphie ancienne, t. II, p. 160. — ' Origines œgyptiacœ, p. AyS, àlU- — '
' Palmstina, p. 2à\. — ^ Chronologie de Vhistoire sainte, t. Il, p. i4a. — * De He-
rodotea arhe Kadvti, Froneqaerm, 1787. — * Palœstina, p. 669, 670. — ' Géographie
i'Héroiote, p. 85.
416 JOURNAL DES SAVANTS.
représente Gaza , comme on sait que cette dernière place formait la
limite méridionale du territoire des Philistins, on conçoit en même
temps que les lieux qui se prolongeaient plus au sud étaient occupés
par des Arabes.
Mais je vais plus loin que M. Hitzig lui-même ; je ne crois pas que
le combat livré par Nècho aux Syriens-Palestiniens, près de Magdol,
soit identique avec la bataille de Mageddo ou Megiddo, dans laquelle
le roi Josias perdit la vie. Je suppose que les Syriens-Palestiniens ne
sont pas les Juifs, mais les PhÛislins; que la ville de Magdol, dont
parle Hérodote , n'a rien de commun avec celle de Mageddo ; mais
qu'elle nous représente celle de Magdol , située sur le bras oriental du
Nil , non loin de Péluse. On peut croire que les Pbilistins , qui habi-
taient si près de TÉgypte, étaient, pour cette contrée, des voisins bien
dangereux ; que Tamour du pillage les amenait souvent dans ce riche
pays, où ils trouvaient abondamment de quoi assouvir leur avidité;
que, par suite de leur courage indompté et de leur expérience dans la
guerre, ils devaient avoir un immense avantage sur la population douce
et lîiche des bords du Nil. Rien n'empêche d'admettre que les Philis-
tins ayant fait une incursion en Egypte, Nècho les attaqua près de
Magdol, les tailla en pièces; que, profitant de sa victoire, il pour«
suivit les fuyards jusque dans leur contrée; et que, voulant les mettre
hors d'état de nuire à l'Egypte, il attaqua et prit la ville de Gaza; qu'il
choisit de préférence cette place, parce qu'elle était la plus considé-
rable, comme la plus méridionale, du pays des Philistins; que son
importance avait dû encore augmenter, depuis que la ville d'Azote
ayant été prise , après un siège de vingt-neuf ans , par Psamm«tichus, père
de Nècho, et sans doute ruinée, ou du moins démantelée, Gaza se trou-
vait naturellement le principal boulevard des Philistins; et que, cette
ville étant tombée au pouvoir du roi d'Egypte, et sans doute occu*
pée par une forte garnison , les Philistins se trouvaient tenus en bride
et hors d'état de porter avec succès la guerre chez leurs voisins.
Quant au nom Kadytis, M. Hitzig, qui, comme nous l'avons vu, admet ,
pour les Philistins, une origine péïasgique, et croit retrouver dans le
sanscrit les é^mologies des mots de leur langue , a pensé d'abord pou-
voir trouver dans ce surnom une allusion aux sables qui formaient la
ceinture de cette place , et dans lesquels elle se trouvait pour ainsi dire
enfoncée. Mais plus tard (p. 3o6 et Soy), il reconnaît dans le mot
Kadytb un des surnoms de la déesse indienne Bhavani. Tout cela, à
vrai dire, me paraît extrêmement incertain.
M. Hitzig, qui, comme je l'ai dit dans mon premier article , admet
JUILLET 1846. 417
plusieurs émigrations successives de Cretois sur les rives de la Pales-
tine, et suppose que ces nouveaux colons allèrent toujours en s éten-
dant vers le Nord , prétend que le territoire des Philistins se prolongeait
bien au delà des limites qu on lui assigne communément. Sans doute
il est probable que ces honmies belliqueux, qui avaient presque tou-
jours les armes à la main , devaient souvent empiéter sur les terres de
leurs voisins. Nous savons, en particulier, combien ils avaient gagné
de terrain sur les Israélites, auxquels ils avaient voué une haine pro-
fonde et héréditaire. Mais, d'un autre côté, ces conquêtes éphémères,
qui sont le résultat d une victoire et de l'effroi qu elle laisse parmi les
ennemis, mais que le vainqueur se hâte d'évacuer lorsqu^il en a tiré des
tributs suffisants pour assouvir sa cupidité, ne doivent point être con-
fondues avec des conquêtes permanentes, par lesquelles des terrains plus
ou moins considérables sont annexés aux Etats du vainqueur. Ainsi , après
la funeste bataille de Gelboé , qui vit périr Saiil et ses fils , les Philistins ,
profitant de la terreurdontcetteépouvantabledéfaiteavait frappé les Jui&,
parcoururent, sans doute , une grande partie de la Palestine , portant par-
tout la désolation et le ravage. Et ces hommes féroces suspendirent le
corps de Saiil et de ses enfants aux remparts de la ville de Bethsan , la
Scythopolis des Grecs. On voit que les Philistins, pour élever à leur vic-
toire ce sanglant trophée, choisirent, à dessein, une ville qui se trouvait
placée au centre de la Judée, afin que la vue de ces tristes dépouilles
portât dans le cœur des Israélites une consternation bien plus cruelle
que si ce monument avait été élevé sur le territoire de leurs ennemis.
Mais on se tromperait beaucoup, si on supposait que, par suite de cette
catastrophe , la ville de Bethsan eût été réunie réellement aux États des
Philistins.
M. Hitzig, en remontant le long des rivages de la mer Méditerranée,
du côté delà Phénicie , s'attache à déterminer quels furent les lieux occu-
pés successivement par les Philistins ; il trouve d'abord les deux villes
de Jamnia et de Joppé ; il semble que rien n'empêche de croire que ces
deux places aient réellement appartenu aux Philistins; et toutefois, pour
la dernière de ces villes, un obstacle se présente; nous lisons, dans
l'histoire de Jonas , que ce prophète alla s'embarquer à Joppé , sur un
vaisseau qui faisait voile pourTharsis. Or il est difficile qu'un juif eût été
choisir, pour son point de départ , un port occupé par les plus cruels en-
nemis des Israélites. D'ailleurs, la circonstance que le vaisseau se dirigeait
vers Tharsis semble indiquer plutôt que ce port appartenait aux Phéni-
ciens. Si Ton en croit M. Hitzig , le nom de Joppé nous représente le
mot sanscrit viapi, c'est-à-dire riche en eau.
53
418 JOURNAL DES SAVANTS.
Plus au nord, se trouvait une ville appelée Dor nl*i, près de laquelle
en existait une autre nommée En-Dor, ")1*i psr , c est-à-dire la fontaine de
Dor, et dont il est fait mention dans l'histoire de la mort de SaiÙ. L'étymo-
logie que je viens de donner est parfaitement simple, et semble ne devoir
donner matière à aucune difliculté. Toutefois Tauteur, toujours préoc-
cupé de la préférence qu*il accorde aux langues indo^ermaniques ,
soupçonne que le mot ]^rf ne doit pas se traduire par fontaine, mais
qu'il correspond au terme sanscrit anja, qui désigne an autre, et, par
suite, jean^, nouveaa. J'avoue que je ne puis souscrire à ces assertions.
Enfin , M. Hitzig arrive à la ville célèbre nommée par les Hébreux
Akko, iSy , appelée par les Grecs Ptolémaîde , par les Arabes Akkd, )&, et
dont le nom se conserve encore sous celui de Saint-Jean-d'Akre. Au
rapport de Strabon, Suidas, etc., cette ville faisait partie de la Phénicie,
et je ne crois pas que l'on puisse contester cette assertion. Toutefois
M. Hitzig n'admet pas que cette place ait été fondée et habitée primiti-
vement par les Phéniciens. Il pense qu'elle dut son origine aux Philis-
tins, n s'appuie, à cet égard, sur un passage où le prophète Mîchée\
après avoir parlé des maux qui devaient fondre sur le peuple d'Israël,
ajoute : ^ntf^snn ipy n^DV^ n'»» ^3Dn-^K «a n-ian-^K r:a. M. Hitzig, à
l'exemple de feu Gesenius, pense que le mot i^a est mis ici pour )^n. D
en conclut que cette dernière ville, se trouvant jointe à celle de Gath,
devait, comme celle-ci, appartenir au pays des Philistins. Dans son hy-
pothèse, il faudrait traduire : «Ne proclamez point (cette catastrophe) à
Gath ; ne pleurez point dans Akko. Je me couvrirai de poussière dans
le lieu nommé Beth-Leofra. » Mais le changement proposé par ces deux
savants ne me paraît nullement nécessaire. Quand même on croirait
devoir l'admettre , il n'en résidterait aucune preuve qui attestât que la
ville d'Akko fît partie de la contrée des Philistins. Le prophète inviterait
tous ceux qui pouvaient l'entendre à ne point annoncer les malheurs
d'Israël dans deux villes comme Gath et Akko , qui , appartenant à deux
peuples rivaux des Juifs, les Philistins et les Phéniciens, offriraient à
ces ennemis un sujet d'applaudir à des calamités presque sans exemple,
et à y chercher le sujet d'une joie infernale. Mais je crois qu'il ne faut
point reconnaître ici le nom d'Akko , qu'on doit lire , comme porte le texte ,
133 , c'est-à-dire l'infinitif absolu du verbe n33 , et qu'on doit traduire :
« Ne proclamez point (ces maux) dans la ville de Gath ; n'y versez point
de pleurs amers. Pour moi, je me couvrirai de poussière dans le lieu
nonunéBetfc-Leq/ra. ))Quant au nom 4fcfco,iSy, j'avoue, avec M. Hitzig,
* Cap. I, V. lo.
JUILLET 1846. 419
que je nen conoaift pas Torigine. Mais bien d autres noms de lieux nous
laissent dans la même incertitude; et je me garderais bien d'admettre que
Forigine de ce nom doive être cherchée dans le terme grec deyauoy, qui
signifie un coude, une sinuosité. Du reste, je ne puis supposer que la
ville d'Akko ait jamais, au moins d*une manière stable, fait partie du
territoire des Philistins. Aucun passage, à ma connaissance, ne dépose
en &veur de cette hypothèse. Il existe même un fait qui^ semble la con-
tredire d'une manière formelle. Lorsque le prophète Elie proposa un
défi aux prêtres de Baal , ce fut sur le mont Carmel qu eut lieu cette
lutte si importante et si solennelle. Or cette montagne se trouve , comme
on sait, au midi d'Âkko. Il est peu probable quËlie eût choisi im ter-
rain qui aurait été sous la domination des Philistins, ces éternels ennemis
du peuple juif. Et, dans les actes qui signalèrent le triomphe du vrai
Dieu sur les idoles, il n'est fait mention que de Baal, le dieu des Phé-
niciens, et il n est point parlé de Dagon, ni des auti*es divinités révérées
par les Philistins.
M. Hitzig traite ensuite ce qui concerne la religion des Philistins.
Par malheur, nous ne possédons, sur cette matière, que des détaib
fort incomplets. La Bible, qui, pour ces époques reculées , doit être notre
seul guide, ne nous donne, à cet égard, qu'un petit nombre de ren-
seignements. Nous savons que la principale divinité des Philistins., se
nommait Dagon , et que ce dieu avait un temple remarquable dans la
ville d'Azote. Comme le nom de Dagon ol&e de l'analogie avec le
mot hébreu Dag, 21, qui désigne un poisson, les commentateurs juifs
ont supposé que l'idole de Dagon présentait, à sa partie supérieure, la
figure humaine, et se terminait, par le bas, en une queue de poisson.
Mais cette assertion, à vrai dire, n'est appuyée sur aucun témoignage
contemporain. Le livre de Samuel, parlant de la chute de cette idole,
en présence de l'arche d'alliance , dit que les makis et la tète de la statue
étaient renversées sur le seuil du temple , tandis que le tronc du corps
était resté à sa place. Rien, dans ce récit, n'indique l'existence d'une
queue de poisson. D'un autre côté , Sanchoniaton nous apprend que
Dagon était autrement nommé Siton, ^/tcjp^ et ^$vs apérp^os, c'est-à-dire
Jupiter agriculteur. Or, si, comme je le crois, le nom Siton dérive du
mot ahos, froment, on doit en conclure que le nom phénicien Dagon
appartient, non pas à la racine :ii, poisson, mais à pi, qui désigne le
froment. Nous lisons, dans le livre de Samuel^, que les Philistins,
après la bataille de Gelboé, déposèrent, comme trophée, dans le
' Ap. Euseb. Prœparat. evangel. p. a3» a4- — ' Lib. I, cap. xxxi, v. 10.
M.
420 JOURNAL DES SAVANTS.
temple d*Aschtoret (Astarte) les armes de Saûl et de ses fds. Ce qui
donne à entendre qu Astarté était un des principaux objets du culte de
ce peuple belliqueux. Nous savons aussi que la ville d*Ekron (Akkaron)
vénérait d'une manière particulière un Dieu nommé BoaUZeboub ,
SUT ^ys • et que ce nom , en passant cbez les Jui&, fut ensuite employé
par eux pour désigner le diable.
D un autre côté , la ville de Gaza rendait un culte spécial à une divi-
nité nommée Marna: et le nom de ce dieu se trouve gravé sur les
monnaies de cette place. Ce dieu était-il identique avec Dagon? ou
bien était-ce une idole étrangère dont le culte, apporté d*un autre
pays, avait remplacé celui de Tancienne divinité des Philistins ? C'est ce
qu il est dii&cile de décider. Mais , dans tous les cas , le mot Marna, qui ,
en chaldéen, signifie Notre Seigneur, n'avait qu'une existence assez ré-
cente, et ne remontait pas au delà du temps où un langage syro-chal-
daique remplaça, dans la Palestine, la langue des Hébreux et des Phé-
niciens.
Si 1* on en croit Etienne de Byzance ^ , on voyait à Gaza un temple
consacré à Jupiter crétois, désigné, à cette époque, par le nom de
Marna , qui signifie né de la Crète. Un pareil témoignage doit avoir, à
vrai dire, bien peu d'autorité, et inspirer une bien faible confiance,
d'autant plus que, du moins à ma connaissance, aucun écrivain de f an-
tiquité, à l'exception d'Etienne de Byzance, n'indique le mot Marna
comme désignant le Jupiter crétois. Toutefois M. Hitzig admet cette
assertion comme tout à fait véritable. Il croit que le culte du Jupiter
crétois. Marna, dut être introduit, dès les temps les plus anciens,
parmi les Philistins; que ce dieu et Dagon ne sont qu'une seule
divinité, c est-à-dire \m diea marin. Suivant lui, ce dieu était identique
avec Varuna, qui, chez les Indiens, est le dieu de l'Océan. D'un autre
côté, continue M. Hitzig, Marna ou Dagon nest autre que Minos, qui,
chez les anciens Cretois, était regardé comme un dieu, et que les
Doriens, lors de leur émigration dans l'île de Crète, révérèrent comme
un héros, fds de Jupiter, comme le dominateur de la mer. L'auteur
assure que, dans son opinion, l'identité de Marna, Dagon etMinos, ne
saurait offiîr la matière d'un doute.
Suivant lui, les Pélasges, étant venus de l'Inde , apportèrent avec eux
le culte de Varuna, le dieu de la mer. Les Indiens, dit-il, avaient, dès
les temps les plus anciens, entrepris de longues navigations, colonisé
une partie de l'Arabie, de l'Ethiopie et de l'Egypte. Les Pélasges^ qui
* De urbihtu , p. i g&.
JUILLET 1846. 421
occupaient les côtes occidentales de l'Inde , s'étaient successivement
étendus du côté de Touest. Les Indiens s'étant établis au nord du golfe
Persique, ce fut là le point d où ils partirent pour porter le culte du
dieu de la mer du côté du nord, jusqu'à Ninive, du côté de l'ouest
jusqu'au pays des Moabites. Car, si l'on en croit M. Hitzig, le dieu
Kamosch, adoré chez les Moabites , tirait son nom du mot arabe Kamous ,
^3^U, qui désigne l'Océan. Suivant Hésychius, Vénus portait, chez les
Babyloniens, le nom de Salambo, SaXaffi&i. Or M. Hitzig, à l'exemple
de feu Mûnter, donne à ce nom une origine sanscrite , et lui attribue
la signification de engendrée des eaax; donc, dit-il, Babylone avait reçu
une colonie de l'Inde, et porta ensuite à Ninive le culte d'un dieu in-
dien. Cette colonie dut arriver par mer; car l'animal fabuleux nommé
Oannès, Qdvvris, dont fait mention Bérose, et qui, suivant cet historien,
était sorti de la mer Rouge , est identique avec Savan , l'un des noms
que porte , chez les Indiens, le dieu de la mer, c'est-à-dire Varuna.
Suivant M. Hitzig, Ninus et Sémiramis, fondateiu*s de Ninive , furent
plutôt des étrés mythologiques que des personnages historiques. Le nom
de Ninus, originaire du mot sémitique ]^: , poisson, ou du terme sanscrit
mina, qui a la même signification, dispose à voir, dans ce personnage,
un dieu marin , un dieu à figure de poisson , comme YOannès de Baby-
lone, et le rapproche ainsi du dieu Dagon. Le nom de Ninus a la plus
grande analogie avec celui de Minos , et ce rapport est encore confirmé
par une tradition rapportée par Moïse de Chorène , et suivant laquelle
Ninus, pour échapper aux embûches de Sémiramis, sa femme, se serait
réfugié dans l'île de Crète; et, d'ailleurs, une ville de Carie portait le
nom de Ninoë , Nir^n.
D'un autre côté, comme le nom de Sidon, suivant Justin, désigne un
poisson, ce nom et celui de Dagon ofiErent une signification analogue;
et cette ressemblance s'applique aussi à Ninus et à Minos. Sémiramis,
la prétendue épouse de Ninus, la fille de Derceto, était, comme Ninus,
un personnage plutôt mythologique qu'historique , une divinité femelle
à corps de poisson. Les combats que Ninus et Sémiramis eurent , dit-
on, à soutenir contre Zoroastre, désignent métaphoriquement la lutte
qui eut lieu entre les deux religions.
Suivant M. Hitzig, le nom de Sémiramis dérive de celui de Tamira-
man, ^Ul^jytb, que portait une ville de l'Inde. Elle est identique avec
Salambo, par conséquent elle est une Vénus, une femme née des eaux.
Elle correspond à la déesse Laxmi, qui, chez les Indiens, est l'épouse
de Vischnou, la déesse de la fécondité et de la bénédiction.
J'ai reproduit, en abrégé, les opinions de M. Hitzig; mais, s'il m'est
422 JOURNAL DES SAVANTS.
permis d'exprimer mon avis, je crois que plusieurs de ces hypothèses ne
seraient pas à Tabri de la contradiction et du doute, i"" L'existence de
Ninus et de Sémiramis comme personnages mythologiques, comme des
divinités, n'est pas, je crois, bien conforme à la vérité historique, a* Le
rapport de Ninus avec Minos repose plutôt sur des conjectures que sur
des preuves positives, y La, fuite de Ninus en Crète n a d'autre garant que
le témoignage de Moïse de Ghorène, historien du v* siècle, et qui, je
crois, en histoire, et, surtout pour l'histoire ancienne, est loin de mé-
riter toute la confiance qu'on lui accorde, k^ Le nom de Sidon ne signifie
pas proprement un poisson^ mais un lieu de pécher ce qui convient par-
faitement à une ville située, comme Sidon, sur le rivage de la mer.
S^Pourquoi chercher dans l'Inde l'origine du nom de Sémiramis, lorsque,
dans les langues sémitiques, il signifie un nom sublime, Q*^ D^? 6^ L'hy-
pothèse qui fait venir les Pélasges de l'Inde est , à mon gré , fort con-
testable. «Ten dirai autant des prétendues navigations des Indiens, qui
ne me paraissent pas avoir un fondement plus soHde que les expédi-
tions guerrières d'un peuple si peu belliqueux. 7"" Les colonies établies
par les Indiens à Babylone, dans l'Arabie, ie pays des Moabites, ne
reposent pas , à mon gré , sur une base plus certaine. Le nom Ka-
mosch, trlD3, donné par les Moabites à leur piîncipale divinité, n'a rien
de commun avec le mot arabe Kamoas, qui s'écrit d'une manière toute
différente, 0»^^. Par conséquent, l'opinion qui fait de Kamosch \m
dieu de la mer tombe d'elle-même. Et, en effet, qui s'attendrait
à trouver un dieu de la mer chez un peuple occupant une position
méditerranée , et qui ne connaissait peut-être d'autre mer que la mer
Morte, le lac Asphaltite.
Dans le passage d'Etienne de Byzance , où il est fait mention de
Marna, cet écrivain ajoute : «Les Cretois désignent les vierges par le
nom de mania. ^ M. Hitzig fait observer, avec raison, que ce passage
est corrompu. Il croit qu'au mot (idpva il faut substituer pidprts. Et,
en effet, dans les langues chaldalque et syriaque le mot ip^D désigne une
femme. C'est de là que vient, dans le Nouveau Testament, le nom de la
sœur de Marie. Mais je ne puis admettre que, dans ce passage, il -s'a-
gisse de la nymphe Britomartis, qui fut longtemps poursuivie par
Minos , et dont M. Hitzig fait un déesse de la nature. « On poiurait croire ,
dit M. Hitzig, que Britomartis était identique avec Vénus Uranie, à
laquelle on avait élevé un temple dans la ville d'Ascalon, qui était le
plus ancien de tous ceux où cette déesse était honorée. Mais , après un
plus sérieux examen , le savant critique se croit le droit de conclure
que cette Uranie était la même que Sémiramis, fille de Deroeto, la
JUILLET 1846. 423
même (jÊt la déesse Laxmi. Or, comme le nom de Sémiramis n*était
connu ni dans l'Asie Mineure, ni dans Tîle de Crète, il en conclut
que le culte de cette divinité avait passé immédiatement des bords du
Tigre jusque dans la ville d'Ascalon, antérieurement à l'arrivée des
colonies Cretoises, auxquelles le peuple philistin dut son origine. Sui-
vant M. Hitzig, cette Uranie est la même divinité qui, dans le prophète
Jérémie , est désignée par le nom de Reine da ciel
Si Ton en croit le même savant, le nom de Derceto ou Atergatis est
une traduction du mot sanscrit jonî, qui signifie pudendam muliebre,
et que f on applique, comme surnom, à la déesse Bhavani. Il rapproche
de cet mot celui de ^lawn. Suivant lui, c est de là que vient le surnom
lûovfi, qui, au rapport d'Etienne de Byzance, avait été donné à la ville
de Gaza. Le compilateur grec fait dériver ce surnom de la déesse lo;
et les Grecs de Gaza avaient adopté la même idée. Car, sur des mé-
dailles impériales, on voit deux figures de femmes, avec la légende
EIù) Tdla. Probablement, on aura voulu représenter ici la divinité
femelle, protectrice de Gaza, comme, sur d'autres monnaies, on voit
figurer le dieu protecteur de cette cité, avec la légende Mdpva Fdla.
M. Hitzig, fidèle à la marche qu'il s est prescrite, dès le commencement
de son ouvrage, et qui consiste, surtout, à retrouver, dans les langues
de rinde, Téty mologie des noms d'hommes et de lieux que 1 on rencontre
dans l'Asie occidentale, affirme que le mont Serbal, l'une des plus hautes
cimes de T Arabie, doit son nom à Çarva, le dieu des montagnes;
le lac Scrbonis tire son origine de la déesse Çarvani : le motàovadpns
vient du mot indien Taschara, qui signifie neige et glace. Je pourrais
réunir ici une foule d'étymologies proposées par le savant auteur, et
qui, je crois, n'obtiendraient pas toutes l'approbation des philologues.
Mais l'étendue que j'ai donnée à ces articles me force de m'arrêter. Je
me contenterai, avant de finir, de rapporter quelques assertions, sur
lesquelles j'oserai proposer des doutes. M. Hitzig, parlant d'une partie de
l'Arabie située au delà de la mer Morte, et qui porte, chez nos écrivains
des croisades, le nom de iS^ria Sobal, parce qu'elle avait pour capitale la
forteresse de Schaubak , prétend que cette forteresse avait reçu ce nom ,
parce qu'elle est située sur le sommet d'une montagne escarpée, qui
s'élevait comme une tête, et que les remparts de la citadelle semblaient
représenter l'ornement de tête appelé schauhar, jjym. Cette étymologie,
j'ose le dire , me paraît peu vraisemblable.
Dans le voyage en Palestine, de Saint- Antonin , l'auteur rapporte
qu'il vit, au monastère du mont Sinaï, trois abbés, qui savaient la
langue syriaque, la langue grecque, la langue égyptienne et hestam
424 JOURNAL DES SAVANTS.
Ungaam. M. Hitzig suppose que, par le mot besta Ungua, il faul^ntendre
la langue de la contrée, c est-à-dire celle des Philistins. Toutefois, dans
une note, il hésite à se prononcer, et se demande si Ton ne pourrait
pas reconnaître ici la langue des Bedja, de ce peuple barbare, qui oc-
cupait les côtes occidentsdes de la mer Rouge et portait si souvent le
ravage dans l'Egypte. Mais, dans l'édition qu*a donnée le P. Pape-
brock, on lit bessa Ungua. Je pense que ce mot a été mis au lieu de
arabissa Ungaa, et que le mot arabissa est une forme barbare, pour
arabica. On pourrait encore lire pena, au lieu de persica; mais , dans
tous les cas, il me parait impossible de voir ici une désignation de la
langue des Philistins. A l'époque où écrivait ce voyageur, c'est-à-dire
dans le xi' ou xn* siècle, les Philistias avaient, depuis bien longtemps ,
disparu de la scène du monde , et le langage qu'ils avaient autrefois
parlé n'avait laissé aucune trace.
L'ouvrage de M. Hitzig est, sans doute, un livre savant. L'auteur a
su tirer grand parti d'un sujet assez ingrat, et qui semblait ne pouvoir
fournir matière qu'à un petit nombre de pages. Gomme je n'ai pu
adopter l'idée fondamentale de l'ouvrage, celle qui consiste à donner
aux Philistins une origine pélasgique, bien des faits, dont l'auteur avait
entouré et étayé son hypothèse, ont, à mes yeux, perdu beaucoup de
leur importance. Mais je n'en rends pas moins justice à l'érudition et à
la critique du savant écrivain. Toutefois , s'il m'était permis de lui adresser
un conseil, je rengage]*ais à se mettre un peu en garde contre l'érudition
indienne; à se souvenir que la recherche des étymologies a souvent
quelque chose d'im peu trop conjectural; et que, dans cette route
dangereuse, on ne doit jamais s'engager sans prendre pour guide le
flambeau d'une critique judicieuse, mais sévère, qui soit disposée
d'avance à rejeter tout ce que ne confirment pas des témoignages histo-
riques, et à ne point accepter trop facilement bien des rapprochements
nouveaux, ingénieux, brillants, qui plaisent au premier abord, mais
qui, n'étant pas appuyés sur une base assez solide, n'ont qu'une exis-
tence éphémère, et ne sauraient jamais prendre rang parmi les vérités
reconnues pour incontestables.
QUATREMÈRE.
JUILLET 1846. 425
Ampélogbaphie, ou Traité des cépages les plus estimés dans tous
les vignobles de quelque renom, par le comte Odart, membre cor-
respondant des sociétés royales d'agriculture de Paris et de Turin,
de celles de Bordeaux, de Dijon, de Metz, etc.; président hono-
raire des congrès viticoles tenus à Angers en 18ù2 et à Bordeaux
en 18à3. Paris, chez Bixio, quai Malaquais, n^ 19; et chez
'l'auteur, à la Dorée, près Cormery (Indre-et-Loire), i845,
1 voL in-8^ de xii-433 pages.
PoMOLOGiE PHYSIOLOGIQUE , OU Traité du perfectionnement de la
fructification, par M. Sageret. Paris, chez M°^ Huzard (née Val-
lat-la-Chapelle), rue de l'Eperon-Saint-André, n® 7, i83o.
De la dégénébation et de l'extinction des variétés de végétaux pro-
pagés par les greffes, boutures, tubercules, etc., et de la création
des variétés nouvelles par les croisements et les semis , par M. A. Puvis.
Paris, chez M"*® Huzard, rue de TEperon, n° 7, 1837.
CINQUIÈME ARTICLE '.
S &. CONSEQUENCES DES FAITS EXPOSAS DANS LE S 3 , RELATIVEMENT A LA
FIXITÉ DES ESPACES véc^TALES DANS LES CIRCONSTANCES ACTUELLES.
S'il existe des corps vivants qui éprouvent de profondes modifications
&d la part du monde extérieur (S 3), et qui les conservent hors des cir-
constances où ils les ont acquises, on a dû voir, par les détails dans
lesquels nous sommes entré, combien la plupart ont de tendance à
perdre ces modifications pour reprendre la forme la plus ancienne de
leurs espèces respectives, ou, ce qui est plus exact, selon nos défini-
tions , la forme la plus stable que le corps vivant puisse affecter dans les
circonstances où il a perdu ses modifications.
Les hommes qui se sont le plus occupés d'expériences sur les modi-
fications des végétaux ont tous été fi:*appés de la réalité de cette grande
stabilité d une certaine forme, vers laquelle oscillent sans cesse dans leurs
modifications tous les individus que nous rapportons à une même
espèce. Ce fait fondamental dans Téconomie de la nature a donc fixé
Tattention des observateurs praticiens sans cesse à portée de mesurer la
puissance en vertu de laquelle il existe, par la grandeur et la conti-
nuité même de leurs efforts, pour soustraire à son empire les végétaux
' Voir, pour les quatre premiers arlides , les cahiers de décembre i845 (p. 706),
de janvier 1846 (p. 27), mai (p. ag6) et juin (p. 34o).
54
426 JOURNAL DES SAVANTS.
qu'ils veulent modifier. Qu est-ce qui a frappe M. Vilmorin dans sa
longue carrière? Comme il nous Ta écrit, c'est cette puissance de la na-
ture à reprendre possession des individus auxquels la culture a imposé
de nouvelles formes. M. Poiteau professe la même opinion.
Van Mens a une foi si vive dans le principe de la stabilité des formes
spécifiques, que les modifications imprimées par Thomme aux végétaux
cultivés n'atteignent pas, selon lui, jusqu'aux individus qui peuvent être
considérés comme les représentants types de l'espèce; car, dans son opi-
nion, chacun des groupes de plantes modifiées par la culture auxquels on
donne un nom, comme beurré, bon-chrétien, etc., par exemple, comprend
des individus provenant d'un type qu'on rcnconti^e dans la nature, et
dont, «^ ses yeux , la fixité est telle , qu'il le qualifie du titre de sous-espèce :
il assure avoir retrouvé, sur les coteaux sauvages des Ardennes, toutes
lesjormes possibles des pommes et des poires cultivées enBelgùjue. II ajoute
que les pépins de ces arbres sauvages , semés là où leurs porte-graines
sont indigènes, ne donnent naissance qu'à des individus identiques aux
types de la nature sauvage. Que faut-il donc pour modifier les individus
issus de ces types? Il faut, selon lui, semer leurs graines en pays exotique et
là oà les circonstances sont différentes de celles de leur pays natal; récolter
les graines de la première génération pour les semer ; récolter les
graines de la seconde génération pour les semer aussi; et ainsi de suite.
Au second semis , la variation ou la disposition organique à la modifi-
cation est établie, et d'une manière si profonde, qu'elle ne peut plus,
suivant Van Mons, être changée; il suffit de plusieurs semis consécu-
tîfe pour en obtenir le résultat désirable, et ce résultat s'accomplit dans
le pays même dont le type est indigène.
Mais les modifications qu'éprouveront des gmnes appartenant à la
sous-espèce ou au type beurré ne constitueront que des variétés de
beurré , comme les graines appartenant à la sous-espèce ou au type du
bon-chrétien ne constitueront que des variétés de bon-chi'étien.
Sans doute il est inutile au but que nous nous proposons , d'exa-
miner si tous les arbres fruitiers de la Belgique ont leurs types respectifs
à l'état sauvage dans les Ardennes. Nous n'avons aucun motif de con-
sidérer comme une erreur ce qui pourrait être un cas particulier;
mais nous devons nous expliquer sur la proposition par laquelle on
affirmerait en principe que toutes les variétés cultivées , douées d'assez
de constance pour mériter le titre de race tel que nous l'avons défini ,
remontent à des types doués de la fixité que nous attribuons à nos
sofis-espèces, lesquels types viennent se placer entre ces variétés cultivées
et les espèces mêmes d'où ces types sont dérivés. Nous repoussons ce
JUILLET 1846. 427
principe, parla raison que, dans un grand nombre de cas, il n'existe évi-
demment aucun de ces types intermédiaires entre les races cultivées
et les individus types de l'espèce; nous nous bornons à l'exemple de la
carotte: il n'y a pas d'intermédiaire enti'e les individus sauvages types
de l'espèce et les races qu'on en obtient par la culture.
Nous ferons encore deux remarques sur ce qui nous paraît trop ab-
solu dans les opinions de Van Mons.
i" remarque. — Si nous sommes des premiers à reconnaître la grande
influence des causes qui agissent, dans des lieux différents, pour mo-
difier les végétaux, d'après tout ce qui précède nous ne pouvons ad-
mettre en principe, avec Van Mons, quune modification dans une
plante nest possible que là où elle est exotique, puisque nous avons
reconnu : i**l influence de Toi^anisation dans une graine ou son idiosyn-
crase , orçanisation qui peut elle-même être modifiée par des circons-
tances particulières, soit naturelles , soit artificielles , dans lesquelles un
porte-graines sera placé ( T* période de la vie du x^égétal, $ m.); a" l'in-
fluence des causes capables d'agir différemment suivant les temps, ou
suivant quelque circonstance particulière dans un même lieu. Et rap-
pelons, à ce sujet, l'influence d'un simple changement d'époque dans
le semis, changement qui peut être le résultat de la volonté de l'homme
tout aussi bien que le résultat de quelque accident naturel. Exemple :
semis de la carotte sauvage fait en été. ( 2* période de la vie du végétal,
S m.)
2* remarque. — Van Mons ayant admis pour condition nécessaire de»
modifications des végétaux, que les graines soient semées dans un lieu
étranger à leur origine, et considérant que la variation est établie dès
le second semis dans ce lien, ajoute quelle ne saurait plus, par aucun
moyen, être détournée de cette espèce (du végétal modifié) , et quelle augmente
50115 cesse par de nouveaux semis faits de père en fils, etc. ; ces paroles , à
notre sens , ne sont point l'expression de la vérité. S'il existe des es-
pèces peu disposées à être modifiées, et des espèces disposées à l'être,
il faut, parmi celles qui l'ont été, en reconnaître dont les individus ten-
dent à retourner à leur première forme lorscpe les circonstances de-
viennent ce qu'elles étaient avant qu'ils eussent subi leur modification,
tandis que des individus appartenant à d'autres espèces paraissent con-
server leurs modifications hors des circonstances qui les ont déterminées.
Nous n'admettons pas non plus en principe que les modifications soient
invariablement produites au second semis, nous croyons généralement',
au contraire, qu'elles s'établissent peu à peu par voie de générations
successives dans certaines circonstances , et qu'elles s'arrêtent à un dë^
54.
428 JOURNAL DES SAVANTS.
gré où une sorte d*ëquilibre est établi entre le inonde extérieur et les
forces organiques propres à l'espèce.
Certes, si les modifications des végétaux provenant de semis étaient
si faciles et si profondes déjà dans les individus d'un second semis, on
ne comprendrait pas comment Duhamel, MM. Alfroy fils, père et
grand - père , de Vitry, n'auraient rien obtenu de bon de leurs semis
d*arbres fruitiers; on n'expliquerait pas comment M. Vilmorin, en se-
mant des pépins des meilleures poires, n'a obtenu qu'un extrême petit
nombre d'individus producteurs de bons fruits, la plupart ayant une
tendance prononcée à rétrograder vers Tétat sauvage. Ce sont de tels
résultats qui motivent la remarque que nous avons faite précédemment
sur la nécessité d'indiquer par des nombres la proportion des individus
qui peuvent didérer des autres, soit dans des semis de plantes culti-
y vées.soit dans des semis de plantes sauvages, en un mot, dans tous les
cas où il s'agit d'étudier les modifications des végétaux.
Les conséquences que nous venons de déduire des faits précédem-
ment exposés sont limitées à ces faits conformément à la métbode ex-
périmentale ; il nous reste à examiner la question de Tcfiet du temps
sur nos variétés d'arbres à iiiiits dans les lieux mêmes où ils ont été mo-
difiés, sous le double rapport (a) de la persistance des modifications
actuelles et (6) de la durée même des variétés qui les présentent consi-
dérées comme corps vivants.
a. PERSISTANCE DES MODIFICATIONS DES VARIETES ACTUELLES DANS LES LIEUX
OÙ ELLES ONT ETE PRODUITES.
Si M. Sageret est d'accord avec Van Mons pour admettre que la
disposition des plantes est d'autant plus prononcée à s'éloigner de leurs
types naturels qu'elles en sont déjà plus loin, cependant reconnaissons
qu'il doit y avoii* une limite à la variation; et cette limite nous semble
devoir être plus tôt atteinte que cela ne résulterait de la proposition de
M. Sageret et de Van Mons. Mais, quoi qu'il en soit, ne méconnaissons
pas l'insuffisance de la science actuelle pour poser cette limite, et, à
plus forte raison, pour" savoir si les graines des individus qui l'auraient
atteinte donneraient elles-mêmes naissance , par les semis qu'on en fe-
rait dans leur lieu natal , à des individus tous identiques à leurs ascen-
dants, comme le pense M. Puvis, ou bien, dans le cas contraire, pom*
savoir la proportion des graines qui reproduiraient identiquement leurs
ascendants relativement à celles qui ne les reproduiraient pas, et com-
bien ces dernières donneraient d'individus constituant de nouvelles va-
riétés, et d'individus qui rétrograderaient vers le type spécifique originel.
JUILLET 1846. 429
b. DUREE DES VARIÉTÉS MODIFIEES PAR LA CULTURE.
Si les faits actuels ne nous autorisent pas à admettre l*extinction des
espèces végétales non modifiées dans les circonstances où elles vivent
aujourd'hui, nous avouons n avoir pas les mêmes motifs pour attribuer
une durée indéfinie indistinctement à toutes les variétés de plantes
créées par la culture, soit que Ton considère chacun des individus do
ces variétés sous le rapport de sa longévité , soit que Ton considère la
durée même de la variété dans Tensemblc des individus qui la com-
posent. Nous concevons très -bien, en effet, que les modifications
qu'un arbre fruitier aura subies en abrégeront la vie ; nous concevons
que telles modifications dans les individus composant ime variété
meltix)nt un terme à l'existence de celle-ci : par exemple, les varié-
tés dont les fmits ont été modifiés de manière à ne plus produire de
semences ne peuvent se propager que par la division des individus;
dès lors, si celle-ci cesse d'avoir lieu, la variété s'éteindra avec les in-
dividus qui existaient au moment où la propagation par graine de leurs
seml)lables a cessé.
D'après ces considérations, sans critiquer absolument Van Mons
d'avoir assigné un terme à l'existence de nos variétés cultivées et à
celle des variétés qu'il a améliorées par des semis successifs , nous remar-
querons seulement que la durée de deux ou trois siècles qu'il a accordée
aux premières, et celle d'un demi ou deux tiers de siècle, qu'il a attribuée
aux secondes, sont tout à fait hypothétiques : aussi, M. Puvis, tout en
admettant le principe de l'extinction en a-t-il beaucoup reculé le terme.
En définitive, nous admettons la possibilité de l'extinction de varié-
tés créées par la culture dans les circonstances actuelles, mais nous ne
l'admettons point en principe pour toutes les variétés indistinctement,
et abstraction faite des localités , ainsi qu'on le verra dans le paragraphe
suivant (S 5), où nous examinerons la durée, non plus des végétaux
issus de graines , mais celle des végétaux provenus de la division d'un
individu.
Voici comment nous résumerons notre manière de concevoir l'in-
fluence des circonstances générales pour modifier les plantes par voie
de semis.
On sème des graines recueillies sur une plante étrangère à la localité
du semis, ou, si cette plante n'y est pas étrangère, elle aura été sou-
mise à des circonstances propres à en modifier les graines, soit dans leur
organisation, soit dans leur développement.
On choisit parmi les individus du semis ceux qui paraissent le plus
430 JOURNAL DES SAVANTS.
modifiés dans le sens des changements qu on veut opérer, on en recueille
les graines pour les semer. Il est entendu qu'on prépare le sol, qu'on
agit sur les individus conformément aux pratiques jusqu'ici les plus
convenables au but qu'on se propose.
Les changements ne sont point indéfinis dans un même lieu, et,
dans les circonstances actuelles, on arrive, après un certain nombre de
générations, à une forme stable pour des circonstances données.
Une variété produite dans un pays pourra s'améliorer pour notre
usage dans un autre lieu, en vertu de circonstances analogues à celles
du premier lieu, mais plus efficaces. Il y aura donc une chance favorable
â tenter, si on transporte une variété indigène d'un pays dans un autre
où elle est exotique.
Mais cette variété pourra se modifier en sens différent de la modifi-
cation qu'elle a reçue dans un premier lieu :
i" Elle retournera au type-espèce et y persistera ;
2* Elle se fixera à une modification du type, différente de celle
qu'elle représentait;
3" Elle retournera au type , mais ensuite , par voie de générations suc-
cessives , elle prendra des modifications différentes de celle qu'elle avait
primitivement reçue. Cet exemple existerait, s'il était démontré que
les fruits d'Europe semés en Virginie ont reproduit d'abord leur type
sauvage , puis , par des semis successifs , ont présenté des modifications
toutes diflérentes de celles qui se sont produites en Europe.
Ainsi, supposons que le centre c du cercle de la figure ci -jointe re-
présente le type d'une espèce; a la modification produite en Europe;
eh bien, en Virginie, la plante modifiée correspondra à c, puis, par
générations successives, elle correspondra à des points b , b', t".
S 5. DB LA MULTIPLICATION DBS PLANTES PAR LA DIVISION DBS INDIVmUS ,
BT DE LA DÉGliNliRBSCENCE ET DE L*EXTINCTION DES PLANTES QUI EN PRO-
VIENNENT.
Il importe avant tout de fixer le sens qu'on doit attacher aux expres-
sions de peffectionnement et de dégénérescence des plantes et desani-
JUILLET 1846. 431
maux. Dans la langue ordinaire la première expression signifie que de.s
corps vivants ont acquis, par des circonstances quelconques, plus d'ap-
titude à satisfaire aux besoins de Thomme qu'ils n'en avaient avant ces
circonstances, et la seconde s'applique au cas contraire. Toutes les deux
ne signifient donc pas nécessairement qu'une plante ou un animal, dit
perfectionné ou dégénéré, a gagné ou perdu sous le rapport de la vi-
gueur, de la longévité , delà faculté génératrice; car telle plante, dite
perfectionnée par la culture à cause de l'utiHté dont elle est pour
l'homme, peut avoir perdu de sa longévité et même jusqu'à la faculté
de se reproduire de graines. D'après cette explication, le sens vulgaire
des deux expressions ne doit pas être confondu avec le sens qu'elles au-
raient dans le langage scientifique; car évidemment, perfectionnement
signifierait l'eflet que présenteraient des corps vivants qui, en partant de
l'état sauvage , auraient gagné en vigueur, en longévité , en faculté géné-
ratrice, relativement aux individus de leur propre espèce restés à l'état
sauvage, et le mot dégénérescence , exprimant l'effet contraire, ne pour-
rait jamais signifier le retour à ce dernier état d'un corps vivant modifié
par la culture ou la domesticité.
Article 1". De la multiplication des plantes par la division des individus.
L'influence de l'opération de la grefie sur les végétaux qui en sont
fobjet doivent fixer notre attention parce qu'on y a le plus fréquem-
ment recours, lorsqu'il s'agit de multiplier des variétés d'arbres par voie
de la division de l'Individu.
Si la grefie exige nécessairement une certaine analogie entre elle et
le sujet pour réussir, cependant le succès n'est pas toujours en raison de la
plus grande analogie; par exemple certaines variétés de poirier réussissent
mieux sur cognassier que sur franc, suivant la remarque de Duhamel.
L'opinion presque universellement répandue , qu'une greffe pro-
duit plutôt du fruit que si elle fût restée sur l'individu dont elle a été
détachée, a été contestée, depuis plusieurs années, par des expériences
comparatives faites par Van Mons. Aussi, dans les dernières années
de sa vie , avait-il renoncé à prendre des grefies sur les individus de ses
semis pour connaître le plus tôt possible la qualité de leur fruit. Quoi
qu'il en soit, M. Sageret nous parait avoir fait des remarques très-ju-
dicieuses à ce sujet, lorsqu'il a cherché à expliquer l'influence que la
grefie peut avoir, dans plusieui*s cas au moins , en débilitant et en aug-
mentant le nombre des bifurcations de la tige, et qu'il a avancé que des
pratiques équivalentes à celles de la grefie auxquelles on soumettrait les
sujets, en accéléreraient la fructification.
432 JOURNAL DES SAVANTS.
Parlons maintenant de la greffe comme moyen de modifier les végé-
taux qui en sont Tobjet.
L'influence du sujet sur la greffe est incontestable dans un grand
nombre de cas trop connus pour les rappeler; cependant nous en cite-
rons un qui a été mentionné dans ces dernières années par M. Pépin.
On greffe sur bignonia radicans des bourgeons de bignonia grandiflora,
dont les uns ont été pris sur un sujet franc de pied et les autres sur un
individu déjà greffé sur le bignonia radicans.
La première greffe reste samteniease; le bois en est bran.
La seconde greffe devient arbrisseaa; le bois en est vert.
Van Mons, dans ses greffes d*arbres fruitiers, observe la loi d'honuBO-
zygie; car il greffe la variété qu*il veut conserver sur un sujet apparte»
nant au même type. Mais, dans le cas où il s agirait de greffer dans la
vue d'obtenir des modifications nouvelles, on doit procéder autrement,
et ne pas perdre de vue une observation de Cabanis, dont M. Sageret a
apprécié toute fimportance, et qui, à cause de cela, devrait être ré-
pétée. Elle consiste en ce qae les graines provenant d'an poirier greffé sur
cognassier sont plus disposées à donner des variétés que les graines recueillies
sur an poirier franc de pied. Enfin on doit encore tenir compte de fopi-
nion de Cabanis, d après laquelle finfluence de la greffe se fait surtout
sentir sur les graines et sur leur postérité.
Lmfluence de la greffe sur le sujet, admise par quelques auteurs,
a été contestée par d'autres, et de Candolle a fait une critique judi-
cieuse de quelques observations citées en sa faveur. Quoi qu'il en soit,
dans notre opinion , cette influence ne nous semble point être impos-
sible , mais il reste à en démontrer la réalité.
On a avancé que la multiplication des individus par marcottes et par
boutures tend à diminuer et même à abolir la faculté de se reproduire
de graines, dans les plantes qui en sont Tobjet, par la raison, dit-on,
que cette multiplication peut favoriser, dans beaucoup de cas, le déve-
loppement de certaines parties aux dépens de la graine , notamment la
partie succulente de plusieurs fruits, comme celle du bananier, de
fananas, etc. M. Duchesne de Versailles a combattu cette opinion, et
M. Sageret, loin de Tadmettre en principe, reconnaît que beaucoup de
plantes venues de marcottes ou de boutures fructifient plus tôt que les
individus francs de pied ou issus des graines des plantes mères de ces
boutures. Ce qui paraît certain, c'est quen général les individus pro-
pagés ainsi sont plus faibles que les individus venus de graines.
JUILLET 1846. 433
Article 2. De la dégénérescence et de l*extinctioD des plantes obtenues par la division
des individus.
Knight annonça, à la fin du dernier siècle, une opinion qui avait été
déjà soutenue par plusieurs auteurs , notamment par son compatriote
Marshall, savoir, que les plantes obtenues de greffes, de boutures, de
tubercules, ne peuvent vivre longtemps, de sorte que, si ces greffes , ces
boutures, ces tubercules, représentent des variétés, ces variétés tendent
à disparaître. Knigbt poussa son opinion au point de dire que la vie
des indmdus ainsi reproduits ne pouvait dépasser celle de Imdividu
mère dWa greffe, de la bouture, du tubercule. M. Puvis, en admettant
que toutes nos variétés de plantes actuellement connues doivent mou-
rir, et qu'en conséquen(!e il y a nécessité de recourir à la voie des semis
pour les remplacer par de nouvelles, a, malgré cela, combattu Texagé-
ration de Fopinion de Knight en faisant remarquer que la variété du
bezy-chaumontel existe , lorsque le type en parait éteint depuis un
grand nombre d'années, et que le saint-geimain montre encore de la
vigueur, lorsque farbre qui le produit ne se rencontre plus depuis long-
temps dans la forêt de ce nom.
Suivant M. Puvis, la mort d'une variété d'arbre à fruit est annoncée,
non parce qu'elle tend à retourner au type sauvage ou qu'elle dégénère,
comme on le dit vulgairement, mais parce que la plante a perdu sa
vigueur. Les fruits en sont rares, rabougris et ligneux; l'écorce, au lieu
d'être nette et lisse, en est rugueuse, crevassée, couverte de mousse
ou rongée par des chancres; en un mot, cette plante est un corps vi-
vant dont les fonctions s'affaiblissent pour ne plus se ranimer, elle
touche à la décrépitude, dont le terme est la mort.
M. Puvis, comme tous les hommes habitués au raisonnement, ne
pouvait pdopter cette opinion sans la transporter aux espèces; aussi n'y
a-t-il pas manqué. Et voici la succession de ses idées : a Ainsi donc se
justifie par des faits nombreux l'opinion, déjà anciennement admise par
un grand nombre, que la propagation des arbres par boutures, marcottes
et drageons, donne des individus successivement plus faibles, et qui
vont en dégénérant; nous n'y ajouterons que sa conséquence naturelle,
celle de l'extinction de la variété par des dégénérations successives...»
Il ajoute : «Mais la même destinée qui frappe tous les individus ma-
tériels ne serait-elle pas réservée aux espèces elles-mêmes?» C'est ce
qu'il cherche à démontrer... Il va même jusqu'à dire : «Nous arrive-
rions peut-être à établir sur de grandes probabilités que l'espèce hu-
maine subirait une pareille destinée; qu'elle aurait déjà même passé
55
434 JOURNAL DES SAVANTS.
Tâge d'exubérance, de force et de vigueur, qui produit les grands efforts
et les grandes choses , Tâgc des grandes passions qui font mouvoir les
nations comme un seul homme; peut-être prouverions -nous que la
puissance intellectuelle de Fesprit humain , soumise à toutes les chances
de Toi^^anisation physique de l'espèce , aurait maintenant moins d'éten-
due, moins de cette sève vigoureuse, moins de ces moyens de création
qui appartiennent plus spécialement à la jeunesse; que nous serions
arrivés à l'âge de la maturité où la force physique décroît. . . . à l'âge ou
l'organisation déjà affaiblie est capable de moindres efforts. »
Quoique M. Puvis admette l'induence du sol , de l'expositito et du
climat sur les qualités des plantes, cependant c'est à l'organisation, en
définitive, qu'il rapporte la dégénérescence et l'extinction des végétaux,
et, par extension , celles des animaux.
Certes, si de nombreuses et fortes objections ne s'élevaient pas
contre cette manière de voir , ainsi que cela résulte des faits nombreux
précédemment rappelés pour établir nos définitions de l'espèce, des va-
riétés simples des races et des sous-espèces , et pour démontrer le principe
de l'immutabilité des espèces dans les circonstances actuelles, comment
parviendrait-on à expliquer que des observateurs dont la vie a été con-
sacrée à faire des semis, des croisements, à modifier les végétaux par
tous les procédés de la culture, auraient professé l'opinion de la fixité
des espèces végétales dans les conditions actuelles du monde extérieur
où elles vivent; que Van Mons aurait refusé à l'homme la faculté de
créer des races ou des sous-espèces avec les individus représentant une
espèce; qu'il aurait restreint son influence à créer des variétés simples
avec les individus représentant des races ou des sous-espèces? Comment
comprendre que M. Sageret professerait le principe de la fixité des es-
pèces, rejetterait l'opinion deKnight, et conseillerait comme une néces-
sité la conservation de nos vieux cépages, tout en reconnaissant cepen-
dant que les boutures et les marcottes tendent à affaiblir l'espèce dans
les individus qui en proviennent, et que les greffes vivent moins long-
temps que les arbres francs de pied? Comment concevoir l'opinion de
M. Vilmorin sur la fixité des espèces, si l'on ignorait qu'en cultivant les
plantes potagères pour en maintenir les modifications, son attention a
dû être sans cesse appliquée à trouver dans l'art horticole le moyen de
combattre leur tendance à retourner au type sauvage?
Lorsqu'on observe beaucoup de végétaux provenant de boutures et
de marcottes , placés dans des conditions favorables à leur développe-
ment, on en verra assurément un certain nombre qui seront pleins de
force et plus vigoureux que ne le sont les individus dont ils tirent leur
JUILLET 1846. 435
origine. Ccst une observation que nous avons faite sur un assez grand
nombre d'arbrisseaux et d'arbustes d'une multiplication facile, pour
croire quun individu faible est capable de donner une marcotte, une
bouture, un drageon, qui, isolé du premier à une époque convenable,
et placé ensuite dans des conditions favorables, constituera plus tard
un individu vigoureux. Cette opinion nous parait d autant mieux fondée,
qu'elle est parfaitement conforme aux observations suivantes que nous
empruntons à la pomologie physiologique.
«J'ai vu, dit M. Sageret, de vieilles graines de giraumont, pea mûres
et mal conformées, lever et languir dahord, présenter quelques panachures
dans lear feuillage , et reprendre ensuite la vigueur ordinaire à leur es-
pèce. Des graines d'un melon assez médiocre, petites et peu mûres, me
donnèrent, l'année suivante, des fruits beaucoup plus beaux que leur
générateur; le petit cantaloup noir des carmes, hâtif, mûri sous châs-
sis en avril, et ressemé en mai de la même année en pleine terre, ne
produisit, sur la fin de la saison, que des fruits insipides, dontlagraine,
ressemée sur couche l'année suivante, donna de très-beaux et très-
bons fruits. Ce même melon, qui, sous châssis, ne devient pas très-gros,
m'a fourni des graines qui, semées l'année suivante en pleine terre,
mais dans une belle année, produisirent des fruits très-bons et très-
gros, »
A noti^ sens, ces faits sont remarquables parce qu'ils montrent que
des individus provenant de graines vieilles et de mauvaise apparence ,
après avoir été faibles, comme l'attestaientlespanachuresdeleurs feuilles,
sont devenus forts; ils prouvent encore que des graines de mauvais
fruits donnent quelquefois des individus qui en produisent de très-
bons : ils ne sont donc nullement favorables à l'opinion d'après laquelle
on admet une dégénérescence et une extinction qui frapperait d'abord
les plantes obtenues par la division de l'individu , ensuite les variétés
que ces plantes représentent , et enfin les espèces mêmes auxquelles
elles se rapportent.
M. Poiteau qui, comme nous l'avons déjà fait remarquer, croit à ia
fixité des espèces, n'admet point la dégénérescence de leurs variétés
propagées par la greffe , lorsqu'on a eu la précaution de prendre celle-ci
sur des individus vigoureux. Enfin, une autorité bien compétente en
cette matière est encore celle de M. Reynier d'Avignon, qui depuis
longtemps professe ces opinions.
Si les passages empruntés à la première partie de l'opuscule de
M. Puvis sont explicites en faveur de l'opinion que nous combattons,
nous trouverons dans la deuxième partie du même ouvrage, qui est oon-
436 JOURNAL DES SAVANTS.
sacrée à la production des variétés nouvelles par la voie des semis et
des croisements, des considérations qui sont loin de Tappuyer. Témoin
le dernier alinéa ainsi conçu : udans toutes les familles de plantes
que rhomme cultive, il pourra donc presque toujours arriver à trouver
mieux qu'il ne possède. La nature est infinie dans ses ressources , dans
ses combinaisons, et elle récompense toujours Thomme qui Tétudie
avec soin, avec persévérance, et avec jugement; ce qui distingue parti-
culièrement riiomme des autres espèces qui habitent le globe, c'est qu'il
est perfectible, c est qu'il peut s améliorer lui-même et améliorer tout ce qui
le touche, l'Être suprême lui a donné une espèce d'empire sur une
nature perfectible elle-même. »
Or comment l'homme peut- il arriver à trouver mieux qu'il ne pos-
sède, lorsque précédemment M. Puvis a dit que non-seulement les
plantes propagées par la division, mais les variétés, mais les espèces
mêmes, meurent décrépites? Comment concevoir que, plus elles sont
âgées, plus elles approchent de la décrépitude, et plus leurs graines sont
disposées à produire des variétés perfectionnées ? enfin , comment con-
cevoir que l'homme est perfectible avec le passage précédemment cité ,
où il est dit « que l'espèce humaine a déjà même passé l'âge d'exubé-
rance, da force et de vigueur... que peut-être prouverions-nous que
la puissance intellectuelle de l'esprit humain , soumise à toutes les
chances de l'organisation physique, aurait maintenant moins d'étendue,
moins de cette sève vigoureuse. . . que nous serions arrivés à l'âge de la
maturité où la force physique décroît..., à l'âge où l'organisation déjà
affaiblie?. . . » Certes il est difficile de concilier ensemble les opinions du
même auteur que nous venons de citer textuellement.
En définitive,
1* Les faits les plus précis et les mieux constatés ne prouvent point
la dégénérescence ou l'extinction des végétaux propagés par la division
des individus;
2*" S'il est vrai que plusieurs variétés de plantes cultivées n'existent
plus, il n'est pas démontré que leur disparition tienne à leur organisa-
tion comme le pensent Knight et Puvis; il nous paraît beaucoup plus
probable de l'attribuer à des causes accidentelles, sinon pour toutes
celles qui ont disparu , du moins pour un certain nombre.
S 6. CONSEQUENCES DES FAITS PRÉCÉDENTS POUR LA COORDINATION
DES CONNAISSANCES RELATIVES AUX ClÊPAGES.
Si. en tenant compte des considérations précédentes, on cherche à
JUILLET 1846. 437
coordonner les connaissances qui composent Thisloire naturelle des cé-
pages, il sera facile de déterminer les lacunes qui mettent obstacle à
raccomplisscment de ce travail , et de reconnaître la nature des faits que
la science doit demander à lexpérience. L examen des moyens propres
à la recherche de ces faits établira les rapports de la théorie avec la pra-
tique, en démontrant la nécessité de leur concours pour connaître la
vérité. En même temps que nous signalerons de nouveau retendue des
services rendus par le comte Odart à l'ampélographie, nous appelle-
rons son attention et celle de ses successeurs sur les recherches qui
sont nécessaires encore pour élever cette branche des connaissances
horticoles au degré de précision qu'elle peut atteindre.
Dans rétat actuel des choses, pouvons-nous appliquer à l'espèce
vitis vinifera de Linnaeus une des cinq distinctions que nous avons faites
précédemment ? Nous répondrions affirmativement , si tous les botanistes
admettaient, avec M. Loiseleiu»-Deslongchamps, que la vigne sauvage
qui croît encore dans les haies et les bois de plusieurs départements de
la France est la source de toutes les variétés de vignes cultivées en Eu-
rope, soit comme raisin à vin, soit comme raisin de table : le vitis vini-
fera prendrait la lettre gamma, si l'on admettait que le type a les fruits
noirs et que la vigne sauvage à fruits blancs nen est qu'une variété, ou
bien l'inverse; si, au contraire, on laissait cette question indécise, l'es-
pèce prendrait la lettre delta. Malheureusement les botanistes et les hor-
ticulteurs n adoptent pas unanimement l'opinion de M. Deslongchamps;
suivant M. Michaux, il est probable que nos vignes cultivées tirent leur
origine de dix ou douze espèces distinctes indigènes de l'Arménie, de
la Caramanie, dé la Géorgie asiatique et des provinces septentrionales
de la Perse. L'opinion de M. Sageret serait en quelque sorte moyenne
entre les deux premières : il pencherait à croire que le vitis vinifera à
petits fruits noirs qui croît dans les haies et sur la lisière des bois du
Gâtinais pourrait être la souche de nos vignes communes, tandis que
nos variétés les plus perfectionnées auraient été très-anciennement im-
portées en France, et peut-être, ajoute-t-il, depuis ce temps, y a-t-il eu
mélange entre elles, de sorte qu'il y aurait des hybrides ou au moins
des sous-hybrides. Dans cet état d'incertitude et avec la conviction de
notre incompétence pour prononcer entre M. Loiseleur-Dcslongchamps
et les botanistes et les horticulteurs qui ne partagent pas son opinion ,
nous marquerons l'espèce ou les espèces auxquelles on rapporte les vignes
cultivées de la lettre oméga , dans l'intention d'exprimer l'incertitude de
nos connaissances relativement à la subordination des individus qui
composent les différents groupes de vignes.
438 JOURNAL DES SAVANTS.
Quoi qu'il en soit de rincertitude de nos connaissances sur l'origine
de nos vignes cultivées , nous allons rapporter quelques faits relatifs à la
propagation de plusieurs de leurs variétés, par semb et par la division
de l'individu, afin de rattacher les conséquences quon peut tirer de ces
faits aux considérations générales exposées précédemment. (S in, S iv,
5v.)
Article 1**. Variétés de vignes reproduites de semis.
S*U existe des variétés de vignes incapables de se reproduire de se-
mis, on ne peut douter quil ny en ait un cei^in nonîbre dans le cas
contraire, d après les faits suivants que nous choisissons pour exemples.
M. Sageret a obtenu d'un pépin de chasselas un individu qui, au
bout de sept ans , a donné un fi;'uit identique -S celui de son ascendant.
Il existe une vigne que Linnaeus considère comme une espèce par-
ticulière sous le nom de viUs laciniosa^ tandis qu'elle n*est qu une simple
variété du vitis vinifera pour M. Loiseleur-Deslongchamps. Cette vigne,
appelée cioatat, ciotat, ou raisin d'Autriche, se reproduit de semis; car
MM. Turpin et Poiteau rappoitent , dans leur grand Traité des arbres
fruitiers, que des pépins de cioutat, semés à Versailles dans le potager
du roi, en 1807, donnèrent des individus qui, au bout de quatre ans,
produisirent des raisins identiques à ceux de la plante mère.
Il nest donc pas douteux, d'après ces faits, qu'il n'y ait des variétés
de vigne assez faces pour se propager de graines , et pour qu'on soit
fondé à les considérer comme des variétés bien caractérisées et même
comme des races , du moins dans les localités où elles se propagent
ainsi d'une manière constante. Si on venait à reconnaître l'existence
de races qui se maintiendraient dans toutes les localités où la vigne
peut croître, on devrait les considérer comme autant de sous-espèces,
en supposant bien entendu qu'elles ne fussent pas des hybrides ou
A08 espèces distinctes.
Comme fait propre à démontrer que toute variété ne se reproduit
pas constamment identique dans tous les pays indistinctement, nous
citerons une variété de raisin noir de Hongrie, dont les pépins, semés à
la Dorée , ont produit des individus à fruits blancs.
Si nous reconnaissons avec le comte Odart que la manière la plus
économique, la plus prompte et la plus sûre, est de recourir aux bou-
tures de variétés qu'on sait être convenables aux lieux dans lesquels on
veut établir un vignoble, cependant, loin de vouloir prévenir les hor-
ticulteurs contre les semis de la vigne » nous les engageons , au con-
traire, à s'y livrer s'ils eo ont la possibilité. Cest le meilleur moyen,
JUILLET 1846. 439
pour l'observateur sédentaire, de trouver des variétés nouvelles, perfec-
tionnées et peut-être douées de qualités précieuses dont les anciennes
sont dépourvues, comme, au point de vue de la science, cest le seul
moyen propre à fixer nos connaissances sur les types des variétés , des
races et des sous-espèces de nos vignes cultivées.
Au reste le comte Odart reconnaît la puissance des semis, lorsqu'il
assigne à ce genre de multiplication [Ampéhgraphie , p. i Ag) l'origine de
plasiears variétés du petit gamay, qui , dit-il , lai sont encore supérieures.
Quelques variétés remarquables par la précocité de leurs fruits, obte-
nues de semis faits à Angers par M. Vibert, témoignent encore des
avantages dont peut être l'application des recherches que nous vou-
drions voir plus encouragées afin qu'on les multipliât. D*un autre côté,
comme elles seules mettront un terme aux nombreuses incertitudes
dont nous |ivons parié, et poiuront combler des lacunes qui interrom-
pent en tant d'endroits l'histoire naturelle des vignes, on voit comment
la pratique, qui n'est que l'expérience et l'esprit d'observation qui doit ia
diriger, en s*aidant de la science sans cesse occupée à coordonner les
connaissances acquises , feront converger leurs efforts pour atteindre ce
but; car la possibilité de déterminer s'il n'y a qu'une espèce ou plusieurs
espèces de vigne, souches de celles que nous cultivons, une fois admise,
c'est au moyen des semis qu'on parviendra à résoudre la question. C'est
encore en y recourant qu'il sera possible de définir d'une manière cer-
taine les vignes cultivées en variétés simples, en races et en sous-espèces,
et les conséquences de ces déterminations seront certainement de re-
connaître comment des types naturels ont été modifiés par le monde
extérieur et la culture. Sans doute ceux qui se livreront à de pareils
travaux reconnaîtront les services rendus par le comte Odart à l'ampé-
lographie , non-seulement par la création de la collection de cépages de
la Dorée , mais par l'excellent esprit qu'il a eu de n'ass^er de types à
ses groupes (familles ou tribus ) qu'autant qu'il a eu quelque raison de
le faire, d'après sa propre expérience, et enfin, parce que, dans les
questions générales auxquelles se rattachent [rfusieurs points de l'ampé-
lographie, il a adopté les opinions qui, à notre sens, sont les plus con-
formes à la vérité.
Article 2. Connaissances relatives à la propa§;ation de la vigne parla division deTindivida»
Si, avant d'examiner les différents cépages, sous le rapport de la sta-
bilité de leurs caractères spécifiques dans les pays divers où on les a
propagés , non de semis mais de marcotte ou de bouture , nous consul •
Ions les auteurs qui les ont envisagés à ce point de vue , nous ver-
440 JOURNAL DES SAVANTS.
rons que les uus croient à leur mutabilité avec Dussieux, Parmentier.
Chaptai, Lenoir et Bosc; car disent-ils, transportez des cépages de di-
verses variétés d*un lieu où ils se développent bien dans un autre auquel
ils sont étrangers, et bientôt leurs caractères spécifiques disparaîtront,
pour prendre ceux qui sont propres aux cépages du pays dans lequel on
les a transplantés. Mais cette opinion est loin d*être unanime, car les au-
teurs auxquels nous devons le plus d'observations directes sur les vignes
pensent avec raison que, si certains cépages perdent leurs caractères dans
un pays, il en est un grand nombre d'autres qui, étrangers à ce pays,
y conservent les leurs, du moins pendant un temps qui a suffi pour
changer les premiers. Cette manière de voir, tout à fait conforme aux
considérations générales , est celle du comte Odart, et certes, l'opinion
d'un aussi bon observateur est un puissant argument en sa faveur.
Un assez grand nombre de variétés étrangères à la Touraine s'y
maintiennent plus ou moins parfaitement d'après les observations du
comte Odart : telles sont le carbenet originaire du Médoc; le mataro,
la claverie, le quillard blanc, originaires des Pyrénées; le liverdun de
la Moselle, le sar-fejarde Hongrie, le chasselas de Fontainebleau, qui
conserve très-bien ses qualités à la Dorée dans une terre aride.
Nous rappellerons la remarque faite dans notre premier article, que
le côt ou auxerrois donne un produit à peu près identique sur les co-
teaux du Cher et sur les bords du Lot.
Le pinot gris (malvoisie, fromenteau, auxerrois, roth-klevener, ba-
ratzin-szoUo), afi'ecte les mêmes caractères dans des pays très-différents.
Ainsi le comte Odart en a reçu des individus non-seulement de dépar-
tements très-éloignés, mais encore de l'Italie, de l'Allemagne et même de
l'Angleterre , et tous étaient semblables.
Le teintarier oa gros noir est encore dans le même cas.
La sirrah (petite) , qui compose la plus grande partie du vignoble de
THermitage dans le département de la Drôme, s'est parfaitement main-
tenue dans la Touraine et dans le département de Vaucluse, où elle
donne des vins supérieurs à ceux des plants indigènes, ainsi que
M. Reynier l'a constaté.
Ces faits sont donc conformer à ceux dont nous avons parlé en trai-
tant de la propagation de certaines variétés de vignes par la voie des
semis.
)1 existe des variétés qui ne se maintiennent pas, non-seulement dans
despay^ éloignés, mais dans mie même contrée où il existe une grande
variété de sols. Le comte Odart cite, comme exemple bien remarquable
de ce fait, le carbenet cultivé dans l'arrondissement de Chinon. Est-il
JUILLET 1846. 441
planté dans un sol calcake? il produit d excellents raisins dont le vin
est d une qualité tout à fait supérieure. Est-il dans un sol graveleux un
peu gras? le vin de ses raisins est riche en couleur et de bonne garde.
Est-il dans des sables maigres qui bordent une rivière? ses raisins pro-
duisent un vin léger, Iroid et de peu de garde. Enfin, est-il dans une
lerre peu épaisse et blanchie par le tuf dusous^sol? ses raisins donnent
un vin froid, plat et sans couleur.
Les conclusions auxquelles donne lieu l'observation des faits relatifs à
la propagation des variétés de la vigne, aussi bien par la voie du semis
que par la division des individus, sont donc les mêmes que celles que
nous avons déduites précédenunentde la propagation des végétaux en gé-
néral par ces deux moyens. Cette concordance , tout è fait conforme avec
les définitions que nous avons données de Tespèce, de la sous^espèce, de
la race et de la simple variété, considérées dans les corps vivants, nous
permet de résumer les faits précédemment exposés dans les termes
suivants :
RÉSUMÉ.
La proposition générale et les définitions énoncées dans cet écrit
sont subordonnées à la méthode expérimentale telle que nous la con-
cevons. L observation recueille des faits ; elle les soumet à une analyse
mentale, afin de les simplifier autant que possible et de les ramener à
leurs causes immédiates; puis, pour vérifier la certitude ou le d^ë de
probabilité des raisonnements, Tesprit soumet chacun d'eux au contrôle
de l'expérience : celle-ci est donc , en définitive , la mesure dont Tesprit
se sert pour savoir si les effets ou phénomènes observés dépendent
réellement de la cause prochaine ou immédiate à laquelle il les a rat-
tachés. On juge le but atteint lorsqu'on airive à avoir la certitude que
Teffet est proportionné à Tintensité de la cause ou de la force à laqudile
on l'attribue, parce qu'il est possible d'établii* numérùpument ce rap-
port. C'est conformément à cette manière de voir que nous n'admettons
pas de sciences de pure obseorvation et de raisonnement, mais de^
sciences d'observation , de raisonnement et d'expérience , parce que là
où l'expérience n'est pas appliquée il n'y a que des conjectures ou au
plus des inductions ^
* S'il était nécessaire de justifier noire prédilection pour la méthode expérimen-
tale, telle que nous venons de la définir et de rappliquer à rhistoire naturdie, 11
nous suffirait de citer Thistoire des espèces du genre méduse, telle que Tont faite
les recherches dont on est redevable d* abord à U. Sars , k M. Siebold, et ensuite à
Van Benden et k M. J. Dujardin.
56
442
JOURNAL DES SAVANTS.
Notre définition de fespèce est subordonnée à deux faits généraux:
]a plus grande similitude possible de la forme organique entre les êtres
qu'elle comprend, et la transmission de cette forme des ascendants à
leurs descendants.
Nous n'avons point envisagé cette transmission comme absolue , mais
comme relative aux circonstances dans lesquelles les individus vivent.
Ne pouvant connaître que les effets des causes du monde actuel , nous
avons admis la persistance de la nature essentielle des espèces, au
moins depuis les dernières révolutions du globe ; c*est donc à partir de
cette époque que, conformément aux connaissances actuelles, nous
avons professé le principe de Vimmutabilité des espèces, sans rien conjec-
tm*er sur leur existence ou leur non-existence dans les temps antérieurs
à cette époque, et sans rien préjuger sur ce qu'elles pourront devenir
un jour.
Nous attachons une grande importance à la subordination des diffé-
rents groupes d'individus distingués en simples variétés, en races et en
sous-espèces. Si nous n'avons pas eu la prétention de donner les moyens
Une méduse femelle pond des œafs qui sont fécondés par une méduse mâle « dans
des circonstances encore inconnues.
Ces œufs donnent naissance à des larves à cils vibratils, quon n*aurait pa»
manqué de considérer comme des infusoires, si on les eût étudiées isolément.
Ces larves se changent en polypes hydraires, qui, suivant les espèces de méduses ,
se divisent par segments.
Ces segments deviennent des
méduses.
ou
bien
produisent
(a) par gemmation d* autres polypes hy-
drairesqui restent agrèges ensemble.
(h) par bulbilles qui se séparent du polype
et produisent des polypes agrégés,
semblables aux précédents;
Ces polypes agrégés deviennent des mé-
duses.
Avant les travaux que nous venons de citer, dans le règne animal de Cuvier,
les larves des méduses , leurs polypes hydraires , et enfin les méduses à Tétat par-
fait, appartenaient aux trois dernières classes des zoophytes, savoir :
Les larves à la cinquième classe, cdle des infusoires;
Les polypiers hydraires à la quatrième, celle des polypiers;
Enfin les méduses k Tétat parfait à la troisième classe, celle des acalèphes.
Comme nous Tavons dit (a* article) , ce nest que par Texpérience en définitive
3ue Ton acquiert la certitude de la transmission d*une forme des ascendants aux
esoendants , et dès lors la certitude de la définition de Tespèce pour chaque cas
particulier. Certes, sans Texpéricnce ou Tobservation, quand elle y est équivalente ,
on. n'aurait pas deviné qu*un animal peut se propager à la manière d*un végétal par
division de Vindivida qui n*est point encore à Fétat parfait, et enfin par voie de gé-
nération, lorsqu*il est parvenu à cet état.
. JUILLET 1846. 443
nouveaux de circonscrire ces groupes, nous croyons cependant que la
manière dont nous les avons envisagés et définis ajoutera une nouvelle
précision à leur établissement, et que le naturaliste qui cherchera
à subordonner entre eux les individus dune espèce donnée, conformé-
ment aux cinq distinctions que nous avons faites , sera conduit , par les
questions qu elles provoquent, à approfondir plusieurs points de Tétude
de cette espèce qu*il aurait pu négliger sans cela , en même temps que les
descriptions des espèces de plantes et d animaux qu*il présentera avec
les caractéristiques alpha, béta, gamma, delta y epsilon, oij avec oméga
ou bien encore sans caractéristique, auront un degré de précision dont
elles ont manqué jusqu'ici.
En considérant les plantes utiles sous le point de vue de leur per-
sistance à conserver les caractères essentiels à leurs espèces respec-
tives , et sous celui de leur tendance à éprouver des modifications par
un changement dans les circonstances où elles sont placées, il a suÎBû,
pour interpréter ce double fait comme il nous parait devoir Vêtre, de
rappeler les considérations et les définitions énoncées antérieurement,
parce qu en effet Tétude des variations sui*venues dans des individus
d'une espèce a fourni elle-même des arguments en faveur de la ma-
nière dont nous avons défini fespèce considérée en général par rap-
port à Torganisation des individus cpi'elle comprend et des circons-
tances où ils sont placés.
Telle est donc la conclusion à laquelle nous sommes amvé en pas-
sant en revue les variations dont les plantes sont susceptibles dans les
trois cas généraux de lem' propagation i** par semis; a** par l'hybrida-
tion; y par division de l'individu.
1** Par le semis. Les modifications qui peuvent être produites par
cette voie ont lieu pendant la formation des graines et pendant le déve-
loppement des individus issus de ces graines. Les modifications pro-
viennent de loi^anisation et des causes du monde extérieur. Cescauses
sont essentielles et diffèrent conséquemment des pratiques horticoles
qui peuvent concourir avec elles, mais comme causes occasionnelles.
2° Par l hybridation. L examen de ses produits, loin d'être favorable
au principe de la mutabilité, nous a présenté des faits conformes au
principe contraire, en nous montrant des hybrides qui se défont ou se
dégagent à la manière de deux individus que Ton dirait soudés plutôt
que fondus ensemble.
3** Par la division de l'individu. S'il est vrai que les plantes propagées
par la division d'un individu conservent la ressemblance de cet individu,
et s'il est vrai de dire qu^on ne recourt jamais à ce mode de propagation
56.
444 JOURNAL DES SAVANTS,
comme on a recours au semis pour obtenir des variétés , cependant il
faut reconnaître que l'individu sépare d*un autre pourra éprouver des
modifications de la part du monde extérieur. Sans cela on serait dans
Timpuissance d'expliquer les changements produits dans des vignes pro-
pagées par bouture, les changements qu'une greffe présentera dans un
pays très*différent de celui où végétait la plante mère; et, si Ton admet
que cette greffe, reportée dans son pays natal, reprendra ses caractères
primitifs, cependant nous ne voudrions pas poser cela en principe ab-
solu et indépendamment du temps où les causes modificatrices du monde
extérieur sont capables d'agir, par la raison que nous ne pouvons nous
refuser à admettre que des changements siuvenus dans un corps orga-
nisé peuvent se maintenir, du moins pendant im certain temps, dans
des circonstances différentes de celles où ils ont eu lieu.
Si l'opinion de Knight sur le terme de la vie des plantes propagées
parla division de l'individu n'est point au fond incompatible avec le
principe de l'immutabilité des espèces, lors même qu'on admet que ces
plantes vivent plus longtemps que l'individu d'où elles viennent, cepen-
dant M. Puvis a donné un tel développement à cette manière de voir,
qu'il a compromis le principe de l'immutabilité des espèces dans les
circonstances du monde actuel.
C'est en partie pour discuter cette opinion, et développer nos idées
relativement k l'étude de l'influence du monde extérieur sur les corps
vivants, que nous avons saisi l'occasion qui nous a été présentée d'exa-
miner ïAmpéhgrajfkie du comte Odart, et d'y rattacher, par suite de la
manière dont nous avons envisagé la généralité du sujet, les recherches
de M. Sageret et l'ouvrage de M. Puvis.
En remontant à la source des faits que nous avons mis en œuvre, on
se convaincra que le plus grand nombre de ceux qui concernent les
végétaux ont été donnés à la science par l'horticulture. Cette branche
des connaissances agricoles doit donc an^êter notre attention, si nous
voulotw apprécier les services qu'elle rendra par ceux quelle a déjà
rendus.
Le domaine de l'horticulture est indéfini , puisqu'il comprend les
arbres fraitiers, les plantes potagères, toutes les plantes d'agrément sus-
ceptibles de vivre dans nos jaràins ou dans des serres; il est donc in-
wmparable, pour le nombre des espèces et de leurs variétés, au domaine
de l'agriculture, qui, dans un pays donné, n'en comprend qu'un nombre
«xoeasivenGient restreint.
Le but de rhorticulture étant non*eeulement d'assurer la vie et de
mnfttijjdier les individus de tonntes les plantes de son donmine, mais en-
JUILLET 1846. 445
core (l'obtenir autant de modifications de ces individus qu*il est [)ossibie.
elle a recours h des moyens, à des procédés bien plus nombreux et bien
plus diversifiés que ne le sont les pratiques agricoles ; aussi fait-elle varier
les températures des milieux, Thumidité d'atmosphères limitées où cer-
taines plantes sont placées, compose-t-elle des engrais et des sols de toutes
sortes nécessaires à la fin qu'elle se propose. Continuellement elle four-
nit des occasions d'observer des faits, qui, sans elle, ne se seraient pas
présentés; elle suscite une foule d'expériences dont le but final est la
connaissance intime de l'histoire des plantes qui sont l'objet de ses tra-
vaux. Puisqu'en définitive elle comprend les procédés employés pour
propager les plantes et pour les modifier de toutes les manières imagi-
nables , on conçoit l'importance dont elle est au point de vue des études
physiologiques, aussi bien qu'à celui des études agricoles, et la moindre
réflexion la montre comme le chaînon nécessaire qui rattache la science
du naturaliste à celle de l'agriculteur.
E. CHEVREUL.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
L'Académie, dans sa séance du 1 1 juillet, a éiu M. Lesueur à la place racanle
dans la section d^architectnre, par suite du décès de M. Vaudoyer.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
HuUHr9 de Tkéodoric le Grande roi dltalie, précédée d*une revue prtiiminaire de
tes auteurs, et conduite jusqa*à la fin de la monarchie ostrogothimie , par L. M. du
Roure. Paris, imprimerie de Dayerser, librairie de Téchener, 18&6, a Ydames in-8*
de XXI -496 et 538 pages.— * Le fondateur de la monarcbie des Goths en Itdie
n arait pas encore eu d*historien, à moins qu* on ne veuUie donner ce nom i Jean
Cochlée , chanoine de Breslaa , qui écrivit en latin , au commencement du xti* siècle,
une Vie de Théodoric, œuvre snccincle et sans critique, sèchement extraite des an-
nalistes du moyen âge. L'importance d*ane histoire complète de Tbéodoric et de
446 JOUKNAL DES SAVANTS.
ses institutions avait frappé Montesquieu , et nous ignorons par quel motif il renonça
au projet qu*il avait formé de Técrire. (Voyez Esprit des lois, liv. III, chap. xij.)
M. le marquis du Roure, pénétré de Tintérèt d*un tel sujet. Ta traité avec tous les
développements désirables, et avec une érudition qui assure à son livre une place
distinguée parmi les ouvrages historiques entrepns depuis quelques années. Les
œuvres de Cassiodore et de Boêce offrent, comme on sait, d*inappréciables maté-
riaux pour Fintelligence de cette période de Thistoire dltalie. L*auteur a puisé
abondamment à cette excellente source. Les Variœ de Cassiodore, recueil en douze
livres des lettres diverses de Théodoric, de sa fille la régente Amalasonthe et de
son petît-fils Athalaric, forment toute la substance de son récit depuis rétablisse-
ment des Goths dans la Péninsule jusqu*au temps de la guerre de Bélisaire. Il a
fait aussi un usage heureux des lettres et du panégyrique d*£nnode , évèque de
Pavie, et des actes des saints contemporains; et, lorsqu'il a eu à retracer, en termi-
nant , la guerre sanglante qui a mis fin à Tempire des Goths , il s'est servi particu -
fièrement de Procope et de son abréviateur Léonard Ârétin. Dans la prélace qui
précède Touvrage, M. du Roure, après avoir passé en revue et apprécié les écrivains
qui se sont occupés de Théodoric, examine si la ruine de la monarchie des Visigoths
a été heureuse ou funeste pour la civilisation. Il résout la question dans ce der-
nier sens, et son travail tout entier est le développement de cette pensée. L ouvrage
est divisé en dix livres, dont cinq sont compris dans le tome I". Le premier livre traite
de Forigine des Goths et contient un aperçu de leur histoire depuis Tan 366o
avant J.-C. jusqu'à la naissance de Théodoric Âmale, en 4^4. On trouve dans les
quatre Uvres suivants le récit de la guerre de Théodoric contre Odoacre , de Téta,
blissement de la monarchie des Goths et des événements qui en ont marqué le
commencement jusqu'à la défaite d'Alaric II, roi des Visigoths, par Clovis, à la
bataille de Vouglé. Le second volume , qui embrasse les cinq derniers livres, pour-
suit le tableau du régne de Théodoric depuis l'an 5o8 jusqu'à sa mort, en 5a6,
expose les faits qui se rapportent au gouvernement d' Amalasonthe , tutrice du jeune
roi Athalaric, et se termine à l'année 667, époque de la mort de Narsès, dont les
victoires sur Totila et sur Téias mirent fin à la domination des Goths en Itafie. Nous
rendrons compte très-prochainement de cet important ouvrage.
Bibliothèque fie l'école des chartes, revue d'érudition consacrée principalement à
l'étude du moyen âge; septième année, deuxième série, tome deuxième (mai-juin
1846). Paris, imprimerie de Didot, librairie de Dumoufin, in -8% p. 385-488.
On trouve dans cette livraison une intéressante notice de M. H. Bordier sur
Frani^ois de Bonivard, chroniqueur genevois du xvi* siècle, né vers i494. mort en
1 571, et une nouvelle leçon, publiée par M, Rodolphe Dareste , des vers d'Abailard
à son fils Astralabe. M. Cousin , qui avait le premier mis au jour cet ouvrage
d'Abailard dans le tome second de ses Fragments philosophiques , l'avait tiré d'un ma-
nuscrit de la bibliothèque Cotlonienne. La nouvelle leçon donnée par M. Dareste,
d'après un manuscrit de l'abbaye de Clairmarais, conservé aujourd'hui à Saint-
Omer, renferme 3o8 vers qui manquent dans celui dont M. Cousin a fait usage. En
revanche, ce dernier en oÉPre ga qui ne sont pas dans l'autre; d'ailleurs les vers
communs aux deux manuscrits y sont placés dans un ordre tout différent , sauf les
trois distiques qui forment comme la préface de l'ouvrage. L'éditeur a donné en ap-
))endice les variantes peu importantes fournies par un troisième texte, que M. Wright ,
garde du British Muséum, a inséré en 1 839 dans les Reliquiœ antiquœ.
Rabbi YaDheth-hen-Heli Bassorensis Karaîtœ in libnun psalmorum commentarii arabici
e duplici coaice mst, Bibliothecœ regiœ parisiensis edidit spécimen et in latinum convertit
JUILLET 1846. 447
L. Barbes, apad sacrum tkeologiœ Facaltatem parisiensem litteramm hebraîcarum pro-
fesser, etc. Lutetiœ Parisiorum, iSàô, in-S" , excud. Firmin Didot. — Rabbi Yapheth-
ben-Héii florissait en Orient dans la seconde moitié du x* siècle de notre ère. Il
appartenait k la secte des Karaîles, dont il a été Tun des premiers champions. Con-
temporain et émule du célèbre rabbanite Saadias le Gaon, il a traduit comme lui
et commenté en arabe tous les livres hébreux de T Ancien Testament. Avant Tan-
née i84o, on ne connaissait des écrits de cet auteur que les passages et les citations
qui 8e trouvent dans les commentaires hébreux de la bibliothèque de Leyde, et qui
portent à tort le nom de Rabbi Yapheth. C'est M. S. Munk qui, ayant retrouvé, en
iSSg, chez les Karaites du Caire les ouvrages en langue orientale de ce conmien-
tateur, les a , le premier, apportés en Europe et déposés à la Bibliothèque royale.
En 1 8^1, ce même savant publia dans les Annales Israélites, rédigées en allemand
par M. Jost, la nouvelle de son importante découverte, et une courte notice sur
Tauteur arabe. Pour compléter en quelque sorte ce premier travail, M. Tabbé Bar-
ges, professeur d*hébreu à la Sorbonne, vient de faire paraître un spécimen du
conomentaire de Rabbi Yapheth, précédé d*une longue préface dans laquelle il dé-
crit le contenu des volumes, qui sont au nombre de vingt. Le spécimen se compose
proprement du texte de la préface du commentaire sur les Psaumes, et de celui des
deux premiers psaumes avec leur commentaire ; le tout accompagné d'une traduc-
tion latine , de notes philologiques et d^observations exégétiques. Le texte arabe a été
reproduit tel qu*il est dans Toriginal, c'est-à-dire en caractères rabbiniques, et un
alphabet, placé en tète du conunentaire, est destiné à venir au secours des arabi-
sants, à qui cette sorte d'écriture pourrait n'être pas familière.
DANEMARK.
Le Cataloqae des manuscrits français du moyen âge de la bibliothèque de Copenhague,
par M. Abraham , ouvrage dont nous n avions pu que donner le titre dans un de
nos précédents cahiers, forme un volume in-4* de i52 pages. Une notice, placée
en tête de ce catalogue, fournit des détails sur la formation et les progrès de la
bibliothèque royale à Copenhague. La générosité de quelques bibliophiles a beau-
coup accru ses richesses. Le comte de Thott, dont les collections dépassaient
lacooo volumes, lui légua 6,i59 ouvrages imprimés avant i53o, et àt^^à ma-
nuscrits, dont 4oo sur vélin. Plus tard, la bibliothèque fit l'acquisition , moyennant
une rente viagère, de 100,000 volumes appartenant à un historien distingué,
M. de Suhm. Aujourd'hui elle compte près de 260,000 volumes imprimés. On a
senti qu'un catalogue était nécessaire : il a été entrepris, mené avec activité et ter-
miné en i83o. Il se compose de 192 volumes; il est rangé par ordre de matières,
et maintenant on s'occupe avec zèle d'un catalogue alphabétique. — 800 volumes
forment la section dite des paléotypes, c'est-à-dire des ouvrages imprimés avant
i48o. On compte 101 volumes imprimés sur vélin; 4 sont en danois, 2 en islan-
dais. Les manuscrits sont au nombre de plus de 20,000, et le catalogue de ceux en
langue orientale ne tardera pas à être publié. Parmi les manuscrits français les plus
dignes d'attention, on peut citer : Une Bible française du xiv* siècle (le second volume
seulement) ; — L'Apocalypse, traduit en vers, le texte lalin en regard; — Le livre de
l'espérance, par Alain Charlier, xiv* siècle; — L'estnfde vertu et de fortune, par Martin
Lefranc; in-folio; dix belles miniatures. On sait que cet ouvrage, mêlé de prose et de
vers, a été imprimé en 1 48oeten 1 Sig ;les deuxéditions sont très-rares. Goujet adonné
ft48 JOURNAL DES SAVANTS.
une analyse de ce livre dans le tome IX de sa Bthliothètfae française. A la fin du vo-
lume, le copiste a ajouté un morceau de poésie de 33a vers, intitulé : Laj de con-
feifion composé par honorable homme maisire Robert Regnaud, en son vivant gnuit
hedeaa de Vannersité étAngiers; — divers traités traduits du latin en français, par
Jean Miélot , xy* siècle , in-A*. Ces traités sont : i • Débat de honnear entre Hannibal, dac
de Cartage, Alexandre, roy de Macédoine, et Scipion, consul romain, estrinans ensemble
lequel dealx troiz estoit de plus grant renom et le pins resplendissant en gloire; a* Débat
de noblesse jadis plaidoié à Romme entre Publias Comehas et Gayus Flaminus; 3* Lettre
dje Ciceran à son frère; A** Traité de vieillesse et de jeunesse, extrait du Lirre des eschez
amoureux, Miélot était -chanoine de Saint-Pierre à Lille, et serviteur du duc de
JBourgogne; il a traduit plusieurs antres ouvrages. — Traité de médecine, par May-
fredus de Monte-Imperiali, a vol. in-folio, xiv* siècle. Cet ouvrage, partie en latin,
partie en français, est accompagné d'une table de matières en provençid. — Le
Bestiaire de PhiKppe de Thann, xiv* siècle, in-folio; le Litre da roi Modus et de la
reine Ratio, xv* siècle. — Facetus de moribus, traduit en français, xv* siècle. — Théo-
dttli echga, avec traduction eç vers par Jean Lefèvre, xv* siècle. — Métamorphoses
d^Oeide, traduites et moralisées, même époque. ^— Quinte^urve, traduction de
Vasque de Lucène. •— La Chronique martinienne, très-beau manuscrit du xt* siècle,
3m a fait partie des biUiolbèques de Harley et de Menars. — Histoire de la Toison
'or, par GuiUaume Pilastre. Les deux premières parties de cet ouvrage ont été
imprimées; mais Tun des manuscrits de Copenhague renferme une troisiâne partie
qw est restée inédite, et dont Texistence n* a point été connue de>f . de Reiffemberg
[Histoire de la Toison £or, p. xiij) ni de M. Paris, lequel a cru que Pilastre avait eu
seulement le temps de terminer la seconde partie. Ce tiers liure, traittant de la vertu
de prudence, commence par ces mots : • Très-excellent et trcs-reluisant prince et
mon trèsredoubté Seigneur, qui en resplendeur de vertus et de puissance reluisies
et qui à œuures vertueuses appliquics vostré excellent engin comme la haultesse et
digfiîté de vos tres-nobles principautez requièrent. Pour ce que vous, comme chief
et souuerain du très -noble ordre de la Tboyson d*or, auex commandé à moy Guil-
laume, evesque de Toumay, escripre des six thoysons dont par la sainte Escripture
en diuers pas. . . Maintenant est à parler de dame Prudence, de laquelle, par la
grâce et aydc de Dieu , nous ferons le tiers liure qui sera de la thoyson de Gédéon. *
TABLE.
De la philosophie écossaise (article de M. Cousin] , page 385
Revue des éditions de f Histoire de TAcadémie des sciences par Fontenelle (4* et
dernier article de M. Flourens] 402
Urseschichte und Mythologie der Philistaer, Histoire ancienne et Mythologie
des Philistins, par M. Hitzig (2* et dernier article de M. Quatremëre) 411
Ampélographicy ou Traité des cépages les plus estimés dans tous les vignobles de
quelque renom, par le comte ôdart (5* et dernier article de M. Chevreul) . . . 425
Nouvelles littéraires 445
Fin DE LA TAftLR.
JOURNAL
DES SAVANTS.
AOUT 1846.
Théâtre français au moyen âge, publié d'après les manuscrits de la
Bibliothèque du Roi , par MM. L.-G.-N. Monmerqué et Fran-
cisque Michel (xi-xiv* siècle), Paris, Firmin Didot, 1889;
un volume très-grand in-8* de 672 et xvi pages, sur deux
colonnes.
TROISIÈME ARTICLE ^.
Nous avons , dans notre précédent article , soumis à un examen mi-
nutieux, trop minutieux peut-être, quelques offices dramatiques repré-
sentés au XI* siècle en musique et par personnages, dans l'intérieur
des églises , par les soins ou sous la direction du dergé. De ces drames
ecclésiastiques, les uns, ainsi qu*on Ta vu, étaient écrits tout en latin,
comme les liturgies elles-mêmes, dont ils offraient à la foule ignorante
une visible et édifiante paraphrase; les autres, grâce à une tolérance
plus grande encore , admettaient au milieu du latin quelques versets en
langue vulgaire, mélange que l'on appelait farcitare, et qui avait un
très- vif attrait poiur la masse des fidèles, devenus peu à peu étrangers
à l'intelligence de la langue latine.
Aujourd'hui, nous allons examiner les premiers drames écrits en
français pendant les xii* et xiii* siècles , ceux du moins qu'ont recueillis
MM. Monmerqué et Francisque Michel. Ces monuments sont, par mal-
heur, en assez petit nombre, et se divisent en deux classes fort diffé-
^ Voir, pour les deux premiers articles, les cahiers de janyier. page 5, et de fé-
vrier 18Â0, page 76.
57
450 JOURNAL DES SAVANTS.
rentes. Ce sont i** (dans l'ordre religieux) un mystère ou plutôt un
fragment de mystère de la Résurrection, un Jea de saint Nicolas, œuvre
de Jean Bodel, trouvère de la ville d'Arras» et fe Miracle de Théophile,
dû au poëte Rutcbeuf; 2** (dans l'ordre profane) une comédie sati-
rique, composée par Adam de la Halle, plus connu sous le nom du
Bossa JCàrras^ intitulée li Jas Adam qêbl de la FeuilUe, pleine de malice
gaulofee et de gaieté fantastique , enfia, une gracieuse et naïve pastoiale ,
li Gieas de Robin et de Marion, composée, musique et paroles, par le
même Adam de la Halle et précédée d'un petit drame anonyme . li
Jus du pèlerin, qui lui sert de prologue et contient un éloge posthume
du célèbre trouvère artésien, mort vers Tannée 1286, à la cour fran-
çaise de Naples.
Avant d'étudier en particulier ces divers monuments du xu* et du
xui* siècle, il convient de déterminer la part qui appartient parmi eux à
la poésie du xn* siècle , et de voir si même il y en a ime.
Le mystère de la Réêurrection, écrit etx vers de huit syllabe», et
presque toi^ours en rimes plates ^ nous a été transmis par le manuscrit
de la Bibliothèque royale (n"* 7,268, S, 3, A.) et a été publié pour la
preinière fois par M. Achille Jubinal ^. L'âge de ce manuscrit est faé
de manière à ne laisser place à aucune incertitude. Outre les indices
paléographiques, qui dénotent une écriture anglo- normande du xni*
siècle, on rencontre parmi d'autres pièces une ballade siu* le meurtre ou
la passion du jeune Hugues de Lincoln ', le pauvre enfant qu'on pré-
tendit avoir été assassiné par des juifs vers l'année 12 55; et, comme
l'auteur de cette complainte fait des vœux pour Henri III, roi d'Angle-
terre, mort en 1 272» il est certain que le volume n'a pu être écrit que
dans la seconde moitié du xiii* siècle. Faut-il conclure de l'âge de la
copie fépoque de la rédaction? Je ne le pense pas. En considérant avec
attention le texte de ce fragment, je crois reconnaître, dans le langage et
dans le dessin , une sorte de raideur et de concision lituj^iques , bien éloi-
gnées des libertés prolixes qu'on remarque dans les ouvrages laïcs un
peu plus récents, et en particulier dans le Jeu de saint Nicolas, qui vient
^ Je dis : presque toujours, parce que, outre les rimes suivies que le hasard amène,
plusieurs courtes tirades monorimes paraissent avoir été composées dans une inten-
tion rhylhmîquc déterminée. — *La Résurrection du Sauveur, fragment d'un mystère
inédh, avec une traduction en regard. Paris, Techener, i83â, in-8* de 35 pages.
-«T- * M. Francisque Micb«l a puUié cette ballade dans les Mémoires de la Société
de^ antiquaires de Frauce, t. X, p. ]58-3q2, et uoe seconde fois avec des annexes
plus étendues , dans un volume in-S"* intitulé : Hugues de Lincoln, recueil de ballades
a9do-oorman.des et écossaises, rdutives au meurtre de cet enfant. Paris, Silvestre,
et Londres, Pickering, i83â.
AOUT 1846. 451
immédiatement après suivant l'ordre des dates. Ce morceau ofire eocore
d autres indices d'antériorité : il est anonyme, il est iiicomplet; il ne
porte pas de titre, ni celui de jeu, ni celui de mystère. Je croîs donc,
contrairement à Tavis d'un critique exercé \ pouvoir, sans témérité,
faire remonter la rédaction de ce fragment aux dernières années du
XII* siècle. Dans tous les cas, il est impossible de ne pas voir avec respect
dans ce monument le précieux débris du plus ancien mystère français
qui ait échappé aux outrages du temps.
Une importante question se présente à nous tout d'abord. Le clergé
qui, au mÛieu du xi* siècle, à l'époque de sa plus grande puissance,
a souvent olFert à la piété des fidèles des offices dramatiques et même
des drames liturgiques mêlés de quelques parties en langue vulgaire,
comme il s'en trouve dans la parabole , mi-partie de latin et de pro-
vençal, des vierges sages et des vierges folles^, et dans plusieurs autres
monuments analogues, appartenant aux diverses contrées de l'Europe',
le clergé, dis-je, a-t-il poussé la condescendance au delà, et introduit
ou toléré dans les lieux saints la représentation d'offices figuratifs , com-
posés tout entiers en langue vulgaire ? Si l'on s'en rapportait à la seule ana-
logie, on n'hésiterait pas à se prononcer pour l'affirmative. En effet, on
a chanté dans un grand nombre d'églises et dans certaines processions , au
XII* et au XIII* siècle , des hymnes , des proses , des cantiques en langue vul-
gaire, à la gloire des saints les plus chers à la dévotion locale , ou bien
encore la veille ou le jour des fêtes les plus vénérées, à Noël , à Pâques,
à l'Ascension. Les exemples de ces effusions lyriques tolérées dans plu-
sieurs diocèses , surtout dans ceux du midi , malgré les prohibitions réité-
rées des conciles, sont irrécusables et nombreux; mais il n'en a pas été
de même des liturgies dramatiques. Du moins, nai-je pu jusquîci acqué-
rir la certitude qu'un mystère composé tout en langue moderne ait
été célébré dans l'intérieur d'une église, fl me semble même, et je
suis porté à admettre , jusqu'à preuve contraire, que cette forme nou-
velle et beaucoup plus populaire du drame religieux a été l'occasion des
premières représentations pieuses données hors des lieux saints, d'abord
dans les parvis ou les cimetières, puis dans les places publiques, sur des
* M. Chabaille. Voir le Mystère de smnt Crespin et saint Crespiniên. Paris, Sîl-
vestre, i836; introduction, p. 7. — * Journal des Savants, cahier de février i846,
page 76. — ^ Le savant Bera. Pex, dans son Thésaurus anecdotorum nowimMtf (t.II,
pars ]J[I\ p. Lin), a donné un court extrait d*un mystère latin fard d*aUeaiaiid,
d*après un manuscrit des premières années du xiii* siècle. Voyez encore un mystère
du même genre, publié par Docen dans le recueil du baron d*Arelio, Beytràja
zur Geschichte and Literatur, novembre 1806, p. 497 et suiv.
452 JOURNAL DES SAVANTS.
ëcha&uds dressés par des laïcs , membres des confréries alors naissantes ^ ;
ce qui n'empêcha pas les mystères latins ou farcis d*étre longtemps en-
core représentés dans f enceinte des couvents et même dans Imtérieur
des cathédrales.
Quant au mystère de la Résarrectionf en particulier, on ne peut douter
qa*il n*ait été joué siu^des establies (as estais), en un lieu profane. Dans
une sorte d argument ou de prolc^ue, composé de 28 vers et placé
au-devant de la pièce, l'auteur, apr^ avoir indiqué toute la disposition
du théâtre, ajoute :
£ cum la gent est tute asise
£t la pes de tutez pan mise,
Dan Joseph, cil d'Arimachie*,
Venge a Pîlate, si lui die. . .
« £t quand tout le monde est assis, et que la paix est mise partout, dom
Joseph aArimathie va trouver Pilate et lui dit : . . .
Ce tumulte auquel il faut donner le temps de se calmer, cette foule qui
murmure et s'agite avant de prendre place, ne prouvent-ils pas jusqu'à
f évidence que le mystère que nous étudions a été joué à ciel découvert,
dans le voisinage d'une église peut-être, mais non pas certainement
sous les voûtes d'une é^ise, où il aurait trouvé, à n'en pas douter, une
assemblée plus respectueuse et des auditeurs moins turbulents?
Le prologue dont nous venons de transcrire les derniers vers contient,
sur la disposition des échafauds , sur les décorations , sur la place et le
nombre des acteurs et des comparses, en un mot, sur tout ce que
nous appellerions aujo\u*d'hui la mise en scène du drame demi-religieux
et denu -populaire au xu* et au xiii* siècles , des renseignements ins-
tructifs et, chose remarquable! presque entièrement conformes à ceux
que nous possédons sur les dernières représentations de ce genre au xv*
et au XVI* siècle '. Nous pensons qu'on lira ici avec intérêt ce court et
intéressant passage :
£n ceste manere recitom
La seinte Resurreccion.
Primerement apareillons
' On lit cependant, dans Le Mercure de France de décembre 1729 : « Un mystère
(le saint Germain fut joué à Âuxerre, le jour de la Pentecôte i45a , dans Téglise
des Gordeliers, en présence de toute la ville. • Ce mystère, dont Le Mercure ne cite
rien , était-il écrit en français ou en latin farci ? ou bien encore Téglise des Corde-
lien serrait-elle alors au culte? — 'M. Jubinal a lu partout Amnachie, à tort, je
crois. — * Un arrêt du Pariement du 1 7 novembre 1 548 supprima la représentation
des mystères dans Paris; mais les pièces de ce genre furent jouées longtemps encore
dans les provinces , et le sont même aujourd'hui dans quelques villes ou vdlages de
la Bretagne, des Pyrénées et de la Flandre.
AOUT 1846. 453
Tus les lius e les mansions :
Le cruciGx (le calvaire) primerement
Et puis après le monument (le sépulcre).
Une îaiole i deit aver
Pur les prisons (prisonniers) enprisoner.
Enfer seit mis de celé part,
Es mansions de Taltre part,
E puis le ciel ; et as estais ,
Primes Pilate od (avec) ces vassals.
Sis u set chivaliers aura.
Caiphas en Faltre serra;
Od lui seit la juerie :
Puis Joseph, cil d'Arimachie.
El quart uu seit danz NicKodemes :
Chescons i ad od sei les soens.
El quint les deciples Grist.
Les treis Maries saient el sist.
Si seit pourvéu que Tom face
Galilée enmi la place;
Jemaûs uncore i seit fait ,
U Jhesu ^ fut al hostel trait.
E cum la gent est lute asise
E la pes de tuiez parz mise . . .
11 est curieux de comparer les indications scéniques fournies par ce
fragment du plus ancien de nos mystères avec les informations du
même genre qu*on trouve notamment dans une note en prose, placée
au dernier feuillet du mystère imprimé de l'Incarnation et de la Nativité
de Notre Seigneur Jésas-Christ, laquelle fut montrée par personnages , Van
iUlk, les /estes de Noël, en la cité de Rouen^. C'est le même système de
mise en scène; seulement il est ici moins développé.
Quant à lallocution qu'on vient de lire, elle a dû, comme la para-
base et le prologue antiques, être adressée aux spectateurs par fauteur
ou le meneur du jeu , usage qui s'est continué jusqu'au delà du xv* siècle,
témoin les divers prologues qui précèdent et suivent ^ chaque partie ou
journée des grands mystères de cette époque. Ouvrez, par exemple, le
mystère manuscrit de la Passion d'Âmoud Gréban , vous y lirez :
Au Limibe nous commencerons
Et puis après nous traiterons
* Les nouveaux éditeurs ont eu tort d*ajouter ici le mot Crist, qui rompt la me-
sure du vers. — * Un volume in-foho gothique de aa8 feuillets, sans nom d*impri-
meur ni date. Les détails sur Texécution matérielle de ce mystère ont été cités par
les firères Parfait dans leur Histoire du, théâtre français , d*abord, 1. 1", p. 5i , 5a , puis ,
d*une manière plus complète, au tome II, p. A55 et suivantes. — ^ Les mystères des
XV* et XV* siècles se terminent souvent par ce que leurs auteurs appellent impropre-
ment le prologue final.
454 JOURNAL DES SAVANTS.
La haultaine narradon.
Pour venir « la Passion
De notre saulveur Jésu-Grist. . .
Si vous prions, seigneurs et dames.
Conjointement hoQunes ei lemmes,
Que silence veuilles garder,
Et brief nous verre» procéder *.
Je ne puis omettre une particularité du vieux my&tèrede la Résurrection
qui a induit quelques critiques à douter que cette {Hèce ait été repré-
sentée par personnages. M. Onésime Le Roy, entre autres ^, pense qu*il
ne faut voir dans cet ouvrage qu une de ces compositions ambiguës , assez
communes au moyen âge, où le récit se mêlait au dialogue, et que ré-
citait ou chantait un seul jongleur, soit dans les demeures princières ,
soit dans les places publiques et les ohamps de foire, sortes de canti-
lènes diaioguées qui, sous le titre de dits ou de disputes {la Desputizons
doa croisié et don descroisié, par Rutebeuf , le Dit des trois morts et des trois
vifs, etc.), constituent une forme rudimentaire et très-imparfaite du
drame, et ne sont, en réalité, que ce que nous appellerions aujourd'hui
une complainte ou une parade, suivant la nature sérieuse ou plaisante
du sujet. Il n*en est pas ainsi, j*en suis convaincu, du mystère de la
Résurrection. L'auteur inconnu a intercalé, il est vrai, dans la trame
de son ouvrage un certain nombre de distiques ou de quatrains nar-
l*srti£i , destinés à mettre sous les yeux des lecteurs plusieurs circons-
tatices de l'action. Le dialogue est de temps en temps coupé par des
parenthèses telles que celle-ci :
A Pilate en vont ambesdeuz,
E dui vassals ensemble od eus ,
Dunt li un portât Tustillemcnt,
L*altre la biuste od Toingnement.
t Ds 8*en vont de compagnie trouver Pilale, ayant avec eux deux serviteurs,
dont Tun, porte les outils et lautre la boîte contenant les parfums. »
ou bien encore :
Quant U fat enterrez e la père mise
Ca!phas (qui est levez) dit en caste guise,
fl Quand Jésus fat enterré et la pierre mise sur le tombeau, Caîphe (qui
est levé] parle de la sorte. »
On ne peut pas dire que ce soit ici, comme dans les très-anciens dra-
mes liturgiques (celui de la Nativité du manuscrit de Saint-Martial, par
* Voy. le ms. de la Bibliothèque royale, n* 7206', fol. .ii4' — * Études tur U$
mystères. Paris, Hachette, 1837. ^' ^^ ®' suivantes.
AOUT 1846. 455
exemple), des indications prononcées par le meneur dajeu, chaxgé d'ap-
peler les personnages et d'annoncer ce qu'ils vont faire ou dire; car
toutes ces petites narrations intercalées expriment des actions accom-
plies. L'auteur ne dit pas : tel personnage va dire ou faire , mais tel
personnage a dit ou a &it. Je pense donc que les vers placés au milieu du
dialogue sont des explications ajoutées par l'auteur pour fistciliter l'in-
telligence de l'action aux lecteurs de son ouvrage. Je dis aux lecteurs,
car on ne peut supposer, sans tomber dans une grave erreur, que les
poètes dramatiques n'eussent pas, au moyen âge, comme à présent, la
double prétention d'être représentés et d'être lus. Pour ne citer cpi'une
preuve à l'appui de cette opinion , ne lisons-nous pas dans le prologue
du mystère de la Résurrection de Jean Michel» joué triomphalement à
Angers, durant trois jours, en présence du roi de SicUe (René d'An-
jou), l'an 1/175, et imprimé à Paris chez Verard^ :
Tous ceulx et celles qui /Î7t>Rf
Dérotement et qui orront
Le traicté de nostre entreprise . . .
et un peu après :
S*ensuit la dcclaracion
De ce qu avons intencion
Vous monstrer ennuyt (aujourd*huî) , se Dieu plaîst.
Et tout selon Tordre qu*il est
Ëscript et mis en nostre livre *.
Je n'ajouterai qu'une observation qui achèvera de prouver que les
liaisons narratives que l'on rencontre dans le mystère de la Résurrectionne
sont que des avis donnés aux lecteurs par le poète. En eflet, les vers de
ces passages sont tous en nombre pair et riment avec eux seuls , jamais
avec les vers du dialogue , de sorte qu'ils ont pu être insérés après coup,
supprimés ou rétablis, sans déranger en rien la suite et l'économie
du drame. H en est tout autrement dans les pièces dont le caractère
est plutôt épique que dramatique , et qui sont faites pour être récitées
ou chantées par un seul jongleur. Dans ce cas, les parties narratives
sont liées intimement par la rime aux parties di^loguées. Cette obser-
* Un volume in folio. Voy. Prolog, fol. a, recto. — * Je ne crois donc pas qu'un
critique érudit, M. Edélestan du Méril, ait été bien fondé à arguer de la forme de
Iwn donnée par Hrot8vitha.au recueil de ses comédies, pour nie^ que les di^ainVfltde
cette femme illustre aient été rejM'ésentés. Voy. Journal des Savants de Nomimiù,
la* livraison, p. oSa, et notre édition du Théâtre de Brotsvitka^ religieuse alle-
mande du x' siècle, texte latin et traduction française. Paris, i8&5, 1 vol^. ift^S*^
chei Benj. Dofrat.
456 JOURNAL DES SAVANTS.
vation qui n*a, si je ne me trompe , jamais été faite , fournit un moyen sûr
et facUe de distinguer deux genres d'ouvrages trop souvent confondus: à
savoir, les demi-drames destinés à un seul acteur, et les vrais drames , faits
pour être joués par personnages. Ainsi le Dit des trois morts et des trois vifs
(embryon, comme je le montrerai, de la fameuse danse macabre) a
dû être récité ou chanté dans les environs des ég^es ou dans les cime-
tières , par un jongleur unique , changeant de ton suivant 1 'interlocuteur .
Ce qui le prouve, c'est que les vers ou parties de vers narratifs sont at-
tachés ici et liés au dialogue, de manière à ne pouvoir en être séparés,
sans rompre la trame du poème :
Li second mors paria après,
Et dit : Biaux seignear, il y a près
D'un an et demi que je suis mors . . .
Cette distinction est fondamentale.
On remarque encore dans le manuscrit du mystère de la Résarrection
quelques notules marginales dont je regrette que les habiles éditeurs
n'aient fait aucune mention. Le poète, ou le copiste, a eu soin , pour l'édi-
fication des lecteurs, de transcrire en mai^e les versets de TEvangile dont
sa pièce ofire la glose en action. Ainsi, quand Joseph d*Arimathie va ré-
clamer de Pilate le corps de Jésus-Christ, on lit en vedette : a Tune ac-
«cessit ad Pilatum, et petiit corpus iUius.» Et ainsi pour chaque fait
important tiré des évangélistes. Ce respect scrupuleux du texte saint
se montre d'ailleurs dans tout le cours de l'ouvrage. On n'y rencontre
aucune plaisanterie indécente, aucun mot obscène. Tout au plus no-
tera-t-on un ou deux traits de naïve ignorance , qui trahissent une main
laïque ou celle d'un clerc peu lettré. Par exemple, une des sentinelles
chargées de la garde du sépulcre proteste que , u si quelqu'un vient pour
enlever le corps de Jésus , il n'aura membre qu'elle ne lui tranche ,
sans s'embarrasser de recevoir ou non l'absolution d*un prêtre: »
N*averat membre que ne H toille,
Jà ne quer que prestre me soiile . . .
Caîphe, le grand-prêtre des Juifs, est qualifié d'évéqae :
Véez ci fevesque Caïphas.
Quoique composé sur une l^ende pieuse, le Jeu de saint Nicolas,
par Jean Bodel, est d'un caractère bien différent. La tète du saint pa-
tron des en£auits et des écoliers était, on le sait, une des occasions où
l'Eglise, au moyen âge, relftchait un peu les rênes de la discipline. L'office
AOUT 1846- 457
du bon évèque de Myre en Lycie ouvrait la série des solennités joyeuses,
comprises par les écrivains litui^ques du xi* et du xn* sièdes dans leur
fameux chapitre de la liberté de décembre ^. Saint Nicolas, comme sainte
Catherine , était célébré , dès le vi' siècle , par des chants et par des jeux,
quelquefois dramatiques, soit dans Tenceinte des couvents pourvus
d*écoles, soit aux environs de ces pieux asiles, par Fécolàtre et ses
élèves^. Les monuments qui nous restent de cette dévotion juvénile
sont assez nombreux. L*abbé Lebeuf nous a lait connaître jadis dans Le
Mercure^, et M. Monmerquc a publié, en i83&, pour la société des
BibUopiiiles, quatre miracles latins de saint Nicolas, d*après un manus-
crit du XIII* siècle, conservé pendant longtemps dans Tabbaye bénédic-
tine de Fleury-sur-Loire, et aujourd'hui déposé dans la bibliothèque
d'Orléans. Au xii* siècle, un disciple d*Abeilard, Hilaire, mit en vers un
petit jeu de saint Nicolas, Lmas saper inconia soncti Nicolai, non pas tout
en latin, comme les miracles de la docte abbaye de SaintrBenolt-sur-
Loire, mais en hiin farci, c'est-à-dire mêlé de quelques vers français. Le
jeu d'Hilaire publié par M. ChampoUion, avec les autres poésies de fau-
teur, roule sur une des légendes déjà dramatisées dans le manuscrit d'Or-
léans, sous la rubrique de Desancto Nicholao et qaodamJadœo. Dans ce
dernier drame il s'agit d'un juif, et dans celui d'Hilaire, d'un païen (bar-
barus), qui a confié la garde de son trésor à une statue de saint Nicolas^.
En l'absence du confiant propriétaire , des voleurs s'emparent du dépôt.
Celui-ci, étant de retour, accable d'injures et même de coups la statue du
pauvre saint. Nicolas, pour venger son honneur compromis , apparaît la
nuit aux larrons et les force à rendre l'argent. Jean Bodel, auteur du jeo
français de saint Nicolas, s'est efforcé de tirer de cette l^nde un parti
moins puéril. Au juif il a substitué un roi mahométan , guerroyant
contre les chrétiens; ceux-ci sont battus et taillés en pièces dans une
rencontre. Un d'eux est fait prisonnier, et, dévot à saint Nicolas,
exalte devant le prince infidèle la puissance du saint évêque, dont
fimage seule suffit pour garder les trésors d'un roi. Le prince veut en
(aire ouvertement l'épreuve. Bientôt de hai^is voleurs, vrais piliers
' Voy. Jean Belelh et Guillaume Durandi. — * Témoiii le miracle de sainte Ca-
therine, composé par un docte Manceau, Geoffroy, depuis abbé de Saiot-Alban ^ et
représeaté vers 1 1 lo à Duncstaple, on ne sait en quelle langue. Voir V Histoire des
. vingt-huit ahhés de Saint-Alban, par Matthieu Paris. — ' Décembre 1 720 et ar ril 1 735.
L'abbé Lebeuf regarde ces quatre mirades oooune autant de parUes d'un même
drame représenté de suite , oe qui eût formé une sorte de tétralogie dans le goÂt
grec. Je pense, au conlraire, que ces petites pièces étaient réparties dans les divers
offices, la veille et le jour de la fête du saint. — * Pour la cause présumée de cette
singulière dévoUoo dei juifs k saint Nicdas , voir Le Mercure de Frsmce d'avril 1 755.
58
558 JOURNAL DES SAVANTS.
de taverne (car le vin et les tavernes jouent un rôle fort inattendu
dans ce drame, en dépit du Coran et de la vérité des mœurs), pillent
le trésor du roi, qui condamne au.feu ou au pal le pauvre ptiadom.
Heureusement Nicolas, son protecteui\ apparaît aux bandits au mi-
lieu des dés et des brocs, et les force, par de terribles menaces, à
restituer ce qu'ils ont pris. Le roi émerveillé se convertit à la religion
chrétienne.
Malgré la scène héroïque des chrétiens qui tiennent tête à toute une
armée, cette pièce, qu^un critique trop bénévole a qualifiée de ^-
jfdf&0 nationale ^ n*est qu'un jea presque toujours comique et essentiel-
lement populaire. Les querelles et les prcipos d'ivrognes qui remplissent
plus de la moitié de Fouvrage, Targot presque inintelligible des truands,
et une impudeur de langage souvent beaucoup trop intelligible, attes-
tent que ce miracle, joué la veille de la fête de saint Nicolas, comme
nous en ÎDstruit le pndogue, était destiné surtout à la joie des carre-
fouFS et aux ébattements des bourgeois et des artisans. M. Monmerqué ,
trop préoccupé de ce premier vers du prologue ,
Oilez, oiiez, segneur et daines,
a pensé que Jean fiôdel avait destiné son ouvrage aux manoirs à tou-
relles des châtelains ^. Pour ma part, je crois que ce vers,
Oliez, oiiez, segaeur et dames,
nest quun ccnnpiiment banal adressé par le poète à un auditoire par-
faitement plébéien. Dans la même pièce , des ribauds qui trinquent au
c^lbaret se traitent de ségnears , et un héraut du roi sarrasin commence
uQ cri public par ces mût$ :
Oîîez! oiîcz! segneur trestut.
La scène militaire, vraiment très- belle, qui a pu faire illusion sur
la nature et le mérite de lensemble, se passe sur un champ de bataille
africain. Un petit nombre des nôtres sont enveloppés de tous côtés par
une nuée d'infidèles. Dans cette extrémité, aucun cœur ne faiblit; tous
se disposent à vchdre chèrement leur vie, en braves et en chrétiens. Un
des chevaliers s*écrie :
Segneur, nen doulés ja , vés cbi vostre juise :
Bien sai touii movnms et dame Dieu serviche,
Mais moat bieii m'i veodrai , se ni*espée ne brise.
* Éiodm «r les myilètm, p. 17. — " Voy. Théitn français au moyen âge.
p. 169.
AOUT 1846. 450
«SeigneuffSé n<ea doutes pa», voici Tlieure de aolre j^igemeut. Bieo M^je
3UC nous y mourrons tous pouir le service de Dieu, notre mûtrt; oiais je yen-
rai cher ma vie, si mon épëe ne se brise, »
•. li
UNS CRBSTIENS NOUTIAOS CBCVALIEAS.
Segneur, se je soi jooes , ne m*âiét en despist ,
On a véu souvent grant cuer en coBs petite
Je ferrai cel forobeur
UN CHAiriBN NOUVBUn CHEVALIER.
t Seigneurs, si je suis jeime, ne m*ayez en mépris; on a vn bien souvent
grand cœur en corps petit. Je tuerai ce brigand ^ . . » . '
N est-on pa5 heureux et surpris de trouver un des plus beaux diamants
du Cid dans ce fumier à\\n autre Ennius? Cependant Les pbrétiiem
tiennent parole et courent à la mort. Un ange descend du ciel, porteiu*
d'une heiu'euse nouvelle. Ce nest pas lyne victoire tear^tre^ mais une
palme plus désirable qu'il leur annonce :
« Ailes; vous avez bien commencé. Pour la gk)ire de £Xeu, vous sera tous
taillés en pièces ; mais voçs reoevrcE la oouronae d*en haut Je retourne à
Dieu; demeurez. •
Aies, bien avésoonmencfaié;
Pour Dieu serés tout datreocliié;
Mais le haute couronne ares.
Je m'en vois a Dieu , demourés *.
■■ I ■ ■ : ■•
Cette belle scène, digne de la Chanson des Saaons, œuvre du memi^
trouvère, a induit tous ceux qui en ont parié (MM. Monmerqué» Oné-
sime Le Roy et autres) à y voir une allusion touchante à notre glorieux
désastre de la Massoure , arrivé le 9 février 1249, jour de deuil et d'hé-
roïsme, où, à l'aspect de saint Louis accourant en armes, nos preux
écrasés par le nombre, u criurent voir Tange des combats qui venait à
leur aide*. » M. Onésime Le Roy a été plus loin encore que M. Mon-
' MM. Monmerqué et Onésime Le Roy, qui ont les premiers signalé ces beaux
vers ti notre admiration , se sont trompés en disant qu ils font partie d*une prière
que le nouveau chevalier adresse à Dieu. Il n*cst pas là question de prière. Le
jeune homme s'adresse aux vieux seigneurs qui Tentourent, et non au Seigneur
seqneur est la forme du pluriel. — ' Peut-être fant41 ponctuer: «Je m*en vois
adieu, demourés, » et traduire en conséquence.-— ' Michaud* Histoire des croisades,
Voici les propres paroles de Joinville : « Je vys venir le roy et toute sa gent , qu
venoit à ung terrible tcmpeste de trompeUes, clerons et cors . . • Et vous promets que
oncques si bel homme armé ne veîs. Car il paressoit par dessus tous depuis les
espaulles en amont; son heaume, qui esloit doré, et moult bel, avoit-il sur la teste
et une espée d'Almaigne en sa main. »
58.
&6Û JOURNAL DES SAVANTS.
merqué; il reconnaît sans hésiter dans li nouviaas ckewalurs Robert d'Ar-
tois , frère du roi, tué dans cette bataille, sans penser que Robert était
homme fait en i a 49 et déjà chevalier depuis onte ans. D'ailleurs toutes
ces allusions à saint l/ouis et à laMassoure se trouvent mises à néant
par les nouvelles et plausibles conjectures de M. Paulin Paris sur Tâge
probable de Jean Bodd. D'après d'ingénieuses recherches , consignées
dans le tome XX de V Histoire littéraire de France, Jean Bodel n'a
point vécu, comme on le croyait généralement, vers la seconde
moitié du un* siècle, mais è la fin du xu\ Je pense, il est vrai, que
M. Paulin Paris a poussé sa conjecture un peu trop loin, en faisant re-
monter le côngié et la réclusion de Jean Bodel dans la léproserie de
Meullant^ à l'année 1 ao3 ; mais, même en abaissant un peu cette date,
et en la plaçant à Tannée 1 aa/i , comme cela serait , je crois, plus exact,
et comme je tâcherai bientôt de l'établir dans ce journal, le Jeu de
saint Nicolas n'en serait pas moins sans aucun rapport avec saint L.ouis
et le funeste combat de la Massoure.
Bien loin de mériter le nom de tragédie ^ ce jeu ne contient qu une
seule scène pathétique. Le mouvement,' le spectacle, la gaieté bachique
dominent dans tout le reste. Les propos de joueurs et d'ivrognes, beau-
coup trop longs pour nous et de plus très-obscurs, paraissent pourtant
pleins de naturel et devaient prodigieusement divertir la populace dont
c'était la langue et qui n'en perdait rien. Je n'extrairai de ces gaillardises
pantagruéliques qu'un passage qui me semble digne de plaire aux gens
de goût de tous les temps :
Selon la coutume qu'avaient alors les hôteliers de crier ou de faire
crier leurs marchandises devant leur porte , Raoulet , crieur de taverne,
annonce , à grand renfort d'éloges, le vin de son patron :
«Ici le vin nouvellement en perce! à pleine pinte! à plein tonneau! vin
loyal, potable, coulant et corsé; grimpant comme écureuil en bois; sans au-
cun arrière-goût de pourri ni d*aigre; vin sec et léger, courant sur lie, clair
comme larme de pécheur 1 vin digne de s'attacher k la langue du gourmet
et dont nul autre ne doit goûter. . . Voyez comme il dévore son écume ! conune
on le voit monter, étincder et frire ! . . . Gardez-le un tantinet sur la langue,
et vous sentirez sur le cœur un fameux vin. »
Le vin aibré de nouvel,
A plain lot et à plain tonnel !
Sage, bevant, et plain et gros,
Rampant comme escuireus en bos ,
Sans nul mors de pourri ne d'aigre ;
Sem* lie court et sec et maigre ,
' Faubourg de la ville d'Arras. j
AOUT 1846. 461
Cler con ianne de pechéour;
Groupant seur langue à lechéour :
Autre gent n*en doivent gousterl
Vois oon il mengue 8*escume ,
Et saut et estinchele et finit I
Tien-le seur le langue un petit,
Si sentiras ja outre vin.
Cest là de la poésie bachique, qui sent déjà à plein gosier son Villon
et son Rabelais.
Le Miracle de Théophile, dû au trouvère Rutebeuf, est une œuvre
plus grave, mieux proportionnée, plus émouvante, mais qui n*a pas
dû coûter un grand effort d*imagination à son auteur. Rutebeuf n a
ikit qu'écrire et dialoguer , dans des mètres très-habilement variés , la
célèbre légende de Théophile , légende terrible et surnaturelle, qui met
aux prises dans son cadre étroit le ciel , la terre et Tenfer. Cette his-
toire, née en Orient au vi* siècle ^ avait déjà cours en Europe au \\ et
fut mise en vers par la célèbre religieuse saxonne Hrotsvitba ^. Elle fut
surtout populaire en France pendant le xii* et le xni* siècle ^, à laurore
de la sécularisation des arts. Alors, en effet, les artistes émancipés, les
francs-maçons, les maîtres verriers, les maîtres peintres, les tailleurs
d^images^, couvrirent les murs des églises, les stalles, les chaires,
les vitraux, de cette histoire formidable d*un prêtre qui, par dépit
' La plus ancienne rédaction est due à Eutychianus, qui, d*après les Bolian-
distes, 1 écrivit vers 538. M. de Sinner a enrichi les notes oeTédition de Rutebeuf
de deux textes grecs de cette légende, d*après deux manuscrits, Tun de Coislin,
Tautre de la bibliothèque impériale de Vienne. Ce dernier texte, bien que déparé
par des interpolations barbares, parait pourtant à M. de Sinner pouvoir remon-
ter à Eutychianus. CEavres complètes de Ratebeuf, t. II, p. 33a. — ' On trouvera
des détails sur ce poème dans la notice sur la vie et les ouvrages de Hrotsvitha ,
placée en tète de son théâtre. Voy. Théâtre de Hrottvitha, Paris, i845, p. xxxiii.
— ^Non-seulement on peut signaler, dans les trouvères du xni* siècle, des allusions
fréquentes à laventure de Théophile; mais plusieurs poètes de cette époque ont
composé des récits en vers assez étendus sur ce sujet. M. Achille Jubinal a réuni
dans les notes de son édition de Rutebeuf, beaucoup de ces poésies jusque-là
inédites, entre autres, le poème de Gauthier de Coinsv* d*après le manucrit 2710
de la Bibliothèque royide. — * L*histoire de ThéophUe est sculptée a Notre-Dame
en deux endroits , au portail du nord et dans le dernier médaillon extérieur de
Tabside; elle est peinte, dans la cathédrale de Laon, sur une verrière du dievet,
on dix-huit sujets qui ne sont pas tous fournis par les textes connus de la légende;
on la voit sur les vitraux du chœur, tant è Saint-Pierre de Troyes qu*à Saint-Julien
du Mans; enfin elle a été peinte à fi'esque à Nancy, dans une chapelle de la pa-
roisse de Saint-Épvre, les uns disent par Léonard de Vinci , les autres dans la ma-
nière plus ancienne d* Albert Durer.
462 JOURNAL DES SAVANTS.
d'orgueil et par ambition forcenée, renie Dieu et se voue au diable,
comme plus tard, par revanche peut-être, Faust (non plus un clerc,
mais un laïc et un docteur) vendra son âme au démon ,par curiosité
damnable et soif inextinguible de jouissances matérielles. La chute et
la pénitence de Théophile, acceptées, d'ailleurs, et sanctifiées par
{*Église\ devaient tenter le génie de Rntebeuf, poète satirique, spiri-
tuel et joyeux enfant de Paris ^ ennemi des jacobins et des clercs,
ami des écoles, champion intrépide et populaire de l'Université dans
son duel contre les ordres mendiants^. Au ton libertin de certaines par-
ties de la pièce, on peut être assuré que cet ouvrage (ut composé pour
un auditoire séculier et joué pix>bablement par une troupe d'étudiants
peu rigoristes. Voici un échantillon des blasphèmes que profère le
vidame ou sénéchal de l'église d'Adana en Cili€ie« dépossédé de sa
charge par finjustice d'un nouvel évêque. Ce monologue de Théophile
forme l'introduction du drame :
« Hélas! hélas! Dieu, roi de gloire, je vous si toujours eu si présent à la
pensée; j*ai tant donné et distribué aux pauTtes, qu'A ne me reste pas Taillant
un pauvre sac. L'évéqoe m'a laissé nu, sans le moindre avoir. Je n'ai (dus qu'à
mourir de faim , si je ne vends ma robe pour du pain. Et les gens de ma mai-
son, que deviendront-ils P Dieu prendra-t-il soin de les nourrir? Oui! Dieu!
qu en a-t-il à faire? Ils n*ont qu'à s'en aller chercher leur pâture ailleurs. Dieu
(ait la sourde oreille à mes plaintes; il n'a nul souci de mon fardeau. Eh bien,
je lui rendrai moquerie pour moquerie. Honni soit q(tii se loue de lui! Il n'y
a rien qu*on ne doive faire pour avoir du bien. Je ne prise Dieu ni ses menaces.
Irai-je me noyer ou me p€»Klre? Je ne puis m'en prendra à Dieu ; on ne peut
arriver à sa demeure; il s*est logé si haut, afin d'éviter sea ennemis, qu'on ne
saurait Ten arracher et qu'aucun trait ne peut l'y atteindre. Ah ! qui le pourrait
tenir, le battre et le rebatlre, ferait une bonne journée! . . . Hélas! à cette heure,
il est là«haut dans sa béatitude; et moi, malheureux! cbéiif! je suis pris dans
^ M. Chabaille a émis dans ce journal une opinion contraire : il pense que.Ru-
tebeuf était champenois (Journal des Savants , i83q, p. à^ et aSo). Une des preuves
qu'il indique , en passant , est un vers du Dit de ferberie :
En celé Ckampaigne ou Je fus neix.
Je tirerais de ce passage une conclusion toute différente. Qu'est-ce que le Dit de
lerberie? one parade satirique, où Rutebeuf se moque agréablement de la fa-
conde en plein vent des vendeurs d'orviétan et d*herbes niédicinales. Cette pièce
ne me semble devoir rien fidiimir soit pour la vie, soit pour la profession, soit pour
la patrie de l'auteur. Le poète se serait bien gardé de laîre son chariatan champe-
nois, si luimème était né en Champagne. M. Paulin Paria a conjecturé dans sa
notice sur Riitebeuf (t. XX de ÏHistairt littéraire de France, p. 761), que ce trou-
vère était né près de Sens. Pour moi, je le crois de la patrie de Vfllon. — * Voyez,
dâiaf Rutebeuf, li Dis des Cordelière, ti Dis desjaeopins, h Discorde iesjaeopinset de
l'Univertiteij etc, etc.
AOUT 1846. 463
le» filets de paurrelé et de soufIraDce!. . . On va dire que je deviens fou;
ce sera le bruit public. Je noserai voir personne; je ne pourrai m'assedi
dans aucune soaété ; on m*y montrerait au doigt. Je ne sais plus ce que je
dois faire : Dieu in*a fait tomber dans un piège indignu. >•
Ahil abil Diex, rois de gloire,
Tant vous ai eu en mémoire,
Tant ai doné et despendu ,
Et tant ai aus povres tendu.
Ne m*est remes vaillant un sac :
Li evesque
Sanz avoir m*a lessié tout sangle.
Or m*estuct-il morir de fain ,
Se je n envoi ma robe au pain.
Et ma mesnie , que fera ?
Ne sais si Diex les pestera.
Diexl oil! qu*en a u & fôre ?
En autre lieu les covient trere.
Ou il me (et loreille sorde,
Qu il n*a cure de ma lalorde ;
Et je li referai la moc.
Honiz soit qui de lui se loe !
N*est riens cou por avoir ne face;
Ne pris riens Dieu ne sa manace.
Irai je me noier ou pendre ?
Je ne m*en puis pas 4 Dieu prendre ,
C*on ne puet a lui avenir.
Ali ! qui or le porroit tenir
Et bien batre à la retornée,
Moult auroit fet bone jornée ;
Mes il s*est en si haut leu mis,
Por eschiver ses anemis,
Gon n*i puet trere ne lancier.
Or est là sus en son solaz;
LazI chetisf et je sui es laz
De Povreté et de Soufrete.
Or est bien ma viele frète.
Or dira Ten que je rasote :
De ce fera mes la rîole.
Je n oserai nului véoir.
Entre gent ne devrai seoir;
Que Feu m*i monsterroit au doi.
Or ne soi je que ieire doi.
Or m*a bien Diex servi de guile.
Ce début sarcastique exclut tout d*abord Tidée que ce drame ait été
commandé par une corporation religieuse et joué dans un couvent
464 JOURNAL DES SAVANTS.
ou par des clercs, ainsi que Ta pensé le premier éditeur des œuvres de
Rutebeuf^ D'une autre part, ce sombre sujet ne pouvait avoir aucun
charme pour un auditoire aristocratique et galant. B n'avait donc chance
de plaire qu'à la population raisonneuse des écoles et à la multitude
toujours avide de merveilleux. Cette légende fantastique était si popu-
laire aux environs de la rue du Fouarre et sur le pavé des halles , que
Villon lui-même, le poète des Repues franches, s'est souvenu de cette
histoire , et y a fait allusion dans une ballade composée , il est vrai ,
à la demande de sa mère , pour honorer Notre-Dame. On lit dans cette
prière à la Vierge :
A votre fils dites que je suis sienne ,
Qu*il me pardonne, comme à TÉgyptienne',
Et comme il fit au clerc Théophilus.
L*entrevue mystérieuse du mauvais prêtre avec le mécréant ^ aï par-
lait au diable quand il vobit, et surtout l'évocation de Satan en personne,
faite avec la vraie formule cabalistique^ dans un lieu désert, où le sor-
cier avait enjoint au dignitaire déchu de se rendre
Sanz compaignie et sans cheval,
devaient émouvoir profondément les flots pressés et orageux d*un au-
ditoire de la place Mauhert ou du clos Saint-Victor. Nous ne possédons
malheureusement aucun détail sur la représentation de ce miracle à
Paris; elle ne dut pas précéder de beaucoup f institution des clercs
de la basoche, que quelques historiens font remonter à ia85 ou
i3oa. D ailleurs, le succès de ce drame paraît avoir été durable et
lointain. D. Carpenticr mentionne, d'après un acte de i38/i, «des jeux
faits par les habitants de la ville d'Aunai, le dimanche après la Nativité
de saint Jean-Baptiste, en mémoire de la conversion de Théophile^.»
On a conservé le souvenir d'un miracle sur le même sujet , représenta
au Mans, dans la place des Jacobins, en Tannée iSSg.
Jean Bodel avait préludé à ce drame par deux pièces élégiaques que
Ion trouve transcrites séparément dans plusieurs manuscrits , savoir :
la Repentance Theophibus et la Prière Theaphilas *. Ces deux morceaux ,
* CEiior«f complètes de Ruteheuf, 1. 1", préface, p. xx et xxvi. — * Rutebeuf a com-
posé un assez long poème sur sainte Marie l'Égyptienne, auquel Villon fait allusion dans
ce vers. — 'Cette formule de conjuration offre un amas de mots barbares, qui n'appar-
tiennent à aucune langue et qui semblent sortis du cerveau de notre trouvère. On
croit pourtant y reconnaître quelques mois hébreux altérés. — * D. Carpenlier, au
mot lAidas Christi, — * Voyez les notes de M. Achille Jubinal aux Œuvres complètes
de Rut^feuf, t. II, p. 3^7, et la nolice de M. Francisque Micbd sur le miracle
ile Théophile : Théâtre français osl moyen âge, p. i38.
AOUT 1846. 46b
fort développés, ont été intercalés in extenso dans le drame, soit par le
poète lui-même, soit par le copiste du précieux manuscrit n* ya i8 de
la Bibliothèque royale. Je pencherais à n accuser que le copiste d*uu
manque aussi complet de proportion ^ Ces longueurs refroidissent
beaucoup, à mon sens, un ouvrage dont le principal mérite devrait
consister dans la continuité de Témotion.
Nous venons de passer en revue toute la partie demi religieuse et
demi-populaire du théâtre français au xii* et au xni* siècle. Nous exa-
minerons dans un prochain article les drames composés sur des sujets
profanes pendant la même époque.
MAGNIN.
Hatcheson, fondateur de l'école écossaise.
PREMIER ARTICLE.
Flutclieson e^t né en Irlande , mnis il est Ecossais par son origine , par
son éducation, par toute sa carrière.
Et non-seulement il est Écossais^ mais il est presbytérien et presby-
térien dissident.
Il tient de toutes paits k la révolution de 1688; il a reçu, il a con-
servé et il a répandu avec ardeur les principes de la liberté civile et re-
ligieuse.
Voilà ce que nous apprend sur Uutcheson un homme qui avait passé
avec lui une partie de sa vie, qui avait été son collègue dans la même
université, et qui en a donné, quelque temps après sa mort, une bio-
graphie exacte et pour ainsi dire authentique, le révérend William
Leechmann, professeur de théologie à Tuniversité de Glasgow. Nous
empruntons à cette biographie la plupart des détails qui vont suivre.
Uutcheson appartenait à une ancienne et honorable famille du comté
d'Ayr en Ecosse. Son grand-père avait quitté son pays pour venir s ë-
tablir dans le nord de Tlriande; on ne dit pas pourquoi; mais on sait
que c était un pasteiu* du parti des dissidents; et, à cette époque, en
^ M. de Roquefort a ftoupçonoé, comme moi, que ces deux pièces élaieut étian-
gères au miracle, du moins pour une partie. Voy. Glosêairt de la tangue romane,
t. II, p. 770, col. a, n" 55 et 56.
59
466 JOURNAL DES SAVANTS.
Ecosse, les dissidents étaient, ce semble, les indépendants ouïes pariiains.
Le père de llutcheson était aussi ecclésiastique et pasteur d^une con-
grégation de dissidents. Tel est le berceau de Francis Hutcbeson.
Il naquit dans le nord de Flrlande, en 169&. Il fut élevé sous les
yeux et sous la direction de son grand-père, fin 1710. on Tenvoya en
Ecosse , à Tuniversité de Glasgow, pour y achever ses études. Il y de-
meura six ans, cultivant à peu près toutes les parties des connaissances
humaines, la philosophie , la physique, les littératures latine et grecque
auxquelles il s'appUqua avec le plus grand succès. Ensuite il se tourna
vers la théologie, dont il voulait faire sa profesnon.
C'était alors le temps où le livre de Clarke sur l'existence et les attri-
buts de Dieu soulevait une ardente polémique. Hutcheson lut avidement
ce livre; mais, tout en approuvant les conclusions , il lui vint peu à peu
des doutes sur la solidité du principal argument appelé l'argument a
priori; et il écrivit au célèbre docteur pour lui soumettre ses doutes et
lui demander des éclaircissements. Il ne parsut pas que Clarke lui ait
répondu, ou du moins il ne le convertit pas à sa métaphysique. Hut-
cheson la trouva plus sublime que solide, et il chercha l'évidence dans
une route plus humble et plus sûre. Nous verrons Hutcheson demeurer
fidèle à cette pensée de sa jeunesse, et, à son exemple, toute l'école
écossaise répugner aux preuves a priori de l'existence de Dieu, de quelque
côté qu'elles viennent, soit de Descartes, soit même do Newton dont
Clarke était le disciple et l'interprète. L'école entière, comme son fon-
dateur, s'élève à Dieu en partant de l'homme et du monde, et non
d'une idée quelle quelle soit, oubliant qu'une idée, si elle est naturelle
et nécessaire, si elle fait partie de la constitution intellectuelle et mo-
rale de riiommc, est aussi un phénomène qu'il s'agit d'expliquer, et qui
peut nous conduire à Dieu tout aussi légitimement que les phénomènes
de notre constitution physique et ceux du monde extéiîeur. Nous aurons
bientôt à examiner cette opinion de l'école écossaise : en ce moment
bornons-nous à la reconnaître, en 1717, dans le jeune étudiant de
Glasgow.
De retour en Irlande, Hutcheson passa les examens nécessaires pour
entrer dans le saint ministère, et il allait être appelé pasteur d'une petite
congrégation de dissidents quand on lui offi^it de venir à Dublin diri-
ger im établissement particulier d'éducation. Il accepta, et dans cette
carrière nouvelle il obtint les plus grands succès; mais il en paya le
prix. Son biographe nous a])prend que de pieux personnages le dénon-
cèrent charitablement coinme un dissident qui n'avait pas le droit de
tenir une maison d'éducation , n'ayant pas souscrit l^s canons de l'tilglise
AOUT 1846. 467
anglicauc, ni obtenu l'autorisation nécessaire de l'autorité ecclésiastique,
tleurcusement il y avait un théologien philosophe sur le siège archiépis-
copal de Dublin ) le docteur King, i'auteiu* du livre de origine malt, qui
s honora lui-même en défendant Hutcheson. Son mérite et ses opinions
lui valurent d*illustres amitiés dans le parti attaché k la cause de la ré-
volution. Il se lia plus étroitement encore avec ce parti en épousant la fille
d*un ancien capitaine qui s était distingué au service du roi Guillaume.
G est à Dublin qu il composa les Recherches sur l'origine de nos idées
de beauté et de vertu. Get ouvrage parut anonyme en 1728 : son succès
fut tel, quil y en avait déjà en 17^9 une troisième édition ^ En 1 728
parut Y Essai sur la nature et la conduite des passions et des affections, avec
des éclaircissements sur le sens inoral, par l'auteur des Recherches sur nos
idées de beauté et de vertu^. Ges deux écrits sont étroitement liés ensemble
et composent en quelque sorte un seul et même ouvrage. Presque en
même temps Hutcheson inséra dans un recueil périodique de Dublin
des Réjlexionssar le ridicule, dans un tout autre esprit que celui de Hobbes,
ainsi que des Remarques sur la fable des abeilles contre Mandevilie^. Un
journal de Londres ayant publié des lettres signées Philarète, renfer-
mant des objections à quelques parties de la doctrine des Recherches j il
répondit à ces lettres dans le même jourucd, et il en résulta un débat
intéressant auquel mit fm la mort de Philarète'^.
Ges divers écrits portèrent promptement au delà de Tlrlande la ré-
putation dJIutcheson. L'université de Glasgow , qui Tavait formé, .Jf re-
vendiqua, et rappela à la chaire de philosophie morale, devenue vacante
à la mort du savant éditeur de Pufiendorf, Gerschom Gormichaël :
c est de là que date la philosophie en Ecosse. Jusque-là, il n'avait paru
en Ecosse ni un écrivain ni un professeur de philosophie un peu re-
marquable. G*est Hutcheson qui a produit tout ce qui s*est fait depuis.
11 avait apporté à Glasgow une belle renommée; il lagi^andit par ses
cours et par ses nouveaux écrits.
' C'est rédition qiie j*ai sous les veux : An inquiiy into tke original of our ideas 0/
hsamtj and virtuê, etc. The third édition correcled, London, 1729. La dédicace est
datée de Dublin, 1735. La préface de cette troisième édition rend compte des
changements qu elle renferme. — ' il/i essay on tke nature and conduct «/* the pas-
sioRâ and affections with Hlastrations on the moral sensé, hy the aatorofllie inquiry, etc.
Je possède une édition de Londres, 1730, sans désignation de seconde ni de troi-
sième édition. — ' Recueillies plus tard : Réfections upon Langhler and Remarks on
the fable of the Bées. Glasgow, 1760. — ^ Lecchman nous dit que cette correspon-
dance est de 1728.- Hutcheson v fait allusion dans la préface de Y Essai sur les pas-
sions, p. 20 de noire édition. ElUe a été recueillie assez tard : Letters eoncenùmi tke
tme foandation ofwrtue or moral goodness^ Glasgow, 1772.
59.
468 JOURNAL DES SAVANTS.
. Jl se dévoua tout entier à ses fonctions et sacrifia la gloire au devoir.
H ne publia a Ghsgow que des manuels latins à Tusagc de ses auditeurs,
Mïï Abrégé de logique, une Esquisse de métaphysique^, un Manuel de phi-
losophie morale ^. Hutcbeson a fait lui-môme de ce dernier ouvrage une
traduction anglaise ^. Il travaillait h une grande composition qui devait
présenter son système entier de philosophie morale dans sa forme der-
nière. Elle a été publiée après sa mort par sou fils avec la biographie
de M. Lecchman ^ : cest le Manuel de philosophie morale, non plus seu^
lement traduit , mais amplifié; mêmes divisions générales , même ordre
de chapitres et de paragraphes; rien de nouveau^ Hutcheson est tout
entier dans les Recherches sur Vorigine de nos idées de beauté et de vertu;
ce sont elles qui ont fait sa réputation. Elles ont été traduites dans toutes
les langues ^; elles sont auprès de la postérité le titre d'Hutcheson, et
on les doit considérer comme le premier monument de la philosophie
écossaise.
Depuis 1729 jusqu'à sa mort, arrivée en 1767, Hutcheson n a donc
été qu'un professeur, mais un professeur éminent, qui jeta un éclat
inaccoutumé dans la carrière académique en Ecosse.
M. Leechman, qui écrivait en 1765, et quand Adam Smith profes-
sait depuis plusieurs années, nhésite point à déclarer Hutcheson un
des maîtres les plus puissants et les plus aimables qui aient paru de son
temps ^. Il possédait une grande quantité de connaissances diverses
qui lui permettaient d'appliquer sa doctrine aux différentes matières
enseignées dans TUniversité. Il n^élait pas étranger aux sciences mathé-^
matiqueset physiques; il était très-versé dans les liltératures anciennes;
sa morale touchait de toutes parts à la jurisprudence; il avait' fait une
sérieuse étude de la théologie , de sorte que les élèves des quatre facul-
tés pouvaient profiter à ses leçons. Ils y venaient presque tous puiser
' Logicœ compendiam et synopsis metaphysicœ. Glasgow, i']li2. — * PhilosopKiœ
moralit institatio compendiaria , ethices etjurispradentiœ naturalis elementa continens, etc.
Glasgow, 1 7^3. Il Y en a eu bien des éditions. Jen ai sons les yeux une troisième ,
imprimée par les Foulîs, en lyBS. — ^ A short introduction to moral phiîosophj in
three hooks , containing the éléments of Ethics and the law of nature with tke principles
t^ économies and pohiiks. Glasgow, lyA/. — ^ A System of moral philosophy in three
looks written by the late Francis- Hutcheson , L. L. D: etc., to which is préfixée, an
Account oj the life , writings and character of the author, by the .révérend William
Leechman, professor of divinity in the same umversity. Glasgow, 1765, a vol. in-i*.
— • Il y en a une traduction française (par Eidous) : Recherches sur l'origine des
idées que nous avons de la beauté et de la vertu, a vol. in-ia. Amsterdam, 17A9. —
• P. XXX. « One of the most masîerfy and engaging teachers tkat has apparead in our
%.age. •
AOUT 1846. k&9
des principes ou des directions utiles. Il était comnmnicatif et expan-
sif, ce qui est en quelque sorte le naturel du professeur. Mais c est sur-
tout du professeur éloquent qu'il faut dire : Vir bonus dicendiperitus.Le
vi-ai, l'inépuisable foyer de l'éloquence d'Hulcheson était dans son
cœur. Il aimait et il honorait Thumanité, et il en inspirait le respect et
l'amour è son jeune auditoii^. Toutes ses leçons étaient dirigées vers ce
grand objet. Il parlait à lame autant qu'à l'esprit; et, on cela, il était
conséquent à son propre système. Il se complaisait particulièrement à
développer les motifs que nous avons de croire à la divine providence.
C'était là le thème favori qu'il ramenait sans cesse. Il y joignait un zèle
ardent de la liberté civile et religieuse dont il s'appliquait à faire sentir
l'importance pour le bonheur de l'humanité. « Il le faisait, dit M. Leech-
man , avec une telle conviction et une si grande abondance de déve-
loppement qu'il y avait bien peu d'élèves, même parmi ceux qui étaient
venus avec les préjugés les plus contraires, qui ne finissent par. embras-
ser son opinion. »
Fit il ne faut pas croire qu'on fît à Glasgow, comme aujourd'hui en
France, une ou deux leçons par semaine; le cours régulier de philoso-
phie morale comprenait cinq leçons par semaine sur la religion natarelle,
la morale, la jarispradence naiareUe et le gouvernement. Outre cela, trois
fois par semaine, Hutcheson tenait des conférences où il expliquait les
plus beaux morceaux des grands écrivains de l'antiquité grecque et la-
tine sur des sujets de morale. Enfm; il faisait, le dimanche soir, une
leçon sur f excellence du ohristianisme, en s'appuyant, dit son biographe,
sur le Nouveau Testament plutôt que sur les opinions systématiques et
scholastiques des temps modernes. C'était la plus fréquentée de ses le-*
rons, parce que les étudiants de toutes les BsK^ultés et de tous les âges,
étant libres ce jour-là , se faisaient comme une fête d'aller l'entendre ,
bien sûrs de trouver toujours près de lui plaisir et instruction.
On conçoit que des occupations aussi nombreuses laissent peu de
loisir pour la composition; mais quelle influence ne donnent-elles pas!
Celle d Hutcheson fut très-grande. Chaque année de nombreux élèves ac-
couraient à'Glasgow pour l'entendre de toutes les parties de l'Ecosse;
il en venait même de l'Irlande et de l'Angleterre. De i 729 à 1 7^7, c'est-
à-dire pendant plus de i5 ans, il forma une foule de jeunes gens qui
devinrent plus tard des professeurs, des jurisconsultes, des théologiens ^
et jouèrent un rôle considérable dans leur pays. Parmi eux il suffit de
citer Adam Smith. Hutcheson contribua ainsi à la renommée de luni-
versité de Glasgow. Il lui était attaché par les services qu'il lui rendait;
Aussi, lorsqu'en 17&5, luniversité d'Edimbourg lui offrit la premièrj»
470 JOURNAL DES SAVANTS.
chaire de philosophie de rLcosse.il déclina cette ofiBre brillance et avan-
tageuse, et se contenta de la situation modeste où il faisait tant de
bien.
Ce n*cst pas qu à Glasgow aussi il n*eùt excité quelques omhi^ages.
(1 U y avait bien des gens, dit M. Leechihan, auxquels la liberté de son
langage ne plaisait guère, d'autres qui étaient jaloux de sa réputation,
d'autres qui le jugeaient avec leurs préjugés , d'autres enfin avec leur
bigoterie. )» A ce langage du docte principal de Tunivcrsilé de Glasgow
parlant ainsi quelques années après la mort d'Hutcheson et pour ainsi
dire sur sa tombe, on peut conjecturer que les anciennes accusations
qui s'étaient élevées à Dublin contre le pasteur disaident, le gendre d un
officier de la révolution, lami déclaré de la liberté civile et religieuse,
lavaient suivi en Ecosse et jusque dans une université presbytérienne.
L'extérieur d'Hutcheson était comme une image de son âme. Sa sta-
ture au-dessus de la moyenne, une contenance naturelle et aisée mais
virile, donnaient de la dignité à toute sa personne. Ses traits étaient ré«
guliers , son regard exprimait le sentiment, l'esprit, la bonté et la gaieté.
Dès le premier aspect toutes ses manières j^venaient en sa faveur.
J'entre dans ces détaib parce qu ib peignent le fondateur de l'école
écossaise , et que tous ces traits honorables et aimables se retrouvent i
peu près dans ses succeaseors et composent la physionomie de fécole.
L'enseignement public, quand on y porte le sèle et le feu qui lui don-
nent tant d'intérêt et de charme pour le maître et pom^ les élèves, ne
peut pas se prolonger impunément. La chaire enflamme et dévore comme
la tribune. Hutcheson, tout robuste qu'il était, n'y put tenir longtemps,
et périt au milieu de ses florissants travaux et d'une renommée toujours
croissante, à l'âge de 53 ans.
Jene puis faire connaître en détail les différents ouvrages d'Hutcheson.
J'y chercherai paiiicuUèrement les germes que le temps a développés,
les qualités et aussi les défauts qui ont passé dans l'école entière. Je
prendrai donc librement dans les écrits d'Hutcheson ce qui poura me
servir à donner une idée exacte de l'esprit et de la méthode de la phi-
losophie nouvelle, de ses principes généraux, de leur application à la
métaphysique, à la théorie du beau et à la morale.
Conune la philosophie ne recherc^que les vérités de l'ordre naturel,
par une conséquence nécessaire elle ne les recherche qu'à l'aide des facul-
tés naturelles de l'homme ; la seule évidence qui lui appartient est donc l'é-
vidence naturelle; d'où il suit qu'elle ne peut reconnaître aucune autoiîté
étrangère. Elle respecte, elle aime la théologie ; elle en est la sœur, mais elle
n'en est ni la fille , ni encore bien moins la servante.Tei est le génie propre
AOUT 1846. 471
de la philosophie moderne et de toute vraie philosophie. Cela posé, la
méthode philosophique nest plus à chercher, elle est tix)uvée. Si les
facultés natureUes de l'homme sont les seuls instruments de la philoso-
phie, si cest à nos facultés qu'il faut demander toutes les vérités natu-
relles qui sont les objets propres de ia philosophie , la première de
toutes les connaissances est celle de ces mêmes facultés. L'étude de la
nature himiaine est donc le point de départ de toute saine philosophie.
Voilà la vraie méthode philosophique dérivée de Tidée même de la phi-
losophie. Cette méthode est la méthode dobservation appliquée &
rhomme : ici, k nos fiicultés extérieures et physiques; là, à nos facultés in-
térieures, nos £aicultés intellectuelles et morales. L'observation intérieure
a pour miique et nécessaire instrument la conscience, la réflexion, et
pour objets toutes les idées, tous les sentiments, tous les phénomènes par
lesquels se produit notre constitution intellectuelle et morale. Aujour-
d'hui nous nommons cette méthode d'observation intérieure appliquée
à l'âme, la méthode psydiolc^que. Le mot n'est rien, la chose €st tout;
et la diose c'est Descartes qui l'a découverte, ou plutôt qui a cru la
découvrir, car il ne faisait que la renouveler; sans s'en douter, il l'em-
pruntait à Socrate et à tout vrai philosophe.
Locke est un élève de Descartes pour fcsprit général et pour la
méthode. C'est Descartes cpû lui avait donné le goût de la vraie philo-
sophie. Il est, comme Malebranche lui-même , dans la grande route de
la philosophie cartésienne, mais cette grande route a plus d'un sentier;
celui qu'a choisi Locke n'est pas celui qu'a pris Malebranche; ils sont
donc arrivés à des résultats différents, mais le point de départ est
le n>ême. C'est l'unité d'esprit et de méthode qui fait l'unité de la phi-
losophie moderne au milieu de la diversité des écoles, suite nécessaire
et bienfaisante de la liberté de l'esprit humain.
La première question qui se présente à nous est donc celle-ci : l'école
écossaise est-elle une vraie école philosophique, fidèle, aussi bien que
l'école anglaise de Locke et de ses disciples, à ia vraie et immortelle
notion de toute philosophie ? A cette question je réponds , Hutcheson à
la main, que l'école écossaise est une école tout aussi lihre que celle
de Locke, en possession comme die de la vrai méthode, mais la con-
naissant et la pratiquant mieux.
Ici les citations surabondent, et je ne suis embarrassé que du choix.
Il faudrait trop citer ou ne rien citer. Quiconque a jeté le regard le
plus superficiel sur les ouvrages d'Hutcheson y reconnaît un homme
qui se propose de conduire ses lecteurs ou ses auditeurs à des vérités
(l'un ordre élevé , mais qui prétend les y conduire à l'aide de leurs fa-
472 JOURNAL DES SAVANTS.
cultes naturelles. Hutcheson est, il est vrai, un théologien, mais jamais
en lui le théologien n*usurpe la place du philosophe. Sans cesse Hut^
cheson en appelle h Tévidence naturelle, î l'autorité de nos facultés.
Nous le verrons attribuer à Tune d'elles une autorité souveraine : mais
cette faculté, qu'il accuse Locke et ses disciples d avoir n^ligée, cette
faculté, sur laquelle il appuie toute la philosophie, est enfin une faculté
naturelle. Selon lui, c'est des mains de cette &culté que nous tenons
l'idée du beau et celle du bien; elle est le principe de l'obligation hio*
traie, et l'obligation morale nous révèle plus particulièrement les des-
seins de Dieu sur nous. La volonté de Dieu nous est donc attestée par
cette faculté et par les idées qu'elle nous suggère ; ce n'est patf la volèmé
de Dieu qui, nou& étant d'abord déclarée comme un ordre suprême,
nous impose Tidée du bien et l'obligation qui y est attachée. Par là , le
plus pieux des hommes n'a pas craint de braver l'apparence de lim-
piété, et de s'exposer aux plus tristes accusations. Nulle calomnie ne
lui fit jamais sacrifier la première de toutes les vérités philosophiques ,
à savoir, que toutes nos idées sont l'ouvrage de nos propres facultés et
par conséquent reposent sur l'évidence naturelle et l'autorité naturelle
de ces facultés. Sans doute, dans l'ordre éternel. Dieu est le premier et
le dernier principe de toutes choses; tout vient de lui, tout nous mène
à lui; mais, dans l'ordre historique de là connaissance humaine, ce
sont nos facultés, ces facultés que nous tenons de Dieu , sans le. savoir
d'abord, qui, par leur développement naturel et suivant des lois
qu'elles ignorent elles-mêmes, nous découvrent immédiatement et di-
rectement des vérités de tout genre, lesquelles ensuite nous décou^
vrent Dieu. Ainsi la théologie naturelle n'est pas même pour Hutche-
son le fondement de la philosophie, nia plus forte i^ison la théologie
proprement dite.
La méthode d'Hutcheson est la méthode expérimentale. Les xé-
flexions et les doutes qu'avait fait naître dans son esprit l'examen de
fargument de Glarkc le conduisirent à l'idée de traiter la morale comme
une science de faits. «Quand il vint à Glasgow pour enseigner la phi-
losophie morale, dit son biographe ^ auquel nous céderons un monient la
parole, il appliqua à cette science la méthode qu'il s'était faite, et, au
lieu de rechercher les relations abstraites et les convenances éternelles
des choses, il s'adressa à l'observation et à l'expérience et se denianda
quelle est la présente constitution de la nature humaine, quel est l'état
du cœur humain, et quelle est la destinée qui répond le mieux à la na-
* T. I", p. VI et p. XIII.
AOUT 1846. 473
ture humaine? Il avait vu. que Thonneur et Tavantage de noti*e siècle est
d'avoir mis de côté la méthode des hypothèses dans la philosophie natu-
relle, d'avoir commencé des expériences sur la constitution du monde
matériel, et reconnu les forces et les lois qui s'y rencontrent; il avait
aperçu clairement que c'est en s'attachent inflexiblement à cette mé*
thode que la philosophie naturelle était parvenue à une perfection in-
connue aux âges précédents, et qu'on n'y pouvait faire de nouveaux
progrès qu'en persévérant dans la même méthode. De même , il était
convaincu que la vraie philosophie morale ne peut être l'ouvrage du.
génie ou de l'invention ou le firuit d'une plus grande précision de rai-
sonnements métaphysiques, mais qu'il la fallait fonder siu* Tobservatiou
exacte des difiéreutes facultés et des différents principes d'action dont
nous avons conscience en nous-même, et que nous ne pouvons. mécon-
naître, à des degrés divers, dans toute l'espèce humaine. Une teUe mé-
thode, appliquée à la science morale, exige impérieusement qu'on étu-
die la nature humaine comme un système composé de diverses parties «
qu'on observe foifice et la fm de chacune de ces parties, et leur subor-
dination naturelle, pour en conclure le dessein général et la fin du tout.
Selon lui , c'était cette étude sévère des divers principes ou dispositions
naturelles de l'humanité, tout à fait semblable à l'étude d'un animal,
d'une plante ou du système solaire, qui seule pouvait produire une théo-
rie morale plus solide et plus durable ; et il pensait qu'une pareille théorie
bâtie sur des fondements aussi simples et aussi fermes, serait la
source de la plus vive satisfaction pour tout ami sincère de la vérité. »
Il est impossible de se faire une idée plus nette de la vraie méthode
philosophique. Reste à savoir si Hutcheson l'a aussi bien pratiquée qu'il
l'a conçue. Ici n'oublions pas que Hutcheson n'est point Reid, et que
nous sommes au début et non â la fin de l'école écossaise. N'oublions
pas non plus ce que c'était alors qu'un cours de philosophie dans les
universités d'Ecosse. On en était encore à cette scholastique dégénérée
et abâtardie qui régnait partout en Europe avant Descartes. Un cursus
philosophicas commençait par la logique : venait ensuite la métaphysique
ou ontologie, divisée en physique et en pneumatologie ; la pneumàtologie
avait elle-même deux parties, l'homme et Dieu; le tout était terminé
par la morale. Hutcheson a bien dû accepter, en 1729. à Glasgow, ce
cadre convenu et ofliciel d'un cours de philosophie; mais il faut voir ce
qu'il a su y placer.
Le Compendium logicœ est un abrégé de la logique de Port-Royal,
précédé d'une courte introduction de philosophiœ origine et inventoribns
aut excuUoribus prœcipuis. Parmi ces inventeurs et promoteurs de la phi-
60
474 JOURNAL DES SAVANTS.
losophie, Hutcheson met Bacon, Descartes, Newton « Shafîtsbury et
Locke lui-même. Il définit la logique , l'art de diriger Tesprit dans la
connaissance des choses ou de la vérité. Or l'esprit a trois opérations;
pour diriger ces opérations, il faut les connaître ; de sorte que nous
voilà ramenés à la psychologie comme fondement de la logique. Les
trois opérations de Tesprit sont, pour Hutcheson comme pour Port*
Royal, l'idée qu'il appdle appréhension, le jugement et le raison-
nement. Suit un appendice sur la méthode, sur TerFeur, ses causes et
ses remèdes. On le voit : c'est le plan même de Port-Royal.
La première partie de la Métaphysique d'Hutcheson traite de 1 être
suivant la tradition péripapéticienne. Je ne sache rien de plus vide ,
j'ajoute, et de plus dangereux que Tontologie ainsi considérée. Otez la
matière, l'homme et Dieu, que reste- t-il, je vous prie, en fait d'être?
Une idée générale purement ahstraite qui ne répond à rien , sinon à une
opération particulière de Tesprit de l'homme. On est donc là dans l'abs-
traction, c'est-à-dire précisément dans le néant de l'être. Mab, comme
ce néant, on l'appelle 1 être en soi, il est tout naturel qu'on finisse par
lui attribuer l'existence; que dis-je? l'existence suprême et absolue. On
ne se doute pas de la foule d'erreurs et d'erreurs monstrueuses qui ,
depuis Aristote, sont sorties, à toutes les époques, de cette prétendue
science de l'être placée avant celle de tout être particulier, même de
Dieu. Qu'a fait Spinosa, après tout? Rempli de cette ontologie partout
enseignée sous l'autorité et par l'ordre exprès de l'Eglise, il s'y est arrêté
comme à la vraie théodicéc.
Hutcheson a suivi l'usage en commençant la métaphysique par l'on-
tologie, et en cela il a violé la méthode expérimentale, qui veut qu'on
commence l'étude générale de l'être par Tétude des êtres particuliers, et
d'abord par celle de l'être particulier que nous sommes. Plus tard la
philosophie écossaise brisera le cadre artificiel de la philosophie scho-
lastique , et rejettera les derniers restes du péripatétisme. Ici, tout ce qu'a
pu faire Hutcheson , c'est de déclarer l'ontologie une science fort mince,
nimis exilem, et de répéter plusieurs fois que l'idée de l'être n'est qu'une
abstraction et que la connaissance des êtres réels s'acquiert par la seiir
sation et par la conscience ^
On reconnaît là le grand principe de Y Essai sur rentendement humain.
Hutcheson admet sans difficulté le principe et ia plupart au moins de
ses conséquences. Ainsi le fondateur de l'école écossaise est d'abord en
métaphysique un disciple de Locke.
^ Metaphysicœ synopsis, p. a.
AOUT 1846.. . 475
Locke avait fait oonaister toute la puissance de rentendementihumain
à opérer sui* les idées qui lui sont fournies par les sens et par la cons-
cience ou la réflexion. L entendement combine ces idées, les abstrait,
les généralise, mais sans sortir de leur enceinte. Hutcheson auromme
accepté de confiance cette théorie : on la trouve dans • tous ses: écrits.
Recherches, etc., trad. franc., t. I*, p. 4. «En quoi consiste faction de
fesprit? L*esprit a la faculté de composer les idées qu'il a reçues sépa-
rément, de comparer les objets par le moyen de ces idées , et d<ri>server
leurs relations et leurs rapports, d augmenter et de diminuer ^s idées
selon qu il le juge à propos , et de considérer séparément chaèune de
ces idées simples, quoiqu'elles puissent avoir été reçues coi^ointement
par les voies de la sensation, n Esquisse de métaphysique, part II ,' évX. xc L'es-
prit est passif dans l'acquisition de toutes ses premières idées;, sa puis-
sance consiste à agir sur elles quand une fois elleaf ont été admises : il
peut les retenir ou les écarter, diviser par l'abstraction celles qui sont
composées ou réunir celles qui sont simples, les augmenter ou les di>-
minuer, les comparer et discerner leurs caractères propres et leurs rela-
tions, etc. ^ » Manaelde philosophie morale , liv. I, ch. i. « Les sens externes
et internes fournissent tous les matériaux des idées premières, etc'est sur
ces matériaux que s'exerce ensuite la raison qui est propre à l'homnie. La rai-
son peut découvrir les relations des choses, leurs causes et leuraeffets, leur
enchaînement, leurs ressemblances; elle rattache l'avenir auprésent, etc.^. »
Voilà bien la théorie de Locke. Les sens externes sont ici ce que Locke
appelle tout simplement les sens; et les sens internes ce que Locke ap-
pelle la conscience ou la réflexion. Hutcheson le dit lui-même. Abrégé
de logique, part. I, c. i • « Le sens intime est dit aussi conscience on ré-
flexion '. » Esquisse de métaphysique, page 5i. «Outre les*sensr.extemes,
il y a une seconde source d'idées, de perceptions , à savoir un sens ii^
terne ou la conscience , à l'aide duquel nous connaissons tout ce qui se
* «Primas idearum omnium formas aut primordia effecisse videtur Ipse Deus,
« mente nosira interea nihil agente. Ideas tameo admissas varie mutare potest mens,
• atque in eo vires suas slrenue exercere. Idoas vel retinere potest vel dimitlere, m
« conteix^)landi8 se intendere aut ad alia se convertere; ideas concretas dividere po-
• test abstrahendo aut simplicesconjungere et componere; ideas certa ratione augere
«potest aut imminuere, mter se oomparare earumque haUtudînes eognoscere. »
— ' « Sensus extemi et intemi omnem suppeditant idearom supdledîlem aut ma-
« teriam in qna exercetur homini propria raiiouis vis. . • • Rationis ope renun fda<*
a tiooes quae dicuntur, oognationes et nexum cemere valet mens, ele. » — '-«Sensa-
«tic est duplex, extema et interna.... Sensus est etiam intenras . . . t Qne
« consdentia aut reflectendi vis dicîlur Ex reflexione vdBeasu enemo ^ubIin^
« oriuntur idée. • . . :.w . -
6o.
476 JOURNAL DES SAVANTS.
passe en nous ^ » Manuel de phUoscphie morale, ibid. «Les sens intettieaf
sont les puissances de Tâme par lesquelles elle perçoit tout ce qui se
passe en elle, etc Ces puissances sont appelées, chez de célèbres
écrivains, conscience intime ou réflexion ^)>
La théorie de la volonté, queHutcheson a partout développée, n*est
aussi qu*un écho de la philosophie régnante.
Pour Hutcheson, comme pour toute l'école sensualiste, la volonté est
une faculté générale dont les événements divers et réds sont le besoin ,
l'appétit, le désir auquel s'ajoute une certaine puissance motrice. Es-
i/msse de métaphysique, c. n. «Dès qu'une apparence de bien ou de mal
se présente, une faculté nouvelle entre en exercice; elle s'appelle la vo-
lonté. Elle appète ou désire tout ce qui lui paraît agréable, et elle fuit
le contraire ^. . . » u Le désir est double : il y a le désir purement sensuel ,
qui est aveugle et brutal, et il y a un désir conforme à la raison qui
s*appelle rationnel, ou, d'un seul mot, la volonté ^. » Dans le Manuel de
phiiùsofkie morale, Hutcheson explique en détail cette génération de la
volonté avec tous ses éléments; la sensation agréable ou désagréable,
f appétit ou le désir du bien, l'aversion et la fuite du mal, les diverses
nuances de l'appétit sensitif , appelé par les scholastiques irascible et con-
capiscible, VhrtOviiia et le Si^/xi^, Y6pe^is Skayos de l'antiquité; puis des
mouvements du même ordre mais conformes à la raison , lesquels sont
la volonté ^, j8ovXi/(ti$. Système de philosophie morale, 1. 1, p. 7. a Dès que
les sens ou l'imagination ou le raisonnement nous représentent un objet
ou un événement comme immédiatement bon ou agréable, ou comme
pouvant nous procurer un plaisir futur ou nous garantir d'un mal, soit
pour nous-mêmes, soit pour une personne à laquelle nous nous inté-
ressons, alors s'élève inunédiatement un nouveau phénomène de l'âme,
un mouvement distinct de toute sensation , de toute perception , de tout
jugement, à savoir le désir de cet objet ou de cet événement. Percevons-
nous ou nous représentons-nous un objet ou un événement qui puisse
être une occasion de peine ou de misère, ou de la perte d'un bien quel-
conque? il s'élève un mouvement contraire appelé aversion. Ce sont là
les mouvements primitifs de la volonté , primary motions of the will )>
* « Altéra percipiendi yîs ait, sensus quidam inlemiis aut consdenfia, cujus ope
t nota tunt ea omnia quas in mente genmtar. Novit qaisque senBatkmes suas , jaai-
t dâ, ratîodnia, Yolitiones, desideria et consilia, etc. • — * t E» rires oonscièntiae
ji inlenuD aut reflexionis Domine apud daros scriptores appdlantur. » ^ ' « Exerit se
taltera avime iacultas qum volantas didlur, omnem joeiiiidam in sensu quoTii
tniolom appetens. » — ^ • Appetitns ratîondis didtuf imt* é(ox#t voluntas. • —
' iQni onmes ad vdontatem nar é6ox>^, nve appetitnn raUonalem lefetuator. »
AOUT 1846. 477
Donc la Yokmté n'est que le désir ou Taversion. Ces mouvements de
désir ou d'aversion • Hutcheson les nomme les actes de la volonté. Il
est clair qu'il confond ici les occasions de rexercice de la volonté avec
cet exercice même , et avec la force propre qui est le principe de cet
exercice. Un peu plus loin, Hutcheson accorde, il est vrai, à la volonté
émanée du désir le pouvoir de mouvement spontané [ibid, p. i3). Mais
il ne faut pas croire qu'il s'agit ici d'un pouvoir indépendant qui s'exerce
sur le désir lui-même, y cède ou y résiste; il s'agit seulement de l'effi-
cace du désir, comme dirait Malebranche, de son pouvoir de mouvoir
quelques parties du corps; ce qui est la théorie même de Locke, théo-
rie qui détruit la volonté en la mettant dans une force étrangère qui
ne dépend pas tonjoors de nous, de telle sorte que y sans ner& et sans
muscles il n'y aurfdl pas de volonté ^
Dans une pareille théorie, que devient la liberté? Ce qu'elle devient
ches LfOcke. Chose admirable ! dans le dernier ouvrage d'Huteheson ,
dans son Système de philosophie morale, qui forme a vol. in-4%.je nç
trouve pas un seul chapitre, ni même un seul paragraphe sur la liberté
de la volonté; je doute même que cette expression se rencontre qudque
part. Je la cherche aussi vainement dans le Manael de philosophie morale. Il
y a les meilleures maximes sur le gouvernement suprême de l'âme placé
dans la raison et dans la vertu , mais à peu près rien sur la force intérieure
qui seule peut faire régner en nous la raison et accomplir la vertu.
Hutcheson met en balance les deux opinions contraires: l'une, qui
soutient qu'un jugement de la raison ou entendement étant donné, la
volonté suit nécessairement, puisqu'elle n'estquele dernier jugement pra-
tique de l'entendement; l'autre, quiattribue&lavolontélepouvoird'agir ou
de ne pas agir, de fairececiou de&irecela.Entre ces deux opinions , Hut-
cheson hésite; c*est un problème qu'il renvoie, dit*il, aux métaphysi-
ciens, n but avouer cependant qu'il penche du bon côté. « En général ,
il semble qu'on attribue improprement un pouvoir quelconque à
l'entendement, dont la seule fonction est d'apercevoir la vérité; il
semble que vouloir, ordonner, commander, appartient à la volonté^.»
' Voy. i" série de oos cours, t. III, p. 7a. — * Cap. 11. «Hcrenl in hac parte
t peripatetici quidam oegàotés voluntatem necessario sequi, velultinniin tntenectiM
t judicium practicum, lîeel plemnque sequatur. Vim sui împdlendi fledeodique
«Tolontati tribaunt, qu«, posîlis his omnibus pnereqobitb que dicontur, agere
« potest tel non agere (addunt quidam etîam},hoc agere, vel huic conU*arium. me
« metaphyticis permittimus difudicanda. In universum vero vkletur potestatem ali-
«quam vd imperium impropiie admodum tribut posse intellactui, cuius qnippe
« muous toium est verum oeroere; vdie autem, jmtt a«t niperare, volmitalîs. •
478 JOURNAL DES SAVANTS.
Et il est bien sûr que vouloir appartient à la volonté, mais €^ ne dît
point si ce vouloir, si cette volonté possède une énergie îfm lui soit
propre et dont elle dispose ; en un mot , si elle est libre. U &ut conv^r
que tout ce passage est de la dernière incertitude.
Puisque Hutcheson nous renvoie à la métaphysique pour y trouver
la solution du problème de la liberté, ayons recours à ïEsifaisse de
métaphysique. Mais quy rencontrons-nous? Le problème plus oi| moins
bien posé, mais sans aucune solution arrêtée. U y a deux passager de TjS^-
qaisse sur la liberté. L'un est dans t Ontologie, à Tarticle des'CaÊses ra-
tionnelles, nécessaires et contingentes, part. I, c. i. «La question de la
liberté est difficile, dit Hutcheson : De Ubertaie ariaa eH quœstio.^ U
expose et développe Topinion contraire en peu de mots et' sans déci*
der. L*autre passage est au chapitre de la volonté que nous avons déjà
fait connaître, part. II, c. ii : In gm sita sit libertas. Nouvelle exposition
détaillée de Topinion stoique, puis de Topinion opposée, i laquelle
fauteur parait incliner, avec cette conclusion : «Maiff laissons cette
question tant tourmentée, qui a partagé les hommes les plus savants et
les plus pieux : Sed gaœstionemlûmcvexatissimam, etc.,jam reUiuiuanuu.
Pour absoudre Hutcheson , il faut se rappeler que c'est d^à beaucoup
d*être incertain sur la liberté humaine , quand on fonde la volonté sur
le désir; et il ne faut pas oublier que cette déplorable coofilsipo de la
volonté et du désir est, au xvii* siècle, dans toutes les écoles et dans tous
les systèmes; dans Malebranche^ comme dans Spinosa, dans Jonathan
Edwards comme dans Hobbes; qu'au xvin* siède die est à la fois dans
Condillac et dans Kant; que tout la favorisait; en philosophie, une psycho-
logie encore superficielle; dans la théologie chrétienne » la .domination
de l'esprit de saint Augustin; sur le continent Luther, Calvin, Port-
Royal et l'Oratoire; en Angleterre et en Ecosse des sectes puissantes,
ie puritanisme exalté et la modération arminienne. Hutcheson trouve
dans la théologie de son temps et de son parti et dans la philosophie
régnante le motif et l'excuse de son incertitude. Mais, peu à peu, le
temps viendra où une psychologie plus assurée élèvera la foi à la liberté
humaine au-dessus de tous les systèmes théologiques et philosophiques,
et l'établira comme une vérité de fait invincible au raisonnement, égale
ou supérieure en évidence à toute vérité quelle qu'elle soit, puisqu'elle
repose sur le dernier fondement de toute évidence, l'autorité de la
conscience.
(Lasaiteau pivchain cahier.) V, œUSIN,
^ FjngmmtUiBfkihiopkieearligfemmMptMâjau
AOUT 1846. 479
1. — jEgyptens srsàLB IN DBB Wmltgeschicbte. Geschicht'
Hche Vntersuchung in fûnf Bûchem, von Ch, C. !• Bunsen; I«»,
U^ und m» Buch, 8^ Hamburg, i845.
1. — Place ds l'Egypte dans l'histoire du monde; recherche histo-
rique en cinq livres, par Ch. C. J. Bunsen « I", II* et III' livres, 8^,
'" Hambourg, i845.
2. T-rr AUSWABL DBB WICETIGSTEN VbKUNDEN DES ^GYPTISÇBEN
Aêtbbtbums, herausgegeben und erlàatert von D^ R. Lepsius,
Tafeln, Leipzig « 184^5 fol.
' '2. '— Choix des documents les plus importants de l'antiquité
* ' ÉGYPTIENNE, publiés et expliqués par le D' R. Lepsius; planches,
Leipzig, 1842, fol.
• « » I . '
QUATRlènB ARTICLE*.
Nous continuons d'examiner Touvrage de M. Bunsen avec Tintention
d'en faire connaître, aussi exactement que possible^ l'objet, la marche
et le résultat, et en nous réservant d'en apprécier le mérite et l'impor-
tance, quand nous serons arrivés au terme de cet examen. Nos lecteurs
se î'appeifent que l'idée principale qui a présidé au travail de notre au-
teur, pour toute la haute époque de l'empire égyptien, consiste à établir
l'accord des listes des ni premières dynasties de Manéthon avec les trente-
huit rois Ôiébains du Canon d'ÉratosÂène. Nous avons montré, dans notre
précédent article, de quelle manière procédait M. Bunsen pour effec-
tuer cet accord , dans la restitution des trois premières dynasties; et nous
allons le suivre, dans les autres applications de sa méthode, â partir de
la IV* dynastie jusqu'à la xii*, c'est-à-dire jusqu'à la fin du haut empire
é^ptienl
La iv* dynastie forme sans contredit l'époque la plus importante dans la
chronologie de l'histoire égyptienne; car c'est celle où il est le plus pos-
sible d'établir l'accord le plus satisfaisant de toutes les données antiques
Îuî nous restent sut celte histoire, des textes d'Hérodote et de Diodore ,
es 'Uslés de Manédion et du Canon d'Ératosthène; et c'est aussi celle où
des monuments, encore subsistants de nos jours, et des monuments,
tels que les pyramides de Memp^,. ouvrages des rois de cette, dynastie,
' Voyei, pour les trois prosiiers articles, les cahiers de mars, page lag, dav/rii,
page a 33, et de juin 1 846 , page 359. .
â80
JOURNAL DES SAVANTS.
peuvent, avec le plus de certitude, joindre leur témoignage à celui des
écrivains nationaux et étrangers. Le rétablissement de cette iv* dynastie',
d*après la combinaison la plus heureuse de tous les éléments que nous
en possédons , devait donc être un des principaux objets du travail de
M. Bunsen; et cest aussi d'après le résultat de ce travail que l'on
pourra le mieux apprécier jusqu'à quel point notre auteur peut se
flatter d'avoir enfin trouvé la solution du difficile problème de la chro-
nologie égyptienne.
Nos lecteurs savent déjà, par le détail que nous avons donné dans
ce journal , des opérations exécutées , en 1 887, dans le groupe entier des
pyramides do Giseh, sous la direction et aux&ais du colonel How. Vyse\
que des inscriptions hiéroglyphiques, tracées en caractères cursifs, par
la main de simples ouvriers, sur des pierres employées à la construction
de la grande pyramide, renfermaient deux cartoudies royaux, l'un:
•
, qui se lisait Schoufou; l'autre :
Schoafou , lesquels cartouches ne
partenir qu'aux rois auteurs de
nos lecteurs n'ignore non plus
troisième pyramide, les débris
, qui doit se lire CknimoU'
peuvent évidemment ap-
cette pyramide. Aucun de
que l'on a trouvé, dans la
du cercueil en bois qui re-
çut la momie du roi fondateur de cette pyramide , et que le cartouche
de ce roi, qui s'y lisait deux fois, dans les deux bandes de l'inscription
Inéroglyphique :
possible , à la
qu'Hérodote et
raon. Enfin , il
de la plaine des
un autre cailouche royaP :
à lire Schafré^, et qui pré
9vec le Chéfren d'Hérodote ,
dore , deux noms donnés au
mides, pour qu'il ne résultât
, Men-Cha-Ré, répondait, aussi eiactement que
transcription grecque : Mycérinas, Mencérùms,
Diodore nous avaient donnée du nom de ce pha-
avait été recueilli , dans les débris d'un tombeau
pyramides , transportés au musée britannique ,
, que l'on s'est accordé généralement
sentait trop d'analogie, d'une part
de l'autre avec le Chabryès de Dio-
roi fondateur d'une des grandes pyra-
pas de cette analogie , jointe à la cir-
constance même de ce tombeau, pratiqué dans la plaine des pyramides >
^ JoumdesSav. avril iSiii, p. a a 3-244; mars, mai, juin et juillet i844«p- iSg,
267, 33o et 407. — ' Ce cartouche, publié d*abord par sir G. Wiikinson, dans sa
Materia hieroglyphica , avait élé aussi 1 objet des observations de H. Leemans, dans
sa Lettre à M. Saholini, p. 18. Les fragments du tombeau où ce cartouche est
fréquemment reproduit ont été puUiés dernièrement par M. Lepsius, Aatwahl,
Taf. viii. A, B, C, D. — ' Cest à M. Lenormant qu appartient le mérite de cette
lecture, fondée sur la loi aujourdliui généralement admiae do renversement des
caractères; voy. ses Éclairciuem, sur b cerc, 4ê Myçérin. p. ào^àh
AOUT 1846. 481
la plus grave présomption que le roi dont il s agit était Tun des auteurs
de ces grands moBuments, surtout en considérant que son cartouche
est souvent accompagné d*un gi^oupe hiéroglyphique composé de Thi-
it>ndelle , "^(h, ôer^ et de Tirnage même d'une pyramide ^ ^, groupe qui
signifie le grand de la pyramide^ , et qui rattache ainsi, d'une manière
positive, la construction d'une des grandes pyramides de Memphis au
nom de ce roi. Tels étaient les éléments d'archéologie nationale, acquis
de nos jours à la science, qui permettaient d'entreprendre, avec des
chances de succès jusqu'alors inespérées, le rétablissement de la iv* dy-
nastie, en s'aidant des données historiques, puisées aux soiuxes égyp-
tiennes par Manétlion et par Eratosthène. IJ s'agit maintenant de voir
de quelle manière ces divers éléments ont été employés par M. Bunsen,
pour obtenir un résultat qui puisse être regardé, sinon comme définitif^,
au moins comme suffisamment probable.
La IV* dynastie, qualifiée memphile, se compose, dans les Extraits de
Jules Africain, qui, ici comme presque partout, paraissent les plus
dignes de confiance, se compose, disons-nous, de hait rois, aux règnes
desquels est assignée une durée de 27/1 ans^. Ces hait rois se succèdent
avec les noms et dans l'oixlre que voici : 1^ Sôris , ^29 ans ; a® Soaphis (I),
63 ; S** Souphis (II) , 5 6 ; /i' Menchérès , 63 ; 5* Ratoisès , a 5 ; 6* Bichéris, q 2 ;
'j'' Séberchérès , 7; S"" Thamphtis, 9. La première insj)ection de cette liste
y fait découvrir un double emploi, que nous avons déjà signalé dans
notre exposé de la m* dynastie, et que nous nous bornons à rappeler,
celui des 5* et 6* rois, Ratoisès et Bichéris, qui répondent aux Rasâsis
et Btyrès d'Ératosthène , les 8* et 9* rois de la ni* dynastie de Manéthon ,
les xni* et xiv* rois thébains du Canon d'Ératosthène. Moyennahtla suppres-
sion de ce double emploi, la liste des hait rois de la iv*dynastie se trouve ré-
duite à six, qu'il s'agit maintenant de mettre en regard des rois portés sur
le Canon d'Eratosthène et de ceux que donnent les monuments, pour
voir jusqu'à quel point ces divers éléments s'accordent ou se contrarient.
En présence de ces six rois de la liste de Manéthon se montrent cinq
' Bunsen, t. II, p. iSy. — * L'auteur avait fait de celle restilulion de la iv* dy-
nastie le sujet d*un mémoire lu en i83g, ou sein de la sociélé royale de littérature
de Londres, et imprimé dans la LiUerary Gazette, 27 avril 1889. C'est encore au-
jourd'hui, sauf en un seul point, où de nouvelles recherches Tont porté à rectifier
son travail, le même système que M. Bunsen expose dans l'ouvrage dont nous ren-
dons compte. — ' Les Extrmis d'Eusèbe portent 17 rois et Â48 ans; mais il est
facile de découvrir la source de celte double erreur, qui doit être imputée à ses
copistes. Le chifl're 1 7 résulte de Taddition des nombres des rois de la 111 et de la
IV* dynastie, 9 -h 8=11:17; et le chiffre &48 résulte pareillement de Taddcbu im
nombres d'années, ai4 -i- 27A = 488, au lieu de 448.
61
482 JOURNAL DES SAVANTS.
rois du Canon (l*Eratostbène , la plupart desquels se ressemblent nssez
par leurs noms, pour que les différences qu'ils offirent dans leurs années
de règne , différences faciles d'ailleurs à expliquer par des combinaisons
de cUffres suffisamment plausibles, constituent une difficulté grave.
Ainsi les deax Saôphis du Canon d'Ératosthène semblent bien positive-
ment répondre aux deax Souphis de la liste de Manéthon ; et les deux^
àfenchérès du premier représentent, avec une presque ségale certitude,
le Menchérès imique du second , surtout si Ton considère que la somme
des années de règnedes deax Menchérès d*Ératosthène, 3 1 -f- 33 , ^le, i
bien peu de chose près, 63 , la durée affectée au seal Menchérès de Ma-
néthon. A l'appui de ce premier rapprochement» qui semble prouver
que les données de Manéthon etd'Eratosthène étaient bien puisées dans
des documents authentiques, sauf les différences de détail qui s'y re^
marquent, vient se joindre la connaissance que nous possédons main-
tenant, par les monuments nationaux, des noms de deux Sckoafoa , évi-
demment les deax Souphis de Manéthon , les deux SaAphis d'Ératosthène,
ainsi que des noms de detix Menchérès, non moins certainement les
mêmes que les deux Menchérès d'Ératosthène. Il y a donc, entre les his-
toriens, Manéthon et Ératosthène, d'une part, et les monuments, de
l'autre , un accord , sur les points principaux , qui , jusqulci, ne s'était pa^
encore montré, à un pareil degré, dans l'histoire des premiers temps
de l'Egypte; et ce résultat fût-il encore accompagné de quelques doutes
pour les années de règne de la dynastie entière , pourrait déjà être
r^;ardé conune une des plus précieuses acquisitions de la science ,
quand il s'agit d'une dynastie qui touche, comme celle-là, presque an
berceau de fempire %yptien, et dont l'existence, désormais histo-
riquement avérée , s élève dans les temps bien au delà de toutes les
traditions connues du genre humain.
Telle est effectivement l'importance de ce résultat , que nous pren-
drons la liberté de reprocher à M. Bunsen d'en avoir compromis la
certitude par des combinaisons qui ne nous semblent pas heureuses.
Ainsi, au lieu d'assimiler les deux Saôphis d'Eratosthène aux deux iSou-
phis de Manéthon \ les uns et les antres aux deax Schoafoa des monu-
ments, notre auteur croît devoir mettre en regard du Saôphis J*** d'Éra-
tosthène le Sôris, premier roi de la dynastie sur la liste de Manéthon,
uniquement d'après la ressemblance des noms, qu'il rend encore plus
sensible en corrigeant ce nom de Sôris en celui de Sôphis, et, d'après
' Ainsi que l'avait proposé d*abord M. Lenormant, qoi, en cela, nous paraît
avoir fait un rapprochement d'une jnstesse manifeste; voy. ses Eclaiivissem, sar 2r
cerc. de Mycérin. p. 33.
AOUT 1846. 483
ndentité des années de règne, ag; mais une correction aussi arbitraire
ne saurait être regardée comme un procédé bien critique , surtout si
1 on réfléchit que ce n est pas à laide du changement d*une seule lettre
que cette similitude de noms peut être obtenue; car le Soris de Mané-
thon est écrit dans le texte grec, 2QPI2, tandis que les deux SouplUs
sont écrits dans le même texte, SOYOES ^ ; il faudrait donc, en admet-
tant ridentité présuipée du xv* roi d*Ératosthène et du chef de la iv* dy-
nastie de ManéthoQ, corriger 20PI2, non en 2ÛOI2, comme le dit
M. Bunsen ^, mais en 20TOI2 ; et Ton n'aurait encore gagné à cette
opération quune difficulté de plus; car il resterait toujpui^ sur la Hsk
de Manéthon trois Souphis, au ïien de deux que porte la tradition histo-
rique, d accord avec les monuments; et c est la suppressicm totale du
Sons de Manéthon que M. Bunsen aurait pu proposc^r, au lieu d'une
correction qui ne remédie à rien. Mais il y a encore, et contre cette cor-
rection même , et contre la suppression de Sôri^^ qui ne pourrait être
d ailleurs opérée que par un procédé tout à fait arbitraire, il y a, dis-j^,
ime difficulté dont ne parait pas s'être douté M. Bunsen, c'est qu'on possède
un cartouche qui doit appartenir au roi Sôris de Manéthon, et qui lui
a été, en tout cas, attribué avec beaucoup de probabilité ; ce cartouche,
gravé sur le sarcophage d'un prêtre du roi Mènes , et ainsi conçu ' :
avait pu être regardé d'abord coaune représentant le prénom de
Menés, supposition qui n'était guère vraisemblable, attendu que
les plus anciens pharaons ne sont janoiais désignés sur leurs monu-
ments que par un seul cartouche. Mais, en trouvant le même
cartouche sur un débris de sarcophage tiré, comme celui-ci, de la
plaine des pyramides, M. Prisse a cru y reconnaître, d'après la lecture,
o'û^p, distrihateur, le Sôris de Manéthon , le chef de la iv* dynastie^, ce qui
me semble, à vrai diie, la supposition la plus plausible. Dans tous les
cas, ce cartouche royal, qui ne saurait se lire auti^emont que Sor, et qui,
par la simplicité de sa composition, comme par la locaÛté même d'où
proviennent les monuments qui l'ont fourni, ne peut guère avoir appar-
tenu qu'à Tun des pharaons des premières dynasties memphites , est un
élément de la question, resté inconnu à M. Bunsen, qui devient ime
* M. Bunsen parait admettre deux variantes du nom de Souphis, £Û<I>fS et
20T4>IS, dans le texte grec de Mànétlion, t II, p. ia5. Mais ce texte, tel que nous
le représentent les Extraits de J. Africain , dans Touvrage du Syncellc, 1. 1, p. io5,
éd. Bonn., ne porte que la seule leçon Saû^i^. — * T. Il, p. ia4, ^9)..— ' Ce sarco-
phage, appartenant à Clot-Bey, au Caire, a été décrit par M. Ampère, et le car-
touche du roi Sôr [SôrisT] regardé, mais seulement par forme de conjecture, cqoime
un prénom de Mènes, — * Rev, archéologiq, novembre 1 845.
6j.
484 JOURNAL DES SAVANTS.
grave objection contre sa correction de Sâris en Sôphis, et contre son
assimilation du Saôphis /"* d'Eratosthène au Sôris de Manëlhon. A notre
avis, ce roi Sôris, chef de la iv* dynastie de Manéthon, doit être main-
tenu à cette place dans Thistoire de TÉgypte , bien qu'il ne figure pas
sur le Canon d'Ératosthène, peut-être parce qu'il n'était qu'un roi as-
socié au trône, ou par toute autre raison que nous ne pouvons connaître;
et il semble, en tout cas, qu'on doive admettre è cette haute époque
de l'empire égyptien une circonstance qui eut lieu à des époques moins
anciennes, le fait du règne simultané de princes de la même famille,
dont l'un fut le survivant et le successeur de l'autre. L'exemple des
deux Souphis, qui étaient frères et qui régnèrent successivement, et
peut-être aussi conjointement durant un certain temps , et celui des^
deux Menchérèsy conduisent assez probablement à cette supposition
pour la dynastie qui nous occupe; et cette même dynastie renferme
encore un roi, qui ne figure pas plus que le Sôris de Manéthon sur le
Canon d'Eratosthène, et qui doit pourtant avoir eu, dans f empire égyp-
tien, la place qui lui est assignée sur la liste de Manéthon, celle du septième
roi de la dynastie et du successeur du deuxième Menchérès, puisque
c'est précisément celle que lui attribuent les monuments nationaux.
Effectivement, ce roi, nommé Séberchérès dans les Extraits de J. Afri-
cain, mais qui devait s'appeler Népherchérès , dans le texte de Manéthon ,
suivant une correction très-heureuse de M. Lepsius ^ se reconnaît, sous
sa véritable forme égyptienne, Nifrou-cKè-ré, dans le cartouche :
qui vient immédiatement après celui de Men-^hé-ré H :
à la ligné supérieure de la Table d'Abydos, n* 1 6. Or l'ana-
logie de ce nom , jointe à la certitude de la place occu-
pée par ce pharaon dans l'empire égyptien , à la suite de
Menchérès II, ne permet pas de le méconnaître dans le
Népher-
chérès, septième roi de la iv* dynastie de Manéthon; on doit donc l'ad-
mettre avec toute assurance en cette qualité, bien qu'il ne soit pas
mentionné sur le Canon d*Ëratosthène, sauf à expliquer cette circonstance
parce qu'il pouvait être un roi associé, ou bien paix)e qu'il appartenait
à une branche collatérale, celle qui forma la v* dynastie éléphantine,
comme le présume M. Bunsen.
' Je remarque ici que le nom de fie^pxépv^ se lisait deux fois dans les Extraits
de J. Africain, pour le 7* roi de la n' dynastie, et pour le 5* de la v*, apad Syncell.
t. I, p. 10a et 107. En lisant aussi Népherchérès\e nom du 7' roi de la iv* dynastie,
qoi est écrit ILg^pxépfffd&ns le texte duSyncelle, p. io5, M. Lenormant avait donc
fait déjà la correction que nous indiquons, et il avait eu aussi une idée heuretise,
en rapportant au nom grec de NépMFthérèi le cartouche de Néjroachéré,
AOUT 1846. 485
Une autre combinaison de noire auteur, à laquelle je me permettrais
encore de ne pas donner mon assentiment, c'est celle au moyen de la-
quelle il retrouve le règne des deux Choufoa , exprimé, suivant lui , dé^k de
deux manières différentes, sur la liste de Manétbon , par les noms de Sôphis
(au lieu de Sôris) et de Souphis, il le retrouve, dis-je, indiqué d*une troi-
sième manière , sur cette même liste, par les noms de Séphouris et de Ker-
phérèSf 8* et g* rois de la in* dynastie. Le seul argument que puisse faire
valoir M. Bunsen à Tappui de cette combinaison, cest le nombre des an-
nées de règne, 3o-4-2 6, assignées à ces deux princes, qui répondent exac-
tement au chiffre 56, donné comme celui de la durée du règne des deux
Saôphis d*Eratostbène et du Souphis II de Manétbon. Mais nous ne croyons
pas cette raison suffisante pour motiver à la fois, et le transport de
Séphouris et de Kerphérès de la fm de la m* dynastie au commencement
de la IV*, et lassimilation de ces deux rois aux deux Schoufou. La correc-
tion au moyen de laquelle M. Bunsen rectifie les noms grecs CH0OYPIC
en CHXOY0IC, et KEP0EPHC en KNEOEPHS, najoute, suivant
nous, aucun nouveau motif de confiance à cette combinaison ; car nous
ne voyons pas en quoi ces transcriptions grecques rapprochent les noms
égyptiens auxquels elles se rapportent de ceux de Schoufou et de Chné-
mou-Schoufou, que nous lisons maintenant avec toute certitude sur les
monuments nationaux. A notre avis, toutes ces tentatives de concilier
les textes d'Eratosthène et de Manéthon, même dans ce qu'ils o£Brent
de plus inconciliable en apparence, sont plus contraires que favorables
au but que s est proposé M. Bunsen , qui est d'établir laccord de ces
deux grands documents chronologiques entre eux et avec les monu-
ments. Quand cet accord peut être obtenu sur les points principaux,
comme cest certainement le cas poiur la iv* dynastie, il vaut mieux,
suivant nous, laisser subsister dans les détails quelques dissidences ,
dont nous ne pouvons rendre compte, parce que les monuments nous
manquent encore, que de s'efforcer, trop souvent en pure perte, de
tout expliquer k faide de combinaisons ingénieuses sans doute, mais
arbitraires.
Une dernière question , concernant la restitution de la iv* dynastie ,
opérée au moyen des cinq rois^ xv à xix du Canon d*£ratosthène, est
résolue par M. Bunsen d'une manière qui peut encore donner lieu à
plus d'une difficulté, mais qui nous parait cependant suffisanmient
probable; c'est celle qui regarde le xix* roi d'Ëratosthène, Pommés,
mis en regard du Thamphthis, huitième roi de cette iv* dynastie, sur
la liste de Manéthon. Ni l'un ni l'autre de ces noms, qui ne laissent pas
d'offrir entre eux une certaine analogie , ne répondent à un nom égyp-
486
JOURNAL DES SAVANTS.
tien fourni par les monuments. Mais M. Bunsen , partant de la suppo-
sition, certainement très-plausible, que le roi Schê^ré, dont nous pos-
sédons le carttmche
de la pyramide^ appar
forma la iv* dynastie,
la ieçon originaire du
sthène, altérée diverse
, suivi de la désignation : "^1^^ ^, le grand
tient à cette famille de rois mem/Aites qui
et qui éleva les pyramides, présume que
texte de Manéthon et de celui d*Érato-
ment par leurs copistes en flAMMHC et
OAM<l>OIC, devait être XAM<I>PHC, transcription grecque vérita-
blement asseï exacte deTégyptien 5cfta/r^. Le nom XABPYHC, donné,
dans ime- des versions de Diodore de Sicile, au pharaon qui bâtit la
grande pyramide, paraît bien probablement aussi une autre forme
grecque de ce nom égyptien Schafré; et ce qui vient encore à l'appui
de cette supposition de M. Bunsen , c'est Tinterprétatioa grecque donnée
par Ératosthène au nom de son xix* roi, Champkrès, ou Ôiafrès, Àp-
x'iivSfis (au lieu de kpxôvSn^, leçon certainement vicieuse), mot grec où
ridée de domination, de prééminence, répond assez bien au sens du mot
égyptien. Sur ce point encore, et ce n'était certainement pas l'un des
moins importants, ni des moins difficiles de ceux qui concernent la
IV* dynastie, la solution proposée par M. Bunsen nous parait la plu9
satisfidsante.
Il en est de même, suivant notre opinion, de la manière dont notre
auteur met en r^ard des deux Menchérès du Canon d'Ëratosthène , réunis
^ en un seul sur la liste de Manéthon, les deux pharaons, désignés sur les
monuments nationaux par le même nom de Men-cha-Ré, mais avec une
variante qui semble effectivement indiquer qu'il s agit de deux rois dif-
, que nous connaissons avec toute
qui construisit la troisième pyra-
se retrouve aussi à la ligne supé-
n*' i5, sous cette forme :
^ligrapbîque de la première.
férents. L'un de ces noms
certitude pour celui du roi
mide et qui y fut enseveli,
rieure de la Table d'Abjdos,
qui n'est qu'une variante cal
où le signe ^*^**^, n, complète le mot mèn, exprimé te plus sou-
vent par le signe hh, et où le signe tj, est employé au singulier,
au lieu de l'être au pluriel. Mais il n'en est pas de même de la
forme : ^S!a^ , qui nous est donnée par le cartouche n^ ili de la ligne
re de la Table d'Abydos. Le signe ], neter,dieu, introduit
composition du nom , dont il ne subsiste plus que les deux
éléments, cha-Ré^, pour Men-cha-Ré, indique, à n'en
douter, que ce nom, où l'idée de dieu se combine avec
supérieu
dans la
derniers
pouvoir
^i?i^'
Le signe, 0, r^^ qui devait se trouver en tête 4u cartouche, a disparu par
AOUT 1846. 48/
les autres signes, appartient à un pharaon différent, très-probablement
au premier Menchérès , au prince qui, succédant à im roi signalé dans
les annales ésyptieanes comme impie et ennemi des àieax, ùjttpMnç
eU Stùii , se distingua , au contraire , par sa piété et par le rétablissement
du culte, auquel il contribua, non-seulemerit par les actes de son gou-
vernement, mais encore par la composition de livres sacrés, pour les-
quels il est cité dans le Livre des morts ^ C'est donc à ce prince que
M. Btiûscn attribue, par une conjecture qui me parait extrêmement
heureuse, le cartouche n*" i4 de la Table d'Ahjdos, distingué par le
signe ^f neter, dieu; et à son successeur, nommé comme lui Menchérès,
le cartouche qui suit immédiatement âur la même table » n* i5. De
cette manière, les deux Menckérès du Canon d'Efatosthène se retrouvent
sm* un monument historique, certainement de la plus haute videur,
tel que la Table d'Abydos; ce qui devient, indépendamment d'un degré
de plus de confiance pour les données chronologiques mises en eeuvre
par Ératosthène, un résultat historique très-important; et la première
conséquence de cette restitution , c'est que le second cartouche de la
Table d'Abjdos, appartenant au deuxième Menckérès, revient au pharaon
qui constrtusit la troisième pyramide, et dont on y a effectivement
retrouvé le cercueil, avec son nom hiéroglyphiquement écrit, Men-
ChaRé.
Une autre conséquence de ce résultat, qui serait bien plusl impor-
tante, ce serait le rétablissement de la plus ancienne partie, maintenant
perdue, de la Table d'Abydos^ Mais ici, je crains que notre auteur ne
se soit laissé abuser par une illusion, d'ailleurs très-naturelle et lég;ilime
jusqu'à un certain point. En retrouvant les xvn* et xviii* roia d'Érato-
sthène, les deux if enchères et leur successeur sur ta Uste de Manéthon ,
Népherchérès , et en les retrouvant précisément dans cet ordre, k la
ligne supérieure de la Table d'Abydos, n* i/i, i5 et 16, M. Bunsen a
cru pouvoir se servir de cette circonstance, effectivement très-remar-
quable, poiu* restituer, dans toute sa partie antérieure qtA manque au-
jourd'hui, cet inappréciable monument. Une remarque d*utte rare
sagacité semblait pouvoir justifier encore cette tentative ; c'est que le
leffet delà fracture; mais, comme ce signe eommeaoe lous les cartouches des rois de
celte époque , et généralement les cartouclies prénoms, on est suffisamment autorisé
à le rétablir ici. Le cartoudie doit donc se lire né,.,Net€r'Chas ou , d'après la rèele de
rinterversion des signes, constatée maintenant par tant d'exemples : .„ffeter'.,.Cna'Ré.
— ^Das Todtenbach, c. lxiv, Taf. xxv. éd. Lepsius. On n'objectera pas que le signe |
manque dans ce cartouche. Ce signe, nécessaire pour distinguer Tun des deux ^f en-
chères sur les monuments publics, ne Tétait pas dans le Livre des morts.
488
JOURNAL DES SAVANTS.
cartouche qui précède ces trois-ci , n* 1 3 :
momenl où fut découvert le monument, un
qui pouvait conduire à la conjecture que les
détruits, offraient les éléments du nom du
Fectivement, il a été recoïinu sur les monu
de ce nom, ainsi conçue ^ :
(on), et qui prouve qu'en
tingucr de son prédéces
est toujours terminé par
sien par le signe j^— ^,/.
, offrait encore, au
signe final J^— w,/,
autres signes, alors
second Schoafau. Ef-
ments une variante
lire : Chnémoa Chpuf
, qui doit se
certains cas, et sans doute pour se dis-
seur homonyme, dont le cartouche
le signe ^ , ou, ce prince terminait le
Si cette observation est fondée, on
peut admettre, presque avec toute certitude, que le cartouche n"* i3 de
la TaUe d'Abydas renfermait le nom du deuxième Schoufùa, et il est bien
certain qu*il y occuperait la place dynastique et chronologique qui lui
appartient. Cela posé, M. Bunsen en conclut que les douxe cartouches
qui manquent aujourd'hui, au commencement de la ligne supérieui*e
de la Table d'Alydos, renfermaient, les cinq premiers, i-v, les cinq pre-
miers rois du Canon d'Ératosthène; les sept suivants, vi-xii, les sept rois
de la II* dynastie de Manéthon. Mais j'avoue que je ne puis donner
mon assentiment à cette supposition de notre auteur. D'abord, ce
n'est pas de sept rois , mais de neuf, que se composait la u* dynastie de
Manéthon, dans les divers Extraits qui nous en sont parvenus, et dans
l'exposition qu'en donne M. Bunsen lui-même; et, si ce nombre de sept,
nécessaire à son calcul , n'est pas le produit d'une distraction , il devrait
être au moins le sujet d'une explication, et M. Bunsen n'en donne
aucune. En second lieu, je ne vois pas de raison pour que ce soit la
II* dynastie thinite qui ait été admise sur la Table d*Abydos, plutôt que
la III* dynastie memphite, puisque ce sont les rois de la iv* dynastie mem-
phite qui y figurent, n"* i3, 16, 1 5 et 16. L'argimient employé par
M. Bunsen que, si c'était la m* dynastie memphite, composée de neuf rois,
qui fût représentée sur la Table, le i4* cartouche de cette TaJble aurait
dû contenir le nom du neuvième roi de cette dynastie, cçt argument
s'applique aussi à la 11* dynastie, composée pareillement de neuf rois. La
restitution de cette partie de la Table, telle que la propose notre auteur,
ne me semble donc pas possible , et je pense que , dans l'état actuel de nos
connaissances, tout essai de restitution de ce monument, dans la partie
qui nous occupe, ne peut être qu'une hypothèse plus ou moins gratuite.
M. Bunsen complète fexposition qu'il a voulu donner de la iv* dy-
nastie, en appliquant aux pyramides de Mcmphis, ouvrages des rois
M. Bunsen la donne, t. II, p. i33, d*aprèt le recueil de M. Lepsias.
AOUT 1846.
489
de cette dynastie, les notions tirées des listes de Manéthon et du Ca-
non d*Ératosthène , et mises d accord, comme nous venons de le mon-
trer. C'est dans cette application des données liistoriques aiu monu-
ments nationaux que doit se trouver la meilleure preuve de cet accord,
s'il existe en effet, et c'est sans doute aussi par cette raison que notre
auteur semble attacher une importance toute particulière aux vues nou-
velles sur les rois auteurs des pyramides , que lui suggère le résultat de
son travail. Nos lecteurs jugeront jusqu'à quel point est fondée cette
partie des recherches de M. Bunsen.
Les inscriptions hiéroglyphiques, tracées par la main des ouvriers
sur des pierres employées dans la construction des chambres de dé-
charge , au-dessus de la chambre principale de la grande pyramide , ont
donné, comme le savent nos lecteurs\ deux cartouches royaux, celui
de Schoafoa
d'abord attri
Souphis /"■ de
te. Le second
riante du pre
5^
, et celui de Chnénwa-Schoaf [ou ) ^^b^ > qui furent
hués au roi fondateur de cette py ^^^ ramide, au
Manéthon, le même que leChéops x^ d'Hérodo-
cartouche fut regardé comme une v simple va-
mier*, où les deux éléments nou ^;£^ veaux , le
bélier et le vase, symboles du dieu Chnev, Chnef, Chnem, pouvaient avoir
la valeur d'un surnom joint au nom propre dans le même cartouche,
comme on en a des exemples même poiu* les rois des premières dynas-
ties. Cependant il avait paru à d'autres critiques, tels que M. Lepsius^,
et il semble maintenant démontré parles recherches de M. Bunsen, que
le second cartouche appartient à un autre roi, qui ne peut être que le
second Schonfoa, frère et successeur du premier. L'analyse des signes
hiéroglyphiques exprimant le mot égyptien Qinef ou Chnem semble
effectivement très-propre à rendre compte des transcriptions grecques,
Chéfren, pour Chnéfren, et Cliemmis, pour Chnémis, employées, la pre-
mière par Hérodote, la seconde par Diodore, pour les noms des rois
auteurs des deux grandes pyramides; et un argument négligé par
M. Bunsen achève de démontrer que le Schoufou et le ChnémoaSchouf
[ou) de la grande pyramide sont bien en effet deux rois différents; c'est
que les deux mêmes cartouches se lisent, gravés à côté l'un de l'autre,
sur des rochers à Ouadi-Magara, où ils ont été relevés par M. L. de la
Borde *. Ce point établi, il s'agit de voir les conséquences qu'en a tirées
M. Bunsen, et qui ne tendent à rien moins qu'à changer absolument
^ Joum. desSav. iSiiit avril, p. a 38. — * Celait lopiDion de &1. Lenormaut,
dans ses Éclaircissem. sur le cerc. de Mycérin. p. 4i* — ' Pans uoe Lettre adressée à
II. Lenormant, et publiée à la suite des Éclairciss. sur le cerc. de Mjcirin; voy. p. &6.
: — * Voyage en Arabie Pétrie, explicat. des (riaoçh. p* 71.
6a
4ftO JOURNAL DES SAVANTS.
ropinion que les anciens et les modernes 'avaient eue jusqu'ici au sujet
des rois auteurs des deux grandes pyramides.
Partant de l'observation que le second cartouche, celui de Chnémou-
Sckoaf [ou), est celui qui se rencontre le plus fréquemoient dans les in-
scriptions hiéroglyphiques de la grande pyramide, M. Bunsen en con-
clut que c est le deuxième Schonfou, Saôphis II ou Souphis II, le Chéfren
d*Hérodote et de Diodore, qui a bâti cette pyramide, dans laquelle fu-
reht employées seulement quelques pierres taillées sous le règne de son
frère et de son prédécesseur, et marquées du cartouche du premier
Sehoafou. Il suit de là que cest la seconde pyramiie, inférieure de très •
peu à la grande, qut fut bâtie par ce premier Schmfba, Sa^is l ou Sou-
phis /, le Ckéops d'Hérodote, et notre auteur explique de cette manière
l'observation qui se lit dans les Extraits de Jul. Africain, et qu'il croit
provenir du texte de Mandthon : hs ÇSoS^is) rijp (leyMtiv ifyetpe rgvpot-
fiiSay Hv (piiaiv ÈpéSoTOS vnb Xéowos yeyowhcu, observation dont le sens
serait que Soaphis (le premîeir du nom) bâtit la qrtmde pyramide qu Héro-
dote attribuait à Chéops, Par ces derniers mots, M. Bunsen pense que
Manéthon a voulu indiquer qu'Hérodote s^était trompé en attribuant à
ChéopSy le premier des Sehoafou, la grande pyramide qui était l'ouvrage
du second. Mais, pour avoir cette valeur, l'observation devrait être jointe
au nom du second Sehoafou ou de Soaphis II; elle se lit, au contraire,
dans les Erfrotts qui nous restent, à la suite du nom dxipremier Sehoafou ,
Soaphis I, qui est bien certainement le Ckéops d'Hérodote; elle ne peut
dofic avoir la portée qu'on lui suppose; sans compter que cette obser-
vation même, dont M. Bunsen ne rapporte que la première partie, et
qui, dans la seconde phrase, ainsi conçue : OSIos Se hoI dmpMfis eit
S-eoùs iyévsflo, xa) Ifjv lepàtp trvvéypœ^ ^iSXov, ^v ^ fxéya 'XjpnjpuoL iv kiy\n^<^
yspéfuvos Mfiadfjofv, renferme la notion singulière d'un livre sacré, iepoL
fiâSXof, composé par ce Souphis, contempteur des dieux, et acquis par
l'auteur comme une chose précieuse, ù$ [léya xp^P^* ^ l'époque oà il était
en Egypte, èv Alyvnl^ yevSiAsvos, notion qui ne peut véritablement,
quelle qu'en soif la valeur, se mettre sur le compte de Manéthon , né en
Egypte et vivant en Egypte, et qui ne peut conséquenmient appartenir
qu'à Jul. Africain, l'auteur des Extraits, sans compter, dis-je, que cette
observation, considérée en elle-même et dans son ensemble, ne semble
véritablement pas digne d*une grande confiance^. Revenons à M. Bunsen,
et achevons de montrer de quelle manière il se rend compte de la
' A mon avis , cette observation, que je crois provenir de la main de J. Africain ,
et non de cdle de Manéthon , tend seulement à établir la synonymie entre le Souphis
deTauteur égyptien et le Chéeps de fhistorien grec, synonymie qui ne peut foire
Tobjel d*aacnn doute.
AOUT 1846. 491
grande pyramide retirée au premier Schouf ou, au Chéops d*Hérodote, et
attribuée au second, Chéfren, contre la foi de la tradition historique.
On sait qu*il existe, dans ce grand édifice, une chambre souteiraine,
creusée dans le roc à une profondeur de cent deux pieds au-dessous de
la base, et qui fut découverte en i8ao par le capitaine Caviglia. Cest
l'appartement souterrain dont l'existence avait été connue d'Hérodote ^
et qui doit avoir été, suivant l'usage de toutes les pyramides, destiné
è servir de lieu de sépulture pour le roi auteur de celle-ci. M. Bunsen
est eflcctivement d'avis que la chambre en question a eu cette destina-
tion; et, si l'on n'y a retrouvé ni le sarcophage même, ni les débris de
ce sarcophage, il explique cette circonstance par la destruction qui s'est
exercée dans ce lieu, du temps même des anciens Égyptiens, par suite
de la haine qui s'attachait à la mémoire de ce roi, SouphisIJ, Chéfren,
oppresseur des hommes et ennemi des dieux. H reste à expliquer l'exis-
tence du double appartement, construit dans l'intérieur de la pyramide, et
composé des deux chambres, l'une vulgairement nommée chambre de la
reine, ci l'autre la chambre du roi, cette dernière renfermant encore au-
jourd'hui, à sa place antique, le sarcophage qui reçut certainement une
momie royale. M. Bunsen pense que cet appartement fut exécuté après
coup , pour servir de sépulture au cinquième roide la dynastie , le Champhrès
de Manéthon et d'Ératosthène , le Chabryès de Diodore, le Schafré des
monuments, et il se fonde, pour cette attribution , sur le titre: le grand
de la pyramide, la plupart du temps joint au nom propre de ce pha>
raon dans les inscriptions hiéro^yphiques qui nous font transmis.
Suivant lui, cette qualification honorifique ne peut s'expliquer que par
la circonstance que Schafré aurait, non pas élevé cette pyramide, mais
qu i7 l'aurait terminée, c'est-à-dire quil en aurait achevé la partie supérieure,
ou tout au moins fait exécuter le revêtement des deux chambres^, lequel re-
vêtement, comme Ton sait, consiste en dalles de granit. La chamlredurùi
aurait donc servi de sépulture à Schafré, dont le sarcophage y aurait été
placé , tandis que le fondateur même de la pyramide . Soaphis II, Chéfren,
et non Chéops , aurait été déposé dans la chambre souterraine^ d'où son
cercueil aurait été arraché et mis en pièces par la haine des Egyptiens.
Tel est le système proposé par M. Bunsen , au sujet des deux grandes
pyramides , et par lequel il se flatte d'avoir établi plus solidement l'ac-
cord des données historiques, fournies par Manéthon et par Erato-
sthène , avec les inscriptions hiéroglyphiques trouvées dans le sein même
de la pyramide et dans lu plaine qui Fentoure. Fidèle au plan que je
* Herodot. II, cxxv : rè (nfà yifp ^pv^fia. — ' Bunsen, t. U, p. 161 : • Jedoch
«muss Schafra entweder den oberen Theil vdiendet, oder wenîgtteiif dieoberen
« Gemàcher bekleîdet and eingerichtet haben. »
6a.
492 JOURNAL DES SAVANTS.
me suis tracé dès le principe, j*ai dû me borner à exposer ce système,
sauf à Tapprécier plus tard , quand j'aurai présenté f analyse entière de
tout l'ouvrage. Je ne puis cependant m'abstenir de faire ici quelques
réserves, qui me paraissent suffisamment motivées par l'importance de
la question concernant les rois auteurs des deux grandes pyramides.
Ainsi j'avoue que je ne puis admettre encore que la grande pyramide,
attribuée par l'antiquité au premier Schoafou , le Cheaps d'Hérodote , le
Oiemmis de Diodore, le Souphis J*^ de Manéthon, soit l'ouvrage du se-
cond^ le ChnémoU'Schouf [ou), des monuments. Je ne crois pas non plus
que cette pyramide ait servi pour deux rois, dont l'un, le fondateur,
ChnémoU'Schoaf (oa), aurait été déposé dans la chambre souterraine,
et dont l'autre, Schafré, le dernier roi de la dynastie, aurait eu sa sé-
pulture dans la chambre principale , construite plus tard et terminée par ce
prince. Les inductions que notre auteur a cru pouvoir tirer, à l'appui
de cette hypothèse, du puits pratiqué dans l'intérieur de ce grand édi-
fice, et destiné uniquement, suivant moi S à faciliter la retraite des
ouvriers , après la clôture des chambres et des galeries supérieures, ces
inductions, dis-je, ne me semblent réellement pas admissibles; et,
tout considéré , je pense qu'il est possible de rendre compte de la dis-
position intérieure de la grande pyramide, telle que nous la connais-
sons maintenant, mieux que ne la connaissaient les anciens eux-mêmes,
dans l'hypothèse, admise par l'antiquité, qu'elle servit de tombeau à un
seul roi, à celui qu'Hérodote nommait Chéops, Manéthon, Souphis /'^
Eratosthène, Saôphis /'^ et qui est, à n'en pouvoir douter, le Schoufou
des inscriptions hiéroglyphiques. Le fait des deux cartouches conte-
nus dans ces inscriptions n'est pas contraire à cette opinion, et l'exis-
tence des deux sépultures n'est pas plus difficile à concilier avec la tra-
dition historique qui eut cours sur le compte du roi auteur de cette
pyramide. C'est ce que j'aurai lieu de montrer dans mon Résumé sur les
pyramides, et ce que j'ai cru pouvoir annoncer ici d'avance, puisque
j'en trouvais l'occasion naturelle dans les réserves que je n'ai pu m'em-
pêcher de faire, au sujet de ta manière dont M. Bunsen présente l'attri-
bution des deux grandes pyramides.
Nous passons maintenant à la restitution des v"* et vi* dynasties de
Manéthon, comme la propose M. Bunsen. En vertu du principe géné-
ral qu'il a adopte , la v* dynastie, qualifiée éléphantine, doit être regar-
' Cest Topinion du savant égyptologue sir G. Wilkinson ; c est aussi celle de Thabile
ingénieur M. Perring, el j'-y adhère pleinement ; mais je ne puis admeUrela conséq uence
qu'en tire M. Bunsen en ces termes, t. II, p. 188: t Dieser Umstand ist aber vieiieicht
«▼on ffrosser geschichtlicher Wichtigkeit. Er voUendet die geschicblUche Unbegrei-
«flichkeit des Ganzen , so lange man die Pyramide als Werk einei Kônigs ansieht. »
AOUT 1846. 493
dée comme un démembrement de la monarchie légitime , lequel dut
avoir pour siège la haute Egypte. Les neuf rois dont se compose cette
dynastie , surla liste de Manéthon, devaient donc fonncr une branche col-
latérale de la maison royale ; et la durée du règne de ces neuf rois devrait
correspondre à celle de la vi* dynastie, qui était memphite et qui fut con-
temporaine. Tel est en effet le système de M. Bunsen; mais ici Tappli-
cation de ce système rencontre des difficultés graves et de plusieurs
sortes, au point que je ne crois pas pouvoir me dispenser de les indiquer.
L'idée que la v* dynastie éléphantine ne peut avoir constitué la suc-
cession régulière de Tempire dont le siège était Memphis , résulte , aux
yeux de notre auteur, du fait, aisé à vérifier, qu'aucun des noms de
rois dont se compose cette dynastie ne correspond à ceux qui se
trouvent portés sur le Canon d'Eratosthène , tandis qu au contraire la
correspondance existe entre les noms du Canon d'Eratosthène et ceux
des rois de la vi* dynastie memphite. Un second point, qui n'est pas moins
facile à constater par les monuments, c'est que l'existence de la v* dynas-
tie, telle que l'expose Manéthon, repose néanmoins sur une vraie tradition
égyptienne , qu'elle a un caractère tout aussi historique , que sa place
chronologique, comme dynastie collatérale de la vi' dynastie memphite,
est déterminée avec certitude. La preuve de ce dernier fait résidte de
la présence de trois cartouches qui se suivent dans un fragment du
papyrus royal de Turin^ et qui sont ceux des trois derniers rois de la
v* dynastie de Manéthon , le 7*, le S'et le 9*; ces cartouches sont ceux de - :
Men-ché'Her, Men-ché-rès^ de
Oanas, Onnos, Les années de
raons offrent , il est vrai, quel
les données suivies par Manc
servirent de base pour le pa
î
ï
Tetf Tat'cherés^, et de:
règne de ces trois pha-
ques différences dans
thon et dans celles qui
pyrus ; mais ces diffé-
If
' Lepsius, Amxchal, Taf. v (lisez :Taf. iv, n* 4). «Te remarque que c'est par une .sup-
position toute gratuite que M. Bunsen a vu les trois derniers rois de la v* dynastie sur
ce fragment du papyrus de Turin , qui contient une liste de vingt et an rois, avec des
indications de règnes généralement très-courls, et qui se termine par un résumé, à
partir de Menés. M. Lcsuenr y trouve la lin de la \v* ilynaslie el loulc la xvi*;
la chose est donc encore problématique. — * C'est sans doute par une faute typogra-
phique que le cartouche de Mer-en-Iler figure sur la lable de M. Bunsen, t II,
p. 1 82 , col. 4, n' 7, au lieu de celui de Men-ché-Her, qui est effectivement le septième
dans le fragment du papyrus de Turin , et auquel répond assez exactement la trans-
cription grecque Mev^éprjç. Toutefois je dois remarquer que, dans son exposition
histonque, p. i83, M. Bunsen maintient le cartouche:/" ^ \l A ?^» Mer-en-Her,
qui est le 20' de la ligne supérieure de la Table d'Abyl^^m y (1 ||<'o/, comme
répondant au M enchères , 7* roi de la v' dynastie; ce^w -^qui n'est véri-
lablemeot le cas que du cartouche :/^ >aj JUJ^j, MenchéHer. — * Le texle grec
de Manéthon, dans les Extraits de\<^ 1 1 — ^J. Africain, porte Tar;^rfp>;f, leçon
/i04
JOURNAL DES SAVANTS.
rences , qu'il faut peut-être mettre siu* le compte des copistes qui nous
ont transmis les chiffres de Manéthon, ne varient , pour la sommedes trois
règnes, que de 76 à 86 ans^ et cette variante, de quelque côté que soit
Terreur, est à peine sensible dans Tensemble de la chronologie égyp-
tienne, tandis que le fait des trois rois, Men-ché-Hen^Meti-ché-rès , Tat=
Tat'Chérès, oi Oanas:=Onnos , qui se suivent, sous des noms si manifeste-
ment les mêmes, dans la liste de la même dynastie, sur le papyrus,
document égyptien original, et dans le texte grec de Manéthon, de-
vient, pour la valeur historique de ce texte, comme pour la certitude
historique de cette dynastie , un argument irréfragable. A lappui de ce
fait, M. Bunsen allègue encore des monuments, récemment acquis à
la science par suite des recherches de M. Lepsius, qui ont foiu*ni, in-
dépendamment du nom du roi Oanas-Onnos, le 9* de la v* dynastie, les
noms des rois Snéfrès (au lieu de Séphrés),et Népherchérès, a* et 3* rois de
la même dynastie. Ces noms, Snéfrou :
se sont effectivement rencontrés sur
dAbydos , qui ne semblent pouvoir ap
deux rois Snéphrès et Népherchérès de la
et ce qui parait également bien cons
, NéfroaOié'Ré,
vases provenant
tenir qu*à ces
de Manéthon;
d'après une in-
génieuse observation de M. Bunsen, c'est que le Népherchérès des
vases diAlyàos, dans la composition du nom duquel entre le signe <=>,
r, ne peut être le Népherchérès septième roi de la iv* dynastie memphite,
dont le rartouche, rapporté plus haut, s'écrit^:
avec le signe -cas>- , iVi, œil, variante qui
un nom différent , et qui tend conséquemment
guer le roi Népherchérès de la plaine des pyra
7* de la iv* dynastie, de Tautre roi Népherché
vases d'AbydoSf 3* de la v* dynastie. Ces résultats
, nubien :
constitue
à distin-
mides, le
rès, des
si importants se
barbare , qui ne peut provenir que de Tay)(éprfs , où se retrouve sans peine la leçon
primitive TATXEPHS. — * Je dois remarquer que les chiffires donaés par M. Bun-
sen sont les suivants : 8 -+- 38 -t- 3o zz: 76 ; tandis que, d'après la véritable le-
çon du papyrus, les chiffres réels sont: 8 -H 28 -4- ao = 56 ; a où résulte une dis-
cordance entre les données du papyrus et celles du texte de Manéthon, bien autre-
ment grave. — * La forme: /^"TÎT^* copiée dans des tombeaux de la plaine des
de la double expédilion française et toscane ,
Monnm, stor. tav. I, p. 5, qui lisait ce nom : Ré-
Lenormant s'était montré plus près de la vérité,
- ^-i ij louche : Ho*>SC^XpK2>pH. et en rapprochant
cette transcriplion de la le Sw 1/ çou Ke^pxj^fnfs du texte grec ; voy. ses EcUnr-
citsem, sur le cerc, de Mycérin. p. Ao. Mais il n'avait pu faire «lors la distinction des
deux. cartouches.
pyramides par les savants
fut publiée par Rosellini,
NoJré-m-ka,thp. i3i. M
en transcrivant ainsi le car
AOUT 1846. 495
irouvent encore confirmés, de la manière la plus heureuse, par ta
place qu occupe le cartouche : /l A, de S-néf-r-on, Snéphrès, k la
ligne supérieure de la chambre II T des rois de Kamak^, place qui
ne peut manifestement Gonve<> •«&=». nir quà un pharaon d'une épo-
que très-peu postérieure à la ui* Il ou à la i\* dynastie^.
La conclusion de tous ces faits^, v ^ quitendentàdémontrerlaréalité
historique de ta v"* dynastie éléphantine, et sa place clu^onologique entre
la IV* et la vi*, memphites Tune et Fautrc, paraîtrait donc être de jus-
tifier sur ce point la liste de Manéthon. Telle n'est cependant pas la
conclusion que tire notre auteur. Fidèle à son système , de ne voir la
succession régulière de Tempire égyptien que dans les dynasties mena-
phites, représentées, suivant lui, sur le seul Canon d'Eratosthène, il re-
garde la y* dynastie éléphantine comme une dynastie collatérale, dont le
démembrement s opéra à la fin de la i\* dynastie, et qui eut son siège
dans la haute Egypte ; et il se fonde sur ce que les cartouches des rois
de cette v* dynastie, qui ne pouvaient, d'après cette division entre deux
branches de la famille royale , se montrer dans le nord de TÉgypte .
c est-à-dire à Memphis, nont apparu effectivement cpie dans le sud, sur
des monuments d'Abydos^. Or j avoue que cet argument, fu^il sans
exception , ne me semblerait pas être d une telle force , qu'il suffît à
lui tout seul pour infirmer l'autorité qui résulte de l'accord de la liste
de Manéthon avec la place occupée par Snéfrou sur la Table de Kamak.
On ne s'explique pas bien non plus, dans l'hypothèse de notre auteur,
comment le prince en question, Snéfrou, am*ait figuré parmi les diefs
do l'empire, ce qui semble résulter de la. place qu'il occupe dans la
chambre des rois de Karnak, s'il n'avait appartenu qu'à une dynastie col-
' Lep5iu5, Auswahl, Taf. I. Le cartouche qui vient après , et qui est détruit, a été
suppléé par celui de iVi^^/rou-c^^-r^^ restitution de M.Lepsius, adoptée par M. Prisse.
— Effectivement, le cartouche qui précède immédiatement celui de Snéfroa est
celui-ci : /^ /• ^^^* ^^® ^* '^**^**^" attribue, comme nous Tavons vu , /oam.
des iSat>.(0 H^ f^^lj"'"» P* ^7^» *" 9* ^i de la m* dynastie, que d'autres
donuent ^^' J\nn roi de la iv% et qui ne peut, en toute hypothèse, ni
remonter plus haut, ni descendre plus bas. — ' Un autre cartouche, depuis long-
temps signalé par Nestor L'Hôte, Joum. des Sav. janvier i84i, p. 54
Ou-seserche-f, pourrait bien répondre au i" roi de la v* dynastie, nommé
Ouserchérès dans le texte grec de Manéthon; on aurait ainsi recouvré six
des neuf rois dont elle se compose. — * Voici en quels termes cet argument
est présenté par M. Bunsen, t. H, p. 1 86 : « Es ist klar, dass, wenn unsere
«Annahme von der Theilung des Reiches nach dem Ende der vierten
• Dynastie eine richlige ist, wir den Kônigsnamen der Ëlephantiner nicht
• im nôrdlichen Reicbe begegQen Lônnea. Finden wir sie dagegen im Sûd-
" lichen , und nur hier. •
1
496 JOURNAL DES SAVANTS.
latérale. Enfin , on a peine à comprendre comment M. Bunsen a pu
trouver des princes, et non des rois, de cette dynastie collatérale, dans
les dix cartouches, n~ 17 à 26, qui remplissent la ligne supérieure de la
Table d'Abydos, à partir du n** 1 6. D'abord, cette détermination de princes
au lieu de rois, qui se fonde sur la présence de ïépervier, \^Mer, sym-
bole à'Horas, dans la composition du 20* cartouche: /l A, Mer-e/i-
Her, no me semble nullement fondée, non plus que Vl la simi-
litude tirée des cartouches de la seconde rangée de la ^^^ Chambre
de Karnak. hépervier, en dehors du cartouche , au lieu <=> du signe
roi, comme il se voit dans la C/iamftre, à l'endroit indiqué, v"""^ désigne
effectivement un prince royal; mais, employé comme élément constitutif
dans la composition d'un rartouche, ainsi qu'on en a un exemple dans
le nom cité plus haut de Men-ché-Her, pour ne point parler du cartouche
si connu du roi Horus, de la xviu' dynastie, ce signe de Vépervier a sa
valeur propre, celle que lui attribue M. Bunsen lui-même, en lisant
Mer-en-Her le cartouche en question. En second lieu , l'importance
attribuée à ces dix princes, qui n'auraient pas été des rois, et qui n'au-
raient appartenu qu'à une dynastie collatérale, importance qui résulte de
ce qu'on les aurait admis à la ligne supérieure de la Table d'Abydos, où
il semble qu'il ne dût figurer que des ancêtres du roi auteiu: du mo-
nument, Ramsès le Grand, que des pharaons choisis parmi les plus
illustres de ses prédécesseurs, cette importance ne se trouve-t-elle pas
en contradiction av^c le système de M. Bunsen, qui retranche du
nombre des dynasties légitimes, exclusivement memphites ou thébaines,
cette v* dynastie éléphantine?
J'ai exposé mes doutes avec la profonde déférence que je professe
pour les lumières du savant auteur, en même temps qu'avec la liberté
qu exige l'intérêt de la science dans des questions si graves et si diffi-
ciles. Maintenant j'ajoute qu'il vient d'être constaté, par les dernières
explorations de M. Lepsius dans la plaine des pyramides, lesquelles
ont eu pour résultat la découverte des cartouches de tods les rois
de la V* dynastie éléphantine, que cette dynastie forma bien réellement
une dynastie de l'empire égyptien, qui suivit immédiatement la iv\ et
qui eut comme elle son siège à Memphis ^ Ainsi tombe par le fait l'as-
' Lepsias, àher den Bav der Pyramiden , Berlin, i843, 8% p. 3: «Ich wîll hier
« nur eine der sichersten und zugleîch folgenreichsten Entdecknngen in dieser Be-
«aehung millhcileo, deren Wichligkeit fîir aile Uniersuchuiigeo ûber die Chrono-
• \ogie des allen Reiches nicht lange verborgen bleiben kann , namlich die entschie-
t dene fibeneu^ung, welche dieMonumenle aufdringen, dassdie 5** Manelhonisch»
• Dynastie^ welche aïs ii Èk^^^ca/flmpt d. i. au» tSephantîne stammend beMt-
AOUT 1846. 497
sertion de M. Bunsen, que les cartouches des rois de la v* dynastie ne
pouvaient se montrer que dans le sud de TEgypte , à Abydos et au-dessus,
et non dans le nord, à Memphis et dans son territoire. Ainsi sécroule,
dans une de ses principales applications, le système de notre auteur,
que les seules dynasties légitimes sont celles dont les noms figurent sur
le Canon d*Eratosthène. Il nous reste à voir comment la doctrine de
M. Bunsen, pour la suite des dynasties du haut empire, peut encore
se soutenir, en présence de cette révélation inattendue sortie des tom-
beaux de la plaine des pyramides. En attendant, c*est un fait dont
Timportance, immense pour la chronologie de Tliistoire égyptienne,
ne saurait manquer d'être appréciée de nos lecteurs, que celui de la
Idéalité historique de la v* dynastie éléphantine^ prouvée, comme elle
l'est k présent, par l'existence des cartouches de tous les rois qui la com-
posaient; car ce fait , qui rend aux listes de Manéthon toute leur autorité,
restitue à l'histoire du genre humain une époque de l'empire égyptien
antérieure d'au moins Ziooo ans à notre ère; et ce sont là des résul-
tats dont l'idée même et encore moins l'espérance n'auraient pu venir
à l'esprit de personne, il y a à peine vingt ^ans, avant l'immortelle
découverte de ChampoUion.
RAOUL -ROCHETTE.
( La suite à an prochain cahier. )
Die Phonjzier, von Movers. [Les Phéniciens, par M. Movers,
professeur à T université de Breslau.) Premier volume ; Recherches
sur la religion des Phéniciens y rapprochée des cultes analogues qui
furent en usage chez les Juifs idolâtres, les Carthaginois, les Sy-
riens, les Babyloniens, les Egyptiens. Bonn, i84i , in-8®.
PREMIER ARTICLE.
Il exista, dans l'antiquité, un peuple peu puissant par lui-même, mais
qui n'en a pas moins laissé, dans l'histoire, un souvenir ineffaçable.
« chnet wird , cîne in Memphiâ residirende auf die li^ unmittelbar folgende Rôîchs-
« Dynastie war. » J*ajoutc que je tiens de la bouche de M. Lepsius lui-même, qu'il
a recueilli TOU.s les cartouches des rois de la v* dynastie. — ' Il n*y a eocore que
bien peu d'années qu un savant, qui s'est beaucoup occupé de l'histoire des dynas-
ties ^yptienncs, d'après les leçons de Champoliion , dont il avait été le compagnon
de voyage en Egypte et le disciple, M. Lenormant, citant un roi de cette v* dynastie
63
408 JOURNAL DES SAVANTS.
Les Cbananéens , que les Grecs ont désigné par }e nom impropre de
Phéniciens, occupaient, comme on sait, une petite contrée, une langue
de terre étroite, située à Textrémité orientale de ta mer Méditerranée,
et d*une fertilité médiocre. Mais ce peuple, doué au plus haut d^é
de Tesprit du commerce et déployant les ressources d une prodigieuse
industrie, osa, un des premiers, s'aventurer sur la mer, dans des en-
treprises longues et hasardeuses. N'ayant à sa disposition ni la bous-
sole , ni les autres secours dont la science des modernes a doté la navi-
gation ; ne trouvant, pour se guider sur les flots, que l'observation des
astres, que les moyens offerts par une longue expérience, par une
audace intrépide, il parcourut, dans tous les sens, le vaste bassin de la
Méditerranée , fonda sur ses rivages des colonies florissantes , pénétra
dans rOcéan, savança fort loin vers le nord du globe, visita les côtes
occidentales et orientales de l'Afrique, les rivages de llnde, colporta
dans chaque contrée les productions des autres pays, rendit tout l'uni-
vers tributaire de l'industrie des fabriques que renfermait Tyr et Sidon ,
imposa à la Grèce son alphabet. On est sans doute enclin à s'étonner
des grands et importants résultats obtenus par ce peuple, surtout si l'on
songe au peu d'étendue de la Phénicic , et aux faibles moyens d'échange
qu elle pouvait ofirir pour un négoce si prodigieusement répandu. Mais
il faut se rappeler im fait mémorable et bien connu , qui explique, je crois,
d'une manière satisfaisante les vastes établissements formés en tant d'en-
droits parles Phéniciens. Les Cbananéens, divisés en sept nations, occu-
paient la plus grande partie de la Palestine. Les Israélites, ayant reçu de
Dieu l'ordre formel d'entrer sur cette terre qui leur avait été promise , d'en
exterminer les habitants et d'y établir leur demeure, marchèrent en effet
contre les Cbananéens. Ceux-ci, après une lutte opiniâtre dans laquelle
ils virent tomber, sous le fer de l'ennemi, la fleur de leurs troupes et
de leur population , évacuèrent leur pays et se retirèrent , les uns sur
les firontières de leurs habitations primitives, les autres vers les côtes de
la mer Méditerranée où des villes importantes, comme celles de Tyr
et de Sidon, leur offraient, avec une retraite, de nombreux défenseurs.
Les Hébreux, fatigués sans doute des travaux et des périls d'une guerre
ai acharnée, ne voulurent point tenter de nouveaux eombats, et aimè-
rent mieux, malgré l'ordre exprès de Dieu, souffrir à côté d'eux leurs
anciens ennemis, conclure avec eux des mariages et contracter des
éUphanime, s'exprimait ainsi, Eclaircissem. sur le cerc, de Mycérin. p. 4o, i) : « En
supposant que la liste de la v* dynastie chez TAfricain soit authentique, et non
composée à plaisir de noms empruntés aux dynasties voisines; ce qui reste de la liste
^'Eosèbe autoriserait une tdie supposition. »
AOUT 1846. 400
relations ^ qui, sans leur procurer d*autre avantage qu'un simulacre d*ai-
liances mensongères, furent pour eux le -plus redoutable des fléaux; car
elles implantèrent au milieu des enfants dlsraêl le culte de Baal et des
autres idoles qu'adoraient les Chananéens, ainsi que les crimes auxquels
ces peuples étaient livrés , et qui avaient attii^é sur leurs têtes la colère
divine. Jabin, roi de Chanaan^, essaya de recouvrer Théiitage de ses
ancêtres; il vainquit les Israélites, et les tint, durant vingt ans, dans le
plus dur esclavage; mais son armée, qui avait Sisara pour général, ayant
été complètement défaite par les Hébreux que guidaient Barac et Dé-
bora, le peuple de Dieu reprit lavantage, marcha de succès en succès,
et finit par exterminer complètement Jabin et toutes ses forces.
Cette tentative malheureuse abattit sans doute le courage des Cha-
nanéens, et leur ôta le goût de rentrer, les armes à la main, sur leur
ancien territoire. Mais, d'un autre côté, leur position se trouvait extrê-
mement critique. Agglomérés en très-grand nombre sur un espace
étroit, ayant, du coté de Toccident, la Palestine, doù les excluait la
terreur inspirée par les Israélites; au midi, la nation guerrière des Phi-
listins; au nord, les peuples d origine syrienne, ils se voyaient exposés
à la famine et aux autres maux physiques qu'entraîne la réunion d'une
masse énorme de population sur un espace de peu d'étendue. La mer,
en leur ofFrant un refiige assuré, leur ouvrait la voie vers des conquêtes
importantes et leur promettait des établissements qui pourraient les
dédommager, avec avantage, de la perte de la Palestine. On peut i*ap-
porter à cette époque lorigine des villes nombreuses que les Phéni-
ciens avaient fondées sur les rivages septentrionaux de l'Afrique et dans
le midi de TEspagne. Sans ajouter une foi entière au contenu des ins-
criptions phéniciennes, que Procope nous représente comme gravées
sur des colonnes, en Afrique, près des côtes de la Méditerranée, on
peut admettre cependant la vérité du fait dont elles étaient censées
exprimer le souvenir.
On conçoit même que de pareils établissements noiit pas dû être
formés par de simples colonies de marchands, mais qu'ils l'ont été
par une popidation guerrière , habituée aux combats ; car les na-
tions belliqueuses, les Numides, les Gétules, etc., qui occupaient
l'Afrique septentrionale, n'avaient pu voir de bon œil une partie
de leur territoire envahie par ces audacieux étrangers. Les nouveaux
venus s'étaient sans doute vus souvent forcés d'en venir aux mains
avec leurs turbulents voisins, et avaient dû fréquemment être con-
* Juges, cap. m, y. i el suîv. — ' Juges, cap. iv, v. a et suîv.
63.
500 JOURNAL DES SAVANTS.
traînts , en travaillant aux remparts de leurs villes , à tenir, d'une main la
truelle, et deTautre Tépée.Dèsce moment, les Phéniciens naturalisèrent,
sur les rivages de TAfrique, leur langue, leurs lois, leurs usages, leur
civilisation. Ici la ressemblance était complète; et un voyageur qui,
venant de la Phénicie, se trouvait transporté dans les villes d'Utique,
de Carthage, de Gades, pouvait encore se croire à Tyr ou à Sidon.
On trouve aussi, sur le sol de la Grèce et ailleurs, de nombreux ves-
tiges de rinfluence des Phéniciens. Sans doute ce peuple, dans les
établissements qu'il avait formés à Thèbes, dans les îles de Thasos, de
Samothrace, à Cythère et sur quelques autres points, avait dû laisser
beaucoup de traces de son passage. Toutefois il ne faut pas s'exagérer
cette influence des Phéniciens sur la Grèce. On peut croire que, dans
linc foule de localités, où ce peuple était amené par les besoins de son
commerce, il s'occupait encore bien plus de recueillir des bénéfices
immenses que d'imposer à la population quelques-unes de ses pra-
tiques, de ses lois, tle ses superstitions. Mais je ne veux pas m'appe-
santir ici à discuter ce qui concerne cette proposition. J'aurai occasion
de revenir sur ce sujet dans la suite de mes articles, et j'examinerai
si Tinfluence des Phéniciens sur les arts de la Grèce, de l'Italie, etc.,
a été aussi grande que l'admettent aujourd'hui quelques savants archéo-
logues.
Une histoire des Phéniciens, écrite par un de leurs compatriotes,
d'après les monuments, les archives de la contrée, présenterait, à coup
sûr, un récit du plus haut intérêt, et offrirait, sous le rapport des faits,
comme sous celui de la géographie, un ensemble éminemment curieux
et instructif. Malheureusement l'antiquité ne nous a transmis aucun
ouvrage de ce genre. L'histoire de Sanchoniaton, traduite en grec par
Philon de Biblos, est entièrement perdue, à l'exception du fragment
que nous a conservé Eusèbc. Les histoires écrites en grec par Mé-
nandre, Dius, ne nous sont connues que par les débris qui existent
dans les ouvrages de Joseph. Quelques renseignements, épars dans les
livres de la Bible et dans quelques historiens grecs, sont, à peu près,
tout ce qui nous reste pour recomposer la suite des faits qui ont signalé
l'existence des Phéniciens. Il est donc absolument impossible de réta-
blir leur histoire , et d'en olfrir un ensemble tant soit peu satisfaisant.
Ces obstacles, qui paraissent insurmontables, nont pas arrêté
M. Movers, qui s'est proposé de présenter à ses lecteurs un recueil,
aussi complet que possible, de tout ce qu'on peut savoir relativement
à ce peuple célèbre. Le premier volume, le seul qui ait vu le jour,
renferme, ainsi que le titi*e l'indique, des recherches sur la religion des
AOUT 1846. 501
Phéniciens, dans ses rapports avec le culte des Israélites idolâtres, celai
des Carthaginois, des Syriens, des Bahyhniens, des Egyptiens. Ce tableau
forme un gros volume în-8**, de plus de 700 pages. Un second tome,
moins considérable, contiendra un résumé critique des fragments
qui nous restent sur l'histoire des Pliéniciens , des délails nombreux
sur les colonies de ce peuple et sur son commerce.
M. Movers expose en ces termes les niotifs qui Tout engagé à en-
treprendre cet ouvrage. « Les recherches qui forment la base du présent
livre furent inspirées, il y a quelque temps, parles besoins scientifiques
qu'éprouvait Fauteur, de se procurer à lui-même des lumières sur une
partie si peu cultivée et presque inconnue du domaine de larchéologie
orientale. L'importance d un sujet trop négligé-, le vif intérêt que notre
siècle témoigne pour des études de ce genre, des publications d'une
nature analogue, nommément les excellents travaux paléographiques
de G^senius, m'engagèrent à entreprendre, sur cette matière, un traité
complet. Les nombreuses difficultés contre lesquelles je devais lutter
à chaque pas , bien loin d'arrêter mon ardeur pour ces recherches ,
m'excitèrent encore davantage à poursuivre et à confirmer, autant que
possible, sur tous les points, les découvertes et les résultats, qui, dès
le début, s'offrirent à moi. *>
((Ce fut après un travail continué, durant plusieurs années, sans in-
terruption et avec un intérêt toujours croissant, que je terminai ce
premier volume , que je recommande ici à l'acceptation bienveillante
des amateurs et des appréciât eu l's de l'antiquité, n
((Quant à ce qui concerne l'objet de l'ouvrage, je puis bien, en rai-
son des nombreuses difficultés qu entraînent avec soi la nature du sujet,
la production toujours incomplète et souvent inexacte des sources,
le manque des travaux préparatoires véritablement utiles, réclamer
une indulgence équitable. Le petit traité de Selden, De dits Syris,
publié il y a plus deux cents ans , n'a point encore été surpassé. Les
travaux consciencieux du Mùnter sur la religion des Carthaginois et
des Babyloniens sont, comme compilations, fort précieux; mais ils
n'offrent pas un ensemble complet et laissent même à désirer sous
le rapport de l'exactitude. Les théologiens, les interprètes de la Bible,
les archéologues, qui, récemment, ont pris pour objet de leurs re-
cherches les opinions religieuses et les divinités adoptées par les Juifs
idolâtres, ont peu avancé la question; ils ont plutôt présenté sous un
jour faux, ou avec partialité, les idées qu'on doit se former des di-
vinités que mentionne l'Écriture sainte , et ils ont seulement contribué
à propager les plus pauvres assertions, concernant les religions de
502 JOURNAL DES SAVANTS.
Fancienne Asie. » M. Movers ajoute que les écrivains qui ont traité
ex professa de la mythologie des peuples anciens ont aussi contribué à
répandre, sur cette matière, une assez grande obscurité, attendu que
plusieurs d'entre eux n avaient pas une connaissance assez approfon-
die de ce qui concerne les langues et les antiquités des peuples de
rOrient. Je n'ajouterai ici qu'un seul mot. M. Movers, en parlant des
ti^vaux qui ont trait aux Phéniciens, ne fait pas mention des trente
mémoires que l'abbé Mignot a insérés dans le Recueil de l'Académie
des inscriptions et belles-lettres.
L'année dernière, M. Movers a publié une nouvelle explication de
ia scène du Pœnalas de Plante ^. Dans la préface qui accompagne cet
opuscule, il annonce que le second volume de l'ouvrage sur les Phé-
niciens ne tardera pas à voir le jour.
L'ouvrage de M. Movers est, sans contredit, sous le rapport de
l'érudition, extrêmement remarquable. On ne pouvait, à coup sûr,
sans de longues et patientes recherches, réunir les matériaiuc d'un
pareil livre ; et il fallait une force de tête et une puissance d'imagination
peu communes pour coordonner ces fragments épars, ces éléments
hétérogènes , et en faire jaillir le sujet d'une discussion judicieuse et
approfondie. On serait certes en droit d'adresser à l'auteur quelques
reproches. D*abord , il a un peu trop étendu le cadre du tableau qu'il
avait à tracer; au lieu de se borner, comme son titre l'indique, aux
divinités que vénéraient les Chananéens, il a embrassé, dans son vaste
plan, la mythologie d'une bonne partie des nations de l'Orient; et l'on
trouve ici de nombreux détails sur quantité de dieux qui n'étaient point,
chez les Chananéens, l'objet d'un véritable culte, et qui peut-être n'y
étaient connus que de nom. Ce défaut, si c'en est un, trouvera facile-
ment grâce aux yeux des antiquaires et des philologues, qui sont natu-
rellement enclins à excuser un peu d'irrégularité dans la marche d'un
livre, pourvu que ce hvre présente une collection de renseignements
instructifs. D'un autre côté, il faut le dire, M. Movers s'est laissé un
peu trop souvent entraîner par son imagination ; il a fréquemment
cédé au plaisir de faire des rapprochements neufs, souvent ingénieux,
mais qui ne sont pas toujours paiement solides; il a, sur bien des
points, hasardé des étymologies qu'une critique sévère serait en droit
de contester. Je ne m'arrêterai point ici à produire des exemples cpii
justifient le reproche que j'ose adresser au savant auteur. Dans la suite
* Die Punischen texte im Pamalas des Plaaius kritisch gewûrdigt and erklàret, top
P' F. G. Movers. Breslau, i845, in-8*.
AOUT 1846. 503
de ces articles, loccasioii se présentera naturellement de soumettre d
un eiLamen consciencieux quelques-unes des hypotlièses dont Tauteur
a étayé ses récits.
Suivant M. Movers, les Gbananéens, appelés par les Grecs Phéniciens,
étaient une nation qui appartenait à la race sémitique , dont quelques
peuplades, dit-il, dans un temps qui précède le commencement de
notre histoire, s'acheminèrent peu à peu, les unes venant du nord, par
la Syrie; d'autres, du sud, par l'Arabie; et, suivant toute apparence,
parvinrent, au bout de plusieurs siècles, à s'établir, d'une manière fixe,
dans la Palestine. Appelés Cbananéens, du mot Chanaan, |ya3 qui dé-
signe ane terre basse, par opposition au tenue Aram d^k, qui exprimait
une terre haute, ils composaient , suivant le récit de Moïse , un seul peuple ,
mais divisé en plusieurs nations , qui , toutes étaient soumises au gouver-
nement monarchique, habitaient des villes entourées de murs, présen-
taient, à l'époque de l'invasion des Israélites, une population assez
nombreuse , et, comme beaucoup de raisons permettent de le supposer,
avaient déjà atteint un degré de civilisation fort remarquable, dans une
si haute antiquité.
Ce paragraphe peut donner matière à plusieurs observations. D'abord
les Chananécns appartenaient-ils réellement à la race sémitique? L'opi-
nion qui leur attribue cette origine n'est pas, je crois, parfaitement
fondée. Elle repose uniquement sur la ressemblance de la langue parlée
chez les Ghananéens avec les langages usités chez les peuples auxqueb
on est convenu de donner le nom de sémitiques; mais cette raison ne
me parait pas suffisante. En effet les peuples issus de Sem ne parlaient
pas tous un même langage; on peut citer, entre autres, les peuples
d'Elam, o'j^y , la Perse, dont l'idiome différait complètement de celui des
peuples araméens ou arabes. En second lieu, l'opinion qui donne pour
père aux Ghananéens Ghanaan, fils de Gham. est appuyée sur le té-
moignage formel de Moïse. Or est-on bien fondé à venir, sur de
simples présomptions , contredire l'autorité imposante du seul écrivain
auquel nous devons la connaissance des faits qui concernent cette
antique période de l'histoire? D'ailleurs, un fait bien grave, et auquel on
ne saurait, je crois, opposer rien de solide, achève de démontrer que les
Ghananéens descendaient en droite ligne de Gham, et non pas de Sem.
Lorsque Noé , pour punir un fils qui lui avait manqué d'une manière
scandaleuse , prononça une malédiction solennelle contre Gham et son
fils Ghanaan , il déclara que « Ghanaan serait esclave de Sem. » Or cet
anathème, qui devait avoir sur la destinée des Ghananéens une influence
irrésistible , se réalisa complètement à Tépoque où les Juifs, entrant dans
504 JOURNAL DES SAVANTS.
la Paiestinc, exterminèrent ou soumirent à leur domination les habi-
tants de cette contrée. Gomme il est facile de le voir, la prédiction
n aurait pas été bien accomplie, si cette population vouée à la destruc-
tion avait appartenu à une autre race qu à celle de Chanaan; car nous ne
trouvons nulle part qu*aucuue malédiction émanée de Dieu, qu'aucune
menace de destruction eût été prononcée contre des peuples issus
de Sem. Il n*est pas étonnant que les Chananéens, qui semblent avoir
résidé assez longtemps dans la Babylonie, comme auxiliaires de Nem-
rod, qui ensuite vinrent se fixer dans la Palestine, au milieu de na-
tions qui parlaient des dialectes araméeus et arabes , aient adopté
mi langage qui les mettait en relations directes et intimes avec leurs
voisins. Dailleurs, pouiTait-on dire quelle était la langue qui ap-
partenait spécialement aux nations issues de Cham? En Egypte, il
est vrai, on parlait un idiome dont le copte nous offre encore au-
jourd'hui les débris. Mais, dans TAfirique septentrionale, à Foccident de
l'Egypte , et jusqu'aux rivages de Focéan Atlantique , les peuples parlaient
un langage désigné par le nom de herher, et qui n'ol&e pas, avec
l'égyptien , la moindre analogie. Dun autre côté, dans les pays situés au
midi de TEgypte régnait la langue éthiopienne, qui appartient évidem-
ment à la classe des idiomes sémitiques.
Est-il bien vrai que le nom de Chananéens dérive du mot hnaan, j:^^^,
qui désigne un pays bas, comme celui d'aram, du mot onK. exprimant
an pays haai? Pour adopter cette étymologie, il faudrait, comme je
l'ai dit, rejeter complètement le témoignage de Moïse; en outre, le
mot jyi3, malgré le témoignage de feu Gesenius, ne saurait avoir la
signification quon lui attribue, comme le nom q^k n'a rien, je crois,
de commun avec le terme ram, D"î, qui signifie élevé.
M. Movers indique les bornes du pays occupé par les Chananéens.
Il se terminait, du côté du midi, par le territoire des Philistins, celui
des Amaléciles, et autres peuplades arabes; du côté du nord, non loin
du territoire de Sidon, se trouvait, entre autres lieux, le canton de
Gfc^ia/, >V33n yiNH, qui, si Ton en croit M. Movers, n'appartenait point
aux Chananéens. Mais les textes de la Bible ne disent rien sur cette
inatière. Si Moïse ne nomme pas, parmi les fils de Chanaan, un per-
sonnage appelé Ghibli, ce passage prouve seulement que, dans ces
temps reculés , la ville de Ghebal, la Biblos des Grecs, n'avait pas encore
l'importance qu elle acquit par la suite; que sa fondation ne remontait
pas aux premiers temps de la domination des Chananéens, et quelle
était simplement ime colonie de Sidon ou de quelque autre ville phéni-
cienne. Moïse lui-même semble contredire Topiniotn de notre auteur,
AOUT 1846. 505
lorsquii compte ^ parmi les descendants de Cbanaan, Ârwadi, ie fon-
dateur de la ville d'Âradus. Or cette ville, qui était beaucoup plus au
nord queGhebalf dépendant du pays des Chunanéens, il est vraisemblable
que le territoire qui s'étendait au midi de cette place se trouvait aussi
enclavé dans la même contrée. Le passage du livre de Josué^ n est nulle-
ment contraire à cette opinion. L auteur comprend dans les limites du
pays de Chanaan le canton de Ghebal,'«'?33n y^vtn, tout le mont Liban; à
rOrient , depuis Baal-Gad , au pied du mont Hermon , jusque vers Hamat.
D'un autre coté, nous lisons, dans le I* livre des Rois^, que les ouvriess
de Salomon , réunis à ceux de Hiram et aux habitants de Ghebal , taillèrent
cl préparèrent les bois et les pierres qui devaient servir à la construction
du temple de Jérusalem. Enfm EzéchieP, nous apprend que les vieillards
de Ghebal et les sages de cette ville se trouvaient à Tyr, et veillaient à
la conservation de cette capitale. Ces passages, si je ne me trompe,
démontrent avec évidence que la ville de Ghebal faisait partie intégrante
de la contrée des Phéniciens. Le nom de cette place, si Ton en
croit MM. Gesenius et Movers, dérive du mot arabe Jlk montagne. Mais
je ne saurais admettre cette étymologie; car ce nest pas dans une
contrée aussi reculée vers le nord, que l'on doit s'attendre à trouver
un nom d'origine arabe.
M. Movers fait venir les Chananéens de la contrée qui avoisine Ba-
bylone, et cette opinion, qui est conforme au récit de Moïse, et que j*ai
discutée moi-même dans mon Mémoire sur Ophir, s'accorde mieux, je
crois, avec la vérité, que les hypothèses des historiens qui ont été
chercher, ou sur les rivages méridionaux de la mer Rouge, ou dans les
îles du golfe Persique, le berceau des Chananéens. Comme M. Movers
ne manquera pas, dans son second volume, de traiter cette question
avec l'étendue qu'elle comporte, je reviendrai aussi sur ce sujet inté-
ressant.
L'auteur fait observer que les Chananéens ou les Phéniciens peuvent
revendiquer la gloire, non-seulement d'avoir atteint, dès les temps
les plus reculés, un très-haut degré de civilisation, mais de l'avoir con-
servée beaucoup plus longtemps que les autres peuples, leurs voisins;
qu'après la ruine complète de Ninive, lorsque Babylone était transfor-
mée en un désert, les Phéniciens, durant près de 5oo ans, conservè-
rent leur supériorité, non-seulement dans les arts, mais dans les
sciences et dans les lettres; que, sous ces différents rapports, ils
' Genèse , chap. x, v. iH. — * Chap. xiii, v. 5. — ' Cliap. v, v. 32. — *Ch. xxvii,
V. 9.
64
506 JOURNAL DES SAVANTS.
purent lutter, sans désavantage, avec les nations les plus éclairées
du monde.
M. Movers fait observer, que si, comme il est impossible de le nier,
rOrient a exercé une influence puissante sur le développement des arts,
des sciences, ainsi que des idées religieuses, chez les peuples de TOcci-
dent , les Phéniciens durent être les principaux intermédiaires de ces com-
munications qui existèrent entre les habitants des diverses parties du
monde connu; que des nations orientales, très-anciennement civilisées,
telles que les Syriens, les Babyloniens, les Egyptiens, ne pouvaient, à
raison de leur position isolée, de leur concentration sur leur sol na-
tal, et de leur éloignement pour la navigation, exercer, sur les contrées
de l'ouest, une influence réelle. Que les Phéniciens seuls, dès la plus
haute antiquité, à des époques antéhistoriques, étaient voués à la na-
vigation, au commerce maritime, et avaient étendu au loin leurs expé-
ditions mercantiles.
M. Movers, après avoir fait obsei'ver que la Palestine et les contrées
voisines semblent avoir, dès les temps les plus anciens, été le théâtre
de nombreuses émigrations, trace la marche que les Phéniciens ont dû
suivre, pour apporter, dans les contrées de TOccident, leurs arts, leurs
religions. Leur première route, suivant lui, eut lieu le long des cotes
méridionales et occidentales de TAsie Mineure, dans les îles qui Tavoi-
sinent, surtout dans celle de Chypre , et on peut en observer la direction
jusque dans la Thrace. L'auteur s'étend un peu sur ce qui concerne la
ville de Tarse. Il entre, à cet égard, dans une discussion qui n'est pas
sans intérêt, et sur laquelle j'aurai ocoasion de revenir dans un autre
article.
Si Ton en croit M. Movers, la religion des Lydiens avait les plus
grands rapports avec celle des Phéniciens. Il suppose qu'entre la Lydie
et la Palestine, il y a eu, dès f origine des peuples, des rappoits in-
times. Il rejette, et, je crois, avec toute raison, les traditions ly-
diennes, qui portaient que la ville d'Ascalon avait été fondée par un
Lydien nommé Ascalos : que Mopsus avait, près d'Ascalon, vaincu
Atei^atis, et précipité dans la mer cette déesse, avec son filstx^u;, que
M. Movere regarde comme identique avec Dagon. Il admet, au con-
ti^aire, que les Philistins, dès les temps plus reculés, avaient peut-être
entrepris des incursions hostiles conlre les Lydiens. La fondation d'As-
calon par Ascalos est, à coup sur, une de ces fables que fou trou\e
en si grand nombre dans les traditions des Grecs. Ascalon paraît avoir
existé dès les plus anciennes époques de Ihistoirc, et avoir dû sa fon-
dation aux Philistins. Sou nom ne se trouve pas, il est vrai, dans le
AOUT 1846. 507
Pentateuque; mais on le rencontre dans le livre de Josué ^ et dans celui
des Juges ^. Les Lydiens ne paraissent pas avoir eu aucun rapport d'ori-
gine avec les Chananéens; car nous apprenons, du témoignage de
Moïse ^, que les Lydiens appartenaient à la race de Sem , tandis que les
Chananéens descendaient de Cham. Ce que j'ai dit du nom de Dagon
ne confirme pas la prétendue identité de ce dieu avec le personnage
nommé \x6is.
Suivant M. Mo vers, les Cariens tiraient leur origine des Phéniciens
ou Chananéens. Ils s'étaient établis et répandus sur les iles de la mer
Méditerranée, particulièrement en Crète; ils en furent chassés par
Minos et les Hellènes, et se réfugièrent sur la côte de l'Asie Mineure, à
laquelle ils donnèrent leur nom, et où ilsjse mêlèrent avec les Léléges.
Mais celte origine des Cariens repose, à mon avis, sur un fondement
peu solide : Thucydide même établit*, d'une manière formelle, une dis-
tinction entre les Phéniciens qui habitaient les îles de la mer Méditer-
ranée et les Cariens. Que ceux-ci parlassent une langue particulière,
différente du grec, ils avaient cela de commun avec les différentes na-
tions de l'Asie Mineure. Des monuments écrits dans les idiomes de
plusieurs peuples de cette contrée sont aujourd'hui sous nos yeux. Et,
à coup sûr, les langages que ces monuments nous offrent ne paraissent
avoir rien qui les rapproche du phénicien. Si ces Cariens avaient une
origine chananéenae, on ne pourrait pas les regarder comme une co-
lonie de Philistins. D'ailleurs, les longues navigations de ces derniers
sont loin d'être un fait avéré pour l'histoire. Enfin, dans un article pré-
cédent , j'ai exposé ce qu'il fallait croire sur l'identité des Kari, nD, ou
Kréii, "♦n']3, avec les Philistins.
Que les Phéniciens aient, dans les temps anciens, fondé quelques
villes, quelques établissements de commerce dans la Thrace, dans la
Bithynie, à coup sûr il n'y a rien là qui ne soit fort vraisemblable.
Mais, parce que, suivant la tradition, un roi de Thrace portait le nom
de Phinée; que des villes, appelées Phinon et Phinopolis, existaient
dans la Bithynie, doit-on rapprocher de ces dénominations celle d'un
chef iduméen appelé Phinon , ]^''^ , d'un lieu nommé Founon, p^D, situé
entre Petra et Zoar, qui fut une des stations des Israélites dans le désert,
et qui , dans la suite , sous le règne des empereurs romains, était célèbre
pour les mines qui s'y trouvaient en exploitation , et auxquelles on avait
coutume d'envoyer les criminels? Faut-il, d'après cela, voir dans les
^ Chap. xiii; V. 3. — * Chap. i, v. i8; xiv, v. 19. — * Genèse, chap. x, v. aa. —
* Historia, lib. I, cap. vni.
64.
508 JOURNAL DES SAVANTS.
noms de Phinée, Phinon, PhinopoUs, une allusion aux travaux métallur-
giques entrepris par les Phéniciens? J'avoue qu*un pareil rapprochement
me parait au moins un peu hasardé. Il est facile d'imaginer que les
Iduméens et les peuples deTintérieur de TArabie ne devaient guère avoir
pris une pai-t active aux expéditions maritimes entreprises par les Phéni-
ciens. Que ceux-ci aient, à une époque reculée, exploité les riches
mines que renfermait Tile de Thasos, c'est ce qu'atteste Hérodote ^ et
rien ne saurait infirmer son témoignage. Mais voir dans le Bacchus de ia
Thrace un dieu arabe ; dériver le mot Bassareas du terme arabe j.^ ,
qui, dit-on, désigne une peaa (ce qui n'est pas parfaitement exact); dans
le nom Sabos, une allusion au nom de la contrée de Saba, c'est, je crois,
se livrer un peu trop à des rapprochements étymologiques.
M. Movers traite ensuite des établissements formés par les Phéniciens
sur les lies de la mer Méditerranée. Il s'occupe d'abord de Tile de
Rhodes, et il fait voir que des traces nombreuses, conservées dans cette
île, attestaient les communications qu'elle avait eues, i des époques très-
anciennes, avec les Phéniciens et les Egyptiens. De là, il passe aux îles
de Crète et de Chypre. Il rappelle que la première de ces îles était,
dans l'origine , peuplée par des barbares , que Minos força de fuir et de
se réfugier dans la Carie, la Lycie, la Syrie, la Palestine, l'Afrique. Il
se demande quels pouvaient être ces barbares habitants de la Crète. Il
croit y reconnaître les Philistins, qui , à une époque reculée, avaient for-
mé des établissements en Crète, et qui, repoussés par les armes de
Minos, regagnèrent, en partie, leurs anciennes demeures. Je n'entrerai,
à ce sujet, dans aucun détail, parce que j'ai moi-même, récemment,
discuté cette question , en rendant compte de l'ouvrage de M. Hitzig.
M. Movers s*attache à trouver de nouveaux rapports, qui attestent les
anciennes communications de l'ile de Crète avec la Phénicie. Nonnus
fait mention des Rhadamanes, qui avaient été, en Crète, les dominateurs
de la mer, et qui, chassés par Minos, s'établirent sur les côtes du golfe
Arabique ; ils s'y trouvaient, suivant la tradition rapportée par ce poète ,
lorsque Racchus, préparant son expédition dans l'Inde, les chargea
d'écpiiper et de monter sa flotte. Suivant M. Movers, le nom de ce
peuple dérive des deux mots pD m , dominateurs des eaax. Cette étynio-
logie me paraît un peu incertaine. Comme trace de l'établissement des
Phéniciens en Crète, M. Movers cite le minotaure, qui, suivant lui,
devait peut-être son existence à une idole ayant le corps d'un homme et
la tête d'un taureau , ainsi que le Moloch des Israélites. Il cite la fable d'un
' Uistor, lib. VI , cap. xlvh.
AOUT 1846. 509
géant (le bronze nommé Talos, qui, trois fois pai jour, ou par année, par-
courait la Crète, et étouffait entre ses bras brûlants les étrangers qui
abordaient sur la côte. Il voit là une allusion k la statue de Saturne, qui,
chez les Israélites et à Carthage, recevait dans ses bras, rougis par un
feu ardent, les malheureuses victimes que lui oflrait la superstition. II
peut y avoir, dans ce rapprochement, quelque chose d'ingénieux. Je
ferai seulement obseiTer que la tradition qui attribue à Moloch une tête
de bœuf, que celle qui atteste que les enfants offerts en satriHce étaient
placés dans les bras échauffés de l'idole, ne reposent sur aucun témoi-
gnage contemporain, ctn*ont pour appui que lassertion des commenta-
teurs juifs, qui vivaient à une époque bien postérieure à celle dont ils ont
entrepris d'exposer les faits. Si Ton en croit M. Movers, les trois frères,
Rhadamante, Minos, Sarpédon, portent des noms qui rappellent des
divinités phéniciennes. Le premier nom représente les mots mon T) (le
dominateur de la mort); le nom du dernier doit s'expliquer par pont?,
sar-paddan (le chef de la plaine); et enfm, Minos nous représente les
mots pi?0^2?3 ou l'vo'jya, c est-à-dire «le maître de l'habitation (cé-
leste). » De pareilles étymologies peuvent laisser quelque prise au doute.
M. Movers fait observer que l'Egypte, qui se vantait d'avoir donné aux
autres peuples ses idées religieuses, avait, dès les plus anciennes époques,
adopté les divinités des peuples sémitiques, et, en particulier, des Phéni-
ciens; que, dans l'espace qui s'étend entre les années 2000 et 1600
avant Jésus-Christ, des Phéniciens, partis de la contrée des Philistins,
s'étaient établis dans la basse Egypte, oii ils avaient fondé les dynasties
des HyUsos ou pasteurs; que ce peuple, après de longues guerres avec
les habitants de cette contrée, fut enfm chassé par eux, et alla cher-
cher un refuge sur la côte nord de l'Afrique , sur les côtes de la tner
Méditerranée et en Grèce. Suivant lui, ces pasteurs étaient des Phi-
listins ; il discute cette opinion avec de grands détails. Je ne m'arrêterai
pas sur cette matière, attendu que je l'ai traitée moi-même dans mes
articles sur YHistoire des Philistins.
M. Movers attribue aux Philistins de longues expéditions maritimes.
Il parle des établissements formés par ces peuples dans l'île de Cythère.
à Paphos, en Crète, à Jalysus dans l'île de Rhodes. Je ferai observer,
à cette occasion, que, dans le récit d'Hérodote ^ ce ne sont pas préci-
sément les Philistins qui sont indiqués comme les fondateurs du templ«
de Cythère, mais les Phéniciens, originaires de la Syrie.
M. Movers attribue à l'invasion des Philistins en Egypte une grande
* Lib. I, cap. cv.
510 JOURNAL DES SAVANTS.
influence sur la religion des Egyptiens , et Tintroduction de divinités
dont ]e cidte était particulier aux nations de race sémitique. Mais,
si je ne me trompe, M. Movers seiagère beaucoup Tinfluence que
purent exercer les H/ksos ou pastears sur l'Egypte, durant le temps que
ce pays fut soumis à leur sceptre de fer. D abord, les Égyptiens, ce
peuple si tenace, si ennemi du progrès, si attaché à ses usages, à ses
institutions, devait se montrer peu enclin à accueillir des changements
qui ne tendaient à rien moins qu'à dénaturer sa religion; surtout
quand ces prétendues améliorations lui étaient imposées, le fer et la
flamme à la main, par une nation d'étrangers, qui s'étaient montrés
pour lui des conquérants barbares et impitoyables. En supposant que
les Égyptiens , par suite de leur timidité naturelle , eussent courbé la
tète sous le joug, et reçu, sans murmurer, la loi de leurs maîtres, il
est probable que, dans le moment où une lutte courageuse et déses-
pérée les aflranchit pour toujours d'un joug odieux, ils aument rejeté
avec indignation ces atteintes portées à leur culte primitif, et qui n'of-
fraient plus pour eux qu'un monument de leur servitude. En outi^, il
pst fort douteux que les HyhsoSf lors de la conquête de l'Egypte, aient eu
une civilisation assez avancée pour qu'ils tentassent de faire prévaloir,
chez le peuple vaincu, leurs institutions religieuses. Il est plus probable
qu'ils se seraient plutôt trouvés dans la position où a toujours été un
peuple conquérant , qui soumet par la force de ses armes une nation
beaucoup plus éclairée que lui. Bien loin de prétendre implanter chez
les vaincus des institutions qu'il ne possède que d'une manière très-
imparfaite , il rougit bientôt de se voir si en arrière sous le rapport de
la civilisation. Il n'a alors d'autre ressource que de s'amalgamer avec
ses nouveaux sujets, et de leur demander des institutions politiques,
scientifiques et religieuses, à l'aide desquelles il puisse réparer le vice
de son éducation primitive, et se placer siu* la ligne des peuples vérita*
blemcnt civilisés. On peut donc^ croire que ces pasteurs auraient plutôt
admis les idées religieuses des Egyptiens , qu'ils ne leur eussent imposé
des dogmes étrangers. Enfin, cst-il vrai, comme le suppose M. Movers ,
que les pasteurs fussent réellement d'origine phénicienne ou philistinc?
J'ose ne pas le croire, et je prends la liberté de renvoyer, sur cet aiticle,
mes lecteurs à ce que je viens d'écrire en rendant compte du livre de
M. Hitzig.
QUATREMÈRE.
AOUT 1846. 511
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES -LEITRES.
L*Académie des inscriptions et belles-lettres a tenu, le vendredi ai août, sa
séance publique annuelle sous la présidence de M. Naudet. Après Tannonce des
prix décernés et des sujets de prix proposés, M. Lenormant a lu un rapport sur les
mémoires envoyés au concours, relatifs aux antiquités de la France. Le reste de la
séance a élé rempli par la lecture d'une notice historique sur la vie et les ouvrages
de M. Mionnet , par M. Walckenaer, secrétaire perpétuel, et de deux fragments de mé-
moires , Tun , de M. Raoul-Roche l te, sur THercuIe assyrien et phénicien , considéré
dans ses rapports avec THercule grec , principalement à Taide des monuments de
Tanliquité figurée; Tautre, de M. Reinaud, sur Tlnde antérieurement au milieu du
xi' siècle , d'après les écrivains arabes , persans et chinois. L'beure avancée n'a pas
permis d'entendre la lecture d'une notice sur Guillaume Guiart, par M. de Wailly.
PRIX DJ^CERNÉS.
Prix ordinaires. — L'Académie, dans sa séance publique de i845, avait prorogé
jusqu'au i^avril i846 le concours ouvert en i842 , sur la question suivante: Tracer
l'histoire des gaerres qai, depuis Vempereur Gordien jusqu'à lintasion des Arabes, eurent
lieu entre les Bomains et les rois de Perse de la dynastie des Sassanides, et dont fut le théâ-
tre le bassin de VEuphrate et du Tigre, depuis VOrontejusqu' en Médie, entre Erzeroum au
nord, Ctésiphon et Pétm au sud, L'Académie a accordé le prix à M. Henri Kiepert,
docteur en philosophie , géographe de l'institut industriel à Weymar.
L'Académie avait proposé pour sujet de prix à décerner en iSàb, et remis au
concours de 1 846 , la question suivante : Examen critique des historiens de Constantin
le Grand, comparés aus derniers monuments de son règne. Ce prix a été accordé à
M. Nicard.
L'Académie a proposé, dans sa séance de i844 « pour sujet de prix à décerner en
i846, la question suivante : Examen critique de la succession des dynasties égyptiennes
d'après les textes historiques et les monuments nationaux, L'Académie a accordé le prix
au mémoire qui a pour auteur M. Lesueur, architecte, et une mention Irès-liono-
rable à celui de M. Brunel de Presle.
Prix de numismatique. L* Académie décerne le prix de numismatique fondé
par M. Allier de Hauteroche h M. Duchalais, pour son ouvrage intitulé : Description
des médailles gauloises faisant partie des collections de la Bibliothèque royale. Il a été
décerné une mention Irès-honorablc à M. Giulio de San-Quentino , pour l'ouvrage
intitulé : Délie monete dêlV imperatore Giustiniano,
Antiquités de la France. L'Académie a décerné la première médaille à M. Long,
pour ses Recherches sur les antiquités romaines du pays des Vocontiens, manuscrit; la
seconde médaille h M. Leynouvie, pour son Histoire du Limousin, la Bourgeoisie,
3 vol. in-8*. Elle partage la troisième médaillé ex œquo entre M. Cartier, pour ses
Recherches sur les monnaies au type chartrain, i vol. in-S", et M. Girardot, pour son
512 JOURNAL DES SAVANTS.
Histoire du chapitre de Saint-Etienne de Bourges, manuscrit. L^Acadcmie a exprimé le
regret qu il n*y eut pas une quatrième médaille à partager entre M. Vaudoyer pour
Mon ouvrage intitulé : Ancien Orléanais. — Arckitectare privée, manuscrit, et M. Le-
roux de Lincy, pour son Histoire de Vhôtel de ville de Paris, i vol. in-A*. Elle a
accordé, en outre, dix mentions très-honorables et huit mentions honorables à
divers ouvrages sur les antiquités de la France.
PAIX EXTRAORDINAIRES FONDAS PAR M. LE BARON GOBERT , pour le travail le plus Sa-
vant et le plas profond sur l'histoire de France et les études qui s'y rattachent, — L'Aca-
démie a décerné le premier de ces prix à M. Aurélien de Courson , pour son His-
toire des peuples bretons dans la Gaule et dans les îles britanniques, langue, coutumes,
mœurs et institutions, a vol. in-8* ; et elle a décidé que M. Monteii serait maintenu
dans la i>osses8ion du second prix qui lui a été décerné en i84o.
PRIX PROPOSÉS.
Prix ordinaires. L'Académie rappelle quelle a proposé , pour sujet du prix or-
dinaire à décerner en iS^y* l'Histoire de l étude de la langue grecque dans l'occident
de l'Europe, depuis la fin du x' siècle jusqu'à celle du xiv'.
L'Académie propose pour sujet du prix ordinaire à décerner en 1 848 : « Éclaircir
les annales et retracer l'état de la France pendant la seconde moitié du x' siècle, d'après
les documents publiés ou inédits, •
Prix de numismatique. — Le prix annuel pour lequel M. Allier de Fliuteroche a
légué à TAcadémie une rente de quatre cents francs sera décerné, en i847« ^"
meilleur ouvrage numismatique qui aura été publié depuis le i" avril i846. Les
membres de Tlnstitut sont seuls exceptés de ce concours.
Antiquités de France. — Trois mâailles de la valeur de cinq cents francs chacune
seront décernées, en 18Â7, ^^^ meilleurs ouvrages sur les antiquités de la France,
qui auront été déposés au secrétariat de Tlnstitut avant le i*' avril iSà']-
Prix extraordinaires fondés par M. le baron Gobert. — Au i" avril 1847,
TAcadémic s'occupera de l'examen des ouvrages qui auront paru depuis le 1" avril
1846, et qui pourront concourir aux prix annuels fondés par M. le baron Gobert.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
M. le baron de Damoist^u, membre de l'Académie dos sciences, section d'aslro-
iioinie, est mort à Issy, près Paris.
TABLE.
l'héàtrc français au moyen âge, public d'après les manuscrits de la bihliolhèque
du Koi, par MM. L.-G. Monmerqué et Francisque Michel (3* article de
M. Magoin) Page 450
Hutcheson, fondateur de Técolc écossaise ( 1" article de M. Cousin) 465
1. Place de TÉgypte dans Thistoire du monde, par Ch. C. J. Bunsen-, 2. Choix
des documents les plus importants de Tantiquité égyptieaDC, par le D' R. Lep-
sius (V article de M. Raoul-Rochette] 470
Die Plionizier, von Movcrs (Les Phéniciens, par M. Movers, professeur à Tuni-
versité de Brcslau) ( l" article de M. Quatremèrc.) 407
Nouvelles liltoraircj 511
F» DE LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS.
SEPTEMBRE 1846.
Relation des Voyages faits par les Arabes et les Persans dans TInde
et à la Chine, dans le ix' siècle de F ère chrétienne. Texte arabe,
imprimé en iSii, par les soins de feu Langlès, publié, avec des
corrections et additions, et accompagné dune traduction française
et d'éclaircissements , par M. Reinaud, membre de l'Institut. Paris,
Imprimerie royale, i84ô, 2 vol. in- 18.
PREMIER ARTICLE.
Un savant, profondément versé dans la connaissance des langues et
de rhistoire de TOrient, qui a rendu à la religion d'importants ser-
vices, que Boileau, en lui adressant sa xii* épître, saluait, avec toute
raison, du titre de docte abbé, Renaudot, publia, Tan 1718, un vo-
lume qui porte pour titre : Anciennes relations des Indes et de la Chine, de
deux voyageurs mahométans qui y allèrent dans le /j* siècle, traduites d'arabe,
avec des remarques sur les principaux endroits de ces relations, in-8". Le tra-
ducteur n'avait point songé à publier le texte; il n avait pas même in-
diqué, dune manière assez précise, le manuscrit dont il avait tiré ces
récits; en sorte que Ton avait été jusqu'à soupçonner la bonne foi du
savant écrivain, jusqu'au moment où M. de Guignes retrouva le volume
sur lequel Renaudot avait fait son travail. Dans les premières années
du xix* siècle, M. Langlès forma le dessein de publier le texte de cet
ouvrage, et de raccompagner d'une nouvelle version française. Il choi-
sit le format in- 1 8 , parce que ce livre était destiné à faire partie de sa
collection portative de voyages, collection dont cinq volumes seulement
65
514 JOURNAL DES SAVANTS.
ont vu le jour. Le texte arabe fut imprimé en entier, à llmprimerie
impériale, dans le courant de Tannée i8i i. La version française ne pa-
raît point avoir été écrite. M. Reiuaud suppose que M. Langlès, peu
satisfait de son travail, crut dcvoii* le supprimer. Mais cette explication
ne me paraît pas naturelle, et j'en proposerai une autre, qui est, à mes
yeux, beaucoup plus vraisemblable : M. Langlès, en butte à des atta-
ques eontinuelles et passionnées, qui abreuvèrent de chagrin les der>
nières années de sa vie, qui contribuèrent, probablement, k abréger
ses jours, et auxquelles sa mort même n'a pu mettre un terme, était
tombé dans un profond découragement, et était devenu presque insen-
sible aux travaux qui avaient fait le charme de son existence. Il est
peu étonnant que, dans de pareilles circonstances, il ait perdu de vue
ce petit livre, qui, sans ajputer beaucoup à sa gloire littéraire, aurait
pu lui susciter de nouvelles traverses. D'ailleurs, au moment où la
mort vint le frapper, il était encore dans un âge qui pouvait lui laisser
espérer quelques années de vie. Il croyait sans doute pouvoir reprendre
cette tâche un peu plus tard; mais
Vits summa brevis spem nos vetat inchoare longam .
Cet homme estimable descendit dans la tombe. Le texte arabe, déposé
dans les magasins de l'Imprimerie royale, restait là, sans aucune uti-
lité pour la littérature arabe. M. Reinaud fut invité à compléter et à
publier ce travail. Après avoir d'abord refusé, il se proposa lui-même
pour remplir cette tâche. Il revit le texte sur le manuscrit unique , et
le compléta, en y ajoutmt plusieurs morceaux d'un genre analogue.
L'ouvrage vient de paraître, accompagné d'une nouvelle version fran-
çaise, de notes, et d'un assez long discours préliminaire.
M. Reinaud atteste que la traduction de l'abbé Renaudot ne lui a
pas paru suffisamment exacte, et que plusieurs des notes ont été ré-
digées avec un peu de précipitation. Ce jugement est, à mon avis, un
peu sévère. Quand on prend la peine de lire l'ouvrage du savant abbé,
que l'on voit la vaste et profonde érudition quç témoignent ses nom-
breuses remarques, on reste convaincu, je crois, quelles offrent un
résumé assez complet de ce que Ton savait alors sur les contrées
orientales de l'Asie; et l'on est plus porté à admirer un pareil travail
qu'à y reconnaître de la légèreté. Quant à la version, je conçois que,
sur plusieurs points, elle laisse quelque chose à désirer. Je con-
viens que le nouveau traducteur a , dans un certain nombre de pas-
sages, saisi mieux le sens, et rectifié, avec raison, Içs explications
données par Renaudot. Mais, pour être juste, U faut avouer aussi
SEPTEMBRE 1846. 515
que, dans plus d*un endroit, il aurait pu, sans inconvénient, adopter
les opinions de son illustre devancier. Bailleurs, comme tout le
monde sait, cest surtout dans le xviii* siècle que Tétude grammati-
cale des langues de TOrient a fait d'immenses progrès, grâce aux tra-
vaux de récole d'A. Schultens, et, surtout, aux efforts du célèbre
Silvestre de Sacy et d'un grand nombre d'autres savants. Enfin, des
explorations entreprises par des voyageurs éclairés , dans toutes les con-
trées de rOrient, la publication d'une foule de monuments inédits, sont
venus ajouter prodigieusement, pour nous, aux connaissances qu'a-
vaient possédées nos pères.
J'ai dit que le traducteur avait placé, en tête de l'ouvrage, un dis-
cours préliminaire qui est plus étendu que la relation elle-même, et
dans lequel se trouvent discutés plusieurs points d'histoire et de géo-
graphie orientales. Je n'en parlerai pas, pour le moment, attendu
qu'un examen de ce morceau doit faire la matière de mon second ar-
ticle. J'ai dit également que la traduction était accompagnée d'un assez
grand nombre de notes érudites. J'aurai quelquefois occasion de les
citer; et je dois ajouter qu'à la suite de ces notes se trouvent plusieurs
remarques instructives qui concernent fhistoire naturelle, et qui ont
pour auteur M. le docteur Roulin. sous- bibliothécaire de l'Institut.
Dans ce premier article, je me bornerai à faire connaître ce qui a
trait à la nouvelle traduction. Mes observations , comme on peut le
croire, doivent se borner à comparer la version avec le texte, et à
rechercher si ce texte a été rendu avec plus ou moins d'exactitude.
Eu effet, on ne s'attendra pas ici à voir des citations empruntées aux
faits rapportés dans l'ouvrage, puisque ce livre, imprimé depuis cent
vingt-huit ans, est suffisamment connu de tous ceut qui s'occupent
tant soit peu de la géographie des contrées orientales.
Avant de commencer cet examen, je dois dire qu'une relation de
ce genre, écrite avec une extrême simplicité, ne peut offrir, sous ie
rapport du texte, des difficultés insurmontables; que. d'ailleurs, le tra-
vail d'un homme aussi éminent que l'abbé Renaudot a dû faciliter
beaucoup la tâche de celui qui voulait offrir aux lecteurs une version
nouvelle. Je dois ajouter que le nouveau traducteur aurait dû quel-
quefois soigner davantage la partie du style; car il serait facile de
produire un certain nombre de phrases dans lesquelles on pourrait
désirer une rédaction un peu plus élégante.
Le volume (car il ne faut tenir aucun compte de la préface absurde
qu'y a cousue la main d'un copiste ignorant) commence par la descrip-
tion incomplète d'un monstre marin, d'un énorme cétacé. Entre autres
65.
516 JOURNAL DES SAVANTS.
caractères attribués à cet animal , on lit qu il ressemblait à wie voile de
vaisseau. M. Roulin , qui croit que la description donnée par Técrivain
arabe s'applique à un cachalot, et remarquant, avec raison, que ce
cétacé n a point de nageoire dorsale , qui réponde à ce que dit la rela-
tion , a supposé qu il s était glissé dans le texte une erreur de copiste ,
et qu'au lieu des mots une voile de vaîsseaa, il offrait peut-être un terme
qui désigne un rocher. M. Reinaud, adoptant cette opinion du savant
naturaliste, fait observer que, dans plusieurs ouvrages, au lieu de^\j^,
en trouve g^; que ce terme peut signifier un rocher. Mais je crois pou-
voir assurer que cette assertion n'est pas fondée. Le mot^^, pluriel
de iûJûr, ne peut désigner que des châteaux, des citadelles. Le tenne ^
seul a quelquefois la sens de rocher. Or cette signification ne saurait
s'appliquer au cas dont il s'agit. Il est clair pour moi qu'on doit lire gîi ,
qui , en arabe, a le même sens que ^j^, et indique ime vorHje de vaisseau.
Si je ne me trompe, la relation, ici imparfaite, doit être complétée
d'après le récit de Masoudi, et on doit lire que : «le dos de cet animal
présente ime nageoire qui ressemble à une voile.» Mais doit- on
nécessairement voir ici un cachalot? je ne le crois pas. A mon avis,
on pourrait plutôt y reconnaître le baleinoptère-gibbar, qui atteint des
dimensions énormes, une centaine de pieds, et dont le dos est sur-
monté d'une nageoire qui s'élève à une hauteur de quatre ou cinq
pieds. Il me semble que ce dernier caractère répond assez bien à ce
que nous apprend l'écrivain arabe. Rappelons-nous que la descrip-
tion dont il s'agit n'est point l'ouvrage d'un naturaliste , mais de navi-
gateurs, de simples matelots. Il ne faut donc pas y chercher cette pré-
cision rigoureuse que nous trouvons dans des notices de ce genre,
rédigées par les maîtres de la science moderne.
L'auteur ajoute que «les marins, effrayés à la vue de ce monstre,
et craignant qu'en s'appuyant sur le vaisseau, il ne vînt à bout de le
submerger, frappaient, durant la nuit, pour effrayer l'animal, des
cloches semblables à celles qui sont en usage chez les chrétiens. » Le
traductem% dans la note qu'il a jointe à ce passage ^ s'exprime en ces
termes : «Le mot arabe ^_yi\i, au pluriel (jo^ly , dérive du syriaque
OLQJ, terme qui s'applique à tout objet avec lequel on fait du bruit
en le frappant. Il se dit des cloches et des sonnettes et c'est le sens
qu'il a ici. On s'en est ensuite servi pour désigner les crécelles
^ Page 6, note 4*
SEPTEMBRE 1846. 517
avec lesquelles, dans les églises, on annonce les différentes parties
de TofTice. En effet, dans les Etats musulmans, lusage des cloches est
maintenant interdit , excepté dans les montagnes du Liban , dans
lesquelles la population est uniquement composée de chrétiens. » Plus
bas ^M. Reinaud a rendu également le mot (jf^\y par crécelles; mais
cette traduction n'est pas parfaitement exacte. Les chrétiens orientaux
ne connaissent pas celte sorte de moulinet de bois appelé crécelle, qui,
dans les contrées de TOccident, servait, le jeudi saint et le vendredi
saint, pour appeler les fidèles aux prières de TÉglise et suppléer au
silence des cloches. C'est à cela que Boileau a fait allusion , lorsqu'il
dit, dans le Lutrin :
Prenons du saint jeudi la bruyante crécelle,
et plus bas :
Il dit : Du fond poudreux d*une armoire sacrée,
Par les mains de Giraut la crécelle est tirée :
Ils sortent tous les deux, et, par d^heureux efforts.
Du lugubre instrument font crier les ressorts.
Mais , dans l'Orient , le nakous des chrétiens ne ressemble en rien
à notre crécelle. C'est une planchette^ formée d'un bois dur, suspendue
à des cordes, et sur laquelle le prctre frappe avec un maillet de bois,
ce qui produit un son sec que l'on entend à une grande distance '.
L'auteur de la relation arabe, décrivant une cérémonie chinoise, fait
mention d'hommes qui portaient des pièces de bois semblables à des
nakoas, et sur lesquelles ils frappèrent. C*est ainsi que, dans une lettre
du Connétable d'Arménie^ on lit, en parlant des chrétiens nestoriens,
puisant tabulas. Il n'est donc nullement question de crécelles. On ne peut
pas dire non plus que le mont Liban soit la seule partie de l'empire
musuln)an où l'on sonne des cloches; car, en Lgypte, une véritable
cloche existe dans le monastère de Saint-Macaire , une dans celui de
Saint-Antoine , et une enfin dans le couvent de Saint-Paul-Ermite*.
Dans la description d'un grand poisson^, qui doit être le requin, on
trouve des détails que le traducteur rend ainsi : « Malgré sa grandeur,
il^a pour ennemi un poisson qui n'a qu'une coudée de long et qui se
nomme al-leschek. Lorsque le gros poisson, se mettant en colère,
* Texte arabe, p. 78. — ' P. 75. — * Kamous, p. 374, édit. de Bombaie ; Vausleb,
HisL de VEg. JtAlexand. p. Sg; Schulz, Der leitvmgen derHôchsten, t. V, p. 1 1, etc.
— * Mosheim, Hisi. ecclesiasUc, Tartaroram, appendix, p. 5o. — * Voyez le P.
Sicard, Lettres édifiantes, t. V, p. iio, aoi , planche de la p. 188. — * P. 4.
518 JOURNAL DES SAVANTS.
attaque les autres poissons au seiu de la mer, et qu'il les maltnite, le
petit poisson le met à la raison. Il s^attache à la racine de ison oreille,
et ûe la quitte pas qu'il ne soit mort. Le petit poisson s'attache aux
navires; et alors le gros poisson nose pas en approcher, à cause de la
erainte que l'autre lui inspire. » Je ne relèverai pas tout ce que cette tra-
duction peut présenter d'un peu inexact sôus le rapport du style. Je di-
rai seulement : Le mot de colère ne convient guère , en parlant d'un animal
aussi éminemment féroce que le requin. Le mot maltraiter est bien faible,
en parlant d'un poisson qui dévore sans distinction , et avec l'instinct le plu«
brutal , les poissons , les autres animaux et les hommes. Enfin , l'expression
mettreà la raison est un peu impropre. Comme un requin n'a pas de raison
à perdre, on ne saurait l'y rappeler. U faut traduire, si je ne me trompe:
« Tandis que ce monstre , par sa fureur et sa férocité , est le fléau des
poissons de la mer, il ne peut échapper aux attaques d'un petit poisson,
qui n'a qu'une coudée de longueur. » D'un autre coté, le requin n'ayant
point d'oreilles, on ne saïu^it dire que ce poisson, qui est Véchéneïs ou
sucet, s'attache à la racine de sou oreille. U faut traduire, je crois:
a ce poisson pénètre dans le fond de son oreille , » c'est-à-dire dans une
de ses branchies. Le dernier membre de la phrase présente une diffi-
culté réelle. Le texte oflre ces mots : « Ce petit poisson s'attache aux
vaisseaux. Aussi les navires n'osent approcher du grand poisson , par
suite de la crainte que leur inspire le petit. » Il ne faut pas chercher
ici une narration faite par un homme éclairé, par un naturaliste; il
faut y voir une exposition des idées, des préjugés, qui régnaient parmi
des matelots ignorants. En voyant un petit poisson tel que l'échéneïs
s'attacher opiniâtrement aux flancs d'un navire sans qu'on pût lui faire
lâcher prise, ils se persuadaient que ce petit animal devait, dans un
espace plus ou moins long, perforer la coque du navire, et amener
ainsi un naufrage. On sent bien que, dans cette opinion , à coup sûr
mal fondée , ils devaient plus appréhender la rencontre de ce poisson
que celle du requin , puisque ce squale féroce , s'il est redoutable pour
la vie des hommes, ne peut faille aucun mal k un navire.
L'auteur, parlant de l'ambre g^is^ s'exprime ainsi, d'après la ver-
sion de M. Reinaud : « La mer jette sur les côtes de ces îles de gros
morceaux d'ambre; quelques-uns de ces morceaux ont la forme d'une
plante, ou à peu près Quand la mer est très-agitée, elle rejette
l'ambre sous la forme de citrouilles et de trufies.» Mais je crois que,
dans ce passage, il faut adopter la leçon c;^aj, maison, que l'on ren-.
* P. 5.
SEPTEMBRE 1846. 519
contre dans p]u3ieurs ouvrages, et traduire .«Quelquefois, on trouve
une pièce d*ambre qui a la grosseur d une maison ou à peu près, d H y
a sans doute ici une exagération manifeste; mais enfin, voilà, je crois,
ce que porte le texte. Du reste, le mot^^ ne signifie pas une cUrouilU,
mais un champignon; et il fallait traduire, à l'exemple de labbé Re-
naudot : u La mer rejette de son sein des morceaux d*ambre qui ressem-
blent à des champignons ou à des truffes, n
Dans la description des îles Maldives S Tauteur, exaltant Tadresse
des habitants pour la fabrication d^ étoffes , ajoute j^Lm» ^j(^Ju.«j^
ÀAÂAâJl çj^ (^j0jJ] («x^^Jlf^t, ce que le traducteur rend ainsi: «Ils
se chargent de tous les travaux du même genre. » Je traduirais : « Ils
exécutent tous les autres genres de travaux avec une égale adresse. »
En traitant de Tîle de Serendib (Ceylan), i auteur dit^: t^^^j^t^
lyJ^.^ UJ^ U^ ^V^' (^^' M. Reinaud traduit : u Auprès de Serendib
est la pêcherie des perles. Serendib est environnée tout entière par la
mer. » Je ne crois pas que ce soit là le véritable sens. Je rends ainsi ce
passage : « On y trouve une pêcherie de pcries; et (cette pêcherie) com-
prend toute la mer qui environne Tile. » Plus bas, on lit : Ja4 t*>^ J^.^
jy^Uw^f^ jJU>^l^ j^^' ^^y*^' j^^ u*^^** » ^^ ^® 1^ traducteur
rend ainsi : « Autour de cette montagne est la mine de rubis rouges et
jaunes et d'hyacinthes. » Mais, d'abord, je prendrai la liberté de faire
observer qu'il n'existe pas de rubis jaunes. En second lieu, le mot
j^Uwl n'est point un substantif qui désigne une pierre précieuse
d'une espèce particulière ; c'est un adjectif, formé de deux termes per-
sans, yUwt, cieL et ^jy, couleur. Il signifie: ^aî est bleu de ciel, azuré.
Il faut donc traduire : «On y trouve une mine de pierres précieuses»
savoir, de gemmes rouges, jaunes et bleues,» c'est-à-dire «des rubis,
des topazes, des saphirs,» et non pas des opales et des amétbistes,
comme l'a cru l'abbé Rçnaudot.
M. Reinaud, note 17, d'après le témoignage d'Édrisi, atteste que le
camphre est le produit de la sève d'un arbre; que ce suc, reçu dans
im vase, y prend de la consistance, et reçoit alors le nom de camphre.
Cette assertion, vraie dans un sens, n'est pas toutefois complètement
exacte. Le meilleur camphre s'obtient en coupant par morceaux le tronc
de l'ai'bre qui le recèle, et en raclant la poudre blanche et friable qui se
trouve engagée dans les fissures du bois. M. Marsden atteste, il est vrai,
que l'on fait au tronc de certains arbres des incisions d'où découle une
»P.6. — «P.7.
520 JOURNAL DES SAVANTS.
huOe qui, exposée au soleil, laisse déposer du camphre; mais il ajoute
que ce camphre est d*une espèce inférieure. Au reste, nous apprenons
par la grande relation de Valentyn^ que, sous la domination des Hol-
landais, les habitants de Sumatra mettaient le plus grand soin à cacher
tout ce qui avait rapport à la récolte du camphre.
A la page 8, on lit : a Ces îles ont sous leur dépendance;)) il faut
dire : «ont dans leur voisinage.» Un peu plus loin, la traduction
porte: a Celui qui se montre le plus hardi dans les combats;» il faut
dire : « Celui qui se montre le plus hardi pour le meurtre. » Dans
la description de l'île appelée Râmeni ou Râmi^, je crois quil faut tra-
duire : «Lorsque des vaisseaux passent près de cette île, les habitants
se rendent près des bâtiments, sur des bateaux grands ou petits; les
matelots achètent aux habitants de Tambre et des cocos, en échange
desquels ils donnent du fer et les couvertures qui peuvent être utiles
aux habitants; car, du reste, il ne fait chez eux ni chaud ni froid.»
Tel est le sens que présente le passage. On pourrait croire , au premier
abord, quil existe ici une contradiction; mais elle n'est qu'apparente.
En effet, le mot îI^^imS" signifie , en général, une couverture quelconque,
et non pas seulement un habit On conçoit que les habitants, quoiqu'ils
allassent habituellement nus, aient eu besoin de quelques étoffes pour
couvrir leurs habitations, ou pour tout autre objet. Si Ton adopte le sens
donné par le traducteur, il faut faire au texte un petit changement, et
écrire : iyaSijJk ^^^st ^t ^y^-^j^sB? U» « ils n'ont besoin d'aucune couver-
ture. » Plus bas, on lit, suivant la traduction* : «Quand leur provision
d'eau est épuisée, l'équipage s'approche des habitants, et demande de
l'eau. Quelquefois les hommes de l'équipage tombent au pouvoir des
habitants, et la plupart sont mis à mort. » Mais le texte ne dit pas cela.
D'abord ^^y^m^i ne signifie pas «demandent de l'eau,» mais «puisent
de l'eau. » En outre on lit [jyàki et non pas ^jj^iAx,?. H faut donc, je crois,
traduire : «Lorsque leur provision d'eau est épuisée, les gens de l'équi-
page s'approchent de l'île pour faire de l'eau. Quelquefois les habi-
tants en saisissent quelques-uns, et laissent échapper le plus grand
nombre. »
Plus bas*, au lieu de ces mots : « Ces sortes de cas sont fréquents sur
la mer, » je traduis : h De même, il existe, sur mer, un nombre incal-
culable d'îles, qui sont inaccessibles aux hommes, soit parce que les
marins ne les connaissent pas, soit parce qu'ils ne peuvent y aborder. »
* Ouà en Nieuw Oost-Indien, derde deel, i stuk, p. a 12. — * P. 9. — * P. 10.
— *P.ii.
SEPTEMBRE 1846. 521
L*auteur, pariant des musulmans établis en Chine , dans la ville de
Khanfou, raconte qu'un de leurs coreligionnaires est nommé, par
ordre de l'empereur, pour juger les procès qui s'élèvent entre les
Arabes. Puis il ajoute, suivant le traducteur^ : «Les jours de fête, cet
homme célèbre la^^j^ère avec les musulmans. » Mais cette version n'est
pas parfaitement e.yKie. Lorsque le mot *>hs«^, fête, est mis avec l'ar-
ticle, sans aucune autre désignation, il indique, non pas une fête, en
général, mais la fête par excellence, c'est-à-dire le second bairam, l^fête
des victimes. C'est ainsi que , dans le Nouveau Testament, le mot ij éoprn,
la fête, désigne, d'une manière spéciale, la fête de Pâques^.
Les mots' ôÎ/a-« çj^ J^^ i^^^A^' (jji-Jijifel ne signifient pas :
a La plupart des vaisseaux chinois partent de Siraf ; » mais , w Les vais-
seaux chinois, pour la plupait, exportent ( les marchandises] de Siraf,
opèrent leur chargement à Siraf. » L'abbé Renaudot avait adopté ce
sens, qui me paraît le seul véritable.
Le mot g'i^* ne signifie pas qui ont le poil rare, mais imberbes.
Les mots j^t i JIa^?- ne désignent pas des montagnes baignées par la
mer, mais des montagnes placées aa milieu de la mer; et, en effet, elles
forment un détroit au travers duquel les navires doivent passer.
Le mot &^^4Mb4, qui se rencontre plusieurs fois', ne signifie pas un
péage. Et je doute, d'ailleurs, que ce dernier mot ait réellement, en
fiançais, le sens qu'on lui attribue. nJ^^*, ainsi que le reconnaît
M. Reinaud lui-même, désigne une place forte, un liea occupé par une
garnison.
L'auteur, parlant des marées qui ont lieu à la Chine et dans le golfe
Persique®, s'exprime ainsi : «Le fliu et le reflux se font sentir deux
fois, dans l'espace d'un jour et d'une nuit. Dans la partie qui avoisine
Basrah, et jusqu à l'île des Benou-Kaouan, le flux commence au moment
où la lune est au milieu du ciel; et le reflux, au lever et au coucher de
cet astre. Mais, depuis les côtes de la Chine, et jusqu'au voisinage de
l'île des Benou-Kaouan , la mer monte au moment du lever de la lune;
elle se retire lorsque cet astre est au milieu du ciel. Au coucher de la
lune , le flux recommence ; et la retraite des eaux a lieu , lorsque la lune
se trouve à l'opposite du milieu du ciel. »
Ce passage , dans lequel j'ai tant soit peu changé la version du nouveau
traducteur, doit donner matière à une observation : le copbte a oublié
un membre de phrase. Lorsque l'auteur dit que, depuis Basrah jusqu'à
' P. i4.— 'S. Malthieu, xxvi, 5, xxvii, i5; S. Luc,xxiu, 17; S.Jean, iv, 45.
— ' P. i5. — * P. 17. — • P. 16. ai. — • P. ai.
66
522 JOURNAL DES SAVANTS.
111c des Benou-Kaouan , le flux se fait sentir au moment où la lune est
aun^ilieu du ciel, il faut ajouter : j^UvJI k*i»^ J^b !it^, t et lorsqu'elle
se trouve à l'opposé du milieu du ciel. » Je reviendrai sur ce sujet.
Plus bas ^, en parlant d*une peuplade de nègi^es qui habite une île
dé la mer de l'Inde, l'auteur dit : pW-^'^ o^W^Jl* iei^ f*'- M. Reinaud
traduit : a Us demeurent dans des espèces de bois et au milieu des
roseaux; » ce qui présente un sens peu naturel. Je crois que le copiste a
omis deux mots-, qu'il faut lire : ^^l^^t^ ooU«Jl? JjU-* iJh^^^^ *^H^ ^
et traduire : a A l'exemple des animaux sauvages, ils habitent les bois et
les marais. »
Le mot de ^^«x**^, en parlant d'un souverain, ne doit pas se tra-
duire par hors de ligne, mais par important. Les mots axaJLI QjJ^e^t em-
ployés à l'égard des Chinois , ne signifient pas je crois : « Ils mangent les
corps morts , » attendu que ces mots ne se disent que des hommes ; mais
ilfaut traduire : « Us mangent les animaux morts (les charognes). » Ce qui
confirme cette opinion, c'est que Tauteur ajoute : a et cela à Texemple
des mages et des idolâtres. » Or on n'a jamais accusé les mages d'avoir
été anthropophages.
L'auteur, nommant un roi de llnde, qui porte le titre de baViara'^,
ajoute : kiLXl\ iuLu ^^miû^ ^j:> j^:> J^u>^ iQ^LUaJl ^JO ^j:> aJU
jJLm ^I^ c:;^ ikâaXJi (j^ aJuw i *^j[i^. M. Reinaud traduit : «La mon*
naie qui circule dans ses États consiste en pièces d'argent qu'on nomme
ihatherya. Chacune de ces pièces équivaut à un dirhem et demi, mon-
naie du souverain. La date qu'elle porte part de Tannée où la dynastie
est montée sur le trône.» M. Reinaud pense^ que le mot iL-jj^Lk
dérive du mot grec crrarrfp; maïs j'ose ne pas partager cette opinion,
ly abord, le statère des Grecs était une monnaie d'or, et non une d'ar-
gent; elle valait beaucoup plus qu'une drachme et demie. En second
lieu, les monnaies que l'on trouvait dans l'Inde, au temps de l'auteur
du Périple de la mer Erythrée, et qui portaient la ligure des rois
Apollodote et Ménandre, étaient des drachmes et non des statères.
Enfin, ce dernier mot, qui s'appliquait à une monnaie grecque, ne se
serait pas probablement conservé dans l'Inde pour désigner une mon-
naie indigène. Il vaut mieux croire que le mot ib^lL, s'il n*est pas
corrompu, appartient à un des langages de l'Inde. Les mots oUll âCmo
ne signifient pas : «monnaie du souverain; » mais «avec l'empreinte,
le coin du souverain. » Les derniers mots doivent se rendre ainsi : «La
date qu'elles portent est une année du règne d'un prédécesseur de ce
* P. aa. — «p. a5. — ' P. a6. — *P. ay. — » Noie 53.
SEPTEMBRE 1846. 523
prince.» En parlant du même roi\ l*auteur dit, suivant la traduction
de M. Reînaud: «Son empire commence à la côte de la mer sur
la langue de terre qui se prolonge jusqu^en Chine;» mais, dans le
texte, il n'est pas fait mention dune langue de terre. On y lit : « Son
royaume, au côlé de la terre, se prolonge jusqu'à la Chine. »
Dans la description du rhinocéros^, on lit, suivant le traducteur :
« Il n a point d'articulation au genou ni à la main; depuis le pied jusqu*à
l'aisselle, ce n'est qu'un monceau de chair.» Il faut dire, je crois : «Ni
au genou, ni à la jambe de devant :.... depuis le pied jusqu'à l'aisselle,
tout n'est qu*une seule pièce. »
On lit dans la traduction ^ : « Le roi de la Chine compte dans ses
États plus de deux cents métropoles. » Mais, comme il est facile de le
voir, cette expression n'est pas parfaitement exacte. Le mot métropole
n'a pas, dans notre langage actuel, la signification qu'on lui donne ici;
il désigne : i* le pays qui envoie ailleurs des colonies; a** Une ville,
archiépiscopale. Il fallait dire : « L'empire de la Chine compte plus
de deux cents villes importantes.» Un peu plus bas^, où il est parlé
d'un tube de bois servant de trompette, on trouve ces mots : ^^Ak^y»
c;>\IjvAAâJt ^]yô^. M. Reiiiaud traduit de cette manière : «On l'enduit de
la même manière que les autres objets qui nous viennent de la Chine. »
Mais cette version ne rend pas bien les expressions du texte. D'abord,
le mot ^1^^ , qui signifie proprement remède, désigne ensuite an ingré-
dient de teinture, une couleur, un vernis. C'est dans le même selas que
les Grecs employaient le terme ÇapficUov. Virgile a dit de même, en
parlant de la pourpre : Assyrium venenum. Le mot iUJU.^ vient de (s^^^^,
qui signifie porcelaine. On lit dans l'histoire de Bedr-eddin-Aïntabi, qu^
parmi les présents envoyés par le souverain du Yémcn ^, se trouvaient
^y^^lf c.'JuS.s ^^^Xào jUkj is>UNMj^, «cinq cents pièces de porcelaines
peintes en azur.» Dans le Traité de chirurgie d'Aboulcasis •, on lit:
<^HM0 u^ ^' u^^ CaH» << de cuivre ou de porcelaine. » Le mot iUjy^ dé^
signe 1° un plat. On lit dans les Mille et une Nuits^ : «^^ u^ a^^^a-^,
« un plat d'or ; » dans l'histoire d'Ebn-Djouzi* -j^.^ v-^l lyxi iUâi iUJu^ ,
«un plat d'ai^ent dans lequel étaient mille pièces d'or;» dans les
Voyages d'Ebn-Batoutah^ i^^ jUJUd»jUà^l^j-*t, «il ordonna d'appor-
ter un plat d'or;n dans la Chronique de Dhehebi^^: 4^^ iHyHS^,«un
" P. a8. — • P. 3i. — • P. 33.—* P. 34.— • Man. 684, fol. a r. — • P. a46. —
' T. II, p. aïo. — • Man. 64o, fol. 3 v. — • Fol. 4a r. — " Man. 646, fol. a45 y.
66.
524 JOURNAL DES SAVANTS.
plat d'or. » Dans un passage des Annales d'Abou Iféda ^ , au lieu de
&»5.^*, qui n'ofire auôun sens, il faut lire iUJU^ , a un plat. » Gemot fait
au pluriel y|y». On lit dans la Description de l'Expie, de Makrizi * :
iJhi ^iyi0, dans Thistoire de Djcmâl-eddin-ben-WâscP : AdÂ>uâil âtyâJt
«les plats de porcelaine;» dans Y Histoire â^ Egypte, de Geberti* : cfM^pt
Suihà (j^ jtj^ i ^y^, aies têtes étaient portées sur des plats d*ai^ent; »
dans les Mille et une Naits^: â'y^' «i ^>*>^ J^' J^%^j^\ «il ordonna
de porter l'argent, qui était promené sur les plats.» Plus loin^:
uAi^iJl (^ âl>^ ^1 4X^1, ail prit quatre plats dor, » et^ u|^^^ i>fl
4^jJI <:^«, «ils apportèrent des plats d'or.» 2"* Ce mot désigne a la
patène du calice , » en grec Sltntos, On lit dans V Histoire des patriarches
d'Alexandrie^ : "^kfJT ^^ yljy^' (*6àa^) aâ^l» ijj^\, «il vit sur la pa-
tène de la messe la figure d'uii bel enfant. » Dans le Pontifical copte ^,
le mot AiAjuço répond à Siaxos. Dans les liturgies coptes ^^ :iCAJuuâJi &Aâ{
l^lCt, «il pose la patène àsa place. »Plus loin ^^: i^AJU^I Jlx ^\ij3i\ ^aA^,
« il pose le pain eucharistique sur la patène. » Dans le Traité d*Abou 1-
barakat^^: iUJuuâJl^ ^^ cH^I J*^«*âj» aie prêtre lave ses mains et la pa-
tène. » Enfin le mot aaju^ désigne 0 un plateau rond de cuivre étamé ,
qui sert de table ^*, » ou a un plateau vernissé ^^. » Ainsi , dans le passage
qui fait l'objet de ces i;emarques, il faut traduire : «Il est enduit du
vernis dont on recouvre les plats. » Mais je crois qu'au mot ^1^^ , il
faut substituer yU^ , vernis.
Quand les marchands arrivaient à la Ghine, on prenait leurs mar-
chandises, que Ton déposait dans des magasins iU^ Jl (f)^jJt tyU^^
j.yXl. M. Reinaud traduit : «Les marchandises sont soumises au dork
pendant six mois. » Il ajoute en note : « G'est-à-dire garanties contre tout
accident. Le dork, d'après le traite arabe intitulé Tarifât, indique une
valeur que le vendeur dépose entre les mains de l'acheteur, conune
garantie de la bonne qualité de l'objet vendu. » Mais d'abord il faut
\irederk,if}j^ , aulieu de dork; ensuite ce n'est pas là, je crois, le sens du
passage. Le mot id;^, chez l'écrivain arabe, signifie utilité, profit. On
lit plus bas ^^ : k^a^ i UJ iÔj> ^ i>l , « car il n'y aurait aucune utilité
pour nous à le retenir. » Je crois donc qu'il faut ti^aduire : a Les Chinois
* T. IV, p. 38o. — « T. I, man. 797 , fol. 3^7 v. — * Fol. 3a v. — • T. I.
fol. 426 V. — * T. I. p. 472. — • P. 609. — ' P. 667. — • T.n, fol. 93. —
• T. U, p. 43, 44. — *• P. 4. — " P. 18. — " Man. fol. i56 r. — " Robinson,
Voyage en Palestine, t. II, p. i46; Lane, Manners and castoms of the Egyptians,
t. I, p. 195. — ** Dictionnaire français -arabe d'Ellious Bocthor, t. II, p. 170. —
" P. 100.
SEPTEMBRE 1846. 525
garantissent aux marchands un bénéfice, pour un espace de six mois.»
En parlant d'un mort S les mots (j-^ *Ax« i«^U ^*>JI p^JI i ^1 ^^y^, ^J
Job ne signifient pas , je crois : u II n'est enterré que lejour anniversaire de
sa mort dans une année subséquente, » mais « l'année suivante. » G est ce
qu'avait bien vu l'abbé Renaudot. Les mots ^ ^^J^Xm^ ^q»* ^i^luâÀ. ne
signifient pas : a Les eunuques sont nés en Chine même , » mais : « Parmi
leurs eunuques, plusieurs sont attaqués de la phthisie pulmonaire.»
On lit dans Ahmed- Askalani' : ^^X***.* c;*U, « il mourut phtisique. » Cher
Ebn-Abi-Osaïbah^ : jJ^X***.* »^I , «une femme phtisique. » Dans ïAkra-
badin ^ : (jjJ^Lyb^Jt ya*^', « un breuvage pour les phtisiques. » Plus loin *,
on lit : c^|y*>JÏ3 i::>^ljdl i o^^^oL» (^Ktai] J^l , que le traducteur rend
ainsi : « Les Chinois respectent la justice dans leurs transactions et
dans leurs actes judiciaires.» Mais je crois qu'au lieu de ^t^oJI, il
faut écrire ^^^*>JI , et traduire : « Les Chinois sont très-justës dans
ce qui concerne leurs transactions commerciales et sur l'article des
dettes.» Les mots "^ iuJb (j^ l«x^ (J^^- «x^t ^^ (jmuJ ne signifient
pas : «Personne en Chine n'ose faire une déclaration par écrit, » mais
« Presque personne n'ose accepter celte condition. » Le motjt^il* ne
signifie pas proprement déclaration, mais avea. Ces mots a3^I i^yn^ ^
«x^l iJ^^ ^J^t JLç ne doivent pas se traduire : «On lui applique les
coups de bâton, que quelqu'un le dénonce ou ne le dénonce pas,»
mais : « D est battu , que quelqu'un ait reconnu , ou non , avoir de l'argent
à lui. » Le mot v^^^> ^^ ^ Reinaud traduit par « des honunes de
plume, » désigne ici ane école; et il faut rendre ainsi le passage : «Dans
chaque ville on trouve une école, et un maître qui instruit les pauvres
et leurs enfants aux frais du trésor. » Renaudot ne s'y était pas û*ompé.
L'auteur, parlant des femmes delà Chine, dit : (^ytû ty/^^^i ce
que le traducteur rend par ces mots : « elles laissent pousser leurs che-
veux; » mais je crois qu'il faut lire : {^j^MJm {Jjyfi., « elles rasent leurs
cheveux.» Dans le récit d'une procédure qui a lieu dans l'Inde ^^ je
crois qu'il faut lire : jLJl aK^I^'I *aU jjJî Ja*, et traduire, non pas
« On dit au demandeur : Veux-tu soumettre Je défendeur à l'épreuve
du feu? » mais « On dit à l'accusé : Veux-tu, à l'égard de ton adversaire,
subir répreuve de porter le feu?»
Plus bas ^^ on lit , en parlant des solitaires de l'Inde : (^ JOuJI ^^
JI1JI3 ^W^l «i fafcW.H Jt mmJss. m. Reinaud traduit : « Il y a des per-
* P. 36. _ » P. 38. — • T. n, fol. 106 r*. — * Fol. 169 r*. — • Man. io36,
fol.iaoY.— •P.43.— *P.45.~'P.46.— •P47.— '•R48.— "/6iJ.— »P.5o.
526 JOORNAL DES SAVANTS.
sonnes qui font profession d^errer dans les bois et sur les montagnes ; »
mais il vaut mieux rendre ainsi le texte rail y a des hommes qui se
vouent à la vie anachorétique , dans les bois et sur les montagnes. »
Tel est, en effet, le sens du mot ii^W. Hus bas^ on lit : Jl^ J^
fi r ^ t "- J^-H^ « ^ li^ suivent la vie anachorétique. n Dans la chroni-
que de Dhehebi^ : i\ymm\^ c^V^I^çm jJ , a II se livrait aux pratiques de la
vie anachorétique et avait des extases.» Dans les Canons des Conciles^:
g^\^] y ilAiU^I, « la vie monacale et la vie anadiorétique. » Le verbe
^Im» signifie a mener la vie anachorétique. » Dans YHistoire des patriarches
dAlea^andrie^ : Bj^^xJ^T mX:^ JU4^ i ^Uw.aRetirésen grand nombre sur
les montagnes, ils s*y livraient à la vie anachorétique. m Dans le Madjdal
d*Amrou^: {fi^^y^^ ^ JW^i^^^***^. «H vivait en anachorète sur les
montagnes, avec les animaux sauvages. » Le mot ^Uw désigne ((un ana-
chorète.». Il se trouve, avec la forme du pluriel ^^y^* dans la Des-
2* tion de V Afrique de Léon T Africaine Dans les Canons des Conciles'':
lU^t mpUm JsdMàl, «Il a séduit une anachorète ou une religieuse.»
Dans YHistoire des patriarches d'Alexandrie^, le pluriel ^t^ désigne des
anachorètes.
Les mots mS^\ c;ajv^ J^t ^ ne désignent pas la noblesse , mais les
membres de la race royale. Les mots ^ ^byk} J^l vlJI^ a^UÛI Jk^l
f"'^ ^\ A^lJLjkâJt ^Uj ^^ ne doivent pas se traduire ainsi : a Les
hommes de plume et les médecins forment ^une caste particulière, et
la profession ne sort pas de la caste;» mais il faut dire: «Les écri-
vains et les médecins forment des familles hors desquelles ces profes-
sions ne peuvent être exercées. » Au rapport de fauteur*®, « Les Chinois
sont adonnés aux jeux, et les Indiens réprouvent ce genre d'amuse-
ment.» Cest ainsi, je crois, qu'il faut traduire, ou plutôt le mot g^
désigne, comme souvent en arabe a des instruments de musique;» il
&ut traduire : «Les Indiens sont passionnés pour les instruments
de musique, » et non pas de cette manière : « Les Chinois sont des
gens de plaisir; » mais «les Indiens réprouvent le plaisir. » Les mots*^
' sûSiji Jl^ («x.^! i^dé («x^.! jt ^ ne signifient pas, je crois: «Je n*ai pas
vu de peuple se soumettre à 1 autorité d'un autre. » Il faut les rendre
de cette manière : « Je n'ai vu aucun prince conquérir le royaume
d'un autre. » L'abbé Renaudot a bien traduit cette phrase.
Dans une des phrases suivantes", on lit : cu^ ^^ ^^ùJ\ Jdlt jW- ^)
* P. ia8. — * Man. 646, fol. 34 v. — ' Man. ii8, fol. 199 r. — * Tom. I,
p. 34. — * Man. p. 384. — * Afrka, p. 35o. — ' Man. 118, fol. 34? r. —
^Tom.n, p. ao8. —•?. 5i. —" P. 5a. — " JiiA — "P. 53.
SEPTEMBRE 1846. 52?
Aj^À&\£^ sôy^S^jjSln Jill «x^. M. Reinaud traduit : aD arrive
quelquefois qu'un gouverneur de province s écarte de lobéissance due
au roi suprême; alors on Tégorge et on le mange.» Mais il serait
plus exact de dire : «Lorsqu'un gouverneur, subordonné au monarque
suprême, conunet des actes de tyrannie, on l'égorgé et on le mange.»
Les mots : l^ ^Wl JL-f^ ^^ftX«i i^KMi 'b\j^\ ^. ^ ,u J^ji\jj^à^\ bt
J^l ne sont pas bien rendus de cette manière : a Si une femme ma-
riée est convaincue d'adultère, la femme et l'homme sont mis à mort. »
Il faut traduire , avec plus d'exactitude : « Lorsqu'un homme fait venir
une femme et quelle se livre à lui, cette femme et son complice
doivent être punis de mort. »
Ces mots ^ : >U U . . Jo^l gj^^ {^ v^^* ^XÀyJt ^^ (j-A^I (j*^
A, m X 31 (jA ne me semblent pas bien rendus par ceux-ci: «Dans
l'Inde et la Chine le firasch n'est pas admis : chacun est libre d'é-
pouser la femme qu'il veut ( même lorsqu'elle est grosse d'un autre
homme ). » Si je ne me trompe, il faut traduire : «Les Chinois et
les Indiens ne contractent point de mariages réguliers (n'ont point
de ménage). Chacun d'eux épouse autant de femmes qu'il lui plaît.»
Le traducteur n'a pas fait assez d'attention à la différence qui existe
entre les deux expressions >»U<wJl (^ pU5 çj^,. ^j^. : «Il épouse la
femme qu'il lui plaît, » et celle-ci : >»LjJ! q^ i»U^ U.. gj^y^j, qui doit
avoir nécessairement le sens que je lui ai donné.
Les mots ^^t-^jîyï U3*^« ^ °^ présentent pas un sens raisonnable.
Je crois qu'il faut lire : ^^\yJSi {jX>^ ^' ^^^'^ "® coupent pas leurs
moustaches. » On lit que les Indiens ' : {j^i^»^ ^ \S>^\ J^ ^j^kmXxi, Il
ne faut pas traduire : «Ils se lavent chaque jour, avant le lever du
soleil; après quoi, ils mangent. » Mais on doit rendre ainsi le pas-
sage : «Ils se lavent chaque jour, avant le' repas, après quoi, ils
mangent. » Les mots * m fl. ^ <!^ f Jir* ^ (j^^i-VjLJt? ne signifient
pas : « On diffère, dans les conséquences de certains principes, »
mais, «Ils difièrent sur les dogmes secondaires de leur religion.»
En parlant des troupes de l'Inde, l'auteur dit* : ^V^ Jl ^iUW A**>s!
^jy^jJs^. M. Reinaud traduit : « Le souverain ne les convoque que
pour la guerre sacrée. » Mais je ferai observer que c'est chez les musul-
mans seulement que le mot ^l^» désigne « la guerre faite aux infi*-
dèles;» que, partout ailleurs, il exprime, en général, la guerre. Je
traduis : «Lorsque le roi les convoque pour la guerre, elles se mettent
en campagne. »
* P. 54. — • P. 55 • P. 56. — • P. 57. — • P. 58.
528 JOURNAL DES SAVANTS.
Celte expression^ b^L^Î (j^ .» In ^\ y^ U \ q » » j\^\
n'est pas bien rendue, je crois, par ces mots : «Ils charrient beaucoup
plusd'eau que nos fleuves. » Il faut traduire : « Parmi ces fleuves, il en
est qui sont plus considérables que les nôtres. »
Les mots oijij^ U ^ ne signifient pas spécialement : a ce que j*avais
recueilli dans mes lectures , » mais. « ce que j*ai appris (d'une manière
quelconque).» Le mot ^\y^\, en parlant des rois, ne désigne pas
d leurs particularités, » car cela ne serait pas bien français, mais «leur
position, les événements qui les concernent.»
Les expressions' iMNJCù<^ ovi^Jl JJi ij^]jyA\ ne doivent pas se
traduire par : «A cette époque, les choses qui tiennent â la mer étaient
parfaitement connues. » Il faut dire : «Les afiaires maritimes étaient, à
cette époque, dans une position régulière, florissante.»
L'auteur, parlant d'un rebelle, qui, en Chine, avait usurpé la puis-
sance souveraine, s'exprime en ces termes*: Bj\ b a}\ By\ |j<x« ^If
ji^t jL^JùJ\ ^Uv>I^ (£^(3 ^:^L^t j^3 B^\y M. Reinaud traduit
ainsi : « Cet homme débuta par une conduite artificieuse et par l'indis-
cipline; puis il prit les armes, et se mit à rançonner les particuliers.
Peu à peu, les hommes mal intentionnés se rangèrent auprès de lui.»
Mais cette version n'est pas suffisamment exacte. Le mot i^lkâ ne
signifie pas « une conduite artificieuse n , mais « activité, » soit que cette
activité s'exerce dans une bonne ou une mauvaise direction. Le mot S^
ne signifie pas indiscipline, mais, générosité, bravoure. C'est ainsi que, plus .
bas^, on trouve ces mots : àyji]^ JJ^WJ t-*^ J' ^-^«x^ (:r«, que je tra-
duis : « Ceux qui se livrent à des spéculations condamnables, ou aspirent
à une réputation de courage, w ^^^^Jl ST' ^^ doit pas se traduire par
«prendre les armes,» mais par «porter les armes.» Enfin, le mot
^l^jujt désigne, non pas «les hommes mal intentionnés,» mais, «les
fous, les insensés.» Je crois donc que la phrase doit être rendue de
cette manière : «Cet homme, au début de sa carrière ^ montra de
l'activité et de la bravoure; il porta les armes et commit quelques
ravages; les hommes insensés se réunirent auprès de lui.»
L'auteur dit® que, dans le sac de la ville de Khanfou, il périt cent
vingt mille hommes, musulmans, juifs, chrétiens et mages. Puis il
ajoute : «On sut parfaitement combien d'adhérents des quatre religions
avaient perdu la vie, |^:>*Xjo ç^ii*aA JjAI J^ao^vJ. » M. Reinaud traduit :
«Paice que le gouvernement chinois prélevait sur elles (eux) un impôt,,
' P. 58. —• P. 60. — • P. 61. — • Ç. 6a. — 'P. laA. — • P. 63.
SEPTEMBRE 1846. 529
d*aprés leur nombre. » Mais je ne puis point partager cet avis, et je
rends ainsi le passage : « parce que les Chinois sont parfaitement ins-i
truits du nombre de ces sectateurs. » En parlant du même usurpateur,
les mots^- ^W '•>^ -Uloi^lô ne signifient pas proprement :« La for-
tune du rebelle se mamtint durant quelque temps;» mais, «Son règne
se prolongea. » Et les expressions : ^^aa^JI ^.^l aj Jv^mJ UX^ut «^^ {^^
Ua»3 JI ne sont pas, je crois bien rendues par celles-ci : oUne partie
de ses projets furent mis à exécution; cest ce qui fait que, jusqu'à pré-
sent, nos communications avec la Chine sont restées interrompues.»
Je traduis : «Et les choses furent portées par lui à un tel point, que
les affaires de la Chine sontrestées jusqu'aujourd'hui dans un état de
désorganisation. » Le mpt «Uj ^ ne signifie pas les gaerriers , mais les
hommes capables. Les mots suivants : i^-»»Li J5" Jls i^S m c,J^
^ lit ° V* •
lyjut »*)s? A U; AétJi^ Wj-*' isx^ 5-^ <-U*a*« ne sont pas, je crois, bien
traduits de cette manière : «Outre cela, chaque province se trouvait au
pouvoir de quelque aventurier, qui en percevait les revenus, et qui ne
voulait rien céder de ce qu il avait dans les mains. »I1 faut , je crois, rendre
ainsi ce passage : « En outre, chaque province tombaau pouvoir d*un usur-
pateur, qui refusait d'en acquitter les tributs, et retenait toute la partie de
cet argent qui se trouvait dans ses mains.» Quelques lignes plus bas^,
aU lieu de ces mots : aa* jUjs; J^I ^^ ^^^^^ U, je n'hésiterais pas à lire :
KkàJJtxj S^\j^\ ^(ru, «ce sur quoi s exerce l'autorité des rois. » Plus bas,
ces mots, dJUl ^sl^^-Aà» jùJUJH Ute^ ^^^*àxf ^yjAjf^,, ne sont pas bien
rendus par les mots : « Les gouverneurs des provinces chinoises firent
alliance les uns avec les autres, pour devenir plus forts, et cela, sans
la permission. . . du souverain. » Il faut dire : « lis se secondèrent les uns
les autres , pour tenter des conquêtes , sans la permission du souverain. »
Les mots qui suivent immédiatement , ^^AÂAâJl Jl» ^.^ ^^yi\ ^Ul \i\
ne signifient pas , je crois : « à mesure qu'im d'entre eux en avait abattu un
autre ; » il faut traduire : « lorsqu'un homme fort'se présentait hostilement
devant un plus faible. » Dans le Traita ^^o^rop/iîfued'Istakhari, nous lisons^
i^j^^yjXfi jJ^jio) J^ \yàJà\ U « lorsqu'ils vinrent camper devant Istat
khar, pour prendre cette place. » Voy. Histoire dAlep, fol. 2 3 , etc.
Plus bas', au lieu de : •«>s! (^ «>viJs» U^i, je lis : «>jU^, et je traduis :
«dans la partie vide de sa main.» Les mots : aCmmc «jIumu^ ^ ^àsumj
ne signifient pas : «on est dispensé de commettre quelqu'un à sa
garde; 0 mais , « il n'est pas besoin que personne le tienne. » Les mots ^
' P. 64. - «p. 65. — ' P. 66. _ •?. 63. — * P. 68. — * Ibid.
67
530 JOURNAL DES SAVANTS.
LyJLk-^ (jj-fr ^j^lr^ «:>lj2^.^ Jk^b^j V^ (ù^ **** Jjî>^ ^^ signifient
pas : « Le eou se sépare des épaules,; ies sutures du dos se déchirent;»
mais, « Le cou se déboite et perd, sa forme; les vertèbres du dos s écar-
tent du ventre» » Les njots * : ^ a m k ,» ^^^ o*^ * ^ ^ ne signifient
pas : ):( Il ne lui reste plus ! que le souffle; h mais, « Ce supplice doit tou-
jours entraîner la mort du coupable.» Les mots^, en parlant des
prostituées^ l^^lXi^l J^, ne signifient pas, je crois: aPersonne
n*ai pius la. faculté de les molester; )) niais, «Elles ne sont plus en
butte au blâmé. » Les mots d\ i:^^^ ne signifient pas : a Elles s appro-
chant.... des étrangei?3; mais, «Elles se rendent ches»...;les étrangers.
Le mot ru>eamm^n<i qu ajoute le traducteur, jest de .trop. H faut traduire :
«Elles se rendent chez les hommes libertins et corrompus, soit étran-
gers arrivés nouvellement dans ce pays, sôît Chinois. » Ces mots:'
j^jixJt^^^li jJU (jJvA^UaU jLft AUjI jui Lf^Ajm}] ne doivent pas se tra-
duire : «vient de Tinconvénient attaché à Fusage des pièces d or et d*ar*
gent. 1» D faut dire : « cela provient de ce que iea Chinois blâment ceux
qm/^4ans leur trafic, font usage de pièces d*or et d argent. » Les mots
V i^yfi^ ^^: (2^'lo^^Â.i ne signifient pas : k et d'autres métaux fondus
ensemble; » mais ,: «et d*autrea ingrédients amalgamés avec ce métal. »
L*autèUT dit que lès maisons des Chinois sont: bâties de bois et de ro-
seaux disposés. eh forme de treillage. Puis il ajoute ^ t n \^MaH JIjU Ju^
biXÂ^ibAi^âiJi. n Ce que M. Reinaud rend ainsi : a à la manière des ou-
vrages qu'on fait chez nous avec des roseaux fendus, nr Mais je ne sau-
rais admettre cette version, On pourrait ti^uira : ii comme sont chez
nous les nattes faites de roseaux. » Le mot ^liU est le pluriel de mw
qui désigne une étoffe, on plutbt, je rendrais ainsi ce passage : «Elles
ressemblent aux étoffes de Kasab qui se fabriquent chez nous, y) Le mot
«f^uâj, aîtisi que je Tai expliqué dans mes notés sur Hiistoire des
Mamlouks-, signifie « une étoffe incrustée de lames d*or. >>
L'auteur; continuant de décrire les maisons cliinoise^ ^ a exprime ^nsi :
4^Mh» ip^^^juJ (jmoJ. Ce que M. Reinaud traduit: a Les maisons en Chine
n'ont vpM d'escalier^ .... » Mais le traducteur s'est., je erois^ un peu
trompé; iemot^JUx^, qui iaitau pèoriel v^« désigne le seaity et quelque-*
fois {eimt^aa delà porto; et l'eh^ejnble du te^te ne s'oppoa^, enqucune
mapière, â ce que l'on adopte cette explication. Suivant l'auteur, « Les
ChiA^jdéposent l^urs effets • leurs trésôra et tput.çequ'j^s possèdent,
dan^ d^ cofirea fixés sur des chariotSv S!il arxiv^iia incendie , on pousse
devait $01 ces cofires , avec tout ce qu ils renfem^eçit, et il ne se trpuve
: SEPTEMBRE (lâ46. . 531
pas de seuil qui les empêdie de circuler. » On conçoit en effet que « si le
sol n*était pas de plain-pied, et que devant la porte se trouvât un seuil
tant soit peu élevé , des coffres pesants, fixés sur des roues, ne pour-
raient fi^nchir aisément un pareil obstacle.. Dans la même page, on lit :
p<yA J^ lybl^ ÂJs>0^ Jl ^y^, {j^3 iùo\y^^ AaJ^U. i ifUll j^t'
M. Reinaud traduit : «Les affaires de l'empire et ses trésors sont entre
les mains des gens de la cour. Les officiers qui sont envoyés par f em-
pereur vers la ville de Khanfou sont des eUnuques. » Mais cette version
ne s accorde pas parfaitement avec les mots du texte. En faisant à celui-ci
deux légers changements, on obtient un sens' qui, si je ne me trompe,
est plus naturel. Au lieu dej^l, je lis J»lut, et, au lieu de iU»li., je lis
^l^ ; et je traduis : a Les hommes de confiance auxquels Tempereiur
remet la sui*veillance de son domaine privé et de ses trésors , ainsi que
les officiers qu*il envoie à Khanfou , sont tous des eunuques. )>
Un autre article offrira la suite de cet examen.
QUATREMÈRE.
HuTCHSSON, fondateur de V école écossaise.
DEUXIÈME AATICLE^
A mesure quon avance dans la métaphysique d*Hutcheson, on y
rencontre à chaque pas les traces de la philosophie de Locke avec d'é-
clatants démentis donnés à cette même philosophie.
Locke traite Tidée de substance de chimère^; il répète sans cesse que
toute substance nous est inconnue ; et au premier coup d'oeil ce prin-
cipe se présente d assez bonne grâce. En même temps qu'il s'appuie sur
le juste sentiment de notre faiblesse, il flatte notre légèreté et notre
paresse; mais ses conséquences presque immédiates en découvrent le
danger. Si toute substance est une chimère, si la nature de toutes
choses échappe invinciblement à notre connaissance, il s'ensuit qu'il
ne faut pas chercher quelle es( la nature des obj.ets extérieurs , si eUe
consiste dans retendue ou dans le mouvement, ou dans l'un et dans
l'autre. Cela parait encore acceptable; mais voici nne autre conséquence
* Voir le premier dans le ciJilerd*août, p. 465.-** Li^re I*, ch» ni , S 18; iiv. II|
ch. xïii, S 19; ihid., ch. xxiii, S 4.
67.
532 JOURNAL DES SAVANTS.
qm est tout aussi nécessaire , et qui commence à rendre son principe
fort suspect. La nature de Tâme nous est impénétrable comme celle de
toute si]d>stance ; donc nous ne pouvons savoir si elle est matérielle ou
spirituelle. De là la doute célèbre de Lod^e. Hutcbesen admet le prin-
cipe de ce doute , et il tente Réchapper au doute lui-même. U déclare
avec Locke que la nature intime dé toute substance nous est incon-
nue ^. Dans ce cas, tout le chapitre m de la métaphysique d*Hutcbeson :
c(Si Tâme est une substance différente du corps» an spiritas sit res a cor-
pore diversa, » devrait être retranché ou aboutir au doute de Locke. J'in-
siste sur ce point par deux motifs : d*abord parce que les successeurs
d*Hutcheson, même les meillem^s et les plus récents ^, ont cru montrer
une grande sagesse en se défendant de prétendre à fa connaissance des
substances ; ensuite parce que cette sagesse apparente est radicalement
opposée au sens commun.
Il y a ici deux écueils contraires à éviter, une fausse ontol<^e et le
scepticisme. Il y a des philosophes au delà du Rhin qui, prenant en dé-
dain la philosophie écossaise comme la philosophie française, et, pour
paraître très-profonds , ne se contentent pas des qualités et des phé-
nomènes , et aspirent à la substance pure , à letre en soi '. Le problème
ainsi posé est insoluble : la connaissance d'une telle substance est im-
possible, par cette raison très-simple qu'une telle substance n'existe
pas. Letre en soi , dos Ding in sich, que Kànt recherche, lui échappe,
sans que cela doive humilier Kant et la philosophie, car il n'y a pas
d'être en soi. L'esprit humain peut se former l'idée abstraite et géné-
rale de l'être, mais cette idée n'a pas d'objet réel dans la nature. Tout
être réel est tel ou tel * , il est ceci ou cela. H est déterminé s'il est réel ,
et être déterminé , c'est posséder certaines manières d'être , passagères
et accidentelles ou constantes et essentielles. La connaissance de l'être
en soi n'est donc pas seulement interdite à l'esprit humain , elle est
contraire à la nature ûSème dès choses. A l'autre extrémité de la mé-
taphysique est une psychologie impuissante qui, de peur d'une ontolo-
gie creuse , se condamne à une ignorance volontaire. Nous ne pouvons ,
^ c Substantiarum omnium natprœ intime nos latent intimaa rerum naiuras
• cemere non possumus. » — * C'est à regret , j)ar exemple, que je trouve dans la
préface du tome I" de la Philosophie de V esprit humain de M. D. Stcwart, sous l'ap-
parence de la circonspection et d^une sage méthode , le principe téiûéraife de lïgno-
rance forcée de la nature de fâme , et de la connaissanee des phénomènes , non pas
seulement oomme la prezniére, mais comme la seule connaissance légitime. —
* i" série, t. V, leç. v*, p. 99, et leç. vr, p. ai 5. — * Voyei passim dans tous nos
écritsF. 1** série,'!. Il, l(*çon sur le mysticisttie, p. 1 14 ; t HL leçon sur Condillac,
p. 137, etc. / * . .
SEPTEMBRE 1846. 533
diseot ces discrets philosophes, atteindre Tètre en soi; il ne nous est
permis de connaître que des phénomènes et des qualités. Égale erreur,
égale chimère. Il n*y a pas plus de qualités sans être que d*éti*e sans
qualités. Nui être n'est sans ses déterminations, et réciproquement ses
déterminations ne sont pas sans lui. Considérer les déterminations de
i être indépendamment de letre qui les possède , ce n'est plus observer,
c est abstraire , c'est faire une abstraction tout aussi extravagante que
celle de l'être considéré indépendamment de ses qualités. On peut donc
sortir du sens commun de cette manière aussi bien que de l'autre ; et
quand on dit que nous ne pouvons connaître les substances, on est tout
aussi près de Terreur que quand on aspire à connaître les substances
pures. Toute vaine humilité à part, nous pouvons connaître et nous
connaissons assez bien les substances. Cette connaissance est plus ou
moins étendue, plus ou moins profonde; elle nest pas nulle, et c'est
là le point de la question. Donne^moi tel être qu'il vous plaira : je pré-
tends qu'il est de telle ou de telle manière. Ce n est pas là une aflirma-
tion bien téméraire. Eh bien, elle renferme, si on veut parler le langage
de la métaphysique , l'aHirmation de l'être et l'affirmation de ses attri-
buts, accidentels ou permanents. Qu'est-ce, je vous prie, que con-
naître ime substance , sinon savoir qu'elle est de telle ou telle manière ?
Or, ces deux choses, je les sais. Assurément un être peut avoir encore
d'autres qualités que celles que je connais. Notre connaissance des êtres
peut et doit toujours s'étendre. Mais il ne faut pas confondre la re-
cherche très-légitime de leurs qualités cachées avec la recherche ridi-
cule et contradictoire de leur nature, considérée à part de leurs qualités.
Leurs quaUtés , leurs attributs contiennent leiu* nature et nous la ré-
vèlent. De là cette solide maxime : Tels attributs, bien entendu tels
attributs constants et fondamentaux, telle nature, telle substance. Quoi
qu'en dise Locke, si les objets extérieurs ont pour attributs l'étendue,
la divisibilité, la forme, ces attributs bien constatés conduisent invin-
ciblement à la connaissance certaine d'une substance étendue et divi-
sible, c'est-à-dire, d'un seul mot, matérielle; et, d'autre part, la con-
naissance de mes quahtés propres, de ma pensée et de ma volonté
inétendues, de l'identité et de l'indivisibilité de ma personne, me con-
duit à la connaissance très-certaine d'un moi inétendu et indivisible,
c'est-à-dire spirituel. Il n'y a là ni mysticisme ni scepticisme, ni science
creuse et orgueilleuse ni fausse humilité et ignorance affectée ; il y a
l'expression fidèle et entière du sens commun. Je repousse donc le prin-
cipe de l'ignorance invincible des substances , et partant, je suis reçu
à repousser la conséquence de ce principe , à savoir, le doute sur la
534 JOURNAL DES SAVANTS.
spiritualité de rame. Je condanme Hutcheso^ et d'avance tous ses suc-
cesseurs, de n avoir pas été logiciens assez intrépides pour tirer toujours
de leva^ principe la conséquence qu'il renferme; et, en même temps,
je rends hommage au bon sens d'Hutcheson qui , en dépit d*un prin-
cipe l^èrement accepté, lui a fait adopter les arguments les plus sé-
rieux et les plus solides en faveur de la spiritualité de Tâme.
En effet, Hutcheson, après avoir traité les preuves cartésiennes de
la spiritualité de l'âme d'arguties sur la nature de l'âme, Cartesianoram
argatias de ipsa anîmœ natara, emploie ces mêmes preuves, fortifiées
d'autres preuves également solides, empruntées, comme il l'avoue, à
l'école socratique et platonicienne; et il conclut, comme Descartes, et
dans les mêmes termes que lui : Que Tâme est une nature pensante ,
différente de tout corps, quel qu'il soit: Nataram cogitantem esse ab omni
oarpere diversam.
Principe cartésien dans Hutcheson : Des qualités différentes dé-
montrent des substances différentes ^
Application de ce principe : Développement ile la différence des
qualités du corps et de l'âme *.
Argument cartésien adopté sans réserve ou invocation de la cons-
cience : L'âme se connaît elle-même par le témoignage naturel du sens
intime, comme différente de toute étendue , et même de celle qu'on ap-
pelle son corps'.
Argument socratique ou platonicien : S'il y a des idées et des sen-
timents en nous qui, bien qu'étant des phénomènes intellectuels, se
rapportant aux objets extérieurs, changeant avec eux et placés ma-
nifestement sous leur influence , il y a aussi des idées qui ne se seraient
peut-être jamais développées sans un exercice quelconque des sens,
mab qui ne se rapportent à aucun objet extérieur, idées qui n'ont
rien à voir avec celles de l'espace, de l'étendue, du mouvement, et
qui ne peuvent appartenir qu'à une nature tout autrement élevée dans
l'ordre des êtres : ces idées sont celles de Tintelligence , de la connais-
sance, de la science, du raisonnement, de l'amour, de la foi, de la
vertu.
Argument de Tunité et de la simplicité du moi opposée â la multi-
plicité de tout corps considéré comme agrégat ^.
^ c Affectiones quœdam contraria ostenduat ipsas res esse diveraas. > — ' t Magna
t utriusque rei affeclionum dlsparitas. » — ^ « Ipsa porro mens , duce natura , sui
tvidetur habere conscientiam ab extenso omni, imo ab ipso corpore quod suum
« ^ppellat, distincti. ■ — ^ t Res cogitans est unum quoddam et simplex, corpus plu-
SEPTEMBRE 1846. 535
Argument tiré de la force propre de Tâme en opposition avec Tineitie
naturelle du corps. Remarquez quau chapitre delavolonté, Hutdieson,
embarrassé par son système de la génération de la volonté par le désir,
chancelait, et très-naturellement, sur la liberté. Ici, n ayant plus de
système h défendre , il attribue, au nom de la conscience, une activité
libre à lame. ((Elle ne possède pas seulement, dit-il, la faculté déju-
ger et de désirer, qui sont déjà des actions, quœ sunt verœ actiones,
mais elle a la puissance de diriger son attention à son gré , pro arbitrio
suo.n Cest bien là la liberté; mais, par un reste d'incertitude qui ne
l'abandonne jamais entièrement, Hutcheson ne prononce pas même
ici le nom de liberté.
De la simplicité de Tâme, Hutcheson conclut qu elle ne se forme pas
comme le corps, par voie de composition et ne périt pas non plus parvoie
de dissolution. La dissolution du corps n entraine pas, au moins néces-
sairement , la cessation dëtre d une substance entièrement diflEérente
du corps. L'âme peut donc ne point périr à la mort du corps ; mais lui
survivra-t-elle et consei'vera-t-elle une vie quelconque ? C'est , dit Hu-
tcheson, une question plus ardue. Il la résout par l'espérance.
C'est l'esprit de l'école écossaise , et ce chapitre de YEsqaisse de la
métaphysique devance celui de Y Esquisse de philosophie morale, de M. Du-
gald-Stewart sur le même sujet. Le fondateur de l'école et son dernier
représentant se rencontrent dans les mêmes motifs d'espérer et de
croire.
i"" Nous ne voyons nul être absolument anéanti ;
3"* Le raisonnement ne peut prouver que l'âme doit subir la loi du
corps , puisqu'elle en est différente ;
3' Le désir universel de l'immortalité ;
U"* La justice et la bonté de Dieu qui exige une autre distribution
du bonheur et du malheur, celle d'ici-'bas n'étant pas toujours conforme
à ce qu'elle doit être sous un gouvernement juste et saint;
5° L'idée et le besoin d'une perfection sans bornes, qui doivent
avoir leur satisfaction et qui ne la trouvent pas en ce monde, où sont
tant d'imperfections, au moins apparentes, physiques et morales;
6* La choquante contradiction que contiendrait la vertu tendant
sans cesse à la perfection , s'élevant au-dessus des choses passagère» et
périssables, songeant au genre humain plutôt qu'à soi, agrandissant
par de continuels efforts sa justice et sa bieixveiUaiioe, se pénétrant de
« rium rerum aggregatum , b aYOc cette coochision : « lierito coUigimos rem cogi*
« tantem esse substantiam simplicem ab omoi malaria diversam. «
536 JOURNAL DES SAVANTS.
plus en plus de l'idée d un gouvernement moral de ce monde , de la
pensée d*un Dieu juste et saint, tandis qu après la mort tout devrait
finir pour elle. «Il n*est pas croyable, dit en finissant Hutcheson, que
Dieu qui, par tant de côtés, s'est montré si prévoyant et si bon, ait
donné aux âmes les meilleures et leur ait recommandé comme leur
ressort le plus puissant cet ardent désir de la perfection et de l'immor-
talité pour le laisser dépourvu de satisfaction ^ »
La troisième partie de la métaphysique d'Hutcheson est consacrée à
Dieu. En abordant la théologie naturelle, Hutcheson la salue comme la
partie la plus féconde et la plus riche de la philosophie. Il la peint ren-
fermant ce que les plus grands esprits ont pu trouver sur Dieu par la
seule force de ta raison humaine, fournissant à la vertu ses plus solides
motifs et ses plus magnifiques espérances, et posant les fondements as-
surés de la magnanimité , de la constance et de la tranquillité de l'âme'.
Toutefois on retrouve en cet écrit de lyAa le même esprit qui, en
1717, selon M. Leechman, suggérait à Hutcheson des doutes sur la
solidité des preuves a priori de l'existence de Dieu. Mais ici ce n'est pas
à Clarke, c'est à Descartes qu'il s'en prend. On croirait entendre Locke
lui-même se moquant de la démonstration cartésienne de l'existence de
Dieu par son idée, et n'admettant que l'induction tirée de la connais-
sance de l'homme et du monde. Assurément, cette dernière preuve est
très-bonne, mais la première est bonne aussi. Elles partent l'une et l'au-
tre de points de vue différents , mais qui sont loin de s'exclure : elles
conviennent à des esprits divers; celle-ci au plus grand nombre , â tous
ceux qui ont des yeux pour voir le ciel; celle-là aux hommes réfléchis
qui peuvent se rendre compte de leurs pensées. Cette diversité de preuves
également solides est un bienfait, et en quelque sorte une preuve de
plus d'une divine providence. Applaudissons donc à cette diversité au
lieu de la vouloir effacer par l'esprit de système. Il est pénible de voir
Hutcheson , avec une légèreté qui rappelle celle de Locke , traiter su-
perbement la démonstration cartésienne. «Je ne m'en sers pas , dit-il ,
^ Surfespoir à'ixne vie meilleure, voyez t. II de la i** série dames cours, leçon
xxin*, p. 356. — 'tQuanquam omnis phîlosophla jucunda sît et frugifera, ejus
ctamen nuQa pars feracior est etuberior iUa quœ Dei cognitlonem continet, qux-
« que dicitur tneologia naturalîs ; exhibons scuicet ea quse acute inventa fîiere aut
• accurate disputata a philosophis , solis bumaBœ ralionis viribus subnixis
«Etenim ipsa, imperfecta licet, rerum praestantissimarum cognitio non solum ju-
c cunda est et viro digna , verum etiam summa prsbet ad omnem virtutem , ad
tomnia honesta vitsB consilia, invitamenta, et firma simul jadt verœ magnanimi-
«tatis, constantis et. tranquillitatîs fundamenta.»
SEPTEMBRE 1846. 537
parce quelle est manifestement fausse ^n Puis il Texpose, la réduit en
forme et fattaque dans toutes ses parties. Suivons-le dans cet examen ,
et voyons si le fondateur de Técole écossaise a si facilement raison du
fondateur de fécole française, du père de la philosophie moderne.
Voici l'argument cartésien réduit en syllogisme par Hutcheson : il ne
peut pas y avoir moins dans la cause que dans leffet, dans la cause pro-
ductive d une idée que dans cette idée même. Or nous avons Tidée d'un
être infiniment parfait. Donc cet être infiniment parfait existe.
Hutcheson trouve que les deux prémisses de ce syllogisme sont au
moins ambiguës. Mais, d'abord, ce ne peut être la majeure : il est
manifeste qu'il n'y a pas moins dans la cause que dans l'eflet ; c'est en
vertu de ce principe que Dieu est supérieur au monde , que l'âme est
supérieure h tous ses actes et l'esprit à toutes les idées qu'il produit.
Quant à la mineure, il est vrai qu'elle demande à être comprise. Nous
avons 1 idée de l'être infiniment parfait ; reste à savoir comment nous
l'obtenons. Ici Hutcheson se trompe en suivant Locke. Gomme Locke
a confondu l'idée de l'infini avec celle de l'indéfini, laquelle n'est,
après tout, que celle du fini multipliée par l'imagination, ainsi Hutcheson
prétend que l'idée d'un être infiniment parfait se réduit en nous à celle
de nos propres qualités épurées et amplifiées 2. C'est une erreur et une
erreur radicale, car c'est anéantir l'idée même de la perfection, comme
Locke a anéanti celle de l'infini. Du moins Locke est conséquent : il
rejette le temps infini et l'espace infini^, tandis que nous verrons
l'école écossaise dans ses deux derniers représentants , Reid et M. Du-
gald Stewart, admettre cette double infinitude. Selon eux, l'idée de
l'infini, qui enveloppe celle de perfection, n'est pas une chimère; ce
n'est pas seulement une idée négative, c'est une idée positive. Ce n'est
pas non plus une idée qui vienne si tard qu'on le dit dans l'intelligence ,
è la suite de mille autres idées : non, c'est une idée première, contem-
poraine de celle du fini et de l'imparfait. Nous ne la formons point par
voie de comparaison, par voie d'abstraction ou d'association; elle naît
tout entière ou elle n'est jamais. Notre esprit la produit , en ce sens
qu'il la conçoit : elle est en lui comme l'idée de couleur y est ; or cette
idée de couleur est ime idée de notre esprit; mais notre esprit lui-
* « Argumentis Cartesianis non utor , quippe manifesta fallacia laborantibus. >
— ' c Ideas obsciiras et inadxquatas virlutum 5ub longe prsestantiorum sibi îpsi
c fingunt hoxnines : ncque quisqiiam pleniorem aut clariorem habet Entis summi
cideam quam ipse suarum virtutum ideas amplificando et a vitiis purgando sibi
«effinxil.» — ' Voy. i" série, t. III, leç. 1" sur Locke, p. 58, et 2* série, t. III,
)eç. xviii.
68
538 JOURNAL DES SAVANTS.
même la rapporte à quelque chose d*extérieur comme à sa cause ; il
sent qu'il ne Ta pas faite, car il ne peut la chasser ni la changer:
donc cette idée, outre qu'elle a un sujet, qui est nous-mêmes , a sa
cause productrice hoi^ de nous ; et , puisque cette idée existe en nous
à sa manière , il est absurde que sa cause n'existe pas aussi , et n'ait
pas autant et plus de réalité que son effet. De même l'idée de l'infini
est en nous, nous ne pouvons ni l'effacer ni la changer : elle n'est donc
pas notre ouvrage. Il faut bien cependant qu'elle ait sa cause , et sa
cause ne peut pas ne pas avoir autant de réalité que son effet : donc
la seule idée d'un être infiniment parfait est une démonstration invin-
cible de l'existence réelle de cet être.
Hutcbeson a pris tout de travers la mineure cartésienne. « Descartes,
dît-il ^ en prétendant que Texistence nécessaire est renfermée dans
l'idée de l'être infiniment parfait ne prouve rien, sinon que, s'il y a un
être infiniment parfait, cet être existe nécessairement et ne dépend pas
de la volonté d'un autre. » C'est équivoquer sur le mot de nécessaire.
Descartes n'a point voulu parler de l'existence nécessaire de Dieu comme
être absolument indépendant : ce n'était pas là la question ; il parle de
cette simple nécessité logique , à savoir que l'idée d'un être infiniment
parfait implique nécessairement l'existence réelle de cet être ; et je
maintiens qu'en effet nul logicien ne peut contester la nécessité de
cette conclusion.
Hutcbeson ne voit dans les diverses propositions dont se compose le
syllogisme cartésien que des propositions abstraites. Oui et non.
Ces propositions sont, il est vrai, des propositions abstraites , dans
la forme sous laquelle nous les présente Hutcbeson ; mais , si l'on veut
bien lire attentivement les Méditations, on verra que, pour Descartes,
ce ne sont pas des propositions abstraites et générales , mais des pro-
positions particulières qui expriment des faits intellectuels présentés,
comme doivent être des faits sans aucun appareil logique; puisque la
logique n'est reçue ni à contester des faits ni à les défendre. Dans lés
Méditations, Descartes introduit, non pas un homme d'école, mais im
homme natm^el parvenant à toutes les grandes vérités de l'ordre na-
turel , à laide de ses facultés , qui se développent successivement. Cet
homme pense : dès là qu'il pense, il juge qu'il existe. Il n'y a point là
de raisonnement, de syllogisme; il y a une intuition directe de l'esprit,
et l'exercice spontané et immédiat de notre pouvoir de juger et de
^ • Quicumque propositionum abstractarum naiuram perspexmt, cemet hinc tan-
«tum coUigendum quod si modo ulla sit natura perfectissima, eam necessario esse
ff aeque ab alteriua voluntate pendere. ■
SEPTEMBRE 1846. 539
connaître ^. Dès que cet homme sait qu'il existe , dès qu*il se connaît ,
il se trouve un être imparfait, limité, fini; et , en même temps qu*ii
sent ses imperfections et ses bornes, il conçoit un être infini etpar&it.
U ne s agit pas plus d*un être infini abstrait que dun être fini abstrait.
Nous ne sommes pas encore dans l'abstraction ni dans la logique , nous
sommes dans la réalité et dans la psychologie. Rien n*est général, tout
est particulier : c*est un être particulier qui se sent imparfait et fini, et
qui part de là pour concevoir un être tout aussi réel que lui-même, mais
infini et parfaite Plus tard, voyant sa psychologie méconnue, attaquée
par la logique de Técole sensualiste , ici , par celui qu on pourrait ap-
peler le Locke français, Gassendi, là par un compatriote de Locke,
dont Locke ne se doute pas qu'il est le disciple, Hobbes; Déscartes,
étonné et irrité, se défend tantôt bien et tantôt mal; quelquefois il ren-
voie à leurs auteurs leurs prémisses abstraites ', et demeure sur le so-
lide terrain des faits de conscience; quelquefois aussi, pour battre ses
adversaires avec leurs propres armes, il met ou laisse mettre en syllo-
gismes ses faits de conscience , et défend ces syllogismes au pied de la
logique ordinaire. La vérité est que ce ne sont pas là des questions de
logique, mais de psychologie. L'honneur de l'école écossaise est d'être
une école psychologique; son toit, surtout en 17 &2, est de n'avoir point
eu une psychologie assez profonde pour atteindre à celle de Descartes, et
pour entrer naturellement, et par la porte légitime, dans la grande
métaphysique et dans la vraie ontologie.
Attentifs à nous préserver de tout esprit de système, et toujours
guidés par le sens commun , qui accepte tout ce qui est vrai et ne re-
jette que ce qui est faux, après avoir soutenu la démonstration cartel
sienne, nous recevons très-volontiers la preuve a posteriori si chère A
Locke, et que Hutcheson reprend en sous-œuvre et développe avec
complaisance. Cette preuve est, à nos yeux, et très-solide et très-lmui*
neuse; nous ferons remarquer seulement qu'elle repose, en dernière ana-
lyse, sur le principe de causalité et sur la loi qui fait précisément la
majeure de l'argument cartésien, à savoir qu'il doit y avoir au moins
dans la cause tout ce qui parait dans l'effet. Or, Hutcheson , pas plt»
qye Locke ^, ne discerne le principe de causalité, ce principe que ses
successeurs et singulièrement Reid doivent un jour mettre en lumière
et défendre avec tant de force contre les attaques de Hume. HatcbesMi
fait comme Locke, il le remarque à peine ; et pourtant, ôtez ce prin-
^ Noos avoDs prouvé qae Je pens9, donc je mis, n était pas un sj^fegiame, 1. 1,
leç. Vf, p. 37, 35. et t. V, leç. vi, p. ai3. ~* ièii — . * /W. — ^ T. ffl, p. 66,
et a* série, t. III, leçon uv.
68.
540 JOURNAL DES SAVANTS.
dpe , toute TintelligeDce qui brille dans le inonde et dans Thomme ne
fait pas sortir de Tenceinte de Thumanité et du monde. La théodicée
est fondée sur le principe de causalité; ce principe ne vient des sens
par aucune abstraction et généralisation , car il est universel et néces-
saire; et c'est un principe rationnel a pnon qui fait la force de ces mêmes
preuves empiriques auxquelles Hutcbeson prête une valeur exclusive.
Ainsi, sans le principe de causalité et la loi qui y est attachée, même
au sein de ce magnifique univers, il n'y a pas de Dieu pour Thomme.
Il y a plus : avec le principe de causalité , vous aurez un Dieu , il est vrai,
qiais un Dieu qui sera égal ou supérieur à ce qu'il a fait, un Dieu
dont l'intelligence, la force, la bonté, surpasseront, jusqu'à im certain
.point, la bonté, la force et l'intelligence manifestée dans l'univers; vous
n'aurez pas un Dieu qui soit vraiment parfait et possède en un d^ré '
vraiment infini toutes les qualités de son ouvrage. En effet, l'homme et
ie monde trahissent une intelligence , une bonté et même une force très-
grandes, mais qui ne sont ni parfaites ni infinies. C'est pourtant cette
notion de perfection infinie attribuée à la cause du monde et de l'homme
cfui constitue la vraie et entière idée de Dieu. Hutcbeson définit Dieu :
«Un être très-supérieur à l'homme, gouvernant l'univers par sa raison
et sa sagesse ^. » Cette définition est très*défectueuse. Dieu n'est pas seu-
lement de beaucoup supérieur à l'homme et au monde, il leur est su-
périeur infiniment, de toute la différence qui sépare le fini de l'infini,
le contingent du nécessaire, le relatif de labsolu. On peut dire qu'il y
a à la fois une ressemblance intime entre Dieu et le monde, puisque
l'effet ne peut pas ne pas exprimer la cause en un certain degré, et
aussi qu'il y a entre le monde et Dieu l'abîme qui sépare l'infini de
tout ce qui n'est pas précisément lui^. Si donc le principe de causa-
lité commence la théodicée , l'idée seule de l'infini l'achève. Or Locke
et Hutcbeson emploient le principe de causalité sans en avoir le droit,
et ils détruisent l'idée de l'infini en la confondant avec celle de l'indé-
fini.
On voit par là à quel point les deux démonstrations de l'existence de
Dieu, a priori et a posteriori, loin de s'exclure, se soutiennent récipro-
quement. Supprimez le spectacle admii^ble du monde et de l'âme, ja-
mais la raison n'en rechercherait la cause; il faut donc armer la raison
du principe de causaUté pour qu'elle s'élève au-dessus de ce monde et
^ Pars m, cap. i : cUt antem constet qusB vis huic nomînî subsit, Deum primo
«dicimus naturam quamdam humano génère multo supenorem, mundum hune
fl oniversam ralîone et consilio moderantem. t — ' Sur cette ressemblance et cette
difièrence, voyez nos écrits, passim, et particulièrement t. II, leç. zxiv, p. Sga.
SEPTEMBRE 1846. 541
par delà rhumanité. Supprimez Tidée d*absolue perfection et d'infini-
tude, quelle portée est laissée à la sensibilité et à la conscience, quelle
vertu peuvent avoir, pour nous révéler un Dieu parfait, Thomme et
le nDonde où tout est mêlé, tout est imparfait, où Tombre est à côté
de la lumière, et tant de misères à côté de tant de grandeurs? Il faut
donc unir la raison et Texpérience , Tesprit et les sens, pour compléter
et fortifier leurs témoignages l'un par Tautre, et, sur ce double fon-
dement, nous élever à la meilleure connaissance de Dieu.
Hutcbeson consacre plusieurs chapities à Texposition de tous les at-
tributs de Dieu. Je trouve qu'il les déduit les uns des autres un peu trop
géométriquement» comme l'avait fait Clarke lui-même , et comme, en
général, le font trop les métaphysiciens. Hutcbeson eût été plus vrai et
plus lumineux si, substituant une induction sublime et sûre à l'aveugle
déduction, il se fut contenté de tirer les attributs de l'auteur du monde
et de l'homme des attributs mêmes de l'homme et du monde, en
ajoutant la perfection et Tinfmitude^ Il est fâcheux de réunir en soi les
défauts contraires de deux méthodes opposées, de la théodicée ration-
nelle et de la théodicée expérimentale : il faut choisir.
Il m'est impossible de ne pas admirer comment Hutcbeson, après
avoir déclaré la nature des êtres et des substances inaccessibles & notre
esprit, entre résolument dans la nature de Dieu, et, à l'endroit de cet
être, de cette substance qui n'est pas , ce semble , la plus facile de toutes
à connaître , arrive à une connaissance intime et profonde qui aurait dû
étonner un peu l'humilité de sa philosophie. En principe , Hutcbeson
déclare que nous ne pouvons pénéti^er dans la nature des choses ; et ,
dans l'application, il traite avec tant de détail des attributs, des vertus
et des opérations de Dieu , qu'en vérité on se demande ce qu'après cela
il reste de Dieu qui lui demeure inaccessible. Je relève celte contradic-
tion dans Hutcbeson parce qu elle a passé dans l'école écossaise. Au
fond, cette école est dogmatique comme le sens commun et l'humanité;
mais souvent elle met en avant sur les limites de la connaissance hu-
maine, des maximes d'une telle timidité que, si elles les suivait fidèle-
ment, elle ne serait qu'une école empirique, condanmée au scepti-
cisme sur tous les grands objets de la pensée.
Hutcbeson fait un dénombrement très-considérable des attributs de
Dieu : indépendance et nécessité, unité, immatérialité, simplicité, immutabilité,
immensité, éternité, infinité même plus ou moins bien entendue, omni-
science, omnipotence, etc. Mais savez- vous par où finit cette liste si
' Sur ceUe induction , voyez surtout le t. Il, p. 847 • Sgo, etc.
542 JOURNAL DES SAVANTS.
longue? Par cet attribut médiocrement en harmonie avec ce qui pré-
cède , tincompréhensibilité.
D après Hutcheson, nous savons certainement que Dieu existe, de
plus nous connaissons si bien ses attributs propres et naturels, qifie nous
les déduisons les uns des autres comme des équations algébriques^. Gomr
ment donc se fait-il maintenant qu'il nous soit incompréhensible? C'est,
dit Hutcheson, qu'il est infini. Je réponds que, pour Hutcheson, Tinfini
ne doit être, comme pour Locke, qu'une augmentation indéfinie des
qualités du fini; dans ce cas l'infini ne serait que le fini; il ne serait
donc pas incompréhensible. Mais Hutcheson a plus raison qu'il ne de*
vrait Dieu est vraiment infini, et par là en effet, Tincompréhensibilité
lui appartient; mais il faut bien entendre dans quel sens et dans quelle
mesure.
Disons d'abord que Dieu n'est point absolument incompréhen^
sible, par cette i*aison manifeste, qu'étant la cs^use de cet univers, il y
passe et s'y réfléchit comme la cause dans L'effet t par là nous le con-
naissons. « Les cieux racontent sa gloire^, » et a depuis la création^, ses
vertus invisibles sont rendues visibles dans ses ouvrages; » sa puissance,
dans les milliers de mondes semés dans les déserts animés de l'espace;
son intelligence , dans leurs lois harmonieuses; enfin, ce qu'il y a en lui
de plus auguste, dans les sentiments de vertu, de sainteté et d'amour
que contient le cœur de l'homme. Et il faut bien que Dieu ne nous
soit point incompréhensible, puisque toutes les nations s'entretiennent
de Dieu depuis le premier jour de la vie intellectuelle de rhumanité.
Oui, Dieu, comme cause de l'univers, s'y révèle pour nous; mais
Dieu n'est pas seulement la cause de l'univers, il en est la cause parfaite
et infinie , possédant en soi, non pas une perfection relative, qui n'est
qu'un degré d'imperfection , mais une perfection absolue , une infini-
tude qui n est pas seulement le fini multiplié par lui-même en des pro-
portions que l'esprit humain peut toujours accroître; mais une infini^
tude vraie, c'est-à-dire l'absolue négation de toutes bornes dans toutes
les puissances de son être. Dès lors, il répugne qu'un effet' indéfini ex-
prkne adéquatement ^ une cause infinie , il répugne donc que nous
puissions connaître absolument Dieu par le monde et par l'homme, car
Dieu n'y est pas tout entier. Songejs-y : pour comprendre l'infini, il faut
le comprendre infiniment , et cela nous est interdit. Dieu , tout en se
manifestant , retient quelque chose en soi que nulle chose finie ne peut
' Pars m, cap. ii^De virtatibus Dei naturalibus, — 'Le psalmiste. — ' 3aiot-Paul.
— * Passim^ et surtout t. H, p. BgS.
SEPTEMBRE 1846. 543
manifester ni par conséquent nous permettre de comprendre abso-
lument. Il reste donc en Dieu , malgré Tunivers et Thomme , quelque
chose dmconnu, d'impénétrable, d*incompréhensible. Par delà les in-
commensurables espaces de l'univers, et sous toutes les profondeurs
de 1 ame humaine, Dieu nous échappe dans cette infinitude inépui-
sable d'où sa puissance infinie peut tirer sans fin de nouveaux mondes,
de nouveaux êtres, de nouvelles manifestations qui ne Tépuiseraient
pas plus que toutes les autres. Dieu nous est par là incompréhensible;
mais cette incompréhensibilité même, nous en avons une idée nette et
précise , car nous avons l'idée la plus précise de l'infinitude. Et cette
idée n'est pas en nous un raffinement métaphysique; c'est une concep-
tion simple et primitive qui nous éclaire dès notre entrée en ce monde,
lumineuse et obscure tout ensemble , expliquant tout et n'étant expli-
quée par rien , parce qu'elle nous porte d'abord au faîte et à la limite
de toute explication. Quelque chose d'inexplicable à la pensée, voilà
où tend la pensée elle-même; l'Etre infini, voilà le principe nécessaire
de tous les êtres relatifs et finis. La raison n'explique pas l'inexplicable ;
elle le conçoit. Elle ne peut comprendre d'une manière absolue Finfi-
aitude, elle la comprend en quelque degré dans ses manifestations in-
définies qui la découvrent et qui la voilent; et de plus, comme on Ta
dit, elle la comprend en tant qu'incompréhensible.
C'est donc une égale erreur de déclarer Dieu absolument compré-
hensible et absolument incompréhensible. li est l'un et l'autre, invi-
sible et présent partout, répandu et retiré en lui-même, dans le monde,
et hors du monde, si familier, si intime à ses créatures qu'on le voit en
ouvrant les yeux , qu'on le sent en sentant battre son cœur ; et en même
temps inaccessible dans son impénétrable majesté , mêlé à tout et sé-
paré de tout, se manifestant dans la vie universelle et y laissant paraître
à peine une ombre éphémère de son essence éternelle, se commu-
niquant sans cesse et demeurant incommunicable, à la fois le Dieu
vivant et le Dieu caché, Deas vivus et Deas absconditus ^.
Elxcusez ces longueurs, elles ne sont point inutiles : il fallait, dès
l'abord, vous montrer dans la psychologie et la métaphysique d'Hut-
cheson le germe des quahtés et des défauts de la psychologie et de la
métaphysique écossaise. Les fondateurs de dynasties ont droit à Tatten-
^ Otez l'un ou l'autre des deux termes de cette antithèse , ou plutôt de cette har-
monie, et vous avez le Dieu -Univers du panthéisme, ou le Dieu mort de la scho-
lastique. Voy. t. Il , p. SSS-Sg^ • et les dernières pages de l'avant-propos de notre
écrit Des Pensées de Pascal
544 JOURNAL DES SAVANTS-
tioh particulière de Thistoire, parce que Thisloire y aperçoit d'avance
tout l'avenir de leurs successeurs.
Jusqu'ici le mérite personnel d'Hutcheson parait à peine; on n'aper-
çoit guère en lui qu'un disciple intelligent et modéré de Locke. Main-
tenant, je vous le montrerai rompant avec le système de Locke, ou
plutôt s'efforçant de s'y rattacher encore, alors même qu'il l'abandonne,
et en quelque sorte original malgré lui. Mais les principes se jouent
des intentions. Dès qu'on introduit un principe nouveau dans un système,
on a beau respecter ce système, si le principe a de la vérité et de la
force, peu à peu il croit et se développe; il brise le système dont il
sort, et, avec le temps, il fonde à son tour un système nouveau.
V. COUSIN.
( La suite au prochain cahier.)
Théâtre français au moyen âge y publié d'après les manuscrits de
la Bibliothèque du Roi, par MM. L. G. N. Monmerqué et Fran-
cisque Michel (xi^-xiii® siècle). Paris, Firmin Didot, 1889,
1 vol. grand in-8° de 679 et xvi pages, sur deux colonnes.
QUATBièME ARTICLE ^
Les jeux vraiment dramatiques composés au xin* siècle sur des su-
jets profanes ne figurent qu'au nombre de trois dans le Théâtre français
au moyen âge. Ces pièces, toutes dans le genre comique, remplies de
personnalités mordantes, de facéties fort libres, de naïves amourettes
et de brocards contre les moines, découlent évidemment d'une autre
origine que les œuvres de même forme, mystères et miracles, que
nous avons examinées jusqu'ici. La pastorale de Robin et Marion, et le
jeu, à la fois piquant et fantastique, du Mariage Adam, ou de la Feaillée,
ne sont pas des rejetons sortis de la souche sacerdotale. Si ces composi-
tions ont été représentées par des confréries, ce ne fut pas, croyez-le bien,
par des confréries dévotes. Les arts modernes, nous avonè eu plusieurs
fois l'occasion de le dire, ne doivent pas tous leurs progrès à une im-
pulsion unique. Le théâtre, en particulier, a élç alimenté, durant le
^ Voiries précédent articles dans les cahiers du Journal de$ Savants, dci mois
de janvier, février el août i846.
SEPTEMBRE 1846. 545
moyen Âge, par piusieurs sources qu*il importe de bien distinguer. Outre
TafQuent ecclésiastique, qui a été ce qu'on peut appeler la maîtresse
veine dramatique pendant les ix', x', xi* etxii* siècles, le théâtre n'a point
cessé de recevoir, à des degrés divers, le tribut de deux artères colla-
térales, à savoir, la jonglerie seigneuriale , issue des bardes et desscaldes,
et la jonglerie foraine et populaire, héritière de la planipédie antique »
incessamment renouvelée par Tinstinct mimique, qui est un des attri-
buts de notre nature.
Ce n est qu'à la fm du xn* siècle que ces deux branches accessoires
de l'art dramatique trouvèrent dans de nouvelles circonstances les
moyens de produire, en se rapprochant, des fruits plus vigoureux. Jus-
qu'à celte époque, les jongleurs seigneuriaux et les jongleurs forains,
réduits à des efforts individuels, avaient dû se borner les premiers aux
chansons de geste, les seconds aux complaintes et aux parades, qui ne
demandent qu'un seul acteur ; tout au plus jouèrent-ils, à deux, quelques
partures ou jeux-partis. Il n'y eut, et il ne put y avoir de vrais drames»
de drames par personnages sur des sujets profanes, qu'après la formation
des confréries laïques, au commencement du xni' siècle. Alors, en eflfet,
une grande révolution sociale s'accomplissait. A côté de la féodalité,
c'est-à-dire de l'Église et de la noblesse, qui avaient tout conduit pen-
dant trois siècles, l'une comme tête, l'autre comme bras, une force nou-
velle avait grandi. Cette force immense , inattendue , enhardie par les
luttes des deux pouvoirs rivaux, réclama, un certain jour, sa part d'in-
fluence et de liberté. Ce nouveau venu, qui s'ignorait encore en partie,
adopta pour se produire la forme de l'association. La commune naquit
sous l'épéc de la royauté, les corps de métiers sous le patronage de
l'Eglise. Les aiis suivirent ce mouvement. Il y avait eu, dans Tenceinte
des manoirs féodaux , de brillants essais d'art et de drames aristocra-
tiques; il y avait eu, sous les vastes voûtes des cathédrales, un splendide
développement du drame religieux (nous en avons vu d'assez nombreux
exemples) Jamais, pour la gent main-mortable , les bateleurs n'avaient
manqué aux jours de foire. Au xin* siècle, il y eut place pour un art
d'un plus grand avenir, pour le drame municipal et laïc. Les tréteaux
forains, cette joie grossière de la classe servile, en se transformant et s'é-
levant avec elle, devinrent le délassement honnête des artisans libres,
le rire et quelquefois la plainte de la bourgeoisie naissante, en un mot,
le théâtre du tiers-état.
Tout, à cette époque, se modela sur la commune; tout devint asso-
ciation. Il ne se forma pas seulement alors des sociétés de négoce et de
judicature; on créa même des associations pour la pratique des art9
69
546 JOURNAL DES SAVANTS.
i^jrëableft. A côte des firancs-maçons, F Allemagne eutlesfrancs-chanteuni,
lei maîtrea chanteurs. En France, en Angleterre, en Flandre, les joni-
glèitrs ou les ménestrels , isolés jusque-là, se réunirent sous finvocation
dé saint Julien et devinrent une vaste corporation, non pas hostile à TÉ*
gUse, mais en dehors de son esprit et de sa direction. Cette compagnie
multiple, qui, dans sa plus grande généralité, portait le nom de mé^
ne$tnuidier se subdivisait en maîtres et en appreiHis, en patrons et «n
vaiiets^ et s honorait, à la cour des princes et dans les grandes villes,
d*être soumise à la juridiction spéciale d'un roi choisi parmi ses membres
les plus estimés^. Depuis Flajolet, roi des ménestrels à la cour de Phi-
l^^e le Bel, nous pourrions, sans difficulté, dresser la liste complète dt
cea premiers surintendants des menus plaisirs royaux.
Mais, & coté de la ménestraudie mercenaire, qui fut assez prompte-
ment discréditée, il se forma des communautés libres et désintéressées
de bourgeois,, d'écoliers et d*artisans, se proposant la bonne et loyale
culture de la nuisique et de la poésie. Ces confréries se multiplièrent
surtout dans les riches cités de Picardie, de Hainaut, d*Artois et dé
Normandie. Elles se livrèrent k des eiœrcices moins raffinés, mais aussi
polis que ceux des cours d*amour qui s établissaient , à> la même
époque» en Provence. Au Nord, ces réunions reçiurent le nomade jHty,
du latin po£fim, qui désignait une sorte de balcon élevé dana la*cinmi
desthéâtees antiques, et signifiait , dans la basse latinité, toute éminence,
tertre, tribune ou échafaud, sur lesquels pouvaient avoir lieu commodé-
ment des concours poétiques et des jeux par personnages ^. On appela
«ufisi^niais phis tard et surtout dans les Pays-Bas,. ces académiesc/iamàrei
d€ rhétorique, et leurs membres rhétorijciens. Quand les puys se tenaient en
plein air et sous des arbres, on les nommait gieas soas l'ormel. Le lauréat
rectVBÎiLponr couronne un des emblèmes indiqués dans les litanies de la
Vierge, à savoir,, un cliapel de roses, im vase d*honneur, une' étoile ou un
^ Les maîtres seuls pouvaient figurer dans les fêtes solennelles. Il faut voir, sur
la ménestraudie, Tordonnance renouvelée de i3ao et celle d'e 1407. En An£;leterre,
plusieurs privilèges furent accordés aux ménestrels de Chester, dès Tannée. la 13,
-^ * Un assex grand nombre de corporations jouissaient du même avantage : il y avait
le voi dfSibacbiers , le roi des merciers, le roi d armes, le roi de Tarbalasle etae Tar-
Îuebaae , U roi de la basoche et jusqu au roi des ribauds , sans parler dç Tempire de
ialOée, composé des clercs de la chambre des comptes. — ^Quelques critiques
font venir le nom de puy de k ville du Puy-en-Velay, comme ayant fourni le
premier exemple de ces réunions. Voy. Rivoire, Descr. de l'église cathéd, JtAmieiu,
p. 1.16, étHittoire îittérairt da Fnuwei t. XX, p. 643. Je sais aautant moins disposé
a adooetlre cette origine, fort peu d*afi<ord avec l!esprlt de rivalité provinciale, que
plusieurs de œs établissements, o^\fXy entre autres, de Rouen et ae Caen, panub-
sent antérieurs à celui de là ville du Puy, ou , du moins, en sont contemporains.
SEPTEMBRE 18M. 547
miroir; il prenait le titre de prince du Puy , et présidait, en cette qualité,
la solennité de raii|ée suivante^ ; il ajoutait quelquefois à soA nom Zî mq-
ronné. Ces jeux, renfermés d'abord dans un carde presque privé, ac-
quirent bientôt une assez grande célébrité et devinrent chers au patrio-
tisme provincial. La Normandie cite avec orgueil les puys de Caen, de
Rouen , de Dieppe ; la Picardie ceux de Beauvais et d*Âmiens ; 1* Artois ceux
de Bétlîune et d'Arras; la Flandre ceux de Lille , de Cambrai, de Douai,
de Valenciennes. Les compositions les plus en usage dans ces concours
furent d'abord le chant royal , la ballade et le rondeau, toutes pièces où
le dernier vers de chaque couplet devait être répété à la chute de tous
les autres , ce qui fit , dans quelques villes, donner à ces morceaux et aux
puys eux-mêmes le nom de palinods. Quoique plusieurs de ces sociétés
poétiques et musicales eussent été, dans Torigine (au xi* siècle),
placées sous Finvocation de la Vierge , et destinées à célébrer les fttes
de rinmaaculée Conception ou de TAssomption , l'esprit laïc finit par y
prévaloir. Un manuscrit de la Bibliothèque royale, intitulé Chants royaax
avuc puys de Rouen et de Dieppe (n" 7696 des fonds finançais) ne con-
tient à peu près rien qui ait rapport à ces fêtes. Au xni* siècle même ,
on en vint à restaurer la plupart de ces puys, notamment celui d'Arras,
c'est-à-dire qu*on les mit sur \m pied complètement mondain; on re-
porta même, dans quelques villes, leur célébration, soit à la saint Valen-
tin , soit aux fêtes populaires du mois de mai. Enfin, à la même époque,
les jeux par personnages devinrent les exercices favoris de ces puys res-
taurés ^. Nous en avons sous les yeux la preuve évidente : les trois princi-
pales pièces dramatiques que nous a léguées le xm* siècle nous viennent
du seul puy d'Arras.
Cette riche et florissante cité était, au xni* siècle, le rendes-vous de
tous les plaisirs délicats : tournois, joutes galantes, concours de poésie
et de musique , toutes les fçtes d'armes et d'amour s'y succédaient sans
relâche; elle était le centre du bon goût, un vrai lieu de liesse pour les
trouvères; son puy, composé de bourgeois, d'écoliers et de quelques
jeunes seigneurs, était compté parmi les plus célèbres. Dans une chanson
fort bizarre , pour ne rien dire de plus, publiée in extenso par M. Mon-
* Cette coutume n*a pas été constamment suivie. B arrirait quelqaefins qu'on
nommait prince du payceloi qui faisait les frais de la l%te, à peu près comilM la
ckarége k Athènes. Dans U Jeu Adam, Robert SoomeiUons, le prince du piiy,
est un riche cavalier, crai parait plus propre à payer de sa bourse que de scm tnêot
poéiiqoe. -^ 'On lit, dans une chanson de Vilains d*Arras , contemponda d'Adam,
les vers suhrants, dtés par MM. Francisque Michel et Honmerqné :
Bien m^est del pni «pie je toi restorè ;
Por toualeiiir amour, jme et jovrent. . .
69.
548 JOURNAL DES SAVANTS.
merqué^ un poète , dont le nom ne nous est pas parvenu , fait descendre
du ciel, qui le croirait? le Père éternel , dans les murs de la bonne viJle,
pour y jouir de Tagrément sans égal de ses motets, sorte de chants à
trois voix alors fort à la mode :
Airas est escole de tous biens entendre :
Quant on veut d^Arras le plus caîtif prendre,
En autre paîs se puet pour boin vendre.
On voit les honors d*Ârras si estendre.
Je vi Tautre jor le ciel là sus fendre ;
Dex voloît d'Arras les motès aprendre *. . . .
On ne sera donc pas surpris de rencontrer les premiers monuments
de notre théâtre sécuher dans cette ville, escole de tous liens entendre, pé-
pinière de bons faiseurs de chansons, patrie non-seulement du trouvère
Jean Bodel , à qui Ton doit la Chanson des Saxons ^ elle Miracle de saint
Nicolas, que nos lecteurs connaissent, mais encore berceau d'Adam de
la Halle , qui fut poète , acteur et musicien, triple quaUté que réunissaient
aussi les créateurs du théâtre grec. Ce trouvère, qui s'est exercé avec
succès dans presque tous les genres de poésie, chansons de geste^, ron-
deaux, ballades, motets, jeux-partis , et dont nos manuscrits conservent
les inspirations musicales, nous a dotés de notre première comédie^et
de notre plus ancien opéra-comique.
La date du Jea da mariage ou de la feaillée est fixée , avec une assez
grande précision , à l'année 1262 , par un passage de la pièce même,
où est mentionnée la mort récente du pape Alexandre IV, arrivée le
25 juin 1261. Cette œuvre, rarement citée et presque toujours avec
dédain, ne nous a été longtemps connue que par l'incomplète et inin-
telligente analyse de Legrand d'Aussy ^. En 1828, M. Monmerqué
l'imprima, pour la première fois, dans la collection des bibUopbiles,
d*après le manuscrit de la Bibliothèque royale, n"" 81 du fonds de
la Vallière *. Dans cette édition , comme dans la seconde , le scrupu-
leux éditeur s'est astreint à reproduire purement et simplement le
manuscrit, sans même indiquer par aucun signe la division des scènes.
^ Théâtre français au, moyen Age, p. 22. — ' Les deux derniers couplets de cette
chanson {malgré le rôle que continue d*y jouer Dieu le père) se ressentent, jus-
qu'au blasphème • des joies incongrues de carême-prenant; Fauteur inconnu semble
lePamy naïf du ziii* siècle. — ' M. Francisque Michel a puUié celte chanson épique,
appartenant au cycle carlovingien , dans la collection des Romans des douze pairs de
France; 2 vol. in-12. Paris, Techener. — * Adam de la Halle a laissé inachevé un
poème ou chanson de geste en Thonneur d*Alphonse 1* roi de Sicile, sous ce titre :
Cesl da roi de Sicile, — ' Voyez Fabliaux et contes, t. Il, p. 2o4-2io ; édition de
Renouaid , 1839. — * Le çommencemeat du Jeu du mariagt se trouve encore dans
SEPTEMBRE 1846. 54«
Nous n'osons bJâmer cette réserve , pourtant excessive ; mais nous au-
rions souhaite qu elle ne s'étendît pas jusqu'à la traduction. Une bonne
indication des scènes aurait obvié à la confusion, souvent très-pénibie,
qui résulte du pêle-mêle des personnages, dont on est réduit à deviner
la présence et à présumer la sortie. M. Paulin Paris, dans l'analyse du Jea
du mariage, laquelle fait partie du tome XX de Y Histoire liltéraire de France,
a dissipé beaucoup des obscurités répandues sur cet ouvrage, et a rendu
très-netlement raison de son double titre. Toutefois, je ne crois pas,
avec M. Paris, qu'on doive diviser ce jeu en deux actes. J'aperçois
bien deux sujets assez habilement réunis et une série de cinq ou six
scènes qui se succèdent; mais je ne vois, à aucun moment, le théâtre
demeurer vide et présenter les conditions de ce que nous appelons un
entr'acte.
Les personnages sont au nombre de dix-sept : Adam de la Halle,
l'auteur du jeu; maître Henri, son père; Riquèce Aurri , chargé, avec
Adam , de l'ordonnance de la fête ^ ; Hane le mercier : Walès, fils obscur
du bon trouvère Walaincourt; Guillot le Petit, Rainnelès, tous gros
bourgeois d'Arras, et, sans doute, membres du puy ^ ; de plus, un mé-
decin, un moine, un fou, le père du fou, un auibergiste , dame Douce,
ou la femme grosse, Croquessos, courrier d'Hellequin, prince du
royaume de féerie; Morgue ou Morgane, reine des fées; deux autres
fées, Maglore et Arsile; enfin, li kemuns, le populaire ou la foule.
Ce jea, qu'un siècle et demi plus tard les clercs de la basoche* et les
Enfants-sans-souci auraient intitulé sotie ou farce, comme Patelin, est
bien véritablement une comédie^. Il y a plus; on est tout étonné, en
deux autres manuscrits. Ces fragments, qui peuvent fournir d'utiles rariantes, ont
été imprimés comme appendice, à la suite de la pièce. — ^ Les éditeurs du Théâtre
français au moyen âge^ ont compris dans la liste des personnages Riquèce Aurri et
Rikiers. C*est, je pense, un double emploi et une variante du même nom. Rîkiers,
& la page 86, re^pond à une question faite à Riquèce Aurri; et, à la page TQt la fée
Maglore nomme Rikiers celui que les deux autres fées viennent d^appeler Riqaèce.
— Presque tous ces habitants notables d*Ârras sont nommés dans h Congé de
Baude Fastoul. Celle pièce contient les adieux adressés à la ville d*Ârras par ce poète
infortuné . quand il fut forcé de se retirer dans la léproserie où favait précédé Jean
Bodel. Voyez le texte de cette pièce , qui n*a pas moins de 6û6 vers, dans Barbazan,
Fabliaux et contes, 1 1, p. 1 1 1 • 1 3^ ; édition de Méon. — ' L institution du royaume
de la basoche remonte à Tannée i3o3; mais cette compagnie a commencé set
jeux par des montres et des cavalcades , et n*a guère repiî&senté des moralités et
des farces que quatre-vingts ans après. — * Il y a bien dans le Jeu Adam quelques
diaosons anciennes intercalées, mais elles ne tiennent point à l'action; il n*en est
pas ainsi dans le Jeu de Robin et Marion, où nous verrons les scènes coupées et dis*
posées exprès pour oonoourir à Teffet musical.
590 JOURNAL DES SAVANTS.
la lisant, de se sentir amené, malgré soi, à établir un rapprochement
inouï» intraisemblable, et que pourtant Texamen et la réflexion con-
firment, entre cette imparfaite ébauche et un des monuments les plus
achevés de Timagination et de la poésie antiques, le théâtre d*Aristo-
^ane. Est-ce que toutes les origines auraient des points nécessaires de
ressemblance? Toujours est-il certain que le Jea da mariage Adam ou de
lafeaillée présente les trois principaux éléments qui constituent ce
qu'on appelait à Athènes f ancienne comédie, à savoir, des personna-
lités acérées, des obscénités sans voile, et la création ou TempJoi du
merveilleux le plus incroyable. Ces ingrédients, il est vrai, ne sont pas
mêlés et fondus dans le badinage du trouvère avec l'habileté puissante
et l'incomparable richesse de poésie qui a fait absoudre la muse d'Aris-
tophane, et l'a consacrée malgré ses souillures. Mais il n'en est pas
moins fort curieux de voir, au xiii* siècle, notre C4)médie naissante,
destinée à devenir si pure et si correcte, débuter par le mépris du
décorum, la liberté d'invectives et le fantastique , trois caractères qui ont
distingué, dans sa glorieuse et courte existence, l'ancienne et folle co-
médie d'Atbènes.
Signalons pourtant, dès l'abord, une différence essentielle : Adam
fustige de sa folâtre marotte les plus notables habitants d'Arras,
riches bourgeois, jeunes bobereaux, marchands cupides, moines quê-
teurs et jusqu'à certains intrigants, favoris redoutables du comte d'Ar-
tois; mais il commence (ce dont se garde bien Aristophane) par fidre
si^ns ménagement les honneurs de sa personne et ceux de sa propre
&mille. La gentille Maroie ou Marie, sa femme, et maître Henri,
son père, sont livrés les premiers aux risées sinon de la foule, au
moins des associés du puy. Ces plaisanteries assez peu discrètes, comme
on le verra, et très-peu filiales, ont induit quelques critiques à douter
que le Jea da mariage fût l'œuvre d'Adam de la Halle. J'ai été long-
temps, pour ma part, tenté d'attribuer cette satire par personnages, où
Adam et les siens sont si peu ménagés, à tout autre poète de la même
ville, à Baude Fastoul, par exemple, l'habile trouvère contemporain,
qui ne nous a laissé qu'une seule pièce de vers, mais excellente ^ Ce-
pendant, faute de preuves, je me range à l'opinion commune. Il n'est
pas d'ailleurs si difficile d'admettre, qu'aux termes de leurs statuts, les
membres du puy d'AiTas fussent tenus de faire galamment le sacrifice
de leur amour-propre aux plaisirs de leurs confrères, et que surtout
le poète chargé de la composition du jeu annuel dût n'épargner ni
* C'est Li ccngiéi dont nous avons. parié plus haut , p. 549t noie :^.
SEPTEMBRE 1846. 5M
lui ni ses proches, pour jouir, à son tour, du droit de n* épargner per-
sonne. Quoi qu'il en soit, Adam, vêtu comme un étudiant en voyage,
c'est-à-dire d'une cape brune et d'une soutane, s'approche d'un groupe
de bourgeois rassemblés hors de la ville :
Savez-Yous, seigneurs, pourquoi j*ai changé d*habits? J*avaîs pris femme, et
maintenant je reviens à la clergie.je vais renouer mes anciens rêves; mais aupara-
vant je veux prendre congé de vous tous. Aucun de ceux que j*ai hantés ne pourra
dire que je me suis vanté pour rien d'aller à Paris. Il est bien permis de retrouver
sa raison, quelque fasciné qu*on ait été. A grande maladie succède d*ordinaire
grande santé — Ne riez pas ; je ne suis point tellement épris d*Ârras et des plaisirs
qu'on y goûte, que je veuille renoncer pour eux à Tétude. Puisque Dieu m*a donné
quelque génie, fl est temps de le mettre en œuvre; j'ai vidé ici trop bngtemps ma
bourse.
«Mais, lui objecte-t-on, que fera votre jeune femme, Marie, la
vive commère? Quand une fois la sainte Église a accouplé deux
personnes, il n'y a plus à s'en dédire. C'est avant le corgungo qu'il faut
faire ses réflexions. » — « Par ma foi, répond Adam, voilà parler comme
un oracle; mais le moyen d'être si sage, surtout quand on est jeune?»
L'amour m'a saisi dans ce point où l'amant se pique deux fois, s'il veut se dé-
fendre. J'ai élé pris aux premiers bouillons de la jeunesse, juste dans la verte
et ardente saison, quand la chose a la plus vive saveur. Nul, dans ce moment,
ne cherche ce qui lui vaudrait le mieux, mais ce qui répond à son désir. L'été était
doux et serein , vert et fleuri , doucement égayé par le chant des petits oiseaux. J'é-
tais sous les hauts arbres d'un bois, près d'une fontaine qui coulait sur un saUe
d'émail, lorsque m'advint la vision de celle que j'ai à présent pour femme, et dont
le teint me semble aujourd'hui pâle et jauni. Elle me parut alors riante, amoureuse
et délicate : à présent , je la trouve épaissie, triste et revéche.
Suit une description détaillée des charmes de Marie, tels que l'amant
les avait vus ou plutôt rêvés. Ce morceau, outre son agrément poéti-
que, a le mérite de nous apprendre quel était, aux yeux de nos ancêtres,
le type idéal de la beauté :
Ses cheveux me semblaient brillants conune l'or, boudés, Usses' et frémissanCa;
aujourd'hui ils sont noirs et tombent en mèches raides et sans grâce. Tool me
parait change en sa personne : elle avait le front régulier, blanc, uni, cintré {fe-
nestric); maintenant il me semble étroit et ph'ssé. Ole avait les sourcih arqués,
fins, unis, bruns et peints avec un pinceau, de manière à rendre plus Demi
son regard; à présent, ils sont mal rangés et droits, comme s'ils voulaient prendre
leur volée. Ses yeux, qui sont noirs, me semblaient bleus, brillants, bien fradio^
prêts à caresser et gros au-dessous, ses paupières minces, avec deux petits plis ju-
meaux, ouvrant et fermant à volonté, et son regard simple et amoureux. Puis,
descendait entre les yeux la fine et droite colonne du nez, qui donnait à toute sa
figure des proportions parfaites et respirait la gaîté. Il y avait de chaque côté une
' Je traduis d'après la variante du manuscrit n* 7218.
552 JOURNAL DES SAVANTS.
joue blanche, Cedsant, lorsqu'elle riait, deux fossettes un peu nuancées de rouge el
qa*on apercevait sous sa coiffe. Non I Dieu ne viendrait pas à bout défaire un visage
pareil à ce que le sien me semblait alors ! La bouche venait ensuite , mince vers les
coins, grosse au milieu , fraîche et vermeille comme rose ; puis une denture blanche,
jointe, serrée, et un menton légèrement divisé \ De là naissait un cou blanc, n'of-
frant aucune dépression jusqu'aux épaules, uni et gros en descendant Derrière, se
trouvait la nuque, sans duvet, blanche, convenablement grosse et se reployant
un peu sur la robe; puis des épaules bien dégagées, d*où descendaient les longs
bras , gros et minces où il fallait. On avait encore plus de plaisir à voir ses blanches
mains, d'où sortaient de beaux longs doigts, à petites jointures, k bouts effilés et
couverts d'un bel ongle qld laissait voir le sang, uni, net et tout près de chair.
Maintenant j'essayerai de décrire le devant, à partir du cou ; et, tout d'abord, j'ar-
rive aux rondes mamelles , dures et courtes , hautes et belles de pointe , oui endoent
le ruisselet d'amour qui descend au creux de la poitrine (en lefourchele) ; puis le
nombril un peu en avant, et les reins cambrés comme les manches d ivoire
Bculpté des couteaux des demoiselles. Sa hanche était plate, A jambe rondelette,
son mollet gros, sa cheville basse, son pied arqué et peu garni de chair. Telles
étaient celles de ses beautés qu'on pouvait voir', et je pense que, sous sa chemise,
le reate ne valait pas moins Je perdis tout empire sur ma raison, et, depuis,
je ne fus content que lorsque de clerc je devins mari
C'est, comme on voit, de cette palinodie amoureuse qu'est venu
Tun des deux titres de la pièce, le Mariage Adam. Tous les biographes
de ce poète enjoué ont eu, à mon sens, le tort de prendre un pareil
Jbadinage trop au sérieux. Ce projet de voyage et de désertion conjugale,
jeté dans une pièce que nous verrons tout à Theure être du genre le
plus fantastique, leur a semblé une résolution sincère, et si formelle,
qu'ils en ont fait un paragraphe de son histoire. Puis, après avoir vertueu-
sement tancé rinconstant mari, ils ont gravement cherché s'il avait ou
non accompli son mauvais dessein, et plusieurs , sans ombre de preuve,
ont conclu pour l'affirmative; d'autres se sont étonnés qu'un poète de
si bonne humeur ait eu' l'idée d'étaler sur la scène le récit de ses cha-
grins domestiques'. Le dirai-jc? Je ne crois, pour ma part, ni à ces
chagrins, ni au projet de quitter Ârras et sa femme, ni à ce grand
amour pour les écoles de Paris. Tenir pour vérité les plaisanteries
d'Adam sur sa jeune et jolie compagne, c'est à peu près comme si l'on
prenait au pied de la lettre le dialogue de t Impromptu de Versailles, où
Molière aussi s'est mis en scène avec toute sa troupe, y compris ma-
demoiselle Molière : «Taisez- vous, ma femme, vous êtes une bête. —
Grand merci, monsieur mon mari. Voilà ce que c'est! le mariage
change bien les gens, et vous ne m'auriez pas dit cela, il y a dix-huit
* Vulgairement le menton foarcha. L'ancien mot n'est-il pas beaucoup plus joli ,
JbwrcheU ? — * Le texte porte ; en U avoit itel devise,] — * Histoire littéraire de France,
t. XX, p. 6à2.
SEPTEMBRï: 18461 ;•;- 558
mois. ï) Aurait-on bonne grâce h conclure, de ce^laiBa^t échantillon de
la vie de ménage, que Molière témoignait, en réalité, peu de considé-
ration pour sa fenmie, ou que ceHe-ci méritait l'épithète désobligeante
f|ue lui adressait son mari devant la cour et Louis XIV? Notez quà la
fin de 12 63, deux ans après le Jea da mariage, lorsqu'une augmentation
d'impôts et Tordonnance de sËîht Louis, qui démonétisait les gros
tournois\ eurent suscité dans la ville d'Arras des dissensions et des
troubles, à la suite desquels Adam fut obligé de s expatrier, il se retira,
non pas à Paris, mais à Douai, avec sa famille ^ Cette fois, avant de partir,
il adressa à ses compatriotes, sous le titre de Li congiés, de poétiques et
véhémentes imprécations, où éclate un irrécusable accent de vérité,
Arras 1 Arras ! ville de procès, de haine el de trahisons \ Votis , qui nagtièiie
encore étiez si noble l On va répétant qu'on vous restaure ! Mais , si Dieu ne fait
rentrer chez vous Tamour du bien, je ne vois pas qui pourra jamais vous réconcilier.
On aime trop, dans vos murs, les espèces sonnantes. . . Adieu, cent mille fois e(
plus! Je vais entendre ailleurs TÉvangile . • .
Arras, Arras l vile de plait
Et de haine et de detrait ,
Qui soliés estre si noSile ,
On va disant c'on vous refait;
Mais si Diex le bien n'i r airait,
Je ne vois qui vous reconcile.
On i aim trop crois et pile ...
Adieu de fois plus de cent mile ;
Ailleurs vois oîr l'Evangile *.
Cette pièce de cent cinquante* six vers est peut-être, avec quelques^
unes de ses chansons^, le seul ouvrage d*Adam de la Halle auquel;il
soit dune prudente critique de demiander des matériaux pour soft
histoire; et encore devra-t-on faire, avec grand soin, la part de la co^
1ère et de la poésie.
Après sa fenmie , vient le tour de maître Henri son père. Ce bon
compagnon, qui probablement jouait sur le puy son rôle en personne,
approuve fort la résolution d^Adam, et le presse de partir : fcBeau fils»
* Le gros tournois était d'argent et valait douze deniers. Voyez, pour Fôrdon-
nance du mois de mars ia63, qui en interdit la circulation, Le Blanc, Traité
des monnaies, p. 176. Adam de la Halle fait allusion à ce même édit et aux troiAleB
dV\rras dans une de ses chansons. — * Avec son père au moins, comme nous
l'apprend Baude Fasloul dans son Congé, v. 470 et suiv. — ^ Voy. Li amgiés
Aaan d'Aras, v. i3 et suivants, dans les Fabliaux et contes publiés par Barbozaii ,
t. I, p. 106, 3* édit. de Méon. — ^ Une, entre autres, nous le montre sur la route
d' Arras et se réjouissant d*y rentrer; malheureusement rien n indique la date de ce
retour.
70
^
5$4 JOURNAL DES SAVANTS.
je tepifin^ d*avoir perdu ton temps pour une femme; maintenaut sois
sage et ya^'en.-^Mais il faudrait, bon homme, ccvatribuer au voyage
de yot|!Ç fils : oq ne. vit pfts pour rien à Paris»
Pour nient n est-on mie ^ Paris. ■
A çettç requête judicieuse maître Henri fait la sourde oreille :
Las I dolansi ou seroit-il pris ?
Je n*ai mais ^e vingUneuf livres . • .
Je sui un viens hom plains de tous,
Enierm et plains de rume et fades.
Un médedba, qui entend ces doléances, raille plaisamment maître
Henri sur ses maux :
Bien sai de coi estes malades
G*est un maus c*on dame avarice.
Puis le docteur part de là pour nommer sans miséricorde tous les
habitants d'Arras atteints de la même maladie. De plus, maître Henri
n a pas accusé toutes ses infirmités : il a, comme plusieurs de ses voi-
sins, tant rempli son tonneau , qu'il aura bientQt besoin d'appeler à son
aide saint Léonard (ce saint secourait les femmes en travail). A ces mots,
dame Douce, au maintien discret, venue de trois lieues avec ime fiole
de son eau , s'approche poiu: consulter l'Ësculape , qui a bientôt deviné
son fait, et le proclame en tempes clairs et peu charit$d)les. Mais, place!
en ce moment vient s'installer, au centre de la foule , un moine de
l'abbâye d'Haspre^ portant avee lui les reliques de saint Acaire, pa-
tron de son couvent. La châsse du saint a la vertu de guérir la folie :
il ne faut que la toucher et déposer son ofifrande. Certes l'adroit quêteur
a bien choisi le lieu de sa récolte; chacun s'empresse de mettre la main
à la bourse, et de prier saint Acaire, non pas pour soi, mais pour ses
amis et ses parents; toute la ville y passe. Cependant , un véritable idiot,
criant, gesticulant, hochant le chef, est amené par son père; on le fait
agenouiller à grand'peine; il touche les rdiques, et extravague de plus
belje. ^iCpauvre fou, avec J'à-propos qui distingue ses pareils, se heurte aux
sujets les plus épineux, touche aux questiops les plus brûlantes , à celle,
entreautres, descensures deRomeetdela récente décrétale d'Alexandre IV
contre les clercs bigames, c'est-à-dire qui ont épousé des veuves ou des
filles de mœurs 4<]tnv6ques^. Maître Henri , qui en tient un peu , défend
chaudement ces pauvres clercs , qu on veut dépouiller de leurs charges ,
' Monastère vobin de Valenciennes. — ' Cette décrétale est du i3 février ia6o.
SEPTEMBRE 1846. 555
soit de notaires, soit d'avocats de l-officialité, pour dès peccadilles, dont
les princes de l'Eglise ne se font pas faute :
Cornent, ont prélat FayaDtage
D*aYoir femeis à remuier (à rechanger) ,
Sans leur privilège cangierl
Et uns clercs ai pert se franquise
Par espouser en sainte Eglise
Feme qui ait autre baron (qui ail ea déjà an mari)\
Il est bon de remarquer que le Jpoëte ne ndtis a pas dit encore quel
motif a réuni un aussi grand concours de bourgeois aux portes d'Ârras,
et il ne nous le dira pas, car aucun de ceux qui f écoutent ne l'ignorée.
Il faut donc que nous le disions pour lui. On e^ au mois de mai ^
et cest une coutume inunémpriaîe, que dame Morgue ou Moi^ane,
la reine de féerie (la sœur du fameux roi Ârtus) vienne chaque
année , à pareil jour, avec ses compagnes, prendre les rafraîchissements
qu'on a soin de lui préparer sous une feuillée. Elle serait même déjà
arrivée, sans ce moine et 5es reliques, qui troublent la grande mer-
veille de féerie. Le frère, que l'on prévient, se retire à l'écart, de manière
pourtant à tout voir sans être vu. Déjà les fées sont en chemin; on
écoute : qu'est-ce? un bruit lointain de clochettes. Ce ne sont pas en-
core elles ; c'est la troupe bruissante et si redoutée au moyen âge , nom-
mée la mesnie Helleqain. Hellequin (vous pourriez bien l'ignorer] est le roi
des enchantements; sa mesnie est son nocturne cortège. La mesnie Hel-
lequin protège la demeure et la marche des fées; elle traverse les bois
pendant la nuit, jetant l'épouvante partout où elle passe. On a beaucoup
disserté sur Hellequin, dansces derniers temps; on a rapproché son nom
de ceux d'ElUcamps, àAleschans et d'ilrfe5camp5 , l'ancien cimetière païen
de la ville d'Arles, devenu celui des martyrs de Roncevaux. Enfin, de
transformation eu transformation, le sombre roi des fantômes, Helle-
quin, Herlekin, Harieskin, est devenu peu à peu notre souple, notre
aimable, notre innocent arlequin^. Pour moi, jusqu'à plus amples preu-
ves, je ne puis voir, dans ce chasseur nocturne et sa troupe bruyante,
que les débris d'une vieille superstition du Nord, laquelle a longtemps
donné lieu aux fêtes et aux mascarades du mois de mai^, que le chris-
' Voy . le lai de la Mesnie Hellequin , que nous citons plus bas, note 3. — ' M. Paidin
Paris, qui avait émis cette opinion ( Manuscrits français de la Bibliothèque du Roi^ 1 1,
p. 3aa-3a5) ne Ta pas reproauite dans VHistoire littéraire de France, t. XX. — 'Votes,
dans le roman allégorique de Fauvel (Catalogue des manuscrits frunçais de la hiolùh
thèqme du Roi, n* 68 1 a) , les premiers vers du bi qu on chantait cUins ceUe mascarade :
£n ce doux temt d'été.
Tout droit au mob de may.
La mesnie Hellequin est encore très-populaire dans plusieurs de nos provinces , no-
70.
550 JOURNAL DES SAVANTS.
tianisme n*a pu détruire qu*en s'y associant. Ce qui est bieu sûr, c'est
que , pour Adam et ses auditeurs , Hellequia ou Herlekin était ÏErlen^
kœnig du Nord (le roi des aulnes), TObéron, le Freyschûtze, notre grand
veneur de Fontainebleau. De même, en effet, que, dans le Rêve d'une
nuit d* été àe Shakespeare, Obéron, amoureux de Titania, la reine des
fées, lui dépêche son courrier, le lutin Puck ou Robin-bon-diable, de
même Hellequin, qui, dans le Jea de lafeaillée, prétend à la main de
Morgue, envoie au-devant d'elle Croquessos, son coureur, pour la
complimenter. Celui-ci s'élance sur le théâtre, vêtu comme un homme
d'armes, et en fredonnant la chanson :
Me siel-il bien le chapeau ?
Nous voilà donc en pleine féerie. Rainnelès, le prudent bourgeois,
voudrait bien être dans sa maison. Enfm arrivent les trob fées , Morgue ,
Maglore et Arsile, qui prennent place autour d'une table chargée de
mets qu'Adam et Riquèce ont fait préparer pour elles. Maïs, ô malheur!
il manque à Maglore un coateV. La fée ressent au vif celte négligence,
qui lui paraît un affront. Morgue, au contraire, très-satisfaite, propose
de récompenser les ordonnateurs de la fête en monnaie de fée :
Belles douces compagnes, dit-elle, regardez comme tout est ici beau, clair et
net. n est juste que celui qui a pris soin de préparer si bien ce lieu reçoive un
beau don de nous.
Alors, commençant à douer Riquèce Aurri, elle veut quil ait beau-
coup d'argent; et, venant à son compagnon, elle veut qu'Adam soit le
clerc le plus amoureux de toutes les contrées du monde :
Je voeil qu*il ail plenté d*argent ;
Et de l'autre voeil qu'il soit teus ( tel)
Que che soit li plus amoureus
Qui soit trouvés en nul paîs.
Arsile octroie à maître Adam d'être gai et bon faiseur de chansons »
et à Riquèce d'avoir toutes marchandises bien venantes et qui multi-
plient. Par malheur, les dons de Maglore seront bien différents. Elle
veut que Riquèce soit chauve et n'ait pas un cheveu sur le devant de
la tête; et quant à l'autre, qui se vante d'aller aux écoles de Paris, elle
veut qu'il n'en fasse rien , qu'il s acoquine à la compagnie d'AiTas et
s'oublie entre les bras de sa femme , qui est jeune et amoureuse :
tamment en Anjou. — * M. Paris traduit coutel par couteau , M. Francisque Michel
par tapU, Lequel choisir P Je ferai seulement remarquer que nous verrons Adam
employer, dans Rohin et Marion, le mot coatel dans le sens de couteau.
SEPTEMBRE 1846. 557
Je di que Rikiers soit pelés
El qu*y n'ait nul cavel devant.
De 1* autre qui se va vantant
D'aler à l*escole à Paris,
Voeil qu i soit si atniandis
EIn la compaignie d'Arras,
Et qu'il s'ouvlit entre les bras
Se feme , qui est mole et lenre.
Cela fait, la reine Morgue donne audience au messager de Heilequin.
Elle lui déclare que le digne seigneur perd ses peines; elle a tourné son
cœur d'un autre côté ; elle aime un preux damoiseau d*Arras. Robert Sou-
meillons, le prince du puy, qui sait d'armes et de cheval plus quhomme
vivant. Elle est charmée surtout de ses succès récents au tournoi de
Montdidier, doù il a rapporté bon nombre de horions sur la poitrine,
les bras et les épaules. Mais il court bien d'autres bruits sur le sire; on
assure que cesl le plus déloyal et le plus trompeur des galants, qui soit
entre la Lys et la Somme. Aussi, reporte-t-elle ses affections sur Heilequin.
Cependant, avant de quitter Arras, les fées oiit à cccur de donner
un échantillon de leur savoir-faire. Dun signe, elles font avancer une
belle allégorie. C'est une machine représentant dame Fortune, muette ,
sourde et aveugle, et faisant néanmoins tourner sa roue. Nouveau cadre
pour des personnalités piquantes, et aussi (ce qui vaut mieux) pour une
réhabilitation courageuse : «Voilà, disent les fées, Thomas de Bou-
riène, que Fortune aujourd'hui renverse et toiu-ne sens dessus des-
sous, mais bien à tort. Il ne méritait pas ce traitement. Celui qui l'a
fait mourir a péché, n Enfin, toute cette vision s'évanouit; Croquessos,
chargé de bonnes paroles pour Heilequin , reprend sa course en redi-
sant le refrain :
Me siet-il bien le chapeau ?
et les fées partent, de leur côté, en chantant à trois voix le joli
motet noté :
Par ici va la mignotise
Le moine alors feint de se réveiller; mais il veut boire avant de
rentrer dans son couvent. La table des fées est remplacée par luie table
de cabaret; car quel jeu, au xni* siècle, peut se passer d'une scène de
taverne? On boit, on joue aux dés, on dupe le moine, on se gausse 'de
saint Acaire et de ses reliques , on entonne en chœur la chanson de la
belle Aïa d'Avignon :
Aîa se siel en haute tour '
' Le manuscrit ne contient que ce premier vers. Tout le monde apparemment
558 JOURNAL DES SAVANTS.
puis la foide s écoule, chacun rentre chez soi, et ainsi finit le Jea
Adam et de lafeaiUée, composition pleine d'intérêt, qui n*est pas as-
surément, comme on Ta dit, le début du drame en France, mais
qui nous offre le premier exemple de la comédie proprement dite.
A ce titre , elle commence une époque importante dans Thistoire de
notre théâtre.
MAGNIN.
(La suite à un prochain cahier.)
Tablsav des institutions et des mœurs de l'Eglise au moyen âge, par-
ticulièrement au xni* siècle, sous le règne du pape Innocent III,
par Frédéric Hurter, traduit de f allemand par Jean Cohen.
Paris, chez Debécourt, i843, 3 vol. in-8^
Ce livre est la suite de l'histoire dlnnocent III publiée précédem-
ment par le même auteur. En rendant compte du premier ouvrage de
M. Hurter ^, nous avons annoncé que celui-ci, récemment imprimé en
Allemagne, était déjà traduit en français et que nous nous en occuperions
quand la traduction aurait paru; nous nous acquittons de cette pro-
messe.
En traçant son portrait dlnnocent III, et dans la patiente étude
qu'il a faite de ce siècle où fÉglise fiit si puissante et si glorieuse,
M. Hurter s*est environné d'une si abondante moisson de documents,
qu'il n'a pu leur donner place dans l'histoire du pontife dont il écrivait
la vie; et il en a composé ce tableau pour lequel il se trouvait si bien
préparé.
Frappé du grand spectacle que le xiii* siècle déroidait sous ses yeux,
saisi d'admiration pour le pape qui fut le dominateur de ce siècle,
épris d'enthousiasme pour les merveilleuses destinées qu'innocent III
faisait alors au catholicisme, M. Hurter, parmi tous ces sentiments, se
vit pénétré d'une ferveur religieuse, et sentit une foi naissante s'é-
sàvait le reife par cœur. Le souvenir dé cette chanson parait avoir échappé aux
éditeurs du Théâtre français aa moyen âge, qui ont écrit :
A! jà se ftiet ea hante tour.
* Pans lea cahiers d*aoùt i8ii, de mai, août et décembre i8&a.
SEPTEMBRE 1846. 559
chauffer dans son ame; le savant historien devint zélé néophyte, et
bientôt le président du consistoire de Schaffouse quittait son É^e pour
entrer dans TÉglise romaine.
Je n'examinerai pas si ces aspirations vers la conversion sont les
meilleures dispositions où un hbtorien puisse se trouver; mais je re-
marquerai qu'à y a un inconvénient réel à choisir^ pour &ire llùstoire
d'une institution, l'époque où cette institution reçoit le mouvement
que lui imprime le génie , et voit ses destinées mêlées aux desâiiées
d'un grand homme. Tout alors est plein d'illusions; et, si l'historien ne
se tient pas avec grand soin sur ses gardes, il risque de s'y laiaser
éblouir lui-même. En jetant sur son récit tout cet éclat de gloire dont
l'homme du siècle est environné, il s'expose à faire prendre le dlange
à son lecteur, auquel il donne pour des lois permanentes les volontés
plus ou moins capricieuses du maître, et, pour des règles salutaires,
des excès de pouvoir qui se dérobent aux yeux inattentifs ou prévenus,
sous le prestige du succès et parmi les actes admirés d'un r^goë mé-
morable.
Et si, dans la durée d'une institution qui compte bientôt dixTneuf
siècles, vous faites le tableau de moins de cent années seulement* en ne
donnant que quelques vagues notions de ce qui a précédé et de ce qui a
suivi , si vous absorbez votre attention dans l'histoire d'un homine, tout,
dans votre récit, pourra être vrai en soi, bien que ce récit ipème puisse être
la source de beaucoup d'erreurs pour qui jugerait \ef tenqps passés et
les temps postérieurs sur le même principe et d'après les même^ idées.
Lorsque vous vous attachez d'ailleurs à résumer toute rhistoire
d'une grande institution telle que le christianisme dans un espace sî
étroit, ne craignez-vous pas de prouver ainsi vous-même, et de faire
conclure à tous, que la peinture que vous restreignez daosce cadre
offire le caractère spécial de l'époque, non le caractère général 4e l'ins-
titution? Chacun se dira : « Ce caractère n'eût pas été tiansitoii^, fins*
«titution l'eut porté plus longtemps avant et après Innocent. HI, s'il
« eût été dans son essence, s'il lui eût été propre et inhérent. »
L'époque de ce grand pape, très*bien choisie pour montrer, sous un
point de vue particulier, l'histoire de l'Église, a donc un irrémédiable in*
convénient, si vous y cherches l'esprit général du christianisme, et si
vous voulez montrer l'institution catholique telle qu'elle fut dans l'o-
rigine, telle qu'elle a dû être et qu'elle doit rester en traversant les
siècles ^
* Telle était aussi la pensée de l'abbé Tamburini, professeur à funtversité im*
pénale et royale de Parie, lequel a publié, k Milao, en i8i8, un remarquable ou*
560 JOURNAL DES SAVANTS.
Qr, lorsque d*un tel livre on ne tire pas seulement une conclusion
historique, mais dogmatique, lorsqu'on ne raconte pas ies faits unique-
ment pour les raconter, mais pour les donner en exemple, l'œuvre de
rhîstorien acquiert un degré d'importance qui dépasse la portée d'un
livre d'histoire ordinaire et qui commande un examen plus attentif. Eh
bien , telle est la tendance des ouvrages de M. Huiter sur l'histoire de
l'Église, tendance que la critique doit tout d'abord signaler, en en ap-
préciant l'esprit et le but. C'est ce que nous avons déjà essayé de faire
dans nos précédents articles, c'est ce que nous tâcherons de continuer
dans celui-ci , en même temps que nous donnerons une idée de la com-
position générale de ce dernier ouvrage, et des sujets divers traités
par l'auteur.
Dans un premier chapitre intitulé : De la théologie d'Innocent III,
M. Hurter commence par exposer les doctrines de ce pontife par rap-
port aux dogmes de l'Église catholique, et puis, sur le modèle d'Inno-
cent III, il trace la grande figure du pape du moyen âge ; il établit non-
seidement sa primauté dans l'Église , mais sa préséance sur toutes les
puissances de la terre; et, par une conséquence inévitable, l'affranchis-
sement complet du pouvoir spirituel , dans toute l'étendue de sa hié-
rarchie, vis4-vis le pouvoir temporel. M. Hurter montre toutes les
affaires du monde chrétien arrivant à Rome par une immense concen-
tration, et les plus éminents comme les plus infimes intérêts venant
demander au pape une solution de tous les cas embarrassés de quelque
difficulté.
Dans un appendice de ce chapitre , l'auteur indique la nature diverse
et les sources nombreuses des revenus de l'Église et de la cour de
Rome.
Une partie considérable de l'ouvrage de M. Hurter est consacrée à
expliquer tout ce qui concerne ce grand corps du clergé séculier, depuis
les cardinaux , les patriarches, les primats , les évêques , jusqu'aux simples
prêtres, le célibat, l'origine des diverses classes d'ecclésiastiques, les
modes différents d'élection, les fonctions , les travaux de chacun, leurs
devoirs, leurs revenus, enfin leur subordination vis-à-vis du saint siège
et leurs rapports entre eux.
Une autre grande division de ce livre fait l'histoire des couvents , de
la vie commune et contemplative, sans s'occuper (et M. Hurler semble
se faire de cette omission une sorte de mérite) des rapports de cette
vrage d*histoire ecclésiaslique, intitulé : Vraie idée da saint-siége, fil faut considérer
^e plan institué par Jésus-Christ , non pas séparément, mais dans tout son ensemble, >
» dit le savant professeur italien. (Pré£eice, p. xviii de la traduction française.)
SEPTEMBRE 1846- 561
institution avec la doctrine chrétienne , « et sans nous inquiéter , ajoute-
^il , de savoir si ces choses auraient jamais dû exister ^. » L'auteur prend
un à un les divers ordres religieux, depuis les bénédictins jusquaux
moines de saint Dominique , sans oublier les ordres militaires. Il raconte
la vie de leurs fondateurs, et quelquefois il ne nous semble pas assez se
tenir en garde contre les contes de légende, aussi peu dignes de la gra-
vité de l'histoire que de laustérité de la foi chrétienne. Il nous introduit
dans les monastères, il nous initie à la vie sainte des religieux et
aussi à leur vie de désordres; il nous peint leur situation et leur in-
fluence à cette époque d'agitation profonde qui remuait les populations
dans les années qui précédèrent immédiatement le xin* siècle; il nous
explique surtout la place que tenaient les congrégations dans la vast«
organisation catholique, œuvre à jamais illustre du pontificat d'Inno-
cent III.
Enfin , dans le dernier volume presque entier, M. Hurter expose avec
beaucoup de détails et une grande abondance d'informations les rapports
de l'Église avec la vie individuelle, sociale et politique, pendant le xiu*
siècle.
On le voit, ce cadre est vaste et étroit lout à la fois : vaste, si Ton ne
considère que l'époque d'Innocent; étroit, si vous y cherchez l'his^
toirc de l'Eglise en dehors d'un seul pontificat , et dans les larges pro-
portions du moyen âge, depuis Charlemagne jusqu'à Léon X.
Dès les premières pages de ce livre, M. Hurter s'efforce d'établir,
comme il l'a déjà vainement .tenté dans ÏBistoire d'Innocent IIF, la su-
prématie du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. Mais, ici encore,
l'embarras et les contradictions de son raisonnement prouvent mieux
que nous ne saurions dire l'impossibilité où il est d'arriver à une dé-
monstration ; c'est là pourtant l'idée capitale des travaux historiques de
M. Hurter sur l'histoire de l'Eglise au xin* siècle, et c'est aussi l'une des
raisons de la grande approbation que ces travaux ont rencontrée parmi
les partisans d'une opinion constamment rejetée par tout ce que l'É^se
de France a eu de plus grand.
Dans cette question toujours renaissante, M. Hurter nous semble
oublier les plus graves autorités qui le condamnent, et s'appuyer sur
des autorités sans valeur, ou parce qu'elles sont récusables, ou parce
que , graves en elles-mêmes, il leur donne un sens et une valeur qu'elles
n'ont pas.
Voici l'argumentation de M. Hurter : u De même que tout homme se
' T. II, p 84.
7>
562 JOURNAL DES SAVANTS.
compose d'un corps et d*mie âme, et qu*ii suit par conséqDent mie
double direction , cdle du présent temporel et cdle de f avenir spirituel,
cette même distinction se montre dans Tensemble des sociétés et devient
là aussi la cause d*une double direction; Tune est l*Elmpire , Tautre l'É-
g^ise; le chef de celle4à est Tempereur, de celle-ci le pape, et de ces
deux cbe£i suprêmes , cette double tendance descend , par diverses gra-
dations, jusqu'aux laïques et jusqu'au peuple. Or Tâme étant d'une subs-
tance plus noble que le corps, et la direction du présent recevant sa
consécration de cette de l'avenir, il était juste que celui qui était {dacé
comme le centre de la vie spirituelle obtint la préséance; et, dans la
protection que l'empereur est tenu d'accorder à TEgiise universelle, on
trouve une rigoureuse réalisation de cette idée; car c'est surtout pour
la protéger que Dieu lui a donné le glaive. Par là les deux éléments dis-
tincts de l'Église et de l'Empire étaient reconnus, leur double direction
était assurée , et pourtant l'un et l'autre devaient rester unis pour se servir
mutuellement d'appui, de complément, pour avancer et triompher ^ »
Et de peur que cela ne fôt pas assex dair, de peur qu'on ne comprit
pas su£Bsanmient que M. Hurter veut mettre ici la puissance temporelle
complètement aux ordres de la puissance spirituelle, il ajoute ce pas-
sage de la buUe Unam sanctam de Boni&ce Vm : a Uterque est in potes-
« taie Ecdesiœ , spiritalis sciiicet gladtus et materialis; sed is quidem pro
((Ecclesia, ille vero ab Ecdesîa exercendus. Die sacerdotis, ia manu
(cregnm et militum, sed ad nutum et sapientiam sacerdotis. n Rien n'est
plus explicite; sdon la doctrine de Boniface, les rois ne sont que les
porte-glaive des papes, que des généraux de Rome, armés pour obéir
au seul signe de tête du pontife, et M. Hurter déclare qu'il trouve là
« quelque chose de fort salutaire ^. » Ce n'était pas l'avis du pape Clé-
ment V, qui, étant à Lyon, où il avait été couronné, lança lui-même
une bulle contre celle de Boniface, le i*' février i3o6, déclarant non
avenues les dispositions de la bulle Unam sanctam, en tant qu'elle por-
tait atteinte à la souveraineté du roi de France et aux lois du royaume^.
Pour donner plus d'éclat à cette réparation de l'usurpation pontificale ,
Clément V proclama, en plein concile de Vienne, deuxième session ,
i3i3, cette abolition des actes injustes de Boniface Vm contre Phi-
lippe le Bel : a Processus, quos Boni&dus contra regem fulminasset,
fuisse injustos ac nulles^, n M. Hurter ignore -t- il cette condamnation ,
' T. I, ch. II, p. 63. — ' T. I, p. 64f note. Ce même passage de la bulle de
Boniface est cité textuellement une seconde fois (p. 80) , tant cette autorité semble
puissante à M. Hurler. — * Corps da droit canonique. Voyez Fleury, t. XIX, p. 108.
— ^ Labb. Concil t. XV. col. 36.
SEPTEMBRE 1846. 563
lui qui résume dans tous ses livres sur TËglise la doctrine de Boni*
face? Et, s il ne Fignore pas, lui était-il permis d'oublier un tel fait
dans une telle question?
De quoi s agit-il ici , en effet ? U s!agit de tout ce qu'il peut y avoir de
plus important parmi les hommes , du gouvernement suprême de toutes
les choses humaines fondé sur la loi divine.
El que trouve-t-on dans la page que nous venons de citer?
Il y a une déduction de raisonnement , il n*y a pas même Tapparence
d'une preuve de fait; j'y vois bien la prétention d'un homme, je n'y
vois pas la volonté diyine ; c'est la loi de Boniface, ce n'est pas celle de
Jésus-Christ»
Pour être ancienne , pour avoir été répétée par tous les ultramon-
tains , l'argumentation de M. Hurter n'en est pas moins d'une déplorable
faiblesse. Ou veut justifier une législation qui doit trouver son origine
aux sources même du christianisme, puisqu'elle est (à entendre ceux
qui s'en font les apôtres ) le principe même , le fondement de l'oigani-
sation religieuse de la chrétienté, et l'on argiunente avec une autorité
du xiu* siède, comme si l'on tenait pour non avenus douze siècles de la loi
chrétienne; là où il faudrait un texte des livres saints, on apporte on
texte d'une bulle de i3oa ; et puis, on est forcé d'avouer implicitement
la nouveauté, et par conséquent la fausseté de la théorie; il échappe
de dii^e : u C'est une idée fondamentale, qu'au commencement de ce siècle
( le xiii*) on voit d'abord poindre, puis se montrer plus clairement, et
enfin briller avec tout l'éclat de la conviction ^. »
Mais» puisqu'on a vu poindre cette idée au xin* siècle, ce n'est (donc
pas une idée de l'Evangile, et la doctrine dont elle est le fondement n'a
donc pas été professée , pas même indiquée par le divin législateur de
l'Eglise chrétienne.
 défaut d'une autorité divine, M. Hurter cite celle d'un grand phi-
losophe. Leibnitz écrivait à Fabricius, professeur à Helmstadt : «Quum
« Dbls sit Drus ordinis et corpus unius Ecclesiœ catholicae et apostolicae
((uno regimine hierarchiaque universali continendum juris divini ait,
«consequcns est, ut ejusdem sit juris supremus in eo spiritualis ma-
(( gistratus terminis se justis continens (haec verba nunc addo] directoria
<(potcstate, omniaque necessaria ad explendum munus pro salute Ee*
uclesisc agendi facultate instructus (Epist. vm, Hanovera, a a feb.
« 1 698^). » Mais comment M. Hurter n'a-t-iJ pas vu qu'il apporte là une
autorité contre lui-même, puisque Leibnitz, en reconnaissant, avec
* T. I, p. 63. — ' Opéra, t. V, p. aaS, édition de 1768, in-4*. M. Harter a né-
gligé, dans sa citation, les moU compm entre parealhèses.
7»-
564 JOURNAL DES SAVANTS.
raison ;8aas doate, que le pouvoir spirituel doit être pourvu de la faculté
d*agir en tout ce qui est nécessaire pour le salut de rÉglLse, ajoute : « en
use renfermant dans de justes bornes, » terminis justis; tandis que le ca-
ractère de la puissance spirituelle, au sentiment de Boniface VIII et de
M. Hurter , est précisément de n'avoir point de bornes.
Et puis, pour bien comprendre ce passage de Leibnitz, il aurait
fallu le rapprocher, ce que ne fait pas M. Hurter, de plusieurs autres
passages du même auteur, qui prouvent fort bien que le philosophe de
Leipsick faisait toujours une distinction entre le pouvoir de TÉglise et
le pouvoir du pape, ainsi qu'il récrivait au même Fabricius, Te
3 1 mars de la même année : « Distinguitur merito inter jus divinum
«auctoritatls directoriae in Ecclesia, et applicationem ejus ad romanam
«sedem^.D
Mais que paiiions-nous tout à l'heure à M. Hurter de nous donner un
texte des livres sacrés? qu'a-t-il besoin d'une telle autorité? «Du reste,
dit-il, que l'existence de cette idée puisse se justiûer par les paroles de
l'Écriture sainte, ou bien qu'elle soit sortie de la sxibstance même de
l'Église chrétienne , comme une nécessité naturelle , du moment où cette
ÉgUse formait une communauté dont la base avait des racines plus pro-
fondes que celles d'une simple secte philosophique, c'est ce qui doit
être assez indifférent à l'historien , qui se borne à considérer la grandeur,
rétendue et l'influence décisive de ce fait , qui, pendant plusieurs siècles,
a agi sur le genre humain ^. »
Nous remarquerons que M. Hurter ne se borne pas à cette considéra-
tion; il veut encore que la doctrine de la suprématie du pouvoir spiri-
tuel sur le pouvoir temporel soit reçue dans le monde chrétien comme
une loi. Mais, pour que nous nous soumettions, nous avons besoin de
nous enquérir si la loi existe, et de qui elle émane. Il ne nous est pas
indifférent, à nous, de connaître la valeur d'une législation qu'on nous
impose; et, dans une telle matière, la valeur dépend évidemment du
législateur ; c'est quelque chose , en fait de religion , de savoir si on a
affaire à Dieu ou aux hommes '.
' 0/)tfra, t. V,ÉpisLx, p. aSi. — 'T.I, p. 65.— 'M. de Sainl-Oiéron , quia|(»D(
quelques notes à la traduction du livre de M. Hurler, a été frappé de cette sin-
gulière argumentation, et, malgré son admiration et son amitié pour l'auteur, il
n*a pu s*empècher de relever ce passage. « Il ne peut pas être indifférent pour un
historien, dit-il, de savoir et de laire connaître si le pouvoir suprême qui dirige
rÉglise est un pouvoir de droit divin , légitimé par la parole divine. Cette indifCâ-
rence, qui sacrifie le droit au fait, a été mise en pratique par nos historiens mo-
dernes, moyen commode de se passer de c'>nviction. M. Hurter est au-dessus de
ce misérable expédient, et nous devons voir dans cette réticence un dernier mena-
SEPTEMBRE 1846/ ^jàs
Non-seulement M. Hurter veut que le pouvoir temporel feoit to^tnirs
dominé par le pouvoir spirituel , mais il veut encore que ie ' pôftiifoSr
spirituel réside entièrement dans la papauté : «On a égalemeni re-
connu, dit-il, qu'il valait mieux être placé soiis un chef de TÉgEsç
libre et indépendant, que sous un chef soumis lui-même h un concile
qui n eût pas manqué de prétendre bientôt a des droits encore biejci
plus étendus*. »> . . •. j
Ainsi voilà les conciles k peu près supprimés par M. Hurter, où du
moins considérés comme une autorité de peu d'importance dans le ^su-
prême gouvernement de TEglise; et une preuve bien frappante (ïéïa
nullité à laquelle il condamne ces grandes assemblées , gardiénneS de
la foi catholique , et « qui devenaient les états généraux du mondé chré-
tien » selon Texpression de M. Villemain, dans ses belles page^ ïm'îélo-
hqaence chrétienne dans le ir* siècle^, c'est que, dans les quarantte ièt un
chapitres de son Histoire de VEglise aa moyen âge, il n'y en a pas' un
qui soit consacré aux conciles ; c'est là, sans doute, un fait bien reiiiàr-
quable , et qui donne à la critique le droit de dire que ce tableau de
l'institution catholique omet de la présenter sous un de ses aspects les
plus curieux et les plus imposants. Si , au courant de son récit , l'histo-
rien rencontre, en passant, le mot de concile sous sa plume, c'est pour
placer ces assemblées sous l'autorité immédiate du pontife romain, sans
fapprobation duquel il ne leur permet aucune action et ne leur recon-
naît aucune autorité : « Les décrets des conciles n'acquièrent force de
loi , dit-il , que par l'approbation du pape *. »
Mais ceux qui font moins de dédain de l'autorité des conciles, ceux
qui sont moins indifférents siu* le fait de savoir si telle institution re-
ligieuse est ou non de droit divin , ceux-là voient la supériorité des con-
ciles dans une parole de Jésus-Christ même , qui a établi la hiérarchie
dans son Église en plaçant celle-ci au-dessus du prince des apôtres : a Si
« autem peccaverit in te frater si te non audicrit die Ecciesiœ^. d
Us la voient dans les paroles du pape saint Grégoire, qui r^connaiè3ait
que le pouvoir de TÉglise était supérieur à son propre pouvoir :'«Si
« in mea correctîone despicior, restât ut Ecclesiam debeam adhibere *. »
Ib la voient dans cette déclaration du concile général de Constance :
«Concilium générale universam reprœsentans Ëcdesiam poteslatem
semeDt pour ses coreligionnaires. • Nous j voyons, nous, fiinpossibilité de fournir
b preuve que la théorie de M. Hurter est de droit divin ; notre historien ne se fait
pas faute de citer des autorités quand il en a. — ^ T. I , p. 65. — ' Mélanges his-
toriqaeset littéraires; t. III, p. 3 19. — * T. I, p. .71, note. — * S. Matlh. xvni, i5,
16, 17. — •Lib. IV, epist. 58.
506 JOURNAL PJES SAVANTS.
«suao^i/nmçdi^^ I^et a Chnsto, cui quiiibet cujuscumque status, vel
« digoitatis, etiam si papaÙs existât, obedire tenetur in bis quae pertinent
« ad f^lem, et extirpationemschismatis, et refonnationemËcclesiaç généra-
le ]em io capite et in membris ^. » Ils la voient enfin , pour ne pas accumuler
d'innombrables témoignages , dans ce décret du concile de. Florence
(i A39 j. où réj^ grecque et TÉglise latine réunies , après quinze mois
de conférences entre les plus savants bommes des deux Églises, décla-
rèrent si fprmellenient la primauté, de Tévêque de Bpme au-dessus des
autres évêques, et , en même tcmcips, Tobligatipn stricte pour le pape de
gouyen^er l'Église «en la manière qui se trouve exgr^ée dans. les
actes dçs copciles oecuméniques et daps 1|3& sacrés, canons ^. »
Quant à l'approbation que M. Hurter prétcand être indispensable pour
domaer force dp loi aux conciles, c'est îà une question souvent agitée^
et résolue contre son opinion par grand nomlyre d'autorité^.saQs compter
l'autorité du simple bon sens» laquelle dit qu'un concile œcuménique
qui ne pourrait pas exister par luimiême ne serait pas un concile. L'ap-
probation ou confirmation donnée à ces grandes assemblées de l'Église
n'est pas autre chçse que l'adjonction dusui&iage du. souverain pontife,
comme il. est prouvé par ce qui s'est passé àNicée, par ce qui advint
du concile de Cbalcédoine , dont saint Léon le Grand refusa, peadant
plus d'une année, de confirmer les actes; ce qui n'empêcha pas qu*ils
ne fussent admis par tout le monde, excepté pai;* quelques. sectateurs
d'Ëutycbès dont ce concile condamnait les doctrines ; et le vingt-huitième
canon, que saint Léon a constanunent refusé de confirmer, n'a pas pour
cela été annulé. Les termes dans lesquels saint Léon écrivit aux pères
du concile pour donner son approbation : propriam vobiscam iniisse sen-
tentiam ', n'impliquent pas autre chose qu'une simple accession de suf-
frage*.
Le sens étroit, précis, du mot cor^rmare, en cette matière, est d ail-
* Act eoncil Constant, t. XII, éd. Paris. — * Le texte très-clair du concile de
Florence : K«^ 6v rpànsoip %al èv toTip irpoo^ixots tôv oixovfuvuwv (rvvàhoùv, xai
èv roTf UpoTs ^vààt Siâ^Xa/x^iverai, a été quelquefois mal traduit (vov. Maim-
bôurg, Traité histonque de f Église de Rome, p. 4o de Tédilion dç Séb. Mabre-Cra-
moisy, i685) ; mais ii a été mis en un latin très-fidèle par Blondus (Flavio Biondo) ,
qui mt successivement secrétaire dequatre papes, Eugène IV, Nicolas V, CalixtelII
et Pie II. La traduction de Blondus a été suivie par tous les auteurs de quelque
autorité. On sait, d^ailleurs, que ce fut Eugène IV qui présida le concile de Flo-
rence. — * S. Léon, epist. lxi, syn. Chalc^ Labb. t IV, col. 1827. — * Nous, ne
devons pas oublier de dire que M. de Saint-Chéron , dans Tintéressante Histoire diL
pontificçit de saint Léon le Grand et de son siècle, qu*il vient de publier, soutient
Topinion contraire (t. I, p. Sgo); mais nous ajouterons qui! ne Tappuie d*aucuqç
autre autorité que celle ae Léon luî-méme.
SEPTEMBRE 1846. 567
leurs très^lairement expliqué dans une lettre que le pape saint MoHoi I*
écrivait à saint Amand , é vêque d'Utrecht , et à tous les évêques de France,
pour leur demander de confirmer les acteà d*un concile qu*il avait tenu
à Rome pour la condamnation des monotliélites : confirmantes, et
consentientes iîs (juœ a nobis statata sutit ^ Il est bien évident qoll ne
s'agit ici que dune simple accession de sûfirage, non pas d*ime coji^frna-
lion nécessaire à la validité des actes auxquels on adhère. Cof^rmer c'est
seulement corroborer; il serait absurde de croîi-e que le pape eût soumis
les actes d'ime assemblée tenue par lui-même à un clergé étranger, pour
les annuler ou les sanctionner ; le mot confirmare n*a pas cette portée :
ce serait faire injiu*e, non-seulement à la primauté du siège de Rome,
mais encore au bon sens , que d'étendre la signification de ce mot au
delà de celle que nous venons d'indiquer.
Une portion de ce moyen âge, si ardent à croire et si mobile dads
ses croyances, a été bien étudiée par M. Hurter; au milieu d'une so-
ciété ainsi faite, l'historien voit un catholicisme qui impose despoti^é-
ment la loi spirituelle du dogme, et qui force le pouvoir temporel â
s'armer du glaive pour défendre le dogme; frappé de cette unité puis-
sante , il en conclut la nécessité de l'absorption de tous les pouvoirs
dans le pouvoir spirituel : « Il nous est permis de douter, dit-il, que, sous
une autorité ecclésiastique suprême privée de toute puissance tempo-
relle , le chistianisme eût jamais pu se développer dans l'Occident. • .
Il est évident que, dans ces temps où le genre humain ne se composait,
en Europe, que de seigneurs et de serfs , où toute civilisation intérieure
avait presque disparu , la société né pouvait être sauvée que par la
puissance spirituelle *. »
Cela signifie seulement que le despotisme du pouvoir spirituel était
bon pour ce temps-là; ce que nous admettons, avec quelque réserve
toutefois, et surtout sans accorder qu'il fât de l'essence du christia-
nisme. Mais , dès que ce despotisme n'est plus accepté par la société ,
dès qu'il n'est plus dans les mœurs , c'est une institution moins rdi-
gieuse que politique, tombée en désuétude, et voilà tout. M. deSaint-
Chéron a bien senti que, pour maintenir, dans le fait, le despotisme du
pouvoir spirituel, pour. en faire la loi permanente de la société, comme
le voudraient aujourd'hui quelques-uns, il ne fallait, pour origine à ce
pouvoir, rien moins que le droit divin. Quelle que soit à cet égard la
bonne volonté de l'historien allemand, il recule évidemment devant la
nécessité de faire cette preuve, il hésite à aborder de front la question,
^ Mart. I epist. ad Amand. Trajecl. Labb. Concil. t. Vil, col. SjS. ~ * T. I,
p. 65, 66.
568 JOURNAL DES SAVANTS.
il l^iipY^i^^ avec lane tactique qui révèle plus d'embarras que cTadresse.
Qudqtiefois Taiiteur se résigne à invoquer des témoignages dont
Vai^lorité est depuis longtemps complètement abandonnée , sans qu*il
ait l'air de s'en douter : a Lorsque Pépin, dit-il, adressa au pape ZaV
dbarie.la question : Quel était celui qui devait à plus juste titre porter
le nom de roi, celui qui demeurait oisif dans son palais, ou celui qui
était chargé de toutes les affaires de l'État? cet appel seul indiquait que,
dans l'esprit du temps, celui à qui il était fait cette question avait le
droit d'y répondre ^ »
On sait que c'est là le grand argument de Grégoire Vil pour établir
le ;droit des papes sur les couronnes temporelles; mais M. Hurtep, en
ie répétant , n'aurait-il pas dû laisser entendre que le fait de la consul-
tation de Pépin à Zacharie a été plus d'une fois contesté , et de notre
temps encore^, non sans quelque vraisemblance? N'aurait-il pas dû
ajiouter que nos publicistes de la plus haute autorité, Bossuet, Fleury,
Montesquieu, M. Guizot, tout en admettant la réalité du fait, ne lui
reconnaissant nullement la signification que lui donne Grégoire VII,
et qu'on o'a pu imaginer qu'en s'appuyant siu* l'explication erronée du
moi s^n^ntia, qui, dans ce passage, veut dire seulement avis, et qu'on a
YiQulu comprendre dans le sens de sentence, décision , jagement. C'est
un nouvel exemple de ce que nous remarquions tout à l'heure à
l'occasion du mot confirmare; il est arrivé, plus souvent qu'on ne
pense, d'établir sur une expression équivoque, à la signification com-
plexe et mal cpmprise, des théories d'où dépendaient le gouverne-
^lent des hommes et le sort des populations. Dans le sujet qui nous
occupe, c'est au moyen d'une double erreur grammaticale qu'on a
prétendu détruire l'autorité suprême des conciles œcuméniques , et
fonder la suprématie du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel.
M. IJurter, qui a si laborieusement étudié le xn* et le xiii* siècle,
le règne d'Innocent III, et ce qu'on doit appeler la période théocra-
tique de l'Église , ne nous pasait pas connaître aussi hiep l'époque prén
cédente.
Ainsi, par exemple , en lisant ce livre, il est impossible de se faire
la moindre idée des rapports de l'Eglise et de l'Empire au temps des
premiers Carlo vingiens, ou plutôt on ne peut s'en former qu'une fausse
idée. En faisant la fortune temporelle des papes , les fondateurs de la dy-
nastie carlovingienne n'admettaient dans la papauté qu'un pouvoir stric-
tement spirituel'; bien loin de leur reconnaître le droit de disposer de
' T. I, p. 73. — * Pépin et Zacharie, etc., par Aimé Guillon^ 1817. — * Non-
seulement les papes n eurent, pendaa* un temps, aucune part > 1 «élection det
SEPTEMBRE 1846. 569
leur couronne, ils se considéraient comme les patinons des souverains
pontifes. Sans doute ils ne faisaient pas, comme quelques-uns Tont pré-
tendu, rélection pontificale, mais ils lui donnaient leur assentiment,
et le plus souvent, dans les relations entre TEmpire et TEglise, l'empe-
reur parle le langage de la supériorité, et le pape le langage de la
soumission.
Ainsi Gharlemagne, informé de Télection de Léon III par une lettre
de ce pontife, lui répondait (796) : a Après avoir lu la lettre de votre
excellence, et avoir pris connaissance du décret, nous nous sommes
grandement réjouis et de l'unanimité de Télection et de Thumilité de
votre obéissance, et de la promesse de fidélité que vous nous ave»
faite *. » Ainsi, dans une autre circonstance, c'était ce même Léon III
qui écrivait à l'empereur : « Si nous avons fait quelque chose incompé-
temment, et si, dans les affaires qui nous ont été soumises, nous a'â-^
vons pas bien suivi le sentier de la vraie loi , nous sommes prêts à le re-
former d'après votre jugement et celui de vos commissaires^. »
Il ne faut pas croire que ces rapports de supériorité et de dépen*
dance aient existé seulement entre le grand empereur et Léon III; les
successeurs de Chaiiemagne et lus succusàc^ira de Léon, Pascal I*', Eu-
gène II, Léon IV et les autres, conservent dans leurs rdlAtions des rap-
ports identiques. Ici nous n'avons qu'à choisir parmi les autorité., et
les témoignages de cette vérité historique se trouvent partout , excepté
dans le livre que nous examinons.
Si, comme nous le disions tout à l'heure, M. Hurter connaît beau-
coup mieux les faits k l'époque d'Innocent UI , il cède trop souvent ,
dans leiu* appréciation, à l'influence de doctrines qui en dénaturent le
sens et en changent complètement la portée.
a Le siège apostolique , dit-il , exerçait une autorité dynamique sur les
rois , pour le bien des peuples , et sur les peuples pour la protection
des rois; autorité beaucoup plus douce, plus bienfaisante que celle que
les monarques d'aujourd'hui exercent matériellement par le moyen de
leurs soldats, et qui ne leur rapporte , en définitive, que des émeutes et
souvent même le détrônement. Les papes veillaient avec sollicitude au
évoques , mais on établissait même des évêchés sans le concours du siège pontifical :
« Dlo tempore ad inslituendos novos episcopatus non requireretur consensus ponti-
«Gcis. » Conring , Dissertatio de constitalione episcoporum Germaniœ, et Meinders,
Tractaius historico-politico-jwidicus de statu religionis et reipublicœ suh Carolo Magno
et Ludovico Pio, etc. Lemgow, 1711, in-4% p. 245. Tout le livre est rempli d'une
science puisée aux meilleures sources. — * Capit. t. I, col. 271. — * Gralian. Dé-
cret, p. 1 1 .
7^
SStOî JOURNAL DES SAVAN-TS.
maintîeii du bon orcke, et à la/ sûreté d€5 citoy/ens; soIds confiés main-
tenant à la police , quii ne S'*en acqwtte qu'avec peine et avec les moyens^
les pluft vioients ^.r>
Quelques faits particuliejns: peuvent venir à Tappoi de celte opinions
mais la politique générale- dibmodent III en montre l'erreur. Le règue
de ce pape , dans son ensemble , donne un perpétuel démenjti à cette
fiction d'un pouvoir conciliant, padfique et paternel;, ce fut même une
des grandes habiletés d'InDoeent de dévelofjper les germes de division
qu'il trouvait semés parmi les peu{des, de désunir les [mnces et les^
sujets v^e prêter son appui tantôt à ceuxrcî, tantôt à ceux-là, selon les
bannusdesa politicpie plutôt qu'en pai^on du droit de chacun, enfin
de profiter de leurs inimitiés réciproques et de leurs moiadres démêlés
pour les dominer les uns: par les autres. Aussi, dans^ tous les grands
États de llEurope* finppés tour à tour de ses anathèmes, ce sont les
dissensions et le désorch*e qui signalent l'action de la politique d'Inno-
cent m. Nous savons- bien que celte influence dominatrice du saint-
siège n'était point eii désaccord avec les idées du temps, et nous sommes
de l'aivis de M. Hurtei*^ lorsqu'il dit : «Il est impossible qu'une doctrine
si* dbminante et qui pés^àtvmh vossi profondément dans, toutes les rela-
tions retig^ieiA^es; politiques et civiles» que le faisait celle du siège apos-
tolique; eût pu semamtenir efficacement, si elle n'avait pas tirouvé dans
lea esprits uni assentiment sympathique^ » Mais qui ne voit que telle
n'est point la véritable question? L'historien fait ici, comme toujours;
une coiiffusiofi entre l'idée reçue, l'usage, et l'idée légale, le droit; et ,
par une eireur de logique doat on ne saurait trop montrer les incon-
vénients et blâmer l'abus i il se sert d'ua fait avoué, d'une situation
réelle, pour en conclure im principe contesté, un droit imaginaire. Et
pnis:M. Hurter raisonne ici contre lui-même, car cette condition né^
cessanre, selon lui, du maintien de la domination de TËgiise sur l'Em-
pire, l'assentiment sympathique, existe*t-eUe aujourd'hui comme au
xm* siècle? M. Hurter et ceux qur^ partagent son opinion le nient et le
déplorent chaque jour.
On connaît la lettre célèbre adressée à Othon par Innocent III, et
dans laquelle ce pape, pour représenter en traits plus pittoresques l'idée
qu'il voulait que le monde se fît de la supériorité du pouvoir spirituel
sur le temporel, compare le premier au soleil, le second à la lune; et,
à la manière des raisonneurs de ce temps-là , donne ce symbole pour un
argument sans réplique : a La papauté , dit Innocent ^ a la préséance sur
»T.I,p.75.-«T.I,p.79.
SEPTEMBRE 1«46. 571
]a royauté; celle-ci exerce son auUmté sur la terre et imr les cotjms ,
celle-là au ciel et sur les âmes. Les rois œ c(»nmandeDit qoè des
royaumes, à des provinces, à des seigneurs; Pierre, au contnôre, les
surpasse tous en autorité et «n plénitude de pouvoir, car il est le tieule-
nant de Celui à qui appartient la terre avec tous ceux^i l'habitent^. »
Et rhistorien ajoute : « Le véritable bonheur règne là où la concorde lies
unit tous deux^. » M. Hurter répète souvent cette pensée, il s'y oMn-
plaît, et il en fait comme la moralité de sa théorie de i'faistoire de fÉ-
glise. Mais, pour que cette concorde, si dé»rabie en effet, existât idon,
il fallait que le pouvoir temporel se fît humble et soumis, il iallttitqa^il
consentit à rester inférieur dans une alliance qulnnocent n*acce]^t
qu'à cette condition. Si le prince temporel ne s*y résignait pas, avec un
honome tel que ce pontife, c'était la guerre.
M. Hurter ne semble pas comprendre l'impossibilité de conserva la
concorde entre deux pouvoirs, dont l'un s'établit conune le représen-
tant de l'intelligence divine et souveraine , tandis qu'il ne laisse à Tautre
que le rôle de la force matérielle et obéissante; qui se donne^ outre
l'autorité émanée de Dieu , celle qui résulte d'une capacité plus relevée^ ;
qui enfin ne se contente pas du gouvernement de» choses religieuses,
mais entre, partons les côtés, dans la société politique et dvUe, soit
qu'il délie les sujets du devoir de fidélité, soit qu'il interdise au prince
de faire la guerre, soit qu'il frappe de nullité des traités, soit qu'il
conteste le droit d'établir un impôt» soit qu'il annule des contrats, des
testaments , etc. Il est bien évident qu'il n'y a point de concorde pos-
sible entre deux pouvoirs ainsi organisés, car ils ne peuvent marcher
côte à côte sans se heurter; il est de toute nécessité que l'un précède et que
l'autre suive. C'est évidemment dans un autre ordi^e d'idées qu'il fmut
chercher la véritable concorde et l'union nécessaire des deux puissances.
La prévention de M. Hurter en faveur d'Innocent III, et son admi-
ration pour la doctrine du gouvernement spirituel Tout trompé, nous
le croyons, dans le jugement qu'il porte des conséquences de cette doc-
trine; elles en ont exagéré à ses yeux les avantages et diminué les in-
convénients, elles l'ont jeté dans une fâcheuse erreur, en lui faisant en-
seigner (car l'histoire savante et consciencieuse est un enseignement) que
la théorie du pouvoir spirituel , comme prétendait l'exercer Innocent UI,
doit encore être admise aujourd'hui, et produirait sur les populations
contemporaines un effet salutaire. Mais, en combattant dîe toutes les
* Regîst. 3a , liv. V. — * T. I, p. 89. — * « Il faut, écrivait Innocent, plus de U-
lent, plus d^autorité, plus de sagesse, pour diriger les affaires spirituelles que les
leroporelles. • Epist. v, 128.
7^'
572 JOURNAL DES SAVANTS.
forces de notre conviction des opinions qui nous semblent fausses, et
de plus dangereuses, comme tout ce qui est faux, nous ne voulons pas
manquer de reconnaître que parfois, à de rares intervalles, la force de
la vérité , Tëvidencë des feiîts , soulèvent un peu ce voile d'optimisme
étendu sur Tintelligence de Thistorien : a Cependant, dit-il, il y eut des
maximes qu'Innocent proclama le premier, et lesquelles, bien qu'avec
un caractère comme le sien elles ne laissassent craindre aucime exten-
sion dangereuse, pouvaient occasionner, et occasionnèrent en effet,
plus tard, de grands et funestes abus de pouvoir. • . • ; la première de
ces maximes était celle que le droit du pape allait jusqu'à pouvoir dis-
penser du droit. « • • ; la seconde était que le siège apostolique a le
droit de permettre le cumul de plusieurs bénéfices sur la même tête ... ;
la troisième prétention était celle de pouvoir, au moins une fois, re-
commander aux chapitres, ou pour mieux dire exiger d'eux, qu'ils
admissent parmi leurs membres un homme à qui le pape désirait assurer
une existence honorable sur les biens communs de TÉglise ^. »
Nous croyons, nous, que, mémo avec le caractère dlnnocent III,
l'usage de ces maximes était dangereux ; nous croyons surtout que ce
pontife a professé bien d'autres maximes qui, pour avoir été trouvées
par liu dans Théritage de ses prédécesseurs, ne devaient pas moins être
signalées par l'historien comme capables de pousser à de grands excès de
pouvoir. Mais cela ne nous empêchera pas de tenir compte à M. Hurter
de ces restrictions, quelque timides qu'elles paraissent au milieu de
louanges si intrépides.
Cest une portion du livre de M. Hurter fort intéressante et remplie
de faits curieux que celle oii il raconte , avec une grande abondance
de détails, la vie intérieure et la vie publique de ce temps-là, ainsi que
la société politique, dans leurs rapports avec l'Église. Tout trouve
place dans cette vaste étude, depuis la religion, l'état des croyances et
du haut enseignement, jusqu'aux fêtes populaires les plus grotesques;
depuis les gigantesques constructions des cathédrales et des châteaux,
jusqu'aux humbles travaux de l'aiguille. Et, dans cette infinie succession
de faits et de tableaux, il montre partout l'esprit du christianisme
comme l'impulsion puissante qui meut toute cette époque et y féconde
partout la vie.
Nous ne finirons pas sans remarquer que M. Hurter, qui cite à chaque
page, quelquefois à chaque phrase, les épîtres d'Innocent HI, ne les
donne pas seulement comme autorité pour les faits , mais comme preuve
' T. I, p. i5o-i52.
SEPTEMBRE 1846. 573
de la vérité d'une opinion et de Torthodoxie d'une doctrine; il en ré -
suite qu a tout moment la conduite d'Innocent III est présentée comme
la preuve du droit de ce pape, que son sentiment est apporté en jus-
tification de ses actes, et qu'enfin Innocent m rend sans cesse témoi-
gnage pour lui-même. N'est-ce pas là un procédé historique trop com-
mode et trop peu rigoureux?
En résumé, malgré le talent reconnu de M. Hurter, malgré l'intime
habitude qu'il s'est faite avec le siècle d'Innocent III , nous craignons
qu'il ne perde une partie de ces avantages, grâce aux préoccupations
dont son livre porte l'empreinte. Savant dans les faits, l'historien pèche
par l'appréciation , il manque absolument de vues philosophiques et
de cette science des hommes et des affaires sans laquelle l'étude n'ofire
à notre raison qu'une instruction imparfaite et ne place en nos mains
qu'un flambeau sans clarté; on dirait que les six ou sept siècles qui se
sont écoulés depuis Innocent III se sont évanouis devant ses yeux, ou que
son esprit ne les a point travei*sés ; il écrit au xix' siècle, et sa vue ne
s'est point détachée du xm* ; il n aperçoit le plus souvent le gouvernement
de rÉglise que du beau côté; il voit d'un coup d'œil juste, clair, étendu,
tous les avantages de ce gouvernement, il les expose avec une sagacité
pénétrante; et puis cette vue s'éteint, cette sagacité s'émousse dès que
ia succession des événements lui présente ce grand pouvoir sous un
aspect différent. Si ce n'était là que l'erreur d'un historien distingué, ce
serait déjà fâcheux sans doute; c'est plus fâcheux encore quand c'est l'er-
reur d'une école.
Nous Tavouons, nous sonunes un peu en défiance de ce catholicisme
nouveau qui trouve le catholicisme de Fleury sans lumières, et la foi
de Bossuct suspecte.
Nous craignons pour la religion elle-même cette tendance de quel-
ques esprits à jeter hors de l'Église toute croyance qui ne s'est pas
arrêtée au xni* siècle , qui ne fait pas d'Innocent III son oracle , et qui
comprend le christianisme comme on le comprenait dans les premiers
siècles, comme quelques pontifes l'ont compris depuis.
Nous consentons à reconnaître Innocent UI pour un grand homme,
mais à la condition qu'on le laissera dans son siècle, et au milieu des
institutions et des mœurs parmi lesquelles il fut grand; en le plaçant à
un autre âge vous lui ôtez son piédestal, vous changez la perspective, et
vous enlevez vous-même tout prestige à votre idole en la doxmant à ado-
rer aux contemporains.
M. AVENEL.
574 JOURNAL DES SAVANTS.
NOUVELLES LITTÉRAIRES,
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
H. de Jouy, membre de rAc^démie française, est mort à Saint-Germain, le
& septembre.
L Académie française a tenu, leieudi lo septembre, sa Béance pubUcnie annuelle
80»s la présidence de M. Viennet, directeur. Après le rapport dé M. Vmemain , se-
orétaire perpétuel, sur les concours, et Tannonce des pnx pressés, un membre de
TAcadémie a lu le morceau qui a remporté le prix d'élpquence. Le discours de
M. le directeur sur les prix de vertu a terminé la séance.
PRIX DiicniNés.
Pris iéhiiuence, L'Académie avait proposé, pour sujet du prix d*é!oquence à dé:
cerner cette année, l'Éloge dé Targot. Ce prix a été obtenu par M. Henri BaudriÛ
kft. Daux mentions honorables ont été accordées, la première à M. A. Bouchot,
professeur agrégé dliistoire au collège rojid de Versaities, la seconde a U. C. Da-
reste, .professeur d'histoire au collège Stanislas.
prix Mentfçn destinés aux actes de verta. L'Académie firançaise a décerné : un prix
de quatre mme francs & Miller, maitre bottier au 5* régiment de chasseurs, en gar-
nison à Melun; un prix de trois mille francs à Pierre-François Rétel, maçon, j^
Beauqnesne (Somme); un prix de deux mille francs k RemenCatherine Quér^n, k
Rogny (Yonne) ; un prix de deux mille francs aux époux Lueas, k Paris ; trois iné-
dames de mille francs chacune aux personnes ci-après nommées, savoir : aux^>oux
Borlo^ k Paris; à Bertine Guédin, à Étréblanche (Pas-de-Calais); k Benoit Bocq ,
conducteur au chemin de fer du Nord. Dix médaflles de cinq cents firancs chacune
aux personnes ^t-après nommées, savoir : k Anne Billard, femme Léger, demeurant
à Paris; à Joséphine Coron, femme Dreville, k Bavincourt (Pas^e-Calais) ; k Jules-
François Félix, k Bastia (Corse); aux époux Laumone, k Waasy (Haule-Mame); k
Suzanne Monnet, à Lamothe-Sainte-Héraye (Deux-Sèvres); aux époux Loffer, k Pa-
ris; aux époux Loiseaa, k Paris; aux époux nouy, k Donnemarie (Seine-et-Marne] ;
à Louise Legfrand, k Paris; k Fanny Muller, k Paris.
Prix Montyon, destinés aux êuvraaes les plus utiles aux mcmn. L Académie a dé-
cerné : une médaille de trois mille firancs à M. MarhetuL, auteur d'un ouvrage inti-
tulé : Des crèches, ou des moyens de diminuer la misère en ati{Qnienta,nt la population;
une médaille de trois mille francs k mademoiselle Marie Cfirpentier, auteur d'un
ouvrage intitulé : Conseils sur la direction des sattes d'asile; nnemédaille de trois mille
francs à madame Agénor de Gasparin, auteur d'un ouvrage intitulé : Il y a des
pauvres à Paris. . . et ailleurs; une médaille de deux mille francs à M. Léon Feu-
gère, pour -son ouvrage intitulé : Etienne de la Boëtie, ami de Montaigne; étude sur
SEPTEMBRE 1846. 575
40 vieet S9i ouvrttget; one médaâlle de deux mille fraDCS à M. Gèruïeii\ poUr son
ouvrage intitulé : Nouveaux etsais d'kisloira littéraire.
Pris extraordinaire, provenant des libéralités de M, de Montyon, L'Académie avait
proposé, en i865, poar rajet d*un prix extraordinaire de littérature, an Vocahu"
hdre des principales locations de Molière, Le prix a été partagé entre M. Francid Gaes-
sard et M. F. Génin,
Prix extraordinaire, fondé par M. le baron Gobert, poar le morceaa le plus éhqaent
d^histoire de France» Ce prix , conformément à Tintention expresse du testateur, se
compose des neuf dixiànes du revenu total qu*il a légué à TAcadémîe^ l'atilre
dixième étant réservé pour Técrit sur l'histoire do France qui aura le ]^us approché
du prix. Le premier prix demeure décerné à M. Augustin Thierry, auteur d'un
ouvrage intitulé : Récits des temps mérovingiens; le second à M. Bazin, auteur de
Touvrage intitulé : Histoire de France sous Louis XUI,
Prix extraordinaire , fondé par M, le comte de Maillé Latour-Landry. Le prix fondé
par M. le comte de Maillé Latour-Landty en fi&veur d'un écrivain ou artiste pauvre
dont le talent méritera d*ètre encouragé, a été décerné cette année parTAcadénaie
française à M. /. Lafon Labatut, auteur d'un recueil de poésie intitulé : Insomnies
et Regrets^
PRIX PROPOSAS.
Prix ordinaires. L'Académie propose pour sujet du prix de poésie qui sera dé-
cerné en 18^7: L'Algérie, ou la Civilisation conquérante. Le prix sera une médaille
d'or de la valeur de a.ooo francs.
L'Académie avait proposé pour sujet du prix de poésie de i8&5, la Découverte
de la vapeur; le prix n'ayant pas été décerné, le même sujet avait été remifi au con-
cours pour i84o. Aucun ouvrage n'ayant encore étéjugé digne du prix, l'Acadéiaie
remet de nouveau la même question au concours pour 1847.
Le prix sera une médaille d'or de Ist valeur de a, 000 francs.
Les ouvrages envoyés h ces concours ne seront reçus que jusqu'au 1" oiars 1847.
Ce terme est de rigueur.
L'Académie propose, pour sujet du prix d'éloquence à décerner en 1 848, Y Eloge
d'Amyot.
Le prix sera une médaille d'or de la valeur de a ,000 francs.
Les ouvrages envoyés au concours ne seront reçus que jusqu'au i* mars i848.
Ce terme est de rigueur.
PRIX MONTYON POUR L'ANNEE 1847.
Prix de vertu. Dans sa séance publique du mois de mai 1847, l'Académie fran-
çaise décernera les prix et les médailles provenant des libéralités de feu M. de Mon-
tyon, et destinés par le fondateur à récompenser les actes de vertu et les ouvraees les
plus utiles aux mœurs qui auront paru dans le cours des deux années précédentes.
Ce prix est distribué annuellement par l'Académie; tous les départements de la
France sont admis à concourir; il est partagé en un on plusieurs prix, et en un
certain nombre de médailles ou récompenses. L'Académie fixe, lors du jugement
du concours, la somme qui sera alloua à chacune des actions qui ont mérité d'être
distinguées par elle.
Prix de i ouvrage le plus utile aux mœurs. Ce prix peut être accordé à tout ou-
vrage publié par un français, dans le cours des deux années précédentes, et recom-
mandable par un caractère d'élévation morale et d'utilité publique.
576 JOURNAL DES SAVANTS.
Prix estraordînaires , provenant des Uhérxiliiés de M. de Moniyon. L'Académie rap-
pelle qu*elle a proposé, pour 1847 « "° P'*^^ ^^ 5,ooo francs, prélevé sur les ibnas
disponibles delà fondation de M. de Montyon, pour être appliqué à une ou plusieurs
traductions d^ouvrages moraux de Tantiquité , ou des littératures modernes étran-
gères, qui auront paru dans le cours des deux années précédentes.
Le concours sera fermé le i" janvier 1847.
Le prix sera décerné , s*il y a lieu, dans la séance publique du m<Hs de mai 1847.
Prix proposé pour 1850. L* Académie rappelle qu elle a proposé un prix de
iO«ooo francs pour une œuvre dramatique en cinq actes et en vers, composée par
un Français, imprimée, représentée et publiée en France, et qui joindrait au
mérite littéraire le mérite non moins grand d*étre utile aux mœurs et aux progrès
de la raison.
L*Académie s'occupera du jugement d'après lequel le prix sera décerné, à partir
du 1* janvier i85o.
Les membres de T Académie française sont seuls exclus de ce concours.
Prix fondé par M, le baron Gobert. A partir du 1" janvier 1 847 1 1* Académie s'oc-
cupera de l'examen annuel relatif aux prix fondés par feu M. le baron Gobert, pour
Je morceau le plus éloquent d'histoire de France, et pour celui dont le mérite en appro-
chera le plus L'Académie comprendra, dans cet examen, les ouvrages nouveaux sur
l'histoire de France, qui auront paru depuis le i*' janvier i846. Les ouvrages pré-
cédemment couronnés conserveront les prix annuels , d'après la volonté expresse
du testateur, jusqu'à déclarab'on de meilleurs ouvrages.
Prix fondé par M. le comte de Maillé Latour-Landry, à décerner en i8à8. M. le
comte de Maillé Latour-Landry a légué à l'Académie française et à l'Académie royale
des beaux-arts une somme de 3o,ooo francs à employer en renies sur l'État, pour
la fondation d'un secours à accorder, chaque année , au choix de chacune de ces
deux académies alternativiement, «à un jeune écrivain, ou artiste pauvre, dont le
talent, déjà remarquable, paraîtra mériter d'être encouragé à poursuivre sa car-
rière dans les lettres ou les beaux-arts. »
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
M. le comte Siméon, membre libre de l'Académie des beaux-arts, est mort, à
Dieppe , le 1 4 septembre.
TABLE.
Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans llnde et à la Chine,
pr M. Reinaud ( 1" article de M. Quatrcmère) Page 513
Hutcheson, fondateur de Técole écossaise (2* article de M. Cousin] 531
Théâtre français au moyen âge, publié d'après les manuscrits de la Bibliothèque
du Roi, par MM. L.-G. Monroerqué et Francisque Michel (4* article de
M. Magnin] 544
Tableau des institutions et des mœurs de TÉglise au moyen âge, par Frédéric Hur-
ter (article de M. Avenel ) 558
Nouvelles littéraires 574
F» DB Là TABLÇ.
JOURNAL
DES SAVANTS.
OCTOBRE 1846.
Sur la planète nouvellement découverte par M. Le Verrier, comme
conséquence de la théorie de l'attraction.
PREMIER ARTICLE.
L'histoire de rastronomie moderne conserve avec honneur les noms
dun petit nombre d'observateurs heureux, qui, par une étude attentive
du ciel, ont découvert Texistence de planètes jusqu'alors ignorées. Les
mesures angulaires , par lesquelles ils avaient reconnu et déiini les mou-
vements apparents de ces corps, ont servi aux géomètres pour calculer
leurs mouvements réels , en les réglant sur les lois de l'attraction new-
lonienne, qu'on a trouvées toujours en donner l'expression d'autant
plus fidèle, qu'elles avaient été appliquées plus exactement. Mais, dans
tous ces cas, la vue précédait l'intelligence. La méthode suivait l'astre,
ne le prévoyait point. On eut, sans doute, une grande preuve de sa
puissance , lorsque Ton vit, après soixante-seize ans, la comète de Halley
revenir des profondeurs de l'espace, au temps fixé, à quelques jours
près, par Glairaut, à la suite d'immenses calculs, dont la fidélité ines-
pérée aurait encore été plus précise, si Ton avait mieux connu alors la
masse de Saturne; et si, au delà de Saturne, il n'eût pas existé d'autres
planètes , dont Glairaut put seulement signaler l'influence comme sup-
posable, en dehors de ses calculs. Toutefois l'astre avait été vu antérieu
rement, et l'on savait qu'il devait revenir. L'incertitude, et elle était
grande , portait seulement sur l'époque de son retour, au sommet de sa
longue ellipse le plus proche du soleil. Mais, constater d'avance, a
priori, Texistence certaine et nécessaire d'une planète que nul œil hu-
main n'avait encore aperçue; déterminer la position et les dimensions
de son orbite; évaluer sa masse , régler son mouvement, assigner pour
73
578 JOURNAL DES SAVANTS,
telle année, tel jour, telle heure, sa place absolue dans le ciel, le point
précis où elle doit être, où on la trouvera, et où on la trouve, voUà ce
que personne n'avait jamais fait, et ce que M. Le Verrier vient de faire.
La nature des données sur lesquelles il a pu établir cet étonnant résultat,
h marche qu'il a suivie pour y aniver, l'immensité du travail, l'impor-
tance actuelle du fait astronomique, les conséquences les plus appa-
rentes qu'on en peut déjà pressentir, tel sera le sujet qui va nous
occuper. Je dirai d'abord comment on découvre, par la vue, les pla-
nètes et les comètes nouvelles , avec les instruments que nous possé-
dons. Je dirai ensuite comment M. Le Verrier a trouvé la sienne par le
calcul. Ce rapprochement m'a semblé indispensable pour faire com-
prendre la beauté et la valem* de sa découverte. Elle est sans doute
déjà connue de tous nos lecteurs. Les sentiments de curiosité bien na-
turelle qui pouvaient se mêler à leur admiration doivent avoir été
satisfaits par les nombreux détails qui ont été insérés dans les papiers
publics. Je n'ajouterais rien à l'intérêt qu'elle a dû leur inspirer, en re-
produisant, avec moins d'à-propos, les mêmes idées, que je ne saurais
probablement pas rendre avec la même vivacité d'expressions. C'est
pourquoi j'ai entrepris, trop hardiment peut-être , de conduire nos lec-
teurs dans une autre voie , où je suivrai avec eux la succession des tra-
vaux et des hommes qui ont élevé ce gi^nd édifice au sommet duquel
M. Le Verrier vient de se placer. Cet honunage rendu à leur mémoire
ne déparera pas son triomphe. Il ne fera que le justifier plus évidem-
ment : car on verra, d'une part, ce qu'il y a de puissance dans les méthodes
mathématiques déjà préparées; de l'autre, ce qu'il lui a fallu d'habileté,
de sagacité, de persévérance, et de talent personnel, pour en flaire une
si belle application. Cette vue claire et entière de sa découverte sera le
dédommagement que j'ose promettre à nos lecteurs , au terme de la
carrière où je me hasarde à les engager.
Le simple aspect du ciel , attentivement observé pendant quelques
nuits, fait reconnaître deux sortes d'astres. Les uns, en multitude in-
nombrable, semblent fixement attachés à la voûte céleste, comme
autant de points étincelants qui gardent entre eux des relations de
position constantes : ce sont les étoiles. Les groupes diversement
figurés, dans lesquels on les répartit conventionnellement , pour rap-
peler à l'esprit leur ensemble, et que l'on appelle les constellations,
paraissent, aujourd'hui encore, tels que les plus anciens astronomes
les ont décrits. C'est seulement par des mesures de la dernière déli-
catesse qu'on découvre, dans presque tous, de très-petits déplacements
relatifs, qui, vus du point où nous sommes, semblent s'opérer avec
une extrême lenteur. D'autres astres, eo nombre fort restreint, et d'un
OCTOBRE 1846. 579
éclat moins vif, se montrent toujours errants parmi ceux-là, dans des
routes constantes. Nous les appelons, d'après les Grecs, les planètes;
dénomination qui exprime leur caractère spécial de mobilité relative.
Cinq s aperçoivent à la vue simple; et, dès la plus haute antiquité, on
les a partout distinguées des étoiles d*après ce caractère. Nous leur avons
conservé les noms mythologiques par lesquels les Grecs les désignaient ,
et nous les appelons comme eux. Mercure, Vénus, Mars, Jupiter, Sa-
turne. Mais, depuis Tannée 1781, le télescope en a fait découvrir six
autres auxquelles on a pareillement donné des noms tirés de la mytho-
logie grecque. Ce sont Uranus, Gérés, Pallas, Junon, Vesta et Astrée.
Je les désigne dans Tordre de leur découverte, successivement attachée
aux noms de W. Herschell, Piazzi, Olbers, Harding, etHencke; deux
fois à celui d'Olbers, pour Pallas et pour Vesta. Les cinq planètes an-
ciennement connues, étant observées au télescope, se distinguent immé-
diatement des étoiles, parce qu'elles offrent Tapparence d'un disque
arrondi, ayant un diamètre sensible; au lieu que les étoiles se voient
comme de simples points lumineux, d'autant plus petits que l'instru-
ment est plus puissant et plus parfait , leurs dimensions propres , agrandies
optiquement plusieurs milliers de fois, restant encore imperceptibles
dans Timmense éloignement où elles sont placées. Mais , paimi les pla-
nètes découvertes de nos jours, Uranus seul a pu être reconnu pour
tel à Tinspection de son disque; et encore, parce que Herschell se
ti'ouva Tapercevoir dans un de ses télescopes qui avait un grand
pouvoir amplifiant : car elle avait été déjà vue antérieurement , à dix-
neuf places différentes, par Flamsteed, Bradley, Mayer et Lemonnier,
qui Tavaient prise pour une petite étoile, n'ayant pas comparé entre
elles les positions qu'ils lui avaient trouvées à plusieurs jours consécu-
tifs , malheureusement pour eux. Toutes les autres ont des diamètres
apparents trop petits pour avoir été signalées aux observateurs par ce
caractère, quoiqu'on Ty aperçoive maintenant, sachant qu'il existe. Ces
astres, et la planète Le Verrier elle-même, ont été d'abord distingués
optiquement des étoiles par l'observation de leur mouvement relatif.
Or, à Texception de cette dernière, qui était prédite, pour que Ton
pût les reconnaître à cette particularité parmi la multitude infinie de
'points lumineux qui se présentent toujours à Tœil avec elles, et qui
leur ressemblent, il fallait que le hasard de leur mouvement les amenât
juste dans la plage du ciel qu'un astronome se trouvait actuellement
étudier dans ses plus minutieux détails, pour ce but ou pour tout
autre, à des jours divers et peu distants. Voulant donc rendre ce ha-
sard plus aisé à saisir, et favoriser en même temps tous les progrès
généraux de la physique stellaire, les astronomes de notre temps se
73.
580 JOURNAL DES SAVANTS.
sont associés dans Texécution d*un immense travail descriptif, dont je
vais donner une courte esquisse.
On construit des cartes qui offrent la représentation du ciel stellaire ,
comme on construit des cartes géographiques. Pour cela , on déter-
mine par Tobservation les coordonnées angulaires des étoiles rela-
tivement à réquateur ou à l'écliptique, de même que Ton fixe la po-
sition absolue et relative des divers points de la surface terrestre par
leurs latitudes et longitudes; et, dans ces deux cas, plus les observa-
tions sont nombreuses, plus les caries peuvent être détaillées. Les
éléments de leur construction s'obtiennent par des méthodes pra-
tiques dont Texposé serait ici hors de place. Il suffira de dire que Texac-
titude de ces données dépend de la précision avec laquelle on peut
définir le rayon visuel mené à l'étoile, et marquer f instant physique
où il a eu telle ou telle direction. Le premier résultat se réalise admi-
rablement avec nos lunettes, dont les objectifs achromatiques rassem-
blent tout le cylindre lumineux venu de l'étoile en un point focal
imique, situé à une distance fixe sur le prolongement de leur axe central.
A cette distance, on ajuste à demeure un réseau de fils d'araignée, ten-
dus rectangulairement; et le rayon central venu de l'étoile, dans l'axe
du cylindre, se définit presque mathématiquement, parla condition que
l'image focale s'occulte devant le point de croisement des fils. Ce
phénomène se voit très-bien à travers l'oculaire, qui est un petit mi-
croscope placé entre les fils et l'œil pour rendre la perception plus
précise; et, simultanément,. les battements d'une horloge à secondes
marquent à l'oreille attentive de l'obseiTateur l'instant physique où
l'occultation a lieu. L'étoile observée se trouve donc aiors sur le pro-
longement du rayon visuel ainsi défini. On n'a plus qu'à déterminer la
direction de ce rayon relativement à des droites fixes sur la surface
terrestre, comme la verticale et la méridienne. Cela se fait par de»
mesures d'angles, prises sur des cercles gradués établis en connexion
mécanique avec la lunette, et fixes ou mobiles selon la nature de
l'instrument. Mais le principe d'exactitude de l'opération réside tou-
jours, primitivement, dans la combinaison des lunettes à réticule avec
les horloges à pendule. Les éléments de position ainsi obtenus sont
d'abord rassemblés dans des tableaux numériques, où les étoiles sont
rangées dans l'ordre suivant lequel leurs passages au méridien se suc-
cèdent. La diversité de leur éclat est spécifiée fort improprement par
le mot grandeur, dont on conçoit un nombre infini de degrés, qui s'ap-
pliquent avec beaucoup d'incertitude et d'arbitraire. Les étoiles de
!'• grandeur sont les plus brillantes, comme Sirius, Rigel, la Chèvre,
Aldébaran. Celles de 8* grandeur sont à peine perceptibles à la vue
OCTOBRE 1846. 581
simple : par exemple, Astérope, la septième pléiade dés Grecs. Maïs les
lunettes astronomiques nous Font aisément voir les étoiles de i o* gran-
deur; et l'on distingue. jus(ju*à celles de la 1 7* avec de larges objectifs. Les
tableaux de positions, ainsi formés, s'appellent des catalogues d'étoiles.
Le plus ancien que l'on connaisse se trouve dans FAlmageste , et il est
très-probablement l'ouvrage d'Hipparque, que Ptolémée s est approprié.
On y trouve les positions de 1022 étoiles définies par leurs coordonnées
écliptiques : ce choix avait pour but d'éviter les changements que la
précession opère dans les coordonnées équatoriales. Nous préférons
maintenant celles-ci , que l'observation donne immédiatement , parce que
nous savons très-bien corriger leurs variation^'. Ce catalogue est, mal-
heureusement, trop imparfait pour nous fournir des données de calcul;
son ancienneté ne compense pas ses erreurs. La même cause rend pa-
reillement inutiles tous c^ux qui , plus tard , ont été rédigés , comme celui-
là, d'après des observations faites à la vue simple, sans moyens exacts de
mesurer le temps; c'est-à-dire avant 1667, époque à laquelle Huygens
appliqua le pendule aux horloges. L'emploi des lunettes à réticule, pour
mesurer les angles célestes, est postérieur de quelques années. C'est une
invention d'Auzout. Parmi les astronomes modernes, Flamsteed, vers
l'an 1690, employa le premier ces deux instruments pour former un cata-
logue nouveau, accompagné de cartes célestes construites d'après un mode
de projection particulier qui a été appelé de son nom; il contient plus
de S 000 étoiles. Mais Flamsteed n'avait à sa disposition que des ins-
truments fort imparfaits; son zèle était plus ardent qu'éclairé. U n'ad-
joignit jamais à ses observations les indications du baromètre et du
thermomètre, quoique Newton le priât instamment de le faire, pour
que l'on pût un jour les dépouiller de l'effet des réfractions atmosphé-
riques, lorsque la théorie en serait mieux connue. Par ces diverses
causes, le catalogue de Flamsteed ne peut nous servir que comme ren-
seignement. Enfin, soixante ans plus tard, vint Bradley, Bradley le
modèle des astronomes, qui, avec les excellents instruments dont l'ob-
servatoire de Greenwich s'était enrichi , et qu'il rendait encore plus pré-
cis par son habileté à en faire usage, découvrit l'aberration de la lu-
mière, la nutation de l'axe terrestre, et laissa dans les registres de
Greenwich la plus précieuse collection d'observations d'étoiles qui eût
été jamais formée. Mais, pour que l'on pût mettre à profit ce trésor, il
fallait que toutes ces observations fussent discutées dans leur ensemble
et dans leurs détails; qu'on en tirât les rectifications des instruments,
et qu'on en réduisît tous les résultats à une même époque. Bessel en-
treprit cet immense travail , et il l'exécuta avec un dévouement , une
science, des soins, qu'on ne saurait trop louer. Tel il fut, au reste.
582 JOURNAL DES SAVANTS.
dans toute sa rie scientifique; et si, venu plus tard que Bradiey, il ne
lui a pas été donné d'attacher son nom à des découvertes du même
ordre, peut-être les astronomes ne lui doivent-ils pas moins de recon-
naissance pour les secours de tout genre qu'il leur a laborieusement
préparés. Un demi-siècle environ après Bradiey, Piazsi publia un nou-
veau catalogue comprenant les positions actuelles des mêmes étoiles et
de beaucoup d'autres, en somme 76/16 , toutes observées avec un ma-
gnifique instrument de Ramsden , et ramenées à Tépoque commune du
1 " janvier 1 800 , qui leur était à peu près intermédiaire. C'est le second
&nal élevé sur la route des recherches astronomiquies.
L'utilité de ces travaux étant devenue de jour en jour plus sensible,
on les multiplia. Un astronome laborieux, le Français Lalande, porta
le nombre des étoiles observées à Soooo ; mais Bessel dépassa toutes
ces limites. Comme les principaux éléments de l'astronomie générale
se déterminent par des observations d'étoiles peu distantes de Téquateur,
il se donna, pour champ de recherches, la zone circulaire qui s'étend
de part et d'autre de ce plan, depuis 45"" de déclinaison boréale, jus-
qu'à 1 5* de déclinaison australe. Puis, ayant partagé le contour de cette
zone en subdivisions de ib"*, comprenant chacune les étoiles qui tra-
versent le méridien en une heure sidérale, il entreprit d'observer, à
l'instant de leur passage, toutes celles que sa lunette pourrait lui fidre
saisir dans la zone entière, en mesurant aussi leur déclinaison. U fit
cela, en douze ans, assisté de qudques aides zélés; et, dans ces douze
années, il détermina ainsi, par double observation, les coordonnées
équatoriales de 7 5 000 étoiles, auxquelles il joignit encore des tables
numériques contenant tous les éléments de correction nécessaires pour
les ramener à l'époque commune du 1* janvier 18a 5. L'Académie de
Berlin conçut alors le grand et utile projet d'extraire, de cet immense
travail, les résultats qui s'appliquent aux quinze premiers degrés de dé-
clinaison, boréale et australe; d'y réunir les déterminations antérieures
de Bradiey, de Piazzi et de Lalande, qui entrent dans ces limites;
d'en composer un catalogue général, comprenant jusqu'aux étoiles de
10* grandeur, toutes ramenées au 1^ janvier de l'année 1800; et de
fonder, sur cet ensemble, une série de vingt-quatre cartes célestes,
une pour chaque heure, présentant, pour la même époque, l'image
minutieusement fidèle de cette zone équatoriale du ciel étoile. Une
invitation publique fiit adressée par l'Académie à tous les astix>nomes
connus par leur habileté et par leur zèle, pour les engager à se par-
tager le travail des réductions, comme aussi k enrichir de leurs obser-
vations propres la portion des cartes qui leur serait dévolue. Les plus
zélés accomplirent bientôt leur tâche, mais tous ne font pas encore
OCTOBRE 1846. 583
remplie. Quatorze de ces cartes sont déjà publiées; la quinzième vient
seulement de paraître à Berlin, le 33 septembre dernier; et neuf
restent ainsi encore à finir pour embrasser le contour entier de ïé-
quateur. Elles comprendront ensemble plus deux cent mille étoiles. Par
un hasard heureux, qu*on dirait avoir été aussi un acte de justice, cette
quinzième carte à peine terminée, que les seuls astronomes de Berlin
possédaient déjà, contient la ai* heure à partir de Téquinoxe vernal.
Or cest dans cette heure-là, et dans telle position spécifiée de Theure,
que la planète de M. Le Verrier était comprise quand il en donna Tan-
nonce. Ce fut donc avec le secours de cette carte, construite par
M. Bremiker, que M. Galle, Tun de ces astronomes, l'aperçut tout
d*abord dans le ciel, à la place précise que le mathématicien français
lui avait assignée. Il la reconnut en remarquant,. à cette place même,
une toute petite étoile qui n était pas indiquée sur la carte céleste. 11
détermina sa position relativement aux étoiles voisines, et le lende-
main cette position se trouva changée dans le sens prédit. C*était donc
la planète; mais, partout ailleurs, on n aurait pu la trouver qu'après
avoir construit, par de minutieuses observations, la portion de la carte
qui la devait contenir. M. Galle annonça aussitôt cette découverte à
M. Le Verrier, qui Tapprit avec plaisir sans doute, mais sans surprise;
plus que personne il était, et devait être certain du fait.
L*exploration détaillée du ciel, par laquelle les astronomes découvrent
les planètes dont 1 existence était ignorée, leur fait aussi apercevoir les
comètes nouvellement arrivées ou revenues dans les régions de Tes^
pacc assez proches de nous pour y être perceptibles au télescope.
Mais alors, indépendamment du caractère tiré du mouvement propre,
et avant même qu'on ait pu le constater, ces astres se distinguent gé-
néralement des étoiles par leur aspect, qui les fait ressembler d'abord
à une petite nébulosité blanchâtre, ne jetant qu'une faible lueur. Aussi
l'astronome qui cherche des comètes parcourt-il le ciel serein et obscur
avec une simple longue vue , ayant un objectif assez large pour rece-
voir beaucoup de lumière , et un pouvoir amplifiant très-faible pour
ne pas trop affaiblir l'image focale; de manière à donner seulement
une perception parfaitement nette des objets célestes, dans une ampli-
tude angulaire de champ qui embrasse quatre ou cinq degrés. Cela
s'appelle une lunette de nuit, et l'observateur la tient à la main. Aper-
çoit-il ainsi quelque trace vaporeuse qui lui semble nouvelle, il
constate et fixe sa position absolue, en remarquant les étoiles qui Fen-
vironnent; puis il va l'étudier à féquatorial. C'est un instrument établi
autour d'un axe fixe, parallèle à l'axe de rotation diurne du ciel. Il se
compose de deux cercles gradués» ajustés rectai^;alairement; Ton, per-
584 JOURNAL DES SAVANTS.
pendiculaire à Taxe de rotation, représente Téquateur céleste; f autre,
tournant autour de celui-là, représente les plans horaires des astres.
Ce second cercle porte une lunette à réticule parallèle à son limbe, et
tournant autour de son centre. Lorsqu'on Ta dirigée vers un point du
ciel , si Ton fait tourner le cercle horaire, elle décrit invariablement le
parallèle céleste de ce point; et, après qu'elle est ainsi fixée sur lui, son
mouvement est opéré par un mécanisme d'horlc^erie qui le met en cons-
tant accord avec la rotation apparente du ciel. Alors, quand les étoiles qui
environnaient la petite nébulosité ont été amenées dans le champ de cette
lunette, onTy revoit parmi elles, h sa même place, entraînée aussi avec
elles par une même rotation; de sorte quon peut les suivre ensemble
pendant des heures entières , comme si cette petite portion du ciel avait
été rendue miraculeusement immobile. Il devient donc facile de déter-
miner la position du point suspecté, en le rapportant à ces étoiles par des
mesures de distances relatives, prises dans le sens des déclinaisons et
des parallèles, la lunette étant fixée. On obtient les premières par le
transport d*un des fils du réticule, qui est rendu mobile parallèlement
à Téquateur. On obtient les autres , en comptant , par les battements d'une
horioge à secondes, l'intervalle temporaire compris entre les passages
successifs des deux astres , aux fils fixes du réticule qui sont tendus dans
le sens des méridiens. Si l'on a des cartes célestes où les étoiles de com-
paraison soîait marquées , les distances relatives suffisent pour avoir la
position absolue, par différence. Quand ce secours manque, il faut
retrouver les étoiles avec les lunettes des instruments fixes , pour les
définir elles-mêmes; ce qui demande du temps, et n'est pas toujoiirs
sans difficulté. Dans tous les cas, la nébulosité étant amenée dans le
champ de la lunette de l'équatorial, on la suit attentivement pourvoir
si elle manifeste un mouvement propre; et alors c'est assurément une
comète. Mais sa descente trop prompte sous l'horizon , ou les simples
accidents de l'atmosphère, peuvent empêcher qu'on ne constate ce fait
dans l'intervalle d'une seule nuit; et alors on se hâte de répéter l'ob-
servation dans les nuits suivantes, aussitôt qu'elle est possible. La pé-
riodicité de ces astres, beaucoup plus fréquente qu'on ne l'avait cru
pendant longtemps , et les révolutions que nous voyons s'opérer dans
leur substance d'apparence gazeuse , lorsqu'ils se rapprochent du soleil
ou qu'ils s'en éloignent, ne nous les rend pas moins essentiels à étudier
que les planètes, k cause des importantes notions de physique céleste
qu'ils peuvent nous fournir. Celles surtout qui parcourent des orbites
rentrantes^ dans des intervalles de temps mesurables par nos calculs,
nous apportent, dans les changements que nous voyons s'être opérés
en elles à leurs retours sucoessUs,: les seules indications que nous puis-
OCTOBRE 1846. 585
sions avoir sur la nature des forces qui agissent, et qui ont dû s'exercer
sur elles, dans les régions lointaines de lespace où elles ont pénétré.
Je viens de dire tout ce que Tastronomie observatrice peut faire , pour
constater Texistence et suivre les mouvements des astres qui paraissent
fixes ou variables de position sur la voûte céleste. D faut maintenant
expliquer comment, de ces simples apparences, on a pu tirer la con-
naissance des mouvements réels,'et remonter jusqu'à leur cause phy-
sique avec ime telle certitude, que , ces mouvements étant observés, on
puisse aujourd'hui, par le seul calcul, assigner, comme M. Le Verrier vient
de le faire, le lieu et la masse d'un astre inconnu qui en modifie les lois.
Cette œuvre de logique, car ce n'est pas autre chose, a été com-
mencée il y ajuste à présent trois siècles; et elle a été accomplie par une
succession d'hommes qui se sont trouvés avoir, chacun dans leur temps,
la spécialité de génie la plus propre à la bien conduire, à partir du*
point où elle était arrivée. Pour preuve, il suffit de rappeler leurs-
noms, l'ordre dans lequel ils ont paru, et la part principale que chacun
d'eux a prise à cette magnifique déduction.
Copernic mourant ouvre la route, en i543, parla publication de
son ouvrage sur les révolations des corps célestes. Reprenant les traces
d'une ancienne idée, vaguement aperçue, il réunit la terre avec les
planètes dans un même mode de circulation autour du soleil considéré
comme centre, en plaçant tous ces corps à des distances de cet astre
d'autant plus grandes, que les durées de leurs révolutions sont plus
longues, et les faisant marcher tous dans un même sens, de manière à
les comprendre dans les mêmes conditions d'existence mécanique. La
rétrogradation séculaire des points équinoxiaux n'est plus opérée, comme
dans le système de Ptolémée, par un déplacement général et simul-
tané de tous les corps célestes, physiquement inconciliable avec l'in-
linie variété de leurs distances. Elle résidte d'un simple mouvement
conique, exécuté par l'axe de rotation du seul globule terrestre, comme
nous en voyons s'opérer dans les toupies tournantes dont les enfants
s'amusent. Sur ces conceptions hardies, Copernic, par im travail de
vingt-sept ans, établit de nouvelles tables astronomiques, plus faciles,
plus exactes que les anciennes, où toutes les apparences générales, ob-
servées jusqu'alors , sont remplacées par des réalités. Mais les détails des
mouvements y sont encore représentés par les fictions géométriques des
Grecs , et conformément à l'antique préjugé qu'ils doivent être uniformes.
Après Copernic paraissent aussitôt, presque simultanément, Tycho,
Galilée, Kepler. Galilée, tournant vers le ciel le télescope nouvelle-
ment inventé, y découvre des circonstances toutes pareilles à celles
que Copernic avait conçues : Vénus ayant, comme la lune, des
7*
586 JOURNAL DES SAVANTS.
phases en rapport avec la succession de ses distances angulaires an
soleil, telles que les doit présenter un corps arrondi, mu autour de cet
astre, et vu par un spectateur placé en dehors du cercle qu'il décrit;
le disque de Mars en offrant aussi, d*une variabilité plus restreinte,
mais encore appréciable, et telles qu'on doit les voir d'un point inté-
rieur au cercle parcouru ; les satellites de Jupiter, circulant autour de
cette planète, comme eUe-méme, ainsi que toutes les autres planètes,
circulent autour du soleil, et dans le même sens; ce grand corps enfin
ayant un mouvement de rotation propre, dirigé d'occident en orient,
comme l'universalité des mouvements planétaires, et comme doit ïèire
aussi le mouvement de rotation de la terre pour reproduire les appa-
rences inverses de la rotation diuiiie du ciel. Alors toutes les analogies
sur lesquelles Copernic avait élevé sa grande conception se trouvèrent
établies à l'état de faits; et Galilée la mit complètement hors de doute,
tant par ces découvertes, que par la logique ingénieuse et puissante
avec laquelle il sut les exposer.
Tycho eut un autre rôle. Les observations, et surtout les mesures,
avaient manqué à Copernic; sa vie n'avait pas été assez longue pour
les compléter. Tycho, astronome zélé, patient, infatigable, améliora
les instruments, les varia de mille manières, rendit les observations
beaucoup plus précises , sut en tirer plusieurs particularités des mou-
vements jusqu'alors ignorées, donna ainsi aux tables astronomiques des
fondements plus sûrs, et les rapprocha davantage des phénomènes. Car
le système qu'il imagina pour les enchaîner, en maintenant la terre
immobile, quoique contraire à toutes les analogies physiques, ne change
que l'interprétation des résultats obsei^vés, et non pas leur évaluation
absolue en nombres.
Kepler hérita du trésor d'observations que Tycho avait accumulé.
Ce fut comme un coup de la destinée en faveur de l'astronomie. Tout
autre aurait pu se contenter de les publier fidèlement; lui se proposa
d'en faire sortir une science toute nouvelle, où les conceptions de Co-
pernic, exprimées par des nombres plus exacts, seraient liées par les
rapports généraux, qu'il supposait, qu'il pressentait devoir exister dans
l'ensemble des mouvements célestes. Tous les dons du génie, les plus
divers, les plus opposés, le préparaient à pénétrer ces grandes lois du
ciel : ardent, passionné, avide de tout connaître, de tout découvrir; ne
reculant devant aucune hypothèse, si hardie quelle pût être; mais,
dans cet essor illimité de la pensée, laborieux, patient, calculateur in-
trépide , soumettant toujours ses idées à l'épreuve des nombres, les
suivant sous mille formes, sans se lasser jamais, ni jamais se décou-
rager, quand il les reconnaissait vaines par le calcul. Un heureux hasard
OCTOBRE 1846. 587
porta d abord ses recherches sur Torbite de Mars , celle de toutes les
planètes dont les variations de distance à la terre ont le plus d*étendue,
ce qui facilite Tétude des lois qui les règlent. Kepler commença par
calculer toutes les positions angulaires de Mars dans cette orbite , que
les observations de Tycho pouvaient lui fournir. Conformément à Thy-
pothèse jusqu alors universellement admise, que les astres doivent s«
mouvoir dans des cercles, avec des vitesses constantes, il détermine le
point central du cercle de Mars, et prouve que toutes les longitudes
constatées par l'observation se trouvent ainsi représentées aussi exacte-
ment quelles peuvent Têtre; puis il montre que les latitudes calculées,
qui y correspondent, discordent avec les latitudes observées. Donc
l'hypothèse de la circularité est démontrée fausse. Alors, par une intui-
tion métaphysique, Kepler conçoit quen effet les planètes ne peuvent
pas être maintenues mécaniquement en circulation autour dun centre
vide de matière , et que le centre de leurs mouvements doit être bien
plutôt dans le corps du soleil, agissant sur elles au loin, par un pouvoir
analogue à celui de laimant sur le fer. Reprenant donc les observations
de Mars sous ce nouveau point de vue, il calcule les distances succes-
sives de cette planète au soleil, les place sur le plan de Torbite dans
leurs positions angulaires relatives, puis il voit qu'elles aboutissent à
une courbe ovale, décrite avec une vitesse variable, crobsante de ia-
phélie au périhélie, à mesure que la planète se rapproche du soleil, et
décroissante depuis le périhélie jusqu'à l'aphélie , à mesure qu'elle s'en
éloigne. Après mille tentatives infructueuses , pour saisir la forme de
cette courbe, à travers les irrégularités que les erreurs des observations
y produisaient, il reconnaît enfin que c'est une ellipse, décrite autour
du centre du soleil comme foyer. Il découvre aussi le mode de varia-
tion que suit la vitesse angulaire; il constate que les observations se
ti'ouvent ainsi représentées, en longitude et latitude, avec un égal ac-
cord. Appliquant alors ces résultats à la terre ainsi qu'aux autres pla-
nètes, il s'assure que leurs mouvements de transport y sont pareille-
ment assujettis; et il les résume ainsi tous dans ces deux lois simples:
1^ Les orbites planétaires sont des ellipses, dont le centre da soleil occape
an des foyers;
^^ Le rayon vectear mené de chaqae planète au centre da soleil parcourt
t orbite en décrivant, autour da foyer, des secteurs elliptiques, dont la surface
est proportionnelle aa temps.
Ces lois règlent le mouvement individuel de chaque planète. Mais
Kepler s'était intimement persuadé qu'il devait exister quelque relation
générale entre leurs distances au soleil et les durées de leurs révolu-
tions, qu'on voit être d'autant plus longues, que ces distances sont plus
74.
588 JOURNAL DES SAVANTS.
grandes. Cette conjecture pourrait être appuyée aujourd'hui sur des
raisons physiques, tirées de la présomption tiès-vraisemblabie que la
formation de ces corps résulte du retrait progressif de la matière solaire,
après une immense expansion. Kepler la suivit obstinément, avec une
conviction invincible, dans toutes les combinaisons que les nombres
pouvaient lui fournir. Eufm, après vingt-deux ans de tentatives variées,
incessantes, semblant toujours toucher à la vérité, sans jamais l'at-
teindre, toujours infructueuses et jamais abandonnées, il trouva la ré*
compense de ses efforts dans cette troisième loi simple.
Les carrés des temps des révolations de différentes planètes sont entre eux
comme les cubes des demi-grands axes des orbites. On a trouvé, depuis, que
la même relation existe dans chaque système de satellites, rapporté i
la planète qui lui sert de centre.
Kepler, pauvre jusqu'à la misère, dut ressentir une grande joie, sans
doute, quand il se vit possesseur de ces admirables découvertes, qui
rassemblaient tous les résultats astronomiques dans leur énoncé. H en
fit, plus tard, la base de ses tables Rudolphines, qui furent ainsi les
premières établies sur les vraies lois du ciel. Mais , si l'on veut savoir
comment ces joies s'achètent , il faut lire dans ses ouvrages l'expression
des tourments d'esprit, de l'inquiétude sans repos, que lui causèrent
tant de combinaisons si souvent inutiles, tant d'espérances si longtemps
démenties. Cette inquiétude, dit-il, nos torqaebat usqae ad insaniam.
C'est à ce prix que nous jouissons de ses immortels travaux.
Les lois de Kepler restèrent pendant un demi-siècle à l'état de sim-
ples faits. Alors Newton parvint à découvrir leur principe mécanique,
et à les concentrer toutes trois en un seul théorème, exprimant le
mode de variabilité de la force centrale, qui était nécessaire et suffi-
sante pour qu'elles eussent lieu. Le temps , non moins que son génie,
avait préparé tous les matériaux dont il avait besoin pour s'élever à cette
grande abstraction. D'abord, Taccroissement de puissance donné à
l'instrument algébrique par Descartes, en l'appliquant aux fonctions
variables et à la représentation des courbes , condition indispensable
de son emploi dans les questions naturelles; puis, les premières traces
de l'analyse infinitésimale apparues dans les ouvrages de Fermât ; les
découvertes de Galilée sur la chute des graves, celles de Huyghens sur
les forces centrales et la théorie des développées, conduisant au calcul
des mouvements curvilignes; enfin les aperçus de Kepler et les idées
plus arrêtées de Borelli et de Hook , rendant très- vraisemblable que
les planètes sont retenues dans leurs orbites par une force attractive
centrale émanée du soleil, qui fait continuellement équilibre à la force
centrifuge engendrée par leiu* vitesse de circulation. Newton démontra
OCTOBRE 1846. 589
mathématiquement toutes ces particularités, comme autant de consé>
quences mécaniques des lois observées par Kepler. Pour cela, considé-
rant que tous les corps planétaires auxquels ces lois sappliquent sont
placés à d*immenses distances comparativement à leurs dimensions
propres, il les traita d'abord comme de simples points en mouve-
ment; et il remonta, pas à pas, des lois suivant lesquelles ils se
meuvent, aux caractères de la force qui les régit. Jamais déduction
ne fut plus admirablement logique. La constance des secteurs curvi-
lignes décrits en temps égaux, dans une même orbite, prouve que
la force régulatrice est toujours dirigée suivant les rayons vecteui's
menés du centre du soleil , autour duquel cette constance a lieu.
L*orbite décrite étant une ellipse dont ce centre occupe im des
foyers, Tintensité de la force qui régit une même planète varie en di-
vers points de son orbite réciproquement au carré de ses distances au
même centre. Enfin, les carrés des temps des révolutions étant propor-
tionnels aux cubes des demi-grands axes, fintensité de la force exercée
sur les différentes planètes est toujours proportionnelle à leur masse
individuelle, et varie seulement de Tune à l'autre en raison inverse du
carré de leurs distances inégales au centre du soleil. Ces divers carac-
tères de la force régulatrice étant ainsi directement conclus des faits
obsei-vés. Newton prouve encore qu'ainsi définie elle suffit pour les
reproduire; car, étant supposée, les trois lois de Kepler s'en déduisent
par nécessité mathématique. Ces mêmes lois s observant aussi dans les
mouvements des satellites qui circulent autour d'une même planète à
diverses distances, ils doivent être également régis par une force qui
émane du centre de la planète, avec des conditions pareilles de varia-
bilité. Newton étend la même conséquence aux comètes qui circulent
autour du soleil dans des orbes paraboliques , en modifiant pour elles
la troisième loi de Kepler parle calcul, comme Texigent des ellipses dont
le grand axe est devenu infini. Cette loi suppose plusieurs corps en cir-
culation autour d'un même centre; elle n'était donc plus observable pour
la lune, qui circule seule autour de la terre. Newton y supplée, en tirant
des expériences de Huyghens l'intensité de la gravité que la masse de la
terre exerce sur les corps mis en oscillation près de sa surface; puis,
considérant cette masse comme sphérique, il prouve que la même
gravité, affaiblie dans le rapport du carré du rayon de la terre au
carré du rayon de l'orbe lunaire, se trouve être égale à la force qui
est nécessaire pour maintenir la lune autour de la terre, en balan-
çant la force centrifuge produite par sa vitesse de circulation. Or la
gravité agissant ainsi sur un corps distant, et sur un corps placé à la
surface terrestre, comme si, dans les deux cas^ la masse de la terre
590 JOURNAL DES SAVANTS.
était rassemblée tout entière à son centre, Newton en déduit que lac-
tion totale de cette masse est la résultante de toutes les actions exer-
cées individuellement par chacune de ses particules matérielles, en
raison directe de leurs masses propres et inverse du carré de leurs dis-
tances au point sur lequel elles s'exercent; car Fidenlité d effet observée
ne peut avoir lieu mathématiquement que sous ces conditions. Enfin,
toute action mécanique exercée par les corps matériels étant accom-
pagnée d une réaction d'intensité égale et de sens contraire , Newton
conclut que les planètes doivent réagir sur le soleil, comme le soleil
agit sur elles; les satellites sur leur planète, comme la planète sur
eux; et tous ces corps universellement les ims sur les autres suivant
la même loi, appliquée individuellement à chacune de leurs particules
matérielles. Ainsi, en résumé, toutes les particules de matière qui com-
posent les corps de notre système solaire gravitent directement et ré-
ciproquement les unes vers les autres, en vertu d'une force générale,
dont l'énergie est proportionnelle à leurs masses propres, et inverse du
can*é de leurs distances mutuelles. De là résulte un argument rétros-
pectif, qui confirme tout ce qui précède. Cette loi de la force se trouve
être telle, qu'une sphère homogène agit extérieurement, comme ferait
un simple point de même masse, qui serait placé à son centre; et deux
sphères homogènes qui s'attirent sont sollicitées l'une versl'autreparune
force résultante, proportionnelle à la somme de leurs masses, agissant sui-
vant cette même loi. Donc, toutes les déductions tirées des lois de Kepler
en considérant les corps planétaires comme des«imples points deviennent
rigoureuses. Car les inégalités de densité, et de configuration, qui le»
feraient différer d'une sphère exacte et homogène, ne sam^aient, à cause
des immenses distances qui les séparent, exercer une influence principale
sur leurs mouvements généraux de circulation. 11 ne peut en résulter que
des effets mécaniques , d'un ordre de petitesse relatif, qui permet d'en
remettre l'appréciation à des approximations ultérieures, pour les ajou-
ter, comme conséquences de la même force, aux phénomènes d'ensemble,
quand ils seront calculés. En appelant celte force universelle gravitation et
aussi aWrac^ioTi, Newton n'a voulu que la désigner par ses effets apparents
etsensibles, mais nuUementdcfinir ou même indiquersa raison physique.
Prenant donc son énoncé tel qu'il le donne, dans son application spéciale
au système solaire, le seul qu'il ait pu étudier par ses calculs, la gravita-
tion newtonienne n'est pas une conception hypothétique, qu'on puisse ren-
verser, ou même débattre. C'est un fait cosmique , exprimé en nombres^
^ Le mol particules doit s*enlendre ici dans le sens abstrait de subdivisions ou
parties géométriques, partes , prises comme des infiniment petits maihématiques. U
iif faut pas confondre ces subdivisions idéales avec les molécules physiques qui
OCTOBRE 1846. 591
Arrivé à ce grand principe, Newton en vit résulter tout le méca-
nisme du système solaire : la forme des planètes et des satellites, les
variations d'intensité de la pesanteur en diverses parties de leurs sur-
faces, les oscillations des fluides qui les recouvrent, les mouvements
séculaires des plans où ils se meuvent , les déplacements progressifs de
leurs orbites dans ces plans, les mutations qui doivent lentement s'o-
pérer dans la forme de ces orbites, et les dérangements continuels
queux-mêmes doivent y subir, en vertu de leurs actions réciproques.
Non-seulement Newton vit ces conséquences, mais, suppléant, par une
sagacité incroyable , aux méthodes analytiques qui manquaient encore
pour les suivre dans leurs derniers détails , il parvint à les établir toutes
mathématiquement par des calculs approximatifs, que l'avenir devait
achever. Je ne le suivrai pas dans cette immense carrière; mais je dois
du moins y signaler les particularités qui me sont indispensables , pour
faire comprendre comment la découverte de la nouvelle planète a pu
être une déduction assurée de ces conceptions.
constituent les corps naturels. Celles-ci, quoique trop petites pour être appréciable»
k nos sens, doivent se concevoir étendues, figurées, et composées de particules géo-
métriques, en nombre iniîni, dont la répartition et farrangemcnt déterminent la
configuration de leur masse totale. Les phénomènes de la cristallisation , et les dé-
viations que les molécules constituantes d*un grand nombre de corps impriment
aux plans de polarisation des rayons lumineux , prouvent qu'on ne peut pas les sup-
poser généralement sphériques et homogènes. La loi simple de la gravitation newto-
nienne, proportionnelle aux masses et réciproque au carré des distances, ne peut doac
être appliquée aux actions mutuelles de ces molécules physiques qu'autant qu on les
suppose s exercer à des distances infiniment grandes , comparativement aux dimen-
sions absolues de leurs masses propres. Alors les forces attractives individuellement
émanées de leurs particules géométriques, suivant la loi simple, devenant toutes sen-
siblement égales en intensité, et coïncidentes en direction, se composent en ane
résultante unique, conforme à cette loi. Cest ce qui a lieu dans les phénomènes
célestes, et aussi dans tous les phénomènes physiques où des corps matériels
agissent par attraction à des distances perceptibles pour nos sens. Car de telles dis-
tances sont comme infinies, comparativement aux dimensions des molécules phy-
siques. Mais il n*en est plus ainsi lorsque ces molécules agissent à de petites dis-
tances , comparables à leurs dimensions propres. Alors les forces individuellement
émanées de leurs particules mathématiques doivent engendrer des résultantes
complexes, qui décroissent beaucoup plus rapidement que la raison inverse dn
carré des distances ; comme cela a lieu dans la précession des équinoxes et les
phénomènes des marées, où des actions individuellement exercées suivant cette loi
simple, sur tous les points d*une même masse, dont Tétendue les rend sensible-
ment inégales , engendrent des résultantes qui décroissent comme le cube des dis-
tances. De telles résultantes interviennent très-probablement dans la production
des phénomènes chimiques « et peut-être en sont-elles la seule cause mécanique.
Mais on n*y a pas, iusqu à présent, reconnu de lois asses simples pour que le calcul
puisse remonter à leur principe général.
592 JOURNAL DES SAVANTS.
Remarquons d'abord que les lois observées par Kepler ne peuvent
être qu'approximatives. D'après la loi de la force, si le soleil agissait seul
•sur les planètes, chacune d'elles décrirait une ellipse rigoureuse, dont
le centime de cet astre serait un des foyers , conformément à l'énoncé de
Kepler. Mais, la gravitation étant universelle, ces conditions simples ne
sauraient exister, et chaque planète doit être incessamment écartée de
son ellipse solaire propre par les attractions que tous les autres corps
planétaires exercent sur elle, selon leurs masses, leurs positions et leurs
distances. De tels écarts se constatent en effet, et on les nomme les per-
turbations planétaires. Ils se manifestent avec le temps, parles variations
que subissent les éléments des ellipses célestes. Mais , dans l'intervalle d'un
petit nombre de révolutions du même astre, leur petitesse ne les rend
appréciables que par des mesures très-délicates; tellement que, pour Ke-
pler, ils se sont trouvés confondus avec les erreurs des observations qu'il
combinait; circonstance très-heureuse, puisqu'elle lui a permis d'aperce-
voir la loi d'ensemble à travers les discordances de détailsqu'il croyait pou-
voir négliger.Or, l'énergie des attractions étant proportionnelle aux masses
pour d'égales distances, puisque les planètes perturbatrices altèrent ex-
trêmement peu les ellipses que le soleil seul ferait décrire , il faut qu elles
aient toutes des masses extrêmement petites du même ordre , comparati-
vement à celle de cet astre; et une conséquence pareille doit s'appliquer
aux masses des satellites de Jupiter, de Saturne etd'Uranus, respective-
ment comparées aux masses de ces planètes , puisqu'ils paraissent se
mouvoir presque exactement comme s'ils étaient soumis à la seule ac-
tion de leur planète centrale; ce qui résulte sans doute aussi de la peti-
tesse relative de leurs orbites, qui fait que le soleil agit avec une énergie
presque égale sur elle et sur eux. Cette distribution du système solaire en
systèmes partiels, très-éloignés les uns des autres, comparativement à
leurs dimensions propres , est une circonstance qui facilite singulière-
ment le calcul des perturbations.
L'individualité des mouvements s'observe surtout, presque complète,
dans les trois systèmes partiels que je viens de désigner. En s'appuyant
sur ce fait, on peut calculer les rapports des masses de leurs planètes
centrales à la masse du soleil. Choisissons pour exemple Jupiter. Les
observations astronomiques prouvent que les orbites de ses quatre
satellites sont presque circulaires. Supposons-les exactement telles, pour
simplifier le raisonnement. Les observations font aussi connaître les
grandeurs absolues des rayons de ces cercles, exprimées en parties du
rayoD de l'orbe terrestre, que je prendrai pour unité de longueur. Or,
d'après le mode de décroissement de l'attraction réciproquement exer-
cée à diverses distances, entre deux mêmes points matériels, les carrés
OCTOBRE 1846. 593
des temps des révolutions d*un même satellite sont proportionnels aux
cubes des rayons des cercles qu on lui fait décrire. Prenant donc i vo-
lonté un de ceux qui appartiennent à Jupiter, on pourra calculer,
par cette proportion, quel devrait être le temps de sa révolution, s'il
circulait autour de cette planète, à la distance i. Une proportion^ pa-
reille, appliquée aux révolutions planétaires, donnera le temps de la
révolution de Jupiter, s*il circulait autour du soleil à cette même dis-
tance. Or, d'après les théorèmes de Huyghens, les carrés des temps ainsi
calculés sont réciproques aux forces centrales qui retiendraient les
deux corps dans leurs cercles respectifs, d'un égal rayon. Vous con-
naîtrez donc le rapport de ces forces. Dans la réalité rigoureuse, la pre-
mière est proportionnelle & la somme des masses de Jupiter et du
satellite considéré; la seconde, à la somme des masses du soleil et
de Jupiter. Mais, afin d'obtenir d'abord une détermination approxi-
mative, que vous pourrez ultérieurement rectifier, s'il en est besoin,
admettez que la masse du satellite soit négligeable , comparativement
à la masse de la planète. Alors le rapport des forces exercées ainsi à
une même distance vous donnera le rapport de la masse de Jupiter à
la somme des masses de Jupiter et du soleil, d'où vous déduirez le
rapport de ces deux dernières individuellement. Un calcul pareil vous
donnera le rapport analogue pour Saturne et pour Uranus. C'est ce que
Newton a fait relativement aux deux premières planètes, la troisième
n'étant pas connue de son temps. La rotation de l'anneau de Saturne
n'était pas encore découverte , et il ignora qu'elle s'opère comme la ré-
volution d'un satellite qui serait placé à pareille distance. Il calcula de
même la masse de la terre, d'après le mouvement de la lune. Il lui trouva
ainsi une valeur notablement trop forte : d'abord, parce que la masse
propre de ce satellite est trop grande relativement à celle de la terre, pour
qu'on puisse la négliger; et ensuite, parce qu'il supposait la parallaxe
du soleil plus considérable qu'elle ne l'est réellement. On arrive aujour-
d'hui h une évaluation plus précise, par une méthode un peu différente,
toujours fondée sur le même principe; mais il n'en reste pas moins le
premier des hommes qui ait obtenu de tels résultats. Il ne sut pas cal-
culer les masses des planètes qui n'ont pas de satellites. On est parvenu
depuis à les déterminer, d'après la grandeur des perturbations qu'elles
exercent sur les mouvements elliptiques des autres planètes. Alors ia pla-
nète troublée fait l'office du satellite de la méthode précédente. Seu-
lement la déduction devient infiniment plus difficile, parce qu'elle se
tire de mouvements composés, dans lesquels le soleil et les deux pla-
nètes réagissent simultanément, avec des énergies comparables. Ce
75
594
JOURNAL DES SAVANTS.
second procédé d'appréciation pouvant aussi être employé pour les
planètes qui ont des satellites, il sert à vérifier et à perfectionner les
résultats de la première méthode. Le tableau suivant oflre Tensembie
des évaluations ainsi obtenues, pour la terre et les planètes prin-
cipales. Leurs masses y sont exprimées par des fractions, dont le numé-
rateur 1 représente la niasse du soleil. On voit qu elles ne sont que de
petites parcelles de ce grand corps. JTy joins leurs distances moyennes à
son centre , ou les demi-grands axes de leurs ellipses , exprimées en
parties du demi-grand axe de Torbe terrestre pris pour unité de lon-
gueur. Cette unité représente environ trente-quatre millions et demi de
Ueues anciennes de a a 80 toises. On comprendra ainsi par les nombres ,
mieux que par des paroles, suivant quelle progression. croissante d*éIoi-
gnement, les atomes planétaires sont disséminés autour du soleil, dans
le vide des cieux.
NOMS
des pianëtes.
MAWB9.
I>Ein-GBAin>S AXES.
1LfA|M«f|MA
1
0,3870987
0,7833322
1,0000000
t
1,5236914
2.36787 \
VAnnM
9000000
1
T.fl T^irrA
4 0 18 4 7
1
Mars
9 5 4 0 8 0
1
Vcsta
2 0 8 0 0 3 7
Astrée
2.591576
2,669009
2,767245
2,633717
Junon •••«...••
Cérès
Pallas
2,772886 )
5,2027979
9,5388524
10 1A979QA
IfinîtAi*
1
10 5 0
1
95 13
1
17 9 18
1 v,io2 /2y*i
Les observations astronomiques font connaître les diamètres appa-
OCTOBRE 1846. 595
renls des planètes, c'est-à-dire Tangle visuel que sous-tend leur disque à
l'instant où on lobserve. On connaît aussi, pour ce même instant, leur
distance à la terre. Avec ces deux éléments on calcule leur diamètre
absolu, et ensuite leur volume, en les supposant sphériques. Toutes ces
quantités s'obtiennent ainsi évaluées dans la même espèce d'unités de
longueur qui exprime leurs analogues pour, le globe terrestre. Ayant
d' ailleurs déterminé les rapports des masses de ces corps d'après les
intensités des forces attractives qu'ils exercent à une même distance, on
en conclut les rapports de leurs densités, c'est-à-dire les proportions de
matière pondérable qu'ils contiennent, dans une même unité de volume.
De là on déduit encore les intensités relatives des pesanteurs qu'ils
exercent sur les corps placés près de leurs surfaces. Ainsi, ayant mesuré
par l'expcrience le nombre de mètres, et de fractions de mètre, que les
corps terrestres parcourent en chute libre, pendant la première seconde
de temps qui succède à leur état de repos, on peut assigner quel est le
nombre correspondant, à la surface de Jupiter, de Saturne, ou de toute
autre planète. Ces résultats encore sont dus à Newton, et je les rappelle
en vue de leur application ultérieure au nouvel astre que M. Le Ver-
rier vient de nous découvrir. Je chercherais vainement à exprimer les
sentiments d'admiration et de jouissance profonde qui m'ont, encore
une fois, ravi, lorsque, reprenant, à cette occasion, le livre des Pria-
cipes, comme j'ai du le faire pour écrire les pages précédentes , j'ai
contemplé de nouveau, réunies et condensées, dans cette œuvre im-
mortelle , tant de vérités sublimes qui avaient été jusqu'alors cachées
à tous les yeux.
Toutefois le génie d'un seul homme, fût-il Newton même, a des bornes.
Quelque loin qu'il s'avance dans l'immensité de la nature, il voit tou-
jours au delà de sa pensée s'ouvrir des espaces infinis, remplis de nou-
velles vérités qu'il ne peut atteindre ; et la durée d'une vie humaine ne
lui laisse pas même le temps de soumettre à une exploration com-
plote celles qu'il a pu découvrir. Newton n'a pas échappé à cette loi com-
mune. Il lui a été donné de reconnaître le grand principe qui régit
tous les phénomènes mécaniques du système du monde, et de l'établir
en fait, par des calculs certains. Il a pressenti toutes ses conséquences,
et il en a constaté un très-grand nombre par des approximations ma-
thématiques, dont ia sagacité ressemble à une véritable intuition. Mais
il ne lui a pas été accordé d'embrasser, dans des formules générales et
rigoureuses, tout l'ensemble et tous les rapports de la mécanique des
cieux. Cet achèvement de son œuvre a exigé un siècle et demi de tra-
vaux. La découverte qui vient d'être faite dans le ciel n'aurait pas été
75.
596 JOURNAL DES SAVANTS.
possible aa temps de Newton; et elle a été un résultat brillant, mais
assuré, des méthodes de calcul inventées par »es successeurs. Qnelf
ont été ces hommes , et comment ont-ils créé des instruments de la
pensée assez puissants pour que fexistence, la marche, la position et
fa masse d*une planète inconnue, pussent être révélées et [Médites par
un travail purement intellectud? Voilà ce qui me reste à dire.
J.-B. BIOT.
Théâtre de Hbotsvitha, religieuse allemande du x' siècle, traduit
pour la première fois en français, avec le texte latin revu sur le
manuscrit de Munich, précédé iune introduction et suivi de notes,
par Charies Magnin, membre de F Académie des inscriptions et
belles-lettres. Paris, imprimerie de Crapeiet, librairie de B. Du-
prat, 1845, un vol. in-8* de 48 1 pages.
Le nom de Hrotsvitha, si justement célébré au delà du Rtiin, avait
été à peine prononcé parmi nous^, lorsqu*en 1829 ^* Villemain fit
des drames de cette femme extraordinaire Tobjet principal d'ime de ses
savantes et spirituelles leçons sur l*histoire de la littérature au moyen
âge*. Un peu plus tard, en i834 et i835, Hrotsvitha dut attirer 1 at-
tention de M. Magniii, qui, dans la chaire de M. Fauriel, préludait,
par un enseignement d'une discrète nouveauté, à l'important ouvrage
où il s'est proposé de marquer la trace, selon lui trop peu aperçue,
qui» par une triple voie, sacerdotale , aristocratique, populaire, conduit
sans interruption de Tart dramatique des anciens à celui des modernes'.
Les pièces saintes composées par la religieuse du x* siècle, pour son
monastère de Gandersheim, et destinées très-probablement à y être
^ M. Magnin cite seulement, p. xxxix de son introduction , deux articles, Tun du
M^TtaTû, en 1786, Taulre du Journal encyclopédique , en 1788, tous deux repro-
duits par VEsprit des journaux, et dans lesquels se trouvent une notice sur Hrots-
vitha, l^analyse d*un de ses drames, Paphnace. Il eût pu y ajouter la courte notice
insérée, en 1818, dans la Biographie universelle. — * Cours de littérature aa moyen
âge, ao* leçon. — ' Les origines du théâtre moderne, ou Histoire da génie dramatique,
depuis le i"^ jusqu'au xvi' siècle, précédée d'une introduction contenant des études sur
les origines du théâtre antique, f. I, i838. Voyes, sur cet ouvrage, le Journal des
StnanU, janvier et mars 1819, p. 5 et 1^6.
OCTOBRE 1846. 597
représentées, lui ofi&aîent en efifet, de ce qu'il appelle le théâtre hiéra-
tique, un monument bien précieux, qui devançait de beaucoup par la
date, et plus encore par le talent, les ébauches tragi^omiques, souvent
si informes, des mystères. Ce monument, il s appliqua naturellement à
rétudier et à le faire connaître; de là, en i835, dans le Théâtre euro-
péeiL, sa traduction d'Abraham, la meilleure des pièces de Hrotsvitha;
de là, en 1 889, dans la Revue des deux mondes \ un article étendu sur
Tauteur et ses œuvres, particulièrement ses œuvres dramatiques; de
là enfin, en i845, le présent volume, qui reproduit, en les complé-
tant par de considérables additions, ces divers travaux. On y trouve
en effet le théâtre entier de Hrotsvitha, et sous une double forme:
d'une part son texte, soigneusement revu sur Tunique manuscrit qui
nous la conservé, et que, depuis l'édition de Nuremberg, donnée en
i5oi par Conrad Celtes (Meissel), nul éditeur n'avait consulté ou pu
consulter, ce manuscrit ayant passé, vers i8o3, assez obscurément,
du couvent de Saint-Ëmmeran à Ratisbonne, où l'avait découvert et
copié Celtes, dans la bibliothèque royale de Munich; d*autre part une
traduction très-fidèle, en même temps que très-élégante, et à laquelle
je reprocherai seulement de trop allonger certains traits rapides de
dialogue. Indépendamment des notes latines, placées au bas des pages,
dans lesquelles M. Magnin a soin d'indiquer fort exactement les chan-
gements qu'il a cru devoir faire au texte de Celtes d'après le manuscrit,
et, dans des cas très-rares, lorsqu'il y avait nécessité et évidence, au
texte du manuscrit lui-même, des notes françaises, renvoyées à la fin
du volume, notes peu nombreuses, courtes, substantielles, révèlent
les sources où Hrotsvitha a puisé les sujet3 de ses pièces, en expliquent,
en éclaircissent certains passages, en font connaître, par des observa-
tions, par des rapprochements de détail, la composition, l'esprit, l'in-
térêL Quant à l'analyse même et à fappréciation générale de ces
ouvrages, à leurs rapports avec les autres productions sorties de la
même plume, aux questions qui regardent l'époque, le lieu où ils
furent écrits, et selon toute apparence représentés^ la vie et le nom
de leur auteur, tout cela fait l'objet d'ime introduction qui se recom-
mande à la fois par l'érudition, l'esprit de critique, le sentiment de
l'art, par un mélange heureux de hardiesse et de réserve. Tel est, en
somme, ce livre curieux et excellent, qui manquait véritablement
à la littérature, et dont la place est marquée dans toutes les biblio-
thèques dramatiques un peu complètes, à ia suite du théâtre ancien
' Numéro du i5 novembre.
598 JOURNAL DES SAVANTS.
et à la tête des collections théâtrales de toutes les nations de l'Europe.
A cette place répond le génie particulier de Hrotsvitha, qui, bien
que tout moderne, procède cependant de l'antiquité. Hrotsvitha, elle-
même nous l'apprend dans la préface de son théâtre ^ avait lu Térence,
et, charmée, trop charmée peut-être par cette lecture, avait conçu
ridée de tourner à une fin pieuse lart profane du Ménandre latin.
L'influence d'un tel modèle et d'un autre encore dont elle ne parle
pas, mais que trahissent d'assez fréquentes réminiscences^, de VirgAe,
me paraît, dans ses drames, plus sensible que ne le dît M. Magnin*.
Cette influence s'y fait connaître par un sentiment d'harmonie, d'élé-
gance, de vérité, bien étranger au temps où écrivait Hrotsvitha, et
qu'elle n'en avait certainement pas reçu.
Si elle ne reproduit pas le mètre de Térence, les rimes, les asso*
nances, distribuées artistement dans sa prose, d'après un procédé alors
général, y introduisent une cadence souvent assez agréable à l'oreille
et bien voisine de la versification. Un savant et ingénieux critique ,
dans un article où Hrotsvitha est expliquée d'une manière intéressante
par ses contemporains, et où se lisent entre autres d'instructives et
piquantes remarques sur le parti que tirait, tantôt de l'allitération,
tantôt de l'assonance, la barbarie poétique de cet âge, a rendu sensible
aux yeux l'espèce de métrique cachée de Hrotsvitha, en transcrivant,
sous la forme de vers libres, une de ses meilleures scènes, qui gagne
assurément quelque chose à cette disposition semi-poétique ^.
Malgré l'emploi systématique de certaines formes étrangères à l'an-
cienne langue latine, celui de la conjonction si, par exemple, dans un
sens interrogatif ^, et même dans un sens négatif*, celui des pronoms
mei, iui, sui et autres semblables, dans des cas où l'on se fût servi des
adjectifs possessifs meus, tuas, saus, etcP, malgré des constructions, des
locutions, qui se ressentent trop de la dureté tudesque, de la pesanteur,
de la roideur scholastiques, la prose cadencée de Hrotsvitha n'est pas
dépom^vue de grâce, d'élégance , et, dans son tour grave et tendre, elle
conserve parfois quelque chose du style de Térence.
* Voyez p. 4 et 5. — * Voyez p. 169, a36, 270, 827, où se Usent ces expres-
sions : « Quippe vetar fatîs. . . Si mens non Jœva fuisset. . . Ne îtineris asperltas
«secet teneras plantas. . . 0 quam te memorem. . . 0 quam mutata es an iUa,
« quœ, etc. — * Voyez p. lv. — * Voyez, dans la Revae des deux mondes, numéro
du i5 août 1845, p. 707 sqq., farliclede M. Pbilarète Chasles intitulé : Hrotsvitha
et ses contemporains, — ' Voyez p. ao , a 1 eipassim, — * Voyez p. a38, aSg : « Iliud
« quoque si sine tristilia memiui. . . • Je me souvins aussi , non sans tristesse ... —
' Voyez p. 30 et passim.
OCTOBRE 1846. 599
Mais c'est surtout dans la conformité des sentiments et des discours
de ses personnages avec leur caractère, leur situation, dans Texpres-
sîon simple, naturelle, délicate même, des mouvements du cœur, que
Hrotsvitha se montre heiu-eusement inspirée de l'esprit du poète latin.
Il est bien vrai, et M. Magnin en a quelquefois fait la remarque , qu elle
n'a pas échappé, plus que les autres poètes dramatiques qui lont pré-
cédée ou suivie, à ces anachronismes inévitables qui introduisent dans
un sujet ancien des mœiu*s plus récentes, celles même des spectateurs
pour lesquels on travaille; elle prête involontairement auiv* siècle les
qualifications et les coutumes féodales ^ les politesses monastiques^, le
pédantisme tbéologique et philosophique du x* ^ ; il y a telle scène où
elle oublie sa fable pour disserter complaisamment , par la bouche de
l'acteur, sur le quadrivium ^, sur les sciences qu'on y comprenait, la
musique, par exemple, dont elle reproduit, d'après les maîtres alors
reçus, un traité en formel Elle-même s'est accusée de ces épisodes anti-
dramatiques, ou plutôt elle s'en est vantée, dans une épitre dédicatoire
à certains savants, protecteurs de son livre®, a Toutes les fois, dit-elle,
que par hasard j'ai pu recueillir quelques fils ou quelques légers débris
arrachés du vieux manteau de la philosophie, j'ai eu grand soin de
l'insérer dans le tissu du livre qui nous occupe*'.» Mais, à part ces
préoccupations passagères des choses de son temps, ces témoignages
épars d'admiration naïve pour le savoir traditionnel d'un siècle igno-
rant, elle se montre, par la vérité dramatique, une élève de Térence :
non pas qu'elle l'imite directement, elle n'y songe pas; mais, écrivant
sous l'inspiration de cet excellent modèle, elle en reproduit à son insu
quelques traits. La scène où l'ermite Abraham* raconte à son ami,
l'ermite Éphrem, comment une nièce, qu'il avait consacrée à Dieu, a
écouté un séducteur, et ensuite , poussée par le désespoir, s'est enfuie
de sa cellule pour aller mener dans le monde une vie de désordre, dif-
fère sans doute beaucoup , par le sujet, de celle où Ménédème confie à
Chrêmes, son voisin, conunent, par une sévérité outrée, il a fait le
malheur d'un fils et le sien *i et toutefois c'est des deux parts le même
art de mêler le récit et le dialogue, de conter avec nature], intérêt,
émotion , le même accent de douleur pénétrante.
' Voyez p. 3i, 8û, 1 36 et les notes 1 1 et a3. — ' Voyez p. 336 sqq. et la noie
73. — ' Voyez p. io5, S87 et les notes 34 et 5g. — ^ Voyez p. aga et la note 6a.
— * Voyez p. aga sqq. et les notes 63, 64 « 65, 66, 67. — • « Epistola ad quoadaT^
« sapientes, buius libri (au tores. • — ' t Si qua forte fila vel etiam floccos de pai>^^^^'
« ciuis a veste philosophie abniptis evellere quiyi,prœfato opuscule in&e^^^^<^'>^*^2«V^ '
— • Scène 3* de la pièce ainsi intitulée. Voyez p. aSosqq. — •Terent- IV^^sjNssicôskJ^-*
600 JOURNAL DES SAVANTS.
Abraham. . . .Je me souvins. . . non sans tristesse, que, depuis deux jours, je
ne {^entendais plus chanter, selon sa coutume, les louanges du Seigneur.
Éphrem. Ce souvenir était bien tardif.
Abraham. Je Tavoue. Je m*approchai, je frappai de la main à la fenêtre de
Marie , je Tappelai plusieurs fois en la nommant ma fille.
Éphrem. Hélas! vous rappeliez en vain.
Abraham. Cette idée ne me vint pas encore ; je lui demandai la cause de sa né-
gligence à remplir ses devoirs pieux ; mais je ne reçus pas le plus Cûble murmure
pour réponse.
Éphrem. Que fîtes- vous alors ?
Abraham. Dès que je m*aperçus que celle que je cherchais était absente, mes
entrailles furent émues de crainte , tout mon corps trembla.
Éphrem. On ne peut s* en étonner; moi aussi j*épronve le même trouMe en vous
écoutant.
Abraham. Puis je remplis les airs de cris lamentables , demandant quel loup
m*avait ravi mon agneau , quel brigand retenait ma fille captive.
Éphrem. Vous déploriez avec raison la perte de celle que vous avez nourrie.
Abraham. Enfin arrivèrent des gens qui, sachant la vérité, me dirent ce que je
vous ai raconté, et m'apprirent qu elle s était faite la servante des vaines passions
du siècle '.
Quelque épaisses qu*on suppose les ténèbres du x* siècle, r^ardé,
non sans exagération peut-être*, comme le plus illettré du moyen âge,
Hrotsvitha n* est pas la seule en ce siècle à laquelle soit arrivé un rayon
de Tantiquîté ; seule elle en a purement réfléchi la lumière. D'autres
alors lisaient les anciens; mais, par im artifice grossier» ib leiu: déro-
be A. ... lUud quoque si sine tristitia memihi , quod ipsam in duorum intervalle
f dierum divinsB innitentem laudi soltto non sensi.
■ E. Sero meministi.
«A. Fateor. Accessi, manu fenestram pulsavi, fiUam sœpius nominando vocavi.
c E. Ah I frustra vocasli.
t A. Hoc adhuc non sensi, sed cur ne^genter in divinis ageret rogavi; sed ne
« levis tinnitum responsî recepi.
t E. Et quid tune fecisti ?
«A. Ubi abesse quam quxrebam deprehendi, viscera discutiebantur timoré,
i membra contremuerunt pavore.
t E. Nec mirum. Cerle et ego idipsum nunc patior audiendo.
t A. Deindc flebilibus sonis auras poUui , rogitans quis lupus meam agnam ra-
■ peret, quis latro meam filiam captivaret.
« E. Jure conquestus fuisli ejus perditionem , quam nutrivisti.
t A. Tandem accesserunt qui, veritatem scientes, res scse, ita ut tibi nunc ex-
« posui , babere ipsamque vanitati dixerunt desen'ire. » P. 238 sqq.
— * C'est le sentiment de M. Philarète Chasles , dans l'article cité plus haut ; c'est
celui de M. J.-J. Ampère , dans son Histoire littéraire de la France avant le xti* siècle,
ch. xiv-xvi, t. III, p. 260 sqq. Voyez, sur cet ouvrage, le Journal des Savants,
mai 1840, p. ayg.
OCTOBRE 1846. 609
dissemblables? Dans la sensation, Thomme est passif; il est actif déjà
dans la conscience , surtout dans cette conscience développée appelée
par Locke et Hutcheson lui-même la réflexion ; car il n*y a pas de ré-
flexion sans attention , sans un degré quelconque d'activité spontanée
ou volontaire. Les caractères des deux facultés diffèrent donc; leurs
objets diffèrent tout autant. Ici ce sont des objets extérieurs, étendus,
figurés, toujours divisibles, c'est-à-dire matériels; là des objets sans
étendue et sans figure, et, sous ces objets, un être identique à lui-même,
simple , c'est-à-dire spirituel ; et cet être c est nous-mêmes , tandis que
les objets de la sensation nous sont étrangers. Qu'y a-t-il donc de com-
mun entre ces faits? Rien, il est vrai; mais que devient le système que
toutes nos connaissances dérivent de la sensation . si on admet qu'il y
a une différence radicale entre la sensibilité et la conscience, et si on
donne à l'une et à l'autre des noms différents? Pour sauver le système,
il faut s'empresser de faire comme la mauvaise physique , il faut né-
gliger les différences, alors même qu'elles sont essentielles, et se prendre
à des ressemblances purement verbales. Comme on connaît pac les
sens, de même on connaît par la conscience , donc la conscience est un
sens. On réalise cette métaphore, et on donne le nom de sens à la
conscience et à la réflexion. Ne reprochons pas trop à Hutcheson cette
dénomination abusive : il lui était bien permis de remployer sous le
règne de la philosophie de Locke. Kant lui-même s'est servi de ce même
terme, et, par là, comme Hutcheson, il a fait, sans s'en douter, une
place immense à l'empirisme dans l'idéalisme apparent ou réel qu'il
croyait fondera
Les sens internes ou externes expliquent donc toute la connaissance
humaine. Hutcheson en convient, mais il veut sauver l'idée du beau et
l'idée du bien. 11 le veut, mais, s'il est possible, sans compromettre le
système. C'est là le nœud de la difficulté; là aussi est l'artifice, l'invention
propre d'Hutcheson. Pour comprendre la juste mesure de son origina-
lité, comment il se sépare de Locke et en même temps lui demeure
fidèle, il faut se rendre compte d'une distinction qu'il a introduite dans
la sensibilité, celle des sens directs et des sens réfléchis.
Les sens extérieurs nous fournissent immédiatement certaines don-
nées qui sont les idées de la sensation ; le sens intérieur ou la conscience
nous fournit également certaines données immédiates qui sont les idées
de nos opérations. En même temps que les sens atteignent directe-
ment leurs objets propres, à côté d'eux, dans l'ample sein de la sen-
* Voyei la i" série de no5 Coars, t.V, leç. iv*, p. 76.
77
610 JOURNAL DES SAVANTS.
sibilité, sont d autres seos, cachés mais réels, qui n entrent pas d'abord
en exercice, qui ne prennent jamais Tinitiative, mais qui mêlent leur
action à celle des autres sens, et apportent leur part distincte et effec-
tive à la connaissance humaine. Ce sont des sens comme les premiers ;
leurs produits sont aussi des sensations; le système de Locke u a donc
rien à craindre : Hutcheson ne le contrarie pas, il le secourt, il
rétend, il le développe. D*un autre côté, ces sensations nouvelles,
bien quelles soient toujoiu's des sensations, ont aussi des caractères
qui leur sont propres; non-seulement elles difièrent des premières
en ce qu'elles sont indirectes et subséquentes, mais elles ep diffèrent
en ce quelles ont d autres objets, et ouvient à Tesprit humain
d'autres perspectives, un autre monde. Ainsi le sens extérieur atteint
directement dans cette rose, sa forme, ses couleurs, ses diverses qua-
lités. Ce sont là des sensations primitives et directes; où celles-là
manquent nulle autre nest possible; mais quand celles-là ont lieu,
à leur suite il en vient une autre indirecte et subséquente , une sen-
sation particulière qui nous donne une idée particulière , celle de la
beauté de cette rose. Le sens externe nous apprend que cette rose a
telle ou telle forme, telle ou telle couleur, telles et teÛes parties ainsi
arrangées; un autre sens nous dit que ces formes sont belles, que ces
couleurs sont belles, que cet arrangement de diverses parties est beau.
De même, quand on fait sous mes yeux, ou quand je fais moi-même
une certaine action, le sens externe ou le sens interne me donnent di-
rectement la sensation et Tidée de cette action; ils m'attestent que cette
action dont je suis le spectateur ou fauteur m'est agréable ou désagréable
en ce moment. Puis un sens réfléchi , intervenant au milieu de faction
des sens externe ou interne , me suggère indirectement une autre sen-
sation, laquelle à son tour me donne une autre idée qui n'est pas
celle de la peine et du plaisir, mais fidée du bien et du mal, du juste
et de f injuste, caractères extraordinaires et mystérieux qui avaient
échappé à la prise directe , à la perception immédiate du sens externe
et interne et que nous révèle le sens réfléchi. Ce sens nouveau, Hut-
cheson l'appelle le sens du bien et du mal , de fhonnète et du déshon-
nête, du juste et de finjuste, et il appelle sens du beau celui qui nous
donne l'idée du beau.
Esquisse de métaphysique, p. 1 1, chap. i, J 3. ull y a deux sortes de
sensations, l'une primitive et directe, prima et directa, l'autre réfljéchie
et subséquente, rejlexa et subsequens.)) — S 5. «La sensation subsé-
quente et réfléchie suggère certaines idées à f esprit pendant qu'il
est occupé d'objets préalablement perçus, quœ menti in res prias per-
OCTOBRE 1846. 61!
ceptas conversœ occurrunt m Ce langage nest pas très-clair, mais mainte-
nant on le doit comprendre. Plusiem^ fois , dans ce même chapitre ,
Hutcheson appelle cette sorte d*idées, idées qui accompagnent les sen-
sations proprement dites, Tf^5en5a(ionfmcomîtonte5. Ces idées ressem-
blent amL sensations ordinaires en ce qu* elles s'élèvent comme elles in-
volontairement en nous.
Dans cette analyse embarrassée , dans ces sens réflexifs et subséquents,
entrant en exercice à la suite des perceptions des sens extérieurs ou
de la conscience, et nous suggérant indirectement mais nécessairement
des idées d un tout autre ordre en vertu de la constitution de la nature
humaine^ il est impossible de méconnaître ces suggestions et inspira-
tions naturelles , ces principes du sens commun , que Reid a depuis si
bien mis en lumière, et que Técole écossaise s'est complu à établir à
la tête de toutes les parties de la science philosophique. C'est Hutche-
son qui les a introduits. Reconnaissez encore à cet autre signe le père
de récole écossaise: il indique en général les principes du sens commun,
mais il ne cherche pas k en donner \me liste exacte et complète, h les rappor-
ter nettement aux facultés auxquelles ils sont attachés : il se contente de
déclarer qu'il y en a un très-gratid nombre : harum plara sani gênera.
On croit entendre déjà Beattie, et nous pourrions aussi devancer les
réclamations de Priestley; mais n'anticipons pas sur la marche du
siècle et de l'école; restons où nous sommes, c'est-à-dire au point de
départ.
Rendons cette justice à Hutcheson que, lorsqu'il arrive au beau 'et
au bien , ses idées deviennent plus nettes et plus précises. C'est qu'il
est là sur son terrain véritable. Hutcheson était, avant tout, un esprit
sensible et délicat, nourri du commerce de l'antiquité, formé par eUe
au goût de la vraie beauté, et en même temps un noble cœur auquel
il a suffi de consillter ses instincts et 5es habitudes pour ne pas réduire
la vertu à l'intérêt. AUssi, déjà même dans sa métaphysique, met -il
au premier rang des sens réfléchis le sens du beau et celui de Thon-
nête. Esquisse de métaphysique , ibid. «De tous les sens réfléchis, Je pre-
mier est ce sens du beau et de l'honnête qui juge, comme du haut d'un
tribunal i nos plaisirs, nos pensées, nos actions^ nos vœux, nos des-
seins , nos sentiments , décidant souverainement de l'honnêteté , de la
beauté, de la convenance, de la mesure en toutes choses Le
pouvoir qu'a l'âme de porter ces jugements est un pouvoir désîntéi'essé,
iiinàia et grataita. On ne peut l'expliquer ni par la coutume et l'éduca-
tion, .^i par les avantages que nous y trouvons, car souvent nous ju-
geons une action d'autant plus honnête qu'elle nous est plus dangereuse
77-
OCTOBRE 1846. 613
mière partie des Recherches : i** Caractères de Tidée du beau; a® ori-
gine de cette idée; 3® éléments constitutifs de la beauté.
1* Des caractères de l'idée du beau. — L'idée du beau est immédiate.
Quand Hutcheson s'exprime ainsi, il ne veut pas dire qu'elle a précédé
l'exercice des sens et de la conscience, car il la déclare subséquente à
cet exercice; mais elle est immédiate en ce qu'elle n'est pas le produit
de la réflexion et du raisonnement.
Recherches, partie I**, chap. i", S 12 ^ a La beauté nous frappe dès
la première vue, et la connaissance la plus parfaite ne saurait ajouter à
ce plaisir. Elle peut seulement, ou y enjoindre un second fondé sur la
raison , ou produire cette espèce de joie intérieure que nous sentons
en voyant augmenter nos connaissances^.» S i3. «Les idées que la
beauté excite dans notre âme nous plaisent nécessairement et immé-
diatement de même que les autres idées sensibles. Il n'y a ni résolution
de notre part, ni aucune vue de profit ou de dommage qui puisse alté-
rer la beauté ou la laideur d'un objet. Car, comme dans les sensations
extérieures, aucune vue d'intérêt ne nous peut faire trouver un objet
agréable, et qu'aucime crainte d'un mal, distingué de la douleiu» qui
accompagne immédiatement la perception, ne saurait nous le faire
haïr; de même quelque récompense et quelque châtiment qu'on pro-
pose aux hommes, on ne viendra jamais à bout de leur faire aimer un
objet hideux et de leur en faire éviter un qui leur plaise. On peut bien
les forcer par là à dissimuler leurs sentiments , à fuir l'un et à recher-
cher l'autre en apparence; mais on n'empêchera jamais que les senti-
ments et les perceptions qu'ils ont des objets ne soient toujours essen-
tiellement les mêmes ^ »
Hutcheson insiste longuement sur le caractère désintéressé de l'idée
du beau. S i4. «Le plaisir* que la beauté produit en nous est tout
à fait distinct de cette joie que nous sentons à la vue de quelque
avantage. Combien de fois ne nous arrive-t-il pas de négliger ce qui est
utile et convenable pour obtenir ce qui est beau , sans nous proposer
d'autre avantage dans cette poursuite que le plaisir qui accompagne les
idées que l'objet excite en nous. Cela prouve que, quoique nous puissions
rechercher ce qui est beau par amour-propre et dans la seule vue de
nous procurer des plaisirs qui nous flattent, ainsi qu'il arrive à l'égard
' Je me sers de la traduction française (Amsterdam, 1749)1 parce qu*elle est
très-répandue, bien qu'elle soit au-dessous du médiocre. Elle a été faite, dit le tra-
ducteur, sur la à* édition anglaise; et pourtant elle ne donne ni l'excellente préface
de la 3* édition qui est soUs nos yeux, ni la fin de Touvrage qui contient sa partie
politique. — ' Trad. fr. t. I", p. 21. — ' Ibid. p. ai-aa. — * Ihid. p. a3-a4*
614 JOURNAL DES SAVANTS.
de rarcbitecture , du jardinage et de plusieurs autres objets senkbloblef,
il ne laisse pas d y avoir mx sentiment de beauté antérieur à la comî-
dération de ces avantages Le ^ sentiment de la beauté des: ob-
jets est fort différent du désir que nous avons de les possédeir« Ce désir
que nous sentons d^ posséder ce qui est beau peut être cobtrebalancë
par les récompenses et les châtiments ; mais les uns ni les autres n*au-
ront jamais de pouvoir sur le sentiment que noua en avons »
S 1 5 ^. « Si nous n'avions point en nous le sentiment de la beauté i0t de
rharmonie, nous trouverions peut-être les édifices, les jardins, les ha-
bits et les équipages convenables, utiles, chauds ou commodes^ mais
jamais nous ne les regarderions comme beaux » Gh. rv, S 7 ^. «Il
est étonnant que Tingénieui auteur de ïAlciphron ait osé avancer que
toute beauté, en général, n est fondée que sur futilité qu'on découvre
ou qu*on imagine dans l'objet où elle se rencontre. La raison est ^e
f idée de l'utile se présente continuellement A notre equrit lorsque noua
jugeons de la forme des chaises, des portes, des tables et de quelques
autres ustensiles d'une utilité évidente; mais on voit, au contraire,.que,
dans ces objets-là même, on cherche la conformité des parties quoiqu'on
eût pu s'en passer. Par exemple , les pieds d'une chaise ne laisseraient pas
de servir également, quoique d'une forme di£Ek^nte, s'ils avaient la
même longueur» et quoique l'un fût droit et l'autre courbe; l'un tourné
en dedans et l'autre en dehors. Quelle utilité retire-t-on de l'imitation
des ouvrages de la nature dans l'architecture ? Pourquoi un jûlier qui
tient des proportions du corps humain nous pkut-il davantage qu'un
autre? Ce pilier est-iJ destiné au même usage que f homme? A quoi bon
imiter les autres objets naturels et réguliers dans rentabiement? N'est-
ce pas parce que l'imitation nous plaît partout où elle se trouve in-
dépendamment de l'avantage que nous pouvons en tirer? L'homme
n'aime-t-il que la figure des animaux dont il espère recevoir de l'utilité ?
La figure d'un cheval ou d'un bœuf peut bien être un gavant des services
que le propriétaire a droit de s'en promettre; mais sera-t-il le seul à être
charmé de la beauté de ces animaux? Ne découvre-t-on pas de la beauté
dans les plantes , les fleurs et les animaux dont l'usage nous est in-
connu? »
L'idée du beau est universelle. Chapitre vi, 5 4. uPour montrer*
que ce sentiment est universel, il suffît de faire voir que tous les
hommes aiment mieux funiformité dans le sujet le plus simple que
' Trad. fr. t. I", p, ai. — ^ Ibid, f. a 5-26. — ' Ibii. p. 86-87. — * Ibid.
p. i4o.
OCTOBRE 1846. 615
son contraire, lors même quils n'en espèrent aucun avantage
Voyons^ si jamais quelqu'un a été privé de ce sentiment. On a fait
quelques essais dans les exemples les plus simples de Tharmonie,
parce que, dès qu'on rencontre une oreille incapable de goûter les
compositions complexes telles que sont nos airs, on ne se donne plus
la peine de les lui faire sentir. Mais il n en est pas de même dans les
figures, et l'on n'a jamais vu un homme choisir de propos délibéré un
trapèze ou quelque courbe irrégulière pour en faire le plan de sa mai-
son, ou négliger le parallélisme et l'égalité dans la construction des mu-
railles opposées, à moins qu'il n'y ait été obligé par quelque motif de
convenance. De même on ne s'est jamais servi de trapèzes ou de courbes
irrégulières pour les portes ou les fenêtres, quoique ces figures eussent
pu également être employées au même usage, et souvent épargner aux
ouvriers du temps , du travail et de la dépense. Malgré la bizarrerie qui
règne dans les modes, il ne s'en est jamais imaginé aucune où l'on n'ait
pu remarquer quelque symétrie, ne fût-ce que dans la ressemblance des
deux côtés du même habit et dans quelque convenance avec la figure
du corps. Les grotesques ont toujours une beauté relative fondée sur
leur ressemblance avec des objets, qui souvent sont beaux dans leur
origine Qui ^ jamais s'est plu dans l'inégalité des fenêtres d'un
même étage, ou dans celle des jambes, des bras , des yeux ou des joues
d'une maîtresse?»
a* De l'origine de l'idée du beau. — Hutcheson réfute à merveille la
fausse origine que fécole sensualiste donne à fidée du beau. Il fait jus-
tice de cette pem* ridicule des idées innées qui méconnaît l'idée natu-
relle de la beauté. Il reprend à ce sujet la polémique de Shaftesbury
contre Locke. S 8. « Rien * n'est plus ordinaire à ceux qui rejettent avec
M. Locke les idées innées que d'alléguer que le plaisir que nous goûtons à
la vue de la beauté et de l'ordre n'a d'autre principe que l'utilité, la
coutume et l'éducation , sans qu'ils apportent d'autres preuves de leur
sentiment que la variété des idées qu'on remarque parmi les hommes;
doù ils concluent que nos idées ne naissent point de la faculté natu-
relle d'apercevoir ou du sens qui est en nous*. » — $ lo *. «On obser-
vera une fois pour toutes qu'un sens intérieur ne présuppose pas plus
une idée innée que celui qui est extérieur. Ils sont tous deux des facul-
tés naturelles d'apercevoir, ou des déterminations de l'esprit à recevoir
nécessairement certaines idées à la vue des objets.» — Chap. vu,
' Trad.fr.t.l",p. i4i-i4a.— ' Ibid.p. i43. — * /6ii p. lAg.— * U faultraduire:
d'une faculté naturelle de perception ou d'un tens qui soit en nous. — * Ihid. p. i5a.
616 JOURNAL DES SAVANTS.
$ 1 . « Bien des gens prétendent que la coutume , Téducation et l'exemple
sont la cause du goût que nous avons pour ce qui est beau. . . Mais je
vais montrer qu'il y a dans nous une faculté natiu'elle d'apercevoir ou
un sens de beauté antérieur à la coutume, l'éducation ou l'exemple^ »
« La ^ coutume ne donne aucun sens nouveau La coutume ^
peut très-bien attacher l'idée d'une crainte religieuse à certains édifices,
mais elle ne fera jamais recevoir ces sortes d'idées à un être naturelle-
ment incapable de craindre Jamais * elle ne fera aimer à un
aveugle les objets à cause de leur couleur, ni à un homme qui n'a
point de goût les mets à cause de leur délicatesse Jamais^ la cou-
tume ne nous ferait trouver agréables les liqueurs et les remèdes qui
irritent et qui enivrent, s'ils n'étaient pas tels au goût. De même, si nous
n'avions point un sens naturel de la beauté, la coutume ne nous eût
jamais fait imaginer de la beauté dans les objets, comme elle ne nous
eût jamais fait goûter les charmes de f harmonie, si nous eussions été
sans oreilles. La coutume peut nous rendre capables d'avoir des idées
plus complètes de la beauté des corps ou de Tharmonie des sons , en
augmentant notre attention et la faculté d'apercevoir qui est en nous,
mais elle paraît plus capable d'affaiblir que de fortifier les idées du
beau ou les impressions agréables que les objets réguliers font sur nous.
Serait-il possible autrement qu'une personne sortît en plein air par un
beau soleil ou pendant une nuit fort claire, sans éprouver ces trans-
ports que Milton nous peint dans nos premiers parents au moment de
leur création? La coutume peut aussi nous aider à découvrir plus aisé-
ment l'usage d'une machine composée et nous en faire connaître l'uti-
lité, mais elle ne saurait jamais nous la faire imaginer comme belle, si
nous n'avions aucun sentiment naturel de la beauté. Nous pouvons de
même , avec son secours , découvrir avec plus de facilité la vérité des
théorèmes composés, mais nous éprouvons que leur beauté nous
frappe aussi vivement dès la première fois qu'après les avoir examinés
avec plus d'attention. Elle nous rend aussi plus capables de retenir et
de comparer les idées complexes, et, par conséquent, de discerner cer-
taine uniformité plus compliquée qui échappe à ceux qui ne sont point
encore versés dans aucun art; mais tout cela suppose un sentiment
naturel de beauté fondé sur Tuniformité. »
« L'eflet^deréducation est de nous attachera des opinions quelquefois
vraies quelquefois fausses, et de nous faire souvent regarder des objets
\ Trad. fr. t. I". p. 169. — ' Ibid. — ' Ibid. p. 160. —* Ibid. p. 161. — ' Ibid.
p. 162-164, — • Ibid, p. i65.
OCTOBRE 1846. 617
qui n ont aucune qualité réeUe comme la cause du plaisir ou de la dou-
leur que nous ressentons. Elle 'fait encore que certaines associations
d*idées, qui ont été produites volontairement ou par hasard, ne peu-
vent s efiacer qu'avec la plus grande peine. C*est à elle qu'on doit attri-
buer lantipathic de certaines personnes pour l'obscurité, pour certains
mets , et pour certaines actions indifférentes , ainsi que la sympathie
mal fondée qu'on remarque dans quelques autres; mais, dans ces
exemples, l'éducation ne nous fait jamais concevoir des qualités que
nos sens sont naturellement incapables d'apercevoir On^ n'a ja-
mais vu un aveu^e-né aimer ou haïr un objet à cause de sa couleur. Il
peut avoir entendu mépriser une couleur et la concevoir comme une
qualité sensible tout à fait différente des autres sens; mais c'est tout. De
même, im homme, qui naturellement n'a aucun goût, ne saurait re-
cevoir l'idée de ce sens par le secours de l'éducation L'éduca-
tion^ d'un Goth peut bien lui persuader que l'architecture de son pays
est la plus parfaite , et la haine qu'il a conçue contre les Romains lui
faire de même attacher quelques idées désagréables à leurs édifices, et
l'exciter à les démolir, mais jamais il n'eût été sujet à de pareils pré-
jugés s'il n'avait eu aucun sentiment de la beauté. Un aveugle a-t-il ja-
mais raisonné sur la préférence que mérite la pourpre ou l'écarlate?. . .
La connaissance de î'anatomie, l'étude de ia nature, une observation
exacte de l'air du visage et des attitudes du corps qui accompagnent
le sentiment, les actions et les passions, peuvent nous mettre en état
déjuger de la justesse de l'imitation; mais si nous n'avions aucun sen-
timent naturel de la beauté qui s'y trouve, nous n'en serions pas
plus touchés que de l'arrangement d'une centaine de cailloux jetés au
hasard »
Il suit de là que la faculté qui nous donne l'idée du beau ne peut être
confondue avec aucune autre, que c'est un sens différent des autres, et
surtout des sens externes et physiques Ibid. $10. «On pour-
1 ait ^ appeler les idées que nous avons de la beauté et de l'harmonie,, per-
ceptions des sens extérieurs de la vue et de l'ouïe , mais il faut bien les
distinguer des autres sensations qui appartiennent également à la vue et
à l'ouïe et que les honunes peuvent avoir sans aucune perception de la
beauté et de l'harmonie ... a Une autre raison qui nous empêche d'at-
tribuer Vidée du beau aux sens extérieurs, c'est que, dans quelques au-
tres perceptions, où ces sens ont très-peu de part, nous découvrons
encore de la beauté, par exemple, dans les vérités universelles, dans
' Trad. fr. 1. 1" p. 166. — ' Ibid. p. 167. — ' Ibid. p. i4.
78
618 JOURNAL I^S SAVANTS.
les «anses générales , et dmoi queltpnes principes applicables à un grand
nombre d'objets*^. . . Puisqu'il y ^ a tant de acuités différentes d*aperce*
voir, et puisque les perceptioas ies plus par&ites des sens «xiërieim ne
produisent pas le même plaisir qu'une p^sonoe de bon goût tn)uve
dans la beauté ou dans rhaimonie, on peut, avec raison, désigner par
un àutns nom ces perceptions plus subtiles et plus a^^ables qui pro.-
viennent de ces deux qualités , et appeler la faculté que nous avons de
recevoir ces swtes d'impressions , sens intérieur. La différence gu'on
remarque entre les perceptions suffit pour autoriser Ttisage d'un nom
différent, surtout lorsqu'on a soin d'en fixer la signification, a
On le vok, Hotoheson a comme l'air de demander grâce pour la li-
berté qU'ii prend de distinguer le sentiment du beau des autres seo*
sations, mais c'est toujours k la sensibilité qu'il rapporte la percep-
tion particulière de la beauté. «C'^st^, dit-il, à juste titre qu'on donne
le nom de sens à cette faculté supérieure d'apercevoir, puuque, sem-
blabie aux autres sens oHe procure un plaisir tout à fait différent de
celui qui provient de la oonnaissanoe des principes des proportions ,
des causes ou de l'usage des objets.
S"" Reste à savoir en quoi ^xmsiste la beauté, qudles sont ies qua-
lités qui, se rencontrant dans im-obj«t, le font beau, et plus ou moins
beau, selon que cet objet les possède plus ou moins.
Après avoir distingué la beauté naturelle qu'il appelle absolue, de la
beauté d'imitation qu'il appelle rdalsive ou comparative, Hutcbeson
trouve les éléments essentiels de l'une et de l'autre dans l'accoid de
la variété et de Tunilé qu'il nomme improprement unifoitnité.
Chap. Ti, $ 3. «Il semble* que les figures les plus propres à exciter en
nous ridée de la beauté sont celles dans lesquelles l'uniformité se trouve
jointe à la variété Ce que nous appelons beauté dans les objets,
à parler méthodiquement, paraît être en raison composée de l'imifor-
mité et de la variété , de sorte que là où Tuniformité des corps est
égale, la beauté s'y découvre à proportion de la variété et vice versa.
Ceci s'ëclaircira par des exemples . » '
Hutcheson cite d*abord des exemples empruntés aux figures de la
géométrie; puis il passe à la beauté naturelle. Ibid. S 5. «L'idée^ que
nous avons de la beauté qui règne dans les ouvrages de la nature a
le même fondement. On remarque dans chacttae des parties de funi-
vers que nous appelons belles, une uniformité surprenante jointe à une
• Trad. fr. t. V\ p. 17-18. — * Ibid. p. 19-20. — ' Ibid. p. 32. — * Uni. p. 33.
— " [bid, p. 37.
OCTOBRE 1846. 619
variété presque infinie, d Hutcheson passe en revue Jes principaux ob-
jets de la nature sur lesquels il vérifie sa théorie. U l'applique ensuite
aux créations de Tari. Chap. nu $ 8. «On peut^ observer la même
chose dans tous les ouvrages de Tart, sans en excepter même les us-
tensiles les plus communs, car on trouve que la beauté de chacun
d'eux dépend uniquement de l'uniformité et de la variété sans lesquelles
ils paraissent mesquins, irréguliers et difformes.»
Hutcheson termine dignement ses recberdbts sur la beauté en las
rattachant k la théodiccc? il établit que la beauté des objets et des êtres
créés, n étant autre chose que la variété sans cesse ramenée à Fnnité,
témoigne d'une régularité universelle où il est impossible de ne pas
voir l'œuvre d'une cause intelligente. Partout est le beau à quelque
degré, et toute beauté est une combinaison r^^ière; il y a donc
partout un dessein manifeste, une providence. La force de cet argu-
ment augmente à proportion de la beauté qui se rencontre dans la
nature. Plus une machine qui fonctionne est compliquée, plus on
est obligé de supposer une sagesse profonde dans sa cause , suivant
la multiplication des parties et la convenance de leur structure» alors
même qu'on aperçoit mal ou qu'on ignore entièrement l'intention du
tout. La mesure de la beauté étant le rapport de la variété à l'unité,
il y a d'autant plus de beauté dans la nature que nous voyons un
grand nombre d'effets utiles ou agréables résulter d'une cause gé-
nérale. Qui est-ce qui ne trouve pas plus de perfection et de beauté
d.ans une horloge qui marque les heures, les minutes, les secondes,
les jours du mois, à l'aide d'un seul ressort ou d'un seul poids, que
dans une machine qui ne produit le même effet et ne satisfiiit aux
mêmes fms que par des mouvements plus composés ? Or l'étude de la
nature nous découvre plusieurs exemples de causes universelles, de
principes d'une simplicité admirable. Entre autres exemples, Hutcheson
rite la gravitation. Chap. v, $ ai. aLe^ principe uniforme de gravité
retient tout à la fois les planètes dans leurs orbites, unit les parties de
chaque globe et raffermit les montagnes ; élève les vagues , les abaisse
(le nouveau et les arrête dans leur lit; délivre la terre de son humidité
superflue en faisant couler les rivières; élève les vapeurs par le moyen
de son influence sur l'air et les fait retomber ensuite en foitne de
pluie; procure une pression uniforme à notre atmosphère ^ pression
nécessaire à nos corps en général, mais encore plus à la respiration,
et nous fournit un mouvement universel applicable à une infinité de
' Trad. fr. t. V\ p. 71. — * ttfi p. i3o.
78.
620 JOURNAL DES SAVANTS.
machines. Cette mécanique n*est-eile pas incomparablement plus belle
que si Ton supposait dans la Divinité autant de volontés que d'effets
particuliers, dont chacune prévint quelques-uns des maux accidentels
qui émanent de cette loi générale? On pourra follement s imaginer que
cette dernière manière d'opérer nous eût été plus avantageuse et n'eût
point distrait la toute-puissance ; mais alors l'univers eût été privé de la
beauté qu'on y remarque, et les hommes n'eussent trouvé aucun plai-
sir dans la contemplation de ce spectacle qui leur est maintenant si
agréable. Il n est personne qui n'aime mieux être exposé aux maux
inséparables de l'humanité, que de ne pas jouir de cette forme harmo-
nieuse qui a été une source inépuisable de plaisirs dans tous les siè-
cles. )) Nous pouvons ici reconnaître la belle âme que M. Leechmann
nous a peinte , attentive et infatigable à s'élever elle-même et à élever
ses auditeurs ou ses lecteurs à l'idée d'une divine providence. La
beauté lui en était une occasion bien naturelle. Hutcheson la saisit
avec empressement , et comme la femme sacrée de Mantinée dans le
Banqaet ^ de Platon , de beautés en beautés il remonte à leur type im-
mortel et s'y arrête avec complaisance. Nous n'avons pas eu le courage
de l'interrompre; il faut pourtant revenir au point de départ, aux trois
questions sur lesquelles nous avons successivement fait connaître la
doctrine du philosophe écossais.
Nous commencerons par la dernière , et même nous en dirons fort
peu de chose.
La théorie qui fait consister le beau dans l'accord de l'unité et de la
variété n'est pas nouvelle. Plotin, dans l'antiquité, a déjà exposé cette
théorie, et il n*est pas le premier à qui l'idée en fût venue. Hutcheson
a du moins le mérite de se l'être appropriée, en l'appuyant sur une mul-
titude d'exemples qui la confirment ou qui l'expliquent. Quoiqu'il y ait
plus d'une beauté , par exemple celle d'un acte héroïque , celle d'un vers
d'Homère ou de Corneille, où le mélange d'unité et de variété semble
assez difficile à saisir, cette théorie est néanmoins, parmi toutes celles
que les philosophes ont inventées pour déterminer les caractères intimes
de la beauté , la plus raisonnable et la moins contraire à l'expérience ^.
Restent les deux autres questions, toutes différentes de celle-là, et
qui ne sortent pas des bornes de la psychologie , à savoir : quels sont les
caractères, non pas de la beauté en soi, mais de l'idée que nous en
avons, et quelle est l'origine de cette idée?
' Voyez le lome VI de notre traduction de Platon. — * Voyez la i** série de nos
Cours, t. II, i3' leç. : Da beau dans les objets, p. i55.
OCTOBRE 1846. 621
Sur le premiei' point, nous partageons pleinement et sans réserve
Topinion d'Hutcheson. Nous tenons, comme lui, que Tidée du beau
nous est donnée immédiatement . qu elle est universelle et néccsssaire ,
et qu'elle est désintéressée.
Sur le second point, nous diviserons en deux parties Topinion du
philosophe écossais : la première, qui est négative et réfutative; la se-
conde , qui est positive et systématique.
D serait injuste de ne pas insister sur la partie négative, qui est la
partie vraie et durable de la théorie d'Hutcheson. Le mérite qui Ta
d*abord recommandée et qui la recommandera toujours est d avoir dis-
tingué la faculté qui perçoit la beauté des deux facultés qui, au com-
mencement du xvni' siècle , étaient en possession de composer Tâme
tout entière, l'entendement qui perçoit les vérités abstraites et générales,
et la sensibilité physique qui nous donne des impressions agréables ou
pénibles.
La beauté est vraie sans doute , mais elle n*est pas seulement la vé-
rité; elle est quelque chose de plus; elle est et s'appelle la beauté. Si
die n'était que la vérité, la vérité la plus certaine serait la plus grande
beauté; les types du beau parfait seraient les axiomes de la géométrie;
la beauté se démontrerait comme un problème de mathématiques, et
le goût se confondrait avec le raisonnement. Or rien n'est plus faux.
Dire, en entendant une belle musique: Sonate, que me veux-tu? ou
bien : Qu'est-ce que cela prouve? en voyant couler des larmes au récit
d'un trait de bonté ou de grandeur d'âme, sont des propos de géomètre
en délire qui prétend réduire toutes nos facultés à la seule qu'il emploie.
D'un autre côté, les sens ne rendent pas compte davantage de Tidée de
h beauté. Le beau est presque toujours agréable, mais lagréable n'est
pas toujours le beau. Rien de plus agréable que les odeurs et les sa<
veurs : ce sont les sensations les plus vives et les plus pénétrantes, et
pourtant les objets qui les excitent en nous n'ont jamais été, à ce titre
seul, appelés beaux, pas même au plus faible degré. Non-seulement le
beau diffère toujours de l'agréable, mais , quelquefois même, il se mêle
aux impressions les plus pénibles qui le relèvent au lieu de Tétouifer.
Âia vue d'un naufrage, le trouble de mes sens peut aller jusqu'à l'hor-
reur, et néanmoins ce spectacle est beau. La voix formidable de TOcéan
répondant à celle du tonnerre , de rapides éclairs sortant des sombres
flancs des nuages, les flots qui s'amoncellent et se précipitent, et même
ce canon d'alarme qui se fait entendre de loin en loin dans l'espace
immense; que dis-je? les approches solennelles du moment suprême
pour des créatures semblables à moi, tout cela excite dans mon âme
622 JOURNAL DES SAVANTS.
une émotion grande et sévère qui, certes, n'a rien à démêler arec les
plaisirs des sens, et cependant m'attache, par un cbarme secret, à ce
triste et magnifique spectacle. Au moral aussi, le sublime est souvent
en contradiction avec l'agréable. Supposez sous vos yeux le spectacle
de D'Assas, environné de baïonnettes, et, les flancs déjà déchirés,
s'écriant : «A moi, Auvergne! ce sont les ennemis.» Ce cri de mort
vous pénètre à la fois d'horreur et d*admiration. Sont-ce les sens qui
éprouvent ou qui vous donnent l'émotion dont votre âme est saisie?
Non, la natme physique souffre et frémit; c'est l'âme, l'âme seule, qui
ressent un plaisir mélancolique et sublime dont la physiologie n'a point
le secret.
Le beau ne s'explique donc ni par le raisonnement ni par la sen-
sation. Quelle leçon pour l'art, s'il sait la comprendre! Hutcheson eût
pu la tirer de sa théorie et rappeler à leur véritable mission le poète ,
le peintre ou le statuaire qui, confondant le beau avec l'agréable, s'a-
dressent aux sens plutôt qu'à l'âme. D y a, dans les arts aussi, une école
sensualiste qu'il appartient à la vraie philosophie de combattre. Hut-
cheson cite phisieurs fois VHamkt de Shakspeare , fe Paradis perdu de
Milton, et ce morceau admirable appelé le Penseroso, Il eût pu faire
remarquer que des beautés de cet ordre supposent en ceux qui les
produisent une âme profonde et une autre philosophie, instinctive
ou développée , que celle des sens et du raisonnement. Il faut au moins
savoir gré à Hutcheson d'avoir séparé le beau de l'agréable et les plai-
sirs du goût des plaisirs des sens. Mais, puisque le beau nous est une
source de plaisir, et que le plaisir appartient à la sensibilité, la sensi-
bilité physique ayant été écartée, il reste qu'on rapporte le plaisir de
la perception de la beauté à une autre sensibilité, à un pouvoir de
Tâmc, seiisitif aussi, mais d'un ordre particulier et plus relevé. Rien de
plus fondé, et, jusque-là , Hutcheson ne s'est pas trompé. Où donc com-
mence Terreur, et en quoi consiste le vice de la théorie du sens du beau?
La perception de la beauté est ^ un fait complexe qui comprend
deux éléments bien différents, l'un intellectuel, l'autre sensitif, celui-
ci qui est une idée et un jugement avec tous les caractères du juge-
ment et de l'idée, celui-là qui est un sentiment avec les caractères bien
connus du sentiment. Cette distinction est à la fois la justification et
la condamnation de la théorie d'Hutcheson. Justifions-le d'abord pour
le condamner après.
* i" série lie nos Cours, l. Il, a* parlie, Du fceau, Irr. 1 1', De Vidée du beau;
1er. la', Du sentiment du beau, p. ia3-i5o.
OCTOBRE 1846. 623
En même temps que je juge que cet objet est beau , que ce cieJ
étoile est magiu&que. que cette fleur est charmante, que la poésie
d*Homère et de Virgile , cooifn« celle de Dante , de Miiton , de Cor-
neille et de Racine, possèdent une beau4;é immortelle; en même temps,
dUs-je, que je porte ce jugement, nesst-îl pas vrai que mon cœur est
ému, que j'éprouve à cette vue ou à cette lecture une émotion, un
sentiment ^ un plaisir exquis , mais réel à ce point que mon .cceiu*
s épanouit oi* se resôerre, que mes yeux s enflamment ou répandent
des larmes, et que tout mon être e^ ébranlé? Hutcheson a dpnc 4^u
raison de prétendre que , dans la perception du beau, à la suite de h
sensation, de Timpression des sens« lame éprouve un sentiment qui, à
ce titre, suppose une cause analogue à lui-même, et par conséquent
un pouvoir sensitif qui n est ni la sensibilité physique ni le pur juge-
ment.
D*autre part, le sentiment du beau n épuise pas toute la perception
de la beauté. Il y a là un second élément inséparable du premier, mais
qui en est esseatiellemeittilistinot; cet autre élément, c est le jugeQieni.
Sentir est une chose, juger en est une autre. Toutes les langues expri- '
ment celte différence ; le sens commun la recueille et une s^aine psy-
diologie ne doit pas labandonner. Je ne isens pas seulement qu*Hoiâère
est un grand pocte, je juge qui! Test. Le jugement est un; il persis^
le même, quelles que soient notre santé, notre humeur, la disposi-
tion de notre imagination et de notre âme. Il n*en est pas ainsi du
sentiment; il est variable, il dépend de mille causes extérieures ou
intérieures. Un nuage dans le ciel, le plus léger trouble de la santé,
un caprice de l 'imagination se réfléchissent dans la sensibilité. Pa^
tous les temps, je juge que TApollon est beau; je na ie sans ipa$ (le
même dans un beau jiour ou diaod un j^ur sombre, si je sws triste ou
serein, bien portant ou malade. Le sentinnenjt leM moins n^phile qMe
la sensa^n, mais il est mc^Hc ei>core« pari) en dépend. Le j^efnç^^t
que je porte exprime une vérité qui ne 4n*appartiekn.t pas; cett^Yérité
me parait la règle nécessaire et légitime du jugement des autres conpyojie
de traon propre jugomejii. Si qiielqu un vient me dire que TÂpQllpf^ .^ ^
laid, qu'Homère est tio mauvais^ ipoëte, elc; je tiens œt b^nime poa^
un insensé et je lui impose moa Jugemejot. Mais je m lui ii^ifiç^'p^is
de muême mon sentiment, parce que m^n /sentiment se rapport à .un
état jde sensibilité qui ne peut èktc le même dans ies ai^c^ ^lt 4ans
' Sur la ibéorîe du sentiment, voyez aussi, i** série, t. I*, p. 36 1 ; t. U, toute la
leçon Sar le mysticisme, p. g6*i2<>; Da beau, p. laS, etc.; ^ him, p. 96g, elc«;
Réiumi, p. oSo; i. III, p:t£,.p. 16, etc..
624 JOURNAL DES SAVANTS.
moi, puisque, dans moi-même, il n'est pas constant. Le sentiment tan-
tôt languit et tombe presque à rindiCFérence; tantôt il monte jusquà
l'enthousiasme; mais Fenthousiasme ne dure pas toujours. Séparez le
sentiment du jugement, vous lui ôtez son appui, vous livrez le goût à
une instabilité sans remède. Alors il n y a plus de règles qui puissent
être rappelées légitimement â tous les artistes, puisqu'il n'y a pas d'idée
du beau qui soit commune à tous les hommes. Toute unité, toute me-
sure commune a péri; il ne reste qu'une diversité nécessaire et infinie :
nul n'a tort de sentir comme il sent, et nul non plus na raison contre
un autre de sentir autrement que lui. Tout est beau, tout est laid sui-
vant les dispositions d'une sensibilité capricieuse; il n'y a plus rien de
beau en soi.
On comprend maintenant l'importance du jugement dans la percep-
tion du beau. Ce n'est pas là un élément accessoire, c'est, au conti^re,
l'élément essentiel et fondamental, et c'est le sentiment qui est l'élément
secondaire. Or, si le sentiment suppose en moi ime puissance sensitivc
et afiFective, mon jugement suppose, au même titre, une puissance de
juger, qui intervient dans la perception de la beauté : cette puissance
c'est la raison.
Je dis la raison et non point le raisonnement, car ils difi(h*ent du
tout au tout, comme l'a bien vu Molière :
« El le raisonnement en bannit la raison. »
Le raisonnement part de principes qu'il n'a point faits pour arriver ,
par un certain procédé, aux conséquences qu'il cherchait; il n'atteint
la vérité qu'indirectement à travers l'intermédiaire d'une comparaison.
La raison n'est pas soumise à cette pesante allure. Tantôt elle se sert
du procédé du raisonnement qui est son instrument très-légitime, ainsi
que le mot même l'indique, tantôt elle entre en exercice par la vertu
qui lui est propre, et elle s'élève à la vérité par une intuition directe:
c'est ainsi qu'elle atteint toutes les vérités premières; c'est ainsi qu'elle
atteint le bien ; c'est ainsi qu elle atteint le beau. Elle se manifeste par
des jugements. Le jugement est antérieur au raisonnement; mais, dans
TinteHigence , rien n'est antérieur au jugement, car la plus simple affir-
mation est un jugement. Les premiers jugements de la raison sont in<
décomposables; ils n'ont pas et ne peuvent avoir de principes, car ce
seraient alors des raisonnements : ils n'ont d'autre principe que h puis*
sance même de juger sur laquelle ils reposent,
En général, par une suite fatale de la tradition péripatéticienne, la
OGTOBAE 18&6. 625
j^loiophie écossaise a trop confondu la raison et le raisonnement^;
elle a semblé persuadée que tonte la force de f esprit humain se réduit
è comhiiier ou i abstraire les idées <{u*il reçoit des sens, sans se douter
<]v*il est ainsi une source directe d*idées sioijdes. De là, plus d'une dé-
damitiob contre ia raison <, qui ont •donné un assez mauvais air à ia phi-
losophie écossaise^ particulièrement dans les écrits de Beattie. Faute
de comprendre que toutes nos idées premières, simples, universelles
et néoeasafa«s, si ^hrerses qu'elles soient par rapport à leurs objets,
ont leur «lité dans la raison qui est leur source commune, elle s'est
mise en quête, pour chacune de ces idées, d'^oe fecullé i^éciaie,
ce qui a singulièrement multiplié nos facultés. De plus , ne sachant
trop quels noms donner à toutes ces facahés, et votdant les séparer
fortement du raisonnement, de rabstraction et de la généralisation,
die les a souvent appelées des sens, bien entendu en distinguant ces
sens4À des sens ordinaires^ des sens extérieurs et physiques. Elle s*est
crue d'autant plus autorisée à se servir de cette dénomination , qu'en
coiains cas âos jugements primitifs sont accompagnés d*un sentiment
qui n'est pas une sensation, mais qui, conune elle, prodmt du plaisir
ou de la peine. Or, c'est Teffiet propre du sentiment de couvrir et d'of-
fusquer <kns la conscience l'idée même sans laquelle il ne serait point.
C'est donc le sentiment qui semble caractériser le phénomène entier
et qui lui donne son nom. Enfin k toutes ces causes d'erreur, joignez le
règne d^unepJxBosophie qui mettait dam les sens la souroe de toutes les
idées sans exception. Pour ne pas heurter de front cette philosophie,
on accordera volontiers que fidée du beau et fidée du bien dénvent
des sQos, sauf à distinguer dans la sensibilité deux ordres de sensations:
les sensations directes qui ont pour ^t^fstes les cinq sens et se rappor-
tent aux objets extérieurs, -et laa sensations réfléchies, qui se rappor-
tent à des choses invisibles, et s'accomplissent par des organes parti-
culiers, ^on appelle, sens dû beau et Mas du Ûen , ce qui né trouble
pas lé Système régnant et jA même temps 3alis£nft le goût et la cons-
cieKwse. Telle est Teiq^Ucation 'traie leit impaiAiale; de la lliéorie dHut-
chesQA, de ses Atérî^/^ et de 4ef /<ïéfiMitis«
Hutcheson a très-bien réconnu dans l'âme le sentiment du beau,
avec les plaisirs délicats et désintéressés qui lui sont propres, mais il
n'a pas vu le jugement qui porte tout cela; il n'a pas vu que ce juge-
tnènt est inême antériëui* au' sentiment, ne jRlt-ce qlie de l'intervalle
le Jriùs légét, car 6ri n'aime qtie ce qu'on eotinaft, et' il faut connaître
' €ëlle éoBJusiofi se retrooNre d*ns PàiHeal et dans Rousseau, et en AHemagné daus
M, Jacobi , au moins d^ns ses premiers écrfCs.
79
626 JOURNAL DES SAVANTS.
plus ou moius la beauté pour la sentir. II feiit venir l'idée du beau d'w
sentiment du beau , quand cest Tidée qui précède et le sentiment qur
suit. Les confondant ensemble, il les. rapporte indistinctement à une
seule fiatculté, â la sensibilité, considérée dans son degré le plus élevé.
Ainsi la sensibilité était maintenue comme la source unique de toutes
les idées; la philosophie de Locke n était pas attaquée dans ses fonde-
ments; elle était enrichie et agrandie; aux sens physiques (m ajoutail
seulement d'autres sens doués de fonctions différentes , d'abord un sens
intérieur qui produit la conscience , puis beaucoup d'autres sens du même
genre, plara gênera, parmi lesquels le sens du beau.
Tout portait donc Hutcheson à la théorie à laquelle son nom de-
meure attaché: la philosophie dominante, le besoin d'y rester fidèle,
au moins dans les mots, quand il s'en séparait dans les choses, sur-
tout cette pente si naturelle de l'analyse qui, dans son premier exer-
cice, se prend aux caractères les plus frappants et les plus saillants des
faits. A une première vue le sentiment du beau parait la perception
du beau tout entière. D'ailleurs substituer le sentiment à la sensa-
tion était alors une innovation presque téméraire, dont il faut louer
Hutcheson. En général, pour bien juger le mérite dune théorie, il faut
surtout la comparer avec celles qui ont précédé. Si cette théorie est
un progrès sur le passé, à ce titre elle mérite iestime et une place
dans l'histoire. Plus tard ce qui était un progrès deviendra à son tour
un préjugé par rapport aux progrès qui suivront; et la philosophie s'ac>
croit sans cesse, par le mouvement même des systèmes imparfaits, qui
ont l'air de se détruire, et qui en réalité se développent.
[La suite au prochain cahier^) ^' ^^^^A^-
Théâtre français au Moyen Age, publié dnprès les numascrils de
la Bibliothèque da Roi, par MM. L. G. N. Monmerqué et Fran-
cisque Michel (xi^-iiv* siècle). Paris», Firmîn Didot, 1839,
1 vol. grand in-8° de 67a et xvf pages, sur deux colonnes.
€IMQOlàME ARTICLE \
Adaui de la Halle ne nous a pas seulement laissé le plus ancien
drame franchement original , à qui Ton puisse donner le nom de comédie;
* Voir les précédents articles daas les cahiers du Journal des Savants , des mois de
janvier, février, août et septembre iâ46.
OCTOBRE 1846. 627
on lui doit encore le chef-d'œuvre du théâtre aristocratique au xiii* siècle :
je veux parler du Jeu demi-pastoral et demi-chevaleresque de Robin et
Marion, qu'il composa pour rappeler îes amours de France aux Français
de la cour de Naples, comme il avait, vingt ans auparavant, jeté à
pleines mains l'imagination et la satire dans l^ Jea da mariage onde la
feuillée, pour plaire au puy démocratique de sa ville natale. Adam, en
effet, après sa retraite i Douai ^ suivie peut-être d*un retour de quel-
ques années à A^ras^ accompagna, en 1^83, dans le royaume de
Naples , Robert d'Artois*, neveu de saint Louis, que Philippe lÛ envoyait
près de Charles d'Anjou, pour l'aider â tirer vengeance des Vêpres sici-
liennes. Il est très-probable que le Jea de Robin et Marion servit à em-
bellir les fêtes qui furent célébrées à Naples, en i a84, quand le comte
d'Artois fut déclaré r^ent du royaume et tuteur de Charles IP. Quel-
ques vers que Jean Mados, neveu d'Adam, trouvère de profession
moins expert que son oncle, et calligraphe par occasion*, déposa par un
heureux caprice, à la suite et comme souscription d'un exemplaire
du fameux Roman de Troies^, nous apprennent qu'en ia88 notre
poète avait, déjà depuis quelque temps, cessé de vivre. Nous savons,
de plus, par le Jeu, du Pèlerin'', que le comte d'Artois, moins ingrat
qu'il n'appartenait à sa position, fit élever dans la terre étrangère une
tombe k son ménestrel.
' Les troubles qui furent cause de son émigration et qui divisèrent les bour-
geois, les échevins et le clergé d'Arras entre les années 1270 et 127:1, ne nous
sont pas seulement connus par U Congé d*Adam de la Halle; ils sont encore retra-
cés', avec une grande vivacité, dans une autre pièce contemporaine, les Vers de la
Mort , satire anonyme , mais certainement composée par un trouvère artésieA , en
Ïui M. P. Paris a cru reconnaître Adam. [Catalogue des manuscrits français de la
Hliothèque da Roi, t. III, p. aa8-a36). M. Paris n a cependant pas reproduit
cetle opinion problématique dans Y Histoire littéraire de France. — "C'est ce qu*on
peut inférer d une chanson que notre poète composa près de rentrer dans sa patrie.
Voyez le cahier du Joamal des Savants du mois de septembre i846, p. 553, note&.
Je ne parierai pas d*un séjour qn*Adam aurait (ait en Provence , suivant un de tes
biographes (Archives historiques da nord de la France, t. 01, p. i46). La notice,
agréablement composée, qui contient cette information , est semée de trop de me-
nues erreurs, pour qu'on puisse la suivre avec confiance. — ' Fils de Robert I*,
qui périt si glorieusement au combat de la Massoure. — ^ M. P. Paris avance avec
moins de vraisemblance, comme on le verra dans la suite de cet article, que le Jea
de Robin fut représenté pour la première fois à Arras. (Histoire littéraire £s France,
t. XX, p. 668.) — * Cest-à-dire quand la mauvaise fortune Ty obligeait II avait la
passion du jeu , et il avoue qu*il était t sans cotele et sans suroot » quand il Ht la copie
(lu Roman de Troies. — ^ Cet exemplaire du pocme de Benoit de Sainte-Maure est
aujourd'hui à la Bibliothèque royale, n"* 6987. (Catalogue des manuscrits français de la
Bibliothèque da Hoi, t. lU , p. 1 93. ) — ' V. 45 47.
628 JOURNAL DES SAVANTS.
L'habile trouvère, en mettant sur ia scène les deox figures si gracieuses
et déjà si populaires de Robin et de Marion , ne pouvait faire un choix
plus propre à charmer une cour galante. Ce sujet présente, comme
on sait, la victoire délicate et loyale remportée par une bei^erette sur
un chevalier trop entreprenant. Adam s'inspira de [rihnieurs motets et
pastourelles alors en vogue ^ et surtout d'une jolie chanson, composée
à Naples même, par Perrin d'Angecort, un des seigneurs &voris de
Charles d'Anjou, peu avant l'arrivée de notre poëte dans ia Pbuille
Voici un des couplets de cette pastourelle* :
Sire, alez-en (alles^vous-en] ;
Cest pour noient
Qa*estei ci assis :
JTaim loiauxnent •
Robin le gent,
Et ferai touz dis.
S*amie sui et serai.
Ne ji tant com je vivrai.
Autre n*en jorra.
Robinsm*aime, Robins m'a;
Bobins m*a demandée, si m'aura.
Toutefois le dénoûment de la chansonnette est tout à fait l'inverse
de ce que promet cet amoureux début : Marion succombe. Mieux ins-
pirés, d'autres chansonniers ont trouvé plus délicat, et en même temps
plus piquant, de faire triompher la bergère. Adam a préféré, conmie
eux, le cas le plus rare, et il n'a obtenu tant de succès que pour avoir
évité le lieu commun.
Au reste, pour dire ici toute ma pensée, je ne crois pas que nous
possédions aujourd'hui le texte de la pièce telle qu^elle est sortie des
mains d'Adam de la Halle, et telle qu'elle fut jouée à la cour du comte
Robert. Les deux manuscrits de la Bibliothèque royale (n~ 7604, an-
cien fonds, et 8 1 , fonds de La Vallière) , les seuls que les savants éditeurs
aient eus à leur disposition^, me paraissent contenir le texte conforme
à ia représentation posthume donnée sur le puy d'Arras. Or ce texte ,
je le soupçonne, a été un peu retouché par l'auteur du prologue, sur-
' M. Francisque Michel a réuni et publié, à la suite de Robin et Marion, vingt-
sept motets et pastourelles composés sur ce thème , et il en a négligé plc»ieurs. —
* Voyez la pièce entière (Théâtre français aa moyen âge, p. 27) d'après le manuscrit
(le i*Arsenal. — ^11 parait qu'outre plusieurs mgments il existe un troisième ma-
nuscrit du même jeu ou un autre jeu sur le même sujet. M. Rouard cite dans sa
Notice sar la bibliothèque d'Aix, p. i65, une espèce de bergerie intitulée le Mariage
de Robin et de Maroie. II est regrettable que la communication de ce manuscrit ait
été refusée par Tautorité municipale aux éditeurs do Théâtre français aa moyen âge.
OCTOBRE 1846. 629
tout dans la seconde moitié de l^ouvrage, et assaisonné de quelques
traits de grosse gaieté, tels que la citation du fabliau d*Audigier:
Aodigier, dis! Raimberge' : boose yous di. . . .
afin de lapproprier à la circonstance et de raccommoder au goût
moins épuré d*un auditCHre plébéien. C'est, je crois, par suite de ces
retouches, que le lieu de la scène se trouve placé près d*Ayette, village
situé aux environs d'Arras, et que nous retrouvons, parmi les parents
et compagnons de Robin, plusieurs de nos anciennes connaissances du
Jem de lafemllée. Quoi qu'il en soit de cette conjecture, rien n'est plus
charmant ni plus firais que la première partie de cette idylle, qui forme
(réloge est bien grand, je le sais!) conmie le pendant féodal et roman-
tique du groupe classique et suave de Daphnis et Chloé. Dans la ren-
contre du damoiseau et de Marion, la naïve ignorance de la bergère et
la finesse railleuse de la femme forment un contraste d'une grâce et
d'une vérité charmantes. On nous saura gré de citer.
Un chevalier monté siu: un palefi[t>i, armé en chasse» faucon sur le
poing, rencontre aux champs une fillette» qui chante :
Bobina m^aime, Robias m*a,
Robins m*a demandée, si m*ara.
Robios m*acata cotele ( une petite robe]
D^escarlate bonne et bêle,
Souskanie et chainturele (petite ceinture).
Robins m*aime, Robios ma,
A leur i val
Robins m*a demandée, si m*ara.
Le chevalier. Dieu vous donne bonjour, bergère. Marion. Dieu vous garde ,
sire. Lb chevalier. Par amour, douce fillette, oontes-moî donc ponrquiû vous
chantes si volontiers et si souvent cette chansonnette.
MARIOW.
Biaus sire, il y a bien pour coi
J*aim bien Robinet, et il moi;
Et bien m*a moustré qu'il m*a chiere*
Donné m*a ceste panetière.
Geste boulete et cest coutd.
Le chevalier. Dis-moi, n as-tu pas vu un oiseau voler au-dessus de ces champs?
Marion. Sire , j*en ai vu je ne sais combien. Il y a encore en ces buissons des pin-
sons et des chardonnerets qui chantent très -joliment. Le chevalier. Que Dieu
m*aide I Belle au corps gracieux, ce n est pas là ce que je demande. N*as-tu pas vu ,
' On Ht Grinberge dans Toriginal. Ce vers est le 3a i* du fabliau d*Audigîer , une
des pièces les pfais ordorières do moyen kge^ si riche pourtant en ce genre.
M. Méon n*a pas manqué d*en grossir le recneil de Barbaian, t IV, p. aay.
630 JOURNAL DES SAVANTS.
près de cette rivière, un ane (anas, canard) ? Marion. C*est une bôke qui brait P J'en
vis hier trois sur la route aller au moulin. N*est-ce pas ce que vous me deman-
dez? Le chevalier. Oui, me voilà bien avancé I Dis-moi, n^as-tu aperçu aucun
héron ? Marion. Héron I sire, vraiment, non; je n en vis pas un depuis le carême,
que j* en mangeai chez dame Emma, ma gria^d*mère, à qui sont ces brebis. Le
CHEVALIER. Ma foi, je reste ébahi : jamais je ne fus si bien refait. Marion (s'appro-
chant). Sire, par la foi que vous me devez, quelle bête est-ce qui est sur votre
main? Le chevalier. C'est un Caucon. Marion. Mange-t-il du pain? Le cheva-
lier. Non, mais de bonne chair. Marion. Cette béte I.... (A part) Robin a bien
meilleures façons : il est bien plus gai ; il émeut tout le village quand il joue de
sa musette. Le chevalier. Dites donc, douce bergerette, aimeriez- vous un che-
vsdier? Marion. Beau sire, tirez- vous en arrière. Je ne sais ce que sont cheva-
liers. De tous les hommes du monde je naimerai que Robin. Il vient ici, matin
et soir, auprès de moi, tous les jours et d'habitude Le chevalier. Dites-moi,
douce bergère, voudriez- vous monter avec moi sur ce beau palefroi ? Nous irions
jouer le long de ce bosquet, dans le vallon» Marion. Mon Dieu I sire, 6tez votre
cheval ; il ne s'en est fallu de guère qu'il ne m'ait blessée. (A part.) Celui de Robin
ne regimbe pas ainsi, quand je vais près de sa charrue. Le chevalier. Bergère,
devenez ma préférée, et faites ce dont je vous prie. Marion. Siiè» retirez-vous d*au'
près de moi. Il ne vous convient pas d'être ici. Peu s'en faut que votre cheval ne
me heurte. Comment vous appelle-t-on ? Le chevalier. Aubert. Marion (chantant).
Vous perdez vos peines, sire Aubert. Je n'aimerai nul autre que Robin. Le cheva-
lier. Nenni, bergère. Marion. Nenni, par ma foi. Le chevalier. Croiriez-vous
donc vous abaisser en m'aimant ? Je suis chevalier et vous bergère. Marion. Cela
ne fera jamais que je vous aime :
Bergeronnete sui;
Mais j'ai ami
Bel et cointe et gai. . •
Le chevalier. Que Dieu donc vous donne joie, bergère I Puisqu'ainsi est, j'irai
mon chemin. (Il sort.) Marion. Trairi, deluriaii, deluriau, delurièle.. .
Robin arrive aussi en chantant. Combien ils sont joyeux de se re-
voir ! comme ils s'embrassent ! Cette scène du berger et de la bergère
est remplie de gaieté et de naïve fraîcheur. Marion raconte à Robin son
aventure avec le chevalier. «Si j'y étais venu à temps, moi ou Gau-
thier, ou Baudon, mon cousin, les diables s*en fussent mêlés, ou il
ne serait pas parti sans bataille!» Puis on s*assied côte à côte, et Ton
fait, en riant, un repas frugal bec à bec; puis on s*ébat de mille ma-
nières : on danse aux: chansons, et Robin de faire montre de son adresse
en toutes passes et figures de bal.
ROBINS^
Vcus-lu des bras ou de le tesle ?
' La chanson qui suit, chantée et dansée, était ce qu'on appelait proprement, au
moyen âge, chanson à carvle ou tout simplement ccaxne.
OCTOBRE 1846. 631
Je te di que je sai tout faire. . . .
MARIONS.
Robin , par Tame teu père I
Sés-tu bien aler du piet ?
ROBINS.
Oïl, par Tame de me mère f
Resgarde comme il me siet.
Avant et arrière, bêle,
Avant et arrière f
MARIONS.
Robin, par Tame ten père I
Car nous faii le tour dou chief.
ROBINS.
Marot, par Famé me mère !
Xen venrai moût bien à chîef.
I fait-on tel chiere, bêle,
I faiton tel chiere ?
MARIONS.
Robin , par Tame ten père !
Car nous fai le tour des bras.
ROBINS.
Marot, par Famé me mère!
Tout ensi con tu vourras
MARIONS.
Robins, sés-tu mener la treske'^
ROBINS.
Oil, mais li voie est trop fireske (glissante). . .
Enfin, pour compléter la fête, Robin propose d*aller au village
chercher un tambour et sa musette, et d'amener Perrettc avec Gau-
thier, Baudon et Roger, qui ne seraient pas de trop, si le damoi-
seau revenait. Justement, pendant Tabsence de Robin, le chevalier
revient conter fleurette à la bergère, sous prétexte de chercher son faucon
envolé. Nouvelles tentatives de séduction et nouveaux refus. Bientôt
Robin reparait, tenant assez maladroitement f oiseau du jeune seigneur.
Celui-ci s'emporte, frappe Robin , place de force Marion sur son cheval
^ Sorte de branle, /a tretca des Italiens.
632 JOURNAL DES SAVANTS.
et Tenlève , malgré ses cris. Gaatfaier et Baudkm accourent et rendent un
peu de cœur au pastoureau. Par bonheur, la fillette se défend très-bien
elle-même et décourage le galant, qui, rebuté par ses dédains, finit par
lui rendre la liberté. Revenue près de ses amis, Manon fait compli-
ment à Robin de sa bravoure, puis elle lui pardonne en Tembrassant.
Robin. Dieu 1 comme je serais preux, si le cberalier revenait 1 . . . Gauthoiu Paixl
Robin ; tu es trop courageux I —
Notons, cependant, que Robin, qu*on vient de voir si intimidé en
présence du cbevalier, déploie un vrai courage de berger contre un
loup qui emportait un des moutons de la bei^ère. Toutes ces nuances,
finement saines et habilement rendues, sont d*iui naturel achevé. Le
reste de la pièce se passe en danses et en chansons, mêlées de plai-
santeries un peu grossières que Robin, il faut le dire à son éloge, s'em-
presse chaque fois de faire cesser. On Joue au jeu de saint Coisne ou
de saint Quesnet, puis au Roi et à la ÉeiaeK Le tout se termine par
le mariage de Perrette avec un viU^geois q«>Ue aimait , et qui lui pré-
férait une autre paysanne; mais heureusement, on apprend que cette ri-
vale a été séduite par les mauvaises menées d un prêtre du voisinage. G*est
le seul trait de satire que Ton trouve dans toute la pièce; encore pourrait-
il bien y avoir été interpolé (si Je ne me suis pas trompé dans ce que j*ai
dit des retouches) par Tauteur du prologue. Quant à Robin et à Marion,
leur mariage est tellement certain, que Ton n'en parie même pas.
Telle est cette agréable composition, vrai petit ^dM'œuvre de naturel
et de simplicité coquette. Croiraît-on qu'un littérateur de mérite^ ait pu
trouver matière à un rapprochement entre cette riante pastorale et les
excès de la soldatesque qui amenèrent, dit-on , la tragique explosion de
1 282 et l'expulsion des Français de la Sicile? « Si ce jeu a été composé
avant 1 282 , dit cet écrivain, il a contribué à l'exaspération populaire et
au soulèvement de la vîM«e de Palerme » (où fl est bien douteux qu'il ait
jamais été représenté) ; u s'il est postérieur » (ce qui est très-sûr, car Adam de
la Halle n'a certainement pas précédé à TVapîes le comte d'Artois, son
' Le jeu de saint Cofeme est cité dans hliHe des jeux del (roMÀntoa. Quant à
c4m chi Roi et de la lleine , il consistait en ^fooundês et réponses pinsnftes et par-
CoftstlrèB-mMres, que leiBm om la Reine, nboisis pat TaiseiBUée» jMiaogeaieDt a¥ec
leurs sujets. Eu ija4o , le svaodfi de Worcestcr plaça ce je^ parmi les amusements
déshonoêtes interdits au clei^é : « Nec sustineant ludos fieri de Rege et Regina. >
[Consiîia Magnœ Britanniœ et nihemiœ, edente David Wild^in.) Cest donc, comme on
roît,bfen à tort qu'un iiigénieintardliéo)og<ae de nos jours s^esl appuyé deee canon pour
faire remonter au xiii* siècle Torigine des cartes àjouer. — ' M. Onésime Le ^oï^Epoqaes
de l'histoire de France en rapport avec le théâtre nwnçms; Paris, i843, p. ^9-108.
/OCTOBRE 1846. 633
protecteur), « il rappelle, avec une déplorable légèreté, une des causes de la
terrible catastrophe. » La préoccupation du critique est telle, que la chan-
sonnette: Réveille-toi f RÔ^in, lui rappelle le réveil du peuple et le glas
des vêpres homicides. Enfin, îl trouve des rapports frappants entre le
gai Robin de notre pastorale, personnification , suivant lui, de la nation
sicilienne opprimée, et Robin Hoôd, le farouche outlaw dé TAngleterre ,
en qui s*est si longtemps conservée Tîdée de la nationalité saxonne. En
vérité, cest trop de frais d'imagination prour appuyer Topinion inadmis-
sible d*une influence quelconque du théâtre français du xin* siècle sur
les événements de cette époque : autant vaudrait chercher à prouver
Tinfluence du Devin du village, ou de Rose et Colas sur les derniers revers
du règne de Louis XV. • '
Après avoir été représenté h la cour de Naples, le Jea de Robin et
Marion fut rapporté à Ârras et joué sur ce même puy oii, vingt-cinq
ans auparavant, on avait applaudi le Jea de lafeaillée. Deux ou trois
scènes d*un poète anonyme, intitulées le Jea du pèlerin \ servirent, à la
fois, de prologue à la pièce posthume et d*oraison funèbre au poète arté-
sien . Cette introduction ingénieuse, mais dépourvue de toute intrigue,
ne comporte pas d'analyse. Son plus grand mérite à mes yeux est de
jeter un peu de jour sur certaines parties restées obscures de la vie
d*Adam de la Halle. M. Paulin Paris, qui, comme M. Monmerqué,
s'est ingénieusement servi de ce document, me parait avoir un peu
f(»t:é le sens de quelques vers, d*où il conclut que, dans leur enthou-
siasme pour leur éminent compatriote, les citoyens d*Arras fixèrent un
jour pour célébrer sa ménioire, comme aujourd'hui nous célébrons
Tanniversaire de la naissance de Molière et de Corneille^. Voici le
passage que M. Paris allègue :
Or veuillez un petit, biaus dous amis, atendre;
Car on iii*a fait moul lonc de cesle YÎle entendre ,
' Qu*en3 en 1 onnour du dert que Dieiis a voulut prendre ,
Doit OD cUre ses dits obi /endroit et aprendre. . .
Ces vers témoignent de rèstiitie où Ton tenait â AiTas les vers du
poète devenu classique dans sa province, comme on dirait aujourd'hui;
mais je n*y vois rien qui puisse faire supposer une solennité littéraire
périodique. Un fait semblable serait d'autant plus curieux , s*il était bien
^ J*ai dît par inadvertance, dans le premier article de celte série (cahier de jan-
vier i846| :« ...Le Jeu de tajeaillée, le Jea du pèlerin et le Jeu de Robin et Mariên,
trois pièces composées par le trouva Adam de La Halles- > Je devais dire : trois
pièces,' dont deux composées par 'Adam de La Hallç, ^l Tau Ire remplie de détails
précieui sur ce trouvère. — * Histoire littéraire df France, t. XX, p. 067.
80
W4 JOURNAL DBS SAVANTS.
prouvé, qu*il est, je crois, sans exemple au moyen âge, où les saints
seuls avaient des anniversaires, natalitia.
Le succès de Robin et Manon parait s^être prolongé fort tard dans le
siècle suivant. On voit, par des lettres de rémission de Tan i Sgs ^, qu'on
jouait, tous les ans, à Angers, une pasloii^e sfir ce sujet. Mais était-ee
bien cdUe d*Adam de la Halle? M^ Mônmerqué le croit. Néanmoins,
pour établir un pareil fait, qui est assez peu dans les habitudes litté'-
raires des xiii* et xiv* siècles, il faudrait plus que le texte cité. Nous
transcrivons volontiers d'ailleurs ce document, ipxi nous intéresse à phs
d'un titre : «Jehan le Bègue, et cinq ou six autres escoliers, ses compai-'
gnons, s'en alerent jouer par la ville d*Angiers, desguiziés, à un jeu
que Ton dit Robin et Marion , ainsi qu'il est accoustumé de feire chas-
cun an, les foiriez de Penthecouste, par les genz du payz, tant esco-
liers que filz de bourgeois, comme autres; en la compaignie duquel
Jehan le Bègue et de ses compaignons avoit une fillette dcsguisée. n
Ces derniers mots sont fort notables, surtout i cause de la daté; ils
soulèvent une question intéressante et peu éclaircie jusqu'à ce jour. C'est
ici un des rares passages où il soit fait mention d'une fille ou femme
jouant sur un théâtre avec des bouigcois, des artisans et dès écoliers.
Aussi la fillette était-elle déguisée et tenue par ses compagnons comme
un joyau de contrebande. On rencontre très-jfréquenunent , il est vrai,
des jongleresses accompagnant des jongleurs ; l'ordonnance de la prévôté
de Paris, du mois de septembre i32 1 ^, portant règlement de la méne^
traudie , statue , à la fois , sur l'état des ménesireus et des ménestretles;
mais il n'en était pas de même des confréries composées de bourgeois,
d'écoliers et d'artisans. Les femmes (au moins durant la belle époque
de ces compagnies) n'y étaient point admises; et quand, au xvi* siècle,
on leur donna entrée, comme à Malines', dans quelques chambres de
rhétorique, il est vraisemblable qu'elles ne prirent part qu'aux travaux
poétiques de ces sociétés, et s'abstinrent de paraître dans les jeux par
personnages. Je trouve dans la chronique manuscrite de Metz par Phi-
lippe de Vigneulles, conservée dans les bibliothèqui)s publique de Metz
* Voyez D. Carpenlîer, Glossar. nov. t. III, vlerbo Rclinetus, — ^ Celle pièce, pu-
bliée par Roquefort [Etat de la poésie française dans les xïi* et xiii* siècles, p. 2oi'
289), fait partie de roayrage manifserit d'Estienne Boileau, hititalé : Estahlisse-
ments des métiers de Paris (Bibliothèque royale, fonds de SorbonDe.n* 35o]. Je ne
sais pour quelle raison M. ucpping n a pas insère ce morceau dans Tédilion qu*il
a donnée du Livre des métiers dans lia collection des Docaments inédits^ publiés par
le gouvernement. — ' En 1 5o5 ; farcbiduc Philippe adjoignit à la Chambre des
rbétoridens de Malines quinze rhétoricieimes, en ovémoire des quinze joies de la
Vierge.
OCTOBRE 1846. 635
et d'Épinal, un fait très-curieux, qui semble, à la première vue, con-
tredire mon opinion, et qui, mieux examiné, la confirme. Ce chroni-
queur rapporte que «dans le jeu de madame sainte Galberine de
Sienne, vraye religieuse de Tordre des Jaicopîns^. . . jouée à Metz en
1/168, une jeune fillette, aigée d'environ dix-huist ans, pourtrait le
personnaige de la sainte et fist merveilleusement son debvoir. • . Elle
parla si vivement et piteusement, qu'elle provocqua plusieurs gens à
plourer. . . et, à roccasion de ce, fust richement mariée à un gentil-
honmie, qui d'elle s énamoura par le grand plaisir qu'il y prist. » Gela
parait concluant; mais, d'une autre part, U faut considérer que ce
mystère ne fut pas représenté sur la place où jouaient d'ordinaire les
confréries de métiers, mais dans la cour des grands Proischeurs (les
Jacobins], et que ce jeu était une œuvre de dévotion toute particulière,
car « le fiât faire et jouer, dit le chroniqueur, dame Baudoiche à ses frais
et dépens.» Aussi voyons-nous, en la même ville, l'an 1A86, dans un
mystère de la glorieuse sainte Catherine du mont Sinaî, représenté cette
fois dans une des places publiques de Metz, le rôle de la sainte confié
à un jeune apprenti barbier, nommé Lyonard « qui estoil un très-beau
filz et ressembloit une jeune belle fille, et asvoit l'année d'avant si preu-
dement et dévotement fait le personnaige de madame sainte Barbe, que
plusieurs plouroient de compassion. » Cependant « le mystère de Cathe-
rine, ajoute la chronique, ne fut pas si agréable au peuple, parce que le
dist Lyonard apvoit desja ung peu mué sa voix. » ASeurre, dans le mystère
de saint Martin, auquel s'employèrent plus de deux cents acteurs, tous
lionmies graves, selon Texpression consacrée, les rôles de femmes, en
assez petit nombre, furent joués par des hommes, ainsi que le prouve la
liste des personnages avec le nom des joueurs en regard, laquelle est an-
nexée audit mystère ^ La mère de saint Martin, entre autres, fut jouée
par Etienne Bossuet^; la sœur, par le petit Michelin, Proserpine, par
messire Ponsot , etc. Enfin , â Paris même , en 1 5/io , dans le cry et pro-
clamation publicque que les confrères de la Passion et Résurrection,
alors résidant à l'hôtel de Flandre*, firent, en grand appareil, par les
rues et les carrefours, pour recruter les nombreux acteurs nécessaires
à la représentation du mystère des Actes des Apôtres des frères Gréban,
* Voyez le manuscrit de la Bibliothèque royde, n* 5i, fonds de La Vailière. A la
suite de la liste des personnages, se trouve un curieux procès-Yerbal de la repré-
sentation , que M. Jubinal a pnbUé dans ses Mystères inédits ia xv* siècle, p. XLiu-
XLix. — 'Bossuct naquit, oomm» on sak « à Dijon, dont la ville de Seurre n est éloi-
gnée que de quelques lioues : cet Etienne Bossuet est donc probablement un des
aïeux du grand prélat. -— ' L'kéttl de Flandre était voisin de la rue Goquillière.
80.
«36 JOURiNAL DES SAVANTS.
dans ce cry, dis-je , dont la description en prose et la teneur riraée nous
sont parvenues ^ et dont le brillant cérémonial formait à lui seul un
véritable spectacle, on voit des héraults, poar ce establis, faire appel 4
iouies personnes honnestes^t de vertueuses qualitez, bourgeois, marchands»
dercs, magistrats, gens de guerre, sans qu aucune invitation pareille
soit adressée aux femmes. Cette exclusion remarquable est un nouveau
trait de ressemblance à joindre à ceux que j*ai déjà eu occasion de si-
gnaler, entre notre théâtre municipal et religieux aux xni*, xiv* et xv* siè-
cles , et la constitution de Tancien théâtre grec ^. Ce ne fut que plus
tard (vers le milieu du xvi* siècle) et dans les provinces, que l'on vit
des femmes, et encore de condition équivoque, concourir, avec les
personnages les plus qualifiés, à la représentation des mystères. Ainsi,
àValenciennes, en 16/17, dans une Ptwsîon en vingt-cinq journées, restée
inédite, mais dont M. Onésime Le Roi nous a fait connaître plusieurs
fragments, les rôles de la Vierge Marie et de plusieurs filles de Jéru-
salem furent remplis par Jeannette Carahu, Jeannette Watiez, Jean-
nette Tartelette, Cécile Girard et Colette Labequin, toutes demoiselles
dont la position ne nous est pas connue'. Il me parait très-probable
qu aucune actrice ne se montra sur les échafauds de Thôtel de Bour*
gogne avant 1 588 , époque de la cession que les confrères furent de
leur salle et de leur privilège aux comédiens français^. Ceux-ci, héri-
tiers plus ou moins directs des anciens jongleurs et ménestrels, durent
amener avec eux des comédiennes sur la scène. Du moins est-il bien cer-
tain que, vers 1 600, il y avait des femmes dans la troupe dite du Marais,
laquelle jouait à Thôtel d'Argent^, où elle faisait concurrence aux co-
médiens de l'hôtel de Bourgogne^. Marie Vernier, plus connue sous le
* Chez Denys Janot, i54i , in-8' gothique, de quatre feuillets. — ' Je me suis
étendu sur le théâtre d'Athènes et sur finslitulion de la ckoragie en Grèce, dans les
Origines da théâtre moderne , 1. 1, lequel contient riotroduclion , voy. p. lag et suiv.
— ^Nous devons ces détails à M. Onésime Le Roi, qui les a extraits du procès-
verbal de la représentation , conservé dans le manuscrit de Valendennes. (ÉludêS sar
les mystères, p. 1 28 . ) — * On les appelait comédiens français, pour les distinguer
des comédiens italiens, établis, dès 1 677, dans une des salles de rhôtel de Bourbon.
— * L'hôtel d'Argent était situé rue delà Polerie, proche de la Grève. La troupe se
transporta, en 1620, dans un jeu de paume de la Vieille rue du Temple. — •Les
comédiens français n*ont joui complètement de leur salle et de leur privilège
qu'après les troubles de la Ligue et farrèt de 1 5g8 , qui abolit dé&nilivement les
mystères. Ils eurent cependant, jusqu'en i632, des démêlés avec la vieille Société
des confrères, non que celle-ci songeât à reprendre Texploitatiou de son théâtre,
comme Tout avancé quelques critiques (Etiules sur les mystères, p. 267, note i),
mais parce qu elle s^efTorrait, par toutes sortes de chicanes, de tirer le meilleur parti
possible d'un privilège qu*e«e était, depuis longtemps inhabile à faire valoir. Il
OCTOBRE 1846. 637
nom de Laporte qu avait pris son mari, lorsqu'il monta sur le théâtre,
a laissé la réputation d*une grande comédienne. Mais la fillette dégaisée
du Jeu de Robin et Manon m*a déjà conduit beaucoup trop loin; il est
temps de revenir au xin* siècle, ou plutôt de commencer Texamen du
XIV*; car il ne nous reste plus, pour terminer la revue que nous ^vons
entreprise du Théâtre français au moyen âge, qu'à examiner sommaire-
ment la part fort étendue, quoiqu'un peu monotone, que MM. Mon-
merqué et Francisque Michel ont accordée , dans leur intéressant re-
cueil, au drame du xiv* siècle.
MAGNIN.
(La suite à an prochain cahier.)
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
M. Bidanid, membre de TAcadémie des beauxarls (section de peinture) , est mort
à Monlmorency (Seine-et-Oîse), le 20 octobre i846.
U Académie des beaux-arls a tenu, le samedi lo octobre, sa séance publique
annuelle sous la présidence de M. Ramey. La séance a commencé par une ouver-
ture de M. Bazin, ancien pensionnaire de TAcadémie de France, à Rome. M. Raoul-
Rochelte, secrétaire perpétuel, a lu ensuite un rapport sur les ouvrages des pen-
sionnaires de TÂcadémie de France à Rome. Après cette lecture, la distribution des
grands prix de peinture, de sculpture, d*arcbiteclure, de gravure en taille-douce,
et de composition musicale, a eu lieu dans i^ordre suivant:
Grands prix de peinture. — Le sujet du concours donné par TAcadémie était
la maladie d'Alexandre. Le premier grand prix n*a point été décerné; le seconde
été remporté par M. Cbarles-Alexandre Crauk, né à Valencîennes (Noid}, le a 7 jan-
vier 1819, élève de M. Picot.
Grands prix de sculpture. — Le sujet proposé parVAcadémie pour ce concours
était Mézence blessé. Aucun prix n*a été décerné.
Grands prix d'architecture. — Le sujet donné par TAcadémie était un maséum
d'histoire naturelle, avec jardin botanique et ménagerie pour une capitale. Le premier
grand prix a été remporté par M. Alfred- Nicolas Normand, né à Paris, le i^'juin
i8aa, élève de MM. Jay et Normand; le premier second grand prix, par M. Thomas-
Augustin Monge, né à Paiîs, le :ia août 1821, élève de M. Bouchet; le deuxième
suffit , pour se convaincre de Tétat d*ignorance où étaient tombés les confrères de la
Passion, délire non pas les fsictums des comédiens, leur partie adverse en 1629,
mais la requête- môme du procureur général au parlement de Paris, du 9 décem-
bre i54i : « Ce sont cordonniers , savetiers, crocheteurs de grève, qui ne sça-
Tent lire ny escriie. ... tellement que le plus souvent il advient que d*un mot ils en
font trois.. •.•
638 JOURNAL DES SAVANTS.
second grand prix, par M. JacquesLoub Flonmood Ponthieu, né à Saint-Gobain
(Aisne), le i3 juillet i8aa, élève de M. Bouchet.
Gravure en taille -douce. — L'Académie ayaît proposé pour sujet du con-
cours : 1* Unejigare dessinée d'après Vantiqaef a* une figure Mssinèe a après nutmm
et gravée au harin. Le premier grand prix a été remporté par M. JosepL-Gabriei
Toumy, né à Paris, le 3 mars 1817, élève de MM* Martinet et Mulard; le second
grand prix a été remporté par M. Auguste Lehmann, né à Lyon, le 17 avril 18a a,
élève G^ MM. HenriquelDupont et Vibert.
Grands prix de composition musicale. — Le sujet du concours définitif était une
réunion de scènes lyriques k trois voix, précédée d'une introduction instrumenkde,
suQisamment développée. Le premier grand prix a été remporté par M. Léon*Gu$^
tave-Cyprien Gastinel, né à Villers-les-Pots (Côte-d'Or), le i3 août i8a6, élève de
M. Haiévy. Une mention honorable a été accordée k M. Joseph-Auguste- Chariot,
né à Nancy, le ai janvier i8a7, ^^^^^ ^^ MM. Carafa et Zimmermann.
Le prix de la tête d'expression, pour la peinture, a été remporté par M. Adolpbe-
Josepn Deligne, élève de MM. Delaroche et DrôUing.
Le prix de la tête d'expression pour la sculpture a été remporté par M. Jacques-
Léonard Maillet, élève de M. Pradier.
Le prix de la demi-ûgure peinte a été remporté par M. Giarles-Chaplin , élève
de M. DrôUing.
La grande médaille d'émulation accordée au plus grand nombre de succès dans
l'école d'architecture a été remportée par M. Thomas-Augustin Monge , élève de
M. Bouchet, avec trente valeurs de prix.
Feu M. le comte de Maillé-Latour-Landry ayant légué par son testament, k ÏAcor
demie française et à l'Académie des beaux-arts, une somme de 3o,ooo francs pour la
fondation d'un prix à accorder, chaque année, au jugement de ces deux académies ,
alternativement, à un écrivain et à un artiste pauvre dont le talent méritera d'être en-
couragé , et l'Académie française ayant décerné ce prix cette année , l'Académie des
beaux-arts le décernera, l'année prochaine, à un artiste qui se trouvera dans les con-
ditions fixées par l'auteur de celte fondation.
Feu M. Deschaumes a fondé par son testament un prix annuel de la valeur de
i,aoo francs, à décerner, au jugement de l'Académie des beaux-arts, à un jeune
architecte, réunissant aux talents de sa profession la pratique des vertus domes-
tiques. L'Académie a décerné le prix k M. André, que de nombreux sacrifices qu'il
a faits pour une famille dont il est l'unique appui , n'ont pas empêché de poursuivre
ses éludes d architecte avec succès, et qui a obtenu le deuxième prix au concours
de 1845.
Par la même fondation, le prix devant être accordé, chaque cinquième année, à un
f>oête, l'Académie a décidé qu'un concours depoésie serait annuellement ou\ert pour
a scène lyrique k mettre eu musique, et qu'une médaille de 5oo francs serait le
Srix du poème couronné. Vingt-cinq pièces de vers ont été envoyées au concours
e cette année; l'Académie a choisi celle qui portait le n"" lÂ, intitulée Velasguez,
et dont l'auteur est M. Doucet.
Après la proclamation des prix, l'ouverture de Montano et Stéphanie, par M. Ber-
ton a été exécutée, et M. Raoul-Rochelte a lu une notice liistorique sur la vie et
les ouvrages de ce compositeur.
La séauce a été terminée par Fexécution de la scène qui a remporté le premier
grand prix de composition musicale, et dont l'auteur est M. Léon-Gustave-&istinel,
élève de M. Haiévy.
OCTOBRE 1846. 639
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Anecdotes littéraires sur Pierre Corneille , ou examen de quelques plagiais qui lui
sont généralement imputés par les divers commenlateurs français, en particulier
par Voltaire; par M. Viguier, inspecteur générai de TUniversilé. Rouen, imprimerie
de A. Pérou, i8il6 , in-8' de 69 pages. — Ce mémoire , extrait de la Revae de Roaen
et de la Normandie, a été lu à F Académie des sciences, belles-lettres et arts de
Rouen, dans ses séances des a a et a 9 mai 18A6. C*est dans la ville natale de Cor-
neille qu*il a paru convenable à Fauteur de défendre ce grand poêle contre les udt
putations d*une critiaue ou légère ou malveillante. La défense est complète , très-
solide et très-spirituelle, mettant dans un jour piquant la malignité de Voltaire et
la trop facile et longue complaisance de ses copistes. D*autres déjà s'étaient apejDçus
que le Cid n*avait pas été traduit de Diamante par Corneille , mais bien de Cor-
neille par Diamante. M. Viguier entre, à cet égard, dans des détails instructifs et
curieux, qui lui assurent une part dans cette petite découverte. Il ne partage avec
personne le mérite d'avoir établi que Corneille n*a point imité son Hemclius de Cal-
deron, sa Rodogune de Gilbert, et frappé de ridicule des opinions jusqu*ici trop
protégées par le grand nom de Voltaire.
Œuvres complètes d'Etienne de la Boêtie, réunies pour la première (bis et publiées
avec des notes, par Léon Feugère, professeur de rhétorique au collège de Henri IV.
Paris, imprimerie et librairie de Jules Delalain, rue des Mathurins-Saint-Jacques, 5,
1846, in-8' de xxiv-58a pages. — M. Nodier exprimait, il y a quelques années, le
regret que notre histoire littéraire ne possédât pas une édition complète des œuvres
de Tami de Montaigne, Etienne de la Boêtie, un des hommes les plus savants, nn des
écrivains les plus dislingués du xvi* siècle (né à Sarlat le 1" novembre i53o, mort
à Germignac le 1 8 août 1 563 ). Cet injuste oubli vient d'être réparé par M. Léon Feu-
gère , qui , après avoir fait paraître. Tannée dernière, une étude sur la vie et les ou-
vrages de la Boêtie, nous donne aujourd'hui le recueil complet de ses œuvres, pu-
blication d'autant plus opportune, que le conseil royal de l'Université, favorisant le
besoin des esprits qui porte Tattention publique sur nos vieilles gloires littéraires,
demande aux candidats pour l'agrégation une étude critique et philologique de cet
écrivain comparé avec Amyot. Les différents morceaux dont se compose cette édi-
tion sont disposés dans l'ordre suivant : I. Discours de la servitude volontaire, le plus
connu des ouvrages de la Boêtie, et le seul dont nous ne devions pas la conserva*
tion à Montaigne. Publié pour la première fois en 1676, dans les Mémoires de Vétat
de la France sous Charles neujiesme, il se trouve ordinairement réuni aux Essais de
Montaigne. M. Feugère en a comparé les différents textes et les a purgés de beau-
coup de fautes. IL Les Traductions, qui comprennent les CEconomiques fAristote,
la Mesnagerie de Xenophon, les Règles de mariage de Plutarque, la Lettre de consolation
de Plutarque à sa femme , précédées de lavertissement de Montaigne au lecteur et de
ses lettres k M. de Lansac, à M. de Mesmes et à Mademoiselle de Montaigne ; III. Les
Poésies latines, avec la lettre de Montaigne à M. de THôpitai ; IV. Les Poésies fran-
çaises, avec la dédicace de Montaigne à Madame de Grammont et sa lettre à M. de
Foix. Les nombreuses notes philologiques qui accompagnent les textes ajoutent
beaucoup au mérite de cette ai tion.
640 JOURNAL DES SAVANTS.
Œuvres d'Horace, traduites en vers avec le texte en regard, par L. Duchemûit
deuxième édition. Paris, imprimerie de Firmin Didot, librairie de J. LecoUre et de
L. Haclietlc, 18A6, a vol. in-S*" de xxix-4a4 et 46o pages. — L*auteur de cette tra-
duction, qui, reprenant son œuvre, a fait des efforts honorables pour accorder, ce
qui est si dilFicile quand il s*agit d*un poète aussi concis et aussi plein , la fidâité
et l'élégance, avait déjà publié en i8â4 (mômes imjprimerie et librairie, 3 vol. in-8*)
la troisième édition (Tune traduction en vers des ÔEuvres de Virgih.
SAVOIE.
De l'origine, de la forme et de l'esprit des jugements rendus au moyen âge canire les
animaux, avec des documents inédits, par Lâ>n Ménabréa. Chambéry, imprimerie
et librairie de Putliod, i846, in-8' de 161 pages. (Extrait du tome XII des Mé-
moires de la société rojale académique de Savoie,) — L*usage, si répandu dans le
moyen âge, de citer les animaux en justice, paraît remonter au xi* siècle : il 8*étei-
gnit au XVIII*. Le souvenir de quelques-unes de ces singulières procédures nous a
été conservé par des écrivains de divers temps. De nos jours, M. Berriat Saini-Prix
a i*ecueilli sur cette matière un assez grand nombre de faits curieux dont il a lait
Tobjct d*un mémoire inséré au tome VIII des Mémoires de la société des antiquaires
de France. L*auteur de Topuscule que nous annonçons ajoute un document nouveau
à ceux du même genre que Ton connaissait déjà , en publiant les pièces originale»
d*un procès intenté, en 1 687, par les syndics de la commune de Saint-Julien, près
deMaurienne, contre des verpillons ou amblevins, sorte de mouches vertes qui dé-
vastaient les vignobles des environs. On lui saura gré aussi d'avoir joint aux actes
de cette bizarre instruction la réimpression d'un petit ouvrage devenu tiis<rare : le
Traité des monitoires, avec un plaidoyer contre les insectes, par spcclable Gaspard
Bailly, advocat au souverain sénat de Savoie. (Lyon, Gallien, 1668, in-4* de
44 pages.) M. Ménabréa ne s*est pas borné à mettre en lumière ces textes inté-
ressants; à les a accompagnés d^uiie dissertation étendue dans laquelle il recherche
lorigine, la nature et la forme des procès que Ton intentait aux animaux. On
trouvera dans ce travail des réflexions ingénieuses et une appréciation générale-
ment juste des idées qui avaient cours dans le moyen âge. Mais le lecteur le plus
disposé à juger avec impartialité cette grande époque historique aura peut-être
quelque peine à admettre cette conclusion de Fauteur: t qu'une pensée toute phi-
losophique a présidé à la coutume de prononcer judiciairement la malédiction et
le bannissement contre les animaux nuisibles , et que ce système n*a été calomnié
de nos jours que parce qu on Ta profondément méconnu. •
TABLE.
Sur la planète nouvellement découverte par M. Le Verrier ( 1" article de M. Biot). Page 577
TliéAtre de Ilrotsvitha, religieuse allemande du x* siècle, traduit pour la première
fois eu français par M. Magnin ( article de M. Patin] 596
Hutcheson, fondateur de Técole écossaise (3* article de M. Cousin) 007
ThéAtre français au moyen Age, publié d'après les manuscrits de la Bibliothèque
du Roi , par MM. L.-G. Monmerqué et Francisque Michel ( 5* article de
M. Magnin) 020
Nouvelles littéraires 037
F» Dl LA TABLI.
JOURNAL
DES SAVANTS.
NOVEMBRE 1846.
Sur la planète nouvellement découverte par M. Le Verrier, comme
conséquence de la théorie de l'attraction.
DEUXIÈME ARTICLE ^
Les premiers eilbrls de Newton, pour remonter des lois de Kepler
au principe mécanique des mouvements célestes, datent de 1666. A
cotte époque , âgé de 28 ans, il avait déjà découvert le calcul des fluxions
et l'analyse de la lumière. Mais la loi de la gravitation universellement
étendue à toutes les particules matérielles ne lui fut complètement
démontrée quen 1G82, après que la mesure d'un degré du méridien
terrestre, exécutée en France par Picard, eul donné une évaluation du
rayon de la terre plus exacte qu'on ne l'avait eue jusqu'alors ^. Car cet
élément lui était indispensable pour constater que la force centrale qui
retient la lune dans son orbite , et la pesanteur qui sollicite les corps
placés à la surface de la terre, no sont en réalité quune même force,
modifiée on raison inverse du carré des distances au centre commun.
Peu enclin à dévoiler ses conceptions, et fatigué aussi des luttes scien-
tifiques où la publication de ses travaux antérieurs lavait engagé , Newton
suivit en secret, pendant deux ans, les innombrables déductions de cette
' Voir le premier au cahier d'octobre, p. 677. — * Newton ne nomme point
Picard. Mais , en ]>rcnant pour donnée de son calcul la longueur que la mesive de
l'astronome français assigne au contour d*un grand cercle de la sphère terrestre, il
ajoute : « Uti a Gallis deûnitum est. >
81
642 JOURNAL DES SAVANTS.
grande découverte ; et ce fut seulement lorsqu'il vit que d'autres com-
mençaient à entrer dans cette voie nouvelle, quil put se résoudre à la
révéler. Il sy détermina enfin sur les vives instances de Halley, dont
l'admiration sincère, active, intelligente, obtint de lui ce sacrifice. Deuk
autres années d'un travail prodigieux furent employées pour achever la ré-
daction de cette oeuvre, et pour y ajouter le III* livre, de Systemate mandi,
qui comprend toutes les applications delà gravitation à la mécanique et à
la physique céleste. L'ouvrage entier, intitulé Principes mathématiqaes de
laphilosophie naturelle ^ fut publié en 1 687. Son apparition excita en An-
gleterre une admiration générale, qui dut être accompagnée d'une sorte
de stupeur à voir de tels sujets, et en si grand nombre , soumis au calcul
par un seul homme , pour la première fois. Halley s'empressa d'intro-
duire les résultats de Newton dans toutes les parties des tables astrono-
miques; il en fit des applications habiles et hardies à la théorie des
comètes ; il contribua plus que personne à célébrer et à répandre la
gloire de leur auteur. Mais ces résultats furent ainsi d'abord acceptés et
utilisés, plutôt que discutés ou même compris, par la généralité des
compatriotes de Newton. Maclaurin seul, avec beaucoup de génie ma-
thématique, fit quelques pas au delà, dans la même voie. Cette immo-
bilité des esprits, après une si grande impulsion, semble avoir dû être
une conséquence immédiate et nécessaire de la contexture du livide des
principes. Il y avait d'abord la didiculté propre du sujet; une si grande
multitude de questions nouvelles ; tant de démonstrations profondes k
étudier individuellement; puis, l'absence de toute explication qui indique
pourquoi elles se succèdent, comment elles s'enchaînent, et qui conduise
l'esprit de l'une à lautrc. Car la méthode d'exposition suivie dans cet
ouvrage est une synthèse sévère, qui démontre et prouve, plutôt qu'elle
n'instruit. C'est un maître, non pas un guide. Aussi, la persistance presque
superstitieuse des savants anglais à conserver ces formes de raisonne-
ments disjoints, où chaque pas nouveau exige un nouvel effort, de-
vint-elle, pour eux, une entrave qui arrêta pendant longtemps leur
marche; et ce fut hors de l'Angleterre, sous l'influence d'idées plus libres
et plus fécondes, que Newton dut avoir des continuateurs.
Un demi-siècle fut employé à les préparer. Tout ce temps fut néces-
saire pour que le livre des Principes pût être compris. Les mathémati-
ciens du continent le reçurent d'abord avec une extrême froideur. Deux
ans après son apparition, Leibnitzne l'avait pas seulement regarde; et
il fabriquait de vains systèmes, pour aborder ces grands problèmes de
mécanique céleste, que Newton avait rigoureusement résolus. Huyghens,
en 1690, écrivait à Leibnitz que l'attraction newtoniennc lui parait
NOVEMBRE 1846. 643
absurde. Bien des années après encore, en 1 797, dans Télc^ de Newton,
ie spirituel Fonlenelle, écho discret des opinions régnantes, ne pré-
sente ridée de Tattraction qu'avec une extrême réserve. «D faut, dit-il,
être sur ses gardes, pour ne lui pas imaginer quelque réalité. On est
exposé au péril de croire qu'on Tentend. »
Outre les difficultés que la profondeur du sujet et l'austérité de la
forme opposaient à la compréhension du livre des Principes, deux
causes puissantes retardèrent le moment où il fut apprécié à sa véritable
valeur.
Les tourbillons de Descartes, si faciles, si commodes, si impertur-
bablement admis jusqu'alors, n'étaient plus qu'un songe. Us s'évanouis-
saient comme les brouillards au lever du soleil. Bien plus, à la méthode
d'intuition, partout employée pour imaginer la nature, succédait une
méthode toute contraire. Descartes s'élance d'abord aux abstractions;
puis descend aux faits, n'importe s'il les trouve. Newton remonte len-
tement, sûrement, des faits aux abstractions, s'arrêtant avec un doute
stoique au point où l'induction mathématique lui manque. Jamais l'es-
prit humain ne reçut une saccade si brusque, si imprévue. Il lui fallait
bien quelque temps pour prendre la nouvelle allure qu'on lui donnait.
Puis, tout ce qu'il y avait alors de mathématiciens, hors de TAngle-
terre , était groupé autour de Leibnitz. Animés par l'inspiration de ce
grand esprit, et guidés par son exemple, ils exploitaient avec ardeur
une veine de découvertes qui devait leur sembler bien autrement at-
trayante, celle du calcul infinitésimal. La puissance prodigieuse de ce
nouvel instrument intellectuel, d^une appUcation si étendue par la géné-
ralité de l'abstraction sur laquelle il repose , et si facile à manier par la
netteté de la notation qui l'exprime, ouvrait, dans toutes les parties des
mathématiques, des multitudes de voies inconnues, qui semblaient
presque accessibles aux faibles comme aux habiles , et s'o&ir sans bornes
aux explorateurs. La rivalité de deux grands hommes animait encore la
lutte; et les disciples de Leibnitz se glorifiaient de voir son triomj^e
dans leurs succès. La méthode des fluxions n'eut presque aucune part
à cet essor nouveau de l'analyse mathématique. Car le théorème si
fécond que Taylor présenta primitivement sous ces formes ne laissa
voir toute la simplicité de la loi de dérivation qu'il exprime, qu'après
en avoir été dépouillé. Quand on ne saurait pas comprendre combien
^association des idées mécaniques et le manque d'une notation litté-
rale donnent, à la méthode newtonienne, d'infériorité pratique com-
parativement à l'invention de Leibnitz , on en peut juger par la difié-
*ence des effets. La première a été puissante dans les mains de Newton^
81.
644 JOURNAL DES SAVANTS.
la seconde dans les mains de tous. L'une tenait sa force de lui , l'autre
d'elle-même. Le procès est juge.
L'analyse iniinitésimale fut d'abord employée comme instrmnent
abstrait, pom*la résolution des problèmes de mathématiques pures. Ce
fut surtout l'œuvre incessante et féconde des quatre BemouUi, bientôt
suivis et dépassés par Euler. Ces premières épreuves , en montrant la
puissance de la nouvelle langue algébrique, fournirent des occasions
nombreuses de l'étendre et de la perfectionner. Alors on s'enhardit à
l'introduire dans les questions de mécanique rationnelle. Les tentatives
que l'on fit pour l'y adapter la montrèrent sous d'autres formes, qu*oa
ne lui soupçonnait pas. Elle put exprimer les relations les plus secrètes
des mouvements des corps, solides, liquides, aériformcs. Ici on retrouve
encore les Bcrnoulli et l'infatigable Euler, auxquels vient bientôt se
joindre d'Alembert , l'un des plus grands promoteurs de ces théories.
Avec ces nouvelles armes, on essaya d'attaquer les questions de méca-
nique céleste. On reprit d*abord celles que Newton avait déjà traitées;
on rectifia les détails de ses solutions , et on les étendit par une analyse
plus générale. Enfin on aborda celles que lui-même n'avait pas pu at-
teindre; et, si elles ne sont pas encore toutes complètement résolues,
du moins on a pu exprimer, en langage mathématique , les relations de
mécanique dont elles dépendent. Mais ce fut toujours avec cet instru-
ment merveilleux du calcul infinitésimal, devenu plus puissant et plus
pénétrant à mesure qu'on s'en servait davantage, que cette œuvre devint
possible. Elle a été accomplie par les efforts continus des grands ana-
lystes qui, depuis un siècle, ont succédé sans interruption les uns aux
autres, en s'accompagnant dans une portion de leur carrière, Euler,
Clairaut, d*Alembert, Lagrangc, Laplace. C'est la somme de tous ces
travaux, tant accrue par lui-même, que nous avons vue de nos jours,
rassemblée par le dernier d'entre eux dans cet ouvrage impérissable,
où nous admirons, embrassés et enchainés par des formules générales,
tous les phénomènes de la mécanique et de la physique des cieux.
Ici, comme je l'ai fait pour le livre de Newton, je n'extrairai de cette
collection de découvertes que ce qui est indispensable pour fintelligence
du sujet que je traite. Et je ne puis mieux me guider dans ce choix,
qu'en suivant le fil des idées par lesquelles on s'y est trouvé conduit.
Lorsque l'analyse mathématique parut avoir acquis assez de force
pour être appliquée aux phénomènes de physique céleste les plusi immé-
diatement observables , vers lySo, l'Académie des sciences de Paris
entreprit de diriger les recherches des savants vers ce but, par son in-
tervention propre, et par les sujets de prix qu'elle proposait. Des as-
NOVEMBRE 1846. 645
tronomes mathématiciens, pris parmi ses membres, furent envoyés au
Pérou et en Laponie , pour mesurer les degrés du méridien et les lon-
gueurs du pendule à secondes, dans les latitudes les plus distantes où
l'on pût se placer, afin d obtenir des notions certaines sur la figure de
la terre et sur les variations de la pesanteur on diverses parties de sa
surface, deux choses que Newton avait pu seulement prévoir. On cons-
tata ainsi que la terre est aplalie vers ses pôles de rotation» et que Tîn-
tensité de la pesanteur à sa surface va en décroissant des pôles vers To-
quateur, comme il Tavait dit, mais avec des différences dans les nombres.
Cette discordance provient de ce que, pour simplifier ce problème
dont la difficulté était alors immense, il avait supposé la terre homo-
gène, ce quelle nest pas. Clairaut le résolut bientôt après, sans cette
restriction, en la supposant seulement formée de couches ellip-
tiques. Suivant toujoui's les mêmes vues, f Académie proposa, pour le
sujet de prix de i 7/io, la théorie du flux et du reflux de la mer, dont
Newton avait établi les premiers principes avec une sagacité admirable,
en suppléant, par la force de son génie, à fimpuissance des calculs de
son temps. Le prix fut partagé entre quatre pièces , dont les auteurs
étaient Maclaurin, Daniel Bernoulli, Euler, et un jésuite nommé Ca-
vallori , qu'il ne faut pas confondre avec fingénieux inventeur de la doc-
trine des indivisibles, publiée un siècle auparavant. On avait demandé
plus qu il n'était possible de faire. Aucune des pièces couronnées n'at-
teignait le bul. Mais elles montrent très-bien la phase de transition dans
laquelle les idées et les méthodes se trouvaient alors. La^pièce de Ma-
claurin est toute synthétique. C'est la forme du maître. Il y démontre
plusieurs théorèmes relatifs aux attractions des sphéroïdes homogènes,
qui sont justement admirés. On voit là, peut-être, le dernier effort que
la synthèse puisse faire pour pénétrer dans les questions naturelles.
Mais on voit, non moins clairement, qu'elle ne peut qu'en détacher des
points isolés, et non pas embrasser leur ensemble. Le mémoire de Da-
niel Bernoulli oCTre cette ingénieuse association des méthodes analyti-
ques et des discussions physiques, qui distingue tous ses ouvrages. La
pièce d'Euler est un canevas d'hypothèses, brodé de calculs. Toutefois
on y trouve le premier exemple de l'intégration d'une équation différen-
tielle du second ordre à dernier terme variable, qaœ, dit-il, permethodos
mïhifamiliares tractaripoterit. Ce trait brillant d'analyse suffisait pour qu'on
le reconnût. La pièce de Cavalleri est sans valeur. Mais c'est surtout dans
le fonds des idées embrassées par les quatre auteurs que l'on voit bien
le caractère de l'époque. Maclaurin est newtonien pur. Bernoulli est un
newtonien nouveau, qui s excuse de quitter le camp de Descartes. Euler
646 JOURNAL DES SAVANTS.
est cartésieo d'opinion, et newtonien en calcul. Le jésuite est purement
cartésien. M. Laplace en jette tout le tort sur ce dernier, dans Tanalyse
des quatre pièces, qu*il connaissait mieux que personne; et il dit que
les trois premières sont fondées sur le principe de la pesanteur mdverselle^.
Mais comment admettre cela pour la pièce d'Euler, quand on y lit :
uExplosis hoc saltem tempore qualitatibus occultis, missaque Anglorum
« quorumdam atti^ctione quae cum saniori philosophandi modo nuUa- ,
«tenus consistere potest. . . » et, un peu plus loin : «Causam igitur
«fluxus ac refluxus m^ris proximam, in binis vorlicibus materise cujus-
«dam subtilis collocamus, quorum alter ciix» solem, alter vero circa
«lunam çircumagaturi» Il faut croire que M. Laplace aura fait ici une
restriction mentale en faveur d'Euler.
Le premier pas considérable au delà de Newton, celui qui recula
enfm les bornes d*une de ses. grandes théories, se voit dans le traité
de Ciairaut sur la figure de la terre publié en ly/iS. L'accroissement
continu de puissance que Fesprit humain reçoit du temps et du travail
ne se montre nulle part mieux que dans cet ouvrage , où la synthèse
ancienne et lanalyse nouvelle, combinées avec un art admirable et
une lucidité surprenante, sont employées ensemble et tour à tour pour
démontrer, ou découvrir presque sans peine, les vérités les plus éten-
dues. Ciairaut ne s astreint pas d*abord à la loi unique de l'attraction
newtonienue réciproque au carré des distances. U commence par éta-
blir généralement les équations différentielles, jusqu'alors inconnues,
qui expriment les conditions d'équilibre des masses fluides, soit homo-
gènes, soit hétérogènes, ou composées d'un nombre quelconque de
fluides divers, dont les molécules sont individuellement sollicitées par
des forces arbitrairement choisies, et soumises à une attraction mutuelle
variant suivant une loi quelconque de distance , lente ou rapide. Ces
principes étant posés, considère» la teiTe et les planètes comme de pa-
reilles masses primitivement fluides , tournant sur elles-mêmes, puis de-
venues totalement ou partiellement solides, en conservant la figure
qu'elles avaient piîse dans l'état de fluidité , après que toutes leurs par-
ties se sont mises dans un équilibre relatif sous Tinfluence des forces quel-
conques qui les sollicitaient. Il est évident que leur forme finale devra
se trouver astreinte aux règles générales d'un tel équilibre ; qu'elle en
décèlera les conditions particulières; et qu'ainsi on pourra remonter à
ces conditions, en étudiant les effets observables qui en sont les consé-
quences mécaniques, c'est-à-dire en mesurant, sur la planète refroidie
' Mécanique céleste, livre XIU, p. i4g, édition de i8a5.
NOVEMBRE 1846. 647
et devenue solide, les longueurs des degrés du méridien à diverses lati-
tudes , et les longueurs du pendule à secondes qui montrent comment
y varie la gravité. Ayant établi ce type général de tous les mondes ma-
térieb, Clairaut n'a plus qu«^ voir quel cas particulier est réalisé dans
le nôtre. Prenant donc la gravitation newtonienne comme un mdde pos-
3ible parmi toutes les lois concevables d'attraction réciproque, il cherche
si elle est confirmée par le petit nombre d'opérations effectuées de son
temps sur les méridiens teiTestres; et, après avoir montré qu'elle se
rapproche de leurs indications plutôt quelle ne s'en éloigne, il présente
ce genre de comparaisons comme devant avoir une utilité fort impor-
tante «en ce que, dit-il, elles achèveront peut-être de décider en fa-
veur du système de M. Newton, qui a tant d'apparence d'être vrai.»
On voit ici avec quelle prudente lenteur les esprits changeaient de
roule. C'était l'aurore delà vraie philosophie scientifique, le doute de
Descartes associé à la méthode de Newton. Je me crois ainsi raisonna-
blement justifié pour avoir insisté sur la beauté de cet ouvrage, et je
remercie la logique de s'être trouvée si bien d'accord avec mon pen-
chant. D'Alembert est allé ensuite, dans le même sujet, plus loin que
Clairaut, et M. Laplace plus loin que d'Alembert; c'est le sort des tra-
vaux scientifiques d'oti'c toujours dépassés par les progrès que le temps
amène, et qu'eux-mêmes ont excités. Mais le livre de Clairaut ne vieil-
lira point, et on ne le refera jainaisf pas plus qu'on ne refera les ou-
vrages de Lap;range, parce que ce sont des chefs-d'œuvre de science,
unie à une clarté suprême d'exposition. Et puis, dans ce temps, où
chacun lamine si industrieusement son mérite propre et celui dés
autres pour s'en recouvrir, n avoni nous pas toute raison de louer Clai-
raut, qui fut, dans ces feuilles mêmes, un de nos collaborateurs? La
justice nous commande ce que notre intérêt nous conseille, c'est être
trop heureux ^ !
Je retourne à cette époque d'hommes de génie. En 17/17, le pro-
blème des perturbations planétaires fut enfin attaqué par trois d'entre
eux simultanément. Clairaut et d'Alembert entreprirent de calculer les
perturbations du mouvement de la lune autour de la terre, opérées par
l'action du soleil ; Eulcr celles du mouvement de Saturne produites par
^ L*éloge de Clairaut, comme collaborateur du Jaamal des Savants, te trouve eu
léte du numéro cf avril 17G6. Il nest pas signé; mais il est empreint d*un senti-
ment d*acimiration et d'estime, mêlé d* affection, qui fait honneur à celui qui Ft
écrit, presque autant qu'à celui qui Ta mérité. Clairaut avait été attaché au Journal
des Savants par M. de Malesherbes. Il avait succédé, dans cet emploi, à Douguei',
et Lalandc lui a succédé.
648 JOURNAL DES SAVANTS.
raction de Jupiter. Ces deux questions , de nature analogue , mais d*une
difficulté très-inégale , sont restées célèbres dans les sciences mathéma-
tiques, sous la dénomination commune de problème des trois corps, qui
spécifie le nombre limité des réactions mutuelles qu on y considère.
L'Académie des sciences lavait proposé en 1766 pour sujet de prix.
Je ne sais qui a dit que les découvertes sont dans l'air. Gela eiprirae
très-bien qu'elles éclatent toujours ici ou là, quand le temps les a suf-
fisamment préparées. La remarque ne s est jamais tix)uvée plus vraie
que dans cette circonstance. La pièce d'Euler, envoyée de Saint-Péters-
bourg, arriva au sécréta liat de l'Académie, le 27 juillet 17/17. ^'^** ^^
premier pas dans ces liantes recherches, et il est immense. Le problème
mécanique est posé mathématiquement. Les difficultés analytiques qui
s opposaient à sa solution sont renversées avec une force d'invention in-
finie. La route est ouverte; il n'y a plus qu'à suivre. Les mémoires de
Clairaut et de d'Alcmbcrt furent présentes à l'Académie peu de mois
après celte date. Tous deux avaient fait en secret leur travail sans s'être
rien dit. Tous deux le communiquèrent à l'Académie le même jour,
sans s'être avertis de leur intention ; et ils arrivaient par des voies peu
différentes à des résultats pareils. Leurs méthodes n'avaient rien de com-
mun avec celle d'Euler.
On est bien loin de là aujourdlmi. Il n'y a plus de problème des
trois corps. Le calcul embrasse les mouvements d'un nombre quel-
conque de corps célestes, réagissant les uns sur les autres par attrac-
tion. Euler d'abord, puis Lagrange, puis Laplace, ont attaqué la ques-
tion dans toute sa généralité, et l'ont résolue analytiqaement La suite
de ces travaux est admirablement exposée dans le livre XV de la mé-
canique céleste. L'auteur pouvait dire, quorum pars magna fui! C'est là
qu'il faut la voir. Toutefois il faudra nécessairement* que je montre en
quoi consiste ce grand problème des perturbations planétaires, com-
ment on sépare les difficultés qui le compliquent, par quels artifices,
et avec quel degré d'exactitude on les résout. Car la découverte que je
veux faire comprendre vient de là, puisque l'astre inconnu a été ré-
vélé et défini par la portion des perturbations observées d'Uranus,
que les autres planètes, jusque-là connues, ne pouvaient produire.
Mais cet exposé aura plus d'intérêt, et sera mieux saisi, n'étant pas séparé
d'une si brillante application , où l'on pourra voir les abstractions théo-
riques immédiatement réalisées dans un magnifique résultat. Je remets
donc à la faire alors; et, revenant à l'époque où les grands analystes
que j'ai nommés ne voyaient plus aucune question de physique ou de
mécanique céleste qui semblât inaccessible à leurs calculs, je vais ra-
NOVEMBRE 18&6. 640
conter comment la sphère de leurs recherches se trouva tout à coup
agrandie, quand ilss*y attendaient le moins.
Euler et d*Alembert vivaient encore , Lagrange et Laplace étaient
dans toute leur force, lorsque la découverte dune planète nouvelle vient
mettre à Tépreuvc les méthodes qu'ils avaient préparées. Le 1 3 mars
1781, Herschel, étudiant les étoiles des Gémeaux, voisines de Téclip-
tique, aperçut parmi elles on petit astre qui s'en distinguait comme
ayant un disque sensible, et une lumière plus tranquille : c'était Uranus.
Il lui reconnut un mouvement propre dans les nuits suivantes. Herschel
prit d'abord ce nouvel astre pour une comète, qui semblait fort extraor-
dinaire en ce qu'elle était sans queue et sans nébulosité. Il l'annonça
comme telle aux astronomes, quila reçurent de même ; et, après quelques
semaines d'observations, ils se mirent à calculer l'orbite parabolique
qu'elle devait suivre. Mais l'astre s'écartait toujours rapidement de chaque
parabole à laquelle on prétendait l'assujettir. Enfm, un amateur sélé
d'astronomie, le président Saron, fut conduit, par des essais numériques
désespérés, à s'apercevoir que l'orbite pourrait bien être circulaire. En
suivant cette idée , il trouva qu'il fallait placer le nouvel astre fort au
delà de Saturne, bien moins toutefois qu'il ne l'est en réalité. Heureu-
sement M. Laplace venait de préparer une méthode pour la déter-
mination des orbites paraboliques, qui s'applique aussi à l'ellipse avec
quelques modifications. Il la communiqua au président Saron, et le
guida vers des résultats plus assiurés. On fit d'abord mouvoir Tastre
dans un cercle; plus tard, on obtint les éléments de son ellipse par
cette méthode, et aussi par des calculs purement trigonométnques. On re-
connut alors, au grand étonnement de tout le monde, que c'était bien
réellement une nouvelle planète, circulant autour du soleil à une dis-
tance double du rayon de l'orbe de Saturne. On avait tout à fait oublié
les prévisions de Clairaut.
Je ne rappelle pas ces détails pour raconter des anecdotes. J'ai trop
de hâte d'arriver à mon but. Mais il est essentiel de faire remarque!*
l'élat 011 se ti^ouvait alors la science astronomique . et celui où elle est
maintenant parvenue. Quand une comète nouvelle a été observée pen-
dant quelques jours , sa parabole se calcule en peu d'heures, assez ap-
proximativement pour ne pas la perdre; et, quel que soit l'astre, ph-
nèle ou comète, dès qu'on lui a vu décrire, sur son orbite, un arc de
quelques degrés, on peut trouver la forme aussi bien que les éléments
de cette orbite , par une méthode due à M. Gauss. Même , si Tastre est
tellement éloigné du soleil qu'il se déplace avec une extrême lenteur»
comme la planète Le Verrier, qui décrit moins de a* par an, deux obser*
8a
650 JOURNAL DES SAVANTS.
vations, séparées par un interralle de quinze ou vingt jours, suffisent
déjà pour connaître, avec peu d*erreur, sa distance actuelle; surtout,
quand il se trouve dans la partie du ciel diamétralement opposée au
soleil, ou, suivant Texpression astronomique en opposition, comme cela
avait lieu le mois dernier pour la nouvelle planète, cooformément à la
prédiction de M. Le Verrier. L*opération est même alors très-facile. Car,
dans un tel cas, la terre parcourant la paiiie de son orbite la plus
proche de Taslre , la corde de Tare qu elle a décrit devient la base d'un
triangle rectilîgne, dont les deux autres côtés sont les rayons visuels di-
rigés versTastre dans les deux observations^ en sorte que Ton connaît
les angles qu'ils forment avec cette base. On peut donc calculer les deux
distances de la terre au sommet du triangle, comme on calcule, dans
la levée des plans, la distance d*un objet fixe, aux deux extrémités d*mie
base de longueur connue, d'où on l'a observé. A la vérité, l'objet céleste
ayant un mouvement propre, de même sens que celui de la terre, ctanga-
lairement moins rapide, les deux rayons visuels dirigés à ses positions
successives se coupent au delà de l'orbite qu'il décrit; et le sommet du
triangle est ainsi un peu plus distant de la terre qu'il ne l'est lui-même.
Toutefois, si Ton suppose son mouvement circulaire, pour une première
approximation, sachant qu'il est assujetti aux lois de Kepler, on corrige
sans peine l'effet du déplacement de l'astre ; et l'on obtient sa distance
réelle à la terre dans les deux observations , d'où l'on conclut sa dis-
tance au soleil par une réduction trigonométrique. On n'a ainsi qu'un
rayon vecteur local de l'ellipse; et encore, sa longueur est rendue assez
incertaine par la petitesse de la corde de Tare terrestre, qui est employée
comme base de la triangulation. Néanmoins c'est toujours un sujet de
satisfaction scientiGque , que l'on puisse évaluer si vite des choses si
grandes, fût-ce à peu près. On avait déjà fait ce calcul pour la planète
de M. Le Verrier, quinze jours seulement après qu'on l'eut trouvée à
sa place prédite. Le résultat, dans son incertitude, confirme pleine-
ment l'ordre de distance qu'il lui avait assigné.
Or, ici, une question se présente. Puisque toutes ces déterminations
d'orbites et de distances s'obtiennent aujourd'hui avec tant de promp-
titude et de facilité, comment, lors de la découverte d'Uranns, a-t-îl
fallu des essais si longs et si détournés pour s'apercevoir que c'était une
nouvelle planète, et calculer son ellipse? C'est que, pendant ce court
intervalle d'un demi-siècle, il s'est opéré dans les sciences physiques et
mathématiques un immense mouvement de propagation. En 1 780 ,
presque toutes les grandes questions de la mécanique céleste avaient été
traitées et résolues.La plupart des méthodes analytiques employées au-
NOVEMBRE 1846. 651
jourdliui étaient préparées. Mais, à Texception des ouvrages mathéma-
tiques d'Euler, chefs-d'œuvre de clarté, et des traités de mécanique gé«
nérale ou appliquée, écrits par d'Âlembert avec une obscurité qui les rend
presque illisibles, le reste était disséminé dans les grandes collection»
académiques, d'un accès difficile, où chaque question ne pouvait être étu-
diée avec fruit qu'en cherchant et suivant tout le fil des travaux dont
elle avait été Tobjet. Les problèmes de mécanique céleste étaient donc
alors â la portée d*un bien petit- nombre d'esprits supérieurs. Aussi la
généralité des astronomes, sauf de rares exceptions, se composait
d'observateurs arithméticiens, sachant calculer des triangles sphériques.
Us recevaient des géonètres les théories et les formules, presque sans
les comprendre, et sans pouvoir faire autre chose que les appliquer. De
leur côté, les géomètres, étrangers aux pratiques astronomiques^ aceep*
talent les observations comme autant de faits, sans pouvoir les diriger,
ni même apprécier leur valeur. Cet état de choses ne changea qu'après
qu'il eût paru des ouvrages d'ensemble, et qu'il se fut formé des hoaunek
embrassant à la fois les observations et les théories. Au premier rang
de date, peut-être de génie, s'éleva la mécanique anafytique de LBfpmïge^
publiée en 1 788. Les orages qui troublèrent bientôt après la France et
l'Europe suspendirent le mouvement qui allait commencer. Mais aus^
sitôt qu'ils furent passés, on le vit reprendre partout simultanément.
L'Allemagne eut Olbers, l'illustre M. Gauss, puis Bessel, à la fois ma-
thématiciens et astronomes , dent les ouvrages répandirent ches leurs
compatriotes l'alliance heureuse et nécessaire des observations et des théor
ries. En France, les écoles normales montrant aux yeux de tous Lagrange
et Laplace , puis l'école polytechnique, se parant de Lagrange et s'animant
de Moi^e, comme professeurs, firent descendre les sciences les plus ait-
blûnes dans de jeunes esprits, qu'elles enflammèrentd'uneardeiir générale.
On vit alors qu'il n'y avait rien de trop beau, de trop élevé, pour l'enaeigne*
ment public. Par l'exemple et par l'inspiration de ces hommes de génie
devenus maîtres , l'exposition des éléments des sciences mathématiques
prit une forme toute nouvelle. Elle devint à la fois générale et simple,
claire et profonde. Les ouvrages de Lacroix, de Legendre, de Monge,
transportèrent les plus hautes théories dans l'instruction commune , et
les répandirent sans les abaisser. Ils ouvrirent ainsi les esprits à imtd-
ligence des grands Ouvrages d'analyse que Lagrange publiait vers Je
nùàme temps, et ils les préparèrent à pénétrer les profondeurs de ce
traité général de mécanique céleste, où Laplace a présenté l'ensemble
. de toutes les découvertes faites par les quatre hommes de génie qui
furent $e$ contemporains, et par iui-m^me, dans toutes les parties du
8!!^.
652 JOURNAL DES SAVANTS.
système du monde, pendant les soixante-dix ann<^es qui avaient précédé.
Ces belles théories n ont pas cessé depuis d*ètre publiquement profes-
sées dans notre haut enseignement mathématique; elles se sont propa-
gées, jusqu*à devenir presque populaires parmi la jeunesse savante. Voilà
comment des applications autrefois difficiles, n étant pUis aujourd'hui
qu*un jeu, d'autres, qui auraient paru alors impraticables, sont le prix
d*heureux efforts.
Je reviens à Uranus. Sa distance moyenne au soleil, presque double
de celle de Saturne , ramena l'attention sur un singulier rapport de
nombres, que l'on appelle communément la loi de Bode, cet astronome
l'ayant signalé comme très-digne de remarque, 4ès l'année 1 778, dans
un ouvrage foit répandu, intitulé Introdaction à la connaissance da cielétoUé.
Toutefois, Lalande, dans sa Bibliographie astronomUiae ^ le donne comme
ayant été primitivement indiqué par Titius, professeur de V^ittemberg,
dans une traduction allemande du traité de Bonnet sur la contemplation
delà nature^. Pour lui consei^er sa simplicité prophétique, il faut le
prendre tel qu'il a été d'abord aperçu, en l'établissant sur les distances
du soleil aux six anciennes planètes, Ift terre comprise. Nous les tire-
rons du tableau inséré à la fin de l'article précédent, page 5 9 A. Le demi-
grand axe de l'ellipse terrestre y est pris pour unité de longueur. Mais
nous rendrons cette unité dix fois plus grande, en reculant d'un rang
vers la droite la virgule qui la séparait de la première décimale suivante ,
et nous appliquerons la même opération h toutes les autres distances
pour maintenir leurs rapports; puis, leurs expressions étant ainsi
agrandies, nous prendrons seulement les nombres entiers qui en senties
plus proches, en négligeant les fractions ultérieures qui compliqueraient
inutilement cet aperçu. Nos six distances auront alors les valeurs sui-
vantes, au-dessus desquelles j'écris respectivement les noms des planètes
qui leur correspondent.
Mercure, Vénus, La Terre, Mars, Jupiter, Saturne.
4 7 10 15 52 05
Si Ton veut qu'il y ait continuité dans la succession de ces nombres ,
on devra admettre que la série n'est pas complète, et qu'il manque uti
terme entre Mars et Jupiter. Il y aura donc une planète de plus entre
ces deux-lè. C'est ce que Kepler avait soupçonné par cette raison même,
et sa prévision a été confirmée par la découverte des petites planètes.
Mais il n'avait pas pu assigner la place de cet intermédiaire , n'ayant pas
' Bihliographiû aêtranomiijnê de Lalande, p. 845, article rdatif & la planète Cérès,
NOVEMBRE 1846. 653
aperçu la loi de la progression, quoiquil Feu t longtemps cherchée, et
qu elle fût hien simple.
Pour la voir, retranchez 4, c'est-à-dire le nombre de Mercure, de
tous les suivants; pui^ écrivez de nouveau tous les restes dans le même
ordre. Il en résultera cette nouvelle série :
Mercure, Vénus, La Terre, Mars, ........ Jupiter, Saturne.
0 3 0 11 48 01
Ici, la loi devient évidente; 6 est double de 3, et 1 1 presque double
^de 6. Supposez i a , pour rendre le rapport exact. Alors, en continuant
de doubler, vous aurez ad pour le terme intermédiaire entre Mars et
Jupiter; ensuite 68, qui s'accorde avec le nombre de Jupiter; puis 96,
qui excède peu celui de Saturne; et enfin 1 9a , qui sera celui de la pla-
nète immédiatement suivante. Restituez à ce dernier le nombre cons-
tant li que vous aviez soustrait, la distance de cette planète au soleil
sera 196. Or l'observation donne 19a pour la distance moyenne d'U-
ranus. La loi se soutient donc encore, sauf un petit écart, en excès,
comme pour Saturne. Maintenant, voulez-vous aller au delà d'Uranus,
et présager la distance de la planète qui devrait lui être immédiatement
ultérieure? Doublez le nombre précédent 1 ga , ce qui vous donne 384i
puis ajoutez 6, et la distance de cette planète au soleil devra être 388,
suivant la règle. Les calculs de M. Le Verrier lui ont donné pour la
sienne 3 60; et les observations déjà faites semblent annoncer que l'é-
valuation définitive pourra être tant soit peu moindre. La progression
n'est donc plus aussi juste, sans être tout à fait fausse, et elle continue
à pécher par excès. Ainsi, à ces distances, l'accroissement par duplica-
tion marche trop vite; il écarte trop du centre du soleil les planètes qui
s'en seraient les premières isolées.
L'accord si proche que cette règle avait encore ofifert pour Uranus don-
nait beaucoup plus de force à l'idée de Kepler, qu'il devait exister une
planète dans ce grand intervalle de nombres, compris entre Mars et Jupi-
ter. La progression indiquait même à quelle distance du soleil elle devait
être ; car le terme correspondant de la série étant 2 6, la restitution de la
constante Ix donnait ikS. Les astronomes s'excitèrent vivement à chercher
ce nouvel asti^e. Vingt-quatre d'entre eux, au nombre desquels se trouvait
Olbers, s'associèrent pour ce but, sous la direction de SchixBter, et se par-
tagèrent le ciel en zones que chacun se mit ardemment à explorer : ils ne
la trouvèrent point. Mais Piazzi, qui ne la cherchait point, la trouva, dans
la nuit du 1* janvier 1800. Ayant eu besoin d'étudier minutieusement,
plusieurs jours de suite, une petite plage du ciel , pour fixer la position
65& JOURNAL DES SAVANTS.
d*une étoile mal indiquée, quil voulait placer dans son catalogue, ie
hasard amena Cérès dans sa lunette; et la continuité des comparaisons
qu'il avait à faire le conduisit à voir qu elle avait un mouvement propre,
n la prit d'abord pour une comète, la suivit jusqu'au 1 1 février, puis
tomba malade et l'abandonna. Dans l'intervalle, il avait annoncé sa
découverte à deux astronomes, Bode et Oriani, avec lesquels il était
en correspondance. Mais il leur communiquait seulement les deux posi-
tions extrêmes où s'était trouvé l'astre, le 3 janvier, jour où il avait acquis
la certitude de son déplacement, et ie a 3 du même mois, date de sa
lettre. Il ajoutait, toutefois, que, dans le passage du 1 1 au 1 3,1e mouve-
ment apparent était devenu direct, de rétrograde qu'il était auparavant.
Ces avis n'arrivèrent que deux mdis après, quand la planète étaitdéji per-
due dans les rayons du soleil; de sorte qu'il fallait attendre, pour la revoir,
jusqu'au mois de septembre, quand elle en serait dégagée. Ce peu de don-
nées ne suffisait pas pour calculer l'orbite. M. Gauss put seulement en
déduire une évaluation approximative de la distance au soleil, parla mé-
thode que l'on vient d'appliquer à la planète de M. Le Verrier; et cet
essai plaçait déj.^ le nouvel astre entre Mars et Jupiter. Heureusement,
Piazzi, sollicité par ses correspondants, peut-être aussi par la crainte que
sa découverte ne fût perdue pour toujours, communiqua la totalité de
ses observations. D'après ce petit nombre de positions, réparties sur un
intervalle de quarante et un jours, pendant lesquels l'astre, vu de la
terre, avait décrit un ang^e dont les branches embrassaient à peine 3*,
M. Gauss détermina une ellipse, et calcula une éphéméride indiquant
sa route future, avec tant de justesse et de bonheur, que Zach et (Nben
purent enfin ressaisir cet atome planétaire, bien loin de sa place primi-
tive, le 3i décembre et le i* janvier suivant, précisément une année
après sa découverte ; de sorte qu'à vrai dire il a été découvert deux fois,
une première par hasard, et une seconde par calcul. Sa distance moyenne
au soleil , exprimée dans le même système de nombres que nous avons
employés tout à l'heure pour les autres planètes , se trouva êti*e définiti-
vement a8, comme l'indiquait la règle de Bode et de Titius.
Ce fut là le commencement d'une suite de découvertes toutes nou-
velles, et fort inattendues. Olbers, poussé par quelque secrète inspira-
tion, s'était attaché à étudier minutieusement la partie septentrionale
de la constellation de la Vierge, qui avait été peu explorée jusqu'alors.
Le a 8 mars i8oa, il venait d'obsei*ver Cérès, lorsqu'il aperçut, non
loin d*elle, une toute petite étoile qu'il ne connaissait pas, et qui se
trouvait placée en triangle avec deux autres déjà indiquées à cette place
dans les catalogues astronomiques, sans mention de celle-là. Surpris da
NOVEMBRE 1846. 655
fait, il la suivit, constata son mouvement propre, la reconnut pour une
nouvelle planète qu'il appela Pallas, et, dès le 28 avril suivant, d'après
ses observations qu ii communiquait à M. Gauss , celui-ci avait calculé
Tellipse. Chose surprenante! Pallas, comme Cérès, se trouvait placée
entre Mars et Jupiter, dans ce même intervalle du ciel que les prévi-
sions de Kepler avaient signalé comme ne devant pas être vide de pla-
nètes! Bien plus encore, elle s y trouvait, juste à la même distance du
soleil que Cérès, à cette distance a 8 que la règle empirique avait indi-
quée! Ûingénieux Olbers conçut alors Tidée que ces deux planètes, ai
petites, pourraient bien être les fragments d'une plus grosse, qui aundt
été brisée par quelque explosion, et dont il fallait rechercher les autres
débris. En conséquence, il détermina, par le calcul, les régions oppo-
sées du ciel où les plans des deux orbites s entrecoupaient. C'était là que
l'explosion avait dû se faire. Car, suivant les lois du mouvement ellip-
tique, les deux fragments et tous les autres possibles, étant partis d'un
point commun, devront y revenir dans chacune de leurs révolutions,
à des époques rendues seulement diverses par l'inégalité des impulsions
initiales , sauf toutefois les écarts qui peuvent leur être imprimés par
les attractions des autres planètes, ou qui ont pu être déterminés primi-
tivement par les réactions des fragments les uns sur les autres, au mo-
ment de l'explosion. Cette ligne d'intei^ection des deux orbites, passant
par le soleil , aboutissait d'une part à la plage septentrionale de la constel-
lation de la Vierge , de l'autre à la partie occidentale de la Baleine. C'était
donc aux environs de ces points du ciel qu'il fallait chercher avec cons-
tance. En eOTet, deux ans plus tard, le i*' septembre 180&, un hasard heu-
reux oilHt à l'assiduité de Harding une troisième petite planète, Junon,
placée comme les deux autres entre Mars et Jupiter, presque à la même
distance moyenne du soleil, et mue dans un plan qui passe presque par
ces mêmes nœuds. Olbers comprit qu'il fallait avoir toujours les yeux
sur ces points de rencontre. Il proposa aux astronomes d'étudier minu-
tieusement, tous les mois, les parties des deux constellations qui se trou-
veraient en opposition avec le soleil , et seraient ainsi les plus faciles & ex*
plorer. Il se dévoua lui-même sans interruption à cette pénible recherche
pendant trois ans; et après ces trois années, le 29 mars 1807, il saisit
Vesta, au moment oii elle passait dans le rendez-vous céleste, objet de
sa prévision. Âstrée, que M. Hencke vient de découvrir, à la fin de l'an-
née dernière, se meut aussi dans un plan qui passe très-près de ces
mêmes nœuds. Elle est la cinquième de cette famille de petites planètes,
toutes placées entre M«rs et Jupiter, sur des ellipses dont les grands axes
diffèrent à peine ; de sorte qu'à chaque révolution elles reviennent pas-
656 JOURNAL DES SAVANTS.
ser tout près du point commun , oii elles semblent s*être autrefois sépa-
rées. Sans doute on en trouvera d autres. Enfm, par une concordance
trop précise pour n'être qu'accidentelle, la distance moyenne au soleil
des cinq jusqu'à présent aperçues est exprimée par le nombre a6, â
peine différent de a 8 que donne la règle de Bode et de Titius. L'exis*
tence de ces petits astres change toutes les idées que Ton se formait
des corps planétaires. D'après les appréciations de Herschel, le diamètre
de Pallas égalerait juste la distance de Paris au Havre. Les autres sont
de même ordre. Les grandes inclinaisons de leurs orbites sur l'éclip*
tique les portent bien loin hors des limites de Tancien zodiaque. En
effet, ces inclinaisons étant toutes très-petites pour les autres planètes,
puisque celle de l'orbe de Mercure, la plus forte de toutes, n'est actuel-
lement que de 7^ elles dépassent lo"* pour Cérès, i3* pour Junon,
ià* pour Pallas. L* égalité si approchée des demi-grands axes de ces
petites planètes parut être une confirmation presque certaine de l'idée
d'Olbers. Lagrange l'a encore fortifiée , en prouvant que leur identité
d'origine , comme fragments d'un même corps planétaire brisé par
une explosion intérieure , est mécaniquement conciliable avec la diver-
sité de leurs inclinaisons et l'égalité extrêmement approchée des demi-
grands axes de leurs ellipses. Car, selon ses calculs, l'intensité de la force
explosive, suffisante pour produire les vitesses initiales que leurs mou-
vements décèlent, ne dépasserait pas vingt fois celle d'un boulet de a 4
au sortir de la pièce qui le lance. A la vérité, Lagrange n'a pas compris
dans son calcul les effets des réactions que les fragments auraient dû
exercer les uns sur les autres dans les premiers instants de leur sépa-
ration. Or ces effets auraient pu être alors fort considérables, bien que
le progrès de l'écartement ait dû les affaiblir avec rapidité, et en faire
ultérieurement disparaître les traces primitives , après que les fragments
se seraient suffisamment séparés pour ne plus réagir sensiblement les
uns sur les autres que comme de simples points matériels. L'hypothèse
d'Olbers et les calculs de Lagrange ont été, je ne dirai pas infirmés, mais
modifiés dans leurs éléments physiques, par de très-belles recherches
de M. Le Verrier sur les conditions de stabilité de notre système plané-
taire. Ces conditions se tirent de certaines relations mécaniques, qui
doivent exister entre les éléments des orbites d'un nombre quelconque
de corps, ayant des masses constantes, séparés par des intervalles très-
considérables comparativement à leurs dimensions propres, et agissant
les uns sur les autres, comme de simples points matériels, par des at-
tractions proportionnelles à leurs masses, réciproques aux carrés de
leurs distances mutuelles. Ces circonstances étant données et particu*
NOVEMBRE 1846. 657
larisées pour notre système planétaire, on démontre d*abord que les
grands axes des orbilcs ne peuvent éprouver que des variations pério-
diques dune amplitude restreinte, qui ne sauraient les faire croître ni
décroître indéfiniment. De là, par une relation mécanique, d*où résulte la
troisième loi de Kepler, on conclut déjc^ que les durées moyennes des ré-
volutions planétaires sont stables. Le premier pas vers ce beau résultat as-
tronomique a été fait par La place, le deuxième par Lagrange, le troisième
par Poisson , toujours en y découvrant de nouveaux caractères de géné-
ralité, qui lui donnent, de plus en plus, Tapparence d*étre une loi rigou-
reuse. On démontre encore (jue, dans un système planétaire tel que le
nôti'e, où tous les corps circulent dans un même sens, si les excentri-
cités des orbites et leurs inclinaisons mutuelles sont, à une époque
donnée, renfermées dans certaines limites de petitesse, elles resteront
éternellement comprises entre des amplitudes pareillement restreintes,
où elles ne feront qu'osciller. Ainsi , en admettant que de telles circons-
tances soient suffisamment réalisées aujourd'hui dans notre système,
les ellipses planétaires ne pourront jamais s'aplatir indéfiniment, ce
qui ferait tomber les planètes dans le soleil; et leurs plans ne s'écarte-
ront jamais les uns des autres, jusqu'à former entre eux de grands
angles; du moins, tant que les corps considérés resteront soumis aux
seules forces qui naissent de leurs attractions mutuelles, Lagrange a
obtenu le premier les formules analytiques dans lesquelles on découvre
ces conditions de permanence ou d'instabilité de tous les systèmes
planétaires idéalement possibles, dont la gravitation newtonnienne est
le principe moleur. Dans leur généralité abstraite, elles sont sujettes
à ime éventualité , qu'il soupçonnait ne devoir pas exister pour ie nôtre,
et il s'était proposé d'éclaircir ce doute. Mais Laplace l'a fait avant lui,
en montrant qu elle n'a pas lieu dans les systèmes composés de corps
qui circulent tous dans un même sens, circonstance réalisée pour toutes
les planètes du système solaire. Ces résultats ont été, pour Lagrange ,
la conséquence, ou plutôt l'une des conséquences, d'un immense travail,
qui excitera toujours l'étonnement non moins que l'admiration des
géomètres, par l'alliance presque inimaginable de tant de génie analy-
tique avec tant de patience numérique dans un même esprit. Ce tra-
vail parut en lyS-i. Lagrange s'était spécialement proposé d'y établir,
dans toute leur généralité, les équations diiférentielles, déjà données
en partie par lui-même et par Laplace, desquelles dépendent les iné-
galités séculaires qui déforment ou peuvent déformer progressivement
les orbites; c'est-à-dire celles qui altèrent, avec une lenteur qu'on
poun*ait croire continue, la position des nœuds et les inclinaisons, la
83
658 JOURNAL DES SAVANTS.
position des périhélies et les excentricités. Etendant d*aboid un résultai
approximatif trouvé par Laplace, pour des inclinaisons et des eicentri*
cités supposées très^etites, il démontre généralement que, si grande»
que puissent être ces quantités, les grands axes des orbites et les moyens
mouvements qui en résultent n'éprouveront que des oscillations passa-
gères, comprises dans des périodes restreintes de temps et d*amplitude.
Mais sa démonstration ne vaut que pour le cas, où, comme il le Cotisait,
on n'a point égard aux dérangements que les planètes troublantes sur
bissent elles-mêmes dans leurs orbites propres. C'est un des plus
beaux titres scientifiques de Poisson que d'avoir prouvé la constance
des grands axes planétaires, pour l'ordre d'approximation immédiate^
ment ultérieur, où Ion embrasse simultanément dans le calcul toutes
les parties les plus considérables de ces dérangements. Les expressions
différentielles obtenues par Lagrange étaient d'abord un type abstrait,
comprenant toutes les sortes de variations, que les éléments des orbites
peuvent éprouver. Il les développe en série sous des formes qui en font
apercevoir le caractère propre et l'ordre de grandeur. H rejette celles
qui se présentent comme périodiques, et ne conserve des autres, en
apparence progressives, que celles qui doivent être principalement sen-
sibles dans un système d'orbites très peu excentriques, et très-peu incli-
nées les unes sur les autres. Ainsi simplifiées, et appropriées à notre
système planétaire, ses équations différentielles deviennent intéyrables,
c'est-à-dire que, d'après les valeurs infiniment petites qu'elles assignent
aux variations instantanées des éléments des orbites, on peut trouver
l'expression absolue de chaque élément, généralisée pour un temps
quelconque. Toutefois ces formules finales n'étaient encore que spé-
culatives. Il fallait les convertir en nombres pour connaître les effets
réels. Ici se présentaient de nouvelles difficultés qui écl^ppaient au
pouvoir de l'analyse. Le géomètre devait d'abord emprunter aux as-
tronomes les cléments des orbites pour les introduire dans ses cal-
culs : les tables de Halley et de Mayer en donnaient d'assez bonnes
évaluations. Mais il fallait aussi avoir les masses des planètes. Or on
ne pouvait calculer directement que celles de la Terre, de Jupiter ei
de Saturne, d'après les mouvements de leurs satellites; cdles de Mer-
cure, de Vénus et de Mars étaient absolument ignorées. Lagrange se
hasarde à les conclure des diamètres apparents de ces astres, combi-
nés avec la supposition que leurs densités sont réciproques à leurs dis-
tances au soleil , ce qui s'écarte peu de la vérité pour les trois dont les
masses étaient connues. Heureusement le résultat de cette hypothèse
né se trouva pas trop &utif. Mettant alors ces évaluations dans ses for^
NOVEMBRE 18&6. 659
mules différentielles, il en tira les variations annuelles des éléments»
isolées des erreurs possibles des masses, quil avait eu le soin d*y ad*
joindre comme autant de petites quantités indéterminées. Ces expres-
sions, étant ainsi rendues numériques, pouvaient être vérifiées par
comparaison avec les valeurs observées quelles représentaient. Or, ici,
on rencontrait une autre difficulté fort inquiétante. On avait bien re-
connu que les éléments des orbes planétaires ne sont plus tels que les
anciens astronomes les ont décrits : leur mutabilité continuelle était
devenue évidente. Les excentricités et les inclinaisons ne sont pas cons*
tantes; les périhélies et les nœuds des orbites sont en mouvement. La
théorie de Lagrange confirmait tout cela. Mais, depuis trente ans peut*
être que Ion avait commencé à faire des observations astronomiques
précises, on n avait obtenu, de ces variations si lentes, que des mesures
peu sûres et fort incomplètes. Lagrange dut ainsi se réduire à prendre
les moins incertaines pour épreuves de ses expressions théoriques. Elles
s'y trouvèrent plus conformes qu on n'aurait osé Tespérer; ce qui mon-
trait que les erreurs des masses ne devaient pas être fort considérablet •
Il put donc entreprendre d'introduire ces mêmes données dans ses for-
mules intégrales, pour connaître lamplitude totale des mutations opé-
rées dans les éléments, après un temps indéfini. Or, ces mutations étant
produites par les réactions simultanées de tous les corps qui composent
le système que Ton considère , le calcul les présente avec la même
généralité de connexion; de sorte quen cherchant ainsi à les obtenir
pour tout le système planétaire pris dans son ensemble , les résultats
propres aux masses les plus certaines, et les plus considérables, se seraient
trouvés mêlés aux effets de celles qui avaient été hypothétiquement
évaluées. C'est pourquoi Lagrange scinda le système total en deux sys-
tèmes partiels, quon pouvait supposer avoir des conditions de stabilité
presque individuelles, à cause de la grande distance qui les séparait;
et il plaça la limite de partage entre Mars et Jupiter, dans cet inter-
valle que Ion croyait alors vide de planètes. Celles qu on y a décou-
vertes depuis sont si petites, que leurs masses ne peuvent pas troubler
sensiblement la stabilité des autres orbites, quoique les leurs puissent
être individuellement instables , ce qui permet de ne pas les prendre
en considération, même aujourd'hui. La découverte d'Uranus était si
récente, à l'époque où Lagrange fit ce travail, que peut-être ses cal-
culs étaient achevés avant qu'elle fut connue. Il trouva des raisons plau-
sibles pour ne Ty pas comprendre. «D'abord, dit-il, on n'a peut-être
pas suffisamment constaté que ce soit une planète. En outre, si on lui
applique la règle du décroissement des densités, sa masse, calculée
83.
660 - JOURNAL DES SAVANTS.
diaprés sa distance au soleil et son diamètre apparent, devra être fort
petite, comme aussi trop éloignée des autres planètes, pour modifier
sensiblement les conditions de stabiiilé propres à leur ensemble. » Heu-
reusement encore , cette induction, inexacte quant àpx nombres,* se
trouva être sans inconvénient dans lapplication* La niasse d*Uranusest
en effet trop petite, et trop distante de Jupiter et de Saturne, pour influer
notablement sur la stabilité de ces deux grosses planètes considérées iso-
lément. Lagrange put donc leur appliquer ses f(H*mules intégrales. Il vit
alors ces secrets des cieux, qui avaient été cachés jusque-là pour Newton
même : les orbites des deux planètes ayant leurs excentricités variables
en sens contraires, dans des limites restreintes quelles parcourent d&ns
une période d^environ 35ooo ans; Tinclinaison mutuelle de ces orbites
oscillant aussi entre d'étroites limites dont la période est d*environ
aSooo années; leurs j^éribélies et leurs nœuds se déplaçant suivant
des lois fixées par le calcul. Considérant alors le système des quatre
autres planètes, Mercure, Vénus, la terre et Mars, il y reconnut
des conditions analogues de stabilité, quil dut sans doute croire moins
assurées, n*ayant pu évaluer avec certitude que la masse de la terre.
Tous ces résultats ont été depuis confirmés, sai\f dans quelques détails
de nombres. Les calculs analytiques si étendus, que Lagrange a du
Cadre le premier pour les obtenir, s'effectuent maintenant par des
formules plus simples, que Laplace, et surtout lui-même, ont établies. On
a pu ainsi récemment, avec beaucoup d*art, étendre les approximations
plus loin; et, en s aidant des progrès de lastronomie, les rendre aussi
plus certaines. Mais la marche que Ion suit est la sienne. On rencontre
les mêmes difficultés d'analyse, mais déjà résolues par lui; et Ton em-
ploie jusqu'aux symboles dont il a fait usage pour j*assembler les opé-
rations en groupes généraux, qui servent à les combiner comme de
simples termes algébriques, tant il sont bien appropriés à ce but. Si
Ton veut mesurer d'un coup d'oeil toute f étendue de cet espace, franchi
par les méthodes en moins de soixante-dix ans, on n'a qu'à lire^ dans
cet esprit, deux très-beaux mémoires composés par M. Le Verrier, en
1889 et 1860, sur ce même sujet; car c'est lui que j'ai voulu désigner
tout à fheure en parlant d'extensions récentes données aux applications
de ces théories. On y verra tout le calcul des inégalités séculaires établi
avec une symétrie de formes et une netteté d'exposition qui le rendent
tout aussi simple à suivre qu'au temps de Lagrange. les développements
y étant poussés plus loin. On y trouvera des éléments astronomiques de-
venus plus sûrs, conduisant ù des résultats plus précis, dont la valeur
est toujours sévèrement discutée et appréciée judicieusement, avec ime
NOVEMBRE 1846. 661
connaissance intime de ce que Ton en peut, et de ce que l*on n'en peut pas
attendre. Ce serait une grande erreur que de voir là de simples calculs nu-
méri(|ues, effectués avec une justesse patiente. Je n hésite pas à dire que
c'est une alliance nouvelle, et devenue aujourd'hui nécessaire, entre Tana*
lysç mathématique et l'astronomie , sans laquelle celle-ci ne peut plus faire
que des pas incertains ou faux dans les recherches de mécanique céleste.
M. Le Verrier a repris le problème de la stabilité du système solaire, dans
toute la généralité de son application. Il en a obtenu complètement
la solution numérique, en la facilitant d'abord par l'emploi de procédés
analytiques dont la symétrie éclaire toute la marche du calcul, et en
achevant de la poursuivre par un immense travail, ordonné avec une
lucidité et une netteté qui en font démêler toute la complication, sans
crainte d'erreur. Il a prouvé ainsi, qu'en adoptant les valeurs actuelle-
ment attribuées aux masses de la terre et des six planètes principales
qui étaient seules connues alors, l'ensemble de ces corps satisfait aux
conditions de stabilité posées par Lagrangc; et il a montré, en outre,
que les erreurs supposables dans les évaluations de leurs masses sont
trop petites pour y porter atteinte. Il a déduit de là les limites numé-
riques dans lesquelles les excentricités et les inclinaisons mutuelles des
orbites resteront toujours comprises , et devront seulement osciller. A
la vérité , les conditions posées par Lagrange ne sont qu'approximatives;
et Poisson attabli les caractères auxquels on pourra reconnaître si des
approximations ultérieures ne devront pas les contredire. M. Le Verrier
a poussé le calcul jusque-là. Il a constaté que la stabilité était ultérieu-
rement, et même indéfmiment assurée, pour le système des trois pla-
nètes, Jupiter, Saturne et Uranus. Mais, quant au système complémen-
taire composé des quatre autres, Mercure, Vénus, la terre et Mars, il
a montré que les incertitudes existantes sur les valeurs des masses
pourraient faire passer la conclusion du positif au négatif dans la deuxième
approximation : de sorte qu il engage les géomètres à ouvrir d'autres
voies pour résoudre ce problème. Espérons qu'un appel fondé sur des
motifs rendus si évidents provoquera ces nouveaux progrès. Les
efforts ne doivent plus être maintenant isolés. Ils faut qu'ils s'éclairent
mutuellement; et, par ce concours, la haute analyse trouvera, dans
le mécanisme du système du monde, d'autres questions imparfai-
tement abordées qu'elle résoudra. Je m'appuierai d'un dernier exemple.
Lagrange avait remarqué analytiquement que, si l'on imagine un
système planétaire composé de masses inégales, l'ensemble des plus
grosses pouiTait se maintenir dans des conditions inaltérées de sta-
bilité, tandis que d autres, qui seraient relativement très -petites,
662 JOURNAL DES SAVANTS.
pourraient éprouver des variations illimitées dans les excentricités et
les inclinaisons de leurs orbites. Cette indication générale a reçu de
M. Le Verrier les caractères d'une application réelle et numérique, dans
un travail où il a étudié les conditions de la stabilité des inclinaisons
des orbites, propres au système partiel formé par Jupiter, Saturne et
Uranus. Ayant disposé, avec beaucoup d'art et de clarté, les formules
mathématiques relatives à ce problème, il y a introduit les nombres, et
il en a déduit d'abord, avec toute certitude, les conditions qu'il cher-
chait. Mais, dans cette évidence de relations que présentent toujours les
formules analytiques, lorsqu'elles sont bien appropriées au sujet que
l'on traite, il a pu lire pourquoi, par quel mécanisme, une très-petite
planète, soumise à Tinfluence de deux autres ayant des masses relati-
vement très-considérables, peut éprouver de grandes mutations dans
rinclinaison de son orbite sur ceux de ces corps; et, dans quelle posi-
tion, à quelle distance il faudrait la placer pour que ces mutations
n'eussent aucune limite, quelle que fût la petitesse primitive de l'incli-
naison. Ce type général étant particularisé pour Jupiter et Saturne , il
a trouvé que la petite masse devrait être placée , entre Jupiter et le so-
leil, à une distance de cet astre égale c^ 1,977, le demi-grand axe de
l'orbe terrestre étant pris pour unité de longueur. Cette distance de
complète instabilité diOère peu de celle à laquelle les cinq planètes te-
lescopiques circulent. L'état présent des plans de leurs orbites ne peut
donc pas nous déceler avec certitude leur état passé; ainsi, on ne peut
pas le prendre comme donnée pour calculer» l'intensité et la direction
des forces qui les auraient séparées, si elles provenaient d'une explosion.
Par un calcul analogue, M. Le Verrier trouve, entre Vénus et le soleil,
une autre zone d'instabilité, où les actions réunies de cette planète et de
la terre auraient une influence pareille sur une petite masse planétaire
qu'on y supposerait placée; et c'est à l'une des extrémités de cette zone
que circule Mercure, qui a une très-petite masse, avec une inclinaison
de son orbite sur l'écliptique presque compromettante, puisqu'elle
s'élève à 7 degrés actuellement. Quoique ces résultats soient fort remar-
quables, je n'aurais pas cru devoir m arrêter autant A les détailler dans
ce tableau d'ensemble, s'ils ne m'avaient paru spécialement propres h
caractériser la réunion très-rare d'aptitudes diverses, qui ont fait obtenir
à M. Le Verrier son succès d'aujourd'hui. Les questions que nous
venons de considérer ne peuvent être abordées que par les méthodes
les plus élevées de l'analyse et de la mécanique céleste. Celui qui a pu ,
il y a sept ans, les manier avec assez de profondeur et d*habileté pour
en faire de telles applications, vient seulement de mettre en œuvre,
NOVEMBRE 1846. 663
pour une recherche encore plus difficile , les instruments de calcul qu'il
s'était habilement et laborieusement préparés. Sa nouvelle découverte
n'est pas seulement le fruit de son talent; elle est la juste récompense de
ses anciens efforts. Ainsi envisagée, elle nest pas moins encourageante
pour les autres que glorieuse pour lui : tout cède à Tintelligence aidée
du travail; et, sans le travail , on ne peut rien.
La progression presque régidière d'accroissement qui s'observe entre
les intervalles des différentes planètes semble établir, entre les condi-
tions mécaniques de leur formation, une connexité, qui décèle une cause
commune, ayant agi avec continuité pour les produire. Cela s'accorde
avec ridée de M. Laplace, que ces corps , maintenant solidifiés, auraient
été d'abord des agglomérations gazeuses, successivement détachées de
la surface du soleil, à des époques où toute la matière de cet astre,
étant aussi à l'état de gaz, se contractait sphériquement autour de son
centre par une condensation graduée, succédant à une immense expan*
sion. Sous ce point de vue, la règle empirique qui exprime approxi-
mativement ce progrès de dislances paraît beaucoup plus importante
qu'on ne Ta jusqu'à présent supposé. Nous trouverons plus loin que M. Le
Verrier l'a employée, pour obtenir un premier aperçu de la distance à
laquelle on pouvait présumer l'existence d'une planète immédiatement
ultérieure à Uranus; mais je soupçonne qu'il a eu encore, pour cela,
d'autres motifs plus abstraits, que je craindrais de ne pouvoir pas indi*
qucr sans indiscrétion. Les satellites de Jupiter, de Saturne et d'Ura-
nus, sont aussi espacés à des intervalles de distances croissants, à
mesure qu'ils sont plus éloignés de leur planète , ce qui indique pour
chacun de ces systèmes une connexité de formation analogue. Mais la
loi de cet accroissement est plus complexe , et parait même avoir été
sujette à des intermittences pour les satellites les plus rapprochés
d'Uranus, tels qu'on les admet. Me bornant donc à mentionner cetti^
disposition conune générale, je rapprocherai ici dans un même tableau
les nombres qui l'expriment pour les intervalles planétaires, où la loi de
la progression se manifeste avec tant de simplicité. Je joins au nom
de chaque planète le caractère conventionnel par lequel les astronomes
la désignent; et, conservant à Uranus celui qui rappelle le nom d'Hers-
chel, j'attribue à la planète nouvelle un signe qui, à plus juste titre
encore, rappelle le nom de M. Le Verrier. Lagrange, dans son mémoire
de 1 782 , nous donne l'exemple. Pour lui, l'astre nouvellement décou'
vert n'est pas Uranus , c'est Herschel.
664
JOURNAL DES SAVANTS.
DESIGNATION
BU ylaiItu.
Mercure V
Vénus 9
La Terre Ô
Mars d
Vesla â
Astrée T
Junon $
Cérès Ç
Pallai î
Jupiter W
Saturne {)
Uranus 9
Le Verrier ¥
DISTANCES MOYENNES
AV SOLIIL
diminDée*
de 4 nniUi.
4
7
10
15
26
52
05
192
360
0
3
6
11
22
48
01
188
356
NOMBRES
iODITALUTS
calcula
par doplie
0
3
6
12
24
48
06
102
384
LES MÊMES
d« 4 BBÎU«,
on
dUUBM» •« wlttl
EXCES
4
7
10
16
28
52
100
106
388
0
0
0
1
0
5
4
28
L'ordre des idées, comme celui des temps, amène ici rexposilîon
des tentatives inutilement faites, depuis la découverlc d'Uranus, pour
assujettir cette planète à une forme d'orbite qu elle suivit constamment;
de sorte quon en était venu à penser que, peut-être, à la distance du
soleil où elle se trouve , les lois de Tattraction newtonienne ne suffi-
saient plus pour calculer sa route. Mais, comme le dénouement de cette
difficulté est une des principales conséquences de la découverte par
laquelle M. Le Verrier vient d agrandir notre système planétaire, je
ne dois pas la séparer deTensemble de son travail, auquel mon pro-
chain article sera entièrement consacré.
[La suite au prochain cahier.)
J.-B. BIOT.
NOVEMBRE 1846. 665
Le Antichità dellà Sicilu esposte ed illuslrate per Dom. Duca
di Serradifalco; t. IV, Antichità di Siracusa, Palcrmo, i84o;
t. V, Antichità di Catana, di Taaromenio, di Tindari e di Solanto,
Palermo , 1 84 2 , folio.
PREMIER ARTICLE.
Depuis que nous avons rendu compte dans ce journal ^ des trois
premiers volumes de cet ouvrage, consacrés aux antiquités de Ségeste, de
SéUnonte eid^AgrUfente, il a paru deux nouveaux volumes de cette impor-
tante publication, qui contiennent les antiquités de Syracuse et de ses
colonies, et celles de Catane, de Taormine, de Tindari et de Solanto. Nous
croyons donc que c est pour nous un devoir de faire aussi connaître à
nos lecteurs ces deux derniers volumes, qui complètent f œuvre, vrai-
ment recommandable à plus d'un titre, entreprise par M. le duc de
Serradifalco. Mais, avant daborder cet examen, nous avons à compléter
nous-même lanalyse que nous avions commencée du volume relatif
aux antiquités dAgrigente, et qui, sarrêtant è la description .du grand
temple de Jupiter olympien, réservait, pom* un troisième article, celle
des autres moniunents d'Agrigente qui avaient fourni le sujet des deux
premiers. Cest cette tâche que nous allons d'abord • essayer de rem-
plir, poxu* qu'il ne subsiste aucune lacune dans notre analyse des Antir
quités de la Sicile publiées par M. le duc de Serradifalco.
Il me restait à parler de plusieurs temples d'Agrigente, qui, bien
que d'une moindre importance , dans l'état où ils se trouvent aujour-
d'hui, et par rapport aux autres monuments de cette cité fameuse, ne
sont pourtant pas indignes de quelque intérêt. L'un de ces temples,
que j'ai visité moi-même à deux reprises , et qui a été converti en une
habitation rustique, grâce aux murs de sa cella, conservés dans une
grande partie de leur hauteur et sur presque toute leur longueur, cir-
constance rare et curieuse dans l'archéologie grecque, ce temple est
celui auquel on a donné le nom d'Escalope, et qui s'élève dans la cam-
pagne, en dehors des murs de la ville, du côté méridional, dans une
position qui doit correspondre à peu près à celle du temple d'Escalope,
mentionné par Polybe^. Jusque-là, les données antiques s'accordent
assez bien avec la situation de l'édifice qui nous occi^pe, pour justifier
le nom sous lequel on le désigne. Mais cet accord ne se retrouve plus
' Joum, des Sav. i835, janvier, p. 12-27; ™*^» 3o6-3i4; i838, avril, 223-237;
mai, 267-273. — ' Polyb. I, xviii, 2 : Td tarpô t^ tor^XtOM ÀffxXirin^fOir.
84
666 JOURNAL DES SAVANTS.
au même degré, quand on compare le monument même avec Tindica-
tion qu'en donne Gicéron ^. C'était, au témoignage de l'orateur romain,
un des principaux sanctuaires de la cité: ^x ^scalapii religiosissinwfano,
où se voyait exposé, sans doute avec d'autres chefs^' oeuvre de l'art, le
célèbre Apollon de Myron. Or il semble que l'idée qu'on est autorisé
à se faire, d'après une pareille indication, rapprochée de celle que
nous devons au même auteur du temple d'Hercule de la même ville ^ :
Hercalis templam, sane sanctam apud illos et religiosum, que cette
idée, disons-nous, ne cadre pas avec la forme du monument dont il
s'agit ici. Ce n'est en effet qu'un de ces temples de la plus petite dimen-
sion, que les Grecs nommaient iv t^apaalAonv, et les Romains m antis,
et qui consistaient en une façade à deux colonnes alignées avec les
antes, ou prolongement des murs de la cella; et j'avoue que j'ai peine à
croire qu'une ordonnance si simple convienne au temple d'Escalope, tel
que nous sommes en droit de nous le représenter, d'après le témoignage
de CicéroD. La circonstance de sa situation , conforme à celle de rÀj-
clépieion de Polybe , n'est pas une preuve suffisante de l'identité des deux
édifices; car il y eut certainement plus d'un édifice sacré, d'une plus
grande importance, en dehors d'une ville aussi considérable et aussi
opulente qu'Agrigente, surtout dans cette partie de la campagne qui
s'étend vers la mer, et qui est encore de nos jours si riche et si at-
trayante. Je n'accorde donc aucune confiance à cette dénomination de
temple d^Esculape conservée par M. le duc de Serradifalco au petit
temple in antis qu'il a représenté dans trois planches de son livre,
tav. XXXII, xxxm et xxxiv; et c'est à regret que j'ai cru devoir combattre
sur ce point une illusion que je ne saurais partager.
Quant à l'édifice lui-même, malgré la simplicité de son ordonnance,
il intéresse encore comme un exemple rare et assez bien conservé de
cette forme de temples ifi antis, que notre auteur a tort d'appeler tou-
jours m antes, et qui formaient, dans la doctrine de Vitruve\ la pre-
mière classe des édifices sacrés de l'architecture grecque. J'ai déji dit
que ce petit temple avait conservé les murs de sa cella presqu'en leur
entier; et j'ajoute qu'il oflie encore sa façade postérieure, ornée de
deux colonnes engagées, debout jusqu'à plus de la moitié de sa hau-
teur : ce qui permet de constater qu'il était entièrement priv^(fe/e7i^(r^5,
aussi bien sur cette façade que sur les longs côtés; notion d'accord avec
tout ce que nous savons de l'ordonnance des temples grecs, mais dont
les preuves, si rares dans les monuments, sont toujours précieuses à
* Gceron. in Verr.Act. II. L IV,. c. xliii, S gS. — 'Idem, ibid. $ 94. — * VitruY.
III, 11, 1 (volg. IJI, I, 10).
NOVEMBRE 1846. 667
recueillir. Une autre particularité , que notre auteur a négligé d*indi-
quer, et qui n'est pourtant pas moins curieuse à relever, c'est qu'il sub-
siste encore , dans l'intervalle des deux murs qui séparaient le pronaos et la
cella^ plusieurs marches d un double escalier, à l'aide duquel on parve-
nait au-dessus du plafond du temple. Ces escaliers, dont l'indication se
trouve dans quelques témoignages antiques, notamment dans le célèbre
passage de la description du temple d'Olympie par Pausanias ^, et dont
l'existence pourrait, avec toute certitude, se déduire, pour les temples
d'une grande dimension , à double portique intérieur, de l'ordonnance
même de ces édifices , ainsi qu'on en a des exemples au grand temple de
Pastam, et à celui de la Concorde à Agrigente, qui n'est pourtant
qu'un simple hexasfyle périptère, ces escaliers n'avaient pas aussi bien
leur raison d'être, dans un petit temple in anlis, tel que celui-ci; et,
sous ce rapport encore, la particularité qu'ils nous offrent méritait
d'être signalée à l'attention de nos lecteurs.
Un autre monument qui se recommande, sous d'autres rapports, à
leur intérêt, et que nous devons savoir beaucoup de gré à M. le duc
de Serradifalco de nous avoir fait connaître dans le peu qui en sub-
siste, c'est un temple qu'on a cru pouvoir désigner sous le nom de Castor
et de PoUux. D était situé dans l'intérieur de la ville, à peu de distance
de la façade occidentale du temple de Jupiter olympien, et il n'en restait
d'apparent à la surface du sol , depuis les temps de Fazello jusqu'aux
nôtres, qu'un monceau de décombres, au milieu desquelles se distin-
guait un beau chapiteau dorique, seul témoin, mais indice suffisant
d'un moniunent d'ime belle époque grecque. Guidée par ces indica^
tions, et encoiuragée par le résultat des découvertes qu'elle avait obte-
nues au temple d'Hercule, la commission d'antiquités que préside M. le
duc de Serradifalco lit exécuter, sous la direction d'un habile archi-
tecte, M. Cavallari, des fouilles qui ont mis à nu le plan de ce temple,
et qui en ont donné l'ordre tout entier, avec son entablentent , et avec
l'angle inférieur du fronton, qui suffit pour en indiquer l'inclinaison,
ainsi qu'avec divers fragments, qui sont autant d'éléments précieux,
non-seulement de sa restauration, mais encore de l'hbtoire de l'art.
C'est encore un de ces temples, hexasiyles, périptèresei amphiprostyles,
que l'architecture des Grecs ne se lassait jamais de reproduire , toujours
en variant, à l'aide d'un système de proportions différentes, cette or-
donnance si simple et si grave. Le temple qui nous occupe, et qu^on
peut croire avec quelque raison avoir été dédié aux2)û>5car^, puisqu'il
' Pausan. V, x, 3: ÈalrJKOuri le xal èvràç toO vaù^ xiov^f xal aloati re Mùv
virsp^oi . . . Uevoirrrcu iè xai ÂN0A02 M ràv Ôpo^ov axokià.
84.
668 JOURNAL DES SAVANTS.
est certain, d après la célébration des fêtes Qeo^uL attestée par Piii-
dareS que le cîilte de ces divinités existait à Agrigente, et que ce culte,
quoi qu*en ait dit D'Orville^, exigeait nécessairement un édifice sacré,
ce temple avait treize colonnes sur les côtés longs, conséquemment, un
péristyle formé de trente-quatre colonnes. Trois de ces colonnes, for-
mant f angle nord-ouest, ont été retrouvées et relevées à leur place an-
tique, avec leur entablement, dontia proportion générale, d*accord
avec le galbe des colonnes mêmes, répond à f usage des plus beaux
temps de Tart grec.
Cette notion ne laisse pas d*ajouter beaucoup de piîx à une particu-
larité qu*ont offerte les deux membres supérieurs de cet entablement,
la frise et la corniche, dont le listel est colorié en roage et les matoles en
hlea : nouvel et irrécusable exemple de ce coloriage, appliqué à certains
membres de Tarchitecture grecque , que j*ai été im des premiers à sou-
tenir, en même temps qu à le restreindre dans ses justes bornes, en le
réduisant aux parties supérieures de Télévation, et précisément h la frise
et à la corniche , comme on le voit ici : en sorte qu il m'est permis de
trouver, dans cette découverte du temple de Castor et PoUax d* Agrigente,
une nouvelle confirmation de mes idées. Un élément bien plus impor-
tant encore de la polychromie des temples grecs, qui est sorti de ces
fouilles, cest un û:agment dune seconde corniche, dune forme diffé-
rente, dont la cimaise a offert des ornements, palmettes et méandres,
gravés et coloriés, en roage et en blea, sur un fond jaune clair, et qui
était de plus ornée de têtes de lion. C'est là, en effet, une pièce inesti-
mable, d*abord pour Femploi des couleurs dans ce membre supérieur
de Tentabiement, puis pour la manière dont ces couleurs y sont dis-
tribuées; mais ce qui rend encore plus précieux ce morceau de cor-
niche, d*une fonne et d*une proportion différentes de celle qui régnait
à l'extérieur du temple, et qui, à la vérité, n'existe plus que dans une
restauration d'époque romaine, c'est que, comme je le disais tout à
l'heure, il est orné de têtes de lion, dont l'objet n'a pu être, dans le piîn-
cipe, que de servir à l'écoulement des eaux du toit. Or ce genre d'or-
nement, appliqué à une corniche, qui,^ d'après ses proportions, n'a pu
être employé dans le péristyle extérieur du temple, suffit pour prouver
que le membre d'architecture qu'il décore devait cire placé à Tintérieur
de la cella, et que cet intérieur était découvert : sans quoi, l'emploi de
têtes de lion eût été un contre-sens impossible à admettre dans un édifice
d'architecture grecque. Il suit de là, d'une manière presque irrécu-
* Pindar. Olymp. ni, i; Schol. ad h, l. Cf. Boeckh. Explicat. ad Olymp. m, i,
t. m, p. i35-i56. — * D'Orville, Sicah^p. 102.
NOVEMBRE 1846. 669
sable, que le temple qiii nous occupe était hypèthre, c'est-à-dire qu'il
avait sa ceUa ou une partie de sa cella découverte, et recevant par le haui
Tair et la lumière.
Ici se présente naturellement l'occasion de discuter une des questions
les plus graves et les plus difficiles de 1* architecture grecque, celle des
temples hypèthres, qui vient d'être, de la part dun habile philologue et
d'un savant antiquaire, M. L. Ross, l'objet d'une discussion approfon-
die, dont le résultat est une dénégation formelle , précisément au sujet
de la conjecture que j'avais émise dans mes Considérations sar le temple
de Diane Leucophryne à Magnésie ^ , que ce temple , à peu près de la
même dimension que le Parthénon d'Athènes, avait dû être hypèthre.
L'écrit de M. Ross, intitulé : Keine HypœthraUempel mehr^, plas de temples
hypèihres, indique suffisamment l'opinion qu'il s'est formée à cet ^ard;
et le savoir éprouvé de l'auteur, ses connaissances pratiques dans l'an-
tiquité grecque , acquises par douze ans de séjour à Athènes et de
voyages sur le continent de la Grèce et dans les iles qui en dépendent,
doivent faire présumer qu'il n'a négligé aucun argument positif, qu'il
n'a omis aucune preuve négative , pour donner à cette opinion , expri^
mée d'une manière si absolue, ^a'il n'y eut jamais de temples hypèthres,
toute la valeur d'une vérité démontrée. S'il en était ainsi, si la lecture
attentive de l'écrit de M. L. Ross avait porté cette conviction dans mon
esprit, j'aj ou e sans peine que je reconnaîtrais sans la moindre difficulté,
sans le moindre embarras , l'erreur que j'aurais commise au sujet du
temple de Magnésie, et que, loin de songer à défendre une opinion qui
me paraîtrait détruite, je féliciterais sincèrement le savant auteur, et je
me féliciterais moi-même de lui avoir fourni l'occasion de porter, sur la
notion entière des temples hypèlhres, une lumière aussi sûre qu'inattendue.
Mais je confesse, avec la même franchise, qu'il me reste encore, sm*
cette question , beaucoup de doutes que je ne puis me dispenser d'ex-
poser à nos lecteurs, puisque c'est dans ce journal même qu'a été im-
primée l'opinion qui a donné lieu au travail de M. L. Ross, et que je
soumets bien volontiers au jugement de M. L. Ross lui-même, puisque,
entre lui et moi, la controverse sur une question d'antiquité grecque ne
peut jamais être inspirée que parle zèle sincère de la vérité, et dictée,
comme cela doit se pratiquer entre adversaires qui se respectent et qui
' Joum. des Sav. i845, novembre, p. 643-644. — * Ce morceau forme le pre-
mier article d*uii recueil qui doit paraître en cahiers périodiques, sous le titre de :
Hellenika, Archiv archàologischer,nistorisch£r und epiaraphiscker Abhandlangen and
Aufsàize; et c*e9t dans le premier cahier, publié à Halle, en i846, à la suite d*un
Vorwort ou préface, renfermant xxv pages, qu*il a para, p. i-Sg.
670 JODRNAL DES SAVANTS-
respectent la science, qiie par le sentiment d'une estime mutuelle. Lais-
sant donc de côté la partie de Técrit de M. L. Ross qui contient la réfu-
tation de mes idées, je m attacherai uniquement à la question générale
des temples hypèihres, et je montrerai qu*Û reste encore plus d*un témoi-
gnage grave, plus d'un motif plausible, pour admettre, contrairement
au système de dénégation absolue soutenu par M. L. Ross, Texistence de
temples Kypèthres chez les Grecs. Dans cette discussion, qui porte sur un des
points les plus importants de Tarchitecture grecque, je ne m'appuierai
m^me pas de l'opinion récemment publiée sur le même sujet par un
autre docte antiquaire allemand, M. K. Fr. Hermann^ parce que ce
savant, partant de la notion généralement admise de l'existence des
temples Kypèthres ^ ne s*est pas mis en peine de l'établir, et s'est seulement
{reposé de rechercher en quoi pouvait consister le système de construc-
tion et d'ordonnance propre à cette classe de temples. C'est à l'opinion
de M. L. Ross , qu'il n'y eat point de temples Kypèthres , que je m'attaquerai,
pour montrer que cette opinion , telle qu'il la présente , et avec les
ar^ments dont il l'appuie , est loin d'être établie d'une manière aussi
victorieuse que l'annonce le titre de son écrit.
La notion des temples hypèthres repose presque uniquement, tout le
monde en tombe d'accord , sur un passage de Vitruve , ainsi conçu ^ :
«Hypœtbros ver6 dccastylos est in pronao et postico, reliqua omnia
«eadem habetqusedipteros; sed interiore parte columnas, in^titudinc
<f duplices, remotas a parietibus, ad circuitionem ut porticus peristylio-
« rum. Médium autem svb divo est sine tecto, aditusque valvarum in
«pronao et postico. Hujus autem (ou item) exemplar Romœ non est,
«sed Athcnis octastylos, et in templo olympio. » Ce passage, dont le
texte même peut bien avoir subi quelques altérations sous la main des
copistes, et qui a du moins été l'objet de plus d'une correction de la
part de tant de critiques qui s'en sont occupés, ne laisse pas d'offrir,
dans sa rédaction , telle que je viens de la rapporter, de graves difficultés.
La notion du temple hypètKre y est présentée comme celle d'un édifice
décasiyle, c'est-à-dire avec dix colonnes de fix)nt sur chaque face, du reste
comme diptère, c'est-à-dire avec une double colonnade sur les côtés, de plus ,
avec un double portique de colonnes en Kauteur, dans ^intérieur, de manière
à offrir des galeries pour la circulation, comme eelles des péristyles, avec le
milieu à ciel ouvert et sans toit, et enfin avec des portes donnant accès
dans le pronaos et dans le posticum. La plus grave des di$cultés que ren-
ferme cette définition de thypèthre est certainement celle qui se trouve
' Die Hypœthrahempel des Alterthwns, von K. Fr. Hermann , Gôtlidgen , 4** i8/|5,
S. l''6^. — * VilruY. m, II, I.
NOVEMBRE 18&0. 071
dans la phrase qui la termine, et où Vitruve remarque lui-même qn*îl
n'existe point à Rome de temples de cette forme, mais bien à Athènes, dau
Toctastylos et dans le temple de Jupiter olympien. Sans entrer dans le
détail des explications diverses et contradictoires que cette phrase a
suggérées , bornons-nous à dire que la plupart des interprètes ont re-
connu dans ce temple de Jupiter ofympien d'Athènes, VOfympieion,c'es%-k-
dire ]e grand temple dont la construction, commencée sous Pisistrate,
ne fut achevée que sous Hadrien , et dont il reste encore des ruines con-
sidérables dans la partie sud-est de Tancienne Athènes; c'est aussi, sur
ce point, le sentiment de MM. Hermann et L. Ross» dont je partagt
l'opinion. Quant au temple attique désigné par le mot octastylos, tout le
monde à peu près s'est accordé pour y voir le Parthénon, le seul temple
aujourd'hui subsistant à Athènes, qui soit octastyU, c'est-à-dire à hait
colonnes de front, et qui ait eu, dans sa cella, un double portique de coloiiMs
en hauteur, la principale condition du temple hypèthre, selon la doctrine
de Vitruve. Mais, que cette seconde interprétation soit fondée ou non,
la difficulté du passage de Vitruve consbte en ce que , après avoir établi
que son temple hypèthre devait être décastyle et diptère, et après avoir
ajouté qixil n'y en avait pas d'exemple à Rome, il ne peut en citer, même
& Athènes, que deux, dont un est octastyle, par conséquent con-
traire à sa règle. Cette difficulté, dont on n'a pu donner jusqu'ici d'ei-
plication satisfaisante, et qu'on a vainement cherché à lever par des
corrections du texte tout à fait arbitraires et conséquemment de nulle
valeur \ cette difficulté, dis-je, est telle, qu'elle a dû répandre sur la
notion générale du temple hypèthre beaucoup d'incertitude. La vérité est
qu'il semble qu'on ne puisse se refuser à admettre que Vitruve s'est con-
tredit ici, en citant, comme exemple de son hypèthre à Athènes, un
temple qui n'était pas dans les conditions fixées par lui-même; et une
faute de Vitruve, qui n'était pas une chose ni bien rare, ni bien extra-
ordinaire, était peut-être tout ce qu'il y avait à conclure de cette phrase»
qui a donné lieu à tant de commentaires. Mais on a abusé de cette
faute de l'architecte romain de plus d'une manière, et c'est par là surtout
que s'est singulièrement compliquée la question des temples hypèthres.
La plupart des savants, architectes et antiquaires, frappés de la con-
tradiction qui existe entre la doctrine de Vitruve et l'exemple qu'il cite
' Notamment par la suppression des mots : octasiylos et, proposée par Vôikel,
archâolog, Nachlass, p. 1 1, A). Mais, outre que celte suppression était tout à fait ar-
bitraire, elle enlevait encore le principal argument que pouvait faire valoir cet an-
tiquaire contre la doctrine de Vilmve, qu il étendait à des temples octastyUs 9itmèaÊ9
hexastyles.
672 JOURNAL DES SAVANTS.
pour Vappuyer, en ont inféré que, puisqu'il s'était trompé en établissant
pour son hypèihre la condition d*ètre décastyle, fl avait bien pu se
tromper aussi pour d autres conditions, telles que celle d'être diptère;
et, partant de là, que, de l'aveu de Vitruve lui-même, il y avait à
Athènes un hypèthre, qui était simplement octastyle et périptère^ ils se
sont avancés jusqu'à croire que beaucoup de temples, qui n'étaient
seulement cpoiliexastylei, et dont les restes sont parvenus jusqu'à nous,
avaient bien pu être aussi hypèthres ^. C'est à faide de cette déduction ,
peut-être un peu hasardée dans l'extension qu'elle a prise, que s*est éta-
blie l'opinion générale du temple hypèthre, étendue à un assez grand
nombre de monuments de l'architecture grecque, reconnus comme
hypèthres par les antiquaires et restaurés comme tels par les archi-
tectes, sans qu'ils offrent, à beaucoup près, les conditions exigées par
Vitruve. Je conviens que cette manière de voir, admise encore en der-
nier lieu par M. Hermann et vivement combattue par M. L. Ross,
n'est pas rigoureusement logique, ni suffisamment exacte en fait. Je
pense aussi qu'on a peut-être trop exagéré la notion de Yhypèthre; qu'on
a abusé de la faculté de restaurer de cette manière des temples qui
avaient fort bien pu être construits et couverts dans le système ordi-
naire. A mon avis, l'explication la plus naturelle et la plus plausible de
la doctrine de Vitruve, en ce qui concerne ïhypèthre, est celle qu'en a
donnée M. Quatremère de Quincy ^, en supposant que c'était une
théorie propre à cet architecte, une manière de classer systématique-
ment les diverses formes de temples , depuis celle in antis, la plus simple
de toutes, jusqu'à ïhypèlhre, la plus riche et la plus compliquée, et
non pas une doctrine fondée sur la connaissance exacte des monuments
de rarchitecture grecque , dans laquelle tout nous prouve que l'archi-
tecte romain n'était pas suffisamment versé; et cette manière de rendre
compte de la définition de Vitruve , dont se rapproche beaucoup f opi-
nion de M. Hermann ^, me parait véritablement plus propre qu'aucune
' C'est ainsi que la plupart des antiquaires de nos jours , et, pour n*en citer qu'un
seul, des plus éminents à tous égards, OU. MuUer, ont considéré comme hypèthres
des temples simplement hexastyles périptères; voy. son Handbuch, S 80, 1, p. 58;
$ 10g, g, 12, p. ga. Vôlkel n'était pas moins convaincu qu'il fallait étendre beau-
coup la doctrine de Vitruve au sujet du temple hypèthre; voici comment il s*ex^
prime à cet égard dans sa Dissertation sur le temple et la statue de Jupiter olympien,
archâolog. Nachlass, p. 10, à) : Vitrav heschreibt zwar den Hypâthros als Deka-
•tylos , III , 1 , F, welches die grossie Art dieser Tempel war, Dass es aher auch acht-
und sechssâulige Hypâthren gah, ist aasser Zweijel, — * Mémoire sur la manière
dont étaient éclairés les temples des Grecs et des Romains , dans son Recueil de disserta--
tions, Paris, 1817, 4*, p. Saa. — * Die Hypœthraltempeh etc., p. ig.
NOVEMBRE 1846. 673
autre à lever la principale des difficultés que présente ie passage de
Vilruve, tandis que Texplication qucn donne à son tour M. L. Ross,
et qui ne tend à rien moins qu à supprimer tout à fait la notion des
temples hypèthres, me semble fondée en grande partie sur des supposi-
tions graluites et peu vraisemblables, sans compter quelle donne Heu
à des difficultés plus graves.
Admettant, en effet, que Vitruve a voulu désigner, pour un des deux
exemples de son temple hypèthre, h Athènes, celui de Jupiter Olympien,
ce qui est Topinion la plus générale, et, suivant moi, la plus admis-
sible, M. L. Ross soutient que ce temple n'étant point terminé du
temps de Vitruve, puisque son achèvement fut Touvrage d'Hadrien, il
devait avoir sa cella découverte par le fait même de l'absence de plafond
et de toit, et que cest cette circonstance accidentelle, d'un temple
resté à demi-constrait , i^fxUpyos, ovk è^eipyacrfiévos , qui en avait fait un
temple hypèthre pour Vitruve, soit que cet architecte ait mal compris le
texte de l'écrivain grec qu'il avait sous les yeux, soit qu'il se soit mal
exprimé dans sa propre langue ^ Mais il me semble que c'est mi peu
trop abuser de la faculté de supposer que Vitruve n'entendait pas- le
grec et qu'il écrivait mal le latin , que d'inférer de l'exemple du temple
en question, que Vitruve aurait imaginé toute sa doctrine du temple
hypèthre, doctrine plus bu moins bien fondée en principe et en fait,
d'après un monument privé de toit, non en vertu du dessin de f archi-
tecte, mais par la faute des circonstances. L'ignorance ou la maladresse*
de langage que l'on attribue à Vitruve ne saurait aller jusque-là. D'ail-
leurs, est-il bien vrai que le temple de Jupiter Olympien fût réellement,
du temps de Vitruve, dans fétat où le suppose M. L. Ross? Ce savant
rappelle les témoignages de Tite-Live ^, de Velleius Paterculus* et de
Strabon *, qui parlent de ce temple comme ayant été commencé seule-
ment, inchoatam, ou laissé à demi-achevé, i^(jLne>Js, par Antiochus Epi-
phane; et il conclut de là que son achèvement fut dû à Hadrien. Mais
* L. Ross, p. 8 : «Es lenchtet ein, das» er (Vilruv) in einem der Griechischen
■ Schriftsieller, denen er foîgle, eine Bemerknng dieser Art gefuiiden hatte; dorch
■ ungeschichle Ueborselznng, durch Unbeliolfenheit im Gebrauch dereignen Bfut-
■ tersprache, hat er ihr eine solche Fassun^ geg ben, dass sie sich in der That fast
« wie die Beschreibnng einer eignen Classe von Tenxpeln ausniromt. • — *Til. Liv.
XLl, XX. — ' Vell. Paterc. I, x. — * Slrabon. IX, 896 : Ta ÔUiathùp &wtp ^fu-
reXès KaréXtire reXevTdyv à àvadeiç ^ourikeùç (Ài/7/oxoff). Slrabon se sert id de l'ex-
pression qn*nvail employée Dicéarque , en parlant du temple laissé lifitTÛÂg par
Pisisirate, Hellad. vit, p. 8, éd. Hudson; ce qui me fait présumer qii*il pour-
rait bien y avoir quelque malentendu dans ce que Slrabon rapporte de félat de ce
temple.
85
674 JOURNAL DES SAVANTS.
il glisse sur un autre témoignage, quia bien aussi quelque valeur, sur
celui de Suétone, qui assure que, dans le siècle d'Auguste, les rois amis
etalliés de Tempereur s'engagèrent d terminer à frais communs le temple
en question ; voici ce texte, qui ne laisse lieu à aucun doute ^ : aReges
«amiciatque socii, in suo quoque regno cœsareas urbes condiderunt;
«et cuncti simul aedem Jovis Olympii Atbcnis antiquitus incboatum
(cPERFicBRE conununi sumptu destinaverunt. n Or nous sommes suf-
fisamment autorisés à conclure de ce témoignage que le temple de
Jupiter Olympien reçut alors lachèvement qui pouvait manquer aux
travaux commencés sous Antiochus Épiphane, d'après le plan de far-
chitecte romain Gossutius. Pour appuyer sa tbèse, M. L. Ross prétend
que Vitruve lui-même reconnaît, dans un autre endroit de son livre *,
rétat imparfait dans lequel YOfympium d'Athènes était resté de son
temps. Mais je pense que notre antiquaire n'a pas fait encore une juste
application de ce passage. En exposant les travaux exécutés par Gossu-
tius, Vitruve dit que cet architecte avait construit la cella, placé les co-
lonnes du diptère , ainsi que leur entablement et leur plafond; mais il ne dit
pas que le reste de la construction, opérée jusqu'à ce point sous sa di-
i*ection, n'ait point été exécuté plus tard d'après ses plans, comme cela
ne put manquer d'avoir lieu , aux frais conununs des rois d'Asie, ainsi
que l'affirme Suétone. Enfin, il n'est rien moins qu'avéré que ce fut
Hadrien ^aî termina et qui couvrit le temple, dont la cella tout entière,
dans l'opinion de M. L. Ross, serait restée 506 divo et sine tecto, depuis le
siècle d'Auguste jusqu'à Hadrien. Rien n'est moins exact, à mon avis,
que cette manière de voir. L'œuvre d'Hadrien se borna à ériger la statue
cohssale du Dieu en or et en ivoire, et à dédier le temple, cérémonie
qui, chez les anciens, constituait seule Yachèvement dun édifice sacré;
du moins, le biographe d'Hadrien ne parle- t-il que de la dédicace du
temple de Jupiter Olympien^; et Pausanias, qui s'étend beaucoup sur les
monuments de la libéralité d'Hadrien, à Athènes, et qui lui fait hon-
neur de l'exécution de la statue colossale en or et en ivoire, se bome-
t-il à dire qu'il dédia le temple , ivéOrjne ^. Je me crois donc suffisam-
* Sueton. in Aagast, c. lx. — * Vitruv. 1. VII, Prœf. S i5 : « Anliochus rex cum
t in id opus impensam esset pollicilus , cell» magniludinem , et columnarum circa
tdipteron coUocatîonem , epislylîorum ctcxterorum ornamenlorum ad symmetriain
t distributionem magna solertia scientiaaue summa civb romanus Cossulius nobiliter
c est architeclalus. ■ — ' Spartian. iaHaarian, c.xiii : « Hadrianus . . ad orientem pro-
t CbcIus per Adienas iter fecit, alque opéra qiix apud Atlienienscs ceperat dedicavit et
t Jovis olympii sdem, et aram sibi. • — ^ Pausan. I, xviii, 6 : k'^piavàs à PùdhûUc^
fioffikgi^s vàv T9 vadp dvéâtpis Mai rd iyakfia, x. t. X. M. Siebelis a remarqué que le
mot évéSipts ne peut avoir ici que la valeur de dedicavit, terme employé par Spar-
NOVEMBRE 1846. 675
ment fondé à penser que ïOfympieion d'Athènes, par suite des travaux
exécutes, depuis les temps d'Antiochus Ëpiphane, dans le siècle d'Au-
guste, aux frais des rois d'Asie, se trouvait, pour Vitruve et ses con-
temporains, dans un état qui permettait de le citer comme un exemple
de temple hypèthre, décastyle et diptère, conséquemment, avec sa cella ou
une partie de sa cella découverte, non par le défaut de l'achèvement du
temple, mais d'après le plan de l'architecte; et, quand bien même on n'ad-
mettrait pas cette explication justifiée par des témoignages historiques,
je soutiens encore que Vitruve, qui parait si bien informé des travaux
de larchitccte romain Cossutius, et qui les connaissait sans doute d'a-
près un 'texte latin, a très-bien pu citer YOlympieion d'Athènes comme
un temple hypèthre, d'après le plan de cet architecte qu'il ayait certai-
nement sous les yeux, dans l'hypothèse même que la partie de ce plan,
relative à la couverture de l'édifice, serait restée jusqu'à son temps sans
exécution.
C'est encore de la même manière que M. L. Ross cherche à expli-
quer le second exemple donné par Vitruve de son temple hypèthre, &
Athènes, l'exemple relatif à rocta5<yfo5, c'est-à-dire en supposant qu'il
s agit pareillement ici d'un temple non achevé. J'ai déjà dit que la plupart
des interprètes avaient entendu cet octastybs du Parthénon, qui est le
seul temple, encore debout à Athènes, avec hait colonnes de front; et
personne n'ignore que c'est surtout d'après cette supposition que le
Parthénon a été généralement considéré comme un temple hypèthre.
M. L, Ross s'élève contre cette manière de voir, qui est en effet toute
gratuite, et j'avoue, à mon tour, qu'il me parait bien peu probable que
Vitruve , pour désigner un temple aussi célèbre que le Parthénon , le
temple de Minerve par excellence, nommé aussi YHécatompédon, se soit
servi d'un terme technique , comme celui doctastybs. M. L. Ross est
d'avis que Vitruve a voulu parler d'un autre temple octastyle, qui serait
détruit aujourd'hui; et il est certain que tant d'édifices d'Athènes, sacrés
ou publics, ont dispani sans laisser la moindre trace, qu'il serait bien
possible que Yoctastylos désigné par Vitruve eût été enveloppé dans cette
destruction presque générale des monuments d'Athènes; sur ce point, je
serais donc disposé à adhérer à l'opinion de notre auteur. Mais il va plus
loin; il présume que le temple dont il s'agit était le Pythion, le temple
d* Apollon Pythien, situé non loin de ïOlympieion, dans la partie sud-est
de la ville ; et il croit que ce temple, dont la construction avait été com-
tieo , et, s*il cite rexpression è^evoitfae , dont se sert Dion Gissius , LXIX, xvi , e'€st
Aaiis y attacher d^împortance, ou plutôt parce qu'un temple n*étaît ceilsé achevé
que lorsque I était didié.
85.
676 JOURNAL DES SAVANTS.
mencée aussi par Pisistrate, étant resté inachevé, à cause de la haine
que les Athéniens portaient à la mémoire de ce tyran et qu'ils éten-
daient jusqu'à ses œuvres , c est cette circonstance accidentelle qui Ta
fait prendre par Vitruve pour un temple hypèthre. On voit que c'est en-
core ici la même manière de raisonner qui tend à nous représenter
Vitruve comme un homme capable, par défaut d'intelligence du grec
et du latin, de confondre un temple resté sans toiture, par suite d'évé-
nements contraires, avec un temple conçu hypèthre par son auteur. Mais,
outre qu'un pareil mode d'argumentation me parait véritablement bien
rigoureux pour Vitruve, je puis dire que la supposition qui fait du
Pythion un temple inachevé et resté sans toiture, par suite delà haine
portée à la mémoire de Pisistrate, n'est justifiée par aucun témoignage.
Thucydide *, Strabon ^ et les autres auteurs * qui citent ce temple à'A-
poUon Pythien, ne disent rien qui indique qu'il fut resté en l'état dont
il s'agit. Les grammairiens mêmes, qui nous ont transmis, à l'occasion
d'un proverbe grec *, la connaissance de l'espèce d'outrage populaire
qui eut lieu pendant la construction de cet édifice, n'ajoutent pas à ce
récit le corollaire admis par notre auteiu\ c'est à savoir que cette cons-
truction fut interrompue à la chute de Pisistrate, et quelle ne fut jamais re-
prise depuis. Il y a plus; c'est que des faits positifs tendent à prouver
que le Pythion fut réellement achevé, et qu'il servit à des usages sacrés,
qui ne permettent pas de croire que ce temple soit resté imparfait.
Ainsi, nous apprenons de Thucydide^ que Pisistrate le jeune , petit-fils
de l'ancien Pisistrate, dédia dans ce temple un autel d'Apollon, d'où
il suit bien évidemment que l'édifice en question n'était plus un objet
de la haine populaire. Ce qui le prouve encore mieux, c'est le fait dont
nous devons la connaissance à Suidas^, que la fête des Thargélies se célé-
brait dans le Pythion , et que les vainqueurs des chœurs cycliques y con-
sacraient le trépied, prix de leur victoire. Assurément il est plus na-
turel d'inférer de pareilles circonstances que le [^ihion avait reçu son
achèvement, que d'admettre avec M. L. Ross qu'il était demeuré sans
toiture, à cause de la haine vouée à Pisistrate; et le raisonnement de
notre auteur ne me parait pas mieux fondé pour ce second exemple que
pour le premier.
H résulte , à ce qu'il me semble , de cette discussion , que Vitruve
a bien pu citer, comme exemples du temple hypèthre, conçu comme il
* Thucydid. n, xv; cf. VI, liv. — * Strabon. 1. IX, p. 4o4. — ' Pausan. 1, xix. i;
Philostrat. Vit. Sophist, I, xxni. — * Ilesycli. v. ÈvUvdtœ xé(rat;Su'\d. v. Èv llvdiy
Kpêîiflov ffv dvoTroTi^fo'ai ; Parœmiogr. Append. cent. U , lxvi , p. ^oG-^oy, éd. SchDei-
dewinn. — "Thucydid, VI, liv. — • Suid. v. Uùdtov,
NOVEMBRE 1846. 677
le définit, rO(vmpiVion d'Athènes et un octastylos de la même ville, soit
le Python y soit tout autre temple, sans qu'on puisse supposer avec
quelque apparence de raison que cet architccle ait pris pour des fty-
pèihres des temples restés sans toiYur^, faute d'achèvement. La seule erreur
commise par Vitruve est la contradiction avec sa propre doclrine, qui
résulte de l'exemple d'un octastyle, cité pour appuyer la notion dun
temple qui, pour être hypèthre, devait être en même temps décastyle
et diptère; et cette erreur autorisait peut-être suffisamment les interprètes
de Vitruve à étendre sa doctrine du temple hypèihre au delà de ce que
comportait rigoureusement la définition qu'il en donne. Maintenant
que nous avons suffisamment trailé ce premier point de critique qui
porte sur le passage de Vitruve, nous allons, pour suivre la discussion
de M. L. Ross, passer à un second point où il s'agit encore de témoi-
gnages antiques. Est-il bien vrai, comme l'affirme notre auteur, qu'il
n'existe, dans toute la littérature grecque et romaine, aucun texte quon
puisse rapporter à h, notion d'un temple hypèthre, c'est-à-dire d'un temple
ayant son milieu , médium, découvert, soit que ce milieu représente la
cella tout entière, comme le voudrait M. L. Ross, soit qu'il désigne seule-
ment le milieu de cette cella, ainsi que l'admettent, avec M.Quatremère
de Quincy, la plupart des architectes et des antiquaires? La question
ainsi posée mérite assurément que nous tâchions d'y répondre.
RAOUL-ROCHETTE.
{La suite à an prochain cahier.)
Relation des Voyages faits par les Arabes et les Persans dans F Inde
et à la Chine, dans le ix^ siècle de F ère chrétienne. Texte arabe,
imprimé en 1811, par les soins de feu Langlès, publié, avec des
corrections et additions, et accompagné dune traduction française
et d éclaircissements , par M, Reinaud, membre de F Institut. Paris,
Imprimerie royale, i8il5, 2 voL in-i8.
DEDXliME ARTICLE ^
Dans le discours préliminaire, placé en tête de la relation arabe,
M. Reinaud, après quelques détails préparatoires, dont j'ai donné le
précis dans mon premier article, rend compte des moyens qu'il a mis
^ Voir, pour le premier article, le Journal des Savants , cahier de septembre i846,
p. 5i3.
678 JOURNAL DES SAVANTS.
en usage pour éclaircir le texte et la traduction. 11 rappelle que , dès
Tannée 1 764 \ Deguignes avait fait observer les rapports frappants qui
existaient entre les récits de Thistorien Masoudi et ceux de la relation
arabe; mais je dois ajouter que c'est Tauteur de cet article, qui, dans
son Mémoire sur la vie de Masoadi, a pris soin de constater et d'indi-
quer avec exactitude les passages^ de cet écrivain qui se retrouvent à
peu près mot pour mot dans le texte de la relation. Ilest un autre ou-
vrage qui porte pour titre, dans les manuscrits, Kitalheladjaib v\ r CTi
4^iL|0Jt ou Mokhiasar-eladjaib, JoI^I^^^aa^ {Abrégé des merveilles)^
et que M. Reinaud est tout disposé à reconnaître pour une production
du même Masoudi; mais il me serait impossible d'adopter cette hypo-
thèse. J ai lu d'un bout à l'autre cette fastidieuse compilation ; et je me
suis convaincu qu'A serait difficile de trouver un livre moins intéressant ,
moins instructif. Tout y est rempli de fables qui n'ont pas même le
mérite d'être ingénieuses. Quelques renseignements, en bien petit
nombre, se trouvent disséminés dans les premiers feuillets du livre, et
paraissent avoir été extraits des ouvrages de Masoudi. Jamais on ne me
persuadera que ce savant écrivain ait pu écrire une si triste rapsodie. Je
n'ignore pas qu'un copiste la lui attribue ; mais cette autorité me paraît
complètement nulle. Je sais très-bien, comme le fait observer M. Rei-
naud, que, dans la préface de la gé(^;raphie d'Edrisi, l'auteur indique un
Traité des merveilles, f^\^\ v^^^* de Masoudi. Mais, ainsi que j'ai eu
occasion de le dire ^, cette désignation ne prouve rien. Il est probable
que le manuscrit du Moroudj, qui était sous les yeux d'Edrisi, se trouvait
incomplet au commencement ; un copiste ou le propriétaire avait jugé
à propos , pour donner plus de prix à ce volume , de mettre en tête le
titre pompeux de Traité des merveilles. Et ce qui , je crois , vient à
l'appui de cette assertion , c'est que , dans la préface d'Edrisi , on ne
trouve aucune indication du Moroadj de Masoudi, quoique le géo-
graphe, en une foule d'endroits, l'ait copié textuellement. Si quelques
faits , empruntés au Mokhtasar-eladjaïb se retrouvent chez Edrisi , c'est
qu'ils avaient été puisés par l'auteur à d'autres ouvrages et surtout dans
ceux de Masoudi. Enfin, ce dernier écrivain , qui, dans ses différentes
compositions , indique les productions littéraires écloses sous sa plume
féconde , ne désigne nulle part le Traité des merveilles.
M. Reinaud examine ensuite , fort en détail , ce qu'il faut penser de la
relation qui est sous nos yeux , et quel est l'écrivain au travail duquel
nous en sommes redevables. J'ai moi-même soumis à un nouvel exa-
* P. vni. — * P. 23. — * Journal des Savants, i843, avril, p. aai.
NOVEMBRE 1846. 679
men ce point de critique littéraire ; je voulais mettre sous les yeux de
mes lecteurs le résultat des deux opinions. Mais, d'un autre côté, dé-
sirant ne pas morceler ce qui concerne la géographie des îles de
Tocéan Indien , je remets cet exposé à un troisième article.
M. Reinaud s'attache à tracer le tableau du commerce de Tlnde
dès les temps les plus anciens. Je ne m'arrêterai pas beaucoup sur cet
objet, attendu que les détails qu'il oflre se trouvent, pour la plupart,
consignés dans un grand nombre d'ouvrages, tels que ceux de Huet,
Âmeilhon, Heeren, le D* Vincent, etc. Je ne m'arrêterai qu'à un petit
nombre de traits, qui me paraissent mériter une discussion. On sait
qu'un marchand, nommé Hippalus^ en observant les moussons de
l'Inde, avait appris aux navigateurs que l'on pouvait se rendre dans
cette contrée en cinglant vers la pleine mer, sans être obligé de faire
un immense circuit en suivant les cotes de Tocéan Indien. DodwelP
a supposé que cette découverte avait eu lieu sous le règne de l'empe-
reur Claude. Bien des savants, Ameilhon', Vincent, etc., ontadopté,
sans aucune objection, l'hypothèse de Dodwell, et elle est reprd^
duite par M. Reinaud^. Je crois cependant que cette opinion ne repose
pas sur un fondement parfaitement solide. En effet, Pline le Natu-
raliste ^, qui vivait à l'époque où l'on suppose qu'eut lieu cette décou-
verte, en parle avec quelques détails; mais il ne dit rien qui donne
à entendre que son récit relate un fait contemporain. Il ajoute que le
vent Favonias ou, comme dit l'auteur du Périple, Libonotns, avait
reçu le nom d'HippaluSy en l'honneur de celui qui, le premier, avait
observé le souffle régulier de ce vent. Pline cite cette particularité
comme ime chose ordinaire, reçue universellement, et n'indique nul-
lement que ce fait eût une date tout à fait contemporaine. D'ailleurs
les expressions du naturaliste romain semblent annoncer que la décou^
verte d'Hippalus remontait à une époque déjà ancienne ; car, après
avoir parlé des navigations qui avaient eu lieu sous le règne d'Âlexandfe,
il ajoute : Secuta œtas propiorem cursum taiioremqae indicavit Ces mots
secata œtas désignent, je crois, les siècles qui suivirent la mort d*Âr
lexandre, et, par conséquent, feraient remonter la découverte dont il
s'agit au delà, et, peut-être, bien au delà de notre ère. En effet, on
sait que, sous le règne des Ptolémées, l'Egypte entretenait avec i'Inde
un commerce fort actif. Or il est à peu près impossible que , lorsque
les vaisseaux se furent aventurés sur l'océan Indien, on n'ait pas
* Periplas Maris Erythrœi, p. Sa. — * De œtate et aactorâ Peripli maris Erythrm,
p. loa, io3. — ' Histoire m commerce des Égyptiens, p. 178. — ^ P. xxxi. —
* Bisior, nataral lib. VI, cap. xxvi.
680 JOURNAL DES SAVANTS.
observé le phénomène si constant et si régulier des moussons. Si je
ne me trompe, ce fut à ime époque inconnue de la domination des
Ptolémées quun navigateur grec, nommé Hippalus, observa et apprit
au monde ce fait si curieux et si remarquable. Si Ton continua ,
même après celte époque, à côtoyer les rivages de f océan Indien,
cest quon trouvait un grand avantage à faire le commerce dans les
ports nombreux que baigne cette mer immense.
M. Reinaud^ assure que, dès le i" siècle de notre ère, les na-
vires chinois partaient des ports du céleste empire, et venaient à
Java, à Maiaca, à Ceylan et dans le voisinage du cap Gomorin. U cite
en preuve de cette dernière assertion ce passage de Pline ^ : a Ultra
tt montes Emodos, Seras quoque ab ipsis aspici, notos etiamcommer-
<( cio ; Patrem Rachiœ commeasse eo : advenis sibi Seras occursare. »
Mais ce passage dit-il ce qu*on lui fait dire? C'est ce que j ose ne pas
croire. Les monts Emodus ne se trouvaient pas dans le voisinage du
cap Gomorin, mais bien dans TAsie orientale, non loin des firon-
tières de la Chine. Je sais que le texte de Pline, reproduit par Sokn,
présente quelques difficultés; il a embarrassé des géographes célèbres.
Banville* a supposé que les Sères dont il est question ici n'avaient rien
de commun avec les Sères proprement dits; que ce nom , dans le passage
indiqué , désignait les habitants indigènes de file de Taprobane et les dis-
tinguait de cette population étrangère qui, originaire du midi de la pénin-
sule de rinde , était venue occuper les parties septentrionales de Tile. Mais
cette explication du savant géographe ne me parait guère satisfaisante,
et s'accorde mal avec les expressions de Pline. M. Gosselin *, voulant
expliquer d*une manière naturelle les paroles du naturaliste romain,
a prétendu que le nom de Sères représentait ici la province de Sera,
enclavée dans le pays deMysore. Mais cette hypothèse ne me parait pas
admissible ; car il est physiquement impossible de pouvoir, des côtes
septentrionales de Ceylan, apercevoir la province de Sera ou la ville
de Seringapatam. En outre, il n'a jamais existé, dans le midi de la
presqu*ile indienne, une chaîne de montagnes appelée Emoias. Le
naturaliste romain, si je ne me trompe, a voulu dire que les habi-
tants de rîle de Taprobane se livraient aux chances d'un commerce
lointain; que, dans celte vue, ils traversaient une bonne partie de
l'Asie, franchissaient les monts Emodus, et entretenaient avec les
Sères des relations de négoce. Cette hypothèse, déjà proposée par le
* P. XXXII. — * Histor. natural lib. VI, cap. xxiv. — ^ Recherches sar la Sèrique,
k la suite de VAntiquilé géographique de llnde, p. a35, 236. — * Recherches sar la
géographie des anciens , t. III, p. 297, agS.
NOVEMBRE 1846. 681
P. Hardouin, dans ses notes sur Pline, *a été reproduite et appuyée
par le D* Vincent ^
M. Reinaud passe ensuite k la Perse, et assure que, sous le règne
des rois sassanides, ce pays faisait avec ilnde un commerce très-actif.
Il indique, d'après l'auteur du Périple de la mer Erythrée, les relations
qui existaient entre cette contrée et la ville d'Apologos (OboUah),
située entre le confluent du Tigre avec l'Euphrate et le golfe Per-
sique. Il cite, comme une preuve de Tétat florissant de la navigation
chez les Perses, que, suivant le récit de Thistorien Hamzah-Isfahâni,
Nouschirwan avait fait la conquête de la ville de Serendib ; ce qui ,
comme le fait observer M. Reinaud, indique nécessairement Texistence
dune flotte nombreuse. Mais, si je ne me trompe, ce fait n'a aucune
authenticité , non plus que la prétendue conquête de la ville de Gons-
tantinople, attribuée, par le même écrivain, au même monarque
sassanide. Les Perses n'ont jamais été navigateurs; et, si la ville d'Âpo-
logos donnait, sous le rapport du commerce, l'exemple d'une prodi-
gieuse activité, rappelons-nous que cette ville fît, durant plusieurs
siècles, partie du petit empire de la Mésène et de la Gharacène, et
qu elle était devenue le centre du négoce que la Syrie et les contrées
de l'empire romain entretenaient avec l'Inde.
L'auteur cite encore un fait à l'appui de son opinion ^. « Le célèbre
Tabary, dit-il , qui écrivait dans la dernière moitié du ix* siècle , rapporte
que, dans les derniers temps de la dynastie des Sassanides, les rois de
Perse avaient fortifié la ville d'Obollah , et que cette place servait de
boulevard à l'empire contre les descentes faites par les flottes indiennes'. »
Il ajoute en note que les expressions de Tabary ne sont pas très-claires.
Pour moi, j'oserais ne voir, dans le texte de l'historien arabe, aucune
obscurité. Je traduis : u Khaled ordonna aux ofiiciers qui étaient sous
son commandement de donner rendez-vous à leurs troupes devant
Obollah , pour le jour qu'il désigna; car Abou-Bekr, en nommant Kha-
led au commandement de l'armée, lui avait recommandé de commen-
cer ses attaques par la ville d'OboUah , qui était , à cette époque , la
place frontière des peuples de Sind et Hind. » Je ferai également ob-
server que le mot ^j^^fardj, ne désigne pas un boulevard mdds seule-
ment une place frontière. Dans le Hamasa^, le pluriel ^j^ est expliqué
parjytJ. Nous apprenons de Masoudi que les villes d'Obollah et de
' The commerce and navigation of the ancients in the Indian Océan , t. II , p. 600.
— * P. xixvii. — ^ Taberisianenses Annales, t. II, p. a, 8, 10. — * MÂn., fol.
86
082 JOURNAL DES SAVANTS.
Besrah portèrent le nom de à^\ ^y, frontière de tlnàe}. On désignait
ainsi Obollah , parce que cette place était la dernière de la Perse »
du côté du midi, dans la direction que Ton prenait pour se re];idre
dans rinde.
Si Ton en croit M. Reinaud, dans ces expéditions commerdales qui
avaient Heu pour flnde, avant l'hégire» les Arabes jouaient le rôle le
plus actif. C'étaient euis, dit-il, qui formaient la plus grande partie des
équipages. Il ajoute que, suivant le témoignage deVirg^e^ des matelots
arabes et même indiens avaient été enrôlés par Maro-Antoine et Cleo-
pâtre, dans leur lutte contre Auguste, et que ces matelots figurèrent &
la bataille d'Actium. Il cite ces vers :
Actius hœc cemens arcum intendebat Apollo
Desuper : omnis eo terrore >Egyptiu et Indi,
Omnis Arabs, omnes Tertebant terga SabeL
Mais les vers d'un poète aussi éminent que Virgile ne doivent pas
être pris dans le sens rigoureux qu'auraient les expressions d*une gazette.
A coup sûr, il n'est pas ici question de matelots. Virgile nous repré-
sente Apollon tendant son arc, du haut du ciel; et la terreur de ce
puissant auxiliaire faisant fiiir tous les peuples de l'Orient réum's sur h
flotte d'Antoine et de Géopâtre.
Je crains que l'auteur n'ait été un peu trop loin , lorsqu'il affirme
que les Arabes étaient probablement établis sur la côte de Sofala, aux
environs du golfe de Cambaye et dans Tile de Ceylan. «Tout porte à
croire, ajoute-il, que, mêlés aux Persans, ils exerçaient dès lors dans ces
parages le même ascendant qu'au xv* siècle , lorsque les Portugais pé-
nétrèrent dans les mers de l'Orient. » Il me semble que ces suppositions-
là sont un peu gratuites, et qu'il serait difficQe de les just^er par le
témoignage d'autorités positives.
Du reste, si j'élève des doutes sur une assertion exprimée d'une ma-
nière si absolue, je suis loin de nier que les habitants de la province d*Oman
n'aient entretenu, aune époque reculée, avec les régions de l'Inde,
quelques relations de. commerce; nous savons, par le témoignage de
Soïouti', que les Arabes d'Azad de la province d'Oman étaient, dans
l'île de Babreîn , mêlés avec les Perses et les Indiens , et que les habitants
du Yémen étaient également mêlés avec les lAdiens et les Abyssins;
mais ces relations ne pouvaient avoir une grande extension ni ime
grande importance , surtout si Ton considère la mauvaise construction
* Hisiorical EncyclopaJUa, t. ï, p. 3a8. — * JEn§U, Vil, v. 706 el 706. —
^ Mouxhir, p. 117.
NOVEMBRE 1846. 683
des bâtiments arabes, qui les rendait tout au plus propres pour le cabo-
tage, ainsi que la disette d*un métal aussi essentiel que le fer ^
Je dois, à cette occasion, dire un |pot sur un fait remarquable cité
par M. Reioaud^ L'an i5 de l'hëgire, Othman-ben-Âbi-lasi-Tbakifi ,
ayant été nommé par Omar, conmie gouverneur du pays d*Oman, ex-
pédia une armée vers Tanah, ville de Tlnde. Au retour de l'expédition
il en rendit compte an calife. Ce prince lui répondit en ces termes :
vftt^ (^jô<^ ^ lyLfyic» tyt Ml uiXft.1 jt^ :>^ ^ b^:» cx^ U^ U.^
M^^i*. M. Reinaud corrige les derniers mots de cette manière :
^ (|U<t JLt^ (j^ c»<XÂ.^ ly^A^i ^ , et il traduit : « O frère des en&nts
de Tsakif , tu as établi le ciron dans le bois. J'en prends Dieu à témoin,
si nos hommes avaient succombé, j'en aurais pris le même nombre dans
ta tribu (pour les faire mourir.))) Pour moi, adoptant en partie la cor-
rection proposée , je lis ^^^s^-^ au lieu de ci^j^â.^ , et je traduis : ttu
as transporté un ver sur du boisn (c est-à-dire, si je ne me trompe,
en tentant Tayidité des Arabes , en les conviant k ime expédition qui
devait leur procurer d'immenses richesses « tu as introduit parmi eux
un élément de corruption»). «J'en jure par Dieu, si les aventuriers
qui composaient cette expédition avaient péri, j'aurais trouvé dans ta
seule tiîbu un nombre égal dliommcs (pourles remplacer). » Sansdoute,
Il avait fallu , dans cette circonstance , toute la renommée des richesses
de rinde pour déterminer les Arabes à se lancer hardiment dans une
expédition maritime; car nous voyons que, sur les rivages de la mer Mé-
diterranée , les Âi^es et leurs califes montrèrent , durant quelque temps,
une extrême répugnance pour les voyages et les conquêtes maritimes.
Je ne suivrai point M. Reinaud dans les détails qu'il donne relative-
ment aux expéditions des Arabes musulmans dans la mer et sur le con-
tinent de rinde.
Bientôt, passant à l'ouvrage qui fait l'objet spécial de son travaO, il
décrit l'itinéraire des Arabes, depuis la ville de Siraf, située sur la côte
septentrionale du golfe Persique, jusqu'à la Chine. Ne pouvant écrire
ici un ouvrage spécial, ni même un mémoire de quelque étendue, et
devant me renfermer dans les bornes d'un simple article, je me con-
tenterai de présenter quelques observations succinctes.
Près de l'entrée du golfe Persique se trouvait un lieu qui a gardé
temps , chez les Arabes , une assez grande importance, et sur lequel
me permettra, sans doute, de donner quelques renseignements.
m
* Voyez enire autres ouvrages, G^sehichiê der Otiinàsdken handeb vor Mokammti,
von Elchhorn, p. 61 , 6a5, 776. — * Fragments arabes et penam rdut^ à Vlnde, p. 161 .
86.
684 JOURNAL DES SAVANTS.
L*ile appelée ij\^^ ^^ 'yO^^ ^*^^ ^ Benoa-Kaouan, est la même
qui est nommée ^j\^^ (^\ *yO^^ ^^^ d'Ebn-Kaouan. Nous voyons, par
la relation qui nous occupe , q|ie cette île était placée dans la partie
orientale du golfe Persique, entre Tembouchure de ce vaste ba3sin et lai
ville de Siraf. Masoudi ^ en parle en ces termes : « Après Tîle d*Aoual
se trouvent plusieurs autres îles, entre autres Tîle de Làfet, ovi^, ap-
pelée autrement île des Benou-Kaoaan. Elle a été conquise par Amrou-
ben-EIas, et renferme une mosquée qui subsiste encore aujourd'hui.
'Cette île est très-peuplée, bien cultivée, et contient plusieurs villages.
A peu de distance est Tîle de Haîdjam, f»^^^^^. » L*auteur du Nozliat-el-
koloub^ parle de Ttle de Reïsch, J^, située dans le golfe Persique, à
88 parasanges de la ville de Schiraz. Puis, il ajoute : «De Keisch à
111e d*Ebn-Kaouan (^Ut(^l),on compte i8 parasanges. » Le même
auteur dit, dans un autre, endroit': «Llle d'Aberkafan, {j\i^\ (lisez
^l^l^ (g^l, Tile d*Ebn-Kaouan), a huit parasanges de long sur trois de
large. Les habitants, pour la plupart, sont des hommes pervers et des
voleurs.» Au rapport d'Édrîsi *, Tile d*Ebn-Kaouan , {j\^ (^\ V^>^,
est située, dans le golfe Persique, tout auprès de celle d*Aoual, et sa
capitale fait partie de la province persane d'Ardeschir. On voit que ce
géographe, en copiant les assertions de Masoudi, ne les a pas rendues
avec une parfaite fidélité. Suivant le même écrivain ^ l'île d'Ebn-Kaouan
est à 5a milles de File de Keisch ; elle a 5a milles de longueur sur une
largeur de neuf. Il ajoute qu'elle est placée au nord des écueils appelés
jy^j^' Ces détails, si je ne me trompe, ne peuvent laisser aucun doute
sur la position de Tile des Benou-Kaouan ou d'Ebn-Kaouan. Car, dans
la partie orientale du golfe Persique, il eidste une seule île, qui, par
son étendue, en longueur, et sa distance, â l'égard de l'île de Keisch,
répond parfaitement à la description donnée par les géographes orien-
taux ; c'est la grande île appelée aujourd'hui Kischm; et une circons-
tance remarquable vient encore confirmer ce rapprochement. On a vu ,
plus haut, par le récit de Masoudi, que Tîle des Benou-Kaouan se
nommait autrement Lâfet, caj^, ou plutôt Left, ouJ, car c'est ainsi
que ce nom est écrit par Istakliari. Or, encore aujourd'hui, suivant
l'assertion de Niebuhr et de M. Macdonald Kinneir^, ime ville et un
port de Tîle de Kiscnm portent le nom de Lift ou LafL Dans l'histoire
d'Abd-errazaak , cette île est désignée par la dénomination de »/^>^
* Moroudj, de mon manuscrit, t. I, fol. 6o, r*. — * Man. pers. 189, p. 708,
709. — ' P. 666. — • Géographie, t. I. p. 398. — * P. i58. — * Geographical
memoir of the persian empire , p. 1 5.
NOVEMBRE 1846. 685
f^, île de KischmK Suivant ce qu'on lit dans la vie de Schah-Abbas ^,
les Portugais, après s*être emparés de la ville de Hormuz, construisirent
un fort dans l'île de Touschîm, j^vây *>Ô^ (^^ plutôt fs^y, Konschim) ,
autrement nommée l'ife longue, jij^ iK>^» attendu qu'elle fournit de
l'eau douce, que l'on transporte sur des barques. Dans les Commen-
taires d'AUbuquerque ^, on lit Qaeixome. Teixeira* parle du port de
Lapht, situé dans l'île de Broct, que les Portugais nomment Qaeiocome.
Le même voyageur^ fait mention d'un lieu nommé Sirmio, situé dans
l'île de Queixome. Peut-être des traces de l'ancien nom de l'île se re-
trouvent-elles dans le nom d'un lieu appelé Dargahon, situé au voisi-
nage de Lapht ^.
Quant à l'île de Haîdjam, dont parle Masoudi, son nom, probable-
ment, doit être écrit /fan((/am , p'^i, car, dans la relation de Teixeira',
cette île est nonunée Angam ou Angan ^, c'est donc par une petite er-
reur que, sur la carte de M. Kinneir, on lit Angar.
M. Reinaud a bien fait d'admettre, dans ses notes et dans sa tra-
duction, la leçon JUyJ|^, au lieu de (iU|»5^^, que présentait le texte
imprimé, ainsi que la version de Tabbé Renaudot, et de reconnaître
ici la ville de Coulan, située vers le midi de la côte de Malabar.
Pariant des îles Maldives et Lacdives, il cite un passage remar-
quable de Gosmas Indopleustes. Il aurait pu ajouter un autre ren-
seignement qui se trouve dans le Traité de Bragmanibas de Palladius.
Cet écrivain rapporte, sur la foi d'un scholastiqae (avocat) de la ville de
Thèbes, qui avait parcouru les mers de l'Inde, que, dans le voisinage
de l'île de Taprobane , il existe environ un millier d'îles. Le nom de
Maniolès, Mavïo^vf, par lequel il désigne ces îles, semble une altéra-
tion du nom des Maldives^.
M. Reinaud suppose que les navires arabes qui faisaient le voyage de
la Chine traversaient le détroit qui sépare l'île de Ceylan de la presqu'île
indienne : le texte ne dit rien sur ce sujet; mais la chose est tout à fait
vraisemblable. En effet, des navigateurs ne se décident pas, sans une
grande nécessité, à allonger leur route de plusieui*s centaines de lieues,
en faisant le tour d'une île aussi considérable que celle de Ceylan. Qr les
mauvais bâtiments de commerce des Arabes, ne prenant que peu d'eau,
* Man. pers. de l'Arsenal, i&, fol. 170 r. — ' Maa. de M. SUvestre de Sac^,
fol. 23i V. — ' T. I, p. i38, i54, 187, 188, a47, a48, 260, 266, 260, 261, 262,
263, 32 1 , 322, 328, 33g. — ^ RelatioMS,.. de lot Reyet de Penia , p. 65, 66 ; Relacion
deHarmaz,p. 9, 11, 38, 47. — * P. 20, 65, 66. — 'P. 38, 4i. — 'P. 2i.~
' P. 65. — * Palladias de geniibas Indim Brahmanibus, p. A.
686 JOURNAL DES SAVANTS.
pouvaient, sans inconvénient, s aventurer dans ce bras de mer resserré
et peu profond, que les grands vaisseaux ne sauraient franchir, mais qui
est journellement traversé par des sloops , des chaloupes et autres em-
barcations légères. Du reste, je dois faire observer qu'un passage d'Édrisi,
cité par M. Reinaud^ ne prouve rien en faveur de ce fait. Voîcî comme
s'explique ce géographe : «Vis-à-vis cette île (celle de Serendib), sur le
continent de Tlnde , sont des go56, c'est-à-dire des golfes , où se déchargent
des rivières. Les vaisseaux y naviguent l'espace d'un mois ou deux entre
des bois et des jardins , et y trouvent un air tempéré. » Il n'est nulle*
ment question ici du passage du détroit de Manaar. L'auteur indique
seulement qu'il existait, sur la péninsule de l'Inde, de grandes baies
formées par l'embouchure des rinères, et que des bâtiments légers
pouvaient remonter à de grandes distances. Et, en effet, les grands
cQurants d'eau, tels que le Cavery, la Ritsnah. le Godaveri, étaient
susceptibles de recevoir les petits bâtiments arabes, leur permettaient
de s'avancer fort loin dans l'intérieur des terres, et d'y circuler lente-
ment, en faisant le commerce le long des rives de ces fleuves.
Je ferai aussi observer que l'usage de doubler les vaisseaux en cuivre
a surtout pour objet de les garantir contre les attaques du teredo, de
ce terrible ver , qui perce avec une si malheureuse facilité les bois les
plus durs, et sur lequel on peut voir, outre les divers traités d'histoire
naturelle , l'ouvrage spécial de Massuet^.
L'auteur arabe' fait mention d'une île appelée Rami, ou Rahmi, ou
Rameni (car ce nom est écrit avec toutes ces variantes). Suivant cet
écrivain*, «cette île est partagée entre un grand nombre de rois. Son
étendue est, dit-on, de huit ou neuf cents parasanges. Elle renferme
des mines d'or. On y voit un grand nombre d'éléphants. Elle produit
du bakam (bois de Brésil), des bambous. Dans son intérieur se trouve
une population d'anthropophages. Elle a des ports sur la mer de Her-
kend el sur celle de Schelahat. » Ailleurs^, on lit que le roi de Zabedj ,
qui porte le titre do maha-radja (grand radja), a sous sa domination
l'île de Rami, qui produit le camphre, etc. Ces détails sont répétés
dans le Mokliiasar-elaJjàib^. Masoudi place cette île à mille parasanges
' P. XLvn. — * Recherches intéressantes sur le ver à tuyau. Amsterdam, lyâS,
in-i 2. — * Cet article citait déjà livré à Timpression lorsque j'ai eu connaissance du
mémoire publié par M. Alfred Maury, et qui a pour litre : Examen de certains points
de l'itinéraire que les Arnhes et les Persans suivaient, au neuvième siècle , pour aller en
Chine. Je me suis aperçu que, sur beaucoup de points, mes idées s'accordaient avec
celles de ce jeune écrivain; et je l'ai reconnu avec un véritable plaisir, car cet opus*
nile est très-bien écrit, et indique, dans son auteur, autant d'érudition que de sa--
pacité el de critique. — * P. 7. — * P. 90. — * Man. 901, fol. a6 r*.
NOVEMBRE 1640. 687
de Serendib ^ M. Reinaud suppose que Tile de Rami est identique
avec celle de Manaar , située près de Ceylan , dans le canal qui sépare
cette dernière île de la péninsule indienne. Feu M. Marsden, au con--
traire, reconnaissait dans File de Rami celle de Sumatra^; et cette
opinion me parait beaucoup mieux fondée, car aucun des traits qui
nous sont donnés comme appartenant à Tile de Rami ne saurait s'ap-
pliquer à nie de Manaar, au lieu que tous conviennent à celle de
Sumatra. Sans doute la distance de mille parasanges, indiquée jpar
Masoudi comme séparant Tile de Serendib et celle de Rami est fort
exagérée; mais cette assertion, qui tient peut-être à une faute du co-
piste, démontre, au moins, que ces deux iles étaient à une très-grande
distance Tune de lauti^e. Or, en quittant Ceylan, et en cinglant du
coté de Test, Tile de Sumatra est la première Ûe d'une vaste superficie
qui se présente aux yeux du navigateur. Quand fauteur arabe assure
que rétendue de file de Rami est, dit-on, de huit in neuf cents para-
sanges, il ne ÙluX pas, je crois, à l'exemple du traducteur, voir ici une
évaluation de la longueur multipliée par la largeur, et admettre une
longueur d*à peu près vingt-neuf parasanges et une largeur égaie.
Si je ne me trompe, dans ce passage, le mot étendae, ^UJl, désigne
la circonférence; et cette assertion, peut-être un peu forte, convient
assez bien à file de Siunatra, qui, comme on sait, est une des plus
considérables qui existent au monde. Sumatra nomrit des éléphants ,
produit de for en abondance; enfin, elle renferme une population
nombreuse, celle des Batta, qui se nourrit de chair humaine.
Après rile de Râmi, notre auteur place des îles' appelées Landjebalous
ou Likhbalous {c2lt le nom est écrit d'une manière fort peu certaine), et
qui sont séparées, par un bras de mer, d'autres iles appelées Àndaman.
On lit Aldjebalous ou Aldjabas dans l'ouvrage de Masoudi^, et Naloasch^ j
^^^b, dans le Mokhtasar-eladjaib , Lankialoas dans l'ouvrage d'Édrisi. Si
l'on en croit le traducteur^, les iles de Landjebalous étaient situées aux
environs du cap de Calymère qui forme la poinle méridionale delà côte
de Goromandel. Mais cette opinion ne s'accorde pas avec les paroles du
texte arabe , ni avec l'ensemble de la marche des voyageurs. Je n'bésite
pas à reconnaître dans ces iles celles de Nicobar, qui sont situées à une
distance peu considérable de la pointe septentrionale de Sumatra, et
ne sont pas fort éloignées des deux iles Ândaman. J'avais cru d'abord
pouvoir reconnaître dans ces deux dernières iles celles que fauteur du
' De mon manuscrit, t. I, fol. 85, r\ — * Hislory of Sumatra, p. 4. — * P. 9»
,9. _ ♦ Moroadj, t. I. fol. 85 v*. — * T. I, p. lxxu.
688 JOURNAL DES SAVANTS.
Mokhtasar-ehdjaîb^ désigne sous le nom d'îles d'Abnandhar,jù>jJi,\Z\yf^,
L'écrivain ajoute : « Les habitants sont des nègres. Us sont gouvernés
par un roi et ont une ville appelée Narid, 0<^U. Ds sont adonnés k la
piraterie et égorgent ou font prisonniers tous ceux qu'ils peuvent attein-
dre ; aussi , sur les vaisseaux chinois , les marchands ont soin de se
munir d'armes et de naphte. Quelquefois un de ces bâtiments renferme
quatre ou cinq cents hommes en état de combattre. Aussi ces brigands
n'osent pas attaquer les bâtiments chinois , tandis qu'ils attaquent ceux
des autres peuples. » Mais je pense qu'il s'agit ici de la province de
Mandhar, qui fait partie de l'fle de Gélèbes.
D'après les détails donnés par l'auteur, par Masoudi, par l'au-
teur du Mokhtasar-eladjaîb , l'île appelée Zahedj doit répondre à celle
de Java. Suivant ce qu'assure M. Reinaud^, on apprend, par le témoi-
gnage du Kitab-eladjaib, qu'à Java et dans les îles voisines il y avait un
certain nombre de colons chinois qui avaient quitté leur pays â la
suite de quelques troubles intestins. Mais l'écrivain arabe ne parle pas
d'une colonie chinoise. Il se contente de dire : a Suivant ce que l'on
rapporte , à une époque où la Chine était agitée par des révoltes et par
des troubles, des navires chinois cinglaient vers Zahedj et les autres
îles, pour aller faire le commerce avec les habitants : Ljj^Oéùi M aîI JU^
lyXâ s^t>> JJ4Xâ> ^l^l uP^W^
Quant à l'île de Serirah, ij^tj^, ou, comme on lit ici, Serbazah,
By^jM, et où Masoudi place des nunes d'or et d'argent, Abou'lféda
semble la confondre avec Sumatra , puisqu'il lui attribue une longueur
de quatre cents milles du nord au midi. Mais cette assertion n'est pas
exacte. Nous avons vu que l'île de Sumatra portait le nom de Rdmi.
Si je ne me trompe, l'île de Serirah est identique avec celle de Banca.
Nous devons nous arrêter ici un moment, pour discuter ce qui cou-
cerne les différentes mers dont il est fait mention dans la Relation
arabe. Suivant l'auteur de cet ouvrage, la partie de l'océan Indien ,
qui s'étend depuis le golfe Persique portait le nom de Dilaroui ou bien
Alaroai, ou Allaroui; au delà se trouvait la mer de Herkend; puis
celle de Schelahat. M. Reinaud, qui adopte la leçon Allaroui, pense
que ce nom désigne la mer de Lar. Il suppose que cette mer s'étendait
vers les rivages de l'Inde , jusqu'au territoire de la ville de Goa ' -, que
là commençait la mer de Herkend, qui était bornée à l'ouest par les
Mail. 901 , fol. a v'. — ' P. lxxv. — » T. I . p. uv et r.v.
NOVEMBRE 1846. 689
Laquedives et les Maldives, et à Test, ainsi qu'au sud-est, par la pres-
qu'île de rinde et Tîle de Ceylan; quelle se prolongeait* jusqu'à la
chaîne de rochers qui s'avance du continent indien vers Tiie de Cey-
lan, et qu'on nonune le Pont d'Adam. «Au delà, dit-il, commençait la
quatrième mer, appelée du nom de Schelahat. Cette mer répond à ce
qu'on nomme aujourd'hui le golfe de PaVc. » J'avoue que je ne saurais
admettre ces diverses hypothèses. Quant à ce qui concerne la mer
appelée Lâroai (en supposant que ce soit là la véritable leçon), je ne
crois pas que ce nom puisse désigner la mer de Lar. Dans ce cas, on
aurait écrit Ldn, ^^^l, et non pas Lâroui, c^j^^'. En second Heu, la
petite province appelée Lar est baignée par les eaux du golfe Persique ;
et on ne conçoit pas comment une contrée d'une aussi faible étendue,
située en dedans du golfe , aurait pu communiquer son nom au vaste
océan de l'Inde. En troisième lieu, rien n'indique, j'ose le dire, que
cette mer se terminât vers le point où est située la ville de Goa ; et ce
fait même serait contraire à la nature des choses. Nous voyons , par les
récits de l'écrivain arabe et des autres géographes , que chacune des
parties dont se composait le grand océan des Indes était circonscrite
par des limites naturelles. Telles sont la mer Rouge, le golfe Persique.
Or, si l'on admettait l'hypothèse dont je parle, la mer Lâroui se serait'
terminée brusquement au milieu de l'Océan , sans qu'aucune circons-
tance indiquât pourquoi elle avait subitement changé de nom. Il est
bien plus naturel de supposer qu'elle se prolongeait jusqu'à la pointe
la plus méridionale de l'Inde , qui formait pour elle une limite bien
tranchée. Rappelons-nous, d'ailleurs, que, suivant l'assertion expresse
de l'écrivain arabe , la mer de Lâroui ou Dilaroui était séparée de celle
de Herkend par le groupe des îles Maldives. C'est ce qu'atteste égale-
ment Masoudi^. Elle ne pouvait donc se terminer vers le point où
existe encore aujourd'hui la ville de Goa.
• Quant à la mer de Herkend , elle n'était pas, je crois, placée entre
les Maldives et Ceylan ; mais elle s'étendait à l'orient de cette dernière
île et comprenait cette vaste mer appelée le golfe du Bengale et toute
cette partie de l'Océan qui se prolonge, à l'orient , jusqu'aux îles de la
Sonde. Suivant la narration arabe ', l'île de Serendib était baignée par
la mer de Herkend. Ce fait ne suffirait pas pour décider la question,
puisque cette mer pourrait s'étendre à l'ouest comme à l'est de Tîle ;
mais rappelons-nous que, suivant l'auteur de cette narration, l'île de
Ceylan (Serendib) était censée, en quelque sorte, faire partie du gronpe
* P. Lxvni. — * Moroudj, 1. 1, fol. 65 r^. — * P. 6.
87
600 JOURNAL DES SAVANTS.
des Maldives. Ainsi, quand nouii lisons que ce groupe séparait la mer de
Dilaroui ou Laroùi de celle de Herkend, on doit croire que cette der^
nière s'étendait à l'orient de Serendib. Nous lisons, plus bas\ que les
navires s'approvisionnaient d'eau douce à Koulam; puis, faisaient voile
vers la mer de Herkend (sans doute en doublant le cap de Gomorin};
que Koulam ^ était peu éloigné de la mer de Herkend; que les navires ,
après avoir traversé cette mer» arrivaient aux îles de Landjebalous; enfin,
que l'île de Râmi, c'est-à-dire Sumatra, avait des ports sur la mer de
Herkend. Il est donc naturel de croire que ce nom s'appliquait à la
partie de l'océan Indien qui se prolonge jusqu'aux îles de la Sonde.
Quant à ce qui concerne la mer appelée Schelahat, k^^L^, comme
elle baignait les côtes de l'île de Sumatra , ce ne pouvait être que du
côté de l'orient. Elle nous représentait donc, si je ne me trompe, cette
partie de l'océan Indien qui est resserrée entre les îles de Sumatra , de
Java et de Bornéo. C*est cette même mer que Masoudi désigne par le
nom de mer de Kelah. Nous apprenons de M. Marsden' que, cbez les
Malais, le mot salât désigne, en général, an détroit, et, en particulier,
celui de Singapour.
QUATREMÈRE.
[La suite au prochain cahier.)
HuTCHSSON , fondateur de V école écossaise.
QUATRIÈME ET DERNIER ARTICLE ^.
La seconde paitie des Recherches sur l'origine de nos idées de beaaté et
de verta est exactement conforme à la première. Hutcbeson traite l'idée
du bien comme celle du beau , et sa morale a le même caractère que
son esthétique. Nous y retrouvons agrandis et développés les mêmes
qualités et les mêmes défauts.
Hutcbeson triomphe à établir les vrais caractères de l'idée du bien,
et à faire voir que confondre le bien moral avec le bien physique, ré-
duire toute vertu à l'intérêt , et lui donner pour mobile unique la crainte
et l'espérance, sont des prétentions systématiques contraires aux faits les
plus certains.
* P. 17. — 'P. 19. — ' History of Sumatra, p. 4. — * Voir les trois premiers
dans les cahiers d*août, de septembre et d*octobre de cette année.
NOVEMBRE 18&0. 691
Si ridée du bien moral n*était autre chose que celle du bien naturel ,
nous serions affectés par les objets de Fun comme par les objets de
Tautre; or, il n'en est rien. Comparez les sentiments que vous inspirent
les hommes en qui vous reconnaissez de Thonneur, de la bonne foi^ de
ta générosité, de Thumanité, avec les sentiments que vous éprouvez
pour ceux qui possèdent les biens naturels, la santé, la puissance, la
fortune, etc.; vous êtes forcé d'approuver et d aimer les premiers, mais
il n'en est pas de même des seconds. Le mal moral, tel que la trahison,
la cruauté, l'ingratitude, etc., nous fait haïr et mépriser ceux en qui
nous l'apercevons, et nous n'avons, certes, ni mépris ni haine pour les
infortunés exposés k des maux naturels tels que la pauvreté, la faim,
la maladie, la mort, etc.
L'intérêt personnel peut bien entraîner l'action, mais non pas forcer
le jugement. Recherches, t. II, ch. i,S 5. «Que quelqu*un nous con-
seille de tromper un mineur ou un orphelin ou de payer d'ingratitude
un homme qui nous a comblés de bienfaits, nous ne pouvons nous em-
pêcher de le regarder avec horreur. Qu'on nous assure que cette con-
duite nous sera avantageuse, qu'on nous propose même une récom-
pense, il est vrai que ces motifs peuvent nous engager à faire ces
actions, mais ils n'ont pas plus le pouvoir de nous porter k les ap-
prouver qu'un médecin n'en a de nous faire trouver du goût à un
breuvage désagréable, lors même que nous nous décidons à le prendre,
dans la vue de recouvrer la santé. »
Ibid., S 7. ((Un traître qui nous vend sa patrie nous est plus utile
qu'un héros qui la défend au péril de ses jours; cependant on aime la
trahison et l'on hait le traître. On peut de même louer un ennemi gé-
néreux dans le temps même qu'il nous cause tout le mal possible. »
La vertu est tellement différente, aux yeux de l'humanité, de l'inté-
rêt, du plaisir et du bonheur, que, toutes les fois que nous voulons nous
représenter à nous-mêmes la vraie vertu, nous ne Tentourons pas des
douceurs de la vie, mais des souffrances qui la relèvent et la font pa-
raître davantage. Hutcheson invoque l'exemple de Régulus tant de fois
cité par les grands moralistes, et il montre que l'âme humaine se
complaît merveilleusement dans ce modèle de la vraie vertu» c'est-à-
dire de la vertu désintéressée. Ch. vi, S 1. a Voudrait-on, s*écrie Hut-
cheson, qu'il eût satisfait aux demandes des Carthaginois, et qu'il eût
évité les tourments qu'on lui préparait au préjudice de sa patrie? De-
vait-il violer la foi jurée, la promesse qu'il leur avait faite de revenir
si le traité n'était pas accepté par les Romains? Laissons-lui donc subir
le sort que la nature a prescrit à tous les hommes. Que pourrions-nous
87.
602 JOURNAL DES SAVANTS.
désirer de plus pour lui, sinon que les Carthaginois eussent ralenti leur
cruauté, ou que la Providence l'eût arraché de leurs mains par quelque
accident imprévu?»
X*est en vain qu'on essaye de résoudre l'obligation morale dans la loi
d'un supérieur. Hutcheson demande quel est ce supérieur. U ne suffit
pas qu'il soit tout-puissant pour obliger. La toute-puissance contraint,
elle n'oblige pas. Pour que l'ordre d'un supérieur oblige, il faut que
nous le jugions bon et juste en soi. Laloi n'oblige donc pas seulement en
tant que loi , c'est-à-dire comme ordre d'un supérieur, mais aussi et sur-
tout conune juste. Gela est vrai des lois humaines et même des lois di-
vines. Ch. I, S 5. « On dira peut-être que les actions qu'on appelle bonnes
ou vertueuses ont cet avantage sur toutes les autres que nous espérons
d'en être récompensés parla divinité, et que c'est sur ce principe qu'est
fondée l'approbation que nous leur donnons, et le motif intéressé qui
nous porte à les faire. Il suffit d*observer qu'im grand nombre de per-
sonnes ont des idées fort relevées de l'honneur, de la bonne foi, de la
générosité et de la justice, sans connaître la divinité et sans attendre
aucune récompense de sa part, comme elles abhorrent la trahison, la
cruauté et l'injustice , sans aucun égard au châtiment dont elles peuvent
être suivies. »
Ce n'est pas assurément qu'Hutcheson rejette l'espérance des avan-
tages attachés à la vertu même en ce monde et encore bien moins celle
des saintes récompenses d'une vie future. Il tient cette dernière espé-
rance comme très-légitime et excellente pour nous soutenir dans la
route souvent pénible de la vertu. H pense avec raison qu'il convient
de porter les hommes au bien par tous les motifs possibles. Mais le
motif vraiment vertueux est désintéressé; il repose sur la beauté même
de la vertu, sur l'idée du bien en soi; et ici le ministre du saint Évan-
gile s applique à démontrer que les différentes récompenses proposées
dans TEvangiie ne sont pas regardées par le christianisme comme
l'unique motif capable de nous exciter à la vertu ou de nous faire ap-
prouver les actions dont elle seule est la source. N'entrons pas dans
cette discussion , mais faisons remarquer que , depuis Hutcheson , l'école
écossaise ne s'est point écartée de cette partie de sa doctrine morale , et
qu elle s'est accordée à maintenir l'espoir d'une vie meilleure , et en
même temps à le proposer aux hommes comme un auxiliaire puissant
et non pas comme le fondement unique et l'objet propre de la vertu.
Les divers passages que nous avons recueillis expriment avec simpli-
cité et avec force les vrais caractères de l'idée du bien. Oui, cette idée,
à nos yeux comme à ceux d'Hutcheson, est absolument différente de l'i-
NOVEMBRE 1846. 693
éée du plaisir et du bonheur; la plupart du temps, grâce à Dieu, elle
s y mêle et s y associe; quelquefois elle s en sépare avec éclat, et tou-
jours elle en est distincte. Elle n'est pas le privilège de quelques âmes
délite; elle est le glorieux patrimoine de la nature humaine; elle a été
donnée à tous; elle est universelle, elle est même nécessaire; enfm elle
ne repose que sur elle-même. Comme elle est différente de lagréable,
par la même raison, on ne peut la ramener à Futile, ni par conséquent
à Imtérêt, quelque forme quon lui donne, que ce soit l'intérêt de la
fortune ou de la vanité, l'intérêt futur ou l'intérêt actuel, un intérêt
reUgieux ou un intérêt humain, qu'il s'agisse des peines et des récom-
penses dont les sociétés humaines disposent ou de celles que le su-
prême législateur s'est réservées. Ces peines et ces récompenses sont
bonnes et justes, c est-à-dire d'accord avec l'idée même du bien; c'est
donc toujours cette idée qui est l'objet propre 4e Tâme dans l'approba-
tion ou dans la résolution vertueuse. La mesure inviolable du jugement
ou de l'acte, c'est la beauté, c'est la dignité, c'est la grandeur, c est la
sainteté essentielle de l'idée du bien qui nous touche et nous détermine
immédiatement : elle est donc en soi désintéressée. Sur ce premier
point, nous n'avons pas un autre avis que celui d'Hutcheson.
Mais il est moins facile de déterminer quelle est l'origine de cette
idée du bien dont nous venons de reconnaître les caractères, et à quelle
faculté il la faut rapporter.
Elle est universelle et nécessaire; elle est désintéressée; elle est diffé-
rente de ridée de tout bien naturel ; voilà le fait certain qui nous a été
fourni par l'observation et qu'il ne faut sacrifier à aucun système. Quelle
que soit l'origine que nous assignions à ce fait, cette origine doit l'expli-
quer, non le détruire. Si cette règle eût été toujours présente à Hut-
cheson, elle l'eût conduit à une théorie moins systématique que celle
à laquelle il s'est arrêté.
Il écarte d'abord avec raison l'explication de l'idée du bien et du
mal par la coutume et l'éducation. Chap. i, S 7. «La coutume et Fédu-
cation peuvent bien nous faire apercevoir un avantage particulier
dans des actions dont l'utilité nous était d'abord inconnue, ou nous les
faire regarder comme nuisibles par raison ou par préjugé, quoique
nous ne les ayons point trouvées telles dès la première vue : mais elles
ne peuvent jamais nous faire envisager une action comme louable ou
blâmable, sans aucun égard à notre intérêt personnel. »
Comment alors expliquer tant d'opinions diverses et de coutumes
bizan^es rapportées par les voyageurs ?
Quant aux récits des voyageurs, Hutcheson reproduit une ingénieuse
Oga JOURNAL DES SAVANTS.
et forte remarque de Schaftsbury : Les voyageurs ne font guère atten
tion quà ce qui est nouveau, surprenant, merveilleux; ils nëg^ent ce
qui est commun et semblable à ce qui se passe chez eux; ils glissent
très-légèrement sur ce qui concerne les affections naturelles, les ins-
tincts naturels, les qualités et les vertus naturelles; ib daignent A peine
nous parler de Thorreur que les nations les plus barbares ont pour la
trahison , de leur fidélité k Tamitié, de leur respect pour le courage , de
leur fermeté à supporter les souffrances, et de leur mépris pour la
mort; toutes choses qld attestent dans les hommes les plus sauvages le
fond commun de Thumanité et Tidée désintéressée du bien. A côté de
cela se rencontrent, il est vrai, des cruautés étranges, par exemple des
sacrifices humains. Mais nous sied-il bien de nous en étonner, dit Hut-
cheson, nous, Européens, qui avons vu la Saint-Barthélémy et qui
voyons encore, dans upe grande partie du monde civilisé, le tribimai
de l'inquisition?
Hutcheson parcourt la plupart des exemples d'immoralité prétendue
que l'école sensualiste se complaît à rassembler et qu'elle tire souvent
de récits de voyageurs ignorants ou fanatiques; et il fait voir qu'ils ne
tiennent point à une méchanceté naturelle, mais tantôt à Femportement
de la passion , et tantôt à des erreurs de l'esprit; que souvent même une
apparence de bien public en est le fondement. Les superstitions les
plus grossières couvrent la sainte idée de la religion; les pratiques reli-
gieuses les plus atroces prouvent au moins que l'homme est capable
de mettre quelque chose, chimère ou vérité, au-dessus dû plaisir et
même de la vie : ce n'est certes pas là un témoignage en faveur de i'é-
goîsine.
La coutume et l'éducation influent sur ta direction de notre énergie
morale, elles ne la créent pas. Il n'y a pas autant de diversité dans les
idées morales des peuples qu'on veut bien le dire; ce qui domine est
l'unité ; mais dans la diversité même des idées subsiste la vertu , car ce
qui fait surtout la vertu, c'est l'intention vertueuse, l'intention d'accom-
plir, aux dépens de son plaisir et de son intérêt, ce qu'on croit être le
bien. Ainsi , dit Hutcheson, ïbid.^ S 6 , il y a des peuples où le mariage
entre frère et sœur est regardé comme licite; alors ceux qui s'y livrent
le font innocemment; ils ne sacrifient point ce qu'ils savent être le bien
à leurs passions. Mais est-il établi que de tels mariages sont contraires
au bien public ou à l'idée du bien : c'est alors qu'on est coupable de
faire ce qu'on croit être le mal, et que l'inceste est un véritable crime,
encore moins dans l'action elle-même que dans la lâcheté de la volonté
qui demande à l'entendement des sophismes pour autoriser la satisfac-
NOVEMBRE 18&6. 695
lion de la passion, au lieu d*accomplir ce qui est essentiellement la
vertu, à savoir le sacrifice de la passion et de son propre plaisir à ce qui
est considéré, fût-ce même & tort, comme le bien public.
La coutume et Téducation ainsi écartées, à quelle origine attribue-
rons-nous ridée du bien ? On ne peut la faire venir des sens, de ces
cinq sens qui , selon Locke et ses disciples , nous fournissent toutes les
idées premières sur lesquelles la réflexion opère, pour les abstraire, les
combiner, les généraliser, et composer Tentendement humain. Voilà
donc une idée première qui échappe ou semble échapper au système
reçu. Hutcheson , malgré sa déférence générale pour la métaphysique
de Locke, s'explique catégoriquement à cet égard, chap. 1,82: «Les
sens, par le canal desquels nous goûtons du plaisir dans les objets natu-
rels, et qui nous les font regarder comme avantageux, ne sauraient
jamais exciter en nous aucun désir du bien public , mais seulement de
celui qui nous concerne et qui nous est particulier. Ils ne peuvent de
même nous faire approuver une action dont le seul caractère est de
contribuer au bonheur des autres. »
D*un autre côté, Hutcheson juge tout aussi impossible de rapporter
ridée du bien à la réflexion et à la raison. Nous avons vu que, par /la
raison , il n'entend guère que le raisonnement ou du moins une faculté
subordonnée dont toute la fonction est d'opérer sur des données
qu'elle n'a point faites, à l'aide de principes et pour des buts qui lui sont
étrangers. Il repousse donc la raison aussi bien que les sens comme
source de l'idée du bien, chap. m, S i5 : «On dira que la vertu ne
doit avoir d'autre principe que la raison , comme si la raison , ou la
connaissance d'une proposition vraie , pouvait jamais nous mettre en
action, lorsqu'il ne s'o&e ni fin ni but auquel nous soyons portés par
désir ou par inclination. » Chap. vn, S 3. « Qae le sentiment moral ne dé-
fend point de la réflexion. On a beau vanter cette supériorité de raison
qui nous élève au-dessus des autres animaux, ses progrès sont trop lents,
trop remplis de doute et d'incertitude, poiur pouvoir en faire usage dans
toutes sortes d'occasions, soit pour notre propre conservation sans les
sens extérieurs , soit pour diriger nos actions pour le bien du tout, sans
le sentiment moral.» Ch. i, $ 4. « Est-il nécessaire d'être aussi capable
de réflexion que Cumberiand ou Pufiendorf , pour admirer la généro-
sité, la bonne foi, l'humanité, la reconnaissance, ou de raisonner aussi
solidement qu'ils peuvent le faire, pour sentir ce que la cruauté, la tra-
hison et l'ingratitude ont de mauvais? Ces vertus n'excitent-elles pas
notre admiration , notre amour et une secrète envie de les imiter dès
que nous les apercevons, sans qu'il soit besoin d'une plus ample ré*
696 JOURNAL DES SAVANTS.
flexion; et les qualités opposées, notre mépris et notre haine? Les
hommes seraient en vérité fort k plaindre, si ce sentiment qu*on a de
la vertu avait aussi peu d^étendue que notre capacité pour ces sortes
d*idées métaphysiques. »
Il ne s*ensuit pas cependant que Tidée du bien soit \me idée innée.
Ici , comme pour le beau, Ilutcheson prévient qu*il n est point question
d'une idée innée, d'une connaissance innée, d'une proposition pratique
innée. Ch. i, S 8. «On n entend par là, dit-il, qu'une détermination
naturelle de Tesprit à recevoir les idées simples de louange ou de blâme
à Toccasion des actions dont il est témoin, antérieurement è toute idée
d'utilité et de dommage qui peut en revenir. »
Puisque l'idée du bien ne vient des sens ni de la réflexion, qu'elle
n est pas non plus une idée ou proposition innée, il ne reste qu'à la
rapporter à une faculté de l'âme difl'érente de toutes les autres, dont la
fonction est de nous donner celte idée, comme la fonction de la ré-
flexion est de nous donner les idées de la réflexion , et celle des sens
extérieurs de nous donner les idées sensibles. Or cette faculté parti-
culière de l'âme, Hutcheson l'appelle sens moral, comme il a appelé
sens du beau la faculté qm* nous donne l'idée du beau.
Partout dans les Recherches et dans ses autres ouvrages, Hutcheson
répète que le sens moral est une faculté spéciale, irréductible â toute
autre faculté rationnelle ou affective. Dans les Éclaircissements , qui sui-
vent ï Essai sur la nature et la conduite des passions^ il déclare, ch. ii et
ch. ni , se séparer de Clarke et de WoUastan qui ramènent l'idée du
bien à la connaissance des rapports nécessaires et des convenances éter-
nelles ou à l'expression de la vérité: Dans le Système de plûlosophie mo-
rale, il ne se sépare pas avec moins de soin de la théorie de Smith ,
comme s'il l'eût pressentie; il montre qu'il est impossible de ramener la
perception du bien à la sympathie, 1. 1, liv. I, chapm, S 5, p. 67. a La
sympathie, dit-il, n'en peut rendre compte, bien qu'elle soit assurément
un principe naturel et une belle partie de notre constitution. Lorsqu'elle
opère seule, elle est, en général, proportionnée aux souffrances aper-
çues ou imaginées, sans égard aux autres circonstances elle ne
peut donc expliquer cette bienveillance immédiate qui nous porte vers
tout être qui nous apparaît doué d'excellence morale, avant que nous
ayons aucune idée de l'état heureux ou malheureux dans lequel il se
trouve. D Hutcheson définit le sens moral n une détermination naturelle
et inunédiate h approuver certaines affections et les actions auxquelles
elles donnent naissance , un sens naturel de l'excellence qui y est con-
tenue, et qui ne se peut réduire & aucune autre qualité perceptible par
NOVEMBRE 1846. 607
nos autres sens ou par ]e raisonnement. ))Ilid., S àt p. 38. Dans le Ma-
nuel de philosophie morale, liv. I, ch. i, S 8, il rappelle la doctrine déjà
exposée dans la Métaphysique, les sens réfléchis qui entrent en exercice
à la suite des sens ordinaires. Ces sens plus délicats, subtiliores, nous
procurent d'autres perceptions, d'autres idées. Sic, «Parmi ces puis-
sances illustres de l'âme, vires animi illastriores, dit Hutcheson, il en est
une , il est un sens, le plus divin de tous, qui aperçoit dans les mouve-
ments de l'âme, dans les intentions, dans les paroles, dans les actions,
ce qui est noble, beau, honnête. C'est à l'aide de ce sens que la nature
nous montre le modèle sur lequel nous devons régler notre caractère,
notre conduite, tout le plan de notre vie. C'est lui qui nous pénètre de
joie quand nous avons accompli ou quand nous nous rappelons des ac-
tions conformes à ses conseils, tandis que les actions contraires nous
laissent du repentir et de la honte. Les actions et les intentions honnêtes
des autres hommes nous plaisent également, nous les louons et nous
aimons leurs auteurs; nous condanmons et nous détestons les actions
et les intentions marquées d'un caractère opposé. Ce que ce sens ap-
prouve s'appelle juste, beau, vertueux; ce qu'il désapprouve est honteux
et vicieux. »
Nous applaudissons de tout notre cœur à ce noble langage conmie
à la réfutation précédente des fausses origines de l'idée du bien. Nous
aussi, nous pensons que ni les sens, ni le raisonnement, ni la sym-
pathie, ne peuvent rendre compte de cette idée. Nous admettons entiè-
rement et sans réserve la partie négative de la théorie morale d'Hutche-
son. Encore une fois, l'idée du bien ne peut être rapportée qu'à une
faculté spéciale de l'âme. Mais quelle est cette faculté? Elle est sublime
assurément, comme ledit Hutcheson, mais la célébrer n'est pas la faire
connaître , et un hymne ne peut tenir lieu d'analyse. H faut donc pé-
nétrer davantage dans cette faculté et rechercher son caractère propre.
Ici commence la partie positive de la théorie d'Hutcheson ; c'est ici que
cette théorie commence à chanceler et à s'obscurcir pour aboutir à
une erreur, et à une erreur considérable,
La vraie méthode expérimentale ne sacrifie les faits à aucune fausse
expUcation; et c'est des faits mêmes qu'elle tire leur explication légitime.
L'idée du bien est un fait dont h cause doit être un pouvoir de l'âme,
pourvu des caractères mêmes dont son effet est marqué ; c'est donc tou-
jours cet effet qu'il nous faut examiner, car pour nous il est tout, à
proprement parier, et il contient en lui ce que nous pouvons connaître
de sa cause. L'idée du bien est différente de toute idée de plaisir phy-
sique , donc la faculté qui nous donne cette idée est une idée toute mo-
88
698 JOURNAL DES SAVANTS.
raie. L'idée du bien est immédiate, donc elle dérive d'une faculté dont
f exercice est spontané et non réfléchi. L'idée du bien est désintéressée,
donc la faculté qui la produit est'en nous assurément, mais étrangère
et supérieure à ce qui fait notre personnalité proprement dite. L'idée
du bien est universelle et nécessaire , donc la fecullé qui nous la suggère
n'a rien à voir avec notre volonté. En analysant encore de plus près
l'idée du bien, nous déterminerons avec plus de précinon le caractère
de la faculté qu'elle suppose.
En présence d'une action faite par un autre ou par nous-mème, la
facuhé qui s'y applique et la qualifie bonne ou mauvaise se produit-elie
par im jugement ou par un sentiment? Nous répondrons sans hésiter:
par l'un et par l'autre.
Il y a jugement, car il y a affirmation ; le résultat de cette affirmation
et de ce jugement est ime idée, et cette idée est pour nous une vérité,
différente de toutes les autres, mais égale au moins à toutes les autres
et que nous appelons une vérité morale.
Un homme trahit son ami et la foi donnée, fl s'approprie le dépôt
qui lui a été confié : nous jugeons et affirmons que cet homme est un
traître. Notre indignation peut être plus ou moins vive, selon que nous
sommes plus ou moins près du temps et du lieu où faction a été
commise, selon que nous sommes en teUe ou telle disposition particu-
lière. Mais il n'en est pas ainsi de notre jugement. De près ou de loin,
dix ans écoulés comme le lendemain ou le jour même, en santé ou en
maladie, avec vivacité ou avec langueur, nous affirmons et jugeons
que cette action est mauvaise et qu'elle est digne de mépris. Quelqu'un
nous conteste-t-ii cela, et prétend-il que c'est un effet de notre humeur
particulière , de notre imagination ou de notre sensibilité ? nous soute-
nons le contraire ; nous soutenons qu'il ne s'agit point ici d'humeur ,
d'imagination, de sensibilité; qu'il ne s'agit pas d'une impression qui
nous soit particulière, mais que dans la réalité des choses cette action
est mauvaise , et que tout homme qui n'en juge point ainsi est dans
l'erreur. Nous imposons ce jugement à tous les autres hommes conmie
étant indépendant de nous, de notre volonté, de notre personne. La
vérité qu'il exprime a pour nous le même caractère; elle n'est point
relative à nous, eUe est impersonnelle, elle est absolue; nous ne l'a*»
vous point &ite et nous ne pouvons que la concevoir. Qr quelle est
en nous la faculté qui affirme, qui juge, qui conçoit? Qu*on l'appdle
comme on voudra : toujours est*il que ce n'est pas là faculté de jouir ou de
souffrir, une faculté sensitive intérieure ou extérieure » mab une faculté
intellectuelle, qui s'appelle ordinairement la raison.
NOVEMBRE 1845. 609
Le fait que nous venons de décrire est certain, en voici un autre
qui ne l'est pas moins. En présence ou au récit de laction d*un homme
qui viole un dépôt confié par Tamitié sous la foi du serment, nous ne
jugeons pas seulement que cette action est mauvaise et que cet homme
est un traître; à ce jugement correspond un sentiment qui ne vient
pas des objets extérieurs, mais des profondeurs de Tâme, un sentiment
d'indignation douloureuse contre cet acte et contre son auteur. Nous
souffrons, non d'une peine physique, mais d'une peine morale; nous
souffrons, non pas pour nous, mais en quelque sorte pour l'humanité
tout entière; nous gémissons sur sa faiblesse, nous rougissons de sa
lâcheté. Au contraire, en présence ou au récit d'une belle action, d'un
sacrifice soit de l'intérêt, soit de la passion , en même temps que nous
jugeons que cette action est belle et bonne, que son auteur a bien fidt
et qu'il est digne d'estime , un sentiment d'une joie exquise et particu-
lière pénètre notre âme; nous admirons et nous aimons l'auteur in-
connu de cette action, fîit-il séparé de nous par l'Océan, habitât-il un
autre monde, ou fût-il couché dans la tombe depuis mille ans; nous
sommes fiers de cette action pour la nature humaine; et tous ces mou-
yements intérieurs ayant leur expression au dehors, nous relevons la
tête, de nobles larmes humectent nos yeux. Est-ce là juger? non, c'est
sentir; c'est sentir, non pas par un de nos cinq sens, mais par un pou-
voir spécial de l'âme, qui est différent de la raison, mais qui se mêle
à son exercice et lui sert d'auxiliaire.
Les deux faits qui viennent d'être rappelés diffèrent essentiellement
et se tiennent intimement; ôtez l'un des deux, la perception morale
perd un de ses éléments, et la théorie qui en résulte est défectueuse.
Remarquez, toutefois, que des deiix éléments qui composent la per-
ception morale le principal est le jugement. Si le bien n'est pas une
vérité attestée par la raison, qu'est-Û, je vous prie? Il n'est plus qu'un
sentiment ; mais le sentiment tient à toute la sensibilité. C'est ua phé-
nomène complexe qui est le lien de l'âme et du corps, de la raison et
des sens. Moins mobUe que la sensation , parce qu'il ne dépend pas des
objets extérieurs et que sa source est tout autrement profonde, il n'a
pas non plus la stabilité de la raison. Les idées, c'est-à-dire les vérités
universelles et nécessaires, forment une sorte de géométrie immuable
et inflexible. D'un autre côté, les sensations sont aussi variables que
les rapports des objets à notre sensibilité; elles changent instanta-
nément et perpétuellement comme la face mobile de ce monde; dles
ftiient d'une fuite étemelle et nous assaillent irrésistiblement. Entre
l'idée et la sensation est le sentiment, leur vivant lien. Le cœur avec la
88.
700 JOURNAL DES SAVANTS.
liberté est le privilège éminent de ITiomme, mais ii ii*est pas Hiooime
tout entier : le fond immortel de Tbomme est la raison, comme sa
prtic périssable est la sensation. Le sentiment est meilleur que fime,
H il réfléchit admirablement lautre; il n est pas le principe de la raison ,
mais il en est Técho et en quelque sorte la vie. Cest par les sentiments que
les idées vivent et se réalisent; c*est quand Tidée a passé dans le sentiment
que riiomme a revêtu cette force merveilleuse qui peut résister à la sen-
sation , aux accidents extérieurs , au monde entier. Voilà le sentiment bien
haut; mais ôtes-lui la raison etTidée, réduit à lui-même, faute de son
appui naturel, ie sentiment retombe plus ou moins du côté de la sen*
sation , et il devient instable comme elle. U varie dans le même honune
et d*hommc à homme presque autant que la sensation. Le genre hu-
main est un et identique à lui-même dans la raison ; il n est que diffé-
rent parla sensation; par le sentiment vrai, c'est-à-dire uni à la raison,
il est un tout ensemble et il diil%re; il a de Tunité et delà variété; il vit
de la vie la plus noble et en même temps la plus animée. Séparez le
sentiment delà raison, cen est fait de Tunité, cen est fait de la frater-
nité humaine; il ne reste plus que la variété, les membres épars d'une
famille brisée, des cœurs qui battent encore, mais qui ne battent plus
à l'unisson. Plus d'idée commune, plus de commune mesure. L'énergie
même dos sentiments accroît leiu* différence. Le bien, diversement
senti, apparaît à l'un différent de ce qu'il apparaît à Tautre. Dans cette
discordance, tout peut successivement devenir bien ou mal, selon la
disposition particulière de chacun; tout peut être bien, par conséquent
rien n'est bien en soi.
J'insiste sur les DSicheuses conséquences d'une théorie qui réduirait la
perception morale au sentiment, parce que nous sommes à l'entrée
d'une école qui est tombée dans cette faute. Si j'avais affaire à une école
qui , comme celle de Kant, est tombée dans la faute contraire et qui a
prtïsquc absorbé la perception morale tout entière dans la raison. Je
!>i^ndrais la défense du sentiment; je ferais voir que, s*il n'est pas le
bndement unique de la vertu, il en est le tout-puissant auxiliaire. Cest
du mélange de la raison et du sentiment que se forme la conviction,
lia raison est la lumière éternelle qui éclaire toutes les intelligences.
D'un rayon de cette lumière, concentré au foyer de la conscience, la
chaleur du sentiment exprime et tirele feu qui fidt vivre l'àme et battre
le cœur. La vraie philosophie, placée au centre delà vérité, a des de*
voii^ différents, suivant les rapports qu'elle soutient avec les différents
systèmes. Sans se contredire, ou plutôt pour ne pas se contredire, tan-
tôt elle rappelle à l'idéalisme que l'homme est de chair et d'os, que les
NOVEMBRE 1846. 701
sens ne lui ont pas été donnés en vain , et qu*il est insensé de ne pas
ouvrir les yeux avec reconnaissance aux beautés et aux magnificences
de cet immense univers. Tantôt elle réveille Tesprit enivré de cet ad-
mirable spectacle; elle lavertit qu*il est à lui-même un spectacle en-
core plus beau, qu*il a aussi ses forces et ses lois, que toutes ses idées
ne lui viennent pas de la nature, que les meilleures lui viennent d'une
autre source, de celle qu'il porte en lui-même. Et dans ce monde in-
térieur sont tant de trésors, qull est naturel de ne pas apercevoir les
uns quand on est vivement frappé des autres. Lorsque la force divine
du sentiment éclate, elle semble composer à elle seule toute lagran-
deiu* de lame; ou bien cest la raison qui, de son caractère universel,
immuable, absolu, s élève sur tous les autres pbénomènes et traite le
sentiment conune la sensation d'apparence éphémère. Il faut donc que
la vraie philosophie remette Tordre et Tharmonie là où les systèmes
ont introduit la division et la guerre; il faut qu'elle maintienne à la fois
Texcellence du sentiment et la suprématie de la raison.
Faute d'avoir suffisamment reconnu et démêlé les deui éléments
différents qui entrent dans la perception morale, à savoir le jugement
et le sentiment, Hutcheson rapporte le tout à une seule et même faculté
qu'il appelle le sens moral. Mais nous lui demandons : ce sens moral
est-il une faculté rationnelle ou une faculté sensitive? Â cette question
on chercherait en vain dans Hutcheson une réponse claire et distincte ;
car il ne se doutait pas de la question. Hutcheson a montré ce que n'est
pas la faculté morale: elle n'est pas le sens extérieur, le goût delà jouis-
sance physique; elle n'est pas non plus un calcul intéressé, elle n'est
pas le raisonnement et la réflexion. Là, Hutcheson est précis et lumi-
neux; mais enfin quelle est-elle cette faculté? Ici, comme nous l'avons
dit, Hutcheson s'embarrasse. La chose à expliquer est pour lui une
idée; or la philosophie régnante avait établi que toutes les idées viennent
des sens. Hutcheson a épuisé son analyse et son courage à démontrer
que l'idée du bien n'est pas une idée ordinaire qui vienne de nos sens
extérieurs. Satisfait de cette démonstration généreuse, au lieu de pour-
suivre la victoire, il s'arrête, et s'inclinant devant la théorie que toute
idée vient des sens, il lui rend les armes, ou plutôt, pour se conformer à
la langue convenue de son temps, il dit que l'idée du bien est une
idée première comme l'idée de la figure et de l'étendue, qu'elle n'a son
origine dans aucun des cinq sens, mais dans un autre sens appelé le
sens moral. Ne lui en demandez pas davantage, car c'est là tout ce qu'il
a voulu établir, et c'est déjà beaucoup quand on se reporte à 1729.
Mais nous, aujourd'hui, il nous est imposé de voir clair dans ce sens
\
702 JOURNAL DES SAVANTS.
moral » et de rechercher s'il atteint les deux âéments dont la percep-
tion morale se compose. Il n'en est rien, et malgré quelques contra-
dictions de langage, encore plus apparentes que réelles, le sens moral
d*Hutcheson est une faculté sensitive qui n'explique qu'une seule partie
de la perception morale, qui rend compte des phénomènes affectifs que
les actions vertueuses ou criminelles excitent en nous, mais non pas des
jugements que nous portons de ces actions.
Le paragraphe i** du deuxième chapitre a pour titre : Les affections
sont les vrais motifs des actions, a Toute action que nous concevons
comme moralement bonne ou mauvaise est toujours supposée produite
par quelque affection envers les êtres sensibles, et tout ce qu'on ap-
pelle vertu ou vice émane d'une pareille affection ou de quelque ac-
tion faite en conséquence. Peut-être suffit-il, pour qu'une action ou une
omission paraisse vicieuse, qu'elle parte d'un défaut d'affection, etc. »
Hutcheson ne parle partout que d'affections vertueuses ou vicieuses.
U réclame pour la vertu la gloire d'être une affection désintéressée, il
n'en fait jamais une conception de la raison aussi bien qu'une affection
du cœur. Au fond, tout son livre n'est qu'une analyse de la partie affec-
tive de l'âme; c'est en quoi Hutcheson a excellé. Son second ouvrage,
nous l'avons vu , est intitulé Essai snr la nature et la condaite des passions
et affections, avec des éclaircissements sur le sens moral. Il est f%cheux que
cet ouvrage et surtout ces Éclaircissements n'aient jamais été traduits.
Le premier chapitre de ces Éclaircissements est précisément consacré k
déterminer le caractère de la vertu et à réfuter la supposition que la
vertu soit quelque chose de conforme à la vérité ou à la raison. Hut-
cheson y définit la raison : le pouvoir de produire des propositions
vraies; défmîtion très-incomplète, arbitraire et tout à fait scholastique ,
qui lui permet aisément de conclure que ce n'est pas la conformité d'une
action avec une proposition vraie qui détermine à la fîadre, ni cette qua-
lité qui détermine l'approbation. Il nie qu'il y ait aucune idée de bien
moral antérieure à aucune sensation ou affection, et qui, antérieurement
à cette sensation ou à cette affection, détermine l'action ou l'approbation.
Dans ces Éclaircissements comme dans sa psychologie la volonté n'est
pour Hutcheson qu'un appétit raisonnable, et la faculté qui nous porte
au bien ou nous le fait approuver est aussi un appétit, une affection, un
sens, n dit expressément, chap. i, que «tout de même que l'étendue, la
figure, la couleur, le son, la saveur, sont des perceptions ou sensations
sur lesquelles nous établissons des comparaisohs, des jugements, des
raisonnements; ainsi, il y a des sentiments ou sensations qui ne sont
pas causés par des impressions corporelles et qui sont des idées mo-
NOVEMBRE 1846. 703
raies. Un certain caractère, un état, un tempérament, une affection
d*un être sensible , quand il est perçu et connu , excite en nous natu-
rellement, d'après la constitution de notre âme, un agrément, une ap-
probation , tout de même que des impressions corporelles produisent
des perceptions externes. La raison ou Tintellect n engendre aucune
espèce nouvelle dldées, elle ne fait autre chose que discerner les rap-
ports des idées déjà perçues par les sens externes ou internes, physiques
ou moraux. i> Cette dissertation , de quelques années postérieure aux
Recherches, ne laisse aucun doute sur la vraie pensée d*Hutcheson.
En résumé, la philosophie d'Hutcheson est une première protesta-
tion grave et mesurée contre le système de Locke. Hutcheson n*en
combat pas le principe , il a plutôt Tair de laccepter. Il accorde en gé-
néral que toutes les idées viennent des sens; mais Locke ne reconnaît
d'autres sens que les sens physiques, qui lui sont les seuls fondements
de toutes les connaissances humaines; ici Hutcheson l'abandonne et le
contredit : il prouve quil y a dans l'esprit humain ^des idées qui ne
peuvent venir directement d'aucun de nos sens, par exemple l'idée du
beau et du bien; il est sur ce point l'adversaire déclaré de Locke, etcé
point, c'est, à vrai dire, la philosophie tout entière. Les idées du beau
et du bien ne venant pas des sens physiques, et pas davantage de la
réflexion et du raisonnement, Hutcheson les rapporte à deux (acuités
auxquelles, par un reste de condescendance envers la philosophie do^-
rainante, il donne encore le nom de sens; mais cette satisfaction ac*
cordée à l'école sensualiste n'est qu'apparente et purement nominale ;
elle couvre im dissentiment profond qui tôt ou tard éclatera. Puisque
les idées du beau et du bien, et tant d'autres comme celles-là, ne vien-
nent pas des sensations , les facultés qui nous les donnent ne sont pas
les sens, et n'ont rien de commun avec eux; ce sont donc des facultés
intellectuelles et morales d'un ordre à part, s'exerçant avec des lois qui
leur sont propres, et constituant une partie de la nature humaine. Il
fallait nécessairement en arriver là, une fois qu'un certain nombre d'i-
dées avaient été trouvées marquées d'autres caractères que les idées
sensibles. C'est Hutcheson qui, le premier en Ecosse, amis en lumière
les caractères particuliers de l'idée du beau et de l'idée du bien; c'est
donc lui qui a porté le premier coup à la philosophie de Locke. Là est
son honneur, son originalité, son titre auprès de la postérité.
V. COUSIN.
704 JOURNAL DES SAVANTS.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.
H. le comte Dndâtel a été élu, le ai novembre i846, académiden libre, en
remplacement de M. le comte ^méon.
L Académie des Beaux-Arts, dans sa séance du a8 novembre, a an H. Braacassat
membre de la section de peinture , en remplacement de M. Bidauld, décédé.
LIVRES NOUVEAUX.
FRANCE.
Les aateurt apocryphes, smfwést déguisés, plagiaires, et les éditeurs infidèlei de
la littérature française, pendant les quatre derniers siècles, ensemble les industriels
littéraires et les lellrés qui se sont anoblis à notre époque; par J. M. Quérard ,
deuxième livrabon (bar-bre). Paris, chez Téditeur, rue Mazarine, 6o-6a; in-8* de
180 pages.
Lettres biographiques sur François de Maynard, poète toulousain du xvi* siècle ,
renfermant des anecdotes sur Louis XIII, le cardinal de Richdieu, Corneille, Ra-
cine, Boileau, Ménage, MalleviUe, Chapelain, Colletet, Voiture, Voltaire, Ninon
de Lenclos, etc.; par M. Labouisse-Rochefbrt. A Toulouse, chez Labouisse-Roche-
fort; in-3a de 5 feuilles 1/8.
Considérations sar Vétat de V enseignement des langues dans les collèges de France,
présentées à M. le ministre de Tinstruction publique, etc., par M. Savoie. Paris,
imprimerie de Ducessois , in-8* de a& pages.
Second voyage sur les rives de la mer Rouge , dans le pays des Adels et le royaume de
Choa, par M. Rocher d*Héricourt. Paris, imprimerie de madame Bouchard-Huzard,
librairie d'Arthus-Bertrand, in-8* de &56 pages, plus un atlas in-8* d*un quart de
feuille , une carte et 1 5 lithographies.
TABLE.
Sur la planète nouvellement découverte par M. Le Verrier (2' article de M. Biot). Page 641
Le Antichità délia Sidlia, per Dom. Duca di Serradifalco ( 1*' article de M. Raoul-
Rochetle) 665
Relation des voyages faits par les Arabes et les Persans dans Tlnde et à la Chine ,
par M. Reinaud (2' article de M. Quatremère) 677
Hutchcson, fondateur de Técole écossaise (4* et dernier article de M. Cousin) . 690
Nouvelles littéraires 704
FIN DB LA TABLE.
JOURNAL
DES SAVANTS.
DÉCEMBRE 1846.
LEsPAGNE depuis le règne de Philippe II jusqu'à Vavénement des
Bourbons, par M. Ch. Weiss, professeur d^ histoire au collège royal
de Bourbon, 2 vol. in-8^ chez L. Hachette, i844.
J'ai à rendre compte du travail historique que M. Weiss a publié,
eu iSlxk, sur la grandeur et la décadence de Tancienne monarchie
espagnole. Comme son ouvrage est savant et solide , Texamen en est
toujours à propos. Un livre bien fait sur un sujet durable attire fin-
tërêt, et le conserve.
a Quelles sont, s'est demandé M. Weiss, les causes de rabaissement
de l'Espagne, et comment peut-elle remonter au rang quVlle occupait
autrefois parmi les nations? Tel est le double problème que nous avons
essayé de résoudre. Pour y parvenir, nous nous sommes proposé d'a-
bord d apprécier le système politique de Philippe II et de ses succes-
seurs, d'en faire ressortir les conséquences fatales, en recherchant les
principaux faits qui expliquent la décadence progressive de l'Espagne
au XVI* et au xvn* siècle; d'examiner ensuite le système nouveau suin
par les Bourbons, de constater les réformes qu'ils ont réalisées jusqu*à
ce jour, et de montrer ainsi, par des preuves irrécusabfes , que ce
royaume est en voie de progrès ^ et qu'un brillant avenir lui est encore
réservé. »
Fidèle à ce plan , M. Gh. Weiss trace d'abord , dans une introduc-
tion assez étendue, le tableau de la grandeur de l'Espagne à ravénement
de Philippe II, et de sa décadence sous le règne de Charles II. D montre
l'étendue extraordinaire de ses possessions au moment où le fils <}e
89
70Ô JOURNAL DES SAVANTS.
Charles-Quint monta sur le trône, la richesse de son agriculture , Tactivîté
de son conimerce, le développement de son industrie, Téclat postérieiu-
de sa littérature, Timmensité de ses ressources et de sa puissance, et fait
voir la triste condition où elle était descendue, lorsque le dernier prince
de la maison d'Autriche la laissa, en mourant, dépouillée d'une partie
de ses États, et ne pouvant plus garder ce qui lui en restait, sans com-
merce, sans industrie, sans marine, tans armée, sans argent, presque
sans agriculture, réduite en population, déchue d'esprit, et ne conser-
vant plus que le souvenir et l'orgueil de ses anciennes prospérités. Ces
faits connus, mais étudiés de plus près, et beaucoup de documents
nouveaux, puisés à des sources certaines, ont permis à M. Ch. Weiss,
quia su en tirer parti fort industrieusement, d*entrer dans son sujet, en
offrant le spectacle instructif de ces deux grands contrastes. M. Weissse
demande ensuite comment FEspagne a passé si rapidement d'un de ces
états à l'autre? «La cause fondamentale de cette décadence, répond-il,
n'est autre que la fausse direction qui fut imprimée au gouvernement
de l'Espagne par Philippe II et ses successeurs. Tous ces rois pratiquèrent
à l'extérieur une politique envahissante, è fintérieur une politique op-
pressive, qui toutes deux précipitèrent la monarchie espagnole dans
un abîme de calamités, et consommèrent enfin sa ruine après une
longue agonie. «
De là une division naturelle du livre de M. Weiss en deux parties.
Dans la première partie , il expose et examine les causes de la déca-
dence politique de l'Espagne; dans la seconde, qui est plus originale
et plus curieuse, il traite de sa décadence sociale, dont il attribue les
causes k labandon du travail, au dépérissement de l'agriculture, à la
cessation du commerce, à la ruine des manufactures, et à l'immobilité
de l'esprit. Enfin , dans une conclusion destinée à compléter le sujet,
M. Weiss indique les chai^ements heureux qui, à partir du xviii* siècle ,
ont tiré l'Espagne, de sa léthargie , et l'ont un peu relevée de son abais-
sement.
La première partie, qui comprend plus d'un volume, est purement
historique. M. Weiss, dans un résumé instructif, donne la suite et la
signification des événements qui ont porté si haut et fait tomber si
bas la monarchie espagnole depuis Philippe II jusqu'à Charies U. Il
montre toute la grandeur de cette domination , alors qu'elle s'étendait
sur l'Aragon, la Castille, îa Na variée, la haute et la basse Italie, la Si-
cile, la Sardaigne, une partie des côtes d'Afrique, les Pays-Bas, la
Franche-Comté, l'Amérique, les Indes, qu'elle occupait le Portugal,
qu'elle envahissait la FVanoe, qu'elle menaçait l'Angleterre. Mais, dans
cette grandeur même, il aperçoit la faiblesse. En eifiet, la décadence
DÉCEMBRE 1846. 707
se déclare sous le trop puissant Philippe II lui-même , qui perd les sept
Provinces-Unies des Pays-Bas par la violence de sa politique , épuise les
forces de TEspagne à la poursuite de desseins impraticables, grève irré-
médiablement ses finances dans la lutte qu'il soutient contre le protes-
tantisme et dans Tonéreuse assistance qu'il accorde à ta ligue catholique,
ruine sa marine par l'envoi contre l'Angleterre de la fameuse Armada que
disperse et détruit la tempête. Depuis lors Ja décadence ne s'arrête plus.
Sous Philippe III et sous Philippe IV, les colonies de l'Espagne tombent
entre les mains des Hollandais et des Anglais, qui fondent a ses dépens
leur puissance maritime et leur prospérité commerciale. Le Portugal
redevient indépendant en 1 6&o, à la suite d'une insurrection qui appelle
au trône la maison de Bragance; le nord de la Flandre et du Brabant,
le sud de la Gueldre, sont occupés par les Hollandais; enfin, lorsque
la redoutable infanterie qui restait à fEspagne, comme le demiet*
moyen de défendre ses possessions et de retarder sa chute, eut été anéantie
à Rocroy et à Lens, cette monarchie est dépouillée, sous Charles II,
de la Flandre française, de la Franche-Comté, d'une partie du Bra-
bant, et arrive à un tel état de décrépitude et d'impuissance, qu*elle au-
rait succomhé , si l'Europe ne leùt pas protégée et soutenue. Échue en
partage à la maison de France, elle est dépouillée du Milanais et des
Pays-Bas catholiques, qui sont donnés à l'Autriche, du royaume de Napics,
qui devient une souveraineté indépendante, de l'ile de Sardaigne, qui
est cédée à la Savoie, et, après deux siècles d'envahissements et de retors,
elle revient, en 1 7 1 3, au point d*oii elle était partie en 1 5oo; mais elle
y revient abattue, épuisée, ayant perdu cet admirable esprit d'entre-
prise que la longue guerre contre les Arabes de la Péninsule avait porté
si loin , et entièrement privée des forces qui lui avaient autrefois servi à
coloniser l'Amérique et à dominer l'Europe.
Dans cette première partie de son livre , M- Weiss a fait preuve d'ha-
bileté et de. sobriété. Il ne perd pas de vue son but : l'histoire le con-
duit mais ne l'arrête pas. Les faits qu'il choisit sont tous signiticati&, ce
qui rend sa marche rapide et instructive. Afin que le lecteur comprenne
bien l'existence de la monarchie espagnole lorsqu'elle était animée par
l'esprit de Philippe II et soumise à ses ordres, il en donne le tnéca-
nisme compliqué. L'unité de cette puissance, vaste et dispersée, était
uniquement dans le roi et dans sa volonté; tout le reste était division
et rivalité. Quoique les rois d*Espagne combattissent et gouvernassent
au dehors avec les Espagnols, la nation espagnole n'était pas le lien de
leurs États. Elle était bien souvent tout le contraire, et c'est elle surtout
qui fit perdre les Pays-Bas. Parvenue trop soudainement à une unité
territoriale imparfaite, elle ft'avait pu atteindre une unité politique réeUe,
708 JOURNAL DES SAVANTS.
et eiie demeurait profondément désunie. Les Castillaas, les Aragonais»
les Catalans, les Valenciens, les Navarrais, les Basques, reconnaissaient
le même souverain , mais vivaient sous des régimes différents.
M. Weiss a pénétré assez avant dans l'organisation du gouvernement
espagnol pour en faire bien comprendre les différents ressorts. Ce gou-
vernement, depuis que le clergé avait été placé dans la dépendance de
la couronne par Ferdinand le Catholique, que la noblesse avait été
forcée à Tobéissancc sous Taltier cardinal Ximénès etTimpérieux Charlea-
Quint, que les communes avaient succombé sur le champ de bataille de
Villalar, devenu le tombeau de leurs privilèges, était monarchique ab-
solu. Mais la volonté du roi était éclairée par de nombreux conseib,
dans lesquels se délibéraient et se traitaient les diverses affaires. Ces
conseils étaient de plusieurs espèces: les uns étaient généraux, les autres
particuliers. Ils embrassaient la totalité ou s'adaptaient à certaines divi-
sions de la monarchie. Dans la première catégorie et au-dessus de tous
les autres était le conseil d'État, composé des personnages les plus ac-
crédités et les plus considérables, le conseil de guerre, le conseil de
hacienda ou des finances, etc., qui discutaient les avis à donner, la
conduite à tenir, les plans militaires :\ suivre , les mesures financières à
prendre, selon les conjonctures et les besoins. C^étaient des conseils de
gouvernement et d'exécution.
Dans la seconde catégorie étaient les conseils qui centralisaient, h
Madrid, les affaires des divers pays composant la monarchie espagnole,
comme le conseil d'Aragon, le conseil d'Italie, le conseil de Flandre,
le conseil des Indes, et les conseils qui traitaient de certaines matières
spéciales, comme le conseil des ordres de chevalerie militaire, dont re-
levaient les commandcries de Calatrava, d'Alcantara, de Santyago, le
conseil de la suprême inquisition auquel étaient subordonnés tous les
inquisiteurs provinciaux, le conseil de Castille, tribunal souverain du
vaste royaume de ce nom. A.u sujet de ce dernier conseil, je relèverai
une erreur échappée à M. Weiss. £n indiquant d'une manière exacte
les attributions de ces nombreuses assemblées, qui bien souvent entra-
vaient sans l'arrêter et éclairaient sans le conduire le gouvernement
espagnol, à la fois lent dans sa marche et arbitraire dans ses décisions,
M. Weiss confond cependant le conseil d'Etat avec le conseil de Cas-
tille. Il croit que le conseil d'État, fondé par Charles Quint, reçut, sous
Philippe II, le nom de grand conseil de Castille. Il n'en fut pas ainsi;
ces deux conseils essentiellement différents restèrent toujours distincts,
l'un était un conseil politique, l'autre un conseil judiciaire. Au premier
était dévolu l'examen de toutes les matières d'État que le roi ne se ré-
servait point; au second remontaient les appels de toutes les cours de
DÉCEMBRE 1846. 709
justice. Celui-ci était comme le parlement général de TEspagne castil-
lane, et avait pour président un homme de loi éminent; celui-là était
le confident et quelquefois le régulateur des aflaires les plus graves, les
plus délicates, les plus secrètes delà monarchie, et n avait d'autre pré-
sident que le roi.
M. Wciss ne fait pas seulement connaître le mécanisme général du
gouvernement espagnol, il entre dans ladminislralion particulière de
chacun des États de la monarchie. Les constitutions si variées de la
Caslille, de l'Aragon, du royaume de Valence, du comté de Barcelone,
de la Navarre, des provinces basques, pays plus juxta-posés qu'unis,
reconnaissant le même maître, mais s'administrant d'après leurs vieilles
formes et conformément à leurs privilèges longtemps maintenus, sont
analysées d'une manière succincte et claire. M. Wciss donne aussi des
notions utiles sur le régime intérieur de la Flandre, de la Franche*
Comté, de Naples, de la Sicile, du Milanais, des Indes, sous la domi-
nation espagnole.
Ces notions éclairent le sujet et montrent combien étaient faibles
les liens qui rattachaient les uns aux autres tous ces Etats, dont le fais-
ceau était trop relâché pour que la main la plus puissante l'embrassât
aisément et s'en servît avec dextérité. Le génie réfléchi et résolu de
Charles-Quint suffît à peine ài une administration aussi vaste et aussi
éparsc. Déjà, sous Philippe II, malgré l'application patiente de ce prince
laborieux, la monarchie commença à péricliter, et les causes de sa dé-
cadence agirent avec une force irrésistible sous ses incapables succes-
seurs. M. Weiss, d'accord avec d'autres historiens, attribue surtout ce
déclin à la mauvaise conduite administrative de Philippe II, à son am-
bition trop entreprenante, à son esprit oppressif. Il a raison; mais, pour
être tout à fait juste, il faut reconnaître que Philippe II dirigea cette
monarchie en suivant des maximes établies avant lui, précipita Tim-
pubion conquérante qui lui avait été déjà imprimée, ne fit quabuser
du despotisme que d'autres avaient fondé.
Le véritable auteur de la puissance espagnole est Ferdinand le Catho-
lique. Roi sans éclat, mais non sans grandeur, politique astucieux et pro-
fond, doué d'une habileté extraordinaire trop enlachée de perfidie,
n'ayant d'autre règle de sa conduite que l'ambition, ne poiu^suivant ja-
mais qu'un dessein à la fois, n'ayant éprouvé aucun revers parce qu'il
n'a commis aucune faute, Ferdinand, qui avait réuni définitivement la
Castille et l'Aragon par son mariage avec la reine Isabelle, porta la
monarchie ainsi étendue jusqu'à ses frontières naturelles par la conquête
du royaume de Grenade au sud , et celle du royaume de Navarre au
nord.de la Péninsule. Non content d'avoir achevé l'unité de l'Espagne,
DÉCEMBRE 1846. 711
lentement mais irrésistiblement, que dépendent à la longue la prospérité
ou la détresse, la grandeur ou la chute des nations.
Il faut suivre M. Weiss dans Teiposition savante de la décadence so-
ciale de FEspagne et voir comment se tarirent peu à peu toutes le6
sources de la richesse et de la puissance pour cet orgueilleux et triste
pays. Uauteur montre d abord la diminution toujours croissante de la
population espagnole réduite de près de moitié depuis le règne de Phi-
lippe II jusqu'à lavéncmentde la dynastie des Bourbons.
Je Tai déjà dit, pour arriver à Tunité religieuse qui était le grand
moyen de Thomogénéité nationale, les vainqueurs dans la longue lutte
poursuivie, durant sept siècles, entre deux races ennemies et deux
croyances contraires, commencèrent à convertir ou à expulser les vain-
cus dès quils eurent achevé sur eux la conquête de la Péninsale.
L'exemple fut donné par Ferdinand et Isabelle. Ils exilèrent tous les
Juife qui ne voulurent pas recevoir le baptême, et dont le nombre s'é-
leva, d après les indications évidemment très-exagérées de Mariana, &
Sooyooo. Ces expulsions en masse furent étendues des Juifs aux Maures
du temps de Philippe II et de Philippe III. L ^inquisition eut la charge,
dont elle ne s acquitta que trop bien, de travailler violemment et sys-
tématiquement à rendre la nation homogène en surveillant les conv^rtÎB
et en brûlant les suspects d'une autre religion et d'une autre race. TEs-
pagne perdit ainsi deux ou trois millions de ses habitants les plus labo-
rieux, les plus intelligents , les plus actifs, tandis que les guerres dltalie,
d'Allemagne, de Flandre, de France, la colonisation de TÂmérique et
dés Indes, le gouvernement de tant de pays divers, lui enlevèrent )â
partie entreprenante de sa population. Ce fut le résultat, à la fois iné*-
vitable et malheureux, de la conquête chrétienne de la Péninsule et de
la conquête militaire d'une partie du monde.
u On a calculé, dit M.Weiss , qu au xvii* siècle plus de /lo,ooo hommes
sortaient tous les ans de l'Espagne, soit pour se fixer en Amérique, soit
pour défendre les provinces des Pays-Bas, de l'Italie et de rAfrique, qui
faisaient partie de la monarchie. C'étaient pour la plupart des hommes
robustes , accoutumés au travail et à la fatigue ; pauvres dans leur pays
natal, ils cherchaient fortune à l'étranger Un décret de Philippe H
défendit ces émigrations; mais, malgré les défenses les plus formelle»,
elles continuèrent, et c'étaient les vaisseaux de l'Etat qui transportaient
loin de leur patrie cette foule d'exilés volontaires. Jl résulte des câlcuk
de Robertson que le Mexique et le Pérou étaient peuplés, au dernier
siècle, de 3,ooo,ooo de blancs; or, si Ton songe combien le climat
de l'Amérique est fatal aux Européens, on admettra sans peine queees
3,000,000 ont fait perdie il rÈspagne une population dix fou phis
712 JOURNAL DES SAVANTS.
considérable. Il parait, en effet, que la colonisation du nouveau inonde
a coûté à TEspagne environ 3o,ooo,ooo d'habitants; cette évaluation
même donne à peine le chiffre exact de ceux qui succombèrent préma-
turément et sans postérité. » Si Ton trouvait les calculs de M. Weias 1
cet égard excessifs, on n*en serait pas moins obligé d'admettre que la
population de TEspagne décroissait d'un recensement à Tautre, et que,
descendue à près de 6,000,000 d'habitants sous Philippe IV, elle fat
réduite à 6,700,000 sous Charles IL
Voici le tableau que M. Wciss, d'après des documents certains, trace
de l'Espagne vers cette époque : « Un grand nombre de villes et de
villages, dit-il, tombaient en i*uines. A Valladolid, les regards du voya-
geur s'arrêtaient avec surprise sur une multitude de belles maisons qui
étaient restées inachevées. On y voyait partout les traces d'une grande
prospérité subitement interrompue. Les trois quarts des villages de la
Catalogne étaient inhabités. On en comptait 198 dans la Nouvelle-
Castiile, 3o8 dans la Vieille-Castille , 202 dans la province de Tolède,
près de 1,000 dans celle de Cordoue, dont les habitants avaient dis-
paru. ... Il y avait dans les environs de Ségovie un territoire de
a& lieues de circuit que Ion appelait le despobladOf parce qu'il était en-
tièrement inhabité. L'Estramadure, cette terre promise de l'Espagne, '
si renommée jadis par sa fertilité et par la douceur de son climat, of-
frait l'aspect d'une vaste solitude. Un tiers des terres de l'Alava était
en friche, et les habitants avaient entièrement abandonné la culture
de la vigne qui faisait autrefois une partie de leur richesse. En Anda-
lousie, la plaine, naguère si bien cultivée, qui s'étend autour de Ta-
rifa, était devenue déserte. Le voyageur traversait 5 à 6- lieues d'un
pays magnifique sans trouver une maison ni un champ cultivé. Dans
la Vieille-Castille, on voyait une immense étendue de terrains couverts
de ronces et d'épines; pas un arbre à l'ombre duquel on pût se repo-
ser. Une herbe courte et desséchée suffisait à peine à la noumture des
ti*oupeaux mérinos; encore n'en trouvait-on que dans un petit nombre
de vallées où étaient disséminés les rares villages de cette province.
Pour exprimer le dénûment absolu qui attendait le voyageur dans
ces plaines ai ides, les Castillans avaient coutume de dire : L'alouette
qai veut traverser la Castiile doit porter son grain. »
Parmi les causes qui concoururent à plonger l'Espagne dans ce dé-
plorable état, il faut placer l'accroissement des biens de mainmorte et
des majora ts. Il était naturel que la clergé et la noblesse dominassent
et fissent prévaloir leur esprit dans un pays que sa position et son
rôle avaient rendu aussi religieux et aussi conquérant. Ces deux classes,
qui jetèrent le reste de la nation, disposée à les suivre et à les imiter,
DÉCEMBRE 1846- 713
dans un engourdissement profond et une pompeme oisiveté, possé-
dèrent une grande partie du sol de l'Espagne qu'elles cultivèrent mal
et condamnèrent à une complète immobilité. Au moment où la popu-
lation générale était descendue à son chiflre le plus faible, il y avait
environ quatre- vingt mille prêtres, soixante mille moines, trente-trois
mille religieuses, vivant sans travail et dotés magnifiquement par la
piété la plus généreuse et la moins prévoyante. Ce clergé infiniment
trop considérable était en effet propriétaire, dansles vingt-deux provinces
du royaume de Castille, de douze millions d*arpents de terre, tandis
que tous les laïques ensemble n* en avaient que soixante et un millions.
Les terres de TEglise, ne changeant jamais de main, livrées à des fer-
miers héréditaires qui n avaient aucun intérêt à les rendre plus pro-
ductives, étaient cultivées très-imparfaitement, et rapportaient à peine
un et demi pour cent.
Il en était de même des terres nobles successivement transformées
en majorats inaliénables. Le système des majorats, déjà établi dans le
code des Siete partidas , au xiii* siècle, avait pris un développement ex-
trême depuis la fin du xv*. La noblesse avait contraint la couronne à
l'admettre sans mesure, u 11 faut favoriser les hidalgos, avaient dit Fer-
dinand et Isabelle dans les lois de Toro, car c'est avec leur épéeque
nous gagnons des batailles. » Aussi les majorats, qui ne pouvaient être
ni confisqués, ni démembrés, ni vendus, étaient devenus la loi de la
noblesse et l'ambition delà bourgeoisie, qui se précipita vers les privi-
lèges elles vanités de celte dangereuse distinction. Les domaines des
grands d*Espagne, que les mariages et les successions augmentaient
sans cesse, étaient immenses. On en jugera par quelques exemples
que cite M. Weiss, d'après un tableau des revenus des principales
familles d'Espagne au xvii* siècle, inséré dans un manuscrit de Denys
Godefroi , déposé à la bil^liothèque de l'Institut. L'Andalousie presque
tout entière appaitenait aux quatre puissantes maisons des Mendoza ,
des Enriquez, des Pacheco, des Girone, qui avaient pour chefs les ducs
de rinfantado , de Médina de Rioseco , d'Escalona et dOssuna , et dont
dépendaient plus de trente mille familles vassales. Dans la Vieille-Cas-
tille, les ducs d'Albe, de Najara et de Zuniga; dans la Nouvelle-Castille
le duc de Medina-Cœli , dansles provinces de Grenade, d'Estramadure,
de Jaèn , les ducs de Medina-Sidonia , d'Arcos , de Feria , étaient tout
aussi opulents. Les moins riches d'entre eux avaient près d'un million
de francs de revenus , qui en vaudrait aujourd'hui ti*ois. Ils avaient une
cour, des gardes, dos majordomes, des chambellans, des pages; ils ha-
bitaient des palais somptueux oii leurs femmes étaient servies à genoux
comme des reines; et, quand ils se rendaient chex le roi, ils étaient suivis
90
714 JOURNAL DES SAVANTS.
d'un cortège de gentilshommes qui remplissait jusqu'à vingt carrosses.
Les débris de cette richesse étaient encore si énormes à la fin du xvu*
siècle, que le duc d'Aihuquerque laissa une vaisselle d*or et d'ai^ent
€pi*on employa six semaines à décrire et à peser. Il y avait entre autres
<ptatorze cents douzaines d'assiettes , cinq cents grands plats et sept cents
petits. Quarante échelles d'argent servaient à monter jusqu'au haut de
son buffet, disposé en gradins comme un autel placé dans une vaste
salle. En lisant les descriptions exactes de cette prodigieuse opulence ,
on croit assister aux fantastiques magnificences des Mille et une naiis.
Ces richesses étaient pourtant réelles, mais mortes. Les terres de l'Els-
pagne s'étaient accumulées dans les grandes familles sans rien pro-
duire, et les métaux précieux du nouveau monde s'y étaient convertis
en masses énormes et inutiles.
Ce quil y eut de pis c'est que le peuple voulut imiter les grands. JD
abandonna et méprisa le travail. Celui-ci parut d'autant plus vil, qu'il
restait le partage des Juifs convertis et des Maures dépossédés, a On
vit, dit M. Weiss, les pecheros, c'est-à-dire la classe qui payait l'impôt,
cultivait la terre et soutenait les fabriques , renoncer en foule aux habi-
tudes laborieuses de leurs ancêtres. Ceux qui étaient pauvres se faisaient
moines et entraient dans les couvents , où les attendaient à la fois la
considération publique et une opulente oisiveté. D'autres embrassaient
le métier des armes , afin de se glorifier du titre de caballeros et de
nobles êoldadosdelrey, Loi*squun marchand possédait un revenu de cinq
cents ducats, il se hâtait de faire du capital un majorât pour son fils. Dès
lors le fils devenait noble, du moins aux yeux de sa famille. Ses frères,
réduits à l'indigence , rougissaient cependant de reprendre le métier
que leur père avait exercé. Ils aimaient mieux augmenter le nombre de
ces nobles mendiants qui auraient craint de déroger en travaillant , et
qui souffraient de la faim, pendant que leur imagination se nourrissait
des rêveries les plus fantastiques. Madrid « Sévillc, Grenade, Valladolid ,
étaient remplies de ces cavaliers vêtus de haillons. A la fin du xvii' siècle,
on comptait six cent ving1.-cinq mille nobles, et le plus grand nombre
ressemblaient à ce cavalier de Caidéroo , dont les pourpoints troués et
les paroles emphatiques égayaient l'alcade de Zalamea. »
Si l'extension des biens de mainmorte et des majorats avait con-
tribué à la ruine de l'agriculture en Espagne, comme les latifandia
a¥aient autrefois perdu celle de l'ancienne Italie, les ravages périodi-
ques et légaux des troupeaux voyageurs n'y avaient point été étran-
gers. L'industrie des tix>upeaux était celle des conquérants chrétiens
pendant leur lutte avec les Arabes, alors que les champs en fi^iche ,
dana les vastes sones dévastées qui séparaient les deux peuples, se prê-
DÉCEMBRE 18&6. 715
taient Tnieux au pacage qu'au labour. Cette industrie des temps d'in-
vasion sentretint et saccrui après Tentier accomplissement de la
conquête i et les rois de Castille, pour la favoriser, défendirent aux
cultivateurs d'enclore leurs propriétés de haies et de fossés. En vertu
du funeste privilège accordé à la mesta , d'innombrables troupeaux de
mérinos parcoururent la Péninsule dans sa longueur sans rencontrer
d'obstacles et sans permettre la culture régulière et la plantation aran-
tageuse des champs qu'ils traversaient. Quelques provinces échappè-
rent à ces désastreux effets , mais la plus grande partie de TEspagne y
fiit exposée, et bientôt ne produisit plus assez de blé pour nourrir ses
habitants; il fallut accorder des exemptions d'impôts aux marchands
qui apportaient par mer du pain au marché de Séville.
Tout se tient: le système économique et le système financier de
l'Espagne ne valurent pas mieux que son système politique , sa consti-
tution sociale et son régime agricole. M. Weîss a consacré deux dia-
pitres étendus et excellents à l'industrie et au commerce de ce pays
tombé peu à peu dans un incroyable appauvrissement, malgré iepror
duit annuel des mines les plus riches de l'univers, et la possession de
vastes et superbes colonies. Son industrie était très-florissante i Tavé-
nement de la maison d'Autriche. A cette époque où Tagricnltore était
encolle en honneur ; où les Asturies , la Navarre et les provinces bas-
ques étaient couvertes d'arbres fruitiers et de pâturages; où le nord
de la Péninsule produisait des fruits exquis,* du miel, de ia cire, du
lin , du chanvre , du blé en abondance ; où le safran , cultivé prèa de
Barcelone et de Cuença , était une source de richesse ; où de l'Anda-
lousie et des deux Castilies, greniers de la Péninsule, on exportait des
céréales à l'étranger; où rien n'égalait la richesse des rives du Guadal-
quivir et du Douro, des côtes d'Almeria et de Malaga, de Tarifii; où
la Haerta de Valence , sillonnée par des canaux et des Mpiadiics aans
nombre, présentait l'aspect d'un magnifique jardin; où le royaume de
Grenade, encore habité par les descendants des Arabes, ofirttt les
produits de la plus belle culture qui, de la riche Vega qu'arrosait le
Xénil, s'étendait jusqu'aux cimes les plus élevées de l'Alpiijarra, lab-
sait voir en pleine terre le bananier, le pistachier, le myrte, le sé-
same, la canne à sucre et les plantes des tropiques mêlées à eellet de
l'Europe, enfin nourrissait à lui seul trois millions d'habitants, et s'ap-
pelait le paradis du monde ^ à cette époque les manulBMtures pros
péraient aussi en Espagne. Tolède, Cuença, Huete, Ciudad-Red
Ségovîe , Villacastin , Grenade , Cordooe , Séville , Ubeda , Baeaa ,
^ Introdactkm, p. iS à i5.
90.
716 JOURNAL DES SAVANTS.
Medina-del-Campo, Avila, étaient célèbres par leurs fabriques d*annes,
de cuii's, de draps, de soieries, de tissus dor et d'argent. A Ségovie,
trente-quatre mille ouvriers étaient employés à confectionner des draps;
Séville avait seize mille métiers à soieries et comptait cent trente mille
ouvriers employés à la fabrication des étoffes de soie et des tissus de
laine. Les foires do Burgos, de Valladolid et de Medina-del-Campo
attii*aient les marchands de TËspagne et des pays voisins , et plus de
deux mille cinq cents navires de différents bords entretenaient le com-
merce de la Péninsule , soit sur ses côtes , soit dans les autres contrées
de l'Europe, soit avec ses colonies. En même temps la marine mili-
taire la plus puissante lui donnait le libre accès et pour ainsi dire la
souveraineté des mers.
Je serais conduit beaucoup trop loin, si je voulais montrer, d'après
M. Weiss, comment toutes ces actives manufactures tombèrent, ce
vaste commerce cessa, celte imposante marine disparut. En 1673, Sé-
govie, au lieu de fabriquer vingt-cinq mille pit^ces de draps par au , n'en
fabriquait plus que quatre cents, et Séville était réduite de seize mille
métiers à soieries à quatre cent cinq. La Péninsule, aussi inactive qu'ap-
pauvrie, était exploitée par quelques industrieux étrangers, et le des-
cendant du prince qui avait envoyé, en 1 Sy 1 , cent vaisseaux â Lépante
contre les Turcs, et, en 1 588 , cent soixante-qidnze contre les Anglais,
succombait, sans pouvoir se défendre, aux attaques de quelques misé-
râbles flibustiers. La ruine des manufactures nationales réduisit le com-
merce espagnol à une vente de matières premières, comme laines,
soies, cochenille, indigo, bois de campêche, drogues, cuirs, vins, fruits
secs, lingots d'or et d argent. A la fin du xvii* siècle, les étrangers ven-
daient aux Espagnols les cinq sixièmes des objets manufacturés qui se con-
sonunaient dans le pays, et ils faisaient les neuf dixièmes du commerce
dont les Espagnols avaient voulu se réserver le monopole. Je recom-
mande la lecture des deux chapitres importants de M. Weiss sur la dé-
cadence de rindustrie et du commerce en Espagne. Il est curieux d*j
suivre les fausses idées et les détestables mesures qui anéantirent l'une et
paralysèrent l'autre. Le renchérissement de la main-d'œuvre par l'im-
portation des métaux précieux dont la sortie d'Espagne était défendue ;
le préjugé contre les arts mécaniques qui avilissait le travail et poussait
toutes les classes de la nation vers la vie oisive et noble ; l'augmentation
de l'impôt exigé sans mesure, perçu sans discernement, de façon à épui*
»er les sources mêmes de la richesse publique; le monopole le plus con-
centré provoquant la contrebande la plus audacieuse et la plus inévi-
table; le déshonneur infligé au négoce qui exposait aux avanies d'un
gouvernement avide, aux mépris d'un peuple alticr; le défaut presque
DÉCEMBRE 1846. 717
absolu de communications : telles sont les causes que M. Weiss assigne
è cette décadence inouïe. Les développements dans lesquels il entre
sont des plus insti^uctifs. Je renvoie au livre de M. Weiss ceux qui vou-
dront savoir comment on sappauvrit avec tous les éléments de la ri-
chesse et Ton tombe dans la faiblesse avec tous les moyens de la puis-
sance.
Je n énumérerai ni les divers genres d^impôts qui , pour faciliter les
entreprises ambitieuses de Charles-Quint et servir les desseins outrés
de Philippe II, atteignaient les mêmes objets sous plusieurs formes,
frappaient les matières brutes de droits énormes, percevaient sur elles
des droits plus considérables encore lorsqu'elles étaient ouvrées, les
rançonnaient ensuite à leur passage de lieu en lieu et de main en main,
de façon à en empêcher à la fin le transport, la fabrication, Tusage;
ni les dettes énormes que laissèrent, malgré leurs exigences et leurs
banqueroutes, ces deux princes, dont le premier avait, au moment
oii il abdiqua, dépensé trente millions d'écus d*or au delà de son
revenu, et dont le dernier mourut en devant six cents millions de du-
cats, qui feraient plusieurs milliards de notre monnaie; ni les inter-
dictions inconcevables faites aux laboureurs de pétrir leur pain , sous
peine d'exil et de confiscation , aux détenteurs dos matières métalliques ,
de les exporter hors de la Péninsule où il en entrait des masses chaque
année, aux propriétaires et aux fabricants, de vendre, en pays étran-
gers, des blés, des bestiaux, des draps, des étoffes de bure, des toiles,
des laines cardées ou filées, des cuirs, des basanes, des cordouans,
des soies écnies ou façonnées, ce qui, pour en abaisser le prix, en
paralysait la production; ni l'impossibilité légale où se trouvaient les
Aragonais, les Catalans, les Galiciens, de prendre part au commerce
du nouveau monde, concentré sur un seid point, et ne se faisant
qu'une fois par an , sous le singulier motif que les objets vendus en-
Amérique devenaient plus chers en Espagne, qui s'en trouvait appau-
vrie. Je ne peux cependant pas m'empêcher de montrer comment s'en-
tretenait ce dernier commerce , afin qu'on juge de tout le reste par ce
seul trait; je vais citer M. Weiss :
u Le monopole de Tapprovisionnement du Mexique et du Pérou fut ,
dit-il, obtenu en loig par les habitants de Se ville, et transféré dans
la suite à Cadix. On défendit formellement aux autres ports de mer
d'envoyer directement en Amérique les produits de leur industrie. Un
tribunal de commerce , établi à Cadix sous le titre de Casa de la con-
tratacion, fixait tous les ans; la nature et la qualité des marchandises des-
tinées aux colonies; il en résulta un abus qu'il eût été facile de prévoir :
un petit nombre de négociants de Cadix se concertèrent pour étouffer
718 JOURNAL DES SAVANTS.
toute concurrence , et ils y parvinrent sans peine. Dès lors , ils haus-
sèrent le prix des marchandises au gré de leur cupidité, et, lorsqa*3s
sentendaient pour nen pas envoyer une quantité suffisante, ils réali-
saient d'énormes bénéfices.
ttDeux escadres sortaient tous les ans du port de Cadix pour appro-
visionner le Mexique et le Pérou. On les appelait la flotte et les ga-
lions; les galions fournissaient les marchés du Pérou et du Chili. Ce-
talent dix vaisseaux de guerre dont huit portaient de quarante-quatre i
cinquante-deux canons; les deux autres étaient de simples patachea
dont la plus grande était armée de vingt-quatre canons, la plus petite
en avait six ou huit. La flotte était destinée à faire le commerce avec la
Nouvelle-Espagne et les provinces voisines; elle se composait de deux
vaisseaux de cinquante-deux à cinquante-cinq canons. Les deux escadres
étaient accompagnées d'un certain nombre de vaisseaux marchands
auxquels elles servaient d* escorte, et qui avaient chacun de trente à
trente-quatre canons et cent vingt hommes d'équipage. Au temps de
Philippe II , soixante ou soixante-dix vaisseaux de cinq à huit cents
tonneaux approvisionnaient la Nouvelle-Espagne, et quarante du même
port approvisionnaient le Pérou. Sous Charies II, il n y en avait plus
que dix ou douze qui accompagnaient les galions à Carthagène et i
Porto-Bello, et huit ou dix qui accompagnaient la flotte à la Vera-
Cruz. Quelques jours avant Tarrivée des galions, les commerçants du
Pérou et du Chili transportaient à Porto-Bello les produits de leurs
mines et toutes sortes de marchandises précieuses destinées à être
échangées contre les articles manufacturés de FEspagne. Cette ville se
remplissait alors d^une foule innombrable, le marché restait ouvert
pendant quarante jours; mais il ne régnait aucune liberté dans les tran-
sactions commerciales. Tout était prévu, réglé d*avance. Il y avait des
articles dont le prix fixé devait offrir cent pour cent de bénéfice, d*autres
cent cinquante, quelques-uns jusqu'à trois cent, puis on échangeait les
marchandises contre l'argent en barres ou en piastres.
(i Pendant ce temps, la flotte allait aborder -k la Vera-Cruz, où les
négociants Américains avaient transporté d'avance les produits les plus
précieux de la Nouvelle-Espagne et des provinces qui en dépendent.
L'échange se faisait aux mêmes conditions que sur le marché de Porto-
Bello. Après avoir détaché quelques vaisseaux pour approvisionner les
Mes, les deux escadres se rejoignaient à la Havane et revenaient en-
semble en Europe.
« Les marchandises vendues aux négociants de Carthagène, de Porto-
bello, etc., étaient remises aux corrégidors qui en faisaient la réparti-
tion [repartimiento). Ces magistrats parcouraient aussitôt les districts
DÉCEMBRE 1846. 719
auxquels ils étaient préposés, et fixaient arbitrairement la qualité, la
quantité et le prix des marchandises que chaque Indien devait recevoir.
Ces malheureux étaient obligés de prendre les articles qu'on leur don-
nait sans savoir quelle somme ils allaient être obligés de payer en re-
tour. Souvent même ils recevaient des objets dont Tusage leur était
inconnu. Ils avaient beau réclamer alors auprès de leurs tyrans, les
corrégidors refusaient de reprendre les marchandises qu ils leur avaient
livrées. Peu leur importait qu*un pauvre Indien, vivant du travail de
ses mains et subvenant avec peine aux besoins de sa famille, eût reçu
pour sa part trois ou quatre vares de velours entièrement inutiles , et
qu*ii était obligé de payer à raison de 60 ou 5o pesos (ao8 ou ^260 fr.).
Un autre recevait des bas de soie, lorsqu^ii se serait estimé heureux de
porter des bas de laine. Ils donnaient des miroirs à un demi-sauvage
dont la cabane n avait pas même un plancher, des cadenas à un autre
dont la chaumière était suffisamment gardée par une porte de jonc ou
d'osier, des plumes et du papier à un malheureux qui ne savait pas
écrire, des cartes à jouer à un autre qui ne trouvait aucun plaisir à cet
amusement frivole. Les Indiens n*ont point de barbe et on les forçait
d'acheter des rasoirs; ils ne connaissaient guère fusage du tabac et on
leur donnait des tabatières. Us étaient condamnés à prendre des peignes,
des bagues, des boutons, des dentelles, des rubans, des livres et mille
autres objets de luxe qu'on leur faisait payer au poids de for. On les
forçait d'acheter des fruits secs, du vin, de fhuile et surtout de l'eau-
de-vie, dont l'usage leur répugnait.
« Cette première répartition , qui suivait régulièrement l'arrivée de
la flotte et des galions, ne suffisait point à favidité des corrégidors. Le
plus souvent ils revenaient au bout de quelques jours offrir aux In<^
diens d'autres marchandises qu'ils avaient tenues en réserve. Afin d'en
assurer le débit, ils ne leur distribuaient, la première fois, quo des
objets inutiles et gardaient soigneusement, pour cette nouvelle répar-
tition, les articles de première nécessité : c'étaient des toiles, des draps,
des instiunients de labourage. Les Indiens choisissaient alors libre*
ment les marchandises; mais ils étaient forcés de les payer au prix
fixé par les corrégidors, et ils étaient si accoutumés à obéir, qu'ils
n'opposaient presque jamais de résistance à ce procédé tyrannique. »
Ce régime conimercial contribua , plus encore que le travail rigou-
reux des mines , à la disparition de la race indigène en Amérique et
au dépeuplement des deux vastes empires que les Espagnols y
avaient conquis. Les Indiens, pressmrés par l'avidité crueUe de leurs
maîtres et ne pouvant payer ce qu'on les condamnait à prendre, s'en-
fuyaient dans les bois ou succombaient à une irrémédiable misère.
DÉCEMBRE 1846. 721
Le AnticuitX della Secilià esposle ed illustrate per Dom. Duca
di Serradlfalco; t. IV , Andchità di Siracusa, Palermo, i84o;
t. V, Antichità di Catana, di Taaromenio, di Tindari e di Solanto,
Palermo, 1 84 2, folio.
DEUXIÈME AKTICLE ^
ic laisse de coté les édifices dédiés k Jupiter Falgar, au Ciel^ au Soleil
et à la Lune, et cités dans un autre endroit par Vitruve^, comme de-
vant ctre sub dio hypœthraque; il est bien évident que ces édifices, con-
sistant sans doute en un espace circonscrit de murs et privé de toute
toiture, ne pouvaient être des hypèlhres conçus comme les définît
notre architecte, puisque! déclare lui-même ({u il n'existait point à Rome,
oix Jupiter Falgar^Cœlas, SolelLuna, avaient un culte national, de temples
proprement hypèthres. Je ne m*occupe pas non plus du temple de Jupi-
ter Capitolin, qui avait son toit percé, iectam perforatum^, à cause de la
pierre du dieu Terminus, placée au-dessous, et qui est évidemment en
dehors de la question des temples hypèûires. Le mot hypèthre, qui est
notoiœment grec, iitaiBpos, se rencontre assez souvent chez quelques
auteurs grecs, surtout chez Pausanîas et Strabon, et M. L. Ross, qui
a pris la peine de recueillir tous les passages de ces deux écrivains où
se trouvent les mots SirouOpof, rb {i-rraiOpov, iv ùnalBfxp, a pu en conclure
avec toute certitude que, dans la plupart des cas, ces mots ne signi-
fiaient rien autre chose qu u/i espace découvert, en plein air, et n avaient
point rapport à un temple hypèthre. Cependant, quoique je sois de
son avis sur le sens de presque tous les passages qu il allègue , il en
est deux où je ne puis m*empêcher de trouver la notion d*un temple
hypèthre assez clairement indiquée. L'un de ces passages appartient à
Pausanias ^, et il est ainsi conçu : Korà Se r^v &^v tEPÔN it/lip tpoSs
Kûà (jtoplehv... wT^i iè Mvxsp dydXiiara iv ùnaiOp^ roS tEPOT,
Tfiç Ts Tla(piris xa} nXlov rb hepov. Il s*agit évidemment ici d*un temple
d*Ino, \epbv ipoSf, dans la partie hypètlire duquel, iw ùnctlBp^ tov Upw,
étaient érigées deux statues de bronze, Tune de la déesse de Paphos,
l'autre du Soleil. C'est ainsi que l'ont entendu tous les interprètes, y
compris M. Siebelis^; c*est ainsi que l'a traduit M. Clavier^ : dans la par-
' Voir le premier au cahier de norembre.p. 665. — ' VkroY. I, ii, 5. — * Varr-
de t. L. v, 66. ed. Mùller; cf. Ovid. Fasi, II, 666, sqq.; Serv. ad Wrg.Mn. ix,448.
— * Pausan. III, xxvi, i . — * Pausan. t. II , p. 83 : « Pausanias aolem Irnu addens,
«in Idoî TEMPLI parle subdîall positum fuisse Paphim simulacrum. » — * T. II,
p. a 1 5. Je remarque qa*en traduisant étyakfia rfff Ua^itfç par t une statue de Paphiê, «
M. Clavier ne me semble pas avoir bien nettement aperçu qu*il s'agissait de la déme
de Paphoi^àoni le culte phénicien était tout nalurellemeni associé ici àicduidaSa/ML
9*
722 JOURNAL DES SAVANTS.
lie da temple qui est à découvert; et M. L. Ross, qui cherche à entendre
ce passage de la partie décoaverte aatoar da temple, me semble avoir
donné ici au mot lep6v, qu*il remplace par celui de naos, une interpré-
tation un peu abusive. La chose me parait encore plus claire pour le
second passage qui se lit dans Strabon , et qui est un texte des plus im-
portants à tous égards. Il est question du temple de Jupiter Sauveur àa
Pirée, Tun des plus beaux édifices de TAttique, et voici ce qu'en dit
Strabon^ : Th kp^ roi Aid^ toS Zemfpof* roS Se UpoS rà BIEN ctlotSia
fyei wlvûoufs ^mi[UÊx/lovÇj Ipya rôiv int^avSprexvtrSp* rb A' llIAIOPON,
ivSpiivras. Il s'agit bien certainement ici d'un temple, dans les petits por-
tiques duquel était placée une galerie de tableaux, chefs-d œuvre des
plus grands maîtres, tandis que dans Vhypèthre étaient exposées des sla-
tues. On n'a pas ici la ressource de supposer que Yhiéron de Jupiter San-
veur était entouré d*un espace découvert, d'un téménos^, qui serait désigné
par le mottf^raidpoy , car le terrain était trop précieux au Pirée pour que
cette supposition, d'ailleurs dénuée de toute preuve, puisse être admis-
sible. D'un autre côté, il est certain que les petits portiques, alotita, et
Yhypèthre, rb IhteuOpov, sont liés grammaticalement au mot temple^ rb
iepiv , par les particules làév, Se, de manière qu'il est impossible de ne
pas rapporter Yhypèthre au même édifice que les petits portiques. Le
temple de Jupiter Sauveur au Pirée était donc un édifice hypèthre; cela me
parait incontestable. Or c'est là, dans la question qui nous occupe,
une notion capitale ajoutée à celle que renferme le même passage de
Strabon, concernant cette galerie de tableaux peints sur bois placée dans les
petits portiques. J'avais déjà, dans un de mes ouvrages', fait usage de ce
texte important, et j'avais seulement laisse indécise la question de sa-
voir si les petits portiques indiqués ici par Strabon étaient ceux des deax
façades antérieure et postérieure , ou bien les portiques intérieurs , ceux de
la cella, comme l'avait entendu Carelli*. Aujourd'hui, éclairé par de
nouvelles réflexions, je me range tout à fait à l'opinion de cet anti-
' Strab. , 1. IX, p. 396. — ' J'oi peine à comprendre comment M. Hermann,
Die HypâthraUempel , p. i3, ii3), a pu reproclier aliirt d*avoir vu dans la descrip-
tion de Strabon la notion d*un temple hypèthre, avec une double galerie à Finté-
rieur; car c est certainement bien cela qui résulte du texte de Strabon. M. Hermann
suppose que c*est le réfievos kdrjvis xal àtôs^ mentionné par Pausanias, I, i , 3, qui
est 1 tep^ Tov àtds rà Xeûrffpos; c*cst bien probable en effet; c'est ce qu avait pré-
sumé aussi M. Siebelis, et c'est ce que j'ai soutenu moi-même dans mes Peintures
antiques inédites, p. 109-110. Mais l'emploi du mot réiievos, qui ne doit pas se
prendre ici dans sa significatictn propre d'enceinte consacrée, n'empêche pas do re-
connaître ici un temple avec des portiques intérieurs et avec un hypèthre. — ' Pein-
tures antiq. inédites, p. 108, 1). — * Dissertaz* isagogic. intorn, ail. origin. dell. sacr.
architetiura, p. 89-90.
DÉCEMBRE 1845. 7iS
quaire ; et je présume, de plus , que, par les petks partUfaes de son temple^
Strabon a entendu les fortiqaes sapériean, érigés au-dessus d'une pre-
mière colonnade, dans imtérieur de la cella, Cest là, en effet, une des
conditions de Vhypèthre dans la définition de Vitruve; et Ton sait, du
reste, que la galerie supérieure, dans les temples qui possédaient ces
doubles portiques intérieurs, comme le grand temple de Pœstnm et ee^
lui de Séiinonte, était d*une proportion plus petite que îa galerie inférieure :
ce qui s'accorde parfaitement avec l'expression de Strabon , alotita.
A l'appui de la notion générale du temple hypèàire, donnée par Vi-
truve d'une manière plus ou moins systématique, et d'après des idées
plus ou moins particulières à l'auteur, nous avons donc deux exemples
de temples grecs hypèthres appartenant ^ l'un à la Laconie, l'autre à TAt-
tique, et cités par Pausanias et par Strabon. Nous pouvons ainsi appré-
cier déjà jusqu'à quel point M. Ross était fondé à soutenir qu'î/ n'existé
pas dans la littérature grecqae la moindre indication d'an temple hypètkre.
Cette assertion même fût-elle exacte, il n'en résulterait pas encore né-
cessairement que la chose n'ait pas eu lieu , parce que le mot nous man-
quent. M. L. Ross sait mieux que personne que toute la littérature de
l'art grec est perdue; que nous sommes privés ^ par suite de ce grand
naufrage, des notions de l'art les plus essentielles, des termes de la
langue de Fart les plus usuels « et que, par exemple, nous ne connaissons
pas le mot qui désignait, dans la langue des Grecs, la partie du temple
qui répondait au posticum des Latins; d'où ré^te pour nous la nécessité
de désigner Y avant du temple par le mot greoproiiaoi, et Y arrière par le
mot latin posticum. Il pourrait donc bien se faire qu'il y ait eu dans la
Grèce des temples hypèthres, sans que la notion précise s'en fûX conservée
dans le peu de témoignages qui nous restent; et cette manière de voir
serait encore, à mon avis, plus plausible que de' supposa que Vitruve,
dans sa doctrine du temple hypèÂre, aurait tout inventé à la fois, le mot
et la chose. Mais nous venons d*acquérir, par les deux exemples cités
d'après Pausanias et Strabon, la preuve qu'il exista réellement des tem-
pies hjpèthres dans la Grèce; et nous possédons encore d'autres indica-
tions qui se rapportent à cette notion.
M. Quatremère de Quincy a signalé l'un des premiers à l'attention des
antiquaires^ un passage important de Plutarque^, où sont exposées les
trois principales phases de la construction du gruad temple de Cérès , à
Éfeusis, avec les noms des architectes, auteurs de chacune des parties de
l'édifice. Le dernier de ces travaux, celui qui mit le terme à la construo-
tion du temple , est ainsi exprimé dans le texte de l'écrivain grec :Ti S*
• Mémoire cité, p. 36 1 -37p. — • Plotard^. m PeritL c. xiii.
734 JOURNAL DES SAVANTS.
bisaiov hcï toi àvaxUpov SgvoKkiif i XoT^apyevs ixopi^ûjas. De quelque ma-
nière quon interprète ce passage, qui peut donner lieu à tant de suppcv
citions diverses, comme à tant de restaurations plausibles, il est impos-^
aible de n y pas voir une ouverture ^ donnant accès au jour extérieur»
rà lirauov, et pratiquée dans le comble ^ dans la partie culminante da toit^
èxofiù(pwre\ et que cette ouverture fui construite et décorée de manière
à constituer une œuvre d'architecture remarquable, cest ce qui résulte
indubitablement de la mention du nom de Tarchitecte, Xénoclès, asso-
cié parPlutarque à ceux de Corœbus et de Métagénès, qui avaient placé,
lun , les colonnes du portique intérieur de rintéricur de la cella , avec leurs
architraves, lautre, la /rue et les colonnes da second. ordre. Cette notion
d'une ouverture dans le comble, qui tend à faire du grand temple i Eleusis
une sorte dhypèthre^, s'accorde d'ailleurs avec celle de l'existence des deajD
portiques superposés dans Imtérieur de la ceUa, qm constitue , dans la
doctrine, de Vitruve , le principal élément de son temple hypèthre; en
sorte qu'il ne me parait pas possible de ne pas voir, dans ce Oaût relatif
au grand temple d'Eleusis , c est*à-dire à l'un des principaux édifices de
rarcliitecture grecque, une nouvelle preuve de l'existence des temples
fypèthres. M. L. Ross, qui cite le passage de Plutarque à ]a fin de sa dis-
sertation ^ se contente de dire : «qu'il ne croit pas devoir s'y arrêter*
tant qu'on n'aura pas éclairci, par des passages tirés soitdes^ textes, soit
des inscriptions , ce qu'on doit entendre par le mot ivaSo» et par celui
d'ixopy(pvae. n Mais cette manière évasive de traiter un témoignage si
capital paraîtra tout simplement une fin de non-recevoir, propre è ex-
citer la surprise, quand elle vient d'un si habile philologue; car enfin le
sens du mot iira7ov, pour signifier une ouverture, et précisément une
ouverture dans le toit, est bien positivement établi par des passages paral-
lèles^; et , quant au verbe ùiopi^cjac, il n'est pas moins certain que sa si-
^ C*cst ainsi qu cp a jugé encore tout récemment M. Hîttorff, Antiq. inéd. de
VAttiq. ch. IV, p. 33, note. — * Oit. Mûller, qui entendait Yôiroûov comme une grande
ouverture pour le passage de la lumière, eine gr&ise Liehtôffhung, n'admettait cepen*
dant pas ce temple comme hypèthre, Handbuck» S lop, 5, p. 91 ; c'est possiUe, si
Ton s en tient ngoureusement à la doctrine de Vilnive; mab il n*en est pas de
même, si Ton étend un peu cette définition, à Texemple de son auteur lui-même ,
qui viole sa règle dans un des exemples qu*il en cite. — * P. 38 : « Auf die ErUfi*
« rung der PJutarchischen Angabe Aber den EleusînischeB Tempel lasse ich mîck
« nidit eîn ; so lange nicht durch Paraiielstellen aus Texten ôder InschriAen nach«
« gewiesen wird , was man unler éxaiàv und inopù^exTC zu versteben habe. •*—
* J*ai cité moi-même plusieurs de ces passages, fournis par les grammairiens.
Annal deW Instit. archeol. 1. 1, p. 4i9-4a4« et Odysséidc, p. 3oa, 3). M. Ulrichs en
a aussi rapporté quelques-uns, Reisen, etc, p. io3, m); et, en dernier lieu,
M. Stépbani a rapproché les témoignages concernant les mots àmt et àvoîa, du pas^
jiagc de Plutarque relatif à YàvaUio» d*ÉIeusis, sans expliquer pourtant Yidùt qu'il
DÉCEMBRE 1846. 725
gnification , dérivée de celle du substantif xopv(prf, sommité, faite^, ne peut
dcaigner qu une construction faite sur la ligne supérieure da toit. Ces deux
points établis, et ils ]e sont philologiqucment, on ne voit pas pourquoi
il (audrait attendre des textes ou des inscriptions, qui peuvent fort bien
ne se produire jamais , pour se prononcer sur le sens des paroles de
Plutarque, où je me permets de voir, jusqu'à nouvel ordre, et d accord
avec M. Quatremère de Quincy et tant d*habiles architectes qui Font
suivi, une ouverture dans le toit, et par conséquent la principale condi-
tion, l'élément caractéristique d*un temple hypèthre^, quelque réduite que
put être Y ouverture dont il s* agit ici.
D'ailleurs, il n est pas tout à fait nécessaire d ajourner jusqu'à un
avenir plus ou moins éloigné la solution de la question, à la fois archi-
tectonique et philologique, qui concerne Y ouverture du toit dans le
temple d'Eleusis; car nous possédons dès à présent quelques indications,
fournies par des inscriptions, qui peuvent aider à cette solution, et
dont M. L. Ross aurait peut-être dû tenir compte, au lieu de les passer
tout à fait sous silence. Ainsi, une célèbre inscription ' découverte dans
te faisait de celte dernière ouverture dans le comble du temple. Annal, delV Instit, ar-
cheol. L XV, p. 307. — ^ Je ne me fonde pas, pour le sens que j*at(ache à èxopù^e^e,
ftur le passage de Slrabon , VIII, 353 : knlôiisvov axjs^ rc rff xopv^ t:^ àpoçlffç^ 011
M. Quatremère de Quincy, Jupiter Olympien, p. 267, trompé par une fausse construc-
tion , a vu le sommet de la couverture; ce qui Ta induit à Tldée malheureuse Xnutvoâie
sur un temple grec; cette erreur a été justement relevée par Vôlkel, ArckàoL Nachlass,
p. 8-g. Je m'appuie uniquement sur le sens de xopv^, qui signifie le haut de la
tête, puis, toute fommi/^^ telle que celle des montagnes, Euripid. Iphig^ T. ia44 :
ràv UcLpvéuTiov xopv^àv^ des tamalus, Euripid. Hecub. 94 : 'fv^p éoipas T^fi€Ôv
xopv^âç, et par suite des constructions en hauteur, où xopv^ signifiait le sommet par
opposition à la base, comme dans oe passage de Tiraée de Locres, p. 98, B : Avù
rSs xopv^âis es rhf ^éatv. Cela posé, le Terbe xofMi^6«i> , dans le passage de Plutarque»
où il indique un travail élevé au-dessus du second ordre des colonnes intérieures,
ne peut évidemment se prendre que pour une construction exécutée da»i la som-
mité de V édifice, c*est-lhdire dans le comble. — 'M. liermann remarque, p. liB, 6a),
que cet ànscuovt dont il parait prendre la notion dans un sens assez restreint, d*ac-
cord avec M. Schnaase, Geschicht, der bild. Kûnst. B. II, S. a46, ne constîtnctf pas ,
en tout cas , un temple proprement hypèthre; ce qui était aussi ropinion d*Ott Mtïiler,
HanibucK, S 109, p. 91, et d*Ulrichs,/ifâen. p. 101. Mais, si cela est vrai du (empie
hypèthre, tel que le définit Vilruve, cela ne s'applique pas au tempU hrpèêkre,
entendu d'une manière plus large, plus conforme et à la signification du mot grec
et à r usage général de rarchitecture grecaue. Ainsi, pour exprimer clairenient,
par un exemple connu de tout le monde, 1 opinion que je me suis faite, j'avoue que
je regarde le Panthéon, avec Y ouverture circulaire, rà ànalov^ qu'il a dans le haut de
sa voûte, comme une des sortes d^hypèthres qu'il put y avoir dans Fanliquité
grecque et romaine, bien qu'il ne remplisse aucune des conditions admises par
Vitruve pour son temple hypèthre, — ' Publiée d'abord par Wagner, Bcrichi àber
die Mginet. Bildwerke, S. 77, puis, par Ott. Mûller, JEginetica, p, 160.
726 JOURNAL DES SAVANTS.
le temple d*Égine, et contenant la fin d'un catalogue Jtùbjeis tàsen^ tm
fer, en bois et en bronze, déposés dans le trésor de ce temple, cooitafe
l'existence de quatre ferrements provenant de fopé -.ZIAHPIAESOPHZ :Hlf : ,
^tSifpta é^bnUsj 5* *. Qr que pouvait être cette opê, c'est4-dire cette
ouverture, dans le temple d'Égine, si ce n'est ï ouverture, d'une plus ou
moins grande dimension, pratiquée dans la toiture de cet édifice, au-des-
sus de sa cella, et suffisant pour constituer un temple hypètkre, sinon
conformément à la doctrine de Vitruve, du moins d'une manière qui
pouvait être dans les habitudes de l'art grec? Je trouve, si je ne me
trompe, une indication analogue sur la célèbre inscription attique, dé-
couverte en i836, quia rapport à divers travaux exécutés en plusieiin
endroits du temple de Minerve PoUade et d'ÉrecItthée, sur f Aeropob
d'Athènes'; on y lit, à deux reprises, aux quatorzième et quinzième
lignes , et aux dix-huitième et dix-neuvième de la seconde colonne ,
les paroles que voici :
MAINHEKAr....
PAIAEXEMA...
ÔzÂmÊn AYÔi . . ......
ZTONTOHOP
qui doivent se restituer et se lire ainsi , d après le travail qu'on hmbile
philologue, qui est en même temps un savant antiquaire, M. Stéphani,
a fait sur ce beau monument épigraphique ' :
àpaxr
liaûp éx£Êa^op rà Insatw, 6-]
iroTa éZ, yià]yAi, x. t. X.]
é)9afU9 lvoi[p ^paxjMtp 6uk]
alop rà àir[cUov, diroTa ^Ç, Kj.
Les travaux qui sont désignés dans cette partie de l'inscription ont
certainement rapport aux membres supérieurs de l'élévation, puisqu'il
est parlé d'une cymaise, rb xvftdrtop, dans les paroles qui précèdent.
' Cest dans mon Achilléiie, p. 36. i) , que j^arais proposé de lire ainsi cette ligné
de rinscription, au lieu de ZIAHPTA E=0 (pour EEQ) THZ, qui était la leçon
de M. Schelling, suivie d'abord par M. Boeckh; et c*est au même endroit que j'aTsit
fait Tapplication de ce passage de rinscription, lu ainsi: lAi^pta èi àvi^ç, au pas-
sage de Plutarque, relatif à ï&kolCov d'Eleusis. Depuis, je suis revenu encore sur k
même texte, dans mon Odysséide, p. 3o2, 3), en ro'autorisant de l'assentiment
donné par M. Boeckh k la leçon èZ Mfç, proposée aussi , mais non expliquée, par
Ott. MùUer. -^ ' Cette inscription a été d*abord publiée dans VÉphéméride archéolo-
giqae et Athènes, ii* cahier, novembre 1837, P'* ^^ ®' i3, et j'en possède une copie
que j'ai faite moi-même sur le marbre original. — ' Dans les Annal. deV InstiL «r-
cheolog. U XV, p. 286-327; voy. p. 320.
DÉCEMBRE 1846. 727
Maintenant, que faut-il entendre par les mots t^ ivouov, et ^&na7a,
qui semblent indiquer un certain nombre de pièces de marbre [six) ,
dont chacune revenait d deux drachmes, pour le travail dont elle était
Tobjet? M. Stéphani, partant de la supposition que ces pièces de
marbre faisaient partie de la cymaise, pense ^ que c étaient des tablettes
placées dans Vintérieur de la frise, ayec des cavités , désignées, sur Tautre
inscription attique^, relative au même temple, par le mot dpiiài, et
ayant servi à y insérer les poutres qui formaient le plafond. G*est effec-
tivement de cette manière que M. Boeckh a expliqué les dpfici, qu'il
regai'de comme équivalant à bxai^. Mais j'avoue que je ne puis croire
que le mot bvr(, qui signifie une ouverture à travers laquelle passait
l'aîr, la lumière, Isl fumée ^, ait jamais signifié une cavité dans ime pièce
de marbre , propre à y insérer une poutre de bois, et je ne vois pas non
plus la nécessité d'assimiler les ÔTraia de notre inscription aux dpfioi de
l'autre marbre attique. Tout au plus pourrait-on trouver quelque rap-
port entre les àiroia de notre inscription et les Imai, qui étaient, dans
le principe, des ouvertures laissées au-dessus de la poutre principale,
ou architrave, pour l'introduction des solives; d'où vint le nomdeft^p-
Tf al, métopes, donné aux tablettes qui remplissaient les intervalles entre
ces ouvertures^, lesquelles constituaient un vide, dans l'ordonnance do-
rique primitive, ainsi que cela résulte bien clairement du célèbre pas-
sage de ïlphigénie en Tauride d'Euripide ^. Mais je ne crois pas qu*ou
puisse appliquer cette ancienne signification , que le mot &7ra/ avait dans
l'ordonnance dorique, aux bnaSa d'un édifice ionique, tel que le temple
de Minerve Poliade. Il est bien plus simple , bien plus naturel , surtout
bien plus confçrme k l'ctymologie et à l'usage général du mot , de voir
dans les ànaJa des pièces de marbre employées à la construction de la
partie du plafond qui était ouverte; et il résulterait de cette interpréta-
tion, si elle était admise, que le temple de Minerve Poliade, dont on sait
que la cella était divisée par un mur transversal en deux sanctuaires dis-
tincts, avait eu, sans doute dans le second de ces sanctuaires, un pla-
fond ouvert, ce qui constituerait à mes yeux une sorte à'hypèthre, et ce
qui semblerait d'ailleurs nécessaire pour faire pénétrer la lumière dans
cette partie de l'édifice, trop éloignée de la porte.
' Mémoire cité, p. 807. — * Apad Boeckb. Corp. inscript, grœc, 1. 1, n. j6o» S 10,
p. a84t iîg. xvj. — ' Boeckh, I. 1. : tHi (ol &Ktadev àp\toi) sunl Irvail Zopborî, in
« quas a lergo îmmilterentur tigna tecti. ■ — * Cest ce qui résulte des exemidcs des
mots àrKT^ et ànscûa , cilés par M. Stépfaaoi loi-même, p 307, d'après les grammairiens et
d*accor(l avccceox qui ont élé rappelés (dus haut. — * Vitniv., IV, 11 , 4 : « Inkertrigly-
■ phos , qn® suntintenralla métope nominantur : ànsàs enim Gneci Ugnorum cubilia et
« assenim , uti nosU*i ea cava colnmbaria. » — * Ëuripid. Jphigen, T. 1 13 : ôpa H 7*
c/Ita) rptyX{f^ûjv 6vot KENÔN iénag KoâeTvoi ; cf. G.Hermaon. ad h, h Annotât, p, 16.
728 JOURNAL DES SAVANTS.
Quelle que soit, du reste, la valeur des inductions que j ai essayé de
tirer des inscriptions, où les termes techniques qui s y trouvent sont
généralement d'une explication si difficile, il ne m*en paraît pas mcnns
certain que la littérature grecque et latine fournit plus d'une indicatioii
à Tappui de la notion de temples hypèthres. Telle est celle que nous
offre Lucien, dans celui de ses* traités où il décrit la vie de son faut
prophète Alexandre, qui, pour la célébration des mystères qu*il avait
institués à fîmitation de ceux d^ÉUasis, avait fait élever un temple, où
se passait, entre autres scènes mystiques, celle des amours i'Alexanire
lui-même et de la Lvaie. Le thaumaturge y jouait le rôle àEnâymion^
endormi an milieu du temple, et une femme, qui représentait la Lanê,
descendait vers lui du haut du toit,^ comme si elle venait da ciel ^\ et il
est bien clair que ce temple devait avoir une ouverture dans sonplafond^
ce qui ne laisse pas d avoir quelque importance par rapport au temple
d^Éleusis, dont les mystères étaient parodiés dans ceux d'Alexandre ', de
manière à faire croire que le temple de ce faux prophète devait être
construit à peu près comme celai d'Eleusis, toutes proportions gardées
du reste. L'indication d'im temple hypèffire, à la vérité d'une forme cir-
culaire, conséquemment d'un plan tout à fait différent de celui de Vi-
truve , est donnée d'une manière bien plus expresse encore , dans ce
passage de Macrobe , où il est question d'un temple de Bacchus en Thrace^ :
«Eique deo œdes dicata est specie rotunda, cujos meqium interpatet
c( TBCTDif. » Cet exemple avait été cité par M. Ulrichs ' , et c'est, à mon
avis , sans raisons suffisantes, que M. L. Rûss^ n'a pas cru devoir en tenir
compte , parce qu'il s'agissait ici , dit-il , d'un temple élevé dans une rtf-
gion barbare, et sans rapport avec V ordonnance de Vitruve. Un temple de
Bacchus ne peut pas être considéré comme un monument en dehors
du culte et de l'art helléniques, et la Thrace, toute couverte de villes
grecques, ne peut pas être non plus regardée comme un pays étranger
à la Grèce. Enfin, quoique ce temple circulaire ne ressemble en rien à
Ykypèihre de Vitruve , il n'en est pas moins, par V ouverture pratiquée dans
son toit, admettant lair et la Imnière, un édifice hypètkre, conçu, il est
^ Laoian. Alexand. S 39, t. V, p. 9g, Bip. : tifMxei Si xoi Itpo^isrrci 6 ËySvfiiMr
XXé^oof^poç. Kai à fièv xadsithanf i^dev xaréKeno iv rf fi^<T«- KAT$EI là iv' aOrèr
ÉK TBS ÛPCKPfiS éf èS ùùpap&v, âvrï rift Xekifpifç, PourùûJa rts, x. t. X. —
' Cest ainsi que fa admis M. Quatremère de Quincy, qui a cilé ce passage de La-
cren, dans son Mémoire, p. 357-359. — 'Ce qui résulte des noms d'Eumolpidetei
de Kéiyces donnés par Alexandre anx ministres de ses mystères, Lucîan. ihid. S 3g,
ei de 1 ensemble du récit de Lucien. — * Macrob. Sut, 1, 18; cf. Stieton. in Oeter.
c. xciv. — •Ulrichs, Reisen» etc. p. loa, 108). — * L. Ro85. Mém, cité, p. 87 : t Das
«xweite Beispiel, vnn einem ronden Tempel des Dionysos in ein^ni ungriechisdien
$ Lande. . • lieweist wieder nîchts. t
DÉCEMBRE 1846. 729
bien vrai, en dehors des règles de Vitruve , mais non pas sans doute en
dehors des usages de rarchitecture grecque , puisque c était certainement
un temple grec.
LinsufTisance du texte de Vitruve, concernant la forme des temples
hypèthres , et labsence des témoignages directs dans la littérature
grecque et latine, ne sont pas les seuls motifs qu'allègue M. L. Ross,
pour rejeter absolument la notion de cette classe d'édifices sacrés. Dans
un second article de sa dissertation, qu'il intitule : Unmôglichkeit der
Hypàihren, Impossibilité des hypèthres, il cherche à montrer, par des
raisons d'un autre ordre, qu'il n'est pas possible que les Grecs aient
jamais songé à construire des temples qui fussent privés de toit au-
dessus de leur cella. L'une de ces raisons consiste en ce que les objets
précieux consacrés dans la plupart de ces temples, rà iepà xp'/f^Ta,
auraient été trop exposés à des vols sacrilèges, si les malfaiteurs avaient
eu, pour pénétrer dans ces édifices, une voie toujours ouverte et aussi
facile à franchir que celle que leur eût offerte Voavertare laissée dans le
toit. Notre auteur rappelle, à cette occasion, les nombreux exemples de
vols d'objets sacrés, lepoav'Xia, xXotti) Upâv xpvfxdrcjVj dont la mention
s'est conservée dans les auteurs, et j'avoue que je ne trouve rien de
trop exagéré à ce qu'il en rapporte. Mais peut-être naccorde-t-il pas
assez d'importance à un autre fait non moins constaté par des témoi-
gnages antiques : c'est qu'il existait, auprès des temples qui renfer-
maient tant de richesses et qui servaient souvent de trésors à la répu-
blique, comme cela est si connu du Parthénon, qu'il existait, dis-je,
une garde nombreuse, fidèle, dévouée, dont les membres divers, dé-
signés sous les noms de mkûjpoi^ , de ^"XoMes^ ou dxpo^'Xaxes^, et de
pscixopoi^, étaient placés sous la surveillance des citoyens préposés à
la conservation des objets sacrés, To/x/ai râv lepœv /ftjfidTCJP , lesquels
avaient sans doute le choix des gardiens , puisque c'était sur eux que
portait la responsabilité. Il est vrai que M. L. Ross associe aux voleurs
de profession les gardiens mêmes des temples, qui pouvaient, dit-il,
se laisser tenter par la facilité de commettre de pareils vols, à l'aide
d'échelles qui leur permettaient d'atteindre l'ouverture du toit et qu'ils
avaient toujours sous la main. Mais, sur ce pied-là, un vol par leffrac-
tîon des serrures eût été encore plus facile pour des gardiens qui au-
raient pu céder à une tentation si coupable; et, dans cette supposition,
ce ne sont pas seulement les temples hypèthres qui auraient été exposés à
Yhiérosylie, ce sont les temples les plus complètement couverts et les
mieux hermétiquement fermés. Il me parait donc évident qu'il y a ici
' Boeckh, Corp. inscr. gr, n. 3o6. — * Aristophan. Lysistr. v. 847. — * L. Ross,
Demen von Atûca, n. 10. — * PluUrch. D€ solert. animal, c. xiii.
9»
730 JOURNAL DES SAVANTS.
quelque exagération dans les idées de notre auteur, sans compter quil
a perdu de vue un autre fait essentiellement lié à celui-là : c'est quil
n*était pas facile , même aux gardiens les plus déterminés au vol, d'ac-
complir leur acte sacrilège , attendu qu'il y avait aussi des chiens atta-
chés à la garde des temples; et nous savons, par une anecdote que
raconte Plutarque ^ , que ce fut un de ces chiens qui , après avoir vai-
nement dénoncé par ses aboiements un voleur qui s'était introduit ,
à rinsu des gardiens, dans le temple d'Escalope, à ï Acropole, se mit à le
poursuivre et réussit à Tarrêter. La raison que donne M. L. Ross» pour
prouver ï impossibilité des hypèihres, n*a donc pas à mes yeux toute
rimportance qu'il lui attribue ; et une autre considération , dont il sera
question plus bas , achèvera , si je ne me trompe , de lui ôter toute valeur.
Une seconde raison qu'allègue notre auteur à l'appui de sa thèse se
tire de l'impossibilité qu'il trouve à ce que des simulacres divins, en
matières précieuses, comme ceux de sculpture chryséléphantine, aient
été exposés, dans une ceUa découverte , à tous les inconvénients des in-
tempéries des saisons, à la pluie, à la neige et à la grêle. J'admets sans
difficulté tous les raisonnements de M. L. Ross, en ce qui concerne
les soins particuliers qu'exigeait la conservation de statues colossales d'or
et d'ivoire, telles qu'étaient la Minerve da Parthénon et le Jupiter Olym-
pien, àe YÉlide. Il est certain, d'après tous les détails que nous donne
Pausanias, que ces colosses d'or et d'ivoire avaient besoin d'être proté-
gés également contre les effets de l'humidité et contre ceux de la séche-
resse , par un système de précautions que déterminait la nature des
circonstances locales où se trouvait placé tout simulacre d'or et d'i-
voire. Mais qui peut nous autoriser à croire que ces précautions n'a-
vaient pas été prises, même dans l'hypothèse de temples hypèthres?
Nous avons un exemple irrécusable de l'existence d'un de ces colosses
d'or et d'ivoire, érigé dans un temple indubitablement hypèthre : c'est
celui du Jupiter Olympien, dû à la munificence d'Hadrien, et placé dans
son temple à Athènes. Pausanias, qui nous apprend sa dédicace^, le vit
en place; et nous savons, par le témoignage exprès de Vitrave^ que
ce temple décastyle et diptère , dont il reste encore seize colonnes debout *,
' Plularch. De solert, animal. S xui : Ù hè ^povpàs xicov,.. ènei ^tij^els vXaxroOvrt
réjvveùixàpcav (nn^owcrev avrû), ^eiyovra ràv lepàavkov èTrelicoxev. C'est à celle
espèce de chiens, commis à la garde des temples, que fait allusion Aristophane.
Eqmt.y. 1012 : ^éieadat <t' èxéXevff' lEPÔN KtNA xap^apéSovra; et la tradition
mythologique du chien de Crète, Schol. Pindar ad Olymp, i, 97 : Tdv xvva rîfç
^(nirns, ôv à Zeùs 4)TAAKA toO iepoij xaréa1v<T€, se fonde pareillement sur Tusage en
quesliOD _ « Pausan. I . xviii . 6 ; cf. Dion. Cass. LXIX , xvi ; Sparlian. m Hadrian.
c. xm; Philostrat. 7i^ SophisL I, xxiii. — » Vitruv. 01, ii, 8. — * W. M. Leake,
itê lopography ofAthens, sec. edit. London, iStii,Appendixx, p. 5i5.
DÉCEMBRE 1846.* 731
était hypèthre. A moins de rejeter absolument ce témoignage de Vi-
truye , ce que personne n a le droit de faire , et quand même on bor-
nerait à ce seul exemple toute la notion du temple hypèthre , puisqu ii
est le seul qui s'y trouve absolument conforme, ii faut donc recon-
naître quil y eut des statues d'or et d*ivoire placées dans des temples
hypèthres, k Âtliènes, aussi bien qu'ailleurs, grâce sans doute à un choix
de précautions appropriées à chaque localité. Mais de ce que nous
ignorons en quoi consistaient ces mesures, sommes-nous en droit de
conclure qu elles n'eurent pas lieu ? et l'ignorance où nous sommes à
cet égard , comme sur tant d'autres questions d'art et d'architecture
antiques, nous autorise-t-elle à nier l'existence de temples hypèthres,
quand elle est attestée par des témoignages et qu'elle est justifiée,
comme nous le verrons tout à l'heure, par des monuments?
Afin de trouver un moyen de remédier à ces eflets de l'intempérie,
dont tout le monde avait été firappé, plus d'un antiquaire et d'un archi-
tecte avaient imaginé que des tapis brodés, tels que le pépias panathé-
naique du Parthénon et le grand rideaa du Jupiter Olympien, avaient pu
être suspendus horizontalement au-dessus de la tote des colosses d'or et
d'ivoire, de manière à les protéger contre le vent, la pluie et la neigea
Cétait là certainement une idée malheureuse, dont M. L. Ross n'a pas
eu de peine à faire justice, et qui avait déjà été victorieusement réfu-
tée par Vôlkel^ , et auparavant par M. Quatreinère de Quincy'. Mais
il avait été proposé aussi par l'illustre antiquaire français un autre
moyen d'obvier à l'inconvénient en question , dont M. L. Ross n'a pas
dit un seul mot, et qui ne méritait pourtant pas d'être passé complè-
tement sous silence. Ce moyen consistait en ce que loavertare da com-
ble, répondant à la partie de la cella où était érigé le simulacre d'or et
d'ivoire, avait pu être fermée par un châssis composé de dalles de pierres
spéculaires^. Il est certain, en effet, et je ne crois pas que M. L. Ross
veuille contester cette notion, que, si l'usage du verre, en carreaux de
vitre, parait être d'une époque assez récente dans l'antiquité, il n'en est
pas de même de celui des pierres spéculaires, de diverses sortes, dont
la plus transparente, celle qui se nommait phengitès^, était si em-
ployée chez les Romains, contemporains de Pline, et, sans nul doute,
connue des Grecs, bien longtemps avant cette époque. A l'appui de
' Cest ainsi que Stuart avait cru que la s'atue d or et d*iToire de Minerve avait pu
être protégée contre les intempéries des saisons ; et c'est de la même manière que
Hîrt, dans son Mémoire sur le temple de la Diane ctEphèse, p. a3, a4 et 37, s*expli-
Ïjaît fusage des urepnrerdb'ftaTa, 'orfirXoi, suspendus dans les temples. — ^ Vôlkers
rchàol Nachlass, p. 12, suiv. — * Jupiter Olympien, p. a 65. — * Mémoire cité,
p. 378.386.— » Plin. XXXVI, ixii, 46.
9^-
JOURNAL DES SAVANTS.
cette notion générale. M, Quatremère de Qaincy avait rap^
curieux, cest cjue les voyageurs des xvi' et xvii* siècles, qtii
core le Parihtnon en Tétat d'église chrélîenne où Tavaient;
les Grecs byzantins*, La Guilletiere» Corneiîo Magni, Spoii
y virent deux dalles de marbre transparent ^ devenues pour lei
grecs de cet âge un objet d'une sorte de culte superstition
dalles p taillées en forme de rectangle, d'une longueur de trois |
pied et demi de iarye^, pouvaient très-bien être, comme I
M* Quatremère de Quincy, deax carreaux da châssis de fan^
échappés à sa destruction ^ el employés plus tard, et par suite
même porlé à Fancien temple de la Vierge divine d'Athènes {
église byzantine de Sainte-Sophie, employés, dis-je» à ruso|
tieu^ auquel les virent servir les voyageurs modernes. Ce 4
rait le prouver, c est que ces dalles de marbre transparent avf
une coukur roageâtre, qui ne pouvait être que Teffet de la vé(
se produit aussi à la surface du marbre penlélique, emplofj
les monuments d'Atliènes. Au surplus, Tillustre antiquaire!
vait exprimé cette idée que comme une conjecture, et cette;
dont M. L. Ross n a pourtant pas jugé à propos de faire ^
simple mention .était par elle-même suITisammetit vraisem]
que dire d*un fait tout pareil, qui est venu coorinner depi
M, Quatremèrede Quincy, et qui parait avoir échappé à Tu
k la mémoire de M. L. Ross? Il fut trouvé, dans la partiel
que dirigeait M. Dubois, sur la face antérieure du temple i
Olympie , des morceaax de pâte de verre d*ane grande épaissear, qi
aux yeux de l'habile archileete, M. Blouet* toute la soUiiU
pour avoir pu servir à l'usage de carreaux de vitre empld
cbâssis du comble^* A la vérité, ces morceaux de pâte devet
pu former un vitrage qu à une époque romaine, i la même i
doute à laquelle appartient le pavé, de restaura lion romaii]
vrait lancien pavé de l'époque hellénique. Mais il n'en es(
probable, pour ne pas dire certain, que Touverture du coii
pèihre, qui avait du être fermée dès le principe, pour metti
dor et d'ivoire à Tabri des intempéries des saisons, avait 1
châssis formé de daltcs de pierres specalaires , remplacées plus
mnrceaax de pâte de terre trouvés dans les ruines du temple
' En Van 63o de L C., s'il faut s'en rapporter à une înscriptioû ru
voiutioii f^recqueel rapportée par M. Pîttakb, Descript des antiq. d*Ati
— La Guîltelîère, Aihènei ancienne et moderne^ p. ig8, — -^ Expééà
Mùréê^ t 1 , p, 70. ' i
DÉCEMBRE 1846. 733
ainsi un témoin authentique et une preuve matérielle d*une ordon-
nance de temple hypèthre commune à ce temple de Jupiter Olympien et
à celui du Parthinon. Au reste, ce moyen de clôture de Yhypèthre, indi-
qué d*abord sous forme de conjecture et prouvé depuis par des faits,
qui devaient être des éléments de la question traitée par M. L. Ross,
ce moyen répond aussi àTobjcction du savant antiquaire, qui concerne
la facilité de commettre des vols dans les temples hypèthres; car, du mo-
ment qu'il est reconnu que ces temples pouvaient être fermés, dans le
vide du comble , d'une manière qui laissât pénétrer la lumière en em-
pêchant le vent et la pluie , il est sensible que cette clôture pouvait
également servir à écarter les voleurs.
RAOUL-ROCHETTE.
(La suite à un prochain cahier.)
Rblàtjon des Voyages faits par les Arabes et les Persans dans TInde
et à la Chine, dans le ix* siècle de F ère chrétienne. Texte arabe,
imprimé en i811, par les soins de feu Langlès, publié, avec des
corrections et additions, et accompagné d'une traduction française
et d^ éclaircissements, par M. Reinaud, membre de Vlnstitut. Paris,
Imprimerie royale, i84ôi 2 vol. in-18.
TROISIÈME ARTICLE ^
On lit, dans la Relation^ ^ que les navires atteignent un pays nommé
Kelah-har, jU 4^^. Je crois qu'il faut lire : jIj xJ^ J^LJI^ ijQl *5lf,
c'est-à-dire : « Le royaume porte le nom de Kelah, et le rivage tout
entier est désigné par la dénomination de bar, jU. » a C'est là, dit l'au-
teur, l'empire du Zabedj, gl). Cette contrée est située à l'orient de l'Inde ;
tout le peuple est réuni sous la domination d'un seul roi. Entre Kou-
lam (Coulan) et Kelah-bar, la distance est d'un mois de navigation. x>
Plus loin, on lit ces mots' : «Dans l'empire de Zabedj se trouve l'île
de Kelah, qui est à moitié chemin entre la contrée de la Chine et
celle des Arabes. Sa superficie, suivant ce que Ton rapporte, est de
80 parasanges. C'est l'entrepôt des marchandises . . . C'est là le point vers
lequel se dirigent les navigateurs d'Oman , et d'où on part pour se rendre
dans cette ville. » M. Reinaud pense que les deux noms s'appliquent
è deux pays différents , que le mot Kelah désigne la pointe de Galle,
située au midi de l'île de Ceylan , et que Kelahbar indique la côte de
* Voir, pour les deux premiers, les cahiers de septembre et de novembre i846-
_• p. 18. — 'P. 90.
JOURNAL DES SAVANTS.
Coroinandci K Mais je ne sauraia adopter ces hypûthèse3i
opmioa, ïes deux termes AVia A et AV/ah^ar s'appliquent |
et même contrée. Les textes qtie je viens de citer me pa
meis à cet égard, et mon sentiment se trouve parfaitemei
au témoignage de Masoutli. Cet Instorien^ cite les conlr^
et de Seriralï comme renfermant de$ mines d*or et d'argei
il rapporte qu'un marchand, parti de la ville d'Oman,
Kelab, qui est, dit-il» environ à moitié chemin entre la ]
ces villes et la Chine, Plus loin il parle de la mer de Keld
et des îles; ailleurs il décrit cette mer comme n'ayant ^\£
deur médiocre** L*auteur du Mokhtasar-eUidjaib ^ donne sd
mêmes détails rapportés plus haut* Ailleurs il fait menti
appelée IlaUjan, ou, comme on ht dans la relation, Moalé
partie des contrées de l'Inde, et qui est placée entre Serendi
Plus loin il affirme '^ <jue Tîle de Relah est, dit^on, sit|
chemin entre la Chine et TArabie, Dans la Géographie d^
i'ile de Kelah est un entrepôt situé dans la mer de llm
ville d^Oman et la Chine. Elle renferme une ville bien peu
pour habitants des musulmans, des Indiens et des Persans. 1
des mines de plomb* ainsi que des plantations de bambou
qui produisent le camphre* Edrisi* place Tile de Kelah à'
de navigation de Scrcndib et dans le voisinage de Tile de Ja
voir aussi les Voyages de Seml-Bad, éd. Langlès, p. 63*
D'après toutes ces autorités, il est évident, ce me sendlj
de Kelah f ou Kekth-bar, n'a rien de commun , ni avec l
Galle, ni avec la côte de CoromandeL M, Walckenaer '® a
les noms Kekh ou Kelah-bar devaient s'appliquer à la f
Malacca. Cette opinion, à mon avis, oftVe un très-grand d
habilité , d autant plus qu'une ville située dans celte pra
encore aujourd'hui le nom de Qaeda, qui se rapproche \
celui de Kelah. Une seule circonstance pourrait faire h
mettre celte hypothèse: c'est que, suivant l'auteur arabe, i
Tile de Kelah est de 80 para^^anges, et cette évaluation es(
quand on songe à l'étendue réelle de la presqu'île de Mais
pourrait répondre, ou que les Arabes qui fréquentaient ceti
y faire en passant le commerce, et qui ignoraient la Ian|
avaient peut-être reçu des notions insuffisantes rclativeme
' T. I, p* LXïvi, LX%£tv et Lxxxv. — * Moroadjt de mon nianoscril
■T. 1, fol. 77 r'.— 'Fol 85 v^— ' Man. 901, foî/aS r'.— * Fol 35 r*'
— 'Texte arabe, p, 375,— -'G«?o^rcfpfti€, 1. 1, p- 77. 791 Bo. — ^^Anm
année iS3a.
DÉCEMBRE 1846. 731
face de cette contrée, ou que la descriptioa donnée par les Arabes
s'appliquait exclusivement à la partie méiîdionale de la péninsule, celle
qui avobine le détroit de Singapour.
Quant au métal désigné par le nom de kaVi <jiï, il n'a pas le moin-
dre rapport avec Yairain, ou plutôt le cuivre de Caliana, dont Cosmas
fait mention. On lit dans l'ouvrage intitulé Dâiwan-essafa} : (^ «r^^ 3^'
jjjj «i iukidi , (( Le haïi est un métal qui , sous le rapport de la couleur,
se rapproche de Targent. n Ce caractère convient parfaitement à Tétain.
Makrizi^ s exprime en ces termes : jbUxJt «x^OsaJI ^jAiUl ^oUcpt, «Le
plomb lioXi, qui est d'une extrême blanchem*. n Dans les Extraits de la
Géographie de Birouni', dans le Traité d'Agriculture d*Ebn-Awain*, on lit
également i^Jill QoUopi, « le plomb kaVi; » dans V Histoire d'Egypte d^Ehn-
Aîas^-.^jAï ^^ l^xU ...UMji {jy^j^ , « quarante chevaux qui portaient des
harnais de kali. » Dans une note manuscrite , sur le Moazhir de Soïouti ^ ,
on lit, en parlant du plomb : «Le noir est désigné par le mot ousroub,
c^^t , et le blanc par celui de kal'i, ^jJô». » Dans la Traduction persane
du livre des nombres'', le mot ^jA* répond au terme hébreu ^>na, étain.
Dans ïAyin-Akberi^, le mot ^jJi désigne évidemment le même métal.
D'un autre côté, dans le Voyage d* Orient du P. Philippe, de la Sainte-
Trinité^, on trouve ces mots : «Le cakï est un métal très-semblable au
plomb. » Enfm , nous apprenons de Sonnerat^^ et de Marsden^^ etc.,
que le mot câlin désigne Vétain. C'est le terme malal kalang ^^ , qui
offipe , en effet , cette signification ^^. Le mot ^j-U est une altération
du terme original. Masoudi, au lieu de ^jJi, emploie l'expression
(>»aj! (joUy [le plomh blanc). Or on sait que Tétain est, par excellence,
un produit de la presqu'île de Malacca.
En partant de Kelah , ou de Kelah-bar, les vaisseaux , après une na-
vigation de dix jours, arrivaient à un lieu nommé Betoumah, S^yii.
M. Reinaud, à l'exemple de l'abbé Renaudot, croit qu'il faut recon-
naître ici la ville de Meliapour, autrement San-Thomé, située sur la côte
de Coromandel, près de Madras. Mais je ne saurais admettre cette
hypothèse. Dabord, la position que j'ai assignée à la contrée de Kelah
ne peut, en aucune manière, s'accorder avec une pareille conjecture;
en second lieu, s'il s'agissait de la ville de Meliapour, l'écrivain arabe
n'aurait pas manqué de faire observer une circonstance curieuse :
* Man. ar. i io5, p. 277. — ^Opuscules, fol. 196 v*. — * Man. 584, fol. 36 v*. —
• Tom I, p. 575.— 'Tom. II, fol. 199 v*. — • Man. du scheîkh Nâser, p. i5a. ~
^Ghap. XXXI, V. aa. — • Démon manuscrit, fol. 16 r*. — • Page 294. — *• Voyage
aux Indes et à la Chine, t. II, p. loi. — " History qf Sumatra, p. 17a. —
^' MarsdcD, Dictionary ofthe Malayan Janguage, p. a49*
736 JOURNAL DES SAVANTS.
Texistence dune population clirétienne au milieu de nations ido-:
lâtres ; enfin , la leçon Betoamah , sur laquelle s appuie cette hypo-
thèse, est complètement incertaine. Je crois qu'il faut lire Natoanah,
Ajyu, et reconnaître ici ce petit groupe d*iles du même nom, pla-
cées entre le détroit de Singapour et l'île de Bornéo; et, en effet,
dans la Géographie d'Édrisi, au lieu de Schoamah, iU^, que pré-
sente le texte, un manuscrit donne Tenoamah^ ^y^f ce qui s*écarte
peu de la leçon que j'adopte.
En partant de Betoumab (Natounah), les vaisseaux, après une navi-
gation de dix jours, arrivaient au lieu nommé Kedrendp^ gl?*^ ^'' ftcî-
naud, qui, comme nous Favons vu, reconnaît dans Betoumah la ville
de Méliapour ou San-Thomé, a cru devoir placer Kedrendj sur la côte
de Coromandel, à l'embouchure du fleuve Godaveri' ; mais cette asser-
tion ne me parait pas admissible. Si les observations dont j ai présenté
les résultats sont, comme je le crois, appuyées sur un fondement solide,
ce n'est pas sur la côte de Coromandel que nous devons chercher le
lieu nommé Kedrendj , mais sur la route qui conduit de l'île de Su-
matra à la Chine. D'un autre côté, Masoudi indique la mer de Kedrendj
comme formant la cinquième de celles qui composent le grand océan
des Indes et de la Chine. Si je ne me trompe, nous devons, dans la
mer de Kedrendj , reconnaître le golfe de Siam. Comme il est peu pro-
bable que les Arabes pénétrassent au fond de ce golfe, et qu'ils s'arrê-
taient à Kedrendj, non pas pour commercer, mais seulement pour re-
nouveler leur provision d'eau, on peut croire que ce lieu était situé à
l'entrée de cette vaste baie. Peut-être le lieu indiqué par la relation
arabe nous représente-t-il l'île de Poulo-Condor.
Après Kedrendj, les vaisseaux, en dix jours de navigation, attei-
gnaient le lieu nommé Senef, où ils trouvaient de l'eau douce. On
en importait l'aloès, appelé senefi. Ce pays composait un royaume.
M. Reinaud suppose que, d'après le récit de notre auteur et celui de
Masoudi, la mer de Senef se trouvait à l'occident du détroit de Malacca,
ainsi que des îles de Java et de Sumatra ; mais je ne puis partager cette
opinion. L'ensemble des faits, tels que je viens de les exposer, contredit
formellement cette supposition. Masoudi nous représente la mer de
Senef comme formant la sixième de celles dont se composait l'océan
Indien, et comme se trouvant fort rapprochée de la Chine; c'est ce
qui résulte également du texte de notre auteur.
Maintenant, que faut-il entendre par le pays de Senef? Edrisi* en fait
une île, Abou'lféda confirme cette assertion. «Parmi les îles de la mer
' T. I, p. 83, 84, 88, 89. _ ' p. 16. — ' P. xc, cm. — * Géographie, t. 1,
p. 83, 9a. 188.
DÉCEMBRE 1846. m
cîc la Chine, dit ce géographe , il s en trouvé une célèbre, appelée Senef,
d'où Ton exporte Taloès, à qui elle donne son nom, jÂ^.Sa longueiu»,
d'orient en occident, est d'environ 200 milles; sa largeur est un peu
moindre. Elle renferme une ville du même nom. d H ne peut pas être ques-
tion ici de l'île de Bornéo. D'abord, comme je crois l'avoir démontré, elle
ne se trouvait pas sur la route (Jue suivaient les marchands arabes. En
second lieu, l'étendue qui est attribuée à l'île de Senef est bien au-dessoiis
de celle qu'occupe, en réalité, l'île immense de Bornéo, Enfin, siles Arabes
avaient visité les côtes de cette île, ils n'auraient pas été y cher-
cher seulement l'aloès , ils en auraient exporté les nombreuses et riches
productions que cette île fom^nit au commerce , et en particulier les
diamants. Comme le mot arabe *jjy=r, qui désigne une île, exprime
également une presqu'île, je souscris volontiers à l'opinion des savants
qtri, dans la contrée de Senef, ont reconnu la province de Tsiampa,
située au midi de la Cochinchîhe. La mer de Senef nous représente,
je crois, le golfe du Tonkin. Quant à Tîle de Sendei>Foulal ou Sendi-
Foulàt, c'est, si je ne me trompe, l'île de Hainàn; et, dans tous les
cas , il m'est impossible de souscrire à l'opinion de M. Reinaud , qui
place cette île près de l'entrée du détroit de Malacca. Quant à la
septième mer, j'adopte volontiers l'hypothèse du traducteur, qui, au
lieu de Sandji, 45^^ , croit devoir lire Mandji , i^tfi^ , et reconnaît
ici le nom que portait la Chine méridionale.
Après avoir donné quelques détails sur la route que les marchands
arabes suivaient pour se rendre à la Chine , et sur les îles importantes que
renferme la mer des Indes, je crois devoir parier succinctement de plu-
sieurs pays situés sur le continent de rinde. L'auteur arabe, après avoir
décrit la contrée appelée Komkan (Concan), dont le souverain portait le
titre de balhara , ajoute : u Ce prince a autour de lui un grand nombre de
rois, avec lesquels il est perpétuellement en gueri'e, mais il est cons-
tamment vainqueur. Tel est le roi de Djert, jj^-^ Nous appre-
nons , par un passage de la même relation , que le pays de Djerz ou
Djorz est celui qui a pour capitale la ville de Kanodje^ u A côté de cet
empire est celui deTafek, qui a un territoire peu étendu. Les femmes
ont le teint fort blanc, et sont les plus belles de toutes les femmes de
llnde. r> Le nom de cette contrée est écrit de plusiews manières diffé-
rentes. On Ht, dans l'histoire de Masoudi, Tâken, çjmMo, ou Tâkan, ylïlb^,
ou Tâfi, i\io, et Tâben, (jJjIL, dans là Géographie d'Édrisi'. M. Reinaud
suppose que ce pays est celui des Mahrattes. U se fonde sur cette circons-
tance, que les femmes du pays de Tafek ou Tâken étaient renommées
• p. 137. — • T. I, fof: t5 r*. — • T. I. p. 98.
93
738 JOURNAL DES SAVANTS.
nou-seuleineiit pour la beauté de leurs traits , mais encore pour leur
penchant au plaisir et le talent quelles mettaient à irriter les passions
des hommes; et il fait observer que, suivant le témoignage JEbn.-
Batoutaht les femmf$ mahrattes possédaient au plus haut degré ces
moyens de plaire; mais cette raison ne me paraît pas convaincante. On
peut bien admettre que ces moyens de séduction , pratiqués avec tant
dû succès par ies fea^mes mabrattes, pouvaient être également connus
et employés par des femmes d*une autre contrée de llnde. Or nous
apprenons, par le témoignage formel de Masoudi, que la province de
Tâfi, ou Tàken se trouvait dans la partie nord-ouest de llnde, et que là
prenaient leur source plusieurs des affluents qui aHaient grossir le fleuve
Mihran, c*est-à-dire T Indus ^ Il est donc impossible , je croîs, de sup*
poser que ce pays représentât, soit en totalité, soit en partie, ia contrée
de^ Mahrattes. U faut plutôt , je crois , le placer vers le royaume de Lahotre .
Sans doute , en lisant cette série de noms de provinces et de villes ,
noms qui appartiennent à des idiomes étrangers, qui ont été mal com-
pris des géographes auxquels nous en devons la connaissance , que fa
négligence des copistes a encore altérés , qui enfin ont ià\\ place k
d autres dénominations et sont restés complètement oubliés « il est
bien diflicile de déterminer, avec certitude , à quels lieux actuels nous
devons les appliquer. Toutefois , dans les passages qui nous occupent «
je croîs ({uc M. Reînaud s'est trompé , lorsqu'il a cherché dans la pé-
ninsule en deçà du Gange les pays désignés par l'auteur arab$. Si je
ne me trompe, ces contrées doivent se retrouver sur le chemin qui
conduit de l'Indoustan à la Chine. Ainsi, ce grand empire, appelé
Rohmi ou bien fVahmen, ou enfin Zahmi^r et dans lequel le traducteur
croit reconnaître le Visapour, correspond , si je ne me trompe, au Ben-y
gale. Car je ne saurais admettre que cette contrée soit identique avec
file de Râmi ou Sumatra. La puissance attribuée au prince de Rohmi
ou Zahmi ne peut convenir à un des huit rois entre lesquels se par-
tageait la souveraineté de Sumatra; le nombre prodigieux et exagéré
des éléphants avec lesquels ce souverain se mettait en campagne, ses
gueiTes contre le roi de Canodje et contre les princes d'un pays situé
sur la côte de Malabar, ne permettent guère de chercher dans une des
îles de la Sonde la situation de Tempire indiqué ici. Enfin , dans la nar-
ration, tout semble annoncer que l'auteur, après avoir énuméré les îles
de la mer des Indes et de la Chine, a désigné ici les royaumes du con-
tinent qui se prolongeaient jusqu'à cette contrée. Le royaume appelé
Kdschebin ou Kamen, situé dans l'intérieur des terres, et qui, suivant
M. Reinaud, nous représente le Mysore, est, à mes yeux, le pays
* De mon manuscrit, t. I, fol. 53, v*. — • Masoudi fol. 98, r* et v'.
DÉCEMBRE 1846. 739
d'Achem. Le royaume appelé Kirendj, ^j-f^^ » placé sur le bord de la
mer, et qui , si Ton en croit le traducteur, n'est autre que la côte de
Coromandet, représente» à mon avis, le royaume d'Arracan.
L'auteur arabe nomme ensuite un autre royaume appelé Moudjah,
9Ls^y^ puis un autre nommé Mabed ou Mcàb ou Maber. M. Reinaud,
dans un endroit de son ouvrage , a supposé * que le pys de M oudjah
était situé aux environs du cap Martaban , et que ie pays de Maïd ré-
pondait à celui de Siam. Mais, dans ses notes^, it assm^ que probable-
ment le pays de Mabed est identique avec la Cocbinchinc. Pour moi ,
je ne saurais admettre aucune de ces deux opinions. Le pays de Mou-
djah ne peut, je crois , être placé près du cap Martaban et correspondre
au royaiune de Pégu , car, à cette latitude méridionale, il n'existe pas
de musc. D'un autre côté, le royaume de Siam n'est point limitroplie
de la Chine. II en est de même de la Cochinchine , qui se trouve sépa-
rée de la Chine par toute la largeur du Tonquîn. Si je ne me trompe,
la contrée de Moudjah répond au royaume d'Ava; et le nom Maîd ou
Mabed désigne le Tonquin , qui se trouve en effet au delà du royaume
d'Ava, et touche complètement aux frontières de la Chine.
Dans la relation arabe' il est fait mention d'un pays appelé Komar,
j\it qui donne son nom à Taloès, désigné par le root ftomorc, ^yi)
<jyUJl. Masoudi parle aussi de celte contrée*. Suivant ces auteurs, le
pays de Komar n'est pohit une île , c'est un pays qui regarde tîelui des
Arabes. 11 est dans une situation parallèle avec le royaume du maha-
radjâ et l'île de Zabedj. La distance entre les deux pays, en traversant
la mer dans sa largeur, est de dix journées de navigation, ou de vingt
journées , lorsque le vent est médiocre. C'est ainsi que je traduis ce
passage, qui est ainsi rendu par M. Reinaud : a Le Komar est dans la
direction du royaume du msrharadjâ et dé l'ile du Zabedj. Entre les
deux royaumes, il y a dix journées de navigation en latitude, et un
peu plus, en s élevant jusqu'à vingt journées, quand le vent est faible, n
Ma traduction, qui est plus littérale, présente, je crois, plus de fidé-
lité. Le mot ow«Ul« signifie «qui est sur la même ligne, qui est paral-
lèle. ») Makrizi^ parie d'une idole de pierre qui était parallèle au Sphinx,
J^t j^l âjùsUm^ Jl^ , et ^ d'un bassin dont le fond était de niveau avec
celui du Birket-allil , J^\ '^'^^ji c>y' ax^U*^. Le mot Usj^ ne doit pas,
je pense , se traduire « en latitude » , mais u en lai^ur. i» Car, d'un autre
côté, Masoudi atteste que le pays de Komar se trouve situé parallèle*
ment aux îles qui forment le royaume du maharadjà, à la contrée de
* P. c\T , cvii. — . * P. a I , note 70.— ' P. 93, gA — * T. I, fol. 3a v*. 33 r*. et v*.
— ^ DexripL de VÉgypIê, art. dct tiet. — * Art. du puits du châtMU.
740 JOURNAL DES SAVANTS.
Kelah , à l'île de Serendib ; ces détails, si je ne me trompe, ne sauraient
s appliquer à la pointe méridionale de la presquîle au delà du Gange ,
et encore moins à un pays situé k une latitud^. plus élevée, tel quo
le i*oyaume de Siam. M. Reinaud ajoute : u Le dernier sens suppose-
rait que, dans Topinion dAbou-Zeyd, les iles de Java et de Sumatra
étaient situées au midi de la pointe de la presquîle, et non point à l'o-
rient. »Mais cette supposition ne me parait pas itëcessaire. Le texte veut
dire que le pays de Komar était situé parallèlement aux Etats du maba-
radjâ , et qu'en traversant la mer dans sa largeur, c est-à<lire en directe
ligne, on se rendait d'une contrée à l'autre en dix ou vingt jours de
navigation. Je crois, d'après ce récit, combiné avec celui de Masoudi^
que le pays de Komar était identique avec celui de Komr, qui foraiait
la pointe méridionale de la presqu'île en deçà du Gange , dans le voisi-
nage du cap Comorin. Aboulféda s est donc trompé, lorsqu'il a admis
une île de Komar ^ située près de la Cochincbine. Ce géographe a été
induit en erreur par un des écrivains qu'il a pris pour guide. Oa pour*
rait, si l'on parcourait le texte d'Edrisi, faire voir que tous les passages
où ce géograpbe fait mention du pays ou de fîle de Komr, -I, en tenant
compte àes erreiurs propagées par des écrivains antérieurs, peuvent pres-
que tousse rapporter à la pointe méridionale de la presqu'île en deçà du
Gange; mais les bornes de cette notice ne me permettent pas de déve-
lopper cette opinion. Je crois que le pays de Kâmroun, dont parle la
relation arabe, aussi bien qu'Abou'lféda''^, est identique avec celui de
Konu* ou Komar. La ville de Davkera, '^5^^, indiquée par Aboulféda
comme une des principales places du pays de Kàmroun, répond, si
je ne me trompe, à celle de Travancore. Je ferai observer que» dans la
relaiion arabe, on lit: pl^»^! ^Osj ij\4^\ ^^ dlUl JsJji^ JJAt 1^ ^1 Jovj.
M. Reinaud substitue à la leçon oJib celle de *xJx> , et traduit : « On
raconte que jadis le royaume de Komar tomba entre les mains d'un
jeune prince... »> Pour moi, je crois qu'il n'y arien à changer, et qu'on
doit traduire : «On assure que, dans les temps anciens, le monarque
(lemaharadjâ) nommait le roi du pays de Komar. » On ne doit pas être
surpris que les Malais , ce peuple si belliqueux et si navigateur, eussent
soumis à leur domination la pointe méridionale de la presqii'ile de l'Inde.
Les Arabes, qui allaient commercer dans la Chine, abordaient
à une ville appelée Khanjoix. Renaudot et Deguignes ont supposé
qu'il s'agissait ici de la ville de Canton. M. Reinaud, à l'exemple de
feu Klaproth', repousse cette idée, et pense que Khanfou était située à
l'embouchure du fleuve Kiang, dans la province de Tché-kiang. Mais
^ Texte arabe, p. SSg. — * P. 36i. — * Mém, rel à l'Asie, t. II, p. aoo et siiiv.
DÉCEMBRE 1846. 741
celU^ opinion présente quelques diflicultés réelles. Une de ces diiïicultés
consiste dans le récit même de Técrivain arabe, qui place Khanfou à
quelques journées de marche du rivage de la mer. Ce caractère ne
saurait convenir à une place située immédiatement sur le bord de
rOcëan. Poiu* obvier à cet inconvénient, M. Reinaud suppose que les
navigateurs arabes, au lieu de s arrêter à lembouchure du Kiang, re-
montaient ce fleuve jusqu'à Hang-tcbéou-fou, capitale de la province :
cest la même ville qui, du temps des Mongols et de Marco-Polo, était
uoDunée Qainsaï. Mais une raison qui me parait forte m^empèclie de
souscrire à cette hypothèse. En effet, suivant lassertion formelle de
Marco-Polo, homme judicieux et témoin oculaire, Quinsal était seule-
ment à vingt-cinq milles du rivage de la mer. Il est donc difficile ,
pour ne pas dire impossible, de reconnaître ici ime ville qui, suivant
ce qu atteste la relation arabe, se trouvait à plusieurs journées de
marche des bords de TOcéan. En second lieu, nous savons, par la
même relation , que de la ville de Khanfou à la capitale de la Chine ,
appelée Khomdan^ c est-à-dire à la ville actuelle de Si-nganfou, la
distance était de deux mois de route. Or, entre cette place et celle
de Hang-tchéou-fou , Tintervalle nest pas, je crois, assez long pour
exiger un temps aussi considérable. Je suis donc porté à adopter
Topinion de Renaudot et de Deguignes, et à regarder la ville appelée
Khanfou par les Arabes comme identique avec celle de Canton. Sans
doute la navigation des Arabes, depuis leur ilernier lieu de relâche
jusqu'à Canton, parait un peu longue, si Ton considère Tintervalle qui
sépare ces deux points; mais il faut penser que ces marchands ne fai-
saient pas, probablement, voile en droite ligne vers leur destination,
qu'ils s arrêtaient, sur leiu* route, dans tous les lieux qui leur offraient
la chance d un négoce tant soit peu lucratif
Je ne ferai point ici d'observations un peu étendues sur la Relation
qui fait Tobjet de cette notice. Comme depuis longtemps elle est sous
les yeux des savants, on a dit tout ce quil y avait à dire pour attaquer
ou défendre l'authenticité des assertions quelle contient. Dans mon
opinion , elle offre, avec des faits exacts, un certain nombre de rensei-
gnements dont on peut, sans être accusé de scepticisme, suspecter la
véracité. Il est probable que les Arabes, qui fréquentaient la Chine et
qui en ignoraient la langue, se sont laissés fréquemment entraîner
par une imagination portée naturellement au merveilleux; qu'ils ont
mal compris les faits qu'ils avaient sous les yeux, ou les discours qui
leur étaient adressés ; ou qu'ils ont été plus d'une fois dupes des inter-
prètes dont ils étaient obligés de se servir pour la réussite de leurs
opérations commerciales.
742 JOURNAL DES SAVANTS.
J'avoue que la conversation de l'Arabe Ebn-Wabab avec lempei-eur
de la Chine ne me parait pas, dans tous ses détails, avoir été repro-
duite avec une fidélité scrupuleuse. La partie de cet entretien qui a
pour objet les prophètes me semble, à vrai dire, un peu suspecte.
J'ai également de la peine à croire quun monarque aussi orgudSleux
que celui de la Chine ait admis la supériorité du roi de la Perse, d*au-
tant plus que, sous les princes sassanides, Tempire de Perse n'avait
pas l'étendue immnese qu'il avait eue sous le règne de Cyrus et de ses
successeurs. Du côté de l'occident, il n'atteignait que par q[uelques
points la rive de l'Euphrate ; et , du côté du nord , il n'avait jamais pu
franchir rOxus, siur ]es bords duquel les Huns Ephtatites avaient opp<Mé
aux armes des monarques sassanides une résistance invincible. On peut,
je crois, et cela sans aucun scrupule, ranger parmi les fables ce que
rapporte la narration arabe relativement au goût des Chinois pour la
chair humaine. Jamais , chez aucun peuple civilisé , ni en Chiqe ni
ailleurs , aucune loi n'a autorisé les hommes à se nourrir de la chair
de leurs semblables ; jamais , même dans les temps de troubles , de
désordres, au milieu des fureurs de l'anaiTrbie et de la guerre civHe ,
cet odieux aliment n'a souillé les tables , n'a été exposé en vente. On
peut donc croire , ou qu'une méprise grossière , ou qu'un sentiment de
vengeance aura d'abord donné naissance à ce bruit absurde; que ce
bruit, recueilli par des hommes ignorants, doués d'une imagination
vive et avides de merveilleux, se sera propagé sans" examen, et aura
été regardé comme un fait indubitable.
Avant de quitter ce sujet, je dois faire observer que M. Reinaud s'est
un ()eu trompé ^ lorsqu'il assure que, suivant l'asserlion de Masoudi,
le voyage de l'arabe Abd-cl-Wahab à la cour de l'empereur de la
Chine eut lieu l'an 3o3 de l'hégire (91 5 de J.C). L'historien arabe dit
seulement que, dans le cours de cette année, il recueillit de la bouche
d'Abou-Yezid (Zeïd) une partie des renseignements qui concernent la
Chine.
M". Reinaud s'attache ensuite à rapprocher des faits contenus dans ia
relation arabe ceux que founiitThistoire de la Cliine. Comme, à l'époque
où eurent lieu les principales expéditions commerciales des Arabes , le
v.isto empire de la Cliine était gouverné par la dynastie des Thang, c'est
<hus l'excellente histoire de celte dynastie, rédigée par le P. Gaubil,
qu'il a puisé en grande partie, et presque exclusivement, les matériaux
dont se compose cet article de son discours préliminaire.
Kii traitant des contrées qui s'étendent entre le Khorasan et la Chine ,
f nitour dit quelques mots des nations turques et autres qui occupent
' T. II, p. 45, note i53.
DÉCEMBRE 1846. 743
ces vastes régions. A Texemple du P. Gaubil, de Deguignes et do Kia-
proth, il suppose que les Turcs Tagargar ou Tagazgaz des auteurs arabes
étaient identiques avec ceux que les écrivains chinois désignent par le
nom de Chato^. Je nai aucun motif pour appuyer ni inlîrmer cettu
hypothèse. Mais je m'arrêterai un moment, pour examiner ce qui con-
cerrfè le titre que portait le souverain de cette nation. M. Reinaud,
transcrivant un passage de Masoudi, atteste que le roi de ce peuple por-
tait le nom générique d'Afez-Khakan. Les manuscrits de Técrivain arabe
ne sont rien moins qu uniformes à cet égard. Dans mon exemplaire, on
lit Er-Khan, ^jU-jP, ou Ibn-Khakan, yfeU* ^^\^. D*autres manuscrits,
cités par M. Sprenger^.oEfrent les leçons /r-A^an, y U-^l, ou Il-Kkan,
fjiSL. Je préférerais cette dernière manière d'écrire , qui présente un
sens naturel , celui de roi de la contréei Mais, dans tous les cas, je ne puis
concevoir comment ce titre pourrait être identique avec cehii de Li-
khooe-tchang , que les écrivains chinois donnent au souverain des Chatu.
A l'occasion de la route que, dansTantiquité, les marchands suivaient
poiur se rendre de la ville de Balkh dans le pays des Sères, M. Reinaud
suppose qu un lieu nommé, par Ptolémée', lÙOivos ^pyoç (la Tour de
pierre), et, par Anunien MarcelUn^ LiÛtinos pyrgos, était identique
avec la ville de Taschkend , située sur les bords du Seihoun , lancien
laxarthes. Cette opinion n'est pas nouvelle. Elle avait été proposée et
discutée avec beaucoup d'érudition par le D' Hager^; et, toutefois,
je ne saurais l'admettre. D'abord, si nous consultons les récits des
écrivains de l'antiquité, rien ne nous apprend que ia ville de Tasch-
kend existât dans des temps antérieurs à notre ère. U est plus pro^
bable que cette place fut fondée et reçut son nom à l'époque où des
nations de race turque envahirent la Sogdiane. En second lieu , si l'on
adopte l'hypothèse de Uager, c est dans la Sogdiane que devait être si-
tuée la Toar de pierre. Mais nous savons, parles tables de Ptolémée, que
ce lieu se trouvait dans le pays des Saçes^. Qr la contrée qu occupait
cette nation guerrière ne s'étendait pas certainement Jusqu'au canton où
existe encore la viUe de Taschkend. D'ailleurs, il est difficile de croire
que les marchands qui partaient de la ville de Balkh, pour se rendre à
la Chine , aient allongé énormément leur voyage, en remontant vers le
Nord jusqu'à Taschkend , tandis qu*ils pouvaient aisément suivre une
^Q^tQ bien plus courte et bien plus directe. Ed outre, rien ne nous
oblige d'admettre que la Tour de pierre fut réellement une ville. Il est
plus vraisemblable que c'était seulement une forteresse élevée dans un
* T. I, p. CLV. — * Fol. 7!i Y*. — • Fol. 76 vV— * Historicat encyclopœiia , t. I .
Mb. X}(III, p. 579. — ' Namimudique cÛroiis^ p. ia3. — ^ Asim Éêhtda ru.
744 JOURNAL DES SAVANTS.
défile , défendue par une garnison , et destinée à servir de point d ap^
pui aux voyageurs , à les protéger contre les attaques des peuples belli-
queux et sauvages dont il fallait traverser le territoire , et à recevoir en
dépôt les marchandises qui formaient Tobjet du commerce de la Sërique.
Nous apprenons, par Tbistoire des Mongols ^ qu*il existait, sur la
route qui conduit de Nakhschab è Termez, un défilé que les Mongols
dés^naientparle nom générique de Timoar-khahlouka, aaX^jj^^, cest-
i-dire Porte de fer; mais ce lieu, se trouvant dans la Transoxane, et
non dans le pays des Saces, ne saurait nous représenter la Tour de pierre
des écrivains de lantiquité. Au rapport de Raschid-eddin^, comme il
existe , sur les confins de la province de Badakhschan , un autre défilé,
nommé également Timoar-khahlouka (la Porte de fer), rien n*empèche,
ce me semble , que nous ne voyofts dans ce lieu remplacement que dut
occuper la Toar de pierre de Ptolémée; car, après avoir francbi cette
gorge, on arrive facilement dans la petite Boukbarie, la Casia regio des
anciens. Cette opinion, au reste, se rapproche de celle qu'ont émise
Heeren, Banville, le EK Vincent, etc.
M. Reinaud, qui, comme il Tannonce, s occupe, depuis longtemps,
à tradiure en français la Géographie d*Aboulféda, a cru sans doute
que, combattant en quelque sorte pro aris etfocis, û pouvait relever
la gloire de son auteur favori, en rabaissant un peu les rivaux qui
avaient marché dans la même carrière. Cest l'ouvrage d*Édrisi qu'il
a choisi pour l'objet d'une critique sévère, et qui, j'ose le croire, n'est
pas toujours complètement juste. 11 parle des erreurs fatales^ où est
tombé, dit-il, cet auteur habile et érudit, qui, pour la composition
de son Traité géographique , s'était entouré de tous les secours dont
on pouvait disposer de son temps , et avait été favorisé par le patro-
nage d'un prince zélé pour les sciences, a Avec tous ces secours, dit
M. Reinaud*, tout en faisant un livre d'un usage indispensable, Ëdrisi,
en quelques points, fit plutôt ceculer la science géographique qu'il ne
l'avança (qu'il ne la fit avancer). Mon observation s'applique surtout
à la description de l'Afrique orientale et du midi de l'Asie, avec les
lies qui la bordent. Édrisi était imbu de l'idée jadis émise par Hîp-
parque et Ptolémée. d'après laquelle le continent africain se prolonge-
rait indéfiniment du côté du midi et de l'orient. Suivant Edrisi, ce
prétendu prolongement se développait dans le même sens que l'équa-
leur, à une distance plus ou moins rapprochée de la ligne équinoxiale,
et formait de la vaste mer de l'Inde un grand lac, qui ne commuib*-
quait que pai' un cangl avec la mer extérieure.» M. Reinaud ^ ajoute
qu'Ëdrisi, voulant mettre d'accord l'opinion de Ptoléinée avec -le sécii
' Rasohid-eddin, foL i44. — * Fol. aa3. — » P. clxxi. — * P. clxxii-clxxiV:
DÉCEMBRE 1846. 745
des Arabes, et se trouvant gêné par le prétendu continent, qui ne lui
permettait pas de s'étendre beaucoup au delà de Téquateur , a fait de
certaines îles des continents, et de certains continents des îles; qu'il
place les îles du Zabedj, qui correspondent à Java et Sumatra, sur la
côte de Zanguebar; que, d'un autre côté, des pays situés sur le golfe
du Bengale et dans la presqu'île de Malacca sont rejetés, sous forme
d'îles, dans la mer de la Chine, a Ces erreurs déplorables, ajoute
M. Reinaud , furent reproduites par Ibn Saîd , et elles se sont perpé-
tuées en Orient jusque dans ces derniers temps. Il faut rendre, dit-il,
cette justice à Abou'lféda ; son ouvrage , considéré sous le point de vue
delà rédaction, est, en général, inférieur à celui d'Édrisi; mais Abou'l-
féda avait l'instinct géographique, et, dans toutes les grandes questions,
il s'est rencontré avec la vérité. » M. Reinaud ajoute, en note : u M. Qua-
tremère a consacré, dans le Journal des Savants, an. i863, deux arti-
cles à une appréciation d'Édrisi et des autres géographes arabes; mais
les considérations que je viens d'indiquer paraissent avoir échappé à
M. Quatremère. »
Peut-être n'est-il pas impossible de répondre à quelques-unes des
assertions exprimées dans ce passage. Pour commencer par la der-
nière, dans laquelle je me trouve un peu intéressé, je dois dire que,
si je n'ai point traité les questions que soulève M. Reinaud, j'ai eu,
pour cela, plusieurs motifs. D'abord, ayant consacré seulement deux
articles, non pas à l'appréciation des géographes arabes en général,
mais à l'examen d'un ouvrage aussi étendu que celui d'Édrisi, et ayant
eu à m'occuper d'une foule de choses positives, j'ai cru ne devoir point
m*engager dans des considérations purement systématiques. En second
lieu, je ne saurais, sur plusieurs points, souscrire aux opinions et aux
critiques de M. Reinaud. Enfin, c'est moi qui, le premier parmi les
orientalistes, ai fait observer^ que l'histoire de l'Orient était beaucoup
mieux connue de Masoudi qu'elle ne le fut dans les siècles suivants ;
que ses ouvrages, si pleins de faits, si instructifs, avaient été trop né-
^igés par des successeurs ingrats , qui avaient mieux aimé choisir, pour
leurs recherches, des guides ignorants et infidèles. Mais c'est trop m'oc-
cuper d'un objet personnel. Je me hâte de revenir à ce qui concerne
Édîrisi. Je persiste à penser que M. Reinaud s'est montré un peu injuste
à l'égard de cet estimable écrivain. D'ailleurs, plusieurs assertions que
M. Reinaud qualifie d'erreurs déplorables, et qui consistaient, dit-il, à
placer dans la mer de la Chine des pays situés sur le golfe du Bengale
et dans la presqu'île de Malacca , ont été discutées plus haut ; et je crois
* Notice SUT h vie et les ouvrages de Masoudi, p. 6.
9à
746
JOURNAL DES SAVANTS
avoir démontré que rerreur n'était pas du côté du géogn
M* Reinaud reproche à Ldrisi d'avoir, à Texemple de ij
graphes anciens de VécoJc d'Alexandrie, supposé que la mi
formait un grand lac, et que le contînenl africain se prolod
nîment du côié du midi et de Forient; ce reproche ne me p|
tout à fait fondé. Sans doute, dans les manuscrits de l'ouvïl
on trouve une carie grossièrement tracée, sur laquelle le cd
cain est représenté comme se contournant, vei^ le midi, dj
lion de forient. L'auteur peut avoir, sur ce point, copié I
Ptolémée; mais il ne paraît pas avoir attaché à cette h|
grande importance. Je ne saui-ais croire c[u*Edrisi ait eu en'
biner les connaissances acquises de son temps, sur ce q
l'océan Indien, avec les hypothèses des géographes de féc^
drie* Une préoccupation systématique de ce genre ne me j
part» avoir guidé la plume de cet écrivain, qui na vouli
été qu'un compilateur instruit. Au commencement de sod
atteste que, des sept mers qui baignent notre globe ^ six soi
les unes aux autres, et quune seule, ccst*à*dire la mer Cai
séparée et sans communication avec les autres* Ailleurs^ il'
la mer appelée mer de Senef commence à une autre mer i
le nom de Zifti (de poix), qui, vers le nord comme vers 1^
munique avec f Océan. Sans doute , Edrisi, comme tous lefl
arabes, n a point connu le cap de Bonne-Espérance, et a cd
ignoré comment et en quel endroit se terminait, vers^
continent de l'Afrique; aussi, ne s est-il nulle part CTipliqU
concerne ce point de géographie; mais sa narration n'mm
me semble, qu'il ait admis l'existence d'un prolongement^
vers les rivages de la Chine, Deux seuls passages pourraîen
une conclusion de ce genre; mais, tout à fheure, je din
pense sur cet objet.
A coup sûr la narration d'Edrisi offre des erreurs mi]
mêmes contrées se trouvent nommées une seconde, une tï^
et désignées comme étant placées sur des points tout différi
où la première partie du récit avait indiqué leur existence^
grave, sans doute, tient à la position et à la manière d'éd
teur. Vivant dans la Sicile, n*ayant jamais visité par lui
bonne partie des contrées qui! se proposait de décrire » îll
autre chose qu une compilation. Or, désirant, suivant toute
donner au roi Roger une haute idée des conquêtes scien
* Géogmphie, 1 1, p, 4^ — * P. 87. Texte Arabe, X* partie du i* c
DÉCEMBRE 1846. 747
Arabes, il s attacha à recueillir et à consigner dans son ouvrage tous
les renseignements que lui fournissaient ses vastes lectures. Écrivant,
sans doute, avec un peu de précipitation, il n*eut ni les moyens, ni
même la volonté, de soumettre à Texamen d'une critique judicieuse et
sévère les divers témoignages sur lesquels il appuyait ses récits. Il ras-
sembla donc et mit bout à bout tout ce qui lui paraissait de nature à
compléter les renseignements qu*il avait déjà extraits des ouvrages
d autres géographes. Plus d'une fois, il ne s'aperçut pas que ces préten-
dues améliorations, loin d'enrichir son livre, le détérioraient, en quel-
que manière, puisque ces assertions, puisées dans des écrits moins
dignes d'estime, ne servaient qu'à déplacer ce qu'il avait établi précédem-
ment d'une manière plus judicieuse et plus conforme à la vérité. Dans
une partie de sa description , l'auteur, comme on peut le voir, a pris pour
guide Masoudi , qu'il a copié presque littéralement. Et là il s'était placé sur
im terrain assez solide, où il devait rarement broncher; mais, lorsqu'il
a voulu déférer à l'avis d'autres compilateurs moins instmits, il com-
mit, il faut le dire, des méprises assez fortes. Ainsi, pour ne parler que
des fies Zabedj (Java), Fauteur^ les place d'abord dans la mer des
Indes, puis vis-à-vis du pays des Zendjes, c'est-à-dire de la côte du
Zanguebar^. Il indique, dans ces mêmes parages, l'île de Scherboua,
iy^, qui, comme il est facile de le voir, n'est autre que celle à la-
quelle les géographes donnent les noms de Sarirah, ijàj^ (ouSerbazab,
S^j-n») , et qui, comme je crois, est identique à celle de Banca.
Plus bas, les îles de Zabedj ' sont représentées comme n'étant pas à
une très-grande distance de la Chine; ailleurs^ l'auteur atteste que
les habitants des îles Zanedj ( Zabedj ) viennent à la côte de Sofala cher-
cher du fer, qu'ils transportent sur le continent et dans les îles de l'Inde.
L'île de Malai^, placée par lui sur la côte de Malabar, est transformée
ailleurs en une île immense, située dans les mers de la Ghine^.Ces fautes,
auxquelles on pourrait en ajouter un grand nombre, sont, à coup sûr,
bien graves. Elles prouvent, comme je l'ai dit, que l'auteur n'a pas
examiné avec une critique assez sévère les matériaux qu'il mettait en
ceuvre. Au reste, ces défauts, je crois, sont moins les siens que ceux
des écrivains qu'il avait consultés, et auxquebil pensait devoir accorder
une confiance explicite. Peut-être une circonstance peut-elle rendre raison
d'une partie des fautes que je viens de signaler. Nous avons vu que l'île
de Java était désignée , chez les géographes orientaux , par le nom de
Zabedj. Or, dans beaucoup de passages , ce nom est écrit Zanedj, ^1).
Dun autre côté , on sait que plusieurs îles de la mer orientale sont ha-
' P. 58. — » P. 59. — ' P. 60. — • P. 6&. _ • P. ej. — • p. 86. gj.
gà.
748 JOURNAL DES SAVANTS.
bitées par des populations de nègres, désignés en arabe sous le i;Gai<lé
Zendjes, ^. Il nen aura pas sens doute fallu davantage pour engager
des compilateurs irréfléchis à supposer que ces difiPérents points de-
vaient être situés non loin de la côte de Zanguebar. Cette circons^
tance, que les habitants des îles Zabedj (Java) se rendaient à Sofala
pour acheter du fer, aura fait croire que ces iles n étaient pas éloignées
de la côte orientale de TAfi^que, parce que Ton naura pas assez tenu
compte de Thabileté des Malais dans tout ce qui tient à la navigation,
et de Faudace avec laquelle ils se lançaient dans les expéditions les
plus lointaines. U est visible que, dans plusieurs passages de la narra-
tion d'Édrisi, les îles Zaledj ou Zanedj (Zabedj)^ ont été confondues
avec le groupe des iles Comore; car ime de ces iles est appelée, par
l'écrivain arabe, Andjebeh, aa:^!. Il faut lire Andjeneh, jU:^! , et reconnaî-
tre ici rile A'Anjoané. Celle que le géographe nomme Anfoudjah, A>yb^t ^
répond à celle d'Angazijâ, la plus considérable des îles de ce groupe.
Suivant Tauteur ', « Tile de Komr est éloignée des îles Roïbahat de
sept journées de navigation. .... Son roi réside dans la ville de Malai.
Les habitants disent qu'elle s'étend, en longueur, l'espace de quatre
joumés ( quatre mois) vers l'est. Elle commence auprès des îles Roï-
bahat, et se termine en face des iles de la Chine, du côté du nord (ou
du midi).» D'après le commencement de cette description, il est
visible qu'il s'agit ici de la partie méridionale de la presqu'île de l'Inde.
Mais l'auteur, trompé sans doute par la signification équivoque du
mot ijjÇ)^, ayant voulu admettre une île au lieu d'une pém'nsule, et,
d'un autre côté, ayant vu, dans les relations d'autres géographes, que
le pays de Komar se trouvait dans le voisinage de la Chine, aura voulu
lier ensemble ces deux faits géographiques. Ayant lu également que
les côtes de Tlnde se prolongeaient sans interruption et à une dis-
lance de plusieurs mois de marche, depuis la pointe de la presqu'île
jusqu'aux confins de la Chine , il aura cru pouvoir copier, sans examen ,
le récit de plusieurs géographes arabes, qui supposaient que l'île de
Komr devait former une île immense qui , commençant près du cap
Comorin, allait se terminer non loin de la frontière de la Chine. D'un
autre côté, Edrisi a connu l'existence des îles Comore, placées à peu
de distance de la côte orientale de l'Afrique; car il assure^ que de la
ville de Djesta, ou Djebesta, située sur le rivage de Sofala, on se
rend, en trois jours et trois nuits de navigation, à celle de Daghouta, et
que de là, en une journée, on atteint file de Komr (Comore). Nous
avons vu plus haut que les îles de Comore avaient été confondues par
' T. I, P. 59. 60. — « P. 59. 61. ^ » P. 69. — • P. 78, 79.
DÉCEMBRE 1846. 749
notre auteur avec celles de Zaledj (Zabedj), c est-à-dire avec Tile de Java.
Quanl à ce qui concerne Tiie de Malaî, on lit dans les anciennes
relations arabes qu il existait, non loin du midi de la péninsule de Tlnde,
une ville appelée Koulam-Màli; que vis-à-vis se trouvait une île appelée
Mali. Un autre écrivain avait dit que cette ville était située sur la côte de
Malabar, vis-à-vis le pays des Zendjes. U n en fallut pas davantage à un
géographe pour assurer que cette ville et cette île se trouvaient sur la
cote orientale de TA&ique. Et ce fait nest pas tout à fait erroné; car une
des îles du groupe de Gomore porte le nom de Molalé. Dun autre côté,
on savait que , dans Tile de Malaî , se trouvait la capitale de la province de
Komr. Or, comme on était parvenu, en dépit de la nature des choses,
à prolonger cette contrée jusquaux frontières de la Chine, l'île de
Mali, ou Malai, dut se trouver dans des conditions analogues, et
s'étendre en longueur d'une manière prodigieusement exagérée. Et,
en effet, nous lisons dans un manuscrit d'Édrisi, ainsi que dans l'abrégé
arabe, que l'île appelée Malaî, qui est à douze journées de l'île de
Senef, s'étend d'orient en occident; que, du côté de l'ouest, elle
touche les rivages du pays des Zendjes; que, du côté de l'est, en se
dirigeant vers le nord, elle va rejoindre les rivages de la Chine.
Je ne prétends donc, en aucune manière, dissimuler les défauts que
présente l'ouvrage d'Édrisi. Je crois que ce traité de géographie doit être
lu avec précaution , et à la lueur du flambeau d'une critique judi-
cieuse. Mais, tout en reconnaissant ces fautes , on doit tomber d accord
que cet ouvrage renferme une foule prodigieuse de renseignements qu'on
ne trouve, au même degré, dans aucune autre compilation rédigée
par les Arabes. Rappelons-nous qu'à l'époque oii écrivait Édrisi on ne
possédait aucun des secours que fournit la science moderne , qui offre
partout aux lecteurs des relations de voyages instructives, des cartes
tracées par des géographes habiles, et appuyées souvent sur des obser-
vations astronomiques. L'auteur était réduit à combiner ensemble des
assertions vagues, contradictoires, qui, loin d'éclairer le géographe, ne
pouvaient que le jeter dans un labyrinthe d'emban^s inextricables.
Certes, un homme instruit et réfléchi, qui lira attentivement l'ouvrage
d*Edrisi, saura, sans beaucoup de peine, reconnaître la source des
erreurs qui s'y sont glissées, réunir et remettre dans leur véritable place
les renseignements qui concernent les mêmes pays, renseignements
que l'inadveiiance seule a pu séparer, et qui, dans leur état actuel,
semblent appartenir à des régions entièrement diflérentes. Quant au
reproche ach-essé à Édrisi d'avoir fait reculer la science géographique . ce
point de critique littéraire demande quelques explications. Pour qu'une
science rétrograde, il faut quelle ait prinûtivement fait des progrès
750 JOURNAL DES SAVANTS.
notables. Or, si Ton considère quelles furent, dès l'origine, les con-
naissances des Arabes sur ce qui concerne les contrées et les iles que
baigne la mer des Indes et de la Chine, on ne trouvera quun itiné-
raire incomplet, entremêlé de quelques détails vagues, incohérents.
Voilà, il faut le dire, à quoi se réduisent les renseignements donnés par
fauteur de la relation et par Masoudi. U était dillicile de faire reculer
une science aussi peu avancée. Cest cette pénurie de renseignements ins-
tructifs qui a trompé les écrivains plus récents, et les a engagés i se
jeter dans des digressions qui semblaient devoir répandre un peu d m-
térétsur ce fond sec et stérile. M. Reinaud, comme on la vu, regarde
Abou*lféda comme supérieur à Édrisi. Suivant son opinion , le premier
avait rinstinct géographique. Je ne conçois pas, je lavoue, parfaite-
ment cette expression. Abou Iféda n avait point voyagé lui-même dans les
différentes contrées du globe, il n*a été, comme Édrisi, qu un compila-
teur. Je conviens que, souverain d'une ville de Syrie, ayant auprès de lui
des hommes instruits, ayant eu plus d'une fois Toccasion dmterroger
des voyageurs judicieux, il a pu vérifier certains récits, rectifier plu-
sieurs erreurs. Eu outre, le cadre quil s'était tracé, étant beaucoup
plus étroit , lui a permis d'élaguer davantage ce qui présentait un carac-
tère douteux et suspect; il a pu, d'après cela, commettre un peu moins
d'erreurs ; mais il est très-loin de les avoir toujours évitées. Et, quoi
qu'il en soit, bien des personnes croiront pouvoir préférer la richesse
des matériaux que nous ofire fouvrage d'ÉdrIsi à ces descriptions
quelquefois un peu exactes, mais souvent froides, sèches et incom-
plètes, que nous lisons partout dans la Géographie d'Abou'lféda.
Dans un article suivant , après avoir discuté brièvement ce qui con-
cerne l'auteur de la Relation qui est sous nos yeux, j'examinerai l'ou-
vrage intitulé Fragments sur l'Inde^ qui forme la suite et le complément
de celui qui nous occupe.
QUATREMÈRE.
Sun LA PLANÈTE nouvellement découverte par M. Le Verrier, comme
conséquence de la théorie de Vattraction.
TROISIÈRIB ARTICLE ^
A mesure que j'avance dans la tâche que j'ai entreprise, la rigueur
du sujet que je traite se fait sentir davantage; et la route qui mène au
but où je tends se hérisse d'obstacles, conune si la découverte que je veux
' Voir, pour les deux premiers, aux cahiers d'octobre et de novembre i846«
DÉCEMBRE 1846. 751
montrer à tous les yeux se refusait à être présentée sous des formes qui
la rendraient trop généralement accessible. Je me vois ainsi de plus en
plus exposé au péril d*une alternative dont les deux issues seraient éga-
lement fâcheuses pour moi et pour nos lecteurs. Car Tune me conduirait
à leur exprimer cette découverte en termes trop techniques pour qu'ils
pussent les interpréter sans préparation; et lautre me réduirait à en rem-
placer l'exposition par de vains éloges, qui auraient toute l'insignifiance
d'une ovation vulgaire, sans leur rien apprendre de réel. Pourtant, il ne
doit pas être impossible d'échapper à ces deux extrêmes. Les symboles de
la langue algébrique expriment des systèmes d'idées, rassemblées sous un
signe. On peut toujours en dévoiler le sens général, et montrer chacune
des conséquences logiques qui résultent de ses opérations. En joignant
ces pas successifs, on verra la marche de la méthode, et l'on apercevra
comment elle arrive à son but final. On devrait donc pouvoir traduire
tout cela en langage ordinaire , et il ne faut pas désespérer d'y réussir à
force de travail. Boileau a dit, moins justement qu'Horace :
Ce que Ton conçoit bien s'énonce clairement ,
Et les mots, pour le dire, arrivent aisément.
Aisément est de trop ^. On a trouvé dans les papiers de Lagrange
cinq et six rédactions d'un même passage de la Mécanique analytùfue,
successivement faites et refaites pour une deuxième édition de ce chef-
d'œuvre. Je n'ai donc pas lieu de me plaindre d'avoir reconstruit non
moins de fois l'article que l'on va lire. Je voudrais persuader au lecteur
qu'il m'accordera , sans trop de peine , la somme d attention que je n'ai pas
su lui épargner. Je voudrais qu'il se piquât au jeu de me comprendre , au-
tant que je me suis piqué au jeu d'être compris.
Lorsque l'on connut assez approximativement l'ellipse d'Uranus, on
calcula des éphémérides provisoires , où ses positions ultérieures étaient
prédites dans cette supposition d'orbite, et les astronomes se mirent à
l'observer avec continuité. Après l'avoir suivie pendant quelques années
on dut songer à construire des tables plus précises de sa route , en te-
nant compte des perturbations que devaient lui imprimer les autres
planètes anciennement connues, que l'on supposait exister seules avec
elle. L'Académie des sciences proposa cette question pour le sujet du
prix qu'elle devait décerner en 1790. Huit années s'étaient écoulées de-
' n y a bien plus de vérité dans le passage d*Horac6 :
Cui lecta potenter erit res,
Nec facondia deseret huoc, nec Incidos ordo.
Horace ne parle point de facilité. Le mot non deseret indique une assistance, qui n«
iiût pas début à celui qui la redierche et la mérite par le travaS.
752 JOURNAL DES SAVANTS.
puis la découverte. En ne prenant que les observations faites dans cet
intervalle , Tare parcouru par la planète devait embrasser déjà plus de 3 &®.
La question était doiic accessible, mais elle était complexe. En effet,
lorsqu'on observe une planète, on ne la voit p^ sur l'ellipse théorique
quelle suivrait, à partir de chaque instant fixé, si, depuis cet instant,
' elle était restée libre d*obéir à la seule attraction du soleil. On la voit
toujours hors de cette ellipse , dans le lieu où elle se trouve actuelle-
ment portée par les attractions des autres planètes sur elle et sur le
soleil, combinées avec la force et la vitesse initiale qui tendraient à
la lui faire décrire. A la vérité, ces écarts étant toujours fort petits,
comparativement au mouvement principal que le soleil lui in^prime,
on peut, dans une première approximation et pour un temps res-
treint, calculer l'action actuelle de chaque planète troublante^ d'après
les conditions de distance et d'aspect où elle se trouverait relative-
ment à la planète troublée, si cette dernière suivait l'ellipse provisoire
qui représente à peu près sa route. Alors, en appliquant toutes ces
corrections à ses positions réelles, telles qu'on les observe, on la
rapprochera évidemment de son lieu elliptique idéal , du moins si les
planètes déjà connues sont les seuls corps célestes qui l'influencent.
Dans ce cas, on pourrait au besoin recommencer le même calcul, en
la plaçant sur la nouvelle ellipse ainsi obtenue, ce qui en fera trouver
une autre, puis une autre encore, toujours plus exactes, jusqu'à ce
qu'on se voie enfin assez proche de l'ellipse rigoureuse , à laquelle les
perturbations doivent théoriquement s'appliquer.
Au point de précision que les déterminations astronomiques ont au-
jourd'hui atteint, la première approximation donne toujours des cor-
rections tellement petites, que l'on n'a pns besoin de recourir à une
deuxième. Mais cela suppose que l'on a compris dans le calcul toutes les
planètes qui exercent une action appréciable sur celle que l'on consi-
dère. S'il en existe d'autres que l'on ignore, et dont l'influence sur elle
soit sensible, l'ellipse obtenue sera viciée par les perturbations inconnues
qui y resteront mêlées. Si on la calcule de nouveau, après peu d'années,
en la faisant partir de la même époque, mais en la déduisant d'observa-
tions antérieures ou postérieures à celles qu'on avait d'abord employées,
on lui trouvera d'autres éléments, qui seront pareillement viciés par les
nouvelles valeurs des perturbations omises. Les tables construites
avec cette omission n'exprimeront plus les lois réelles et durables du
mouvement de l'astre. Tout au plus , pourront-elles en donner une re-
présentation approximative, dont la fidélité sera restreinte à quelques
années autour de l'époque pour laquelle on les aur^ spécialement fa-
briquées. Mais, si l'on veut les étendre à de plus grandes distances, sqit
DÉCEMBRE 1846. 753
dans ]e passé, soit dans Tavenir, on les trouvera nécessairement fautives.
GVstcequi est arrivé pour les tables d*Uranus, qui avaient été calculées
en omettant la planète de M. Le Verrier.
On peut maintenant voir et comprendre, avec une entière netteté,
la nature de la question qui restait à résoudre. En comparant les posi-'
tiens observées d*Uranus aux positions indiquées par les tables incom-
plètes, les différences qu*on obtenait n'exprimaient pas purement et
simplement les perturbations produites par la planète inconnue. Elles.
présentaient des résultats complexes, où ces perturbations hypothé-
tiques se trouvaient mêlées aux inexactitudes des observations, aox*
imperfections numériques des tables, et aux vices de Tellipse tbéoricpe
que l'on attribuait à Uranus. Avant de prononcer que la Ûiéorie fût eo
défaut, il fallait examiner si les amplitudes des écarts ainsi constatés
étaient assez grandes pour dépasser assurément les effets présumaUes*
des deux premières classes d*crreurs^ en sorte qu*il fût impossible de les
leur attribuer en totalité. Cette impossibilité étant reconnue, on avait
à chercher si, en accordant aux observations et aux tables les incer-
titudes qui pouvaient raisonnablement les affecter, le reste des dif-
férences trouvées était numériquement explicable par Tintervention
d*une nouvelle planète. Alors il fallait appliquer & chaque observation
lexpression algébrique de la perturbation idéale qui pouvait être ac-
tuellement imprimée à Uranus par un astre hypothétique, dont le lieu
et la masse étaient arbitraires, sous la seule condition, qu'en passant
d'une ohs^ration à une autre ses mouvements dussent suivre les lois
générales auxquelles les corps planétaires sont assujettis. Mais, en
outre, dans ce calcul, il fallait traiter les éléments de leliipse d*Ura-
nus, comme d'autres inconnues qui n étaient évaluées qu'à peu près,
puisqu'ils devaient eux-mêmes être inexacts, ayant été calculés sans
rintervention du nouvel astre. Cétait donc en se débarrassant de ces à
peu près que Ton pouvait obtenir les grandeurs des perturbations réel-
lement produites par la planète cherchée, mêlées encore aux incerti-
tudes des observations. Enfin, après les avoir obtenues ainsi engagées,
il fallait, de ce reste d'erreurs, mêlées à des effets réels r faire sortir les
conditions d'existence de l'astre inconnu qui était capable de les pro-
duire, c'est-à-dire trouver les éléments de son ellipse, sa masse, et sa
position absolue à un instant quelconque, où l'on dût toujours le trou-
ver dans le ciel. En sorte que, trouvé ou non trouvé, l'hypothèse de
sa présence suffît pour compléter le calcul des lieux d'Uranus, avec des
erreurs si petites et si accidentées, qu'on pût désormais les attribuer aux
incertitudes inévitablement comportées par les observations auxquelles
on les comparait. Cette marche logique et rigoureuse de la découverte est
95
754 JOURNAL DES SAVANTS.
ç&acteineDt celle q<»e M. Le Verrier a suivie. Je nai fait qu en repro-
duira iQutes les pfai^es successives dans Vexposé qui précède. Il les a
lui même progressivement signalées dans uAe série de commamcationa
faitef à TAcadémie, è mesure quil les parcourait; marquant, k chaque
foii^le nouveau pas qv^il avait fait et le suivaul qu*il allait (àirc. On
e^t. ainsi autorisé à dire que sa découverte ne lui appartient pas seule-
ment par possession finale, comme ayant été le premier à iannoncer
publiquement ; elle lui appartient encore d^ns touslei détails de prévi*
sÎMi qiti Ty ont conduis, les ayant toujours fait conHaitre d'avance, à
mesure qu*îl se préparait à les réaliser, sans qu'aucune antre puMica-
ti^ soit jamaifl intervenue, pour annoncer ou faire aappoacr im trarai)
qm €oncouf ût avec le stes.
Afeintenant, coauneot a-t-ii dû résoudre les diverses gestions que
mw. venona de poser? Gomment a-t-il pu introduire conditioQneUe-
imnt daiis ses calculs Tinfluence perturbatrice de Tastre inconnu dont
il svsit. à dé^gcr tous les éléments d*existence? On va le concevoir
qijkaaA j«*aerai expliqué en quoi consistent les pertorbadens qui se pro-
dweni dans les mouvements elliptiques d*un système die planètes
soumisestà la force dominante de fattraction solaire, mais agissant aussi ,
pw.iews attractions propres, les imes sur les autres, et sur le soleil.
Cair b nature de ces phénomènes nous: déconvrina la natuiie dies isé-
tbodes. qui sont nécessaires pour les calculer.
Ce grand problème de mécanique^ serait inabcMxlàble, si l'on n*en
divisait pa» les difficultés. On profite pour cela des dispositions fave*
nh\e^ (|M présente notre système solaire. Les corps qui 1» composent
sont, séparée par des intervalles très-considérables comparativement à
leurs dimensions propres. Dans cet état duolement, diaqne globule
[^anétakov malgré la petitesse de sa masse , constitne coname nn monde
à. part, où son attraction domine, et retient autour de son centre, dans
des oriies. presque circulaires, les globules, moindres encore, qui en
sont tout procbes. La forme de ces corps est presque sphérique, à l'ez-
cep}è«n. d*un seul, qui est suspendu autouc de Saturne comme un an-
nea^i,. ou ime socune d'anneaux, dont le centse de gvavité propre ne
coinoide pas tout à fait avec leur* centre de figwe; tournant sur em-
inènaes , et se soutenant bors du contact de la planète , à des distances
tellesi, que leurs centres de gravité circulent constamment auteur di»
sien, «enucpe autant de satellites, dans un temps- égal i la période de
leuir rotation.. Tout cet ensemble peut ainsi être considéré cOnnne
cQiK^>oaé de systèmes distincts, presque indépendants les uns dea au'^
très, et dont les parties constituantes sont distribuées à peu pvès con*^
ceQtriçi6«ient dans chacun d'eux. On snbstitne d'abord à ee^ systèmes^
/
DÉCEMBRE ISàt. 755
autant de points mathématiques de masse égale, (}ue Ton placé à iêUths
centres de cravité individuels, et 4jûe Ton tonsidère comme d*àttitMt
tous mutuellement, avec une force proportiohnelle à leurs inas^k, k^
ciproque au carré tie leurs distances. C'est une conséquence ^nût telle
loi d'attraction, que lès mouvements deis centres de gravité dès sys-
tèmes partiels composés d*une planète et de ses satellites soient ftbs-
approximativement conformes à la fiction précédente, quand ils ^ht
ainsi constitués e! répartis. La réalisation presse rigoureuse des lois
de Kepler montré d*afUeurs que les masses des systèmes partitlls Wià
toutes très-pètfies comparativement h la masse du soleil. La force àMUb-
tive qui émane du centre de tel astre awa donc une influence Hdaiii^
très-«onsidérable, dans fëti^emble des iMV^éments opérés. Pour dilrtâf^
guer les différents ordres d*effets que cette disproportion d'éne)*^e de-
vra produire, mettons tous les globiiles planétaires en mbuvMiëilt
simultané autour du corps princip&l qui lés régit; puis, à un idstam
donné, supposons-les to^S anéantfe, à TexCéption d\m seul, qui séfà par
exemple Jtfpiter, ou plus eiactettieht le point mathématique qui retti-
place le système de cette ^anète et de ses satellites, dans notre fiction.
Ainsi abandonné, ce point, auquel je cOnservef'ài le nom de planète,
continuera de se itoouvoir sous Tinfluence de rattraction sokiré, Wttih
binée avec la vitesse de projection f angentielle , qui le potissait, h
Tinstant où on Ta fictivement isolé. Il décrira donc, autour du CehlM
du soleil, une orbite plane, elliptique, dont ce Centre sera un fbyM*;
et son rayon vecteur la parcourra , en fondant des secteurs jprojM)^-
tionnels aux temps. Tous les éléments de cette ellipSe, la ilire<^Fi6n
de son plan, la direction et la longueur de Sbn giMmd axe. Son exCM-
tricité, resteront ensuite éternellement les mêmes. Mais tous ces élé-
ments dépendront de la conditioii initiale de mouvement où se troy^àit
Jupiter quand ils se sont produits. Or elle sera généralement diflSMntê,
s'il est fictivement isolé des planètes perturbatrices à un autre in^iit ,
où elles auront été autrement placées. Ainsi, datiè cette seconde sup-
position , son ellipse ultérieure devra généralenient différer de la pte-
mière. Ce que nous venons de dire d'une planète peut se drre de toiïtes.
En conséquence, les éléments de leurs orbites; considérés 'dans liBtor
acception générale, devront tous changer avec Ic tctnps. Mais Ces
changements étant opérés par des forces très-petiteS comparativement
à rattraction de la masse du soleil , dont le pouvoir propre tend tât^urs
à maintenir la constance des orbites , ils devront s'opérer avec tnie ex-
trême lenteur. Les phénomènes astronomiques Confirment pleinét&éhl!
cet aperçu. Les éléments déS ellipses planétaires, étant ôbs^tés ft âët
épùtpK$ distantes, présentent en tffét dés VhrÎBtfônk ffe^ppârOiléê ^
95.
756 JOURNAL DES SAVANTS.
gressive. Mais elles s'y opèrent avec tant de lenteur, quà moins de me-
sures extrêmement précises, on ne peut les apercevoir qu'après beau-
coup de temps. Par exemple, Hipparque et Ptolémée croyaient Tapogée
de Torbe solaire absolument fixe. Ce fut seulement huit siècles plus
tard que les astronomes arabes reconnurent qu'il s'était déplacé. Son
mouvement sidéral est environ de i ** en trois siècles. Une seule année
suffirait aujourd'hui pour le découvrir, si nous l'ignorions.
Un raisonnement non moins simple va nous faire encore prévoir,
sans aucun calcul, qu'il doit s'opérer dans le mouvement elliptique des
planètes des inégalités d'apparence différente, qui seront aussi les con-
séquences nécessaires de leurs attractions. Pour cela, restituons au
problème mécanique sa géfj^raiité, et, prenant toujours Jupiter comme
exemple, cherchons à distinguer les divers ordres d'effets que les
autres corps planétaires doivent produire sur lui. Leurs ellipses, de
même que la sienne, varient sans cesse, mais avec des conditions
analogues de lenteur. Prenons -les toutes, telles qu'elles se trouvent à
un instant arbitrairement choisi; et, nous bornant & les suivre, pen-
dant un intervalle de temps assez restreint pour que les altérations
lentes de leurs éléments soient à peine sensibles, considérons-les, par
simplification , comme si elles étaient tout à fait constantes de position
ainsi que de forme; puis examinons les influences que les planètes
placées dans ces orbites invariables exerceraient sur Jupiter, si elles
continuaient à se mouvoir elliptiquement, lui restant libre. Les résul-
tats, pour ce peu de temps, ne différeront presque pas de la réalité.
Ainsi , elles imprimeront encore à l'ellipse de Jupiter des variations
lentes, peu différentes de celles qu'on lui vcHt subir. Mais, en outre,
leurs mouvements propres et le sien , devant tour à tour les rappro-
cher le plus près de lui , et les en éloigner, à des époques dépendantes
des périodes de circulation auxquelles ils sont soumis, on devra voir
s'opérer dans le mouvement elliptique de Jupiter, et même dans les
éléments de son ellipse, d'autres variations très-petites, liées à ces re-
tours , et qui se distingueront des premières par un caractère de pé-
riodicité plus promptement observable. Or ces effets révolutifs de
courte durée devront encore s'opérer, si, au lieu de supposer les ellipses
planétaires invariables, nous leur restituons leur mutabilité indivi-
duelle. Mais cette particularité, qui complète leur état réel, devra
seulement développer dans Jupiter d'autres perturbations, d'un ordre
secondaire» qui s'associeront aux précédentes, avec le caractère de
lenteur relative attaché k leur origine. Ceci nous permet donc de parta-
ger les perturbations éprouvées par chaque planète en deux dasses
distinctes, non par leur principe physique, mais par le mode obser-
DÉCEMBRE 1846. 757
vable de leur accomplissement. Les mies dépendent des positions révo-
lutives que les planètes réagissantes occupent successivement dans
leurs orbites propres, supposées temporairement fixes et invariables;
on les appelle les pertarbations périodiqaes; les autres produisent les va-
riations lentes, que les éléments de toutes les orbites éprouvent; on les
appelle les perturbations séculaires , à cause de la lenteur de leurs résultats.
Si Ton veut comprendre ces deux genres dîeOets dans une même
conception géométrique, il ny a qu'à se figurer un point matériel mû,
è chaque instant, suivant les lois simples de Kepler, sur une ellipse
dont tous les éléments éprouvent des mutations de deux sortes, qui
altèrent diversement leur constance, et que nous nonunerons leurs mé-
galités : les unes , ayant une marche dont la variabilité est déjà sen*
sible après peu de mois ou d'années , évidemment révolutives , et
s accomplissant dans des périodes de temps qui embrassent, au plus,
quelques siècles, ce seront les inégalités périodiciues; les autres, démon-
trées aussi révolutives par le calcul, en vertu des conditions de sta-
bilité propres à notre système solaire , mais sopérant avec tant de
lenteup, que, pendant beaucoup d'années, leur marche semble presique
uniforme et proportionnelle au temps, ce seront les inégalités séculaires.
Les grands axes des orbites en sont seuls exempts.
Si les révolutions des planètes autour du soleil avaient des durées
moindres , et si les forces qui troublent leur mouvement elliptique
n'étaient pas aussi petites qu'elles le sont, les différents ordres d'effets
que nous venons de distinguer se produiraient encore , avec les mêmes
caractères relatifs, mais dans des périodes de temps plus courtes, qui
les feraient plus promptement discerner. Cela arrive pour la lune. La
force principale qui r^t son mouvement elliptique mensuel est
l'attraction terrestre, et le corps perturbateur est le soleil, dont la
grande distance relative ne compense qu'incomplètement l'énorme
puissance. Aussi, les inégalités que nous appelons séculaires pour les
planètes s'accompibsent, pour la lune, en quelques années, à l'ei-
ception d'une seule , qui dépend des lentes variations qu'éprouve l'ex-
centricité de l'orbe terrestre ; et les périodiques s'accomplissent en peu
de mois ou de jours. Le lecteur qui voudrait suivre de plus près cette
analogie pourra consulter un article antérieur de notre journal, où
les principales inégalités lunaires ont été décrites avec détail. D y re-
connaîtra une image fidèle, mais agrandie, de celles qui s'opèrent dans
les mouvements planétaires ^
Venons maintenant au calcul de ces réactions. Tout le monde a eu
* Joamal its Sa9aMs pour taptembre i843« p. 5s i et soiTantes.
758 JOURNAL DES SAVANTS.
l'occasion de voir des machines complexes éMit ks dîMiMs pièces mo-
Mes sont assujetties à ont connexion mécanise, en sorte que, toutes
étant en repos, si fon pousse Tune, toutes les autre* marcheAt, eon-
iorménient aux iots de cette connexion. Ainsi voitmn tous lu rouages
é'une horloge tourner instantanément avec leurs vitesses propres,
quand on en fiât mouroir un seul. Cette dépendanw , qui est alors
établie par des intermédiaires matériels, existe aussi dans les mouve-
ments simultanés d'un système de points libres, qtïi réagissent les uns
sur les autres par les liens invisibles de leurs mutuellea Attractions; de
aorte que, si fon considère idéalemMt l'état de ce système, tel qu'il se
trouve exister A im instant quelconque, Tétat qu'il doit prendre, dans
l'instant qui va suivre, dépend de eelui-ià par une uÀ^ssîté méoa-
frique. Or les conditions ;de ce passage instantané s'écrivent aujour-
d'hui, dans toute leur rigueur, au moyen du calcul fnfinitésimai ,
quel que soit le nombre des points matériels dont te ayatème se com-
pose. Les expressions qui les spécifient s'appellent lèa éffaatims d^ren-
tisUêa des mouvements du système. On leur donné diverses formes, qtn
définissent la mutabilité de ces mouvements par ÛH caractères léquiva*^
lents, dont l'application seule est différente. Les unes expriment, pour
chaque instant, les variations infiniment petites que ^Mitesles ellipses
actuelles subiront dans l'instant qui va suivre; les autres s'appliquent
immédiatement aux coordonnées angulaires qui déterminent le lieu
absolu de chaque planète à l'instant considéré comme point de départ;
dles expriment les variations infiniment petites qui devront y survenir
dans l'insMtit suivant.
Pour fiiire comprendre l'usage de ces relations, je supposerai que
Ton veuille déterminer les mouvements d'une des planètes en ayant
égard & toutes les perturbations qu'elle éprouve, et je choisirai comme
exemple Mercure.
Si Mercure existait seul dans l'espace avec le soleil, il décrirait une
ellipse invariable de position et de forme, dont le centre de cet astre
sendt un foyer, et il la parcourrait éternellement, selon les lois simples
de Kepler. Les attractions que les autres planètes exercent sur lui et
sur le soleil troublent cette simplicité. Mais, comme leurs masses sont
très-petites, comparativement à celle de ce grand corps, et quelles
sont toujours trèsnlistantes de lui, ainsi que de Mercure, la marche
ettiptique de Mercure devra constituer la partie, de beaucoup la phts
considérable et dominante, de ses mouvements. Il iaut donc en dé-
finir d'abord les conditions, afin de n'avoir ploa ensuite que de petites
corrections à leur appliquer.
Pour cela , il fiuit les faire partir d'un iaitant physique, csonvention-
DÉCEMBRE 1846. 759
nellement fixé avec tonte la rigoear que les astronomes mettent dans
leurs détenninàlions. Plaçons4e dans la nuit qui sépare le 3i dé-
cembre 1799 du I* janvier 1800, lorsque le soleil fictif, à marche
uniforme, qui mesure les temps astronomiques, marque minuit moyen
a iobscrvatoire de Paris. A cet instant, menons, par le ceotre do so-
leil , un plan mathématique dont nous définirons la position absolue
dans le ciel, en spécifimst les étoiles fixes qui s'y trouvent comprise»,
et prenons*le pour base immuable de toutes nos constructions. Chot*
sissons à cet effet le plan de Técliptique que la terre décrit à f époque
prise poxxr origine, pois construisons f orbite elliptique sinspie^ Mer-
cure, telle qu'on f observerait alors, si toutes les autres planètes étaient
anéanties. Il faudra d'abord assigner la position du plan de cette oribàte.
Gela exigera que Toci détemine astronoimquement son incHmmon aor
le plan fixe, et la direction de la droite centrite suivant laqpettfril le
coupe. On la nomme la Ugne des umëds, paioe que ses deux haanehes ,
qui s étendent à partir du soleil-, marquent en prc^ection, sur le ciet,
les deux points, ou ruBods, dans lesquels la planète perce le plao de
Tédiptique, quand elle monte du sud au nord, ou descend du nord an
sud de ce phm, par son mouvement révolutif. On distingue les detUL
noeuds par ce caractère; et fon appelle Fun Yascenèani, Fautre le des-
cendcuU. La position de la ligne des nœuds se définit par f angle qua
sa branche, qui aboutit au nœud ascendant, forme avec la droite, menée
comme elle du centre du soleil au point de récKptique oà s'opère l'équi**
noxe vernal. Cet an^Ie s'appelle la Umgitade du naâd : c'est le deuaLiJnne
éiénent caractéristique de l'orbite, f inclinaison est le premier.
Il £iut ensuite constituer l'eUipse de Mercure, la placer dhna ca
plan, l'y placer lui-même è l'époque prise pour origine, puis ¥j fidre
mouvoir conformément aux lois simples de Kepler. L'eUipse se catao^
térise par Ja longueur de son grand; axe et l'amplitude de sonesceaixi^
cite. 0^ la met en position, en obeervant le lieu de son peribélîe; on y
place Mercure, en mesurant l'angle que son rayon vecteur, projeté^ sur
le plan de l'édîptique, forme avec k ligne de» équinoxest Cet an^e,
corrigé de l'inégalité du mouvemefvt elliptique t s'appeHt? fa ImfitwJÊi
moyenne de Mercure, à l'époque initiale, ou simplemeat ïipo^ajt. On a
ainsi quatre nouveaux éléments caractéristique» de l'orbite à joHMlFeaim
deux premiers : en tout six. Leur connaissance soflBrait pour cateufar
la position de Mercure , à teut autre instant, passé ou fistuTr 8!il eiistai^
seoi dans l'espace avec le soleil.
Ces circonstances primordiale!^ étant établies, restituons aux autras
planètes leur existence ultérieure et lemr pouvoir atlraetif indmduettr
proporlionnel à leur masse propre. Le mouvemest: elliplû|ae do Mtf«
760 JOURNAL DES SAVANTS.
cure en sera troublé. Pour analyser dairement cet effet, considérof»
isolément une d'entre elles, par exemple Vénus; et, la prenant dans
une des positions quelconques où elle poiurra être ultérieurement
amenée, plaçons Mercure dans le lieu correspondant où il devrait se
trouver alors , par la seule continuité de son mouvement elliptique. Il
sera sollicité à sortir de son ellipse , suivant la ligne qui le joint à Vénus.
La force qui Tattire dans cette direction sera proportionnelle à la masse
de cette planète, et réciproque au carré de la distance actuelle des deux
corps. Mais Vénus produira, en outre, dans la marche elliptique de Mer-
cure, une autre perturbation indirecte, pareillement proportionnelle à
sa masse propre, en attirant le centre du soleil hors du lieu où nous le
supposions fixe , et tendant aie faire sortir du foyerdef ellipse idéale que
Mercure décrirait isolément. Alors, pour conserver à la fiction elliptique
son caractère de mouvement principal , oiweporte cet effort sur Mercure
dans un sens contraire, ce qui ne change point f état relatif des deux corps;
et, les mêmes considérations étant appliquées à chacune des planètes
troublantes, on n*a plus qu'à chercher le dérangement total qui est opéré
dans le mouvement elliptique, par la résultante de toutes les actions,
tant directes qu'indirectes, qu elles ont ainsi exercées individuellement.
Toute cette composition d'effets d'apparence si complexe s'effectue,
cjans les équations différentielles, avec la simplicité la plus élégante,
au moyen d'une expression générale que Lagrange a le premier for-
mée, que Laplace et lui ont perfectionnée progressivement, et qu'il
a enfin portée à un suprême degré de clarté dans les derniers travaux
de sa vie. Je crois pouvoir en donner une idée très-juste par une
image tirée de la mécanique. Dans les machines artificielles composées
de pièces relativement mobiles , il y en a presque toujours une qui
décide et règle les mouvements de toutes les autres. Pour nos hor-
loges, par exemple, cette pièce régulatrice est le pendule, qui, étant
mis en osciUation, fait marcher tous les rouages, selon leurs rapports.
Dans le système planétaire, ces rouages, ce sont les droites idéales
suivant lesquelles l'attraction se transmet du soleil aux planètes, et des
planètes entre elles. Tous les mouvements intérieurs du système, à
partir d'un instant donné, dépendent des grandeurs de ces droites, des
angles qu'elles forment actuellement les unes avec les autres , et des
masses constantes dont elles sont les liens invisibles. L'expression trou-
vée par Lagrange contient toutes ces quantités, comme une phrase
contient tous les mots dont elle est formée. Elle en est ce qu'on ap-
pelle ane fonction; et elles y sont tellement assemblées, que, par des
opérations prescrites, très-simples, qu'on a seulement à effectuer et
qui sont toujours exécutables, on en tire immédiatement l'expression
DÉCEMBRE 1846. 761
résultante de toutes les forces accélératrices qui troublent le mouve-
ment elliptique de chaque planète à un instant donné, ou qui tendent
à modifier les éléments de son ellipse actuelle, quel que soit le nombre
des corps qui réagissent les uns sur les auti^es. Cette expression s ap-
pelle la fonction perturbatrice, comme étant, si je puis ainsi dire, la pièce
analytique de laquelle toutes les perturbations résultent à chaque instant.
Ces opérations étant effectuées, les équations différentielles qui
expriment les conditions du mouvement instantané sont complètes.
Tout l'état ultérieur du système en résulte implicitement, comme
le déplacement des aiguilles d'une montre, après quelques heures de
marche , résulte de tous les pas insensibles qu'elles ont faits pendant
cet intervalle de temps. Mais l'analyse mathématique ne possède pas
encore les moyens d'obtenir directement cette déduction finale, pour
un système composé d'un nombre quelconque de corps réagissant les
uns sur les autres. Elle ne sait le faire que pour deux corps : par
exemple, ime planète circulant seule autour du soleil, ou un satellite
circulant seul autour de sa planète, ce qui donne lieu au mouvement
elliptique simple. Heureusement, dans ces deux cas, les forces qui
troublent cette simplicité sont beaucoup plus petites que la force prin-
cipale. Car, pour la lune même , dont le mouvement elliptique autour
de la terre est troublé par le soleil, l'attraction de ce grand corps , agis-
sant par différence sur elle et sur la terre, engendre une force pertur-
batrice qui, dans sa plus grande énergie, est à peine la 89* partie de la
force principale que la terre exerce; et la proportion est bien moindre
encore dans les perturbations que les petites masses des planètes peu-
vent produire sur les mouvements de chacune des autres autour du soleil.
Pour profiter de cette circonstance, on dispose les équations différen-
tielles de manière que la partie elliptique et principale des mouvements
se présente séparée des petits termes perturbateurs qui doivent la modi-
fier. On évalue ces termes par à peu près d'abord , et l'on obtient les
éléments du mouvement elliptique affectés de leurs corrections les plus
importantes. Avec ces valeurs déjà plus exactes, on recommence le cal-
cul des termes perturbateurs, ce qui donne de nouvelles valeurs plus
exactes encore; et Ton réitère ces opérations successives autant qu'il le
faut pour que les quantités négligées tombent enfin dans les limites de
petitesse que fobservation ne peut atteindre. Ce procédé d'approxima-
tion est extrêmement pénible dans son application aux mouvements de
la lune, à cause de la grande puissance du corps perturbateur. Mais il
s'applique très-aisément aux planètes, par la raison contraire ^ Lesgéo-
' Un jeune géomètre de beaucoup de mérite a présenté k TAcadémie des sciences
UD travail remarquaUe , où il entre dans la théorie des mouvements de la lune
96
762 JOURNAL DES SAVANTS.
mètres ont établi la marche qu'il convient de suivre potir ladapter à cha*
cune des questioxis que le système planétaire offre à résoudre. Ils en ont
exprimé toutes les phases par des types algébriques, où Ion n*a plus que
des nombres à introduire à la place des symboles. Cest encore h fonction
pertiurbatrice qui fournit la matière générale de toutes ces opérations.
Le lecteur n attend pas de moi que je lui explique comment on
manoeuvre cette pièce principale, et il aimera autant que je ne l'essaye
pas. Mais, en continuant la comparaison qui m'a tout à Theure servie
sans se soucier de savoir fabriquer une horloge, on peut désirer d'ap-
prendre comment elle marche. Je vais donc me borner & un exposé
pareil; et, supposant que Ton possède en effet une expression analy-
tique , qui donne à chaque instant tcHites les grandeurs des perturba-
lions qu'une planète éprouve, je vais montrer comment, avec ce
secours, on construit des tables qui indiquent ses lieux réels, dans le
passé comme dans l'avenir. Si l'on veut réellement comprendre le pro-
cédé logique par lequd M. Le Verrier a pu prédire» avee assurance,
les conditions d'exbtenoe et la place d'une planète qu'il ne coanaÎBS»t
pas, û, faut bien permettre qu'on vous dise d'abord la méthode beau-
coup plus simple par laquelle on peut retrouver les positions passées ,
ou prédire les positions futures, d'une planète que l'on connaît. Ceci
au|fa d'ailleurs l'avantage de montrer, sous des formes réelles et saisis-
sables, les effets des opérations de calcul que j'ai tout à Theure indi^
quées. Car, dans les questions naturelles, les quantités que l'analyse
mathématique évalue en nombres exprimant toujours des détails
propres aux phénomènes que l'on considère, on doit pouvoir toujoun
en retrouver l'image équivalente dans ces phénomènes; et l'esprit,
satisfait de celte identité, qui le rassure, se plait à voir réaliser iànsi
le type abstrait qu'on lui avait d'abord présenté.
Je prends encore pour exemple Mercure, et je suppose que l'on
veuille construire aujourd'hui des tables de sa marche, qui s'étendent
en avant ou en arrière du i* janvier 1800. Ceci aura l'avantage de
nous présenter un excellent travail que M. Le Vefîier a publia H y a
trois ans ^ Je l'emploierai comme type, en ccmservant la forme géné-
par une voie nouvelle, exempt3 des inconvénients attachés & la méfhode des subs-
titutions successives jusqu*à préseut usitées. Je ne le nomme point, m*étanl prorais
de ne pas faire intervenir, dans cet exposé, d*autres désignations de personnes vi*
vantes que celles du i^athématicien qui a prédit la qpuvelle planète, et de l'aitm»
Dome qui 4 le premier constaté son existence. Le nom de M. Qauss m'a fait déroge
a cette irvteation. Mais il sort de toute règle ; et, si quelqu'un m'en blâme , il pourro^
le faire d'autant plus justement, que je suis tout décidé à retomber dans la même
iiEiute, si pareille occasion se représeotait.— • ^ Addûùms à lu Comaiisamte des temps,
pottr 18AS; voy. a^iasi le Joumil de mathématiques de M. JLiouviUa^ t VUI, i8i5. '
DÉCEMBRE 1846. 763
raie dans les énoncées. Il existe déjà des tables de cette planète. On
prend les plus récentes, qui sont réputées aussi les meilleures, et Ton
a seulement & les perfectionner. Elles ont été calculées en 1 8 1 3 ^
par un astronome distingué, d'après les formules que M. Laptace
avait établies dans son traité de la mécanique céleste. On lenr em-
prunte, comme données provisoires, tous les éléments de Tellipse
que décrirait Mercure à partir du i* janvier i8oo, si les autres pla-
nètes étaient anéanties. On emprunte aussi aux tables des autres corps
planétaires les éléments de leurs ellipses propres, correspondantes à la
même époque et à la même supposition. Mettant alors toutes ces
données dans h fonction perturbatrice , on en tire immédiatement, par
les procédés prescrits, toutes les perturbations, tant séculaires que pério-
diques, dont les éléments elliptiques du mouvement de Mercure se
trouveront afTectés à une époque quelconque, antérieure ou postérieure
d'un petit nombre de sièïsles, sauf quelques cas exceptionnels qui
s'oflfriront tout à l'heure à nous. On verra aussi que h restriction du
temps est une condition essentielle de ce premier calcul. Il en résulte que
les altérations séculaires des éléments elliptiques ne s'y présentent plus
avec le caractère révolutif, qui est attaché à leurs longues périodes,
mais avec l'apparence de continuité uniforme, ou presque uniforme,
que leur marche simule dans l'intervalle de temps considéré. Cela
même en donne des évaluations d'un emploi très-facile; et l'on s'y
borne, en se soumettant à reconstruire de nouvelles tables, quand les
observations astronomiques précises embrasseront des époques plus
distantes qu'aujourd'hui ^ Les perturbations ainsi calculées, étant appli-
quées au lieu elliptique de chaque instant, donnent, pour cet instant,
le lieu vrai de Mercure, tel qu'il est réellement déterminé par l'en-
semble de toutes les forces attractives qui agissent sur lui , en admet-
tant les restrictions que nous avons supposées.
Ceci, toutefois, n'est encore qu'un calcul approximatif et provisoire.
Je commence par le caractériser sous le premier rapport. Considérons
Mercure et une des autres planètes, par exemple Vénus, lorsqu'ils se
trouvent tous deux dans leurs positions réelles, à un des instants que
la table doit embrasser. L'attraction de Vénus est alors proportionnelle
à sa masse propre , divisée par le carré de sa distance à Mercure. Or,
dans le calcul que je viens d'expliquer, on remplace cette distance ac-
tuelle par la distance comprise entre les deux Ûeux elliptiques corres-
^ J*admet5 ici, comme c est le fait, que le calcul immédiat, ainsi effectué, donne
simultanément les inégalités périodiques sous leur yraie forme, et les inégalités
séculaires sous la forme de développements , ordonnés suivant les puissances du
temps. On peut fiûre dispandtre ces termes séculaires, en disposant contenable-
96.
764 JOURNAL DES SAVANTS.
pondants. Il y a donc erreur, puisque la vérilable distance diflibre de
celle-là par les perturbations qui écartent les deux planètes des ellipses
initiales où on les suppose. Mais de quel ordre est cette erreur? Pour
le voir, il faut se rappeler que les masses des planètes sont toutes très-
petites, comparativement à la masse du soleil. La plus forte, celle de
Jupiter, n'égale pas -^^ de cette masse; et cest sous cette forme nu-
mérique qu'elles entrent dans la fonction perturbatrice du mouvement
elliptique qui serait produit par le soleil seul. Or tout le monde sait
que le produit dune fraction par une fraction est moindre que cha-
cune d'elles individuellement, et d'autant moindre qu'elles sont plus
petites. Ainsi, la masse de Jupiter étant tvtt^ ï® produit de cette
masse par elle-même, ou son carré, serait i millionième. Maintenant
venons à l'application. A distance égale, l'attraction de Vénus est pro-
portionnelle à sa masse propre. Une petite erreur sur l'évaluation de
la distance qu'on lui attribue donnera , dans l'évaluation de la force
attractive, une ^rreur de même ordre , pareillement proportionnelle à
cette masse. Or, quand on place idéalement Vénus sur son ellipse ini-
tiale , pea de siècles avîint ou après l'époque pour laquelle cette ellipse
est calculée, les écarts que l'on néglige sont très-petits, et ils sont
proportionnels aux masses des planètes troublantes qui les ontbpérés.
L'erreur qui en résultera , dans l'évaluation de la force attractive exercée
par Vénus sur un autre corps, sera donc, en définitive, proportionnelle
aux produits et aux carrés des petites fractions qui expriment les masses
planétaires. Elle sera conséquemment très-petite, et d'un ordre très-se-
condaire comparativement à la partie principale, ou elliptique, des per-
turbations, qui est directement proportionnelle aux masses mêmes. Ce
caractère de petitesse relatif de l'erreur sert au besoin à l'évaluer, en substi-
tuant dans la fonction perturbatrice, au lieu des éléments fixes de l'ellipse
initiale, les éléments déjà troublés, et plus exacts, que fournit la pre-
inent des constantes arbitraires, introduites par les intégralions qui les donnent;
et alors les valeurs qui y correspondent se reportent dans les constantes de la pre-
mière approximation, devenues variables. Cest ainsi quen use M. Laplace, dans
le livre II de la Mécanique céleste. Mais ces mêmes termes se montrent uécessaire-
ment sous leur apparence développée, et associés aux inégalités périodiques, lors-
qu'on elTeclue les intégrations, après avoir formé Texpression delà fonction perlur-
halrice par l'interpolation de ses valeurs particulières, comme M. Le Verrier Va
fait dans plusieurs cas avec beaucoup de succès; et c'est pourquoi j'ai conservé ici
cette supposition générale dans Ténoncé des résultats, ce qui le rend plus simple.
Les Additions à la Connaissance des temps pour i83i contiennent un mémoire de
Poisson où il a exposé, avec une extrême netteté, toutes les modifications que l'on
peut ainsi apporter aux développements, par les choix convenables des constantes
que les intégrations y introduisent. C'est un excellent supplément au livre H de la
Mécanique céleste.
DÉCEMBRE 1846. 765
mière approximation où on les supposait constants. De là on pourrait,
conimc je l'ai dit, procéder à une troisième approximation et à d* autres
ultérieures, qui donneraient des résultats de plus en plus précis, mais
avec une complication de travail graduellement croissante, jusqu'à un
degré excessif. Heureusement, dans le calcul du mouvement des pla-
nètes, étendu à un petit nombre de siècles, il n'est pas nécessaire de
dépasser la deuxième approximation ; et encore , on n a besoin d y re-
courir que pour certains termes les plus influents, que Ton reconnaît à
des caractères analytiques, et que Ton extrait des développements en
négligeant la multitude des autres, sans même avoir besoin de les for-
mer. Us résultent presque uniquement des réactions exercées par les
deux masses les plus puissantes , celles de Jupiter et de Satiuiie. La
discussion spéciale des termes de ce genre a été le principe des grandes
découvertes faites par M. Laplace dans la théorie des mouvements de
ces deux planètes et des satellites de Jupiter. Us sont insensibles dans
la théorie de Mercure, à cause de Téloignement où elles sont de lui.
Mais M. Le Verrier a dû en tenir compte dans son travail sur Uranus,
et je me suis trouvé ainsi dans la nécessité d'en parler.
J'ai dit encore que les calculs ainsi eflectués , d'après les anciennes
tables, ne sont que provisoires. Cela est évident, puisqu'on a tiré de ces
tables, supposées imparfaites, les éléments de l'ellipse initiale sur laquelle
on a fait mouvoir Mercure , pour évaluer les perturbations quu subit.
Mais cette apparence de cercle vicieux se dissipe très-aisément , par la
considération que ces tables, comparées au ciel , sont déjà très-peu fau-
tives. Les éléments qu'on leur emprunte ne peuvent donc avoir besoin
que de très petites corrections, que l'on représente par autant de quan-
tités indéterminées. On suppose d'abord que ces corrections seront trop
faibles pour modifier sensiblement les pertiurbations calculées sans en
tenir compte, ce qui se vérifie plus tard par le résultat. Prenant alors au-
tant d'observations précises qu'on en peut avoir, on forme, pour chacun
de ces instants, les coordonnées théoriques de la planète, contenant la
partie elliptique aflectée des erreurs indéterminées, plus les perturbations
calculées précédemment, et l'on égale ces valeurs à celles que l'obser-
vation donne. Une telle égalité s'appelle une ^^aa^iW de condition. On en
forme des centaines, quelquefois des milliers; et, comme elles renfer-
ment, pour seules inconnues, les corrections des éléments primitifs,
qui sont au nombre de six, on en tire les valeurs de ces corrections
qui satisfont le mieux à leur ensemble. Dans l'état actuel de l'astrono-
mie, on les trouve toujours si petites, à cause du peu d'erreur des
tables d'où l'on part, qu'on n'a pas besoin de recommencer le calcul
des perturbations, qui avait été efieclué d'après les éléments provi-
7Ô6 JOURNAL DES SAVANTS.
5(ttres. Avec ce» éléments ainsi rectifiés on forme de nouvelles tables,
<|ue Ton compare à toutes les positions observées, dont on avait fait
usage pour les établir, et, si elles s*en écartent secdement par desdiffé^
renées très-petites, sans continuité, telles qu'on puisse iégitimement les
attribuer aux incertitudes inévitables des observations, le calcul est fini.
Si Ton a eu la patience de suivre cette exposition, qui, je crois, n*est
pas bien complexe , on se demandera probablement comment il se fait
qoe Ton ait encore besoin aujourd'hui de construire de nouveUes tables
du mouvement des planètes anciennement connues, conmie M. Le
Verrier vient de le faire pour Mercure, puisque Ton en possède déjà,
qui ont été calculées d'après les mêmes formules théoriques, rassemblées
dans le Traité de la méccmiqae céleste? C'est que, les méthodes restant
les mêmes, il s'opère de continuelles améliorations dans les données
qu'elles emploient et dans la manière de les appliquer. D'abord, en
venant plus tard , on trouve à combiner des observations rendues plus
précises, et qui embrassent une plus longue période de temps, ce qui
assure mieux les conséquences qu'on en déduit. On a ensuite à rectifier
les erreurs de nombres, ou même de théorie, qui ont pu échapper it vos
devanciers, accident très-difficilement évitabie dans des calculs si abs-
traits, si complexes, qui comprennent jusqu'à des milliers de termes
dbtincts. Enfin , il peut y avoir aussi le propre de l'homme : une intel^
ligence plus complète des médiodes théoriques, plus d'habileté pratique
à manier les instruments qu'elles fournissent, plus de sagacité pour ap-
précier la confiance qu'on doit avoir dans leurs résultats. Je suis loin
de vouloir faire ici des comparaisons fâcheuses, au point de vue rétréci
dune critique trop facile, et qui serait à mon avis très-mal fondée.
Dans les sciences, le temps perfectionne tout, les méthodes, les appli-
cations même les hommes. Car, s'il ne crée pas le talent personnel,
encore moins le génie, toujours leur foumit-il de nouveaux instruments
d action, et des principes plus efficaces de développement, qui accrois-
sent ou excitent leurs forces, et leur rendent aussi plus facile d'éviter les
anciennes eiTeurs. Il n'y a point là de Proies sine matre creata; et l'on
serait très-injuste , si l'on imputait aux individus de chaque époque les
fautes du moment où ils ont vécu. Mais, en écartant toute idée de ce
genre , il importe de faire remarquer les accroissements de puissance et
de justesse que les sciences , même les plus avancées, reçoivent en peu
d'années par les efforts d'un travail constant. Que l'on compare , dans
cet esprit, les tables de Mercure calculées par M. Le Verrier en i843,
avec celles qui avaient été construites trente années auparavant d'après
les mêmes théories! On y verra de meilleures observations prises en plus
grand nombre, discutées individuellement aver infiniment plus de pré*
DÉCEMBRE 1846. ?67
cision , de scrupule et d*inielligence de leur valeur. EUes sont combinées
par des formules ptreiUefl; mais ces formules sont perfectioonées dans
leurs détails analytiques^ et devenues aoàdi plusaures dans leur emploL
Ccst le même instrument, mais rendu plus subtil, et, si je l'ose dire« mieux
aiguisé. Il est aussi manié avec plus de dextérité, de sûreté, avec une
appréciation plus exacte de ce qu*oo en peut attendre « des limites d'ap*
piication dans iesc^Uies on peut s y fier, et au delà desquelles il faut s*en
défier. Par Tensemble de t(Mites ces «qualités, le travail de M. Le Venia
sur Mercure a dû être extrêmement remarqué des mathématiciens etdni;
astronomes , jusqu'à leur faire voir qu'il est aujouid*hui indispensable
de reconstruire presque toutes nos tables astronomiques avec les mêmes
soins. Qr, toutes ces aptitudes personnelles étant supposées, et néuniea
à une immense fi}roe de travail , la découverte réceniie de M. Le Vemer
ne lui était pas seulement accessible en espérance; elle ^tait poia*ini
prochaine, assiurée, indubitable. Car, si Taslre inconou eKisiBut^ il de^
vait nécessairement trouver toutes ses conditions de mouvement, de
puissance, et de place, par ces mêmes méthodes q«*il savait si habile*
ment manier*
En eCFet, nous venons de voir que les perturbations exercées par
ime planète sur une autre planète, pendant quelques siècles» se calcu-
lent presque sans erreur, par des formules prescrites, en les faisant
mouvoir toutes deux sur leurs ellipses propres, suivant les lois simples
de Kepler, à partir dun instant donné» Il suffit d*tvQir« pour chacune,
sa masse, et les éléments de son mouvement elliptique initial, que nous
savons être au nombre de six. Appliquons ceci -à Oranus, troublé par
une planète ioconnue. U faudra ioti^oduire les aix éléments de cette
planète et sa masse, comme autant de quantités indéterminées, dana*
les expressions algébriques des perturbations» en les restreignant d^abord
à leurs termes les plus influents, qui sont aussi ceux où ces éléments
entrent sous les formes les moins complexes. Il faudra, en outre, appli-
quer autant de petites corrections indéterminées aux éléments de fel-
Upse d'Uranus, puisqulb sont inexacts « ayant été calculés sans tenir
compte des perturbations produites par la planète qu*on ignorait. En
adjoignant à ces résultats les perturbations exercées sur Uranus par les
planètes déjà connues, on aura, pour un instant quelconque, son lieu
réel, dont l'expression se c^mpo3era d'tme partie numérique toute con-
nue , et d'une partie inconnue contenant toutes les indéterminées qu'on
y aura mêlées. On pourra donc Tideptifier, sous cette forme, à x^haque
lieu observé; et Ton aura ainsi autant d'équations de condition, dlçk Ion
dédu0*a ies va]eucsdecesindétermiB^enifisa6lra^n«itày Battsfiuie.
L'art du calculateur consislwa ensuite^ à feeiliter celte recÂiePcliie- ^w
lOS JOURNAL DES SAVANTS.
toutes les considérations de détail qui peuvent la simplifier, sans nuire
à la précision des résultats. Il faudra donc discerner les termes inconnus
qui doivent être les plus influents, pour les d^ager approximativement
d'abord; puis rectifier les premières évaluations, en resserrant les li-
mites de leurs erreurs ; et arriver enfin à les rendre si petites , que les
lieux hypothétiquement calculés d*Uranus ne diffèrent des lieux observés
que par des quantités légitimement imputables aux incertitudes des ob-
servations. Alors la planète inconnue sera définie dans toutes ses con-
ditions d'existence. On pourra proposer aux astronomes de la chercher
dans le ciel à sa place prédite, et Ûs la trouveront assurément. Voilâ ce
que M. Le Verrier a (ait ; voilà la marche directe et sûre qu'il a suivie,
non sans rencontrer de grandes difficultés sur sa route. Cest ce qui me
reste à exposer dans un autre article, où je tâcherai de montrer les
importantes conséquences de sa découverte pour le perfectionnement
de l'astronomie planétaire.
BIOT.
{La suite au prochain cahier.)
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
ACADÉMIE DES SCIENCES.
M. le baron Bory de Saint- Vincent, membre libre de l'Académie des sciences,
est mort i Paris, le a a décemlnre.
TABLE
DBS . ARTICLES ET DES PRINCIPALES NOTICES OU ANNONCES QOE CONTIENNENT
LES DOUZE CAHIERS DU JOURNAL DES SAVANTS, ANNI^E 18&6.
I. LITTÉRATURE ORIENTALE.
Urgeschichte und Mythologie der PhiilsUer, histoire ancienne des Philistins,
par M. Hitzîg. Leipzig , i845 , in-8*. i" article de M. Qualremère, mai, 267-269;
3* et dernier artide, juillet, Ai i-AaA.
Die Phonizier, von Moters. Le» Phéniciens, par M. Movere. i* Tolame. Bonn,
18A1. 1^-8*. 1* article de M. Quatremère* août, 497-610.
DÉCEMBRE 1846. 769
Relation des voyages faîLs, parles Arabes et les Persans, dans i*Inde et à la
Chine, dans le ix' siècle de l'ère chrétienne, texte arabe de feu Langlès,. . . tra-
duction française. . . par M. Reinaud. imprimerie royale, i845, a vol. in- 18 de
CLXXX-i54 et io5-aoo pages. Février, ia3. — 1" article de M^ Qiialrennère, sep-
tembre, 5i3-53i; 2' arlicle. novembre, 677-690; 3* article. décembre, 733-750.
Les séances de Ha](!ari. . . ouvrage traduit de Tlndonslani, par M. Tabbé Ber-
trand, suivi de Téléijie de Mi<>kin, traduite de la même lanjrue, par M. Garcin de
Tassy. Versailles et Paris, i8/i5, in -8° de vii-342 pages. Février, 12^.
Ëdaircissemeuls sur quelquis particularités des langues talarcs et iinnoises,
parE.-L.-O. Rœhrig. Paris, in-8* de 2() pages. Février, 126.
Theancienl syriac version of the epistle» of Saint Ignatius, texte syriaque, version
anglaise et notes, par M. Wdliam Cure'on. Londres, i845, in-8". Février, 127.
La rhétorique des nations musulmanes, d'après le traité persan intitulé : Hadayik
Llbalâgat, par M. Garcin de Tassy, in 8", 85 pages. Mars, 186-187.
Grammaire raisonnée de la langue ottomane. . . par James W. Redhouse. Paris.
Juin, 382.
Gesrhichie der Kalifen... Histoire des Califes.,, parle D' Gustave Weil;
Mannheim. grand in 8', tome 1", de 6i4 pages. Avril, 2 5ô.
Rabbi Yapheihben-IIeli Bassorensis K.irallae in librum psalmorum commenta-
rii. etc. Paiis, i846. Juillet, ^6.
Voyage en Sicile de Mohammed-Ebn-Djobaïr, sous le règne de Guillaume le
Bon. . . Texte suivi d'une traduction et de notes, par M. Ainari. Paris, Imprimerie
royale, i846, in-8* de vii-98 pages. Mai, 3i4.
II. LITTÉRATURE GRtiCQUE ET ANCIENNE LITTÉRATURE LATINE.
Worterbuch der Griechischen Eigennamen, etc. Dictionnaire des noms propres
i:recs. . . par le D' W. Pa[)e, Braunschw, 1842. 3* artitle de M. Letronne, février
109-121 (1" et 2* articles, novembre et décembre i845) ; 4* et dernier article,
mars, 161-174.
Satires de C. Lucilius, fragments revus, augmentés, traduits et ai^notés pour la
première fois en français, par E.-F. Corpel. Paris, i845, in-8" de 287 pages, i* ar-
ticle de M. Patin, féviier, G5-76 ; 2* aiticle, mai, 281-296.
Théâtre d'Esthyle, nouvelle traduction en vers par Fralicis Robin. Saint-Ger-
main et Paris, i846, in- 12 de xxx-4oG pages. Mai, 3 1 5.
La Grèce tragique, chefs-d'œuvie d Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, traduits
en vers. . . par M. Léon Halevy. Paris, 1846, in-8' de xxiv-455 pages. Mars, 187.
Études sur la rhétorique d'Arislole, par Ernest Havet. Paris, i846, in-8* de
i4i pages. Mai, 317.
Œuvres d'Horace, traduites en vers. .. par L. Duchemin. Paris, 1846, 2 vol.
in-8* de xxi\-424 et 46o pages. Octobre, 64o.
III. LITTÉRATURF MODERNE.
1* GRAMMAIRE, POESIE, MELANGES.
Histoire de la |)oésie française à Tépoque impériale. . . par Bernard Julien. Bar-
sur-Seine et Paris, 1844 I 2 vol. in- 12 de xiii-468 et 486 pages. 2* article de
M. Patin, janvier, 17-27; (1" article, août i845).
Théâtre de Hrotsvilha, religieuse allemande du x* siècle, traduit pour la pre-
mière fois en français. . . par Charles Magnin. Paris, i845, in-8* de 48i pages.
Article de M. Patin, octobre, 696-607.
97-
770 JOURNAL DES SAVANTS.
Théâtre français au moyen âge , publié d*après les manuscrits de la bibliothèque
du Roi, par MM. L.-G.-N. Monmerqué et Francisque Michel (xi*-xiv* siècle) . Paris ,
1839, 1 vol. Irès-grand in-8' de 672 et xvi pages sur deux colonnes. 1" article de
M. Magnin, janvier, 1-16; 3' article, février, 76-93; 3' article, août, 449-465:
4' article, septembre, 544-558; 5" article, octobre, 626-637.
Considérations sur Tétat de renseignement des langues dans les collèges de
France. . . par M. Savoie. Paris, in -8* de 34 pages. Novembre, 704.
Vocabolario degli accademici délia Crusca ; quinta impressione ; tomo primo ,
fascicoli primo, secondo e terzo. Firenze, i843-i845. i** article de M. Libri, juin,
331-339.
Histoire de la langue et delà littérature provençale, par Emile de Laveleye.
Bruxelles et Paris, in-8' de xii-347 pages. Juin, 383.
Cours d^éludes historiques, par P.-C.-F. Daunou. . . Tomes XI et XII, i845-
1846, in-8*. Janvier, 63.^
Œuvres complètes d*Etienne de la Boétie. . . par Léon Feugère. Paris, i846«
in-8* de xxiv-583 pages. Octobre, 639.
Etienne de la Boétie, ami de Montaigne. . • par Léon Feugère. Poissj et Paris ,
1845, 1 vol. in-8* de iv-3o9 pages. Mai, 3 18.
Les auteurs apocryphes, supposés, etc., par J.-M. Quérard, 3* livraison; Paris,
in-8* de 180 pages. Novembre, 704.
Lettres biographiques sur François de Maynard , poète toulousain du xvi* siècle . . .
par M. Labouissc-Rochcfort. Toulouse, in-33 de 5 feuilles i/8. Novembre, 704.
Essai historique sur les premiers manuels d*invention oratoi re jusqu'à Ch. Benoit.
Paris, 1846, in-8' de 160 pages. Mai, 3ii.
La basilique de Nicolas Tartaglia. . . traduit de Titalien par RieCTel. Saint-Cloud
et Paris, in-8'' de 1 16 pages. Juin, 38 1.
Glossarium mediae et infjmae latinitatis . . . Ducange. Tomi quinti fasciculus
quartus, tomi sexti fasciculus tertius. Paris, in- 4* de 313 et 193 pages. Mars, 191.
Analogies constitutives de la langue allemande avec le grec et le latin, expliquées
par le sanskrit, par C. Schœbel. Paris, Imprimerie royale, i845, in-8* de xxvii-
184 pages. Février, 136.
Essai d*étymo1ogie philosophique, ou recherches sur Torigine et les variations de
quelques mots qui expriment les actes intellectuels et moraux, par Tabbé Chavée.
Bruxelles, in-8' de 111-361 pages. Février, 138.
Analogies linguistiques du flamand dans ses rapports avec les autres idiomes
d*origine teutonique, par P. Lebrocquy. i845, Charleroy et Paris, in-8' de 48 1
pages. Juin, 384-
Glossaire roman-latin du xv* siècle. . . par Emile Cachet. i846, Bruxelles el
Paris, in-8* de 36 pages. Juin, 384*
Anecdotes littéraires sur Pierre Corneille. . . par M. Viguier. Rouen , i846, in-8*
de 69 pages. Octobre, 639.
Lettres et pièces rares ou inédites. . . par M. Matter. Paris, in-8* de 433 pages.
Juin, 383.
Encyclopédie moderne. . . sous la direction de M. Léon Renier, par MM. Adler-
Mesnard , Sébastien Albin, etc. Paris, in-8*. Mars, 191.
3* SCIENCES HISTORIQUES.
1. Géographie, voyages.
Description géographique, historique et archéologique de la Palestine, par
DÉCEMBRE 1846. 771
M. Munk. I vol. in-8' de 44 feuilles et 7a planches. Paris» Didol (Univers pillo-
resque). Février, 124.
Histoire des découvertes géographiques des nations européennes. . . par L. Vi-
vien de Saint-Martin. 1" série, lome III, 1" livraison. Paris, in-8° de 202 pages,
avec une carte. Juin, 382.
Voyage au pôle Sud et dans TOcéanie. . . par M. J. Dumont-d'Urville, tome IX.
Paris, in-8" de 366 pages. Mars, 192.
Documents sur Thistoire, la géographie et le commerce de la parlie occidentale
de Madagascar. . . par M. Guillain. Paris, Imprimerie royale, i845, in-8" de 876
pages, avec une carie. Mars, 187.
Histoire et géographie de Madagascar. . . par M. Macé Descaries. Paris, î846,
in-8* de v-452 pages. Avril, 2 54-
Exploration scientifique de T Algérie. Beaux-arts, architecture, sculpture, par
Amable Ravolsié. Paris, in-folio. Mars, 192. — Sciences historiques et géogra-
phiques, tomes VIII et IX. Paris, Imprimerie royale, 2 vol. in-8' de viii-48i et
xxviii-396 pages. Avril, 2 55.
Relation du voyage fait en 1 843-44 1 en Grèce et dans le Levant, par MM. A. Che-
oavard, architecte, E. Rey, peintre, et J. M. Dalgabio, architecte, par Anl. Chena-
vard. Lyon, in-8' de i84 pages. Juin, 382.
Guillebcrt de Lannoy et ses voyages en i4i3, i4t4 et t42t, commentés en
français et en polonais, par Joachim Lelewel. Bruxelles et Posen, in-8". Juin, 383.
Second voyage sur les rives de la mer Rouge, dans le pays des Adels et le
royaume de Choa, par M. Rocher d'Héricourt. Paris, in-8° de 456 pages avec atlas,
carte et lithosrraphies. Novembre, 704.
2. Chronologie et Histoire ancienne.
Œuvres complètes de Flavius Josèphe. . , d'après la traduction d* Arnaud d*An-
(lilly, revue... par MM. Quatremcre et Tabbé Glaire, 1" livraison. Paris, in-4* de
4o pages. Avril, 2r)5.
Choix de vies des hommes illustres de Plutarque, traduites par J. Amyot, anno-
tées— par Léon Feugère. Paris, 1846, in- 12 de xxx-i3i pages. Mai, 319.
3. Histoire de France.
Table chronologique des diplômes, chartes, titres et actes imprimés, concernant
l'histoire de France, par M. de Bréquigny. . . , continuée par M. Pardessus, lome V.
Paris, Imprimerie royale, i846, in f° de iv-683 pages. Avril, 25o.
Diplômes et ciiarles de l'époque mérovingienne sur papyrus et sur vélin conser-
vés aux archives du royaume, publiés... par M. Lelronne. Paris, 2* et 3' livraisons*
Avril. 25o.
Richer, histoire de son temps..., donnée par G. H. Pertz, avec traduction française,
notice et commentaire par J. Guadet, tome II. Paris, i845, in-8* de 434 pages.
Février, 12 5.
De l'éfat civil des personnes et de la condition des terres dans les Gaules dès le»
temps celtiques jusqu'à la rédaction des coutumes, par G. J. Perreciot. Beaune et
Paris, 1845, 3 volumes in-8* de lv-5i2, 571 et 45o pages. Mars, 187.
Institut dos provinces de France. Mémoires; 2* série, tome 1". Géographie an-
cienne du diocèse du Mans, par M. Th. Cauvin, suivie d'un essai sur les monnaies
du Maine, par M. E. Hucher. Le Mans et Paris, i845, in-4* de 735 pages avec
planches. Mars, 189.
Bibliothèque de 1 école des chartes... septième année, 2* série, 2' livraison, uq-
97-
772 JOURNAL DES SAVANTS.
vembre-décembre i84o. Pans, in-8'dc 93-188 pages. Février, ia6. — 3'el 4* IWrw-
soiis, pages 189-38/4, mai, 3i5; pages 385^488. juîUcI 446.
Recueil des lellres mîsMves de Uenri IV, publié par M. Berger de Xivrey. . .
(orne III. Paris, Imprimerie royale, i84G. Avril, a5i.
Histoire des peuples l);elonN dans la Gaule el lians les lies britanniques... par
Auréliende Conrson. Tome I". Compiègne et Paris, in-8'* de 46o pages. Juin, 58 1.
Lettres inédites de Feiiquières. . . publie^'s par Êlienne Gallois, tomes I el II-
Pâris. 1845, 2 volumes in-8* de xxiv-438 elxx-4i>4 pages. Février, laa. — Tome III,
arril, a53; tome IV, juin 38i.
Les monuments de (lambrai... Cambrai et Paris, in-4*. Mai, 3i8.
Histoire de Tliôlel de ville de Paris..., par Leroux de Lincy. Paris, i846, în-4*
de viii-379 pages. Avril, aoi.
Essai bisloriquc sur la ville de Nuits... par H. Vienne. Dijon et Paris, in-8* de
XX «380 pages. Mai, 317.
Procès de condamnation et de rébabilitation de Jeanne d*Arc, par M. J. Qui-
cherat. Tome 111. Paris i84^. in-8" de 473 pages avec un fac simile. Février, ia5.
Die Einfalle der Norniannen . . Les invasions dt s Normands dans la Péninsule
pyrénéenne. . .par E. F. Mooyer. Munster et Paris, in-8' de oa pages. Février, 127.
Tablettes liistoriques de rÀuvcrgnc. . .par J. B. Bouillet, tome VI. i845 » Cler-
mont-Ferrand et Paris. Mai, 3 18.
Bulletin de la socit^lé archéologique et historique du Limousin, tome I**. Limoges
el Paris, 1846, i" livraison, in-8* de 64 pages. Mai, 3 18.
Histoire générale du Languedoc. . .par Dom Claude de Vie et Dom Vaisséte,
commetitte et conlinu<'e jusqu'en i83o. . . par M. le chevalier Al. Du Mcge. Paris «
in-8' de 216 pages, avec 10 planches Mars, 191.
L'Auvergne au xiv* siècle. . .par M. A. Mazure. Qermont et Paris, iu-8' de viii-
34o pages. Mars, 190.
Histoire de Blois et de son territoire. . .par G. Touchard-Lafosse. Bloisel Paris,
i846, in-8* de v 475 pages. Mai, 319.
E8>ai sur riiistoirc de la Franche-Comté par M. Edouard Clerc, tome IL Besançon
el Paris, iv'*46, in 8" deviii-5r)i pages. Avril, a54.
Opuscules et mélanges historiques sur la ville d*Evreux et le déparlement de
TEure. Evreux el Paris, in-18 de viii-3a3 pages. Mars, 190.
Histoire et description de Provins, par Christophe Opoix, a* édition. Lagny, Pro-
vins et Paris, i846t în-8* de xix-xiv et 584 pages, avec planches. Février, laS.
4. Histoire d^Eiirope, d'Asie, etc.
Nouveaux documents inédits sur Antonio Perez el Philippe IL 1" article de
M. Mignel, mars, 174-186; a* article, avril, aoi-ai3.
I/Espagne depuis le régne de Philippe II jusqu*à Tavénement des Bourbons, par
M. Ch Weiss. Paris, i844i a vol. in-8'. Article de M. Mignet, décembre, 700-720.
Geschichte der Trevircn .... Histoire des Trévires sous la domination romaine,
par J. Steinengcr. Trêves et Paris, i8A5, in-8* de vi-3a8, avec deux cartes. Fé-
vrier, iq8.
Markische Forschungen. iUcherches pour servir à Thistoire de la Marche de
Brandebourg. Berlin et Paris, a voL in-8*. Février, ia8.
Pièces inédites relatives à Thistoire d'Ecosse par M. le baron de Girardot.
Paris, in-4* de 44 pages. Mai, 319.
Rorum ab Arabibus in Italia insulisque adjaceatîbus , Sicilîa maxime, Sardbiia
DÉCEMBRE 1846. 773
olque Corsica , gestaniiri cooimcnlarii. Scripsit J. G. Wenrich. Lcipsick et Paris,
i8/i5, in-S" de vi-346 pages. Février, 127.
Histoire de Théodoric le Grand', roi d'Italie par L. M. du Ronre. Paris,
1846, u vol.iii-S" de xxi-496 el 538 pages. Juillet, ii^b.
f lisloire des Delphes à la iin du xvin* siècle par Adrien Borgnet. Bruxelles
et Paris, 2 volumes grand in-8" de xii-746 pages. Juin, 383.
Die Geschichle des Ursprungs der Belgischen Beghinen , etc. Recherches sur l'ori-
gine des béguines de Belgique. Berlin, in-8°. Mai, 320.
Le chàleau de VVildembourg ou les matinées du siège d'Oslende (i6o4), par le
baron Jules de Saint-Génois. i8/i6, Gand, Bruxelles et Paris, 2 vol. in-8* de
4oo pages. Juin, 383.
Extraits des registres des consaux de Tournay , par M. Gacbard. Bruxeiieê
el Paris, i84G. Juin, 384-
5. Histoire littéraire; Bibliographie.
Nouveaux essais d'histoire littéraire, par E. Génizez. Paris, in-8** de viii-
436 pages. Février, 122.
Lettres à M. le comte de Salvandy sur quelques-uns des manuscrits de la biblio-
thèque royale de La Haye. Paris, i846, in-8° de 264 pages. Mai, 3 16.
La littérature franc^aise contemporaine (1827-1844)... par MM. Charles Louandre
et Félix Bourquelol, i6* livraison. Paris, in-8** de 80 pages. Mars, lyi.
La France littéraire, par J. M. Quérard, 1'* livraison. Soissons et Paris, in-8* de
80 pages. Mai, 3 19.
Le catalogue des manuscrits français du moyen âge de la bibliothèque de Co-
penhague, par M. Abraham, in-4° de iBa pages. Juillet, 447-
Biographia brilannica literaria, by Thomas Wright. London, i846, in-8* de
XXI11-491 pages. Mai, 319.
Bibliothèque de M. le baron Sylvestre de Sacy . . , t. IL Sciences médicales el arts
utiles. Paris, Imprimerie royale, i846, in-S" aexxiii-4i6 pages. Février, 126.
Dictionnaire des abréviations latines et françaises usitées dans les inscriptioDA
lapidaires et métalliques, les manuscrits et les chartes du moyen Age. . par L.-
Alphonse Chassant. Evreux et Paris, in- 18 de ix-xxii-i 36 pages. Mars, 190.
0. Archéologie.
1. iEgyplens stelle.... Place de l'Egypte dans l'histoire du monde, par Ch. G.
J. Bunsen, I* II et II! livres, 8*. Hambourg, i845f. — II. Auswahl der wtch-
tigsten... Choix des documents les plus importants de l'antiquité égyptienne, par
le docteur R. Lepsius; planches. Leipzig, 1842, f". 1" article de M. Raoul-Rochetfe,
mars, 129-145; 2* article, avril, 233-249; 3* article, juin, 359-377; 4*articfe,
août. 479-497.
Antikc Marmorwerke. . . von Braun. Leipzig, i843, in-f*. 2* article de M. Raonl-
Rochette, janvier, 37-5o (i" article, décembre i845).
Le Antichità délia Sicilia... par Dom. Duca di Serradifalco, t. IV... Palermo,
i84o; t. V, Palermo, i842, folio. 1" article de M. Raoul -Rochet te, novembre,
665-677; 2* article, décembre, 721-733.
Mémoires d'archéoloi^ie comparée asiatique, grecque et étnisqne, 2* mémoire rar
la croix ansée. . . par M. Raoul-Rochette. loiprimerre royale, i846, in-8** de 600 pa-
ges avec 3 pi. Mars, 191.
774 JOURNAL DES SAVANTS.
Monographie de Téglise Noire-Dame de Noyon, par M. L. Vitet. imprimerie
royale, in-4* de 256 pagos avec allas iii-r. Avril, 253.
Description des médailles gauloises, par M. Adolphe Duchalais. Paris, in-8* de
368 pages, plus a pi. Juin, 38i.
Rapport sur les découverles archéologiques faites aux sources de la Seine, par
M. Henri Baudot. Dijon et Paris, in-4* de 5o pages. Mai, 3i3.
3* PHILOSOPHIE, SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. (Jurisprudence, théologie.)
De la philosophie écossaise , article de M. Gsusin, juillet, 385-4o2.
Hutcheson, fondalcur de l'école écossaise, i" arlicle de M. Cousin, août, 465-
478; 2* article, septembre, 5i3-544; 3* article , octobre, 607-626; 4* et dernier
article, novembre, 690-703.
Histoire de Técole d'Alexandrie, par M. Jules Simon. Paris, i845, 2 vol. in-8* de
602 et 692 papes, lévrier, 121.
Études sur Pascal, p;ir l'abbc Flolto». Montpellier et Paris, i846, in-8* de viii-
2o4 pages. Avril, 2 54-
Philosophie de Thomas Reid. .. par l'abbé P. H. Mabire. Paris, in-12 de 444 pa-
ges. Juin, 382.
Critique de la raison pure, par Emm. Kant. Seconde édition en français. . . . par
J. Tissot. Corbeil et Paris, 2 vol. in 8* ensemble de 1200 pages. Juin, 38i.
Histoire «les révolutions de la philosophie en France pendant le moyen âge jus-
qu'au xvr siècle. . . . par le duc de Caraman, tome I". Paris, i845, in-8* de xvi-
463 pages. Avril, 255.
Harmonies de l'intelligence humaine, par Edouard AUelz. Paris, i846, a vol.
in-8* de xix-367 et 4o6 pages. Avril, 255.
Précis de l'histoire des institulions des peuples de TEurope occidentale au moyen
âge, par M. Taillior. Sainl-Omer, i8A5, m-8" de i48 pages. Février, i25.
De la bienfaisance publique, par M. de Gérando. Paris, 4 vol in-8*. Mai, 3ia.
Notice des manu<:crits concernant la législation du moyen âge, par M. Taillîar.
Douai , 1845, in-8* de viii-i35 pages. Février, 126.
Le conseil de Pierre de Fontaines, ou liaité de l'ancienne jurisprudence française.
Nouvelle édition publiée par M. A. J. Maruier. Paris, i845, in-8* de 578 pages.
Février, 126.
Inslitntes de droit administratif français. . . . par M. le baron de Gérando. a* édi-
tion, tome IV. Puris. in-8'' de 712 pages. Février, 126.
Inslilutes coulumièrcîi d'Antoine Loysel. . . . avec des notes d'Eusèbe de Lau-
rière. Nouvelle édition. . . par MM. Dupin et Edouard Laboulaye. Paris, 2 voL in-ia
ensemble de 1096. Mars, 191.
Glossaire de l'ancien droit français. . . . par MM. Dupin et Edouard Laboulaye.
Paris, in- 18 de i/i4 page.s. Mars, 192.
Jurisprudence du royaume. . . . Nouvelle édition. . . . par M. D. Dalloz, tome III.
Mai, 319.
Histoire de la législation romaine. . . . par M. Ortolan, 3* édition. Paris , in-8* de
4i6 pages. Juin. 38 1.
Histoire du droit civil de Uome et du droit français, par M. F. L3ferrière,tomeII.
Rennes et Paris, in-S" de 328 pages. Mars, 192.
Hi.-toire de la législation nobiliaire delà Belgique, par P. A. F. Gérard, tome I**.
184Ô, Bruxelles ei Paris, in-8* dexvi-3i4 pages. Juin, 384.
De l'origine, de la forme et de Tesprit des jugements rendus au moyen âge
DÉCEMBRE 1846. 775
contre les animaux, par Léon Ménabria. Chainbéry, i846, in-S** de 161 pages. Oc-
tobre . 640.
Tableau des institutions et des mœurs de l'Eglise au moyen âge, particulière-
ment au xiii" siècle, sous le règne du pape Innocent III, par Frédéric Hurler, tra-
duit do Tailemand par Jean Cohen. Paris, i843, 3 vol. in-8'. Article de M. Avenel,
septembre, 558-573.
Geschichte Alexanders des Drilten. Histoire d'Alexandre III et de l'Église de son
temps, par Herman Reuter, tome 1". Berlin et Paris, i845, in 8" de x-44o pages.
Février, 128.
Denkwûrdigkeilen. . . Mémoire sur l'histoire et la vie des chrétiens, parNean-
der, 3" édition, tome I". Hambourg et Paris, in-8' de vi-4i4 pages. Février, laS.
4* Sciences physiques et mathématiques. (Arts.)
Sur la planèle nouvellement découverte par M. Le Verrier, comme conséquence
de la théorie de l'atlraclion. i" article de M. Biot. oclobre 577596; 3' article,
novembre, 642-664; 3* article , décembre, 750-7G8.
Sur les modifications qui s'opèrent dans le sens de la polarisation des rayons
lumineux, lorsqu'ils sont transmis à travers des milieux solides ou liquides, sou-
mis à des influences magnétiques très-puissantes. 1* article de M. Biot, février,
93- 1 09 ; 2* article , mars , 1 45- 1 6 1 ; 3* arlicle , avril , 2 1 4-2^3.
Correspondance mathématique et physique de quelques géomètres du xviii' siècle,
par P. H. Fuss. Saint-Pétersbourg, i843, 2 vol. in-8^ 2* article de M, Libri, jan-
vier, 5o 62 1" article, juillet, i844).
Ampélographie, ou tiaili> des cépages les plus estimés dans tous les vignobles de
quelque renom, par le comte Odart. Paris, i845, 2 vol. in^** de xii-433 pages.
2* article de M. Chevreul, janvier, 27-36 (i" arlicle, décembre i845); 3' ar-
licle, mai, 296-307 ; 4' article, juin, 34o-359; 5* article, juillet , 42 5 445.
Revue des éditions de l'histoire de l'Académie des sciences, par Fontenelle.
1* article de M. Flourens, avril, 193-201 ; 2* article, mai, 270-281; 3' artide,
juin, 329-340; 4* et dernier article, juillet, 4o2-4i 1.
Leçons d'anatomie comparée, tome VIII. Paris, i846, in-8* de xii-848 pages.
Janvier, 64.
Sur l'Anthropologie de l'Afrique française, par M. B017 de Saint- Vincent Paris ,
1845, in-8'* de 29 pages. Février, 126.
Mélanges hydrographiques — , par M. B. Darondeau, tome I*'. Paris, Impri-
merie royale, in-8' de 4oo pages. Juin, 382.
Mémoire de la société géologique de France. 2* série. Tome I", 1" et 2* partie.
Paris, in^" de 2 5 feuilles et i3 planches. Juin, 382.
Mémoire sur la famille des fougères, par A. L. A. Fée. Strasbourg, in-f* de
28 feuilles, plus 64 planches. Juin, 382.
Mollusques vivants et fossiles , par Alcide d^Orbigny. Paris, 3 cahiers in-8*,
ensemble de i5 feuilles plus i5 planches. Juin, 382.
La nature considérée comme force instinctive des organes, par Guislain. i846,
Gand , Bruxelles et Paris , in-8" de 2o4 pages. Juin , 384.
Traité élémentaire de topographie et de lavis des plans , par M. Tripou.
Paris, in-4*. Mai, 3i5.
Elementary art...'.. London, i845, in-f*. The principles and practice of art.
London, i846, in-f*. Juin, 382.
776 JOURNAL DES SAVANTS.
Histoire de la peinture flamande et hollandaise, par Alfred Mîcliiels. iS^S,
Bruxelles et Paris, tomes 1 et II, de xii-^37 pages. Juin, '6Sà.
Oltnviano dei Peirurci da Fossombrone, der erste Erfinder des Musiknoten
druckes Oltaviano dei Pehucci de Fossombrone. le |)remier inventeur de
rimpression des notes de musique avec des camctèies métalliques mobiles, et ses
successeurs. V-ienne et Paris, in-8* de x-344 pages, avec planches. Février, lay.
INSTITUT ROYAL DE FRANCE.
Académies. — Sociétés littéraires. — Journaux.
Institut royal de France. Séance publique annuelle; prix décerné et proposé.
Mai , 3o7.
Académie fiaiiraise. Election de M. Cb. de Réniusat. Janvier, 62. — Mort de
M. de Jony. Septembre, 57/». — Séance publique annuelle. Prix décernés et pro-
posés. Septembre, 574-i>7(^-
Académie des ifisiriprions et belles-lettres. Mort de M. Eyriès, académicien libre.
Juin, 377. — Séance publique annuelle. Pi ix décernés et proposés. Août, 5i i-5ia.
Académie des scieiici»s. Election de M. Le Verrier. Janvier, 62. — Séance pu-
blique annuelle. Prix décernés et proposés. Mai, 3o8-,')i i. — Mort de M. le baron
Damoiseau. Août, 5 12. — Mort de M. le baron Bory de Saint-VincenL Dé-
cembre, 768.
Académie des beaux-arts. Mort de M. Vaudoyer. Mn, 3ii. — Élection de
M. Lesuour. Juillet, 445. — Morl de M. le comle Siméon, membre libre. Sep-
tembre, 576. — Morl de M. Bidauld. Oclobre, 637. — Séance publique annuelle.
Proclamation des prix. Oclobre, 637-638. — Klection de M. le comte Ducbâtel ,
académicien libre, et de M. Brascasï»aL Novembre, 704.
Académie des sciences morales e( politiques. Séance publique annuelle. Prix
décerné; prix proposés pour les concours de 1847, i848 et 1849. J"î"» 377-380.
SOCIÉTÉS SAVANTES.
Académie de Bordeaux. Programme des prix mis au concours pour les années
i846 et 1847* Janvier, 63.
ACADÉMIES ÉTRANGÈRES.
Société des antiquaires de la Morînie. Prix proposé pour 1847. Mai, 3ii.
TABLE.
L*E5pagne depuis le règne de Philippe II jusqu'à ravénemeat des Bourbons, par
M. Ch. Weiss (arlicie de M. Miynet) Page 705
Le Antichilà délia Siciiia, pcr Doiu. Duca di Serradifalco (2* article de M. Raoul-
Rocliclle) 72 1
Relation des voyages faiu par les Arabe* et les Persans dans ITnde et à la Chine,
par M. Reinaud (3' arlicie de M. Qualrenière) 733
Sur la planète nouvellement déroiiverle par M. Le Verrier (3" arlicie de M. Biot). 750
Nouvelles littéraires 75g
Table des articles et notices contenus dans les douze cahiers de Tanoée 1846. . . . Ibid,
FUI D£ LA TABLR.
1993