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Full text of "Journal des savants"

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BUREAU  DU  JOURNAL  DES  SAVANTS. 


M.  Martin  (du  Nord),  garde  des  sceaux,  président. 


Assistants  . .  i 


M.  Lebrun,  de  Tlnstitut,  Académie  française .  secrétaire  du  bureau. 

M.  Qdatremèbe  de  Qoinct,  de  Tlnstitut,  Académie  des  inscriptions 
et  belles -lettres,  et  secrétaire  perpétuel  honoraire  de  l'Académio 
des  beaux-arts. 

M.  QoATREMERE,  de  Tlnslitut,  Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres. 

M.  Naudet,  de  Tlnstitut,  Académie  des  inscriptions  et  belles -lellre.i 
et  Académie  des  sciences  morales  et  politiques. 


AOTBDRS. 


.... 


M.  BiOT,  de  rinstitut.  Académie  des  sciences,  et  membre  libre  de 
r Académie  des  inscnptions  et  belles-lettres. 

M.  Raodl-Rochette  ,  de  Tlnstitut ,  Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres  ,  et  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  beaux-arts. 

M.  Cousin,  de  rin»titut.  Académie  française  et  Académie  des  sciences 
morales  et  politiques. 

M.  Lbtronne,  deTInstitut,  Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres. 

M.  Chevreul  ,  de  Tlnstitut,  Académie  des  sciences. 

M.  Eugène  Burnouf,  deTInslitut,  Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres. 

M.  Flourens,  de  Tlnstitut,  Académie  française,  et  secrétaire  perpé- 
tuel de  TAcadémie  des  sciences. 

M.  ViLLEMAiN,  de  rinstitut,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  fran- 
çaise ,  et  membre  de  l'Académie  des  inscnptions  et  belles-lettres. 

M.  Patin  ,  de  l'Institut,  Académie  française. 

M.  LiBRi,  de  l'Institut,  Académie  des  sciences. 

M.  Magnin,  de  Tlnstitut,  Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres. 

M.  Mignet,  de  Tlnstitut,  Académie  française,  et  secrétaire  perpétuel 
de  l* Académie  des  sciences  morales  et  politiques. 


JOURNAL 

DES  SAVANTS 


ANNÉE  1846. 


PARIS. 

IMPRIMERIE  ROYALE. 


M  DGGG  XLVL 


JOURNAL 

DES  SAVANTS. 

JANVIER  1846. 


TaÉÂTAE  français  au  moyen  âge,  publié  JUaprès  les  manuscrits  de  la 
bibliothèque  du  Roi,  par  MM.  L.-G.-N.  Monmerqué  et  Fran* 
cisque  Michel  (xi-xiy*  siècle)»  Parus,  Firmin  Didot,  1839; 
un  volume  très-grand  ia-6**  de  67a  et  xvi  pages,  sur  deux 
colonnes^ 

nUBlflER   AKltCLE. 

Je  n  eotrepreodrais  certainement  pas  de  rendre  compte  aujourd'hui 
de  cet  ouvrage,  qui  a  pris  place ,  dès  le  jour  de  sa  publication ,  dans  toutes 
les  bibliothèques  éradites,  s'il  ne  renfermait  un  certaiii  nombre  de 
iDOlK^aux  ônportants,  sur  lesquels  la  discussion  n*est  point  fermée  et 
dont  la  critique,  même  tardive  ^  peut  encore  offiîr  quelque  intérêt  aux 
personnes  qui  s'occupent  ées  anciens  monuments  de  notre  langue  et 
des  origines  de  notre  théâtre.  En  effet,  tout  en  rendant  la  plus  sincère 
et  la  plus  complète  justice  aux  soins  et  à  l'érudition  des  deux  habiles 
éditeurs,  je  nen  aurai  pas  moins  quelques  observations  à  leur  sou- 
mettre au  sujet  de  plusieurs  des  textes  qu'ils  ont  réfuûs,  et  qui  la  plu- 
part n'avaient  pas  été  pubhés,  ou  ne  l'avaient  été  que  par  fragments. 
Mais,  avant  d'entrer  dans  l'examen  des  détails,  il  convient  d'exposer, 
au  moins  d'une  manière  sommaire^  la  pensée,  l'ensemble  et  la  compo- 
sitioa  de  cet  utile  et  intéressant  répertoire. 

C'eût  été,  il  y  a  vingt  ans^  un  étonnemeut  général,  si  l'on  eût  vu 
paraître  un  gros  vohune  ayant  pour  titre  oonmie  celui-ci  :  Théâtre  fran- 
çais  au  moyen  âtfe^  penicmt  ks  s/*,  li/%  jui^jet  Xif*  siiéks.  H  était  aloni 


6  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

universellement  admis  que  le  berceau  du  théâtre  en  France  ne  remon- 
tait guère  au  delà  des  représentations  données  par  les  Confrères  au  bourg 
de  Saint-Maur,  vers  1 396,  et  à  Paris,  dans  une  salle  de  Thôpital  de 
la  Trinité,  en  i4o2.  Depuis  quelques  années,  des  efforts  mieux  dirigés 
et  de  nombreux  travaux ,  dont  Finitiative  appartient  surtout  à  MM.  l'abbé 
de  la  Rue,  Raynouard  et  Fauriel,  ont  permis  d*établir,  par  une  série 
continue  de  témoignages  et  de  textes,  que  le  drame,  sinon  le  théâtre, 
n'a  jamais  été  interrompu  en  France,  ni  dans  aucune  autre  contrée 
de  l'Europe,  et  que,  sous  une  forme  plus  ou  moins  éloignée  de  celle 
que  nous  lui  voyons  aujourd'hui,  le  génie  dramatique  n  a  pas  cessé  de 
se  produire ,  soit  dans  les  carrefours  et  les  marchés ,  soit  dans  les  palais 
et  les  donjons,  soit  dans  les  abbayes  et  les  cathédrales,  en  suivant, 
comme  il  était  inévitable  que  cela  fût,  les  vicissitudes  de  politesse  et 
de  barbarie  qu'ont  éprouvées,  pendant  les  époques  correspondantes, 
la  langue  et  la  civilisation.  Si  donc  MM.  Monmerqué  et  Francisque  Mi- 
chel n'avaient  pas  cru  devoir  borner  leurs  recherches  aux  monuments 
du  théâtre  français  proprement  dit,  c'est-à-âire  à  l'époque  des  prentiiers 
bégaiements  de  notre  langue ,  rien  ne  les  aurait  empêchés  de  réunir  un 
assez  grand  nombre  de  reliques  dramatiques  antérieures  au  xi*  siècle  ; 
mais,  leur  plan  arrêté,  comme  nous  l'avons  dit,  ils  ont  dû  commencer 
leiu*  volume  par  l'office  dialogué ,  demi-latin  et  demi-roman ,  des  vierges 
sages  et  des  vierges  folles,  le  plu;j  ancien  drame  ou  mystère  connu  jus- 
qu'ici ,  où  apparaisse,  au  milieu  du  latin  expirant,  l'emploi  d'un  idiome 
moderne. 

A  la  suite  de  ce  moniunent  bilingue  et  peut-être  trilingue  (car,  outre 
le  latin  et  le  provençal,  qui  y  sont  de  toute  évidence.  M,  Fauriel  a  cru 
reconnaître  dans  quelques  vers  de  cette  pièce  des  traces  de  langue  fran- 
çaise) ,  MM.  Monmerqué  et  Francisque  Michel  ont  donné  place  à  un  mys- 
tère de  la  résurrection  de  notre  Sauveur ,  malheureusement  incomplet, 
dont  ia  rédaction  française,  ou  plutôt  anglo-normande,  parait  de  la  se- 
conde moitié  du  xii*  siècle,  quoique  la  copie  ne  soit  que  de  la  première 
moitié  du  xiii*.  Ce*  fragment,  déjà  publié  séparément  par  M.  Jubinal ,  est 
jusqu'ici  le  plus  ancien  mystère  qui  nous  soit  parvenu  en  langue  moderne  ^ . 

Nous  passons  de  là  tout  d'un  trait  à  la  seconde  moitié  du  xiii*  siècle. 

Cette  période,  si  riche  en  productions  poétiques,  nous  ofire  ici  pour 
le  théâtre  :  i""  trois  jeux  composés  par  Adam  de  la  Halle,  poète  et  mu- 
sicien, surnommé  le  Bossu  d'Arras,  savoir  :  Li  jus  de  hfeuilUe,  Li  jus 

*  Voy.  La  Résarrection  da  Sauveur,  fragment  d'un  mystère  inédit,  publié  avec 
une  tradoction  en  regard,  par  M.  Achille  Jubinal,  d'après  le  ms.  unique  de  ia 
bibliothèque  du  Roi;  Paris,  Techener,  i83Âi  in-B**  de  35  pages. 


JANVIER  1846-  7 

da  pèlerin,  et  Li  giens  de  Robin  et  de  Marion,  trois  fort  jolies  pièces,  qui 
appartiennent  à  un  genre  tout  à  fait  différent  des  drames  qui  précèdent 
et  de  ceux  qui  suivent;  elles  sont  reproduites  ici  par  M.  Monmerqué, 
avec  la  musique  notée,  après  avoir  été  publiées  par  lui  dans  le  volume 
de  182a  de  la  collection  presque  inédite  des  bibliophiles;  a*  Lijas  de 
Saint'Nichoïai,  miracle  composé  par  Jean  Bodel,  pour  être  représenté 
avec  grand  appareil  sur  un  échafeud  en  place  publique,  et  déjà  inséré 
par  l'éditeur  dans  le  volume  de  i838  de  la  société  des  bibliophiles; 
3*  une  autre  pièce,  ïe  miracle  de  Théophile,  composé  par  le  trouvère 
Rutebeuf ,  et  mis  pour  la  première  fois  au  jour  par  Féditeur  de  ce  poète , 
M.  Achflle  Jubinal  ^;  &•  une  sorte  de  complainte  à  trois  personnages, 
^adement  publiée  déjà  par  M.  Jubinal ,  et  intitidée  :  Le  jeu  de  Pierre 
de  la  Broche  (Broce),  chambellan  de  Philippe  le  Hardi,  qui  fut  penda  le 
30  jain  1278,  lequel  dispute  à  Fortune  par  devant  Reson.  C'est  une  espèce 
de  moralité  demi-tragique,  qui  doit,  je  pense,  avoir  été  chantée  par 
des  ménétriers'  dans  les  foires  et  les  marchés  du  Brabant  et  du  nord  de 
la  France  pendant  bt  détention  et  le  procès  du  favori  disgracié.  Tel  est, 
dans  ce  recueil,  le  contingent  du  xiu*  siècle.  Nous  pourrions  signaler 
plusieurs  pièces  que  nous  regrettons  de  n'y  pas  voir;  mais  nous  croyons 
plus  équitable  de  remercier  les  laborieux  éditeurs  de  tout  ce  qu'ils  sont 
parvenus  à  rassembler.  On  conçoit  d'ailleurs  que  des  motifs  de  délica- 
tesse les  aient  empêchés  d'enrichir  leur  recueil  de  divers  morceaux  ré- 
cemment mis  en  lumière,  et  dont  la  reproduction  trop  hâtive  aurait  pu 
être  préjudiciable  aux  éditeurs^  C'est  vraisemblablement  à  un  scrupule^ 
de  ce  genre  qu'il  faut  attribuer  l'absence  regrettable  de  deux  drames 
religieux  du  xiii*  siècle ,  savoir  :  i*  le  Ludas  super  iconia  Sancti  Nicholai^, 
qui  a  précédé  le  jeu  de  Jean  Bodel  sur  le  même  sujet  ;  2^  le  petit  mys- 
tère intitulé  :  Sascitatio  Lazari,  composés  l'un  et  l'autre  par  Hiiairc,  dis- 
ciple d'Abélard.  Ces  deux  pièces,  oà  le  latin  domine,  se  rattachent  au 

'  Paris,  i83g;  a  vol.  iii-8*.  Ce  miracle  avaiC  déjà  été  donné  séparémenl  par  le 
mèmeédileur;  Paris,  Edouard  Pannier,  i838,in-8*de  4o  pages. —  ^  C'est  Topinion 
de  Legrand  d^Aussy.  Vcrv.  Fabliaux  ou  contes  du  m*  et  du  xiii*  siècle;  Renouard , 
i8aû,  5  Yol.  in*8%  t.  ft,  p.  aoi-ao3;  notes  au  Jeu  da  berger  et  de  la  beryère, 
M.  Achille  Jubinal  attribue  une  autue  destination  a  cette  pièce.  Vov.  La  complainte 
et  le  jeu  de  Pien-e  de  la  Broche,  in-8',  i835,  d.  xiX,  et  Mystères  inédiU  du  xv'  tiède, 
préface,  p.  xx. — '  Voy.  Hilarii  versus  et  ludi,  Luteti^e  Parisioruro,  Teciiener,  i838, 

Eietit  in-b*,  publié  par  M.  Champollion.  Lo  même  miracle  de  saint  Nicolas  a  fourni 
e  sujet  d*un  autre  drame  monastique  tout  latin,  k  peu  près  de  la  même  époque,  et 
30e  M.  Momnerqué  a  publié  dans  le  voinme  de  i838  de  la  Société  des  bibliophiles , 
'après  on  piécieox  manuscrit  de  rabbaye  de  Saint-Benoll-FleurY,  aujourd'hui  dans 
ialMUiotbéque  d'Orléans. 


8  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

théâtre  français,  au  même  titre  que  le  jeu  des  viergessages  et  des  vierges 
folies,  c'est-à-dire  par  le  mélange  delà  langue  vul^dre  et  du  latine 

On  a  remarqué  avec  raison  que  le  xiy"  siècle,  qui,  en  France,  n'est 
point  dépourvu  de  bons  prosateurs,  a  été,  en  poésie,  d'une  stérilité 
extrême.  Cependant  cette  période  a  fourni  plus  des  deux  tiers  du  pré- 
sent volume,  environ  à6o  pages  sur  67a.  Tout  cet  espace  est  occupé 
par  neuf  miracles  de  Notre-Dame,  qui  étaient  restés  jusqu'à  présent 
inédits.  M.  Francisque  Michel  les  a  extraits  de  deux  volumes  manus- 
crits, qui  ont  passé,  en  1  ySS,  de  la  bibliothèque  de  M.  de  Cangé  dans 
celle  du  Roi,  et  dont  l'écriture  est  des  premières  années  du  xv*  siècle. 

Ces  deux  précieux  volumes  ne  renferment  pas  moins  de  quarante  mi- 
racles ou  jeux  dramatiques,  dans  chacun  desquels  la  Vierge  remplit, 
suivant  l'expression  de  M.  Paulin  Paris  ^,  le  rôle  du  Deas  ex  machina  de 
ia  comédie  antique.  Deux  seulement  de  ces  miracles  avaient  vu  le  jour 
sous  les  auspices  de  M.  Edouard  Frère ,  libraire  de  Rouen  ;  c'étaient  : 
1**  le  miracle  de  Nostre-Dame,  de  Robert-le-Dyable,  fili  du  duc  de  Nor- 
mcndie,  a  qui  il  fu  enjoint  pour  ses  medais  que  il  feist  le  fol,  sajoz 
parler;  et  depuis  ot  Nostre-Seigneur  mercy  de  ly,  et  espousa  la  fille  de 
i  empereur;  a"*  le  miracle  de  Nostre-Dame  et  de  saincte  Bautheuch  [Ba- 
thilde],  femme  du  roy  Clodoveus,  qui  pour  la  rébellion  de  ses  ij  en- 
fans  leur  fist  cuire  les  jandï)es  :  dont  depuis  se  revertirent  et  devindrent 
religieux.  —  Peut-être  ne  lira-t-on  pas  ici  sans  intérêt  les  titres  des  neuf 
miracles  publiés  par  les  deux  savants  éditeurs.  Ces  titres  feront  voir 
à  quelles  imaginations  singulières  et  romanesques  on  mêlait,  au  xiv"" 
siècle,  le  culte  de  la  Vierge.  Ces  pièces  sont  :  1*  le  miracle  d'Amis  et 
Âmille,  lequel  Amille  tua  ses  ij  enfans  pour  gairir  Amis  son  compai- 
gnon  qui  estoit  mesel  (lépreux) ,  et  depuis  les  resuscita  Nostre-Dame; 
•2"*  un  miracle  de  saint  Ignace;  y  le  miracle  de  saint  Valentin  que  un 
cmperem'  fist  decoler  devant  sa  table  et  tantost  s'estrangla  l'empereur 
d'un  os  qui  lui  traversa  la  gorge  et  dyables  l'emportèrent;  A*  le  miracle 
de  NostreDame  comment  elle  garda  une  femme  d'estre  arse;  5*"  le  mi- 
racle de  Nostre-Dame  et  de  l'empereris  de  Romme  que  le  frère  de 
l'empereur  accusa  pour  la  fere  destruire,  pour  ce  qu'elle  n'avoit  volu 
faire  sa  voulenté  ;  6**  le  miracle  de  Nostre-Dame ,  comment  Ostes ,  roy 
d'Espaingne  perdi  sa  terre  par  gagier  contre  Berengier  qui  le  tray  et  li 
fist  faux  entendre  de  sa  femme,  en  la  bonté  de  laqudle  Ostes  se  fioit; 


'  Le  recueil  des  poésies  d^Hilaire  contienl  un  troisième  mystère,  mais  tout  latin ,  et 
i  nlitulé  :  Historia  de  Daniel  reprœsentanda, —  *  Voy.  Mantucriù  de  la  bibliothèque  du  Roi, 
t.  VII.p.  33i. 


JANVIER  1846.  9 

et  depuis  le  destruit  Ostes  en  champ  de  bataille;  7*"  le  miracle  de 
Nostre-Dame,  comment  la  fille  du  roy  de  Hongrie  se  copa  la  main, 
pour  ce  que  son  père  la  vouloit  espouser,  et  un  esturgon  la  garda  (cette 
main)  vij  ans  en  sa  mulete  (son  estomac);  8*  le  miracle  de  Nostre- 
Dame,  du  roy  Thierry,  à  qui  sa  mère  fist  entendre  que  Osanne  sa  femme 
a  voit  eu  iij  chiens;  et  elle  avoit  eu  iij  filz  :  dont  il  la  condampna  à  mort, 
et  ceulx  qui  la  doient  pugnir  la  mirent  en  mer  ;  et  depuis  trouva  le  roy 
ses  enfans  et  sa  fenune;  9**  le  miracle  de  Nostre-Dame,  coment  le  roy 
Glovis  se  fist  crestienner  à  la  requeste  de  Clotilde  sa  femme,  pour  une 
bataille  que  il  avoit  contre  Âlemans  et  Senes  (  Saxons  ) ,  dont  il  ot  la 
victoire ,  et  en  le  crestiennent  envoya  Diex  la  sainte  ampole. 

Certes,  c*est  un  véritable  service  rendu  aux  lettres  que  la  publication 
de  ces  neuf  drames  ou  miracles  fondés  sur  des  légendes  variées  et  pi- 
quantes, et  dont  le  dénoûment  seul  est  monotone.  Mais,  au  risque  de 
paraître  insatiables,  nous  regrettons  que  les  savants  éditeurs  du  Théâtre 
français  au  moyen  âge  aient  borné  là  leur  travail,  et  n*aien  t  pas  publié ,  dans 
im  second  volume,  les  vingt-neuf  mystères  restés  inédits  dans  le  ma- 
nuscrit de  Cangé.  Il  ny  a,  par  malheur^ aucune  apparence  quils  soient 
dans  Tintention,  au  moins  prochaine,  de  donner  un  complément  à  leur 
ouvrage.  Rien  pourtant  ne  serait  plus  désirable.  Le  rapide  inventaire 
que  nous  venons  de  dresser  de  cet  intéressant  recueil  prouve  suffisam- 
ment que,  malgré  ce  quil  renferme  d^essentiel  et  de  nouveau,  il  est 
assez  loin  pourtant  de  tenir  tout  ce  que  promet  son  titre.  En  efiet , 
le  répertoii'e  du  Théâtre  français  au  moyen  âge  ne  peut  convenablement 
s'arrêter  au  xiv*  siècle  ;  un  pareil  recueil  ne  saurait  demeurer  vide  des 
grands  et  nombreux  mystères  qui,  au  xy*  siècle,  foisonnent  et  s'épa- 
nouissent de  toutes  parts ,  selon  Theureuse  expression  d'un  de  leurs  his- 
toriens^, comme  l'exubérante  architecture  des  églises  auxquelles  ils  sont 
liés.  Imagine-t-on'  notre  théâtre  d'avant  la  renaissance ,  sans  la  table  de 
marbre  de  la  grand'  salle  du  palais?  sans  les  moralités  et  les  farces,  sans 
les  pois-pilés  et  les  soties  des  Clercs  de  la  basoche  et  des  Enfants  sans 
souci?  Un  recueil  des  œuvres  de  notre  vieille  scène  serait-il  complet 
sans  un  bon  texte  de  Patelin,  le  chef-d'œuvre  de  la  comédie  avant 
Molière'?  Enfin,  MM.  Monmerqué  et  Francisque  Michel  peuvent-ils  lé-^ 
gitimement  tracer  leur  exegi  monumentum,  tant  qu'ils  ne  nous  auront 
rien  donné  de  l'âge  héroïque  des  mystères  ;  rien  de  cette  époque  cul- 
minante du  drame  au  moyen  âge ,  laquelle  se  trouve  entre  Tétablisse- 

'  If.  SaÎQte-Beuve,  Tableau  de  la  poésie  française  et  du  théàtrefrançais  au  xri'  siècle, 
éd.  Oiârpentier,  p.  1 76.  —  *  M.  Monmerqué  prépare,  je  crois,  une  édition  critique 
de  œtte  uurce. 


10  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ment  des  Confrères  de  la  Passion  à  l'hôpital  de  la  Trinité ,  en  1 4oa  ,  et 
la  suppression,  par  arrêt  du  parlement,  de  toutes  les  pièces  tirées  de  la 
sainte  Écriture,  en  1 548?  Nous  comprenons  fort  bien  que,  dans  cette 
prolixe  époque  des  moralités  et  des  mystères,  il  y  ait  beaucoup  à  choisir 
et  à  élaguer.  Des  drames  qui  se  déroulaient  en  six,  vingt  et  quelquefois 
quarante  journées ,  et  dont  plusieurs  renfermaient  plus  de  quatre-vingt 
mille  vers ,  ne  peuvent  guère  se  présenter  aujourd'hui  que  par  extraits. 
Cependant,  il  y  a  une,  au  moins,  de  ces  colossales  productions  dont  la 
publication  intégrale. est  à  désirer.  Nous  voudrions  que  le  répertoire  de 
notre  théâtre  gothique  se  terminât  par  i  ouvrage  qui  le  résume ,  en 
quelque  sorte,  tout  entier,  c  est-à-dire,  par  un  texte  critique  du  mystère 
de  la  Passion ,  où  f  on  tâcherait  de  se  rapprocher  le  plus  possible  de  la 
rédaction  primitive  des  Confrères  du  bourg  de  Saint-Maur  et  de  l'hôpital 
de  la  Trinité.  Mais  ce  travail  est-il  possible  ?  Examinons. 

On  a  cru  longtemps  que  la  fameuse  Passion  qui ,  depuis  1 898  et  i  /102 , 
a  produit  jusqu'à  la  fin  du  siècle  un  si  vif  enthousiasme,  était  définiti- 
vement perdue.  Le  père  Niceron  le  déclare  en  termes  formels  :  «  Comme 
on  n'a ,  dit-il  ^ ,  aucun  manuscri(^  ni  aucune  édition  qui  précède  les  chan- 
gements faits  par  Jean  Michel  (pour  la  représentation  d'Angersde  1 486), 
onnepeutsavoirenquoi  ils  consistaient.^..  »  ni,  par  contre-coup,  ce  qu'était 
le  texte  original.  Nous  avons,  pour  notre  part,  plus  de  confiance  en  l'ave- 
nir. Des  explorations  récentes  et  heureuses  nous  permettent,  sinon  de 
remonter  au  texte  même  des  Confrères ,  du  moins  de  nous  en  rappro- 
cher assez  pour  nous  en  former  une  idée  plus  exacte.  Deux  manuscrits 
de  la  Bibliothèque  royale  (n"  7206  et  7206^),  soigneusement  décrits 
par  M.  Paulin  Paris,  contiennent  la  copie  d'un  mystère  de  la  Passion, 
((  traicté  à  la  requeste  d'aucuns  de  Paris,  par  maistre  Arnould  Gresban.  » 
Un  de  ces  volumes  (n°  7^06^)  porte  la  signature  du  copiste,  Jacques  Riche, 
prêtre  indigne ,  et  la  date  du  2  a  février  147^1  date  qui  semble  assurer  à 
la  rédaction  ou  révision  d' Arnould  Gresban  l'antériorité  sur  celle  de  Jean 
Michel^.  Ces  deux  ouvrages  diffèrent  beaucoup  l'un  de  l'autre,  non-seu- 
lement par  le  langage,  mais  par  le  nombre  des  parties.  Si,  comme  il  est 
naturel  de  le  penser ,  l'œuvre  la  plus  ancienne  est  la  plus  conforme  â  la 
rédaction  primitive,  on  peut  conclure  de  l'examen  du  texte  de  1^72 , 
que  ce  qu'on  appelait  le  mystère  de  la  Passiorif  avant  la  révision  de  Jean 
Michel,  contenait,  outre  un  prologue  de  la  Création ,  de  l'invention  de 

*  Tome  XXXVII,  p.  SgS.  —  *  On  ne  sait  rien  de  lai  Passion  de  Jean  Michel  avant 
i486.  La  première  édition  est  un  in-folio,  sans  Heu  ni  date;  on  peut  la  croire,  à 
cause  de  1  orthographe ,  exécutée  en  province;  la  seconde  est  imprimée  k  Paris, 
pour  Vérard ,  1 490.  La  Bibliothèque  royale  les  possède  toutes  deux. 


JANVIER   1846.  H 

Gresban  :  i"  le  mystère  de  la  Conception  et  Nativité,  qui  formait  le 
premier  livre;  a""  le  mystère  de  la  Passion  proprement  dite,  qui  s'éten- 
dait depuis  le  baptême  jusqu'au  crucifiement  de  Jésus-Christ,  et  for- 
mait le  second  et  le  troisième  livre;  3®  le  mystère  de  la  Résurrection. 
Le  travail  de  Jean  Michel  a  consisté  à  supprimer  en  entier  le  mystère 
de  la  Conception  et  Nativité ,  ainsi  que  celui  de  la  Résurrection ,  puis 
k  remanier  et  à  développer  le  mystère  de  la  Passion. 

Cette  partie  de  l'ouvrage,  ainsi' présentée  seule  et  notablement  am- 
plifiée, obtint,  depuis  la  représentation  d'Angers  de  i486,  un  succès 
universel ,  et  prévalut  pendant  quelque  temps  sur  la  forme  primitive  et 
plus  complexe  qu  Arnould  Gresban  avait  respectée.  On  y  revint  cepen- 
dant :  le  second  manuscrit  de  la  Bibliothèque  royale  (n*  7206),  écrit 
sur  vélin  et  orné  de  nombreuses  miniatures,  porte  la  date  de  1 807,  et 
contient  la  reproduction  â  peu  près  textuelle  du  mystère,  ou  plutôt  des 
trois  mystères  d'Arnould  Gresban.  Ce  n'est  pas  tout  :  on  joua  et  l'on 
imprima  à  Paris,  en  cette  même  année  1 807,  le  mystère  de  la  Passion 
sous  son  ancienne  forme  agrandie,  c'est-à-dire  contenant  :  i"*  la  Concep- 
tion et  Nativité,  qui  occupaient  le  premier  jour;  2*"  la  Passion,  sui- 
vant la  révision  de  Jean  Michel,  coupée  en  quatre  journées;  3^  le  mys- 
tère de  la  Résurrection  ;  ce  qui  faisait  six  journées.  Dans  cette  édition 
imprimée  pour  Jean  Petit,  Geuffroy  de  Mamef  et  Michel  le  Noir,  avec 
de  grandes  figures  sur  bois ,  le  mystère  de  la  Conception  et  Nativité  et 
celui  de  la  Résurrection  ne  portent  pas  de  noms  d'auteurs^  ;  ils  oilrent, 
ou  peu  s'en  faut,  le  même  registre,  c'est-à-dire  le  même  arrangement 
de  scènes  que  les  parties  correspondantes  de  l'œuvre  d' Arnould  Gresban  ; 
mais  le  langage  en  est  tout  à  fait  changé  et  presque  toujours  affaibli. 
Les  firères  Parfait  ont  composé  l'analyse  qu'ils  ont  donnée  du  grand 
mystère  de  la  Passion  dans  le  premier  volume  de  leur  Histoire  da  Ûiéâtre 
français,  sur  l'édition  imprimée  en  1 807,  qu'ils  ont  eu  le  tort  d'attribuer 
tout  entière  à  Jean  Michel,  tandis  que  la  portion  du  milieu,  celle  qui 
contient  la  Passion,  divisée  en  quatre  journées,  est  la  seule  qui  lui  ap- 
partienne. Cette  faute  a  jeté  beaucoup  d'obscurité  sur  tout  ce  qu'ils  ont 
dit  et  sur  tout  ce  qu'on  a  dit  après  eux  touchant  cet  ouvrage  ^ 

'  Ce  mystère  de  la  Résurrection  diffère,  tant  pour  l*arrangement  des  scènes  que 
pour  rétendue,  du  mystère  de  la  Résurrection  composé  par  Jean  Michel,  joué  à 
Angers  devant  le  roi  de  Sicile,  et  imprimé  pour  Vérard,  infol.  sans  date.  Cette 
œuvre  de  Jean  Michel  ne  forme  pas  moins  de  trois  journées ,  tandis  que  la  Résur- 
rection du  ms.  d* Arnould  Gresban  et  celle  de  Tédition  de  1 607  n'en  ont  qu  une  seule. 
—  *  Sî  les  frères  Parfait  n  ont  pas  formellement  attribué  la  première  et  la  dernière 
partie  deTédition  de  1607  à  Jean  Michel,  toujours  n  ontils  pas  déclaré  assez  nette- 


12  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Outre  les  deux  précieuses  copies  de  la  grande  œuvre  d*Amould  Grès- 
ban,  conservées  à  la  Bibliothèque  royale,  plusieurs  autres  textes  manus- 
crits du  mystère  delà  Passion,  tous  différents  de  celui  de  Jean  Michel, 
ont  été  signalés,  notamment  à  Paris,  à  Troyes  etâ  Valenciennes.  Les  deux 
derniers  ont  été  décrits  par  MM.  Onésime  Le  Roy  ^  et  Vallet  deViriville*;  ' 
lautre  a  passé  de  la  bibliothèque  de  M.  de  Soleinne  dans  celle  de  M.  le 
baron  Taylor.  S*il  n'était  pas  téméraire  de  porter  un  jugement  sur  les 
trop  courts  fragments  publiés  jusqu'ici  des  manuscrits  de  Valenciennes 
et  de  Troyes,  on  serait  porté  à  croire  que  ces  deux  rédactions  sont  pos- 
térieures â  celle  d'Arnould  Gresban.  Quoi  qu'il  en  puisse  être,  il  serait 
très-désirable  que  MM.  Monmerqué  et  Francisque  Michel  couron- 
nassent leur  Théâtre  français  au  moyen  âge,  en  publiant,  dans  un  second 
volume,  le  meilleur,  à  leur  avis,  de  ces  différents  textes.  Pour  mon 
compte,  je  préférerais,  jusqu'à  plus  ample  examen,  le  manuscrit  de 
Paris  (n°  7206^)  dont  la  date  1  Ayti  est  certaine ,  et  dont  le  style  semble 
le  plus  élégant  et  le  plus  concis. 

L'importance  du  mystère  de  la  Passion  est  très-grande  pour  l'his- 
toire de  notre  théâtre,  et  n'a  pas  été  peut-être  suffisamment  appréciée. 
Cet  ouvrage,  sous  la  forme  complexe  qu'il  a  reçue  vers  1898,  diffère 
absolument  de  tous  les  miracles  et  mystères  joués  jusqu'alors,  et  qui 
n  étaient  qu'une  sorte  de  suite  et  d'annexé  à  la  fête  du  jour.  Ainsi,  au 
temps  de  Noël,  on  jouait  le  mystère  de  la  Nativité,  de  l'Etoile  ou  de 
l'Adoration  des  Mages  ;  dans  le  temps  pascal ,  on  représentait  les 
scènes  du  Crucifiement  et  du  Tombeau,  les  trois  MaiîeSf  ou  l'apparition 
de  Jésus  à  ses  apôtres  dans  le  bourg  d'Emmaùs.  Mais,  vers  la  fin  du 
XIV*  siècle,  il  en  fut  autrement.  On  réunit  tous  les  actes  de  la  vie  de 
Jésus-Christ,  et  on  en  forma  une  seule  et  vaste  représentation,  qui  ne 
se  joua  plus,  comme  auparavant,  le  jour  de  telle  ou  telle  fête,  mais  qui 
durait  plusieurs  jours,  souvent  plusieurs  semaines,  et  pouvait  se  répéter 
pendant  tous  les  temps  de  l'année.  Il  en  résulta  (et  c'est  là  un  fait  très- 
considérable  dans  l'histoire  du  théâtre)  que  le  mystère  de  la  Passion, 
par  cela  seul  qu'il  comprenait  tous  les  récits  de  l'Evangile,  et  pouvait 
être  donné  en  spectacle  aussi  souvent  que  les  populations  le  désiraient, 

ment  qu'elles  ne  sont  pas  de  cet  écrivain.  M.  Brunet  remarque  qu'ils  ne  se  sont  pas 
aperçus  que  l'exemplaire  in-folio  de  1607  de  la  Bibliothèque  royale,  sur  lequel 
ils  ont  travaillé,  était  défectueux,  et  que  les  derniers  feuillets  appartiennent  à  Tédi- 
tion  in-4'*  imprimée  par  Alain  Lolrian  et  Denys  Janot;  ce  qui,  d'ailleurs,  a  peu 
d'importance,  puisque  cette  édition,  postérieure  à  celle  de  1607,  en  est  une  re- 
production textuelle.  —  '  La  Passion  de  Valenciennes  est  divisée  en  vingt  journées. 
Voy.  Études  sar  les  mystères,  par  M.  O.  Le  Roy,  Paris»  1837,  i  vol.  in-8'.— '  Biblio* 
thèque  de  l'Ecole  des  chartes,  t.  III,  p.  453. 


JANVIER  1846.  13 

introduisit  un  usage  tout  à  &it  nouveau ,  je  veux  dire  rétablissement  d*un 
théâtre  habituel,  permanent,  et  qui  devint  peu  à  peu  quotidien ^  Cette 
révolution  inattendue,  qui  se  produisit  en  même  temps  et  par  la  même 
cause,  dans  presque  toute  TEurope,  date  chez  nous  de  Tannée  i4oa, 
et  a  sa  charte  dans  les  lettres  patentes  de  Charles  VI,  octroyées  aux 
Confrères  le  ii  mars  i4oa. 

Et  qu'on  ne  croie  pas  qu'en  exprimatit  le  désir  de  voir  imprimer  le 
texte  de  la  Passion  de  maître  Arnould  Gresban,  on  ne  forme  ici  qu'un 
vœu  d'antiquaire,  et  que  la  langue  et  l'art  n'eussent  rien  k  attendre 
d'une  aussi  laborieuse  exhumation.  Je  sais  qu'il  ne  faut  pas  trop  exagérer 
la  valeur  esthétique  de  cette  poésie  au  berceau;  je  sais  que  d'exceUents 
juges  ont  déclaré  n'avoir  rencontré,  dans  tout  le  répertoire  des  mystères, 
aucune  beauté  de  quelque  genre  que  ce  fût,  capable  d'expliquer  la 
vogue  prodigieuse  de  ces  ouvrages,  abstraction  faite  du  sentiment 
religieux  qui  animait  acteurs  et  spectateurs ,  et  de  la  pompe  du  spec- 
tacle. Cependant,  il  me  semble  que,  dans  le  style  plus  nerveux  d' Ar- 
nould Gresban ,  on  rencontre  çà  et  là  de  vifs  éclairs  et  quelques  délica- 
tesses de  langage  qui  mériteraient  d'être  étudiées.  Les  vers  suivants, 
par  exemple,  extraits  de  la  scène  des  Pasteurs,  me  paraissent  oflnr  un 
tour  et  une  cadence  qui  dénotent  une  certaine  science,  ou,  du  moins, 
un  certain  sentiment  du  rhythme  et  de  l'harmonie  : 

Alobis,  premier  pastoureau, 
n  fait  assez  doulce  saison 
Pour  pastoureaux,  la  Dieu  m^rcy. 

YsAMBBRT.  Quand  les  bergers^  sont  de  raison , 
H  fait  assez  doulce  saison. 

Pbllion.  Rester  ne  pourraye  en  maison , 
Et  voir  ce  joyeux  tems-cy. 

Aloris.  Fy  de  richesse  et  de  soucy  1 
Il  n'est  vie  si  bien  nourrie 
Qui  vaille  étal  de  pastourie. 

Pbllion.  A  gens  qui  s*esbatent  ainsy 
Fy  de  richesse  et  de  soucy  I 

RipPLAM)  '.  Je  suis  bien  des  vostres  aussi 

'  Parmi  les  pièces  qui  pouvaient  se  jouer  pendant  tout  le  cours  de  Tannée,  nous 
ciierons  le  mystère  des  actes  des  Apôtres ,  composé  par  les  deux  frères  Arnould  et 
Simon  Gresban»  vers  i45o,  et  le  mystère  du  Viel  Testament. —  *  Je  prends  ce  mot 
dans  le  ms  7206;  la  copie  7206*.  que  je  suis  ordinairement,  porte  ici,  à  tort  :  les 
brebis.  —  '  Rifflard  était  un  personnage  de  théâtre,  gourmand,  menteur  et  poltron, 
dont  le  nom  seul  avait  le  privilège  d*exciter  Thilarité  de  la  foule.  Picard  Ta  rajeuni 
de  notre  temps. 


14 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Atout  (avec)  ma  barbette  fleurie; 
Quand  Tai  du  pain  mon  saoul,  je  crie  : 
Fy  de  richesse  et  de  soucy  ! 


YsAMBERT.  Est-il  liessc  plus  série 

Que  de  regarder  ces  beaux  champs, 
Et  ces  douix  aignelets  paissans, 
Saultans  à  la  belle  praerie? 

Pbllion.  Oo  parie  de  grant  seignorie, 

D*aYoir  donjons,  palais  puissans  : 
Est-il  liesse  plus  série 
Que  de  regarder  ces  beaux  champs , 
Et  ces  doulx  aignelets  paissans , 
Saultans  à  la  belle  praerie  P 


Aloris. 


Quand  le  beau  tems  voyent, 
Pastoureaux  s'essoyent , 
Chantent  et  festoient. 
Et  n*est  esbas  qui  ne  soient 
Entre  leurs  déduis. 


YsAMBERT.  En  gardant  leurs  brebietes. 

Pasteurs  ont  bon  tems  : 
Ils  jouent  de  leurs  musettes , 

lâez  et  esbatans. 
La  dient  leurs  chansonettes , 
Et  les  doulces  beraerettes , 

Qui  sont  bien  chantans , 
Cueillent  herbes  bien  sentans , 

Et  belles  fleurettes 

Pasteurs  ont  bon  tems  '  ! 

M.  Paulin  Paris  a  fait,  ce  me  semble,  preuve  de  très-bon  goût  en 
publiant  quelques-uns  de  ces  jolis  vers,  et  en  les  comparant  aux  meil- 
leures chansons  de  Cfaaries  d'Oriéans. 

L*imagination  ,  et  même  Timagination  sérieuse  et  tragique  ,  ne 
manque  pas  non  plus  absolument  à  ces  longs  drames  évangéliques.  Les 
repdords  et  le  suicide  de  Judas  fournissent  au  poëte  le  sujet  d'une  for- 
midable fiction.  Il  suppose  que  Lucifer  envoie  au  disciple  désespéré 

^  On  peut  rapprocher  de  ces  vers  un  passage  du  manuscrit  de  Troyes  cité  par 
M.  Vallet  de  Viriville.  C*est  une  broderie  sur  le  même  canevas,  mais,  à  mon  aris, 
bien  inférieure. 


JANVIER  1846.  15 

une  apparition  vengeresse.  Cet  envoyé  des  enfers,  que  i enlumineur 
du  manuscrit  (n^  7106)  a  représenté  tout  noir  de  corps  et  de  vête* 
ment  s'avance  vers  le  réprouvé.  Voici  le  conunencement  du  dialogue  : 

Le  dbmon.  Meschant,  que  veulx-tu  qu*oii  te  face? 
A  quel  port  veulx-tu  aborder  ? 

JuDASr  Je  ne  sais  ;  je  n*ai  œil  en  face 
Qui  ose  les  cieulx  regarder. 

Le  démon.  Si  de  mon  nom  veulx  demander, 
Briefement  en  aras  demontrance. 

Judas.  Dont  viens-tu? 
Le  DBMoii.  Du  parfont  d  enfer. 

Judas.  Quel  est  ton  nom  ? 

Le  démoh.  Désespérance. 

Judas.  Terribflité  de  vengeance! 
Horribilité  de  danger  I 
Approche;  et  me  donne  alligeance. 
Se  mort  peust  mon  deuil  allegier. 

Dssispbrahgb.  Oui,  très-bien 

N*y  a-t-il  pas  dans  cette  sombre  allégorie  et  dans  ce  dialogue  rapide 
et  bien  coupé,  comme  un  pressentiment  de  la  terreur  tragique?  Ce 
passage,  conservé  presque  textuellement  dans  la  révision  de  Jean 
Michel  et  dans  celle  de  Valenciennes ,  est  pourtant,  ce  me  semble, 
un  peu  affaibli  dans  Tune  et  dans  Tautre. 

Mais  revenons  :  nous  nous  sommes  trop  étendu  sur  ce  projet  d*ua 
second  volume  et  sur  ce  couronnement  désirable  de  Tutile  travail  de 
MM.  Michel  et  Monmerqué.  Il  est  temps  de  clore  cette  digression  et 
de  nous  occuper  de  ce  qu  ils  ont  fait  plutôt  que  de  ce  qu  on  pourrait 
souhaiter  qu'ils  fissent  encore. 

La  disposition  du  volume,  imprimé  sur  deux  colonnes ,  a  pemais  à 
M.  Francisque  Michel  de  placer  une  traduction  en  regard  des  textes. 
C'est,  à  mon  sens,  un  excellent  procédé  pour  faciliter  et  répandre  Vin- 
telligence  de  notre  ancienne  langue.  Une  version  de  ce  genre,  destinée 
à  faire  l'office  d'un  dictionnaire  toujours  ouvert,  est  et  devait  être  ex- 
trêmement littérale;  seulement  nous  regrettons  que  cette  qualité  soit 
ici  poussée  parfois  jusqu'à  labus,  et  que,  dans  quelques  passages,  on 
ait  plutôt  sous  les  yeux  une  transcription  qu'une  traduction.  A  quoi  bon, 
par  exemple,  traduire  le  mot  mulete  (le  gésier  ou  l'estomac  des  oiseaux 
de  grand  vol,  en  langage  de  fauconnerie)  par  celui  de  malette?  L'un 


16  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

est-il  plus  intelligible  que  Tautre  pour  la  plupart  des  lecteurs?  La  ru- 
brique hoc  est  de  muUeribus,  donnée  indûment ,  suivant  moi,  pour  titre 
général  à  la  première  pièce  du  recueil ,  est-elle  clairement  rendue  par 
les  mots  :  ceci  est  des  femmes  ?  Je  ne  le  pense  pas  :  peut-être  même,  si  le 
traducteur  s  était  efforcé  de  mieux  préciser  le  sens  de  cette  petite 
pbrase,  aurait -il  évité  une  grave  confusion,  que  j'aurai  à  signaler, 
dans  tout  le  morceau  qu'elle  précède.  Outre  cette  interprétation  conti- 
nue, M.  Francisque  Michel  a  ajouté,  sous  forme  d'appendice,  quel- 
ques morceaux  narratifs  et  élégiaques ,  qui  se  rapportent  à  l'argument 
des  drames.  C'est  ainsi  qu'il  a  publié  vingt-sept  motets  et  pastourelles 
du  XIII*  siècle,  appartenant  à  la  légende  populaire,  qu'il  appelle  le  cycle 
de  Robin  et  de  Marion.  Malgré  l'intérêt  réel  qu'offrent  ces  additions, 
curieuses  en  elles-mêmes,  mais  étrangères  à  notre  ancien  théâtre,  j'au- 
rais préféré,  pour  ma  part,  la  publication  d'une  farce  ou  d'un  miracle 
de  plus. 

On  a  pu  voir  par  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut,  que  les  éditeurs 
de  ce  recueil  ont  classé  les  morceaux  qui  le  composent  dans  l'ordre 
chronologique,  sans  égard  pour  les  diversités  de  genre.  Cependant, 
quelques-unes  de  ces  pièces  sont  des  drames  sévèrement  liturgiques, 
qui  n'ont  pu  être  exécutés  que  dans  l'intérieur  des  églises ,  par  des 
moines  ou  par  des  prêtres.  D'autres,  également  religieux ,  ont  été  joués 
hors  des  lieux  saints ,  mais  dans  leur  voisinage ,  par  de  pieux  laïques , 
avec  Tapprobation  et  souvent  avec  la  coopération  du  clei^é.  A  côté,  se 
trouvent  d'autres  jeux  qui  roident  sur  des  sujets  profanes  et  même  ga- 
lants, et  qui  n'ont  pu  servir  qu'à  l'embellissement  de  fêtes  aristocratiques, 
galas,  cours  plénières  ou  tournois;  enfin  il  en  est  d'autres  qui  ont  fait 
la  joie  des  marchés  et  des  champs  de  foire.  Je  ne  blâme  point  MM.  Fran- 
cisque Michel  et  Monmerqué  de  n'avoir  pas  suivi,  dans  le  classement 
des  pièces  de  leur  recueil,  ces  distinctions  que  je  crois  vraies  et  utiles, 
mais  qui  peuvent,  dans  certains  cas ,  présenter  un  peu  d'incertitude  et 
d'arbitraire.  Ils  s'en  sont  tenus  à  l'ordre  de  dates ,  qui  est  suffisant  pour 
les  époques  où  les  textes  sont  peu  nombreux ,  mais  qui  ne  le  serait  plus 
dans  les  époques  où  les  monuments  dramatiques  abondent.  Quoi  qu'il 
en  soit,  je  suivrai,  dans  l'examen  de  leur  travail,  la  marche  qu'ils  m'ont 
tracée,  et  je  présenterai  dans  un  prochain  article  quelques  observac- 
tions  sur  le  drame ,  ou  plutôt,  comme  j'essaierai  de  le  prouver ,  sur  les 
trois  drames ,  qu'ils  ont  tirés  d'un  précieux  manuscrit  de  Saint-Martial 
de  Limoges. 

MAGNIN. 

« Mil  >000>  imam 


JANVIER  1846.  17 

Histoire  de  la  poésie  française  X  l  époque  impériale,  ou  ex- 
posé,  par  ordre  de  genres,  de  ce  que  les  poètes  français  ont  produit 
de  plus  remarquable  depuis  la  fin  du  xviiï*  siècle  jusquaûx  pre- 
mières années  de  la  Restauration,  par  Bernard  JuUien,  docteur 
es  leltres,  licencié  es  sciences.  Bar- sur- Seine,  imprimerie  de 
Saiilard;  Paris,  librairie  de  Paulin,  i844»  2  vol.  in- 12  de 
xiH-468  et  àS6  pages. 

DBUXIÂME    ARTICLE  ^ 

U  parait  tout  simple  à  qui  entreprjend  Tbistoire  littéraire  dune 
époque,  de  faire  ce  qua  fait,  j*ai  dit  de  quelle  manière  et  avec  quels 
résultats,  M.  Bernard  JuUien-,  de  rechercher  successivement,, pour  le 
soumettre  à  son  analyse  et  à  son  examen,  ce  que  .cette  époque  a  produit 
dans  chaque  genre.  Cette  méthode,  toutefois,  exclusivement  employée, 
conune  chez  Testimable  critique  auquel  je  reviens,  a  ses  dangers,  ses 
inconvénients. 

Elle  expose  d'abord,  presque  inévitablement,  à  ne  pas  distinguer 
assez,  parmi  tous  ces  genres  dont  ou  suit  à  part,  pendant  un  certain 
nombre  d'années,  le  développement,  ceux  qu*appelait  Tétat  des  esprits, 
le  cours  des  sentiments  et  des  idées,  'qui  eti  étaient  Texpressibn  natu- 
relle et  nécessaire,  desquels,  par  conséquent,  pouvait  sortir  quelque 
chose  de  caractéristique,  d'original,  et  ceux  qui,  ramenés,  sans  raison 
de  reparaître,  seulement  par  Thabitude,  la  routine,  ne  devaient  donner 
lieu  qu'à  d'insipides  et  insignifiantes  redites.  Alors  telle  production ,  ab^ 
solument  dénuée  de  valeur,  qui,  dans  une  exposition  jgénérale  eût  été' 
à  peine  indiquée ,  reçoit  de  Fattention  particulière  accordée  à  Thistoit^' 
dune  seule  classe  d'ouvrages,  une  importance  exagérée;  et,  rompatit' 
ia  proportion  du  livre,  elle  y  occupe  une  place  que  réclanfaient  de 
plus  dignes  sujets  d'étude.  Ce  danger  de  la  méthode  suivie  de  préfé- 
rence et  trop  sfrictement  par  M:  JuUiëfi,  il  n'y  a  point  échappé.  Par 
exemple,  comme, "au  premiéi'  râiig  des  genres'  entre  lesquels  se  divise 
le  domaine  de  la  poésie,  se  place- le  ][^6eiiie  épique,  il  a  consacré  des 
chapitres  nombreux,  étendus,  aux  poèmes  épiques  de  Tépoque  impé- 
riale. Mais,  véritablement,  si  iés'|loêtes  dé  cette  époque  ont  quelque- 
fois réti!ssi  dans  des  récils'  de  dimlnisibhs  restreintes  et  d'intéi^êt  simple* 

*  Voy.  k  premier,  dans  le  cahier  d*aoàl  i8&5,  p.  HàQ-  .  1  .''« * 

3 


18  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ment  agréable  ou  touchant,  Jeui's  prétentions  à  Tépopée  proprement 
dite  ont  été,  et  ne  pouvaient  être  que  malheureuses.  On  convient  assez 
généralement  aujourd'hui  qu  une  si  grande  œuvre  n  est  pas  le  fait  de  tous 
les  âges  littéraires  indistinctement;  que  ce  fruit  spontané  et  fiaiciie  des 
sociétés  primitives  ne  peut  se  reproduire  artificiellement,  dans  une  civi- 
lisation plus  avancée,  que  lorsque  se  rencontre,  avec  un  sujet  qui  inté- 
resse puissamment  ou  une  nation  ou  l'humanité  entière ,  fapparition 
dun  homme  de  génie.  De  tels  accidents  sont  bien  rares,  et  ils  ont 
manqué  à  l'époque  dont  M.  Jullien  s'est  fait  le  laborieux  et  intelligent 
historien.  Pourquoi  donc  prendre  si  fort  au  sérieux  les  tentatives  im- 
puissantes d'une  ambition  indiscrète?  analyser,  extraire  des  produc- 
tions nécessairement  condamnées  à  la  médiocrité,  quelquefois  même 
au  ridicule,  un  Oreste,  par  exemple,  dont  M.  Jtdlien,  après  de  longues 
recherches,  n'a  pu  trouver,  et  k  la  Bibliothèque  royale,  qu'un  exem- 
plaire qui  n'était  pas  coupé?  poëme  immense  autant  qu'insipide,  à  ce 
qu'il  paraît,  qûti  a  pu  rappeler  à  ses  rares  lecteurs  la  boutade  de  Juvé- 
nal  contre  lin  Oreste  de  même  sorte, 

suinmi  plana  jam  margine  libri 

Scriptus,  et  in  tergo*  oecdum  finitus  Orestes  \ 

A  ces  prétendus  poëmes  épiques,  la  plupart  de  plumes  ignorées,  ou- 
vrages si  profondément  oubliés,  si  dignes  d oubli,  quelques  lignes*  suf- 
fisaient. \i  fallait  rés/erver  l'honneui'  des  développements  à  ceux  que 
recommande  au  moins  le  nom  de  lem^s  auteurs,  et  où  le  vice  de  l'en- 
treprise est  racheté  par  cer^ins  mérites  d'exécution,  l'agrément  des 
détails,  ^élégance  du  style,  l'art  de  la  versification.  Telle  est,  dans  ce 
qui  en  subsiste,  la  Grèce  sauvée,  de  Fontanes,  réminiscence  savante  qui 
ne  nous  eût  point  ^tssurément  doxmé  une  épopée,  mais  qu'on  aiurait 
tort, de  dédaignçr,  que  M.  Jullien,,  à  mon  avis,  a  trop  peu  séparée  de  la 
foule  des  mauvais  poëmes  compris  dans  sa  revue,  qu'il  a  ^.au  contraire, 
confondre  avec  eux  par  l'excessive  sévérité  de  ses  censures. 

L'application  trop  rigoureuse  de  la,  division  par  genres  à  l'histoire 
littéraire  la  i^usse  encore  de  plus  d'une  manière.  Cette  méthode  d'ex- 
position romp^  le  lien,  qui;  souvent,  rattache  entre  elles  des  composi- 
tions prpduites  à  la  fois  par, pne.inspiration  commune,  sous  des  formes 
diverses*.  Elle  disferse  dans  .plusieurs  chapitres  la  biographie  def  écri- 
vains; et.ce  qui.  fa  fait  la.  principal  intérêt  ije^  veux  dire  le  développe- 
mtfintde  Jeur  je^rit,  djÇ, leur  talept»  la  suite  régulière,  l'enchaînement 
et  comme  la  généalogie  de  leurs  œuvres.  Enfin,  et  c'est  là  le  plus 

»  Sa/.  1,5.  !>^     '     ■•'■''■    ^•■•»--  '     - 


JANVIER  1846.  19 

pave  reproche  que  nous  puissions  adresser  à  la  méthode  qui  nous 
occupe,  dans  ce  morcellement  universel  qui  en  est  Teffet  inévitable, 
disparait  le  mouvement,  lensemble,  Tunité  de  Tépoque  littéraire  dont 
on  annonçait  Thistoire. 

Une  époque  littéraire,  en  effet,  pom*vu  quelle  mérite  réellemeiat  œ 
nom,  est  quelque  chose  de  distinct  dans  le  mouvement  général  dès 
lettres  ;  quelque  chose  qui  se  sépare  en  partie  de  ce  qui  le  précède  et 
de  ce  qui  le  suit,  et  qui  en  partie  s  y  rattache  ;  quelque  chose  qui  a  son 
point.de  départ  et  son  terqoie,  et,  dans  Tintervalle,  ses  vioi^situdesiat 
son  progrès.  Cette  époque,  si  on  ne  la  présente  ainsi  «  dans  uo  tableau 
où  se  concilie,  tâche  difficile,  j*en  conviens,  avec  la  succession  chrono- 
logique des  faits  Tordre  logique  des  idé^,  on  peut  en  .éclairer,  utilement 
certains  points  partlcidiers,  par  la  patience  et  Texactitude  de  ses  re- 
cherches, par  la  justesse  de  ses  appréciations,  mais  on  nen;est  pas,  à 
proprement  parler,  Thistorien*  .       ..       •    • 

En  admettant,  ce  qui  pourrait  être  contesté,  que  les* quinze  années 
du  consulat. et  de  l'empire  aient  offert  un  développement  poétique 
marqué  de  caractères  aases  particuliers  pour  donner  lieu  à  une  histoire 
spéciale,  quelle  .devrait  être  cette  histoire?  ;  m; 

U  faudrait  d abord,  oe  me  semble,  que,  dans  une  introduction 4e 
quelque  étendue,  elle  retraçât  Fétaides  lettres  françaises  vers  1789^.1^ 
ce  qu'elles  devinrent  pendant  les  dix  années  qui  suivirent,  au  contact 
de  toutes  les  passions,  de  toutes  les  fureurs  politicpies,  ardeijites  à  s'en 
armer.  Par  là  elle  préparerait  à  comprendre  comment,  en  1 799,  \oé^ 
que  les  excès  de  lanarchie,  Timpuissancedes  pouvoirs  ^publies,  la  las- 
situde universelle,  eurent  amené  rétablissement  d'un  gouvernement 
fort  et  réparateur.  Tordre  qui  renaissait  «dans  la  société  reparut  aussi 
dans  la  littérature;  comment  celle-ci  reprit  son  couds  régutiier,  aveorles 
mêmes  chefs,  glorieux  restes  dun  autre  âge,  première  décoration  <fun 
âge  nouveau;  dans  les  mêmes  genres  décomposition,  où  semblait  seu- 
lement se  continuer  une  tâche  interrompue;  enfin.sous  imfliieiicè  des 
mêmes  idées,  celles  que  le  xvui*  siècle. avait  af^lées  sa  pfaSosopfaie/et 
auxquelles  sétaient. ajoutées,  chez  quelques  écrivains,  par  la:  pratique 
laborieuse  ^institutions  nouvelles  et  malgré  de  oruels  mécomptes  y  >de6 
convictions  républicaines.  Mais,  en  regardde  cettelittératmre;  H  yraki- 
rait  lieu  den  placer  une  autre,  animée  d*an  esprit  tout  contrairer,  ;qae  le 
découragement,  le  dégoût;  Thorreur,  suites  naturelles  des  longs  ^traki- 
blés  civils,  ramenaient  aux  principes  nionarcbiques  et  religieux  du  irT|ti* 
siècle.  La  lutte  de  ces  deux  littératures  qui  échauffait  la  presse  d'alors, 
et  h  laquelle  peu  d*écrits  pouvaient  rester  étrangers,  est  le  :feit  .capital 

3. 


20  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  Vespèce  de  renaissance  poétique  qu*on  aurait  à  raconter  :  on  devrait 
en  suivre  la  trace  dans  toutes  les  compositions  des  poètes,  quelle  qu*en 
ait  été  la  nature;  mais  on  la  rencontrerait  particulièrement  dans  quel- 
ques-unes, expression  directe  de  ces  passions  opposées  et  par  là  plus 
marquées  que  le  reste  du  caractère  de  l'inspiration,  plus  vraies,  plus 
vivantes,  plus  durables.  Je  ne  parle  pas  de' ces  pôëmés  desquels  nous 
écartent  aujourd'hui,  malgré  Télégance  du  style  et  l'esprit  des  détails, 
im  fenatisme  d'irréligion  et  une  licence  de  pinceau  qui  étaient  déjà 
^esque  un  -anachronisme.  Je  parie  de  productions  qui  ont  plus  de 
droit  à  notre  constant  intérêt  comme  monuments  du  talent  satirique, 
de  ces  satires  et  de  ces  épîtres,  de  ces  épigrammes ,  de  ces  dialogues, 
de  ces  contes,  où  la  verve  moqueuse  de  Lebrun,  de  Chénier,  d'An- 
drieux  s'est  plus  discrètement  inspirée  des  exemples  de  Voltaire.  Je 
penseï d'autre  part  à  une  poésie  bien  différente,  qu'avait  suscitée,  en 
l'effaçant  d'avance  par  l'éclat  de  la  prose  la  plus  colorée,  le  grand  ou- 
vrage qui,  dans  les  premiers  jours  du  nouveau  siècle,  réconcilia  le 
christianisme,  depuis  longtemps  livré  au  ridicule,  avec  l'imagination. 
Avant  M.  de  Chateaubriand,  qui,  lui-même,  dans  ses  Martyrs,  devait 
appliquer  avec  tant  d'éclat  les  principes  de  sa  poétique ,  son  illustre 
ami,  Fontanes,  avait  donné  le  signal  de  ce  retour  aux  inspirations  reli- 
gieuses, par  des  vers  dont  il  faudrait,  malgi*é  leur  date,  tenir  compte; 
ces  vers,  éloquent  hommage  à  la  majesté  des  livres  saints,  noble  et 
élégante  peinture  de  quelques  scènes  graves  ou  touchantes  de  la  vie 
chrétienne,  l'auteur  y  revenait  en  ce  moment  même  avec  amour  et 
leur  donnait  lem'dernièi'e  forme. 

Dans  le  profond  dissentiment  qui  séparait,  comme  en  deux  camps, 
les  poètes  de  celle  époque,  on  ne  négligerait  pas  de  faire  la  part  de  la 
politique  elle-même,  et  cette  part  serait  glorieuse;  on  redirait  l'émula- 
tion de  quelques  nobles  talents  à  honorer,  en  présence  du  nouveau 
pouTOÛr  qui  se  fondait,  les  ruines  diverses 'amoncelées  à  sa  base;  celles 
de  l'antique  monarchie,  objet  d'an  culte  pieux  pour  Fontanes,  pour 
Delille,  cdles  de  la  république,  bon  moins  sacrées  pour  Chénier.  Là 
trouverait  son  cadre  l'élégie  vraiment  belle\  oii  ce  dernier,  en  i8o5, 
»'èst  représenté  errant  tristement  dans  la  campi^ne,  et,  à  l'aspect  de 
Saint-iCloud,  pleurant  la  liKerté  vaincue. 

'1    En  raconttant  toi  co»ffit  qui  fut,:  à  cette  époque,  la  vie  des  lettres  et 
lie  >la  -poésie,  l'histoire  «dont  j'essaie  le  programme  aurait  à  faire  rema^ 
')i{mr,I»die£  isésipoëtesr  diVisés  par  leurs  convictions,  leurs  sentiments 
.rnli  !       •  ^»  Ki  •■"  .y» 


JANVIER  1846.  21 

les  plus  intimes ,  une  frappante  communauté  des  principes  littéraires. 
Us  sont  tous  de  la  même  école ,  de  la  même  religion ,  du  même  parti, 
quand  il  ne  s*agit  plus  que  de  lart  de  composer  et  d*écrire.  Dans  leurs 
ouvrages  se  continue,  encore  sans  altération,  la  tradition  des  deux 
siècles  précédents,  dont  ils  acceptent  docilement  poiu*  maîtres  les 
grands  écrivains.  L*un  d'eux  même,  qui ,  après  un  succès  tout  classique, 
celui  de  son  Agamemnon,  s  est  engagé,  non  sans  génie,  dans  une  longue 
suite  d^entreprises  aventureuses,  où  malheureusement  la  langue  est 
ti*op  comprise,  Lemercier,  cet  infatigable  novateur,  se  montre  dans  la 
chaire  de  Laharpc,  aux  applaudissements  unanimes  de  son  auditoire, 
le  plus  oithodoxe  des  critiques. 

Déjà  cependant  certaines  renonmtiées,  certaines  doctrines,  jusqu*alors 
consacrées,  commençaient  a  être  mises  sérieusement  en  question.  On 
ne  s  était  pas  ému  des  sottes  injures  adressées  à  Boileau,  à  Racine,  par 
des  littérateurs  tels  que  les  Ximénès  et  les  Cubière;  à  peine  même  si  on 
avait  daigné  s  occuper,  autrement  que  pour  en  rire,  des  paradoxes  non 
moins  irrévére£its  et  non  moins  fous,  mais  plus  spirituels  de  Mercier. 
Maintenant  c'était  tout  autre  chose  :  sous  la  plume  de  critiques  distin- 
gués, d'écrivains  considérables,  se  produisaient  des  opinions  auxquelles, 
bien  quon  les  trouvât  fort  étranges,  il  fallait  donner  quelque  attention. 
Geoffroy,  soit  par  ordre,  on  l'en  a  soupçonné,  soit  par  conviction,  on 
Ta  pu  croire  d'un  homme  à  qui  l'antiquité  grecque  était  familière,  osait, 
dans  ses  feuilletons,  instruire  le  procès  de  la  tragédie,  tant  admirée,  de 
Voltaire;  au  grand  scandale,  mais  au  grand  amusement  de  ses  lecteurs, 
il  déclarait  factices,  artificiels,  la  pompe,  le  mouvement ,  les  grands  effets 
de  ces  ouvrages  que  naguère  on  comparait,  on  préférait  même  aux 
chefs-d'œuvre  de  Racine  et  de  Corneille.  C'était  à  Racine  lui-même 
que  s'attaquait,  et  en  français,  en  très-bon  français,  comme  pour 
rendre  plus  blessantes  ses  atteintes  à  notre  plus  pure  gloire  poétique, 
un  savant  et  spirituel  étranger,  W.  Scblegel.  Dans  un  parallèle  où  la 
Phèdre  de  Racine  était  immolée  à  l'Hippolyte  d'Euripide  ^  il  préludait, 
non-seulement  à  ce  dénigrement  systématique  de  notre  théâtre  qui  de- 
vait bientôt  déparer  son  cours  de  poésie  dramatique  ^,  mais  à  ce  qui 
fait  principalement  la  valeur  de  cet  ouvrage  remaïquable »  aux  vues 
fines ,  profondes,  et  alors  fort  nouvelles ,  qui  s'y  rencontrent  sur  le  carac- 
tère divers  de  la  scène  antique  et  de  la  scène  moderne.  Non-seulement  on 
nous  disait  beaucoup  moins  conformes  aux  Grecs  nos  modèles  que 

'  Camparaiion  entre  la  Phèdre  de  Racine  et  celle  d'Euripide,  Paris,  1807  ;  voy.  ses 
E$êmiehittoriii»ei  et  littéraires,  Bonn,  i84a ,  p.  85.  —  *  Professé  à  Vienne  en  1808, 
imprimé  en  1809  et  181 1 . 


22  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nous  n'en  avions  la  prétention ,  mais  le  même  critique,  dans  ses  leçons, 
bientôt  traduites  en  français^,  mais  plusieurs  de  nos  écrivains  sur  les* 
quels  il  n'était  pas  sans  influence,  M™  de  Staël ^,  Benjamin  Constant^, 
Sismondi^f  dans  des  traités,  dans  des  histoires  littéraires,  quelque* 
fois  de  grande  valeur,  proposaient  à  notre  admiration,  à  notre  imita- 
tion, des  productions  étrangères  jusque-là  assez  dédaignées  par  nous; 
en  dehors  de  notre  poétique,  qu'ils  jugeaient  arbitraire  et  étroite,  ils 
nous  montraient  d'autres  manières,  selon  eux  fort  légitimes  aussi,  de 
sentir  et  d'exprimer  la  nature.  Ces  opinions,  alors  tout  individuelles, 
toutes  spéculatives,  dont  s'occupait  seule  la  critique,  pour  s'en  amuser 
ou  s'en  indigner,  devaient  plus  tard,  sous  une  sorte  de  nom  de  guerre 
qui  les  résumerait,  devenir  populaires  et  passer  dans  la  pratique,.  A  ce 
titre ,  rhistorien  de  la  poésie  française  'au  temps  du  consulat  et  de 
l'empire  ne  pourrait  les  négliger;  il  aurait  le  devoir  de  les  signaler 
comme  destinées  à  amener, sous  d'autres  gouvernements,  quand  seraient 
arrivés  au  dernier  degré  la  satiété,  la  curiosité  des  esprits,  l'attrait  de 
la  nouveauté,  l'essai  d'un  nouveau  développement  poétique,  à  préparer 
pour  un  second  historien  la  matière  d'une  nouvelle  histoire. 

Ces  influences  morales  et  littéraires ,  qu'on  aurait  suivies  dans  leur 
action,  dont  on  aurait  marqué  l'origine  et  le  terme ,  il  faudrait  aussi  re- 
chercher si  le  gouvernement  qui  présidait  au  renouvellement  social ,  les 
a  secondées  en  quelque  chose.  On  trouverait  tout  le  contraire.  La  poésie 
philosophique,  par  son  penchant  naturel  pour  les  institutions  libres, 
par  l'attachement  persévérant  de  quelques-uns  de  ses  plus  illustres  re- 
présentants pour  les  formes  républicaines ,  ne  pouvait  plaire  assurément 
au  vainqueur  du  dix-huit  brumaii'e.  L'auteur  du  concordat,  le  fonda- 
teur du  trône  impérial  se  serait  plus  volontiers  accommodé  de  la  poésie 
religieuse  et  monarchique ,  si ,  par  des  marques  d'intérêt  adressées  à 
la  dynastie  déchue,  elle  ne  lui  était  bientôt  devenue  suspecte.  Il  était 
sans  penchant  pour  la  hardiesse  qui  tentait,  même  avec  discrétion, 
d'innover  dans  le  choix  des  sujets,  dans  la  composition,  dans  le  style, 
averti  sans  doute,  par  un  secret  instinct,  que  toutes  les  nouveautés  se 
tiennent ,  et  que  l'indépendance  de  l'esprit  ne  se  trouve  pas  longtemps 
à  1 -aise  dans  les  limites  restreintes  de  la  littéi*ature.  Enfin,  il  avait  une 

'  Par  madame  Nccker  de  Saussure;  Paris  et  Genève,  i8i  A.  *-  *  A^  /a  littérature 
connddrée  dmfu  $6$  rapports  avec  Us  institutions  sociales,  Paris,  i8oo,  i8oi;  De  i^ Al- 
lemagne, Pans,  i8io;  Londres,  i8i3;Paris,  i8i4-  —  *  FFa&tWn^  tragédie  en  cinq 
actes  et  en  vers,  précédée  de  Réflejpions  sur  le  théâtre  allemand;  Génère,.  1809.  — 
^  De  la  littérature  du  midi  de  l'Europe,  Paris,  181 3,  1819;  ooTrage  rédigé  d après 
un  cours  fait  par  Fauteur,  avec  grand  succès,  à  Genève,  en  181 1. 


JANVIER  1846.  23 

aversion  particulière  pour  ces  doctrines  qui  ébranlaient  déjà  les  fonde- 
ments deTancienne  poétique,  et  â  Fécoie  d'Homère  tentaient  de  subs- 
tituer celle  de  Shakspeare.  U  les  baissait  comme  nous  venant  de  Tétran- 
ger,  des  nations  alliées  à  TAngleterre,  de  rAngleterre  elle-même;  leur 
introduction  en  France  lui  semblait  une  sorte  de  violation  du  système 
continental;  dans  le  temps  quil  faisait  brûler  sur  les  places  pu* 
bliques  les  marchandises  anglaises,  sa  police  mettait  au  pilon  Y  Allemagne 
de  madame  de  Staël  ^  On  aurait  donc  le  droit  de  dire  que  rien  de  ce 
qui  pouvait  alors  donner  de  la  vie,  du  caractère,  de  Toriginalité  à  la 
poésie,  n'eut  ses  encouragements;  rien,  si  ce  n'est  ce  qui  se  raj^rtail 
â  lui-même. 

C'est  une  manie  aujourd'hui  d'introduire  en  toute  matière ,  de  gré 
ou  de  force,  la  grande  figure  de  Napoléon;  mais  on  en  pourrait,  avec 
convenance ,  retracer  quelques  traits  dans  l'histoire  de  cette  poésie  qu'on 
qualifie  d'impériale.  On  ne  lui  refuserait  certainement  pas  d'avoir  aimé 
les  lettres,  et  d'en  avoir  jugé,  d'en  avoir  parié,  sinon  toujours  avec 
justesse,  du  moins  avec  grandeur.  On  lui  devrait  la  justice  de  le  placer 
dans  le  petit  nombre  des  souverains  qui  les  ont  honorées  de  ce  qui  suc- 
passe  de  beaucoup  toutes  les  récompenses  officielles,  je  veux  dire  de 
leur  attention  personnelle.  Il  a  fait  revenir  les  temps  oii  Auguste,  qui 
n'avait  pu  avoir  Horace  pour  secrétaire,  le  voulait  pour  correspondant, 
et  lui  demandait  une  épitre  ;  où  le  même  prince,  de  son  camp»  en  &ce 
des  indomptables  Gantabres,  écrivait  à  Virgile  pour  s'informer  du  {yro« 
grès  de  l'Enéide  commencée;  où  Louis  XIV  s'entretenait  avec  Boileau, 
avec  Racine,  avec  Molière,  recevait  la  confidence  de  leurs  ouvrages, 
entrait  comme  en  partage  de  leurs  desseins  et  de  leurs  snccès.  Il  :est 
tel  poète  tragique  dont  l'empereur  des  Français,  par  ses  questions,  ses 
critiques ,  ses  conseils,  s'est  fait,  on  l'a  dit  spirituellement,  le  coUabo^ 
ratcur.  Critiquait-il  quelquefois  h  tort  et  conseillait^il  toujours  )udîeku- 
sèment  ?  pas  plus,  probablement,  que  des  confidents  littéraires  de 
moins  haute  condition.  Mais  qu'impoi*te  ?  Son  intervention  obligeante 
dans  de  teUes  choses*  n*cn  était  pas  moins  un  puissant  mioy en  d'ëmmiia- 
tion,  qui  pouvait  provoquer  à  de  grands  efforts,  susciter  de  grande» 
œuvres.  Malheureusement,  il  mêla  trop  d'égdsme,  des  calculs,  tcofi 
intéressés  à  son  rôle  de  protecteur  des  lettres.  Avant  lui,  sans  doute, 
les  grands  princes  que  je  rappelais  tout  à  l'heure  les  .avaient  fiait  servir, 
sans  plus  de  désintéressementr  à  la  consécration  de  leur  aixtorité  absor 
lue ,  à  la  décoration  de  leur  règne.  Mais,  en  faisant  ia  même  chose  v  il  y 

*  En  1810.  •»•' 


24  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

mit  moins  de  mesure.  Il  ne  ménagea  pas  assez  soigneusement  la  liberté, 
la  dignité  de  ses  panégyristes  ;  ladmiration ,  qu'il  était  digne  d'inspirer, 
il  la  commanda  trop;  il  imposa  trop  à  l'expression  de  ce  sentiment  la 
couleur  administrative.  Quelques  accents  vrais  d'enthousiasme  échap- 
pèrent, par  intervalles,  à  de  jeunes  âmes,  d  elles-mêmes  touchées  de  la 
^oire;  mais  hors  de  là,  ce  fut  un  débordement  factice  de  louanges 
serviles  et  vulgaires,  véritable  plaie  de  la  poésie  de  cet  âge. 

A  une  autre  époque,  où  la  ^oire  du  conquérant,  du  législateur ,-xlu 
fondateur  d'empire ,  apparaîtrait  dans  un  poétique  lointain ,  à  travers 
ses  malheurs  et  les  nôtres,  au  delà  de  àes  désastres,  de  ses  exils,  de  sa 
tombe ,  devaient  se  produire  avec  éclat ,  dans  des  vers  inspirés,  les  libres 
panégyriques,  précurseurs  des  libres  récits  de  l'histoire. 

Le  despotisme  fait  à  la  société  des  loisirs  mortels  poiur  l'éloquence, 
mais  dont  la  poésie  profite.  Dans  le  silence  forcé  des  orateurs, 
l'attention,  l'intérêt,  se  tournent  vers  les  poètes  qui  ont  encore  la 
parole;  on  les  écoute,  on  les  discute,  on  les  juge,  et  avec  indulgence; 
à  défaut  du  génie  qui  peut  leur  manquer,  on  leur  sait  gré  d'avoir 
du  talent;  fart  de  la  composition,  l'élégance  du  style,  l'agrément  des 
détails,  les  traits  heureux,  les  bons  vers,  tout  cela  leur  est  compté. 
Telle  était,  on  en  ferait  la  remarque,  au  temps  de  l'empire,  la  condi- 
tion heureuse  des  écrivains  qui ,  en  si  grand  nombre ,  appliquaient  in- 
dustrieusement  les  procédés  peut-être  trop  divulgués,  devenus  par  un 
long  usage  trop  accessibles ,  de  la  versification ,  à  des  compositions  de 
toutes  sortes,  tragiques,  comiques,  didactiques,  descriptives,  à  des 
traductions  de  quelques  grandes  œuvres  poétiques,  tant  anciennes  que 
modernes.  Aujourd'hui  que  tout  entiers  à  la  vie  publique ,  captivés  par 
les  débats  de  la  tribune  et  de  la  presse,  nous  accueillons  si  dédaigneu- 
sement ces  produits,  quelquefois  fort  dignes  d'estime, d'un  travail  patient 
et  d'im  artifice  habile;  que  nous  accordons  à  peine  quelques  moments 
d'audience  même  aux  vers  des  vrais  poètes,  nous  ne  nous  reportons  pas 
sans  peine  à  une  époque  où ,  par  exemple,  tout  Paris  se  partageait  entre 
rÉnéide  de  Delille  et  sa  peu  digne  rivale,  l'Enéide  de  Gaston,  où  même 
celle  de  Becquey  avait  son  parti.  Nous  trouvons  que  Paris  était  alors  bien 
libre  de  son  temps,  bien  prodigue  de  son  attention.  Nous  ne  faisons  pas 
de  même,  et  cette  littérature  poétique  à  laquelle  probablement  il  ne  s'in- 
téressait pas  toujours  sans  raison >  nous  la  comprenons  tout  entière  dans 
notre  indifTérence  actudle ,  nous  la  condamnons  en  masse ,  sans  exa- 
men et  sans  scrupule,  au  mépris,  k  l'oubli. 

Devrait-on  souscrire  à  cet  arrêt?  je  ne  le  pense  pas.  Il  n'est  pas  vrai- 
semblable  qu'une  société  éclairée  comme  par  le  reflet  du  grand  siècle 


JANVlBft  1846.  25 

littéraire  qui  venait  de  finir,  elle-même  presque  exclusivement  occupée^ 
faute  d'un  autre  emploi  de  son  activité ,  de  prose  et  de  vers  ,  ins- 
truite à  en  juger  par  une  critique  pleine  de  vie,  de  sagacité,  d'esprit, 
s  y  soit  si  complètement  trompée.  Non,  ce  qu'elle  a  estimé,  applaudi, 
ne  devait  pas  être  aussi  dénué  de  valeur  qu'on  le  prétend.  Le  temps, 
cela  était  inévitable,  cela  est  toujours  arrivé,  en  a  entraîné  dans  son 
cours  une  bonne  partie,  mais  il  n'a  pas  tout  submergé.  Malgré  les  mo- 
difications survenues,  à  tort  ou  à  raison,  dans  le  goût  public  et  dans  les 
fuîmes  de  fart ,  malgré  les  caprices  changeants  de  la  mode ,  lesquels 
ont  aussi  leur  part,  part  futile,  dans  les  révolutions  littéraires,  quelques 
souvem'rs  surnagent,  qui  suffisent  à  honorer  une  époque  ajnrès  tout 
bien  courte.  Quinze  années,  c'est,  a  dit  Tacite,  une  portion  con- 
sidérable de  la  vie  de  l'homme;  mais  qu'est-ce  dans  la  vie  d*ui\ 
peuple  et  d'une  littérature?  Qr  les  quinze  années  du  consulat  et  de 
l'empire  se  recommandent  par  des  titres  qui  ne.  permettent  pas  de  les 
rayer  si  lestement  de  l'histoire  de  la  poésie  française.  Rappelons- en 
quelques-uns,  les  plus  saillants  :  ces  vives  satires  de  Chénier,  ces  contes 
piquants  d'Andrieux  dont  il  était  question  tout  à  l'heure,  par  exemple 
lÉpitre  à  Voltaire,  le  Meunier  de  Sans-Souci,  le  Procès  du  sénat  de  Capoue; 
l'Imagination  de  Delille,  composition  didactique  défectueuse  peut-être, 
mais,  dans  les  pièces  qu'elle  rassemble,  pleine  d'éclat  poétique  et  de 
verve  spirituelle;  quelques  élégies  de  ce  Millevoie,  qui  chanta  si  dou- 
loureusement, par  un  pressentiment  de  sa  fin  prématurée,  la  Chate  des 
feuilles;  les  Templiers,  de  Raynouard;  les  Deux  gendres,  d'Etienne;  des 
comédies  où  brillaient,  comme  d'un  dernier  rayon,  après  un  assez 
long  intervalle,  les  grâces  aimables  par  lesquelles  avaient  charmé  la  fia 
du  dernier  siècle,  l'auteur  de  l'Inconstant,  de  l'Optimiste,  des  Qiâteaax 
en  Espagne,  du  Vieux  célibataire,  et  l'auteur  des  Etourdis.  Ajoutons-y, 
quoiqu'en  prose  pow*  la  plupart,  des  productions  qu'on  n'exclut  guère 
du  domaine  poétique  :  le  Pinto,  de  Lemercier,  conception  originale  et 
hardie,  qui  ose  traduire  la  grave  histoire  sur  la  scène  comique,  les  Ma-- 
rionnettes,  de  Picard ,  et  tant  d'autres  drames  de  dimensions  diverses  et 
d*importance  inégale,  où  cet  observateur  attentif  des  mœurs  du  jour 
n'a  cessé  d'en  reproduire  avec  naturel  et  gaieté  le  spectacle  mobile;  le 
tliéâtre  permanent  aussi  et  de  toutes  formes,  que  l'auteur  du  Tyraa 
domestique ,  Alexandre  Duval ,  anima  constamment  par  la  variété  de  ses 
combinaisons  et  la  franchise  de  son  dialogue;  dans  une  sphère  infé- 
rieure ,  mais  que  la  poésie  ne  dédaigne  pas  d'habiter,  les  gais  couplets 
de  Désaugiers,  d'Armand  Gouffé,  et  ces  chansons,  de  portée  plus  sé- 
/îeuse ,  malgré  leur  familiarité  apparente ,  qui  révélaient  déj^  ,  cbe;^ 

4 


26  JOURNAL  DBS  SAVANTS. 

rhisf orien  cki  Roi  d'hetoiy  le  poète  desXiné  à  élever  un  joui'  le  genre  le 
plus  modeste  au  rang  même  de  Tode. 

Des  points  de  vue  généraux  ne  suffisent  point  à  une  histoire;  il  faut 
qu'ils  se  rattachent  à  un  ordre  de  faits  particuliers!  Ces  faits  seraient 
fournis  au  livre  que  je  suppose  par  lapparition  de  certaines  œuvret, 
lavénement  de  certains  talents;  par  les  discussions  critiques  et  théo- 
riques où  l'on  a,  à  certains  moments  de  crise,  débattu  la  pratique  des 
écrivains  et  les  principes  de  fart;  par  des  anecdotes  qu*il  ne  faudrait 
pas  négliger,  quand  elle&  seraient  propres  à  constater,  à  caractériser  le 
goût  du  temps.  De  tout  cela  pourrait  résulter  un  récit,  et,  qu'on  me 
passe  l'expression,  une  petite  épopée  littéraire,  qui  aurait  aussi,  selon 
l'antique  usage,  son  dénombrement  :  en  deux  grandes  eirconstance5, 
vers  le  début  et  vers  la  fin  de  l'époque,  quand,  en  1806,  dans  Tlnstitut 
reconstitué,  se  rencontrent  les  glorieux  survivants  d'un  autre  âge  litté- 
raire appelés  à  inaugurer  le  nouveau;  et  quand,  en  1810,  le  temps 
venu  de  distribuer  les  récompenses  décennales  décrétées  en  i8oâ,  une 
discussion  passionnée  sur  les  titres  des  concurrents  remet  devant  les 
yeux  du  public  toute  la  suite  des  écrivains,  tout  l'ensemble  du  travail 
littéraire  depuis  le  commencement  du  siècle. 

J'ignore  si  le  plan  que  je  me  permets  de  substituer,  en  finissant,  à  celui 
da  livre  dont  j'ai  présenté  l'analyse  et  apprécié  le  mérite,  serait  aussi 
exééutable  qu'il  me  parait.  C'est  à  l'œuvre  que  se  déclarent  les  difficul- 
tés, quelquefois  les  impossibilités.  Quoiqu'il  en  soit,  ma  peine  ne  sera 
pas  perdue,  si ,  en  l'exposant,  j'ai  réussi,  selon  mon  intention,  à  présen- 
ter le  résumé  indirect  de  tout  ce  que  M.  Bernard  Jullien  a  rassemblé, 
sous  une  autre  forme,  dans  son  utile  revue. 

Gomme  je  termine  cet  article,  je  rencontre,  dans  une  Histoire  nou- 
velle da  consulat  et  de  l'empire^,  par  laquelle  M.  Charles  de  Lacretelle,  re- 
paraissant dans  la  carrière  historique  ^,  est  entré  courageusement  en  lutte 
avec  une  plus  jeune  renommée,  des  chapitres  qui  répondent  au  vœu 
que  j'ai  formé.  Fidèle  à  sa  méthode  constante  de  comprendre  dans  ses 
i^cits  le  développement  intellectuel  des  sociétés,  M.  de  Lacretelle  a 
retracé  avec  intérêt  le  tableau  de  cette  littérature  qu'a  vue  sa  jeimesse , 
et  où,  c'est  la  seule  chose  qu'il  oublie,  il  a  brillé  lui-même  au  premier 
rangw  II  rend  au  passé  un  juste  hommage  sans  rabaisser  le  présent,  du- 

'  Pari»-,  iaiprîmerie  de  Doodey-Dupré,  librairie  d'Amyol,  i84i6,  a  vol.  ia-8* 
de  427  et  436  pages.  Voy.  particulièrement  les  chapitres  xiii,  xiv  et  xv,  et,  dans 
le  chapitre  xxii,  îes  pages  a5i  et  suîvanles.  —  *  Sur  les  productions  d'un  autre 
gertre, publiées  précédemment  par  M.  Charles  de  Lacretelle,  voy.  le  Journal  des 
StÊ^mUi  18&0 ,  jùîflet ,  p.  385  et  suivantes. 


JANVIER  1846J  -27 

quel  d ailleurs,  par  un  bien  rare  privilège,  il-  est  également  réclamé. 
M.  de  Lacreteile  est  encore,  malgré  ses  années,  trop  jeune  d^esprit  et 
de  talent  pour  dire  à  ses  contemporains  d'aujourd'hui,  avec  lliumeur  de 
Nestor  :  «  J  ai  vu  des  hommes  qui  valaient  mieux  que  vous.  »  Je  voudrais 
que,  par  réciprocité,  nos  nouvelles  générations  littéraires  ne  dissent 
pas  à  leurs  devanciers,  avec  la  confiance  des  en&nts  de  Sparte  :  «  Noos 
vous  surpasseï  ons  tous.  » 

PATIN. 


Ampélographje,  ou  Traité  des  cépages  lespl^s  estimés  dans  tous 
les  vignobles  de  quelque  renom,  par  le  comtQi  Od^,  men^bre  cor'- 
respondant  des  sociétés  royales  d'agriculture  de  Paris  et  de  Tarin, 
de  celles  de  Bordeaax,  de  Dijon,  de  Metz,  etc.;  président  hono^ 
raire  des  congrès  viticoles  tenus  à  Angers  en  i8ù2  et  àSordeaux 
en  i8ù3.  Paris,  chez  Bixio>  quai  Msdaquais,  n^  19;  et  cbeis 
l'auteur,  à  la  Dorée,  près  Cormery  (Indre-et-Loire),  i845, 
1  vol.  in-S"*  de  xii-433  pages. 

DEUXIEME    ARTICLE. 

Les  détails  dans  lesquels  nous  sommes  entré  en  parlant  de  lampe- 
lographie  (Journal  des  savants ,  i845,  page  yoS),  suffisent  sans  doute 
pour  faire  connaître  à  nos  lecteurs  la  manière  dont  le  comte  Odart  a 
envisagé  son  sujet  :  et  dès  lors,  en  nous  évitant  le  reproche  d'avoir 
exposé  nos  propres  idées,  au  lieu  de  rendre  compte  d'un  ouvrage  sou- 
mis à  notre  examen,  ils  nous  mettent  à  Taise  pour  discuter  la  ques> 
tion  de  la  dégénérescence  des  plantes  cultivéery  posée  précédenmient 
par  nous  dans  l'intention  de  la  traiter  plus  tard  avec  les  détails  qu'elle 
comporte.  Au  reste  ce  n'est  point  cesser  de  sôcciqier  de  Vampétogra" 
phie  que  d'envisager  cette  question  au  point  de  vue  le  plus  général,  car 
le  comte  Odart,  en  y  donnant  une  attention  toute  particulière  en  a 
parfaitement  apprécié  l'importance,  et,  en  adoptant  l'opinion  la  plus 
vraisemblable  ^  notre  avis ,  il  s'est  appuyé  sur  des  observations  choi- 
sies avec  \m  grand  discernement,  et  susceptibles  conséquemment  d'é- 
clairer la  discussion  générale  d'un  sujet  auquel  elles  se  rattachent 
comme  faits  particuliers. 

4. 


28  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Le  comte  Odart  a  employé  ]e  mot  espèces,  ainsi  que  nous  ravoos 
déjà  fait  remarquer  dans  notre  précédent  article ,  avec  le  sens  que  la 
langue  vulgaire  :etle  vocabulaire  des  horticulteurs  y  attachent  commu- 
nément, pour  désigner  des  groupes  de  corps  vivants,  qui  sont  appelés 
pai*  lès  naturalistes  races  ou  simplement  variétés.  SU  n*y  a  pas,  lorsque 
la  question  de  la  dégénérescence  des  corps  vivants  est  circonscrite  à 
celle  des  plantes  cultivées,  d'inconvénient  grave  à  se  servir  du  mot 
espèces  au  îieu  de  celui  de  races  ou  variétés,  pour  désigner  les  diverses 
modifications  individuelles  de  la  vigne,  du  pommier,  etc.,  qui  se  repro- 
duisent ou  se  multiplient  en  conservant  des  caractères  plus  ou  moins 
fixes,  telles  que  le  muscat,  le  chasselas,  le  calville,  la  reinette,  etc.,  etc., 
il  n'en  est  plus  de  même,  si  Ton  envisage  la  question  au  point  de  vue 
le  plus  général  où  nous  nous  proposons  de  la  traiter.  C'est  pourquoi 
nous  allons  consacrer  cet  article  à  définir  d*une  manière  précise  les  mots 
espèces,  races  et  variétés,  en  ayant  égard  aux  faits  actuellement  connus 
sur  lesquels  on  peut  s  appuyer  pour  admettre  ou  rejeter  le  principe  de 
la  mutabilité  des  espèces,  réservant  un  troisième  ai^ticle  à  lexamen  de 
la  question  spéciale  de  la  dégénérescence  des  plantes  cultivées,  envisagée 
au  point  de  vue  particulier  où  s  est  placé  Fauteur  de  ïAmpélographie. 

Si  la  science  relative  aux  êtres  organisés  présente  aux  méditations  du 
philosophe  un  sujet  fondamental  par  fimpor tance  de  toutes  les  consé- 
quences qui  en  dépendent,  c  est  sans  contredit  la  question  de  savoir  si 
les  espèces  végétales  et  animales  ont  un  caractère  de  permanence  suf- 
fisant pour  ne  pas  être  modifiées  dans  leur  essence ,  sans  que  les  indi- 
vidus qui  les  représentent  périssent  infaUliblement,  ou  bien,  au  con- 
traire ,  si  leur  organisation  est  assez  flexible  pour  se  prêter,  dans  certaines 
circonstances,  à  des  modifications  telles,  que  les  individus  qui  les  repré- 
sentent pourront,  par  suite  des  changements  quils  auront  subis, 
constituer  des  espèces  différentes  de  cefles  qu'ils  représentaient  avant 
ces  modifications. 

Ayant  toujours  pris  pour  guide  la  méthode  expérimentale  avec  toute 
sa  rigueur  dans  les  conclusions  auxquelles  fétude  scientifique  d'un  sujet 
conduit,  nous  avons  soigneusement  distingué  ces  conclusions  en  consé- 
quences positives,  en  inductions  et  enconjectares^,  et,  en  appliquant  cette 
méthode  à  la  question  que  nous  venons  de  poser,  nous  n'avons  jamais 
compris  l'assurance  avec  laquelle  certains  écrivains  l'ont  tranchée  soit 
dans  un  sens  soît  dans  l'autre;  car,  affirmer  aujourd'hui  qu'une  solution 

''  Journal  des  Savants,  décembre  i84o,  p.  yiS,  et  De  Vahsiraction  considérée 
commeélément  des  connaissances  hamainesdans  la  recherche  de  la  vérité  absolue,  oavrage 
inédit 


JANVIER  1846.  29 

complète  de  la  question  existe ,  c'est  avancer  que  Ton  a  une  opinion  qui 
ne  pourra  être  modifiée  par  aucun  travail  ultérieur.  Or,  nous  le  deman- 
dons, que  devient  le  progrès  dans  les  sciences  d'expérience  avec  cette 
manière  de  voir?  Que  deviennent  les  recherches  sur  le  croisement  des 
animaux  et  sur  les  fécondations  végétales,  les  recherches  concernant 
les  modifications  susceptibles  d'être  produites  par  un  genre  d'alimenta- 
tion longtemps  suivi  ou  par  des  influences  quelconques ,  difiîérentes  de 
celles  qui  agissent  dans  la  vie  ordinaire?  Est-ce  la  peine  de  les  entre- 
prendre ,  si  elles  ne  doivent  pas  jeter  une  vive  lumière  sur  le  sujet  ? 
N'avons-nous  plus  rien  à  apprendre  de  l'organisation  étudiée  dans  les 
animaux  et  les  végétaux  inférieurs,  dans  les  forines  que  revêtent  cer- 
taines matières,  qui,  débris  d'êtres  organisés,  semblent,  dans  ceiiaines 
circonstances,  à  l'instar  de  la  levure  de'  bière  en  fermentation  avec  le 
sucre ,  animées  d'une  sorte  de  vie  ?  Évidemment  ceux  qui ,  comme  nous , 
ont  la  conviction  de  l'importance  de  pareilles  recherches,  penseront 
qu'en  se  lançant  dans  une  carrière  à  peine  ouverte  il  s'agit  moins  au- 
jourd'hui de  travailler  poiu*  ajouter  de  nouvelles  preuves  à  l'appui  d'une 
opinion  que  l'on  veut  faire  triompher,  que  de  chercher  à  s'éclairer  soi- 
même  pour  convertir  la  probabilité  en  certitude. 

Avec  notre  manière  de  voir,  y  a-t-il  possibilité,  poiu:ra-t-on  deman- 
der, de  donner  de  l'espèce  une  définition  qui,  précise  eu  égard  aux  faits 
dont  nous  sommes  aujourd'hui  en  possession,  aurait  en  même  temps 
assez  de  latitude  pour  laisser  à  l'avenir  la  tâche  de  définir  et  de  fixer  ce 
qui  est  vague  encore  dans  nos  connaissances  actuelles?  Nous  le  pen- 
sons, et  nous  allons  essayer  de  le  faire  en  développant  la  défi- 
nition de  l'espèce  conformément  à  la  manière  dont  nous  l'avons  envi- 
sagée dans  le  Journal  des  Savants  (  décembre  1 84o) ,  pages  7 1 5,  716  et 
717,  en  rendant  compte  des  recherches  d'anatomie  transcendante  et 
pathologique  de  M.  Serres. 

DÉFINITION  DE  L*ESPÈCE,  DE  LA  RACE  ET  DE  LA  VARIÉTÉ. 

Dans  une  espèce  nous  considérons  deux  choses  ; 

1^  L'ensemble  des  rapports  mataels  des  organes  divers  constituant  un  indi- 
vidu ,  et  la  comparaison  de  ces  rapports  dans  les  individus  représentant  tespèce , 
c^n  d'établir  la  similitude  de  ces  individus; 

1^  L'ensemble  des  rapports  de  ces  individus  avec  le  monde  extérieur  où  ib 
vivent,  afin  d'apprécier  l'influence  qu'ils  en  reçoivent 

Le  monde  extérieur  comprend  la  lumière ,  la  chaleur,  l'électriché , 
l'atmosphère,  les  eaux,  le  sol  et  les  aliments,  avec  toutes  les  modifica* 


30  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

lions  que  chacun  de  ces  agents  ou  chacune  de  ces  matières  est  suscep- 
tible de  présenter  dans  sa  manière  dagir  ou  d'être. 

Première  chose. 

En  fait ,  rien  de  plus  simple  que  la  notion  fondamentale  de  l'espèce 
dans  les  êtres  organisés,  pour  Thomme  instruit  et  même  pour  le  vul- 
gaire ,  dès  que  Ton  considère  Tespèce  d'un  être  organisé  comme  com- 
prenant un  nombre  indéfini  d'individas  ayant  plus  de  ressemblance  entre  eux 
qu'avec  tous  autres  analogues ,  et  que  l'on  voit  les  individus  doués  de  plus 
de  ressemblance  tirer  leur  origine  de  parents  qui  leur  ressemblent,  de 
manière  que  t espèce  comprend  tous  les  individus  issus  d'un  même  être  ou  de 
deux  êtres ,  suivant  que  les  sexes  sont  réunis  ou  séparés. 

Cette  notion  de  Vespèce  est  parfaitement  conforme  à  tout  ce  que 
nous  pouvons  observer,  lorsque,  partant  d'une  dernière  génération  d'in- 
dividus, nous  remontons  dans  le  passé,  aussi  loin  que  possible,  à  leurs 
ascendants;  c'est  surtout  en  comparant  nos  animaux  et  nos  végétaux 
actuels  avec  ceux  dont  nous  retrouvons  les  restes  ou  les  figures  dans 
l'ancienne  Egypte ,  que  l'observation  précédente  acquiert  une  impor- 
tance évidente. 

D'un  autre  côté,  si  des  individus  appartenant  à  deux  espèces  dis- 
tinctes peuvent  donner  naissance  à  un  être  vivant,  celui-ci  participera 
de  ses  ascendants;  il  sera  donc  moins  différent,  relativement  à  eux ,  que 
les  ascendants  ne  le  sont  l'un  à  l'égard  de  l'autre;  enfin,  si  des  indi- 
vidus sortis  de  deux  mêmes  espèces  sont  susceptibles  de  se  reproduire, 
on  aura  des  individus  qui  présenteront  le  même  résultat;  mais  il  faut 
reconnaître  que  les  produits  de  deux  espèces,  particulièrement  ceux  qui 
proviennent  des  animaux,  ont  bien  peu  de  disposition  à  se  reproduire. 
Enfin  ,  si  on  ajoute  que  les  croisements  ne  sont  possibles  qu'entre  des 
espèces  très^voisines ,  on  conviendra  que  la  notion  de  l'espèce ,  déduite 
des  faits  précédents,  peut  s'énoncer  très- clairement  dans  les  termes 
suivants  : 

L'espèce  comprend  tous  les  individus  issus  d'un  même  père  et  d'une 
même  mère;  ces  individus  leur  ressemblent  le  plus  qu'il  est  possible  , 
relativement  aux  individus  d'une  autre  espèce^;  ils  sont  donc  caracté- 

^  Dans  cette  ressemblance ,  nous  comprenons  tous  les  caractères  ;  car,  en  ne  con- 
sidérant que  les  caractères  visibles ,  tirés  de  la  taille  •  de  la  forme,  de  la  couleur,  etc., 
on  pourrait  trouver  plus  de  ressemblance,  sous  ces  rapports,  entre  deux  individus 
d'espèces  différentes ,  qu'entre  les  individus  de  deux  races  d'une  même  espèce.  Par 
exemple,  le  matin,  variété  de  chien ,  a  plus  de  ressemblance  avec  le  loup  qu'il  n  cri 
a  avec  le  chieo  barbet. 


JANVIER  1846.  31 

risës  par  la  similitude  d'un  certain  ensemble  de  rapports  mutuels  exis- 
tant entre  des  organes  de  fnême  nom ,  et  les  différences  qui  sont  hors  de 
ces  rappoits  ne  constitiient  que  de  simples  variétés  ou  tout  au  plus  des 
RACES  lorsqaun  certain  nombre  de  différences  se  perpétuent  d'une  manière  cons- 
tante ou  à  peu  près  constante  par  la  génération  d'individus' d'une  même  espèce. 
Des  deux  choses  que  nous  considérons  dans  Tespèce,  la  première 
est  la  seule  qui  ait  été  étudiée  avec  quelque  suite  par  les  nombreux 
naturalistes  auxquels  nous  devons  la  description  des  espèces  d'êtres  or- 
ganisés. Quoique,  dans  l'opinion  commune ,  leurs  travaux  se  rattachent 
au  groupe  des  sciences  qualifiées  de  pure  observation,  nous  devons  faire 
remaitjuer  la  part  de  l'expérience  dans  ces  mêmes  travaux,  non-seule- 
ment parceque  notre  sujet  l'exige,  mais  encore  afin  de  jusfifier  Topinion 
avancée  précédemment  (  Journal  des  Savants,  décembre  1 8&o ,  p.  714), 
de  l'existence  réelle  de  deux  classes  seulement  de  sciences,  les  sciences 
de  pur  raisonnement,  et  les  scietices^e  raisonnement,  d'observation  et 
d'expérience.  Lorsqae  les  naturalistes  ont  pleinement  satisfait  aux  be- 
soins de  leur  science  en  donnant  des  descriptions  parfaites  des  espèces 
objets  de  leur  examen ,  c'est  que  leurs  travaux  se  sont  trouvés  assis  sur 
une  base  fournie  par  l'expérience.  En  effet,  l'exactitude  des  descriptions 
tient  à  cette  cause,  qu  elles  concernent  des  espèces  parfaitement  cir- 
conscrites pour  Tobservateur,  par  la  raison  qu'il  avait  la  certitude  de  les 
étudier  dans  une  suite  ^individus  identiques  issus  de  générations  successives; 
or,  s'il  était  étranger  au  fait  de  ces  générations  successives  d'êtres  identiques, 
ce  fait  n- avait  pas  moins  de  précision  pour  lui  que  s'il  eût  été  le  résultat  de  sa 
propre  expérience,  proposition  que  la  moindre  réflexion  suffit  à  rendre 
évidente.  Toutes  les  fois,  au  contraire,  que  la  base  vraiment  expérimen- 
tale dont  nous  parions  manque  au  naturaliste ,  parce  qu'il  est  réduit  à 
voir  pour  la  première  fois  un  ou  deux  individus  d'une  espèce  étrangère 
à  son  pays,  û  se  ti'ouve  exposé  à  l'erreur,  en  ce  qu'il  pourra  prendre 
pour  une  espèce  particulière  soit  des  variétés,  soit  des  individus  jeunes  ou 
vieux  appartenant  à  des  espèces  déjà  connues,  ou,  s'ils  appartiennent  à 
des  espèces  qui-ne  ie  sont  pas  encore ,  il  se  trompe  en  énonçant  comme 
caractères  spécifiques  essentiels  des  caractères  exclusivement  particu- 
liers aux  individus  qu'il  a  sous  les  yeux. 

Deuxième  chose. 

En  partant  de  Tobsei^valion  des  différences  qui  distinguent  entre  eux 
les  individus  d'une  même  espèce  ou  les  individus  des  races  diverses 
issues  d'un  même  père  et  d'une  même  mère,  on  est  conduit  naturelle- 


32  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

çient  à  Tétude  de  la  seconde  chose  que  nous  avons  comprise  dans  ia 
notion  de  Tespèce ,  et  là  -se  rattache  la  question  de  savoir  si  des  circons- 
tances fort  différentes  de  celles  qui  existent  maintenant  ont  pu  exercer 
autrefois  ime  assez  forte  influence  sur  les  corps  organisés,  sinon  sur 
tous,  du  moins  siu*  un  certain  nombre,  pour  que  ceux-ci  aient  cons- 
titué alors  des  espèces  tout  à  fait  différentes  de  celles  qu  ils  représentent 
actuellement. 

Au  premier  aperçu,  en  considérant  combien  sont  profondes  les  mo- 
difications qu  ont  dû  subir  des  espèces  qui ,  comme  celle  du  chien,  ont 
donné  des  races  aussi  différentes  entre  elles  que  le  sont  les  races  des 
lévriers,  des  dogues  et  des  épagneuls.  on  est  bien  tenté,  il  faut  Tavouer, 
de  répondre  aflirmalivement  à  la  question  précédente,  et  d'ajouter  que 
cette  réponse,  conduisant  à  n'admettre  qu  une  seule  création  d'êtres  or- 
ganisés ,  satisfait  par  sa  simplicité  bien  plus  de  personnes  que  l'opinion 
contraire,  d'après  laquelle  on  reconnaît  avec  M.  Cuvier,  des  créations 
successives  d'êtres  organisés,  correspondant  à  certaines  révolutions  du 
globe.  Mais  faisons  remarquer  que  ces  créations  successives  ne  sont 
point  une  conséquence  nécessaire  de  l'immutabilité  des  espèces,  c^r 
M.  de  Blainville,  en  professant  cette  opinion  dans  toute  sa  rigueur, 
n'admet  qu'une  seule  création  d'êtres  organisés. 

Quelques  horticulteurs  et  agriculteurs  ont  avancé  que  les  bonnes 
variétés  d'arbres  fruitiers  propagées  par  la  division  de  Vindivida,  en  re- 
courant aux  marcottes,  boutures  ou  greffes,  dégénèrent  après  avoir 
vécu  un  certain  temps,  et  qu'il  en  est  de  même  des  végétaux  propagés 
par  éclat  ou  par  caieu;  et,  à  l'appui  de  leur  opinion,  ils  allèguent  la 
disparition  ou  la  mort  d'un  grand  nombre  de  variétés  de  vignes,  de  pom- 
miers, de  poiriers,  etc.,  etc.,  qui  ont  été  mentionnées  ou  décrites  par 
Pline,  Olivier  de  Serres,  Laquintinie,  etc.  Cette  manière  devoir,  qui, 
comme  nous  l'avons  dit  déjà,  ne  nous  paraît  pas  fondée,  du  moins 
aussi  absolument  qu'elle  a  été  exposée  par  plusieurs  auteurs  contempo- 
rains, et  notamment  par  M.  Puvis,  pourrait  être  vraie  cependant,  nous 
semble,  sans  qu'il  en  résultât  nécessairement  la  mutabilité  des  espèces. 
C'est ,  au  reste ,  le  point  sur  lequel  nous  reviendrons  dans  un  article 
qui  sera,  nous  l'espérons,  le  complément  des  considérations  précé- 
dentes et  la  justification  de  la  marche  que  nous  avons  cru  devoir  adop- 
ter pour  traiter  un  sujet  dont  l'importance  est  égale  aux  difficultés  de 
son  examen. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'importance  de  la  seconde  chose  que  nous 
avons  distinguée  dans  l'espèce,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'elle  oc- 
cupe bien  peu  de  place  dans  le  domaine  de  la  science  positive  ;  car  ^ 


JANVIER  1846.  33 

peine  possède-t-on  quelques  faits  (Inexpérience  ou  de  la  simple  obser- 
vation propres  à  montrer  Tinfluence  précise  du  monde  extérieur  sur  la 
constitution  oi^anique  de  quelques  individus  appartenant  à  un  nombre 
très-restreint  d'espèces  :  et  comment  en  serait-il  autrement,  lorsqu'on 
pense  aux  difiBcuités  à  vaincre  et  à  la  lenteur  avec  laquefle  les  êtres 
organisés  peuvent  être  modifiés  dans  une  suite  de  générations  dont  la 
durée  excède  beaucoup  celle  de  la  vie  d'un  observateiu*?  Le  petit  nombre 
des  savants  qui  se  sont  occupés  de  ce  genre  de  recherches  appartiennent 
surtout  à  la  classe  des  naturalistes  physiologistes,  plus  disposés  par  la 
nature  habituelle  de  leurs  ti^vaux  à  se  livrer  à  la  fois  à  l'observation  et 
à  Texpérience  que  ne  le  sont  les  naturalistes  proprement  dits. 

CONCLUSIONS  RELATIVES  A  LA  DEFINITION  DE  L*ESPÈCE. 

1**  Dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  les  faits  concernant  la 
première  chose  de  la  notion  de  l'espèce ,  dont  la  plupart  résultent  de 
l'observation  quotidienne  sur  la  multiplication  des  animaux  et  des 
plantes,  sont  en  faveur  de  l'opinion  de  l'immutabilité  des  espèces;  car, 
quelle  que  soit  l'étendue  de  la  variation  que  nous'  observons  entre  les 
individus  d'une  espèce ,  on  n'a  jamais  vu  qu'un  de  ces  individus  soit 
venu  se  classer  dans  une  espèce  différente  de  celle  de  ses  parents,  ou 
ait  constitué  une  espèce  nouvelle.  Conune  nous  l'ayons  dit.  l'observation 
et  l  expérience  vulgaire  de  tous  les  jours  démontrent  donc,  dans  les  circons- 
tances ACTUELLES  OU  NOUS  VIVONS,  lu  permanence  des  types  qui  constituent 
les  espèces  des  corps  vivants. 

2""  Mais  cette  conclusion  sufTit-elle  pour  affirmer  que,  dans  des  cir- 
constances différentes,  il  serait  impossible  que  les  espèces  actuelles 
fussent  assez  profondément  modifiées  pour  présenter  des  êtres  qui, 
étudiés  comparativement  avec  ceux  qui  existent  aujourd'hui,  en  différe- 
raient au  point  de  constituer  des  espèces  différentes  :  c'est  ce  que  nous 
ne  pensons  pas.  Mais,  tout  en  admettant  que,  dans  l'état  actuel  de  nos 
connaissances,  on  ne  peut  affirmer  (juil  est  absurde  de  penser  qu'une  espèce 
ne  puisse  subir  des  modifications  capables  d*  en  faire  une  nouvelle  espèce,  d'un 
autre  côté ,  admettre  en  principe  la  mutabilité  des  espèces  serait  déroger 
aux  règles  de  la  méthode  expérimentale,  puisque  tousjes  faits  pr^is  de 
la  science  actuelle  ne  sont  point  conformes  à  cette  opinion.  En  résumé, 
si  l'opinion  de  la  mutabilité  des  espèces  dans  des  circonstances  différentes  de 
celles  oà  nous  vivons  nest  point  absurde  à  nos  yeux,  l'admettre  en  fait  pour 
en  tirer  des  conséquences ,  c'est  s'éloigner  de  la  méthode  expérimen- 
tale ,  qui  ne  permettra  jamais  d'ériger  en  principe  la  simple  conjecture. 

5 


34  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

3**  De  ce  que  nous  admettons  la  possibilité  de  la  muiabilké  des^ 
espèces  dans  certaines  limitesi  par  l'effet  de  circonstaïices  dépendav^te» 
du  monde  extérieur,  nous  n'en  concluons  ni  la  non-existence  des  es- 
pèces, ni  ririutililé  des  <?tudes  qui  ont  pour  objet  de  les  définir;  câl' 
nous  acceptons  les  définftions  des  espèces  exactement  circonscrites, 
comme  les  naturalistes  qui  croient  à  leur  immutabilité  absolue  peu- 
vent les  donner,  lorsqu'ils  ont  été  à  portée  d'observer  avec  cenitûdie 
la  conservation  des  caractères  essentiels  à  cbacune  d'elles  diansune 
série  de  générations;  mais,  à  notre  sens,  ces  définitions  ne  9ôïH  vmiês, 
ne  sont  exactes,  que  pour  les  circonstances  oà  ces  espèces-là  vwent  habita^d^ 
lement. 

Après  l'exposé  des  conclusions  précédentes,  nous  dirons  comment 
nous  concevons  qu'il  puisse  y  avoir  erreur  ou  inexactitude  dans  la 
définition  d'espèces  qui  font  partie  aujourd'hui  des  species  des  botanistes 
ot  des  zoologistes,  en  prenant  pour  date  de  leur  origine  l'époque  où 
elles  ont  reçu  la  forme  que  nous  leur  voyons  mainten?ant',  soit  que 
réellement  elles  ne  remontent  pas  au  delà ,  comme  l'adtoetlent  ceux 
qui  croient  à  leur  immutabilité ,  soit  qu'elles  remontent  à'  un  temps 
plus  reculé,  comme  l'admettent  les  partisans  de  leur  mutabilité.  Nous 
leconnaissons,  d'après  cela,  qu'une  espèce  est  bien  définie  en  principe, 
lorsque  les  individus  qui  la  représentent  actuellement  ressemblent  «^ 
ce  qu'étnicnt  leurs  ascendants  les  plus  anciens. 

EKIIEORS. 

Les  erreurs  de  définition  des  espèces  de  nos  species  peuvent  avoir 
été  occasionnées,  soit  par  la  légèreté  ou  un  défaut  de  science  dé  fau- 
teur, soit  par  les  circonstances  mêmes  où  il  s'est  trouvé  qui  ne  lui  ont 
pas  permis,  lorsqu'il  observait,  d'avoir  l'ensemble  des  renseignement» 
nécessaires  à  la  cii'conscription  exacte  de  l'espèce  qu'il  décrivait.  Évi- 
demment, toutes  les  erreurs  dont  nous  parlons  auraient  pu  être  évi- 
tées, et  on  aperçoit  une  époque  prochaine  où  elles  seront  eflfecëes  de 
nos  livres;  car,  grâce  au  grand  nombre  des  naturalistes,  grâce  atti* 
jiombreux  voyages  entrepris  dans  l'intention  de  faire  avancer  les  sciences 
naturelles,  les.  erreui-s  commises  par  légèreté  ou  pay  ignorance  sont 
bientôt  reconnues,  et  des  espèces,  établies  d'après  un  tfop  petit  nombre 
d'individus  pour  les  représenter  exactement  ou  complètement,  comme 
ccl^  a  lieu  pour  des  espèces  exotiques  surtout,  seront  tôt  on  tard  con- 
venablement défim'es. 


JANVIER  1846.  35 


INEXICTITUDES. 


Nous  mettons  une  grande  différence  entre  les  espèces  mal  définies, 
à  cause  de  ce  que  nous  appelons  des  erreurs  y  et  les  espèces  qui  peuvent 
être  inexactement  définies ^  relativement  à  la  vérité  absolue  qu'il  ne  nous 
est  pas  donné  de  connaître ,  du  moins  dans  Tétat  actuel  de  nos  con- 
naissances, et  conformément  à  la  distinction  que  nous  avons  établie 
des  deux  choses  comprises  dans  la  notion  de  l'espèce.  Effectivement,  les 
inexactitudes  dont  il  nous  reste  à  parler  conrune  possibles  sont  bien  dis- 
tinctes des  erreurs;  car  les  inexactitudes  fussent-elles  réelles,  faute  de 
pouvoir  en  donner  la  preuve  aujourd'hui,  on  ne  serait  pas  fondé  en 
droit  de  raisonner  comme  si  elles  étaient  incontestables. 

L'inexactitude  de  définition  d'une  espèce  que  les  naturalistes  n'ont 
pas  de  motifs  de  considérer  comme  mal  établie  peut  concerner  deux 
choses  contraires  :  la  définition  donne  à  l'espèce  trop  de  généralité  y  ou  bien 
elle  la  restreint  dans  une  circonscription  trop  étroite. 

PREMIER  CAS.  -^  Inexactitude  par  excès  de  gc'néralité  de  l'espèce. 

La  définition  d'une  espèce  serait  inexacte  par  trop  de  généralité,  si  on 
y  comprenait  comme  races  de  véritables  espèces,  ou,  en  d'autres  termes, 
si  les  individus  de  ces  soi-disant  races  n'étaient  pas  tous  indistinctement 
issus  du  même  père  et  d'une  même  mère;  par  exemple,  les  naturalistes 
qui  font  de  l'homme  un  genre  composé  de  pluçiemrs  espèces  taxent  de 
cette  sorte  d'inexactitude  la  définition  par  laquelle  d'autres  naturalistes 
font  de  l'homme  une  espèce  comprenant  des  races  qui,  suivant  eux,  pro- 
viennent d'un  père  et  d'une  mère  uniques. 

DEUxiàuR  CA5.  «^  Inexactitude  par  défaut  de  généralité  de  Tespèce. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  deux  opinions  précédentes  relativement  à  l'exis- 
tence du  genre  humain  ou  de  l'espèce  humaine,  l'inexactitud'e  par  défaut 
de  généralité  à  l'égard  des  espèces  végétales  et  des  espfceâ.aniiQales, 
l'homme  excepté ,  nous  paraît  devoir  être  plus  fréc^éifle  que  Tinexac- 
tifude  par  excès  de  généralité.  A  notre  sens  le  noii)|i>pe.des*  e/pèces 
dont  nous  parlons ,  qui  sont  aujourd'hui  décrites  dans  les  species  des 
botanistes  et  des  zoologistes,  sera  réduit,  plutôt  qu'il  ne  s'accroîtra, 
parce  qu'on  viendrait  à  prouver  que  les  races  qu'on  rapporte  actuelle- 
ment à  une  espèce  unique  constituent  en  réalité  autant  d'espèces  dis" 

5. 


36  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tincles.  Il  nousr  semble  donc  possible  que  des  espèces  qui  8ont  consi- 
dérées  maintenant  comme  parfaitement  établies  aient  une  origine 
commune,  de  sorte  que,  si  Ton  pouvait  remonter  à  leurs  ascendants  les 
plus  anciens,  on  leur  trouverait  le  même  père  et  la  même  mère. 

Mais,  si  un  tel  résultat  venait  quelque  jour  à  être  démontré,  faudrait- 
il  en  conclure  qu  il  n  y  a  pas  d'espèces ,  et  qu'il  est  inutile  Jétudier  les 
êtres  organisés  pour  les  ramener  à  des  types  parfaitement  définis?  Non 
certainement,  et,  pour  dire  toute  notre  pensée,  nous  pousserons  la  chose 
à  la  dernière  extrémité ,  en  supposant  que  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui 
des  espèces  ne  sont  que  des  sous-races,  parce  que  la  véritable  espèce 
réside  dans  la  famille.  Eh  bien ,  quelle  serait  la  conséquence  de  cette 
supposition?  C'est  que  les  caractères  de  l'espèce  seraient  beaucoup  plus 
généraux  qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui.  C'est  que,  probablement  on  sau- 
rait alors  que  des  individus  de  cette  espèce  vivant  dans  telles  circons- 
tances auraient  éprouvé  les  modifications  qui  en  auraient  fait  autant  de 
races  diverses  qu'il  y  a  de  genres  dans  la  famille  actuelle ,  et  enfin  que 
nos  espèces,  en  se  reproduisant  constamment  les  mêmes,  feraient  au- 
tant de  sous-races.  D'après  cette  manière  de  voir,  nous  concluons  donc 
que ,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  les  progrès  des  sciences  de  l'organisation  exi- 
gent impérieusement  tous  les  travaux  qu'on  a  entrepris  et  que  Ton  con- 
tinue dans  la  vue  de  définir  les  espèces  de  plantes  et  d'animaux,  et 
que  les  maîtres ,  loin  de  frapper  de  découragement  ceux  que  de  pareilles 
recherches  occupent,  ne  peuvent  trop  exciter  leur  zèle  à  les  continuer, 
tout  en  insistant  pour  qu*ils  recueillent  les  faits  concernant  les  modifica- 
tions, les  variations  des  caractères  dans  les  individus  objets  de  leurs  études, 
afin  de  préparer  à  l'anatomiste,  au  physiologiste  et  au  philosophe,  de 
précieux  matériaux  propres  à  éclairer  la  recherche  des  causes  qui  mo- 
difient les  êtres  organisés.  Ces  matériaux  seront  toujours  les  bases  de 
la  science,  lors  même  que  des  travaux  ultérieurs  prouveraient  que  les 
espèces  seraient  représentées  par  nos  familles  actuelles,  les  races  par  les 
genres  de  ces  famÛles,  et  les  sous-races  par  les  espèces  de  ces  genres. 
Evidemment  la  notion  de  l'espèce  n'en  existerait  pas  moins,  n'en  serait 
pas  moin«  aiissi  nettement  définie  qu'elle  l'est  maintenant;  seulement  le 
nombre  des  espèces  se  trouverait  très-restreint,  et  les  variations  aux- 
quelles l'essence  3e.  chacune  d'elles  serait  sujette  s'étendraient  bien  au 
delà  des  limites  daps  lesquelles  nous  les  resserrons  aujourd'hui. 

E.  CHEVREUL. 


JANVIER  1846.  37 

Antike  Marmorwerke  zum  ersten  Maie  bekannt  gemaeht  von  Em. 
Braim,  I**  und  II**  Décade,  Leipzig,  i843,  in-fol. 

DEUXIEME    ARTICLE  ^ 

La  seconde  planche  du  recueil  de  M.  £m.  Braun  nous  présente  une 
statue  de  Diane,  qui  se  trouve,  de  même  que  la  précédente,  au  palais 
Stoppani,  à  Rome,  et  qui  parait  lui  avoir  servi  de  pendant,  dans  l'anti- 
quité même,  attendu  qu'elle  est  de  la  même  proportion,  du  même 
marbre,  du  même  travail,  quelle  ofire  une  composition  correspon- 
dante pour  l'attitude,  et,  à  ce  qu'il  semble  aussi,  pour  l'intention,  et  que 
toutes  ces  circonstances  réunies  autorisent  à  croire  que  les  deux  statues, 
trouvées  probablement  ensemble ,  étaient  liées  anciennement  l'une  à 
l'autre  dans  la  pensée  de  l'artiste  qui  les  exécuta.  Cette  opinion  du  sa- 
vant interprète  nous  semble  effectivement  très-vraisemblable,  et  elle 
constitue  ,  pour  les  deux  statues  qui  nous  occupent,  un  cas  qui  dut  être 
très-fréquent  dans  l'antiquité ,  mais  dont  nous  avons  recueilli  bien  peu 
d'exemples,  dans  l'incertitude  qui  règne  aujourd'hui  sur  la  provenance 
de  beaucoup  d'antiques,  même  de  ceux  du  premier  ordre,  et  qui  ne 
permet  de  regarder,  par  exemple,  notre  belle  Diane  de  Versailles 
comme  ayant  servi  de  pendant  à  l'Apollon  da  Belvédère,  avec  lequel  elle 
offre  tant  de  rapports  de  proportion ,  de  style  et  de  travail ,  que  par 
une  conjecture ,  qui  manque  encore  et  qui  manquera  probablement 
toujours  de  la  certitude  désirable. 

La  Diane  du  palais  Stoppani ,  dont  nous  devons  la  connaissance  à 
M.  Ém.  Bmun,  est  une  statue  qui  se  recommande,  moins  encore  par 
son  exécution  que  par  sa  conservation  et  par  l'ensemble  de  sa  compo- 
sition, qui  doit  reproduire  quelqu'un  des  beaux  types  sous  lesquels  l'art 
grec  perfectionné  représenta  la  fille  de  Latone.  A^^l'exception  des  deux 
bras,  qui  manquent  à  cette  figure,  le  droit,  à  partir  de  l'épaule,  et  le 
gauche,  un  peu  au-dessous  du  coude,  elle  a  conservé  toutes  ses  parties; 
sa  tête  même,  qui  ne  paraît  pas  avoir  été  détachée,  estlntaqte,  jus- 
que-là que  l'ornement  nommé  par  les  Grecs  Stéphane^,  qui  décore  le 
haut  du  front,  et  qui  est  propre  aux  figures  de  Dèaffi?^  est  doipé  comme 
antique  par  M.  Ém.  Braun.  Le  vêtement  est  la  tunique  courte,  relevée. 

'  VoiiH  pour  le  premier  article,  le  n*  de  décembre  i845,  p.  7/iâ.  -«—  *  Sur  ce 
genre  d'ornement  et  ses  diverses  formes,  consiill.  M.  Éd.  Gerhard,  i4n/.  Bifdwerke, 
Cent.  IV**,  Taf.  cccin,  n.  20-34,  p.  892. 


3«  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

au-dessus  des  genoux,  qui  caractérise  Diane  comme  chasseresse,  avec  le 
cpthurae  pow  fliaussurç  ^t  ay<ep  «nje  f i^aa  de  bêle  fawoe  pl^céfî  ^n  travers 
sur  la  poitrine,  de  Tépaul^  droite  au-dessQus  du  >sein  gauche,  que 
M.  Em.  Braun  regarde  comme  une  néhride,  élément  de  costume  qui 
convient  effectivement  à  Diane,  et  qui  offre,  iivec  l'égide  portée  de 
la  même  manière  sur  la  statue  de  Minerve,  un  trait  d'analogie  que  notre 
auteur  n* a  pas  manqué  de  relever.  Jusqu  ici  tout  se  trouve  parfaite- 
ment d'accord  pour  nous  faire  reconnaîtra  dan«  cette  statue  Diane, 
sous  |a  ferme  de  chasseresse;  et  le  chien  de  chasse  qui  fie  voit  à  ses  pieds 
ne  laisse  aucun  doute  à  cet  égard.  Mais  la  difficulté  oooimenoe ,  dès 
qu'il  s'agit  d'appliquer  à  cett«  figure  une  qualification  particulière;  et 
celle  que  M.  Ém.  Braun  a  adoptée  méKte  d'autant  plus  d'être  exami- 
néç ,  que  nous  y  trouverons  une  nouvelle  application  de  ce  système 
qui  t«ad  à  substituer ,  dan6  l'interprétation  des  monuments  de  l'antiquité 
figurée ,  des  considérations  de  goût  et  de  sentiment,  <ie8  impressions 
propres,  à  dejs  preuves  directes,  tirées,  soit  de  l'étude  des  textes,  soit  de 
l'observation  des  monuments,  système  qui  nous  parait  avoir  de  ^aves 
inconvénients. 

pans  l'absence  de  tout  attribut  qui  ait  pu  servir  à  caractériser  pius 
particulièrement  Diane,  M.  Ém.  Braun  n'a  pas  hésité  k  la  reconnaître 
pour  une  Sôteira,  de  même  cpi'îl  avait  reconnu,  dans  la  Minerve  qui 
l'accompagnait,  une  Agoraia,  d'après  des  raisons  du  même  ordre.  Ces 
raisons  sont  que  l'attitude  entière  offre  pius  de  calme  que  de  mouve- 
ment ,  que  la  déesse  y  parait  moins  animée  par  une  passion  véhémente 
que  par  un  s^timent  tranquille ,  sans  compter  qu'il  est  permis  de  sup- 
poser que  le  bras  droit  qui  manque  était  levé  pour  fermer  le  carquois; 
d'où  il  résulte,  aux  yeux  de  M.  Ém.  Braun,  que  la  déesse  devait  tenir 
de  )a  main  gauche  unjavebt,  et  non  un  arc;  ce  qui,  avec  le  carqaois 
fermé,  constitue  pour  lui  le  type  d'une  Diane  Sôteira.  J'ai  exposé  fidèle- 
ment les  idées  de  notice  auteur.  Voici  maintenant  les  réserves  que  je 
me  crois  obligé  de  faire,  pour  empêcher  qu'on  n'accorde  à  des  alléga- 
tions dénuées  de  preuves  plus  de  valeur  qu'elles  n'en  ont,  et  surtout 
qu'on  ne  prepne  des  impressions  pour  des  faits. 

J^  n'opposerai  point  à  M.  Em.  Bral^l  qu'on  peut  être  d'un  autre 
avis  que  le  sjen  sur  1^  sens  qu'il  donne  à  l'attitude  do  la  déesse  et 
sur  l'expr^i^n  qu'il'  }ui  trouve.  Je  ne  dirai  pa3  que  rien  ne  s'oppose  à 
ce  que,  en  considérant  le  mouvement  du  pied  gauche  à  demi-levé,  et 
Tensçinble  de  toute  ia  figure,  d'accord  avec  le  çaraptère  de  la  tête,  on 
ne  complète  la  statue  dune  manière  toute  différent^  de  la  ^ieoQ^,  en 
supposant  que  le  bras  droit  était  levé  poar  tirer  une  flèche  da  cattfuois. 


JANVIER  184&.  39 

et  que  le  bras  gaui^hé  portait  un  atc.  Ce  serait  combattire'ded  impres* 
sîonsipar  des  impressions,  et  ce  n*est  pas  ainsi  que  doit proeéder  une 
méthodlB  Vraiment  critique  d*interprétation.  Mais  je  demanderai  sur 
quoi  se  fonde  cette  détermination  d'une  Diane  Sôteira,  dans  Une  aùitude 
trofUjaUle,  avec  le  carqtwisfernvé^  et  avec  le  javelot  pour  attribut  ?  Dans 
qjoel  texie  antique  a-t-on  trouvé  cette  notion  ?  dans  qUel  monument 
i'a^^on  vue  réalisée?  et  comment  introduitk)n  dans  la  science  de  l'anti- 
quité, sous  cette  forme  indirecte  d*axiomes,  des  opinions  qui  nerepo^ 
sent  que  sur  le  sentiment  individuel ,  et  qui  ont  de  plus  Tinooilvénient 
de  créer  une  théorie  pour  une  figure ,.  et  d'embrasser  ainsi  toute  une 
classe  de  statues^,  à  propos  d'une  seule? 

Déjà  un  savant  antiquaire  allemand,  M.  Forchhammer',  a  fait  jus- 
tice de  ce  qu  il  y  avait  de  hasardé  et  d'arbiti^aire  dans  ces  suppositions. 
Il  a  montré  que  les  éléments  de  la  représentation  d'une  Diane  Sôteira , 
allégués  par  M.  £m,  Braun,  c'est  à> savoir,  Vattitade  tranqaiUe,  l'absence 
Sémoiàmt  et  le  carquois  jifrmé\  ne  tfe  ta*ouVaient  indiqués  da«s  ailcuiè 
texte  classique;  il  a  pu  ajouter  qwc  le  type  d'une  Diane  Sôteira  n'était 
décrit  par  aucun  auteur  ancien,  et  que  surtout  il  n'y  avait  aucuffe  raison 
de  croire  que  Vattiiade  tranquille  fût  une  des  conditions  essentielles  d'u/û 
pareil  type'.  Je  suis  tout  à  fait,  sur  ces  divevs  points,  de  l'avis  de  M.  Porch* 
hammer;  comme  lui-,  jesoutiens  que,  dans  Icpetit  nombre  de  statues^de 
Diane  mentionnées  aveit  la  qualification  de  Sôteira  par  Pausanias,  non« 
seulement  rien^û'indique  que  ces  statues  fbssent  dan^  ane  pose  tranquilie, 
qu'elles  eussent  le  carqnm  fermi ,  et  qu'elles  portassent  pour  sKtribut  le 
javelot  au  lieu  de  Varc,  mais  encore  que  tout  fait  supposer  le  contraire  ; 
j'affirme,  de  plus^  que,  sur  des  centaines  de  médaillée  appartenant  à  une 
foule  de  villes  de  la  Grèce  tant  européenne  qu'asiatique^  le  type  le  plus 
fréquent  die  la  figure  de  Diane,  qui  ne  peut  avoir  été  si  souvent  réprodmt 
(pie  d^arprès  un  modèle  consacré  au  plus  haut  degré  parla  religion  publique, 
est  celui  qui  la  représente,  dans  un  mouvement  plus  ou  moins  ppononcé, 
plojant  le  bras  droit  au-dessus  de  tépaale  poœ  tirer  unVfièche  de  som  carquois, 
et  portant  un  arc  de  la  main  gauche,  et  personne  ne  contestera  quiun 
parefU  type  ne  fût  bien  plus  propre  à  exprimer  l'idée  d'une  Diùiae  Sôieira\ 
que  celui  sous  lequel  nous  la  représente  M.  Ém.  Braun.  Déjà  M.  Forch- 
hammer  a  réfuté^  l'étrange  doctrine  «de  l'antiquaire  de  Rome  par  un 
exemple  ^i  me  parait  décisif  en  effet, pat  celui  des  médailles  àè  Syrc^ 
case,  qui  oflVent  »  en  deux  modules  et  en'  dexn  méttf  Uîi ,  for  et  Ib  brotiiw , 

*  Zënéknftfkr  die  Alèertkamswiti^nsùlutft ,  U**'  Jàhrg,  n.  i36,  p;  io6<^- 1 06^1 -^ 
•  Zeitêchrift,  eic,  p.  1068. 


40  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

une  tête  de  Diane,  accompagnée  de  Tépithète  ZQTEIPA  \  lesquelles  mé- 
dailles, rapprochées  d'autres  inonnaies  de  la  même  ville,  en  or  et 
en  argent,  ayant  pour  type  une  figure  en  pied  de  Diane,  dans  Vattitadeie 
décocher  art  trait^,  avec  un  chien  coarant  à  ses  côtés,  nous  autorisent 
suffisamment  à  regarder  cette  figure  de  Diane,  certainement  empruntée 
de  quelque  belle  statue ,  telle  que  celle  qui  fut  érigée  dans  le  temple  de 
Diane  à  Syracuse^,  à  la  regarder,  disons-nous,  comme  celle  de  la  déesse 
adorée  avec  le  titre  même  de  Sôteira;  d'où  il  suit  qu'à  Syracuse  au  moins 
le  type  de  cette  déesse  ainsi  qualifiée  n  était  rien  moins  qu'en  une  attitude 
tranquille,  puisqu'ici  elle  apparaît  dans  Vaction  même  de  décocher  un  trait. 
Mais  je  puis  compléter  ces  explications  données  par  l'antiquaire  de  Kiel, 
au  moyen  d'autres  exemples  cités  par  Pausanias ,  ou  fournis  par  la  nu- 
mismatique. 

Nous  savons  par  Pausanias  ^  qu'il  y  avait  à  Pellène,  en  Achaïe,  u 
bois  consacré  à  Diane,  sous  l'invocation  de  Sôteira  :  A>^ioro$  eept^oSo- 
(iriliévov  ret/ei  ^Gjrelpas  èntxknatv  KptéynSos^  or,  par  une  circonstance 
bien  heureuse  et  trop  rare,  il  se  trouve  que,  quelques  lignes  plus 
loin  ^,  Pausanias  nous  fait  connaître  aussi  quel  était  le  type  de  la  statue 
de  D'iane  érigée  dans  son  temple,  à  proximité  de  son  hois  sacré;  cette 
statue  la  représentait  en  attitude  de  décocher  un  trait  :  'tfaés  ic/liv 
kpriynSoç^  TOSETOtSHS  Se  >}  Qths  ^apéx^ai  ayfi\iA.  Voilà  doue  à 
PeUène  le  même  fait  que  nous  venons  de  constater  à  Syracuse,  c'est-à- 
dire  Diane  adorée  comme  Sôteira,  et  représentée  en  attitude  de  décocher 
un  irait;  d'où  il  suit  certainement,  avec  un  assez  haut  degré  de  probabi- 
lité, que  cette  attitude  était  un  des  éléments  constitutifs  de  la  représen- 
tation de  Diane  Sôteira.  Nous  pourrions  donc  nous  croire  suffisamment 
autorisé  à  considérer  d'autres  statues  de  Diane,  décrites  dans  la  même 
attitude,  et  citées  dans  la  même  région  du  Péloponnèse,  par  Pausanias, 
comme  représentant  cette  déesse  sous  la  même  invocation  de  Sôteira. 
C'est  ainsi  que  nous  la  trouvons  à  jEgium ,  d' Achaïe  *,  avec  cette  cirr 
constance  très-rema^uable ,  que  son  temple  était  situé  sur  l'agora,  où 
se  trouvait  un  téménos  de  Jupiter  Sôter  :  Eali  Se  xaï  àihg  Mxhfatv 
^cknripos  iv  rfi  dyopji  réfjLSvos;  ce  qui  tend  à  ftdre  regarder  aussi  laDione 

*  Torremuzza,  Vet  Sicil  numm.  tabrLxviii,  3.  4,  et  tab.  ci,  i4.  i5-  —  *  Idem, 
ibid.  tab.^fJLWil,  i8,  lxxi,  i,  a.  Mionnet,  Description,  etc.,  ph  lxvii,  6.  —  '  Ser- 
radifalco,  Antichità  di  Siracma,  tav.  ix,  p.  i3i-ia3.  Diodor.  Sic.  V,iii;  Ciceron.  ad 
Verr,  iv,  53;  Schol.  Pindar.  in  Pyth,  u,  la  :  ftpvrai  yàp  ÂTAAMA  kpréfiAoç  èvl 
T^  kpedoiHrtf,  —  *Pausan.  Vil,  xxvii.i. —  "  M.  Forchhammer,  qui  cite  le  bois  sacré 
de  Diane  Séteira  à  Pellène,  s* était  trop  hAté  d  ajouter  :  Keine  weitere  Angé^»  àber 
Ursprung  und (Tx/ffioL.  —  *  Pausan.  VII,  xxiii,  7. 


JANVIER  1846,  41 

qui  en  était  voisine  comme  une  Sôleira;  or,  ici  encore,  Pausanias  nom 
la  représente  en  attitude  de  décocher  an  trait  :  É<77i  Se  iv  rfi  iyopçi  Uphv 
KfréfuSos  •  TOSBTOTSH*  Se  eÎKacrlat.  Je  suis  convaincu  que  la  statue 
de  Diane,  érigée  près  de  celle  de  Jupiter  Sôter,  à  Mégalopolis  d*Arcadîe  et 
qualifiée  pareillement  de  Sôteira^,  représentait  cette  déesse  dans  la  même 
attitude,  bien  que  Pausanias  ne  nous  le  dise  pas.  C'est  aussi  mon  opi-» 
nion,  que  les  deux  statues  de  Diane,  vues  dans  le  temple  de  cette 
déesse,  à  Aalis,  et  décrites  par  Pausanias,  Tune  comme porto^^  ane  torche 
de  chaque  main,  SçiSa$  (pépov  (ayaXfwt) ,  Tautrç  comme  décochant  un  trait, 
io^x9  TOSETOtSHi^,  la  représentaient  en  qualité  de  Sôteira;  et, 
comme  j'ai  déjà  produit  des  monuments  à  Tappui  de  la  seconde  de  ces 
attitudes,  je  puis  de  même  en  alléguer  à  Tappui  de  la  première, 

Nous  savons  par  Pausanias  qu'il  y  avait  à  Page^  de  la  Mégaride  une 
statue  en  bron^se  de  Diane  Séteira ,  absolument  de  la  même  forme  et  de 
la  même  grandeur  que  celle  de  la  même  déesse,  portant  le  même  sur- 
nom, qui  se  trouvait  à  Mégare^,  Le  voyageur  ancien  nous  apprend  de 
plus  quelle  avait  été  la  circonstance  qui  avait  donné  lieu  à  l'institution 
de  OB  culte  et  à  l'érection  de  ce  double  simulacre.  Un  parti  de  Perses, 
détaché  de  l'armée  de  Mardonius,  s'était  égaré  sur  le  territoire  de  Mé^ 
gare,  au  milieu  dune  obscurité  soudaine  que  la  déesse  avait  répandue 
sur  eux.  Troublés  par  cette  nuit  profonde  qui  les  enveloppait  sur  ce 
sol  étranger,  ces  soldats  se  crurent  assaillis  par  une  troupe  ennemie, 
et,  prenant  une  roche  qui  se  trouvait  devant  eux  pour  cette  troupe 
ennemie,  ils  se  mirent  à  lancer  tout  ce  qu'ils  avaient  de  flèches  dans 
leur  carquois;  de  sorte  que  les  Mégariens,  venant  à  tomber  sur  eux  dès 
que  le  jour  eut  reparu ,  n'eurent  pas  de  peine  à  exterminer  des  adver* 
saires  auxquels  il  ne  restait  plus  d'armes  pour  se  défendre;  e^  ce$t  à 
raison  de  cela ,  ajoute  Pausanias ,  quils  érigèrent  une  statue  de  Diane  Sôteira  ; 
KaJ  iw)  7^9  SwTç/p«s  &ya><(M  éno$r(^oLv1o  ApréiA^So^.  L'auteur  ancien 
n'ajoute  pas  en  quelle  attitude,  avec  quel  attribut,  était  représentée 
cette  Diane  Sôteira,  et  M,  Forchbammer  a  regretté  qu'aucun  autre 
témoignage  n*ait  suppléé  au  silence  de  Pausanias  ^.  Mais  le  savant  cri- 
tique était  dans  l'erreur  à  cet  égard,  11  nous  reste  des  médailles  de  Pagœ^ 

*  Pausan.  VIII,  xxx,  6.— •  Idem.  ÏX,  xa.  5.— '*  Pausan,  I,  il,  a;  cf.  I,  xiiv,  7; 
tp  iè  7%U  HrjyvXs  ^é%t  (nreXt ^ero  A&ov  Àpr^fifSof  lùontioas  tïïinkrjctv  ;(«Xh(Kw 
d7«Xa«,  fA9yéO$t  tû  'WOLpà  Heyçtpivatv  hov,  holI  axw^  où^^v  on^pufs  (xpv.-^^  Zeit" 
tchrijï,  etc.,  n.  i34,  p,  )o68  :  WelcheB  die  Gestalt  der  beiden  Bilds&ulen  war,  er* 
fahren  wir  leider  nicht.*^  ^  Ce^  médailles  avaient  été  publiées,  avec  plus  ou  moins 
d*çxactitude,PAr  Pelierin.A/^A  depeupl  %,  lU,  pl.cxxxvi,  3,p,  a53;  Froelicb,  Tentth 
men  IV,  p.  a53  ;  Se«tini, i)wcn>, di  molt,  medagl etc., 1. 1,  tav. xi,  3, p.  79,  eiD^criz^  dèl 
miM.  Fontm.  t.  1,  p.  A7.  4;  voy.  »ui»si  Eckbel,  i).  iV,  t,  II,  p.  ;i35, 

6 


42  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

qiii  ont  pour  type  une  figure  de  Diane,  vêtue  dans  ie  costume  de  chas- 
seresse, et  représentée  en  course,  avec  an  Jlambeau  de  chaque  main,  figure 
quuH  habile  antiquaire,  M.  Streber\  a  expliquée  par  la  Diane  Sôteira 
adorée  à  Pagœ  et  à  Mégare,  en  montrant  avec  quelle  justesse  ïattitaâe 
de  la  déesse  et  le  Jlambeau  qu'elle  porle  répondaient  au  motif  de  l'érec- 
tion de  ce  double  simulacre  indiqué  par  Pausanias.  Le  même  type 
s* étant  rencontré  sur  des  médailles  de  Mégare,  connues  depuis  le  der- 
nier siècle  ^,  et  devenues  assez  communes  dans  le  nôtre ^  il  en  résulte, 
d'une  manière  indubitalile ,  que  ce  type  d'une  Diane  en  course  ^  avec  an 
Jlambeau  de  chaque  main  :  &yak(jta  SçiSaç  (pépov ,  répété  absolument  de 
même  sur  les  médailles  de  Pagœ  et  de  Mégare,  ne  peut  représenter 
que  la  statue  de  Diane  Sôteira,  qui  existait  en  tout  pareille  dans  ces 
deux  villes,  au  témoignage  exprès  de  Pausanias;  et  voilà  certainement 
un  point  d'antiquité  qu'on  peut  regarder  comme  fixé  avec  toute  la  cer- 
titude possible.  Il  suit  de  là  aussi ,  comme  conséquence  à  peu  près  irré- 
cusable, que  ce  type  d'une  Diane  Sôteira,  que  nous  venons  de  voir 
réalisé  sous  deux  formes  différentes,  niais  toujours  dans  une  attitude 
animée,  avec  un  mouvement  énergique,  conformément  ii  l'idée  même 
que  ce  surnom  exprimait,  ne  peut  être  reconnu  dans  la  statue  du  palais 
Stoppani,  à  laquelle  M.  Ém.  Braun  a  cru  devoir  appliquer  cette  quali- 
fication, en  se  fondant  sur  son  attitude  tranquille;  car  cette  manière  de 
voir  n'était  justifiée  par  aucun  texte ,  et  nous  venons  de  montrer  qu'elle 
avait  contre  elle  le  témoignage  des  monuments. 

Du  reste,  je  suis  tout  à  fait  de  l'avis  de  M.  Forchhammer*,  que  le 
surnom  de  Sôter  et  celui  de  Sôteira,  donnés  à  Jupiter  et  à  Diane,  et 
aussi  à  d'autres  dieux ,  à  raison  de  circonstances  dîvei-ses ,  qui  avaient 
dû  nécessairement  influer  sur  la  composition  de  leurs  simulacres,  que 
ces  surnoms,  dis-je,  ne  comportent  pas  l'idée  d'un  type  uniforme  pour 
chacune  de  ces  divinités  ;  et  c'est  en  ce  point  surtout  que  consiste  le 
vice  de  la  doctrine  de  M.  Ém.  Braun ,  en  ce  qu'elle  tend  à  faire  con- 
sidérer une  seule  statue,  qualifiée  Sôteira,  comme  représentant  toute 
une  classe  de  figures  qualifiées  de  même  ;  comme  si  un  même  surnom 
avait  entraîné  un  même  type.  Il  est  de  fait,  pourtant,  que  la  statue 
d'un  dieu  réputé  Sôter  et  d'une  déesse  réputée  Sôteira  pouvait  être 
conçue  en  des  attitudes  diverses,  .avec  des  attributs  différents,  sui- 
vant les  motife   religieux  et  les   circonstances  locales  qui  avaient  dé- 

'  Slrcber,  Namismat,  nonnuU.  grœc.  lab.  ii,  n.  a,  p.  1 47-1 55.  — *  Nenmann, 
Num,  vet,  t.  I,  tab.  vu,  4,  p.  2a4;  Cabin,  de  M.  Allier,  pi.  vi,  n,  10.  —  *  Il  s'en 
trouve  trois  dans  notre  Cabinet  des  médailles;  voy.  Mionnet,  Description,  ete„  t.  II, 
p.  i4i.  n.  3i8,  Sig.  —  ^  Zeitsckrifi,  etc:,  n.  i34,  p.  1069. 


JANVIER  1846.  43 

terminé  Térection  du  simulacre.  Nous  venons  d'en  avoir  la  preuve  pour 
la  Diane  Sôteira  de  Syracuse  et  de  Pellène ,  représentée  tirant  de  Tare ,  et 
pour  celle  de  Pagœ  et  de  Mégare,  portant  des  Jlainbeaax.  M.  Forchham- 
mer  a  rapproché^  de  même  le  Jupiter  Soter ,  de  Mégalopolisy  qui  était 
assis  sur  un  trône*,  de  celui  de  Cyziqae,  que  les  médailles  représentent 
debout^;  et  il  serait  facile  de  multiplier  ces  rapprochements*,  à  laide  de  la 
numismatique.  Mais  je  n  admettrais  pas  au  nombre  des  exemples  que 
Tantiquaire  de  Kiel  allègue  à  Tappui  de  sa  manière  de  voir,  d'ailleurs 
très-fondée,  celui  de  la  statue  même  publiée  par  M.  Ëm.  Braun,  dans 
laquelle  M.  Forchhammer  croit  reconnaître,  à  raison  de  la  peau  de  loup 
qu'elle  porte  en  guise  de  nébride ,  la  Diane  Lykeia ,  adorée  à  Trézène , 
d'après  un  motif  indiqué  par  Pausanias  ^,  tout  en  convenant  que  cette 
statue  de  Diane,  telle  que  nous  la  voyons  représentée  sur  des  médailles 
de  Trézène^,  tirant  une  flèche  de  son  carquois,  et  portant  de  la  main 
gauche  une  tête  de  loup,  nous  offre  un  type  tout  différent  de  celui  de  la 
statue  Stoppani.  A  mon  avis ,  la  véritable  Diane  Lykeia  est  bien  celle 
que  représentent  les  médailles  de  Trézène'^ ,  attendu  que  le  motif  qui 
avait  donné  lieu  à  l'érection  de  cette  statue ,  la  destruction  des  loups  qui 
ravageaient  la  contrée,  n'avait  pu  être  exprimé  d'une  manière  plus  claire 
et  plus  conforme  à  toutes  les  habitudes  de  l'art  grec ,  que  par  la  figure 
qui  a  fourni  le  type  de  ces  médailles,  tandis  qu'une  peau  de  loup,  portée 
en  guise  de  nébride,  même  en  admettant  que  ce  soit  réellement  une 
peaa  de  loup ,  ne  serait  pas  un  élément  suffisamment  caractéristique 
pour  une  représentation  de  ce  genre. 

Le  troisième  monument,  dont  nous  devions  la  publication  è  M.  Ém. 
Braun,  pi.  m  a  et  pi.  m  b,  est  ime  double  tête  d'un  dieu  barbu,  qui  se 
trouve  au  palais  Spada  alla  Regola,  à  Rome ,  où  elle  avait  échappé,  jus- 
qu'ici, à  l'attention  des  antiquaires.  C'est  un  monument  rare  et  curieux 

*  Le  même,  au  même  endroit.  —  '  Pausan.  VIII,  xxx,  lo.  —  '  Mionnet,  Sup- 
plément, t.  V,  p.  3 16,  n.  ai  5.  —  *  Je  n'y  comprendrais  pourtant  pas  Y  Hercule  de 
Thasos,  cité  aussi  par  M.  Forchhammer.  Le  dieu  agenoniUé  en  attitude  d'archer,  stir 
les  médailles  d'ancien  et  beau  style,  représente  un  type  asiatique,  ainsi  que  je  Tai 
montré  dans  mon  Mémoire  sur  Vllercale  assyrien  et  phénicien;  tandis  que  le  dieu 
debout,  appuyé  d'une  main  sur  sa  massue,  avec  sa  peau  de  lion  sur  Tautre  bras, 
et  désigné  comme  Sâter  par  finscriplion,  HPAKAEÔYZ  2IÛTHP0Z,  type  des  mé- 
dailles d*une  époque  voisine  de  la  décadence,  reproduit  un  motif  purement  hdlé- 
nique.  —  '  Pausan.  II,  xxxi,  6  :  Ainiovs. . .  ri^  Ipotir^iav  XvpMi90iAépoue  i&X»A^ 
Cette  Diane  Lykeia  était  donc  considérée  comme  Avxoxr^i^off  ;  et  rien  ne  s'accordait 
mieux  avec  une  pareille  idée  que  le  type  des  médailles  de  Trézène.  —  *  Sestini, 
Descript.  nom.  vet.  p.  2i5,  n.  3;  Mionnet,  Supplément,  t.  IV,  p.  268,  n.  aoi. — 
'C'est  ce  qu'avait  déjà  reconnu,  avec  la  sagacité  ingénieuse  qui  le  distingue, 
M.  l'abbé  Cayedoni ,  dans  son  Spicilegie  nnmismatieo,  p.  107. 

6. 


44  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dans  son  genre,  qu'on  doit  lui  savoir  beaucoup  de  gré  de  nous  avoir 
fait  connaître,  même  quand  Texpiication  qu  il  en  donne  ne  serait  pas 
admise;  et  nous  pensons  que  cest  pour  nous  un  devoir,  afin  de  répon- 
dre à  ses  intentions,  de  combattre  cette  explication ,  qui  tient  au  même 
système  d'impressions  personnelles ,  tout  à  fait  contraire,  suivant  nous, 
à  Tesprit  de  la  véritable  exégèse  archéologique. 

Le  monument  dont  il  s  agit  consiste  en  une  réunion  de  deux  têtes 
adossées,  dans  le  genre  des  Hermès  doubles,  sans  quil  soit  certain,  toute^ 
fois,  que  cette  double  tête  ait  appartenu  à  un  Hermès;  la  fracture  du 
marbre,  qui  commence  au  haut  du  cou,  ne  permettant  pas  de  décider 
si  ce  marbre  faisait  partie  d'une  statue  ou  d'un  Hermès»  M.  Em.  Braun 
a  donc  cru  devoir  laisser  cette  question  indécise;  mais  j'avoue  que  la 
première  supposition  me  paraît  tout  à  fait  invraisemblable,  attendu 
que  nous  ne  connaissons  pas  encore  de  statue  à  double  tête,  même  pour 
Janus;  tandis  que  rien  n'est  plus  avéré ,  à  la  fois  par  les  témoignages  de 
l'antiquité  classique  et  par  les  monuments ,  que  l'existence  d'Hermès  à 
deux  têtes  y  soit  pareilles,  soit  dissemblables.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette 
première  question,  c'est  la  détermination  même  de  cette  double  tête 
qui  forme  ici  l'objet  principal.  M.  Em.  Braun  y  reconnaît  Jupiter,  re- 
présenté sous  une  double  forme,  avec  un  caractère  de  physionomie 
différent,  imprimé  sur  chaque  visage,  de  manière  à  montrer  le  même 
Dieu  suprême,  dans  l'un,  sous  un  aspect  plus  doux,  dans  l'autre,  sous 
un  aspect  plus  sévère.  Cest  encore  là,  comme  on  le  voit,  un  trait  de 
ce  système  adopté  par  M.  Em.  Braun,  qui  consiste  à  expliquer  les  mo- 
numents d'après  ses  propres  impressions.  Mais  ces  impressions  sont- 
elles  tellement  sûres,  tellement  appuyées  sur  des  signes  certains, qu'elles 
doivent  produire  le  même  effet  sur  les  autres,  et  tenir  lieu  de  témoi- 
gnages directs?  J'avoue  que  je  ne  puis  être  de  cet  avis,  et  qu'avec  la 
meilleure  volonté  du  monde  je  n'ai  pu  distinguer,  dans  la  gravure  du 
monument  publié  par  M.  Em.  Braun,  la  différence  de  caractère  et  de 
physionomie  qu'il  a  découverte;  et  il  faut  bien  que  cette  différence  soit 
réellement  bien  peu  sensible  sur  le  monument  même,  puisque  M.  Ed. 
Gerhard,  à  qui  il  fit  voir  cette  double  tête,  ne  put  y  trouver  ce  double 
caractère  :  Gerhard,  dem  ich  das  Original  sehen  Uess ,  konnte  dies  nichtfin' 
den.  Voilà  donc  uii  point  qui  peut  être  regardé  comme  constaté ,  c'est 
que  la  détermination  d'un  Jupiter,  à  double  visage,  avec  an  double  carac- 
tère, ne  repose  que  sur  un  sentiment  individuel  d'antiquaire,  lequel 
sentiment  n'est  justifié  ni  par  la  vue  de  l'estampe,  ni  par  l'inspection 
de  loriginal.  Prétendra-t-on ,  avec  M.  Em.  Braun,  que  les  anciens,  à 
Tart  desquels  appartient  ce  monument,  ne  peuvent  avoir  représenté  le  dieu 


JANVIER  1846.  45 

suprême  pour  rien ,  surtout  quand  ils  le  représentaient  avec  un  double  visage  : 
Ich  kann  nur  nicht  denken,  dass  die  Allen  den  hôchsten  Goit  fur  nichts  und 
wider  nichts  mit  Doppelantliiz  gebildet  haben  solUen.  A  cela  je  répondrai, 
sans  entrer  dans  la  question  générale  des  monuments  à  double  tête  , 
question  si  vaste,  si  compliquée,  si  difficile,  que  notre  auteur  na  pas 
même  indiquée,  et  que  je  me  réserve  de  traiter  dans  un  travail  parti- 
culier ' ,  je  répondrai  qu'il  existe  à  la  fois  des  textes  et  des  monuments 
qui  prouvent  que  les  anciens  faisaient  des  Hermès  doubles ,  avec  le  même 
visage  de  chaque  côté.  Voici,  sur  ce  point,  un  témoignage  de  Lucien  ^  qui 
ne  saurait  laisser  lieu  à  aucun  doute  :  Ai7cp6cr(ûiro§ ,  oht  rœv  Èpixâv  ëvioi, 
Sitloï  xa\  ÀMOOTÉPûeEN  ÔMOIOI;  et,  quant  aux  monuments  qui 
déposent  à  Tappui  de  ce  témoignage,  je  me  contenterai  de  citer  les 
deux  Hermès  doubles  de  Dacchus  indien ,  avec  deux  têtes  parfaitement  sem- 
blables l'une  à  Vautre,  Tun  du  musée  du  Capitole*,  Tautre ,  de  celui  du 
Vatican  *,  et  tous  les  deux  certainement  bien  connus  de  M.  Em.  Braun, 
qui  les  a  sous  les  yeux,  à  Rome.  Il  est  certain,  d'ailleurs,  que  le  Janas 
bifrons  ou  geminus,  type  de  tant  d'as  romains  qui  nous  sont  parvenus, 
offrait  la  même  particularité,  c est-à-dire  celle  d'un  double  visage  abso- 
lument pareil;  aussi  bien  que  la  double  tête  imberbe,  type  de  quelques 
as  italiques^,  et  la  double  tête,  aussi  imberbe  et  coiffée  d'un  pileus  pointu, 
type  des  as  élrusques  de  Volterra^,  Notre  Hermès  double  du  palais Spada 
peut  donc  fort  bien  avoir  été  dans  le  même  cas,  c'est-à-dire  avoir  repré- 
senté le  même  dieu,  avec  le  même  visage  de  chaque  côté,  sans  qu'il  faille 
y  chercher,  contre  l'évidence,  une  différence  de  physionomie  qui  n'a 
(rappé  jusqu'ici  que  M.  Ém.  Braun. 

Mais  ce  dieu,  qualifié  Jupiter  par  notre  auteur,  est-il  réellement  Ju- 
piter? C'est  encore  là  une  question  qui  mérite  d'être  examinée,  bien 
qu'elle  n'ait  point  paru  à  M.  Braun  susceptible  même  d'être  mise  en  dis- 
cussion. A  quels  signes,  si  ce  n'est  aux  traits  du  visage  et  à  l'arrangement 
des  cheveux,  pourrait-on  reconnaître  ici  le  dieu  suprême?  Mais  qui  ne 
sait  combien  de  pareils  signes  peuvent  être  équivoques  sur  un  monu- 


î 


Dans  un  Mémoire  ior  le  diea  Temps  des  Phéniciens,  des  Grecs  et  des  Etrusques, 
ui  fera  partie  de  mes  Mémoires  d'archéoloqie  comparée,  asiatique,  grecque  et  étrusque. 
In  attendant,  je  renvoie  aux  savantes  recherches  sur  Janus,  de  Butkman,  Mytholo- 
gus.  Th.  II,  S  XV,  70-ga,  et  de  Boettiger,  Ideen  zur  Kunstmyihologie ,  1. 1,  p.  247-277, 
et  à  la  disserlaUon  de  Heinrich,  Hermaphroditorum  origines ,  etc.  (Hamburgi,  i8o5, 
4*)*  p>  1-^.  —  *  Lucian.  in  Jov,  tragœd.  $43,  t.  VI, p.  376,  Bip.  Ce  passage,  déjà 
connu  de  Caylus,  Recueil  H,  i5i,  a  été  rapporté  par  Eckhel,  D,  N.  L  V,  p.  217,  et 
par  Boettiger,  Ideen,  etc.,  1. 1,  p.  a66.  —  Mus,  CapitoUn,  t.  I,  p.  19,  tav.  agg.  vi, 
n.  ni. —  ^Mus.P.Clem,,i'  VI,  tav.vni,  n.  1,  a,  p.  la.  —  ^  Morcbi  et  Tessieri,  AEs 
grave,  cl.  1,  tav.  vi  et  vu.  —  *  Ibidem,  cl.  ni,  lav.  i. 


46  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ment  de  sculpture  romaine  et  d'un  ordre  secondaire  tel  que  celui-ci? 
Quelles  preuves,  d'ailleurs,  a-t-on  pu  alléguer  d'un  Jupiter  à  double  ri- 
sage,  particularité  qui  n'est  connue,  dans  toute  l'antiquité  figurée,  que 
pour  Janus,  ainsi  que  le  déclare  expressément  Ovide,  en  deux  endroits 
de  ses  Fastes  ^  ? 

SoLOS  DE  suPEAis,  qui  tua  terga  vides. 
Ede  simul  causam,  cur  de  cœlestibus  dnus 
Sitque  quod  a  tergo,  sîtque  quod  ante,  vides. 

A  défaut  de  quelque  témoignage  concernant  un  Jupiter  bifrons , 
comme  Janus,  a-t-on  pu  diji  moins  produire  un  monument?  Il  existe 
bien  une  inscription  ^  portant  une  dédicace  :  GEMINO.IOVI.O.M.  Mais 
cette  inscription,  qui  d'ailleurs  n'a  pas  été  citée  par  M.  Ém.  Braun,  a 
été  déclarée  suspecte  par  M.  Orelli*;  il  ne  serait  donc  pas  prudent 
d'en  faire  usage.  Notre  auteur  s'est  cependant  flatté  de  trouver  mie 
figure  en  pied  de  Jupiter  avec  un  double  visage,  et  c'est  sur  une  médaille 
de  Géta,  de  la  collection  Farnèse,  publiée  par  Pedrusi,  qu'il  a  ren- 
contré cette  figure  extraordinaire,  seul  monument  qu'il  ait  pu  citer  à 
l'appui  de  son  Hermès  double  de  Jupiter,  du  palais  Spada.  Cette  médaille, 
dont  il  a  reproduit  le  dessin  sur  une  de  ses  planches*,  est  un  denier 
d'argent  assez  commun  ^,  qui  offre,  au  revers  de  la  tête  de  Sept.  Géta, 
une  figure  (ïJiomme  debout,  vêtu,  ayant  deux  visages  de  profil,  et  tenant 
de  la  main  gauche  abaissée  un  foudre;  et  de  la  droite  une  haste,  dont 
la  pointe  est  tournée  vers  le  sol.  C'est  à  cause  de  ces  symboles  que 
M.  Ém.  Braun  a  reconnu  un  Jupiter  dans  cette  figure  ;  et  c'est  malgré 
ces  symboles  que  Pedrusi  s'était  déterminé  à  y  voirun  Jono^,  avec 
toute  raison,  suivant  M.  Forchhammer^,  dont  je  partage  entièrement 
l'avis.  Effectivement,  et  c'est  une  observation  qui  appartient  encore  au 
savant  antiquaire  de  Kiel ,  le  foudre  et  la  ïiaste  sont  les  attributs  de 
Jupiter  Conservator,  type  des  médailles  de  Caracalla;  et  Janus  bifrons, 
avec  le  même  titre  de  Conservator,  est  figuré  debout  et  tenant  la  haste, 
sur  des  médailles  de  Pertinux"^ ,  qui  s'éloignent  bien  peu  de  cette 
époque.  D  est  donc  probable  qu'il  se  fit  alors  une  combinaison  des 

*  Ovid.  Fast  I,  66,  et  91.  —  *  Gruter.  p.  mviii,  3.  —  »  OrelK,  Inscript  latin, 
sélect  n.  la^à,  t.  I,  p.  a68.  —  ^Taf.  m,  6.  Je  remarque  quO  le  module  de  la  mé- 
daille a  été  considérablement  agrandi ,  et  que,  diaprés  le  dessin,  on  pourrait  la 
prendre  ponr  nn  moyen  bronie ,  tandis  que  c  est  réellement  un  denier  d'argent. 
-^  *  Il  en  existe  deux  exemplaires,  de  coin  différent,  dans  notre  Cabinet  des  mé- 
dailles; et  M.  Mionnet  estunait  six  francs  cette  pièce,  qui  a  pourtant  échappé  è 
lobservation  d'Ed^hel.  —  *  Zeitschrift,  etc.,  n  i85,  p.  1076.  —  '  Eckhd,  D.  N. 
t  Vn,  p.  i4i. 


JANVIER  1846.  47 

types  des  deux  Conservatores ,  de  manière  à  réunir  en  une  seule  figure 
le  foadre  de  Jupiter  et  la  double  tête  de  Janus  ;  mais  il  y  aurait  encore 
plus  d'une  observation  à  faire  sur  cette  médaille  de  Géta  et  sur  lap- 
plication  qui  en  a  été  faite  par  M.  Ëm.  Braun  à  son  idée  d'un  Jupiter 
geminus,  inconnu  de  toute  l'antiquité. 

Le  même  type  de  Janus  debout,  vêtu  du  pallium,  et  tenant  de  la  main 
droite  la  haste,  se  rencontre  sur  d'autres  monnaies  impériales  de  mo- 
dules différents,  en  argent  et  en  bronze,  frappées  sous  Hadrien,  sous 
Antonin  Pieux,  sous  Commode,  sous  Pertinax,  et  jusque  sous  Gallien. 
Malgré  quelques  variantes,  qui  peuvent  tenir  au  caprice  de  l'artiste, 
ces  images  monétaires  doivent  procéder  de  quelque  simulacre  célèbre, 
peut-êti'e  de  la  statue  de  Janus,  qu'Auguste  avait  consacrée  dans  son 
temple  à  Rome,  et  qyi  est  citée  par  Pline ^  Or  cette  figure  de  Janus , 
par  son  costume  et  par  son  attribut ,  la  haste,  s'assimilait  presque  abso- 
lument à  Jupiter,  ainsi  que  lavait  remarqué  Boettiger  ^,  et  cela,  avec 
d'autant  plus  de  raison,  que  le  Janus  consacré  par  Auguste  était  un 
lANVS  PATER,  de  même  que  le  Janus  représenté  sur  laureus  de  Gal- 
lien^, qui  a  pour  inscription  :  lANO  PATRI;  lequel  Janus  Pater  ne  peut 
véritablement  avoir  été,  pour  les  Romains  de  cet  âge,  qu'un  Jovis  Pater. 
Alors  aussi,  il  se  fit,  de  c«îs  images  de  Janus,  qui  pouvaient  se  prêter 
à  tant  de  combinaisons,  plus  d'un  usage,  propre  à  expliquer  comment 
le  type  du  Jupiter-Janus ,  de  la  médaille  de  Géta,  a  pu  se  rapporter, 
suivant  une  idée  ingénieuse  de  M.  Forchhammer,  à  la  situation  du 
monde  romain,  partagé  entre  deux  empereurs.  Ainsi  l'on  connaît  l'é- 
trange caprice  de  Commode,  qui  s'était  fait  représenter,  sur  une  de 
ses  médailles  de  gi^nd  bronze*,  en  Janus  bifrons;  et  il  est  bien  probable 
que,  sur  la  médaille  d'or  de  Gallien  qui  a  pour  type  Janus  debout, 
avec  un  visage  barbu  ei  un  visage  imberbe^,  c'est  un  caprice  d'un  même 

*Plin.XXXVI,iv»8:  «  Janus  pateh  in  suotemplodicatusabAugusro.  •  —  *Ideen,  etc., 
t.  I.p.  a68,  a).  —  *Pelleriii,  M^/an^w,  1. 1,  pi.  v.'n.  9,  p.  i66;Eckhel,D.  iV.  t.  VU, 

È.  397. —  *  Mus,  Medic.  tab.  43,  44.  éd.  de  Camps  ;  cf.  Eckliel ,  D.  N.  l.  VII.  p.  1 1 9. 
ncore  n'était-ce  pas  ]à  le  premier  exemple  d'un  portrait  sous  la  forme  de  Janus, 
puisque  nous  avons  des  as  de  Sext.  Pompée,  qui  ont  pour  type  un  Janus  imberbe, 
dont Vun  des  visages  est  idéal,  Fautre  ofiire  les  traits  du  grandf  Pompée,  avec  fins- 
cription  MAGNVS,  Morell.  Famil.  Roman.  Pompeia,  lab.  i,  n.  v;  voy.  Havercamp, 
t.  u,  p.  335.  —  *  Eckhel  avait  cru  pouvoir  mettre  en  doute  la  réalité  de  celte 
double  tète,  lune  barbue,  Taulre  imberbe,  sur  Yaareus  de  GalHen,  et  il  pensait  que 
Pellerin  s'était  laissé  tromper  par  sa  vue,  ou  par  son  dessinateur.  Mais  cette  suppo- 
sition n*est  pas  admissible  pour  un  homme  tel  que  Pellerin ,  et  quand  il  s*agit  d  une 
pièce  d'or  d  une  conservation  telle  que  celle-là  ;  il  faut  donc  accepter  le  fait  et  lâcher 
w  l'expliquer;  ce  qui  n'est  certainement  pas  impossible. 


48  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

genre  qui  a  donné  lieu  à  cette  singulière  (igure,  c'est-à-dire  Tenvie 
de  produire  son  portrait  sou9  la  forme  deJanus.  Alappui  de  ces  sortes 
de  fantaisies  impériales,  M.  Forchbammer  a  rappelé  fort  à  propos  un 
curieux  passage  d*Hérodien^  déjà  cité  par  Caylus^  et  par  Eckhel ', 
où  rhistorien  se  moque  delà  manie  qu'avait  Caracalla,  de  se  faire  peindre 
debout,  avec  une  seule  tête  à  deux  visages  de  profil,  dont  fun  offrait  son 
portrait,  et  l'autre,  celui  d^ Alexandre.  Il  est  donc  bien  avéré  que  le  type 
de  Janus  avait  pu  servir  à  plus  d'une  combinaison  du  genre  de  celle 
que  nous  offre  le  denier  de  Géta,  et  que,  de  toutes  ces  applications, 
celle  qui  tendait  à  associer  Jupiter  et  Jqjius  dans  un  même  simulacre  à 
double  tête ,  comme  on  le  voit  sur  Içs  médailles  d'Hadrien .  d'Antonin , 
de  Commode  et  de  Pertinax ,  était  celle  qui  avait  dû  trouver  le  plus  de 
faveur  à  Rome,  à  une  époque  où  l'on  affectait,  dans  tous  les  monu- 
ments du  culte,  le  retour  aux  anciennes  traditions,  suivant  lesquelles, 
le  Janus  latin  n'était  véritablement  que  le  Zdv  ou  àdp  des  Grecs  primi^ 
tifs\  C'est  évidemment  par  suite  des  mêmes  idées,  et  à  l'imitation  des 
mêmes  monuments  numismatiques ,  que  le  type  d'un  Jupiter-Janus ,  avec 
ie  foudre  et  avec  la  haste,  fut  admis  sur  la  monnaie  de  Géta;  et  il  n'y  a 
conséquemment  rien  à  inférer  d'un  pareil  type  en  faveur  d'un  simu- 
lacre de  Jupiter  à  doubh  tête, 

Il  résulte  de  cette  discussion  que  Y  Hermès  double  de  dieu  barbu ,  du 
palais  Spada,  nest,  en  réalité .  qu  un  Jawii^  bifrons,  tel  qu'il  dut  en  exister 
un  grand  nonj^re  dans  l'antiquité  romaine;  et  l'idée  de  M,  Em.  Braun, 
toute  spécieuse  quelle  peut  paraître,  tout  ingénieuse  qu'elle  est  en 
effet,  ne  saurait  obtenir,  à  notre  avis,  l'assentiment  des  antiquaires.  Il 
y  aurait  d'ailleurs  un  moyen,  indiqué  par  M.  Forchbammer,  de  s'assu* 
rer  si  ce  monument  est  effectivement  un  Janus  bifrons;  ce  serait  en  vé- 
rifiant s'il  y  existe  ou  non,  dans  le  haut  de  la  tête,  à  l'endroit  de  la 
réunion  des  deux  profils,  une  cavité  pouvant  servir  h  l'insertion  d'une 
cbeville  ou  tige  métallique ,  telle  que  Passeri  l'avait  remarquée  sur  cm^ 
de  cçs  Janus,  en  marbre ,  qui  se  conservaient  de  son  temps  dans  des  coU 
leclions  de  Pesaro^»  Quel  que  fût  le  véritable  motif  de  cet  appendice 
qui  se  voit  au-dessus  des  tête»  de  Janus ,  type  principal  des  as  des  fa- 
milles romaines,  jamais,  à  ma  connaissance ,  sur  les  ass^s  uncialeSf  et  qui 

*  Herodian.  IV.vni  ;  tcrO'  àifoy  iè  mi  xk$<irf9  tdoyi^v  i^f^s  eWvw  iv  ypot^rs^ 
ÉNÔ?  XÛMATOS  irwà  wpip?p«/f  KE^AABS  MIÀS  Ô^9i9  ÛMITOMOTS  AtO, 
ÀXf$(iv8pov  T9  nai  k$^a)vivov.  — *  '  Caylus,  ReçtuH  II,  p.  j5i.  —  *  Eckbel,  /),  iV. 
^  V,  p.  317.  —  *  Boetlif;er,  Jdeen,  eto,,  1. 1,  p,  1149.  —  *  JLacern*  fictil  Mus,  Pimer-s 
t.  l,  tab,  iv,  p.  7  :  «In  hw omnibus  signi»,  qua  caput  cupiti  bseret,  prpftindum  forn* 
d  men  obs^rvatur,  Cfuo  forlassç  ojreus  pb#)uf  |îripar9tur.  » 


JANVIER  1846.  49 

s'y  montre  sous  des  formes  très-variées  ^  la  cavité  en  question  n'avait 
pu  avoir  d'autre  objet  que  de  servir  à  l'y  insérer ,  et,  si  cette  circons- 
tance se  trouve  au  double  Hermès  du  palais  Spada,  c  est,  à  coup  sûr,  un 
Janas  hifrons.  Dans  le  cas  contraire ,  et  s'il  était  bien  reconnu  que  les 
traits  de  cette  double  tête  ne  peuvent  convenir  k  Janas ,  et  qu'ils  appar- 
tiennent certainement  à  Jupiter,  bien  qu'il  soit  difficile ,  à  mon  avis , 
d'après  les  monuments  qui  existent,  de  déterminer  en  quoi  une  tête 
de  Jupiter  put  différer  de  celle  de  Janus,  à  l'époque  romaine,  où  le  type 
du  Janus  Pater  et  celui  du  Jovis  Pater  tendaient,  par  tant  de  raisons,  à 
s'assimiler  et  à  se  confondre,  il  y  aurait  une  explication  à  proposer 
pour  ce  monument,  qui  pourrait  sembler  plus  satisfaisante  que  celle 
d'un  Jupiter  à  double  caractère.  On  sait  que,  dans  les  nombreuses  combi- 
naisons qui  se  firent  chez  les  Grecs  de  YHermès  bicéphale,  il  y  en  eut 
une  qui  consista  à  réunir  de  cette  manière  deux  divinités  d'un  ordre 
équivalent,  ou  d'une  nature  semblable,  ou  d'un  caractère  analogue.  C'est 
à  cette  combinaison  que  durent  leur  naissance  les  Hermatlienœ ,  les  Her- 
maphroditi,  les  Hermeraclœ,  les  Hermarès^,eX  autres  monuments  pareils, 
dont  il  se  fit  tant  d'usage  à  l'époque  romaine.  Indépendamment  de 
cette  combinaison,  où  entrait  toujours  Hermès,  pour  le  nom  comme 
pour  la  composition  du  simulacre,  il  y  en  eut  une  autre  du  même 
genre ,  en  dehors  du  nom  et  de  la  figure  à  Hermès,  et  l'on  en  a  des 
exemples  dans  la  notion  d'un  Heraclammon,  Hermès  double,  composé  des 
têtes  S  Hercule  et  A'Ammon,  d'un  Sérapammon^,  Hermès  double,  dans  la 
composition  duquel  entrent  Ammon  avec  Sérapis,  d'un  Zènoposeidon\ 
autre  Hermès  double,  composé  des  têtes  de  Jupiter  et  de  Neptune.  Or  ce 
serait  un  Hermès  de  ce  dernier  genre,  et  précisément  un  Zènoposeidon, 
qu'on  pourrait  voir  dans  YHermès  du  palais  Spada;  et  l'on  conçoit,  d'a- 
près la  ressemblance  qui  existait  entre  les  deux  frères  olympiens,  que 

'  Cette  particularité  avait  été  remarquée  par  Eckhel ,  sans  qu'il  ait  essayé  d*en 
donner  Texpiication ,  qui  lui  paraissait  trop  difficile,  D.  N.  t.  V,  p.  ai 5.  Celle  que 
propose  M.  Forchhammer,  Zeitschrift ,  etc.,  n.  i35,  p.  1076-1077,  et  qui  consiste  à 
voir  dans  cette  espèce  de  cheville  métallique  Textrémité  supérieure  d'un  cardo,  est 
peut-être  la  véritable,  et  elle  est,  en  tout  cas,  très-ingénieuse.  —  *  Un  de  ces  Hermès 
doubles,  avec  la  tète  d Hermès  adossée  à  celle  d'Ares,  a  été  publié  par  M.  Ed.  Ger- 
hard, Antik.  Bildwerke,  Cent.  FV**,  Taf.  cccxviii,  1,  p.  4o8.  —  '  Un  monument, 
offrant  cette  combinaison  des  tètes  de  Sérapis  et  d Ammon,  existe  au  musée  du  Va- 
tican ;  il  a  été  publié  par  M.  Ed.  Gerhard ,  Ant  Bildwerke,  Cent.  IV**,  Taf.  cccxx,  3. 
—  *  Machon  apud  Allien.  vni,  p.  387,  C,  t.  III,  p.  243,  Schw.  fl  s'agit,  il  est  vrai, 
dans  ce  passage,  d*un  temple  dédié  aux  deux  divinités  en  commun;  mais,  à  plus 
forte  raison ,  dut-il  se  faire  des  Hermès  doubles  qui  les  réunissaient  sur  le  même 
cippe,  et  un  monument  de  ce  genre  put  très-bien  s'appeler  de  même  un  Zrfvovo- 
aeA^;  Toy.  Heinrich ,  Hermaphroditoram ,  etc.,  p.  i4. 


50  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

l'auteur  de  cette  sculpture  ait  donné  aux  deux  têtes  qu  elle  réunit  des 
traits  qui  peuvent  convenir  à  Jupiter,  avec  une  différence  presque  in- 
sensible de  physionomie  qui  s'appliquerait  à  Neptune. 

Je  continuerai,  dans  un  prochain  article,  Texamen  du  recueil  de 
M.  Em.  Braun. 

RAOUL-ROCHETTE. 


CoBBSSPONDANCE  mathématique  et  physique  de  quelques  célèbres 
géomètres  da  xviii*  siècle,  précédée  iune  notice  sur  les  travaux  de 
Léonard  Euler,  tant  imprimés  qu'inédits,  et  publiée  sous  les  auspices 
de  r Académie  impériale  des  sciences  de  Saint-Pétersbourg,  par 
P.  H.  Fuss^  secrétaire  perpétuel  de  F  Académie  impériale  des  sciences 
de  Saint-Pétersbourg.  —  Saint-Pétersbourg,  i843,  2  volumes 

DEUXIÈME   ARTICLE  ^ 

Dans  un  précédent  article,  nous  avions  annoncé  que  Timportante 
publication  entreprise  par  M.  Fuss  devait  se  continuer,  et  que  les  deux 
volumes  déjà  imprimés  de  la  correspondance  d'Ëuler  seraient  bientôt 
suivis  de  plusieurs  volumes  contenant  le  commerce  épLsioiaire  que  ce 
grand  géomètre  entretenait  avecLagrange  et  avec  d  autres  savants.  D  après 
des  nouvelles  plus  récentes,  ce  projet  aurait  fait  place  à  un  dessein  plus 
vaste,  à  la  réalisation  duquel  tous  les  mathématiciens  s  empresseront 
d'applaudir.  U  s'agirait  d'entreprendre  la  publication  des  œuvres  com- 
plus d*Euler  inédites  ou  déjà  imprimées.  On  peut  dire  sans  exagéra- 
tion que  ce  serait  là  le  plus  vaste ,  le  plus  utile  monument  élevé  aux 
sciences  mathématiques;  et  nous  pensons  qu'il  ne  faudrait  pas  moins 
de  soixante  à  quatre-vingts  volumes  in-4*  pour  reproduire  tous  les 
écrits  de  ce  génie  si  fécond  et  si  original  à  la  fois.  En  effet,  si,  sans 
tenir  compte  des  écrits  inédits,  qui  paraissent  fort  nombreux,  on  ajoute 
à  une  quarantaine  de  volumes  publiés  séparément  sur  des  matières 
spéciales  les  mémoires  de  mathématiques  pures  et  appliquées  qui,  au 
nombre  de  plus  de  sept  cents,  se  trouvent  insérés  dans  tous  les  recueils 
scientifiques  de  l'Europe,  on  comprendra  que  nous  avons  été  bien  mo- 

*  Voyez  le  cahier  de  juillet  iSiiâ,  p.  385. 


JANVIER  1846.  51 

déré  dans  notre  calcul ,  -et  Ton  pourra  se  faire  une  idée  de  Tinimense 
utilité  d^une  telle  collection,  qui  offrirait  en  un  seul  corps  des  ouvrages 
que  les  géomètres  sont  si  souvent  obligés  de  consulter,  et  que  cepen- 
dant il  est  si  rare  de  trouver  réunis,  même  dans  les  grandes  bibliothèques. 
Si,pourhàler  une  publication  destinée  à  faire  tant  d^honneur  au  gouver- 
nement qui  l'entreprendra,  il  était  nécessaire  d'ajouter  un  illustre  suf- 
frage à  un  si  grand  nom ,  nous  rappellerions  que  Laplace  lui-même,  qui 
pourtant  n avait  pas  pris,  dans  ses  écrits,  pour  modèle  le  célèbre  géo- 
mètre de  Baie,  ne  cessait  de  répéter  aux  jeimes  mathématiciens  ces 
paroles  mémorables  que  nous  avons  entendues  de  sa  propre  bouche  : 
Lisez  Euler,  lisez  Ealer,  c'est  noire  maître  à  tons. 

Nous  ignorons  quel  sera  le  plan  de  publication  qu'adoptera  l'Aca- 
démie de  Saint-Pétersbourg,  appelée  naturellement  à  présider  à  la  réa- 
lisation de  ce  projet  si  libéralement  conçu  par  le  gouvernement  russe. 
Nous  prendrons  cependant  la  liberté  de  reproduire  à  ce  sujet  le 
vœu  que  nous  avions  déjà  formé  à  propos  de  la  correspondance  impri- 
mée d'Euler.  Le  public  s'attend  à  la  publication  des  œuvres  complètes 
d' Euler,  et  il  serait  bien  frustré  dans  ses  espérances,  si,  au  lieu  de  lui 
présenter  intégralement  les  écrits  de  ce  géomètre  célèbre,  on  lui  don- 
nait encore,  comme  on  la  déjà  fait  quelquefois,  des  pièces  tronquées 
ou  des  extraits.  Tout  est  digne  de  remarque^  dans  les  productions  d'un 
esprit  aussi  élevé,  et  l'on  ne  comprendrait  pas  que,  dans  des  vues 
d'économie  ou  dans  «tout  autre  but,  on  se  refusât  à  faire  connaître  au 
public  les  travaux  d'Euler  tels  qu'il  les  a  rédigés,  d'autant  plus  que 
l'auteur  lui-même  a  pour  ainsi  dire  protesté  d'avance  contre  un  mode 
de  publication  qui  aurait  poiu*  effet  d'eflacer  ou  même  d'aflaibhr  les 
traces  de  la  marche  suivie  par  son  esprit  dans  l'étude  d'une  question 
quelconque.  On  sait  en  effet  que,  dans  certains  cas,  Euler,  s'étant 
trompé  d'abord  et  ayant  fait  fausse  route ,  a  voulu  exposer  exactement 
au  pubUc  sa  première  erreur,  et  ne  l'a  rectifiée  qu'après  avoir  déclaré, 
avec  autant  de  modestie  que  de  raison ,  qu'il  ne  croyait  pas  inutile 
d'avertir  par  cet  exemple  les  jeunes  géomètres  qu'on  ne  devait  pas  se 
fier  trop  facilement  à  un  premier  aperçu. 

Un  autre  point  qu'il  faudra  nécessairement  discuter  avant  de  com- 
mencer l'impression  de  ce  grand  recueil,  c'est  celui  de  savoir  dans 
quel  ordre  on  disposera  les  écrits  si  nombreux  et  si  variés  d'Euler. 
Dans  le  premier  volume  des  lettres  de  cet  illustre  géomètre,  que 
M.  Fuss  a  publiées,  on  trouve  une  liste  détaillée  de  tous  les  écrits 
d'Euler.  Dans  cette  hste  les  divers  mémoires  sont  classés  méthodique- 
meni,  sous  différents  chapitres  qui  portent  successivement  pour  titre  : 


52  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Ariihmétiqae ,  Théorie  des  nombres,  Analyse  algébrique,  etc. r  etc.  Ici,  malgré 
tout  le  savoir  quil  possède,  Téditeur  ua  pas  pu  surmonter  une  diffi- 
culté inhérente  à  ce  genre  de  classification.  Souvent  Euler  traite  dans 
un  seul  écrit  plusieurs  questions  qui  se  rattachent  à  des  chapitres  diffé- 
rents, et  M.  Fuss  a  dû  porter  à  la  fois  le  même  travail  dans  plusieurs 
classes  différentes.  Cet  expédient,  qu'on  peut  employer  dans  un  cata- 
logue, deviendrait  inexplicable  dans  l'édition  projetée,  car  il  serait  éga- 
lement inadmissible  qu'on  pût  partager  un  seul  mémoire  en  plusieurs 
fi'agments,  ou  le  réimprimer  deux  ou  trois  fois  dans  les  divers  volumes 
de  la  même  édition.  D'ailleurs  il  y  a  certaines  classifications  qui  pa- 
raissent purement  artificielles,  et  l'on  ne  sait  pas  bien  pourquoi,  par 
exemple,  dans  la  liste  dressée  par  M.  Fuss,  tel  mémoire  se  trouve 
plutôt  enregistré  sous  la  rubrique  de  Rectification  des  coarbes  qu'au  cha- 
pitre relatif  au  Calcul  intégral,  puisqu'en  définitive  toute  question  de  la 
première  espèce  se  réduit  à  un  problème  de  calcul  intégral.  Pour 
échapper  à  cette  difficulté,  et  à  quelques  autres  du  même  genre  qu'on 
pourrait  rencontrer  en  essayant  de  classer  rigoureusement  les  mémoires 
d*£uler,  nous  croyons  qu'il  vaudrait  mieux  les  publier  dans  l'ordre 
dans  lequel  ils  ont  été  composés.  On  pourrait  ainsi,  sans  introduire  une 
classification  artificielle  dans  une  si  vaste  collection ,  présenter  au  public 
la  suite  régulière  dès  travaux  et  des  progrès  de  ce  grand  géomètre,  qui 
avait  fhabitude  de  revenir  à  plusieurs  reprises  sur  un  même  sujet,  et 
qui  savait  établir  quelquefois  un  lien  surprenant  entre  des  matières  en 
apparence  fort  disparates,  en  appliquant  à  une  foule  de  questions  di- 
verses la  méthode  ou  l'artifice  d'analyse  à  l'aide  desquels  il  était  par- 
venu à  là  résolution  d'un  problème  tout  spécial.  Nous  avons  parié  exprès 
de  la  date  de  la  composition,  et  non  pas  de  celle  de  l'impression,  car, 
parfois,  lorsqu'il  s'agit  des  travaux  d'Euler,  ces  deux  dates  se  trouvent 
interverties.  On  a  pu  remarquer  en  effet  que ,  dans  les  mémoires  suc- 
cessifs que  cet  illustre  géomètre  a  publiés  sur  certaines  questions,  il 
arrivait  quelquefois  de  trouver  la  résolution  d'une  question  plus  avancée, 
dans  uu  écrit  imprimé  à  une  époque  déterminée,  que  dans  un  autre 
mémoire  qui  aurait  paru ,  par  exemple ,  quelques  mois  plus  lard.  L'ex- 
plication de  ce  fait  si  singulier,  auquel  il  faudrait  avoir  égard  si  l'on  vou- 
lait réellement  classer  dans  l'ordre  chronologique  les  mémoires  d'Euler, 
avait  été  donnée  par  Lagrange  à  M.  Poisson,  de  qui  nous  la  tenons. 
Lagrange,  qui,  on  le  sait,  fut  appelé  à  Berlin  par  Frédéric  II,  après 
le:  dépari  d'Euler,  apprit  dans  cette  ville  que  son  illustre  prédécesseur 
avait  l'habitude  de  ranger  l'un  sur  l'autre,  dans  un  certain  carton,  les 
mémoires  qu*il  rédigeait  avec  une  si  étonnante  rapidité.  A  peine  fini , 


JANVIER  1846.  53 

cka({ue  mémoii^e  était  placé  par  Fauteur  dans  ce  carton ,  et  se  trouvait 
naturellement  situé  au-dessus  d'autres  jdus  anciennement  rédigés.  Euier 
voulait-il  faire  imprimer  un  de  ses  écrits  dans  quelque  recueil  scienti- 
fique? n  se  contentait  d*étendre  la  main  et  de  prendre,  sans  choisir,  le 
premier  mémoire  qui  se  trouvait  sur  les  autres.  Dordinaire  Euler 
livrait  rapidement  à  Timpression  ses  écrits;  cependant  on  conçoit  que, 
par  ce  procédé ,  il  a  pti  lui  arriver,  surtout  lorsqu'il  avait  traité ,  à  deux 
époques  rapprochées,  le  même  sujet,  de  faire  d'abord  imprimer  le  der- 
nier travail,  dont  la  publication  devait  prendre  ainsi  la  place  d'un 
mémoire  antérieur.  Un  examen  attentif  fera  cependant  toujours  recon- 
naître l'ordre  véritable  dans  lequel  les  idées  se  sont  succédé  dans 
l'esprit  de  l'inventeur. 

Le  projet  conçu  récemment  d'une  édition  complète  des  œuvres 
d'Euler  a  dû  faire  naturellement  interrompre  la  publication  de  la  cor- 
respondance dont  M.  Fuss  avait  déjà  fait  paraître  deux  volumes,  et  qui 
ne  peut  manquer  d'être  comprise  dans  les  œuvres  complètes  du  géo- 
mètre  de  Bâle.  L'édition  de  cette  correspondance  s'est  trouvée  ainsi 
arrêtée  au  moment  où  allaient  paraître  les  pièces  les  plus  importantes. 
En  effet ,  ces  deux  volumes  devaient  être  immédiatement  suivis  de  la 
correspondance  de  Lagrange  avec  Euler  et  avec  d'Alembert,  qu'Ar- 
bogast  possédait,  et  que  nous  avons  achetée  k  IVletz,  avec  les  écrits 
inédits  de  Fermât,  et  avec  beaucoup  d'autres  manuscrits  scientifiques  du 
plus  haut  intérêt  rassemblés  par  l'ancien  député  de  Strasbourg.  Â  la  de- 
mande de  M.  Jacobi,  nous  nous  étions  empressé  de  mettre  toutes  ces 
lettres  à  la  disposition  du  savant  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  de 
Saint-Pétersbourg.  Puisque  le  projet  de  les  publier  paraît  actuellement 
ajourné,  nous  croyons  faire  plaisir  aux  maûiématiciens  en  donnant  ici 
un  extrait  de  cette  correspondance  entre  trois  des  plus  grands  géomètres 
qui  aient  jamais  existé,  nous  réservant  le  droit  de  faire,  s'il  y  a  lieu, 
une  plus  complète  publication. 

On  sait  combien  ils  différaient  entre  eux  de  caractère.  Fort  étranger 
aux  affaires  de  ce  monde ,  uniquement  livré  à  ses  recherches  mathéma- 
tiques ,  Euler,  qui  maniait  d'une  manière  supérieure  cet  instrument  qu'on 
appelle  ïanafyse,  n'interrompait  ses  études  fevorites  que  pour  lire  chaque 
soir  la  Bible  à  ses  enfants;  tandis  que  d'Alembert,  qui,  comme  analyste, 
était  peut-être  moins  exercé  qu  Euler,  s'occupait  des  travaux  les  plus 
divers,  et  suppléait  par  la  pénétration  de  son  esprit  à  la  facilité  de  calcul, 
mais  ne  portait  pas  dans  la  rédaction  de  ses  œuvres  mathématiques  cette 
clarté,  cette  élégante  lucidité,  qui  brillent  dans  ses  autres  écrits.  Ces 
deux  grands  géomètres  eurent  souvent  à  lutter  ensemble,  et  le  chef 


54  JOURNAL  DE,S  SAVANTS. 

des  Qncyclppédistes  fut  parfois  injuste  envers  un  rival  auquel  il  ne  savait 
gilère  pardonner  sa  piété.  Méditant  iong\ienient  sur  chaque  sujet,  aussi 
grand  pai^  la  fécondité  de  l'invention  que  remarquable  par  Télégance 
4^  la  rédaction,  Lagrange,  qui  était  libre  penaeur  avec  Tun,  modeste  et 
ré^^rvé  nveic  l'autre ,  géomètre  sublime  avec  tous  les  deux,  mérita  leur 
aoiitié  et  reçut  souvent  leurs  confidences.  Il  dut  également  à  Tun  et  à 
Vautre/ fluler,  dans  tout  Téclat  de  sa  gloire,  panit  s'incliner  devant  le 
nouvel  astre  qui  sui^issait  à  Turin ,  et  d'Alembert  le  désigna  au  roi  de 
Prusse  ^mme  le  seul  homme  digne  de  succéder  à  Ëuier,  lorsque  celui-ci 
quitta  Berlin. 

Pamu  les  lettres  qu'adressait  à  Lagrange  d'Âlembert,  qqus  en  choi- 
sirons trois  qui  peuvent  donner  une  idée  de  la  richesse  et  de  la  va- 
riété de  cette  correspondance ,  si  digne  d'intérêt.  Dans  la  première ,  il 
e^t  question  des  chicanes  suscitées  à  d'Alembert  à  propos  de  sqs  opi- 
nibni^  philosophiques ,  et  dans  les  deux  autres  on  voit  le  géomètre  fran- 
çais ,  ^près  avoir  raillé  Ëuler  à  propos  de  ses  Lettres  à  une  princesse 
i'Jilkn^ne,  qu'il  compare  au  célèbre  commentaire  de  Newton  stu* 
TApoddypse,  forcé  de  reconnaître  que  cie  diable  d'homme,  comme  il 
l'appelle  était  un  bien  rude  jouteur.  Voici  ces  trois  lettres  : 

«X    M.    DE    LAGRANGE. 

■  Â  Paris,  ce  18  juia  1765. 

a  Mon  cher  et  illustre  ami,  je  ne  vous  parlerai  guère  aujourd'hui  de 
géo^aélrie,  mais  d'une  injustice  sans  exemple  que  j'essuie,  et  sur  la- 
quelle je  vous  laisse  à  faire  vos  réflexions.  Omari  res  ipsa  neyit,  contenta 
doeeri. 

u  Clairaut,qui  vient  de  mourir,  avait  9  à  1 0,000  livres  de  pension  sur 
différents  objets;  on  ne  m'en  a  pas  donné  un  sol,  ce  n'est  pas.de  quoi 
je  me  plains;  il  y  a  longtemps  que  je  suis  accoutumé  à  de  pareils  trai- 
temeutto  :  et,  d'aUleui^,  je  n'en  ai  rien  demandé;  mais  il  laisse,  à  l'Aca- 
démie» une  pension  vacante  qui  m'est  dévolue  de  droit,  comme  au  plus 
ancien;  je  ne  parie  pas  de  mes  autres  titres.  L'Académie  des  sciences, 
qw  apparemment  commence  à  craindre  de  me  perdre,  a  écrit  au  mi- 
nistre ,  sans  que  je  l'en  aie  sollicitée,  et  de  son  propre  mouvement,  pour 
demander  cette  pension  pour  moi.  Depuis  un  mois  le  ministre  ne  fait 
aucune  réponse;  et,  ce  qui  pirouve  sa  mauvaise  volonté,  c'est  quil  a 
réponën  à  f  Académie  sur  d'autres  objets  dont  elle  lui  parloit  dans  U 


JANVIER  1846.  55 

même  lettf e  où  il  étdit  ctuestioki  de  moi.  De  vous  dit*e  in  tàtise  d'un 
pareil  traîtement,  je  Tignore,  et  je  <;fois  qu'on  y  seroit  bieti  embar^ 
rasêé;  je  sais  feulement  que  lé  ministre  a  dit  que  je  venois  de  recevoir 
une  pension  de  ia  czaiine  (oequi  est  fAVOi,  il  n'en  a  pas  seulement  été 
question;  et  puis  quand  cela  seroit,  voyez  im  peu  la  belle  raison!),  tl  a 
ajouté  que  le  roi  éfoit  bien  mécontent  de  mes  écrits;  vous  ne  vous  en 
seriez  jamais  douté,  ni  moi  non  plus;  aussi  est-ce  une  fausseté;  le  roi 
neconnoît  point  mes  ouvrages;  et,  s'illes  a  lus,  surtout  le  dernier,  sur 
la  destruction  des  jésuites,  il  n'a  ni  pu  ni  dû  en  être  mécontent,  au 
contraire ,  puisque  je  cherche  d'y  rendre  odieuses  et  ridicules  les  disputes 
de  religion  qui  troublent  TÉtat,  et  que  j'y  parle  d'ailleurs  de  la  per- 
sonne du  roi,  et  même  du  gouvernement  et  de  la  religion,  d'une  ma- 
nière irréprochable.  Voilà ,  mon  cher  et  illustre  ami,  où  j'en  Suis  après 
vingt-quatre  ans  de  travail  dans  TAcadémie  des  sciences,  et  tous  les  ou- 
vrages et  tous  les  sacrifices  que  vous  connoisse^.  Le  publie  jette  les  hatits 
cris;  j'espère  que  les  étrangers  s'y  joindront,  et  que  vous  me  fëre^  le 
plaisir  d'apprendre  à  mes  amis  cette  nouvelle  littéraire,  qui  en  vaut  bien 
une  autre.  Quand  le  roi  de  Prusse  le  saura  (il  doit  le  savoir  &  présent), 
il  ne  manquera  pas  de  dire  t  Vous  Vavez  vonh ,  Georges  Dahiin,  et  il  atifà 
raison  :  je  puis  bien  dire  à  mon  pays  comme  Elisabeth,  dans  la  tragé- 
die du  comte  d'Essex  : 

O  vous,  rois,  que  pour  lui  ma  flanune  a  né^igés, 
Jelez  les  yeux  sur  moi,  vous  êtes  bien  vengés  ! 

«  Notez  que ,  par  des  arrangements  qu'il  seroit  trop  long  de  vous  dire , 
cette  pension  de  Clairaut,  qui  était  de  3,ooo  livres,  et  qui  ne  sera  pour 
moi  que  de  i  ,000  livres^  se  réduit  à  moins  de  àoù  livres;  c'est  pour  ce 
bel  objet  qu'on  commet  une  injustice  criante  et  absuitle.  Au  reste,  je 
la  vois  comme  je  dois  la  voir;  elle  n'a  point  pris  sur  ma  santé  qui  con- 
tinue toujours  k  être  bonne;  je  n'ai  pas  même  pris  de  parti,  je  suis 
curieux  de  voir  combien  cela  durera;  car  enfin  il  faudra  bien  que  le 
ministre  réponde  oui  ou  non;  mais,  quelle  que  soit  la  réponse,  la  mau- 
vaise volonté  (non  du  roi,  mais  du  gouvernement)  est  si  marquée, 
que  ma  reconnoissance  sera  toujours  la  même. 

<t  Avcz-vous  lu  cette  destruction  des  jésuites?  En  êtes-vous  content? 
Les  fanatiques  des  deux  partis  jettent  les  hauts  cris  contre  moi,  c'est 
ce  que  je  voulois.  J'aime  assez  le  déchaînement,  il  m'amuse.  Dites-moi 
précisément  qnand  vous  aurez  besoin  du  mémoire  que' je  vous  ai  pro* 
mis.  Je  vous  tiendrai  parole.  Vous  recevrez  irieesSamment  un  ouvrage  dé 
M.  de  Condorcct  sur  le  calcul  intégral  qui  me  paroît  excelletït  et  dont  je 


56  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

crois  que  vous  serez,  très-satisfait.  Depuis  deux  mois  j*ai  travaillé  beau- 
coup aux  lunettes  et  à  la  théorie  de  la  lune,  et  je  crois  avoir  trouvé  de 
bonnes  choses  sur  ces  deux  sujets.  Je  vous  en  parlerai  une  autre  fois. 
U  ne  me  reste  de  place  que  pour  vous  embrasser...  Lalande  est  allé  en 
Italie. 

«  DAlembert.  » 

AC  MEME. 

cA  Paris,  ce  i6  juin  1769. 

«Mon  cher  et  illustre  ami,  je  me  disposois  à  vous  envoyer  le  paquet 
ci-joint,  et  dont  je  vous  parlerai  dans  un  moment,  lorsque  j'ai  reçu 
votre  lettre  du  i*' juin  par  laquelle  vous  m'apprenez  que  vous  avez 
été  malade.  Quoique  vous  n entriez  là-dessus  dans  aucun  détail,  je  vois 
que  cette  maladie  a  été  assez  sérieuse ,  et  ce  que  vous  me  dites  de  vos 
travaux  me  fait  craindre  que  Texcès  de  l'application  n'en  soit  la  cause. 
Au  nom  de  Dieu,  mon  cher  ami,  ménagez- vous,  songez  que  vous  avez 
la  (dus  belle  carrière  à  parcourir,  et  que  le  moyen  d*y  courir  longtemps, 
c*est  de  ne  pas  vous  essouffler  à  l'entrée  ;  que  mon  exemple  vous  soit 
utile;  j'ai  observé  assez  de  régime  dans  le  travail,  et  je  suis  cependant 
vieux  à  cinquante  ans.  J'espère  que  vous  voudrez  bien  me  donner  de 
vos  nouvelles,  et  je  me  flatte  d'apprendre  votre  parfait  rétablissement. 
Ne  vous  forcez  point  pour  travailler  à  notre  prix ,  si  votre  santé  ne 
vous  le  permet  pas.  Je  doute  d'abord  qu'Euler  concoure,  il  a  (ait  de- 
mander à  l'Académie  s'il  ne  pourroit  pas  lui  envoyer  son  ouvrage  im- 
primé, et  l'Académie  a  décidé ,' à  la  vérité  contre  mon  avis  et  celui  des 
meilleurs  de  nos  géomètres,  qu'elle  s'en  tiendroit  à  ses  règles  ordinaires; 
ainsi  je  ne  sais  pas  s'il  nous  enverra  son  manuscrit,  et  s'il  le  pourra  à 
t^ps.  Nous  n'aurons  donc  vraisemblablement  que  des  ouvrages  qui 
nous  détermineront  à  remettre  encore  le  prix.  Je  souhaite  pour  vous 
que  nous  y  soyons  obligés. 

a  Le  mémoire  ci-joint  contient  quelques  nouvelles  recherches  sur 
les  cordes,  dont  je  souhaite  que  vous  soyez  content;  je  vous  en  en- 
verrai bientôt  un  autre.  Je  serai  bien  charmé  que  vous  me  fassiez  part 
de  vos  remarques  sur  mon  5*  volume  d'opuscules.  A  propos  de  cela, 
je  me  souviens  que  vous  m'aviez  promis  il  y  a  longtemps  quelques  ré- 
flexions sur  le  calcul  des  probabilités.  Je  pense  que  cette  matière  est 
toute  neuve,  et  auroit  bien  besoin  d'être  traitée  par  un  mathématicien 
tel  que  vous. 


JANVIER  1846.  57 

«Je  verrai  avec  grand  jdaisir  vos  redierdies  sur  les  équations;  j  at- 
leodsle  vokdne  de  1 76a  •  et  je  vous  {»îe  de  dire  à  M.  Béguelin  que  je 
Ikai  avec  attention  ses  mémoires  sur  la  dioptrique.  Faites-lui ,  je  vous 
prie,  nûHe  compliments  de  ma  part;  il  ne  doit  point  douter  que  je  ne 
sois  disposé  à  lui  rendre  auprès  du  roi  tous  les  services  qui  pourront 
dépendre  de  moi,  et  certainement  je  parlerai  en  sa  faveur  en  temps  et 
lieu;  mais  malheiareusement  je  n*ai  pas  autant  de  crédit  qu'il  se 
rimagine. 

«Je  ne  doute  point  que  TÂcadémie  n  ait  grand  besoin  d*un  président; 
povffquoi  ne  vous  feroit-on  pas?  Dites-moi  si  cela  vous  convient,  et 
j*s^ai;  je  vais,  en  attendant,  préparer  les  voies  en  écrivant  de  nouveau 
ail  roi  to«t  le  bien  que  je  pense  de  vouis.  A  propos  de  votre  Académie, 
j*ai  tOQJoim  oublié  de  vous  demander  ce  que  vous  pensez  de  M.  Lam- 
bert; ce  que  j*ai  lu  de  lui  jusqu'à  présent  ne  me  paroît  pas  de  la  pre- 
mière force;  on  dit  pourtant  que  M.  Euler  en  faisoit  grand  cas.  J'at- 
tends incessamment  de  Pétersbourg  le  Calcul  intégral  de  ce  dernier,  et 
je  ne  serois  même  pas  fâché  de  voir  ses  lettres  à  une  princesse  d'Alle- 
magne; suivant  ce  que  vous  m'en  dites,  c'est  son  commentaire  sur 
TApocalypse.  Notre  ami  Euler  est  un  grand  analyste,  mais  un  assez 
mauvais  philosophe. 

a  Je  dâirerois  savoir  votre  avis  sur  mes  nouvelles  objections  à  Daniel 
Bemoulli;  il  me  semble  que  je  détruis  assez  bien  ses  prétendues  vibra- 
tions multiples.  Le  jeune  Bemoulli  a  passé  ici  quinze  jours;  je  lui  ai 
fidt  beaucoup  d'amitiés,  je  loi  ai  dit  un  mot  du  peu  d'honnêteté  de  son 
oncle  à.mon  égard,  et  je  Tai  assuré,  ce  qui  est  très-vrai,  que  je  n'en 
lendrois  pas  moins  au  neveu  tous  les  services  qui  dépendroient  de  moi, 
parce  qu'en  effet  il  me  parott  le  mériter.  Vous  m'aviez  promis  de  don- 
ner un  peu  sur  les  doigts  à  Daniel  Bemoulli,  et  vous  ferez  bien.  Quant 
à  moi,  je  trouve  très-bon  qu'on  m'attaque  et  même  qu'on  me  réfute, 
pourvu  qu'on  n'y  procède  pas,  comme  dit  Montagne,  d'une  trogne  trop 
mpérieusemmit  magistrale.  Adieu,  mon  cher  ami,  je  vous  embrasse, 

«D'Alkmbirt.  » 


AU   MEMB. 


•  A  Paris,  le  3o juin  176g. 


tlloB  cher  et  iUustre  ami,  voilà  un  petit  supplément  au  second  des 
itdmkméçikimm  que  vous  avez  dû  recevoir  il  y  a  huit  jours.  Je  me  suis 
apvço^dfiue  mrfprisje,  qui  est  corrigée  comme  vous  le  venrez  dans-ce 

8 


58  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

supplément.  Cepa^knt»  craune  la  restrietioD  n*a  lieu  que  «piaad  les 
deiu  suites  exk  question  sont  finies,  je  orois  qu'il  n'y  a  nul  iaeenvénîeBl 
i  imprimer  les  deux  ihëmoires  tels  qu'ils  sont;  il  £iudra  seulemtAil 
avoir  fattentlon  que  la  correotion  que  je  tous  envœe  se  trouve  dans'le 
même  volume  où  sera  le  seeond  mémoire. 

(rJTai  ajouté  à  celui-ci  un  petit  post^scriplum  quoje  vous  prie  d^awk 
soin  de  &ire  imprimer  à  la  fin.  Je  croyois  avoir  m  le  |»«mier  la  M»- 
marque  singulière  et  importante  qui  est  &  la  fin  de  l'artide  18»  surU» 
cas  où,  dans  une  équation  difiërentieUet  y  est  tout  ee  qu'on  voudrli, 
X  étant  zéro;  à  peine  avois-je  écrit  le  peu  que  je  vous  dis  à  ce  sujets 
que  j'ai  reçu  le  premier  vdume  du  Calcul  intégral  d'Ëtder,  et  jai  vu 
que  ce  diable  d'konmie  avoitdéji  âdt  la  même  remarque*  Gepeodwt  je 
crois  qu'il  n'a  pas  tout  dit;  mais  j'ai  vu  avec  quelque  regret  qortt  m'a- 
voit  enlevé  la  fleur  des  réfleiioos  que  j'avois  faites  sur  ce  sujet.  Je  pour^ 
rai  vous  en  faire  part  une  autrc  fois. 

a  Ce  Traité  de  calad  intégral  me  paroit  pl^n  d'excefleales  choses; 
dites-moi,  je  vous  prie,  si  le  second  volume  paroît  ou  ai  voua  savea 
quand  il  paroltra.  Pour  {urévenir  l'inconvénient  où  je  viens  de  tOMiber, 
je  fais  parapher  actuellement  par  le  secrétaire  de  TAcadémiQ  l'énoneé 
dç  diflérents  problèmes  et  théorèmes  de  calcul  intégral,  afin  de  m'M 
conserver  du  moins  la  possession  et  de  constater  que  je  les  ai  trouvés 
de  mon  côté ,  si  ce  diable  d'homme  me  prévient  encore  sur  quelques* 
uns,  ce  qui  pourroit  bien  être;  car  où  ne  fouUle*t-il  pas?  Adieu,  mon 
cher  et  illustre  ami,  je  vous  embrasse  de  tout  mon  cœur.  Donnea^moi 
des  nouvelles  de  votre  santé,  et  surtout  ménagez-la ,  pour  vous  premier 
^  rement,  et  puis  pour  l'intérêt  des  sciences  et  pour  Iff  tranquillité  de  vos 
amis,  à  la  tète  desquels  je  me  flatte  que  vous  me  places.  Iterum  vale  #1 
meoMa» 

«  D'Albmbbrt.  » 

Les  lettres  d'Euler  sont  plus  exclusivement  géométriques.  Elles 
rappellent  le  célèbre  Commercinm  epistoUcum  de  Leibnitz  avec  Ber- 
nouUi.  L'auteur  y  expose  une  foule  de  vues  ingénieuses ,  il  y  adresse 
des  questions  difficiles  à  Lagrange,  il  y  répond  aux  objections  et  aux  criti- 
ques de  d'Aiembert.  Une  de  ces  lettres  que  nous  faisons  paraître  ici  pour 
ia  premier^,  fois,  et  qu  il  est  question  de  l'édition ,  qui  se  pr^arait  alors 
à  Genève ,  des  œuvres  de  Leibnitz ,  est  complétée  par  une  lettre  iné- 
dite de  d'Aiembert,  dans  laquelle  cet  illustre  géoièètre/ disait  à  La- 
antt^:«Je  vovdrois  fort  pouvoir  faire  ce  que  vous  déwea  par  nq[>poflt 
la  préface  des  œuvres  de  Leibaîta.  Mais ,  sur  l'inveolion  eMii  nature 


JANVIER  1846.  59 

du  calcul  diffiirentiel,  je  ne  pourrois  guère  cpie  répéter  ce  que  j*ai  dit 
.au  mot  différentiel  de  ÏEntyclêpiiie.  Vous  m'avez  dit,  ce  me  semble, 
iToir  âur  œla  des  rues  dont  vous  aurez  occasion  de  fiiire  part  au  public 
dans  cette  pré&ce.  D'ailleurs  le  régime  que  je  suis  obligé  d'observer 
ne  me  permet  pas  ce  surcroît  d'occupations,  d'autant  que  j'ai  plusieurs 
choses  de  différent  genre  sur  le  métier,  auxquelles  je  donne  tous  les 
moments  dont  je  puis  disposer.  Vous  recevrez,  à  ce  que  j*espère,  bien- 
tôt, l'histoire  de  la  destruction  des  jésuites  que  j'ai  fait  imprimer  à  Ge- 
oève,  non  pas  celle  que  je  vous  ai  lue,  mais  le  même  fond  avec  beau- 
coup d'adoucissement;  j'ai  tâché  d'y  mettre  en  finesse  ce  que  j'avois 
mis  en  force  dans  l'autre,  et  je  crois  que  Je  diable  et  sa  société,  et 
tous  les  fimatiques,  jansénistes,  molinistes,  augustinistes,  congruistes 
et  autres  fous  en  isUs,  n'y  perdront  rien«» 

Ce  paragraphe,  que  nous  avons  voulu  donner  en  entier,  fournit  une 
nouvelle  preuve  des  préoccupations  habituelles  de  d'Âlembert,  qui, 
même  lorsqu'il  écrivait  à  Lagrange,  glissait  sur  le  calcul  différentiel 
pour  arriver  aux  jésuites. 

Dans  la  préface  du  troisième  volume  des  œuvres  de  Leibnitz ,  Dutens 
aparié  de  cette  Introduction,  que  Lagrange  s'était  chargé  de  rédiger  et  que 
les  géomètres  regretteront  toujom^s.  L'histoire  de  l'invention  du  calcul 
différentiel  traitée  ex  frofesso  par  un  géomètre  qui  savait  si  supérieure- 
ment analyser  les  idées  des  inventeurs  aurait  été  oa  modèle  en  ce  genre. 
Sa  correspondance  prouve  qu'il  s'en  occupait  sérieusement,  et  que  ses 
illustres  amis  attaclûiient  un  intérêt  particulier  è  un  travail  qui  devait 
avoir  pour  objet  de  relever  la  gloire  de  Leibnitz  «  firappé  d'abord  d  une 
injuste  condamnation.  Mais  il  est  temps  de  laisser  parier  Euler. 

«  A  If  •  DE  LAORAirOB  A  TURIN. 

«Monsieur, 

«  La  gracieuse  déclaration  que  vous  venez  de  me  faire,  de  la  part  de 
la  société  royale  de  Turin,  devoit  sans  doute  faire  sur  mon  esprit  la 
plus  vive  impression;  aussi  suis-je  pénétré  de  la  plus  respectueuse  re- 
connoissance  :  ce  que  je  vous  prie  de  lui  témoigner,  avec  la  plus  forte 
assurance  que  je  saisirai  avec  le  plus  grand  empressement  toutes  les 
occasions  où  je  serai  capable  de  rendre  quelque  service  à  cette  illustre 
iociété,  i  laquelle  je  prends  la  liberté  de  présenter  les  pièces  ci-jointes, 
dMt  deux  aussi  roulent  sur  le  mtmveitiem;  deai  eotdesi  M.  d*Alemberi 
m'a  aussY  feit  quantité  d^objectionr  sur  ce  suJM,  iùms  je  tous  avoue 
qè*elies  ne  me  patt>isseht  pas  assez  fortes  pour  renverser  votre  solution. 

8. 


60  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Ce  grand  génie  me  paroit  un  peu  trop  enclin  à  détruire  tout  ce  qui 
n'est  pas  construit  par  lui^nême.  Quand  la  figure  initiale  de  la  conle 
nest  pas  telle  qu'il  prétend  qu'elle  devroit  être,  je  ne  saiurois  me  per- 
suader que  son  mouvement  fôt  différent  de  celui  que  notre  solution  lui 
assigne;  et,  si  M.  d'Alembert  soutient  que,  dans  ce  cas,  le  mouvement  ne 
sauroit  être  compris  sous  la  loi  de  continuité ,  je  lui  accorde  très-volon- 
tiers cette  remarque,  mais  je  soutiens  aussi,  à  mon  tour,  que  ma  solu- 
tion donne  ce  mouvement  discontinu;  car  les  équations  différentielles  à 
trois  ou  plusieurs  variables  ont  pour  propriété  essentielle,  que  lesrs 
intégrales  renferment  des  fonctions  arbitraires  qui  peuvent,  aussi  bien 
être  discontinues  que  continues. 

tt  Après  cette  remarque,  je  vous  accorde  aisément,  Monsieur,  que, 
pour  que  le  mouvement  de  la  corde  soit  conforme  à  la  kn  de  conti- 
nuité, il  &ut  que,  dans  la  figure  initiale ,  les 

^      ÎL      ?1  etc 

soient  =  o  aux  deux  extrémités  :  mais,  quoique  ces  conditions  n'aient 
pas  lieu,  je  crois  pouvoir  soutenir  que  notre  solution  donnera  néan- 
moins le  véritable  mouvement  de  la  corde;  car,  dans  ces  cas,  il  y  aura 
bien  quelque  erreur  dans  la  détermination  du  mouvement  des  éléments 
extrêmes  de  la  corde,  mais,  par  cette  même  raison,  l'erreur  sera  infini- 
ment petite  et  partant  nulle. 

«Je  n'ai  plus  assez  présentes  à  l'esprit  toutes  les  circonstances  de  ce 
problème,  pour  oser  prononcer  plus  hardiment  là-dessus;  mais  il  me 
semble  qu'on  pourroit  combattre  les  vérités  les  mieux  constatées  par 
des  objections  semblables  à  cdles  avec  lesquelles  M.  d'Alembert  com- 
bat notre  solution.  Je  dirois,  par  exemple,  que  la  formule j^Jx  ne. sau- 
roit donner  l'aire  d'une  courbe  APM, 

M 


à  moins  qu'on  n'ait -^=0  au  conunencement  A,  oùj^  =0;  car,  puis- 
que,; dans  chaque  élément  de  l'aire  qui  est  véritablement  =  ydx  -f- 
Y  Jkdy,  on  néj^e  le  petit  triante  \  dxdy,  cela  ne  sauroit  plus  être  pra- 
tiqué au  commencement  A»  où  7  =  0,  et  partant  le  praouer  menÂre 
ydx^o,  attendu  que  là  le  secqnd  membre  7  dsçiy  po}incoit  même  èt^ 


JANVIER  18&6.  61 

dv 

infiùiment  plus  grand  que  le  premier,  à  moins  qu'on  n'eût —  =  o. 

Puisque  donc,  malgré  cette  objection,  la  formule  j^ik  exprime  toujours 
la  véritable  aire  de  la  courbe ,  je  crois  aussi  que  notre  solution  sur  les 
cordes  donne  toujours  le  véritable  mouvement,  quoique  le  premier  et 
le  dernier  élément  soient  assujettis  à  un  grand  inconvénient  ou  même 
4  une  contradiction  apparente.  M.  d'Âlembert  témoigne  partout  un 
trop  grand  empressement  à  rendre  douteux  tout  ce  qui  a  été  soutenu 
pur  d'autres,  et  il  ne  permettra  jamais  qu'on  Caisse  des  objections  sem- 
blables contre  se^  propres  recherches. 

«Xavois  déjà  reçu  le  projet  de  la  nouvelle  édition  des  ouvrages  de 
Leibnitz,  et  je  pense  que  M.  Formey  aura  déjà  remarqué  à  l'éditeur 
qu'on  vient  de  découvrir  à  Hanovre  quantité  d'ouvrages  manuscrits 
de  ce  grand  homme,  dont  on  a  nouvellement  publié  les  remarques 
sur  Locke.  Je  ne  saurois  dire  autre  chose  sur  la  fameuse  controverse 
touchant  le  calcul  différentiel,  que  ce  que  j'en  ai  dit  dans  la  préface 
de  mon  Calcul  différentieL 

ttLe  XIV*  volume  de  nos  mémoires  est  sous  presse  et  paroitra  à 
Pâques,  de  même  que  mon  ouvrage  sur  la  mécanique ,  qui  s'imprime  à 
Rostock.  Jai  achevé,  il  y  a  longtemps,  mon  ouvrage  sur  le  calcul  inté- 
gral, mais  il  n'y  a  pas  d'apparence  qu'il  soit  pubUé  de  sitôt,  faute  de 
libraires.  L'Académie  de  Russie  vient  de  publier  le  IX*  volume  de  ses 
Nouveaux  commentaires. 

u  Xavois  aus^,  depub  longtemps,  achevé  un  traité  sur  la  dioptrique , 
dont  le  résultat  se  trouve  dans  le  XHP  volume  de  nos  Mémoires;  mais , 
comme  on  vient  de  découvrir  de  nouvdles  espèces  de  verre  qui  cau- 
sent une  réfraction  beaucoup  plus  grande  que  le  verre  ordinaire ,  je 
suis  actuellement  occupé  à  refcmdre  mon  ouvrage  et  à  l'appliquer  à 
toutes  les  diverses  espèces  de  verre ,  parce  que ,  par  ce  moyen,  on  peut 
procurer  aux  instruments  dioptriques  un  plus  haut  degré  de  perfection. 

a  Je  suis  extrêmement  ravi  que  le  rétablissement  de  la  paix  me  procure 
l'avantage  de  recommencer  notre  correspondance,  qui  m'a  toujours 
fourni  les  éclaircissements  les  plus  importants,  et  je  me  flatte  d'en  re* 
tirer  à  l'avenir  un  profit  plus  grand  encore. 

« Xai  l'honneur  d'être,  avec  une  parfaite  considération, 

«Monsieur, 

«Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 

«  J.  L.  EOLXR. 
iSfétrier  1765.  • 


B2  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Lia  théorie  des  fonctions  discontinues,  qui  donna  lieu,  dans  le  dernier 
siède,  à  des  discussions  si  animées,  a  fait  de  notre  temps  de  très-grands 
progrès.  Les  idées  exposées  par  Euler  dans  cette  lettre,  et  qui  rencon- 
traient tant  d'oppositions,  sont  devenue^  actuellement  presque  élé- 
mentaires. En  effet,  non-seulement  on  sait  aujoiml'hui  que  les  fonctions 
arbitraires  comprises  dans  l'intégrale  d'une  équation  aux  différentielles 
partieBes  quelconque,  peurent  représenter,  dans  les  applications  à  la 
physique,  des  conditions  et  des  états  non  assujettis  à  là  loi  de  conti- 
nuité, mms,  cette  intégrale  étant  donnée,  on  connaît  aussi  différents 
.moyens  de  déterminer  les  fonctions  arbitraires  de  manière  qu'elles  puis- 
l'sent  représenta:  une  fonction  discontinue  pirise  à  volonté.  A  mesure 
qu'on  Fétudie  davantage,  cette  théorie  des  fonctions  discontinues,  si 
ôie^rtaineet  si  obscure  encore  il  y  a  quatre-vingts  ans ,  étend  son  domaine 
et  ses  ajpplications,  et,  quoiqu'il  fût  si  versé  dans  la  théorie  des  nombres 
et  si  \kMle  k  fiûre  des  rapprochements  imprévus ,  le  grand  géomètre 
de  Bide  aurait  eu  peut-être  quelque  peine  è  deviner  que  c'est  h  la  théorie 
des  fonctions  discontinues  qu'il  semble  désormais  nécessaire  de  recourir 
pour  résoudre  les  problèmes  les  plus  difficiles  de  l'analyse  indéterminée. 

G.  LIBRL 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES^ 

INSTITUT  ROYAL  DE  FRANCE. 

ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

L* Académie  française,  dans  sa  séance  du  8  janvier,  a  élu  M.  Ch.  de  Réœusat 
en  rempkoam^t  de  M.  Royer-CoUard,  décédé. 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

L*AcadéiDie  des  sciences,  dans  sa  séance  du  19  Janvier,  a  élu  M.  Le  Verrier 
membre  de  la  section  d'astronomie,  en  remplaeemenit  de  tf.  Cassini,  décédé. 


SOCIÉTÉS  SAVANTES. 

L'Académie  royale  dès  sciences,  belles-lettres  et  arts,  de  Bordeaux,  a  publié,  dans 
sa  séance  du  &  décembre  i8&5,  le  programme  des  prix  qu*dle  met  au  concours 
pour  les  années  1 846  et  1847- 


JANVIER  1846.  63 

Elle  propose*  entre  autres  sujets  de  prix  k  décerner  en  i846,  les  questions  sui* 


i*«En  quoi  le perfÎBCtionnement  de  la  physique  eet-il  intéressé  k  la  vérification 
définitive  oe  la  donUe  bvpodièse  sur  la  nature  de  la  lumière  :  Tune,  connue  sous 
le  nom  de  système  des  vibrations,  émise  par  Descartes  et  Huygças  ;  Tautre,  sous 
le  nom  d'émission ,  proposée  par  Newton  r  >  (Question  remise ,  pour  laquelle  le  prix 
a  été  porté  de  Soo  francs  k  Soo  francs.) 

a*  t  Rechercher  de  quels  perfectionnements  pourrait  être  susceptîUela  législation 
qui  régit  aujourd'hui  en  France  la  charité  lé^le.  Le  prix  pour  cette  question  est 
une  médaille  d*or  de  3oo  fi^ancs.  » 

Des  médailles  d'encouragement  seront  accordées  par  F  Académie ,  dans  sa  séance 
de  i846 ,  aux  recherches  archéologiqnee,  aux  écrits  qui  feront  connaître  la  vie  et 
les  travaux  des  hommes  les  plus  remarquaUes  du  département  de.  la  Gironde,  et 
anx commonicalionB  qui  lui  seront  fiEÙtes  d'objets  d'art,  médailles,  inscriptions  ou 
antres  documents  historiques  provenant  de  fouilles  faites  à  Bordeaux  ou  dans  le 
département. 

Pour  le  concours  de  18^7,  l'Académie  propose  les  trois  quùtions  suivantes  : 

«  1*  Résumer  les  études  et  les  rediercbes  laites  jusqu'à  ce  moment  sur  les  mon- 
naies de  l'ancienne  Guyenne;  discuter  le  mérite  des  attributions  qui  ont  été  don- 
nées aux  diverses  pièces  du  nom  de  Guillaume  et  distinguer,  dans  les  monnaies 
•aglo^gasooQiies,  les  Wpes  qui  appartiennent  à  chacun  des  Edouard.  » 

a*  c  Retracer  l'origuM,  le  développement  «  le  caractère  deridiome  connu  sous  le 
nom  de  provençal,  ou  de  langue  d'oc,  qu'employèrent,  au  moyen  âge,  les  poètes  des 
pfovinces  méridionales  de  la  France.  Faire  connaître  la  forme  et  les  noms  de  leurs 
diverses  compositions  »  signaler  les  produclions  les  plus  importantes  qu'ils  nous  ont 
laissées,  retracer  la  vie  des  troubadours  les  [dus  célèbres.  Ce  n'est  point  un  travail 
spécial  sur  la  source  et  la  formation  des  langues  nmianes  que  demande  l'Académie  ; 
elle  désire  que  les  concurrents  aient  en  vue  les  points  que  laisse  dans  l'ombre  le 
ffvoid  ouvrage  de  M.  Raynouard ,  et  qu'ils  lui  offrent  le  tableau  littéraire  des  trois 
sîèdes  qui  virent  la  science  du  «ay  saier  jeter  un  si  vif  éclat.  • 

S*  t  Rediercher  quelle  a  été  finfluencede  la  réforme  sur  la  littérature  en  France 
pendant  le  xvi*  et  le  xvii*  siècle.  » 

Le  prix  pour  chacune  de  ces  trois  dernières  questions  consiste  en  une  médaille 
d'or  ae  la  valeur  de  3oo  francs.  Les  mémoires,  écrits  en  français  ou  en  latin, 
doivent  être  envoyés ,  francs  de  port,  au  secrétariat  général  de  l'Académie,  avant  le 
3o  septembre  i847< 

LIVRES  NOUVEAUX. 
FRANCE. 

Cours  tétoda  historiqaes,  par  P.  G.  F.  Daunou,  pair  de  France,  secrétaire  perpé- 
tud  de  l'Acad^nie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  etc.  Tomes  XI  et  XII,  Paris  , 
imprimerie  de  FirminDidot,  i845-i846,  in-8*.  Prix  de  chaque  volume  8  francs, 
flous  avons,  dans  le  cahier  du  Joamal  des  Savants  du  mois  de  mars  i845,  page  187, 
fidt  connaître  l'état  de  la  puUication  du  cours  de  feu  M.  Daunou;  depuis  cette 
époque  deux  nouveaux  volumes  ont  paru.  Le  tome  XI  renferme  l'analyse  des  di- 


64  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

vers  ouvrages  de  Xénophon  ;  le  XU*  contient  deux  historiens,  Pdybe  et  Diodore  de 
Sicile.  Là  se  termine  la  série  des  grands  écrivains  ayant  retracé  les  annales  antiques 
et  particulièrement  celles  de  la  Grèce.  Le  tome  Xlil%  actuellement  sous  presse,  et 
les  suivants  nous  initieront  à  Thistoire  romaine  en  prenant  pour  base  Denys  d^Ha- 
licamasse  et  Tite-Live.  On  remarquera  dans  Texamen  de  Diodore  un  éloquent  por- 
trait d* Alexandre.  M.  Daunou  emorasse  lopinion  de  Sénèque  sur  ce  conquérant 
célèbre,  et  combat  avec  une  vive  énergie  les  éloges  que  Montesquieu ,  Voltaire, 
Gillies  et  d*autres  modernes,  lui  ont  décernés.  Après  avoir  rapidement  rappelé  les 
fiàits  principaux  qui  ont  caractérisé  la  carrière  du  fils  de  PhiUppe,  le  savant  profes- 
seur 8*écrie  :  «  qu'il  reste  donc  fameux  cet  Alexandre,  par  Timmensitéde  ios  inutiles 
Conquêtes  ;  qu*il  soit  vanté  pour  quelques  constations  feistueuses  données  à  des 
infortunes  particulières,  au  milieu  des  calamités  du  genre  humain  :  pour  nous  qui 
ne  ccmnaissons  rien  d'illustre  que  la  vertu,  rien  d'héro!que  que  le  bien  qu  on  &it 
aux  peuples  «  nous  dirons  que  celui  qui  tuait  ses  meilleurs  amis,  qui  brûlait  des 
cités  florissantes,  qui  ne  conçut  Tidée  d'aucune  institution  salutaire,  qui  s*offensa 
de  la  publicité  des  écrits  de  son  précepteur  Aristote,  qui  ne  sut  régner  que  par  la 
terreur  des  armes,  par  les  mensonges  des  prêtres  et  par  Tignorance  des  peu{des, 
qui  n*a  légué  au  monde  ravagé  que  les  sanglantes  discordes  de  ses  successeurs, 
n  a  pu  mâîter  le  nom  de  grand  que  par  l'excès  des  mAux  consommés  en  un  règne 
si  court» 

Leçons  d'anatonde  comparée,  tome  VŒ,  contenant  les  oi^anes  de  la  génération  et 
des  sécrétions,  avec  une  leçon  complémentaire  des  organes  de  râations,  par 
Georges  Cuvier  et  G.-L.  Duvemoy,  professeur  au  collège  de  France.  Seconde  édi- 
tion corrigée  et  augmentée.  Paris,  imprimerie  de  Bourgogne  et  Martinet,  librairie 
de  Fortin ,  Masson  et  compagnie,  i846 ,  in-S**  de  xii-SàS  pages.  —  On  sait  que  la 
tâche  difficile  de  mettre  au  courant  des  connaissances  actudles  le  grand  ouvrage  qui 
a  oonslitoé,  comme  science ,  l'anatomie  comparée,  n'a  pu  être  achevée  par  M.  Cuvier 
lui-même.  Il  n'a  eu  le  temps  de  publier  que  les  deux  premiers  volumes  de  la  non- 
veQe  édition, -^t  M.  Duvemoy,  qui  avait  coopéré  à  la  première,  a  été  chargé  par 
Tauteur  de  la  suite  du  travail.  Cinq  volumes,  rédigés  par  le  savant  continuateur, 
ont  successivement  paru.  Le  tome  VIII,  que  nous  annonçons,  termine  cette  impor- 
tante publication. 

TABLE. 

Théâtre  français  au  moyen  âge,  publié  d'après  les  manuscrits  de  la  bibliothèque 
dvL  Roi,  par  MM.  L.-G.  Monmerqué  et  Francisque  Michel  (1*'  article  de 
M.  Magnin) Page       5 

Histoire  de  la  poésie  française  à  Tépoque  impériale,  par  Bernard  Jnllien  (2*  ar- 
ticle de  M.  Patin) 17 

Aippélographie,  ou  Traité  des  cépages  les  pins  estimés  dans  tous  les  vignobles  de 

quelque  renom,  par  le  comte  Odart  (2*  article  de  M.  Chevreul) 27 

Antike  Marmorwerke  zum  ersten  Maie  bekannt  gemacht  von  Em.  Braun  (2*  ar- 
ttdede  M.  Raoul-Hochette) 37 

Correspondance  mathématique  et  physique  de  quelques  célèbres  géomètres  du 
Xfiu*  siècle,  par  P.-H.  Fuss  (2*  article  de  M.  Lihri) 50 

Hoimil^  littéraires ,  ù^ 

FUI  l»9  I^  TABIfB. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


FÉVRIER  1846. 


Satires  de  C.  Lucilius,  fragments  revus,  augmentés,  traduits  et 
annotés  pour  la  première  fois  en  français,  par  E.-F.  Corpet.  Paris, 
imprimerie  et  librairie  de  Panckouke,  i845,  in-8®  de  287 
pages ^ 

PAEMIBR    ARTICLE. 

Parmi  les  poètes  latins  que,  malgré  lem*  génie  naturel,  devait  à  la 
longue  faire  disparaître  le  progrès  de  la  langue  et  du  goût,  il  n* en  est 
point  qui  se  soient  plus  défendus  contre  cette  inévitable  destinée  que 
Lucilius.  B  nen  est  point  non  plus  dont,  à  la  renaissance  des  lettres 
et  depuis,  on  ait  plus  vivement  regretté  la  perte.  Quels  précieux  sup- 
pléments à  rbbloire  n'eussent  pas  offerts  les  attaques  personnelles  diri- 
gées avec  Taudace  de  l'ancienne  comédie  athénienne  ^  contre  les  hommes 
les  plus  considérables  du  temps,  par  ce  censeur  de  nouvelle  sorte,  €e 
nouveau  Caton ,  armé  comme  l'autre ,  pour  dégrader  le  vice  puissant  et 
honoré,  de  sa  probité,  de  son  courage,  mais  ne  tenant  ses  pouvoirs 
que  de  sa  vocation  satirique!  Quels  suppléments  non  moins  précieux 
n*eût  pas  reçus  la  comédie  des  Romains ,  tant  celle  qui  nous  est  connue 
I)ar  ses  principaux  cl)efs-d*œuvre ,  la  fahuia  palliata,  que  celle  dont  nous 
avons  seulement  les  débris  informes ,  la  fabula  togata ,  de  ces  peintures 

*  Cet  ouvrage,  réuni  dans  un  même  tome,  avec  la  iraducUon,  donnée  par 
M.  Jules  Chenu,  de  Lucilius  Junior,  Saleius  Bassus,  Cornélius  Severus,  Avianut, 
Dionysius  Gato,  forme  la  quatorzième  livraison  de  la  seconde  série  de  la  Biblioihèqtie 
Uitine-française,  publiée  par  C.-L.-F.  Panckoucke.  —  *  HQrat..&i(.  I,  iv,  1  sqq.  — 

9 


66  JOtJR-NAL  DES  SAVANT*. 

plus  libres,  auxquelles  désormais  n  était  soustrait  aucun  désordre  moral , 
où,  comme  sur  ime  scèae  affranchie  dél  gênes  de  la  loi  et  de  la  surveil- 
lance d'une  aristocratie  orabrageusie,  on  voyait  traduite  la  société  tout 
entière,  les  ordres  ^  les  tribus^,  le  peuple  en  masse;  où  revivait,  dans 
sa  dernière  crise,  la  lutte  de  Tancienne  austérité  contre  la  corruption 
apportée  par  les  nations  oonquis«s  à  kurs  vainqueurs,  et  par  laquelle, 
non  tfoins  €fae  par  leur  Httératiire  et  leurs  arts,  elks  en  triomphaient 
à  iëlir  tour!  De  combien  de  détails  intéressants  des  productions  dans 
lesquelles  s'exprimait  tout  Tensemble  de  la  vie  romaine  n'eussentrclles 
pas  enrichi  les  livres  d'antiquités!  Que  d'expressions  ajoutées  par  elles  au 
vocabulaire  du  langage  familier!  Comme  on  eût  cherché  h  y  saisir  le 
véritable  caractère  de  cette  urbanité  difficile  à  définir,  même  pour  les 
anciens,  dont  Luciiius  passa  pour  le  modèle  le  ])ius  accompli  ^,  jusqu'au 
temps  où  ce  qu'elle  retenait  de  rudesse  républicaine  cessa  de  se  trou- 
ver d'accord  avec  les  convenances  nouvelles  introduites  dans  le  com- 
merce du  monde  par  le  régima  monarchique  ^  !  Enfin ,  à  l'attrait  de 
l'instruction  se  fût  ajouté  celui  du  plaisir  :  c'eût  été  une  lecture  bien 
piquante  que  celle  d'un  poète  auquel  on  a  pu,  sans  doute,  avec  justice, 
reprocher  une  composition  précipitée,  des  formes  de  style  diffuses, 
n^ligées,  dures,  un  ton  trop  constamment  amer  et  emporté',  mais 
aussi,  de  l'aveu  de  tous,  plein  de  verve  et  d'esprit,  abondant  en  inven- 
tions originales ,  en  pensées  fortes ,  en  traits  hardis ,  en  sailhes  heureuses , 
en  beaux  vers;  d'un  poëte  de  boxme  heure  traité  en  classique,  sujet 
favori  pour  les  critiques,  de  lectures,  d'éditions,  de  conmientaùres^,  qui 
charma  son  siècle,  comine  on  le  voit  par  les  éloges  et  les  citations  de 
Cioéîon,  dont  la  faveur  constante ,  même  dans  l'âge  suivant ,  importunait 
quelquefois  Horace;  qu'Horace''  cependant,  et  a^nrès  lui  Perse ^  et  Ju- 
vénal  ^,  liMièr^wt  avec  «n  éloquent  enthousiasme;  que  Quintilien  ^^ 
défendit  à  la  fois  contre  le  double  fanatisme  de  ses  admirateurs  et  de 
ses  détracteurs;  que  les  témoignages  de  l'antiquité  nous  montrent  comme 
toujours  présent  k  l'imagination  des  Romains ,  ne  cessant  de  foiutiir  aux 
entretieBs  des  allusions,  aux  traités  des  rhéteurs  et  des  grammairiens^' 
des  exemples,  aux  poètes^  des  souvenirs  et  des  inspirations;  dont  on  re- 

*  Fraym,  xxvii,  iH.  —  "  Horat.  Sat  II,  i,  69.  —  »  Cîc.  De  omt.  H,  6;  Deji^ 
II*.  I,  S;  etc.  —  •  Horut  Sat.  I,  x,  i3,  65.  ~  •Horat.  Sat.  I,  iv,  y-iS;  x,  i-3o, 
46-71.  —  'Suet.  De  illastrib.  gramm.  H,  XIV;  Horat.  Sat  I,  x,  ver»,  suppositit.  2-3  ; 
Poiplm.  ili£  HaratemMi,  I,  ni,  1.  —  ^Horat.  5a/.  II,  i,  6s  sqq.  —  *  Sat.l,  ii4. 
~  *&if,  I,  19-11,  i65-i68.— "/wr.  oml.  X,  i,  gS.—  "  A.  GeH. iVocl.  ait.;  Ma- 
crabw  Saimm,;  passim,  etc. —  ''Martial.  Epigr.  XI,  91,  5;  XII,  96,  7.  Auson.  epist. 
XV,  ad  Tetrad.  mt  ioripi.,  etc. 


FÉVRIEA  1846.  67 

trouve  la  trace  jusque  dans  les  écrits- des  apologistes  du  ohnstianismev 
chez  Lactance  ^  par  exemple,  qui  se  piait  à.le;cij|ere0nMXie  un  de& 
interprètes  les  plus  respectables  et  les  plus  accrédités  de  la  sagesde 
païenne. 

l^albeureu^ement»  d'un  tel  poète  il  ti'eist  r^té  que  ddsifrtigpoaents, 
rap^rtés  ei^  grande  partie  par  des  gramiwiriens.  et  pooir  dea  liiaMOns 
toutes  girammaticales.  Quelques-uns  sont  iofiîig^ifiantsç,  mais  boaueou)^ 
étincellent,  pour  ainsi  dire ,  au  milieu  mênaîe  dp  ee^  teiHi^  ai  pi^^res  à 
les  éteindre..  Par  la  force  du  sen&  et  la  vivacité  dja  teiMr«  par  ce  <|a*ils 
révèlent  ou  par  ce  qu'ils  laissent  pénétrer,  ils  excitent  à.UD  tràs^haut 
degré  Imtérét  et  la  curiosité. 

Tumèbe^  en  parlait  ainsi  au  lyr  siècle,  et  lea  Estiaiuie,  cédant  eux-- 
mêmes à  cet  attrait,  s  appliquèrent  à  les  reçueiUîr.  4%w  I^ÙH^  Fragmanta 
p00tarwn  veterum  latinormn,  publiés  à  Paris  en  i56f4<^ 

£u  1097,  il  en  parut  à  Leyde  un  recueil^cial  sous  ce  titre  qui 
vaut  presque  une  notice  :  C  Lucilii  Saessani.  Awronci,  sc^rogrç^phofwn» 
principû  eq.  romani  (qui  magrkos  avancuJus  magno  Ikmpeiofai!^  satyranwb 
quœ  S9persant  reliquiœ.  Franciscus  JmifiUus  l>oii5â  coHegitf  wposoHpet notas 
aàdidii.  Çétait  le  temps  de  ces  restitutions  :  déjà  en  1590  et  1595,  à 
Napies  et  à  Dc»dreoth,  Columna  (Jérôme  G^onn^^)  et  Meirula  (Van 
Merle)  avaient  ainsi  resausoité  le  vieil  Ennius- 

Jean  DQusa.(Van  der,J[)oes)  était  un  «ohle  holia<idais,  ili^strè  à  hien 
des  titres,  conime  négooiatepr,  magistrat,  histcnien,  poâtet .philologue. 
Ekuis  Tuniversité  de  Leyde  fîmdée  par  son  înâM^i^ca,  diH^t  il  avait  été 
le  premier  procurateur  et  le  bibliothéeairç,  s  étaient  élevés  ses  nom- 
breux enfants,  tqusérudits  et  célébrés  parles  sfH^nts.  du  tetiips  dan^des 
pièces  latines  sous  le  nom  collectif  de,  PleiasDoi^^Ma.  Ce  lut  le  quatrième 
dentre  eux,  Françoia  Dousa,  qui^  à  vingt  ans,  avec  laide  de  sqq  père , 
donna  le  livre  dont  nous  venons^  de  réimporter  le  titre». U19  Lucilius  ras* 
semUé,  disposé,  commenté,  restauré  mêm^  ^elqqefois  dans  d'iugé- 
oieux  centons. 

François  Dousat  da»a  la  dédicace^  se  vante  da^i*ap|]4wbation  donnée 
à  son  entreprise  par  Joseph  Scaliger ,  que  son  père  avait  attiré  à  Tuni- 
vérité  de  Leyde  pour  y  remplacer  Juste  Lipsi»,  et  quil  appelle,  avec 
(^mj^iase  énudite  du  temps  :  Snmmn$  iUe  seimtifiram  imwmni  dictator.,. 
bfftu  illêl  Cette  politesse,  au  reste ,  hii  est  rendue  ent^  du  livre ,  dans 
une  flatteuse  épigramme  du  héros.  Suit,  selon  là  c6titunie,un  asèezgraiid 
nombre  de  compliments  du  même  genre  signés  par  des  savants  de  noms 

'  Div.  Inst  V,  5, 9.  —  •  Adversarior.  Hb.  XXVUI.  c.  u.  ' 


68  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

plus  ou  moins  illustres,  par  Merula  entre  autres,  qui  célèbre  son 
jeune  émule  dans  deux  pièces.  Tune  en  style  d*Ennius,  lautre  en  style 
de  LucDius. 

Ces  éloges  étaient  mérités;  cependant  la  critique  ne  pouvait  s*en  te- 
nir, sur  Ludlius,  au  livre  de  François  Dousa.  D'autres  fragments  res- 
taient à  recueilliF,  et  ceux  qu'on  donnait  pouvaient,  grâce  àramélioration 
progressive  des  textes  auxquels  on  les  avait  empruntés,  être  rapportés 
aviee  plus  d'exactitude,  placés  dans  un  ordre  moins  arbitraire,  mieux 
Maivcis.  Ainsi  sans  doute  en  pensèrent  ceux  qui ,  comme  D.  Heinsius, 
dans  son  édition  d'Horace  donnée  à  Leyde  en  1 6 1  a ,  réimprimèrent 
d'après  les  Estienne  les  fragments  de  Lucilius.  Ainsi  en  pensa  Bayle, 
qui,  ddns  son  article  sur  Lucilius,  invita ,  mais  vainement,  les  érudits 
à  une  nouvelle  recension  du  vieux  satirique.  Malgré  ces  réclamations 
plus  ou  moins  directes,  ce  lut  le  Lucilius  de  François  Dousa  que  repro- 
duisirent sans  aucun  changement,  pour  ne  parler  que  des  grandes  col- 
lections, en  yiS,  &  Londres,  celle  de  Maittaire;  en  1766,  à  Pesaro, 
celle  d^Amati;  plus  tard,  en  1  ySS,  celle  des  deux  Ponts;  enfin  assez  ré- 
cemment, en  i83o,  la  bibliothèque  classique  latine  de  M.  Lemaire. 

Depuis  cette  dernière  réimpression  Lucilius  est  enfin  redevenu  l'ob- 
jet de  travaux  sérieux  et  originaux.  La  biographie  du  créateur  de  la 
satire  latine,  la  distribution  de  son  recueil,  le  plan  de  ses  diverses 
pièces,  les  vers  qui  en  sont  restés,  ont  été  étudiés  sans  relâche  par  de 
nombreux  critiques.  De  là  les  éerits  publiés  successivement,  en  i835 
et  i836,  à  Bonn  etàStettin,  par  M.  Varges^;  en  i84o,  à  Berlin,  par 
M.  Schmidt*;  en  i84r,  à  Breslau,  pai*  M.  Petermann';  en  18A1 ,  à 
Halle,  par  M.  Schœnbeck*;  en  i84a,  à  Utrecht,par  M.  J.-A.-C.  Van- 
Heosde  ^;  en  1 863,  à  Marbourg,  par  M.  J.  Becker^;  en  1 8/lÂ,  à  Bâle,  par 
M.  Gerlach''.  Il  y  faut  ajouter  les  articles  critiques  auxquels  ces  pro- 
duetions  ont  donné  lieu  dans  diverses  recueils;  par  exemple,  en  1 8/i3 , 
celui  de  M.  G.  Fr.  Heimann,  dans  )e  trente-sixième  numéro  des  Éphé- 
méridesde  Gœttingue,  et,  dans  la  première  livraison  d'octobre  i8â5  de 
la  Be^ae  des  deux  mondes,  celui  d'un  jeune  littérateur  de  grande  distinc- 

^  Spécimen  qumstionnm  Lucilianaram,  dans  le  Rheitdsches  Muséum,  Bonn ,  i835 , 
t.  m,  p.  i5  à  09;  C.  LnciHvsatiraram  qnm  ex  lihro  111  iupersunl,  Stettin,  i836.  — 
'  C.  Ludlii  iadramm  qaœ  de  lAro nùno  sttpermnt  disposita  et  iUnslrata,  Berlin,  18/io. 
^  ^  De  Lacilii  vita,  Breslau,  i8iia<  —  *  Quœstionum  Lucilianarum  particuluj, 
Halle,  i84i-  —  *  Stadia  criiica  in  C,  Luciliumpoetam,  Ulrecht,  1842.  — *  Ueber 
die  Einiheihnq  der  Satirendes  C.  Lnciliax  dans  le  ZeiùchriJÏ  fur  die  Alterthum- 
wissetuckaft.MRrhouT^y  mars  iS/ia,  n*'  3o-33.  —  '  Lucilius  und  aie  Bômische  Satura, 
Bàle.  i8â4. 


FÉVRIER  1846.  09 

tion,  dont  la  mort  prématurée  a  causé,  il  y  a  quelques  mois,  de  si  vifs 
et  si  justes  regrets,  de  M.  Charles  Labitte. 

Tant  d'efforts  n  ont  pas  été  stériles ,  il  s'en  faut  de  beaucoup.  Mais 
la  moisson  assez  abondante  de  notions  plus  claires,  de  leçons  plus 
épurées,  d'interprétations  plus  exactes,  qu'ils  ont  produite,  a  été  quel- 
quefois comme  étouffée  par  la  fausse  richesse,  le  luxe  embarrassant  des 
conjectures.  Lucilius,  nous  le  tenons  de  Cicéron  \  désirait  que  ses  ou- 
vrages ne  fussent  lus  ni  par  des  hommes  trop  éclairés,  ni  par  des  igno- 
rants, parce  que  ceux-ci  n'y  verraient  rien  et  que  les  autres  y  verraient 
peut  être  plus  que  lui.  Il  semble  qu'en  raison  de  l'esprit  prophétique 
attribué  par  l'antiquité  à  ses  poètes,  il  protestât  d'avance  contre  l'excès 
de  hardiesse  avec  lequel  devait  s'exercer  sur  les  souvenirs  effacés  de 
sa  vie  et  les  débris  informes  de  son  monument  poétique,  l'ims^nation 
de  nos  doctes  contemporains.  M.  «L-A.-C.  Van-Heusde,  particulièrement, 
a  compromis  le  succès  légitime  de  ses  estimables  Étades  par  des  témé- 
rités dans  lesquelles,  malgré  les  réclamations,  assez  dures,  il  est  vrai, 
de  la  critique,  il  a  eu  le  tort  de  persister  *.  Indiquons-en  quelques-unes. 

La  Chronique  d'Eusèbe  renfermant  les  quarante-six  ans  de  vie  qu'elle 
donne  à  Lucilius  entre  la  i58*  et  la  jGg*  olympiade,  le  fait  mourir 
par  conséquent  en  Tan  de  Rome  65 1.  Diverses  considérations  avaient 
déjà  porté  Bayle*,  Dacier*  et  d'autres,  à  rapprocher  d'un  certain  nom- 
bre d'années  cette  dernière  date.  Le  poète  en  effet  a  parié  ^  de  la  loi 
Licinia,  rendue  selon  quelques-uns,  il  est  vrai,  en  644,  mais  selon 
d'autres  en  667  et  même  en  665.  De  plus  le  mot  Senex^  par  lequel 
Horace  la  désigné,  ne  semble  pas  d'accord  avec  la  durée  assez  courte 
que  la  Chroniliue  d^Eusèhe  attribue  à  sa  vie.  On  y  a  donc  ajouté,  mais 
M.  Van-Heusde  plus  que  personne  :  il  l'a  portée  en  effet  de  l'évaluation 
primitive  de  quarante-six  ans  à  plus  de  quatre-vingts  \  Par  quel  procédé  ? 
Je  voici  :  Cicéron  dit  dans  le  Bmtus  ^  du  tribunat  de  l'oratem*  Crassus  : 
lia  tacitus  tribunatas  ut  nisiin  eo  magisîrata  ccenaoisset  apadprœconem  Gra- 
mam,  id  que  nohis  bis  narravisset  Lacilius,  tribunum  plebis  nesciremas fuisse. 
Au  lieu  de  nobis  bis  ou  de  bis  nobis  que  donne  un  manuscrit,  M.  Van- 
Heusde  lit  arbitrairement  nobis  puais;  il  entend  tout  aussi  arbitraire- 
ment par  narravisset,  non  pas,  comme  tout  le  monde,  des  récits  que  Lu- 
cilius a  semés  dans  ses  satires,  mais  une  confidence  orale ,  et  du  pas- 

*  De  orat.  11,  6;  cf.  De  fin,  1,7;  Plin.  Hist,  nat.  prmfat.  —  *  /o.  Adolph,  Car. 
Van  Heatde  epittola  ad  Car.  Frid,  Hermann  de  C.  Lucilio.  Uirecht,  1844.—-  ^  Dict. 
hist  «rt.  Lacilius. — *  Discours  sur  la  satire.  Acad.  desioscript.  etbell.-lelt.  t.  U,  p.  187. 
—  •  Frofm.  incerla,  i33.  —  *  Horat.  SaJt.  II,  i,  34.  —  '  Stud,  crit  p.  9  sqq.  — 
*C.  xtni. 


70  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sage  ainsi  corrigé  et  eaipiiqué  il  tire  cette  coockision ,  que  le  poète  a 
réellement  raconté  à  Cicéron,  dans  son  enfance,  Thistoire  du  souper 
donné  au  tribun  Ci^assus  par  le  crieur  public  Granius.  Gela  ne  suflirait 
pab  cefiendant  pour  faire  de  Lucilins  un  vieillard,  un  octogénaire;  car  en- 
fin» lossque  Cicéroo,  néen648»  avait  par  exemple q[uinae  ans,  Lucilius, 
s'il  eût  vécu,  et  plusieurs  passages  des  Dialogues  sar  L'oraUar^  padeatde 
lui  à  cette  époque,  c'est-à-dire  en  663,  comme  d*ua  homme  qui  a  cessé 
d'exister,  Lucilius,  dis-je,  en  le  supposant  ^ors  envie,  naur^tet^  qu!en- 
virOB'  do^iante^uit  ans.  M.  Van-Heusde  a  trouvé  moyen  de  grossir  ce 
cbiffirede  vângUjuatre  années  au  moins,  en  supposant,  avec  François 
Doiiia,  que,  quand  lesatirique,  dansuapaasagequi  nousaété  conservé,  a 
parlé'de  la  etiueUe  loi  de  Gaipumius^,  il  a  entendu  une  loi  Cudpurniade 
mn&îtei portée  en  687.  Mais  est-il  bien  évideat  que,  des  diverses  lois  dé- 
signées parle  oiéme  nom  de  Calpurnia,  aucune  autre  n ait  pu  mériter 
Ifi  qualification  de  sœva  I«j},:pas  même  celle  de  60 4  ^  repetandis.  Et 
puift'  pourquoi  ne  serait-ce  pa3  un  concussiomiaire  mécontent  à  qui  Lu- 
cilias  Mirait  fait  dire  (j  emprunte  la  traduction  et  renvoie  à  la  note  de 
M.  Gorpet):  «Je  blâmai  la  loi  cruelle  de  Galpuniius  Pisoa«  et  j  aspirai 
«m^wii^  de  colëjne  au  bord  de  mes  narines,  m 

Caipumi  saevam  legem  Pisonf  reprend! , 
Edaxiqiie  anitnam  m  primoribu  naribus 


fin  liésumé,  touite  cette  construction  l^pothétique  au  moyen  de  la- 
quelle M.  Van^eusde  ajoute  savamment,  ingénieusement,  aux  années 
de  Lucîlîns,  est  assez  peusoUdCi  et  ses  évaluations,  celles  même  de 
Bayle,  semblent  mériter  moins  de  confiance  que  les  chiffres  de  la  Chro- 
lùqM  d'EfB^be,  fort  bien  défendus  d*ailleiurs  psur  d  autres  critiques,  no- 
taoKnem  par  M.  Varges  ^. 

Gnwte  «miongue,  la  vie  de  Lucitius  est  pour  nous  bien  peu  remplie, 
sinon  dloMi^vres,  du  moinS)  d'événements.  Sa  naissance  à  Suessa-Aur 
Funoa*,  sft^mort  et  ses  honorablee  funérailles  à  Naples^;  dans  Tinter- 
vidle,  k  part  qu'iL  prit,  bien  jeune  encore,  à  la  dernière  campagne  de 
la  gu0m3.de  Numance^;  son  honorable  et  douce  intimité,  pendant 
quelques  années,  avec  Scipion  Émilien  et  Lselius''',  des  voyages,  dont 
un  de  Rome  à  GaptMieet  josquau  détroit  de  Sicile  lui  a  ibwni  le  sujet 
d'un  récit  enjoué  devenu  sa  troisième  satire  *;   des  procès,   soit  au 

^  JieamA,  16  ilk  6. -r^^  Fragm.  xx,  à.'^^Spêe.  qamt.  ImiL  p.3S43.-— 'Ju- 
v«Hd^;SHt.  i;  TOi  tL  sàtoL;  Anton.  £pût.  xv^ai  Tetrad.  &to:  —  *  Eiueb.  Ckron.  ^ 
*  V41.  t^at  HiH.VL,  IX.  —  'Cic.  Décorai.  H,«  ;  Hont.  Soi,  II,  i,  7  j ,  ef.  Aoit>ii.  SehûL 
—  •  Porphyr.  SehoL  ai  Horat.  sot.  I,  v. 


FÉVRIER  1846.  71 

sénat,  devant  lequel  on  Taocusait  de  &ire  paître  ses  troupeaux  sur  les 
terres  du  domaine  public  *;  soit,  sans  succès,  au  tribunal  de  C.  Célius^, 
contre  un  acteur  qui  Tavait  désigné  outrageusement  par  son  nom  en 
plein  théâtre;  celui-là,  peut-être,  que  le  satirique  avait  lui-même  si 
plaisamment  appelé  un  Oreste  enroaé^\  enfin  quelques  particularités 
où  se  révèle  Texistence  d'un  homme  de  bonne  naissance  et  de  fortune 
aisée*,  ayant  une  maison  de  ville  *,  des  terres®,  des  esclaves ''j  des 
Hoaitresses  ^,  et  consacrant  aux  lettres  un  grand  loisir:  voilà  tout  ce  que 
Ton  sait  de  la  vie  de  Lucîlkis.  Gela  est  peu  de  chose  sans  doute,  et  na 
pas  suffi  à  la  curîo9ité,  quelquefois  bien  indiscrète,  de  la  critique. 

Plaute^  a  fait  de  certains  curieux  de  son  temps,  qui  se  disaient  et  ^e 
croyaient  trop  bien  instruits,  un  joli  portrait,  traduit  avec  beaucoup 

d'agrément  par  M.  Naudet  :  « Ils  savent  ce  que  le  roi  a  dit  tout 

bas  à  la  reine;  ils  savent  la  conversation  que  Jupiter  a  tenue  avec 

Junon »  Il  y  a  bien  des  choses  que  les  critiques  savent  de  cette 

sorte.  Pourquoi  Lucilius  â-t-il  feit  le  voyage  qu'il  a  mis  en  vers?  Pour  ré- 
tablir sa  santé,  répond  sans  hésiter  M.  Van-Heusde^^  moins  hardi,  du 
reste,  que  M.  Schœnbek",  d'après  les  informations  duquel  le  poète  a 
été  véràicr  les  effets  du  tremblement  de  terre  qui  avait,  eh  6a 8,  bou- 
leversé les  îles  Lipari  et  la  Sicile.  Gomment  se  fait-il  que  Lucilius  soit 
raort  à  Naples?  G'est,  répond  encore  M.  Van-Heusde^^,  je  ne  sais  d'après 
quels  mémoires  secrets,  que  Fennui  de  ses  procès,  les  tracasseries  de 
SM  ennemis,  peut-^tre  même  une  sentence  d*exil,  provoquée,  comme 
autrefois  celle  qui  frappa  Naevius,  par  ses  libertés  satiriques,  l'araient 
forcé  de  quitter  Rome. 

Pighius,  dans  ses  Annales  ^^,  avait  supposé  que  c'était  par  notre  Luci- 
lius que  la  famille  Luciiia  était  devenue  sénatoriale,  comme  l'appelle 
Velleius  Paterculus^*,  disant  de  Pompée  :  fait  hic  genitas  matre  Luciiia 
sdrpis  senatoriœ;  il  en  avait  donc  fait  un  personnage  politique  en  même 
temps qu un  poète,  et,  de  son  autorité  privée,  lavait  déclaré  questeur 
en  6217,  et  en  687  préteur,  s'abstenant  seulement  de  l'élever  plus  tard 
au  consulat.  M.  Van-Heusde**  lui  a  attribué  une  carrière  publique  plus 
modeste;  celle  de  publicain  en  Asie,  se  fondant  sur  un  passage  '•  où  il 
semble,  c'est  ainsi  qu'il  Ta  entendu,  et  M.  Gorpet,  dont  je  transcris 

'  Gc.  De  orat.  II,  70.  —  *  Ad  Herenn.  11,  i3.  —  '  Fragm,  xix,  8.  —  *  Horat. 
Sa*,  n ,  I,  75.  —  •  Asc.  Ped.  In  Cic.  orat  contr.  L.  Pùonem.  —  •  Cîc.  De  orat,  II,  70. 
—  '  Frëgm.  xxii,  a.  —  •  Varr.  De  Hng,  lot,  VI,  lxix;  Porphyr.  In  Horat.  carm. 
I,  XXII,  10.  —  •  Trmam,  I,  n.  168  sqq.  —  *•  Sind,  crit  p.  60.  —  **  Qnmtt  LacU. 
p.  17.  —  "  Stud.  crit.  p.  67.—  "  Voyez  t.  III,  p.  3i,  90,  95.—  **  Hist,  H,  «;  cf. 
Acr.  Porphyr.  In  Horat.  sat.  II,  i ,  76.  —  "  Simd.  crit.  p.  67.  —  "  Frapn.  xxvi ,  6. 


72  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

encore  la  traduction,  partage  son  avis ,  où  il  semble  quon  dise  au  poète  : 
«  Moi!  que  je  me  fasse  publicain  et  fermier  de  la  taxe  en  Asie  à  la  place 
de  Lucilius!  Je  ne  veux  pas n 

Publicantis  vero  ut  Âsi»  fiam ,  ut  scripturarius 
Pro  Lucilio,  id  ego  nok) 

Mail  on  Ta  remarqué  ^  peut-être  iciest-<;e  le  poète  qui  parie  et  qui 
proteste  ne  pas  vouloir  cesser  d*ètre  ce  qu'il  est,  Lucilius,  pour  devenir 
le  ccHlecteur  des  revenus  publics  en  Asie.  Ainsi,  bien  souvent,  Horace 
s'attache  à  sa  condition  et  refuse  de  Téchanger  contre  d'autres  qu'on 
pourrait  croire  préférables.  Si  cette  dernière  interprétation  était  admise , 
ii  faudrait  désespérer  de  faire  sortir  Lucilius  de  la  vie  privée  à  laquelle 
je-t croirais  volontiers  qu'il  s*est  restreint,  se  contentant,  comme  plus 
tard  un  autre  chevalier  romain,  Tauteur  du  poème  de  la  Nature, 
d'être  un  grand  poète. 

J'arrive  à  un  chapitre  assez  étrange  de  biographie  tout  à  fait  intime, 
dont  M.  Van-Heusde  a  encore,  mais  non  sans  quelques  complices  de  sa 
hardiesse,  enrichi  la  vie  trop  pauvre  en  événements  de  Lucilius.  Nous 
savions  déjà,  par  Asconius  Pedianus^  que  Lucilius  habitait  à  Rome 
une  maison  qui  avait  été  construite  soixante  ans  auparavant  aux  frais 
du  trésor  public,  pour  loger  Antiochus  Épiphane,  livré  en  otage  aux 
Romains  par  le  roi  de  Syrie,  son  père.  M.  Van-Heusde  ^  Ta  fait  de  plus 
possesseur  d'un  moulin  ou  d'une  boulangerie,  pistrinum,  sur  l'autorité 
du  passage  suivant  de  Varron^,  et  de  l'interprétation  proposée,  mais 
d'une  façon  fort  dubitative,  par  C.  O.  MùUer  :  Pilum,  qwod  eofar  />i- 
sunt,  a  qao  ubi  id  fit  dicitor  pistrinam ,  inde  post  in  urbe  Lacili  pistrina  et 
pistrix.  D'autres^  ont  pensé,  d'après  Scaliger,  que,  dans  ce  passage, 
probablement  altéré ,  il  s's^issait  tout  simplement  de  l'emploi  fait  par 
Lucilius  ^  du  mot  féminin  pistrina,  au  lieu  du  neutre  pistrinam ,  de  l'em- 
ploi du  mot  pistrix.  La  prétendue  propriété  de  Lucilius  se  réduirait 
donc  à  celle  de  certaines  formes  de  langage.  Que,  si  l'on  donne  à  Lu- 
cilius la  boulangerie,  pistrina,  il  faut,  d'après  le  même  texte  ,  lui  don- 
ner aussi  la  boulangère,  pistrix;  c'est  ce  qu'a  fait,  de  son  côté,  M.  J.  Bec- 
ker  '^.  Gomme  le  mot  pistrina  se  trouve  dans  un  fragment  de  cette  sei- 
zième satire,  écrite  selon  Porphyrion*  par  Lucilius,  au  sujet  d'une  de 

*  M.  C.-Fr.  Hermann ,  article  cité  plus  haut.  —  *  In  Cic.  orat.  contra  L.  Pison,  c. 
xxn. —  '  Stui.  crit,  p.  64. —  *  De  îing  lat  v.  i38.—*  Voyez  le  lexique  de  ForcelUni, 
au  moi  pistrix,  et  de  fort  bonnes  notes  de  M.  Corpet  sur  ie  fragment  xvi,  lo,  et  le 
i3'  des  Fragm,  incert.  —  *  Cf.  Charis.  I,  xyii,.$  ^6.  -^  '  Ouvrage  cité  plus  haut» 
p*  ^49,  a5o.  —  *  Ad  Horat  corm.  I,  xx. 


FÉVRIER  1846.  73 

ses  maîtresses,  et  intitulée,  du  nom  de  cette  femme,  Colfyra,  il  a  paru 
à  M.  J.  Becker  que  la  Colfyra  de  Porphyrien  et  la  pistrix  dé  Vairon  ne 
faisaient  qu'une,  et.il  nous  a  mis  ainsi,  bien  qu il  s*en  défende,  aux 
dépens  de  l'exactitade  du  schoiiaste,  sur  la  voie  d'une  relation  bien 
familière  entre  le  poète  et  Futile  mais  humble  et  assez  peu  gracieuse 
personne  décrite  dans  ce  firagment  ^  : 

Pistricem  vàlidam  si  nummisuppedltabant, 
Addas  ifivXfvpov^  mamphalas  qiue  sciât  omnes. 

«  Si  tes  moyens  te  pennettent  d*avoir  une  boulangère  en  sa  fleur,  tâche  aussi 
qu*dle  soit  solide  sur  ses  hanches  et  qu'elle  sache  donner  toutes  les  formes  i 
sa  pâte.  »  (  Trad.  de  M.  Corpêt) 

Lucilius  aurait  été  un  juge  fort  compétent  de  ce  genre  démérite ,  s*il 
fallait  croire ,  avec  M.  Van-Heusde  ^,  que ,  comme  Plante ,  mais  uni- 
quement par  des  raisons  de  santé  ou  par  fantaisie,  û  a  lui-même,  dans 
son  moulin  ou  sa  boulangerie,  mis  la  main  à  fouvrage  :  animi  aat  vale- 
tadinis  causa  ad  pistoris  apus  incabuisse  et  pilwn  tractasse.  En  effet,  il  a  dit  '  : 
pilam  qao  pinso,  le  pilon  avec  lequel  je  pile.  Mais  dans  quel  endroit 
a-t-il  dit  cela?  Dans  sa  neuvième  satire,  de  sujet  tout  grammatical,  où  il 
débattait  particulièrement  des  questions  d  orthographe;  où  il  examinait, 
entre  autres  choses,  quand  il  faut  écrire  ei  ou  simplement  i,  comme  dans 
pilam,  le  pilon  avec  lequel  je  pile,  c  est-à-dirè  avec  lequel  on  pile,pi{am 
fdo  pin^o;  conune  aussi  dans  pilam,  la  balle  avec  laquelle  nous  jouons, 
c'est-à-dire  avec  laquelle  on  joue,  pîiom  qaa  ladimus.  De  la  différence  de 
nombre  qui  distingue  dans  ce  fragment  ludimas  de  pinso,  il  est  bien  sub- 
til de  conclure,  comme  parait  le  faire  M.  Van-Heusde,  que,  quand  le 
poète  dit  ludimas,  il  parie  de  tout  le  monde,  et  que,  quand  il  dit  pinso, 
il  ne  parle  que  de  lui-même,  mettant  ses  lecteurs  dans  la  confidence 
d*une  manie  assurément  bien  bizarre. 

Si  j'ai  insisté,  comme  je  viens  de  le  faire,  sur  des  assertions  qu*on  ré- 
fute assez  en  les  énonçant,  c'est  qu  elles  sont  très-propres  à  montrer  jus- 
qu  où  Ton  peut  être  mené ,  avec  beaucoup  de  science  et  de  sagacité ,  par 
loubli  des  r^es  sévères  de  la  critique,  par  la  prétention  d'en  savoir  sur 
les  choses  de  l'antiquité  plus  que  les  anciens  ne  nous  en  ont  dit  et  que 
l'on  ne  peut  légitimement  en  supposer  d'après  leurs  témoignages,  par  le 
plaisir  de  conjecturer  sans  fin.  De  là  des  notices  où  la  fantaisie  domine, 
et  que  j'appellerais  volontiers  les  romans  historiques  de  l'érudition. 

Nous  avons  nous-mêùies,  i}  nous  en  faut  accuser,  fourni  deux  cha- 

'  Fragm.  incerL  i3  ;  cf.  Fest.  v.  Mamphala. —  ^Stud.  ait.  p.  64-67.— 'fV^yiii.  a,  7. 

10 


74  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pitm  a^ez  boulfons  au  roman  de  Luciliue^  LeipremieR  a  pour  auteur 
Bailler^t/  qui  commente  ^ainsi  le^  paasage>oilL  Hocàce  a;  reproche  à  Lucir 
lias  d'avoir  fait  souvent,  croyant  faire  merveille^  jusqu'à  dieux oeats  vers 
dans  use  heure,  dictant  sans*  relâché  et  sanapeim,:  «eoimne  au  pied 
levé.    -'■-■■ 

In  hora  saepe  iiûcento»^, 
Ut  magnum,  versus  dictabat,  stans  pede  in  uno  *. 

Horace,  selon  Baillet,  dit  que  a  Lucilîus  dictait' ses  vers  debout  sur  un 
pied,  tenant  Faulre  levé  en  Taîr,  ce  qui  passait  pou^*  une  rareté  fort 
singtdière.  »  L'erreur  naive  de  Baillet,  qui  entend  au  propre  une  expres- 
sion proverbiale,  est  divertissante;  mais  je  suis  presque  aussi  étonné  de 
fexplkation  quen  a  donnée  M.  Van^Heusde^  et  contre  laquelle  jusqu  ici 
ona  vainement  réclamé'.  Selon  ce  savant,  par  ces  mots  :  stans  pede  in  ano, 
Horace  reprend,  chez  Lucilius,rusage  presque  e&dusif  de  Tfaeiamètre. 

J*fii  parlé  de  deux  chapitres  :  le  second,  non  moins  plaisant  que 
ràutre:,  est  de  la  façon  de  Dacier  ^  è  qui  Tout,  asses  généralement  em- 
prunté sans  défiance  les  biographes  de  Lucilius^.' 

A  Tentendrc,  parmi  les  partisans  du  sàiiriqne^  il  y  en  avait  de  si 
oiûtrëa,  qu'ils  couraient  les  rues  avec  des  fouets  sous  leurs  rohes  pour 
frappertoi»  ceux  qui  oseraient  dire  du  mal  des  vers  de  leur  poète  fa- 
vori v  et  cet  acte  de  tyrannie  littéraire,  assurément  unique  dans  l'histoire 
de  1a'  poésie»  avait  lieu  environ  soixante^lix  ans  après  la  mort  de  Luci- 
liùSi  au  temps  où  Horace  est  supposa  avoir  écrit  le  morceau,  assez 
évidemment  apocryphe,  par  leqacdi  quelques  manuscrita  du  dixième 
siècle  font  commencer  la  pièce  qui  termine  son  premier  livre  de  satires. 
C'est  de  là  en  effet  qne  Dacier  a  tiré  ce  qu'il  raconte,  avec  une  bonne 
foi  comique ,  de  l'enthousiasme  persévérant  et  oppressif  des  admirateurs 
de  Lucilius;  mais  il  l'en  a  tiré,  peu  Intimement,  par  un  contre-sens, 
comme  on  va  le  voir.  Citons  et  traduisons  d'abord  le  passage  : 

Lucili,  quam  sis  mendosus,  teste  Catone 
Defensore  tuo  pervincam ,  qui  maie  factos 
Emendare  parât  versus  :  hoc  lenîus  ille. 
Est  qno  vir  mdior,  longe  subtSior  illo, 
Qui  multom  pner  et  loris  et  funibus  udis 
ExhoHatus,  ut  esset  opem  qui  ferr^  poetîs.* 

*  Jugements  des  savants,  t.  III,  a*  partie ,  p.  67. —  *  Horat.  Sat.  I ,  iv,  9.  —  *  Voyex 
ses  Stadia  critica,  p.  101,  et  son  Epistolaad  C.-rr,  Hermann,  p.  a6.  —  ^Remarques 
sur  les  satires  d'Horace,  I,  x,  a.  —  *  Voyez,  entre  autres,  iartide  Lucilius  de  la 
Biojrapkiê  universâlh. 


FÉVRIER  1846.  7B 

'  ;AsiCiqoi5  flossel'ixnitra  bstidia  nostra, 
..<}fiiianaMoor«mtquitam'docti88im      . . 

iBme  seraii  facSe,  Liieilm,  de  lieprendre  chez  toi  bien  des  feules.  Je 
n  en  toux  pour  garant  que  Catoo,  ton  défianseur  cependant,  qui  s'apprête  à 
corriger  les  fers.  Il  montre,  au.  reste*  un  esprit  de  douceur  digne  aun  si 
honnête  homme,  et  en  wéme  temps  un  goût  plus  fin  que  cet  autre,  dont 
Tenfance  studieuse  essuya  maintes  fou  les  etrivières,  pour  qu  il  y  eût  un  tour 
un  chevalier,  docte  jgrammaiitien  entre  tous,  qui  pût  venir  en  aide  aux  Yieux 
poètes  contre  nos  injustes  dégoûts.  • 

Chacun  aperçoit  je  pense,  de  quelle  étrange  façon  s  est  mépris  Dader 
en  interprétant  ce  passage  :  dans  les  mots  :  maUani  puer  et  loris  etfunibas 
udis  exhortaias,  il  a  négligé  puer,  si  nécessaire,  en  même  temps  qu'il 
lisait,  non  sans  autorité,  exoniuitts.  Bp  conséquence  il  a  traduit  : 

cCe  savant  chevalier,  qui  a  soin  de  se  munir  de  bonnes  etrivières  et  de 
bonnes  cordes  mouillées  ,'poar  Tenger  de  nos  dégoûts  les  poètes  anciens,  i 

Je  ne  sais  par  quelle  fatalité  il  est  arrivé  à  M.  Van-Hensde  de  rem- 
placer Terreur  vieillie  de  Dacier,  comme  il  avait  fait  celle  de  Baillet, 
par  une  erreur  nouvelle^;  je  ne  crains  point  de  le  dire.  Pour  tout 
le  monde,  c*est  Horace,  juge  quelque  peu  dédaigneux  de  Lucilius , 
que  désignent  ces  mots  ifastidia  nostra.  M.  Van-Heusde  le  reconnaît, 
au  contraire ,  dans  celui  qu'il  est  censé  se  donner  pour  adversaire ,  ce 
chevalier  grammairien  » .  rudement  préparé  à  Testime  et  à  la  défense 
des  vieux  poètes.  VéritableiMnt  y  a-t-il  à  cela  quelque  vraisemblance? 
Horace,  sans  doute,  avait  tâté  luî-iséme  de  cette  éducation  brutale  et 
pédantesque;  U  avait  transcrit,  dans  son  enfance,  sous  la  dictée  du 
terrible  Orbilius,  les  vers^  surannés  de  Livius  Andronicas,  et  Ton  sait 
qu'il  en  a  gardé  rancune^.  Mais  que  son  vieux  maître  ait  compté  sur  lui 
pour  être  un  jour  le  champion  de  l'antiquité  latine  déjà  menacée  par 
une  école  nouvelle;  que  VderiusCaton  ait  mieux  répondu  à  se»  espé- 
rances; qu'Horace,  pour  entrer  dans  la* supposition  de  l'auteur  des  vers 
qu'on  lui  a  prêtés,  fasse  ici  allusion  à  ce  mécompte,  ce  sont  là  des 
suppositions  gratuites,  un  roman,  comme  je  le  disais  tout  à  l'heure  ; 
ajoutez  qu'on  ne  nous  explique  pas  comment  le  fils  de  raffiranchi, 
qui  n'a  jamais  manqué  de  rappeler  l'humilité  de  sa  naissance  et  la  mé- 
diocrité de  sa  condition ,  pourrait  s'intituler  magnifiquement  chevalier. 

J'allongerais  trop  cet  article  si  j'y  faisais  entrer  ce  qui  me  reste  à 
dire  du  travail  de  la  critique  contemporaine  sur  la  distribution  du  re- 

Stad.  erit.  p   laa.  —  *  Horat.  EpUti  II ,  i,  70. 

10. 


76  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cueil  satirique  de  Lucilius ,  les  sujets  traités  dans  ses  diverses  pièces , 
le  sens  et  le  caractère  de  ses  priotipaux  fragments,  travail  où  brillent 
également,  mais  avec  im  mélange  regrettable  de  licence  conjecturale, 
la  science  et  la  sagacité.  J'en  parierai  dans  un  prochain  article,  et  j\nr 
riverai  par  ce  chemin  au  livre  dans  lequel  M.  Gorpet,  mettant  à  profit 
les  exemples  bons  et  mauvais  de  ses  devanciers,  choisissant,  avec  in- 
dépendance et  discernement,  parmi  leurs  opinions,  a  fort  heureuse- 
ment résumé  et  complété  cette  œuvre  collective. 

PATIN. 


T BÉÂT  RE  français  au  moyen  âge,  pablié  d'après  les  manuscrits  de  la 
bibliothèque  du  Roi,  par  MM.  L.-G.-N.  Monmerqué  et  Fran- 
cisque Michel  (xi-xiv*  siècle),  Paris,  Firmin  Didot,  iSSg; 
un  volume  très-grand  in-8**  de  672  et  xvi  pages,  sur  deux 
colomies. 

DEUXIÈME    ARTICLE  ^ 

Le  premier  morceau  que  MM.  Monmerqué  et  Francisque  Michel 
ont  inséré  dans  leur  recueil  est  tiré  d*un  manuscrit  appartenant  au- 
trefois à  Tabbaye  de  Saint-Martial  de  Limoges  et  actuellement  à  la  Bi- 
bliothèque royale,  n^  1 1 39  du  fonds  latin.  Ce  précieux  volume  a  été 
signalé  successivement  par  Tabbé  Lebeuf  ^,  par  les  bénédictins,  au- 
teurs deThistoire  littéraire  de  France^,  et  plus  récemment  par  MM.  Ray 
nouard^  et  FaurieP,  comme  renfermant  un  mystère  ou,  ce  que  labbé 
Lebeuf  et  après  lui  les  bénédictins  appellent  une  tragédie  en  rimes  latines 
du  XI"* siècle.  Ces  habiles  critiques  s'accordent  à  voir  dans  cette  pièce, 
qu  ils  analysent  d'ailleurs  très-sommairement ,  le  plus  ancien  monument 
de  la  poésie  dramatique  en  France.  Mais ,  ni  eux,  ni  personne,  n  avaient, 
jusqu'en  i835,  signalé  plus  d*un  drame  ou  mystère  dans  le  manus- 
crit de  Saint-Martial.  Il  est  vrai  que  Tabbé  Lebeuf  et  M.  Raynouard 
n'étaient  point  d'accord  sur  le   sujet.    L'abbé  Lebeuf  et   les   béné- 

'  Voir  le  premier,  dans  le  cahier  de  janvier  1 846 ,  p.  5.  —  *  État  des  lettres  en 
France  depuis  la  mort  da  roi  Robert,  etc,,  p.  68.  -^Histoire  littéraire  de  France, 
t.  VII,  p.  127.—  *  Choix  de  poésies  originales  des  troabadoars,  t.  II,  p.  cxrv  et  iSg- 
i43. —  *  Histoire  de  la  poésie  provençal»,  1. 1",  p.  a55-357. 


FÉVRIER  1846.  77 

dictins,  qui  noi)t  fait  que  le  transcrire ,  nont  vu,  ou  du  moins  ne  par- 
lent que  d'un  mystère  latin  de  la  Nativité,  où  Virgile  vient  mêler 
sa  voix  à  celles  des  prophètes  dans  Tadoration  du  Christ  nouveau-né. 
M.  Rayiiouard,  au  contraire,  désigne  toute  la  partie  du  manuscrit  de 
Limoges  comprise  entre  les  pages  53  et  58,  comme  mie  pièce  non- 
seulement  latine,  mais  mêlée  de  ro|nan,  et  qu'il  intitule  Mystère  des 
vierges  sages  et  des  vierges  Jolies. 

Ayant  eu  l'occasion  en  1 835,  à  la  faculté  des  lettres,  d'étudier,  dans  la 
chaire  de  M.  Fauriel,  ce  précieux  document  dramatique,  je  crus  y  aper- 
cevoir, non  pas  seulement,  comme  mes  savants  prédécesseurs,  un  drame 
ou  un  mystère  unique ,  mais  bien  trois  mystères  séparés  et  distincts , 
à  savoir  :  i**  deux  mystères  complets,  l'un  tout  en  latin  et  l'autre  en 
latin  mêlé  de  langue  romane;  a""  un  fragment  de  mystère  tout  latin.  De 
plus  je  crus  reconnaître  un  autre  fragment  latin  d'un  office  dramatique 
ou  mystère  des  Innocents,  que  Ton  n'avait  pas  signalé  jusque-là.  Pour  qui 
sait  la  rareté  des  monuments  de  ce  genre  avant  le  xii"^  siècle,  il  est  aisé 
de  comprendre  de  quelle  importance  il  était,  pour  un  investigateur  des 
origines  théâtrales,  de  pouvoir  constater  la  présence  de  quatre  mys- 
tères dans  un  manuscrit  incontestablement  du  xi"^  siècle.  Depuis  le 
moment  où  j'exposai  à  la  Sorbonne  les  motifs  sur  lesquels  je  fondais 
ma  conviction,  j'ai  revu,  à  plusieurs  reprises,  le  manuscrit  de  Limoges 
et  pesé  de  nouveau  mes  arguments  :  je  n'ai  fait  que  m'afifermir  dans 
mes  conclusions. 

M.  Francisque  Michel ,  en  publiant  pour  la  première  fois  dans  son 
entier  toute  la  partie  du  manuscrit  \  i39  contenue  entre  le  feuillet  53 
et  le  feuillet  58,  a  rendu  un  vrai  service  aux  lettres;  son  texte,  générale- 
ment exact,  permettra  à  tous  ceux  qui  ne  peuvent  avoir  le  manuscrit  sous 
les  yeux  d'étudier  ces  reliques  intéressantes  de  nos  origines  théâtrales. 
Quant  à  moi ,  je  saisis  volontiers  l'occasion  qui  m'est  offerte  de  sou- 
mettre à  un  auditoire  plus  étendu  que  celui  de  la  Sorbonne  mon  opi- 
nion sur  ce  point  délicat  ^histoire  littéraire. 

Je  viens  de  dire  que  l'âge  du  manuscrit  de  Saint-Martial  est  bien 
établi.  L'abbé  Lebeuf  le  place  au  règne  de  Henri  I",  entre  i  o3 1  et  i  o6 1  ; 
M.  Raynouard  le  porte  à  la  première  moitié  du  xi*  siècle  \  et  ne  pa- 
raît même  pas  éloigné  de  le  faire  remonter  au  x'^.  Enfin  M.  Fauriel  a 
consigné  une  opinion  analogue  dans  une  note  manuscrite  dont  j'ai  dû 
la  communication  à  son  amitié,  et  dont  M.  Francisque  Michel  a 
donné  un  extrait  en  tête  de  son  texte.  On  y  peut  voir  que  ce  volume,  pe: 

*  Ouvrage  cilé,  t.  Il,  p.  cxlv.  —  '  Journal  des  Savants,  cahier  de  juin,  i836. 


78  JOURNAL  Ï)ËS  SAVANTS. 

tit  iih'/i^  sur  vélin ,  est  un  composé  d*buti*ages  écrits  en  différents  temps 
ël  pA  dîSéretftes  inains.  Ces  féiâicfé  paraissent  avt)ir  été  réunies  et  re- 
liées  ensemble  dès  leis  prétauères'  années  du  xiit  siècle  ;  car  on  trouve 
mr  lès  blancs  quelques  passages  d'une  autife  édriture,  dans  laquelle  on 
Ë  cm  ^ëconnîiître  celle  dé  Bernard  lAîei»»  archiviste  de  Saiàt-Martial  au 
comniéhcement  du  xin*"  siècle.  M.  Francisque  Michel  insère  ici  une 
objeclion  :  «Cependant,  dit- il,  comme  ie  premier  fascicule  contient 
la  Prose  de  saint  François ,  qui  a  pour  antetir  ie  pape  Grégoire  IX , 
ètqjae'te  pbntife,  élu  le  19  mars  laay,  mourut  le  ao  août  laiii,  on 
peut  crbire  que  la  transcription  de  la  Prose  n  a  eu  lieu  dans  ce  volume 
qu'après  la  mort  dé  Grégoire,  et  qu'ainsi  le  manuscrit  1 1 89  n'a  été  éta- 
bli que  dans  la  seconde  moitié  du  xni*  siècle.  »  Il  me  semble ,  tout  au 
contraire,  que  la  Prose  de  saint  François,*  composée  avant  i24i,  a 
fott  bien  pu  être  jointe  aux  atitres  pièces  du  volume  dans  la  première 
moitié  du  xiii*  siècle.  D'ailleurs ,  l'époque  de  là  reliui'e  n'est  pas  ici  le 
point  importante  «La  pliis  grande  partie  du  manuscrit,  continue 
M.  Fauriel,  cohtîént  des  morceaux  dé  liturgie  et  dès  chants  d'église, 
tous  accoiàpà^és  de  la  notation  musicale  (  dans  le  système  antérieur 
à  celui  de  Guy  d'Arezzo).  Quelques-uns'de  ces  tnorceailx  paraissent  avoir 
été  "écrits  dans  lés  xn*  et  xni*  siècles  ;  mais  la  portion  la  plus  curieuse 
remonte ,  suivant  toutes  les  apparences ,  au  xi*  siècle  et  même  à  la  pre- 
mière moitié  du  xi*  siècle.  Cette  portion  commence  au  folio  Sa  et  va 
jusqu'au  folio  1 18.  »  C'est  là,  et  particulièrement  entre  le  53*  et  le  58* 
feuàlet,  que  se  trouvent  diverses  pièces  destinées  à  être  chantées.  Quel- 
ques-unes même  ont  la  forme  de  comédie ,  comme  le  dit  une  ancienne 
notice  placée  à  la  tête  du  volume  :  (c  Folio  3  a  varii  cantus  scripti  xi*"  sae- 
«  culo ,  inter  quos  quidam  sunt  comici,  et  épistolœ  farsitse.  » 

L'âge  du  manuscrit  étant  ainsi  fixé  par  tes  juges  les  plus  compé- 
tents, nous  allons  passer  à  l'examen  du  texte.  Pour  plus  de  clarté  je 
transcris  d'abord  le  morceau  sans  division  ,  ^el  que  l'a  publié  M.  Michel  ; 
j'exposerai  ensuite  les  motifs  qui  me  le  font  regarder,  non  comme  étant 
une  pièce  unique,  mais  comme  formant  trois  drames  ou  mystères  dis- 
tincts. Les  mots  imprimés  en  caractères  italiques  sont  ceux  que  je  lis 
autrement  que  l'éditeur;  on  trouvera  la  leçon  que  je  substitue  à  la 
sienne,  plus  bas  dans  mon  texte.  Mais,  avant  daller  plus  avant,  je  me 

'Unèremarqueciui  pourrait  avoir  plus  d*iinportance,  c*estque  le  nom  de  Bemart 
Be  lit  en  rubrique  dans  la  partie  du  volume  qa*oa  signde  eomme  la  pli»  ancienne. 
|5i  ce  nom  précédait  des  vers  de  saint  Bernard,  ce  que  je  ne  crois  pas,  il  infirmerait 
f  opinion  des  critiques  qui  font  remonter  ceUe  portion  du  manuscrit  au  commen- 
cement du  XI*  siècle. 


FÉVRIÉiR  1846.  79 

hâte  de  dire  quen donnant  ee  qui  suit  pour  un  seul  mystère,  intitulé 
Les  vierges  sages  elles  vierges  folles ,  M.  Francisque  Michel  n'a  fait  que 
suivre  la  route  que  lui  avait  tracée  notre  maître  à  tous,  M.  Raynouard, 
qui,  en  publiant  en  1817  quelques  extraits  de  ces  chants  dramatiques , 
cantas  comici,  a  cru  trouver  asse»  de  suite  et  de  rapports  enti^  eux 
pour  les  présenter  comme  ne  formant  qu  un  seul  et  même  ouvrage. 
M.  Fauriel  s  est  rangé  au  même  avis  dans  son  Histoire  d4  la  poésie  pro- 
vençale, récemment  publiée^.  Voici  le  texte  de  M.  Francisque  Michel: 

LES  VIBROBS  SAOBS  ET  LES  VIERGES  FOLLES^. 
OG  EST  DE  IfULIERIBUS. 


(Jbi  est  Ghristas,  meut  dooMnot  «t  filins 
excelsus?  Eanrat  videre  s«piilcniin. 

[  Angélus  sepulcri  cusUm  *•  ] 

Quem  qaeditis  in  sepnlcro,  o  duisticoie, 
non  est  hic.  Sarrexit  sicut  predizerat.  Ite, 
nontiate  discipulis  ejus  quia  precedet  yos  in 
Gaiileam.  Vere  surrezit  Dominus  de  sepul- 
cro  cum  gloria.  idleiuia. 

SPOlfSUS. 

Adest  sponsus  cpii  69t  Ghristas  : 

Vigilate,  virgines; 

Pro  adventu  ejus  gandeul 

Et  gaudehunt  hominesi 

Venit  enim  liherare 

Gentium  origines, 

Quas  per  pnmam  sibi  matrem 

Subjugarunt  demones  *. 

Hic  est  Adam  (pi  secundu^. 

Perpropheta  dicitur 

Per  ouem  scelus  primi  Ade 

A  nobis  diluitur. 

Hic  Dépendit  ut  celesti 

Patne  nos  redderet 


Ac  de  parte  inimici 
Liberos  nos  traheret. 
.     Venit  sponsus  qui  nostrorum 
Scelerum  piacula 
Morte  iavit,  atque  crucis 
Sustulit  patibula. 

PRUDENTES.. 

Oiet ,  virgines,  aiso  que  vos  dirum 
Aiseet  presen  que  vos  comandarum  : 
Atendet  un  espos,  Jhesu  salvaire  a  nom. 

Gaire  no  i  dormet 
Aisel  espos  que  vos  hor*  atendet  ^ 

Venit  en  terra  per  los  vostres  pechet  : 
De  la  Virgine  en  Betleem  fo  net, 
E  flam  Jorda  iavet  et  luteet. 

Gaire  no  i  dormet 
Aisel  espos  que  vos  hor'  atendet. 

Eu  fo  batut,  gablet  e  iai  deniet, 
Sus  e  la  crot  batut,  e  dau  figet  : 
Deu  monumen  deso  entrepauset 

Gaire  no  i  dormet 
Aisel  espos  que  vos  hor*  atendet. 

E  resors  es,  VAscripiara  o  dii 
Gabriels  soi,  en  trames  aioi. 


^  T.  I,  p.  353-2i55.  Cependant  M.  Faurid  n*a  confondu,  dans  son  analyse,  que 
les  deux  derniers  mystères  ;  il  n*a  pas  parié  de  celui  des  Saintes  Femmes.  —  *  Ce 
titre  général,  donné  par  M.  Raynouard,  n^est  pas  dans  le  manuscrit;  après  plu- 
sieurs hymaes  vient  immédiatement  la  rubrique  :  Hoc  est  de  mulieribus.  —  ^  Les 
mots  eûtre  crochets  sont  indiqués  par  M.  Fr.  Michel  comme  ajoutés  au  manuscrit. 
-—  *  Je  ooupe  «otrement  cette  strophe  et  la  suivante.  —  ^  Je  ponctue  autrement  ce 
refirain.  Vojes  ci-dessous  mon  texte. 


80 


Ateodetlo,  qae  ja  venra  praici. 

Gaire  no  i  dormet 
Aiael  e^os  que  vos  hor*  atendet. 

PATUE. 

Hos  (sic)  Yirgines,  que  ad  vos  venimus, 
Negligenter  oleumjundimus; 
Ad  vos  orare,  sorores,  cupimus 
Ut  et  illas  quibus  nos  credimus. 
Doientas!  chaitivas!  trop  i  avem  dormit, 

Nos,  comités  hujas  itineris 
Et  sorores  ejnsdem  generis, 
Quamvis  maie  contigit  miseris, 
Potestis  nos  reddere  sa  péris. 
Doientas*  chaitivas!  trop  i  avem  dormit. 

'Pàrtimini  lumen  lampadibus; 
Pie  sitis  insipientibus , 
Puise  ne  nos  simus  a  forihus 
Gum  vos  sponsus  vocet  in  sedibus. 
Doientas!  cnaitivas!  trop  i  avem  dormit.. 

PEUDSIITES. 

Hos  (aie)  preeari,  precamur,  amplius 
Desinite,  sorores,  otius; 
Vobis  enim  nil  erit  melius 
Dare  preoes  pro  hoc  ulterius. 
Doientas!  etc.'. 

At  ite  nunc,  ite  celenter 
Ac  vendentes  rogate  dulciler 
Ut  oleum  vestris  lampadibus 
Dent  equidem  vobis  inertibus. 
Doientas  !  etc. 

[PATDE.] 

A ,  misère  !  nos  hic  quid  facimus? 
Vigiiare  numquid  potuimus? 
Honc  iaborem  que  (sic)  nunc  perferimus 
Nobis  nosmed  contulimus, 
Doientas!  etc. 

Et  de  (sic)  nobis  mercator  otius 
Quas  habeat  merccs,  quas  sotius. 
Oleum  nunc  querere  venimus. 
Negligenter  quod  nosme  fundimus. 
Doientas!  etc. 

[  PRUDENTES.  ] 

De  nostr*oli  queret  nos  a  doner 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


No  n*auret  pont,  alet  en  achapter 
Deus  mercbaans  que  lai  veet  ester. 
Doientas!  etc. 

MERGATORES. 

Domnas  gentils,  no  vos  covent  ester 
Ni  lojamen  aicî  ademorer.   - 
Cosel  queret,  non  vos  poem  doner; 
Queret  lo  deu  chi  vos  post  cosel  er. 
[Doientas!  chaitivas!  etc.] 

Alet  areir  a  vostras  saje  seros 
E  prélat  las  per  Deu  lo  glorios , 
De  oleo  fasen  spcors  a  vos  : 
Faites  o  tost,  que  ja  venra  Tespos. 
[Doientas!  etc.] 

[fatoe.] 

A,  misère!  nos  ad  quid  venimus? 
Nil  est  enim  illuc  quod  querimus. 
Fatatum  est,  et  nos  videbimus... 
Ad  nuptias  numquam  intrabimus. 
Doientas!  etc. 

Audi,  sponse,  voces  plangentium; 
Aperire  fac  nobis  ostium  '; 
Cum  sociis  prebe  remedium. 

Modo  veniat  spoiscs. 
CBRISTUS. 

Amen  dico. 
Vos  ignosco , 
Nam  caretis  lumine  ; 
Quod  qui  pergunt 
Procul  pergunt 
Hujus  aule  lumine, 

Alet,  chaitivas!  alet  malaureas! 
A  tôt  jors  mais  vos  so  penas  livreas  ! 
En  efern  ora  seret  mcneias. 

Modo  aecipiant  eut  demooet,  «t  prtcipil«nlur 
infcrnom. 

Omues  sentes 
Congaudentes 
Dent  cantum  leticie  ; 
Deus  homo  fit , 
De  domo  Davit 
Natus  hodie. 

O  Judei , 
Verbum  Dei 


^  Ce  refrain  doit  se  modifier  en  passant  dans  ia  bouche  des  vierges  sages;  M.  Hay- 
nouard  s'en  est  aperçu;  voy.  ouvrage  cîlé,  t.  H,  p.  i4i.  —  *  Le  sens  me  paraît 
demander  une  autre  ponctuation. 


FÉVRIER  1846. 


81 


Qui  negatis, 
Hominem  '  vestre  legis 

Teste  régis 
Audite  per  ordiDem  ; 

*  Et  vos,  geDtes 

Nos  credentes 
Peperisse  VirgiDem  » 

Vestre  gentis 

Documentis 
Pellite  caliginem. 

ISRAËL. 

Israël,  vir  ienis,  inque, 
De  Gbristo  nosti  firme? 

RESPOHSUlf. 

Dui  de  Juda  non  toliîtur 
Donec  adsit  qui  notetur. 
Saiutarc  Dei  Verbum 
Expectabunt  gentes  mecam. 

MOTSES. 

Legialator»buc  propinqaa , 
Et  de  Giristo  prome  digna. 

HESPORSUM. 

Dabit  Deus  vobls  vatem  : 
Huic,  ctmibi,  aurem  date. 
Qui  non  audit  bunc  audientem 
Expeilitur  sua  gente. 

ISAIAS. 

Isayas ,  Yerum  qui  scis , 
Veritatem  cur  non  dicis? 

HBSPONSUM. 

Est  necesse 
Virga  Jesse 
De  radice 

Provei'; 
Flos  deinde 
Surget  inde 
Qui  est  spiritus  Dei. 

'JEREMUS. 

Hue  accède,  Jeremias; 
Die  de  Cfaristo  propbetias. 

RESPONSUM. 

Sic  est. 


Hic  est 
Deus  noster, 
Sine  quo  non  erit  alter. 


DANIEL. 

Daniel,  indica 
Voce  propbetica 
Facta  dominica. 

RESPONSUM. 

Sanctus  sanctomm  veniet 
Et  unctio  deficiet. 

[abacdc] 

Abacuc,  Régis  celestis 
Nunc  ostende  quid  sis  testis. 

RESPONSUM. 

Et  expectavi, 

Mox  expavi 
Metu  mirabilium 

Opus  taum 

Inter  duum 
Corpus  animaiiom. 

DATID. 

Die,  tu  Davit,  de  nepote, 
Causas  que  sunt  tibi  note. 

EESPONSUM. 

Universus 
Grex  conversas 
Adorabat  Dominum , 
Cui  futurum 
Serviturum 
Omne  genus  bominum. 
Dixit  Dominas  Domino  meo  :  Sede  ad  dex- 
tris  meîs. 

SIMEON. 

Nunc  Symeon  adveniat, 
Qui  responsum  acceperat, 
Qui  non  aberet  termmam 
Donec  videret  Dominum. 

RESPONSUM. 

Nunc  me  dimittas.  Domine, 

Finire  vitam  in  pace , 
Quia  mei  modo  cernunt  oculi 

Quem  misisti 
Hanc  mundum  pro  salute  populi. 


*  La  rime  el  la  mesure  veulent  que  ces  vers  soient  ooupés  différenunent.  —  'Ici 
doit  commencer  une  autre  strophe.  —  '  La  mesure  exige  une  autre  coupe. 


11 


82 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


EUSABET. 

Illad,  Ilelisabct^  in  médium 
De  Domino  profert  eloqnium. 

RESPONSUM. 

Quid  est  rei 

Quod  me  mei 
Mater  en  visitât? 

Nam  ex  eo , 

Ventre  meo 
Letus  infans  palpitât. 

[JOANNES  BAPTISTA.] 

De  (sic)  Babtista, 
Ventris  cista  ciausus, 
Quod  dedisti  causa 

Ghristo  plausus? 
Gui  dedisti' gaudiuni 
Profert  et  testimonium. 

RESPONSUM. 

Venit  taiis 

Soialaris 
Gujus  non  sum  etiam 

Tarn  benignus 

Ut  sim  ausns 
Solvere  corrigîam. 

VIR61LIUS. 

Vatcs  Moro  (sic)  gentiiiuni 
Dea  (sic)  Ghristo  testimonium. 

RESPONSUM. 


Ecce  polo 
Demissa  solo , 
Nova  progenies  est  *. 


NABCCODONOSOR. 

Age!  Tare  os  laguenc 
Que  de  Ghristo  nosti  verc. 

RESPONSUM  (sic). 

Nabucodonosor,  prophelia, 
Auctorem  omnium  auctoriza. 

RESPONSUM. 

Cum  revisi 

Très  quo  (sic)  misi 
Viros  in  incendium , 

Vidijustb 

Incumbustis 
Mixtum  Deî  filium. 
Viros  très  in  ignem  misi , 
Quartum  cerna  (sic)  prolem  Dci. 

SIBIUJi. 

Vere  pande  jam ,  Sibiila , 
Que  de  Ghristo  précis  signa. 

RESPONSUM. 

Juditii  sigaum 
Tel  lus  sudore  madescet 
£  ceio  rex  adveniet 
Per  sccla  futurus  scilicct , 
In  carne  presens,  ut  judîcet  orbem. 
Judea  incredula, 
Gur  manens  (51c)  adhuc  inverecunda  '  ? 

tnchoant  bMMdkamus. 

Letabundi  jubilemus  ; 
Accurate ,  celebremns 
Ghristi  natalitia 
Summa  Ictitia,  etc. 


Il  est  impossible ,  ce  me  semble ,  de  lii'c  en  entier  ce  long  morceau  . 
sans  être  frappé  du  peu  de  liaison  qu'il  offre  entre  ses  parties.  Com- 
ment admettre,  en  effet,  quun  office  de  Noël  (car  les  benedicamus  qui 
succèdent  aux  témoignages  rendus  au  Messie  nouveau-né  par  les  pro- 
phètes et  les  gentib,  celebremas  Christi  natalitia,  démontrent  qu'il  s'a- 
git de  fêter  NoèP),  comment  admettre,  dis-je,  quun  office  de  la  Nati- 


*  Ce  mauvais  vers  hexamètre  est  une  grâce  qu'il  importait  de  conserver.  — 
■  La  sibylle  parle  en  vers  hexamètres ,  comme  tout  à  Theure  Virgile.  Cette  double 
intention  devait  être  respectée.  ->-*  '  On  lit  dans  les  premiers  vers  de  la  pièce  :  Deiis 
homofit,,.  noLiiu  kodie. 


FÉVRIER  1846.  83 

vite  commence  par  un  prologue  dont  la  scène  se  passe  au  tombeau  : 
Eamus  videre  sepulcrum,  et  que  le  drame  se  poursuive  en  face  de  la 
crèche  par  une  parabole  tirée  de  TÉvangile ,  à  la  fin  de  laquelle  Jésus 
apparaît,  comme  au  jour  du  jugement,  pour  faire  la  séparation  des  ré- 
prouvés et  des  élus?  Ce  sont  là  des  idées  absolument  incohérentes  et 
incompatibles.  M.  Raynouard,  après  avoir  publié  en  1817  des  extraits 
de  ces  divers  morceaux  réunis  en  un  seul  drame,  a  essayé  en  l836^ 
non  sans  quelques  embarras,  de  justifier  leur  réunion,  en  supposant 
entre  eux  une  sorte  de  lien  allégorique  et  mystique;  mais  cette  expli- 
cation, tout  ingénieuse  qu*ellesoit,  tombe  devant  Fimpossibilité  d'ad- 
mettre qu  une  célébration  de  Noël  puisse  commencer  par  la  scène  du 
sépulcre.  Cela  répugne  à  toute  la  liturgie  chrétienne.  Je  pense  donc, 
comme  je  lai  dit,  quil  faut,  malgré  l'autorité  si  grave  de  M.  Ray- 
nouard, reconnaître  ici  non  pas  un  seul  mystère,  celui  des  vierges  sages 
et  des  vierges  folles  f  mais  bien  trois  petits  drames  ou  mystères  distincts, 
savoir:  1* un  court  fragment  de  l'office  du  sépulcre  (ce  qu'on  a  appelé 
un  peu  après  le  mystère  de  la  Résurrection) ,  dans  lequel  figuraient  les 
Saintes  Femmes;  a*"  le  mystère  de  V arrivée  de  V époux  ou  des  vierges  sages  et 
des  vierges  folles ,  dans  lequel ,  à  cause  de  la  vulgarité  de  certains  acteurs,  la 
langue  romane  est  introduite  ;  3°  enfin,  un  office  ou  mystère  de  la  Nativité. 
La  première  de  ces  pièces  dans  l'ordre  du  manuscrit  est  annoncée 
par  la  rubrique  :  Hoc  est  de  mulieribus,  que  M.  Michel  a  traduite  par  : 
Ceci  est  des  femmes.  Il  semble  que  le  mot  matières  (c'est-à-dire  matières 
Mariœ),  devait  à  lui  seul  éloigner  l'idée  de  rattacher  ce  premier  fragment 
à  la  parabole  des  vierges.  Il  fallait  traduire,  suivant  moi,  cette  rubrique 
par:  Ceci  est  [l'office]  des  [Saintes]  Femmes^  et  publier  ce  premier  fragment 
comme  il  suit  : 

HOC  EST  DE  MULIERIBUS. 
[  GANTENT  TRES  MARI£  *.  ] 

Lbi  est  Christas,  meus  dominus  et  filius  excelsus?  Eamus  videre  sepulcrum. 
[  Appareat  Angélus  sepulcri  custos  et  dicat.l 

Quem  quamtîs'  in  sepidcro,  o  christicolse ,  non  est  hic;  surrexit  sicut  prsdixerat.  fte, 
nuntiate  discipulis  ejus  quia  prscedet  vos  in  Galilseam. 

[gantent  TRES  VARLE.] 

Vere  surreiit  Dominus  de  sepuicro  cum  gloria.  Alléluia. 

*  Journal  des  Savants,  cahier  de  juin  i836.  —  '  Les  mots  placés  entre  crochets 
ne  sont  pas  dans  le  manuscrit.  —  ^  J*ayertîs,  une  fois  pour  toutes ,  que  les  œ  sont 
écrits  constamment  dans  le  manuscrit  par  un  e  simple. 

11. 


84  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

C'est,  comme  on  le  voit,  le  commencement  d'mi  office  du  sépulcre 
ou  des  trois  Marie,  tel  qu'on  le  célébrait  au  milieu  du  chœur,  dans  les 
cathédrales  de  Rouen,  de  Soissons,  de  Sens,  dans  les  monastères  de 
Saint-Benoît-Fleury-sur-Loire,  et  probablement  dans  toutes  les  grandes 
^[lises  ou  abbayes,  du  x*  auxiii*  siècle.  Nous  possédons  intact  et  com- 
plet un  de  ces  offices  du  sépulcre  des  plus  anciens ,  accompagné  de  la 
musicpie  notée  et  de  toutes  les  indications  de  costumes  et  de  mise  en 
scène,  qui  manquent  ici,  dans  un  vieil  ordinaire  de  la  cathédrale  de 
Rouen.  Un  chanoine  de  cette  ville,  Jean  Leprevost,  a  publié  en  1679 
cette  pièce  intéressante  dans  les  notes  de  son  édition  de  Jean  de  Bayeux  ^ 
Nous  y  voyons  que  trois  diacres  étaient  chargés  de  représenter  les  trois 
Marie  :  «Très  diaconi  de  majori  sede,  induti  dalmaticis,  et  amictus  ha- 
(cbentes  super  capita  sua,  ad  sindUtadinem  mulieram  (notez  cette  recom- 
«mandation) ,  vascula  habentes  in  manibus,  veniant  per  mediam  chori 
«  (le  lieu  de  la  scène  est  bien  établi),  et  versus  sepulcrum  properantes 
«  vultibus  submissis  cantent  pariter  hune  versum  :  a  Quis  revolvet  lapi- 
((dem  ab  ostio  monumenti?»  Hoc  finito,  quidam  puer  (le  rituel  de  Sens 
unous  apprend  que  c était  un  enfant  de  chœur),  (juasi  angelas,  indutus 
«  alba  et  amictu,  tenens  palmam  in  manu ,  ante  sepulcrum  dicat  :  ^  Quem 
«quaeritis  in  sepidcro,  o  ChristicolaB?))  Mulieres  Mariae  respondeant  : 
((  Jesum  Nazarenum,  etc.  ))Un  semblable  dialogue,  accompagné,  comme 
celui-ci»  d'indications  de  mise  en  scène,  encore  plus  détaillées  parce 
que  la  rédaction  en  est  plus  récente,  se  trouve  dans  l'office  du  sépulcre 
de  Saint-Benoît-Fleury-sur-Loire ,  qu'a  publié  M.  Monmerqué ,  dans 
le  volume  de  i838  de  la  Société  des  Bibliophiles,  sous  le  titre  de  Mys- 
terivm  Resurrectionis  D.  JV.  Jhcsu  CTiristi  ^. 

Vieixt  ensuite,  dans  le  manuscrit  de  Saint-Martial,  le  second  mys- 
tère, qui  porte  poiu:  titre  en  rubrique  Sponsas,  Tépoux,  ou  :  la  venue  de 
Vépoux.  Ce  drame  est  heureusement  complet.  Il  a  pour  sujet  la  parabole 
des  vierges  sages  et  des  vierges  folles  '.  Non-seulement  ces  dernières 
parient  presque  toujours  en  langue  provençale;  mais  M.  Famiel  pensait 

'  Jean  de  Bayeux,  évèque  d'Évreux  en  1 06 1 ,  mort  archevêque  de  Rouen  en  1 07g, 
parle  de  Toffice  du  sépulcre  dans  son  traité  De  ojjiciis  ecclesiasticis ,  ainsi  qu  un  peu 
plus  tard  Jean  Beleth  et  Guillaume  Duranti.  Voy.  Johannis  Ahrincensis  episcopi  liber 
ieofficiis  ecclesiasticis,  cam  notisJoh,  Prevotii;  Rotomagi,  1679,  in-S'.  —  *  M.  Mon- 
merqué a  donné  en  appendice,  d* après  le  père  Martène,  l'indication  de  plusieurs 
autres  offices  du  sépulcre ,  en  usage  à  Soissons ,  à  Tours ,  à  Vienne  en  Dauphiné  et 
à  Strasbourg.  Mais  aucun  ne  me  parait  d^une  date  aussi  reculée  que  ceux  de  la 
cathédrale  de  Rouen  et  de  Tabbaye  de  Saint-Martial.  —  '  Voy.  cette  parabole  dans 
saint  Matthieu ,  ehap.  25. 


FÉVRIER  1846. 


85 


que  les  mercatores,  en  leur  qualité  d'étrangers,  étaient  censés  parler 
français  et  tâchaient  de  parler  quelque  chose  d'approchant  ^  Je  donne 
ici  îa  extenso  le  texte  et  la  traduction  de  ce  petit  drame.  L'un  et  Tauti-e 
dififérent,  en  plusieurs  points,  des  leçons  adoptées  par  M.  Raynouard 
et  que  M.  Francisque  Michel  a  reproduites  : 

[les  vierges  sages  et  les  vierges  folles.] 


spoNsns. 

[Dicat  SACERDOS':] 

Adest  Sponsus qpi  est  Christus  :  vigilate,vir- 

[gines, 
Pro  adventu  ejus  gaudent  et  gaudebuDt  ho- 

[miaes, 
Venit  enim  liberare  gentiam  origines, 
Qoas  per  primam  sibi  matrem  sobjugarunt 

[dsinones. 

Hic  est  Adam  qui  secundus  per  propbetam 

dicitur 
Per  quem  scelus  primi  Âdie  a  nobis  diluitur. 
Hic  Dépendit,  nt  cœlesti  patriae  nos  redderet, 
Ac  de  parte  inimici  liberos  nos  traberet. 
Venit  Sponsus,  qui  nostronun  scelerum  pia- 

[cula 
Morte  iavit,  atque  crucis  sostulit  patibola. 

[Accédant]  prudentes  [et  dicat  Gabriel'  :  ] 

Oiet,  virgines,  aiso  qae  vos  dimm; 
Aiseet^presen  que  vos  comandarom. 
Atendet  un  espos,  Jhesu  salvaire  a  nom. 

Gaire  no  i  dormet  *  ! 
Aisel  espos  que  vos  bor  *  atendet, 

Venit  en  terra  per  los  vostres  pecbet; 
De  ia  Virgine  en  Betleem  fo  net, 
£  flum  Jorda  lavet  et  luteet 

Gaire  no  i  dormet  ! 
Aisel  espos  que  vos  bor'  atendet. 


LA  VENUE   DE  L  EPOUX. 

LE  CÉLiBRART  dira  : 

L'époux  qui  est  le  Cbrist  est  près  d'arriver, 
veillez ,  vierges  !  les  bommes  se  réjouissent  et 
se  réjouiront  de  sa  venue,  car  il  vient  délivrer 
du  pécbé  originel  le  genre  bumain  que  les 
démons  se  sont  asservi  en  séduisant  notre  pre- 
mière mère. 


Cest  lui  qui  est  appelé  le  second  Adam  par 
le  prophète,  lui  qui  efface  en  nous  la  tache 

Sie  la  faute  du  premier  Adam  y  avait  mise, 
a  été  suspendu  à  la  croix  pour  nous  ren- 
dre à  la  patrie  céleste ,  et  nous  arracher  à 
l'ennemi  des  bommes.  Il  vient  Tépoux  qui 
a  lavé  et  expié  nos  crimes  par  sa  mort  et 
souffert  le  supplice  de  ia  croix. 

LES  TIERCES  SAGES  [s'avanceroutct  Gabriel 
oira  :] 

Écoutez  y  vierges ,  ce  que  nous  vous  dirons  ; 
ayez  présent  ce  que  nous  vous  recommande- 
rons. Attendez  un  époux  qui  s'appele  Jésus 
sauveur.  Guère  ne  dormez  ! 

Cet  époux  que  vous  attendez  aujourd'hui , 

n  est  venu  sur  la  terre  à  cause  de  vos  péchés  ; 
il  est  né  de  la  Vierge  à  Bethléem  ;  il  a  été 
lavé  et  baptisé  dans  le  fleuve  du  Jourdain. 
Guère  ne  dormez  ! 

Cet  époux  que  vous  attendez  aujourd'hui. 


■  *  Peut-être  M.  Fauriel  a-t-il  fini  par  rejeter  cette  conjeclm-e,  car  je  ne  la  refrouve 
point  dans  son  cours  sur  la  poésie  provençale.  —  '  Les  dix  vers  suivants  sont  une 
espèce  de  prologue  prononcé,  je  crois,  par  le  célébrant.  —  *  Je  fais  ici  au  ms.  une 
addition  très-grave,  qui  me  paraît  justifiée  par  le  dernier  quatrain  où  Gabriel  se 
nomme  lui-même:  tC*est  moi,  Gabriel,  etc.i  — »  *  Sic  Codex;  M.  Raynouard  lit  : 
aisex.  —  *  Je  ponctue  ce  refrain  autrement  que  M.  Ravnouard,  ce  qui  change  le 
«eus.  —  'Sic  codex;  M.  Raynouard  :  ores. 


86 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


Eu  fo  balut,  gablet  e  lai  deniet. 
Sus  e  la  crot  hatut  e  clau  ûget  : 
Deu  monumen  deso  entrepauset. 

Gaire  no  i  dormet  ! 
Aise!  espos  que  vos  hor  atendet, 

E  resors  es,  la  Scriptura  a  dii  ^ 
Gabriels  soi ,  eu  trames  aici . 
Atendet  lo,  que  ja  venra  praici. 
Gairc  noi  dormet! 

[Accédant  et  dicant]  fatua  ; 

Nos  virgines  que  ad  vos  venimus 
Negligenter  oleum  fudimus; 
Ad  vos  orare ,  sorores ,  cupimus, 
Ut  et  ilias  quibus  nos  credimus. 
Dolentas  !  chaitivas  !  trop  i  avem  dormit. 

Nos  comités  hujus  itineris 
Et  sorores  ejusdem  generis, 
Quamvis  maie  contigit  miseris , 
Potestis  nos  reddere  superis. 
Dolentas!  chaitivas!  trop  i  avem  dormit. 

Partimini  lumen  lampadibus; 
Piœ  sitis  iniipientibus, 
Palsœ  ne  nos  simus  à  foribus 
Cnm  vos  Sponsus  vocet  *  in  sedibns  ' 
Dolentas  !  chaitivas!  trop  i  avem  dormit. 

[Dicant]  prudentes  : 

Nos  precari,  precamur,  amplius 
Desinitc,  sorores,  ocius; 
Vobis  enim  nil  erit  melius 
Darc  preces  pro  hoc  uiterius. 
Dolentas!  chaitivas!  trop  i  avetz  ^  dormit. 

Ac  ite  nnnc,  ite  celeriter, 
Ac  vendentes  rogate  dulcîter, 
Ut  oleum  vestris  lampadibus 
Dent  equidem  vobis  incrtibus. 
Dolentas!  chaitivas  !  trop  i  avctz  dormit. 

[Dicant  FATUiE:] 
Miseras  nos  hic  quid  faciamus*? 


Il  a  été  battu  de  verges,  moqué  et  reuié  ; 
il  a  eu  le  côté  percé  sur  sa  croix  et  les  mains 
traversées  de  clous;  il  a  été  déposé  sous  la 
pierre  d*un  sépulcre.  Guère  ne  dormei  ! 

Cet  époux  que  vous  attendez  aujourd'hui , 

Il  est  sorti  du  tombeau,  l'Ecriture  la  dit. 
Je  suis  Gabriel ,  moi  que  vous  voyez  à  cette 
place.  Attendez-le,  car  il  viendra  bientôt 
ici.  Guère  ne  dormez  ! 

LES  VIERGES  FOLLES  s'avauccront  et  diront  : 

Nous  vierges  qui  venons  vers  vous ,  nous 
avons  usé  négligemment  notre  huile;  nous 
voulons  vous  prier,  ô  sœurs,  comme  celles 
eu  qui  nous  avons  confiance.  Malheureuses  ! 
chétives!  nous  avons  trop  dormi. 

Nous,  vos  compagnes  dans  ce  pèlerinage 
terrestre  et  vos  sœurs  nées  d'une  même  race, 
quoique  nous  ayons  mal  réussi ,  infortunées  ! 
vous  pouvez  nous  rendre  au  ciel.  Malheu- 
reuses! chétives!  nous  avons  trop  dormi. 

Partagez  avec  nous  la  lumière  de  vos 
lampes;  soyez  compatissantes  pour  de  pauvres 
insensées,  afin  que  nous  ne  soyons  pas  chas- 
sées dehors,  iprsque  Tépoux  vous  appellera 
dans  sa  demeure.  Malheureuses!  chétives! 
nous  avons  trop  dormi. 

LES  VIERGES  SAGES  diront: 

Cessez ,  de  grâce ,  de  nous  prier  plus  long- 
temps, ô  nos  sœurs;  car  il  ne  vous  servirait 
de  rien  de  nous  adresser  à  ce  sujet  de  plus 
longues  prières.  Mdheureuses!  chétives  !  vous 
avez  trop  dormi. 

Allez  maintenant,  allez  vite,  et  priez  hum- 
blement les  marchands  de  vous  donner  de 
rhuile  pour  vos  lampes ,  puisque  vous  avez 
été  négligentes.  Malheureuses  !  chétives  ! 
vous  avez  trop  dormi. 

LES   VIERGES   FOLLES  diront  : 

Ah!  malheureuses!  qu'allons-nous  faire  ici? 


^  Gabriel  fait  Thistoire  de  Jésus,  depuis  sa  naissance  jusqu'à  sa  résurrecl 
n  est  donc  pas  ici  un  office  de  Noël.  —  *  Le  subjonctif  pour  le  futur.  On 


résurrection.  Ce 
trouve, 
au  X*  siècle,  beaucoup  d'exemples  de  cette  substitution.  Voyez  notamment  le 
Théâtre  de  Hrotsvitha.  —  'On  peut  lire  également  dans  le  ms.  :  leclibus,  — 
*  Ce  changement,  que  le  sens  exige,  nest  pas  dans  le  manuscrit,  où  le  refrain  est 
en  abrégé;  nous  rempruntons  à  M.  Raynouard.  Peut-être  faudrait-ii  seulement  av&/. 
—  *  Codex  ;  facimus. 


FÉVRIER  1846. 


87 


Vigiiare  nuinquid  polnimus? 
HuDc  laborem,  qaem  nunc  perferimiis, 
Nobis  nosmct  [stults]  contulimus. 
Dolentas!  chaitivas!  trop  i  avem  dormit. 
Et  det  Dobis  mercator  ocius 
Quas  habêatmerces,  quas  socius. 
Oieuro  nanc  qusrere  veniimis, 
Negligenter  quod  nosmet  fudimus. 
Doientas!  cbaitivas!  trop  i  avem  dormit. 

[Dicant  prudentes'  :] 

De  nostr  oH  qaeret  nos  a  doner 
No  D  auret  pont;  alet  en  achapter 
DeoB  marchaaos  que  lai  veet  ester. 
Doieotas!  cbaitivas!  trop  i  avetz  dormit. 

[Dicant]  mebgatoiubs: 

Domnas  gentils,  no  vos  coovent  ester 
Nk  lojamen  aici  ademorer. 
Gosel  qucret ,  no'n  vos  poem  doner  ; 
Queret  lo  deu  cbi  vos  pot  coseler. 
Dolentas!  cbaititas!  trop  i  aveti  dormit. 
Alet  areir  a  vostras  saje  sores^, 
E  prciat  las  per  Deu  lo  glorios , 
De  oleo  fasen  socors  a  vos  ; 
Faites  o  test,  que  ja  venra  lespos. 

[Dicant]  fatd£  : 

IAh  !  ]  miserse  nos  ad  quid  venimus  ^  7 
\\\  est  enim  illuc  qnod  quanrimus. 
Fatatum  est,  et  nos  Yidebimos  : 
Ad  nuptias  numquam  intrabimus. 
Dolentas!  cbaitivas!  tropi  avem  dormit. 

Audi,  Sponse,  vocea  plangentium; 
Apcrirc  fac  nobis  ostium 
Cum  sociis;  praebe  remedium. 

Uodo  veniat  Sponsus. 


Amen  dico, 

Vos  ignosco, 
Nam  caretis  lumine; 

Quod  qui  pergunt, 

Procul  pergunt 
HuJQs  anlac  limine  ^, 


.\e  pouvions-nous  veiller?  Ce  malbeur  que 
nous  souffrons ,  nous  nous  le  sommes  nous- 
mêmes  attiré.  Malheureuses!  cbétives!  nous 
avons  trop  dormi. 

Que  ce  marchand ,  que  son  associé ,  nous 
donnent  promptement  la  marchandise  qu'ils 
ont;  il  nous  faut  à  présent  chercher  de 
rhuiie,  parce  que  nous  avons  négligemment 
perdu  la  nôtre.  Malheureuses! cbétives inou» 
avons  trop  dormi. 

LES  TIERGBS  SAGES  diront  : 

Vous  nous  demandez  de  vous  donner  de 
notre  huile  :  vous  n'en  aurez  point.  Allez  en 
demander  aux  marchands  que  vous  voyez  là. 
Malheureuses  l  cbétives  !  vous  avez  trop  dormi. 

LES  MARCHANDS  diront: 

Gentilles  dames,  il  n*est  pas  convenable 
que  vous  demeuriez  ici  longtemps.  Ce  que 
vous  cherchez,  nous  ne  pouvons  vous  le 
donner.  Cherchez  qui  vous  puisse  assister. 
Malheureuses  !  cbétives!  vous  avez  trop  dormi. 

Allez  trouver  vos  sages  soeurs  et  priez-les, 
au  nom  du  Dieu  plein  de  gloire ,  de  vous 
faire  Vaumône  d'un  peu  d*huile.  Faites  vite, 
car  répoux  viendra  bientôt. 

LES  VIERGES  FOLLES    diront  : 

Ah  !  malheureuses  !  pourquoi  sommes-nous 
venues?  Il  u*y  a  rien  ici  de  ce  que  nous 
cherchons.  C'était  un  arrêt  du  destin,  et  nous 
Talions  voir  s'accomplir.  Jamais  nous  n'en- 
trerons aux  noces.  Malheureuses!  cbétives! 
nous  avons  trop  dormi. 

Entendez,  époux,  nos  voix  gémissantes. 
Faites-nous  ouvrir  la  porte  en  même  temps 
qu*à  nos  compagnes;  prêtez-nous  votre  se- 
cours. 

Alors  l'Epoaz  viendra. 
LE   CHRIST: 

En  vérité,  je  vous  le  dis,  je  ne  vous  con- 
nais pas;  car  vous  manquez  de  lumière.  Que 
ceux  qui  viennent  ainsi  s'en  aillent  loin  du 
seuil  de  cette  cour. 


*  Ce  couplet  des  vierges  sages  brise  le  sens  et  répète  ce  qu'elles  viennent  de  dire 
en  latin.  Peut-être  est-ce  une  variante  et  une  traduction  des  vers  latins  précédents. 
—  *  Le  ms.  et  M.  Kaynouard  :  seros.  —  '  Sic  codex;  M.  Raynouard  lit  :  misère  nos 
ud  quis  venitamuê.  —-* Codex:  lumine. 


88  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Alet,  chailivas!  alet,  malaureas!  Allez,  chëiives!  allez,  maliiearetises!  dé- 

A  tôt  jors  mais  vos  so  penas  iivreas;  sormaîs  les  tourments  vous  sont  infligés  pour 

En  efern  ora  seret  meneias.  toujours.  Vous  serez  sur-le-champ  conduites 

en  enfer. 

Bfodo  aecipiânt  cas  dmnoMfl  et  praeîpiUatvr  Alors  l«  d^mona  1m  MÛiroal  «1  l«t  prfci- 

in  infurnniii  '.  pileront  dâss  l'eaffr. 

Cette  recommandation  finale  annonce  bien  clairement  le  dénoue- 
ment et  la  conclusion  du  drame. 

Le  troisième  mystère  qui  va  nous  occuper,  tout  en  latin  et  sans  aucun 
mélange  d'idiome  vulgaire ,  n  a  qu  un  simple  rapport  de  juxta-position 
avec  les  deux  précédents.  Il  ne  porte  pas  de  titre,  ce  qui  n*est  pas  rare 
dans  les  manuscrits  de  ces  âges,  où  les  pièces  et  firagments  de  pièces  se 
succèdent  souvent  dans  la  même  page  sans  intervalle,  sans  division, 
sans  rien,  la  plupart  du  temps,  qui  annonce  un  commencement  ou  une 
fin.  Cette  troisième  pièce  est ,  suivant  Texpression  déjà  citée  de  Tabbé 
Lebeuf,  une  tragédie  en  rimes  latines,  sur  le  Messie  nouveau-né.  Au- 
cune indication  ne  nous  informe  des  détails  de  mise  en  scène  ;  mais  jdu- 
sieurs  autres  anciens  offices  de  Noël ,  où  les  indications  de  ce  genre  sont 
marquées,  nous  permettent  de  nous  former  une  idée  du  spectacle. 
D'abord,  les  trois  premières  strophes,  qui  sont  conune  le  prologue 
ou  l'exposition  du  mystère,  devaient  être  dites  ou  chantées  par  un  ecclé- 
siastique élevé  en  dignité.  Ensuite  ce  personnage  appelait  à  haute  voix 
chacun  des  acteurs  du  drame,  lesquels  s'avançaient  et  prenaient  succes- 
sivement la  parole.  Ce  principal  interlocifteur  était,  comme  nous  dirions 
pour  un  spectacle  profane,  le  meneur  ou  le  directeur  du  jeu.  Il  se  tenait 
probablement  debout  sur  les  degrés  de  l'ambon  ou  au  milieu  du  jubé, 
entouré  des  musiciens.  Les  autres  personnages,  prêtres  ou  moines, 
vêtus  du  costume  de  leurs  rôles,  étaient  assis  dans  les  stalles,  attendant 
le  moment  de  se  lever  et  de  venir  au  milieu  du  chœur  psalmodier  ou 
chanter  leur  verset^. 

MYSTÂRE    DE    LÀ    NÂTIVrré. 
[Dicat  SACERDOS.]  LE  céLÉBRANT  dira  : 

Omnes  génies  Que  toutes  les  nations  se  réjouissent  et 

Congaudentes  fassent  entendre  un  chant  d'allégresse  !  Dieu 

*  Les  aulcurâ  de  YHistoire  littéraire  de  France,  en  signalant  ce  mystère  (t.  Vl[, 
p.  127),  ajoutent  •  qu  ils  ne  trouvent  pas  de  vestiges  qu*on  fît  représenter  ces  tra- 
gédies avec  appareil  et  décoration  avant  les  exercices  de  Dunestaple  (Dunstable).  » 
fis  veulent  parler  du  mystère  de  sainte  Catherine,  pour  lequel,  en  1 1  lo,  Técolâtre 
Geoffirey  emprunta  des  chappes  au  sacristain  de  Tabbaye  de  Saint- Alban.  Mais  il 
nous  semble  que  la  rubrique  qui  dot  le  mystère  des  vierges  sages  et  des  vierges 
folles  atteste  bien  une  sorte  d  appareil  scénique  et  de  représentation.  — •  *  Versus, 
comme  on  sait,  signifie  une  stropne^  dans  la  langue  de  celte  ^>oque. 


FÉVRIER   1846. 


89 


Dent  càutum  brtitic. 

Deus  bomo  fit 

De  domo  David  ' 

Natus  hodie 

OJudsi! 

Verbum  Dei 
Qui  negatis,  homiDem 

Vestrae  legis, 

Testem  régis, 
Audite  per  ordinem  ; 

Et  vos  gantes, 

Non  credentes 
Peperisse  virginero, 

VestF»  gentis 

Documentis 
Peilite  caliginem. 

[Accédât]  isbael  [et  dicat  sacbrdos:] 

Israël ,  vir  lenis,  inque 

De  Christo  que  nosti  firme. 

Responsum. 

Dux  de  Juda  non  tollitur, 
Donec  adsit  qui  vocetur  * 
Salutare  Dei  Yerbam. 
Expectabunt  gentes  mecum'. 

[Accédât]  motses  [et  dicat  sacebdos  :  ] 

Legislator,  hue  propinqua 
Et  de  Christo  prome  digna. 

Respontum, 

Dabit  Deus  Yobis  vatem  : 
Huic  et  mihi  aurem  date. 
Qui  non  audit  hune  dicentem^ 
Expellitur  sua  gente. 

[Accédât]  uaias  [et  dicat  sacerdos:] 

fsaias,  verum  qui  sois, 
Veritatem  cur  non  dicis? 

Responsnm. 

Est  necesse 

Virga  Jessae 
De  raoice  provehi; 

Flos  deinde 

Surget  inde , 
Qui  est  spiritus  Dei  *. 


s  est  fait  homme  :  il  est  sorti  de  la  maison 
de  David  et  fl  est  né  aujourd'hui. 


0  Juifs,  qui  niez  le  Verbe  de  Dieu,  écou- 
tez successivement  et  par  ordre  les  hommes 
de  votre  loi  qui  vont  rendre  témoignage  au 
rot  céleste; 


Et  vous,  gentils,  qui  ne  croyez  pas  qu'une 
vierge  ait  enfanté,  sortez  de  votre  aveugle- 
ment, en  présence  des  enseignements  que 
votre  nation  voua  donne. 


Ici  paraîtra  Isbael  et  le  ciLiBRAiiT  dira: 

Israël,  homme  de  bien,  dis  ce  que  tu  sais  de 
certain  sur  le  Christ? 

Réponse. 

La  souveraineté  ne  sera  poîH  enlevée  à 
Juda  jusqu'à  la  venue  de  celui  qui  sera  ap- 
pelé le  sauveur.  Verbe  de  Dieu.  Les  nations 
l'attendront  avec  moi. 

Ici  paraîtra  moïse  et  le  ciLiBRAHT  dira  : 

Législateur,  approche ,  et  dis-nous  sur  le 
Christ  des  choses  dignes  de  lui. 

Réponse. 

Dieu  vous  donnera  un  prophète;  prêtez- 
lui  l'oreille  ainsi  qu'à  moi.  Celui  qui  ne 
l'écoutera  point  quand  il  sera  venu  sera 
chassé  de  son  peuple. 

Ici  paraîtra  isaîe  et  le  célébrant  dira  : 

Isaîe ,  toi  qui  sais  ce  qui  est  vrai ,  pourquoi 
ne  dis-tu  pas  la  vérité? 

Réponse. 

Il  faut  que  la  tige  de  Jessé  pousse  par  la 
racine.  De  là  s'élèvera  ensuite  une  fleur  qui 
est  l'esprit  de  Dieu. 


'  CodeK  :  Davit  -^  *  Toujours  le  subjonctif  pour  le  futiu*.  On  peut  1 
is.  :  notetur.  —-  '  Gènes,  cap.  xliz,  v.  lo.  -—  *  Ce  mot  est  à  demi  effi 


;  lire  dans  le 
ras.  :  notetur.  —-  '  Gènes,  cap.  xliz,  v.  lo.  -—  *  (Je  mot  est  à  demi  effacé  dans  le 
manuscrit.  —  '  Isaias,  cap.  ii,  v.   lo,  et  S.  Paul,  Epist.  ai  Romanùs,  cap.  zv, 

Y.    12. 


13 


90 


[Aeeedil]  nREioAs  [et  dicat  sâCEEDOs:] 

Hdc  accède,  Jeremias, 
Die  de  Ghristo  prophéties. 

Responsom, 

Sic  est. 
Hic  est 
Dens  noster, 
Sine  quo  non  erit  alter. 

[Aocedat]  nàRiBL  [et  dicat  aàcnM>s:] 

Daniel,  indica 
Voce  prophetica 
Facta  Dominica. 

Responsum, 

Sanctns  sanctorum  veniet 
Etunctiodeficiet^ 

[  Accédât  abacuc  ,  et  dicat  sacebdos  :  ] 

Abacac ,  Régis  eodestis 
Na^.Qstende  quid  sis  testis. 

Btsponsttm. 

Et  expectati 

Mox  ezpavi 
Meta  mirabiiinm , 

Opus  tuum 

Inter  duum 
Corpus  animalium  *. 

[Accédât]  oavid  [et  dicat  sacebdos :] 

Die,  lu  David,  de  nepote 
Causas  qui  snnt  tibi  notap. 

i{e5/>0R«IIJII. 

Universus 

Grex  conversus 
Adorabat  Dominum , 

Cui  futurum 

Servitunim 
Omne  genus  hominum. 

Dixit  Dominus  Domino  meo  :  sede  a  dex- 
tris  meis  *. 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Ici  paraîtra  jêrémib  et  le  GiL^BRAKT  dira  : 


Approchez  ici,  Jérémie,  et  prophétisez 
sur  le  Christ. 

Réponse, 

Oui,  certes;  celui-ci  est  notre  Dieu,  saiu 
lequel  il  n*y  aura  point  d  autre  dieu. 


Ici  paraîtra  Daniel  et  le  ciLiBRAMT  dira  : 

Daniel,  annonce,  de  ta  voix  de  prophète  « 
les  actions  du  Seigneur. 


Réponse. 

Le  Saint  des  saints  viendra,  et  Tonction 
des  rois  cessera. 

Ici  paraîtra  abacuc  et  le  câlébeant  dira  : 

Abacuc ,  montre-nous  k  présent  quel  té- 
moin tu  es  du  Roi  céleste. 

Réponse. 

Après  avoir  attendu,  je  fas  frappé  de  Tef- 
froi  des  merveilles,  en  voyant  ton  ouvrage 
de  deux  jours,  le  corps  des  animaux. 


Ici  paraîtra  datid  et  le  ciLÉBEAiiT  dira  : 

Dis-moi,  David,  sur  ton  descendant,  ies 
choses  qui  te  sont  connues. 

Réponse. 

La  troupe  entière  tournée  du  mémo  côté 
adorait  le  Seigneur,  que  bientôt  tout  le  genre 
humain  devait  servir. 


Le  Seigneur  dit  à  mon  Seigneur  :  asseyez- 
vous  à  ma  droite. 


^  Hilaire,  dans  un  drame  latin  du  xiii'  siècle,  intitulé  Historia  de  Daniel  reprœsen- 
fanin,  a  employé  ces  mêmes  paroles  du  prophète  :  tCessabît  regimen  et  regum 
«unctio.»  Voy.  Hilarii  versus  et  îadi,  Lutet.  Parisiorum,  Techener,  i838,  in*  18. 
edente  Champollion-Figeac.  —  '  La  création  des  animaux  s'est  faite  dans  le  cin- 
quième et  le  sixième  jour.  —  '  Psal.  log,  v.  1. 


FÉVRIER  1846. 


91 


[Accédai]  simbom  [et  dicat  saceroos:} 

NuDC  Simeon  adveniat 
Qui  responaam  acceperat 
Qaod  ^  non  baberet  terminam 
Donec  videret  Dominum. 

Responsam, 

Nunc  me  dimittas,  Doimne, 

Fiairc  vitam  in  pace , 
Quia  mei  modo  cemunt  oculi 

Quem  misisti 
Hune  mundum  pro  salute  populi  ^. 

[Accédât]  Elisabeth'  [et  dicat  sacsBDOt:] 

Illuc  S  Elisabeth ,  in  médium 
De  Domioo  profer*  eloquion. 

Besponsam, 

Quid  est  rei 

Qaod  me  mei 
Mater  heri  visitât? 

Nam  ex  eo 

Ventre  meo 
Lstus  infans  palpitai*. 

[  Accédât  johaniies  baptista  et  dicat  sacer- 
DOS:] 

Die,  Baptista, 
Vcntris  cista  clausus, 
Qua^  dedlsti  causa 

Christoplausus? 
Cui  dedisti  gaudium 
Profer*  et  testimonimn. 

RespoHStun, 

Venit  talis 

Solea  nobis  *, 
Cuius  non  sum  etiam 

Tam  benignus, 

Ut  sim  ansui 
Solvere  corripam. 

[Accédât]  TimoiLit»[etdieatAACEiiDOS:] 

VaCea,  Maro,  gentilium, 
Da  Cbristo  testimonium. 

n^pûnititi. 
Yjccb  polo  demissa  solo  nova  progenies  est. 


Ici  paraîtra  sméoR  et  le  càLàBEAirr  dira  : 

Que  maintenant  vienne  Sîméon,  qui  avait 
reçu  la  promesse  de  ne  pas  atteindre  le  terme 
de  sa  vie  avant  d^avoir  vu  le  Seigneur. 

Réponse, 

Maintenant,  permeitei-moi,  Seigneur,  de  . 
finir  ma    vie   en  paii,  puisque  mes  yeui 
voient  celui  que  vous  avez  envoyé  dans  ce 
monde  pour  le  sahit  du  peuple. 

Ici  paraîtra  àusABETB  et  le  ciLiBRiHT  dira 

Ici,  Elisabeth,  au  milieu  de  tous,  parlez- 
nous,  à  haute  voix,  du  Seigneur. 

Réponse, 

Comment  ai -je  mërité  que  la  mère  de  mon 
Seigneur  me  visite?  Car,  je  le  sens»  mon 
enfant  joyeux  palpite  dans  mon  sein. 


Ici  paraîtra  jean-baptistb  et  le  ciLiBRAiiT 
dira: 

Baptiste,  dis-nous  pourquoi,  renfermé 
dans  le  sein  de  ta  mère*  tu  as  applaudi  an 
Christ?  Rends  témoignage  à  cdui  auquel  tu 
as  montré  de  la  joie. 


Réponse. 

Il  nous  est  venu  un  tel  soidier,  que  je  ne 
suis  pas  digne  d  oser  en  délier  le  cordon. 


Id  paraîtra  timile  et  ïm  ckLkBUknr  dira  : 

Virgile,  poète  des  gentils,  rends  témoi- 
gnage an  Christ 

Réponse. 

Envoyée  du  ciel ,  une  nouvelle  race  parait 
sur  la  terre. 


^  Coda  :  qui.  —  *  Lac.  cap.  ii,  v.  ag.  — -  'Codex :  EUsiéet  et  HêUsabet.  —  ^ Co- 
dex: iffad.  —  *  Codex  :  pn>^.-*-  •Luc.  cap.  i,y.  4i.-^  '  Codex  :  çiioA— •  Codex  : 
proferi, —  *  Codex  :  50talarû;  Vid.  Marc.  cap.  i,  r.  7. 


ta. 


92 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


[ÀGcedai]  NABUGODOifOsoR  [et  dicftt  sacer- 

4)0S:] 

Age,  fare,  os  lagenas^ 
QiuB  de  Christo  nosti  vere. 

[alias*.] 

Nabucodonosor,  prophetia 
Anctorem  onioium  auctorita. 


Responsam, 

Cam  revisi 

Très  quos  '  misi 
Viros  in  incendium , 

Vidi  justis 

Incombustis 
Miitum  Dei  filium. 
Viros  très  in  ignem  misi , 
Quartum  cemo  prolem  Dei  ^. 

[Accédât]  sibtlla  [et  dicat  sacsrdos: ] 

Vere  pande  jam,  Sibylla, 
Que  de  Christo  pnescis  signa. 


Besponsttm. 

Judicii  signum ,  telius  sudore  madescet  *. 
Ex  cœlo  rex  adveniet  per  saecla  futnrus, 
Sciiicet  in  carne  pnesens  ut  judîcet  orbem. 
Judaea  incredula,  cor  mânes*  adhuc  inverecunda. 

Inohoant  Bciucltcamii. 

Lxtabandi  jubilemus  ; 
Accurate'  celebremas 
Christi  nataiitia,  etc... 


Ici  paraîtra  nabdchodoikmor  et  le  célébrant 
dira: 

Allons,  dis-nous»  bouche  adonnée  à  la 
bouteille,  ce  que  tu  sais  vraiment  du  Christ. 

VARIANTE. 

Nabuchodonosor,  viens  donner,  par  ta 
prophétie,  de  Tautorité  à  Fauteur  de  toutes 
choses. 

Réponse. 

Lorsque  je  revis  les  trois  jeunes  hommes 
que  j'avais  fait  jeter  dans  la  fournaise ,  je  vis 
le  fils  de  Dieu  au  milieu  de  ces  justes  que 
n'avaient  pas  touchés  les  flammes.  J'avais 
jeté  dans  le  feu  trois  hommes;  le  quatrième, 
je  le  vois,  est  le  fils  de  Dieu. 


Ici -paraîtra  LA  SIBYLLE  et  le  célébrant  dira  : 

Expose-nous  aajourdliui  clairement,  ô  Si- 
bylle ,  les  signes  que  tu  as  lus  dans  l'avenir 
touchant  le  Christ. 

Réponse. 

Signe  du  jugement,  la  terre  se  mouillera 
de  sueur.  Du  ciel  viendra  le  roi  des  siècles 
futurs.  Il  se  fera  chair,  pour  juger  le  monde. 
O  Judée!  pourquoi  persistes-tu  sans  honte 
dans  ton  incrédulité? 

là  cownBCiit  l«t  B§»«iie€mu§. 

Pleins  d'allégresse,  réjouissons-nous!  Cé- 
lébrons avec  zèle  la  naissance  du  Christ ,  etc. 


Il  ne  me  reste  qu*un  mot  à  dire  du  quatrième  mystère,  ou  fragment 
de  mystère,  qui  se  trouve  dans  ce  même  manuscrit  iiSg.  C'est  un 
débris  d*un  petit  drame  ou  office  dialogué  des  Innocents.  Ce  morceau 
commence  tout  au  bas  du  feuillet  3  a  verso.  C'est  probablement  cette 
disposition  qui  a  empêché  qu'on  ne  le  remarquât  plus  tôt.  Le  voici  : 


'  Codex  :  lagaene.  —  '  Codex  :  responsam.  C'est  une  erreur  du  copiste.  Ces  deux 
vers  ne  peuvent  être  qu*une  variante  du  dbtique  précédent  qui  aura  paru  trop  gros- 
sier. —  ' Codex:  quo.  —  *  Vid,  Daniel,  cap.  m.  —  *  N'est-ce  pas  une  allusion  au 
rorate  cœli  desaper  et  nubes  plaant  jusiam,  qu'on  chante  pendant  TAvent?  — 
*  Codex:  manens.  ^-^  '  M.  Francisque  Michel  traduit  :  accourez,  comme  si  le  texte 
portait  :  accarrite.  La  latinité  de  ce  morceau  est  tdlemeat  corrompue ,  que  cette 
version  pourrait  bien  être  la  bonne. 


FÉVRIER  1846.  93 

Sob  altare  Dei  audivi  toces  ocdsorum  dicentium  :  Verscs.  «Quare  non  défendis  sangui- 
oem  nostrum?»  —  Et  acceperant  divin um  responsum  :  «  Adbuc  sustinete  modîcum  tempus, 
donec  impleatur  numerns  (ratrnm  vestrornni.  » 

Puis  on  lit  en  rubrique  [foi.  3a  verso]  : 


ANGELUS. 


Noii,  Racbel,  deflere  pignora; 
Contristaris  et  tandis  pectora  : 
Noii  flere  ;  sed  gaude  potius, 
Cui  nati  vivunt  felicius  : 

Ergo  gaude. 
Summi  Patrii  «terni  Filius, 
Hic  est  ille  quem  (pierit  perdere 
Qui  vos  facit  sterne  vivere. 

Ergo  gaude. 


LAIIBMTATIO  RAGUEL. 

Dulces  filii  ,  quos  nunc  progenui, 
[M.  33  recto.] 

Oiim  dicta  mater,  qnod  nomen  tenui 
(Mim  per  pignora  vocor  puer^era, 
Modo  sum  misera  natorum  vidua. 
Heu  mihi  miser»!  cum  possim  vivere 
Gam  natos  coram  me  video  perdere, 
Atqoc  lacerare  parum  detruncare. 
Heînodes  ^gyptus  furore  repletus, 
Nimium  superbus  perdit  meos  partus. 

Les  vers  de  ce  fragment  dramatique  sont,  comme  ceux  des  morceaux 
qui  précèdent,  d*une  facture  et  dune  latinité  tellement  barbares ,  qu'in- 
dépendamment de  toutes  preuves  paléographiques ,  le  mètre  et  la  langue 
attesteraient  à  eux  seuîs  le  x*  ou  le  xi*  siècle.  On  lit  des  plaintes  de  Rachel 
à  peu  près  semblables  dans  un  autre  mystère  des  Innocents ,  composé 
un  siècle  et  demi  plus  tard  pour  Tabbaye  de  Saint-Benoît-Fleury-sur- 
Loire  ^  Celte  œuvre,  d'une  meilleure  époque,  présente  des  développements 
assez  dramatiques ,  dans  un  latin  beaucoup  moins  corrompu  ;  mais  la 
barbarie  même  des  débris  de  ce  genre  leur  assure ,  à  défaut  d*un  bien 
vif  intérêt  littéraire ,  une  incontestable  valeur  historique. 

Dans  un  prochain  article,  j'examinerai  les  textes  finançais  des  xii*  et 
xin'  siècles  recueillis  par  MM.  Monmerqué  et  Francisque  Michel. 

MAGNIN. 


Sur  les  modifications  qui  s'opèrent  dans  le  sens  de  la  polarisation 
des  rayons  laminenx,  lorsqu'ils  sont  transmis  à  travers  des  milieux 
solides  ou  liquides,  soumis  à  des  influences  magnétiques  trés-puis- 
santés. 


PREMIER    ARTICLE. 


Le  a 7  novembre  de  l'année  dernière,  M.  Faraday,  l'un  des  expéri- 
mentateurs les  plus  inventifs  de  notre  époque,  communiqua  à  la  Société 

*  Voy.  leTolume  de  i838  de  la  ColUcticn  des  Bibliopkihf. 


94  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

royale  de  Londres  une  série  de  recherches  physiques,  tendantes,  selon  lui, 
à  prouver  Tinfluence  immédiate  des  forces  magnétiques  sur  la  lumière 
polarisée.  L'annonce  de  cette  découverte,  rapidement  répandue  dans 
toute  TEurope ,  excita  au  plus  haut  degré  Tattention  des  savants.  Mais  les 
expériences  sur  lesquelles  l'auteur  l'avait  fondée  nécessitent  l'emploi  d'ap- 
pareils magnétiques  très-puissants,que  très-peu  de  physiciens  possèdent, 
et  qui  même  sont  malheureusement  fort  rares  dans  nos  grands  établisse^ 
menls publics.  En  outre,  son  travail  n'étant  pas  encore  imprimé,  nous  le 
connaissions  seulement  par  des  articles  de  journaux  qui  se  ressentaient 
de  ce  manque  de  pratique;  en  sorte  qu'ils  reproduisaient  les  énoncés  de 
l'inventeur  plutôt  que  ses  résultats  positifs,  et  ses  vues  plutôt  que  ses 
procédés  d'expérimentation.  D après  des  données  si  incomplètes,  nous 
n'avions  pas  cru, jusqu'à  présent,  possible  d'entretenir  avec  finit,  de  ce 
sujet,  les  lecteurs  du  Journal  de$  Savants.  Enfm,  quelques  passages 
d'une  lettre  écrite  par  M.  Faraday  à  M.  Dumas,  et  communiqués  par 
ce  dernier  à  l'Académie  des  sciences,  nous  ayant  fourni  des  notions 
plus  précises,  un  de  nos  physiciens,  habile  et  zélé ,  M.  Pouillct,  s'est  mis 
en  mesure  de  répéter  ces  nouvelles  expériences,  avec  les  appareils  que 
possède  le  cabinet  de  physique  du  conservatoire  des  arts  et  métiers , 
placé  sous  sa  direction.  Il  a  réussi  à  reproduire  les  elTets  annoncés, 
dans  des  proportions  à  la  vérité  très-faibles,  mais  pourtant  décisives; 
et,  non-seulement  il  les  a  décrits  devant  l'Académie  des  sciences,  mais 
il  a  encore  eu  la  complaisance  de  nous  en  rendre  personnellement 
témoin.  Nous  avons  ainsi  l'espoir  de  pouvoir  en  transmettre  maintenant 
à  nos  lecteurs  une  idée  fidèle ,  que  je  tâcherai  de  rendre  aussi  simple 
que  possible,  en  débarrassant  les  résultats  observés  de  tout  énoncé 
hypothétique,  pour  les  réduire  à  leur  pure  condition  de  faits.  Toute- 
fois, par  esprit  de  prudence  autant  que  de  justice,  je  m'attacherai  à  les 
présenter  tels  que  Tinventeur  les»  a  réatisés  et  annoncés  lui-même;  me 
servant  seulement  de  ceux  que  j'ai  eu  l'occasion  de  voir,  pour  donner  à 
ses  expressions  le  sens  exaot  que  l'on  doit  y  attacher. 

Ou  ne,  saurait  comprendre  ces  nouveaux  phénomènes  et  en  sentir 
la  portée ,  si  l'on  n'avait  pas  présentes  à  l'esprit  les  généralités  physiques 
auxquelles  ds  se  rattachent.  Je  vais  donc  les  rappeler  autant  que  cela 
est  indispensable  pour  ce  but. 

Une  multitude  de  phénomènes,  on  pourrait  dire  le  plus  grand 
nombre  de  ceux  qui  s'opèrent  daqs  la  nature,  sont  produits  par  des 
agents  physiques,  dont  les  qualités  matérielles  ne  nous  sont  connues 
que  par  induction.  Ils  échappent  à  la  finesse  de  notre  tact  et  à  la  déli- 
catesse de  nos  balances.  Aussi  les  a-t^on  noinniét  prineipef  impondé- 


FÉVRIER  1846.  95 

rahlês;  non  pas,  sans  doute,  que  nous  devions  les  croire  absolument 
insensibles  à  Taction  de  la  pesanteur,  ce  qui  serait  peu  vraisemblable; 
mais  parce  que ,  s*ils  ont  un  poids  spécifique  propre,  il  ne  nous  est  jamais 
perceptible  dans  leurs  effets.  C'est  à  de  tels  principes,  se  manifestant 
par  des  phénomènes  spéciaux,  que  nous  attribuons  Télectricité,  le  ma- 
gnétisme, la  cbaleur,  la  lumière,  et  les  radiations  invisibles,  mais  chimi- 
quement actives,  dont  cette  dernière  est  toujours  accompagnée.  L'analo- 
gie doit  nous  faire  soupçonner  que  beaucoup  d'autres  principes  intangi- 
bles peuvent  exister  conjointement  avec  ceux-là  dans  la  nature,  et  y  exer- 
cer des  actions  très>puissantes;  mais  on  ne  les  y  a  pas  encore  discernés. 

Nous  ignorons  la  constitution  réelle  de  ces  agents.  Nous  ne  savons 
pas  s'ils  sont  essentiellement  distincts,  ou  s'ils  sont  les  formes  diverses 
d'un  principe  unique,  se  produisant,  avec  des  accidents  dissemblables, 
dans  la  variété  de  son  action.  Nous  sommes  donc  jusqu'à  présent  obligés 
de  les  considérer  comme  ayant  des  existences  individuelles,  dont  nous 
tâchons  de  spécifier  les  qualités  propres  par  des  conceptions  idéales 
qui  représentent  mécaniquement  leurs  opérations  sensibles.  Mais  il  faut 
toujours  nous  rappeler  que  ce  sont  là  de  pures  abstractions  de  notre 
esprit,  que  les  indications  ultérieures  de  l'expérience  pourront  nous 
faire  modifier,  étendre,  réunir,  ou  disjoindre. 

La  nouvelle  découverte  que  je  vais  essayer  de  faire  connaître  à  nos  lec- 
teurs est  relative  à  un  de  ces  principes  mystérieux;  plus  mystérieux  même 
pour  nous  que  tous  les  autres.  En  effet,  lorsque  nous  voulons  étudier 
ceux-ci,  nous  trouvons  moyen  de  les  faire  agir  sur  des  corps  tangibles, 
auxquels  ils  impriment  des  mouvements  mesurables ,  ou  des  change- 
ments de  volume,  ou  des  modifications  chimiques,  que  nous  pouvons 
constater  indubitablement,  sans  avoir  à  craindre  aucune  illusion  de  nos 
sens.  Au  lieu  que  celui  dont  nous  allons  nous  occuper  n'est  sensible  pour 
nous  que  par  les  impressions  qu'il  produit  sur  un  seul  de  nos  organes. 
En  sorte  que  nous  sommes  continuellement  exposés  à  lui  attribuer, 
comme  qualités  propres,  des  accidents  qui  n'appartiennent  qu'à  notre 
sensation.  C'est  pourquoi ,  avant  d*aller  plus  loin ,  je  suis  obligé  de  spé- 
cifier les  phénomènes  principaux  qui  nous  manifestent  son  existence, 
ainsi  que  ses  propriétés  réelles;  car  je  ne  saurais,  sans  cela,  faire  com- 
prendre en  quoi  consiste  celle  qu'on  appelle  la  polarisation,  qui  fait  pré- 
cisément le  sujet  des  nouvelles  expériences  dont  je  dois  rendre  compte , 
et  qui  est  aussi  l'une  des  plus  singulières,  des  plus  délicates,  qu'on  soit 
parvenu  à  y  découvrir. 

Lorsque  le  soleil,  s'élevant  le  matin  au-dessus  de  l'horizon  oriental, 
se  montre  tout  à  coup  à  nos  yeux,  il  faut  nécessairement  qu'il  s'éta- 


96  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

blisse  alors,  entre  cet  astre  et  nous,  une  relation  sensible,  par  laquelle 
nous  sommes  avertis  de  son  existence,  sans  avoir  besoin  de  le -toucher. 
Le  mode  physique  au  moyen  duquel  une  telle  communication  s  opère, 
et  se  transmet  par  les  yeux  à  notre  entendement,  constitue  ce  qu*on 
appelle  la  lamière.  Les  corps  qui  peuvent  exciter  cette  perception  par 
une  qualité  propre ,  et  nous  manifester  ainsi  leur  existence  à  distance , 
se  nomment  des  corps  lumineux  par  eux-mêmes.  Tels  sont  le  soleil,  les 
étoiles,  la  flamme  dune  bougie.  Généralement  toutes  les  substances 
matérielles  deviennent  lumineuses  par  elles-mêmes,  lorsque  leur  tem- 
pérature est  suffisamment  élevée  ;  et  elles  perdent  cette  faculté  en  se 
refiroidissant.  Néanmoins ,  quand  elles  ont  cessé  den  jouir,  si  elles  sont 
éclairées  par  un  corps  lumineux ,  elles  la  reprennent  partiellement  de 
lui,  comme  si  elle  leur  était  propre;  et  alors  elles  deviennent  visibles 
pour  nous,  par  réflexion.  Cest  ainsi  que  la  face  de  la  lune  qui  est  tour- 
née vers  la  terre,  est  vue  progressivement  avec  ses  diverses  phases, 
dans  Tobscurité  des  nuits ,  quand  le  soleil  Tillumine  partiellement  ou 
en  totalité. 

Les  observations  astronomiques  prouvent  que  la  cooununication 
opérée  par  la  lumière  nest  pas  instantanée.  Elle  parcourt  la  distance 
de  la  terre  au  soleil  en  8"  i3*  7  de  temps  moyen.  Cest  une  vitesse  de 
70000  lieues  par  seconde.  La  direction  sur  laquelle  nous  voyons,  à  chaque 
instant,  le  soleil,  est  la  résultante  de  cette  vitesse ,  combinée  avec  la  vi- 
tesse de  transport  de  la  terre;  et,  s  il  s  éteignait  soudainement,  nous  le 
verrions  encore  à  cette  même  place,  8"  1 3*-J-,  après  qu  il  aurait  cessé  de 
luire.  Lorsque  les  satellites  de  Jupiter,  qui  sont  quatre  petites  lunes  éclai- 
rées par  le  soleil,  s*éclipsent  derrière  le  corps  opaque  de  leur  planète, 
et  se  dégagent  ensuite  de  son  ombre,  il  s'écoule  un  certain  temps,  de- 
puis Tinstant  physique  où  elles  en  sortent,  jusquà  celui  où  nous  com- 
mençons à  les  revoir.  Le  retard  est  plus  ou  moins  long,  selon  que  la 
terre  est  plus  ou  moins  loin  d'eux,  et  il  est  exactement  proportionnel 
à  sa  distance.  De  là  on  a  conclu  que  la  vitesse  de  la  communication  de 
la  lumière  est  exactement  uniforme  dans  toute  retendue  de  Torbe  ter- 
restre, et  même  de  lorbe  de  Jupiter,  dont  le  rayon  est  environ  cinq 
fois  plus  grand. 

Il  résulte  encore  de  ces  phénomènes  quà  Tinstant  physique  où  les 
satellites  de  Jupiter  entrent  dans  l'ombre  de  cette  planète,  nous  les 
voyons  encore  au  dehors;  parce  que  la  sensation  que  nous  en  avons 
alors  est  due  à  leur  présence  antérieure  dans  le  point  de  leur  orbite  où 
ils  se  trouvaient  quelques  moments  auparavant;  et,  de  même,  à  l'instant 
où   ils  nous  semblent  disparaître,   ils  sont,  en  fait,  depuis  quelque 


FÉVRIER  1846.  97 

temps  éclipsés.  Ainsi  la  communication  résultant  de  leur  présence, 
en  un  point  de  f espace,  continue  de  se  propager,  ou  de  se  transmettre, 
après  qu'ils  Font  déjà  quitté.  Il  faut  donc  que  cette  communication 
se  fasse,  ou  par  des  pulsations  imprimées  à  un  fluide  élastique  intan- 
gible qui  les  transmette  depuis  les  corps  lumineux  jusqu'au  fond  de 
notre  œil,  ou  par  une  émanation  physique  de  corpuscules  matériels  de 
dimension  inappréciable,  lancés  par  les  corps  lumineux.  Dans  tous 
les  cas,  puisque  la  sensation  de  la  vision  s'opère  à  travers  la  masse 
même  des  corps  matériels  que  Ton  appelle  transparents  ou  diaphanes, 
il  faudra  que  les  pulsations  du  fluide  élastique  continuent  de  se  pro- 
pager dans  rintérieur  de  ces  substances,  ou  que  les  corpuscules  lumi- 
neux puissent  continuer  de  s  y  mouvoir  et  de  les  traverser. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  discuter  la  probabilité  relative  de  ces  deux 
conceptions.  Pour  légitimer  leur  emploi,  comme  moyen  de  recherche, 
il  suffit  qu'elles  soient  toutes  deux  mécaniquement  possibles.  Si  Ton  veut 
appliquer  le  système  des  ondulations,  il  faudra  considérer  le  fluide  où 
elles  se  propagent  comme  un  milieu  éthéré,  sans  poids  spécifique  ap- 
préciable, répandu  dans  tout  Funivers.  Cet  éther  devra  remplir  les  espaces 
célestes,  puisque  c'est  à  travers  ces  espaces  que  la  lumière  des  astres  par- 
vient à  nos  yeux;  et  la  sensation  qu'elle  y  produit  devra  être  opérée,  sur 
la  membrane  nerveuse  de  notre  rétine ,  par  l'arrivée  successive  des  ondes 
que  les  vibrations  propres  des  corps  lumineux  y  auront  excitées  primi- 
tivement; de  même  que  les  ondes,  successivement  excitées  dans  l'air  par 
les  vibrations  perceptibles  des  corps  solides,  arrivant  à  notre  oreille,  en 
ébranlent  les  membranes  sensibles ,  et  nous  donnent  la  perception  des 
sons.  L'élher  lumineux  sera  donc  élastique ,  pour  que  des  ondes  pareilles 
s'y  propagent;  et  il  le  sera  bien  plus  que  l'air,  comparativement  à  sa 
densité,  puisque  la  lumière  se  transmet,  dans  le  vide  des  cieux,  environ 
huit  cent  mille  fois  aussi  vite  que  le  son  dans  les  couches  inférieures 
de  l'atmosphère.  En  même  temps,  il  n'aura  qu'une  densité  excessive- 
ment faible,  car  la  discussion  la  plus  exacte  des  observations  astrono- 
miques anciennes  et  modernes  n'indique  aucune  trace  de  résistance 
sensible  dans  les  mouvements  planétaires;  et,  ce  qu'on  a  pu  en  soup- 
çonner dans  les  mouvements  des  comète^,  qui  semblent  être  presque 
de  simples  agglomérations  gazeuses ,  pourrait  aussi  bien  s'attribuer  à  des 
changements  d'agrégation  ou  à  des  déperditions  de  leur  substance. 
Quant  aux  rapports  de  cet  élher  avec  les  corps  terrestres,  il  devra  évi- 
demment les  pénétrer  tous,  puisque  tous  transmettent  la  lumière  quand 
ils  sont  suflisamment  amincis;  et  sa  densité,  ainsi  que  son  élasticité, 
devront  y  être,  soit  séparément,  soit  simultanément,  difl(érentes,  sui- 

i3 


98  JOUKNAL  DES  SAVANTS. 

vant  la  nature  de  la  substance  qui  les  constitue,  puisque  Tinégalité  des 
réfractions  que  ces  corps  impriment  aux  mêmes  rayons  prouvent  qu  ils 
sy  propagent  avec  d'inégales  vitesses.  Tout  étrange  que  Texistence  de  cet 
éther  impalpable  puisse  paraître  aux  habitudes  de  nos  sens  grossiers,  elle 
na  rien  qui  ne  soit  philosophiquement  acceptable;  et  Ton  aura  encore 
une  pleine  liberté  de  loi  attribuer  toutes  les  autres  propriétés  physiques 
qui  seront  compatibles  avec  sa  définition ,  autant  que  cela  sera  nécessaire 
pour  en  déduire,  par  le  calcul  mécanique,  les  phénomènes  observables 
que  la  lumière  nous  présente.  Tant  qu*on  se  bornera  à  employer  celte 
conception  pour  lier  entre  eux  ces  phénomènes  par  une  dépendance 
calculable,  et  pour  y  découvrir  de  nouveaux  rapports  susceptibles  d  elre 
confirmés  par  lexpérience,  on  ne  pourra  qu  applaudir  aux  physiciens 
géomètres  qui  en  feront  un  pareil  usage ,  et  il  n*y  aura  rien  de  plus  à 
en  exiger.  Mais,  s'ils  veulent  la  faire  admettre  comme  exprimant  la 
réalité  physique  des  choses  existantes,  il  faudra  qu'ils  y  ajoutent  les 
diverses  qualifications  indispensables  pour  compléter  la  notion  de  l'éther 
lumineux,  comme  être  physique.  Ils  devront  ainsi  spécifier  par  des  dé- 
finitions, je  ne  dis  pas  démontrées  vraies,  mais  mécaniquement  admis- 
sibles, comment  cet  éther  est  retenu  dans  chaque  corps  matériel  à  un 
état  particulier  de  densité  ou  d'élasticité;  s'il  est  en  relation  d  action  mu- 
tuelle avec  les  particules  pondérables  de  ces  corps,  ou  s^û  en  est  indé- 
pendant ;  si  c'est  par  un  pouvoir  émané  d'elles ,  ou  par  un  pouvoir  propre, 
qu'il  y  est  contenu  de  manière  à  ne  pas  se  répandre  au  dehors ,  selon  les 
conditions  habituelles  d'équilibre  d'un  fluide  élastique  ayant  dans  les 
divers  points  de  sa  masse  des  densités  inégales  ou  d'inégales  élasticités , 
ou  ces  deux  modes  de  variation  réunis  ;  si  ces  deux  qualités  sont  imi- 
formes  dans  toute  l'étendue  sensible  de  chaque  corps  distinct,  ou  si 
elles  varient  dans  les  couches  voisines  de  sa  surface;  en  outre,  comment 
cet  éther,  si  peu  résistant,  si  rare,  si  intangible,  est  occasionnellement 
ébranlé  par  les  agitations  des  molécules  des  corps  qui  nous  paraissent 
lumineux;  si  cet  ébranlement  est  opéré  par  le  choc  de  leurs  particules 
matérielles  mises  en  mouvement  intesthi ,  ou  s'il  résulte  de  changements 
soudains  et  intermittents  d'équilibre ,  déterminés  dans  l'éther  intérieur 
par  les  déplacements  relatif  que  ces  particules  éprouvent  pendant 
leurs  vibrations.  Ce  sont  là  autant  de  conditions  qu'il  serait  néces- 
saire, à  ce  qu'il  me  semble,  je  ne  dis  pas  de  bien  connaître,  mais 
seulement  de  bien  définir,  en  concordance  avec  les  lois  de  la  méca< 
nique,  pour  faire  admettre  l'éther  lumineux,  sinon  comme  un  être 
réel,  du  moins  conmie  une  conception  philosophique,  coordonnée  lo- 
giquement dans  toutes  ses  parties. 


FÉVRIER  1846.  99 

Au  lieu  de  constituer  ainsi  la  lumière,  veut-on  la  supposer  produite 
par  une  émission  matérielle?  Alors  U  faudra  concevoir  des  corpuscules 
d  une  ténuité  insaisissable,  sans  masses  perceptibles,  lancés  dans  Tespace 
par  les  corps  lumineux,  avec  la  vitesse  de  transmission  observée;  s*y 
succédant  à  partir  de  chaque  centre  d'émission,  par  intermittences,  à 
de^  intervalles  suffisants  pour  entretenir  la  continuité  de  la  sensation  sur 
notre  rétine,  ce  qui  peut  laisser  entre  eux  plusieurs  milliers  de  lieues; 
ayant,  dans  leur  petitesse,  des  configurations  propres,  comme  les  plus 
grands  astres;  subissant,  comme  eux,  dans  leur  transport,  des  mouve- 
ments de  rotation  autour  de  leur  centre  propre  de  gravité;  pouvant 
aussi  posséder  des  propriétés  polaires ,  qui  rendent  leurs  diverses  par- 
ties inégalement  impressionnables,  à  distance,  par  les  corps  matériels 
près  desquels  ils  passent ,  ou  sur  lesquels  ils  arrivent,  de  manière  à  en 
recevoir  des  perturbations  dans  leur  mouvement  rotatoire,  et  dans  la 
forme  de  leurs  orbites  ;  en  un  mot  dé  véritables  astres ,  susceptibles  de 
toutes  les  qualités  physiques  comportées  par  les  corps  matériels,  et 
capables  d'imprimer  à  la  membrane  nerveuse  de  notre  rétine  des  ébran- 
lements d'intensités  variables,  ainsi  que  de  sens  concordants  ou  con- 
traires,  selon  les  phases  d'accès  dans  lesquelles  ils  y  arrivent,   tout 
comme  le  pourraient  faire  les  vibrations  d'un  fluide  éthéré.  L'idée  de 
l'émission  n  a  pas  été  jusqu'ici  appliquée  par  les  géomètres  avec  cet 
ensemble  de  données  facultatives  qu'elle  admet,  et  qu'il  serait  néces- 
saire d'y  adjoindre  pour  la  compléter.  Le  système  des  ondulations,  au 
contraire,  a  été  fortifié    depuis  trente  ans  par  un  ensemble  d'appli- 
cations et  de  découvertes  admirable,  dû  principalement  au  génie  de 
Fresnel.  Heureusement,  il  n'est  pas  indispensable  de  se  décider  entre 
ces  deux  conceptions  pour  décrire  de  simples  apparences  phénomé- 
nales ,  comme  j'ai  ici  k  le  faire.  J'éviterai  donc  cette  difficile  alternative, 
sur  laquelle,  d'ailleurs,  je  n'ai  personnellement  d'autre  opinion  qu'un 
doute  absolu.  Seidement,  comme  l'idée  de  l'émission  est  beaucoup  plus 
commode  pou#^les  énoncés ,  par  la  simplicité  des  conditions  géomé- 
triques qu'elle  emploie,  je  m'en  servirai  occasionnellement,  dans  cette 
exposition,  si  j'en  aiî  besoin. 

Réservant  ainsi  ces  spéculations  sur  la  nature  du  principe  lumineux 
au  fond  de  notre  esprit,  j'arrive  aux  expériences  qui  nous  découvrent 
les  autres  propriétés  spécifiques  que  nous  pouvons,  avec  certitude,  lui 
attribuer.  Afin  de  simplifier  cette  étude,  dans  la  sphère  d'action  qui 
émane  des  corps  lumineux  et  qui  nous  les  rend  visibles  de  toutes  parts, 
isolons  idéalement  une  ligne  droite  mathématique,  menée  par  im  point 
quelconque  d'un  tel  corps  à  un  autre  point  de  l'espace.  La  portion  de  la 

i3. 


100  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

radiation  qui  est  dirigée  suivant  cette  droite  s* appelle,  en  physique,  un 
rayon  lamineax.  ^ensemble  de  plusieurs  rayons  pareils,  émanés  coni- 
quement  dun  même  centre,  forment  ce  qu'on  appelle  un  pinceau  de 
rayons t  et  un  faisceau,  si\s  sont  exactement  ou  à  peu  près  parallèles. 
Pour  obtenir  la  réalisation  approchée  de  cette  conception  géométrique, 
i]  faut  nous  placer  dans  une  chambre  profonde,  où  la  lumière  du  jom* 
ne  puisse  pénétrer  que  par  une  ou  plusieurs  ouvertures  de  peu  d'éten- 
due, percées  dans  le  volet  opaque  d*une  fenêtre  tournée,  par  exemple, 
vers  le  midi ,  et  munies  elles-mêmes  d'obturateurs  par  lesquels  nous 
puissions  les  fermer  à  volonté.  Un  lieu  d'expériences  optiques  ainsi  pré- 
paré s'appelle  une  chambre  obscure.  Ayant  fermé  toutes  les  ouvertiures, 
à  l'exception  d'une  seule,  nous  y  laissons  pénétrer  un  faisceau  lumi- 
neux unique,  venu,  par  exemple,  du  soleil;  et  nous  allons  nous  placer 
sur  sa  direction ,  le  plus  loin  possible ,  pour  étudier  ses  propriétés  phy- 
siques dans  sa  portion  la  plus  centrale,  afin  d'éviter  les  modifications 
que  ses  parties  externes  auraient  pu  recevoir,  en  passant  près  des  bords 
de  l'ouverture  par  laquelle  nous  l'avons  introduit. 

L'épreuve  la  plus  simple  que  nous  puissions  d'abord  lui  appliquer,  c'est 
de  le  faire  se  réfléchir  obliquement  sur  dessurfaces  planes  et  polies,  envi- 
rcmnées  d'air.  Alors  plusieurs  phénomènes  se  manifestent.  Une  portion 
rejaillit  dans  une  direction  commune,  formant,  avec  la  surface  réfléchis- 
sante, le  même  angle  que  le  faisceau  incident,  et  comprise  dans  le  même 
plan  normal  à  cette  surface.  Une  autre  portion  rejaillit  en  tous  sens ,  et 
rend  le  point  d'incidence  visible  dans  toutes  les  directions ,  comme  par 
une  radiation  qui  lui  serait  devenue  propre.  Elle  est  d'autant  plus  abon- 
dante, que  le  poli  de  la  surface  est  moins  parfait;  et  elle  est  presque  la 
seule  qui  soit  sensible  sur  les  corps  mats,  comme  une  feuille  de  papier 
blanc.  Le  reste  du  faisceau,  qui  échappe  à  ces  deux  phénomènes,  subit 
idtérieurement  deux  effets  distincts.  Si  le  corps  réflecteur  est  ce  qu'on 
appelle  transparent  ou  diaphane,  ce  reste  le  pénètre  et  se  propage  dans 
sa  substance.  Si  le  corps  est  opaque,  toute  la  portion  ^i  n'a  pas  été 
réfléchie  à  sa  siu'face  antérieure  cesse  d'être  perceptible  à  la  vision. 
L^analogie  et  l'expérience  montrent  qu'A  se  passe  toujours  quelque 
chose  de  pareil  dans  les  corps  qui  nous  semblent  les  plus  transparents. 
Les  quantités  relatives  de  lumière  qui  sont  réfléchies,  transmises,  ou  per- 
dues, dans  ces  diverses  circonstances,  s'évaluent  par  des  comparaisons 
où  l'oeil  est  pris  pour  juge,  à  défaut  d'autre  instrument  immédiatement 
impressionnable  par  le  principe  lumineux,  sous  la  forme  qui  nous  en 
donne  la  notion.  Mais  on  les  rend  certaines  en  les  ramenant  à  de  simples 
appréciations  d'égalité  ou  d'inégalité ,  dans  les  sensations  produites. 


FÉVRIER  1846.  101 

Le  premier  mode  de  réflexion,  opéré  aux  surfaces  externes  ou  internes 
des  corps,  s*appclie  la  réflexion  spéculaire,  par  analogie  avec  ce  qui  s  ob- 
serve si  évidemment  sur  les  miroirs  [spécula).  Le  second  s*appelie  la  ré- 
flexion rayonnante.  Pour  les  décrire  j'ai  employé  le  mot  rejaillir:  ce  nVst 
qu'une  image.  On  prouve,  par  des  épreuves  ultérieures,  que  le  premier 
mode  de  réflexion  ne  s  opère  pas  sur  la  suiface  palpable  et  toujours 
grossièrement  rugueuse  des  corps  que  nous  appelons  po{t5,  mais  qu'elle 
a  lieu,  soit  extérieurement,  soit  intérieurement,  à  des  distances  imper- 
ceptibles de  ces  surfaces,  par  des  causes  mécaniques  dépendantes  de 
la  nature  et  de  la  constitution  des  milieux  matériels,  que  nous  mettons 
en  contact  apparent.  L'autre  portion  de  lumière  qui  est  renvoyée  en 
tous  sens,  sous  forme  rayonnante,  a  pénétré  les  premières  couches  de 
la  substance  du  corps  réflectem*.  La  portion  perdue  s'éteint  dans  cette 
substance  même,  par  une  destruction  de  mouvement,  ou  par  un  chan- 
gement detat,  ou  par  combinaison,  ce  qu'on  exprime  en  dbant  qu  elle 
est  absorbée  ^ 

L'égalité  des  angles  d'incidence  et  de  réflexion  qui  est  propre  à  la 
réflexion  spéculaire  se  manifeste  dans  une  infinité  de  phénomènes 
dont  nous  sommes  à  tout  instant  témoins.  C'est  en  vertu  de  cette  loi 
que  les  images  réfléchies  par  les  miroirs  plans,  ou  par  la  surface  plane 
d'une  eau  tranquille,  reproduisent  si  fidèlement  les  contours  et  les 
apparences  des  corps  dont  elles  émanent.  En  s'appuyant  sur  ce  fait,  on 
construit  des  appareils,  dans  lesquels  un  miroir  de  métal  plan  et  poli , 
lié  à  un  mouvement  de  d'horlogerie,  est  conduit,  et  présenté  au  soleil 
pendant  tout  un  jour,  dans  des  directions  telles,  que  le  trait  de  lumière, 
réfléchi  spéculairement  dans  la  chambre  obscure,  y  reste  physique- 

^  Les  caraclères  que  j*attribue  ici  à  la  réflexion  spéculaire  se  manifestent  lors- 

3ue1a  lumière  incidente,  préalablement  polarisée,  est  ainsi  réfléchie  par  des  corps 
oués  de  la  double  réfraction.  Car  la  portion  qui  a  subi  ce  genre  de  réflexion  pré- . 
sente  alors  des  modiflcations  dépendantes  du  sens  dans  lequel  les  axes  physiques 
de  ces  corps  ont  été  dirigés ,  relativement  au  plan  de  polarisation  do  la  lumière  in^ 
ddente;  et  la  nature  des  milieux,  même  non  cristallisés,  qui  recouvrent  la  surface 
palpable  du  cristal,  a  aussi  une  influence  considérable  sur  les  résultats.  La  décou- 
verte de  ces  beaux  phénomènes  est  due  à  Seebeck ,  et  au  docteur  Brewster. 

Ce  que  j*ai  dit  de  la  réflexion  rayonnante  se  conclut  d'une  observation  de  M.  Arago, 
par  laquelle  on  constate  que,  lorsqu'elle  est  opérée  sur  un  fieiisceau  incident  de  lo- 
mière  naturelle,  même  par  un  milieu  diaphane  non  cristallisé,  la  portion  de  lu- 
mière qui  la  subit  se  trouve  partiellement  polarisée  perpendiculairement  au  plan  de 
réflexion  aotud,  comme  elle  le  serait  si  eue  avait  traversé  un  système  de  couches 
planes  et  transparentes  i  faces  parallèles,  ayant  d*inégales  densités,  par  exemple 
une  pile  composée  de  plaques  de  verre  homogènes  séparées  par  des  intervaUes 
d*air. 


102  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

inent  immobile.  Cet  instrument  s'appelle  im  héliaslat  Rien  n  est  plus 
commode  pour  soumettre  un  faisceau  lumineux  à  toutes  les  épreuves 
qu'on  veut  lui  faire  subir.  Newton  n  a  pas  eu  l'avantage  de  le  posséder. 
Ayant  ainsi  un  faisceau  de  lumière  solaire,  sans  colof:ation  sensible, 
fixé  dans  une  direction  que  je  supposerai,  par  exemple,  horizontale, 
présentez-lui  perpendiculairement  une  plaque  de  verre  transparente, 
bien  homogène,  incolore,  et  ayant  ses  deux  faces  parallèles.  Il  la  tra- 
versera en  ligne  droite,  sans  se  dévier,  en  subissant,  à  la  rencontre  de 
ses  deux  surfaces,  les  pertes  produites  parles  deux  genres  de  réflexion, 
sous  cette  incidence.  La  portion  absorbée  intérieurement  sera  inappré- 
ciable, si  la  plaque  n'a  qu'une  médiocre  épaisseur. Recevez  ce  faisceau, 
après  sa  sortie,  sur  un  carton  blanc  placé  au  fond  de  la  chambre  obscure  : 
vous  n'apercevrez  aucune  altération  dans  la  blancheur  de  l'image  qu'il  y 
tracera.  J'appelle  ici  blancheur  cet  état  d'un  faisceau  lumineux  dans  le- 
quel il  ne  nous  donne  la  sensation  d'aucune  couleur  distincte.  Il  con- 
servera la  même  identité  d'action  sur  Torgane,  si  vous  le  transmettez 
ainsi  à  travers  une  plaque  de  tout  autre  corps  solide,  non  cristallisé, 
qui  soit  par&itement  diaphane,  et  à  faces  parallèles;  ou  à  travers  des 
milieux  liquides ,  gazeux,  mais  de  même  diaphanes  et  incolores,  que 
vous  enfermerez  dans  des  cuves  rectangulaires  formées  par  des  glaces 
minces.  J'excepte  les  cristaux ,  c'est-à-dire  ces  corps  que  la  nature  nous 
présente  sous  la  forme  de  polyèdres  géométriques,  dont  les  éléments 
de  masse  sont  groupés  suivant  des  modes  d'agrégation  spéciaux.  Car, 
dans  certaines  classes  de  ces  corps ,  l'arrangement  est  tel ,  qu'en  les  tra- 
versant dans  certains  sens,  même  sous  l'incidence  normale,  le  faisceau 
lumineux  se  dédouble  en  deux  portions ,  qui ,  selon  la  constitution  du 
cristal  et  le  sens  dans  lequel  il  se  présente,  passent  occasionnellement 
droites  ou  obliques,  en  manifestant  toutes  deux,  après  cette  transmis- 
sion ,  des  qualités  physiques  particulières,  qui  n'existent  pas,  ou  qu'on  ne 
peut  pas  discemer,  dans  la  lumière  immédiatement  émise,  et  qui  sont 
précisément  celles  sur  lesquelles  portent  les  nouvelles  expériences  que 
j'aurai  ici  à  exposer.  Or  comment  pourrais-je  les  faire  comprendre,  si  je 
ne  spécifiais  d'abord  les  autres  propriétés  physiques  dont  elles  sont  tou- 
jours accompagnées,  et  dont  il  faut  les  isoler  idéalement  pour  avoir 
d'elles  une  notion  précise ,  ou  même  pour  constater  la  réalité  de  leur 
existence  comme  qualité  de  l'agent  qui  produit  la  sensation ,  non  comme 
ac^cident  de  la  sensation  même? 

Revenant  donc  au  cas  de  la  transmission  simple,  a  travers  des  mi- 
lieux non  cristallisés,  coupons  notre  plaque  rectangulaire  par  un  plan 
diagonal  qui  la  partagera  en  deux  coins,  ou  prismes.  Puis ,  ôtant  le  pos- 


FÉVRIER  1846.  103 

térieur,  transmellons  le  faisceau  lumineux  à  travers  ranlérieur  seul,  en 
lui  présentant  toujours  sa  première  surface,  sous  l'incidence  normale, 
afin  d'observer  isolément  les  effets  de  Témergence  oblique  par  la  se- 
conde. Pour  fixer  les  idées  ,  je  supposerai  que  le  tranchant,  ou  ce  qu'on 
appelle  Y  arête  du  prisme,  est  maintenu  vertical,  le  faisceau  lumineux 
étant  maintenu  horizontal,  comme  précédemment.  Alors  la  transmission 
s'opérera  en  ligne  droitejusquàla  seconde  surface  du  prisme.  Lorsque  le 
faisceau  y  sera  parvenu,  si  l'angle  qu'il  se  trouve  former  avec  elle  n'at- 
teint pas  une  certaine  limite  assignable  de  grandeur,  il  ne  sortira  point 
dans  lair,  et  se  réfléchira  tout  entier  intérieurement.  Mais,  s'il  peut 
sortir,  il  se  pliera,  en  apparence  brusquement,  et  quittera  sa  direction 
primitive,  ou,  selon  l'expression  technique ,  il  se  réfractera  dans  un  plan 
perpendiculaire  à  l'arête  du  prisme,  conséquemment  ici  horizontal,  en  se 
rapprochant  de  sa  partie  la  plus  épaisse,  appelée  la  base.  Déplus,  en  su- 
bissant cette  modification,  il  se  dispersera,  dans  le  même  sens,  en  portions 
contiguës,   mais  distinctes,  lesquelles,  étant  projetées  sur  un  tableau 
blanc,  de  papier  ou  de  mousseline,  tendu  dans  un  cadre,  produiront 
une  image  allongée ,  où  la  généralité  des  observateurs  apercevra  une 
suite  continue  de  couleurs  différentes,  que  l'on  peut  classer,  suffisam- 
ment pour  les  énoncés,  en  sept  nuances  consécutives  :  rouge,  orangé, 
jaune,  vert,  bleu,  indigo,  violet;  le  rouge  très-sombre  se  montrant 
toujours  dans  l'extrémité  la  moins  déviée,  le  violet  très-sombre  dans 
l'extrémité  qui  l'est  le  plus.  La  vivacité  do  l'illumination  s'affaiblit  pro- 
gressivement vers  ces  deux  limites,  jusqu'à  dégénérer  en  obscurité.  Ce 
genre  d'image  s'appelle,  en  physique,  un  spectre;  et  les  nuances  qui  la 
composent  s'appellent  les  coalears  prismatiques.  Elles  ne  sont  pas  per- 
ceptibles par  tous  les  yeux  humains.  Il  y  a  des  individus  qui  n'en  dis- 
tinguent que  quelques-unes;  d'autres  les  confondent  toutes  en  une 
teinte  uniforme,  dont  ils  ne  peuvent  pas  nous  transmettre  la  notion. 
Je  ferai  abstraction  de  ces  particularités,  et  je  suivrai  les  résultats  de 
l'expérience  tels  qu'ils  apparaissent  à  la  généralité  des  observateurs. 
Mais  ces  différences  de  perception ,  tout  isolées  qu*elles  soient ,  nous 
imposent  une  obligation  logique  à  laquelle  nous  devons  toujours  nous 
astreindre  :  ce  sera  de  distinguer  avec  grand  soin,  dans  les  déductions 
que  nous  pourrons  tirer  des  phénomènes  observables,  celles  qui  cons- 
tateront des  propriétés  physiques  ou  mécaniques  appartenant  essen- 
tiellement  au  principe  qui  produit  en  nous  la  vision ,  et  celles  qui 
exprimeront  seulement  des  caractères  qualificatifs  de  la  sensation  per- 
çue par  noire  organe.  Toutes  les  conclusions  auxquelles  nous  pourrons 
arriver,  sur  ces  deux  objets,  seront  même  particulières  à  l'homme.  Car 


104  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nous  ne  savons  pas  si  la  vision  est  opérée  par  le  même  agent  physique 
dans  nos  yeux  et  dans  les  yeux  de  certains  animaux.  U  y  a  même  des 
motifs  de  penser  qu elle  1  est  par  des  agents  analogues  plutôt  guiden- 
tiques  *. 

Nous  bornant  donc  à  appeler  lumière  Tagent  inconnu  qui  impres- 
sionne d'une  manière  semblable  la  généralité  des  yeux  humains,  plu- 
sieurs de  ses  propriétés  spécifiques  se  découvrent  par  l'étude  des  cou- 
leurs qu*on  observe  dans  le  spectre  tel  que  je  Fai  décrit  plus  haut. 
L'analyse  expérimentale  de  ce  phénomène*  est  due  à  Newton ,  et  c'est 
un  des  plus  beaux  traits  de  son  génie.  Je  ne  puis  me  dipenser  d'en  re- 
produire les  circonstances  principales,  parce  que  j'aurai  sans  cesse  besoin 
d  employer  les  résultats  qu'elles  lui  ont  fournis. 

Pour  y  procéder  comme  il  l'a  fait  lui-même,  toiurnons  d'abord  len- 
tement le  prisme  autour  de  son  arête  verticale ,  de  manière  à  varier 
peu  h  peu  l'angle  sous  lequel  sa  première  surface  se  présente  au  fais- 
ceau lumineux.  Gela  déplacera  l'image  dans  deux  sens  successivement 
contfanres  :  l'un  accroîtra  sa  déviation  générale,  l'autre  lafiâiblira. 
Entre  ces  deux  états  il  y  a  une  position  du  prisme  oit  elle  reste  sta- 
tionnaire;  c'est  là  qu'il  faut  le  fixer,  par  un  motif  que  je  vais  dire. 

Avant  Newton ,  Descartes  avait  découvert  la  relation  simple  qui , 
dan^  ce  genre  de  phénomènes,  existe,  non  pas  entre  les  angles  mêmes 
d'incidence  et  de  réfiraction ,  compris  dans  le  même  plan  et  comptés 
de  la  normale  commime  à  la  surface  traversée ,  mais  entre  certaines 
lignes  trigonométriques  appartenant  à  ces  angles,  et  que  l'on  appelle  leurs 
sinus.  Le  rapport  de  ces  deux  lignes  est  constant  dans  une  même  ré- 
fraction ,  si  l'on  suppose  le  faisceau  lumineux  homogène ,  comme  Des- 
cartes le  faisait.  Or  la  position  dans  laquelle  nous  avons  tout  à  l'heure 
arrêté  le  prisme  est  précisément  telle,  que,  d'après  cette  loi,  si  tous 

^  Nous  connaissons  l'existence  d'agents  physiques  dont  l'action  se  propage  comme 
celle  de  la  lumière,  et  qui  se  manifestent  a  nous  par  des  effets  calorifiques  ou  chi- 
miques, sans  nous  donner  la  sensation  de  la  vision.  Ne  serait-il  pas  très-possible  que 
ces  agents,  ou  d*autres  analogue.*,  opérassent  cette  sensation  dans  des  yeux  plus  sen- 
sibles ou  conformés  différemment  des  nôtres,  tels  que  doivent  l'être  ceux  des  animaux 
qui  volent,  nagent,  et  aperçoivent  leur  proie  dans  des  circonstances  où  Thomme 
ne  saurait  presque  se  conduire  que  par  le  tact.  Ce  soupçon  est  fortifié  par  une  ex- 
périence astronomique  due  à  M.  Arago  ;  car  il  a  prouvé,  par  ceUe  expérience,  qu'un 
même  rayon  ne  produit  la  vision  dans  Thomme  qu'autant  qu'il  est  reçu  par  Tœil 
avec  certains  degrés  de  vitesse  compris  entre  des  limites  fort  restreintes;  de  sorte 
que,  dans  Tensemble  des  radiations  simultanément  émanées  des  corps  lumineux, 
celles-U  soldes  qui  arrivent  à  Tœil  avec  les  vitesses  requises  deviennent  de  la  lumière 
pour Id. 


FÉVRIER  1846.  105 

les  rayons  élémentaires  qui  composent  le  faisceau  introduit  par  Fou- 
verture  circulaire  suivaient  un  même  rapport  de  réfraction,  Timage 
réfractée  devrait  être  pareillement  blanche,  ronde,  et  égale  en  gran- 
deur à  celle  qui  se  formerait,  sur  le  même  tableau,  sans  Tinterposition 
du  prisme.  Son  allongement  longitudinal  prouve  donc,  entre  ces  rayons, 
une  diversité  de  qualité  spécifique  qui  les  fait  se  réfracter  inégalement, 
pour  une  commune  incidence. 

Ainsi ,  dans  cette  expérience ,  le  spectre  est  formé  par  une  multi- 
tude innombrable  de  petites  images  rondes  du  trou  et  du  soleil,  trans- 
mises simultanément  jusqu'au  prisme ,  dispersées  ensuite  par  la  réfrac- 
tion ,  suivant  un  même  axe  longitudinal ,  et  devant  empiéter  plus  ou 
moins  les  unes  sur  les  autres,  dans  les  portions  de  leur  contour  voi- 
sines de  cet  axe.  Pour  les  rendre  plus  distinctes  sans  les  trop  affaiblir, 
Newton  employa  divers  procédés ,  dont  le  principe  commun  consiste  à 
restreindre  la  divergence  conique  du  système  de  rayons  que  Ton  ré- 
fracte. J'en  rappellerai  un  seul ,  par  nécessité.  On  donne  à  l'ouverture 
la  forme  d'une  fente  étroite ,  par  exemple  verticale.  Au  delà ,  à  une 
assez  grande  distance  pour  qu'elle  ne  sous-tende  quun  très-petit  angle 
visuel,  on  place  une  lentille  spbérique  d'un  long  foyer,  qui,  recevant 
sur  sa  surface  antérieure  la  portion  centrale  du  faisceau  introduit ,  en 
donne,  à  ce  foyer,  une  image  très-nette.  Derrière  la  lentille  on  place 
le  prisme,  qui  réfracte  et  en  même  temps  disperse  ce  faisceau,  étant, 
comme  précédemment,  tourné  dans  la  position  angulaire  qui  produit 
le  minimum  de  déviation.  Alors,  en  plaçant  le  tableau  blanc  à  peu 
près  au  foyer  primitif  de  la  lentille ,  chaque  nuance  du  spectre  va  s'y 
concentrer  en  une  petite  image  bien  nette  de  la  fente.  Cela  donne  une 
image  totale  dont  les  parties  sont  bien  plus  distinctes  et  mieux  iso- 
lées qu'on  ne  les  obtiendrait,  par  l'action  immédiate  du  prisme,  sur  un 
faisceau  dont  la  divergence  serait  moins  restreinte  ^ 

Parmi  cette  succession  de  nuances  épurées,  choisissez-en  une  quel- 
conque; et,  à  l'endroit  où  elle  se  projette,  percez,  dans  le  tableau  qui 

^  Je  ne  caractérise  pas  plus  spécialement  la  distance  de  louverlure  à  laquelle  il 
convient  de  placer  chaque  lentille ,  parce  que  Newlon  dit  qail  ne  juge  pas  nécessaire 
de  la  spécifier.  On  voit  toutefois ,  diaprés  ses  nombres ,  qu  il  la  faisait  habituellement 
à  peu  près  double  de  la  distance  focale  principale  de  la  lentille ,  ce  qui  donne  une 
image  focale  de  fouvertare,  égale  en  figure,  ainsi  qu*en  grandeur,  à  fouverturc 
même.  C'est  la  condition  généralement  pratiquée  aujourd'hui.  J'aurai  occasion  de 
revenir  sur  ce  détail  dans  farlicle  qui  suivra  celui-ci.  Je  monU^erai  alors  pourquoi 
Newton  n*a  pas  vu,  et  n  a  pas  dû  voir,  les  raies  du  spectre  queFraunhoffer  a  rendues 
si  apparentes  par  une  disposition  toute  semblable,  avec  laquelle  nous  ]es  repro- 
daisons  maintenant,  d'api^s  lui ,  avec  tant  de  facilité. 

i4 


106  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  reçoit,  une  petite  fente  perpendiculaire  à  ]a  longueur  de  l'image  to- 
tale. La  portion  de  lumière  qui  formait  cette  nuance  se  propagera  iso- 
lément par  la  fente  au  delà  du  tableau;  et  vous  pourrez  fétiidier  smile 
pttT  les  mêmes  épreuves  que  vous  aves  appliqua  au  faisceau  incident 
primitif.  Voici  les  résultats. 

Toute  portion  de  lumière  ainsi  isolée,  étant  transmise  à  travers  un 
seul  prisme,  ou  successivement  à  travers  plusieurs,  sous  des  incidences 
quelconques ,  s'y  réfracte  sans  se  désunir,  et  sans  se  disperser  en  nuances 
distinctes  sur  les  corps  blancs  où  on  la  projette.  On  la  dit  simple  ou  ho- 
mogène pour  cette  qualité.  Dans  chaque  réfraction,  elle  se  dévie  suivant 
la  loi  de  Descartes;  c'est4i-dire  que  le  sinus  de  Tangue  d'incidence  et  le 
sinus  de  l'angle  de  réfraction  gardent  entre  eux  un  rapport  constant, 
dont  la  valeur  absolue  seule  change,  avec  la  matière  des  milieux  con* 
tigus  entre  lesquels  la  réfraction  s'opère.  D'ailleurs,  cette  valeur  est  tou- 
jours la  même,  pour  les  mêmes  milieux,  quel  que  soit  le  nombre  ou  la 
qualité  des  réfractions  que  la  lumière  ait  râbies  avant  de  leur  parvenir, 
pourvu  qu'elle  émane  toujours  d'une  même  tranche  de  l'image  prisma- 
tiquew  Si  Ton  répète  l'expérience  sur  des  traits  lumineux  tirés  de  tran- 
ches différentes,  les  lois  générales  de  la  réfraction  restent  communes, 
mais  les  constantes  numéiriques  en  sont  changées. 

Chaque  trait  lumineux  simple ,  extrait  ainsi  d'une  tranche  quelcon- 
que de  l'image  prismatique,  étant  reçu  immédiatement  dans  l'œil,  y 
produit  la  sensation  de  la  même  couleur  qu  on  observait  sur  le  point 
du  tableau  d'où  on  l'a  tiré.  La  faculté  de  faire  nsutre  cette  sensation  dans 
notre  organe  est  donc  propre  à  chaque  lumière  simple;  et  la  surface  ré- 
fléchissante du  tableau  ne  nous  la  communique  qu'en  renvoyant  à  notre 
(BÎl  une  portion  de  cette  même  espèce  de  lumière  qui  a  illuminé  cha- 
cun de  ses  points.  Aussi,  tous  les  corps  naturels,  étant  illuminés  par  une 
lumière  simple,  paraissent,  au  point  d'incidence,  uniquement  de  la  cou- 
leur qui  lui  est  propre,  laquelle  est  seulement  plus  ou  moins  intense , 
selon  qu'ils  sont  aptes  à  réfléchir  cette  espèce  de  lumière  en  proportion 
plus  ou  moins  abondante. 

Pour  donner  à  ces  résultats  la  rigueur  quib  comportent,  et  que  la 
grossièreté  de  nos  sens  ne  nous  permet  pas  de  réaliser  matériellement, 
fl  &ut  les  transporter,  par  la  pensée»  à  des  traits  lumineux  d'une  ténuité 
mathématique,  tels  que  nous  avons  défini  les  rayons  de  lun^ère.  Alors 
nous  concevrons,  dans  les  émanations  de  l'image  prismatique,  une  infinité 
de  rayons  simples  ayant  des  réfrangibilités  diverses,  et  possédant  des  fa- 
cul  téè  ccdorifiques  spéciales,  invariablement  attachées  à  ces  réfrangibilités. 

Qr,  puisque  ces  facultés  colonfiques  ne  sont  pas  modifiées  par  la  ré- 


/ 


FÉVRIER  1846.  107 

fraction,  elles  ne  peuvent  pas  avoir  été  créées  dans  l'image  prismatique 
par  la  réfraction  qui  l-a  produite.  Ainsi  les  rayons  simples  qui  compo- 
sent celte  image,  et  qui  forment  sqb  nuances,  devaient  nécessairement 
préexister  ensemble  dans  le  faisceau  incident.  La  sensation  de  blan- 
cheur qu*il  excitait  dans  notre  organe,  soit  immédiatement,  soit  par 
réflexion,  ne  peut  donc  être  que  le  résultat  de  toutes  ces  actions  colo- 
rifiques  propres,  exercées  simultanément  au  fond  de  notre  oeil.  Le 
cahml  confirme  cette  yne,  quand  on  fait  retourner  idéalement  les  rayons 
de  f image  prismatique  an  prisme,  selon  les  lois  de  leurs  réfrangibilités 
individuelles.  Newton  la  établi  en  fait  par  une  multitude  d'expériences 
variées.  En  voici  une  qui  les  suppléera  toutes  :  Nous  avons  supposé  notre 
prisme  réfringent  extrait  d'une  plaque  rectangulaire  de  verre,  à. faces  pa- 
rallèles, que  nous  avions  coupée,  par  im  plan  diagonal,  en  deux  pris- 
mes égaux;  et,  ne  voulant  îàxre  agir  que  l'antérieur,  nous  avons  mis  le 
postérieur  à  part.  Replaçons  maintenant  celui-ci  derrière  Tautre,  en  le 
lui  opposant,  de  base  à  pointe,  comme  11  était  dans  la  plaque  primi- 
tive; et  laissons  seulement  un  petit  intervalle  d'air  entre  les  faces  qui 
se  regardent.  Cet  intervalle  suffira  pour  que  le  faisceau  sorte  du  pre- 
mier prisme,  dans  le  même  état  de  dispersion  avec  lequel  il  se  rendait 
au  tableau,  pour  y  former  l'image  prismastique  allongée  et  colorée.  Mais 
le  prisme  postérieur  agissant  ici  par  réfraction  sur  les  rayons  simplesde  ce 
faisceau  dispersé ,  et  leur  faisant  subir  des  déviations  exactement  inverses 
de  celles  qu'ils  avaient  reçues,  ils  en  sortiront  tons  dans  des  directions  pa- 
rallèles à  leur  direction  conmiune  d'incidence;  etUsse  trouveront  rassem- 
blés, par  cette  seconde  réfraction,  comme  ils  l'étaient  après  avoir  tra- 
versé la  plaque  à  faces  parallèles  avant  qu'elle  fût  divisée.  Le  faisceau 
émergent,  quoique  composé  de  rayons  simples,  doués  de  facultés  colo- 
rifiques  diverses,  devra  donc  reproduire,  et  reproduira  en  effet,  la  sen- 
sation de  la  blancheur,  si  on  le  reçoit  directement  dans  l'œil,  ou  si  l'on 
admet  seulement  dans  cet  organe  la  portion  de  lumière  qui  en  sera 
séparée  par  la  réflexion  rayonnante  des  corps  que  l'on  nomme  blancs; 
ceux-ci  ne  paraissant  tels  que  par  l'aptitude  qu'ils  ont  pour  réfléchir, 
en  même  proportion,  les  rayons  simples  de  toutes  les  réfi^angibilités. 
Pour  abréger  l'énoncé  des  phénomènes  optiques,  on  classe  les  rayons 
lumineux  en  divers  groupes,  auxquels  on  applique  des  dénominations 
correspondantes  aux  impressions  colorifiques  qu'ils  produisent  dans  la 
généralité  des  yeux  humains.  Ainsi  l'on  appelle  rayons  rouges  ceux  qui 
produisent  dans  l'œil  la  sensation  de  la  couleur  rouge ,  rayons  verts 
ceux  qui  donnent  la  sensation  du  vert,  et  de  même  pour  les  autres, 
.  selon  l'impression  spéciale  que  l'œil  en  reçoit.  Enfin  l'on  appelle  lu- 

i/i. 


108  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

mière  blanche  celle  qui  les  contient  tous,  en  proportion  nécessaire 
pour  produire  la  sensation  de  la  blancheur.  Il  faut  donc,  en  adoptant 
ces  expressions,  se  rappeler  toujours  leur  origine  conventionnelle:  c'est- 
à-dire  qu'il  n  y  a  pas  de  rayon  rouge,  blanc,  ou  vert,  en  soi,  mais  relati- 
vement à  nous.  Et  même ,  étant  prises  dans  cette  juste  acception ,  elles 
ne  définissent  pas  encore  l'individualité  des  rayons  d'une  manière  suffi- 
samment précise.  Car,  si  l'on  partage  idéalement  les  couleurs  prisma- 
tiques, non  plus  en  sept,  mais  en  autant  de  nuances  que  l'œil  le  plus 
subtil  en  puisse  distinguer,  chacune  de  ces  nuances  occupera  toujours 
sur  la  longueur  du  spectre  un  espace  sensible;  de  sorte  qu'il  a,  par 
exemple,  une  infinité  de  rayons  rouges,  et  une  infinité  de  rayons  verts. 
semblables  pour  l'œil,  mais  physiquement  dissemblables  par  leurs  iné- 
gales réirangibilités.  On  peut  même,  avec  des  rayons  simples  pris  en 
diverses  parties  du  spectre,  former  des  mélanges  artificiels,  qui  produi- 
sent sur  l'œil  la  même  sensation  que  le  rayon  de  réfrangibilité  intermé- 
diaire, lequel  n'y  entre  absolument  pour  rien.  Par  exemple,  des  rayons 
jaunes  et  des  rayons  bleus  simples,  étant  associés  en  proportions  conve- 
nables, donnent  la  sensation  du  vert  prismatique;  et  l'on  forme  ainsi 
des  mélanges  beaucoup  plus  complexes,  qui  sont  équivalents  pour  l'œil, 
en  suivant  une  règle  que  Newton  a  établie  expérimentalement.  Mais  ils 
ne  le  sont  pas  pour  le  prisme,  qui  les  sépare  dans  leurs  éléments  de 
réfrangibililés  distinctes,  et  dévoile  leur  composition.  L'art  des  coloristes 
repose  tout  entier  sur  des  illusions  pareilles.  En  effet,  les  poudres  colo- 
rées dont  ils  disposent,  même  celles  qui  semblent  offrir  les  nuances  les 
plus  pures,  envoient  réellement  à  l'œil ,  par  la  réflexion  rayonnante,  une 
lumière  mélangée ,  où  le  prisme  démêle,  presque  sans  exception ,  toutes 
les  nuances  chromatiques  du  spectre  en  proportions  diverses,  parmi 
lesquelles  l'une  prédomine  spécialement.  Mais,  comme  les  objets  dont 
ils  veulent  reproduire  la  coloration  n'offrent  eux-mêmes  que  des  cou- 
leurs mélangées,  il  suffit,  pour  l'imitation  qu'ils  en  veulent  faire,  qu'ils 
forment  des  mélanges  coloriques  équivalents  au  jugement  de  fœil, 
avec  les  ingrédients  dont  ils  disposent;  en  quoi  ils  sont  aidés,  et  quel- 
quefois contrariés,  par  les  modifications  qui  s'opèrent  dans  la  sensation 
produite  sur  cet  organe,  Içrsqu'il  perçoit  plusieurs  de  ces  mélanges 
simultanément.  Ceci  prouve  donc,  de  la  manière  la  plus  évidente, 
que,  dans  les  expériences  qui  viennent  d'être  décrites,  la  réfrangibilité 
propre  des  rayons  lumineux  est  le  seul  caractère  par  lequel  nous  puissions 
physiquement  les  spécifier.  Car,  n'exprimant  quune  déviation  linéaire, 
({ui  s'opère  en  raison  constante  et  géométriquement  mesurable,  ce  carac- 
tère est  indubitablement  propre  au  rayon  même,  et  peut  lui  être  appliqué 


FÉVRIER  1846.  109 

avec  toute  certitude  physique;  au  Iteuque  la  faculté  colorifiqiie  qui  ]ui 
est  associée,  bien  qu'également  spéciale,  n'offre  pas  ces  avantages,  parce 
que  l'œil  en  a  un  sentiment  trop  peu  précis,  et  occasionnellemeAt  trop 
infidèle,  pour  qu'on  puisse  l'employer  seule  comme  indice  d^indivi- 
dualité. 

La  spécification  des  rayons  simples,  par  la  mesure  de  leur  réfrangi- 
bilitë  propre,  s'obtient  au  moyen  d'eipériences  de  précision ,  que  je  vais 
rtipporter.  Il  est,  en  effet,  indispensable  de  les  bien  connaître  pour  ap- 
précier la  valeur  de  ce  caractère  physique,  et  pour  en  faire  de  justes 
applications. 

J.-B.  BIOT. 
(La  saite  au  frochain  cahier.) 


WÔRTEBBUCH  DER  Gbiechischen  Eïgennamen ,  ctc,  Dictionnaire 
des  noms  propres  grecs,  avec  an  coup  d'œil  sar  leur  formation ,  par 
le  docteur  W.  Pape.  Braunschw,  1 842 . 

TROISIÈME    ARTICLE  ^ 

A  la  fin  du  précédent  artide,  j'ai  annoncé  que  je  terminerais  mon 
compte  rendu  de  cet  ouvrage ,  en  donnant  un  fragment  tiré  d'un  Mé- 
moire inédit  sur  Fliistoire  d'une  des  nombreuses  familles  de  noms  pro- 
pres composés  grecs. 

Cette  famille  est  celle  des  noms  dont  la  finale  est  Sojpof,  et  le  fi-agment 
ne  concerne  qu'une  partie  seule  des  deux  classes  que  comprend  cette 
famille.  On  pourra  juger  par  là  de  quelle  fécondité  peut  être  l'étude 
complète  d'un  sujet,  en  apparence  si  restreint  et  si  circonscrit.  Ce  sera 
un  échantillon  des  résultats  inattendus  qui  peuvent  sortir  d'une  étude, 
en  quelque  sorte  microscopique ,  de  faits  qu'on  peut  dire  infiniment  pe- 
tits, n  pourra  servir  de  réponse,  je  pense,  à  ceux  qui  prétendent  que 
l'étude  de  l'antiquité  grecque  est  depuis  longtemps  épuisée. 


*  Dtm  raiiicle  précédent  (décembre  i8â5,  p.  73i)f  en  parlant  d*une  înscription 
grecque  copiée  k  Athènes,  où  se  troure  le  nom  de  Pkanonmchus ,  et  qû*iin  savant 


110  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Les  noms  propres  composés  dont  la  finale  est  ^cûpçç  peuvent  se 
4liTiser  en  deux  classes. 

i""  Ceux  que  précède  un  nom  ou  une  épithète  de  dieu  ou  de  héros, 

2^  Ceux  qui  sont  précédés  d^autres  mots  :  un  verbe,  <l^ik6Seûpos ,  un 
adjectif,  ïkikiSwpoç,  une  préposition,  k^lSù>pa$,  un  adverbe,  Ev^pof. 

C'est  de  la  première  classe  seule  que  traite  le  fragment  que  je  vais 
tr^Mcrire.  Elle  se  subdivise  en  trois  genres,  selon  la  nature  du  premier 
des  deux  termes  qui  les  composent. 

PREMIER   GENRE. 
.  NOMS  PROPRES  EN  l^pùÇ^  PRBCÉDiis  DE  CELUI  D*DNE  DIVIKITE. 

La  composition  de  ces  noms  propres  annonce  que  Tindividu  qui  les 
portait  était  considéré  comme  ayant  été  donné  à  ses  parents  par  Tin- 
tervention  de  telle  ou  telle  divinité,  et,  en. conséquence,  qu*il  se  trou- 
vait placé  sous  sa  protection  spéciale. 

La  finale  Scûpot  semble  donc  avoir  ici  le  sens  de  Scipov.  Aussi  le  nom 
qui  la  précède  était, considéré  comme  au  génitif,  ainsi  qu'on  le  voit  dans 
ZwéSéâpoç ,  Mi9v&-Sù>poç,  Tpi(pi6-Seûpos,  Alavré^pos,  doiit  le  sens  doit 
être  présent  de  Jupiter,  de  Mên,  de  Triphis,  d*Ajax. 

Cette  formation,  évidente  en  beaucoup  de  cas,  parait  être  douteuse 
et  même  fausse  en  quelques  autres. 

L'étude  détaillée  de  ces  noms  doit  avoir  pour  résultat  de  les  ramener 
à  la  même  origine ,  et  de  découvrir  Tétymologie  de  ceux  qui  s  y  refusent 
décidément. 

athénien  prétendait  n*avoir  jamais  existé,  j*ai  dit  que  non-seulement  je  ne  voyais 
aucun  motif  d*en  révoquer  en  doute  l'authenticité ,  mais  môme  que  je  ne  compre- 
nais pas  dans  quel  intérêt  qudqu*un  aurait  pu  la  fabriquer.  Cependant,  en  pré- 
sence de  la  dénégation  formelle  a  un  habitant  d*Athènes,  je  n'avab  pas  osé  aflirmer 
qu*dle  fût  vraie.  Sur  ce  point  je  ne  puis  plus  conserver  de  doute ,  depuis  que  le 
savant  éditeur  de  cette  inscription  m*a  donné  fassurance  qull  Ta  copiée  lui-même, 
iiba  diaprés  une  autre  copie,  mais  sur  Toriginal  même,  encore  encastré  dans  un 
mor  byMotin,  derrière  le  Parthénon.  Les  détails  qu*il  m*a  donnés  à  ce  sujet  expli- 

rnt  comment  elle  a  pu,  jusqu  ici,  échapper  à  fœil  des  voyageurs. — Même  page. 
de  Witte  m*a  dit  quil  croit  être  sûr  que  8E0I0T0£  est  écrit  sur  le  vase, 
comme  je  le  pense,  au  lieu  de  6E0S0T02.  —  Même  page,  1.  2.  Zannoni  a  lu 
ré^ement  RrrTOS  non  KI2S02. —  P.  ySS.  La  lecture  du  nom  AAAION,  sur  une 
pierre  gravée,  est  confirmée  par  le  nom  de  Dalion,  que  portait  un  médecin  grec 
cité  par  Pline  comme  ayant  remonté  le  Nil  jusqu  à  Méroé. —  P.  ySS.  M.  Lebas  m'a 
dit  avoir  déjà  eu  l*idée  de  lire,  comme  je  propose  de  le  faire,  d-eâ  Ma,  dans  fins- 
oription  de  Galata.  S*il  y  a  qudoue  mérite  dans  oette  leçon ,  il  est  juste  que  mon 
tmvaol  oonfrère  en  ait  sa  part,'  piiisqo'il  j  était  ausai  parvenu  de  son  o6lé. 


FÉVRIER  18&6.  111 

•  Déjà ,  dans  ce  jouradl ,  et  dtns  mon  premier  volume  des  In^cription$ 
greajoes  de  VÉjypte  ^,  conduit  par  cette  même  idée,  j'ai  trouvé  la  vraie 
ëtymologie  du  nom  du  poète  Triphiodore  [don  de  Triphis),  divinité  égyp- 
tienne, que  les  inscriptions  grecques  seules  nous  font  connaître.  Ce  ré- 
sultat heureux  du  principe  de  composition  que  je  viens  d'indiquer  va 
nous  conduire  à  d'autres  résultats  semblables  et  non  moins  curieux. 

Je  n'ai  point  à  m'arréter  en  particulier  sur  la  plupart  de  ces  noms, 
tels  que  Àdirv^po»,  À«o»^pop,  Ai^pof ,  AfyrepJSùfpoSt  kaxhpf^é' 
&ipo#,  ^iovy^Sci^,  etc.,  qui,  se  rapportant  aux  grandes  divinités  de  la 
Grèce,  sont  très4réquents,  se  rencontrent  en  tous  lieux»  et  ne  pré 
sentent  d'ailleurs  aucune  difficulté.  Plus  bas  je  ferai  quelques  obser- 
vations générales  sur  l'histoire  de  plusieurs  de  ces  noms.  Ici  je  me 
borne  à  trois  noms  excessivement  rares,  puisqu'il  n'y  a  que  deux 
exemples  de  l'un,  et  que  les  deux  autres  sont,  quant  â  présent,  des 
dhrof  'kryéfuva^  c'est-à-dire  qui  ne  se  sont  rencontrés  qu'une  fois.  Cette 
rareté  annonce  d^à  qu'ils  doivent  se  rapporter  à  quelque  culte  local, 
comme  l'unique  Triphiodore ^  déjà  cité,  qui  atteste  l'existence,  en 
Egypte,  d'une  divinité  dont  nul  auteur  ancien  n'a  parlé. 

Le  premier  est  hevSiSôjpos,  nom  d'homme,  et  BevSiSaipay  nom  de 
femme,  connus,  l'un,  par  une  inscription  de  Byzance^  l'autre,  par 
une  inscription  d'Athènes'.  On  reconnaît  tout  de  suite,  dans  tous  les 
deux,  la  déesse  Bivitf,  qui  était  YArlénUs  des  Thraces.  Il  est  donc  na* 
turel  de  trouver  l'un  d'eux  à  Byzance,  et  l'autre  à  Athènes,  puisque.le 
culte  de  la  déesse  Bendis  y  fut  amené,  et  s'y  établit  de  bonne  heure, 
ainsi  que  les  fêtes  dites  Bendideia^^  dont  parle  déjà  Platon.  Ce  culte 
local  a  dû  s*y  introduire  à  l'époque  des  colonies  athéniennes  en  Thrace. 
Ainsi  Bev^âSvpof ,  dans  ce  pays,  comme  dans  i'Attique,  était  un  syno- 
nyme d'ÀpTSfft/jéPpo^,  Tun,  dérivé  d'un  culte  local,  le  deuxième,  d'un 
culte  commun  à  tout  le  monde  grec 

Si  l'étymologie  de  ce  BevSiSôi^s  n'est  ni  douteuse,  ni  difficile  à  trou- 
va, il  n'en  est  pas  ainsi  des  deux  autres. 

Le  premier,  kvSpopéScâpos,  désigne,  dansPolybe^  et  Tite-Live^,  un 
personnage  sicili«i  éminent.  C'était  le  gendre  d'Hiéron,  et  le  tuteur  du 
jeune  Hiéronyme. 

Mais  que  peut  signifier  son  nom  Andranodoras  (kpSpcL»6Sùi>pos)?  Que 
faire  de^neirano,  qui  échappe  à  toute  analogie?  La  difficulté  disparait 

I 

*  T.  I,  p.  233.  —  •  Corp.  inser,  n*  ao34.  —  '  U.  n*  496.  -^ *  Ruhnken.  ad  Tim. 
Lexie,  p.  6a.  —  Bôckh,  ad  Corp.  ùuer.  p.  a5i,  a5a.—  *  Polyb.  Vil,  lu  5.  —  *  lit. 
Liv.  XXIV,  IV  et  xxi-xxiv. 


112  JOURMAL  DES  SAVANTS. 

quan^  oo  sait  qulAdranoi  était  if a  dieu  véDéré  daas  i^ieh  Sicile  {SU^ 
nç  rtfoifitpoi  Siaf$p6vTùfs  év  Skp  SixeX/çe,  dit  Piutarque^).  On  le  r^ar- 
di|it  comme  le  père  des  PaUqaes,  autres  divinités  du  pays.  Il  avait  un 
temple  célèbre  au  pied  du  mont  Etna, -tout  près,  ou  peut-être  autour 
duqad^Denys  l'Ancien  avait  fait  bâtir  une  ville,  à  laquelle  il  avait  domié 
le  nom  d'>lârano5  (act.  i4  J/ioao)  ,  d*après  celui  de  la  divinité  du  temple  ^. 
On*  possède  une  médaille  de  cette  ville  (À^payiTÔ^),  dont  Silius  Italiens' 
et«Etîemt6  de  Byzance  mettent  le  nom  au  neutre  Hadrunum  et  kipavôv. 
One  autre  ville  de  Sicile,  appelée  au  neutre  jh  Ihxkixbp^,  avait  égale- 
ment pris  son  nom  du  culte  des  Paliques,  fds  du  dieu  Adranps.  Si 
Ton  peut  être  surpris  d'une  chose,  c'est  qu'un  nom  tiré  d'une  divinité 
dont  Iç  culte  fut  si  répandu  enSijcile  ne  se  trouve  appliqué  qu'à  un 
sMi  iuAvidu  et  nec  paraisse  ni  sur  les  inscriptions  ni  sur  les  n^édailles 
de  Siofte.  Il  faut  que  ce  cuite  ait  été  absorbé  d'assez  bonne  heure. 

'■  Évidemment  au  lieu  d'AndroBodorus,  qui  ne  signifie  rien,  il  faut  lire, 
dans  tousies  passages  de  Tite-Live  etde.Polybe,  Adranodonis.  Les  copistes 
auront  ici,  comme  toujours,  changé  un  nom  local,  dont  ils  ignoraient 
l'étymologie,  contre* un  autre  dont  l'origine,  quoique  fausse,  paraissait 
naturelle  (de  dvrfp^  dpSpég).  C'est  par  la  même  raison  que  les  copistes  des 
itfaïuiscrits  de  Triphiodore  avaient  écrit  Tpv^iàScajpos  au  lieu  de  Tpê^iô- 
Sû^pof.i  cause  de  rpu^yfy  qu'ils  connaissaient,  tandis  que  la  déesse  Tp/- 
^*  iew  était  parfaitement  inconnue.  L'erreur  a  été  répétée  par  les 
copilFVes  de  Tite-Live  et  de  Polybe  toutes  les  fois  que  ces  historiens  ont 
prononcé  ce  nom.  On  peut  corriger  leur  texte  en  toute  assurance  ;  car, 
eti  iprésence  du  feit  que  je  viens  d'indiquer,  l'autorité  des  manuscrits 
est  nulle  ^ 

Le  deuxième  nom  est  encore  un  ihre^  7^6fievQp  qui  va  nous  révéler 
l'existence  d'une  autre  divinité  locale,  plus  cachée  encore  que  YAdranos 
de  Sicile,  puisqu'il  n*en  est  fait  mention  nulle  part,  et  qu'elle  n'existe 
pltti»  pouif  nous  que  dans  les  noms  propres. 

Ce  nom  est  MavSpéSùtpos  y  qui  ne  se  lit  que  dans  un  passage  d'Arrien, 
où  il  désigne  le  père  de  Thoas,  un  des  officiers  d'Alexandre^.  MavSpo , 
si  on  le  faisait  venir  de  (idpSpa,  qui  signifie  Stable,  grange,  enclos,  n'au- 
rait vraiment  aucun  sens  devant  Scjpoç.  Il  est  déjà  bien  présumable, 
&ÉprèB  la  composition  seule  du  x)om,  que  ce  dissyllabe,  comme  Tpi^to 


'  Jln  Timoleone,  c.  xii. — '  Diod.  Sic.  XTV,  xxxvii ,  ibiqueWessel.  i£lian.  Hist.  anim. 
X'Ii.yx,  ibique  Jacobs.  —  ^Sil.  Ital.  xiv,  a5i.  —  ^  G.  Hermann  Opusc.  vu,  821. — 
'  If.  Kéil  {Specim.  onom,  gr.  p.  a6)  et  M.  Wladimir  Brunet  [Hist,  des  villes  grecques 
de  la  Sieile,  p.  354)  ont  fait  de  leur  côté  la  même  obsenratioQ.  — «  *  Anah.  vi ,  38 ,  2, 


FÉVRIER  1846.  H3 

et  kSpavOy  dans  les  nomsTpt^iSSôJpas  evkSpoaféSa^ ,  nous  cache  encore 
îci  celui  de  quelque  divinité  locale  appelée  MdvSpos  ou  Mâ&^pa,  ce  qu'il 
eftt  impossible  de  décider,  car  on  sarit  que  la  désinence  du  féminin,  en 
composition ,  esif  ordinairement  la  même  que  celle  du  masculin ,  comme 
on  le  voit  par  les  noms  kOrivôSwpos ,  ÛpéSe^pos ,  npéSoros ,  ÈpéÇiXog,  Èçié- 
Ssfpos ,  etc.  Ainsi  la  première  partie  du  nom  Ma^SpôSc^pog  ne  nous  ap- 
prend pas  s'il  s'agit  d'un  dieu  ou  d'une  déesse  ;  mais  qu'il  y  eut  réelle- 
ment une  divinité  appelée  MdvSpos  ou  MdrSpa,  le  fait  résulterait  du  seul 
nom  HavSpàSù^pos y  quand  il  n'y  en  aurait  pas  d'autres;  mais  il  acquiert 
toute  la  certitude  désirable  d'après  les  rapprochements  qui  suivent. 

J'ai  remarqué  que,  parmi  la  multitude  des  noms  grecs  composés,  il 
n'en  est  qu'un  petit  nombre  dans  la  composition  desquels  entre  celui 
d'une  divinité.  Eh  bien ,  le  dissyllabe  mandro  ne  se  trouve  *que  dans 
des  noms  de  ce  genre,  et  toujours  à  la  place  qu'y  occupent  ceux  des 
autres  divinités.  On  en  a  la  preuve  si  l'on  passe  en  revue  tous  les 
noms  où  entre  ce  dissyllabe  ;  à  savoir  : 

MavSpoxXtis,  qui,  dans  Hérodote,  désigne  l'ingénieur  ou  Tarchîtecte 
ionien  du  pont  de  Darius  sur  le  Bosphore  ';  et,  dans  Cornélius *Nepos, 
un  Magnésien  à  qui  Datâmes  remit  le  commandement  ^. 

Qr,  dans  MopSpoxkfis,  le  premier  nom  convient  parfaitement  à  une 
divinité;  témoin  les  noms  analogues:  kOvPox'Xris,  AfoxX)?;,  Atowcrox7<f[s , 
ÈxaroxXffsy  ÈpfjLOxyJis ,  MmpoKkifs,  UvOox'Xns. 

Ce  nom  lui-même  de  MavSpox'kris  revient  à  KXeéiiapSpos  ou  KXeiî- 
imvSpoç  qu'on  trouve  dans  une  inscription  d'Amorgos  *.  C'est  le  même 
nom  retourné  *. 

MavSpoyévns  est  le  nom  d'un  bouffon ,  dans  Athénée  * ,  d'un  Magné- 
sien ,  père  de  Maeandros,  un  des  officiers  qui  faisaient  partie  de  l'expé- 
dition de  Néarque  •  ;  c'est  encore  celui  d'un  magistrat  d'Aphrodiisias  en 
Carie  ''  ;  MavJpo  y  tient  la  même  place  que  le  nom  des  divinités  dans 
'kSnvoyépuis ,  àioyéviis,  ÈppLoyévns,  ZYivoyévvs,  et  tant  d'autres. 

*  IV,xxivii,  ixxTiii. — ^InBatûm.  v. — ^Bhjân.Mus,  i84i,  p.  ao8.  Keil, ^iw/. 
«piyr.  et  onom.  p.  168.  '—  ^  L'inscripdon  en  vers  du  tableau  peint  par  Mandrodès, 
représentant  cet  événement,  a  été  rapportée  par  Hérodote  (IV,  lxxxviii)  ,  et  reproduite 
dans  TAnthologie,  d*après  le  mannscrit  du  Vatican.  Mais  le  nom  de  Uavipoxkifç  y 
est  altéré  en  Mwlmtpéùnf;  déjà  Brunck  avait  rétabli  UMpcnkérfç,  ainsi  que  M.  Ja- 
oobs,  dansia  première  édition  [Adespot  1 54)*  Je  ne  sais  pourqnoi,  dans  la  deuxième, 
H  a  remis  Mavhoxpéùw ,  (au  moins  faudrait-il  MsitSpoxpiaw  ou  Mavipoxkéùnf).  J*eo 
fais  la  remarque  parce  que  ce  faux  MaaAoxpéoov  a  passé  dans  le  lexique  de  M.  Pape. 
—  •  Atben.  XIV,  p.  6i4  D.  —  *  Arrian.  Indic,  xvm,  17.  —  '  Mionnet  a  lu  ce  nom 
HTÛNAPO.  FENflS  (  Tables,  p.  53).  Je  présume  qu'il  j  a  UœApoyémfs,  à  moins  que 
ce  ne  soit  Ucuav^piryéinf$, 

i5 


114         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

MavSpoxpdrtiSf  dans  une  inscription  de  Téos^  comme  kndXkoxpdTtis 
et  ÈpiÂùxpérvf- 

MopSpé^ofjinoç ,  dans  une  inscription  de  Mylasa;  la  copie  porte  Mai^- 
Sp6aroiTOs\  mais  je  lis  MapSpinonos,  ce  qui  revient  à  MeofipinopLnof,  par 
suite  de  l'omission  du  M  qui  est  souvent  absorbé  par  le  II  ^;  ainsi  Nt;- 
(péSû^pos  pour  '!fv(i(p6Scjpos  j  Okivêos  pour  OXufxsrio;,  comme  âainofinos, 

W€UfSp66ovXos ^  connu  par  le  proverbe  in\  MavSpoSoéi)iOv^.  Dans 
quelques  manuscrits,  il  est  écrit  MavSpaêovXov^  d'où  l'on  pourrait  con- 
duré  que  la  divinité  s'appelait  MdpSpa^  s'il  n'était  pas  probable  que 
c'est  une  faute  de  copiste  ^.  Quoi  qu'il  en  soit ,  MavSp6€ovXos  est  un  nom 
analogue  à  Qs6€ovXos  et  se  rapporte  à  l'idée  de  conseil,  d'avis,  donné 
par  une  divinité. 

MopSpé'knos,  nom  d'un  personnage  mythique  de  Magnésie,  qui  avait 
fait  donner  à  cette  ville  le  surnom  de  MandrofyUia^.  Il  est  analogue  à 
BeôhjTOs  et  Èpfjié'hjros ,  et  doit  indiquer  qu'on  avait  été  délivré  d'une 
prison  ou  guéri  d'une  maladie  par  l'entremise  d'un  dieu. 

Dès  à  présent,  il  est  bien  difficile  de  croire  que  ce  soit  par.  un  effet 
du  hasard  que  Mandro  se  combine  toujours  avec  les  finales  qui,  dans 
les  autres  noms  composés ,  sont  précédées  du  terme  qui  exprime  une 
divinité. 

Le  sens  de  divinité  se  retrouve  non  moins  clairement  dans  le  nom  de 
MopSpSvo^,  qui  se  lit  sur  une  médaille  de  Clazomène  appartenant  h 
M.  le  duc  de  Luyues. 

La  finale  A^af ,  on  le  sait,  se  trouve  en  composition,  i*"  avec  des 
substantifs,  des  adjectifs,  des  particides  et  des  verbes,  toujours  em- 
portant l'idée  de  grand  pouvoir,  ou  de  royauté  divine  ou  humaine , 
ce  qui  n'irait  guère  avec  le  terme  MipSpa,  signifiant  enclos  ou  bergerie; 
a^  avec  des  noms  de  divinités,  se  rapportant  alors  au  titre  de  Ava^, 
ivaacra,  que  portaient  plusieurs  d'entre  elles.  Ainsi  on  trouve  Zens 
dans  ^iSva^  et  àt(ipouraa^\  Apollon  pythien  dans  UvOSvo^;  Kronos  dans 
KpSya^;  Héra  dans  Èpùiva^\  Hermès  dans  ÈpfiSva^;  Denteler  dans  A»?- 
fiÂwÇ  pour  àjiip.iitpôvctl^,  comme  à^n^pAç  est  pour  ^vpiihpiof  ;  Cyhèle , 

^  JSlian  Eist.  var.  Il,  xli.  Plut,  in  Diane,  c.  lvi.  —  *  Keii«  'Specim.  onom.  gr. 
p.  58.  —  •  Lucian,  De  Merceie  coni,  $  ai.  —  *  Cependant,  comme  on  trouve  Av- 
opdhrofnroff  au  lieu  de  kApàvoyoùs  (Ross,  Inscr.  inei,  fasc.  III,  p.  a)  et  m6me 
Éppàpikoç  pour  Ëpfi6^iXoff,  qui  est  la  forme  régulière,  celle  de  yL«ifipé€w\oç 
pourrait  subsister. — *Plîn.  V,xxxi — 'Toutefois,  A  i/fcdyaS  pourrait  venir  de  àif^ios; 
oe  serait  le  correspondant  d'À9aS<Xoto^»Àif«^affto^.  —  ^  Scho].  Plat,  in  PoUt.  p.  987, 
Aa,ed.  Baifer 


FÉVRIER  1846.  115 

ou  la  grande  déesse,  dans  MnTpSva^,  sur  une  médaiUe  d*Érythre8  en 
lonie,  et  de  Mysie. 

Il  est  à  peu  près  certain  que ,  dans  Ma»SpSva^y  de  la  médaille  de 
Ciazomène,  la  première  syllabe  Mavip  doit  aussi  désigner  ime  divi- 
nité. Cet  êhre^ 'ksyéiievov ,  outre  qu'il  achève  de  démontrer  l'existence 
d'une  divinité  appelée  MdpSpos  ou  tâdpSpa,  fait,  de  plus,  connaître 
la  vraie  étymologie  d'un  nom  câèbre  dans  l'antiquité,  celui  d'Amm- 
mandre,  qui  (ut  porté  par  le  grand  philosophe  ionien,  par  un  his- 
torien (contemporain  d'Ârtaxerce)  dont  le  père  s'appelait  ainsi  ^,  et  par 
un  commentateur  d'Homère^.  M.  Pape  a  cru  pouvoir  rapporter  la  finale 
de  ce  nom  à  la  racine  ivi/p,  itfSpés;  mais  elle  donnerîdi  dpà^vSpos,  qui 
se  rencontre  assez  souvent,  non  Apû£ifjLavSpoç.  Ce  doit  être  le  même 
nom  que  MavSpôve^  retourné,  pour  Ava^-yAvS^s.  L'/,  inséré  entre 
les  deux  termes,  est  simplement  euphonique,  et  ne  doit  pas  plus  sur- 
prendre que  dans  ÈpixncnJva^y  le  même  nom,  sous  une  autre  forme, 
qu'Ëpfiôwaf,  kpo^i6$(Ais^  kval^TtokiSy  kpa^xkns,  (KWvaÇ),  Ëpoea/^syo^, 
Epûuriçparos ,  Ave&SapLOs,  ou  kpoiStXaoç,  le  même  que  à^niioivc^. 

La  notion  de  divinité  se  trouve  clairement  indiquée  dans  le  TMô- 
piavSpos  d'un  fragment  d'Ânacréon  tiré  d'Héphestion^.Le  dissyllabe  Ilv0o 
ou  ÛvOù)  est,  dans  tous  les  adjectifs  ou  noms  propres  où  il  entre,  l'épi- 
thète  d'Apollon  ïbiOtog  ou  UvO^g,  employé  pour  le  nom  propre  du  dieu. 
Ainsi  UvèépLoySpos  ne  peut  être  qu'un  double  nom  de  divinité,  comme 
Èpfivpcat'k^s,  Èpptépœç,  Èppte[pov€êç ,  Èpfia^péSiroç ,  ^apœirdiifâûnf ,  Apax^ifi- 
fiûfv,  KpovdfjiyLûJV ,  Èpiianiôjp,  Ùpcaré'XXûfp ,  ^êëdfifioûv  ^  JStXdfApbOf». 

Enfin  cette  notion  résulte  aussi  du  nom  de  Qtàpavipos  (historien  cité 
par  Athénée),  car  il  est  formé  par  la  réunion  de  ^6ç  avec  le  nom 
d'une  divinité,  comme  dans  ÈppLÔdeoÇy  ZnvéOeof  et  ÈpéOeos.  On  pourra 
donc  trouver  plus  tard  MavSpéOeos. 

Ainsi  MopSpiiSafpoç  est  un  nom  tout  à  fait  analogue  aux  autres  dfsraÇ 
'XsyéfÂtva,  tels  que  Tpt^iéSatpoç  d'Egypte  et  kSpauéSofpog  de  Sicile.  L'exis- 
tence d'une  divinité  MJpipos  ou  MclpSpa  en  ressort  avec  la  même  évi- 
dence ,  bien  que  l'histoire  n'en  parle  pas  plus  que  de  la  déesse  Triphis. 


Ici  deux  questions  se  présentent,  dont  la  solution  donnerait  un  corps 

'  Vossios,  Hiit.  or.  1,6. — *  Xanoph.  Spnp.  m.  6.  —  Bekk.  An$cd.  gr.  p.  783. 
—  *  Fragm.  Lx,  éd.  Bergck. 


i5. 


lia  JOURNAl*  DES  SAVANTS. 

histompiçià  063  inductionftf  tirées  uniquement  du  rapprochement  de 
qudques  noms  propres. 

Dans  ^Ue  contrée  le  cnitB  était-il  établi? 

'D'oiljwent  qâ!on  n!e«ts;tr6UYe.la  mention  4lana  aucun  auteur,  sur  au- 
cuneiiiaoription  ni. médaille?    * 

,:QiÉaajt  à  la  première  question,  il  y  a«  je  crois>  un  moyen  de  la 
rendre,  :c*iMt  de  dierchea^rdana  quàle  contrée  se  remnontrèrent  les 
nûiiiadentflacoatposilicm  desquels  entre  le  dissyllal]|e  MANi^O. 
':  ^aos  dâiÂe,  il  peut  arriver  et  il. arrive  souvent,  eneffet^  quun  nom, 
eiiginaire  d*un  pays^  se  retrouve  ^en  d'autres  pays  où  il  aura  été  porté 
pep  reSût.d^émigrationsj;  mais  on  peut  être  assuré  qu*il  se  rencontrera 
pf0Sq^e. toujours  en. ^orulismqforâ^ dans  le  pays  où  il  a  pria  naissance. 
Paitout  ailleurs  il  se  {ufésentera  ou  isolément,  ou^  en  quelque  sorte, 
dhœa^inaniàre^sportulîfa^.  C'est  guidé  par  cette  règle,  à  laquelle  ma 
propre:  expérience  ne  me  fait  pas  connaître  d'excepti(Mi^^  que  j'ai  cher- 
cbé%  dami^stoire  Ou  sur  les  monuments  ^.la  pa£ne  des  personnages  qui 
ont  portixdâs  noms*  formés  avec  celui  de  cette  divinité^mystërieuse^ 

V^dliceq^e  j'ai  trouvé  : 
'  Lés:.dûus.  seidai  MoMieoclès  connus  sont  Tun  de  Samos^  l'autre  de 
M^gnénti  du  Méanàm^ 

iLbs  rdeus  ifanirogèiui  étaient  l'un  de  cette  même  ville  et  Tautre 
êlÀphmdisiàs  ^. 
-   Manànodo^  était  aussi  de  Magnésie,  de  même  que  Mandrofytas. 

Manijwpon^p^  était.dift  Myiasa  en  Carie. 

JUanibvioiiZip^,  de:  Samos. 

Manirefytos,  de  Magnésie. 

Le  PyOumaairos  d'Anacréon  était  un  Ionien ,  tout  au  moins  un  Asia^ 
tique. 

Enfin,  les  (piatre  AnaoibnaniFe^  sans  exception,  étaient  de  Milet. 

On  y  peut  encore  joindre  le  nom  -de  Mo(î^p6iv,  qui  n'est  qu'un 
dérivé,  comme  A/6)v  et  M)/t]pekiiK:,  dérivésde  Tàds  et  de  lAffmp,  ÈpfM^v 
et^pa»,  dérivés  de  Èppâit  et  de  npoé  Or  ce  nom  de  MiwSpeip  est  celui 
d'un  roi  des  Bébryces ,  en  Bithynie ,  de  l'époque  mythique ,  et  dont  le 
nom  était  entré  dans  un  ancien  proverbe^.  Enfin,  sur  ime  médaille  d'A- 
lexandria  Troas  ^,  je  lis  le  nom  d'un  magistrat  qui  porte  un  nom  com- 
mençant par  MANAPO...  dont  le  second  terme,  qui  manque ,  devrait  être 
une-^es-finries^e  nous  avons  précédemment  trouvées. 

''PoljaQ^  VBI4  xxxvi.  —  '  Zetiob.\lii,  «%iv.  Meineke,  aifragm»  ehohamb.  poet. 
p.  176.  -—  '  Ifionnet,  Tables,  p,  à^^     ' 


FÉVRIER  1846.  117 

Il  est  donc  remarquable  que  tous  ces  personnages  appartiennent  à  la 
partie  occùlentale  de  l'Asie  Mineure,  principalement  à  Tlouie  et  à  la 
Carie,  entre  Éphèse  et  Myiasa;  et  il  est  difficile  de  nen  pas  tirer  la 
preuve  que  cette  divinité  inconnue  était  *'adorée  dans  cette  région  et 
point  ailleurs. 

Or  on  peut  immédiatement  taire  deux  applications  de  ce  résultat. 

On  y  trouve,  en  premier  lieu,  une  raison  nouvelle  pour  adopter  la 
leçon  AvSpoxXeiSas,  proposée  par  Schàfer,  en  deux  passages  de  Plutarque , 
à  la  place  de  MapSpo9i>s{Sas  ou  deJ/lavSpiKiias,  que  Wyttenbach  s'est  ef- 
forcé de  défendre,,  ainsi  que  M.  Dindorf,  dans  la  nouvelle  édition  du 
Thesauras^.  Ces  de^ux  savants  critiques  s'appuient  uniquement  sur  d'au- 
tres uoms  conunençajQt  par  Mandro;  mais  le  personnage  dont  parle 
Plutarque,  étant  de  Sparte  et  non  de  l'Asie  Mineure,  aurait  pu  diffici- 
lement s'appeler  MavSpoKksiSas.  C'est  là  un  principe  de  critique  qu'on 
ne  pouvait  song^  à  mettre  en  œuvre,  avant  d'avoir  fait  l'observation 
qui  ressort  du  simple  rapprochement  de  ces  noms. 

Une  autre  application  de  ce  genre  peut  se  tirer  du  nom  de  la  fa- 
meuse plante  appelée  le  mandragoras  {à  iMLvSpaySpof) ,  car  ce  nom  n'est 
jamais  féminin  en  grec.  On  en  a  jusqu'ici  ignoré  Tétymologie.  Appli- 
qué à  une  plante,  un  nom  de  cette  forme  est  tout  à  fait  insolite-,  car 
ilLavSpayàpas  est  justement  analogue  à  d'autres  noms  composés  de  même 
avec  ayopas,  précédé  du  nàm  d'une  divinité,  tels  que  kOvvaySpas,  Aia- 
yépas,  Èpfiayôpas,  npayàpaSy  TlvOayôpas^.  Or,  comme  de  tels  noms, 
par  leur  essence  même  [ayopas  vient  d!iyopevœ) ,  ne  peuvent  être  et 
ne  sont  jamais  que  des  noms  propres  d^hommes,  il  n'y  a  nul  doute  que 
jamais  aucun  ol^et  naturel  na  pu  être  appelé  tiavSpayôpaç,  à  moins 
qu'il  n'ait  pris  celui  qu'un  homme  poiiait  auparavant;  d'où  nous  pou- 
vons induire  avec  certitude  que  ce  nom  est  celui  de  quelque  médecin 
et  qu'il  aura,  donné  à  cette  plante ,  parce  que  ce  médecin  en  avait 
découvert  la  propriété  pu  avait  inventé  la  préparation  médicinale  qui 
s'en  tirait  On  disait  donc  le  mandragoras  comme  Yosiris ,  préparation 
médicale  dont  on  croyait  Osiris  l'inventeur.  Dans  les  deux  cas,  le 
nom  tenait  lieu  des  adjectifs  Oo-Zpeio^,  MopSpayôpeios ,  HlavSpayoptJtiSj 
mpa^àpayopiyos^  formes  qui  sont  aussi  employées,  comme  kmCknTtiés, 
Ahuèidisêoç^  ÂfifAâwioy^^ ,  AXxiSidSsios  t  AvOvXkis,  noms  de  médicaments 
dérivés  de  ceux  d*Asclépîos,.  d'Ammon,  d'Alcibîade  et  d'Anthylla,  ville 
d'Egypte. 

'  In  Pyrrh.  c xxvi.  In Agid.  c  fi.  —  *  Ad  Hut.  Mmi. JI,  p.  1 168-  —  *  PlftlOD , 
De  Repahl  iianApayàpa  fi  ^édvf, .  . .  avfnroihotvrsf ,  VI ,  p. '488  C 


118         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Je  suis  donc  convaincu  que  le  nom  de  Mandmgoras  nous  a  conservé 
cdui  d  un  médecin  qui  doit  être  assez  ancien ,  pubque  le  mandragoras 
est  déjà  cité,  dans  la  République  de  Platon,  comme  boisson  enivrante; 
et  il  se  présente  là  comme  un  objet  parfaitement  connu.  Il  f  est  égale- 
ment dans  les  trois  traités  hippocratiques  Thpï  avpiyycnf ,  Hep)  t&mw  rSy 
xoT*  êivOpamov  et  Hep)  yvvaneeiojv'y  mais,  comme  on  convient  quils  ne 
sont  pas  d*Hippocrate,  je  m'en  tiens  à  Platon,  dont  le  texte  donne  une 
antiquité  fort  respectable  pour  l'époque  de  ce  médecin. 

Maintenant,  on  vient  de  voir  que  les  noms  composés  avec  Maniro 
appartiennent  exclusivement  aux  côtes  de  l'Asie  Mineure  et  principa- 
lement à  celles  de  Tlonie  et  de  la  Carie  ;  nous  sommes  donc  conduits 
naturellement  à  l'idée  que  Mandragoras  était  un  de  ces  médecins  de 
l'école  de  Gnide  dont  il  ne  nous  reste  qu'un  seul  nom,  celui  à^Euiyphon^ 
ou  de  celle  de  Cos ,  dont  nous  ne  connaissons  aucun  nom  authentique 
avant  Hippocrate^ .  D'autres  applications  utiles  pourront  sortir  des  ré- 
sultats précédents.  Je  me  borne  à  ces  deux-là ,  et  je  continue  de  suivre 
les  traces  de  celte  divinité  Mandros  ou  Mandra  dont  les  noms  propres 
seuls  viennent  de  nous  révéler  l'existence. 


Déjà  la  seule  considération  de  la  patrie  des  personnages  qui  portent 
de  teh  noms  nous  a  conduit  à  chercher  le  siège  du  culte  de  cette  divi- 
nité dans  l'ouest  de  l'Asie  Mineure;  une  dernière  observation  nous  per- 
met de  déterminer  le  siège  principal  de  ce  culte. 

Il  existait  en  effet,  dans  le  sud  de  la  Phrygie,  une  ville  AeMandropoUs, 
dont  il  n'est  nullement  question  dans  Strabon,  Pline,  Ptolémée  ou  les 
itinéraires  anciens,  mais  dont  l'existence  est  attestée  par  les  médailles, 
par  Tite-Live  et  Etienne  de  Byzance.  Ce  dernier  auteur  n'en  spécifie  pas 
autrement  la  position  qu'en  la  qualifiant  de  II^i^  ^puytas.  Une  médaille 
du  règne  de  Titus  semble  en  circonscrire  im  peu  plus  la  position  par  la* 
légende  qu'elle  porte,  MANAPOnOAITÛNKAI^IAOMHAEÛNOMO. 
NOIA,  puisqu'elle  prouve  une  alliance  entre  MandropoUs  et  PhUomeîiam. 

Comme  cette  dernière  ville  était  située  au  cœur  de  la  Phrygie,  soit  A 
Ilghoun,  selon  le  colonel  Leake  ,  soit  à  Ak-Scheer,  sdon  M.  Hamilton^» 
au  nord-est  d'Iconiam,  on  pourrait  en  induire  que  MandropoUs  était  dans 
le  voisinage,  si  l'on  n'avait  des  exemples  d'àfiévota  entre  deux  villes  fort 
éloignées  Tune  de  l'autre;  nous  n'oserions  donc  rien  conclure  de  ce 

^  LHiré,  CEttvret  d'HippocraUs  1. 1,  Discourt  préliminaire,  p.  7  et  8.  —  *  Af- 
searchei,  t  II,  p.  181,  i85. 


FÉVRIER  1846.  119 

Cadt  pour  la  proximité  des  deux  villes;  mais  Tite-Live  vient  à  notre  se- 
cours au  moyen  de  Titinéraire  qu'il  donne  de  l'expédition  du  consul 
Manlius^  On  y  voit  que  Tarmée  du  consul  partit  de  Cibyra,  se  rendit, 
après  deux  jours  de  marche,  à  ManiropoUs,  en  tirant  vers  Tlsaurie.  D'a- 
près la  situation  assez  bien  connue  de  Cihyra ,  Mandropolis  a  dû  se  trou- 
ver dans  la  partie  méridionale  de  la  Phrygie,  voisine  des  firontières  de 
risaurie,  en  remontant  le  Méandre. 

Berkelius,  dans  ses  notes  sur  Etienne  de  Byzance^,  avoue  qu*il  ne 
sait  d'où  vient  MavSpo  dans  le  nom  de  Mandropolis.  D'après  les  re- 
cherches précédentes,  elle  devait  être  dans  le  même  cas  que  d'autres 
villes  de  l'Asie  Mineure,  teUes  que  Pythopolis,  Heliopolis,  Diospolis 
(ou  Dioshiéron),  Gouropolis  et  DionysopoÛs,  qui  tiraient  leiu*  nom  du 
culte  d'Apollon,  du  soleil,  de  Jupiter,  des  Dioscures  et  de  Dionysus. 
Mandropolis  devait  son  nom  à  quelque  divinité  locale ,  qui  y  avait  son 
principal  siège;  d'où  le  culte  avait  ensuite  rayonné  sur  divers  points  de 
la  Ph^gie  et  de  la  cote  occidentale,  depuis  la  Bithynie  jusqu'en  Carie. 

n  est  permis  de  soupçonner  que  le  nom  de  cette  divinité  est,  au  fond, 
le  même  que  celui  du  fleuve  Méandre,  dont  il  ne  diffère  que  par  l'in- 
sertion de  la  diphtbongue  AI;  et,  dans  ce  cas,  que  le  fleuve  aura  pris 
le  nom  de  la  divinité  dont  le  culte  était  établi  près  de  ses  sources.  Mais 
ce  ne  peut  être  là  qu'une  conjecture  qu'il  est,  quant  à  présent,  impos- 
sible d'établir  sur  autre  chose  que  sur  une  ressemblance  de  nom,  carac- 
tère toujours  incertain  quand  il  est  seul. 

Quant  à  la  deuxième  question,  celle  de  savoir  pourquoi  le  nom  de 
cette  divinité  n'est  mentionné  nulle  part,  les  exemples  cités  plus  haut, 
à  défaut  de  tout  autre  renseignement,  vont  encore  nous  aider  à  la 
résoudre.  On  conçoit,  en  effet,  que  les  noms  propres  originaires  de  tel 
ou  tel  pays,  et  tirés  de  quelque  divinité  locale,  doivent  diminuer  de 
nombre  i  mesure  que  ce  culte  s'afi^lit;  mais  il  peut  s'en  trouver  en- 
core qudquesHins,  parce  que  les  noms  se  transmettent,,  dans  la  même 
famille,  pendant  plusieurs  générations.  En  tous  cas,  ils  deviendront  de 
plus  en  plus  rares,  jusqu'à  ce  qu'ils  disparaissent  tout  à  fait.  C'est  ce 
cpii  arrive  pour  la  plupart  des  noms  dont  il  s'agit,  lesquels  ont  été  por- 
tés par  des  personnages  qui  ont  vécu  avant  Alexandre  ;  deux  se  montrent 
comme  contemporains,  et  un  seul  a  dû  vivre  peu  après  ce  prince. 

Ainsi,  en  reprenant  les  noms  cités  plus  haut,  on  trouve  que  les  deux 
Mandroclès  sont  du  v*  siècle  avant  notre  ère.  Les  quatre  Anaximandre  sont 
du  VI*  et  du  V*  siècle.  Py thomandros  est  aussi  du  vi*  siècle.  Mandragoras 

'  Uf.  XXXVm,  XV.  —  *  Voce  MovSp^voXif ,  p.  533. 


120  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

est  antérieur  à  Platon.  Mandrofytos  est  d'une  époque  mythique.  Des 
deux  MandrogèneSj  l'un  est  déjà  cité  dans  Hippdochus,  disciple  de 
Tbéopompe;  l'autre  est  un  des  officiers  d'Alexandre. 

Mandronax  est  gravé  sur  une  médaille  qui  ne  peut  deseendre  au  delà 
de  cette  époque. 

Mandrocrates  est  dans  une  inscription  d'une  époque  incertaine,  mais 
qui  peut,  selon  M.  Bôckh,  remonter  jusqu'au  temps  d'Alexandre. 

Enfin  Mandroboalos  fait  partie  d'une  expression  proverbiale  de  la 
langue,  qui  peut  être  ancienne. 

Hien  ne  parait  donc  à  présent  mieux  constaté  que  ces  deux  faits  :  le 
premier,  qu'on  ne  trouve  ces  noms  qu'en  Asie  Mineure  (à  deux  excep- 
tions près);  le  second,  qu'on  ne  les  trouve  qu'avant  Alexandre  ou  peu 
de  temps  après. 

Si  l'un  annonce  que  le  culte  de  la  divinité  était  propre  à  l'Asie  Mi- 
neure, et  avait  son  siège  principal  à  la  frontière  delà  Phrygie  et  de  la 
Carie,  l'autre  indique  qu'il  avait  cessé ,  ou  du  moins  s'était  affaibli  de 
bonne  heure.  On  peut  voir  là  une  de  ces  disparitions  de  religions  lo* 
cales  ou  l'ime  de  leurs  absorptions  successives  par  un  culte  plus  général, 
dont  le  polythéisme  grec  offre  plus  d'un  exemple.  Ce  culte  aura  cédé, 
dans  le  pays  même,  devant  l'établissement  de  nouveaux  cultes,  par 
exemple,  de  ceux  du  dieu  Men  ou  Lnnus,  et  de  Cybèle  ou  la  Grande 
JIftre,  qui  n'ont  pris  d'accrobsement,  dans  cette  même  région  de  l'Asie 
Mineure,  qu'à  une  époque  comparativement  récente. 

Ces  deux  cultes  avaient,  depuis  une  époque  fort  ancienne,  leur  siège, 
l'un  à  Pessinonte,  l'autre  à  Cabira  dans  le  Pont.  Venaient-ils  de  plus 
loin  du  côté  de  l'Orient?  C'est  un  point  que  je  laisse  décider  à  ceux 
qui  le  savent  ou  croient  le  savoir.  Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est  qu'ils 
sont  partis  de  ces  deux  centres,  pour  se  répandre  dans  l'ouest  de  l'Asie 
Mineure  ;  celui  du  dieu  Lunas  paraît  être  resté  en  Asie  ;  celui  de  la 
Grande  Mère  a  passé  en  Grèce ,  puis  dans  l'Occident  où  il  s'est  lié  avec 
le  culte  de  Mithra.  Leur  extension  dans  l'ouest  de  l'Asie  ne  parait  pas 
être  de  beaucoup  antérieure  à  Alexandre.  Ce  qui  le  prouve,  entre  au- 
tres indices,  c'est  que  les  noms  de  Ménodore  et  de  Métrodore  ne  se 
montrent  qu'à  une  époque  tardive,  ce  que  je  ferai  voir  dans  la  suite, 
lorsq^ejj^quittant  Texamen  des  détails,  je  réunirai  quelques  rapproche- 
ments suPla  rareté  comparative  de  tous  ces  noms. 

Maintenant,  si  l'on  pense  que  la  plupart  des  anciens  auteurs  qui  par- 
laient de  cette  même  région  sont  perdus,  et  que  les  inscriptions  anté- 
rieures à  Alexandre  y  sont  infiniment  rares,  on  comprendra  parfaite- 
ment poiurquoi  le  nom  de  cette  divinité,  tombée  de  boxine  heure  en 


FÉVRIER   1846.  121 

désuétude ,  ne  subsiste  plus  pour  nous  que  dans  celui  des  personnages 
nés  à  répoque  où  son  culte  était  en  vigueur.  Cela  nous  explique  encore 
pourquoi  la  ville  de  Mandropolis  était  déchue  de  bonne  heure  avec  le 
culte  qui  avait  fait  sa  célébrité,  à  tel  point  qu  elle  n  est  plus  citée  ni  par 
Strabon ,  ni  par  Pline ,  ni  par  Ptolémée ,  ni  dans  les  autres  itinéraires. 
L'examen  des  deux  autres  genres  conduit  à  des  observations  qu'il  ne 
sera  pas  moins  utile  de  recueillir. 

LETRONNE. 

(La  suite  aa  prochain  cahier.) 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


LIVRES  NOUVEAUX. 

Histoire  de  l'école  d'Alexandrie,  par  M.  Jules  Simon,  professeur  agrégé  à  la  Fa- 
culte  des  lettres  de  Paris,  maître  de  conférences  à  l'École  normale.  Paris,  librairie 
de  Joubert,  rue  des  Grès;  i845,  a  vol.  in-8*  de  6oa  et  69a  pages.  —  L'ouvrage 
que  nous  annonçons  n'était  point  terminé  lorsque  l'Académie  des  sciences  morales 
et  politiques  proposa  pour  sujet  de  prix  l'histoire  de  l'école  d'Alexandrie ,  et  il  n'a 
pu  être  présenté  au  concours.  Cette  histoire  est  l'un  des  principaux  objets  du  jcours 
professé  à  la  Sorbonne  par  M.  Simon,  depuis  i84o,  comme  suppléant  de  M.  Cousin 
dans  la  chaire  d'histoire  de  la  philosophie  ancienne.  L'école  a  Alexandrie  a  duré 
depuis  la  fin  du  ii*  siècle  de  l'ère  chrétienne  jusqu'au  commencement  du  vi*.  Elle 
représente  le  parti  de  la  résistance ,  par  les  idées ,  du  polythéisme  contre  le  christia- 
nisme :  aussi  a-t-elle  été  fréquemment  combattue  par  les  Pères  de  l'Eglise.  Suivant 
l'auteur  de  cet  ouvrage,  1  école  philosophique  d'Alexandrie  est  la  première  école 
éclectique,  la  première  école  mystique,  la  première  école  panthébte.  C'est  par 
l'appréciation  approfondie  de  ses  doctrines  en  elles-mêmes ,  par  l'étude  de  leur 
fimtion  et  de  leurs  rapports  avec  la  philosophie  de  l'antiquité ,  que  se  fait  remar- 
quer le  livre  de  M.  Simon,  plutôt  que  par  la  recherche  des  emprunts  que  celte  école 
'  a  dû  (aire  aux  idées  chrétiennes  altérées  et  de  l'influence  qu'elle  a  exercée  sur 
certaines  hérésies.  Le  plan  de  l'ouvrage  peut  faire  juger  de  son  caractère  et  de  son 
importance.  U  est  divisé  en  cinq  livres,  dont  les  deux  premiers  remplissent  le  pre- 
mier volume.  Le  I"  livre,  intitulé  Origines  de  l'école  d'Alexandrie,  comprend  quatre 
chapitres  :  De  la  pliOosophie  grecque  jusqu'à  Plotin  ;  philosophes  et  polygraphes 
du  1*  et  du  II*  siècle;  éclectisme;  naissance  el  procès  du  christianisme;  du  Musée 
et  des  institutions  littéraires  et  philosophiques  d'Alexandrie.  Le  II*  livre  a  pour 
titre  :  Phihsophiede  Plotin,  et  traite,  en  onze  chapitres,  de  la  vie  de  Plotin  (an. 
ao3-a6g  de  J.-C]  ;  de  la  dialectique;  de  la  trinité  de  Plotin;  de  l'origine  du  doffme 
de  la  trinité  dans  l'école  d'Alexandrie,  et  de  ses  rapports  avec  le  dogme  chrétien; 

16 


132         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

delft. théorie  générale  des  émaoations  ;  de  la  matière  et  de  FeMeoee;  des  lois  gé- 
néralef  du  monde;  de  la  Providence;  des  différentes  espèces  d'êtres,  et  en  particu- 
lier de  la  nature  humaine  ;  des  facultés  de  Tâme  ;  de  la  théorie  de  la  volonté  et  de 
la  doctrine  morale.  Le  tome  II  s*ouvre  avec  le  livre  III ,  qui  embrasse  l'histoire  de 
récole  d'Alexandrie  de  Porphyre  à  Vemperear  Julien.  Les  six  chapitres  que  ce  lîvre 
comiNread  ont  pour  sujet  :  l'état  des  questions  philosophiques  après  Hotin;  Eren* 
DMOtOrigène,  Longin;  Ameh'ns  et  rorphyre  ;  doctrine  de  Porphyre;  doctrine  de 
Jamblique  ;  disciples  et  successeurs  de  Jamblique.  Dans  le  livre  IV,  où  cette  histoire 
est  conduite  de  l'empereur  Julien  à  Vécole  Jt Athènes,  Tauleur  apprécie  Tempereur 
Julien,  sa  vie,  son  règne,  sa  doctrine.  Le  V*  et  dernier  livre  est  consacré  à  Y  école 
i Athènes  dans  ses  rapports  avec  Vécole  d'Alexandrie,  Voici  les  titres  des  sept  chapitres 
dont  il  se  compose  :  Plutarque  et  Syrianus;  vie  de  Proclus  (an.  4i3'485);  prin- 
cipes de  la  théologie  de  Proclus  ;  trinité  ;  de  la  production  du  monde  ;  de  la  nature 
et  des  faicultés  de  Tâme  ;  de  la  Providence  divine  et  de  la  morale  ;  dispersion  de 
l'école  d'Alexandrie  et  de  l'école  d'Athènes;  conclusion. 

Nouveaux  essais  d'histoire  littéraire,  par  E.  Géruzez,  professeur  suppléant  d'élo- 
quence firançaise  à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris,  maître  de  conférences  à  l'Ecole 
normale.  Paris,  imprimerie  de  Gratiot,  librairie  de  Hachette,  i8ii6,  in-8*  de  viii- 
A36  pages.  —  Ce  nouvel  ouvrage  paraît  destiné  au  même  succès  que  les  Essais 
couronnés,  en  i84o,  par  l'Académie  française.  M.  Géruzez,  continuant  de  traverser 
rapidement  le  vaste  champ  de  notre  littérature ,  apprécie  avec  autant  de  savoir  que 
de  goût,  et  dans  un  style  plein  d'élégance,  Abaiiard,  Téloquence  judiciaire  et  la 
préoication  religieuse  au  xv*  siècle,  Alain  Chartier,  la  comédie  politique  sous 
Loiiis  Xn,  les  poètes  de  la  néiade,  la  littérature  de  la  Fronde,  La  Fontaine, 
madame  de  Sévigné,  Fénélon,  J.-J.  Rousseau,  BufTon,  DeliUe.  Le  volume  est  ter- 
miné par  un  intéressant  article  sur  M.  Joubert,  critique  judicieux  et  penseur  pro- 
fond, mort  en  1 8a  5. 

Lettres  inédites  de  Peugaières,  tirées  des  papiers  de  famille  de  madame  la  du- 
chesse Decazes,  et  publiées  par  Etienne  Gculois;  tomes  I  et  II.  Paris,  imprimerie 
de  Grapdet,  librairie  de  Leieux,  i8â5,  a  vol.  in-S**  de  xxiv-âSS  et  xx-464  pages. 
->«^  Cette  correspondance  de  MM.  de  Feuquières,  ancêtres  maternels  de  madame  la 
dudiesse  Becazes,  n'a  point  été  publiée  dans  un  intérêt  de  famille.  Les  juges  com- 
pétents en  apprécieront  facilement  la  valeur  historique  et  littéraire,  et  lui  donneront 
certainement  une  place  à  côté  dés  curieux  mémoires  que  nous  possédons  sur  le 
XVII*  siède.  Ces  lettres  nous  paraissent  avoir  le  doublé  mérite  de  fournir  des  détails 
nouveaux  sur  un  certain  nombre  des  grands  événements  du  temps ,  et  de  mettre  en 
rdief  resprit,  les  mœurs,  les  relations  et  toute  la  vie  intérieure  de  la  société  polie 
dèir'rtgnes  de  Louis  XIII  et  de  Louis  XIV.  A  la  tournure  facile  et  agréable  de  quel- 
ques-imes ,  on  reconnaîtra  sans  peine  que  leurs  auteurs  ont  vécu  a  l'époque  qui  a 
vu  naître  Pascal,  Molière  et  madame  de  Sévigné.  Le  marquis  Manassès  de  Feu- 

Îiuières,  dont  la  correspondance  ouvre  cette  collection,  né  en  iSgcmorten  i64o, 
ut  envoyé  par  Richelieu  en  Allemagne ,  après  la  mort  de  Gustave- Adolphe,  roi  de 
Su^è,  pour  maintenir  notre  alliance  avec  le  parti  protestant.  L'éditeur  a  évité  de 
reprodmre  la  relation  spéciale  de  celte  négociation,  publiée  par  Aubery,  sous  le 
titre  de:  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  Richelieu.  Le  fils  aîné  de  Manassès, 
Isaac,  marquis  de  Feuquières,  fut  ambassadeur  en  Suède,  et,  pendant  dix  ans, 
en  relation  ayec  tous  les  ambassadeurs  et  ministres  français  des  différentes  cours 
d'AUem^gne.  Antoine  de  Feuquières,  fila  d'Isaac,  lieutenant  général  des  armées 
du  Roi,  est  considéré  comme  un  dès  hommes  de  guerre  les  plus  habiles  de  son 


FÉVRIER  1846.  123 

lemps;  cest  Tauleurdes  Mémoires  et  maximes  militaires,  livre  uiiJe,  fMiqael  un 
grand  nondbre  de  lettres  de  ce  recueil  peuvent  servir  de  complément.  Autour 
de  ces  trois  personnages  principaux  viennent  se  grouper,  non-seiUemeiit  les  membres 
de  leur  famille,  parmi  lesquels  on  distingue  surtout  les  Aruauld  d'Andilly  et  les 
Arnauld  de  Pomponne ,  mab  encore  beaucoup  de  célébrités  historiques ,  des  princes, 
desmimstres,  des  maréchaux  de  France,  des  foncdonnaires  de  toutes  sortes,  et 
quèlqoes-unes  des  femmes  les  plu»  distinguées  de  la  cour,  entre  autres  la  marquise 
de  Saint-Chamond,  gouvernante  des  enfents  de  Monsieur,  frère  de  Loub  XïV.*Ee 
tome  n  de  la  correspondance  des  Feuquières  s*arréte  à  Vannée  1674-  On  annonce 
la  prochaine  publication  des  deux  autres  volumes  qui  doivent  compléter  Touvrage. 
lieiation  des  voyages  faits  par  les  Arabes  et  les  Persans,  dans  VIndè  et  à  la  Chine» 
dans  le  ix*  siècle  de  Vère  chrétienne;  texte  arahe  imprimé  en  1811  par  les  soins  de 
feu  Langlès;  publiée  avec  des  corrections  et  additions, et  accompagnée  d*une  tra- 
duction française  et  d*édaircissements  par  M.  Reinaud,  membre  de  Tlnstitut. 
Paris,  imprimé  par  autorisatic»  du  Roi  k  l'Imprimerie  royale.  Se  trouve  chez 
Franck,  libraire-éditeur,  rue  de  Richelieu,  6g,  1845,  3  vol.  in-iB  de  glxxx*i54  et 
io5*aoo  pages.  — ^  L*abbé  Renaudot  avait  publié,  en  1718,  un  volume  intitulé: 
Anciennes  relations  des  Indes  et  de  la  Chine,  de  deux  voyageurs  mahométans  gai  y 
allèrent  dans  le  mx*  siècle  de  notre  ère.  Ces  relations  étaient  traduites  de  Tarabe  et 
acocMnpagnées  de  remarques  intéressantes.  Renaudot  s'était  contenté  de  dire  que  le 
manuscrit  d*où  il  avait  tiré  ce  récit  se  trouvait  dans  la  bibliothèque  du  comte 
de  Seignelay,  et,  comme  la  partie  de  l'ouvrage  qui  traite  de  la  Chine  n  était  pas 
toujours  d'accord  avec  ce  que  les  savants  missionnaires  catholiques  avaient  écrit 
sur  ce  pays,  comme  il  s*était  glissé  dans  la  version  française  quelques  erreurs  pro- 
venant du  traducteur,  on  accusa  Renaudot  d'avoir  lui-même  for^  la  relation  à 
l'aide  de  témoignages  Tecueillis  dans  les  ouvrages  arabes.  La  bibliothèque  du  comte 
de  Seignday,  qui  n  était  autre  que  celle  du  grand  Colbert,  son  aïeul,  passa,  au 
siècle  dernier,  dans  la  biUiothèque  du  Roi.  En  17641  le  célèbre  Degùignes  y  re- 
trouva le  manuscrit  original  de  la  relation  publiée  par  Renaudot;  il  rendit  compte 
de  sa  découverte  dans  le  Journal  des  Savants  du  mois  de  novembre  1764,  et  fit  qud- 
ques  remarques  sur  le  travail  du  traducteur.  Plus  tard ,  il  revint  sur  le  même  sujet 
dans  le  premier  volume  du  recueil  des  Notices  et  extraits  des  manuscrits  de  la  biblio- 
thèqae  da  Roi.  Mais  les  remarques  de  Degùignes  et  les  notes  de  Renaudot,  aussi 
bien  que  sa  version,  avaient  été  faites  avec  quelque  précipitation.  Les  progrès  de  la 
critique  orientale  rendaient  nécessaire  un  nouvel  examen  de  la  relation  arabe.  En 
1811,  M.  Langues  en  fit  imprimer  le  texte,  et  inséra  à  la  suite  un  morceau  qui, 
dans  le  ms.«  est  placé  immédiatement  après ,  c'est-à-dire  le  tableau  d*une  partie  des 
forteresses  de  la  Syrie  et  delà  Mésopotamie,  au  xii*  siècle  de  notre  ère;  mais  cette 
édition  n'avait  pas  été  mise  en  vente,  sans  doute  parce  que  cet  orientaliste  devait  y 
joindre  une  version  française,  projet  qu'il  n'a  pas  réalisé.  M.  Reinaud  s'est  chargé  de 
revoir  le  texte  sur  le  manuscrit  unique  delà  bibliothèque  du  Roi  ;  il  a  remplacé  la  tra- 
duction peu  exacte  de  Renaudot  par  une  traduction  nouvelle  ;  il  l'a  fait  suivre  de 
notes  et  de  nombreuses  remarques  auxquelles  l'examen  du  manuscrit  a  donné  lieu, 
et  s'est  attaché  à  contrôler  ou  à  compléter  la  relation  originale,  à  l'aide  d'autres 
ouvrages  arabes  qui  traitent  de  matières  analogues,  principalement  des  écrits  de 
Massoudt  et  d'Ëdrisi.  On  trouve  dans  le  tome  I"  la  traduction,  précédée  d'un  dis- 
cours préliminaire  étendu ,  où  le  savant  éditeur,  après  avoir  fait  connaître  comment 
l'ouvrage  a  été  composé,  à  quels  éorivairu  il  est  dû,  quelles  circonstances  ont  ac- 
compagné ta  poblication  en  Europe,  expose  l'état  des  connaissances  géographiques 

16. 


124         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

des  Arabes  à  Tépoque  où  la  relation  fut  rédigée,  et  décrit  les  itinéraires  suivis  par 
les  navigateurs  arabes,  indiens  et  chinois.  Le  tome  II  contient  les  notes  de  la  tra- 
duction et  le  texte,  avec  un  appendice  composé  de  deux  morceaux  inédits,  savoir  : 
extrait  du  Kitah-Aladjayh ,  ou  traité  des  merveilles,  de  Massoudi,  et  extrait  du 
XTi*  chapitre  du  Mourouij-Alizeheh ,  par  le  même  auteur. 

Description  géographique,  historique  et  archéologique  de  la  Palestine,  par  M.  Munk, 
employé  au  déparlement  des  manuscrits  de  la  Bibliothèque  royale  ;  un  vol.  in-8* 
de  44  feuilles,  à  deux  colonnes,  avec  73  planches,  prix:  7  fr.  (faisant  partie  de 
Y  Univers  pittoresque,  publié  par  MM.  Didot).  La  Palestine  rappelle  trop  de  souvenirs 
aux  jui£s  et  aux  chrétiens ,  pour  que  de  tout  temps  ce  pays  n*ait  pas  été  Tobjet 
d'une  attention  particulière.  Les  travaux  des  philologues  cdlemands,  depins  près 
d'an  siècle,  avaient  amené  de  nouveaux  aperçus,,  en  ce  qui  concerne  Tarchéologie 
et  les  croyances.  Les  nombreux  voyages  faits  par  des  Européens  de  toute  opinion 
avaient  donné  lieu  a  une  étude  plus  approfondie  des  lieux.  M.  Munk,  sur  la  demande 
de  MM.  Dxdot,  s*est  chargé  de  résumer  ce  qui  avait  été  recueilli  de  plus  plausible 
et  de  plus  intéressant.  Le  volume  se  compose  de  cinq  livres  :  le  I"  livre  est  consacré 
k  Tétat  physique  et  topographique  de  la  Palestine;  le  H*  aux  diverses  populations 

!>aîennes  qui  occupèrent  le  pays  avant  et  après  Tinvasion  des  Hébreux  sous  Josué  ; 
e  m*  k  Inistoire  des  Hébreux  depuis  Abraham  jusqu*à  la  captivité  de  Babylonc.  Le 
rV* livre  retrace  Tétat  moral,  social  et  scientifique  des  Hébreux,  k  Tépoque  ou  ils 
fonnèrent  un  état  particulier.  Enfin ,  le  V*  livre  fait  connaître  Thistoire  de  la 
Palestine  depuis  la  captivité  de  Babylone  jusqu'à  la  ruine  du  temjde  par  Titus. 
Un  appendice  offre  le  tableau  rapide  des  événements  qui  sont  arrivés  en  Palestine 
dq>uis  la  chute  de  Jérusalem  jusquà  nos  jours.  M.  Munk  joint  la  connaissance  de 
rhébreu  et  d autres  langues  orientales  à  celle  de  Tallemand,  de  l'anglais,  etc.;  il 
a  fait  une  excursion  en  Orient.  Ainsi  nen  ne  lui  à  manqué  pour  acquérir  une 
connaissance  exacte  des  mots  et  des  faits.  A  Tégard  des  opinions  et  des  croyances 
de  M.  Munk,  deux  choses  dont  le  lecteur  a  le  droit  de  s'enquérir  dans  un  sujet  de 
cette  nature,  M.  Munk  appartient  à  la  rdigion  Israélite  ;  et,  tout  en  professant  beau- 
coup de  respect  pour  les  livres  saints,  il  attribue  à  certaines  parties  de  la  Sainte- 
Écriture  un  caractère  et  une  origine  autres  que  ne  le  font  les  traditions  juive  et 
chrétienne.  Sans  entrer  dans  Texamen  de  cet  ordre  de  questions,  nous  dirons  que 
M.  Munk  conserve  toujours  un  ton  grave,  qu'il  est  partisan  de  l'autorité  religieuse, 
et  que  le  lecteur,  quelles  que  soient  ses  croyances,  trouvera  dans  son  livre  à  s'exercer 
et  a  s'instruire. 

Les  séances  de  Haîdari,  récits  historiques  et  élégiaques  sur  la  vie  et  la  mort  des 
principaux  martyrs  musulmans,  ouvrage  traduit  de  l'Indoustani  par  M.  l'abbé  Ber- 
trand, membre  de  la  Société  asiatique;  suivi  de  l'élégie  de  Miskin,  traduite  de  la 
même  langue  par  M.  Garcin  de  Tassy.  Imprimerie  de  Despart  à  Versailles,  librairie 
de  Benjamin  Duprat  à  Paris,  i845,  in-8*  de  vii-SAa  pages.  —  Cet  intéressant  vo- 
lume contient,  en  outre,  sous  forme  d'introduction,  un  aperçu  de  l'hisloire  mu- 
sulmane depuis  Mahomet  jusqu'à  la  mort  d'Huçaîn,  et  une  esquisse  sur  la  religion 
musulmane  et  spécialement  sur  la  secte  des  schiites ,  (rès-répandue  dans  l'Inde  et 
dominante  en  Perse.  Indépendamment  des  notes  nécessaires  à  l'intelligence  de  la 
traduction,  l'auteur  a  ajouté,  àja  fin  du  volume,  sous  forme  de  dictionnaire,  toutes 
celles  qui  ont  trait  aux  noms  propres  et  aux  vocables  étrangers  qui  se  rencontrent 
dans  le  livre. 

Bicher,  histoire  de  son  temps;  texte  reproduit  d'après  l'édition  originale  donnée 
parG.-H.  P^rtz,  avec  traduction  firançaise,  notice  et  commentaire,  par  J.  Guadet. 


FÉVRIER  1846-  125 

Tome  II,  Paris,  imprimerie  de  Crapelet,  librairie  de  J.  Renouard  el  compagnie, 
i8/i5,  in-8*  de  434  pag^*  *"-  Le  Journal  des  Savants  a  déjà  entretenu  ses  lecteurs 
de  cette  publication  importante,  qui  se  trouve  complétée  par  le  volume  que  nous 
annonçons.  U  comprend  le  texte  et  la  traduction  des  livres  III  et  IV,  suivis  de  notes 
et  dissertations  sur  quelques  points  de  Fhistoire  de  Richer.  Ces  notes  traitent  : 
1*  des  divisions  géographiques  de  la  Gaule  en  usage  pendant  le  x*  siècle;  a"  de  la 
généalogie  des  rois,  ducs,  comtes  du  x*  siècle;  5*  de  la  valeur  des  titres  hiérar- 
chiques  et  honorifiques  employés  par  Richer,  comme  ceux  des  rois,  ducs,  principe» « 
magnâtes,  etc.;  4*  de  la  composition  des  armées  et  de  Tart  militaire;  S*"  de  certains 
usages ,  de  certaines  cérémonies  de  ces  temps*là.  Le  volume  est  terminé  par  deux 
tables.  Tune  chronologique  et  analytique  avec  renvoi  aux  chapitres  du  texte,  Fautre 
alphabétique  des  noms  d^hommes  et  de  lieux.  Nous  reviendrons  sur  cet  ouvrage, 
un  des  plus  intéressants  que  la  Société  de  Thistoire  de  France  ait  publiés  jusqu  à 
ce  jour. 

La  même  société  vient  de  faire  paraître  le  tome  III  et  avant-dernier  du  procès  de 
condamnation  et  de  réhabilitation  de  Jeanne  d'Arc,  dont  Téditeur  est  M.  J.  Quicherat. 
Paris,  imprimerie  de  Crapelet,  librairie  de  J. Renouard,  i845,  in-8*  de  478  pages 
avec  un  fac-similé.  On  y  trouve  les  enquêtes  faites  à  Orléans,  à  Paris  et  à  Rouen; 
la  déposition  de  Jean  d'Aulon  reçue  à  Lyon ,  et  la  procédure  entière  de  la  réhabili- 
iation.  Ces  textes  sont  suivis  des  opinions  et  mémoires  eztrajudiciaires  publiés  du 
vivant  de  Jeanne  d'Arc.  Les  pièces  comprises  dans  cet  appendice  sont  :  les  résumés 
des  conclusions  données  par  les  docteurs  réunis  à  Poitiers;  le  traité  de  Jacques 
Gelu,  archevêque  d'Embrun;  les  propositions  de  maître  Henri  de  Gorcum,  et  la 
dissertation  d*un  clerc  allemand  du  diocèse  de  Spire,  intitulées  :  Sibyllajrancica. 
Le  tome  IV  et  dernier  est  sous  presse. 

Histoire  et  description  de  Provins,  par  Christophe  Opoix  ;  seconde  édition  refondue, 
augmentée  et  mise  en  ordre  d*après  les  notes  laissées  par  Tauteur,  et  publiée  sous 
la  direction,  de  A.-^.  Opoix.  Imprimerie  de  Giroux  et  Vialat,  à  Lagny.  A  Provins, 
cbezLebeau ,  libraire,  et  à  Paris,  au  comptoir  des  imprimeurs  unis^  i846,  in-8*  de 
X1X-X1V-&84  pAges,  avec  planches. —  Cette  nouvelle  édition  de  Y  Histoire  de  Provins 
de  M.  Opoix,  publiée  pour  la  première  fois  en  i833,  est  un  hommage  de  piété 
filiale  raidu  à  la  mémoire  de  l'auteur,  littérateur  instruit  et  estimable,  mort  en 
i84o  àTâge  de  g4  ans.  L  ouvrage,  disposé  dans  un  ordre  méthodique,  et  complété, 
est  précédé  d*uiie  nodoe  sur  M.  Opoix,  et  suivi,  1**  d'une  note  de  l'auteur  sur  la 
question  d'ilo^nAcam-Provins,  a*  d*une  réponse  aux  diverses  critiques  dont  son 
livre  a  été  l'objet.  Le  volume  est  terminé  par  quatre  comédies  inédites  de  M.  Opoix; 
composées  de  1785  à  1800,  et  intitulées  :  la  Berline  renversée,  le  Portrait  ressem- 
blant, Bernard  Palissy,  et  la  Femme  comme  il  y  en  a  peu. 

Précis  de  thistoire  des  institations  des  peapUs  de  l'Europe  occidentale  au  moyen  âge, 

Sr  M.  Tailliar,  conseiller  à  la  cour  ro}ale  de  Douai.  Imprimerie  et  librairie  de 
lauviii»  i  Saint'Omer,  i845,  in-8*  de  i48  pages.  —  Ce  précis,  dans  lequel  This- 
toirede  la  législation  occupe  la  plus  grande  place,  se  (tiviae  en  deux  périodes,  dont 
.  1*  preniiére  s*élezid  depuis  le  démembrement  de  l'empire  des  Francs,  en  888,  jus- 
qu à  la  première  croisade,  en  1096,  et  la  seconde,  depuis  cette  dernière  époque 
fuaquà  la  mort  dé  saint  Louis,  en  1^70.        . 

Le  même  auteur  vient  de  puUier  une  Notice  des  manuscrits  concernant  la  légis- 
latim  (h  moyen  âge;  Douai,  imprimerie  d'Aubers,  »84i&'*  iu-8*  de  viii-i35  nages. 
Les  manuscrits  qui  y  sont  analysés  ou  signalés  i^ppartienaeni  tous  k  i»  biblioiaàjiie 
de  Douai.  Nous  y  avons  remarqué,  entre  autres,  la  collection  de  Décrétâtes  de 


126  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Pierre  de  Bénévenl,  un  autre  recueil  de  décrétales  par. un  oompilateur  anonyme, 
des  traités  de  Barlhaemy  de  Brescia,  de  Geoffroy  de  Trano,  de  Jacques  Golumbi,  jet 
antîoniï Oniojudiciarias  de  Ricardus,  outrage  inédit  du  xiii*  siècle,  déjà  mentionné 
par  M.  Haënel  dans  son  catologue  si  imparfieiit,  mak  si  utile,  et  par  M.  Wmderlioh, 
dans  un  livre  publié  à  Gœtlin^e,i  en  i84i«  sous  le  titre  de  :  AMêcdota  qnm  ad  mi- 
hm  frocûtsnm  spectant 

BMioihèque  de  l'école  des  chartes,  revue  d'érudition  consacrée  principalement  à 
Tétode  du  moyen  âge.  S^tième  année,  deuxième  série,  deuxième  livraison,  no- 
tembre-décembre  i845.  Paris,  imprimerie  de  Didol,  librairie  de  Dumoidin, 
in-8*,  $3-1 88  pages.  -*  Celte  livraison  contient;  i"  une  dissertation  de  M.  le  comte 
Befoffnot  sur  les  anciennes  coutumes  inédites  d*Alais;  a*  un  trobième  et  dernier 
artl^e  de  M.  deMaft-Latrie,sur  les  rdations  politiques  et  commerciales  de  T Asie  Mi- 
neure avec  Tîle  de  Chypre,  sous  le  règne  des  princes  de  la  maison  de  Lusignan; 
3"  Histoire  de  Jeanne  d*Arc,  diaprés  une  chronique  inédile  du  xv*  siècle,  publiée 
par  M.Quicherat;  &"  divers  articles  de  bibliographie. 

Le  Conseil  de  Pierre  de  Fontaines,  ou  Traité  de  Tancienne  jurisprudence  fran- 
çaise. Nouvelle  édition  publiée  d*après  un  manuscrit > du  xiii*  siècle,  appartenant  à 
la  bibliothèque  de  Troyes,  avec  noies  explicatives  du  texte  et  des  variantes  tirées 
des  manuscrits  de  la  bibliothèque  du  Roi,  par  M.  A.  J.  Mamier.  Paris,  imprimerie 
de  Grapelet,  librairie  de  Joubert  et  Durand,  i845,  in-S"  de  Ô78  pages.  Prix: 
g  francs. 

BiUiothèque  de  M.  leiaron  Syheslre  de  Saey,  pair  dç  France,  etc.,  tome  second. 
Stienees  médicales  et  arts  utiles;  psychologie,  sciences  morales,  linguistique,  litté- 
rature et  beaux-arts,  histoire  littéraire.  Paris,  imprimé,  par  autorisation  de  M.  le 
garde  des  sceaux,  à  rimprîmerie  royale.  Se  trouve  aux  librairies  de  Benjamin  Du- 
prat  et  de  JuUien,  i846,  in-8*  de  xxiii^4i6  pages.  La  vente  des  livres  de  cette 
partie  de  la  précieuse  bibliothèque  de  M.  deSocy  commencera  le  6  avril  prochain , 
et  finira  le  ag.  La  troisième  partie,  dont  le  catalogue  reste  k  paraître,  comprendra 
les  sciences  politiques,  Thistoire  et  ses  annexes,  la  polygraphie. 

Institntes  de  droit  administratif  Jrançais ,  ou  Éléments  du  Code  administratif  réunis 
et  mis  en  ordre,  etc.,  par  M.  ie  baron- de  Gérando,  a*  édition,  tome  IV.  Pbris,  im- 
primerie de  Cosson ,  librairies  de  Thorel  et  de  Guilberl,  in-8*  de  7  la  pages. 

Analogies  constitutives  de  la  lanjae  allemande  avec  le  grec  et  I0  latin,  expliquées  par 
h  samskrit,  par  C.  Schœbei ,  professeur  de  langue  et  de  littérature  «allemandea-au 
collège  royal  de  Reiins.  Paris,  imprimé,  parautorisation  de  M.  le  garde  des  sceaqx, 
à  rimprimerie  royale.  Se  trouve  chez  J.  Kenouard,  libraire-éditeur,  i845,  in-8^  de 
xxvii- 184  pages. 

Dissertation  sur  le  rhythme  chez  les  anciens,  par  A.-J.-H.  Vincent.  Paris,  impri* 
merie  de  Dupont,  i845,  brochure  in-8*  de  19  pages.  (Extrait  du  Joumalde  l'ins- 
truction publique.) 

Éclaircissements  sar  quelques  partieularités  des  langues  tatares  et  Jinnoises,ftLV 
F.«L.-0.  Rœhrig,  docteur  en  philosophie,  membre  des  sociétés  asiatiques  de  France 
et  jd* Allemagne.  Paris,  imprimerie  de  BaiUy,  librairie  de  Théophile  Barrois,  i845, 
ifi^*' de  a  6  pages. 

5ar  l'anthropologie  de  l'Afrique  française^  par  M;  Bory  de  Saint-Vincent;  lu  à  TAca- 
déttié  royale  des  sciences,  dans-là  séance  du  3o)uin  i845  (extrait  du  Magasin,  de 
zoétoùiêf  ^d'^anatomie  comparée  et  -de  paléontologie):'  Paris,  imprimerie  de  Fain  et 
Them^^SAS,  in-8*  de  ag  p«ges. 


FEVRIER   1846;  127 

ANGLETERRE. 

The  ancwii  syriac  version  of  the  epiitles  of  saint  Ignatius.,  texte  syriaque,  versiou 
anglaise  et  notes,  par  M.  William  Gureton;  LoncCres,  i845,  in•.8^  Saint  Ignace, 
qa  on  présume  avoir  été  le  disciple  d*un  des  apôtres,  remplit  les  fonctions  d*évèque 
a  Antioche  dès  Tan  6g  de  J.  C,  et  souf&it  le  martyre  à  Rome,  Tan  116,  sous  le 
règne  de  Trajan.  Placé  au  premier  rang  dans  la  hiérarchie  chrétienne,  il  prit  né- 
cessairement une  part  plus  ou  moins  grande  à  rétablissement  et  à  la  propagation 
du  dogme  et  de  la  discipline.  On  lui  attribue  des  lettres  adressées  à  d'autres  évêques 
et  à  certaines  communautés,  et  il  existe  de  ces  lettres,  soit  en  grec,  soit  traduites 
en  latin,  dès  les  premiers  siècles  de  l'Église.  Malheureusement,  Ion  a  cru  recon- 
naître dans  quelques-unes  des  marques  d'altération  et  d'interpolation.  Comment 
distinguer  le  vrai  du  faux,  le  cei*tain  de  l'incertain  ?  Il  exbtait  en  Egypte,  dans 
un  couvent  du  désert  de  Scété,  un  certain  nombre  d'anciens  manuscrits  syria- 

Îues ,  parmi  lesquels  était  une  version  des  épîtrcs  de  saint  Ignace.  Il  importait 
'avoir  conununication  de  cette  version,  et  de  la  comparer  avec  les  textes  grecs  et 
latins.  M.  Tattam,  connu  par  des  publications  cophtes,  se  rendit,  il  y  a  quelques 
années,  en  Egypte,  et  acquit  les  manuscrits  syriaques,  qu'il  vendit  ensuite  au  ori- 
tish  muséum.  C'est  d'après  l'un  de  ces  volumes  que  le  savant  M.  Lee  a  publié  la 
version  syriaque  d'un  traité  d'Eusèbe,  intitulé  Theophania,  dont  le  texte  grec  était 
perdu.  Un  des  volumes,  où  se  trouvent  les  écrits  de  saint  Ignace ,  a  été  transcrit  dans 
la  première  moitié  du  ti*  siècle ,  et  est  par  conséquent  antérieur  à.  l'islamisme. 
La  publication  de  M.  Cureton  comprend  l'épîlre  à  saint  Polycarpe,  Tépître  aux 
Éphésiens,  l'épitre  aux  Romains,  avec  des  extraits  d'autres  lettres.  Ce  qui  se  trouve 
dans  les  versions  ereoque  et  latine,  et  qui  manque  dans  la  version  syriaque,  est 
regardé  en  général  par  M.  Cureton  comme  apocryphe.  Il  reste  à  savoir  si ,  dans 
les  collections  de  manuscrits  syriaques  qui  se  trouvent  à  Rome,  à  Paris  et  ailleurs, 
il  n'existe  pas  des  fragments  de  versions  plus  développées  que  celle  qui  a  été  sous 
les  yeux  de  M.  Cureton,  circonstance  qui  pourrait  modifier  les  conclusions  de  l'é- 
diteur. Quoi  qu'U  en  soit,  l'on  doit  applaudir  à  l'idée  qu'a  eue  M.  Cureton  de  pu- 
blier en  entier  et  pur  de  tout  mélange  ce  vénérable  débris  de  l'antiquité  chrétienne, 
et  nous  appelons  sur  cette  publication  l'attention  des  personnes  instruites  qui  ne 
sont  pas  restées  indifférentes  aux  origines  de  notre  religion. 

ALLEMAGNE. 

Rerwn  ab  Arabibui  in  ludia  ùuulisqae  adjacentibus,  Sicilia  maxime,  Sardinia  atqne 
Corsica,  gestaram  commentarii.  Scripait  J.  G.  Wenrich.  A  Leipsick,  et  à  Paris  chez 
Klincksieck,  i845,  in-S**  de  vi«>346  pages.  Prix  :  6  fr.  76  c. 

Die  Einfàlle  der  Nùrmannen  in  die  Pyrenàische  HalbinseL  Les  invasions  des  Nor- 
mands dans  la  péninsule  pyrénéenne;  collection  de  renseignements  sur  ce  sujet,  tra- 
duite en  grande  partie  du  danois,  par  E.  F.  Mooyer.  A  Munster  et  à  Paris,  chez 
Uincksieck,  in-S"*  de  5a  pages.  Prix  :  1  franc. 

Ottaviano  dei  Petmcci  aa  Fossombrone,  der  ente  Erflnder  des  Musiknotendruckes  mit 
hew0glichen  Metalltypen,  etc.  Ottaviano  dei  Petrucci  de  Fossombrone,  le  premier  in- 
venteur de  l'impresuon  des  notes  de  musique  avec  des  caractères  métalliques  mo- 
bSes,  et  ses  successeurs,  par  Anton.  Schmid.  A  Vienne,  et  à  Parb  chez  Klincksieck , 
1845,  in-8*  de  x-344  pages  avec  huit  planches.  Prix  :  1 1  fr.  25  c. 


128  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Gesehickte  der  Treviren  unterderHerrschaftderRômer.Uisioire  des  Trévires  sous  la 
domination  romaine,  par  J.  Steioenger.  A  Trêves  et  à  Paris,  chez Klincksieck,  i845. 
In-S**  de  vi-3a8  pages,  avec  deux  caries.  La  première  partie  de  cet  ouvrage  s*éteod 
depuis  le  temps  de  César  jusqu'à  la  fin  de  ]a  guerre  batave;  la  seconde,  depuis  cette 
dernière  époque  jusqu'à  ia  conquête  du  pays  par  les  Francs  en  464.  On  trouve 
dans  un  appendice  des  dissertations  sur  les  routes  et  les  fortifications  romaines,  et 
entre  aulres  sur  les  voies  qui  conduisaient  de  Trêves  à  Cologne,  à  Reims,  à  Metz, 
à  Mayence,  à  Strasbourg. 

ttlarkische  Forschangen,  Recherches  pour  servir  à  Thistoire  de  la  marche  de  Bran- 
debourg, publiées  par  la  société  d'histoire  de  cette  contrée.  A  Berlin  et  à  Paris  chez 
KlinclcBieck,  a  volumes  in-S*.  Parmi  les  dissertations  qu'on  trouve  dans  ces  deux 
volmnes,  nous  citerons  les  suivantes  :  Traditions  de  la  marche  de  Brandebourg  et  leur 
utilité  pour  Téludc  de  l'ancienne  mythologie  allemande  ;  Glossaire  du  dialecte  bran- 
ddx)urgeois;  Couvenls  et  ruines  dans  la  marche  électorale;  Actes  de  divers  procès 
de  sorcellerie  depuis  le  xvi*  siècle  jusqu'au  xviii*  ;  Description  de  la  cassette  ou  était 
enfermé  l'argent  que  le  margrave  Othon  IV  donna,  en  1278,  pour  sa  rançon,  aux 
habitants  de  Magdebourg;  Description  des  fonts  baptismaux  de  l'Église  de  Sainte- 
Marie  à  Neu-Angerminde  ;  De  l'usage  des  sceaux  dans  la  marche  de  Brandebourg. 

Geschichte  Alexanders  des  Dritten,  Histoire  d'Alexandre  III  et  de  l'Église  de  son 
temps,  par  Herman  Renier,  tome  1*.  A  Berlin,  et  à  Paris  chez  Klincksîeck,  i845, 
in-Sr  de  x-44o  pages.  En  tête  de  ce  premier  volume  est  une  instruction  divbée 
en  trois  chapitres,  où  l'auteur  traite  successivement  l'histoire  de  l'Eglise  au  moyen- 
Age  et  de  sa  hiérarchie ,  du  développement  de  cette  hiérarchie  depuis  Grégoire  Vil 
Jusqu'à  Alexandre  III,  et  de  l'époque  con  temporaire  de  ce  dernier  pape. 

Denhvûrdigke'Uen  ans  der  Geschichte  des  Chris tlichen  Lebens,  Mémoire  sur  l'his- 
toire et  la  vie  des  chrétiens ,  par  Neander.  3*  édition,  tome  I*.  A  Hambourg  et  à 
Paris,  chez  Klincksieck,  in-8*  de  vi-4i4  pages. 

BELGIQUE. 

Essai  d^étymologie  philosophique,  ou  recherches  sur  Torigine  et  les  variations  de 
mots  qui  expriment  les  actes  intellectuels  et  moraux,  par  i'abbé  Chavée,  bachelier 
en  lii^logie.  Bruxelles,  imprimerie  et  librairie  de  Méline,  Cam  et  compagnie, 
in-8*  de  iii-a6i  pages. 

TABLE. 

Satires  deC.  Lucilias,  fragments  revus,  augmentés,  traduits  et  annotés  pour  la 

première  fois  en  français,  par  E.-F.  Corpet  (!*'  article  de  M.  Patin) • .  •  Page      65 

Théâtre  français  au  moyen  ftge,  publié  d'après  les  manuscrits  de  la  bibliothèque 
du  Roi ,  par  MM.  L.-G.  Monmerqué  et  Francisque  Michel   (  2*  article  de 

-  M.  Magnin) 76 

Sur  les  modifications  qui  s'opèrent  dans  le  sens  de  la  poUrisation  des  rayons 
lamineuz,  lorsqu'ils  sont  transmis  à  travers  des  milieux  solides  ou  liquides, 
soumis  à  des  influences  magnétiques  très-puissantes  (  I"  article  de  M.  Biot). .  03 

Dîcttonnaîre  des  noms  propres  grecs,  avec  un  coup  d'œil  sur  la  formation  de» 

noma  de  personnes,  par  ie  docteur  W.  Pape  (3*  article  de  M.  Letronne) ....  lOQ 

Noaveltat  litlénires 121 

Fin   DE  LA  TABLE. 


JOURNAL 

DES  SAVANTS. 


MARS  1846. 


1.  —  jEgyptens  stelle  in  deb  Weltgeschjchte.  Geschicht" 
liche  Untersuchung  in  fûnf  Bûchem,  von  Ch.  C.  J.  Bunsen;  I**, 
II«  und  III«  Buch,  8^  Hambourg,  18 AS. 

1.  —  Place  de  l'Egypte  dans  l'histoire  du  monde;  recherche  histo- 
rique  en  cinq  livres,  par  Ch.  C.  J.  Bunsen,  I",  IP  et  III'  livres,  8®, 
Hambourg,  i8d5. 

2.   AUSWÀHL  DER  WJCHTIGSTEN    UbKUNDEN  DES  jEgYPTISCBEN 

Altebthums,  herattsgegeben  und  erlàutert  von  D^  R.  Lepsius, 
Tafein,  Leipzig,  i842,  fol. 

2.  —  Choix  des  documents  les  plus  importants  de  L'ANTiQuiTi 
égyptienne,  publiés  et  expliqués  par  le  D'  R.  Lepsius;  planches, 
Leipzig,  1842,  fol. 

PREMIER   ARTICLE. 

Un  livre  tel  que  celui  dont  nous  venons  de  transcrire  le  titre ,  qui 
a  pour  but  de  faire  connaître  la  place  que  TEgypte  ancienne  occupa 
dans  rhistoire  du  monde ,  se  recommande  par  toutes  sortes  de  motifs 
à  l'intérêt  de  nos  lecteurs.  Son  objet  est  certainement  un  des  plus 
graves  que  puisse  se  proposer  un  ami  des  progrès  de  la  science  histo- 
rique; et  la  preuve  qu'il  répond  à  Tun  des  plus  grands  besoins  litté- 
raires de  nôtre  époque,  c'est  qu'il  renferme  en  soi,  comme  un  de  ses 

»7 


130         JODRNAL  DES  SAVANTS. 

principale  éléments,  Timporlante  question  des  dynasties  égyptiennes, 
mise  au  concours  par  TAcadémie  des  inscriptions  et  belles-lettres  K 
L'auteur  de  cet  ouvrage  se  recommande  par  lui-même,  et  à  plus  d'un 
titre,  à  l'attention  du  monde  savant.  Formé  par  les  leçons  de  Nîebuhr, 
dont  il  a  placé  l'image  en  tête  de  son  livre,  encadrée  de  l'inscription 
hiéroglyphique  de  la  pyramide  de  Sakkarah,  et  accompagnée  de  celles 
de  Manéthon  et  d'Ératosthène,  il  s'annonce,  par  cet  hommage  même 
de  sa  reconnaissance  envers  le  fondateur  d'une  nouvelle  école  histo- 
rique, comme  un  homme  qui  s'est  affranchi  de  tout  préjugé  tradi- 
tionnel, et  qui  marche  hardiment  dans  sa  voie  propre.  Cet  auteur  s'est 
d'ailleurs  préparé  par  de  longues  et  fortes  études  à  l'importante  mis- 
sion qu'il  s'était  donnée.  Depuis  dix-huit  ans  qu'il  s'occupe  de  l'histoire 
et  de  l'antiquité  de  l'Egypte,  il  s'est  familiarisé  avec  l'intelligence  du 
copte ,  et  il  possède  la  connaissance  de  tous  les  monuments  écrits  et 
figurés  de  l'archéologie  égyptienne,  jusque-là  qu'il  a  pu,  grâce  à  des 
communications  intimes  et  fréquentes  avec  M.  le  D'  Lepsius,  profiter 
de  quelques-uns  des  résultats  de  la  mission  scientifique  que  ce  savant 
vient  d'accomplir  en  Egypte.  Enfin  M.  Bunsen ,  qui  avait  commencé 
son  travail  à  Rome,  en  présence  des  monuments  de  la  ville  étemelle, 
avec  les  inspirations  de  Champollion,  l'a  poursuivi  et  complété  à 
Londres»  au  milieu  des  trésors  du  musée  britannique,  avec  l'aide  de 
M.  Sam.  Birch,  l'intelligent  et  actif  interprète  de  ce  musée.  Il  n'a 
donc  manqué  à  M.  Bunsen  aucun  des  secours  que,  dans  l'état  actuel 
de  la  science ,  il  pouvait  trouver  en  lui  et  autour  de  lui  pour  exécuter 
ce  grand  travail,  qui  consiste  à  déterminer  la  place  de  l'Egypte  dans 
l'histoire  du  genre  hmnain  ;  et  c'est  notre  conviction  profonde  que  peu 
d'ouvrages  se  sont  produits  avec  plus  de  titres  de  confiance  et  d'une  ma- 
m'ère  plus  digne  d'une  sérieuse  attention,  que  l'ouvrage  de  M.  Bunsen. 
Des  cinq  livres  dont  cet  ouvrage  doit  se  composer,  il  n'a  encore 
paru  que  les  trois  premiers;  le  quatrième  et  le  cinqmème,  qui  doivent 
renfermer  les  développements  des  points  principaux  et  les  résultats  dé- 
finitifs du  travail,  sont  ajournés  à  une  époque  qui  ne  paraît  pas  devoir 
être  éloignée.  Mais,  dans  l'état  où  se  trouve  dès  aujourd'hui  cette  pu- 
blication, elle  n'en  offre  pas  moins  un  ensemble  de  vues  et  de  re- 
cherches dont  on  peut  déjà  apprécier  fimportance  et  signaler  la  nou- 
veauté ;  et  c'est  sous  ce  double  rapport  que  nous  nous  proposons  de 

^  Cette  question,  proposée  en  1844  pour  être  jugée  en  i846«  est  ainsi  conçue  : 
«Faire  Fexamen  critique  de  la  succession  des  dynasties  égyptiennes,  d*après  les 
textes  historiques  et  les  monuments  nationaux.  » 


MARS  1846.  151 

la  considérer,  en  nous  bornant,  pour  le  moment,  à  rendre  un  compte 
impartial  et  fidèle  des  matières  contenues  dans  les  trois  livres  que 
nous  avons  sous  les  yeux,  et  en  réservant,  pour  Tépoque  où  nous  pos- 
séderons l'ouvrage  entièrement  achevé,  le  jugement  que  nous  aiurons 
à  porter  sur  Tensemble  de  ce  grand  travail. 

Dans  une  préface  où  fauteur  expose,  avec  une  grave  et  noble  sim- 
plicité, f  ordre  dans  lequel  a  eu  lieu  f  exécution  successive  des  diverses 
parties  de  son  ouvrage ,  il  en  fait  connaître  le  but  d  une  manière  qui 
en  indique  su£Qsamment  la  haute  importance,  et  qui,  si  ce  but  est 
complètement  atteint,  assure  ceiiainement  à  cet  ouvrage  une  place 
éminente  parmi  les  travaux  scientifiques  les  plus  distingués  de  notre 
âge.  Dès  le  moment  où  fauteur  eut  été  initié ,  comme  il  le  dit ,  pai*  les 
entretiens  et  par  les  écrits  de  Ghampollion ,  à  la  connaissance  de  f  «écri- 
ture hiéroglyphique,  dont  il  avait  sous  les  yeux,  dans  les  obélisques 
de  Rome,  de  si  admirables  pages,  trois  grandes  questions  se  présen- 
tèrent à  son  esprit.  Est-il  possible,  à  f  aide  des  monuments  de  f  Egypte 
qui  portent  des  noms  de  rois,  de  rétablir,  en  tout  ou  en  partie,  la 
chronologie  de  f  histoire  de  ce  pays,  d'après  les  dynasties  de  Manéthon  ? 
La  langue  égyptienne,  telle  que  nous  pouvons  la  connaître  par  les  dé- 
bris qui  en  restent,  d'une  part,  dans  le  copte,  de  f  autre,  dans  les  mo- 
numents écrits  de  f  antiquité  égyptienne ,  permet-elle  d'assigner  à  cette 
nation  une  place  sûre  dans  la  plus  ancienne  liistoire  des  peuples,  et 
surtout  de  déterminer  le  rapport  où  elle  se  trouve  avec  les  peuples  de 
race  araméenne  et  indo-germanique?  Enfin,  peut-on  espérer  d'obtenir, 
à  faide  de  recherches  aussi  historiques  que  possible,  dans  la  plus  haute 
acception  de  ce  mot,  sur  le  domaine  de  f  antiquité  égyptienne ,  d'obte- 
nir, disons-nous,  pour  la  philosophie  de  l'histoire  de  l'humanité,  une 
base  plus  solide  que  nous  ne  la  possédions  jusqu'ici?  Ce  sont  là  les 
trois  grands  problèmes  que  l'auteur  s'est  proposé  de  soumettre  à  une 
analyse  approfondie,  dai^s  tous  les  éléments  qui  s'y  rapportent ^  et 
pour  la  solution  desquels  il  se  flatte  d'avoir  réimi,  dès  ce  moment,  assez 
de  matériaux  pour  que  cette  solution  même  en  doive  être ,  sinon  le 
résultat  immédiat,  du  moins  la  conséquence  prochaine. 

En  ce  qui  touche  le  premier  point,  la  chronologie  égyptienne,  il 
est  bien  avéré  aujourd'hui  que  c'est  là  le  terrain  où  l'on  doit  chercher 
les  éléments  de  la  plus  ancienne  histoire  des  hommes.  La  Grèce  ne 
présente,  au  delà  des  olympiades  et  surtout  au  delà  du  siège  de 
Troie,  que  des  traditions  confuses  et  contradictoires,  où  le  peu 
dliistoire  qui  s'y  trouve  est  mêlé  de  trop  de  fables,  et  où  le  fil  chro- 
nologique échappe  ou  se  brise  à  chaque  instant.  Il  en  est  de  nkéme 

»7- 


(^ 


132  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pour  les  empires  d*Assyrie  et  de  Babylone,  au  delà  de  3*ère  de  Na- 
bonassar.  Le  fd  de  la  chronologie  biblique  ne  nous  conduit  avec  cer- 
titude que  jusqu'à  l'époque  de  Salomon,  au  delà  de  laquelle  tout  est 
encore  livré  au  conflit  des  systèmes  et  à  l'incertitude  des  hypothèses. 
L'Egypte  seule  nous  présente,  depuis  que  nous  devons  à  Champoliion 
la  clef  de  ses  innombrables  inscriptions,  une  suite  de  monuments  pu- 
blics qui  fournissent  toute  une  série  d'annales  historiques  remontant 
jusqu'à  la  plus  ancienne  époque  des  traditions  du  genre  humain ,  en 
même  temps  que  les  moyens  d'établir  des  synclu*onisme9  authentiques 
et  des  rapports  certains,  d'une  part,  avec  le  peuple  juif,  de  l'autre, 
avec  les  anciennes  nations  de  l'Asie.  Si  donc  il  est  possible  d'arriver, 
par  la  voie  des  recherches  historiques  ,  au  berceau  de  la  civilisation 
humaine ,  c'est  en  Egypte  qu'il  faut  prendre  son  point  d'appui,  puisque 
c'est  là  seulement  que  se  trouve,  avec  une  succession  de  dynasties 
chronologiquement  transmises  jusqu'à  nous,  une  série  de  monuments 
contemporains  qui  permettent  d'en  reconnaître  la  valeur  historique 
et  d'en  constater  l'authenticité  réelle. 

JMais,  pour  apprécier  la  difficulté  de  l'entreprise  qui  consiste  à  expli- 
quer les  listes  de  dynasties  extraites  de  Manéthon  et  à  les  mettre  d  ac^ 
cord  avec  les  monuments  égyptiens,  entreprise  qui  forme  le  premier 
point  de  l'ouvrage  de  M.  Bunsen  ,  il  importe  de  se  rendre  compte  de 
l'état  où  se  trouvait  la  science  siu*  cette  importante  question.  Cham- 
poliion et  les  savants  formés  à  son  école  n'avaient  essayé  de  reconsti- 
tuer le  canon  de  Manéthon  qu'à  partir  des  xvm*  et  xix*  dynasties,  qui 
constituaient  à  leurs  yeux  l'époque  la  plus  brillante  de  l'histoire  d'E- 
gypte, celle  à  laquelle  appartiennent  la  plupart  des  plus  beaux  monu- 
ments qui  nous  restent  de  l'art  de  ce  peuple.  Au  delà  de  cette  époque, 
ils  n'avaient  reconnu,  en  qualité  de  rois  des  xvn*,  xvi*  et  xv*  dynasties, 
que  des  princes  dont  le  nom  véritable  leur  avait  échappé ,  et  dont  ils 
n'avaient  réussi,  ni  à  rétablir  la  suite  complète,  ni  à  saisir  le  véritable 
rapport  avec  les  dynasties  antérieures.  Champoliion  avait  bien  entrevu 
la  grande  division  de  l'histoire  de  l'Egypte  en  trois  périodes ,  celle  du 
haut  empire  qui  précéda  l'invasion  des  Pasteurs ,  celle  de  l'empire  in- 
termédiaire qui  s'écoula  parallèlement  à  la  domination  de  ce  peuple 
étranger,  et  celle  du  nouvel  empire  qui  se  succéda  depuis  l'entière 
expulsion  des  Pasteurs  jusqu'à  la  conquête  d'Alexandre.  Mais  ni  lui , 
ni  aucun  de  ses  disciples ,  ne  chercha  à  s'engager  dans  le  labyrinthe  des 
temps  antérieurs  à  l'invasion  des  Pasteurs,  ni  à  se  servir,  pour  cet  usage, 
du  secours  que  semblaient  offirir  deux  monuments  de  la  haute  antiquité 
égyptienne,  la  table  d'Abydos  et  la  chambre  des  rois  de  Kamak.  Le  grand 


MARS  1846.  133 

antiquaire  français  n'appliqua  le  premier  de  ces  monuments  qu*à  la 
reconstruction  de  la  xviii*  dynastie,  telle  qu  il  la  concevait  d'après  des 
idées  particulières  qu'il  s'était  faites,  sans  remonter  au  delà  des  cinq 
règnes  qui  précèdent  immédiatement,  sur  celte  table,  celui  d'Aahmès 
(Amosis);  et  Rosellini,  qui  employa  le  même  monument  au  même 
usage ,  tout  en  arrivant  à  un  résultat  différent,  n'essaya  pas  de  remonter 
plus  haut  que  son  maître ,  et  ne  chercha  pas  davantage  à  tirer  de  la 
chambre  des  rois  de  Kamak,  dont  il  ne  publia  que  les  cartouches  bien 
conservés ,  une  succession  de  princes  en  rapport  avec  les  dynasties  de 
Manéthon  et  avec  la  place  que  ces  princes  avaient  pu  occuper,  soit 
dans  le  haut  empire,  soit  dans  Tempire  intermédiaire.  Aucun  des  savants 
anglais,  ni  M.  Burton,  ni  le  major  Félix  (lord  Prudhoe),  ni  surtout 
sir  G.  Wilkînson ,  le  plus  habile  de  ces  savants,  ne  chercha  davantage 
à  pénétrer  dans  les  ténèbres  de  l'ancienne  chronologie  égyptienne; 
tous  concentrèrent  leurs  efforts  sur  la  petite  partie  de  la  table  d'Alydos 
qui  concerne  les  xvin'  et  xix'  dynasties  ou  qui  les  avoisine,  en  diffé- 
rant entre  eux,  aussi  bien  qu'avec  Champollion  et  Rosellini,  pour 
les  résidtats  qu'ils  en  déduisaient;  en  sorte  que  le  champ  ouvert  par 
l'immortelle  découverte  du  savant  français,  pour  la  recomposition  des 
dynasties  de  Manéthon,  restait  encore  absolument  stérile  pour  le 
haut  et  le  moyen  empire,  et  embarrassé  de  contradictions,  même  pour 
le  commencement  du  nouvel  empire^,  où  nous  possédions  &  la  fois 
une  foule  de  monuments  contemporains,  faciles  à  interpréter,  et  la  table 
d'Abydos. 

Ce  petit  nombre  d'observations  préliminaires  était  indispensable 
pour  faire  apprécier  l'importance  et  la  difficulté  du  travail  entrepris 
par  M.  Bunsen,  sur  la  chronologie  égyptienne,  premier  fondement  de 
toute  étude  sérieuse,  non-seulement  de  l'histoire  de  l'Egypte,  mais 
encore  de  ceUe  du  genre  humain,  en  tête  de  laquelle  l'Egypte  est  ma- 
nifestement placée  par  Tantériorité  des  monuments  écrits  qui  en  sub- 
sistent. Cette  première  base  établie  solidement,  si  tel  est  le  résultat  du 
travail  de  M.  Bunsen,  il  devient  plus  facile  d'arriver  à  la  solution  du  se- 
cond des  grands  problèmes  qu'il  s'est  proposés,  la  détermination  des 
rapports  qui  existent,  ou  qui  doivent  exister,  entre  l'ancienne  langue 

'  On  peut  juger  de  l'état  d'incertitude  où  se  trouvait  encore  la  science  sur  ce 
pmni  même  de  ia  chronologie  égyptienne ,  objet  de  tant  de  travaux  de  la  part  des 
savants  firançais,  italiens  et  anglais,  par  le  mémoire  récemment  publié  par  M.  Fr. 
Bantcchi,  dans  le  recueil  de  rÀcadémie  de  Turin ,  et  intitulé  :  Discorso  quarlo  sopra 
la  eronolùgia  tgizia,  dUamina  délie  dinastie  Manehniane  anteriori  al  conquisto  ieW 
B^Htù  per  Cambisêj  eonsUerate  in  ordine  alla  cronohgik 


134         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  rÉgypte  et  les  langues  primitives  des  peuples  de  l'Asie.  Celte  langue 
telle  que  nous  pouvons  la  connaître  aujourd'hui  par  les  textes  hiérogly- 
phiques, se  trouve  évidemment,  de  Tavis  de  notre  autem\  entre  le  sé- 
mitique et  rindo-germanique;  car  ses  formes  et  ses  racines  ne  peuvent 
s'expliquer  par  un  seul  de  ces  idiomes,  en  même  temps  qu  elles  ofirent 
des  points  communs  avec  l'un  et  avec  l'autre.  Si  la  langue  des  anciens 
Égyptiens  est  d'origine  asiatique,  comme  la  race  égyptienne  elle-même, 
indubitahlement  détachée  du  tronc  de  la  race  caucasienne,  et  si  c'est 
un  rameau  de  la  famille  des  langues  asiatiques,  porté  dans  la  vallée  du 
Nil,  qui  s'y  est  développé  avec  les  formes  qui  lui  sont  propres,  on  ac- 
quiert par  là  les  moyens  de  se  rendre  compte  du  plus  ancien  langage 
de  l'humanité  asiatique,  et  d'apprécier  ainsi,  dans  un  de  ses  éléments 
principaux ,  le  caractère  de  la  plus  haute  époque  de  la  civilisation  primi- 
tive de  l'Asie,  à  laquelle  nous  puissions  arriver  aujourd'hui,  puisque  les 
langues  sont  tout  ce  qui  nous  reste  de  l'histoire  du  génie  des  peuples; 
et  tel  est,  sur  ce  second  point,  le  but  que  s'est  flatté  d'atteindre 
M.  Bunsen,  en  se  fondant  à  la  fois  sur  une  base  chronologique  désor- 
mais inébranlable,  et  sur  l'étude  critique  des  textes  égyptiens  conservés 
dans  récriture  hiéroglyphique. 

En  suivant  le  cours  des  idées  de  M.  Bunsen,  tel  quil  l'expose  lui- 
même  dans  sa  préface,  il  semble  que  la  réponse  à  la  troisième  des 
grandes  questions  qu  il  s'était  faites  doive  être  la  conséquence  naturelle 
des  résultats  obtenus  par  la  chronologie  des  temps  historiques  de  l'E- 
gypte et  par  la  connaissance  de  sa  langue  primitive;  car  ce  sont  bien 
là  les  fondements  de  toute  vraie  philosophie  de  l'histoire,  pour  l'époque 
primitive  du  genre  humain.  Les  monuments  égyptiens,  tous  pourvus 
d'inscriptions  qui  en  font  connaître  la  date  précise,  ont  ainsi,  sur  les 
monuments  de  tous  les  autres  peuples,  sans  excepter  les  Grecs,  un 
avantage  incontestable.  La  marche  et  le  développement  d'un  art  aussi 
ancien  que  l'histoire  même  du  peuple  dont  il  est  l'ouvrage  s'y  mon- 
trent dans  toute  leur  authenticité,  sauf  en  un  point,  qui  serait  peut- 
être  le  plus  important ,  et  qui  échappera  probablement  toujours  à  nos 
recherches,  la  naissance  même  de  cet  art,  qui  se  lie  si  intimement  avec 
la  civilisation  de  l'Egypte,  qui  s'est  formé  avec  elle,  et  dont  il  ne  nous 
a  été  donné  jusqu'ici  de  saisir  nulle  part  les  premiers  essais,  ni  de  suivre 
les  développements  successifs.  Mais  cet  art  enfin,  tel  que  nous  le  con- 
naissons, accompli  dans  le  berceau  même  de  la  société  égyptienne, 
n  en  constitue  pas  moins  à  lui  seul  un  des  principaux  phénomènes  de 
l'histoire  du  génie  de  Thcmune,  et,  à  ce  titre,  un  des  principaux  élé- 
ments de  la  philosophie  de  l'histoire  générale  du  genre  humain.  Ce  qu^ 


MARS  1846.  135 

ks  monuments  de  cet  art  nous  apprennent  smc  le  système  religieux  de 
ce  peuple,  sur  les  idées  qu'il  s'était  faites  relativertient  aux  choses  divi- 
nes et  aux  destinées  humaines,  forme  aussi,  sans  contredit,  un  des  cha- 
pitres les  plus  importants  de  cette  philosophie ,  quand  il  s'applique  à 
un  peuple  placé  historiquement  si  près  du  berceau  de  l'humanité  ;  et 
c'est  ici  surtout  que  la  mythologie,  traitée  sous  un  point  de  vue  vrai- 
ment scientifique ,  acquiert  le  plus  haut  degré  d'importance  philoso- 
phique. Enfin, 'la  langue,  cet  instrument  de  l'esprit  et  cette  expression 
de  la  société,  devient  aussi,  par  elle-même,  un  des  titres  les  plus  au- 
thentiques et  les  plus  sacrés  du  génie  de  l'homme,  quand  il  s'agit  d'un 
peuple  qui  nous  a  transmis  les  plus  anciens  monuments  de  la  pensée 
qui  existent  aujourd'hui  sur  la  terre,  sous  leur  forme  primitive  et  ori- 
ginale. 

Ce  sont  là  les  hautes  considérations  par  lesquelles  M.  Bunsen  prélude 
au  vaste  travail  qu'il  publie,  dans  une  préface  dont  la  diction,  grave 
et  noble ,  comme  le  sujet,  nous  a  trop  vivement  intéressé,  pour  que 
nous  n'ayons  pas  cru  devoir  en  offrir  cette  faible  esquisse  à  nos  lec- 
teurs. Nous  allons  maintenant  leur  rendre,  du  livre  même  et  des  divers 
objets  qui  y  sont  traités,  un  compte  aussi  exact  qu'il  nous  sera  possi- 
ble, en  nous  abstenant,  pour  le  moment,  des  observations  auxquelles  il 
sera  toujours  temps  de  nous  livrer,  quand  la  publication  de  l'ouvrage 
sera  terminée. 

Le  premier  livre ,  qui  forme  un  volume  de  près  de  700  pages ,  accom- 
pagné de  quatorze  planches ,  est  destiné ,  d'après  le  plan  de  l'auteur,  à 
contenir  toutes  les  ûotions  préliminaires  que  comporte  l'étude  de  l'anti- 
quité égyptienne,  ou,  pour  me  servir  de  ses  propres  expressions,  à  in- 
diquer la  marche  et  k  montrer  le  bat  des  recherches  qu'il  a  entreprises 
SUT  ce  point  si  important  du  domaine  de  l'histoire.  Il  s'ouvre  par  une 
introduction ,  où  M.  Bunsen  expose  des  vues  générales  sur  le  caractère 
propre  de  l'antiquité  égyptienne,  et  où  il  rend  compte  delà  méthode 
qu'il  a  suivie  dans  ses  recherches ,  sous  le  rapport  de  la  chronologie 
aussi  bien  que  sous  celui  de  la  langue.  Ce  livre  est  divisé  en  six  grands 
chapitres  dont  chacun  se  compose  de  plusieurs  subdivisions,  toutes 
rapportées  à  un  objet  commun,  de  manière  à  offrir,  par  leur  réunion, 
Tensemble  des  notions  élémentaires  qui  concernent  d*abord  la  chrono- 
logie égyptienne  envisagée  dans  tous  les  éléments  qui  en  subsistent, 
puis  la  langue,  l'écriture  et  la  religion  des  Lgyptiens.  On  saisira  facile- 
ment le  plan  de  l'auteur  et  la  manière  critique  et  lumineuse  dont  les 
diverses  parties  en  sont  distribuées,  d'après  le  détail  où  nous  allons 
entrer. 


136         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Le  premier  chapitre ,  formé  de  sept  subdivisions  principales,  est  con- 
sacré à  l'examen  des  sources  de  la  chronologie  égyptienne,  telle  que 
nous  la  connaissons  aujourd'hui  par  les  travaux  des  Egyptiens  eux- 
.mêmes.  L auteur  montre  d'abord,  en  s'appuyant  du  témoignage  des 
écrivains  grecs,  que  la  tradition  égyptienne  se  fondait  sur  deux  classes 
de  documents  originaux,  les  catalogues  de  rois  dressés  par  la  caste  sa- 
cerdotale, et  les  chants  mythologiques,  où  les  événements  des  anciens 
temps  étaient  racontés  sous  une  forme  poétique.  Ce  premier  point  con- 
duit Tauteiu:  à  discuter  l'importante  question  de  l'ancienneté  de  l'écriture 
chez  les  Egyptiens,  et  le  résultat  de  cet  examen  est  que,  à  s'en  tenir  aux 
monuments  qui  existent,  l'écriture  hiéroglyphique,  avec  tout  son  sys- 
tème composé  de  signes  phonétiques  et  de  signes  symboliques,  était 
déjà  fixée  du  temps  de  Menés,  c'est-à-dire  à  l'origine  même  de  l'empire 
égyptien.  L'auteur  passe  ensuite  à  la  discussion  qui  concerne  l'âge  des 
livres  sacrés  des  Egyptiens  et  le  caractère  plus  ou  moins  historique  de 
ces  livres ,  dont  nous  devons  la  notion ,  malheureusement  trop  succincte, 
à  un  passage  célèbre  de  Clément  d'Alexandrie  ^  Il  s'attache  à  en  défi- 
nir le  sujet  et  la  nature,  en  montrant  en  quoi  ils  différaient  réellement 
des  prétendus  livres  d'Hermès,  monuments  d'une  finaude  qui  obtint  beau- 
coup de  faveur  dans  les  premiers  âges  du  christianisme;  et  de  cette  dis- 
cussion, il  résulte  que  ces  livres,  d'ime  forme  sacerdotale,  avaient  un 
fond  historique,  sans  constituer  précisément  une  histoire;  qu'ils  ne  con- 
tenaient pas  une  chronologie  proprement  dite,  mais  qu'ils  en  fournis- 
saient à  la  fois  les  éléments  et  les  preuves;  et  qu'enfin  ils  remontaient, 
dans  leur  rédaction  primitive,  jusqu'à  l'empire  de* Menés,  à  en  juger 
par  les  citations  de  noms  de  rois  des  premières  dynasties,  connus  pour 
avoir  pris  part  à  cette  rédaction,  dans  quelques-unes  de  ses  parties.  Cet 
aperçu  critique  des  livres  sacrés  des  Egyptiens  est  terminé  par  une 
description  sommaire  d'un  précieux  débris  qui  nous  est  parvenu  de  cette 
littérature  sacrée  de  l'ancienne  Egypte,  je  veux  parier  du  livre  des  morts, 
improprement  nommé  le  rituel  fanéraire,  qui  était,  suivant  toutes  les 
probabilités,  un  des  livres  consacrés  au  culte  et  à  la  liturgie,  dont  l'étude 
appartenait  spécialement  à  l'emploi  de  stoliste. On  sait  qu'il  existe,  dans 
toutes  les  collections  publiques  d'antiquités  égyptiennes  de  l'Europe,  des 
firagments  plus  ou  moins  considérables  de  papyrus,  représentant  des 
scènes  de  la  vie  future ,  accompagnées  d'inscriptions  en  écriture  hiéro- 
glyphique^ ou  hiératique.  Ces  fragments  sont  tous  des  extraits  plus  ou 

'  Clem.  Alex.  Slrom.  1.  VI,  p.  766,  éd.  Potter.  Voy.  YUrkundenbuch,  publié  à  la 
loite  du  m*'  livre  de  M.  Bunsen,  c.  iii,  p.  gi-ga.  —  *  Tel  que  le  célèbre  papyrus 
Cadet,  publié  dans  la  Desaipt  de  tÉgypte,  Antiquités,  t  H,  pi.  -72 ,  suiv. 


MARS  1846.  137 

moins  étendus  d'un  seul  et  même  texte  hiéroglyphique ,  où  Ton  remarque 
en  plusieurs  endroits  des  additions  ou  des  interpolations  de  diverses 
époques,  mais  dont  la  rédaction  première  ne  sauraitguère  ne  point  appar- 
tenir à  la  plus  haute  époque  de  l'antiquité  égyptienne,  puisqu'on  y  trouve 
cité ,  au  Lxiv*  chapitre,  le  nom  de  Menchérès,  le  Ix'  roi  de  la  iv*  dynastie,  et, 
dans  d'autres  exemplaires ,  le  cartouche  d'un  roi  Teti,  qui  doit  être  Tun  des 
deux  Atotis,  successeurs  immédiats  de  Menés.  Ce  livre  funéraire,  dont 
il  nous  est  parvenu  un  si  grand  nombre  de  copies,  sous  une  forme  plus 
ou  moins  abrégée,  dont  la  plus  complète  de  toutes  est  l'exemplaire  du 
musée  de  Turin ,  publié  par  M.  Lepsius  ^ ,  peut  être  regardé  avec  toute 
raison  comme  ayant  formé  l'un  des  dix  livres  sacrés  de  la  collection  du 
stoliste;  c'est  l'opinion  de  M.  Bunsen,  à  laquelle  je  souscris  pour  mon 
propre  compte;  mais  je  ne  sais  si  cette  circonstance  suffit  pour  justifier 
l'explication  qu'il  propose  d'un  passage  de  Clément  d'Alexandrie,  sur  le- 
quel jusqu'ici  les  nombreux  interprètes  n'ont  pu  se  mettre  d'accord  ; 
c'est  celui  où  il  est  dit^  que,  lorsque  les  Égyptiens  vealent  transmettre  les 
louanges  des  rois  sous  forme  de  mythes  religieux,  ib  emploient  les  anaglyphes. 
Notre  auteur,  se  fondant  sur  ce  que  les  papyrus  funéraires  sont  tous 
conçus  en  écriture  hiéroglyphique',  l'écriture  monumentale  par  ex- 
cellence, à  la  différence  des  autres  textes  de  l'antiquité  égyptienne, 
transcrits  sur  papyrus,  qui  sont  constamment  rédigés  en  écriture  hiéra- 
tique, conclut  de  là  que  les  anaglyphes  y  dont  parle  le  docteur  d'Alexan- 
drie, sont  les  caractères  hiéroglyphiques  de  l'écriture  monumentale  em- 
ployés pour  les  livres  sacrés,  par  opposition  avec  l'écriture  ordinaire, 
qui  était  l'hiératique.  J'avoue  que  cette  explication  me  laisse  encore 
beaucoup  d'incertitude.  Le  mot  anaglyphes  comporte  nécessairement  l'idée 
de  signes  sculptés,  et,  bien  que  je  ne  saisisse  pas  la  différence  qui  existait, 
dans  l'esprit  de  Clément  d'Alexandrie,  entre  les  divers  signes  de  l'écriture 
hiéroglyphique,  qui  étaient  sculptés,  et  à  ce  titre  des  anaglyphes,  et  les 
signes  qu'il  appelle  proprement  anaglyphes  pour  être  employés  au  récit 
des  actions  des  rois  sous  forme  mythologique,  je  ne  puis  admettre  que 
cette  différence  ait  consisté  seulement  dans  la  distinction  que  propose 
M.  Bunsen.  C'est  donc  un  point  qui  me  paraît  encore  sujet  à  discussion. 

'  Lepsius,  Dos  Todtenbach  der  Mgypter,  Leipzig,  iSAa.  —  *  Clem.  Alex.  Strom. 
I.  V,  p.  657,  éd.  Potier.  Voy.  M  Examen  de  ce  texte  fait  par  M.  Letronne,  à  la  suite 
do  Précis  de  Champollion,  a*  édil.  p.  38o.  et  tiré  à  part,  p.  6  ;  et  joignez-y  les 
observatioDS  de  M.  Sylvestre  de  Sacy,  Journal  des  Savants,  mars,  18a 5,  p.  i5i- 
i5a.  —  '  Cette  assertion  n*est  pas  exacte,  puisqu  il  est  de  fait,  et  M.  Bunsen  le  sait 
mieux  que  personne,  qu'il  existe  des  exemplaires  du  Livre  des  morts,  rédigés  en 
érritore  hiératique,  et  non  pas  seulement  en  écriture  hiéroglyphique. 

18 


138  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

De  celte  considération  des  livres  sacrés  des  Egyptiens,  sources  au- 
thentiques de  leur  histoire  nationale,  M.  Bunsen  passe  à  lexamen  des 
autres  monuments  originaux  de  l'antiquité  égyptienne,  qui  devaient 
exister  en  grand  nombre  chez  ce  peuple ,  puisqu'il  nous  en  est  par- 
venu plusieurs,  à  l'aide  desquels  il  sera  possible  de  reconstituer,  c'est 
du  moins  une  espérance  qu'il  est  aujourd'hui  plus  que  jamais  permis 
de  concevoir,  le  cadre  entier  de  la  chronologie  égyptienne.  Ces  monu- 
ments, dont  les  collections  les  plus  considérables  se  trouvent  dans  les 
musées  de  Turin ,  d^  Leyde  et  de  Berlin ,  sont  les  stèles  sépulcrales ,  qui 
portent  toutes  l'indication  de  l'année  du  règne  et  du  nom  du  prince 
sous  lequel  elles  ont  été  exécutées  ^  Quelques-unes  de  ces  stèles  y  et  les 
plus  importantes,  appartiennent  à  l'époque  de  la  xn*  dynastie,  an- 
térieure à  l'invasion  des  Pasteurs;  mais  il  en  est  qui  remontent  quatre 
siècles  encore  plus  haut,  au  temps  des  premières  dynasties;  et  il  n'est 
pas  douteux  que,  si  la  plaine  des  pyramides  était  sondée  dans  toutes  ses 
profondeurs,  de  même  que  le  sol  de  Memphis,  qui  n'a  été  encore 
l'objet  que  d'explorations  très-superficielles ,  on  ne  dût  y  rencontrer, 
dans  des  cartouches  royaux,  tels  que  ceux  qui  proviennent  de  la  pre- 
mière de  ces  focalités  fameuses^,  tous  les  éléments  de  la  succesaion 
chronologique  des  rois  du  haut  empire.  Indépendamment  de  ces  stèles, 
monuments  historiques  du  premier  ordre,  par  le  cartouche  royal  qui 
s'y  trouve  gravé,  nous  possédons  des  papyrus  d'une  teneur  proprement 
historique ,  tels  que  le  papyrus  Sallier,  de  la  campagne  de  Ramsès  *,  dont 
une  collection,  formée  au  musée  britannique-,  a  été  publiée  par  les 
soins  de  Tadministration  de  ce  musée  ^,  et  une  autre,  acquise  plus  tard 
par  le  musée  de  Berlin,  ne  tardera  sans  doute  pas  à  être  livrée  aux 
travaux  de  la  science.  Tous  ces  papyrus  appartiennent,  d'après  leurs 
caractères  paléographiques ,  à  la  plus  brillante  époque  du  nouvel  em- 
pire ,  à  celle  des  xvni'  et  xix*  dynasties.  Ils  sont  tous  rédigés  en  écriture 
hiératique ,  et  la  langue  qui  s'y  trouve  employée  est  celle  que  notre  au- 
teur, d'accord  avec  M.  Lepsius,  appelle  la  langue  sacrée  ou  l'ancienne 
langue  égyptienne.  Malheureusement,  nos  connaissantes  sur  l'écriture 

*  Sur  cette  classe  de  monuments  égyptiens,  on  consultera  avec  fruit  une  dis- 
sertation du  rév.  Edw.  Hincks,  On  the  Egyptian  stèle,  Dublin,  i84a.  in-4*. 
— ^  *  Voy.  ceux  qu  a  publiés  feu  M.  Nestor  L*Hôte  dans  le  Journal  des  Savants , 
janvier  i84i ,  p-  53,  sans  compter  ceux  qui  ont  été  trouvés  depuis,  et  dont 
M.  Bunsen  a  fait  usage.  —  '  Publié  sous  ce  titre  :  Campagne  de  Ramsès  le  Grand, 
maniuscrit  hiératique  égyptien  appartenant  à  M.  Sallier,  à  Aix,  en  Provence,  Paris, 
1 835 ,10-8%  —  "  Cette  précieuse  publication  porte  le  titre  que  voici  :  The  historical 
papyri  of  thê  Briiish  Muséum,  hondon,  i8âi,  iSAa. 


MARS  1846.  139 

hiératique  ne  sont  pas  assez  avancées ,  et  peut-être  que  Tétude  du  copte , 
dont  le  vocabulaire  actuel  ne  saurait  nous  avoir  conservé  toutes  les 
racines  et  toutes  les  formes  de  l'ancienne  langue  des  Egyptiens,  n*a 
pas  été,  jusqu'ici,  assez  approfondie  pour  que  nous  soyons  en  état  d'ob- 
tenir une  traduction  exacte  de  ces  textes  hiératiques.  G*est  une  source 
d'instruction  historique  qui  ne  tardera  sans  doute  pas  à  devenir  fé- 
conde, comme  celle  des  textes  hiéroglyphiques,  et  dont,  en  tout  cas, 
Texistence  entre  nos  mains  atteste  les  nombreux  secours  du  même 
genre  que  les  anciens  Égyptiens  purent  devoir  à  leur  littérature  na- 
tionale ,  pour  bien  connaître  leur  histoire ,  au  moins  dans  ses  plus  bril- 
lantes époques. 

Mais  ce  n*estpas  seulement  à  des  écrits  4solés,  tels  que  ces  papyrus, 
consacrés  à  la  louange  des  rois,  ni  à  des  stèles  sépulcrales,  décorées  de 
noms  royaux ,  faible  partie  sans  doute ,  et  par  cela  même  d'autant  plus 
précieuse  du  vaste  trésor  que  posséda  Tantique  Egypte,  que  se  bornent 
nos  ressources  actuelles  pour  l'étude  de  cette  histoire.  Il  nous  est  par- 
venu un  document  proprement  chronologique,  qui  date  de  la  même 
époque ,  de  la  xix*  dynastie ,  sans  compter  deux  tables  offrant  des  images 
ou  des  cartouches  sculptés  de  rois ,  disposés  dans  un  ordre  qui  paraît 
chronologique;  et  ces  monuments,  qui  ont  acquis  de  nos  jours  et  qui 
prendront  de  plus  en  plus  une  si  grande  importance  historique ,  mé- 
ritent bien  que  j'en  donne  ici  une  notion  succincte,  d'après  le  résultat 
du  travail  qu'ils  ont  fourni  à  M.  Bunsen ,  comme  base  principale  de 
toute  la  partie  chronologique  de  son  ouvrage  :  il  s'agit  de  la  chambre 
des  rois  de  Kamak,  de  la  table  d'Abydos  et  du  papyrus  royaVde  Turin. 

Le  premier  de  ces  monuments  consiste  en  une  suite  de  bas-reliefs 
qui  décoraient,  sur  trois  de  ses  parois,  une  petite  chambre  de  forme 
carrée  faisant  partie  du  palais  des  rois  de  Thèbes,  au  lieu  nommé  au- 
jourd'hui Kamak.  Ces  bas-reliefs  représentent  une  série  de  rois  assis,  dis- 
tribués sur  quatre  lignes  horizontales  et  adossés  par  moitié,  à  partir 
du  milieu  de  la  paroi  qui  fait  face  à  l'entrée,  de  manière  que  les  uns, 
disposés  sur  le  mur  de  gauche ,  en  entrant,  et  sur  la  moitié  du  mur  du 
fond ,  regardent  à  gauche,  et  les  autres ,  rangés  de  même  sur  le  mur  de 
droite  et  sur  l'autre  moitié  du  mur  du  fond ,  regardent  à  droite.  Tous 
ces  rois ,  au  nombre  de  trente  et  un  dans  la  division  de  gauche ,  et  de 
trente  dans  celle  de  droite,  en  tout  soixante  et  un,  sont  accompagnés 
de  leur  cartouche;  ils  reçoivent,  à  titre  de  rois  ou  de  princes  de  dynas- 
ties antérieures,  l'hommage  d'un  pharaon,  dont  la  figure  debout,  de 
proportion  colossale,  équivaut  à  la  hauteur  de  deux  rangées  de  ces 
figures  assises ,  et  que  le  cartouche  qui  l'accompagne  nous  fait  recon- 

18. 


140  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

naître  pour  Toathmès  III,  Fun  des  plus  illustres  pharaons  de  la  xvui* 
dynastie.  Ce  prince  est  donc  lauleurdu  monument,  et,  si  les  bas-reliefs 
étaient  complets,  nous  aurions  ici  la  figure  et  le  nom  de  soixante  et  an 
rois ,  rangés  dans  un  ordre  chronologique ,  devant  un  contemporain  de 
Moïse,  tous,  par  conséquent,  antérieurs  à  la  xvni*  dynastie  :  il  n existe 
certainement  au  monde  aucune  page  d'histoire  sculptée  qui  ait  cette 
importance  et  cette  antiquité.  Malheureusement,  la  chambre  qui  ren- 
fermait ce  trésor,  découvert  en  1824  par  M.  Burton  \  avait  été  endom- 
magée dans  quelques-unes  de  ses  parties ,  et  plusieurs  même  des  car- 
touches qui  subsistent  encore  sur  la  pierre^  sont  tellement  dégradés, 
qu'ils  en  sont  devenus  presque  tout  à  fait  méconnaissables.  Il  existe 
donc  sur  ce  monument  ini^préciable  des  lacunes  irréparables,  avec 
d'autres  qu'on  a  déjà  essayé  de  remplir,  è  l'aide  de  dessins ,  publiés  d'a- 
bord par  M.  Burton ,  puis  par  sir  Gardner  Wiikinson  ',  à  l'époque  où  les 
bas-reliefs  n'avaient  pas  souffert  par  l'effet  de  quelques  accidents  qu'ils 
ont  éprouvés  depuis;  et  ces  bas-reliefs,  transportés  à  Paris,  où  l'on 
a  consti-uit  à  la  Bibliothèque  royale  une  chambre  de  même  dimen- 
sion, pour  les  y  placer  dans  le  même  ordre,  pourront  devenir,  avec 
toute  la  commodité  possible,  l'objet  des  études  que  sollicite  encore  et 
que  provoquera  toujours  ce  précieux  montiment  de  l'antiquité  égyp- 
tienne. 

Cependant ,  malgré  tout  ce  qui  devait  la  recommander  si  hautement 
à  l'intérêt  du  monde  savant,  la  chambre  des  rois  de  Kamak  n'excita  pas 
d'abord,  parmi  les  hommes  voués  à  l'étude  de  l'antiquité  égyptienne, 
toute  l'attention  qu'elle  méritait.  Rosellini,  qui  l'examina  sur  les  lieux, 
n'y  vit  qu'âne  lumière  faible  et  incertaine^,  dont  il  ne  chercba  point  à  tirer 
parti,  bien  qu'il  eût  reconnu,  avec  une  sagacité  qui  lui  fait  honneur, 
que  la  division  de  gauche  renfermait  les  cartouches  les  plus  anciens, 
qu'il  attribuait  à  la  xi'  dynastie.  Champollion ,  qui  vit  aussi  avec  intérêt 
et  qui  étudia  sur  place  le  monument,  dont  il  releva  avec  soin,  dans  un 

^  Publiée  dans  ses  Excerpta  hieroglyphica ,  livre  imprimé  au  Caire  et  devenu 
très-rare  en  Europe.  —  *  Je  relève  ici  une  légère  inexaclilude  commise  par  M.  Bun- 
sen, qui  croit  que  ces  bas- reliefs  sont  exécutés  ensluc,  1. 1,  p.  63  :  An  den  Wànden 
eine  in  Stuck  gearheistete  Darstellung.  La  chambre  était  construite  en  un  grès  calcaire 
qui  est  la  matière  de  la  plupart  des  édifices  de  Thèbes;  et  cesl  dans  cette  pierre 

ÎU6  sont  sculntés  les  ligures  et  les  cartouches,  non  sur  stuc.  —  *  C'est  dans  sa 
fateria  hierogiyphica ,  publiée  au  Caire  en  i8a8,  que  se  trouve  ce  dessin  reproduit 
encore,  deux  ans  plus  tard,  dans  les  Extracts  front  several  hieroglyphical  suhjects 
du  même  auteur ,  Maîla,  i83o,  in-S".  —  *  Monum.  deïï  Egitt.  e  delL  Nub.  P**  I'. 
Mon.  Stor.  t.  I,  p.  1 3g  :  ■  Povera  in  vero  e  mal  certa  è  la  luce  che  dériva  da  queslo 
«  monumento.  » 


MARS  1846.  141 

dessin  resté  inédit  parmi  ses  papiers  ^ ,  les  cartouches  plus  ou  moins 
reconnaissabïes,  Champoilion,  dis-je,  ne  paraît  pas  s  être  occupé 
depuis  de  déterminer  le  choix  qui  avait  présidé  à  cette  composition 
dune  table  de  soixante  et  un  rois  des  anciennes  dynasties  égyptiennes. 
Seulement,  en  retrouvant,  parmi  les  cartouches  de  la  rangée  inférieure 
de  la  division  de  gauche ,  ceux  qu  il  attribuait  aux  rois  quil  nommait  Osor- 
te5iV/f'5,etqu*il  plaçait  dans  les  xvn*  etxvi*  dynasties,  il  dut  croire  qu'il  avait 
obtenu,  sur  ce  point  de  la  chronologie  égyptienne,  une  confirmation  des 
idées  qu'il  s'était  faites.  Ce  sont  les  savants  anglais  qui  exercèrent  avec 
un  zèle  louable ,  mais  non  pas  avec  un  succès  digne  d'un  pareil  motif, 
toutes  les  ressources  de  leur  imagination  et  de  leur  savoir  sur  la  chambre 
des  rois  de  Kamak.  Sir  G.  Wilkinson,  en  proposant  l'alternative  de  re- 
connaître, sur  ce  monument  d'un  caractère  si  évidemment  national 
par  la  présence  du  pharaon  Toathmès  III,  une  série  de  rois  égyptiens  ou 
éthiopiens,  sembla  pencher  pour  cette  seconde  hypothèse,  assurément  la 
moins  heureuse  qui  pût  s'offrir  à  l'esprit  de  cet  habile  égyptologue. 
A  Londres,  le  docteur  J.  Cullimore,  et  à  Dubhn,  le  rév.  Edw.  Hincks, 
travaillèrent  à  l'envi  sur  ce  monument,  moins,  en  apparence,  avec  la 
volonté  d'en  tirer  tout  ce  qui  pouvait  y  servir  la  science ,  qu'avec  l'in- 
tention de  se  débarrasser  d'un  témoignage  incommode  pour  des  sys- 
tèmes qu'on  s'était  faits^;  et,  en  Italie,  où  l'école  fondée  par  Champoi- 
lion, continuée  par  Rosellini  et  par  le  P.  Ungarelli,  n'a  cessé  de 
compter  des  disciples  habiles,  le  professeur  Barucchi,  auteur  d'un  sa- 
vant mémoire,  récemment  publié,  sur  la  chronologie  égyptienne^, 
s'est  borné  à  reconnaître,  dans  la  chambre  des  rois  de  Karncik,  une  série 
de  rois  des  douze  premières  dynasties  de  Manéthon,  ^ans  expliquer,  du 
reste,  la  manière  dont  il  accordait  l'existence  et  la  succession  de  ces 
soixante  et  un  règnes  avec  les  listes  de  Manélhon. 

Tel  était  l'état  des  travaux  et  des  opinions  dont  la  chambre  des  rois  de 
Kamak  avait  été  l'objet,  avant  que  M.  Bunsen  fît  connaître  le  résultat 
des  recherches  qu'elle  lui  a  suggérées;  et  voici  maintenant  en  quoi 
consiste  ce  résultat.  En  étudiant  avec  soin  tout  ce  qui  nous  reste  de 
monuments  égyptiens  portant  des  légendes  royales,  et  en  les  compa- 

'  C'est  ce  qui  m^est affirmé  dans  une  note,  extraite  de  ces  papiers,  dont  j*ai  du  la 
communication  au  savant  qui  en  est  le  fidèle  dépositaire  et  Tintelllgent  éditeur, 
M.Cliampoilion-Figeac. —  *  J.  Cullimore,  Chronologia  hieroglyphica ,  dans  les  Trait 
sactions  oj  the  Royal  Society  of  littérature ,  London,  i834;  le  même,  Ofthe  upperor 
collatéral  séries  of  princes  ojf'the  hieroglyphics  tahlets  of  Kamak  and  Abydos,  dans  les 
mêmes  Transactions,  London,  1837;  rév.  Édw.  Hincks ,  On  the  Egyptian  stèle  or 
tahlet,  Dublin,  1842.  —  '  Discorso  quarto,  etc,  p.  69-147. 


142  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

rant  avec  les  noms  inscrits  sur  les  listes  de  Manéthon ,  on  acquiert  la 
certilude  que  ces  monuments  et  ces  listes  fournissent ,  entre  Tépoquede 
TouthmèsIII,  auteur  du  monument  de  Kamak,  et  Tempire  de  Menés, 
fondateur  de  la  monarchie  égyptienne ,  plus  de  noms  de  rois  que 
rfenofirent  les  soiocante  et  un  cartouches,  si  embarrassants  en  apparence, 
de  la  chambre  de  Kamak.  Cela  posé,  la  question  la  plus  natiurelle  est 
de  se  demander,  non  pas  si  cette  série  de  cartouches  représente 
une  succession  non  interrompue  de  rois,  mais  bien  plutôt  un  choix 
de  ceux  de  ces  rois  qui  pouvaient  avoh\  avec  la  dynastie  de  Touth- 
mès  m ,  plus  d'affinités  d  alliance  ou  de  rapports  de  famille.  Effecti- 
vement, Touthmès  III  pouvait  avoir  compris,  dans  cette  suite  de 
rois,  ou  la  liguée  de  ses  prédécesseurs  au  trône  de  Thèbes,  ou,  par  un 
motif  de  distinction,  ceux  des  pharaons  antérieurs  qui  lui  étaient  alliés , 
d'une  manière  plus  ou  moins  directe,  comme  roi  de  la  xviii*  dynastie; 
et,  dans  l'un  comme  duns  Tautre  cas,  il  pouvait  avoir  écarté  quelques 
princes,  par  un  motif  ou  par  un  autre,  supprimé,  à  raison  du  plus  ou 
moins  d'importance  et  d'éclat  des  règnes,  soit  des  parties  de  dynasties, 
soit  même  des  dynasties  entières,  et,  quelquefois,  remplacé  l'ordre  de 
succession  des  rois  par  des  princes  du  sang  royal  qui  appartenaient  de 
plus  près  à  sa  propre  famille.  Or  c'est  précisément  là ,  aux  yeux  de 
M.  Bunsen,  le  cas  de  plusieurs  des  cartouches  de  la  chambre  de  Karnak, 
qui  offrent,  dans  la  seconde  rangée  de  gauche,  à  la  suite  des  deux  pre- 
miers renfermant  des  noms  de  rois,  des  signes  qui  indiquent  des 
princes  du  sang  royal  :  d'où  il  suit  que  ces  princes ,  placés  immédiate- 
ment après  le  pharaon  reconnu  par  M.  Bunsen  comme  le  chef  de  la 
VI*  dynastie,  et  nommé  Pepi,  le  même  que  le  Phiops  des  listes  de  Ma- 
néthon, composaient  la  branche  cadette  de  cette  maison.  Des  considé- 
rations d'un  autre  genre  le  portent  à  reconnaître ,  dans  la  suite  de  car- 
touches des  deux  rangées  inférieures  de  la  même  division  de  gauche , 
la  succession  des  rois  nommés  Osortasides  par  ChampoUion  et  son  école, 
et  regardés  comme  ayant  formé  la  xvii*  et  la  xvi*  dynasties ,  mais  qui 
doivent  s'appeler  désormais  Sésortasides  ^ ,  et  qui,  d'après  le  témoi- 
gnage du  papyrus  de  Turin ,  interprété  par  M.  Lepsius  ^ ,  appartiennent 

'  Celte  différence  de  noms  s'explique  par  la  valeur  de  Ts,  attribuée  au  signe  hiéro- 
glyphique du  sceptre  à  tête  de  chacal,  que  ChampoUion  lisait  d'abord  oa,  mais  avec  un 
signe  de  doute,  Gramm,  égypU  p.  38.  Cette  valeur  de  Ts,  proposée  aussi  par  M.Ba- 
rucchi,  Dùcùrso  quarto,  p.  12S-6,  3),  a  été  déterminée  avec  toute  certitude  par 
M.  Bunsen.  —  *  Cette  opinion  de  M.  Lepsius,  sur  laquelle  se  fonde  principalement 
M.  Bunsen,  sera  justifiée  dans  le  commentaire  explicatif  du  papyrus  de  Turin,  dimi 
M.  L^sius  n*a  encore  publié  que  le  texte  hiératique,  et  dont  u  se  propose  de  pu- 


MARS  1846.  143 

k  la  XII*  dynastie  de  Manéthon,  à  celle  qui  précéda  immédiatement 
l'invasion  des  Pastem^.  Telle  est,  pour  la  division  de  gauche,  la  no- 
tion générale  qu*cn  donne  M.  Bunsen;  et,  quant  à  la  division  de 
droite,  Tensembie  de  son  travail ,  d  accord  avec  les  idées  de  M.  Lepsius 
et  avec  la  collection  de  cartouches  formée  par  ce  savant  égyptologue,: 
tend  à  voir,  dansjles  trente  cartouches  de  cette  division,  les  noms 
d'autant  de  pharaons  qui  régnèrent  dans  la  Thébaîde ,  parallèlement, 
aux  Pasteurs  établis  à  Memphis. 

La  table  d'Abydos  est,  comme  tout  le  monde  sait,  im  monument  du 
même  genre,  c'est-à-dire  ime  table  de  rois,  représentés  seulement  par 
leurs  cartouches  prénoms,  et  distribués  chronologiquement  en  deux 
rangées  horizontales  «  devant  le  roi  Ramsès  II  (Sésostris),  dont  ils 
s'annoncent  à  ce  titre  comme  les  ancêtres,  et  dont  les  deux  cartouches^ 
nom  propre  et  prénom,  sculptés  alternativement,  remplissent  seuls  toute 
la  rangée  inférieure.  Malheureusement  aussi,  ce  monument,  très-dé^ 
gradé  par  l'eiTet  du  temps,  quand  il  fut  découvert  par  M.  W.  Bankea, 
en  1818,  et  encore  depuis  endommagé  par  le  fait  de  son  enlèvement 
et  de  son  transport  en  Europe,  offre,  dans  l'une  de  ses  extrémités  la- 
térales, celle  de  droite,  des  lacunes  irréparables.  Des  cinfuante  car- 
touches qui  en  formaient  les  deux  rangées  supérieures,  l6S:Aaî^  derniers^ 
de  la  seconde  et  les  treize  de  la  première  sont  tout  à  fait  détruits;  et 
tous  les  autres  cartouches  dccette  même  rangée ,  plus  ou  moins  muti-^ 
lés  dans  leur  partie  supérieure,  ne  peuvent  être  rétablis  dans  leur  état 
primitif  qu'à  Taide  de  conjectures  fondées  sur  les  dessins .  exécutés  à 
l'époque  de  la  découverte  du  monument  ^  Tel  qu'il  est  maintenant,  et 
que  le  présente  M.  Bunsen,  d'après  le  dessin  restitué  qu  en  a  publié 
M.  Lepsius^,  c'est  une  page  d'histoire  sculptée  d'un  prix  inestimable, 
du  règne  de  Ramsès  II,  le  plus  récent  et  le  plus  illustre  des  SésostndeSj 

Uier  une  transcription  en  écriture  hiéroglyphique,  dans  un  livre  qui  comprendra  la 
collection  entière  des  cartouches  recueillis  jusqu'à  présent,  et  qui  portera  ce  titre  : 
Da$  Bach  der  Mgypûschen  Kônige^  eine  chronologische  Zusammenstellung  aller  Nametk 
der  JEgyptischen  Kônige  and  ihrer  Verwandlsclmji ,  von  der  Gôtterdynastie  and  Menés 
an  bis  Caracnlla, —  *  La  première  publication  delà  table  d'Abydos,  qui  fut  faite  par 
Champollion  ^*après  le  dessin  de  M.  Caillaud,  eut  lieu,  non  en  loaa,  comme  le 
dit  par  erreur  «  .  Bunsen,  mais  en  1836,  à  la  suite  de  sa  W  lettre  à  M.  le  duc  de 
BUcas,  D'autres  puhb'cations,  plus  exactes,  eurent  lieu  par  les  soins  de  M.  Burton, 
du  major  Félix  (lord  Prudhoe)  et  de  S.  Gardner  Wilkinson;,  et  c'est  le  dessin  de 
ce  dernier,  regardé  comme  le  plus  fidèle,  qui  fut  reproduit  par  M.  Klaproith,  à 
la  suite  de  sa  Colleet.  d'antiq,  égypt.  du,  ch,  de  Palin,  Paris,  1829,  et  qui  servit 
de  base  au  travail  de  M.  Roseilini,  Monum.  deW  Egitto,  etc.,  part.  T,  il/an,  Stor- 
I.  I,  p.  i5o,  tav.  ann'.  —  *  Amwahl,  etc.,  Taf.  11. 


144  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dont  elle  nous  fait  connaître  les  prédécesseurs  immédiatis,  à  partir  d'Aah- 
mès  (  Amosis),  le  chef  de  la  xviii*  dynastie,  et,  en  remontant  à  travers 
les  dynasties  antérieures ,  un  certain  nombre  de  rois  choisis  dans  ces 
dynasties,  d'abord  ceux  qui  formèrent  la  xii*  dynastie,  antérieure  à 
rinvasion  des  Pasteurs,  puis  quelques-uns  des  pharaons  du  haut  em- 
pire, à  l'exclusion  de  ceux  qui  régnèrent  dans  la  période  intermédiaire, 
celle  de  la  domination  des  Pasteurs.  Telle  est  Vidée  générale  que  donne 
ici  M.  Bunsen  de  la  table  d'Abydos,  et  qu'il  s'attache  à  développer  et 
à  justifier,  comme  nous  le  verrons,  dans  les  IP  et  In*  livres  de  son  ou- 
vrage. 

Enfin ,  le  document  chronologique  à  l'aide  duquel  surtout  la  chambre 
des  rois  de  Karnak  et  la  table  dAbydos  acquièrent  toute  leur  valeur  his- 
torique, c'est  le  papyrus  du  musée  de  Turin,  apporté  en  Europe  par 
Drovetti,  mais  réellement  découvert  par  ChampoUion  \  qui  donne  une 
série  de  cartouches  de  rois  rangés  chronologiquement,  à  partir  des 
époques  mythologiques.  L'auteur  de  cet  article  vit,  à  Turin,  en  1824, 
le  grand  antiquaire  français  occupé  à  réunir  et  à  rajuster  les  milliers  de 
lambeaux  dans  lesquels  était  déchiré  ce  papyrus,  rédigé  en  écriture  hiéra- 
tique, du  temps  des  Ramessides,  ou  des  rois  de  la  xixMynastie.  On  connaît 
les  efforts  inouïs  de  patience  et  de  sagacité  déployés  depuis  encore  par 
M.Seyffarthpour  retrouver  de  nouveaux  débris  de  ce  papyrus  et  pour  ré- 
tablir Tordre  de  ses  innombrables  fragmerfls,  et  l'on  ne  peut  que  savoir 
beaucoup  de  gré  à  M.Lepsius  des  soins  qu  il  a  consacrés,  à  deux  reprises, 
à  la  restitution  de  ce  précieux  document,  dont  on  lui  doit  aussi  la  pu- 
blication^. Le  résultat  des  travaux  employés  à  l'étude  du  papyrus  de 
Turin  donne,  pour  le  haut  empire,  antérieurement  à  la  vi'  dynastie, 
trente^uatre  cai'touches  royaux ,  et  de  la  vi*  dynastie  à  la  xii"  inclusive- 
ment, vingt  autres  cartouches,  et,  poiu^fempire  intermédiaire,  l'époque 
des  Pasteurs,  soixante-cinq  cartouches,  en  tout  cent  dix-neuf  noms  de  rois. 
Malheureusement,  l'étatdans  lequel  fut  trouvé  ce  papyrus  laissera  toujours 
subsister  quelques  doutes  sur  l'ordre  dans  lequel  les  fragments  en  ont 
été  rajustés ,  et  ce  n'est  qu'à  l'aide  de  nombreux  rapprochements,  fournis 
par  les  monuments  originaux,  que  cet  ordre  pourra  être  définitivement 

\Cette  découverte  est  annoncée  dans  un  fragment  d'une  letlre  de»  ChampoUion , 
en  date  du  6  mai  i834«  et  insérée  au  Ballet,  univers,  des  sciences ,  vu*  sect.  n**  11, 
novembre  i8aÂ,  n.  39a.  Il  existe,  parmi  les  papiers  de  ChampoUion ,  une  trans- 
cription du  papyrus  de  Turin,  d'après  son  travail  primitif  accru  de  celui  de  M.  Seyf- 
farth.  Cette  transcription  plus  complète,  à  ce  que  m'assure  M.  ChampoUion-Figeac, 
queceUe  de  M.  Lepsius,  sera  bientôt  livrée  à  la  publicité.  — *  Auswhal,  etc,  Taf., 

>U,  IV,  V.  VI. 


MARS  1846.  145 

regardé  comme  fixé ,  et  que  les  travaux  fondés  sur  ce  document  si  mi- 
sérablement mutilé  par  le  temps  pourront  obtenir  toute  la  confiance 
qui  leur  est  due. 

RAOUL-ROCHETTE, 

(La  suite  au  prochain  cahier.) 


Sun  LES  MODIFICATIONS  qui  S  Opèrent  dans  le  sens  de  la  polarisation 
des  rayons  lamineux,  lorsqu'ils  sont  transmis  à  travers  des  milieux 
solides  ou  liquides,  soumis  à  des  influences  magnétiques  très-puis- 
santés.  - 

DEUXIÈME    ARTICLE  ^ 

Après  avoir  défini  ces  abstractions,  que  Ton  appelle  des  rayons  de 
lumière,  nous  avons  reconnu  quil  en  existe  d*une  infinité  d'espèces 
physiquement  différentes,  qui  se  distinguent  entre  elles  par  leurs  iné- 
gales réfrangibilités.  Nous  avons  remarqué  combien  il  importait  d'établir 
expérimentalement,  pour  chacune  d'elles,  ce  caractère  propre,  qui  est 
indépendant  des  illusions  de  Toeil.  Voici  comment  on  y  parvient. 

La  réfi*angibilité  absolue  de  chaque  rayon  simple  se  spécifie  par  la 
valeur  que  prend -le  rapport  constant  du  sinus  de  Tangle  d'incidence 
au  sinus  de  langle  de  réfraction ,  lorsque  le  rayon  traverse  la  surface 
commune  de  deux  milieux  transparents ,  contigus,  non  cristallisés ,  dont 
la  nature  propre  et  Tétat  actuel  sont  assignés  physiquement.  Pour  abré- 
ger, j'appellerai  ici  cet  élément  déterminatif  le  rapport  de  réfraction  propre 
aux  circonstances  de  Texpériencc.  Afin  den  simplifier  l'application»  sans 
lui  rien  ôter  de  sa  rigueur ,  on  l'établit  pour  le  cas  où  le  milieu  dans 
lequel  se  fait  l'incidence  est  vide  de  toute  matière  pondérable;  de  sorte 
qu'il  reste  seulement  à  définir  le  milieu  dans  lequel  la  réfraction  est 
opérée.  On  réalise  cette  abstraction  de  la  manière  suivante,  que  j'expose 
pour  faire  bien  voir  que  le  résultat  obtenu  est  indépendant  de  toute 
hypothèse  sur  la  constitution  de  la  lumière. 

On  prend  un  prisme  creux ,  dont  les  parois  sont  formées  par  des 
glaces  transparentes,  à  faces  parallèles,  et  auquel  est  adapté  un  long 

'  Vm  le  premier  dans  le  cahier  de  février  i846,  p.  ^3. 


146  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tuyau  de  verre  contenant  un  baromètre,  dont  la  branche  ouverte  com- 
munique intérieurement  avec  sa  cavité.  On  fait  le  vide  dans  ce  prisme, 
et  1  on  mesure  avec  une  grande  exactitude  son  angle  réfringent ,  d'après 
l'observation  de  Tangle  intercepté  entre  deux  rayons  lumineux  spécu- 
lairement  réfléchis  par  ses  faces.  On  Tisole  ensuite  dans  lair  ambiant, 
dont  on  constate  les  conditions  physiques,  c'est-à-dire  la  température, 
rétat  hygrométrique ,  et  la  pression  barométrique  qu'il  supporte.  Alors, 
prenant  pour  signal  une  ligne  droite  très-distincte ,  parallèle  à  l'arête  du 
prisme,  par  exemple  une  tige  de  paratonnerre  qui  se  projette  sur  le 
fond  du  ciel,  on  mesure,  avec  des  instruments  astronomiques,  l'angle 
compris  entre  son  image  directe  et  son  image  réfractée,  lorsque  celle-ci 
est  donnée  par  des  rayons  qui  traversent  le  prisme  sous  des  incidences 
connues.  De  là  on  déduit  le  rapport  de  réfraction  propre  à  ces  rayons, 
quand  ils  passent  du  vide  dans  l'air,  sous  les  conditions  physiques  ob- 
servées. Ce  résultat  n'est  proprement  applicable  qu'aux  rayons  moyens 
du  spectre;  car,  dans  ces  expériences,  on  n'aperçoit  pas  de. coulem's 
prismatiques.  Il  n'en  faut  pas  toutefois  inférer  que  le  pouvoir  dispersif 
de  lair  spit  nul,  puisqu'il  devient  sensible  dans  les  images  des  étoiles 
c^seirvées  près  de  l'horizon,  à  travers  l'atmosphère.  On  doit  seulement 
conclure  de  ce  fait  que,  dans  les  observations  de  réfraction,  effectuées 
à  travers  des  prismes,  sur  des  corps  entourés  d'air,  l'effet  de  la  dispersion 
opérée  par  ce  fluide  peut  être  négligé  sans  erreur  appréciable;  de  sorte 
que  le  même  rapport  de  réfraction  peut  y  être  appliqué  sans  distinction 
à  tous  les  rayons  simples.  Gela  tient  à  ce  que  ce  rapport  lui-même  dif- 
fère si  excessivement  peu  de  l'unité,  qu'on  ne  peut  l'évaluer  que  par 
des  expériences  de  la  dernière  délicatesse.  Pour  preuve,  il  me  suffira 
de  dire,  que,  si  Ton  suppose  l'air  à  la  température  de  la  glace  fondante, 
et  supportant  la  pression  d  une  colonne  de  mercure  à  cette  même  tem- 
pérature ayant  o°*,76  de  longueur,  la  valeur  dont  il  s'agit  est  H^.  Aussi 
lemploie-t^on  habituellement,  comme  égale  à  l'unité,  dans  les  expé- 
riences physiques  les  plus  précises.  Mais  il  est  ici  question  de  philoso- 
phie,non  de  pratique;  de  sorte  que  je  ne  puis  pas  supposer  l'air  privé 
du  pouvoir  réfringent  qui  appartient  à  tous  les  corps  matériels. 

L'expérience  que  je  viens  de  décrire  étant  faite,  on  laisse  rentrer  dans 
le  prisme  de  l'air  sec ,  è  des  pressions  diverses  que  mesure  le  baromètre 
intérieur;  et,  les  conditions  extérieures  restant  les  mêmes,  on  recom- 
mence l'observation  pour  ces  nouvi^aux  cas.  On  trouve  que,  dans  cba- 
cuft,  le  rapport  de  réfraction  calculé  pour  l'air  intérieur,  en  partant  du 
vide ,  est  sensiblement  proportionnel  à  sa  densité.  On  répète  la  même 
épreuve  en  introduisant  de  la  vapeur  aqueuse,'  soit  seule,  soit  mêlée  d'air 


MARS  1846.  147 

sec  en  proportion  connue;  et  Ton  ti*ouve  que,  à  force  élastique  égale, 
die  réfracte  la  lumière  sensiblement  comme  lair  auquel  on  la  substitue. 
Avec  ces  données,  on  peut  calculer  généralement  la  valeur  du  rapport 
de  réfraction  propre  aux  rayons  moyens  du  spectre,  lorsqu'ils  passent 
du  vide  dans  Tair  atmosphérique,  sous  toutes  les  conditions  de  pression, 
d*bumidité,  de  température,  dans  lesquelles  cet  air  peut  se  trouver  occa- 
sionnellement. D*après  ce  qu'on  a  vu  plus  haut,  les  valeurs  de  ce  rap- 
port, qui  seraient  individuellement  propres  aux  divers  rayons  simples 
dans  les  mêmes  circonstances,  ne  sauraient  différer  de  cette  moyenne 
que  par  des  quantités  inappréciables  dans  les  expériences  physiques; 
de  sorte  qu'on  peut  l'appliquer  indistinctement  à  tous  ces  rayons,  pour 
calculer  les  déviations  qu'ils  subissent  en  passant  du  vide  t'     s  l'air. 

Maintenant ,  pour  déterminer  avec  exactitude  leurs  réfr;  ibilités  in- 
dividuelles, on  emploie  diverses  méthodes  qui,  dépouillée:  de  leurs  dé- 
tails, rentrent  toutes  dans  l'énoncé  suivant.  Dans  un  spectre  formé  avec 
toutes  les  précautions  nécessaires  pour  en  bien  séparer  les  couleurs , 
on  choisit  un  ,  ou  successivement  plusieurs  rayons  simples,  dont  on  fixe, 
aussi  bien  que  possible,  par  le  jugement  de  l'œil,  la  place  locale,  au  com- 
mencement, au  milieu,  ou  à  la  fin,  de  la  nuance  homochromatiquedont 
ils  font  partie.  Alors,  ayant  pris  un  prisme  transparent  bien  pur,  formé 
d'une  substance  liquide  ou  solide  non  cristallisée,  on  détermine 
avec  une  grande  exactitude  son  angle  réfringent;  puis  on  y  fait  réfrac- 
ter chacun  de  ces  rayons  sous  des  incidences  connues,  et  Ton  mesure 
avec  un  instrument  astronomique  les  déviations  qu'ils  éprouvent,  en 
prenant  soin  de  fixer  la  température  du  prisme ,  ainsi  que  les  circons- 
tances météorologiques  de  l'air  qui  l'environne.  Avec  ces  données  on 
détermine  le  rapport  de  réfraction  propre  à  chaque  rayon,  lorsqu'il 
passe  de  l'air  dans  le  prisme ,  sous  les  conditions  actuelles  de  l'observa- 
tion; et  ce  résultat  étant  combiné  avec  les  expériences  précédemment 
faites  svœ  leur  passage  simultané  du  vide  dans  l'air,  on  en  conclut  leiu* 
rapport  de  réfraction  individuel ,  quand  ils  passent  immédiatement  du 
vide  dans  le  prisme  à  sa  température  actuelle,  ce  qui  se  fait  indépen- 
damment de  toute  hypothèse  sur  la  nature  de  la  lumière ,  comme  je  le 
prouve  dans  une  note  placée  à  la  suite  du  présent  article.  Ce  rapport 
final,  appliqué  à  chaque  rayon  simple  ainsi  observé,  se  nomme  l'indice 
de  réfraction  de  ce  rayon ,  dans  la  substance  du  prisme ,  sous  les  condi- 
tions de  densité  et  de  température  où  on  l'a  employé.  Avec  ces  spéci- 
fications ,  il  est  physiquement  propre  au  rayon  et  le  définit  individuel- 
lement; mais ,  hors  de  là ,  il  n'offre  pas  un  caractère  absolu  par  lequel 
on  puisse  retrouver  le  rayon  et  le  reconnaître  dans  un  autre  spectre. 

»9- 


148  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Cette  identification  ne  peut  être  faîte  qu  au  jugement  de  l'œil,  et  dans 
les  limites  de  ses  erreurs,  d'après  la  place  que  le  rayon  a  paru  occuper 
parmi  tous  ceux  de  la  même  nuance  homochromatique  dans  les  cir- 
constances où  f  on  a  mesiu'é  son  indice  de  réfraction.  Il  est  très-essen- 
tiel de  marquer  ainsi  le  degré  de  précision  que  chaque  phénomène  peut 
nous  fournir,  pour  spécifier  les  propriétés  individuelles  des  rayons  lu- 
mineux; et  je  ne  manquerai  pas  de  le  faire. 

Lorsque  Ton  considère  la  lumière  comme  résultant  d*une  émission, 
Tindice  de  réfraction  d'un  rayon  simple  exprime  la  vitesse  avec  laquelle 
les  molécules  qui  le  composent  se  meuvent  dans  chaque  milieu  matériel, 
leur  vitesse  dans  le  vide  étant  prise  pour  unité.  Or,  comme  tous  le» 
indices  de  réfraction  sont  plus  grands  que  i ,  les  corpuscules  lumineux 
se  meuvent  plu^  vite  dans  les  milieux  matériels  que  dîTns  le  vide.  Ceci 
se  présente  alors  comme  une  conséquence  naturelle  et  nécessaire  de 
l'attraction  exercée  sur  ces  corpuscules  par  les  molécules  constituantes 
des  milieux.  Car  de  là  provient  toujours  une  résultante  normale  à  la 
surface  réfringente,  et  dirigée  vers  l'intérieur  du  milieu  réfringent,  que 
l'on  démontre  devoir  leur  imprimer  un  accroissement  de  vitesse  dépen- 
dant de  leur  nature  propre,  ainsi  que  de  la  nature  et  de  fétat  du  mi- 
lieu traversé.  Cela  fait  concevoir  aussi  la  dispersion ,  comme  étant  l'effet 
de  l'attraction  inégale  exercée  par  un  même  milieu  sur  les  corpuscules 
lumineux  de  différentes  natures. 

Dans  l'hypothèse  ondulatoire,  l'indice  de  réfraction  d'un  rayon  simple 
a  une  application  exactement  inverse  de  celle  que  l'hypothèse  de  l'é- 
mission lui  attribue.  Cet  indice  exprime  alors  la  vitesse  avec  laquelle 
chaque  onde,  d'une  amplitude  restreinte ,  qui  donne  la  sensation  propre 
de  ce  rayon,  se  propage  dans  le  vide,  celle  avec  laquelle  la  même  onde 
se  propage  dans  le  milieu  réfringent  étant  représentée  par  l'unité. 
Comme  la  vitesse  d'une  même  onde  dans  le  vide  est  invariable,  il  faut 
quelle  devienne  moindre  dans  les  corps  matériels,  d'autant  plus  que  les 
rayons  sortant  du  vide  y  sont  plus  fortement  réfractés.  Cela  exige  que 
le  rapport  de  l'élasticité  de  l'éther  lumineux  à  sa  densité  s'y  trouve 
toujours  moindre  que  dans  le  vide;  et  c'est  là  une  des  données  fonda- 
mentales du  système,  tel  qu'on  l'emploie  actuellement.  Quant  à  la 
dispersion ,  plusieurs  géomètres  ont  fait  de  grands  efforts  d'analyse  pour 
la  déduire  mathématiquement  de  l'hypothèse  ondulatoire;  mais  je  se- 
rais hors  d'état  de  traduire  leurs  calculs  en  conceptions  physiques.  Je 
dirai  plus  tard  quelles  ont  été,  sur 'ce  point,  les  idées  de  Fresnel, 
idées  que  sa  mort  prématurée  l'a  empêché  d'exposer,  et  peut-être 
d'arrêter  définitivement. 


MARS  1846.  149 

L'indice  de  réfiraction  d'un  même  rayon  simple  varie  dans  les  di- 
verses substances  qu'il  pénètre,  non -seulement  selon  leur  nature 
chimique,  mais  encore  selon  leur  état  actuel  de  densité  et  de  tem- 
pérature. On  ne  connaît  pas,  jusqu'à  présent,  deux  substances  dans 
lesquelles  les  indices  de  réfraction  de  tous  les  rayons  du  spectre  soient 
respectivement  égaux,  ou  même  aient  des  valeurs  toutes  respective- 
ment proportionnelles.  A  la  vérité,  comme  nous  l'avons  remarqué, 
ridentification  des  rayons  que  l'on  compare  ainsi  ne  peut  être  obtenue 
que  par  la  similitude  des  places  que  le  jugement  de  l'œil  leur  assigne 
dans  la  même  nuance  homochromatique ,  sur  des  spectres  différents; 
mais  les  limites  d'erreurs  de  celte  appréciation  sont  beaucoup  moindres 
que  les  dissemblances  des  rapports  des  indices.  D'ailleurs  ce  résultat  se 
constate  par  une  expérience  que  son  importance  m'oblige  à  rappeler. 

Nous  avons  reconnu  plus  haut  que  la  dispersion  opérée  par  un  pre- 
mier prisme,  dans  un  faisceau  de  lumière  blanche,  est  exactement 
compensée  par  l'apposition  postérieure  d'un  prisme  égal,  de  même  na- 
ture ,  complétant  avec  le  premier  une  plaque  homogène  à  faces  paral- 
lèles. Cette  complète  restitution  de  la  lumière  à  l'état  de  blancheur, 
par  l'action  successive  de  deux  prismes  réfringents,  opposés  ainsi,  base 
à  pointe,  s'appelle  Yachromatisme.  Or  on  n'a  jamais  pu,  jusqu'ici,  l'ob- 
tenir entière  et  rigoureuse  qu'avec  des  prismes  égaux  d'une  même  subs- 
tance, opposés  l'un  à  l'autre,  dans  des  conditions  de  position  et  d'état 
exactemciU  identiques,  comme  nous  l'avions  alors  supposé.  Ceci  résulte 
évidemment  de  l'inégalité  des  rapports  qu'ont  entre  eux  les  indices  de 
réfraction  des  mêmes  rayons  dans  des  substances  diverses,  et*  elle  se 
trouve  ainsi  prouvée  matériellement.  Newton  avait  constaté  ce  fait  d'im- 
possibilité :  mais,  ce  qu'il  n'avait  pas  vu,  ou  du  moins  ce  qu'il  n'avait 
pas  assez  remarqué,  c'est  que  la  compensation,  entre  des  prismes  d'un 
petit  angle  et  de  difiérente  nature,  peut  être  opérée  assez  approxima- 
tivement pour  que  les  rayons  non  compensés  ne  produisent  dans  l'œil 
qu'une  sensation  négligeable ,  comparativement  à  Teffet  total  de  ceux 
qui  le  sont.  C'est  sur  ce  principe  d'une  compensation ,  non  pas  rigou- 
reuse ,  mais  physiquement  suffisante  pour  l'œil ,  qu'est  fondée  l'importante 
découverte  des  lunettes  appelées  achromatiques.  En  effet,  les  lentilles 
sphériques  qu'on  y  emploie  pour  concentrer  la  lumière  ne  sont  que  des 
assemblages  de  prismes,  à  angles  variables  du  centre  vers  les  bords,  tous 
très-peu  ouverts,  et  dont  on  compense  approximativement  les  disper- 
sions en  les  composant  de  deux  ou  plusieurs  lentilles  de  courbures  con- 
traires, qui  donnent  en  somme  un  excès  de  pouvoir  convergent  sans  disper- 
sion sensible,  ou  du  moins  capable  de  dénaturer  les  formes  des  objets. 


150  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

L'indice  de  réfraction  propre  à  chaque  rayon  simple  est  un  caractère 
qui  l'accompagne  dans  toutes  les  expériences  oh  il  se  propage  avec 
continuité,  dans  un  même  milieu  matériel.  Mais ,  en  interrompant  cette 
continuité ,  par  des  alternatives  de  transmission  et  de  réflexion  opérées 
périodiquement  à  des  intervalles  excessivement  petits  ,  comme  on  peut 
le  faire  en  transmettant  un  faisceau  de  lumière  à  travers  deux  verres 
sphériques  superposés,  de  courbure  contraire ,  ayant  des  rayons  presque 
égaux,  Newton  a  découvert  que  l'aptitude  de  chaque  rayon  simple  à 
se  transmettre  ou  à  se  réfléchir  est  sujette  à  des  intermittences  pério- 
diques, qu'il  a  nommées  ses  accès  de  facile  transmission  et  de  facile  ré- 
flexion, comme  étant  des  propriétés  facultatives,  non  absolues.  D  a 
déterminé  expérimentalement,  avec  une  subtilité  admirable,  les  inter- 
valles linéaires  après  lesquels  ces  intermittences  se  succèdent,  pour  cha- 
cun des  rayons  simples  qui  limitent  les  sept  divisions  chromatiques  par 
lesquelles  il  avait  partagé  le  spectre,  lorsqu'ils  se  propagent  dans  le  vide, 
dans  l'air,  ou  dans  tout  autre  milieu  matériel  pour  lequel  leur  indice 
de  réfraction  est  connu.  On  comprendra  l'excessive  délicatesse  de  ces 
appréciations,  quand  j'aiurai  dit  que,  siu*  l'amplitude  entière  du  spectre 
qui  a  été  étudié  par  Newton,  le  plus  grand  de  ces  intervalles,  calculé 
pour  la  transmission  dans  le  vide ,  excède  à  peine  six  millionièmes  et  un 
tiers  de  pouce  anglais;  il  est  propre  aux  rayons  rouges  extrêmes  que 
Newton  a  pu  voir.  Le  plus  petit,  propre  à  l'extrémité  violette  de  son 
spectre,  n'atteint  pas  tout  à  fait  quatre  millionièmes  de  pouce.  Tous 
les  autres  intervalles ,  correspondants  aux  rayons  intermédiaires  sont 
comprisp  entre  ces  deux  limites.  Ces  variations ,  si  incroyablement  mi- 
nutieuses, ont  été  transportées  depuis  dans  une  infmité  d'expériences, 
où  elles  ont  été  employées  sous  toutes  sortes  de  formes.  On  les  a  éten 
dues  à  des  rayons  dont  la  réfrangibilité  excédait  tant  soit  peu  les  bornes 
du  spectre  que  Newton  avait  pu  apercevoir;  mais,  dans  les  amplitudes 
de  réfrangibilité  qu'il  a  embrassées ,  on  n'a  rien  trouvé  à  y  changer. 

n  avait  obtenu  ces  mesiures  en  analysant  un  phénomène  que  je  ne 
puis  me  dispenser  de  décrire,  parce  que  les  propriétés  de  la  lumière 
qui  le  produisent  se  manifestent  continuellement ,  par  des  eOets  iden- 
tiques ou  analogues ,  dans  presque  toutes  les  expériences  que  j'aurai  ul- 
térieurement à  exposer.  Lorsqu'une  lentille  de  verre  sphérique ,  ayant 
ses  surfaces  convexes,  et  décrites  avec  un  rayon  de  courbure  très-grand, 
est  posée  et  appliquée  sur  un  verre  plan  horizontal,  les  deux  surfaces 
qui  se  regardent  comprennent  entre  elles  une  lame  mince  d'air,  dont 
l'épaisseur,  d'abord  nulle  au  point  de  contact ,  s*accroît  graduellement 
autour  de  ce  point  en  proportion  du  carré  de  la  distance.  On  établit 


MARS  18-46.  151 

ce  système  au-devant  d  une  fenêtre  ouverte,  d  où  il  reçoive  la  lumière 
blanche  des  nuées;  et,  plaçant  Tceil  verticalement  au-dessus,  assez  loin 
pour  Tembrasser  tout  entier,  on  ie  regarde  par  réflexion ,  ayant  eu 
soin  de  placer  dessous  une  pièce  d'étoffe  noire,  pour  que  rien  d'étran- 
ger ne  se  mêle  à  ses  effets.  On  voit  alors,  dans  la  lame  dair,  une  série 
d'anneaux  concentriques  de  diverses  couleurs,  comme  ceux  que  pré- 
sentent les  lames  minces  d'eau  savonneuse ,  dans  ces  bulles  légères  dont 
les  enfants  s'amusent,  mais  permanents  et  d'une  grandeur  fixe,  pom^ 
une  même  position  de  l'œil.  La  séparation  qu'on  y  découvre  entre  les 
éléments  chromatiques  de  la  lumière  blanche  décèle  évidemment  un 
effet  qui  s'opère  sur  eux  inégalement ,  ou  du  moins  à  des  périodes  d'é- 
paisseur différentes ,  selon  leur  réfrangibilité. 

Aussi ,  en  regardant  ces  anneaux  à  travers  un  prisme ,  on  les  voit 
se  désunir,  et  se  résoudre,  à  leurs  périodes  les  moins  complexes,  en 
anneaux  distincts  de  grandeurs  iné^es,  dont  la  superposition  partielle 
cachait  l'individualité.  Alors,  pour  les  observer  isolément,  il  faut  les 
former  avec  des  faisceatix  de  lumières  simples,  préalablement  séparées 
et  épurées  par  la  dispersioti.  Newton  fit  cette  expérience,  et  une  multi- 
tude d'autres  allant  au  même  but,  qu'il  varia  avec  un  art  admirable. 
Il  vit  ainsi  les  anneaux  en  bien  plus  grand  nombre ,  purement  rouges 
avec  la  lumière  rouge,  jaimes  avec  la  lumière  jaune,  et  généralement 
de  la  seule  couleur  propre  à  la  lumière  prismatique  employée  pour 
les  former.  Leur  grandeur  absolue  variait  en  sens  contraire  de  la  ré- 
frangibilité  ;  de  sorte  qu'en  les  comparant  par  ordre ,  à  partir  de  la 
tache  centi*ale ,  les  plus  grands  étaient  formés  par  la  lumière  rouge ,  les 
plus  petits  par  la  lumière  violette.  Dans  cet  état  d'isolement,  ils  pré- 
sentaient une  succession  de  zones  circulaires  brillantes,  séparées  par 
des  intervalles  obscurs,  approchant  d'autant  plus  du  noir  que  la  lu- 
mière était  plus  homogène,  et  qu'on  les  observait  plus  près  de  la  tache 
centrale,  alors  que  les  rayons  d'inégale  réfrangibilité,  inévitablement  con- 
tenus dans  cette  lumière ,  avaient  subi  un  moindre  nonribre  d'alterna- 
tives, dispersant  leurs  anneaux  individuels.  Les  milieux  des  anneaux 
brillants  et  les  milieux  de  leurs  intervalles  obscurs  pouvaient  donc 
être  considérés  conmie  propres  à  la  réfrangibilité  moyenne  de  la  nuance 
sensiblement  homochromatique  dont  ils  étaient  formés.  Newton  me- 
sura les  diamètres  des  uns  et  des  autres;  et,  en  les  appliquant,  par  le 
calcul,  aux  courbures  des  verres  superposés,  il  en  déduisit  les  épaisseurs 
de  la  lame  d'air  auxquelles  la  réflexion  ainsi  que  la  transmission  s'o- 
péraient le  plus  abondamment  dans  chaque  expérience  »  pour  la  même 
espèce  de  lumière  simple.  Il  obtint  ainsi,  avec  une  complète  certitude, 


152  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ces    évaluations  presque    microscopiques  qu*aucune  mesure  directe 
n  aurait  pu  aUc^jndre.  11  se  les  procura  successivement  pour  les  sept  li- 
mites des  divisions  ch]:omatiques  entre  lesquelles  il  avait  partagé  son 
spectre;  ce  qui  montre  que  leur  emploi,  comme  caractère  d'identifica- 
tion, nest  exact  qu'entre  les  limites  d  erreur  du  jugement  de  lœil,  sur 
la  place  qu*y  occupent  chacun  des  rayons  simples  auxquels  on  les  rap- 
porte, comme  cela  a  lieu  pour  l'indice  de  réfraction.  Newton  répéta 
des  expériences  pareilles  sur  des  lames  minces  d'eau  insinuées,  au 
lieu  d'air,  entre  les  mêmes  verres.  Ayant  mesuré  aussi  les  diamètres 
des  anneaux  qui  s'y  formaient,  il  trouva  que  la  transmission  et  la  ré- 
flexion s'y  succédaient,  pour  chaque  rayon  simple,  par  des  alterna- 
tives d'épaisseur  soumises  aux  mêmes  lois  de  périodicité ,  seulement 
avec  des  valeurs  absolues  différentes;  et,  de  ces  valeurs  comparées,  il 
inféra,  non  pas  affirmativement,  mais  avec  la  restriction  expresse  du 
doute,  que,  poiu*  chaque  rayon  simple,  transmis  perpendiculairement 
d'un  milieu  dans  un  autre ,  il  se  pourrait  bien  qu'elles  fussent  générale- 
ment réciproques  à  ses  indices  de  réfraction,  dans  ces  deux  milieux. 
Cette  relation  simple  n'avait  lieu  qu'en  regardant  les  anneaux  sous  l'in- 
cidence perpendiculaire.  Vus  obliquement ,  ils  se  dilataient  suivant  des 
lois  très-complexes  que  Newton  ne  put  saisir,  et  dont  il  donna  seule- 
ment une  expression  approximative,  qui  est  très-précieuse  par  les  consé- 
quences théoriques  auxquelles  elle  conduit.  Il  confirma  tous  ces  résuhati 
en  les  employant  comme  éléments  simples,  pour  reproduire  les  phéno- 
mènes complexes  desquels  il  les  avait  extraits.  Ainsi,  parla  superposi- 
tion fictive  des  anneaux  simples  déduits  de  ses  calculs,  il  reconstruisit 
spéculativement  les  anneaux  composés  que  forme  la  lumière  blanche;  et 
il  montra  que  cette  restitution  mathématique  reproduisait  toutes  les 
apparences  observées,  tant  par  réflexion  que  par  transmission.  Il  fit 
une  autre  épreuve  bien  plus  périlleuse.  Les  mêmes  valeurs  absolues 
des  alternatives,  qu'il  avait  conclues  si  délicatement  de  l'étude  des 
lames  minces,  il  les  appliqua  à  des  plaques  épaisses,  où  chaque  rayon 
simple  avait  à  en  parcourir  les  phases,    non  plus  quelquefois  seule- 
ment comme  dans  ces  lame^,  mais  plusieurs  milliers  de  fois  avant 
d'arriver  à  la  surface  d'émergence,  où  il  devait  manifester,  par  son 
aptitude  à  se  réfléchir  ou  à  se  transmettre,  la  période  finale  que  la 
route  parcourue  lui  assignait.  Il  les  y  trouva  encore  fidèles  à  ses  nom- 
bres, ce  que  les  expérimentateurs  venus  après  lui  ont  aussi  reconnu. 
Alors  il  concentra  tous  les  faits  de  ce  genre  en  un  seul  énoncé,  expiv 
mant  une  qualité  physique  essentiellement  propre  aux  éléments  lumi* 
neux,  en  vertu  de  laquelle,  lorsqu'ils  arrivent  aux  surfaces  limites  des 


MARS  1846.  153 

milieux  matériels,  ils  se  trouvent  être  alternativement  dans  des  con- 
ditions facultatives  qui  les  disposent  à  s'y  réfléchir,  ou  les  disposent  à 
s'y  transmettre.  Il  a  fidèlement  exprimé  cette  succession  continuelle 
d'aptitudes  contraires,  en  lui  donnant  la  dénomination  conditionnelle 
d'accès  de  facile  transmission  et  de  facile  réflexion,  sans  vouloir,  comme 
il  le  dit  expressément  dans  le  corps  de  son  ouvrage,  la  rattacher  à  au- 
cune idée  hypothétique  sur  la  nature  du  principe  lumineux  ^ 

Nous  devons  cependant  aujoiu*d*hui,  je  ne  dirai  pas  compléter  sa 
pensée,  mais  la  suivre,  et  lui  donner  une  forme  sensible,  pour  la  trans- 
porter dans  les  conceptions  mécaniques  par  lesquelles  on  peut  repré- 
senter la  lumière.  Ainsi,  dans  l'hypothèse  de  l'émission,  les  accès  pour- 
raient être  les  conséquences  mécaniques  de  propriétés  polaires  attachées 
aux  corpuscules  lumineux,  en  rotation  sur  eux-mêmes,  et  exerçant  des 
actions  de  sens  opposés.  Alors  l'aptitude  de  ces  corpuscules  à  se  réflé- 
chir ou  à  se  transmettre  résulterait  des  situations  relatives  dans  les- 
quelles leiu^  pôles  contraires  se  trouveraient,  à  l'instant  où  ils  arrive- 
raient aux  siufaces  qui  limitent  les  milieux  matériels.  Chaque  révolution 
complète  ramènerait  une  aptitude  pareille  :  sa  durée  serait  par  consé- 
quent égale  au  temps  employé  par  chaque  corpuscide  pour  parcourir, 
dans  chaque  milieu  donné ,  l'espace  que  Newton  assigne  à  l'intervalle 
linéaire  compris  entre  deux  accès  de  même  nature.  Donc,  si  cet  inter- 
valle était  invariablement  réciproque  à  l'indice  de  réfraction  qui  ex- 
prime la  vitesse  de  transport,  lorsqu'un  rayon  lumineux  de  réfirangibi- 
lité  définie  pénétrerait  successivement,  sous  l'incidence  normale,  un 

^  Toas  les  caractères  physiques  des  accès ,  tels  que  Newton  les  a  conclus  de  ses 
expériences ,  ont  été  exprimés  par  lui ,  sous  des  formes  générales ,  dans  le  livre  II 
^e  l'Optique,  partie  m,  propositions  i3,  i4«  i5,  16,  17  et  18.  La  marche  logique 
qu'il  a  suivie,  pour  arriver  à  cette  généralisation,  est  exposée  avec  détail  dans  mon 
imité  de  physique  expérimentale  et  mathématique,  tome  IV,  pages  88  et  suivantes. 
On  a  transporté  depuis  ces  caractères  aux  ondulations  ;  et  cela  a  donné  lieu  de  les 
soumettre  à  des  vérifications  indirectes ,  mais  très-précises ,  qui ,  dans  les  cas  encore 
trop  restreints  et  trop  peu  nombreux  qu'elles  embrassent,  n  ont  fait  que  confirmer 
les  mesures  de  Newton.  D  faut  toutefois  remarquer  que,  dans  Thypothèse  ondula- 
toire employée  aujourd'hui,  les  accès  neutoniens,  ainsi  transformés,  deviennent 
des  qualités  nécessaires  attachées  fixement  à  chaque  réfi^ngibilité  ;  au  lieu  que , 
dans  les  énoncés  de  Newton ,  elles  ne  sont  que  Jacultatives,  D'après  ses  énoncés , 
lorsqu'un  faisceau  lumineux  de  réfrangibilité  fixe,  parti  d*une  même  source,  est 
reçu  immédiatement  à  un  point  quelconque  de  sa  route,  par  une  surface  réfrin- 
gente, il  apporte  à  ce  point,  dans  un  intervalle  de  temps  sensible,  des  éléments  lu- 
sAineux  qui  se  trouvent  individuellement  dans  toutes  les  phases  des  deux  sortes 
d'accès.  Ceci  est  étaUi  dans  la  partie  de  mon  Traité  de  physique  que  j'ai  tout  à 
l'heure  citée. 

ao 


154         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nombre  quelconque  de  milieux  matériels,  non  cristallisés,  la  durée  de 
la  rotation  d*un  même  corpuscule  serait  toujours  réciproque  au  carré 
de  sa  vitesse  actuelle  de  transport  dans  ce  milieu-là,  indépendamment 
des  actions  antérieures.  Mais,  s  il  y  était  introduit  sous  des  incidences 
obliques,  la  durée  de  sa  rotation  finale  dépendrait  des  impressions 
qu'il  aurait  éprouvées  antérieurement ^  Telle  est  la  forme  physique  que 
Ion  poiurait  donner  aux  accès,  dans  Thypothèse  de  rémission ,  et  sous 
laquelle  il  faudrait  les  introduire  dans  le  calcul  mécanique  pour  la  com 
pléter.  Tant  quon  ne  l'aura  pas  fait,  on  ne  doit  pas  s'attendre  que  les 
formules  qu  on  en  déduira  représentent  les  phénomènes  dont  les  accès 
sont  l'expression  ou  la  cause;  comme  aussi  on  ne  devra  pas  aflirmer 
qu'elle  ne  peut  pas  les  atteindre.  Au  reste ,  l'idée  de  les  représenter 
ainsi,  par  une  rotation  des  corpuscules  lumineux  sur  eux-mêmes,  a 
été  formellement  indiquée  par  Newton^.  Mais  il  parait  s'être  fixé,  par 
préférence,  à  une  autre  idée  plus  générale,  que  je  ferai  connaître  dans 
l'article  suivant.  La  forme  purement  expérimentale  qu'il  voulait  donner 
à  son  ouvrage  l'a  déterminé  à  en  séparer  ces  hypoàièses;  et  l'état  où 
l'analyse  mathématique  se  trouvait  de  son  temps  ne  lui  aurait  proba- 
blement pas  fourni  les  moyens  de  les  soumettre  au  calcul.  Un  géomètre 
habile  pourrait  l'essayer  aujourd'hui  sans  témérité. 

Tous  les  résultats  physiques  dont  je  viens  de  présenter  le  tableau  sont 
incontestables  et  incontestés;  toutes  les  expériences  sur  lesquelles  ils 
reposent  sont  vraies,  et  toutes  les  mesures  que  Newton  en  a  déduites 
sont  parfaitement  exactes.  Maintenant  nous  allons  entrer  dans  un  ordre 
d'idées  où  les  mêmes  résultats,  les  mêmes  mesures,  s'interprètent  et 
s'appliquent  d'une  manière,  non-seulement  différente  »  mais  presque 
toujours  contraire.  Dans  cette  autre  conception ,  les  accès  n'ont  rien 
de  réel.  C'est  une  particularité  du  mode  de  transmission ,  que  Ton  a 
transportée ,  comme  propriété ,  au  principe  lumineux.  La  lumière  ne 
se  transmet  ni  ne  se  réfléchit  par  intermittences,  aux  surfaces  qui 
limitent  les  milieux  matériels.  A  toutes  les  épaisseurs  quelconques, 
grandes  ou  petites ,  elle  se  propage  avec  continuité ,  sans  interruption  ; 
et  les  alternatives  de  transmissibilité  ou  de  réflexibilité  que  nous  croyoïls 
y  découvrir  s'appliquent  à  notre  perception ,  non  pas  à  l'agent  qui  Tek- 
cite.  Ici  l'on  voit  se  réaliser  la  difficulté  que  j*ai  annoncée  plus  haut,  et 
qui  consiste  dans  l'incertitude  des  jugements  que  nous  pouvons  seule- 
ment établir  sur  les  indications  d'un  de  nos  sens,  non  sur  des  modifica- 

• 

^  Voyez,  à  la  suite  de  cet  article,  la  note  a.  <^  '  ()p<if a«,  liv.  II,  partie  III,  12* 
proposition  (aifinem). 


MARS  1846.  155 

lions  mécaniquement  opérées  dans  des  corps  tangibles.  Mais,  avant  de 
transporter  les  faits  dans  ce  nouveau  système  de  conceptions,  il  faut 
laisser  reposer  Fesprit  du  lecteur  : 

Et  jam  tempus  equum  —  solvere  colla. 

BIOT. 

Note  l". 

Sur  la  détermination  des  indices  de  réfraction,  indépendamment  de  toute  hypothèse 
sur  la  nature  de  la  lumière. 

Mon  but,  dans  cette  note,  est  d*étabiir  plusieurs  résultats  mathématiques  uni- 
versellement adoptés,  et  qui  sont  d*un  usage  continuel  dans  les  calculs  d  optique. 
Maison  les  présente  souvent  comme  conséquences  des  théories;  au  lieu  que  je  me 
propose  de  les  déduire  des  seules  indications  fournies  par  Texpérience. 

Nommons  A,  A  ,  A,,  A,....A«,  des  milieux  matériels  divers,  en  nombre  quel- 
conque, tous  diaphanes  et  non  cristallisés.  Si  Ton  met  deux  quelconques  de  ces 
milieux  en  contact  mutuel,  par  une  surface  plane,  et  quon  fasse  passer  un  rayon 
de  lumière  simple  de  Tun  dans  Tautre,  on  admet  jusqu*ici  en  fait,  que  la  réfraction, 
5005  toutes  les  incidences,  s'opérera  suivant  la  loi  de  Descartes,  c'est-à-dire  que  le 
sinus  de  Tangle  d'incidence  et  le  sinus  de  l'angle  de  réfraction  auront  toujours 
entre  eux  un  rapport  constant,  dont  la  valeur  numérique  pourra  être  obtenue  par 
l'observation. 

Adoptant  donc  ce  résultat  comme  général,  je  mets  successivement  les  milieux  A  , 
A  ,  A  ....A«,  en  contact  plan  avec  le  premier  A;  et  je  fais  passer,  de  celui-ci  dans 
chacun  d'eux,  un  même  rayon  simple,  qui  devra,  par  conséquent,  8*y  transmettre 
conformément  à  la  loi  tout  à  l'heure  exprimée.  Alors  je  nomme  0^  0,,  0^,„  les 
an^es  respectifs  de  réfraction  qu'il  y  forme ,  pour  une  même  incidence  6,  prise  dam 
le  milieu  A ,  incidence  que  je  choisis  ainsi  conunune,  a&n  de  rendre  les  effets  rela- 
tifs des  divers  milieux  plus  aisément  comparables.  Puis  je  désigne  par  m^,  m^,  m,... 
les  rapports  constants  de  réfraction  qui  sont  propres  à  chacune  de  ces  expériences, 
et  j'en  déduis  le  système  d'équation  suivant  : 

(i)  Sin  d^zm^sind^  passage  du  rayon ,  de  A  dans  A^, 

Sin  dz=m^  sin  0^ de  A  dans  A^, 

Sin  dz=m^  sin  d^ de  A  dans  A,, 

généralement  :   Sin  d-=m^  sin  ^« de  A  dans  A.. 

Maintenant  je  dispose  tous  les  milieux  A,,  A,,  A,...  A..^,  en  couches  planes,  à 
faces  parallèles,  que  je  mets  toutes  en  contact  les  unes  à  la  suite  des  autrês.  Puis, 
laissant  le  milieu  A  indéfmi,  je  le  mets  en  contact  plan  avec  la  surface  antérieure 
de  A,,  et  je  mets  la  postérieure  de  A^.^  pareillement  en  contact  avec  Tantérienre 
de  A».  Alors,  prenant  le  même  rayon  simple  que  nous  avons  tout  à  Theure  em» 
ployé,  je  le  fius  passer  d'abord  de  A  dans  A^,  sousTangle  d'incidence  quelconque  t. 
h  y  forme  donc  un  angle  de  réfraction  t^  conforme  à  la  loi  de  Descartes.  Or,  en 

20. 


156  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

vertu  du  parallélisme  donné  aux  couches  superposées ,  si  on  laisse  le  rayon  continuer 
sa  route  a  travers  leur  assemblage ,  r  deviendra  Fangle  d*incidence  du  rayon ,  quand 
a  passera  de  A,  dans  A,;  puis  Tangle  ae  réfraction  t^,  qu'il  formera  dans  A^,  deviendra 
de  même  son  angle  d'incidence  sur  A^,  et  ainsi  de  suite  indéfiniment,  autant  que 
Ton  aura  interposé  de  couches  à  faces  parallèles.  Alors,  si  Ton  désigne  par  m^,  fc^, 
fi ...  les  rapports  constants  de  réfraction  propres  à  chacun  de  ces  passages,  le  pre- 
mier m,  devant  rester  tel  que  nous  Tavons  employé  d'abord ,  on  aura  le  système 
d'équations  suivant  : 

(a)       SiuT  =    nijSinTj  au  passage  du  rayon,  de  A  dansA^    \ 

SinTj=:    fi,  sinr^ 1 de  A^  dans  A^,    J     Tom  i«  milw««  »- 

Sinr  =    fi.  sinr  de  A  dans  A.    (  Ï"",^^,.-V!,^  •* 

Sm  T,  :=    fi^  sm  t^ de  A,  dans  A^,    l  «ooeiiet  plasM  à  fMt 

etc.  \  P*'*"**«- 

et  enfin  :  SinT,_ ,  =  fi,  sin  t„ de  A,  ,  dans  A../ 

La  loi  de  dérivation  continue,  que  ces  équations  expriment,  s'étendra  à  un 
nombre  quelconque  de  milieux,  à  faces  parallèles,  interposés  entre  le  prânier  A  et 
le  dernier  A,. 

De  là  on  tire  évidemment  les  relations  suivantes  : 

<"        V 

•  Sin  T  =  m,  fi[  fi^  fi^  sin  t^, 
et  généralement  :  Sin  t  =  m,  fi^  fi,  fi^...  ft,  sm  t.. 

Toujours ,  sous  la  condition  expresse  du  parallélisme  des  couches ,  pour  tous  les 
milieux  interposés  entre  les  extrêmes  A  et  «. 

Dans  ces  dernières  relations,  Tangle  r,  pris  dans  le  premier  milieu  A  est  tout  à 
fait  arbitraire.  Faisons-le  égal  à  l'angle  6  des  équations  (i)  qui  est  pris  aiftsidans  ce 
même  milieu.  Alors  l'angle  r^  deviendra  évidemment  égal  à  l'angle  6^  de  ces  mêmes 
équations.  Mais,  en  outre,  c'est  encore  un  autre  fait  d'expérience,  que,  dans  la 
condition  ici  supposée  du  parallélisme  des  couches,  les  angles  r^,  t,,  t^...  t„  se 
trouveront  respectivement  égaux  aux  angles  6  ,  0^^  0^„.  ^,,  qui  appartiennent  aux 
mêmes  milieux  dans  les  équations  (i).  Cette  identité,  toujours  constatée,  entraine 
donc  nécessairement  les  conditions  suivantes  : 

(4)  m^  =  m^, 

^t  =  ^i  f*.' 

"».  =  '^i  f*.  f*.' 
m,  =  m,  fi,  fi^  fi^, 

et  généralement  :  nin  =im^  fi,  fi,  fi^...  fin. 

Ce  résultat  expérimental  ne  soufire  aucune  exception,  lorsque,  selon  la  supposi- 
tion conventionnelle  que  nous  avons  admise.  A,  A^  A,...  A«  sont  des  milieux  dia- 
phanes non  cristallisés.  On  peut  l'énoncer  généralement  de  la  manière  suivante  : 

Soient  A  et  A,  deux  milieux  non  cristallisés ,  séparés  l'un  de  l'autre  par  un  nombre 
quelconque  de  couches  planes,  à  faces  parallâes,  formées  individudlement  avec 


Sinr 

— 

m, 

sinT,, 

Sin  T 

rz: 

m, 

f. 

«m  T,, 

Sinr 

— ^ 

m, 

f». 

f«,  MD  ^ 

MARS   1846.  157 

des  milieux  de  toute  nature,  assujetties  seulement  à  cette  môme  condition  de  n*être 
point  cristallisées  et  de  laisser  passer  la  lumière.  Concevons  dans  A  un  rayon  lumi- 
neux simple,  qui  arrive  à  la  surface  antérieure  de  la  première  couche  sous  Tinci- 
^pnce  0.  Puis,  après  quil  aura  traversé  toutes  les  couches  parallèles,  supposons 
qu*il  pénètre  le  milieu  „  sous  Tangle  de  réfraction  final  6»»  Si  Ton  a  mesuré  par  . 
1  observation  les  angles  6  et  d^  dmcidence  et  de  réfraction  extrêmes ,  on  n*aura 
qu*à  former  Téquation 

Sin  ^  =  m,  sin^a, 

et  le  nombre  m„  qu*on  en  déduira ,  sera  identiquement  égal  au  rapport  qu'on  ob- 
tiendrait entre  les  sinus  des  angles  d*incîdence  et  de  réfraction ,  si  Ton  faisait  passer 
immédiatement  le  même  rayon  simple  du  milieu  A  dans  le  milieu  A„  en  suppri- 
mant les  plaques  parallèles  des  milieux  intermédiaires  que  Ton  avait  interposées 
entre  eux. 

Les  expériences  d*optique  présentent,  à  chaque  instant,  une  application  particu- 
lière de  cette  règle ,  où  elle  se  vérifie  avec  autant  de  simplicité  que  d^évidence. 
Toutes  choses  étant  telles  que  nous  Tavons  admis ,  concevons  que  le  dernier  milieu 
A«  devienne  identique  avec  le  premier  A.  On  réalisera  cette  supposition,  par 
exemple,  si  tout  le  système  de  plaques  parallèles  en  contact,  formées  avec  les  milieux 
A,,  Aj,  A,...  A,_j,  est  entouré  d*air  atmosphérique  en  repos  et  en  communication 
libre,  lequel  constituera  ainsi  les  milieux  extrêmes  A,  An,  avec  un  état  absolu 
d'identité.  Dans  un  tel  cas,  d'après  la  règle  précédente,  on  devra  trouver  m,  =- 1, 
par  conséquent  t  z=z  t„  puisque  l'on  aurait  d=z  d^  dans  la  transmission  directe  qui 
aurait  lieu ,  à  travers  la  masse  d'air,  si  les  plaques  parallèles  n'étaient  pas  interpo- 
sées dans  le  trajet  du  rayon.  Or  cette  égalité  des  angles  extrêmes  d'incidence  et 
d'émergence  t  et  t,  s'observe  en  effet  avec  la  dernière  rigueur,  lorsqu'un  système 
quelconque  de  plaques  jion  cristallisées,  à  faces  parallèles,  est  interposé  dans  le 
trajet  d'un  rayon  lumineux. 

Limitons  le  système  intermédiaire  à  une  seule  plaaue  pareille ,  formée  avec  le 
milieu  A^,  A,  étant  encore  rendu  identique  avec  A.  Alors  le  nombre  n  sera  égal  à 
a;  et,  dans  la  deuxième  des  équations  (4),  m,  deviendra  égal  à  i,  comme  dans  la 
transmission  directe  du  rayon ,  a  travers  le  milieu  ambiant  A.  Cette  équation ,  ainsi 
particularisée,  donnera  donc  : 

ifij  est  le  rapport  de  réfraction  du  rayon  lumineux,  lorsau'il  passe  du  milieu  A 
dans  le  milieu  A  sous  Tincidence  quelconque  t;  et  a  est  le  rapport  de  réfraction 
du  même  rayon,  lorsqu'il  repasse  du  milieu  A,  dans  le  milieu  A,  en  traversant  la 
seconde  surface  de  la  plaque,  où  r,  représente  son  angle  d'incidence  intérieure.  Ce 
second  rapport  est  donc  exactement  inverse  du  premier.  La  connaissance  de  ce  fait 
sert  pour  calculer  la  marche  d'un  rayon  lumineux  simple ,  qui  traverse  un  prisme 
fait  d'une  substance  non  cristallisée,  environné  d'air;  et  l'on  en  conclut  la  valeur 
du  rapport  de  réfraction  m^  lorsque  l'on  a  mesuré  l'angle  réfringent  du  prisme? 
ainsi  que  la  déviation  que  le  rayon  a  subie  après  l'avoir  traversé. 

La  combinaison  de  ces  divers  résultats  légitime  toutes  les  opérations  que  j*ai 
rapportées  dans  le  texte,  et  sert  à  les  calculer  indépendamment  de  toute  hypollièse 
sur  la  constitution  du  principe  lumineux.  D'abord,  pour  évaluer  l'indice  de  réfrac- 


158         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tîon  des  rayons  qui  passent  du  vide  dans  Tair,  nous  leur  faisons  traverser  un 
prisme  creux,  fermé  par  des  glaces  à  faces  parallèles,  duquel  on  extrait  Tair.  L*in* 
terposition  de  ces  glaces  n  apporte  aucun  changement  à  le  déviation  finale  éprouvée 
parle  rayon  lumineux.  Elle  est  la  même  que  si  on  le  faisait  passer  inunédiatement  4i 
-  Tair  extérieur  dans  le  vide  intérieur,  puis  ressortir  de  ce  vide  dans  Tair  suivant  un 
rapport  de  réfraction  exactement  inverse.  De  là  on  conclut  l'indice  de  réfraction  m^ 
qui  est  propre  à  ce  même  rayon ,  lorsqu'on  le  suppose  passant  immédiatement  du 
vide  dans  1  air  ambiant;  et  Ton  étend  celte  évaluation  à  un  état  quelconque  de  Tair, 
par  les  expériences  ultérieures  que  j'ai  rapportées. 

On  prend  alors  un  prisme  formé  de  toute  autre  substance  non  cristaUisée;  et,  le 
plaçant  dans  Tair  ambiant,  on  détermine  le  rapport  de  réfraction  du  même  rayon 
simple,  lorsqu'il  passe  de  cet  air  dans  la  substance  du  prisme.  Désignons  ce  nou* 
veau  rapport  par  fi^.  Celte  expérience,  combinée  avec  la  précédente,  nous  donnera 
rindice  ae  réfraction  m^  du  rayon,  tel  qu'on  l'obtiendrait  en  l'introduisant  directe- 
ment du  vide  dans  la  substance  du  prisme.  En  effet,  si  l'on  veut  appliquer  à  ce  cas 
la  notation  dont  nous  avons  fait  tout  à  l'heure  usage ,  pour  former  les  systèmes  d'équa* 
tion  (a),  (3),  (4)«  il  n'y  a  qu'à  considérer  le  milieu  antérieur  A  comme  désignant  le 
vide,  et  le  milieu  suivant  Â^  la  substance  dont  est  fait  le  prisme  réfringent.  Alors 
la  seconde  des  équations  (4)  donnera  tout  de  suite  : 

^t  =  '^i  f*.  i 

donc,  ayant  déterminé  expérimentalement  les  nombres  m^  et  (x,,  on  obtiendra  le 
nombre  m,  par  celte  relation,  comme  si  on  l'avait  déterminé  par  une  expérience 
spéciale,  où  le  rayon  considéré  aurait  passé  immédiatement  du  vide  dans  la  subs- 
tance dont  le  prisme  est  fait. 

La  constance  du  rapport  de  réfraction  sous  toutes  les  incidences ,  lorsqu'un  rayon 
de  lumière  simple  traverse  la  surface  commune  de  deuxnnilieux  non  cristallisés, 
n'a  peut-être  pas  été  constatée  jusqu'ici  expérimentalement,  avec  toute  la  rigueur 
désirable ,  sous  les  incidences  les  plus  obliques.  Il  serait  intéressant  d'étudier  aussi, 
sous  ces  incidences,  la  loi  de  la  réflexion  spéculaire  sur  les  surfaces  externes  des 
corps  cristallisés  doués  de  la  double  réfraction.  Car  il  serait  possible  qu'on  y  trou- 
vât alors  quelque  inégalité  entre  les  angles  de  réflexion  et  d'incidence,  lorsque  la 
face  réfléchissante  serait  oblique,  à  l'axe,  ou  aux  axes,  de  cristal.  Et,  en  outre,  si  le 
plan  d'incidence  était  ^dirigé  hors  des  sections  principales ,  il  se  pourrait  que  le 
rayon  spéculairement  réfléchi  ne  se  trouvât  pas  rigoureusement  contenu  dans  ce 
même  plan.  Un  moyen  de  réaliser  ces  épreuves ,  ce  serait  d'extraire  d'un  même 
cristal,  à  double  réfraction  très-énergique,  deux  morceaux  de  coupes  diverses;  de 
les  coller  ensemble  latéralement;  puis  de  leur  donner,  par  le  travail,  une  surface 
commune  bien  polie ,  dirigée  dans  les  sens  les  plus  différents  relativement  à  l'axe 
ou  aux  axes  du  cristal,  sur  laquelle  on  observerait,  avec  une  lunette,  la  réflexion 
simultanée  de  lignes  droites  très-fines  et  très-distantes.  Nous  avons  fait  préparer, 
M.  Regnault  ^  moi ,  un  appareil  de  ce  genre  avec  deux  morceaux  de  spath  d'Islande, 
dont  la  surface  commune  est,  pour  l'un,  perpendiculaire  à  l'axe,  pour  l'autre,  pa- 
rallèle aux  faces  naturelles.  Mais  nous  n'avons  pas  pu  encore  l'employer  avec  tous 
les  soins  de  précision  que  cette  étude  exigerait. 


MARS  1846.  159 


Note  2. 

Sar  la  représentation  des  accès  par  des  mouvements  rotatoires  associés  à  des  propriétés 

polaires. 

Soit  Âj  un  milieu  matériel  non  cristallisé,  dans  lequel  un  corpuscule  lumineux, 
de  nature  défmie ,  se  meut  actuellement  avec  la  vitesse  de  translation  a^.  Nommons 
tf  j  la  longueur  linéaire  qu'il  y  décrit  pour  revenir  à  une  môme  phase  d'un  accès  de 
même  nature,  et  t^  la  durée  temporaire  d'un  de  ces  relou»,  exprimée  dans  la 
même  espèce  d'unité  de  temps  qui  sert  a  évaluer. la  vitesse  a^.  On  aura,  d'après 
ces  définitions  : 

Prenons  pour  unité  de  vitesse  celle  qui  est  propre  au  corpuscule  lumineux , 
lorsqu'il  se  meut  dans  le  vide.  Alors  a^  exprimera  son  indice  de  réfraction  lorsqu'il 
se  meut  dans  le  milieu  A  ,  et  nous  pouvons  l'interpréter  ainsi  au  besoin. 

Pour  un  autre  milieu  A,,  également  non  cristallisé,  où  les  quantités  analogues, 
propres  au  même  corpuscule  lumineux ,  seraient  désignées  par  les  mêmes  lettres , 
spécifiées  par  l'indice  a ,  on  aurait  pareillement  : 

'        u 
t 

et,  en  conservant  toujours  la  même  unité  de  vitesse,  a,  exprimerait  l'indice  de  ré- 
fraction du  corpuscule,  lorsqu'il  se  meut  dans  le  milieu  A,. 

Supposons  maintenant  que  le  corpuscule  passe  du  milieu  A^  dans  le  milieu  A 
sous  l'incidence  normale.  D'après  la  conclusion  générale  que  Newton  a  cru  pouvoir 
tirer  de  ses  expériences,  les  deux  longueurs  «^  e^  auront  entre  elles  la  relation 
9uiv{inte',:  • 

Si  l'on  met  cette  valeur  de  e,  dans  l'expression  de  t,,  et  qu'on  divise  ensuite 
celle-ci  par  t,,  il  en  résultera  : 

/,       a/- 

'  Cette  relation  est  rexpresaion  littérale  de  renoncé  donné  par  Newton  ioi-méme  (Optique, 
Itv.  II,  partie  uit  proposition  17).  La  manière  dont  elle  se  déduit  de  ses  expériences  est 
eipoaée  dans  mon  Traoi  depKysiqiu,  tome  IV,  page  107.  Les  longueurs  que  je  désigne  ici 
par  «1,  «ti  sont  ce  que  Newton  appelle  les  intervaUes  des  acch  de  même  nature.  Je  les  ai  repré- 
sentés par  3Î  dans  le  passaffe  cité  page  108,  et  j*y  ai  rapporté  leurs  valeurs  absolues  dans 
fair  diaprés  Newton.  Il  ne  faut  pas  confondre  ces  intervalles  avec  les  longueurs  d*un  même 
accès, <rai  sont  moitié  moindres.  Celles-ci  sont  désignées  par  i  dans  la  notation  que  j*ai  adoptée; 
et  j*ai  donné  leurs  vaJenrs  à  la  page  108,  ponr  les  diverses  substances  oâi  Newton  les  a  obser- 
véaa.  On  iea  Gonciol  pour  le  vide  d*après  la  relation  générale  (ra*il  avait  trouvée  antre  leori 
graodmrt ,  el  Iea  iiKUcea  de  réfraetkm  des  différenU  mUieoz  00  ils  ae  réaliaeot 


160  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Alors,  si  Ton  attribue  les  retours  des  accès  de  même  nature  à  une  révolution 
complète  du  corpuscule  sur  lui-même,  lorsqu*il  passera  ainsi  du  milieu  A^  dansl^ 
milieu  A,  sous  Tincidence  normale ,  les  durées  de  ses  révolutions  seront  réciproques 
aux  carrés  de  ses  vitesses  de  translation,  dans  ces  deux  milieux.        ^ 

Cette  relation  étant  supposée  générale,  elle  devra  s*appliquer  encore,  lorsque  le 
corpuscule  passera,  sous  l'incidence  normale,  du  vide  dans  le  milieu  A^,  puis  de 
celui-ci  dans  le  milieu  A^,  et  ainsi  de  suite  indéfiniment,  pourvu  que  Ton  conserve 
la  perpendicularité  d* incidence  dans  tous  les  passages  successifs.  Nommons  alors  ( 
le  temps  d*une  révolution  du  corpuscule  sur  lui-même,  lorsqu'il  se  meut  primitive- 
ment dans  le  vide  9fec  la  vitesse  i.  L*équation  précédente,  étant  successivement 
appliquée  à  ces  divers  cas,  donnera  : 

t  a  •  a  • 

et  Ton  en  tirera ,  par  Télimination  successive  : 

t^  z=z  — r;         t,  =  — r;         '»  =  — r;        généralement  u 


a« 


La  durée  de  la  rotation  sera  donc  constamment  réciproque  au  carré  de  la  vitesse 
de  translation  du  corpuscule  lumineux,  dans  le  milieu  où  Û  se  trouve  actuellement; 
et  elle  sera  la  même ,  quels  que  soient  le  nombre  ainsi  que  1»  nature  des  milieux 
qu'il  aura  traversés  avant  d'y  parvenir,  pourvu  qu'il  se  soit  successivement  introduit 
dans  tous  sous  l'incidence  normale,  comme  nous  l'avons  supposé.  Ainsi,  dans  ce 
même  cas  d'introduction  normale,  la  vitesse  angulaire  de  rotation  d'un- même  cor- 
puscule sera  constanmient  proportionnelle  au  carré  de  sa  vitesse  actuelle  de  trans- 
lation. 

Celte  proportionnalité  n'aurait  plus  lieu  pour  l'introduction  sous  des  incidences 
obliques,  si  l'on  adoptait  la  loi  empirique  trouvée  par  Newton,  relativement  aux 
modifications  que  les  longueurs  des  accès  éprouvent  dans, de  tels  c^s  (Optique, 
liv.  11,  partie  m,  proposition  i5).  Alors  la  vitesse  de  rotation  d'un  même  corpus- 
cule lumineux ,  dans  chaque  milieu  donné ,  dépendrait  non-seulement  de  sa  vitesse 
de  translation  actuelle,  mais  encore  de  l'angle  sous  lequel  il  se  serait  introduit, 
tant  dans  ce  milieu-là  que  dans  tous  les  milieux  antérieurs  qu'il  aurait  parcourus 
depuis  son  émission.  Quoiqu'on  ne  puisse  admettre  comme  absolument  exacte 
l'expression  que  Newton  a  donnée  de  ces  changements  de  longueurs  des  accès  sous 
les  mcidences  obliques ,  elle  montre  qu*ils  sont  fort  complexes ,  et  qu'ainsi  on  ne 
peut  pas  s'attendre  qu'ils  résultent  d  un  simple  rapport  de  proportionnalité.  Or 
cela  semble  suffire  pour  que  la  longueur  actuelle  des  accès  dans  un  milieu  donné 
doive  dépendre  de  la  nature  des  milieux  traversés  antérieurement  par  le  même 
rayon  sous  des  incidences  obliques;  et  cette  conséquence  s'applique  également  aux 
longueurs  des  ondulations  dans  les  mêmes  circonstances,  lorsqu'on  veut  transporter 
les  accès  neu Ioniens  à  ce  genre  de  conception.  Comme  une  telle  dépendance  d'ac- 
tions antérieures  aurait  une  très-grande  importance  théorique,  je  crois  devoir  faire 
remarquer  qu'elle  résulte  directement  des  expressions  employées  par  Newton  lui- 
même  pour  caractériser  les  dilatations  des  anneaux  vus  sous  des  incidences  obliques 
{Optiqae,  liv.  II,  partie  m,  proposition  i5).  De  sorte  que,  si  Ton  répugne  à  1  ad- 
mettre, il  &udra  attacher  à  œt  incidences  des  conditions  physiques  sp^ales,  qui 


MARS  1846.  101 

restituent  aux  accès,  ou  aux  ondes,  leur  constance  ultérieure  de  longueur  dans 
chaque  milieu,  relativement  à  la  vitesse  de  translation,  supposée  pareulement  in- 
variable. Or  ces  conditions  pourraient  bien  se  trouver  dans  les  circonstances  mêmes 
des  réflexions  opérées  sous  des  incidences  obliques,  qui  conduiraient  les  rayons 
incidents  à  pénétrer  jusqu*à  de  petites  profondeurs  dans  le  corps  réflecteur,  avant 
de  reprendre  leur  trajectoire  dans  le  mUieu  où  Tincidence  sera  opérée.  Newton 
parait  avoir  eu  cette  pensée,  conune  on  peut  le  voir  dans  la  première  exposition 
qn  il  donna  de  son  hypothèse  mixte  sur  la  lumière  (Birch,  t.  III,  p.  267).  Fresnel 
avait ,  je  crois ,  une  idée  à  peu  près  analogue  ;  mais  il  devait  nécessairement  rappli- 
quer d  une  manière  différente  au  système  ondulatoire  simple  qu'il  avait  adopté. 


WÔRTERBUCH  DER  Griechischen  EiGENNAMEN ,  etc,  Dictionnaire 
des  noms  propres  grecs,  avec  un  coup  (ïœil  sur  leur  formation,  par 
le  docteur  W.  Pape.  Braunschw,  1 842 . 

QUATRIÈME    ET    DERNIER    ARTICLE. 

DSUXiiHE   GENRE. 
NOMS    EN    hcjpOf,  DONT   LA    PREMIÈRE    PARTIE    EST    UNE   ^PITHÈTE    DE   DIVINITÉ. 

Ed  cherchant  des  applications  du  même  principe,  j'ai  rencontré 
quelques  noms  dont  je  n*ai  su  d'aboixl  que  faire,  parce  qu'ils. semblaient 
échapper  à  toute  analogie:  par  exemple,  les  deux  noms  ïlroiSSojooç  et 
Ua»Sox6Scjpos ,  ce  dernier,  dans  une  inscription  des  syringes  de  Thèbes. 
Ayant  quelque  confiance  dans  le  principe  de  composition  dont  j*ai  parlé 
plus  haut,  je  cherchai  les  moyens  d*y  ramener  ces  noms  singuliers. 

Je  fis  la  remarque  que  plusieurs  noms  propres  grecs  étaient  ou  des 
ëpitbètes  de  divinités,  ou  des  dérivés  de  ces  épithètes;  tels  sont  les 
noms  de  Iludio^ ,  ÈxtlSoiXoç  ou  Éjci^^^Xio^,  kké^tos^  AodAioç,  Off>^tof, 
qui  sont  des  épithètes  bien  connues  d'Apollon;  ÈvéSios,  épithète 
d'Hermès;  EvoSos,  de  Pan;  hpéfuoç^,  de  Bacchus.  Tels  sont  encore  les 
noms  composés  ÙfXvfnriiScjpoç  et  UvOéScûpos,  où  se  trouvent  les  épithètes 
de  Jupiter  et  d'ÂpoUon,  au  lieu  des  noms  de  ces  divinités.  Tels  sont  en- 
core tes  composés  (yXvfj^TttoaOévfis,  Uv6ay6pas,  UvOdyye'Xos ,  UuOdpj^as  ^  etc. 

Cette  remarque  me  donna  la  théorie  des  noms  qui  m'embarrassaient 
si  fort.  Je  m'aperçus  qu'ils  étaient  composés  avec  des  épithètes  ou  des 
titres  de  divinités ,  ordinairement  très-rares ,  ou  se  rapportant  à  des 
coites  locaux  dont  l'étendue  était  fort  limitée  ;  d'où  il  résulte  que  ces 

'  Je  ne  trouve  ce  nom  que  sous  la  forme  latine,  P.  Qodius  Bromius.  OreUi, 
n*  &180. 

ai 


162         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

noms  doivent  k  la  fois  être  rares  et  appartenir  k  certaines  localités. 
C'est  en  effet  ce  qtii  arrive  pour  la  plupart  d*entre  ceux  que  j'ai  pu  re- 
cueillir. Je  commence  par  ÛroiôScjpos,  un  des  plus  frappants  entre  ceux 
qui  m'avaient  embarrassé. 

Ce  nom  est  assez  ancien  chez  les  Gi^cs»  puisqu'on  le  trouve  dès  le 
temps  de  Pindare  et  de  Thucydide.  Dans  cet  historien  ^  il  désigne  un 
personnage  banni  de  Thèbes.  Ce  nom  provient  évidemment  de  UroToç 
ou  IItçSo^,  épîthète  qu'Apollon  tirait  du  mont  UroJos,  où  il  avait  un 
temple,  et  qui  appartenait  au  territoire  de  Thèbes^,  et  s'élevait  au-dessus 
du  lac  Copaîs ,  près  d'AcrsBphia.  C'était  donc  un  nom  essentiellement 
thébain.  Le  Piœodore  de  Pindare^  était  corinthien,  et  celui  de  Démos- 
tbène  mégarien^\  ils  tiraient  certainement  leur  origine  de  Thèbes;  car 
répithète  UtÇos  est  purement  locale.  Une  médaille  de  Béotie  ^  porte 
les  lettres  IITOI,  qui  doivent  être  le  commencement  de  UTOi[6Sojpos]. 

C'est  au  même  dieu  et  au  même  pays  qu'appartient  le  nom  de  FaXo- 
^iScûpos,  qui,  selon  Xénophon,  désignait  un  des  Thébains  corrompus 
par  l'or  du  grand  roi  ^.  Takdt^io^  est  en  effet  une  épithète  qu'Apollon 
portait  à  Thèbes.  Selon  Proclus,  ce  dieu  y  prenait  les  titres  d'iafitfvios 
xa\  TeCkièios  ''.  Il  est  vrai  que  M.  Bekker,  dans  le  texte  de  Photius ,  a 
voulu  lire  Xo^io^;  mais  0.  Mùller  blâme  tout  changement  et  préfère 
l'ancienne  leçon  *.  Son  opinion  se  trouve  &  présent  confirmée  par  le 
rapprochement  que  fournit  le  nom  du  thébain  FaXa^^evpo^,  qui  annonce 
qu'un  dieu  recevait  en  Béotie  le  titre  de  ToAd^ios. 

Une  autre  épithète  de  ce  dieu,  celle -de  Êxorro^,  synonyme  de  Èxtj€6^ 
'koç,  peut  être  entrée  en  composition  dans  le  nom  de  ÈxarSScûpos^,  qui  ne 
vient  pas  à^xarov,  pour  ÈxarôvScjpos^  comme  le  pense  M.  Pape,  non 
plus  que  Èxarox'kiis.  Je  sais  que  ces  deux  noms  seraient  très-régulièrement 
formés  avec  le  nom  d'Éxo^nr  ;  mais  on  trouvera  peut-être  difficile  que  le 
nom  d'une  divinité  infernale  fût  suivi  de  SG9pos;  car  il  est  fort  probable 
que  ïtkovToyépris ,  TtkovroKkiis ,  ïtXourapj(os\  viennent  de  IIXoCto^  et  non 
de  Ttkofkdûv,  le  dieu  Platon.  Le  nom  propre  Ukouraûv  doit  avoir  même 
origine.  C'est  aussi  de  l'épithète  d*Apollon  ou  du  nom  Èxdlrv,  qu'on 
peut  feire  dériver  ceux  d'Ènaroûos  (  Hécatée)  et  à^Kar6f»v<as  dont  je  par- 
lerai plus  bas.  Je  n'excepte  pas  Éxordwi/f^or,  car  il  n'est  pas  probable 
qu'on  ait  appelé  un  individu  VhomTne  aax  cent  nom;  un  diea,  k  la 
bonne  heure,  parce  qu'il  pouvait  recevoir  une  multitude  d*épithètes 

*,  IV,xxxvi.  —  *  Paus.  IX,  uni,  5. — '  Olymp.  xiu.— *  D»  coron,  p.  324-  Uy  a  uq 
Piœodore  dans  Lucien,  Dialog.  mort,  viii,  i.  —  *  Mionnet,  t.  II,  p.  loa.  —  •  Hel- 
Un.  m.  T,  1.  — -  '  Ap.  Phot.  p.  Sai .  col  a,  —  •  Orchamsn.  S.  A7.  —  •  Conf. 
Corp,  insc,  n*  3737-2 


MARS  1846.  163 

différentes;  ainsi,  Isis  [luptûiifVfios.  Èxareiwfios  est  probablement  formé 
comme  ^xafjMvSpciwfios. 

Le  même  Apollon  ou  bien  Escalope  se  reti-ouve  dans  plusieurs  noms 
formés  avec  des  épithètes  relatives  à  ces  dieux  médicaux. 

Ainsi  iarpéSùjpos,  sur  une  médaille  de  Smymc*,  sera  un  synonyme 
de  kaiiXvfnàSœpoç ,  puisque  Esculape  recevait  par  excellence  le  titre 
diarpSs^.  C'est  probablement  IATP0AQP02  quil  faut  lire  sur  une 
inscription,  au  lieu  de  IIATPOAftPOS  que  M.  Bôckh  croit  suspect  *, 
et  non  sans  raison. 

Le  nom  de  Tune  ou  de  Tautre  de  ces  deux  divinités  entre  dans  celui 
d'kxea16Sa)pofj  porté  par  ub  ancien  historien  ^  et  par  un  personnage 
d*Aristénète  ^;  car  àxéôlojp  [le gaérissear)  est  une  épithète  d*Ësculape  aussi 
bien  que  d* Apollon  (â  4>o?S'  dxéalœp^).  Quant  à  kxecréScjpos ,  nom  d'un 
autre  historien  '^,  il  faut  peut-être  lire ,  soit  kxealéSojpoç,  soit  kxeaiéScûpos , 
l'adjectif  kxéa-ioç  étant  une  épithète  de  Télésphore  ^  et  d'Apollon  ^,  qui 
se  retrouve  dans  les  noms  simples  kxéa-ios,  Axea-iaç;  comme  kxsc/lîvos, 
kxéa1ù}p,  kxealopiStfs  et  kxêaei,  nom  d'une  fille  d'Esculape  etd'Épione, 
épouse  de  ce  dieu  ^®. 

Ce  nom  d'âTri^t^i;  nous  mène  naturellement  à  celui  d^ÛméScjpos, 
que  portait  une  île  de  la  mer  Rouge  [ÛTnoScipov  vfjaos  ^^).  J'ai  déjà  eu 
occasion  de  remarquer  ailleurs  que  tous  les  noms  grecs  que  portent 
des  localités  de  cette  mer  leur  avaient  été  imposés  par  des  naviga- 
teurs qui  les  avaient  découvertes  ou  qui  y  avaient  formé  les  premiers 
établissements;  tantôt  ce  sont  des  qualificatifs,  tirés,  soit  de  quelque  cir- 
constance  locale,  comme  Aevxbs  et  ^aBùç  >//x);v,  ^(lelpaySos  (ou  S^xa- 
péySov),  UevreSclxrv'Xov,  MovoSàbmXov  et  Sa-nJpûw  6pos,  etc.;  soit  de 
noms  de  divinités,  comme  AÇpoSirris  et  kcAdprris  vi}(Tos,  kOnvas  jSw/x^^, 
laiov  6pos^^^  Aioaxoupcjv  Tafinv,  soit  de  noms  de  rois  et  de  reines, 
teb  que  ceux  de  Bérénice,  d'Arsinoé,  de  Ptolémais,  de  Philotéra;  soit 
enfin  de  particuliers,  tels  que  les  caps  de  Sarapion,  de  Démétrins  et 
de  Diogène,  les  pofts  àAntiochai  et  de  Mys  {Mvbç  6pfiûs^^,  les  îles  d^Aga- 
thon,  de  Timagène,  de  Mjrony  de  Dioscoride,  enfin  d'Épiodore,  dont  le 

*  Hionnet,  m.jp.  igS,  201.  S.  vi,  p.  870.  —  *  Paus.  II,  xxix,  9. —  *  Corp.  insc. 
n*  3367. —  *  ^P-  ^lutarch.  Themist  c.  xni. —  *  Arislœn.  I,  xni. —  *  Eurip.  Anirom. 
88a.—  '  Cf.  Voss.  Hist  gr.  m,  p.  376.  Wcsterm.  —  •  Paus.  II,  n.  7.  —  •  Bôckh. 
ai  Corp,  insc,  t.  I»  JP.  477.  —  "  Cependant  kx&rdtft  nom  d'un  brodeur,  pourrail 
avoir  une  origine  différente,  et  se  rattacher  à  dKé&l pa,  Vôlkell ,  Nachlass,  S.  11g.  R. 
Rochette,  Lettre  à  M.  Schom,  p.  186,  187.  —  "  Peripl,  mar,  Erythr.  p.  175. 
Blancard.  —  ^*  L*adjectif  dérivé  do  ïtrts  est  ordinairement  iatCÊxàs;  cependant  le 
nom  des  fêtes  rà  lata  suppose  la  forme  tmoç,  qui  est  prouvée  par  cet  exemple, 
Icufp  àpoç,  —  "  Je  traduis  port  de  My$,  et  non  de  la  Soaris,  comme  on  Ta  jus- 

ai. 


164  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nom  nous  occupe  en  ce  moment.  Ces  diverses  espèces  de  noms  se  re- 
trouvent dans  ceux  que  les  navigateurs  modernes  ont  imposés  aux  lieux 
nouvellement  découverts.  On  voit  qu'ils  n  ont  fait  en  cela  qu'imiter  les 
anciens. 

Il  n*y  a  pas  jusqu'aux  pîerr^j  de  marque,  posées  en  divers  lieux  par 
les  Portugais  et  les  Espagnols,  sur  les  côtes  de  TAfrique  et  de  TAmé- 
rique,  qui  n  aient  leul*  analogue  dans  Tinscription  d*Evergète,  que  Gos- 
mas  avait  encore  trouvée  à  Aduiis;  et,  pour  montrer  ce  qu'il  peut  y 
avoir  dliistoire  dans  une  induction  tirée  d'une  simple  observation  re- 
lative à  des  noms  propres,  je  vais  en  indiquer  une  qui  a  échappé  à  tout 
le  monde,  même  à  GosseiUn,  dont  l'œil  attentif  et  pénétrant  a  décou- 
vert tant  de  points  curieux  pour  l'histoire  des  côtes  de  la  mer  Rouge. 
Cette  observation ,  qui  ressort  de  la  seule  inspection  de  la  carte  ancienne 
des  côtes  de  cette  mer,  est  celle-ci  :  les  noms  grecs  donnés  à  des  villes, 
à  des  caps  ou  à  des  îles,  ne  se  trouvent  que  sur  la  côte  occidentale, 
celle  d'Afrique.  Il  n'y  en  a  pas  un  seul  sur  celles  d'Arabie  au-dessous  du 
a  6*  degré  de  latitude.  Cette  observation  suffît  pour  établir  un  fait  dont 
l'histoire  ne  parle  pas,  c'est  que  ni  les  Ptolémées,  ni  les  empereufs  ro- 
mains n'ont  formé  d'établissement  de  ce  côté,  et  qu'ils  ont  porté  toutes 
leurs  colonies  sur  la  rive  opposée.  A  quoi  cela  tient-il?  A  plusieurs 
causes  que  j'indique  dans  mon  conmaentaire  sur  l'inscription  d'Adulis. 

Je  reviens  au  nom  d'Épiodore;  il  contient  une  épithète  d'Esculape, 
qui  se  qualifiait  d!rlmos  et  de  nirti(ppojv  ^.  Un  hymne  }ui  donne  rnême 
le  titre  de  tiTrtoSérrjp,  qui  est  déjà  une  épithète  de  la  langue  usitée, 
dès  le  temps  d'Homère^  avec  le  sens  de  ^iria  ou  xjpno^à  Scapoifievoç;  et 
c'est  à  la  même  idée  que  tient  le  nom  de  Èmôpii  que  portait  l'épouse 
de  ce  dieu« 

Cérès  ou  Proserpine,  et  peut-être  ces  deux  divinités  à  la  fois,  se  re- 
connaissent dans  le  nom  kyvSScûpos,  qui  est  celui  d'un  Athénien  cité 
par  l'orateur  Lysias*.  On  sait  que  kyvd  ou  Aypif  est  l'épithète  de  Tune 
ou  de  l'autre  de  ces  deux  déesses,  qui  recevaient  même  collective- 
ment le  titre  de  kyva\  d-ea/^.  J'attribue  la  même  origine  au  nom  de 
Ayv6<pt'Xos  que  je  crois  un  synonyme  de  Kop6(pi>ios,  composé  comme 
ÙpicpiTiOs,  AKpCkos,  etc.,  ainsi  qu'à  celui  de  kyvàOtyLis,  formé  comme 
ZrtvéOefiis,  ktroT^kiOefus  et  îlp6ûe(JLis. 

Îu'ici  entendu.  Le  nom  propre  Mv;,  génitif  Mv6;,  est  assez  fréquent  <  comme  son 
iminutif  Mv/ffxo;,  car  c'est  ainsi  qu*il  faut  prendre  ce  dernier  nom;  de  même, 
BoUntoç,  diminutif  de  ^oyç;  Avx/9xo«,  de  Xinoç;  Kvvifmof^  de  xAcav\  AeovrUntog^ 
de  'kéonf. —  *  Tzetz.  ad  Lycophr.  v.  io54.  —  *  Corp.  insc.  n*  5ii,  La.  —  '  Lysias, 
arat  xni,  55.  —  *  Welcwr,  Sylloge  epigr.  p.  178. 


MARS  1846.  165 

Ce  sont  des  épithètes  de  Jupiter  qui  ont  servi  à  composer  les  noms 
suivants  : 

haatTieéSœpos ,  Athénien  cité  dans  une  inscription  du  temps  de  Marc- 
Aurèle^  Son  nom  est  dérfvé  du  Jupiter  ^curCksis,  appelé  aussi  Tpo^dvios, 
honoré  en  Béotie,  spécialement  à  Orchpmène  et  à  Lébadée^. 

ICTraréScjpos ,  porté  par  un  Tanagrëen  et  deux  Thébains,  dont  un 
statuaire,  collaborateur  d*Aristogiton.  Car  ce  dieu  suprême  s'appelait, 
en  divers  lieux  de  la  Grèce,  ihraros  (vnéfnaTos),  épithète  qui  revient  à 
celle  de  li^ftalos,  employée  fréquemment.  Le  nom  de  la  fameuse  Hy- 
patiè  [XTraria)  fille  de  Théon,  a  même  origine. 

Ka<T(Tt6Sù>pos ,  Cassiodore,  se  tire  d*ime  autre  épithète  du  même  dieu, 
Koldios  ou  Kdaa-ios,  qui  provient  du  mont  Casius  ou  Cassius  en  Syrie  ^, 
voisine  de  Séleucie.  Aussi  le  nom  de  Jupiter  Casius  se  lit  sur  les 
médailles  de  cette  ville  ^.  Kacra-iéScjpoç  était  donc  un  nom  local ,  qui  ne 
se  trouve  guère  en  grec  que  sur  une  inscription  d'Antioche*,  comme  le 
simple  Kdaa-ioç  (sans  prénom)  ne  se  lit  que  sur  une  médaille  de  la 
même  ville®,  et  siir  une  inscription  d'Eumenia^.  Et  peut-être  est-il  bon 
d'observer  que  la  nymphe  Kourdiôini  ou  Koura-isnetay  femme  de  Céphée 
et  mère  d'Andromède,  était  la  fille  d^Aradas;  ce  qui  nous  amène  fort 
près  du  mont  Casius  ou  Cassius. 

On  peut  conclure  de  là  que  le  célèbre  Cassiodore  descendait  d'une 
famille  syrienne. 

D'après  ces  exemples,  le  nom  de  HavSoK6Scjpos ,  qui  a  été  pour  moi 
la  première  cause  de  cette  recherche,  doit  contenir  une  épithète  de 
divinité  :  ce  sera  Jupiter,  et  l'épithète  de  UdvSoxos  fera  allusion  à  ce 
que  ce  dieu  recevait  toute  la  Grèce  dans  son  hiéron  d'Olympie  :  Aibs 
eavS6xù>  £X<Tei  (on  lirait  UavSéxù),  si  UavSéx^  n'était  plus  poétique), 
comme  parle  Pindare*.  Mais  on  voudra  peut-être  la  rapporter  à  Pluton, 
qui  était  qualifié  de  ïlo'XvSéxTrjs ,  HokuSeyfiûiv,  UavSoxsvs  (synonyme  de- 
UdtvSoxos) ,  parce  qu'il  recevait  tous  les  mortels  :  ^pénavlas  kSn^  ^av- 
So)(evs  àypeiatlai,  dit  Lycophron®.  Eschyle  emploie,  dans  le  même 
sens,  l'adjectif  «rai/^oxoj  ^^.  L'idée  contenue  dans  ce  mot,  Callimaque" 
l'exprime  avec  une  nuance  différente  par  l'épithète  àpitaxlrlp ,  qui  a  sug- 
géré à  Horace  son  rapax  orcus  ^^.  Mais  la  première  étymologie  semblera 

*  Corp,  inscr.  n*  276,  L  19.  —  *  Bôckh,  ad  Corp,  inscr.  t  I,  p.  704.  Mûller,  Or- 
chomen,  S.  1 5a.  —  'Le  sigma  se  double  indifféremment.  Ainsi  :  Kéuratos  oîvoç  (Ero- 
tian.  p.  a  a  8)  ;  on  disait  de  mêmeKour/a  et  Ro^o'/a,  ILourMpa  et  Kaaaàv^pa^  ILr^^tffàç 
eilLKfÇurcfôç,  —  *  Eckhel,D.  N.  t.  III,  p.  826. —  *Pocock.  Inscr.  on/,  p.  2,  n*  1.  — 
•  Mionnet,  t.  V,  p.  167.  —  ^  Corp.  inscr,  n*  Sooa,  m.  —  •  Olymp.  ni,  3o.  — 
'Alexandr,  v.  655.—  "5epf.  C.  Tkeb.  v.  860.  —  "  Epigr.  11,  6.—  "II.  Od.  18, 3o. 


166  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

peut-être  préférable,  d  après  la  remarque  faite  plus  haut  sur  ÈHaréScûpos. 

Ainsi  cet  étrange  nom  de  UavSoxéSfûpos  n  est  au  fond  qu*un  synonyme 
de  Ùhjimi6iwf)os. 

Un  nom  tout  aussi  rare  que  celui-là,  et  non  moins  extraordinaire,  est 
i'jntapiiéSoâpog,  qui  est  celui  d'ua.  Béotien  cité  par  l'orateiur  Lysias^  Les 
trois  premières  syllabes,  lililAPMO,  doivent  être  un  composé  de  linroç 
et  deipfia,  représentant  Tadjectif  if?nrap/xof,  ou  plus  régulièrement  IfFvrdp- 
fiojos,  qui  aurait  très-bien  pu  désigner  un  char  attelé  de  coursiers;  Imnov 
(£picia,  comme  dit  Euripide,  en  parlant  du  char  des  Dioscures^.  Cépithète 
dont  je  parle  convient  donc  parfaitement,  soit  à  Castor  seul,  qui,  le 
premier,  avait  su  attacher  des  chevaux  à  un  char,  ce  qui  lui  avait  valu 
répithète  de  xpuadpfmros ,  que  lui  donne  Pindare  ',  soit  aux  deux  divins 
frère»,  qui  recevaient  en  commun  les  épithètes  de  eôiinrot,  \&jKimoSkoi, 
hnfM^,  Ce  nom  de  XmrapiJiiSoifpos  tient  donc  encore  à  quelque  culte  local 
des  Diosciu«s. 

Ce  sont  les  mêmes  dieux  ou  héros ,  appelés  par  excellence  ivaatts  ou 
ava9^es\  qui  se  retrouvent  sous  le  nom  de  deux  Athéniens,  dont  Tun 
est  appelé  kpo&Sù}poç,  l'autre  kvaSiOsiits. 

Cest  à  raison  de  ce  titre,  spécialement  donné  aux  Dioscures, 
qu'un  de  leurs  fils  portait  le  nom  d'Anaxias  [kva^ias)^.  On  peut  attri- 
buer même  origine  aux  noms  kva^iSoros,  kva^iSioç  (comme  Èpii6€ios 
ZnvôSios^  HfiTpéëios),  et  Avo^l€ov'Xos. 

Sur  une  médaille  de  Thessalie ,  un  magistrat  porte  le  nom  de  11^- 
Tpouog''  ;  et  justement,  dans  ce  même  pays,  Neptune  portait  le  titre  de 
Ùerpahç^  dès  le  temps  de  Pindare^. 

Voilà  des  exemples  en  nombre  suffisant,  je  crois,  pour  autoriser 
mon  opinion  sur  la  formation  de  ces  noms  propres  composés.  C'en 
est  assez  ppur  suggérer  à  d'autres  personnes  l'explication  de  ceux  du 
même  genre  que  je  n'ai  point  cités. 

TROISIÂMB  GENRE. 
MOIIS  COMPOSÉS  AVEC  CELUI  D*UN  FLEUVE  OU  D*UN  HÉROS. 

Ceux-là  forment  la  troisième  espèce  de  noms  divins,  tirés  de  divi- 
nités d'un  ordre  inférieur. 

*  Orol.  xxui,  5.  —  •  Helen.  ▼.  i54.  —  *  Schd.  Pind.  ad  PyA.  v,  6.  —  *  Pind. 
PyA.  I,  66;  Olymp.  m,  4i.  —  'Moser  ad  Cîc  Nat,  deor.  UI,  xxi,  p.  586.  — 
]  P««s.  II,  xxii,  6;  ni,  xvin,  35.  —  'Mionnet.  H,  5.  —  •  Pyth.  IV,  v.  i38; 
ibiqueSchol. 


MARS  1846.  167 

Les  fleuves  étaient,  ainsi  que  les  sources  et  les  fontaines,  i objet 
d'un  cuite  au  moins'héroïque.  Plusieurs  de  ceux  qui  arrosent  la  Grèce 
et  TÂsie  Mineure  étaient  consacrés  dans  les  traditions  mythiques ,  et 
furent  de  bonne  heure  honorés  de  temples  ou  d  autels.  Dans  ce  nombre, 
on  comptait  principalement  ïAsopus  en  Béotie ,  le  Céphissas  en  Béotie 
et  en  Âttique,  YAchéhûs  en  Âcarnanie,  le  Mélès  et  le  Caystre  en  lonie, 
auxquels  il  faut  ajouter  le  Caîque,  le  Scamandre,  le  Simob,  le  Rhésas, 
le  Graniqae,  YÉvénuSf  le  Méandre,  YHermus,  le  Phase,  le  Strymon,  le 
Pénée,  YAlphée,  qui  sont  cités  déjà  dans  la  Théogonie  d*Hésiode^  comme 
fils  de  rOcéan  et  de  ïéthys. 

Ce  sont  précisément  les  noms  de  la  plupart  de  ces  fleuves  qui 
entrent  dans  la  formation  de  certains  noms  propres.  Les  personnages 
qui  les  ont  portés  étaient  censés  un  présent  des  divinités  des  fleuves. 
Dans  la  plupart  des  cas,  sans  doute,  ces  noms  ont  dû  leur  origine  à 
ce  qu'une  femme,  jusque-là  stérile,  sera  devenue  féconde  pour  avoir 
bu  des  eaux  du  fleuve  ou  s  y  être  baignée. 

Il  est  clair  que ,  de  leur  nature,  ils  doivent  être  locaux  et  se  trouver 
uniquement,  ou  du  moins  principalement,  dans  la  contrée  arrosée  par 
le  fleuve;  c'est  en  effet  ce  qui  a  lieu.  On  peut  les  trouver  ailleurs,  parce 
qu'ils  y  auront  été  transportés  plus  tard,  mais  ce  sera  toujours  par  une 
exception  assez  rare. 

Ainsi  YAsopas,  fleuve  de  la  Béotie  et  de  la  Sicyonie,  avait  donné  le 
nom  à'Asopodoros  à  deux  Thébains,  dont  parlent  Hérodote^  et  Pindare^ 
et  à  un  Phliasien;  en  outre,  ceux  A*A$opolaos  à  un  Platéen*;  A'Asopichos 
à  un  Orchoménien.  On  trouve  le  nom  d'Asopios  sur  une  médaille  de 
Pariam  en  Mysie;  or  Pariam  était  une  colonie  de  Paros,  où  se  trouvait 
aussi  une  rivière  d'Asopas. 

VIsménos,  fleuve  qui  coule  au  nord  de  Thèbes,  avait  donné  son 
nom  d'Isménodoros  à  deux  Thébains  ^,  et  celui  d'Isménodora  à  une  cour- 
tisane de  Béotie.  Le  dérivé  Isménias  est  porté  par  des  Béotiens  et  par 
un  Athénien,  sans  doute  issu  de  la  Béotie;  et  celui  d'isménia  par  une 
Thébaine  ^  ;  tcriirfvixos  et  ia-fitjvixérns  par  deux  autres  Thébains. 

Le  nom  de  Céphisodore  provient  de  deux  fleuves  de  l'Attique  et  de 
la  Béotie  qui  se  nommaient  Céphisos  ou  Céphissos;  aussi  le  plus  ancien 
personnage  de  ce  nom  est  un  Athénien.  La  plupart  des  autres  :  K»;(pf9^ 
SoTOS,  Kii(pi<T6Sii(ios,  Kr)^(7o(p£v,  Krj(pi<TOxkiiç ,  Kv(pi(r6Kptlos,  Ktj^ia-av^ 
Spos,  comme  les  dérivés  Kri^tatas  et  Kiy^ia/wv'',  sont  portés  par  des 

•  V.  338-345.  —  •  IX,  lxix.  —  '  Isthm.  m.  —  *  Alhen.  XIV,  p.  63i.  —  »Lh- 
cian.  Dial  mort.  37,  a.— ^  •  Corp,  insc,  n*  ibî^.  —  '  Pape,  Wârierh.  i  ces  non». 


168  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Athéniens  ou  des  Béotiens;  ceux-ci  nommés,  d'après  la  forme  dorique, 
ILaJ^iaàioipoi  ou  Ka(pi(Tlas. 

Parmi  les  magistrats  de  Chio  on  trouve  les  noms  de  Kti^io-éxpiloç, 
Kn^itToxkiis  ^  et  même  K?(^i$,  que  Mionnet  et  Pape  donnent  comme  un 
nom  entier  et  complet,  mais  auquel  il  doit  manquer  la  finale.  D*après 
ces  trois  noms,  on  peut  présumer  qu'à  Chio,  comme  à  Paros,  il  y 
avait  une  rivière  de  Céphissus,  que  les  auteurs  auront  passée  sous  silence. 

Un  nom  très-rare  est  celui  de  ^rpufiSSùfpos ,  donné  par  Aristophane, 
dans  les  Achamiens  ^  et  la  Lysistrate^,  à  un  bourgepis  d'Acharnés ,  par 
Démosthène  &  un  banquier  d'Égine';  ce  qui  indique  qu'ils  étaient  nés 
à  Éione  ou  à  Amphipolis ,  colonie  athénienne  arrosée  par  le  Strymon. 
On  sait  que  ce  fleuve  y  était  honoré  d'un  culte  particidier,  auquel 
étaient  affectés  les  produits  de  certaines  amendes^.  La  première  fon- 
dation d'Amphîpolis  est  de  la  3*  année  de  la  77*  olympiade  (^70),  ou 
plutôt  de  la  3*  année  de  la  78*  (  466),  29  ans  avant  la  colonie  d'Agnon. 
La  comédie  des  Acharnions  fut  jouée  la  6*  année  de  la  guerre  du  Pé- 
loponnèse, en  /ia6;la  Lysistrate  le  fut  i/i  ans  après,  la  1'*  année  de 
la  92*  (en  A12),  Tune  tio  ou  àk  ans,  l'autre  5k  ou  58  ans  après  la 
colonie  de  Cimon.  Il  y  a  donc  ici  le  temps  nécessaire  pour  qu'un  Athé- 
nien, né  sur  les  bords  du  Strymon,  f^t  venu  s'établir  dans  la  mé- 
tropole. 

Je  crois  que  le  ïloTafiéScjpos  d'une  inscription  béotienne  est  un 
synonyme  de  tdfjLvvéScjpot  ^. 

Le  père  de  Corinne,  la  poétesse  de  Thèbes,  se  nommait,  selon  Sui- 
das®, *kyiK6^poi  ou  plutôt  kj^ikcftSùopos ,  nom  qu'Eudocie  écrit,  par 
erreur,  kpxsy^ciSœpos.  L'Achéloùs  était  l'objet  d'un  culte  particulier, 
célèbre  dans  toute  la  Grèce,  d'après  le  témoignage  d'Éphore''.  Selon 
Pausanias,  le  temple  d'Amphiaraûs ,  près  d'Orope,  contenait  un  autel, 
dont  une  partie  était  consacrée  à  Pan  et  aux  deux  fleuves  Céphissus  et 
Achéloûs  *.  D  ne  serait  donc  peut-être  pas  nécessaire  de  supposer  que  le 
père  de  Corinne  fût  originaire  de  l'Acarnanie. 

6°  Sur  une  médaille  de  Smyme^,  Mionnet  a  lu  le  nom  I2TP0A0T02, 
reçu  dans  le  lexique  de  M.  Pape.  Conune  je  trouvais  invraisemblable 
que  le  nom  de  VIster  fût  venu  de  si  loin,  jusqu'à  Smyrne ,  j'avais  con- 
jecturé que  ce  nom  est  acéphale,  et  qu'on  doit  lie  [KAJT2TP0A0T02  ; 
nom  composé  avec  celui  du  fleuve  Cay stras,  qui  se  rend  à  la  mer,  près 

*  V.  373.  —  *  V.  258.  —  '  Orat  xxxvi,  29.  —  *  Corp,  inscr.  n*  2007.  —  *  Voce 
UpiwoL.  — -  *  Keil,  InscTÎp,  heotic.  p.  4«  1.  A-  —  '  Ephor.  Fragm,  27,  p.  »23,  éd. 
Manu  —  '  Paus.  I,  zxxiv,  a.  —  *  Mionnet,  III,  p.  196. 


MARS  1846.^  169 

d^Lphèse  ;  mais  la  vue  de  la  médaille  elle-même  a  fait  ëyanouir  cette 
conjecture;  ES  est  k  une  ligne  supérieure,  précédé  de  A,  ce  qui  donne 
le  nom  abrégé  AÏlxP^^^  ^^  X^*'^^»  «^l^o^»  x^^^  ^^  ^^^^  autre  commen- 
çant par  ces  trois  lettres;  et,  à  la  seconde  ligne,  TP0A0T02,  qui  est 
le  nom  MHTP0A0T02.  Le  nom  de  KaMpios  ou  KoMpéScjpos  doit 
avoii*  existé  sur  un  cistophore  de  la  même  ville,  où  se  lisent  deux 
noms  de  magistrats,  EPMIA2,  KAIT2TP^  dont  le  dernier  peut  être 
Ka6a1p[ios],  ou  KotSalpéëioç,  nom  du  père  d*Âristéasde  Proconnèse^, 
Kaik/lpéSùfpos,  ou  toute  autre  finale. 

Dans  la  même  contrée,  le  nom  du  fleuve  Caîcas,  qui  coule  au  sud 
de  Pergame ,  se  montre  dans  celui  d*un  Smyrnéen  ;  car  il  n  y  a  aucune 
raison  de  douter  du  nom  KAIKOY,  qui  se  lit  dans  une  inscription  de 
Smyme^.  Le  même  nom  désignait  un  habitant  de  Mitylène,  le  père  du 
philosophe  Pittacus^,  un  des  sept  sages  de  la  Grèce.  Le  nom  de  ce 
même  fleuve  Caîcus  va  se  retrouver  bientôt  dans  un  nom  composé. 

Le  Méandre  avait  donné  son  nom  à  plusieurs  personnages  appelés, 
soit  MaiavSpoç^j  comme  le  fleuve»  soit  Ma/ov^piof,  qui  se  lit  sur  une 
médaille  de  Magnésie^. 

Le  Scamandre,  en  Troade,  donna  aussi  le  sien  plusieiu^  fois.  Le  fds 
d'Hector,  Astyanax,  avait  été  appelé  par  son  père  ^xaiielvSptoç'^.  Un 
Mitylénien,  le  père  de  Sappho,  se  nommait  ^xafiavSpciwfios^.  ^xdfiavSpGf 
est  dans  une  inscription  athénienne  du  temps  de  Claude^;  et  dans  Ci- 
céron,  Scamander^^.  Cest  encore  celui  de  deux  vainqueurs  aux  jeux  . 
olympiques,  Tun  de  Mitylène,  l'autre  d'Alexandria ^^,  peut-être  Troas; 
ce  qui  est  d'autant  plus  probable,  quune  médaille  de  cette  ville  porte 
le  nom  KAMANAPO,  qui  est  acéphale  et  doit  se  lire  l^xiyavSpos  ou 
JixanuivSpov  ^^. 

Le  Simoïs  avait  donné  son  nomà2f|xo/<jio$,Troyen  citédans  Homère  ^^ 

Entre  les  fleuves  de  flonie,  le  Lycu$  et  ïHermus  ne  s'étaient  mon- 
trés jusqu'ici  dans  aucun  nom  propre.  Je  crois  pourtant  les  retrouver 
l'un  et  l'autre. 

Le  premier,  dans  Ti|CA^xo$,que  porte  un  magistrat  siur  une  monnaie 
de  la  ville  d'Érythres  ^^,  ville  de  llonie  située  non  loin  du  Lycos,  Ce  nom 
rappelle  les  honneurs  héroïques  rendus  à  ce  fleuve,  et  le  verbe  rtfiji» 
serait  ici  d'autant  mieux  placé ,  que  c'est  celui  dont  Maxime  de  Tyr  se 

'  Mionnet,5upp/.vi,  p.  1 19.—*  Herod.  IV,  xiii.— '  Corp,  iiuc.n*  3a43. — *Suid, 
y.  ntrraxog.  —  *  Herod.  IV,  xni.  —  'Reil,  Analp.  ii5.  —  '  /hW.  Z,  âo2.  — •  He- 
rod.  11,  cxxxv.  —  •  Corp.  inscr.  n*  266, 1.  6.  —  "  Pro  Cluentio,  S  16.  — "  Rrause, 
Olymp,  p.  370.  —  "  Mionnet,  Suppl  t.  V,  p.  609. —  "  Iliad,  A,  474.  —  ^  Mion- 
nel,  Suppl  t.  VI,  p.  670. 

an 


170  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

«ert  pour  exprimer  le  culte  que  les  habitants  d'Apamée  Gibotos  ren- 
daient aux  deux  fleuves  Marsyas  et  Méandre ^  Aussi  les  images  de  lun 
et  de  l'autre  se  voient-elles  sur  les  médailles  de  cette  ville  ^,  comme 
celles  du  Cenchrius  et  du  Caystre  sur  les  monnaies  d'Éphèse'. 

L*idëe  de  Ttfiv,  jointe  à  un  nom  de  fleuve,  se  retrouve  dans 
^SxaiJtavSpérifios  et  Kiy^'o-tJrijxoj,  dont  Tun  désigne  un  habitant  d'Iliam 
Recens  *,  et  l'autre  un  Béotien  ^.  TtixéT^Kos  serait  donc  l'inverse  de  Xv- 
xérifÂOs,  qui  se  rencontrera  peut-être  un  jour. 

Un  autre  petit  fleuve,  le  MéUs,  près  de  Smyrne,  jouissait  dune 
grande  célébrité  qu'il  devait  à  l'opinion  qu'Homère  était  né  sur  ses 
bords,  et  même  qu'il  était  son  fils^.  Le  Mélès  était  honoré  d'un  culte 
héroïque.  Dans  une  inscription  de  Smyrne,  un  particulier  le  qualifie 
de  diea,  et  il  reconnaît  avoir  été  guéri  de  maladies  contagieuses  par  sa 
protection  puissante''.  Aussi  trouve-t-on  MéTu/js  (génitif  M Aiyro^)  comme 
un  nom  propre.  Telle  est  l'origine  du  nom  de  Mektio-iyévvs ,  premier 
nom  d'Homère,  et  celui  de  Me'XntTidvo^  qu'on  lui  donnait  aussi®. 
M$hf€ravSpos  pourrait,  comme  MeXtfcmnros,  provenir  du  verbe  [liT^cj,  et 
l'on  ne  voit  pas  de  raison  pour  rejeter  définitivement  cette  élymologie; 
mab  on  est  en  droit  d'y  chercher  aussi  le  nom  du  fleuve,  puisqu'on 
connaît  le  nom  de  l'Athénien  Kfi(pi<TavSpos^  qui  est  tout  semblable.  La 
même  observation  peut  s'appliquer  encore  à  Me^ntrayôpas^^,  nom  d'un 
historien,  écrit  aussi  kfieyjjaayépas^  mais  cette  dernière  leçon  ne  peut 
.  être  la  bonne,  parce  qu'il  en  résulterait  un  sens  défavorable  à  celui  qui 
le  portait,  ce  que  les  Grecs  ont  presque  toujours  évité  :  comme  je 
l'ai  déjà  montré. 

On  peut  rapprocher  lAeXtiaayépas  de  AvxaySpas ,  personnage  cité 
par  Arrien^^  Ce  nom,  composé  avec  >vkos  (loup),  n'aurait  aucun  sens; 
tandis  que,  si  Aixos  est  celui  du  fleuve  Lycos,  il  s'explique  facilement 
et  devient  analogue  à  MéXtiaoLySpas.  Ces  deux  noms  s'appuient  l'un 
l'autre,  et  leur  élymologie  commune  devient  bien  probable. 

Ceci  nous  mène  à  expliquer  un  autre  nom,  celui  de  yiékilazpiios , 
iophiste  athénien  ^^.  On  pourrait  essayer  d'y  chercher  le  nom  àHermès  ; 
mais  du  nom  d'Hermès  on  arriverait  difficilement  à  la  désinence  en  of 
{epiiùg).  De  tels  noms  conservent  la  désinence  en  fis,  comme  Ùpoaépfms. 

*  Orat  vni.  8,  p.  3o.  Didot. —  •  Eckhel,  D.  n.  m,  p.  i4o.  —  *  Mionnel,  t.  lïl, 
p.  lib.Sappl  t.  VI,  p.  i36.  —  *  Corp.  inscr.  n*  36o3,  6.  —  •  Keil,  Inscr,  Bœot. 
p.  34.  —  *  Epigr,  adesp,  n*  491.  —  '  Corp.  inscr.  n*  3i65.  —  '  Tzelies,  Exeg.  II. 
p.:'36.  5.  —  *Vos5iu8,  Hùt.  gr.  I,  1,  p.  32,  cd.  VVesterm.  —  "  Isaeus  Orat.  xvi, 
$  98.  —  "  Anahas.  1,  la,  i4.  —  "  Fabr.  Bibl.  gr.  i.  I,  p.  697;  t.  VI,  p.  iSa; 
Vm,  p.  aSg. 


MARS  1846.  171 

Il  est  donc  très-probable  que  nous  avons  là  le  nom  du  fleuve  fler- 
mas  (Ëpfxo^),  et  que  les  deux  fleuves  voisins,  YHermas  et  le  Mélès,  ont 
été  réunis  dans  un  même  nom  propre;  d'autant  plus  qu  un  autre  exemple 
de  cette  réunion  se  trouve  dans  le  nom  àÈpfié'kuxos ,  personnage  qui 
combattait  à  Mycale,  dans  les  rangs  des  Athéniens  ^  probablement  Tflfer- 
mofycos,  fils  de  Diitréphès,  qui  consacra  une  statue  dont  Tauteur  était 
Crésilas^.  Hermolycos  était  peut-être  né  d'un  père  athénien,  dans  la 
contrée  arrosée  par  ïHermas,  dont  un  des  afiluents  était  le  Lycos.  La 
réunion  du  nom  de  ces  deux  fleuves  nous  empêche  d*y  chercher  ceux 
diHermus  et  du  bup ,  alliance  qu'il  serait  d'ailleurs  difficile  d'expliquer 
d'une  manière  satisfaisante;  tandis  que  l'on  conçoit  très-bien  que  ïHer- 
mus  et  le  Lycus,  deux  fleuves  voisins,  aient  été  l'objet  d'im  culte  ou 
d'honneurs  héroïques  dans  les  environs  de  Thyatira,  ville  près  de  la- 
quelle coulaient  ces  deux  fleuves;  comme  l'étaient,  à  Apamée  Cibotos, 
le  Méandre  et  le  Marsyas,  le  Mélès  et  l'Hermus  à  Smyrne.  Hermofycus  est 
donc  un  nom  tout  à  fait  analogue  à  Meleshermos;  l'un  de  ces  deux  noms 
appuie  l'autre;  comme  Mélésagoras  appuie  Lycagoras  et  réciproquement. 

LHermus  se  retrouve  encore  dans  trois  noms  terminés  en  EPM02, 
à  savoir:  Mifivepfioç ,  HiOep^ios  et  XpôaepiAOf,  et  ce  qui  l'indique  claire- 
ment, c'est  que  les  deux  premiers  ne  s'appliquent  qu'à  des  Ioniens. 

Le  premier  est  le  nom  du  célèbre  poète  Mimnerme,  de  Golophon, 
en  lonie,  entre  Smyrne  etEphèse.  Le  préfixe  fjnfip  est  identique,  pour 
le  sens,  avec  (jLVfi<Ti\  tous  deux  viennent  également  de  iivd[oiJiai\  ainsi 
MifiPo-iJLaxpfesX  synonyme  de  Mvdat  ou  Mvifaifiaxos.  Ces  deux  préfixes  in- 
diquent toujours,  en  composition,  l'attention,  le  soin  qu'on  apporte  à 
une  chose,  l'estime  qu'on  en  fait,  la  vénération  même  qu'on  porte  à  un 
dieu.  Ainsi,  l'adjectif  |xy);or/0eo^  (employé  souvent  comme  nom  propre) 
est  pris,  dans  le  Cratylus  de  Platon,  pour  un  synonyme  de  eiaeStfg^^ 
c'est  par  ce  moyen  qu'on  peut  expliquer  un  nom  qui  n'a  point  jusqu'ici 
été  ramené  à  l'analogie  grecque;  celui  d!ÈxaT6(ÂVù}s[gén.  oi^),  roi  de  Carie, 
le  père  d'Artémise^.La  finale  (wom  ne  peut  qu'être  identique  avec  la 
finale  plus  usitée  (ivrialos,  comme  avec  les  initiales  pLifiv  et  ftweri;  elle 
occupe  cette  place ,  parce  que  les  noms  de  divinités  ne  se  mettent  ordi- 
nairement pas  à  la  fin  des  mots.  Ce  nom,  qui  n'est  trouvé  que  dans 
la  Carie  ^ ,  est  donc  purement  grec ,   composé  de  Exaro^ ,   surnom 

*  Herod.  IX ,  cv.  —  '  Voir  le  cahier  de  décembre  i845,  p.  7^0.  —  *  P.  Sgi  E. 
—  *  C'est  la  vraie  forme  du  nom,  au  Heu  de  ÈHàrofivos  (gén.  ov).  —  *  Corp.  inscr. 
n*  aSûi.  Diod.  XIV,  xlvhi.  Arrian.  I,  xxiii ,  g.—*  Outre  le  roi  de  Carie,  un  athlète 
de  Milet,  vainqueur  dans  la  177*  olympiade,  portait  ce  nom.  (Phot.  p.  83.  A.  1.  xxxvi, 
éd.  Bekk.) 


172  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

d'Apollon*,  et  de  iivcàs  (venant  de  fivofo/xai).  Da  même  genre  pourrait 
bien  être  AvpdfjLv<ûs,  nom  dun  pythagoricien  du  Pont,  cité  par  Jam- 
blique^  qui  l'appelle  Avpaiivos  ^,  dont  l'équivalent  serait  MvrKrtkupos  ; 
comme  MlfivepiAOf  est  synonyme  de  MvriGrUpiAùs ,  Mvtfaepilos  ou  Ép/x^ 

Le  deuxième  nom,  HvOepiÂOs,  a  été  porté  par  trois  Ioniens,  un  en- 
voyé de  Phocée  à  Sparte  ',  un  poète  de  Téos*,  et  un  écrivain  d*É- 
phèse  ^.  Il  offre  la  réunion  du  nom  d'Apollon,  ou  plutôt  de  son 
épitbête  principale  [UvOqios),  aveô  celui  du  fleuve  Hermas.  C'est  une 
alliance  dont  nous  avons  un  autre  exemple  bien  frappant  dans  le  nom 
de  ÈpoaxdfAOpSpas ,  qui  désigne,  dans  le  Théagès  de  Platon^,  le  père 
d'un  certain  Nicias,  tué  par  Philémon.  Ce  nom,  composé  de  npa  et  de 
^SMdfAovSpof ,  c'est-à-dire  de  ceux  d'une  divinité  et  d'un  fleuve,  est  en- 
tièrement analogue,  dans  sa  formation,  avec  mOepfxos^  nom  essentielle- 
ment ionien. 

Ces  observations  nous  expliquent  encore  un  autre  nom  dont  il  a  été 
difficile  jusqu'ici  de  rien  faire.  Aristote,  dans  sa  Poétique'^,  cite,  comme 
exemple  d'une  composition  triple,  le  nom  ÈppLoxaÏKÔ^avOof ,  foimé 
comme  MektfŒspiJtoç  et  Èp(£kuxof ,  mais  composé  du  nom  de  trois 
fleuves  de  la  même  contrée,  à  savoir  VHermus ,  le  Caïcas,  et  le  Xan- 
thas.  Ce  dernier  est  ou  le  XanÛias  de  Lycie ,  ou  le  Scamandre  qui  se 
nommait  aussi  Xanthas.  Dans  ce  dernier  cas,  on  aura  mieux  aimé  ce 
dernier  nom  comme  plus  court,  ÈpiioKouxi^avôos ,  au  lieu  de  Èpfioxaï- 
HOfTxAyiavSpos. 

Le  troisième  nom,  XpucrepiMs ,  est  celui  d'un  historien  de  Corinthe, 
qui  pouvait  être  originaire  de  l'Ionie*.  La  syllabe  xp^a  fait  probablement 
allusion  à  ce  que  Y  Hermas  roulait  des  paillettes  d'or;  ce  qui  serait  d'autant 
plus  naturel,  que  le  Pactole,  si  célèbre  par  cette  propriété  qui  lui  avait 
valu  le  nom  de  Xpyao^^ôas,  était  un  des  aOluents  de  l'Hermus,  dans  le 
lit  duquel  il  devait  entraîner  ces  paillettes  d'or  qu'il  roulait  avec  une  si 
grande  abondance.  Outre  le  Pactole,  les  autres  affluents  de  THermus, 
qui  descendaient  du  versant  septentrional  du  Tmolus ,  d'où  le  Pactole 
tirait  l'or  qu'il  charriait,  devaient  aussi  en  entraîner  dans  ce  fleuve, 
et  lui  mériter,  comme  au  Pactole,  l'épithète  d'Ei^p^o-os  que  Sophocle 
donne  à  ce  dernier^. 

Le  nom  de  Xpvaepfioç  est  d'ailleurs  le  seul  indice  que  l'Hernius  rou- 


'  Kiis  haut,  p.  162.  —  *  Vit  Pythag.  subfin.  —  ^  Herod  I,  clii. — *  Allien.  XIV. 
6a 5,  B.  Conf.  Meineke,  Fragm.  choliamb,  poetar.  n*  xliv.  —  *  Athen.  VII.  p.  289, 
Cf.  Vossius,  HisL  gr.  p.  AgA ,  Westerm.  — *  P.  iSg  C.  —  '  Pœiic.  c.  xxi ,  i.  — 
•  Vossius,  HisL  gr.  p.  4i4.  —  *  Philoct.  v.  SgA- 


I; 


MARS  1846.  173 

lât  aussi  des  sables  aarifères;  mais  on  voit,  de  reste,  combien  cette  no- 
tion et  Tétymoiogie  du  nom  sont  vraisemblables. 

n  y  a  un  autre  nom  de  cette  forme  qui  échappe  à  Tanalogie,  c*e8t 
celui  de  AvOepfjLOs ,  dont  plusieurs  savants  critiques  ont  admis  le  nom 
parmi  ceux  des  anciens  artistes  ^  Ce  nom  me  parait  fort  difficile  à  ex- 
pliquer, composé ,  soit  de  ivr/,  soit  de  &v9os,  avec  le  nom  du  fleuve. 
Mais  on  n*a  pas  à  s  en  préoccuper,  car  il  n'est  qu'une  invention  des 
éditeurs  de  Pline  ^,  qui  ont  combiné  des  variantes  assez  éloignées  les 
unes  des  autres.  Tout  annonce  que  le  nom  a  été  corrompu  dans  les 
manuscrits  de  cet  auteur.  Le  scholiaste  d'Aristophane*  nomme  cet  ar- 
tiste Apx^vvovSf  qu'il  faut  écrire  Kp)(évoxjs  ou  kpyévscas  pour  en  feire  un 
nom  grec.  Quant  à  AvOepfios,  c'est  un  nom  imaginaire,  qu'on  peut, 
sans  hésiter,  rayer  de  ïOnomasticon  grec. 

Je  termine  ce  paragraphe  en  rappelant  que  l'usage  des  noms  locaux  de 
fleuves  se  retrouve  encore  dans  plusieurs  exemples.  Ainsi  l'on  connaît 
EcJpÎTaj,  Spartiate^;  inavis,  Olbiopolite^;  AXpeiw,  personnage  établi  à 
Sparte  ^;  ^irépxetos,  dans  une  inscription  de  Tralles'';  Srpuftûw,  le  père 
du  philosophe  Myson*;  Evijvos,  personnage  homérique,  et  EtJi/i/iof, 
devin  d'Apollonie*-*;  ÈpiSavo$,  sur  une  monnaie  de  Chio^^  Vntros,  dans 
une  inscription  d'Athènes  ^^ ,  A^dlSa^  et  Nc(JC7-&^^  ;  enfin,  NTXoj  ou  NeTXof , 
nom  fréquent  dans  les  papyrus  gréco-égyptiens;  Niks,  évêque  et  mar- 
tyr, et  Nilas  l'ascète  étaient  Egyptiens^'.  Enfin,  HeiXS^svos,  né  à  Nau- 
cratis,  qui  florissait  au  temps  de  Solon  et  de  Thaïes  ^*,  devait  son  nom 
composé  à  ce  qu'il  était  né  sur  les  bords  du  Nil,  où  sa  famille  avait  dû 
s'établir  cinquante  ou  soixante  ans  auparavant,  sous  Psammitichus. 

Si  de  tels  noms  doivent  avoir  pris  naissance  dans  un  lieu  déterminé, 
il  en  est  un  qui  doit  se  trouver  partout  dans  les  pays  où  le  polythéisme 
grec  avait  pénétré,  c'est  celui  de  NvfÂ<p6Sojpog  ou  Ni»fx(p^oTO^,  qui,  se 
rapportant  en  général  au  culte  des  nymphes,  se  rencontre  fréquemment 
en  divers  lieux,  dès  le  temps  d'Hérodote  ^^.  On  en  peut  dire  autant  des 
dérivés  de  Nv/x^P^*  tcb  que  Hvii^os,  ISviiÇaiog,  Nu/x^io^,  Hvfiipépûùs;  ils 
n'appartiennent,  en  particulier,  ni  à  aucun  temps,  ni  à  aucun  pays. 

Enfin  il  est  un  nom,  et  c'est  le  seul  de  ce  genre,  formé  avec  celui 
d'un  héros,  AlavrôScopos ,  nom  qui,  dans  Y  Apologie  de  Socraie  de  Pla- 
ton ^^,  est  donné  à  un  Athénien,  frère  d'Apollodore.  Il  n'a  rien  qui 

»  Sillig,  Catal  p.  69 ,  etc.  —  '  XXXVl.  v.  —  '  Schol  ad  Aves,  v.  b-jli.  —  *  Corp. 
inscr.  n'  ia48,col.  2.  — »W.  n' 2077, 8.  —  •  W.  n*  i3a8,  2.  — 'M  n'  2933,16. 

—  *  Diog.  Laert.  1,  ix,  106. —  *  Herod.  IX,  xxii.  —  "  Mionnet,  III,  p.  267.  — 
"  Corp.  inscr.  n*  12A.  —  ''  Slurz,  Opascula,  p.  88.  —  "  Fabr.  Bibl  gr,  X,  11,  69. 

—  '*  Plut.  Sept  Sap.  corw.  t  VI ,  p.  555,  i.  —  ''Herod.  VII, cxixvii.  —  '•  C.  2a. 


174  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

puisse  surprendre,  quand  on  sait  qu*Ajax,  fils  de  Téiamon,  né  à  Sala^ 
mine,  était,  de  la  part  des  habitants  de  cette  île.  l'objet  d'un  cuite 
spécial,  et  qu'on  y  célébrait  sa  fête  sous  le  nom  d'AlivIeia.  Le  person- 
nage athénien,  nommé  klcanàScopoç ,  était  vraisemblablement  né  dans 
cette  île  qui  dépendait  de  TAttique.  C'est  donc  un  nom  local  qui  devait 
se  rencontrer  à  Athènes,  et  point  ailleurs,  au  moins  dans  l'origine. 

J'ai  terminé  ce  que  j'avais  à  dire  sur  la  série  des  noms  divins  et  hé- 
roïques qui  finissent  en  S(apo$.  B  reste  à  examiner  la  seconde  classe, 
celle  des  iBeoL  àpéfâora,  c'est-à-dire  des  noms  ayant  même  terminaison, 
mais  dont  le  premier  terme  est  un  adjectif  ou  une  particule.  Leur 
examen  donne  heu  à  plus  d'une  observation  intéressante.  J'en  traite  dans 
la  suite  de  ce  mémoire;  mais  je  m'arrête  ici,  ayant  terminé  le  fragment 
que  je  m'étais  proposé  de  transcrire,  comme  un  spécimen  de  ce  qui 
reste  &  faire  sur  un  sujet  qu'on  pouvait  croire  épuisé. 

Le  dictionnaire  de  M.  Pape ,  étudié  dans  une  vue  philologique  et 
historique ,  doit  conduire  à  perfectionner  une  branche  dont  on  était  loin 
de  soupçonner  la  fécondité  et  la  richesse.  C'est  un  des  genres  d'utilité 
que  doit  offiir  cet  ouvrage ,  qui  est  aussi  exact  et  aussi  complet  que 
peut  l'être  la  première  édition  d'un  hvre  de  ce  genre. 

Je  m'estimerais  heureux  si  ces  articles  avaient  pour  effet,  en  donnant 
à  penser  aux  jeunes  philologues,  de  diriger  leur  attention  et  leurs  efforts 
sur  une  étude  pleine  d'intérêt,  qui  les  récompensera,  je  n'en  doute  pas, 
par  une  foule  de  résultats  curieux  et  inattendus.  Appelé  par  d'autres 
travaux,  je  me  contente  de  leur  montrer  la  route  qu'ils  pourraient 
suivre  avec  avantage. 

LETRONNE. 


Nouveaux  documents  inédits  sar  Antonio  Ferez  et  Philippe  IP, 

PREMIER    ARTICLE. 

Depuis  la  publication  des  articles  insérés  dans  ce  recueil  sur  Antonio 
Ferez  et  Philippe  II,  j'ai  eu  connaissance  de  documents  nouveaux, 
dont  je  crois  devoir  communiquer  les  résultats  aux  lecteurs  du  Journal 
des  Savants.  Ces  documents  ne  sont  rien  moins  que  les  lettres  particu- 

'  Voir  le  Jçfimal  des  Savants  d'août  et  décembre  i8â4  et  de  janvier  i  juin  i8il5. 


MARS  1846.  175 

hères  et  secrètes  de  don  Juan  d'Autriche  et  d'Escovedo  à  Ferez  et  à 
Philippe  II  sur  leurs  véritables  projets;  celles  de  Ferez  et  de  Philippe  II 
sur  le  meurtre  d*Escovedo,  et  celles  du  président  du  conseil  de  Cas- 
tille,  don  Antonio  de  Fasos,  sur  Ferez  et  la  princesse  d*Éboli,  après 
leur  emprisonnement. 

Je  dois  les  premières  de  ces  lettres  à  M.  Gachard,  archiviste  général 
du  royaume  de  Belgique ,  dont  les  savantes  recherches  ont  été  si  utiles 
à  rhistoire  de  son  pays,  et  qui,  en  toute  occasion,  m*a  donné  des  preuves 
de  sa  rare  obligeance.  H  les  a  trouvées  dans  un  manuscrit  de  la  biblio- 
thèque de  La  Haye,  et  il  a  eu  la  bonté  de  me  transmettre  les  copies 
qu'il  en  a  faites  lui-même  à  Bruxelles  ' .  Les  dernières  m'ont  été  envoyées 
du  riche  dépôt  de  Simancas,  placé  sous  la  garde  de  don  Manuel  Garcia, 
qui  m*a  accoutumé  aussi  depuis  longtemps  à  ses  gracieuses  communi- 
cations. Son  empressement  m'a  même  permis  de  compléter  les  dé- 
pêches de  La  Haye  par  des  renseignements  tirés  des  dépêches  qui  sont 
à  Simancas,  sur  les  affaires  de  Flandre. 

La  correspondance  de  don  Juan  d'Autriche,  d'Escovedo,  de  Ferez 
et  de  Philippe  II,  venue  de  La  Haye,  n'est  pas  originale,  mais  elle  est 
parfaitement  authentique.  L'écriture  est  du  xvi*  siècle.  Les  passages  les 
plus  importants  et  les  plus  propres  à  justifier  les  assertions  de  Ferez  y 
sont  soulignés  à  l'encre  rouge.  Les  observations  et  les  réponses  de  Phi- 
lippe II  y  sont  écrites  en  marge  avec  la  minutieuse  prolixité  qui  était 
particulière  à  ce  prince.  Chaque  lettre  a  un  titre  qui  indique  son  objet 
et  le  but  dans  lequel  elle  avait  été  conservée.  C'est,  sans  aucun  doute, 
une  copie  des  fameux  papiers  que  Ferez  avait  su  soustraire  &  Phi- 
lippe II,  et  qu'il  avait  présentés  au  tribunal  du  Jasticia  mayor  d'Aragon. 
Quoiqu'il  en  soit,  il  est  impossible  de  contester  l'authenticité  de  ces 
curieuses  lettres,  où  se  montre  dans  tout  son  jour  le  caractère  des 
divers  personnages  qui  les  ont  écrites,  et  qui  sont  toutes  remplies  des 
faits  les  plus  importants,  des  mouvements  les  plus  naturels,  des  épan- 
chements  les  plus  intimes,  et  contiennent  des  secrets  qu'il  est  impos- 
sible d'inventer.  Il  suffit  de  les  lire  pour  en  être  convaincu.  On  y  retrouve 
don  Juan  avec  son  âme  ardente,  son  imagination  inquiète,  ses  projets 
aventureux,  ses  sentiments  magnanimes  et  naïfs;  Escovedo  avec  sa 
rudesse,  ses  emportements,  ses  désespoirs,  ses  instances;  Philippe  II 
avec  ses  désolantes  lenteurs,  ses  indécisions  perpétuelles,  ses  faciles 
défiances,  ses  dangereuses  promesses,   ses  profondes  dissimulations; 

'  Ce  manuscrit  renferme  63  lettres  ou  billets,  dont  6  sont  déjà  imprimés  dans 
Ferez.  Quelques-unes  des  dépèches  de  don  Juan  sur  les  affaires  des  Pays-Bas  sont 
très-longues  et  ont  une  grande  importance  historique. 


176  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

enfin  Pcrcz  avec  sa  légèreté,  son  esprit,  son  adresse,  sa  perfidie,  ses 
justes  embarras  et  ses  éloquentes  angoisses. 

Je  vais  faire  servir  ces  documents  à  examiner  de  nouveau  et  sommai- 
rement 1*  jusqu'à  quel  point  les  projets  ambitieux  attribués  par  Ferez  à 
don  Juan  ou  à  Escovedo  ont  été  réels  et  ont  provoqué  le  meurtre  de 
ce  dernier;  a"  jusqu'où  s'est  étendue  la  complicité  de  Philippe  II  dans  ce 
me^irtre;  3"  si  l'intimité  de  Ferez  avec  la  princesse  d'Éboli  et  la  crainte 
de  voir  cette  intimité  dénoncée  à  Philippe  II  n'ont  pas  été  les  causes  dé- 
cisives qai  ont  poussé  Ferez  à  faire  tuer  le  secrétaire  de  don  Juan ,  et  si 
cette  dénonciation,  opérée  plus  tard,  n'a  pas  été  elle-même  la  cause  de 
l'emprisonnement  simultané  de  Ferez  et  de  la  princesse  d'Éboli,  ainsi 
que  de  leur  irrévocable  disgrâce. 

Il  y  avait  six  mois  que  les  Pays-Bas  étaient  sans  gouverneur  lorsque 
don  Juan  y  arriva ,  le  U  novembre  1 576.  En  acceptant  cette  mission ,  il 
croyait  avoir  trouvé  ime  occasion  facile  d'exécuter  la  conquête  de  l'An- 
^eterre,  concertée  avec  le  pape,  et  à  laquelle  Philippe  U  semblait  avoir 
donné  son  assentiment  ^  Des  côtes  d'ItaUe ,  où  il  commandait  la  flotte  es- 
pagnole, il  s'était  rendu  d'abord  à  Madrid.  Là,  Philippe  II  lui  avait  donné 
pour  instructions  de  ramener  à  une  soumission  effective  les  dix-sept 
provinces  devenues  presque  indépendantes  depuis  la  mort  du  grand 
commandeur  Requesens,  en  leur  concédant  la  sortie  des  soldats  espa- 
gnols qui  avaient  livré  au  pillage  plusieurs  de  leurs  villes  et  qu'elles  ne  vou- 
laient plus  tolérer  sur  leur  territoire;  la  convocation  régulière  des  états 
généraux ,  et  le  rétablissement  de  leurs  anciens  privilèges ,  à  la  condition , 
toutefois,  que  son  autorité  serait  fidèlement  obéie ,  et  que  le  catholicisme 
serait  strictement  maintenu.  Il  lui  avait  permis,  après  qu'il  aurait  paci- 
fié ces  provinces,  de  se  servir  des  soldats  espagnols,  si  les  états  gé- 
néraux consentaient  à  leur  embarquement,  poiur  mettre  son  entreprise 
sur  l'Angleterre  à  exécution.  Au  moment  même  de  son  arrivée,  les  deux 
provinces  de  Hollande  et  de  Zélande,  qui  s'étaient  insurgées  sous  le 
prince  d'Orange,  négociaient  une  union  étroite  avec  les  quinze  provin- 
ces qui  étaient  restées  soumises  à  l'Espagne,  union  qui  fut  conclue  quatre 

^  tSur  Taffaire  dAngleterre,  dit  Perez  à  don  Juan  dans  une  lettre  du  i&  mars 
1577,  j'écris  à  Escovedo  que  j* ai  vu  dans  le  roi  un  vif  désir  qa*il  eût  été  possible 
de  1  «écuter  dans  cette  occasion-ci. . .  Il  dit  que  le  poste  d*où  V.  A.  pourra  exécuter 
le  plus  promptement  le  projet  est  celui  qu  elle  occupe.  Vêlez  pense  de  même.  ^ 
—  «  En  lo  de  Ynglaterra  escrevo  a  Escobedo  que  hé  visto  en  el  Rey  grande  desseo 
c  de  que  se  hubiera  podido  executar  en  esta  ocasion. . .  Y  dice  que  d  puesio  de  donde 
c  podrâ  V.  Al*  mas  presto  executar  aquello  es  esse.  Y  io  mismo  le  parece  a  Bêlez.  « 
Ms.  de  la  bibliothèque  de  La  Haye,  fol.  20  ii  a4. 


.      ..MARS:i£ûift.  177 

jours  après,  par  la^i célèbre. Pteejfurofion  ife  Gani.  Les  états  généraux 
teftiaèrent  de  le  itconaaitil&  potir  goÛTameur  et  de  l'admettre  dans  les 
Ptty8:<^aft,  jlisi^'à  ce  ifu1lr€6t  drdonçèla  sjoiHîe  des  (tfpijqpes  espagnoles^, 
adUrë  à  la  reipiseet  à  la  démolition  ides  citadelles  construites  par  lé 
duc'>dlrAlbe,  et  pris  f  engagci&etit  de  respeicter  tous  les  anciens  droits  des 
pirovindes.  Pendant  que<  dé  la  frcintiène  du  Lux^sabourg,  il  négociait 
siir  tbus  ces  points  avec  les  (états  généraux,  auxquels  le  prince  d'Orange 
favdt  irendn  suspect  et  d(tfit  il  se  défiait  lo^même.»  il  redemandait  Ësco- 
vBio  qu'il  avait  laissé-  i  Madrid  pour  l'argent  et  les  moyens  nécessaires 
au  siiccès'dé'sa  mbsion,ièt  il  écrivait  &  Pisrez,  le  2  i  décembre  : 

v.«Je.ne  suis^après  tout  qu'un  bomme,  et  je  ne  saurais  suifire  seul  à 
tflintde  choses  bans  quelqu'un  à  qui  me  fier  et  surtout  quelqu'un  comme 
EsooVedo. .  .'vl  D  est  pourtant  parfiutement  vrai  que  je  me  couche  à 
nuirait  et  me. lève  à  sept  heures,  aux  bougies,  sans  savoir  de  tout  le 
joiÉr  si  j'aurai  un  moment  pour  manger  et  donner  au  corps  ce  dont  il  ne 
peut  se  passer  poiirvivbe.  Aussi  m'«Dicoûte-tril  déjà  trois  fièvres. . .  Je 
mé  dés^pèiie  de  me  voir  coinme  vendu  id  avec  si  p/^u  de  monde  et  sans 
un  réal,  sachant  très-bilen  quelle  lenteur  on  met  là*bas  à  tout  &ire  ^  » 

^UËMOvedoi  n'était  pas  resté  inacfif  en  Espagne.  Il  avait  pressé  Phi- 
lippe II  avec  une  ardeur  extrême  et  même  avec  une  rudesse  inconsi- 
dérée, de  seconderiaon  jeune  maître.  Dans  l'emportement  de  son  zèle 
il  avait  remis  auiror|un  écrit  où  il  allait  jusqu'à  blâmer  le  décousu  de 
sa  politique^.  Perez^'qui  s'intéressait  de  bonne  foi  à  Escôvedo  dans 
ce  ^moment,  avait  cherché  à  le  détourner  d'une  façon  d'agir  aussi  té* 
méMÎre  et  atufsi  dangereuse.  «Par  amitié  pour  moi,  lui  avait-il  dit, 
bien  que  vous  soyez  mon  aine,  je  vous  engage  à  suivre  mon  conseil 
en  ne  marchant  pas  si  vite,  parce  que ,  tout  en  croyant  atteindre  plus 
tôt  le  but,  on  lait  de  faux  pas  et  on  recule  le  moment  de  Farrivée. 

'  <  Porqu^  yo  no  puedo,  siendofaombre  umano,  y  no  savré  acndir  ado  a  lamto  sin 
t  lener  hoadure  de  quien  confiar,  mayormente  persona  tal. . .  Si  es  verdad,  como  lo  es 
«•èa  doda,  qui  me  acueslo  a  las  doce  y  me  lebanto  a  las  siete  perpetoamente,  con 
t  bsia,  sin  saver  en  todo  el  dia  si  tendre  ora  segura  para  corner,  y  dar  al  cuerpo  lo 
«que  aa menester  forçosso  para  la  vida,  y  asi  me  cuesta  ya  ires  calentaras. . .  I>eses- 
«parado  estdy  de  Terme  entre  esta  gente  bendido,  y  con  tan  poca,  y  sin  un  real,  y 
•samttdo  el  aspaeio  oon  que  alla  se  hace  todo.  >  ai  déc.  1676,  don  Juan  à  Ferez, 
ms.  da  la  bibliothèque  de  La  Haye,  foi.  i-A.  —  '  Cest  ce  dont  PhiJippe  II  se  plaint 
à  Pbnb  «1  disant:  tPor  que  nunca,  que  lo  vi,  yo  siendo  tan  descando  como  lo 
«dite.  •  {BitUte  de  $u  Mag*  para  Antonio  Pertz.)  Ms.  de  la  bibliothèque  de  La  Haye, 
fiofc^Ba  à  63.  Copia  de  un  biUete  de  sa  Mag*  para  Ant.  Ferez.  «  Présentasse  para  que 

•  sebaan  IO0  enfados  de  su  Maa*  con  Escobedo  y  como  llama  un  papel  suyo  :  papel 

•  sangrienU.»  [JuSlet  1676.]  Même  manuscrit,  L  6a-63. 


178  JOURNAL  ©ES  SAVANTS. 

D*aîlieuff  les  vois  û'ajmeiit  pas  à'ta  «nfàndre  tvop  long«  et,  quoiqulill 
fidUe  imr  parler  toujours  «ree  >  naqéntév}  et  ie»  avertir  de  de  qm-  est 
bon'  on  mdum^  pôBT  ieiftr  poifticpie^  il  eontieiiii  poiir^Hit;  ^ipoooàt 
der.aveo  metare  etpvadënoeidieamiiière'A  àe  pas.idépasser  la  iuÉfle 
impetiée  par  leur  gnandelir  et  le  respeûltpiij^  doit^èilenr  BVJèàfeék'b 
Phkippe  II  avait  appelé  la  lettre  d^EscoVedl»  un  papîtr  saiiiglmt^l^ij^ 
s*^n.4taié  plaint  à  Pères  danslea  larniçs  d*an  mëcootenteH^eot  prafend. 
H  En  vérilé ,  lut  ayaii-il  dît ,-  ]'tm  Mia  ëpouTOUtéi  il  f alnt  que  œ.  aokdà  dû 
irait  dltalie  et  de  Flafadre.:€eetesi,  b'H  m'wMt  dit^le  vine  voisL  ce  cpiii 
m'a  écrit,  je  ne  sais  si  j'auraiapunBé  contenir  samâltécatioaTOible\rii 
Pérea  était  cependant  parvenu  à  cakaanBàcoièDé.  Eapusànt  auprès  de 
PUtippe  II  ^'humeur  emportée  et  les  vives  exi{|enoead*&oavedoi  qu'il 
repi^àenta  conjime  procédant  d'uA  sèle  enimable ,  il  lui  persliada  dé 
répondre  sans  duretéau  seorétaire^de  don  Jujon,'  de  peiiir  de  le^rehnbètt 
Philippe  IIle-Qt,  mais  Escoveicky  écriât  L- objet rdbsea  faaineraeoE^le.  iGdr 
hii-ciavaît  quitté  Madrid  au  oeanmcnoeiBenftrde  décembre,  etil^rnvia'en 
Elanére  pc»  de  jours  après  le  départ  daia  lettre,  dans  iaqpdtcl)doD 
Juan  le  demandait  à  Pôrez  d'une  flianièlie  ai  inetabte.  '  .h;:  ,  ;  ^  :  i  • 
Dès  qu^  y  fut,  do»  lu^n  i'anvojfa.inégoeter  M  Mtfliei  paliftnep.iies 
troupea  espagnoies,  mais  eette  négodation  ne  rénssift  paa.  Lèi  ^tt 
gânéraux,  poussés  p«r.  le  pvinee  d'Orange^  qui  «raigoail  qud  l'^^teâ» 
espagnole  ne  s'emparât  d^  i|es  de  la  Zélande^  eftipar^  Hambassadeufi  de 
la  reine  Éiisabetb ,  qui  soupçonnait  le  isfMuét  dessein  de  dom  Jiiaov  i^ 
ftisèreat  les  vaisseaux  pouD  letrampoi^  des  traapeaé  etisiigèim^ 
se  rendissent  par  terre  dea  Paya-Ba&en  Italie.  Cette  résôhitîoft^oiisiiaiée, 
à  laquelle  don  Juan  fut  &  la  fin  obligé  de  sottsarire,  fe  jeta  cbfis.UBe 
sorte  de  désespoir.  C'est  alors  que,  voyant  ses  plant  r^nverbéarii  écrivit 
à  Perex  :  n  Ahl  seigneiu^  Antonio^  qu'il  est  vrai  que  je  suis  un  malbeut 

'  «Que  por  amar  de  mi,  aunque  tm  aM  bîqa  nm  yo»  tomaise  v4  wasqo  de 
t  no  oorrar  tanto  aunque  paresoa  que;  settfiga  mas  ptesli»  m$  Miela  tmpaçars^  y  Ue- 
■.garsa  IMS  tarder  .^  Y  que  aun  les  fej»&m>  ^lan  lodas  k%ifm  cb  ok  muoUa,  «an- 
«quf  se  les  ha  de  decùr  las  berdades  y  advesliries  de  lo  bueoo  yde  la«  miJoi  çmlti- 
«nieiida  a  su  serricîo,  aua  sa  deve  en»  estp  ir  coa  timtf)  y  cm  <|Oiisidarasîoii  eael 
«  modo  y  en  uo  passer  los  limites  y  tenninoA  devidos  àk  grandaça  y  «eq^U>«qii%^ 
«dev^  à  V«.Hf.»Ms,  deLaHkye^  kh  63  k  6'j.^r^^fUo  a jparwla dé ;ynibiagto»;Su 
•  caste 'para  cpie  béais  quaa  sangrieuta  bieneu  «  {Bilhie  d?  S»  Mf^^  pMt  4nMip  P^r 
crsa.)  Ms^  de  La  Haye,  (bl.  fia  À  63.  -^  "^  «QiwdMrteiae  aesp^nladl),.»  dMFe  de 
f  ser  friito  de  Ytalia  o  Flaades...^  /(ui  âsrGSu  «Ciertoquasi  ma  dÎMtRa de paMbra 
«lo  que  me  esoiivio  no  se  si  podiera  çonfteoer  sin  deseompoeenaa  oomo  )o  Jdoi  t 
{BiMete  de  Af^^  Perm  paru  5a  MûgÊsUii  y  flupnaiito.  éW  a  la  mupgmJd  M  rêol 
moao.)  Ms.  de  La  Haye,  foL. 63)47.  »... 


■.:■':  MARS  1«46.     î    •  179 

rstu  et  ^n  facmine  penèa  par  l'abandon  dlon.  projet  ai  kuigtempb  médité 
et ifi insn  jnéMgévqa'il  nereitait  plus  qu*à  en  commencer  rexécùtîon 
ares  ces  troupes;  et  je  n'ai  phis.qaà  choisir  ou  de  les  renvoyer  par 
ttnre^  ou  d*en  Tenir  i  une  rupture  aveoles  États,  ce  qui  serait  si  con- 
traheà  la  volonté  ^connue  de  Sa  Majes^.  Le  dernier  parti,  ni  la  oon- 
sctence ,  ni  ie  devoir,  ni  le  temps ^  ^  me  permettent  de  ierprendre.;  il 
me'Aut  donc  résigner  Su  premiervqui  renverse  tout  notre  plan^  Je  ne 
sab  plus  à  quoi  penser*  ai  ce  n'est  à  me  retirer  dans  quelque  henni-' 
tag^  Ce  qu'il  y  a  de  sûr  c'est  que  je  suis  si  consterné  de  ce  coup , 
que  je  passe  de  longues  heures  à  y  réfléchir  sans  savoir  qu'imaginer  « ... 
jè  ne  suis  pas  moins  inutAe  ioi,  que  j'aurais  pu,  dans,  d autres  temps,  y 
Ineh  servir  par  ma  présence.  J'y  vois  les  choses  arrangées  de  tdle  ma< 
nière,  qu'en  me  fiant  à  ce  qui  m'entoure,  je  risque  de  donner  de  moi 
une  mauvaise  idée,  et  de  £adre  craindre  de  très*mauvais  résultats  parce 
qne  je  ne  suis  pas  fait  pour  «es  gens-d,  et  que  ces  gens-ci  né  sont  pas 
faits  pour  moi.  Bien  loin  de  là,  dans  les  rapports  que  ncms  avons  eus 
ensemble,  nous  noUs  sommes  cent  fois  rencontrés  en  telle  opposittoint 
que  nous  ne  pouvons  en  aocuile  fieiçon  en  venir  à  être  sur  rien  du  même 
avis.  Je  dis  donc  résolument  que,  plutôt  cpie  de  demeurer  ici  au  delà 
du  temps  nécessaire  an  choix  d'une  autre  pertonne.,  il  ny  aura  pas  de 
parti  que  je  ne  pietme^  jusqu'à  celui  de  laisser  iout  là  et  d'arriv«r  là-bas 
quand,  on  m'y  attendra  le  moins ,  dusséje  en  être  châtié  jusqu'au  sang, 
dttssé-je ,  seigneur  Antonio ,  en  compromettant  le  service  da  roi,  causer 
ma  perte  et  me  £adveexécuteÉ  moi»même  en  exenqde  pour  un  si  grand 
dommage.  Soyez  sûr  qu'il  nSf  aura  là  rien  de  pire  que  .4e  désoler  un 
sujet  si  soumis  et  qu'on  arvait  sons  la  main,  en  Texilant  oii  l'a  voulu  son 
■ailre^»    /  ■ 

'  t  A,  9eQ0r  Ântomo,  y  cui^  cierto  çs  de  mi  disgracia  y  des^içbft  U  qui^ra  de 
t  nnestro  designio,  tras  muy  trabaxado  y  bien  guiado  que  se  ténia,  pues  ho  consistia 
c  en  mas  efeto  d*encomençarie  con  esta  gente  que,  o  a  de  salir  por  tierra,  o  benirse 
•é^ffjadiBMiite  a  irainra  tan  oontm  vohiatedi  como  sav»,  de  Su  MageaUd. JLepMiere 
tni  k  cancîeeoîa,!!!  el  deber«  m^éi  tiempe,  me  lo  pcwimie»  y  as»,  como  digo,  ea&trça 
rvmnr  en  lo  primero  para  rmynà iê nuÊttm  êraça:  jmei  no  iém^m psafonine sn  «ae 
^hmm%à. . .  esciarto  quaatoy  tân  laaUmado  dasie  golpe  que  Ik^^e  artas  kiAos  *  ime» 
tgHMren  esto« . .  Soy  aora  do  menoa  mutll  para  lo  de  aquîque  fiiora  etrotiampo 
«pcébaehona  mi  preseneia,  y.bacme  ques  esto  de  manani  qae,  aviendo.de  cnser 
««mrare  a  k>s  présentes.  Scgama a dv  de  mi  muy  oda euÉita  y  may  mal  aben- 
rtapadaponiaa  de  ningan  modo  laoy  para  enira  esias  geutes  y  mucbo  meaos  ton 
^  paôa  mi  May  fnem  :desto«  y  qae  en  los  tratos  qna  avemos  teoide  qna  ans 
I  encontfftdo  suidUs  veœs  dt  auerie  y  da  manem  qae  aa  niagatia  aMpiaa 
Ht  podemosaar  pam  ensmo.  £Kgo  crMolateinaaiaqne^  anias  aequedaraoa 
gmaada  lo  ques  ;iÉiniaiÉtr  i^èraqua  tu -à  luÉialaaÉaqas  sa  prabeapeisena^JvaM 

a3. 


f 


180  JO0RNA£-DB&*SAVANTS. 

Don  Juan  disait  «que  ki  muii  d*iine  femme  vandsiuÊI: mieux,  qufi^  oelie 
d*ui  bômme  pour  gouveinerdans  le  niomait  céitejpopuiilîoii  indocile v 
et  il  proposait  ou  rimpératrice»  que.  désiraient  lesiEtats.t^9U'v.Jii  duchesM 
de  Parme,  qui  avait  laissé  de  bons  souvelura  parmi  eux.  U  dtiiianda  ra»^ 
torisation  de  sortir  des  Pays«>Bas  ayeb  iestrÀipes.e9pagnde9,:«t.d'aiieii 
assister  Henri  III,  qui»  «u  printemps  d3  1577,/ rétait  engilcne  contre 
les  Iiuguenot8.de  Prance.  «  Vous  verreiv  écrivait  en  même  temps  Escœ 
vèdo  à  Perfii,'  que  le  prince  propose,  dans  la  lettre  stu  rçi»  que  les  troupe» 
qq'on  ùàt  sortir  d'ici  aillent  au  secours  du  roi  de  France  dans  Textré^ 
mité  ou  le  réduisent  ai^ourdliui  les  hérétiques,  et  que  lé  j^fit  qu'oi;i 
ea  peut  tirer  est  d'<e£bGer  et  de  racheter  le  déshonneur  qui  nisulte  dé 
l'expulsion  des  Espagnols ,  afin  qu'on  puisse  dire,  ai  on  veut,  dans  Thia- 
toire ,.  que  ce  fut  pour  venir  en  aide  à  la  France  dans  une  nécessité  aussi 
pressante  que  celle-ci  qui  touche  à  la  religion.  Ce  parti  servira  en^même 
temps  de  frein  à  ces  ivrognesrci;'  car  il  est  sûr  qu'ils  nous  craindront 
aussi  fort  à  nous  voir  en  France,  que  si  nous  étions.id,  et  nous  pomv 
rions  en  venir  par  là  k  nous  embarquer  par  la  suite  et  k  poursuivre  notre 
prarfet  en  dédommagement  d'une  humiliation  qui   est  d'un  si  grand 
pr^udice.  Si  le  prince  propose  là  quelque  chose  de  singulier,^  ne  vous 
^  éloniiex  pas,  quand  il  est  sous  le  coup  qui  lui  a  bouleV'Crsé  l'esprit; 
c'est  pour  cela  que  je  brûle  et  que  le  prince  se  meuri  d'envie  der  sortir 
d!jci  avant  d'y  être  entré.  Et,  si  nous  y  entrons,  qu'y  ferons-nous P  Voilà 
pourquoi'  nous  serions  ravis  de  partir  avec  la  troupe,  si  elle  va  en 
France.'  Toute  nombreuse  qu'elle  soit ,  elle  ne  l'est  pas  assez  pour  un  ai 
grand  général,  mais  on  n'en  dira  que  plus  ^^orieusement  pour  lui.: 
Don  Juan  d'Autriche  est  allé  au  secows  du  roi; de  France,  restaurer 
son  royaume   avec  six  mille  fantassins  et  deux  mille  cavaliers.  Nous 
irons  en  simples  aventuriers ,  et  il  se  réjouira  mille  fob  plus  d'y  servir 
de  cette  manière ,  que  de  gouverner  ici  de  si  grands  misérables  ^  » 

«imalooMm  foa  no  iome,hasUi  dexario  toéoyser  afla  f muufe  nMnot m oatanni«  amufU9 
mfimiè»98r  ùMigado  a  sangrt,  y,  êeiiùr  Anêonio,  junior  la  degtrttyekm  en  d  imvkio 
ntJêbHêy «on  la  niut y  aeerme  a miewecatareigemph  ieste  cMo.  i .  por  eierto  no  imnat 
^^dênudacavar  im  snoelo  tan  ohediente  y  puosto  alamanOg  cosio  je  fca.  «îtio,  para 
•pitykH»adondea  ouerH»  el  daeno.  »  {Carta  iel  senordon  Jaan  para  Ankmio  Pms 
^dmU  Mmtka  de  i&dehêbnro  1577.)  Ms.  La  Haye  foLi&'iS.  r-'  «  Yairerà  V.M. 
«pebs kcarta  de  Su  Magestad,  ooœo  propone  questagente  qne  se  sapa  fuesea socot'- 
««•iKatray  dé  Francia  en  la  necessioad  que  aora  Van  poniendole  los  faerejes  y  quel 
«fin  que  s^^leva  eaderramar  y  remendar  esta  deshcnirniqiie'Se  signe  de  saearlos 
«AfagâfsleB  y  la  demas  gente  povque  se  diga  en  ia  ysCoriav*8Î  quera  que  fiie  a  so* 
arji»n4riiik,-Piraiicîarenanala»gi«n  M  y 

««indbîs«(serbiràeèto'de  reafreiar  «aftos  1x)vraahf>9.  i^iqÉesteisrlo.  questudo  en 


'     '  MARS  1840.  181 

Ce  ^projet,  destiné  uniquement  à  cacher  un  échec  et  à  couvrir  une^ 
retraite ,  n'était  pas  le  seul.  Don  Juan  et  Escovedo  en  conçurent  un  autre. 
Obligée  de  renoncer  à  la  concpséte  de  l'Angleterre ,  ils  révèrent  la  posses- 
sion du  pouvoir  en  Espagne.  De  quelle  façon?  Le  voici.  Dans  une  lettre 
du  3  février  1 877  v  Escovedo  annonçait  à  Perez  que  le  prince,  mainte- 
nant désespéré,  navdit  phis  pour  but  et  pour  ambition  qu'un /oateoîi 
5005  un  dais^,  ce  qui  devait  Tassimiler  à  un  infant.  Don  Juan  voulait 
Tobtenir  pour  entrer  dans  les  conseils  d'Espagne,  y  fortifier  le  parti 
du  marquis  de  Los  Vêlez,  du  cardinal  Quiroga,  de  Perez,  et',  d'accord 
avec  ce  parti,  condtdre  les  affaires  de  la  monarchie.  Aussi  Escovedo 
ajoutait;  quatre  jours  après,  dans  une  lettre  adressée  à  Perez,  le  7  fé- 
vrier :  «Si  vous  pouvez  nous  rappeler  en  cour,  sachez  bien  que  nous 
en  sommes  venus  à  trouver  que  c'est  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire  et 
que  nous  nous  y  rendrons  disposés  à  agir.  Vous,  pour  ce  qui  vous 
concerne,  veillez  à  obtenir  ccrésultat  et  soyez  sûr  que,  si  vous  par- 
venez à  grouper  à  la  cour  Son  Altesse,  Los  Vêlez,  Sesa^  avec  An* 
tonio  et  Juan  pour  acolytes,  notre  avis  ne  pourra  manquer  de  préva- 
loir dans  le  conseil.  Ce  pian  ménagé  de  loin ,  en  y  associant  qui  on 
pourra  r^;arder  comme  un  bon  soutien ,  réussira ,  n'en  ayez  aucun 
doute.  Dans  les  bonnes  occasions  que  vous  et  Vêlez  aurez  de  déplorer 
le  trop  de  travail  du  roi  et  de  reconnaître  la  nécessité  d»  veiller  h  sa 
santé,  d'où  dépend  le  salut  de  la  chrétienté,  j'irais  jusqu'^  dire,  sans 
plus  de  détour,  que,  par  cette  raison  et  attendu  l'extrême  jeunesse  du 
prince,  son  fils,  il  serait  bon  qu'il  eût  à  qui  faire  porter  le  fardeau,  et 
qu'après  avoir  apprécié  la  sagacité,  la  prudence  et  la  fidélité  que  Son 
Altesse  a  déployées  dans  ces  affaires-ci,  il  semble  qu'il  est  le  person- 
nage à  qui  ce  poste  revient,  et  celui  que,  comme  dit  l'Écriture  :  Dieu 

«  Francis  les  temeran  como  si  estuviesen  aqui  ;  de  tal  manera  podriamos  daraos 
«despoes  a  embarcarnos  y  ayudamos  en  la  traça;  qwe  séria  rremate  detta  desautori- 
^daa  y  ^n  dafh,  Sipropatiere  alguna  cassa  desharàtado,  no  se  marahitte  V.  M.,  que 
«  ha  dssbaratado  el  entenâmunio  este  golpe,  y  hoy  deseando,  y  Su  Alteça  muere  por  elh, 
«  de  salir  de  aqui  anfes  que  entremas  :  que  haremos  despues  dentrados  ?  Y  para  esta 
«  temaremos  de  muy  buena  gafka  hir  cùn  esta  génie,  si  ba  a  Franeia ,  porque,  si  Inene  en 
«  numéro,  no  es  para  tanto  gênerai  :  La  causa  es  muy  ohrrada  para  qàe  si  diga  :fM  don 

•  Joan  de  Anstria  a  socorreral  rey  de  Franeia  y  restaurar  su  rrfno,  y  estirpar  los 

•  kerejes  del  con  seis  mil  infantes  y  dos  mill  caeallos;  hxremos  como  ahenturtfros  y  se 
■  Mgarà  mas  de  servir  en  esta  que  no  en  goviemo  de  tan  min  génie.  »  7  fer.  1 577.  Es- 
eovedo  à  Perez,  ms.  de  La  Haye,  fol.  ia-16.  —  *'«  V.  W.  se  prebenga  y  créa  que 
«s9ia  y  eortina  es  mi  intento  y  apetito.  t  3  fév.  1699,  D.  Jaan  è  Peret,  ms.  La 
Hm,  f.  is; —  *  Le  duc  de  Sesa  était  Too  des  mmnlMS  les  pttisinfluémii  du  ôonieîl 
de  la  guerre.  '    ".         '    ^*  '' 


182  JOURNAL  «ES  SAVANTS. 

a  voulu  t  en  téoompenise  de  la  piété  du  rbi,  iui  donner  pour  bàtoo  de 
vieiUesae^*  » 

Ëscovedo  priait  instamment  Ferez  de  faire  i^réer  >au  roi  le  déparrt  lié 
don  Juan,  de  peur  qfïil  ne  succombât  à  quelque  grave  maladie  qiterloir 
faisait  redouter  M  constitution  délicate,  et  Tétat  d*eultatioii  où  Xmi 
rait  jelé  la  ruine  de  ses  espérances.  «Je  treotbie,  disaît-il»  qu'à  Ah  nou^ 
laisse  ici-bas  à  notre  bonne  étoile  ou  plutôt  à  noire  mauvaise.  Si  ce 
malheur  notis  arrivait,  adieu  la  cour,  adieu  le  ftàonde  :  il  y  a  cUa  mOn* 
tagnes  autour  de  Saint-Sébastien  et  de  Santander;  eest  laque  je  venu 
m*aller  mettre ,  plutôt  au  milieu  des  bêtes  fauves  que  panlû  les  cout^ 
sans.  Soutenons-nous  donc  mutuellement,  puisqtie  iiow  cooMSTOdi 
ainsi  celui  qui  nous  conserve  ^  et  plaçons-le  où  ii  pourra  trouver  satii- 
É8K:tioh*. »   .  :•....».      .1 

Don  Juan  aibressait  les  marnes  déars  à  Peree^  H  le  priiât.de  k«  coni* 
muniquer  au  marquis  de  Los  Veiei ,  dans  la  mesure  qu'il  jugerait  ciMh- 
venablev  afin  que  le  marquia  contribuât  de  son  côté  â  leur  concilier'la 
faveur  dit  roi.  «Il  me  rendra ,  disait^i,  un  des  plus  signala»  services 
qui  se  puisseut  recevoir  d'uà  aini,  car  ce  service  me  sauvera  iniaiUifaie^ 
ment  du  danger  de  risquer  une  désobéissance  pour  échapper  A  une 
iofaitiiè'.  n  II  revenait  à  la  charge  quelques  semaines  après»  avec  uh 
redoubieBieBt  d'ardeur.  Malgré  l'édit  perpétuel  qu'il  avaijt  conclu*  k 
13  février  avec  les  État^,  et  que  Philippe  H  ratifia  fte  7  avril,  édit  qui 

^  c . .  « .  V.  M.  nos  puede  acer  cortesanos.  Sepa  que  hemos  Uegado  a  conocer  «ae 

•  esto  es  lo  que  ace  al  caso  j  que  andaremos  vestidos  largos.  V.  'tf.,por  lo  qtie  le  oâ, 
«  se  desbde  en  encaminarlo  ;  qite  si  acierta  a  estar  ay  Su  MWjà  y  et  de  Los  Befez  j 
rSesa,  y  por  aeoiytos  Antonio  y  Joan,  t^rea  cierto  que  bdârà  naesUo  parecer  M'a 
«coasejo,  Y  esta  piatica  «omada  de  lexos,  y  Iprehenido  deUa  a  qumi  esiaviera  ejarlo 

•  que  ayadara,  saldrà  sin  duda.  Yo,  sin  mas  pensar,  diria,  en  las  buenas  ocasiones 
«  que  V.  M.  y  Béiez  teman ,  cerca  del  dolerse  del  trabajo  de  Su  Mag'  y  cuanta  ne- 
t  casidad  ay  det  mirar  por  su  salud ,  puas  depetide  della  cristiandadi  y  qnc^  pan^  •^^la, 
«  ya  qa^  printipe  NuasU^  Seâar  ef(  oioo,  conbendria  que  iuviesa  lopn  quiao  dfis- 
«  cargar,  que  «uriando  visto  quetoon  sagaodad  pradencia,  y  ^cavduiai  $a  AUeça  a^a 
«  gol^ado  an  eaU>i  nagocîoSvpaiWG^.ques  sugelo  en  quieu  cava  esta  lugÊT  v  qm^ ' 
Kooma  dice  h  esqpkora  £ae,Pios  senrldo,  por  su  crîsliandad,  ded^yraelepor  baoalo 

•  de  subexesi.*  7fév.  i&77.  Esa>yedo  à Perea,  ma.  LaHa]^i  f.  i9ii.i6.-^  ■  .  »  Qiiet 
«la  laaao»  ha  de  âaiiamcihir  ahuapas  aoches,  facilmeoia  digo  àiDalaa  .  •  ••  Y  si 
«nuesiint  desYeqiura  fueva  (d^adips  «cortoi  jMlios  muado.  Qua  iMnIas  ay  aoapa 
tde  Sap  SaiFostiao  y^SanUader,  y  alii  qniaro  asUr  ma»  antua  kw  animales qm^ao 
«  eaiFO In  de k -cor leu  Ayodamavnas  jwes  copôprvamos al >qoa  «oas  coniaiva  yjje^a 
cmoda  doode  aa  liavasa  eï  eoiKtantamieato. j»  Id$m.  r*-*  '  «  Aaeii4^Qaa>«û  u^  4e 
«  las  iiMÛoros  ibuenas  dbras  ^la  de  amigos  pnedo  sedavirg  puas  me  lîliraBBp  ^îfKfta 
«de  yncuriraaiodeiaobedMndaporao  paBarporaaeaoAB  yafaiaii. •  lîifh.xl^^ 
D.  Juan  à  Pères,  ms.  La  Haye,  M.  16-18.  .>, 


MARS  1846.  183 

stipulait  la  sortie  des  troupes  espagnoles ,  la  remise  des  citadelles  entre 
les  maiM  des  États,  le  rétablissement  des  privfléges  provinciaux ,  don 
Juan,  laisse  sans  argent,  resté  sans  armée,  n avait  pas  acquis  plus  dauu>- 
rJté,  ni  obtenu  plus  de  confiance  auprès  des  peuples  des  Payses.  li 
leur  était  toujours  suspect,  et,  le  i*  mars,  en  écrivant  à  Perea  qu'il  auto- 
risait à  ifnodifier  ses  dépêches  ofiicielles  au  roi,  s  H  en  trourait  le 
langage  trop  vif,  il  lui  disait:  a  Mettez  toujours  en  premières  ligne  de 
me  ti^er  d*ici.  Sur  ce  point  il  y  va  pour  moi  ^e  la  vie,  de  f honneur  . 
du  salut  de  mon  âme.  Car,  pour  la  yie  et  l'honneur,  je  les  perdrai  cer- 
tainement en  cas  de  retard,  et  avec  eux  les  services  passés  et  à  venir,  et 
]*flme,  quand  ce  ne  serait  que  par  désespoir,  courra  également  de  grands 
risques. . .  Qu'on  me  croie  et  qu'on  exécute  ensuite  sur*le-champ  ce 
que  je  demandé  en  toute  sincérité.  Paites-y  donc  tous  vos  eObrts,  sei- 
gneur Antonio,  et  envoyez-moi  des  nouvelles  qui  me  donnent  à  vous 
m  mternum,  si  je  puis  jamais  être  à  vous  plus  que  je  ne  le  suis.  Je  mv 
joindrai  à  Vêlez  et  k  Quiroga  non-seulement  pour  vous  soutenir,  mais 
pour  attaquer  nos  ennemis ,  car  je  regarderai  comme  tel  quiconque  le 
sera  d*un  ami  tel  que  vous^.  » 

De  quelle  manière  furent  alors  jugées  et  prises  à  Madrid  ces  pensées 
de  don  Juan  qu'inspiraient  une  position  fausse ,  une  imagination  ma- 
lade, une  ambition  inquiète,  mais  qui  n'avaient  certainement  rien  de 
factieux,  comme  je  fai  avancé  ailleurs?  Perez  va  nous  l'apprendre ,  non 
par  ses  Reladonés  faites  après  coup ,  mais  par  sa  correspondance,.  Jouis* 
sant  k  h  fois  de  la  confiance  intime  de  don  Juan ,  qui  lui  ouvrait  son 
àme,  et  de  celle  de  Philippe  XI,  auquel  il  montrait  tout  et  qui  ne  décir 
dait  rien  sans  son  avis,  Perez,  après  s'être  concerté  avec  le  roi,  écrivit 
è  don  Juan  :  «  Bien  que  je  désirasse  infiniment  envoyer  k  Votre  Altesse 
l'ordre  qu'elle  attend  pour  la  rappeler  d*oiielle  est. . .  ni  notre  ami  Los 
Veloz,  ni  Quiroga ,  nont  pensé  qu'on  pût  en  aucune  manière  mettre  pré- 
sentement cetteaf&dre  9ur  le  tapis,  à  moins  qu*on  ne  veuille  perdve  tout  et 
cpcposer  les  États  k  un  péril  manifeste.  J'ai  eu  beau  mettre  dès  aujoiurd'hui 
en  avant  quelques-unes  des  liaisons  que  Votre  Altesse  et  Eseovedo  m'avez 
écrites,  pour  tâcher  de  faire  agréer  ce  que  je  souhaite,  elles  n'ont  pu 

^  •  Prtsupomeindo  en  lo  principal ,  qoes  lo  dd  saoarma  de  aqus,  que  en  haoerlo  me 
tba  la  vida  y  onrra  y  aima,  poraiie  les  dos  primeras  partes  perderé  derto  si laidbi , 
i  y  oon  ellas  lo  senrido  y  por  semr,  y  la  tercera,  de  puro  desesperado),  Urà  a  gran 

•  riesgo.  Creame. . .  y^despnes  executap  lu^go  lo  que  tan  de  beras  pido,  esfueDodo  seiior 

•  Anfonio  y  ariseme  eon  propio,  eobittidome  nuebas  taies  que  para^  frtsnucm  mt 
tfaaga  suio,  si  mai  que  soy  lo  puedo  ser.  •  i  mars  li^^t  Juan  à  Peiez,  mène  ma- 
nuscrit, fol.  18-19. 


184         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

être  accueillies,  parce  que  Sa  Majesté  est  persuadée  tout  en  sens  co(i- 
traire*  EUe  croit  que ,  si  les  États  peuvent  être  réduits  et  ramenés  à  leur 
bonne  situation  d^autrefois,  ce  doit  être  par  la  main  de  Votre  Altesse, 
et,  de  mon  coté,  je  vois  Sa  Majesté  entendre  si  décidément  les  choses 
de  cette  manière,  que  je  n*ai  pas  cru  devoir  insister  assez  vivement  pour 
me  rendre  suspect.  Car,  bien  que  le  roi  me  tienne  pour  être  fort  attaché 
à  Votre  Altesse,  il  faut  qu*il  ait  souvent  lieu  de  croire  et  de  penser  que 
tout  ce  qsiV)n  lui  dit  est  pour  son  service,  parce  que,  s  il  en  était  autre- 
ment, nous  marcherions  à  notice  perte,  comme  je  récris  à  Escovedo, 
et  jeserais  peu  en  état  de  me  rendre  utile  à  Votre  Altesse  ^.  » 

B  engageait  don  Juan  à  restw  dans  les  Pays-Bas  pour  y  acheva 
ToBuvre  qu'il  y  avait  si  bien  commencée  et  leis  ramener  à lobéîssance 
de  Philippe  II;  il  le  détournait  du  projet  d'envoyer  au' secours  du  roi 
de  France  les  troupes  que  ce  roi  n  avait  pus  demandées  et  de  se  placer  à 
la  tête  d'une  apédition  peu  digne  d  un  personnage  comme  lui.  Dans  sa 
réponse  du  7  avril  à  Escovedo,  il  disait,  au  sujet  de  la  venue  du 
prince  :  «Je  me  suis  époumoné  l'autre  jour  à  dire  au  rm  du  bien  de 
Son  Altesse,  à  lui  montrer  tout  le  secours  qu'il  peut  tirer  d'un  tel  frère, 
d'un  bère  déjà  mûr,  expérimenté,  éprouvé,  de  la  société  et  de  l'activité 
duquel  il  peut  dès  à  présent  tirer  plus  de  profit  et  de  soulagement  que 
de  personne  autre,  et  chez  qui,  qu'on  me  le  pardonne  et  qu*on  m'ea 
croie ,  il  a  trouvé  autant  de  fidélité ,  de  soumission  et  de  désintéresse- 
ment qu'il  en  retrouvera  jamais  autre  part.  J'ai  couru  de  ce  train  le 
mieux  que  je  l'ai  su  faire.  Le  roi  m'a  répondu  que  je  parlais  à  merveille 
k  cet  égard;  qu*il  se  fiait  entièrement  k  son  frère  et  qu'il  en  attendait 
grand  soulagement;  mais  que  je  voyais  en  quel  état  se  trouvaient  les 
affidres  de  Flandre  ;  que  c'était  les  mettre  toutes  en  péril  que  de  permettre 

^  ■  Y  aanqae  yo  quisiera  infinîlo  embiar  à  Vuestra  Alteça  la  rresolucion  que  desea 
c  aoerca  de  su  salida  de  ay,  a  nuestro  amîgo  el  maraues  de  Los  Bêlez  ni  a  Quiroga 
t  no  les  ha  parecido  que  en  ninrana  inanera  se  pueue  tratar  por  aora  desto,  sino  es 
«qoeriendo  queseperdiesse  todo,  y  lo  que  Vuestra  Alteça  ha  ganadohasta  aora,^ 
«que  se  posiesen  les  estados  en  manifiesto  pelîgro.  Y  aunque  jo  tadabia  hé  ante- 
t  puesto  algunas  rraçones  de  las  que  Vues  Ira  Alteça  y  Escobedo  me  an  escrito  para 
t  persuadir  lo  que  desseo ,  no  me  an  sido  admitidas,  porque  a  Su  Magestad  le  parece 
«  muy  al  contrario  y  que ,  si  esos  estados  se  han  de  poner  y  rreducîr  a  su  buen  es- 
clado  antigno,  a  de  ser  por  mano  de  Vuestra  Alteça,  y  viendo  que  Su  Magestad 
t  «ntâende  esta  materia  con  tanta  rresolucion  desta  manera ,  no  me  a  parecido  âpre- 
t  telle  tanto  que  me  tuviesse  por  sospechoso ,  por  que,  aunque  me  tenga  por  muy 
t  de  Vuestra  Alteça,  algunas  beces  créa  y  piense  que  todo  lo  que  se  dice  es  prina- 
cpalmente  por  su  servido,  porque,  si  no.se  hiciese  este,  hiriamos  perdidot  oomo 
tu>  eserevo  a  Escobedo  y  podria  yo  acer  pooo  servicio  a  Vuestra  Alteça.  »  Pères  k 
don  Juan,  ms.  La  Haye  f.  ao  à  ai. 


MARS  1846.  185 

au  prince  de  les  abandonner  ;  que,  pour  le  présent  c'était  impossible  ; 
qu'il  appréciait  les  conseils  que  je  lui  donnais  et  qu'il  en  tenait  compte, 
mais  que,  ne  pouvant  de  sa  personne  concourir  à  ce  qui  se  fait  là-bas 
ni  aux  affaires  du  dehors,  l'aide  et  le  secours  qu'il  doit  principalement 
tirer  de  son  frère  consistent  à  le  charger  d'être  où  il  ne  peut  être  lui- 
même.  Je  n'ai  pas  voulu  faire  un  pas  de  plus  dans  le  moment  sur  ce 
point  :  il  faudra  y  revenir  plus  d'une  fois  en  avançant  peu  à  peu,  et  non 
en  frappant  à  grands  coups,  de  peur  de  tout  brisera  » 

Afin  d'entretenir  la  confiance  d'Escovedo  et  de  contenir  son  ardeur, 
Ferez  ajoutait,  en  parlant  du  roi,  avec  un  défaut  de  respect  et  un  sen- 
timent de  terreur  qui  devaient  à  la  fois  choquer  et  satisfaire  ce  prince, 
auquel  il  soumettait  ses  réponses.  «Plaise  à  Dieu  qu'un  jour  vous  et 
moi  occupions  les  places  de  Vêlez  et  de  Sesa.  Mais  gardons-nous  de 
montrer  jamais  à  cet  honune-ci  (Philippe  II)  que  nous  le  désirions  ;  ce 
serait  le  moyen  de  n'y  jamais  parvenir.  Le  chemin  pour  y  arriver  est  de 
lui  persuader  que  les  choses  se  font  à  son  gré  k  lui  et  non  au  gré  de 
Son  ^tesse;  que  nous,  qui  sommes  ses  serviteurs,  nous  les  lui  conseil- 
lons comme  bonnes  pour  son  service.  Que  le  prince  nous  y  aide  donc 
en  ne  faisant  autre  chose  que  servir  son  frère  et  lui  obéir  comme  il  le 
feit,  afin  de  lui  montrer  en  tout ,  ce  dont  nous  l'assurons .  que  le  prince 
n'a  d'autre  volonté  que  la  sienne.  Ainsi  donc,  seigneiu*  Escovedo,  que 
Dieu  nous  garde  de  votre  venue  ici,  car  elle  nous  perdrait.  Je  vous  ai 
déjà  dit  combien  nos  amis  sont  en  petit  nombre ,  vous  le  savez  bien. 
Vous  savez  aussi  combien  la  nature  du  frère  est  une  nature  dange- 
reuse^. »  Le  roi  avait  mis  en  marge  de  cette  partie  de  la  minute  de  sa 

'  «  Que  me  arroge  este  otro  dia  al  agua  diciendole  mil  biencs  de  Su  Alteça ,  !o 
cmucho  que  vale,  el  grand  descauso  que  ha  de  tener  con  este  hermano,  j  ques 
c  hermano  y  ombre  ya  hecho  y  experimentado  y  probado  y  de  cuvo  conpania  puede 
c  començar  luego  a  sacar  mas  fruto  y  descansso  que  de  otras ,  de  mas  que  a  nin- 
c  guno  tiene  tanta  obiigacion ,  que  me  perdonassen  y  me  creyessen ,  de  tal  ûdelitad 
«  ni  de  tal  obediencia ,  ni  tai  linpieca  de  animo  que  no  lo  hallarâ  Jamas.  Y  por  aqui 
fl  corri  lo  mexor  que  supé.  Rrespondi6-me  que  lo  decia  muy  bien  todo  y  que  de  su 

■  hermano  acia  el  toda  contiança  y  esperava  el  mucho  descansso  y  que  ias  cosas  de 
c  Flandes  yo  veia  el  eslado  en  questavan  y  que  séria  aventurarlo  todo  dexando  ei 
«  8**  don  Joan  aquelio ,  que  no  es  bien  acerlo  por  aora  y  que  lo  demas  que  yo  le 
«  adverlia  me  lo  agradecia  y  era  de  consideracion ,  y  que  ya  que  por  su  persona  no 
«  podia  asistir  a  lo  de  alli  y  a  las  cosas  de  fuera,  el  pnncipal  descansso  y  ayuda  que 
«  de  su  hermano  a  de  tener  es  encomendarle  aquelio  en  quel  no  pueda  estar  pre- 
c  sente;  y  no  quissé  passar  de  aqui  pues  es  materia  para  mas  de  una  bes  y  en  que 

■  se  deve  hir  lavrando  poco  a  poco  y  no  a  grandes  golpes  por  que  no  quebremos.  t 
7  ayril  1 677,  Perez  à  Escovedo,  ms.  La  Haye,  f.a7à3a.— -'■  Haoerà  a  Dios  que  algun 
c  dia  sea ,  pero  no  lo  mostremos  a  este  ombre  jamas  que  le  deteamos,  por  que  nunca 

34 


18fl  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

lettre:  ttCet  article  est  bien  ainsi  et  tout  ce  que  vous  y  dites  est  bon^  n 
Voilà  exactement  rapportés,  ayec  leurs  motifs  naturels,  les  faits  que 
Ferez  a  présentés  dans  ses  Relaciones  en  leur  donnant  un  tout  autre 
caractère.  Il  n'en  reste  qu'un,  le  plus  grave  de  tous,  sur  lequel  j'ai  à 
m'expliquer,  celui  qui  est  relatif  à  la  fortification  de  la  roche  de  Mo- 
gro  et  à  ia  demande  qu'en  avait  faite  Escovedo. 

MIGNET. 

[La fin  an  prochain  cahier.) 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


LIVRES  NOUVEAUX. 
FRANCE. 

La  rhétoriqae  des  nations  musulmanes,  d*après  le  trailé  persan  ÎDlitulé  :  Hadarik 
ulbaUgat,  par  M.  Garcin  de  Tassy,  membre  de  Tlnslilut;  in-8*,  i*  extrait,  i844, 
a* extrait,  i845,  85  pages;  chez  Benjamin  Duprat,  rue  du  Cloilre-Sainl-Bcnoît,  7. 
Ces  deux  extraits  du  célèbre  traité  persan  de  rhétorique,  dont  le  titre  signifie  les 
jardins  de  Véloqaence,  ont  paru  dans  le  Journal  asiatique,  L*auleur  a  cru  devoir  les 
publier  à  part,  pensant  qu  ils  pourraient  intéresser  des  personnes  qui  ne  reçoivent 
pas  ce  recueil  mensueL  La  matière  qui  y  est  traitée,  quoique  fort  importante, 
ii*avait  encore  été  développée  par  aucun  orientaliste  dans  tout  son  ensemble.  L*ou- 
vrage  classique  de  rhétorique  musulmane,  que  M.  Garcin  a  entrepris  de  faire  con- 
naître, se  divise  en  quatre  parties  :  Tcxposition,  les  figures,  les  énigmes  et  les  allu- 
sions, le  plagiat.  Les  deux  extraits  que  nous  signalons  ici  à  rallention  du  lecteur 

■  lo  beremos ,  y  el  camino  para  vencerle  a  de  ser  que  cntienda  que  sucede  como  el 

■  dessea,  y  no  Su  Alteça,  sino  que  nos  los  suyos  se  lo  aconsexamos  como  cessa  de  su 

■  serrido,  y  quel  ayude  con  solo  servir  a  su  hermano,  y  obedecerle  como  lo  ace,  y 

•  que  bea  en  todo  lo  que  certificamos,  que  no  tiene  voluntad  sino  la  suia,y  asi,  senor 

■  Éscobedo,  de  venirse  V.  M.  aca  nos  guarde  Dios,  que  sériâmes  perdidos,  y  ya  le 
thé  dicho  los  pocos  amigosque  tenemos,  y  V.  M.  lo  save  bien,  y  quel  estado  del 

■  bennano,  sin  dar  occasion,  es  peligroso  y  mucho,  y  la  darà  notable  su  venida; 

■  mire  V.  M.  y  mire  Su  Alteça  bien  en  este  ques  de  mucha  ymportancia  ;  buelbo 

•  a  dedr  a  V.  M.  lo  mire  mucho,  y  que  no  lo  haga  sin  orden  del  Rey  y  me  créa.  > 
7  avril  1677,  Percf  à  Escovedo,  ms.  La  Haye,  f.  27  à  3a. —  ^cD^  wuuio  de  Sa  Ma- 

■  jestoi  :  Este  cap ilulo  ba  muy  bien  assi  y  lo  que  decis  en  el  tambîen.  •  Ibii, 


MARS  1846.  187 

comprennent  la  première  partie  en  entier.  Elle  traite  de  la  comparaiBon,  du  trope, 
de  la  métaphore  dite  substituée,  et  de  la  métonymie. 

La  Grèce  tragique,  chefs-d'œuvre  d'Eschyle,  de  Sophocle  et  d'Euripide,  traduits 
en  vers,  accompagnés  de  notices,  de  remarques  et  de  rapprochements  littéraires, 
par  Léon  Halevy.  Paris ,  imprimerie  de  Hennuyer  et  Turpin,  librairie  de  Jules  La- 
bitte,  i846,  1  vol.  in-S"*  de  xxiv-455  pages.  Le  talent  dont  l'auteur  avait  donné 
des  preuves,  à  d'autres  époques,  par  sa  traduction  des  Odes  d'Horace  et  les  traduc- 
tions diverses  de  poètes  modernes,  rassemblées  sous  le  titre  de  Poésies  européennes, 
se  retrouve,  avec  un  degré  de  maturité  de  plus,  dans  cette  nouvelle  production  qui 
appartient  nu  même  genre  de  travaux.  Le  Prométhée  enchaîné  d'Eschyle,  Y  Electre  de 
Sophocle,  les  Phéniciennes  et  ÏHippolyte  d'Euripide,  choisis  pour  représenter  l'en- 
semble du  théâtre  tragique  des  Grecs,  y  sont  rendus  en  vers  d'un  mètre  à  propos 
varié,  d*un  tour  simple  ou  élevé,  selon  le  besoin,  et  toujours  élégant,  d'un  mouve- 
ment facile  et  animé.  Parmi  tant  d'essais  de  ce  genre,  tentés  dans  ces  derniers 
temps,  celui-ci  semble  le  plus  heureux.  On  ne  peut  mettre  sur  la  ntéme  ligne  que 
les  remarquables  traductions  en  vers,  données  en  i836  et  i838,  des  Choéphores  et 
du  Prométhée  d'Eschyle,  par  feu  M.  Puech.  (Voyez  le  Journal  des  Savants,  août 
i838,  p.  459.) 

Documents  sur  l'histoire,  la  géographie  et  le  commerce  de  la  partie  occidentale  de  Ma- 
dagascar, recueillis  et  rédigés  par  M.  Guillain ,  capitaine  de  corvette.  Paris ,  Impri* 
merie  royale,  en  vente  chez  Madame  veuve  Arthus  Bertrand,  libraire,  rue  Haute- 
feuille,  23,  1845,  in-8*  de  37G  pages  avec  une  carte.  M.  Guillain,  commandant  de 
la  corvette  la  Dordogne,  fut  chargé,  à  la  un  de  l'année  i84if  de  visiter  la  côte  occi- 
dentale de  Madagascar  après  la  prise  de  possession  de  l'ile  de  Nossi-Bé,  cédée  à  la 
France  par  les  chefs  sakalavcs,  en  i84o.  Sa  mission  avait  pour  but  d'assurer  de 
nos  dispositions  amicales  les  populations  indigènes ,  de  reconnaître  leur  situation 
politique,  d'étudier  les  ressources  que  leur  pays  pouvait  oiTrir  au  commerce. 
M.  Guillain  fait  aujourd'hui  profiter  le  public  des  renseignements  qu'il  a  recueillis 
pendant  ce  voyage  d'exploration,  et  son  ouvrage  nou»  parait  devoir  être  lu  avec 
d'autant  plus  d'intéièt,qu*on  n'aYait,jusqu  ici,  presque  aucune  notion  sur  les  contrées 
de  la  grande  île  africaine  qu'il  a  visitées.  Son  travail  est  divisé  en  deux  parties. 
Dans  la  première,  intitulée:  Histoire  politique  du  peuple  sakalave,  sont  rassemblés 
les  faits  concernant  l'histoire  de  la  race  qui  occupe  la  région  occidentale  de  Mada- 
gascar, considérée  surtout  dans  ses  rapports  avec  les  populations  voisines.  La  se- 
conde qui  a  pour  titre  :  Voyage  à  la  côte  ouest  de  Madagascar  en  i8à2  et  18à3,  ren- 
terme,  avec  le  récit  de  la  mission  de  l'auteur,  tout  ce  qui  est  plus  particulièrement 
relatif  a  la  géograpliie,  au  commerce  et  à  la  situation  actuelle  des  pays  qu*il  s'est 
proposé  de  faire  connaître. 

De  l'état  civil  des  personnes  et  delà  condition  des  terres  dans  les  Gaules  dès  les  temps 
celtiques  jusqu'à  la  rédaction  des  coutumes,  par  C.-J.  Perreciot,  trésorier  de^France.  Im- 
primerie de  V.  Sinion ,  à  Baune  ;  librairies  de  Dumoulin ,  quai  des  Âugusiins,  n*  1 3, 
à  Paris,  et  de  Boudot  à  Baune,  i845.  3  volumes  in-8*  de  lv-5i2,  671  et  45o  pa- 
ges ,  avec  le  portrait  de  l'auteur. — La  première  édition  de  cet  ouvrage  estimé  parut 
sans  nom  d'auteur  en  1786;  mais  les  juges  compétents  l'avaient  depuis  longtemps 
placé  au  nombre  des  écrits  qui  ont  le  plus  contribué  à  éclaircir  les  origines  de  notre 
histoire,  et  n'ignoraient  pas  qu'on  en  était  redevable  à  Claude-Joseph  Perreciot, 
avocat  au  parlement  de  Franche-Comté,  puis  trésorier  de  France,  né  à  Roulans, 
en  1738,  mort  le  12  février  1798.  Le  développement  des  études  historiques  donne 
beaucoup  d'opportunité  à  la  réimpression  de  ce  savant  travail,  que  l'on  pourra  rap- 

a4. 


188  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

procher  avec  Gruit  des  ouvrages  publiés  depuis  quelques  années  sur  le  même  sujet. 
La  nouvelle  édition  est  précédée  d*une  notice  sur  la  vie  et  les  écrits  de  Perreciot 
et  des  observations  de  Tauteur  sur  la  dissertation  de  Tabbé  de  Gourcy,  couronnée 
par  FAcadémie  des  inscriptions,  en  1768,  sur  cette  question  :  «  Quel  fut  Tétat  des 
personnes  en  France  sous  la  première  et  la  seconde  race  de  nos  rois  ?»  Le  traité  de 
l'état  civil  et  de  la  condition  des  terres  est  divisé  en  huit  livres.  Le  premier  traite 
de  la  liberté  politique  et  civile  ;  des  anciens  gouvernements  ;  des  divers  ordres  de 

Krsonnes  chez  les  Gaulois,  les  Germains  et  les  Français;  des  états  généraux;  de 
utorité  de  TÉglise  sous  les  premières  races  et  pendant  la  féodalité  ;  de  la  condition 
des  terres  dans  les  Gaules  avant  les  Romains,  sous  les  Romains  et  après  l'établisse* 
ment  des  Francs.  —  Le  second  livre  expose  lorigîne  et  l'esclavage  de  ses  différentes 
espèces;  il  comprend  des  vues  politiques  sur  Tétat  des  esclaves  domestiques  et  des 
serfs  cultivateurs  ;  il  traite  des  affranchissements  chez  les  Romains  et  chez  les  con- 
quérants des  Gaules ,  de  Textinction  de  Tesclavage  domestique  et  de  Tesclavage  ra- 
ral.  Le  troisième  livre  embrasse  la  noblesse  chez  les  Romains ,  chez  les  Gaulois  et 
les  Francs ,  les  anoblissements  par  lettres  du  prince ,  par  possession  de  fief,  par  la 
chevalerie,  par  les  charges,  par  les  offices  municipaux  et  par  les  mères,  et  se  ter- 
mine par  des  recherches  sur  les  antrustions.  Le  quatrième  livre  est  consacré  aux  lètes 
et  aux  terres  létiques.Dans  le  cinquième  livre,  qui  est  très-é tendu  et  se  subdivise  en 
cinq  parties ,  Tau  leur  traite  de  la  mainmorte  ;  il  cherche  à  prouver  que  les  mains- 
mortes  descendaient  de  la  condition  létique,  que  les  lètes  étaient  libres  sous  Tem- 
pire  romain  et  sous  les  deux  premières  races  de  nos  rois.  11  fait  connaître  la  nature 
du  service  militaire  des  lètes ,  la  quantité  des  terres  qui  leur  étaient  données ,  les 
principales  causes  de  leur  accroissement;  il  montre  les  prestations  volontaires  con- 
verties en  prestations  forcées;  l'oppression  des  grands;  les  effets  du  principe  féodal  : 
naïh  terre  sans  seigneur;  les  conséquences  du  droit  d'asile  dans  les  châteaux.  Sui- 
vent des  détails  historiques  sur  la  diminution  de  la  mainmorte  sous  Louis  le  Gros; 
sur  les  diartes  d'affranchissement  et  les  recommandations  ou  bourgeoisies  du  rm  ; 
sur  l'état  du  comté  de  Bourgogne  du  temps  de  Louis  le  Gros  et  après  le  règne  de 
ce  prince;  sur  l'établissement  du  pariement  de  Franche-Comté,  que  Perreciot  fait 
remonter  au  delà  de  l'an  1 3o6  ;  sur  l'abolition  du  droit  de  poursuite.  L'auteur  éta- 
blit ensuite  que  ia  destruction  de  la  mainmorte  était  avantageuse  aux  seigneurs 
mêmes.  Le  sixième  livre  est  consacré  aux  alleux ,  aux  lods  et  au  droit  de  retrait. 
On  y  trouve  expliquée  l'extinction  presque  entière  des  anciens  alleux  et  l'origine  des 
francs-alleux.  Le  service  militaire,  les  redevances,  le  cens,  l'obligation  de  résider, 
les  corvées  arbitraires,  la  prohibition  de  s'assembler  et  de  délibérer  sans  la  permis- 
sion du  seigneur;  le  formariage;  tous  ces  caractères  furent  communs,  pendant  la 
féodalité ,  aux  terres  roturières.  Leur  suppression  graduelle  a  donné  naissance  aux 
francs -alleux.  Cette  partie  de  l'ouvrage  est  terminée  par  des  renseignements 
sur  les  emphytéoses,  Je  scellé  des  actes,  le  retrait  seigneurial  en  roture,  le  re- 
irait féodal,  les  lods  des  fiefs,  le  retrait  lignager.  Dans  le  septième  livre,  Perre- 
ciot rapporte  les  systèmes  de  Montesquieu,  de  Mably,  du  président  Hénault 
sur  l'origine  des  fiefs  et  s'attache  à  démontrer  que  les  fiefs  sont  nés  chez  les 
Romains.  Mais,  au  lieu  de  fixer,  comme  d'autres  écrivains,  l'époque  de  leur  ins- 
titution au  règne  d'Alexandre  Sévère,  il  la  fait  remonter  à  celui  d'Auguste.  Il 
traite  ensuite  des  seigneuries  ordinaires,  de  l'ancienneté  et  de  l'origine  des  jus- 
tices seigneuriales,  de  la  patrimoniaiité  des  grands  fiefs;  il  assigne  aux  fiefs  et 
aux  mainsmortes  une  origine  commune  ;  il  fait  voir  que  les  possesseurs  de  fiefs 
furent  soumis  i  la  mainmorte  personnelle  et  réelle,  aux  redevances  et  corvées;  que 


MARS  1846.  189 

les  vassaux  nobles  furent  fréquemment  qualifiés  servi;  qifils  étaient  vendus  ou 
donnés  par  leurs  suzerains  comme  les  lètes  par  leurs  seigneurs.  Le  huitième  et  der- 
nier livre  a  pour  sujet  les  abus  divers  de  la  féodalité  et  notamment  la  diversité 
des  poids  et  mesures ,  la  multiplicité  des  lois  et  coutumes ,  Tavilisscment  des  culti- 
vateurs, Tignorance  des  habitants  des  campagnes;  les  duels.  L*auteur  expose,  sur 
toutes  ces  matières,  des  vues  sages  et  généreuses,  qui  ont  été  pour  la  plupart  réa- 
lisées, vingt  ans  après ,  par  la  publication  de  nos  codes.  Ces  huit  livres  remplissent 
les  deux  premiers  volumes  de  la  nouvelle  édition.  Le  tome  troisième  et  dernier 
renferme  les  pièces  justificatives,  qui  se  composent  de  i5i  chartes  et  documents 
tirés  des  diverses  archives  de  la  Franche-Comté. 

Institut  des  provinces  de  France,  Mémoires.  Deuxième  série,  tome  premier.  Géo- 
jgraphie  ancienne  da  diocèse  da  Mans,  par  M.  Th.  Cauvin,  suivie  d*un  Essai  sur  les 
monnaies  da  Maine,  par  M.  E.  Hucher,  imprimé  aux  frais  de  M.  A.  de  Caumont. 
Imprimerie  et  librairie  de  Gallienne,  au  Mans;  à  Paris,  chez  Derache,  i845,  in-4* 
de  735  pages  avec  planches.  La  société  fondée  récemment  sous  le  titre  ôHnstitat 
des  provinces  de  France  a  entrepris  de  publier  une  collection  de  mémoires  divisée 
en  deux  séries,  dont  la  première  comprendra  les  sciences  industrielles,  naturelles  et 
médicales;  la  seconde,  l'histoire,  Tarchéologie ,  la  littérature  et  les  beaux-arts.  Le 
volume  que  nous  annonçons  est  le  premier  de  la  seconde  série.  Après  une  intro- 
duction destinée  k  faire  connaître  la  constitution  de  la  société  et  le  caractère  de  ses 
publications,  ce  volume  s'ouvre  et  est  rempli  presque  tout  entier  par  un  Mémoire 
de  feu  M.  Cauvin ,  ancien  oratorien ,  sur  la  géographie  ancienne  du  diocèse  du 
Mans.  Ce  savant  travail,  auquel  TAcadémie  des  inscriptions  et  belles-lettres  a  dé- 
cerné. Tannée  dernière,  la  première  médaille  du  concours  des  antiquités  natio- 
nales, est  disposé  en  forme  de  dictionnaire.  La  nomenclature  latine  et  française  des 
noms  de  lieu  cités  dans  les  chartes  et  dans  les  histoires  et  recueils ,  imprimés  ou 
manuscrits,  y  est  toujours  accompagnée  de  la  citation  des  textes  qui  Texphquent 
et  la  justifient.  Tout  ce  qui  touche  a  l'organisation  religieuse  et  civile  est  développé 
avec  une  véritable  érudition.  Cent  vingt-quatre  pages  sont  consacrées  à  l'article  Dio- 
cèse. Après  avoir  tracé  les  limites  de  l'évèché  du  Mans,  fixé  Tépoque  approximative 
de  l'introduction  du  christianisme  dans  le  Maine,  l'auteur  donne  la  liste  des  évé- 
qucs  dressée  comparativement  avec  celle  des  rois  de  France  et  des  comtes  du  Maine  ; 
la  liste  des  doyens  de  l'église  cathédrale,  remontant  au  vin*  siècle,  avec  une  notice 
historique  sur  chacun  de  ces  dignitaires.  Puis  viennent  les  églises  collégiales ,  les 
monastères  anciens ,  les  abbayes ,  les  prieurés ,  les  hôpitaux  de  diverses  natures , 
les  écoles,  les  commanderies  du  Temple  et  de  Saint-Jean  de  Jérusalem.  Tous  les 
articles  importants  du  dictionnaire  sont  traités  avec  la  même  exactitude  et  la  même 
abondance  de  détails.  Un  appendice  retrace  les  divisions  du  diocèse  au  xviii* siècle 
et  le  considère  sous  les  rapports  géographique,  ecclésiastique,  administratif,  judi- 
ciaire, financier,  militaire  et  féodal.  Chacune  de  ces  parties  forme  un  chapitre  par- 
ticulier. Le  style  de  l'ouvrage,  toujours  approprié  au  sujet,  est  empreint  de  cette 
simplicité  qui  est  un  des  caractères  de  l'érudition  et  qu  on  regrettera  peut-être  de 
ne  pas  retrouver  au  même  degré  dans  l'introduction  de  l'éditeur.  On  peut  considérer 
comme  un  complément  du  Mémoire  de  M.  Cauvin  la  notice  de  M.  Hucher  sur  la 
numismatique  du  Maine;  il  y  traite  des  monnaies  gauloises  et  royales  qui  peuvent 
appartenir  au  pays,  discute  les  diplômes  qui  attribuent  aux  évêques  du  Mans  le  droit 
de  battre  monnaie ,  décrit  les  pièces  comtales  et  donne  plusieurs  types  inédits.  Son 
Mémoire ,  accompagné  de  quatre  planches  représentant  quatre-vingt-quatorze  ob- 
jets ,  termine  le  vdame. 


190         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Dictionnaire  des  abréviations  latines  et  françaises  usitées  dans  les  inscriptions  hspidains 
et  métalliqaes ,  les  manascrits  et  les  chartes  da  moyen  âge,  précédé  d*une  explicalkm 
de  la  méthode brachygraphique  employée  par  les  graveurs  en  lettres,  les  scriboi  et 
les  copistes  du  v*  au  xvi*  siècle,  par  L.  Alphonse  Qiassant,  bibliothécaire  de  la 
ville  aÉvreux.  A  Évreux,  chez  Cornemillon;  à  Paris,  chez  Dumoulin; in- 18  deix- 
un,  i36  pages.  Nous  n*aYons  en  France  aucun  livre  analogue  au  beau  Lem»n 
dxplomaticam ,  publié  A  Gœllingue  par  Walther,  en  1746.  Les  grands  ouvrasesde 
diplomatique  aes  bénédictins  embrassent  à  la  vérité 'toutes  les  parties  de  la  saenoe, 
mais  ils  sont  rares  et  d'un  prix  élevé;  aussi  est-ce,  à  notre  avis,  une  heureuse  idée 
d*avoir  composé  un  petit  traité  spécial  des  abréviations  qui  rendent  si  difficile  la  lec- 
ture des  manuscrits  du  moyen  âge.  Ce  livre  facilitera  beaucoup  la  tache  des  per- 
sonnes qui  veulent  apprendre  à  déchiffrer  les  anciennes  écritures.  L*auteur  expose, 
dans  la  première  partie ,  ce  quil  appelle  la  brachygraphie  du  moyen  âge,  ou  1*  mé- 
thode à  1  aide  de  laquelle  les  scribes  et  les  graveurs  en  lettres  abrégeaient  réciitiire 
et  la  rendaient  parfois  si  énigmatique.  Vient  ensuite  le  dictionnaire,  qui  contient  en 
caractères  figurés ,  dessinés  sur  pierre  avec  un  grand  soin ,  la  liste  alphabétique  des 
abréviations  latines  et  françaises,  que  les  règles  posées  dans  la  première  partie  n  ex- 
pliqueraient pas  suffisamment.  On  trouve,  a  la  lin  du  volume,  une  table  des  sigies 
romains  usités  dans  les  épitaphes  chrétiennes  antérieures  au  vu*  siècle,  et  un  index 
d*an  certain  nombre  de  mots  latins  d'une  orthographe  ancienne  ou  barbare. 

L' Auvergne  aa  xir*  siècle.  Tableau  historique  de  cette  province  durant  Tinvasion 
anglaise  ^i356-i  Sgs);  mémoire  couronné  par  TAcadémie  deClermonl  dans  sa  séance 
ptÂliquedu  a3  juin  i844,  par  M.  A.  Mazure;  Qermont,  imprimerie  de  Thibavd- 
Landriot;  librairie  de  Veysset.  A  Paris,  chez  Dumoulin;  in-8*  de  viii-34o pages. 
Cet  ouvrage,  dont  les  matériaux  ont  été  pris  à  de  bonnes  sources,  contient  rhistoire 
de  Tinvasion  de  TAuvergnc  par  les  routiers  anglais  après  la  bataille  de  Poitiers^  de 
la  lutte  que  cette  province  soutint  avec  énergie  pendant  près  de  quarante  ans ,  et  de 
sa  délivrance  par  le  maréchal  de  Boucicaut,  en  i3ga.  Ce  récit  est  suivi  d*un  tableau 
de  la  civilisation  de  TAuvergne  au  xiv*  siècle;  l'auteur  y  (ait  connaître  un  peu  trop 
soomaairement  peut-être  Télat  des  lettres,  des  sciences  et  des  arts,  dans  cette  partie 
de  la  France,  àVépoque  des  événements  qu  il  retrace.  Quelques  pièces  justificatives 
terminent  le  volume. 

Opuscules  et  mélanges  historiques  sur  la  ville  d'Evreux  et  le  département  de  l'Eure. 
Imprimerie  d'Ancelie,  à  Evreux,  librairie  de  Dumoulin,  à  Paris;  in- 18  de  tiii- 
aa3  pages.  Ce  petit  livre  ne  contient  rien  d'inédit,  mais  il  a  le  mérite  d'offirtr  un 
choix  bien  fait  d'opuscules  et  de  dissertations  historiques  imprimés  au  siècle  der- 
nier dans  divers  recueils  et  qu'il  serait  difficile  de  réunir  aujourd'hui.  On  y  trouve, 
entre  autres,  \sl  juste  position  des  principales  villes  et  bourgs  de  Normandie ,  par  Jacques 
Crétien,  curé  d'Orgeville,  ouvrage  publié  pour  la  première  fois  en  174g;  Tabrégé 
de  rhistoire  d'Évreux  par  Durand,  professeur  au  collège  de  celte  ville,  et  plusieurs 
autres  écrits  du  même  auteur,  reproduits  d'après  le  journal  de  Verdun,  le  Mercmrtde 
France  ou  les  calendriers  du  temps.  A  ces  pièces  diverses,  qui  sont  accompagnées  de 
notes  utiles,  l'éditeur  joint  l'histoire  chronologique  des  comtes  d'Évreux ,  extraite 
de  VArt  de  vérifier  les  dates. 

La  Société  de  l'histoire  de  France  vient  de  décider  ia  publication  d'un  recueil 
des  principaux  documents  de  l'histoire  de  l'Anjou,  dont  les  comtes  ont  joué  un 
rôle  important  dans  le  mo>en  âge.  Le  plus  considérable  des  ouvrages  compris  dans 
ce  recueil,  a  pour  titre  :  Gesta  consalum  Aadegavensium  ;  il  a  été  publié  dans  le  Spiei- 
lége  de  d'Achery,  mais  d'une  manière  défectueuse.  C'est  un  récit  dramatique,  et 


MARS  18â6.  191 

touvent  romanesque ,  de  la  vie  des  comtes  d* Anjou ,  écrit  vers  1 1 60 ,  par  un  moine 
de  Marmoulier,  nommé  Jean.  L*édîteur  choisi  par  la  Société,  M.  Marchegay,  archi- 
viste du  département  de  Maine-et-Loire,  doit  joindre  à  celte  chronique  un  choix 
de  pièces  historiques  parmi  lesquelles  nous  citerons  Y  Histoire  du  château  et  des 
teignears  d'Amhoise,  composée  aussi  vers  1160,  Y  Histoire  d'Anjou,  par  le  comte 
Foulque  Réchin,  des  Chroniques  de  Saint- Aubin  d* Angers  et  de  Saint-Florent  de 
Saumur.  Les  documents  seront  accompagnés  d'une  traduction  française,  suivie  d'un 
grand  nombre  de  chartes  prises  dans  la  collection  de  dom  Housseau  et  dans  les 
dépôts  publiés,  et  d'une  analyse  sommaire  de  toutes  les  chartes  connues  qui  sont 
émanées  des  comtes  et  comtesses  d'Anjou,  jusqu'à  Henri  Plantagenet. 

Une  autre  publication,  d'un  caractère  différent,  mais  non  moins  intéressante  pour 
l'histoire  de  France,  vient  d'être  entreprise  par  la  même  société.  Ce  sont  les  Jiié- 
moires  du  marquis  de  Beauvais-Nangis ,  sur  les  règnes  de  Charles  IX,  Henri  III, 
Henri  IV  et  Louis  XIII.  M.  Monmerqué,  qui  en  possède  le  manuscrit  unique,  au- 
tographe, donnera  ses  soins  à  l'édition  et  joindra  à  cet  ouvrage  des  pièces  inédites 
sur  luisloire  du  temps,  entre  autres  des  instructions  données  par  la  reine  Marie 
de  Médicis  à  sa  fille,  qui  épousa  Qiarles  I",  roi  d'Angleterre. 

Glossiarium  mediœ  et  infimœ  latinitatis  conditum  a  Carolo  Dufresne  Domino  Du* 
cange,  auclum  a  monachis  S.  Benedicti  cum  supplementis  integris  D.  P.  Carpen- 
terii  et  additamentis  Adelungii  et  aliorum  digessit  G.  A.  L.  Henschel.  Tomi  quinti 
fasciculus  quartus.  Tomi  scxti  fasciculus  tertius.  Paris ,  imprimerie  et  librairie  de 
F.  Didot,  in-4'  de  21a  et  192  pages. 

Histoire  générale  du  Languedoc,  avec  des  notes  et  des  pièces  justificatives  com- 
posées sur  les  auteurs  et  les  titres  originaux,  et  enrichie  de  divers  monuments, 
par  dom  Claude  de  Vie  et  domVaissèle;  commentée  et  continuée  jusqu'en  i83o, 
et  augmentée  d'un  grand  nombre  de  chartes  et  de  documents  inédits  sur  les  dé- 
partements de  la  Haute-Garonne,  etc.,  par  M.  le  chevalier  Al.  du  Mége.  Livraison 
36  bis.  A  Paris,  chez  Poirée;  in-8"  de  216  pages  avec  10  planches. 

Institutes  coutumières  d'Antoine  Loysel,  ou  Manuel  de  plusieurs  et  diverses  règles, 
sentences  et  proverbes ,  tant  anciens  que  modernes  du  droit  coutumier  et  plus  or- 
dinaire de  la  France, avec  des  notes  d'Eusèbede  Laurière,  nouvelle  édition,  revue, 
corrigée  et  augmentée,  par  M.  Dupin  et  Edouard  Laboulaye.  A  Paris,  chez  Durand 
et  Videcoq;  2  vol.  in-12,  ensemble  de  1096  pages. 

La  littérature  française  contemporaine  (1827-1844)»  renfermant  :  i*  par  ordre  al- 
phabétique des  noms  d'auteurs,  l'indication  chronologique  des  ouvrages  fi*ançais 
et  étrangers  publiés  en  France,  et  celle  des  ouvrages  français  publiés  à  l'étranger; 
2*  une  table  des  titres  anonymes  et  polyonymcs  ;  une  table  générale  méthodique,  le 
tout  accompagné  de  biographies  et  de  notes  historiques  et  littéraires  ;  par  MM.  Charles 
Louandre  et  Félix  Bourquelot.  16*  livraison  (cha-chr).  Paris,  chez  F.  Daguin,  in-S"* 
de  80  pages. 

Mémoires  d'archéologie  comparée  asiatique,  grecque  et  étrusque.  Second  mémoire  smr 
la  croix  ansée  et  sur  le  signe  qui  lui  ressemble,  considéré  principalement  dans  ses  rapports 
avec  le  symbole  égyptien  sur  des  monuments  étrusques  et  asiatiques,  par  M.  Raoul-Ro- 
chelte.  Paris,  Imprimerie  royale,  i846,  in-8'  de  loo  pages  avec  trois  planches. 
(Extrait  des  Mémoires  de  l'Académie  royale  des  inscriptions  et  belles-lettres, 
lome  XVI ,  2*  partie.) 

Encyclopédie  moderne,  dictionnaire  abrégé  des  sciences,  des  lettres,  des  arts,  de 
Tindustrie,  de  l'agriculture  et  du  commerce.  Ouvrage  orné  de  35o  planches  gra- 
vées sur  acier  ;  troisième  édition  entièrement  refondue  et  augmentée  de  près  du 


192  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

double,  sous  la  direction  de  M.  Léon  Renier;  par  MM.  Adler-Mesnard,  Sébastien 
Albin,  etc.  Paris,  imprimerie  et  librairie  de  F.  Didot  frères,  in-8®.  Louvrage  aura 
a 5  volumes  de  texte  et  3  volumes  de  planches.  Il  sera  publié  en  3oo  livraisons, 
dont  la  première  a  paru. 

Glossaire  de  l'ancien  droit  français,  contenant  Texpiication  des  mois  vieillis  ou  hors 
d*usage,  qu*on  trouve  ordinairement  dans  les  coutumes  et  les  ordonnances  de  notre 
ancienne  jurisprudence,  par  M.  Dupin,  ancien  bâtonnier  de  Tordre  des  avocats,  et 
M.  Edouard  Laboulaye.  Paris ,  impnmerie  de  Crapelet,  librairie  de  Videcoq  et  de 
Durand;  in-i8  de  lAA  pages. 

Histoire  du  droit  civil  de  Rome  et  du  droit  français ,  par  M.  F.  Laferrière,  tome  H. 
Imprimerie  de  Marteville,  à  Rennes ,  librairie  de  Joubert,  à  Paris  ;  in-S**  de  3a8  pages. 

Voyage  au  pâle  Sad  et  dans  VOcéanie,  sur  les  corvettes  F  Astrolabe  et  la  Zélée, 
exécuté  par  ordre  du  Roi,  pendant  les  années  1837,  i838,  i83g,  i84o,  sous  le 
commandement  de  M.  J.  Dumont-d*Urville  ;  capitaine  de  vaisseau.  Histoire  da 
voyage,  tome  IX.  Paris,  imprimerie  de  Fain,  librairie  de  Gide;  in^^'de  366  pages, 
avec  une  carte. 

Exploration  scientifique  de  l'Algérie  pendant  les  années  18à0,  iSâi,  i8â2;  publiée 
par  ordre  du  Gouvernement  et  avec  le  concours  d*une  commission  académique. 
Beaax-arts ,  architecture,  sculpture,  par  Amable  Ravoisié,  architecte.  Paris,  impri- 
merie de  Didot,  in-folio.  Cette  partie  de  la  collection  formera  deux  volumes  divisés 
en  35  livraisons ,  du  prix  de  1  b  francs  chacune.  La  première  est  en  vente. 


ERRATA  DU  CAHIER  DE  FÉVRIER. 

Page  86,  colonne  1,  ligne  i,  lai  denict,  lisez  :  laidenjet. 
, ■■■  colonne  2,  ligne  1,  et  renié,  lisez:  et  outragé. 

colonne  1,  ligne  2,  clan  figet,  lisez  :  claufiget. 

—— ^  colonne  2 ,  lignes  2  et  3 ,  il  a  eu  le  côté  percé  sur  la  croix  et  les  mains  traversées 

de  clous,  lisez  :  il  a  été  frappé  et  fixé  avec  des  clous  sur  une  croix. 
Page  90,  colonne  1,  ligne  28,  causas  qui,  lisez  :  causas  qus. 
Page  92 ,  colonne  1,  ligne  21 ,  ex  cœlo,  lisez  :  e  cœlo. 


TABLE. 

].  Place  de  l*Égypte  dans  l'histoire  du  monde,  par  Ch.  C.  J.  Bunsen;  2.  Choix 
des  documents  les  plus  importants  de  Tantiquité  égyptienne,  par  le  D'  F.  Lep- 
sius  (1"  articlede  M.  Raoul-Rochette ) Page    U9 

Sur  les  modifications  qui  s  opèrent  dans  le  sens  de  la  polarisation  des  rayons 
lumineux,  lorsqu'ils  sont  transmis  à  travers  des  milieux  solides  ou  liquides, 
soumis  à  des  influences  magnétiques  très-puissantes  (2*  article  de  M.  Biot). .  145 

Dictionnaire  des  noms  propres  grecs,  avec  un  coup  d'œil  sur  leur  formation, 

par  le  docteur  W.  Pape  (4*  et  dernier  article  de  M.  Letronne) 161 

Nouveaux  documents  inédits  sur  Antonio  Perez  et  Philippe  II  (l*' article  de 

M.Mignet) 174 

NouvtUat  littéraires • • .  *  *  \^ 

rn  DI  IfA  TâBLK. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


AVRIL  1846. 


>o^ 


Revue  des  éditions  d£  t Histoire  de  V Académie  des  sciences  par 

Fontenelle. 

PREBUER    ARTICLE. 

De  TAcadémie  elle-même. 

L'Académie  des  sciences  de  Paris  na  été  établie  qu'en  1666.  Déjà 
l'Italie  avait  eu  son  Académie  des  Lyncei,  à  Rome^;  elle  avait  son  Aca- 
démie del  Cimento,  à  Florence^;  l'Allemagne  avait  son  Académie  des 
Curieux  de  la  nature^,  et  l'Angleterre  sa  grande  Société  royale^. 

Si  l'on  s'en  tient  à  la  date  légale,  l'Académie  des  sciences  de  Paris 
n'est  donc  que  la  cinquième.  Mais,  avant  d'exister  légalement,  régulière- 
ment,  par  les  ordres  da  roi,  comme  dit  Fontenelle^,  elle  eustait  sous  une 
forme  libre. 

Quelques  hommes  de  lettres  se  réunissent,  en  1629,  chez  Gonrart, 
usans  bruit,  sans  pompe,  pour  goûter  ensemble,  dit  Pélisson,  tout  ce 
que  la  société  des  esprits  et  la  vie  raisonnable  ont  de  plus  doux^,  »  et 
commencent  l'Académie  française^.  L'Académie  des  sciences  commence, 

'  Fondée,  eo  i6o3,  par  le  prince  Cesi,  elle  s'éteignit  peu  après  sa  mort,  arrivée 
jen  i63o.  —  '  Fondée  en  i65i.  —  ^  Fondée  en  i65a.  ^~  ^  Légalement  établie  en 
i96o,  mais  existant  déjà  depub  quelque  temps.  —  *  •  Cette  académie  avait  été 

formée,  à  la  vérité,  par  les  ordres  du  roi •  Histoire  de  VAcadémie  royale  d$s 

lcMKC«t«  année  169g,  p.  1.  —,  *  Histoire  de  V Académie  française.  —  '  Dont  l'éta- 
blissement est  de  io35. 

a5 


m  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  même,  par  quelques  savants  qui  s  assemblent  d*abord  chez  Montmort, 
et  puis  chez  Thévenot  et  chez  Bourdelot.  Ces  assemblées  sont  bientôt 
célèbres.  On  y  examine  les  expériences  et  ies  découvertes  nouvelles.  Il  y 
vient  des  étrangers.  L'Italien  Boccone  y  apporte  ses  Observations  sur  le 
corail  et  sur  les  coquillages  de  la  Sicile^;  le  Danois  Sténon,  homme  de 
génie ,  anatomiste  et  géologue  d'une  perspicacité  profonde ,  y  lit  son  beau 
DiscouÊt  sur  Tanatomie  du  cerveau^. 

ft  Peut-être,  dit  Fontendle,  ces  assemblées  de  Paris  ont-eHes  donné 
occasion  à  la  naissance  de  plusieurs  académies  dans  le  reste  de  TEu- 
rope.  Il  est  toujours  certain,  ajoute-t-il,  que  les  gentilshommes  anglais 
qui  ont  jeté  les  premiers  fondements  de  la  Société  royale  de  Londres 
avaient  voyagé  en  France,  et  s'étaient  trouvés  chez  MM.  de  Montmort 
et  Thévenot'.  » 

Je  cite  ces  paroles  de  Fontenelle,  sans  y  attacher,  comme  on  peut 
bien  croire,  trop  d'importance.  A  compter  du  milieu  du  xvii*  siècle,  un 
goût  nouveau  de  philosophie  se  répand  à  peu  près  partout,  et  fait 
naître  partout  des  académies*.  Dès  qu'on  fut  las  de  la  scolastique ,  cette 
phibsophie  des  mots^y  qui  pendant  si  longtemps  avait  empêché  d'aperce- 
voir la  philosophie  des  choses^-,  dès  qu'on  fut  las  de  n'étudier  la  nature  que 
dans  les  anciens  ;  dès  qu'on  voulut  étudier  la  nature  même,  il  se  forma 
des  académies. 

Les  académies  sont  filles  de  l'esprit  humain  moderne.  L'esprit  mo- 
derne est  le  grand  caractère  des  deux  derniers  siècles.  U  commence 
par  fiacon,  par  Galilée,  par  Descartes;  il  se  continue  par  Leibnitz,  par 
Newton;  il  se  popidarise  enfin,  si  je  puis  m' exprimer  ainsi,  par  Fonte- 
nelle, par  d'Alembert,  par  Voltaire.  L'histoire  de  Fontenelle  tient  à 
l'histoire  entière  de  l'esprit  des  sciences  depuis  Descartes  jusqu'à  nous. 

Bacon  nous  offre,  dans  sa  K  mvelle  Atlantide,\ine  image  parfaite  de  nos 
académies.  Il  y  a,  dans  h  Nouvelle  Atlantide,  un  Instiiat  de  Salonwn,  C'est 
une  académie  comme  celles  de  nos  jours.  Les  membres  s'y  distribuent 
en  sections,  et  chaque  section  répond  à  une  science:  trois  membres  s'oc- 
cu^t  de  mécanique ,  trois  de  physique ,  trois  d'histoire  naturelle ,  etc.; 
quelques-uns  voyagent  dans  les  pays  étrangers  pour  en  rapporter  des 


1 


Recherches  et  observations  natarelles  touchant  le  corail, . .  examinées  à  diverses  fois. . . 
dans  Us  conférences  de  M.  Vabhi  Bourdelot,  etc,  —  *  Lu  chei  Tbévtnot.  — *  Histoire 
dé,  fAcaêémie  royale  des  scieneeê,Bnnée  1 666 ,  p.  4.-^  ^  Soit  dans  ce  siècle  même ,  soit 
dims  le  suirant:  les  Académies  de  Berlin,  de  Saint-Pélersbourg,  Copenhague, 
Edimbourg,  Madrid,  etc.,  ne  sont  aue  du  commencement  du  xviii*  siècle.  — 
*  fext>râ88bn  de  Fontenelle.  Étojt  de  au  Hamel  —  *  ExpresMon  de  Ft)Btenene. 
Ibid. 


AVRIL  1846.  195 

machines,  des  instramentSy  des  modèles,  des  expériences  et  des  observations 
de  tout  genre;  il  en  est  dont  Temploi  unique  est  de  tenter  des  expé- 
riences nouvelles,  etc. 

«  Le  but  de  notre  établissement,  dit  un  membre  de  tinstitat  de  Salo- 
mon,  est  la  découverte  des  causes  et  la  connaissance  des  principes  des 
choses,  en  vue  d'étendre  les  limites  de  l'empire  de  Thomme  sur  la  na- 
ture, et  de  lui  permettre  d'exécuter  tout  ce  qui  lui  est  possible  ^.  » 

Fontenelle  peint  à  sa  manière,  c'est-à-dire  avec  des  expressions  dont 
chacune  a  sa  finesse  et  sa  portée,  l'esprit  nouveau  qui  nous  a  donné 
les  académies.  «On  a  quitté,  dit-il,  une  physique  stérile,  et  qui,  depuis 
plusieurs  siècles,  en  était  toujours  au  même  point;  le  règne  des  mots 
et  des  termes  est  passé;  on  veut  des  choses,  on  établit  des  principes 
que  l'on  entend;  on  les  suit,  et  de  là  vient  qu'on  avance.  L'autorité  a 
cessé  d'avoir  plus  de  poids  que  la  raison;  ce  qui  était  reçu  sans  contra- 
diction, parce  qu'il  l'était  depuis  longtemps,  est  présentement  examiné 
et  souvent  rejeté;  et,  comme  on  s'est  avisé  de  consulter,  sur  les  choses 
naturelles,  la  nature  elle-même  plutôt  que  les  anciens,  elle  se  laisse  plus 
aisément  découvrir,  et  assez  souvent,  pressée  par  les  nouvelles  expé- 
riences que  Ton  fait  pour  la  sonder,  elle  accorde  la  connaissance  de 
quelqu'un  de  ses  secrets  '.  » 

Ainsi  donc  le  règne  des  mois  et  des  termes  était  passé;  on  voulait  des 
choses;  on  consultait  moins  Vaatorité  que  la  raison,  et  l'on  consultait  plus 
la  nature  que  les  anciens  ;  en  un  mot  on  faisait  des  expériences. 

Les  anciens  n'ont  pas  fait  des  expériences,  ou  du  moins  ils  en  firent  trop 
peu  ;  ils  n'en  firent  pas  d'une  manière  suivie ,  continue  ,  incessante.  S'ils 
en  eussent  fait  ainsi,  ils  auraient  bientôt  senti  le  besoin  des  académies^. 

«  Pour  cet  amas  de  matériaux ,  dit  Fontenelle  (il  s'agit  des  matériaux  que 
demandent  les  sciences  nouvelles ,  les  sciences  devenues  expérimentales), 
pour  cet  amas  de  matériaux ,  il  n'y  a  que  des  compagnies ,  et  des  com- 
pagnies protégées  par  le  Prince,  qui  puissent  réussir  à  le  faire  et  à  le 
préparer.  Ni  les  lumières,  ni  les  soins,  ni  la  vie ,  ni  les  facultés  d'un  par- 
ticulier n'y  suffiraient.  Il  faut  un  trop  grand  nombre  d'expériences,  il 
en  faut  de  trop  d'espèces  différentes ,  il  faut  trop  répéter  les  mêmes,  il 
faut  les  varier  de  trop  de  manières ,  il  faut  les  suivre  trop  longtemps 
avec  un  même  esprit*.  » 

'  Noovelle  Atlantide,  p.  ààQ,  traduction  de  Lasalle.  —  '  Histoire  de  l Académie 
des  sciences,  année  1666,  p.  2.  —  *  Fontenelle  dit  très-bien  :  •  Le  renouvellement  de 
la  vraie  philosophie  a  rendu  les  académies  si  nécessaires,  qu  il  s'en  est  établi...  • 
Histoire  de  l'Académie  royale  des  sciences,  année  1666,  p.  5.—  *  Histoire  de  FAca- 
demie  des  sciences,  année  1699,  p.  xviii. 

a5. 


196  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Partout  où  je  vois  naître  le  génie  des  eipëriences,  je  vois  bientôt 
naître  une  académie.  La  Société  royale  de  Londres  commence  par  les 
expériences  de  Boyle;  l'Académie  del  Cimento  est  Tœuvre  des  élèves  de 
Gdilée;  l'Académie  des  sciences  de  Paris  fut  d'abord  cartésienne,  et 
les  systèmes  de  Descartes  auraient  pu  détourner  des  expériences;  mais 
sa  méthode,  sa  grande  méthode,  plus  forte  que  ses  systèmes,  y  ramène 
sans  cesse.  Descartes  n  a  jamais  demandé  aux  hommes  que  deux  choses  : 
du  loisir  et  le  moyen  de  faire  des  expériences. 

«S'il  y  avait  au  monde,  dit-il,  quelqu'un  qu'on  sût  assiurément  être 
capable  de  trouver  les  plus  grandes  choses  et  les  plus  utiles  au  public 
qui  puissent  être,  et  que,  pour  cette  cause,  les  autres  hommes  s'efforças- 
sent par  tous  moyens  de  l'aider  à  venir  à  bout  de  ses  desseins ,  je  ne  vois 
pas  qu'ils  pussent  autre  chose  pour  lui,  sinon  fournir  aux  frais  des  ex- 
périences dont  il  aurait  besoin,  et  du  reste  empêcher  que  son  lobir  ne 
lui  fût  ôté  par  l'importunité  de  personnel» 

«  Jusqu'à  présent,  dit  le  cartésien  Fontenelle ,  l'Académie  des  sciences 
ne  prend  la  nature  que  par  petites  parcelles.  Nul  système  général  de 
peur  de  tomber  dans  l'inconvénient  des  systèmes  précipités  dont  l'im- 
patience de  l'esprit  humain  ne  s'accommode  que  trop  bien ,  et  qui,  étant 
une  fois  établis,  s'opposent  aux  vérités  qui  surviennent.  Aujourd'hui  on 
s'assure  d'un  fait,  demain  d'un  autre  qui  n'y  a  nul  rapport.  On  ne  laisse 
pas  de  hasarder  des  conjectures  sur  les  causes,  mais  ce  sont  des  con- 
jectures^.» 

Claude  Perrault,  homme  de  génie  en  plus  d'un  genre,  et,  si  je  puis 
dire  ainsi,  savant  plus  pratique  que  Fontenelle,  Claude  Perrault,  dans 
la  préface  qu  il  a  mise  en  tête  des  beaux  Mémoires  sar  Vanatomie  des  ani- 
maux, qui  lui  sont  communs  avec  Duverney,  nous  parle,  sur  l'esprit 
naissant  de  l'Académie,  comme  Fontenelle. 

«  Ce  que  nos  Mémoires,  dit-il,  ont  de  plus  considérable»  est  le  témoi- 
gnage irréprochable  d'une  vérité  certaine  et  reconnue.  Car  ils  ne  sont 
point  le  travail  d'un  particulier,  qui  peut  se  laisser  prévenir  de  sa  propre 
opinion,  qui  n'aperçoit  facilement  que  ce  qui  confirme  les  premières 
idées  qu'il  a  eues,  et  pour  lesquelles  il  a  tout  laveuglement  et  toute 
la  complaisance  que  chacun  a  pour  ses  vues Ces  inconvé- 
nients ne  peuvent  se  rencontrer  en  nos  Mémoires,  qui  ne  contiennent 
point  de  faits  qui  n'aient  été  vérifiés  par  toute  une  compagnie  compo- 
sée de  gens  qui  ont  des  yeux  pour  voir  ces  sortes  de  choses  autre- 

^  Discoars  de  la  méthode,  vi*  partie.  —  '  Huloire  de  V Académie  des  sciences,  année 
1699,  pxix. 


AVRIL  1846.  197 

ment  que  la  plupart  du  reste  du  monde,  de  même  quils  ont  des  mains 
pour  les  chercher  avec  plus  de  dextérité  et  de  succès ,  qui  voient  bien 
ce  qui  est,  et  à  qui  difficilement  on  ferait  voir  ce  qui  n'est  pas,  qui  ne 
s'étudient  pas  tant  à  trouver  des  choses  nouvelles  qu  à  bien  examiner 
celles  qu'on  prétend  avoir  trouvées,  et  à  qui  l'assurance  de  s'être  trompés 
dans  quelques  observations  n'apporte  guère  moins  de  satisfaction  qu'une 
découverte  curieuse  et  importante  :  tant  l'amour  de  la  certitude  pré- 
vaut dans  leur  esprit  sur  toute  autre  chose  ^  » 

L'esprit  de  l'Académie  des  sciences  de  Paris  a  donc  toujours  été  l'es- 
prit d'expérience,  d'étude  directe,  d'observation  précise,  l'amour  de  la 
certitude.  D'abord  cartésienne,  elle  devint  ensuite  newtonienne;  mais 
soit  avec  Descartes,  soit  avec  Newton,  soit  depuis  Newton  et  Descartes, 
elle  a  toujours  été  vouée  à  l'expérience.  Écrire  son  histoire ,  c'est  écrire 
l'histoire  de  la  méthode  expérimentale.  La  suite  même  de  ces  articles  le 
fera  voir. 

Je  reviens  au  premier  établissement  de  l'Académie.  Je  dis  le  premier, 
car,  en  effet,  elle  en  a  eu  deux  :  celui  de  1666,  et  celui  de  1699. 

a  L'Académie  royale  des  sciences,  établie  en  1666,  avait  si  bien  ré- 
pondu, dit  Fontenelle,  par  ses  travaux  et  par  ses  découvertes,  aux  in- 
tentions du  Roi,  que,  plusieurs  années  après  son  établissement,  Sa  Ma- 
jesté voulut  bien  l'honorer  d'une  attention  toute  nouvelle,  et  lui  donner 
une  seconde  naissance  encore  plus  noble,  et,  pour  ainsi  dire,  plus  forte 
que  la  première  ^.  » 

Une  circonstance  fort  curieuse ,  et  qui  a  été  peu  remarquée,  c'est  que 
l'on  eut  d'abord  l'idée  de  créer,  en  1666.  non  pas  une  simple  acadé* 
mie  des  sciences,  mais  une  grande  académie,  une  académie  générale 
et  universelle. 

aColbert,  dit  Fontenelle,  forma  d'abord  le  projet  d'une  académie 
composée  de  tout  ce  qu'il  y  aurait  de  gens  les  plus  habiles  en  toutes 
sortes  de  littérature.  Les  savants  en  histoire,  les  grammairiens,  les  ma- 
thématiciens ,  les  philosophes,  les  poètes ,  les  orateurs,  devaient  être  éga- 
lement de  ce  grand  corps ,  où  se  réunissaient  et  se  conciliaient  les  talents 
les  plus  opposés.  La  Bibliotlièque  du  Roi  était  destinée  î\  être  le  rendez- 
vous  commun.  Ceux  qui  s'appliquaient  à  l'histoire  s'y  devaient  assembler 
les  lundis  et  les  jeudis;  ceux  qui  étaient  dans  les  belles-lettres,  les  mardis 
elles  vendredis;  les  mathématiciens  et  les  physiciens,  les  mercredis  et  les 
samedis.  Ainsi  aucim  jour  de  la  semaine  ne  demeurait  oisif,  et,  afin  qu'il 

*  Histoire  de  r Académie  des  sciences  :  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  naturelle  des 
wdauuLX,  préface,  p.  vij.— -  *  Histoire  de  V Académie  royale  des  sciences,  année  1 699, 
p.  I. 


198         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

y  eût  quelque  chose  de  commun  qui  iîât  ces  différentes  compagnies , 
on  avait  résolu  d'en  faire,  tous  les  premiers  jeudis  du  mois,  une  assem- 
blée générale ,  où  les  secrétaires  auraient  rapporté  les  jugements  et  les 
décisions  de  leurs  assemblées  particulières,  et  où  chacun  aurait  pu  de- 
mander réclaircissement  de  ses  diCGcultés  :  car  sur  quelles  matières  ces 
états  généraux  de  la  litlérature  n eussent-ils  pas  été  prêts*  à  répondre? 
Si  cependant  les  difficultés  eussent  été  trop  considérables  poiûr  être 
résolues  sur-le-champ,  on  les  eût  données  par  écrit,  on  y  eût  répondu 
de  même,  et  toutes  les  décisions  auraient  été  censées  partir  de  TAcadé- 
mie  entière  *.» 

Ce  projet  n  eut  point  d'exécution.  On  s'en  tint  aux  académies  dis- 
tinctes. On  comprit  sans  doute  que,  même  pour  les  académies,  la  pre- 
mière loi  du  travail  est  la  division.  G.  Cuvier  appelle  l'époque  moderne 
des  sciences,  c'est-à-dire  leur  grande  époque:  l'époque  de  la  division  ia 
travail^.  Notre  Institut  actuel  a  résolu  le  problème  que  selait  proposé 
Colbert  :  toutes  les  Académies  réum'es  par  un  lien  commun  d'émulation 
et  de  gloire;  et ,  pour  ses  travaux  particuliers ,  chacune  indépendante  et 
libre. 

Après  avoir  voulu  tout  réunir,  on  fut  Sur  le  point  de  trop  diviser.  On 
mit  en  délibération  si  les  deux  sociétés  des  géomètres  et  des  physiciens 
seraient  séparées ,  ou  si  Ion  n'en  ferait  qu'une.  Heureusement  on  n'en 
fit  qu'une.  L'esprit  géométrique  est  le  guide  partout  présent,  quoique 
souvent  caché,  de  toutes  nos  sciences  exactes. 

C'est  du  renouvellement  de  1699  que  datent  les  règlements  de  l'Aca- 
démie.-Jusque-là  ,  dit  Fontenelle,  «l'amour  des  sciences  en  faisait 
presque  seul  toutes  les  lois  '.  »  En  1699,  elle  reçut  des  règles  positives , 
écrites,  mais  toutes  dictées  par  une  grande  sagesse. 

Le  nombre  total  des  académiciens  fut  de  soixante- dix:  dix  honoraires, 
vingt  pensionnaires,  vingt  associés  et  yin^  élèves.  La  classe  des  honoraires 
ne  fut  pas  distribuée  en  sections.  Celle  des  pensionnaires  se  composa  de 
trois  géomètres,  de  trois  astronomes,  de  trois  mécaniciens,  de  trois 
anatomistes,  de  trois  chimistes,  de  trois  botanistes,  d'un  secrétaire  et 
d'un  trésorier. 

Des  vingt  associés,  douze  furent  français  :  deux  géomètres,  deux 
astJx>nome8,  deux  mécaniciens,  deux  anatomistes,  deux  chimistes  et 
deux  botanistes.  Les  huit  autres  furent  étrangers,  et  n'eurent  pas  de 
sections  marquées.  C'est  sur  cette  liste  des  huit  associés  étrangers  de  l'a- 

*  Histoire  de  V Académie  royale  des  sciences,  année  1666,  p.  5.  —  *  Voyez  mon 
Histoire  desiravaax  de  Cuvier,  p.  3o6,  a*  édition.  ^^*Hist  de  F  Académie  royale  dei 
sciences ,  année  1699,  p.  1. 


AVRIL  1846.  199 

cadémîe,  qu'on  vit  d abord,  et  presqu'à  la  fob,  Leibnitz,  Newton,  les 
deux  Bernouilli ,  Ruysch  et  ie  czar  Pierre. 

Eniin ,  chaque  élève  suivait  la  science  du  pensionnaire  qui  Tavait  choisi 
(car  chaque  pensionnaire  choisissait  le  sien);  mais,  en  1716,  le  titre 
(ï élève  fut  supprimé^  :  «titre,  dit  Fontenelle,  qu'on  eut  la  délicatesse 
d  abolir,  quoique  personne  ne  le  dédaignât^.  »  Il  dit  encore,  avec  beau- 
coup de  grâce,  en  parlant  de  Yélève  qu'il  s  était  choisi,  lanatomiste  Tau- 
vry  :  a  Je  crus  ne  pouvoir  faire  un  meilleur  présent  à  la  compagnie  que 
M.  Tauvry;  et,  quoique  ma  nomination  ne  fût  pas  assez  honorable 
pour  lui,  lenvie  qu'il  avait  d'entrer  dans  cet  illustre  corps  l'empêcha 
d'être  si  délicat  sur  la  manière  d'y  entrer  *.  » 

Les  ecclésiastiques  réguliers,  ou  attachés  à  quelque  ordre  de  religion, 
ne  purent  être  ni  pensionnaires,  ni  associés,  ni  élèves;  mais,  fort  heu- 
reusement, ils  purent  être  honoraires,  et  l'Académie  eut  Malebrancbe. 

Jusqu'au  renouvellement  de  1699,  l'Académie  n'avait  eu  pour  ses 
assemblées  qu'une  petite  chanibre  de  la  Bibliothèque  du  Roi  :  en  1 699, 
le  Roi  lui  donna,  au  Louvre,  un  logement  spacieux  et  magnifique'^,  et  c'est 
là  qu'elle  a  tenu  ses  séances  pendant  un  siècle. 

Elle  en  avait  deux  par  semaine  (le  mercredi  et  le  samedi};  et  cha- 
cune durait  au  moins  deux  heures ,  depuis  trois  jusqu'à  cinq. 

Du  reste ,  tout  avait  été  prévu  pour  la  tenue  digne  de  ces  séances  : 
'<  L'Académie  veillera  avec  grand  soin ,  dit  le  règlement,  à  ce  que,  dans 
les  occasions  où  quelques  académiciens  seront  d'opinions  différentes , 
ils  n'emploient  aucuns  termes  de  mépris  ni  d'aigreur  l'un  contre  l'autre, 
soit  dans  leurs  discours,  soit  dans  leurs  écrits;  et,  lors  même  qu'ils 
combattront  les  sentiments  de  quelques  savants  que  ce  puisse  être, 
l'Académie  les  exhortera  à  n'en  parler  qu'avec  ménagement  ^.  « 

On  poussa  l'attention  jusqu'à  placer  à  côté  l'un  de  l'autre  des  savants 
de  différents  genres  :.un  géomètre  à  coté  d'un  anatoo;iiste ,  un  botaniste 
à  côté  d'un  astronome;  «et,  comme,  dit  Fontenelle,  ils  ne  parlaient 
pas  la  même  langue ,  les  conversations  particulières  en  furent  moins  à 
craindre  *.  » 

On  voulut  surtout  que  les  discussions  de  l'Académie  ne  ressemblas- 

^  A  la  place  des  vingt  élèves,  on  créa  douze  adjoinU,  lesquels  eurent  vqix  délibé* 
ralive  en  matière  de  science ,  comme  Tavaient  les  associés.  Cette  classe  des  douze 
adjoints  se  composa,  comme  celle  des  associés,  àe  deux  géomètres,  de  deux  astro* 
nomes,  de  deux  mécaniciens,  de  deux  anatomistes,  de  deux  cliimistes  et  de  deux 
botanistes.  —  *  Eloge  de  Littre.  —  *  Elo^e  de  Tauvry.  —  *  Expressions  de  Fonte- 
nelle. Histoire  de  FAcadéwde  royale  des  sciences,  année  1699,  p.  16.  — •  *  Ihid,  p.  7» 
— •iWrf.,p-  i4. 


200  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sent  pas  aux  disputes  de  Técole.  Les  paroles  de  Fontenelle  que  je  vais 
citer,  à  ce  sujet,  ont  un  grand  sens. 

a  Rien  ne  peut  plus  contribuer  à  l'avancement  des  sciences  que  Té- 
mulation  entre  les  savants,  mais  renfermée  dans  de  certaines  bornes. 
G  est  pourquoi  l'on  convint  de  donner  aux  conférences  académiques 
une  forme  bien  différente  des  exercices  publics  de  philosopbie,  où  il 
n* est  pas  question  d'éclaircir  la  vérité,  mais  seulement  de  n'être  pas  ré- 
duit k  se  taire.  Ici  l'on  voulut  que  tout  fôt  simple,  tranquille,  sans  os- 
tentation d'esprit  ni  de  science ,  que  personne  ne  se  crût  engagé  à  avoir 
raison,  et  que  l'on  fût  toujours  en  état  de  céder  sans  honte,  surtout 
qu'aucun  système  ne  dominât  dans  l'Académie  à  l'exclusion  des  autres, 
et  qu'on  laissât  toujours  toutes  les  portes  ouvertes  à  la  vérité^.» 

Je  n'ajouterai  plus  ici  qu'un  détail,  et  je  ne  l'ajouterais  pas,  s'il  s'a- 
gissait d'un  roi  ordinaire  ;  mais  il  s'agit  de  Louis  XIV. 

«L'année  1681,  dit  Fontenelle,  fut  glorieuse  pour  T Académie  par 
l'honneur  qu'elle  reçut  de  la  présence  du  Roi  *.  » 

Le  Roi  y  vint,  en  effet,  accompagné  du  Dauphin,  de  Monsieur,  son 
frère  unique ,  du  prince  de  Gondé,  et  d'une  partie  de  la  cour.  Il  visita 
la  bibliothèque ,  le  laboratoire ,  où  l'on  fit  quelques  expériences  devant 
lui,  la  salle  des  assemblées  ordinaires,  où  Colbert  lui  présenta  les  ou- 
vrages imprimés  des  académiciens,  etc. 

En  se  retirant,  le  Roi  dit  à  l'Académie  :  «Qu'il  n'était  point  néces- 
saire qu'il  l'exhortât  à  travailler,  et  qu'elle  s'y  appliquait  assez  d'elle- 
même  '.  ï) 

Cette  même  année ,  un  éléphant  de  la  ménagerie  de  Versailles  mou- 
rat;  il  fut  disséqué  par  Duverney;  et  jamais,  sans  doute,  dissection 
ne  fut  si  éclatante.  L'Académie  fut  mandée  pour  y  assister;  le  Roi  vou- 
lut être  présent  à  l'examen  de  quelques-unes  des  parties ,  «  et ,  lorsqu'il 
y  vint,  dit  Fontenelle,  il  demanda  avec  empressement  où  était  l'ana- 
tomiste ,  qu'il  ne  voyait  point  :  M.  Duverney  s'éleva  aussitôt  des  flancs  de 
l'animal ,  où  il  était  pour  ainsi  dire  englouti  ^. . .  » 

^  UistQire  de  P Académie  royale  des  sciences»  année  1666,  p.  16.  — ^  *  Ibid.,  année 
1681,  p.  3 19.  —  *  Ibid,,  p.  3ao.  —  *  Ibid.,  p.  Saa.  Voici  un  autre  exemple  de  la. 
curiosité  noble  de  Louis  XIV  pour  les  sciences.  Il  y  eut,  en  1706,  une  éclipse 
solaire  <mi  arriva  le  la  mai  au  malin  à  Paris.  «  L^astronomie  peut  se  vanter,  dit 
Fontendle,  et  elle  conservera  cette  gloire  dans  les  siècles  k  venir,  que  jamais  phé- 
nomène céleste  n*a  eu  de  plus  grands  et  de  plus  illustres  observateurs.  Le  Roi 
voulut  voir  faire  les  observations  par  des  astronomes  de  T Académie,  et,  pour  cela, 
M.  Gassmi  le  fils  et  M.  de  la  Hire  le  fils  allèrent  à  Mariy  avec  tous  les  instruments 
nécessaires.  Toute  la  maison  royale  et  toute  la  cour,  furent  témoins  des  opérations, 
et  monseigneur  le  duc  de  Bourgogne,  qui  fiait  bien  voir  qae  les  sciences  peuvent 


AVRIL  1846.  201 

Louis  XIV  avait  un  cœur  né  pour  la  gloire;  il  sut  goûter  tout  ce  qui 
la  donne  :  il  protégea  les  arts,  il  aima  les  lettres,  il  porta  sur  les  sciences 
une  attention  constante;  la  liste  où  il  fit  inscrire ,  pour  les  récompenser, 
les  écrivains  célèbres ,  reçut  aussi  les  noms  des  savants  illustres ,  et  non 
seulement  de  la  France ,  mais  de  TEurope. 

Je  nai  parlé  jusqu ici  que  de  TÂcadémie  elle-même;  je  parlerai, 
dans  un  autre  article,  de  ï Histoire  de  l'Académie  par  Fontenelle. 

FLOURENS. 


Nouveaux  documents  inédits  sur  Antonio  Ferez  et  Philippe  IL 

DEUXIEME    ARTICLE  ^ 

On  se  souvient  que  Ferez  attribue  à  Escovedo,  qui  était  originaire 
des  Asturies,  et  qui  s*y  trouvait  fort  apparenté ,  la  pensée  d'avoir  voulu 
fortifier  ce  point  de  la  côte ,  placé  en  avant  de  Santander ,  et  d'en 
avoir  demandé  le  commandement ,  afin  de  s'en  servir  pour  la  conquête 
de  l*Espagne,  après  que  don  Juan  aurait  achevé  celle  de  l'Angleterre , 
pensée  qu'il  avait  exprimée  en  disant  que  la  possession  de  la  roche  de 
Mogro  ouvrait  l'entrée  de  l'Espagne  par  Santander,  et  que  c'était  en 
descendant  des  montagnes  que  les  chrétiens  avaient  repris  autrefois  le 
pays  sur  les  Maures.  Il  résulte  de  documents  qui  m'ont  été  envoyés  de 
Simancas,  que  Escovedo,  outre  sa  qualité  de  secrétaire  d'Étal,  était 
alcade  ou  gouverneur  du  château  de  Santander;  qu'on  songeait  depuis 
longtemps  à  fortifier  ce  port  placé  dans  une  excellente  position  pour 
l'envoi  de  Qottes  dans  les  Pays-Bas  ;  qu'on  voulait,  en  cas  de  guerre,  le 
mettre  à  l'abri  des  coups  de  main  d'une  puissance  ennemie  ou  des  en- 
treprises des  corsaires  ;  que ,  quatre  années  avant  l'envoi  de  don  Juan 
en  Flandre,  Escovedo  avait  été  autorisé  à  construire,  à  ses  frais,  un 
fortin  dans  le  château  même  de  Santander,  fortin  à  l'érection  duquel 
il  avait  consacré  6,000  ducats  ayant  une  autre  destination;  qu'on 
avait  prescrit,  vers  la  même  époque,  de  pourvoir  à  la  défense  de  la 
roche  de  Mogro,  au  moyen  d'un  fort  dont  Û  avait  sollicité  le  comman- 

trottrer  leur  place  parmi  les  occupations  des  |dus  grands  princes,  détenniua  iui- 
méina  pliisiears  phases.  • .  •  Histùir$  de  t Académie  royàh  aei  sciences,  année  1706, 
p.  1 14*  —  ^  Voir  le  cahier  de  mars  i846,  page  174. 

16 


202         JOURNAL  DES  SAVANTS, 

danent,  et  dont  la  construction  avait  été  suspendue  faute  d argent; 
qii'en  i  Sjk  et  1 876  on  avait  élevé,  dans  le  même  but,  sur  le  cap  ap- 
pelé Anôf  un  autre  fortin  qu*Escovedo  avait  réclamé  comme  une  dé- 
peodanoe  du  château ,  ce  qui  ne  lui  avait  point  été  accordé.  Il  revint 
à  la  charge  au  printemps  de  iSyy,  et  demanda  de  nouveau  que  la 
pena  de  Mogro  fût  fortifiée  et  placée  sous  ses  ordres.  Philippe  II  con- 
sulta les  conseils  de  finances  et  de  guerre,  qui,  pour  le  moment ,  ne 
furent  point  de  cet  avis^  Il  voulut  aussi  avoir  le  sentiment  de  Ferez. 
C'est  à  cette  occarion  que  Ferez,  pariant  des  prétentions  d'Escovedo 
sur  la  peiia  de  Mogro,  prétentions  dont  il  a  fait,  dans  ses  Relaciones,  un 
grief  si  terrible  contre  lui ,  répond  à  Philippe  II  que  son  opinion  est 
de  la  fortifier  sans  en  confier  le  commandement  à  Escovedo.  Il  rap- 
pelle les  téméraires  imaginations  qu*il  attribue  au  secrétaire  de  don 
Juan ,  mais  qu'il  traite  avec  le  mépris  qu'elles  méritaient ,  en  rassu- 
rant à  cet  égard  son  ombrageux  souverain.  «  Je  n  ai  pas  besoin ,  lui 
dit-il ,  de  remettre  en  mémoire  à  V.  M.  ces  propositions  sur  l'entrée 
de  Santander,  sur  la  descente  du  sommet  des  monts  dans  ce  royaume, 
et  les  partisans  qu'Escovedo  avait  dans  son  pays.  En  affaires  d'État,  de 
pareils  rêves  peuvent  motiver  plus  encore  que  le  refus  de  confier  à 

quelqu'un  la  roche  de  Mogro Mais  je  prie  instamment  Votre 

Majesté  de  vouloir  bien  m'écouter  dans  les  observations  que  je  lui 
soumettrai  pour  qu'elle  ne  se  scandalise  pas  trop  des  forfanteries  et 
des  bravades  d'une  demi-douzaine  de  vermisseaux;  ce  que  je  lui  dirai 
ne  sortira  pas  des  bornes  de  la  douceur  et  de  l'humanité  '.  »  Dans  la 
même  lettre,  il  engageait  le  roi  à  user  Jîndtdgence  envers  Escovedo 
au  sujet  des  6,000  ducats  qu'il  avait  détournés  de  leur  destination  pour 
les  employer  au  fortin  de  l'intérieur  du  château.  «  Je  crois,  lui  disait-il, 
qu'M  est  plus  à  propos  de  dissimuler,  et  c'est  le  parti  que  Votre  Majesté 
aurait  à  prendre ,  mais  de  manière  toutefois  à  pouvoir  revenir  sur  les 
6,000  ducats,  à  moins  que  les  services  d'Escovedo  n'aient  mérité  le 
contraire,  auquel  cas  Votre  Majesté  fera  comme  Dieu,  qui  oublie  et  par- 

^  CapiêL  de  consulta  a  Su  M'  sobre  el  gasto  del  dinero  que  se  proveyo  para  la 
pena  de  MogrOi  a4  de  mayo  1^77.  Arch*  gen.  de  Simancas;  mar  y  tierra.  Leg*  82. 
-<*  *  c  No  es  laenester  acordar  a  V.  Mag'  aqucllos  discursos  de  la  enlrada  de  San- 
«  tander  en  Espana  y  de  la  montaôa  en  eslos  reynos  y  del  scguito  qu*Escobedo  ténia 
«  de  su  tienra.  Pero  la  ymaginacion  en  cosas  destado  acese  caso  vastante  para  mas 
«  que  no  encomandar  la  pena  de  Mogro. . .  Yo  supplico  a  V.  Mag^  que  me  oiga  en 
•  h»  que  le  adrirliere  para  que  no  le  escandiJioen  los  desgarpos  y  bravatas  de  seîs 
tgussanos  7  ne  sera  )o  que  dise re  fuera  dd  camioo  de  la  blandura  y  linmanidad 
«  de  Vuestra  Mag^  »  Ferez  au  roi,  ma.  de  La  Haye,  M.  67*70. 


AVRIL  1846.  203 

donne  ^  »  Philippe  II  avait  décidé  que  ces  fortifications  seraient  ajour^ 
nées ,  parce  qu*ii  ne  craignait  rien  pour  le  moment  de  la  part  de  TÂn* 
gleterre  et  de  la  France,  et  que  les  affaires  de  Flandre  s'arrangeaient. 

Il  ne  survint  rien  de  nouveau  depuis  cet  instant  jusqu*à  la  mortd*Esco- 
vedo.  Cdui-ci  fut  envoyé  par  don  Juan  en  Espagne,  en  juillet  1677 , 
lorsque  les  affaires  se  troublaient  de  rechef  dans  les  Pays-Bas,  et  qu'à 
une  paix  coiu^te  et  mal  assurée  allait  succéder  une  guerre  opiniâtre  et  dé- 
cisive. Philippe  II  fut  extrêmement  irrité  de  ce  voyage,  entrepris  sans 
son  autorisation.  L'excès  de  son  mécontentement  et  de  sa  défiance  alla 
au  point  de  lui  faire  mettre,  si  nous  en  croyons  Perez,  sur  la  lettre 
d'Escovedo  :  «  Le  coup  est  tout  près  de  nous  atteindre ,  il  faut  nous 
bien  précautionner  de  toute  façon,  et  nous  hâter  de  le  dépécher  avant 
qu'il  ne  nous  tue'.  » 

On  a  peine  à  comprendre  que  Philippe  II  ait  conçu  de  pareilles 
craintes  et  se  soit  laissé  emporter  à  une  pensée  aussi  extrême.  Gomment 
eu  effet,  pouvait-il  trouver  dans  les  rêves  ambitieux  de  don  Juan  sur 
Tunis  et  sur  l'Angleterre;  dans  ses  dégoûts  sur  les  affaires  des  Pays- 
Bas,  et  ses  demandes  de  rappel;  dans  son  intention  peu  durable  d'en- 
trer en  France  avec  les  troupes  espagnoles  expulsées  par  les  Flamands, 
pour  sauver  la  honte  de  leur  renvoi;  dans  son  désir  de  recevoir  un  trai- 
tement d'infant  et  de  participer  à  l'exercice  de  l'autorité  au  milieu  des 
conseils  d'Espagne  ;  dans  les  paroles  inconsidérées  d'Escovedo  sur  la 
roche  de  Mogro,  paroles  traitées  par  Perez  lui-même  comme  des 
rêves  méprisables;  dans  ses  exigences  trop  brusquement  exprimées, 
il  est  vrai,  mais  procédant  selon  Perez  encore  d'un  zèle  estimable;  enfin 
dans  ce  dernier  voyage  à  Madrid,  entrepris  en  vue  de  la  conservation 
de  plus  en  plus  compromise  des  Pays-Bas  et  devant  être  suivi  d'un 
prompt  retour  en  Flandre;  comment  pouvait-il  trouver  dans  des  pro- 
jets qui  s'annulaient  les  uns  les  autres,  dans  ces  pensées  vagues  et  con- 
tradictoires, un  danger  immédiat,  menaçant  pour  son  pouvoir  ou  pour 
sa  personne,  et  l'obligeant  à  se  défaire  tout  de  suite  d'Escovedo?  S'il  fut 
assez  ombrageux  pour  croire  à  un  semblable  danger,  comment  fut-il 

'  •  Tengo  por  mas  combiniente  el  disimular  y  asi  debria  V.  Mag^  acerlo ,  pero 
t  de  tal  manera  que  pueda,  quando  conbenga,  bolber  à  la  cuenta  de  les  sais  xnill  du- 
«cados  y  a  lo  que  mas  huviesse,  si  los  servicios  no  merectessen  lo  contrario,  ope 
t  en  tal  casse  y  mi  te  V.  Mag'a  Dios  que  oivida  y  perdona.  b  Perez  au  roi,  ms.  de  La 
Haye,  fol.  67-70.  —  *  ■  Ya  nos  llega  el  alcance  cerca;  menester  sera  prebenirnos 
•  bien  de  todo  y  darnos  mucha  priessa  a  despacbarle  antes  qud  nos  mate.  • 
SI  juillet  1577.  Apostille  du  roi,  dans  une  lettre  d'Escovedo  à  Perez,  ms.  de  La 
Haye,  fol.  37-38  y\ 

26. 


204  JOURNAL  DES- SAVANTS. 

aussi  lent  à  s*y  soustraire?  car  il  se  passa  plus  de  huit  mois  entre  Tarrivëe 
et  la  mort  du  secrétaire  Se  don  Juan.  Le  retard  du  coup  dont  Philippe  II 
frappa  Escovedo  ne  saurait  s*expliquer  que  par  la  suspension  de  sa  dé- 
fiance.  Or  qui  avait  le  pouvoir  et  conservait  encore  le  désir  de  calmer 
cette  défiance?  Ferez  seul,  dont  Tamitié  pour  Escovedo  n avait  pas  en- 
core cessé ,  et  qui  Tavait  protégé  efficacement ,  soit  avant  son  voyage , 
soit  depuis  son  séjour  en  Flandre  et  avait  décidé  Philippe  Uh  ne  pas 
lui  faire  ressentir  les  effets  de  son  mécontentement. 

S'il  en  est  ainsi,  si  Escovedo  passa  six  mois  à  Madrid,  sans  être  in- 
quiété, malgré  la  menace  inmiinente  de  mort  écrite  de  la  main  du  roi , 
s  il  dut  cette  sécurité  momentanée  à  Tamitié  qui  le  liait  encore  à  Perez, 
survint-il  quelque  accident  de  nature  h  troubler  cette  amitié,  et  Ferez 
eut-il  quelque  intérêt  à  exciter  une  défiance  qu'il  avait  assoupie ,  à  pré- 
cipiter le  coup  qu'il  avait  fait  suspendre? 

C'est  ici  que  nous  devons  placer  les  observations  indiscrètes  et  les 
menaces  dangereuses  d'Escovedo  au  sujet  des  amours  de  Ferez  et  de 
la  princesse  d'Ëboli.  Elles  ne  peuvent  pas  avoir  été  faites  à  une  autre 
époque,  puisque  Escovedo  était,  depuis  plusieurs  années,  ou  surla  flotte 
espagnole  dans  la  Méditerranée,  ou  dans  les  Pays-Bas,  et  qu'il  avait  à 
peine;  traversé  Madrid  en  1876,  d*où  il  était  parti  dans  les  meilleurs 
tenues  avec  Ferez.  Ces  observations  et  ces  menaces,  dont  nous  avons 
donné  ailleurs  les  preuves  et  sur  lesquelles  nous  ne  reviendrons  pas , 
étaient  propres  à  exciter  la  vengeance  de  Ferez,  en  éveillant  ses  craintes, 
et  elles  expliquent  seules  son  changement  de  conduite  à  l'égard  d'Es- 
covedo, dont  il  provoqua  le  meurtre  après  l'avoir  si  longtemps  soutenu 
auprès  du  défiant  Philippe  II. 

Quant  à  la  complicité  de  ce  prince  dans  le  meurtre  d'Escovedo,  les 
preuves  abondent  :il  en  donne  Tordre  à  Ferez,  et  il  entre  dans  les  détails 
les  plus  odieux  de  l'exécution.  «Certainement,  lui  dit-il ,  il  sera  bon  de 
hâter  la  mort  du  Verdinegro^{cest  ainsi  qu'il  désignait  Escovedo),  avant 
qu'il  ne  puisse  rien  faire  qui  nous  gagne  de  vitesse ,  car  il  ne  s^endor- 
mira  point  et  ne  se  départira  pas  de  ses  façons  accoutumées.  Agissez 
donc,  et  dépêchez-vous  avant  qu'il  ne  nous  lue  ^.  »  Ferez  se  mit  à  l'œuvre, 

^  Ce  mot  qui,  dans, son  ikcception  matérielle,  signifie  vert-noir,  6*applique,  dans 
soa  aoceptjjQ^  figurée,  à  un  homme  acariâtre  et  capable  de  méchantes  actions. — 
*  «  Gjuerto  :C999l^n(jlrà  abrebiar  lo  de  la  muerte  del  Verdinegro  antes  que  haya  algo 
«con  quo-ii|0  seamoa  despues  a  tiémpo,  quel  no  deve  de  dormir  ni  descuidarse  de 
«sus  costuipbrc».  acedlo  y  daos  priessa  antes  que  nos  mate. »  Copia  de  un  billete 
para,  Anl*  Pecos»  dç  mano  de  Su  Mag**  presentado  para  declaracion  de  la  muerte 
d*Escobedo,  ms.  de  La  Haye,  fol.  77. 


AVRIL  1846.  205 

^t  tint  Philippe  II  au  courant  des  diverses  tentatives  d'empoisonnement 
dont  nous  avons  déjà  rendu  compte,  d'après,  la  déposition  de  son  page 
Enriquez.  On  sait  que  la  dernière ,  sans  amener  la  mort  d'Ëscovedo ,  le 
rendit  fort  malade  et  fut  cause  de  la  condamnation  d'une  esclave  qu  on 
soupçonna  de  lui  avoir  administré  le  poison.  En  instruisant  le  roi  de  cette 
circonstance ,  dans  une  lettre  du  i  a  mars  1678,  Ferez  lui  dit  :  «  Le  Verdi- 
negro  reste  toujours  plus  faible  et  ne  parvient  pas  à  se  lever.  Je  suis  en 
souci  de  plus  d'une  manière,  commejeTaidit  à  Votre  Majesté.  Il  acon-: 
senti  à  ce  qu'on  fit  comparaître  l'esclave  à  quiTordre  a  été  donné,  comme 
si  elle  savait  quelque  chose,  et  on  assure  qu'il  commence  à  s'effrayera  )i 
Philippe  II  écrivit  en  marge  sur  la  lettre  :  «  Ce  à  quoi  le  Verdinegro  a 
consenti  n'est  pas  bon,  car  ils  feront  peut-être  dire  à  l'esclave  ce  qu'ils 
souhaiteront  le  plus.  Il  a  dû  avoir  quelques  soupçons.  Ses  papiers  ne 
montrent  toutefois  pas  d'inquiétude.  Mais  il  voudra  écrire  là-bas  (en 
Flandre),  et,  pour  qu'il  n'en  fasse  rien,  il  sera  bon  que  vous  lui  disiez 
vous-même  que  vous  écrivez  pour  vous  et  pour  lui.^  »  Il  ajoutait  :  «  Sou- 
venez-vous de  ce  que  je  vous  ait  déjà  dit,  d'en  finir  promptement  avec 
le  Verdinegro  ^.  » 

Dix-neuf  jours  après,  le  3i  mars,  lorsque  Escovedo  put  se  lever  et 
sortir,  Perez  en  finit  comme  Philippe  II  le  voulait.  N'ayant  pu  l'em- 
poisonner ,  il  le  fit  tuer  dans  les  rues  de  Madrid.  Le  meurtre  d'un  se- 
crétaire du  roi  causa  une  grande  émotion.  Les  alcades  se  mirent  en 
campagne.  Le  1"  avril  on  arrêta  tous  ceux  qui  cherchaient  à  sortir  de 
la  ville,  et  le  a  on  obligea  tous  les  logeurs  à  donner  le  nom  de  leurs 
hôtes.  Perez  revint  d'Âlcala  où  il  était  allé  faire  ses  dévotions  de  la 
semaine  sainte,  à  Madrid.  Les  scènes  les  plus  pénibles,  les  soupçons 
les  plus  inquiétants,  les  embarras  les  plus  graves  l'y  attendaient,  et  son 
châtiment  allait  y  commencer  dans  les  angoisses  de  la  crainte,  en  atten- 
dant qu'il  s'achevât  dans  les  douleurs  de  la  torture  et  de  l'exil.  Par  une 
lettre  du  3  avril,  Perez  fit  connaîti'e  au  roi  l'agitation  de  Madrid,  les 
visites  qu'il  avait  reçues  coup  sur  coup  de  l'alcade  de  cour  Heman  Ve- 


*  •  Aquel  ombre  verdinegro  dura  en  su  fiaqueça  y  nunca  acavarà  de  lebantarse , 
«  arto  cuidado  traygo  de  mas  de  una  manera ,  como  lo  dixé  k  V.  Mag**  y  a  dado  en 
tquc  saquen  a  la  esclava,  a  quien  se  lo  mandé  como  si  elia  lo  supiesse,  y  diz  que 
«comiença  a  temer.  »  la  mars  1678.  Perez  au  roi,  ms.  de  La  Haye,  fol.  77  à  81. 
—  *  «  No  es  bueno  lo  en  que  a  dado  el  Verdinegro  por  que  quiça  aran  a  la  esciava 
«decir  lo  que  se  les  antojare,  y  alguoa  sospecha  dcviô  tener,  y  por  sus  papeles  no 
«  parece  que  terne,  y  todavia  querra  escrivir  alla,  y  porque  no  10  baga  bien  sera  que 
«  le  digais  que  escrebis  bos  por  ambos.  »  Ibid,  —  ^  «  Y  buelbos  acordiar  lo  que  os  es- 
«  crd>i  abrebiar  con  el  Verdinegro.  •  Ibid, 


206         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

lasquez,  qui  recherchait  les  meurtriers  d*Escovedo  ;  les  questions  en  ap- 
parence pleines  d'ouverture,  tnais  au  fond  insidieuses,  qu*il  lui  avait 
adressëejl  à  cet  égard;  la  manière  dont  lui  Perez  s'était  efforcé  de  donner 
le  change  à  Talcade ,  en  laissant  entrevoir  que  le  coup  pouvait  partir  ou 
des  États  de  Flandre ,  ou  des  soldats  mécontents ,  ou  avoir  pour  cause 
quelque  într%ue  de  femme  ;  Tentrevue  qu'il  avait  eue  avec  le  fils  d'Es- 
covedo,  lequel  lui  avait  exprimé  une  grande  confiance  et  dont  les  soup- 
çons se  portaient  sur  l'amirante  de  Castille  ou  le  duc  d'Albe;  les  empor- 
tements  de  la  veuve  qui  étendait  jusqu'à  lui  ses  défiances  ;  enfin  les 
diverses  confidences  que  Garcia  de  Arce,  gendre  de  l'alcade  Velasquez, 
venait  lui  faire  sur  tout  ce  qui  se  passait,  pour  examiner  sans  doute  sa 
contenance  et  surprendre  son  secret.  Ferez  ajoute  douloureusement  : 
«fi  &ut  que  Votre  Majesté  sache  que  j'ai  avalé  d'amers  déboires  dans 
toutes  les  situations  et  circonstances  que  je  viens  de  dire  ^  »  Le  roi  lui  ré- 
pond :  «Parlez  avec  prudence,  et  le  moins  que  vous  pourrez;  ils  vous 
diront  mille  choses,  non  pour  les  dire,  mais  pour  voir  s'ils  ne  pourront 
rien  tirer  de  vous;  les  déboires  sont  inévitables,  mais  il  en  faut  passer 
par  là  avec  toute  la  dissimulation  et  l'adresse  dont  vous  serez  capable^.  » 
Embarrassé  par  la  présence  des  meurtriers,  qu'il  désirait  éloigner  de 
Madrid,  mais  qu'il  craignait  aussi,  dans  ce  moment  d'éveil  et  de  re- 
cherche, de  &ire  tomber  entre  les  mains  de  la  justice  par  une  fuite 
trop  précipitée,  Perez  écrit  au  roi  dans  la  même  lettre:  «Mon  monde 
n'est  pas  parti  parce  qu'il  se  serait  livré  d'un  seul  coup  dans  ce  firacas 
d*arrestations.  J'ai  ici  mes  trois  hommes  et  celui  qui  a  fait  le  coup.  Ce 
dernier  est  cousin  d'un  Catdan  employé  dans  l'affaire ,  venu  ici  pour 
châtier  et  procurer  l'autre,  et  qui  est  retourné  à  Alcala,  où  il  est  en- 
tretenu à  mes  firais.  Xai  craint,  comnle  je  l'ai  dit  à  Votre  Majesté,  de 
me  compromettre  en  communiquant  moi-même  avec  le  cousin.  Je  suis 
résolu  à  ce  qu'ils  se  tiennent  tous  coi  et  j'ai  l'intention  de  les  faire 
partir  séparément,  chargés  de  quelque  dépêche,  parce  qu'on  dit  que 
les  pas  de  chacun  sont  comptés*.  »  Le  roi  l'approuve  et  lui  dit  :  «Vous 


*  c  Demas  desto  V.  Mag'  sepa  que  yo  hé  pasado  mis  tragot  amargos  en  todas  las 
t  estaciones  y  passes  que  hé  dicho  y  dire  le  demas  aora.  >  3  avril  i  ^78.  Ferez  au  roi , 
ma.  de  La  lïaye ,  fol.  o  1-86. — *  <  Muy  bien  le  irespondistes  y  ablad  con  rrecato ,  que 

•  09  diran  cien  oosas  no  por  deciroslas  sino  por  ber  si  os  pueden  sacar  algo.  »  Ibid. 
—  *  t  Mi  xente  no  se  hà  ydo  porque  fuera  perdida  por  el  mismo  casso  con  ci  fra* 

•  casso  que  ay  de  tomar  cuantos  salen ,  y  con  }a  diiixencia  que  se  hiçè  ayer  de  que 

•  manifestasen  todas  las  alquiladoras  de  camas  sus  huespedes. . .  estan  aqui  los  très 
c  criados  mios  y  d  que  hiço  d  lance,  que  es  sobrino  de  un  Catdan  que  anda  ay  en 
«la  obra,  d  qud  avia  b^nido  a  buscime,  y  yo  le  lAci  bolber  a  AJoda  y. esta  alli  en- 


AVRIL  1&46.  20? 

avez  fort  bien  fait  de  ne  pas  laisser  partir  vos  gens.  Le  meilleur  est ,  à 
mon  avis,  qu*ils  ne  bougent  pas  pour  le  moment,  tandis  que  vous 
aurez  les  yeux  au  guet  comme  vous  les  avez.  Je  ne  crois  pas  que  vous 
deviez  les  faire  partir  à  présent  avec  des  dépêches.  U  faut,  je  le  répète, 
qu'ils  se  tiennent  tranquilles  par  la  raison  que  vous  en  donnez^.  » 

Le  lendemain  k  »  Ferez  cède  à  son  impatience  d'éloigner  les  meur- 
triers et  il  l'apprend  à  Philippe  II,  auquel  il  (Ut  :  «  Je  suis  en  train  d'ex- 
pédier mes  hommes.  Deux  partent  demain;  deux  autres,  parmi  lesquels 
est  celui  qui  a  fait  le  coup,  me  resteront  encore.  L'un  ira  à  Ségovie  et 
passera  de  là  en  Aragon.  Si  je  les  fais  échapper  sans  qu'aucun  tombe 
dans  les  mains  d'Hérode,  j'aurai  fait  quelque  chose^.  »  Philippe  II ,  assez 
inquiet  de  cette  résolution,  lui  répond  :  «Je  ne  sais  s'il  ne  serait  pas 
plus  sûr  de  ne  pas  vous  presser  de  dépayser  vos  hommes ...  Du  moins 
devriez-vous  leur  donner  ordre  de  ne  pas  arriver  trop  vite  aux  fron* 
tières  d'Aragon,  oti  ils  peuvent  être  remarqués,  d'après  les  mesures 
prises.  Il  faudrait  qu'ils  y  entrassent  par  la  Navarre,  ou  d'une  manière 
aussi  détourner.-  Il  est  connu  que  disparaître  ainsi  n'est  pas  bon.  Ce 
sera  donner  à  penser.  Faites-y  attention,  et  remarquez  que  je  vous  le 
dis  pour  que  vous  en  agissiez  ainsi',  n 

Malgré  les  précautions  dont  Perez  s'était  entouré  pour  commettre  le 
meurtre ,  et  le  soin  qu'il  prenait  d'éloigner  les  meurtriers ,  la  famille  d'Es- 
covedo  ne  demeura  pas  longtemps  dans  l'incertitude  sur  sa  culpabilité. 
Ceux  qui  le  haïssaient  ou  l'enviaient  pressèrent  le  fds  aîné  et  la  veuve 
de  se  plaindre  et  d'agir.  I>è8  le  lo  avril,  Pères  écrit  au  roi:«  La  partie  va 
grand  train,  par  mémentos  et  par  assemblées'  particulières  du  soir.  Selon 

«  tretenido,  porque  me  lemi  embaraçar  a  su  sobrino,  como  dlxe  à  V.  Mâg',  y  estoy 
«  rresaelto  que  sesten  quedos  y  boi  pensaodo  en  embiaiios  oon  algun  despacho 
«  cada  uno  por  si,  porque  diz  que  ay  ffran  cuenta  en  les  pasos.  •  3  avnl  1 678.  Ferez 
au  roi,  ma.  de  La  Haye,  fol.  81 -86. —  "«  Muy  bien  acertado  asîdo  que  no  se  aya  ydo 
«  vuestra  xçnte  por  la  causa  que  decis,  aun  me  parece  a  mi  que  lo  mejor  es  que 
«  sesten  quedos  por  aora  teniendo  bos  el  cuidado  que  tendreis ,  y  no  me  parece  que 
«  los  ynbieis  aora  con  despachos,  sine  que  se  esten  quedos  como  hé  dicho  por  la 
«  caussa  que  aqui  decis.  »  Ihii,  -—  *  «  Voy  ya  deapadiando  mis  hombres ,  y  manana 

•  saJdran  dos  y  me  quedaran  olros  dos,  el  uno  e)  que  hizà  el  lance;  el  uno  ira  a 
«  Segovia  y  passara  a  Aragon  por  aquel  camino.  Y  si  yo  los  escapo  sin  caer  ninguno 

•  en  manos  de  Herodes,  liabré  hecho  algo.  >  à  avril  1678,  Perez  au  roi,  ibid,  fol  87- 
«  8g.  —  *  •  No  se  si  séria  lo  mas  seguro  no  daros  priessa  a  ymbiar  les  hombres 

•  por  lo  que  ante  ayer  mescribistes,  y  a  lo  menoa  oon  borden  que  no  Uegassen  tan 
«  presto  a  los  pasos  de  Aragon  donde  deren  destar  aperciridoe  sin  duda ,  segun  la 
«dilixencia,  sino  que  fueasen  a  entrar  por  Ntvarra  0  cosa  lai.  Y  qoes  conocido  no 
«  conbtene  que  se  desapareaca,  crae  aéra  dar  que  pensar.  Tened  roucbo  cuidado  en 
«  eslo,  y  mirad  bien  lo  que  os  «go  para  que  asst  los  agns.  »  IM. 


208  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ce  que  j*ai  appris,  comme  ib  sont  mes  ennemis,  ils  en  sont  venus  à  dire 
ou  que  j'ai  fait  la  chose  ou  que  je  la  sais.  Us  s  y  sont  pris  de  manière  à 
ce  que  le  jeune  Escovedo  fût  présent  à  leurs  réunions,  pour  lui  com- 
muniquer leurs  méchantes  intentions.  Il  a  dit,  j'en  ai  été  informé,  que, 
quoique  d autres  lui  eussent  répété  la  chose,  par  mille  raisons  ,  il  ne 
voulait  pas  la  croire. . .  Il  y  eut  de  longs  déhats.  U  faut  faire  vigoureuse 
résistance,  et  pour  cela  Tappui  et  le  secours  de  Votre  Majesté  sont 
nécessaires^.»  Il  demandait,  en  conséquence,  que  Philippe  II  le  com- 
blât encore  davantage  des  marques  extérieures  de  sa  faveur.  Philippe  II 
n'y  manqua  point.  Perez  resta  le  dépositaire  de  toute  sa  confiance.  U  eut 
à  conduire  non-seulement  les  affaires  d'Italie,  qui  étaient  anciennement 
dans  ses  attributious ,  et  celles  de  Flandre,  qui  y  avaient  été  mises  de- 
puis l'envoi  de  don  Juan  dans  ce  pays,  mais  encore  celles  de  Portqgal, 
qui  étaient  du  ressort  de  Zayas.  Ainsi  toutes  les  grandes  al&ires  de  la 
monarchie  espagnole  étaient  concentrées  entre  ses  mains  :  en  Italie ,  où 
Philippe  II  avait  à  traiter  avec  le  pape  et  à  résister  au  Turc;  en  Flandre, 
où  il  avait  à  soumettre  les  insurgés  et  à  contenir  l'Angleterre  et  la 
France;  enfin  en  Portugd»  où  il  préparait  tout  poinr  se  rendre  maître 
de  la  couronne  qu'allait  laisser  vacante  la  mort  du  cardinal-roi  Henri. 
Philippe  II  suivait  presque  toujours  de  point  en  point  ses  avis. 

Mais  cette  haute  faveur  ne  désarma  point  les  ennemis  de  Perez.  Ils 
multiplièrent  contre  lui  les  attaques  jusqu'à  ce  qu'il  y  succombât.  Us 
parvinrent  en  premier  lieu  à  susciter  les  dénonciations  du  fils  d'Esco- 
vedo,  qui  s'était  d'abord  refusé  à  le  croire  coupable  et  qui  le  poursuivit 
avec  acharnement  pendant  huit  mois,  sans  que  Philippe  II  accueillit 
entièrement  ou  repoussât  sa  plainte.  Par  ces  temporisations  naturelles 
et  calculées  de  sa  part,  le  roi  comptait  lasser  Escovedo.  Mais  il  déses- 
pérait Perez,  que  des  gens  apostés  attendirent  plusieurs  fois  pour  le 
frapper  dans  ses  sorties  de  nuit*,  et  qui  suppliait  vainement  Philippe  II 
de  mettre  un  terme  à  cette  dangereuse  affaire  par  un  acte  de  son  auto- 
rité. Aussi  éclatait-il  en  plaintes  et  tombait-il  dans  de  profonds  abatte- 
ments,  dont  son  maître  s'étudiait  à  le  relever  par  des  assurances  d'une 
protection  inaltérable  et  les  témoignages  d'une  bienveillance  affectueuse. 

'  c  Brava  anda  la  foUa  por  mémentos  y  las  juntas  auoche.  Y  segun  hé  savido, 
«  como  son  mis  heuimigos,  han  dado  en  decir  que  yo  lo  hicé  o  lo  ssé,  y  tuvieron 
c  forma  oomo  fuese  idla  el  moço  y  aconsexaiie  sus  buepas  iplenciones.  Se  que  dixô 
«  ei  moço  que  aunque  otros  se  lo  avian  dicho ,  por  mil!  raçones  no  lo  creia  y  ubô 
•  muy  larga  platica.  Menester  es  mucho  esfuerço,  y  para  tenerle  el  amparo  de 
f  V.  Mag^.»  lo  avril  1678.  Pères  au  roi,  ms.  de  La  Haye,  fol.  89-90.  —  '  10  jan^ 
vier  1579.  Ferez  au  roi,  ms.  de  La  Baye,  foL  91^94. 


AVRIL   1846.  209 

«Tant  que  je  vivrai,  lui  disait-ii,  vous  n'avez  rien  à  craindre.  D'autres 
ont  beau  changer,  croyez  que  je  ne  changerai  pas.  Si  vous  m'avez  étu- 
dié sous  ce  rapport,  vous  aurez  reconnu ,  je  suis  sûr,  que  je  ne  suis  pas 
changeante  »  Et  lorsqu'un  peu  plus  tard  Ferez  lui  annonçait,  avec  une 
affliction  mêlée  de  crainte,  la  mort  du  marquis  de  Los  Vêlez  qu'il  ve- 
nait d'apprendre ,  le  roi  lui  répondit  :  w  Vous  et  moi  nous  perdons  beau- 
coup; mais  j'espère  pourtant  que  c'est  vous  qui  perdez  le  moins,  parce 
que  je  ne  vous  manquerai  jamais.  Pour  cela  vous  pouvez  en  être  sûr. 
Tenez  donc  ferme  contre  ce  regret  et  cette  douleur.  Vous  le  pouvez 
bien,  puisque  vous  m'avez,  moi^.  »  . 

Mais  Ferez  devenait  difficile  à  persuader.  Sa  défiance  était  éveillée. 
Fhilippe  II  venait  d'écrire  au  cardinal  Granvelle  pour  l'appeler  de  Rome 
à  Madrid,  et  Ferez  croyait  s'apercevoir  que  son  maître,  malgré  ses  pro- 
testations d'attachement,  s'éloignait  de  lui. 

«Je  ne  fatiguerai  plus,  lui  écrivit-il,  V.M.  par  ma  présence,  puisque, 
dans  "cette  affaire,  elle  pousse  la  précaution  jusqu'à  trouver  qu'il  peut  y 
avoir  des  inconvénients  à  ce  qu  elle  me  voie  et  me  parle.  Il  s'en  trou- 
verait aussi  dans  le  moyen  que  je  voulais  lui  proposer.  D'ailleurs,  tout 
bien  considéré,  il  aurait  peu  de  résultats,  puisqu'un  millier  d'autres 
ont  été  employés  sans  qu'aucun  ait  servi  à  autre  chose  qu'à  la  tempo- 
risation dont  il  a  plu  à  V.  M.  d'user  là-dedans.  Je  ne  puis  parvenir  à 
comprendre  où  cela  mènera;  car,  comme  je  l'ai  écrit  bien  souvent  à  V.M. , 
rien  qu'en  ordonnant ime  seule  fois,  sous  un  bon  prétexte,  et  il  y  en  au- 
rait mille ,  aux  uns  de  ne  rien  dire ,  aux  autres  de  ne  rien  faire ,  l'affaire 
tombe  à  plat  et  s'oublte  tout  d'un  coup  et  poiur  toujours.  S'il  en  est 
ainsi,  que  V.  M.  ne  se  lasse  pas  dé  me  protéger  et  ne  me  laisse  pas 
perdre  la  vie  et  mourir  à  la  peine  '.  » 

^  «  Mientras  me  diere  vida  no  ay  de  que  iemer  pues  aunque  sse  muden  otros 
«  creed  que  yo  no  me  mudaré  «  y,  si  bien  abeis  mirado  esto  en  mi,  creo  abreis  vislo  nq 

•  soymudable.  «[Avril  lôyg?]  Ferez  au  roi,  ms.  de  La  Haye,  fol.  5o-5i.  —  *  t  Lo 
t  siento  mucho  por  vos  y  por  mi,  que  pierdo  mucho,  y  espero  que  vos  no  tante, 

•  por  que  yo  no  os  faltaré,  y  desto  estad  seguro  y  tened  buen  animo  deste  dolor  y 
*tpena,  que  bien  podeis,  pues  me  teneis  a  mi.»  3  mai  1679,  ^^^^  ^^  billet  de 
Ferez  au  roi,  ms.  de  La  Haye ,  fol.  5i-53. —  '  «  No  consaré  a  V.  Mag*  con  mi  presen- 
«cia,  y  pues  el  rrecato  de  V.  Mag^en  este  négocie  llega  ya  a  tauto  que  en  el  oirme 

•  y  en  el  ablarme  a  de  allar  yncombenientes ,  tanbien  le  allarâ  en  el  medio  que 
«yo  le  queria  proponer, aunque,  bien  mirado,  sirbiera  de  pocç,  pues  avido  millar 
«  aeifos  y  ninguno  a  salido  bueno  sino  por  mas  de  dilarion ,  con  que  V.  Mag'  a  sido 

•  servido  tener  en  elle;  que  no  acavo  entender  el  fin  dello,  pues,  como  otras  y  mu- 
«chas  beces  bé  dicho  a  V.  Mag^  y  escrito  se  le,  con  solo  mandar  de  uua  bez  con 
«  alguna  buena  color,  y  ay  cien  mul,  a  los  unes  que  callassen  y  a  los  oiros  que  no* 
«  hiciessen  nada,  se  acava  este  négocie  y  se  olvidâba  de  una  bà  para  toda  la  vida, 

27 


210  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Philippe  II  attribuait  le  ralentissement  momentané  de  leurs  rapports 
à  ses  dévotions  que  rendaient  plus  fréquentes  ^  les  approches  de  Pâques , 
et  il  lui  disait  «qui!  n avait  voulu  rien  prescrire,  parce  que  c'eût  été 
convenir  de  sa  participation  à  la  mort  d*Escovedo.  Aussi  longtemps, 
ajoutait-il,  qu'il  sera  possible  de  justifier  de  ma  nôn-intervention  dans 
ce  qui  a  eu  lieu  pour  le  meurtre  d'Escovedo,  il  est  bon  de  le  faire. 
D  eSt  également  bon  que  vous  le  vouliez  ainsi  vous-même  et  que  vous 
y  contt*ibuiez. . .  Je  vous  engage  donc  à  vous  calmer  et  à  m'écrire  tout 
dé  Auite  le  moyen  que  vous  vouliez  proposer  *.  » 

Ce  moyen,  Perez  le  fit  connaître  au  roi.  Void  en  quoi  il  consistait  : 
sur  tifr  mot  de  la  main  de  Phihppe  II.  le  président  de  Castille  devait 
âf|jpèîfer  auprès  de  lui  Escovedo  et  le  décider  à  se  désister  de  ses  pour- 
suites,  en  lui  disant  que  la  mort  de  son  père  s'était  pa^ée  autrement 
qu'on  ne  l'avait  supposé  jusqu'alors,  et  que  celui  qui  avait  fait  le  coup 
y  avait  été  suffisamment  contraint  par  nécessité  de  le  faire  '.  Le  prési- 
dent de  Castille,  en  même  temps  qu'il  devait  amener  le  fils  d'Es^o- 
vèdd  à  un  désistement,  devait  contraindre  tous  les  autres  ati  silence.  Ce 
parti,  ][troposé  par  Perez,  fut  adopté  et  donna  lieu  à  l'entretien  ^ue 
ncfùs  connèfissons  déjà,  et  qu'Antonio  de  Pazos  eut  avec  E^ôvedo  et 
Mallèo  Vâsquei,  dont  l'un  retira  sa  plainte  et  dont  l'autre  fit  intervenir 
plù*  tard  le  frère  à  défaut  du  fils  d'Escovedo. 

Mais  Perez  ne  se  trompait  pas  sur  les  dispositions  nduvelles  de  soft 
maître.  Malgré  ses  affectueuses  assurances,*  Philippe  était  changé  à 
soh  égard.  C'est  vers  ce  temps  qu'il  avait  été  sans  doute  averti  par 
Matco  Vasquez  des  rapports  de  Perez  avec  li  princesse  d'Eboli.  On 
peut  l'induire  des  termes  mêmes  d'une  partie  de  la  lettre  que  nous 
avons  déjà  citée,  et  dans  laquelle  Perez,  prévoyant  déjà  les  dénoncia- 
tions de  cet  envieux  secrétaire  écrivait  à  Philippe  II  :  u  L'archevêque 
(Quiroga}  a  appris  de  Pedro  Nufiez  de  Toledo  qu'un  homme  est  allé 
trouver  Mateo  Vasquez  et  lui  a  dit  contre  moi  trois  choses,  lesquelles 
tirbls  choses  Mateo  Vasquez  lui  avait  redites  à  lui  Pedro  Nuflez  et  à  son 
frè'f'è.  La  première,  que  j'étais  le  meurtrier  d'Escovedo;  la  seconde, 
que  je  commettais  des  infidélités  dans  le  maniement  des  aflaîres  de 

«  >^  «ai  p6i  atnor  de  dit»  tiuc  V.  Mag*  no  se  cftn^se  ni  qniera  (jufe  yo  aquî  pierda 
na iTd«'jf  d  almà.  »  Pérez  au  roi ,  ins.  de  La  Haye,  fol.  ioi-io3.  -^  *  «  Andando de 
t^cônfesifoti  como  !o  hé  andado  essos  dias.  «  Ms.  de  La  Ifa^,  fol.  toi.  -*-^  *  •  Ymièta- 
c4Ms%é^édti  é^as^àr  atièlo  ^tie  ée  hât'heêho  de  la  muerté  de  Eseobedo  no  «sido 
.41^u  ittllrliieiitiaà  mia ,  bien  ketk  que  se  escusse,  y  es  bien  que  bos  lo  quérais,. . . 
t'y  SMi?  6»  ruego  mocho  que  os  àquiéleis  y  sôsegliiëis  y  que  lùeèeribais  Itiego  el  me- 
t^ô<(tiet{iièriàdès  ^ropoher.  v  Jftirf.  -^  *  Mé.  déLa  Haye,*ftil.  loâ. 


AVRIL  1846.  211 

V.  M.,  et  la  troisième  que  je  lui  avais  manqué  en  intrigue  de  femme 
dans  le  palais  même.  Ils  en  sont  venus  là  et  en  viendront  à  bien  pis 
encore,  aidés  par  la  patience  et  la  temporisation  de  V.  M.  :  je  n'ai  donc 
rien  à  attendre  si  ce  n  est  de  mourir,  puisque  tel  est  le  bon  plaisir  de 
V-  M.  ^  »  Le  roi  lui  répondit  :  «  Il  est  possible  que  Mateo  Yasquez  ait 
dit  à  Pedro  Nunez  ce  que  celui-ci  a  i^aconté  à  larcheyêque,  mais  j af- 
firme qu^il  ne  m'en  a  rien  dit  à  moi.  Je  parle  ici  des  deux  dernières 
choses,  car,  sur  la  première,  il  m'a  rappelé  ce  que  lui  avait  dit  Esco- 
vedo  ^.  » 

Sans  cette  révélation ,  qui  excita  tous  les  resseptimentsde  Philippe  II, 
le  changement  de  conduite  de  ce  prince  à  l'égard  de  Perez  resterait  sans 
motif,  et  ses  rigueiirs  contre  lui  et  la  princesse  d'Ëboli  seraient  incom- 
préhensibles. A  Tappui  des* faits  et  des  raisons  que  jai  déjà  données 
pour  mettre  ce  point  hors  de  doute  ^,  j'en  présenterai  quelques  autres 
ressortant  de  documents  nouveaux.  Ainsi,  aux  dépositions  jLirées  du 
proceso  et  relatives,  soit  à  l'intimité  de  Perez  et  de  la  princesse  d'Eboli, 
soit  au  mécontentement  qu'en  manifesta  Escovedo  et  qui  dut  contri- 
buer à  hâter  sa  mort,  j'ajouterai  quatre  passages  extraits  de  rapports 
divers  faits  à  Philippe  II  par  le  président  du  conseil  de  Castille,  don 
Antonio  Pazos  sur  Perez  et  la  princesse  d'Eboli ,  et  déposés  au  châ- 
teau de  Simancas.  Ils  démontrent  encore  plus  cette  intimité,  laissent 
apercevoir  que  Philippe  II  en  était  instruit,  et  confu-ment  ainsi  la  seule 
explication  plausible  que  puisse  recevoir  la  détention  de  la  princesse 
d'Eboli  et  le  sévère  traitement  dont  elle  fut  l'objet. 

1**  Perez  était  si  lié  avec  la  princesse  d'Eboli,  que,  pour  garantii^ 
sa  fortune,  il  avait  engagé  la  sienne.  Cela  résulte  d'une  lettre  écrite  à 
Philippe  II,  le  5  juin  1 58i ,  par  le  président  du  conseil  de  Castille,  qui 
l'avait  ignoré  jusqu'alors:  «Son  avoir,  disait- il,  sera  d'autant  moms 
considérable,  qu'il  l'aura  donné  en  gage  pour  im  autre,  ainsi  qu'il  parait 
l'avoir  fait  pour  la  princesse  d'Eboli,  ce  dont,  jusqu'ici,  je  n'avais  eu 
d'autre  connaissance  (jue  celle  que  j'ai  puisée  dans  ces  papiers  ^.  » 

*  •  Y  le  dix6  très  cessas  contra  mi  :  prima  la  mucrte  d'Escobedo,  segunda  que 

•  trataba  ynûdentemenie  los  négocies  y  servicio  de  V.  Mag',  y  tercera  me  avia  omn- 
c  dido  a  V.  Mag^  en  cosaa  de  mugeres  en  palacio. . .  a  todo  esto  y  a  mas  Uegaraa  ooo  el 
«  sufrimiento  y  dilacion  de  V.  Mag'  y  asi  no  ay  que  esperar  sino  mcnrir  pues  V.  Mag* 
t  es  servido  dello.  »  Perez  au  roi,  ms.  de  La  Haye, fol.  ioi-io3. —  '  •  Bieopuedesser 
c  que  Mateo  Vasquez  dixesse  a  Pedro  Nunez  lo  quel  dixà  alarçobi^,  pero  yo  ot  otr- 
«Ufico  que  a  mi  no  me  lo  a  dicho,  digo  las  dos  cosas  ultûnaa,  que  en  la  primera 

•  me  dixè  lo  ^u^Escobedo  le  avia  dicho  a  el.  »  Ibid.  —  '  Voir  le  Journal  in  Stnants 
d*août  et  déc^nbre  i8M*  —  *  c  E  que  tanto  menos  valdrii  sa  faaoîeBda  quanto  en 
«  mas  quantidad  la  tuviere  obligada  por  otro ,  como  dicen  la  tiene  fxxr  «sie  ««gocÎQ 


212  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

a*  Le  duc  de  Pastrana,  fils  de  la  princesse,  se  montrait  très-irrité 
des  rapports  de  sa  mère  avec  Antonio  Ferez  et  parlait  d'elle  injurieu- 
sement.  On  prétendait  que,  dans  ses  emportements,  il  allait  jusquà 
proférer  des  menaces  contre  sa  vie.  «  Hier,  écrivait,  le  Ix  novembre  1 58 1 , 
le  président  de  Castille  à  Philippe  II,  don  Luis  Ponce  de  Léon,  frère 
du  duc  d'Arcos,  vint  me  dire  qu'il  savait  don  Alonzo  de  Leyva  mal 
intentionné  contre  Antonio  Pcrez.  Que  cétait  lui  qui  soufflait  le  feu 
entre  Ferez  et  le  duc,  et  que  celui-ci  avait  parlé  d*une  manière  très- 
hardie  et  très-déplacée  contre  la  réputation  de  sa  mère  ^  »  Il  ajoutait  : 
a  Quelqu'un  m'a  dit  aujourd'hui  que  le  duc  pensait  à  tuer  sa  mère,  je 
n'en  crois  rien  et  ne  tiens  pas  la  chose  pour  vraie;  mais  les  langues 
sont  si  libres  et  tellement  sans  frein,  qu'elles  se  donnent  toute  licence^.  » 
La  criminelle  violence  de  ces  propos  avait'  indigné  l'amirante  de  Cas- 
tille qui  avait  dit  que,  si  le  duc  de  Pastrana  pariait  d'une  façon  désho- 
norante pour  sa  mère,  il  le  poignarderait,  parce  qu'un  fils  qui  parlait 
ainsi  ne  méritait  pas  de  vivre.  C'est  là  ce  que  rapportait  Antonio 
Pazos  à  Philippe  II ,  le  18  novembre  1 58 1 ,  en  l'assurant  qu'il  le  tenait 
de  l'amirante  lui-même  ^. 

3*  Fendant  la  durée  de  leur  détention,  Philippe  H,  ayant  soupçonné 
qu'il  y  avait  entre  Ferez  et  la  princesse  d'Eboli  quelque  correspondance, 
ordonne  de  s'y  opposer.  «Il  me  semble , écrit-il ,  le  17  avril  i58i,  au 
président  de  Castille,  avoir  entrevu  en  quelque  chose qi^'il  y  a,  entre 
Ferez  et  la  princesse  d'Eboli,  un  échange  de  messages  qui  ne  saurait 
convenir  ni  à  l'un  ni  à  l'autre;  il  faudra  donc  qu'en  secret  et  en  ca- 
chant votre  jeu  vous  parveniez  à  savoir  ce  qui  en  est,  et,  si  la  chose 
est  réelle ,  il  faut  la  faire  cesser  ^.  » 

•  de  la  de  Ebolî,  del  quai  yo  ninguna  nolicia  habia  tenido  mas  de  la  que  agora  é 

•  colligido  de  les  papeles.  »  Arch.  gen.  de  Simancas,  negociado  de  Patronato  ecclesiastico. 
Legajo,    13.    —  *  lÂyer  vinô  a  decinnc  y  afirmarme  don  Luis  Ponce  de  Léon, 

•  hermano  del  duque  de  Arcos,  que  savia  andava  don  Alonzo  mal  intencionado 
«  contra  Antonio  Ferez  y  era  el  que  incendia  el  fuego  entre  el  duque  y  Antonio  Ferez 
«  et  que  el  duque  havia  aqui  hablado  muy  suella  y  descompuestamente  contra  su 

•  madré  y  su  honrra.  »  Ibid.  —  *  «  Hoy  me  dijô  una  persona  que  el  duque. . .  Ira- 
ctava  matar  a  la  madré;  esto  ni  lo  creo  ni  tengo  por  verdad ,  pero  las  lenguas  son 
«  tan  libres  y  mal  enpenadas  que  se  sueltan  con  libertad  sin  razon  y  causa.  »  Ibid. 
—  '  «Otra  persona  de  crédite  me  dijà  que  un  grande  destos  reynos  habia  dicho 
«que  si  el  duque  de  Fasirana  decia  mal  de  su  madré  y  le  tocava  en  la  honrra  el 
«  le  daria  de  punaladas,  porque  no  havia  de  vivir  hijo  que  tal  dixesse  y  de  tan  bon- 
«  rrada  madré.  >  Ibid.  —  *  •  Pareceme  que  hé  entrevido  algo  de  que  todavia  hay 

•  mensages  entre  el  y  la  princesa  d'Eboli ,  que  ni  al  uno  ni  al  otro  les  esta  bien  ;  sera 
«  bien  que  con  secrète  y  disimulacîon  procurais  saber  lo  que  hay  en  elle ,  y  siendo 
«  asi ,  de  aiajarlo.  1  Ibid*  » 


AVRIL  1846.  213 

/i°  Enfin,  ce  qui  est  décisif,  Philippe  II  convient  lui-même  que  les 
causes  pour  lesquelles  il  poursuit  et  punit  Ferez  ne  sauraient  être  di- 
vulguées. En  effet,  le  président  de  Gastille,  qui  ressentait  pour  ce  mi- 
nistre déchu  les  mouvements  d'une  vieille  amitié  et  souffrait  de  le  voir 
ainsi  accablé  par  la  mauvaise  fortune,  saisissant  toutes  les  occasions  d'in- 
tercéder pour  lui  auprès  de  Philippe  II,  conseillait  à  ce  prince,  le  18 
novembre  1 58 1 ,  de  mettre  un  terme  à  cette  affaire ,  qui  le  troublait 
lui-même  :  a  J'ai  déjà  dit  plusieurs  fois,  lui  écrivait-il,  que,  si  Antonio 
Perez  a  manqué  assez  gravement  à  V.  M.  pour  mériter  qu'on  lui  coupe 
la  tête,  il  y  a  des  juges  qui  pourront  et  sauront  le  faire.  Je  n'ai  pas 
de  conseil  à  donner  sur  ce  point;  mais,  s'il  n'est  pas  aussi  coupable , 
V.  M.  peut  le  punir  plus  sévèrement  que  s'il  n'était  pas  son  serviteur;  et, 
dans  le  cas  où  ce  serait  jine  peine  suffisante  pour  son  erreur  et  pour 
sa  faute  que  la  détention  qu'il  a  subie  et  les  dommages  qui  en  ont  été 
la  suite,  lui  rendre  la  liberté  et  lui  accorder  pleine  amnistie  mettraient 
un  terme  à  toute  chose.  En  lui  traçant  la  conduite  qu'il  doit  tenir  et 
la  vie  qu'il  doit  mener,  on  aura  le  droit  de  lui  mettre  la  main  dessus  à 
la  première  récidive  ^  »  Le  roi  lui  répondit  :  «Si  l'affaire  était  de  na- 
ture  à  permettre  qu'on  procédât  par  jugement  public,  on  l'aurait  fait 
dès  le  premier  jour.  Or,  comme  il  n'y  a  pas  moyen  de  faire  plus  qu'on 
n'a  fait,  il  n'y  a  pas  lieu  de  suivre  pour  le  moment  une  autre  marche*'^.  » 

Je  m'arrête  ici;  je  crois  avoir  confirmé,  à  l'aide  de  ces  documents 
nouveaux,  mes  précédentes  assertions.  Si  je  ne  me  trompe,  les  projets 
attribués  à  Escovedo  contre  Philippe  II  paraissent  encore  plus  chimé- 
riques; l'intimité  de  Perez  avec  la  princesse  d'Eboli  reste  évidente;  la 
complicité  de  Philippe  II  dans  le  meurtre  d'Escovedo  de>dent  tout  à 
fait  certaine,  et  la  sévérité  aussi  tardive  qu'étrange  de  ce  prince  envers 
Perez  et  la  piincesse  d'Eboli  s'explique  de  plus  en  plus  par  l'éveil  de  sa 
jalousie  et  les  poursuites  de  sa  vengeance. 

MIGNET. 

^  •  Olras  vcces  hé  dicho  a  Viicslra  Magestad  que,  si  Antonio  Perez  ha  deservido  a 
«  Vuestra  Mag**  tan  gravemente  que  meresca  se  le  corte  la  cabeza,  jueces  hay  que 
«  lo  podran  y  sabraii  hacer,  que  en  ello  no  pucdo  yo  dar  consejo,  y  si  no  ha  pecado 
«tanto,  casligucle  V.  Mag^  con  mas  severidad  que  sino  fuera  su  criado,  y  quando 
«  bastasse  por  pena  de  su  yerro  o  culpa  la  prision  que  ha  tcnido  y  los  danos  que 
«  délia  se  le  han  seguido,  con  darle  libertad  y  buena  Ucencia  podrian  acabarse  estas 
«  cosas. . .  Y  con  avisarle  de  lo  que  ha  de  hacer  y  como  ha  de  vivir,  si  no  lo  guar- 
•  dase,  a  la  recaida  cargarle  a  la  mano.  »  Arch.  gen,  de  Simancas,  negociado  de  Patro- 
naio  ecclesiastico.  Legajo  1  a  —  '  •  Si  cl  negocio  fuera  de  calidad  que  sufriera  proce- 
«  derse  en  el  por  juîcio  publiée,  desdel  primer  dia  se  hubiera  hecho  ;  y  asi  pues  no  se 
>  puede  hacer  mas  delo  que  se  hace. . .  no  se  puede  hacer  otra  cosa  por  agora.  »  Ihid. 


214  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

SuB  LES  MODIFICATIONS  qui  S  Opèrent  dans  le  sens  de  la  polarisation 
des  rayons  lamineax,  lorsqu'ils  sont  transmis  à  travers  des  milieux 
solides  ou  liquides  soumis  à  des  influences  magnétiques  très -puis- 
santes. 

TROISIÀMB    ARTICLE  ^ 

NewtoD,  dans  son  optique,  s  est  astreint  à  présenter  ses  découvertes 
sous  la  pure  £orme  de  faits ,  en  y  attachant  des  énoncés  qui  fussent , 
autant  que  possible,  indépendants  de  toute  hypothèse  sur  la  constitu- 
tion du  principe  lumineux.  Ce  n'est  pas  que  sa  pensée,  si  profonde  et 
si  méditative,  ne  se  fût  portée  bien  souvent  sur  cette  grande  question 
de  philosophie  naturelle.  On  voit ,  par  ses  premières  cooununications 
faites  à  la  société  royale  de  Londres,  en  1678,  quil  avait  conçu  dès 
lors  une  hypothèse  physique,  mêlée  d'émission  corpusculaire  et  de 
mouvement  ondulatoire  dans  un  éther  intangible,  dont  il  essayait  de 
déduire  tous  les  phénomènes  de  la  lumière,  c'est-à-dire  les  opérations 
mécaniques  par  lesquelles  elle  est  produite,  propagée,  réfléchie,  réfrac- 
tée, infléchie  à  l'approche  des  corps  matériels;  comment  aussi,  dans 
ces  circonstances,  elle  est  dispersée  en  parties  douées  de  facultés  calo- 
rifiques diverses,  et  quelle  cause  lui  imprime  ses  intermittences  pé- 
riodiques de  fi^cile  transmission ,  ou  de  facile  réfleiuon.  Il  rattachait 
encore  à  cette  hypothèse  le  développement  de  la  chaleur,  les  réactions 
chimiques ,  et  même  les  mouvements  animaux,  produits  par  les  actes 
de  la  vdonté;  le  tout,  dit-il,  pour  se  conformer  à  la  mode  du  temps, 
sans  croire  avoir  personnellement  besoin  d'aucune  hypothèse  pour 
exposer  des  faits  établis  par  l'expérience.  Il  avait  alors  trente-trois  ans  : 
le  développement  ultérieur  de  ses  découvertes  lui  fit  vraisemblablement 
reconnaître  qu'une  telle  conception  était  prématurée;  et,  tout  en  gar- 
dant pour  lui  les  mêmes  convictions,  il  n'en  laissa  subsister  de  traces 
volontaires  que  dans  ces  mémorables  questions  qu'il  inséra  trente  ans 
plus  tard,  «^  la  suite  de  l'optique,  comme  s'adressant  à  un  autre  siècle. 
Deux  motifs  durent  le  déterminer  à  agir  ainsi*  : 

^  Voir,  pour  les  deux  premiers  articles,  les  cahiers  de  £évrier  (page  g3)  et  mars 
1846  (page  i45). —  *  Cette  première  hypothèse  conçue  par  Newton,  dès  1676,  se 
trouve  rapportée  diaprés  une  longue  lettre  de  lui,  dans  luistoire  de  la  Société  royale 
de  Londres,  par  Birch,  tome  III,  page  2^7  et  suir.  DansTarticle  Newton  delà  nio- 
graphie  universelle,  on  a  tâché  de  présenter  le  résumé  des  idées  très-vastes,  que 
1  easemUe  de  ses  travaux  parait  lui  avoir  fait  définitivement  concevoir  sur  ce  même 
sujet;  mais,  par  le  manque  de  [dace,  ou  par  la  faute  du  rédactaur,  dles  D*y  sont  pas 
exposées  aussi  complètement  qu'on  a  pu  la  faire  ici. 


AVRIL  1846.  215 

Le  premier  fut  le  ressentiment  profond  des  attaques  et  des  fati- 
gantes controverses  auxquelles  il  s'était  vu  exposé  loi*s  de  la  publica- 
tion de  ses  premiers  travaux  sur  la  lumière.  Non-seulemcnl  il  avait  été 
assailli  par  des  adversaires  obscurs  auxquels  il  crut  devoir  répondre, 
et  qu'il  aurait  pu  dédaigner;  mais  il  eut  encore  le  regret  de  voir  ses  plus 
belles  -découvertes  expérimentales  et  ses  résidtats  les  plus  certains  mé- 
connus, contestés,  niés  par  des  hommes  d'un  grand  renom,  tels  que  Hook 
et  Huyghens,  qui  ne  les  voulaient  admettre,  ou  seulement  envisager, 
que  dans  les  rapports  qu'ils  pouvaient  avoir  avec  les  systèmes  qu'eux- 
mêmes  avaient  conçus.  Lorsque  Newton  se  décida  enfui  à  publier  son 
optique  en  1704,  il  crut  ne  pouvoir  échapper  à  de  pareilles  luttes 
qu'en  rassemblant  les  résultats  de  ses  observations  sous  la  forme  sévère 
de  lois  expérimentales  qui  en  ofinssent  uniquement  l'expression  géné- 
ralisée. Mais  celte  précaution  ne  le  préserva  point.  On  lui  reprocha  de 
ne  pas  rendre  raison  des  phénomènes  qu'il  avait  pris  tant  de  peine  à 
établir.  La  plus  belle  de  ses  abstractions,  peut-être,  celle  qu'il  avait 
désignée  sous  le  nom  d'accès  y  fut  considérée  comme  une  qualité  occulte; 
quoique,  dans  son  intention,  et  dans  les  termes  exprès  par  lesquels  il 
l'exprime,  ce  ne  fût  qu'un  pur  énoncé  de  faits.  Tant  la  véritable  phiH)- 
Sophie  des  sciences  est  une  chose  rare  M 

Le  second  motif  qui  dut  empêcher  Newton  de  rattacher  ses  résul- 

*  L'opposition  de  Hook  aux  découtertes  de  Newton  sur  la  lumière  élait  suggérée 
par  un  sentiment  d'envie  aveugle,  qui  lui  faisait  substituer  les  plus  évidentes  erreurs 
aux  faits  les  pkis  palpables.  L'opposition  de  Huygbcns,  exempte  de  tout  sentiment 
pareil ,  élait  fondée  sur  une  ignorance  entière  de  ces  faits,  et  sur  une  sorte  de  méca- 
nisme de  son  esprit  qui  Yy  rendait  absoloment  insensible.  Les  détails  de  la  discus- 
sion qui  s'éleva  a  ce  sujet  entre  Newton  et  Hook  sont  rapportés  dans  VUittoin  de 
lu  Société  royale  de  Londres,  par  Bircb,  tome  III.  Ou  les  a  résumés  dans  Tartide 
Newton  de  la  Biographie  universelle.  Les  objections  élevées  par  Huyghens  se  voient 
dans  deux  lettres  que  Newîon  adressa  en  réponse  à  Oldemburg,  pour  lui  être  trans- 
mises. Ces  lettres  sont  insérées  sous  les  n**  7  et  8  dans  le  tome  IV  de  Fédition  des 
œuvres  de  Newton,  donnée  par  Horsley,  pages  34»  tï  SAg.  Huyghens  était  mi 
très-grand  génie;  mais ,  spécialement  géométrique  et  mécaniaue,  il  no  saisiiaail  les 
idées  que  revêtues  d'un  corps.  Ce  caractère  de  son  esprit  se  découvre  en  plein,  par 
les  fiagments  de  sa  correspondance  publiée  à  Leyde  en  1^33.  Dans  une  lettre 
adressée  à  Leibnilz  vers  la  fin  de  i6go,  il  ne  se  gêne  pas  pour  dire  que  le  principe 
de  Tattraction  newtonîenne  lui  parait  absurde;  et  il  se  félicite  d'avoir  témoigné  cette 
opinion  dans  une  addition  qu'il  avait  faite  k  son  diseours  sur  la  cause  de  la  pœan* 
teur  (t.  I,  p.  4i  )•  On  voit,. par  ces  mêmes  lettres,  quil  ne  comprit  pas  davantage 
la  portée  du  calcul  différentiel,  et  qu'il  en  fit  toujours  très-peu  de  cas.  Ce  nest  pas 
le  seul  exemple  qui  prouve  qu'on  peut  être  un  très-bon  géomètre  et  un  très -mau- 
vais philosophe.  Voyez  l'extrait  de  cette  correspondance  d' Huyghens,  dans  le  Journal 
des  SaranU,  vcdumede  f834,  p.  29^ 


216  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tats  définitifs  à  un  système  arrêté  sur  la  nature  de  la  lumière,  ce  fut 
très-probablement  la  connaissance  plus  intime  que  Texpérience  lui 
avait  donnée  de  toutes  les  difficultés  de  détail,  inhérentes  à  une  pa- 
reille conception,  quand  on  veut  l'établir  sur  des  énoncés  précis, 
assurés,  complets,  et  mathématiquement  calculables.  On  le  voit  saisir 
toutes  les  occasions  d'attaquer  ce  problème  par  parties ,  sous  les  di- 
verses formes  qu'il  peut  revêtir.  Ainsi ,  dans  le  premier  livre  des  Prin- 
cipes, quand  il  parvient  à  calculer  la  réfraction  et  la  réflexion  intérieure 
d'un  corpuscule  matériel  qui  pénètre  un  milieu  homogène  agissant 
sur  lui  par  des  attractions  à  petite  distance ,  ce  qui  est  le  premier  et 
mémorable  exemple  d'une  question  pareille  posée  et  résolue ,  il  ne 
peut  se  défendre  d'en  montrer  l'analogie  prochaine  avec  les  mouve- 
ments de  la  lumière,  u  Harum  attractionam  haad  muUum  dissimiles  sant 
lacis  rejlexiones  et  refractiones.n  Puis,  dans  le  livre  suivant,  lorsquej^par 
un  effort  de  spéculation  mathématique  inouï  alors,  il  arrive  aussi  à 
calculer  la  formation  des  ondes  excitées  dans  un  milieu  élastique  par 
les  vibrations  réitérées  d'un  corps  solide ,  ainsi  que  leur  mode  de  pro- 
pagation ,  leurs  intervalles  et  leurs  vitesses ,  ce  n'est  pas  seulement  les 
phénomènes  du  son  qu'il  envisage;  il  sai^t  la  concordance  de  ces  ré- 
sultats avec  les  effets  de  la  lumière  considérée  sous  cette  autre  forme  : 
i^ctant  propositiones  novissimœ  ad  moiam  lacis  et  sonoram.  Ici  l'on  peut 
se  demander,  comment  Newton  concevait  alors  la  lumière,  pour  que, 
selon  lui,  deux  mécanismes  si  dissemblables  dussent  y  concourir?  Il 
ne  l'a  pas  déclaré  ouvertement,  et  surtout  jamais  d'une  manière  a£Bx- 
mative.  Mais  on  peut  assez  bien  l'inférer  des  questions  de  Toptique,  en 
les  interprétant  dans  ce  qu'elles  ont  d'obscur  par  ses  premières  com- 
munications faites  à  la  Société  royale  ^  On  sera  sans  doute  bien  aise 
de  savoir  le  fond  de  sa  pensée;  et,  comme  elle  est  très-peu  connue,  je 
vais  essayer  de  la  dire. 

Newton  imagine  un  éther  imiversel,  intangible,  infiniment  élastique  et 
rare,  tel  qu'on  l'admet  dans  le  système  ondulatoire  simple  que  j'ai  d'abord 
exposé.  Cet  éther  pénètre  tous  les  corps  matériels,  où  il  réside  entre 
leurs  particules,  à  des  degrés  de  condensation  divers,  d'autant  moindres, 
qu'ils  renferment  plus  de  matière  pondérable.  Ainsi  il  est  plus  rare  dans 
le  verre  que  dans  l'air,  et  plus  rare  dans  l'air  que  dans  l'espace  d'où  l'on 
a  extrait  ce  fluide.  Mais  ces  changements  procèdent  par  gradation  près 
dés  limites  superficielles  des  corps,  de  manière  à  y  établir  une  sorte 
d'atmosphère  éthérée,  ayant,  à  des  profondeiu*s  sensibles,  une  densité 

'  Birch,  History  of  ihe  Royal  Society  ofLondon,  tome  III,  p.  a49  et  suiv. 


AVRIL  1846.  217 

uniforme,  ^ dans  ses  couches  externes  des  densités  rapidement  variables. 
Suivant  ce  mode  générai  de  distribution,  Téther  est  aussi  plus  rare  dans 
les  corps  denses  du  soleil,  des  étoiles  et  des  planètes,  quil  ne  Test  dans 
les  espaces  dépoiuvus  de  matière  pondérable,  compris  entre  eux;  et,  en 
s  étendant  de  ces  corps  à  des  espaces  fort  éloignés ,  il  devient  progres- 
sivement plus  dense.  De  sorte  que,  dit  Newton,  c'est  peut-être  son  res- 
sort ,  qui ,  agissant  sur  eux  par  pression ,  et  les  poussant  des  plages  les  plus 
denses  vers  les  plus  rares,  produit  leur  gravitation  mutuelle,  maintient 
lagglomération  des  éléments  de  leurs  masses ,  sans  opposer  à  leur  mou- 
vement de  résistance  sensible,  depuis  qu'on  les  observe,  à  cause  de  son 
excessivement  petite  densité.  En  effet,  la  répulsion  mutuelle  des  parti- 
cules dun  milieu,  doù  résulte  son  élasticité,  est  totalement  distincte  et 
indépendante  de  la  quantité  de  matière  inerte  qui  s  y  trouve  contenue 
dans  un  espace  donné.  Or  cette  quantité  relative,  qui  constitue  la  den- 
sité, est  la  seule  occasion  de  la  résistance  quun  milieu,  composé  de  par- 
ticules disjointes,  et  en  repos  individuel,  oppose  à  la  translation  des 
corps  qui  s  y  meuvent.  Car  cette  résistance  ne  provient  pas  d'une  force 
active ,  mais  de  l'inertie  de  la  matière ,  laquelle  ne  peut  être  déplacée 
de  son  lieu  de  repos  actuel  qu'en  partageant  le  mouvement  du  corps 
qui  la  déplace ,  par  suite  de  quoi  ce  mouvement  s'affaiblit.  C'est  ainsi 
que  le  principe  électrique,  sans  nous  offrir  de  masse  appréciable,  im- 
prime aux  corps  matériels  des  mouvements  d'impulsion,  disjoint  vio- 
lemment leurs  molécules  par  des  explosions  soudaines ,  et  vaporise  su- 
bitement l'or  même,  en  vertu  de  sa  seule  élasticité. 

Dans  la  pensée  de  Newton,  cet  éther  imiversel  n  est  pas  le  principe 
même  de  la  lumière  :  il  en  est  essentiellement  distinct.  La  vision  ne  ré- 
sulterait pas  d'ébranlements  d*abord  imprimés  à  une  petite  masse  de 
ce  fluide  par  les  vibrations  des  corps  lumineux ,  puis  propagés  en  on- 
dulations jusqu'à  notre  rétine ,  comme  dans  le  système  imaginé  par 
Hook ,  et  aujourd'hui  en  faveur  parmi  les  physiciens  ^  Ce  que  Newton 

^  Lorsque  Newton  eut  prouvé  par  l'analyse  du  spectre  que  la  lumière  blanche 
était  composée  de  rayons  de  natures  distinctes,  ayant  des  qualités  propres,  origi- 
naires et  inaltérables,  Hook  ne  vit  pas  d'abord  comment  des  ondulations  similaires, 
excitées  et  propagées  dans  un  milieu  de  constitution  uniforme,  ainsi  qu'il  l'avait 
supposé  jusqu'flJors,  pourraient  lui  fournir  des  équivalents  de  ces  qualités  diverses. 
En  conséquence,  il  opposa  aux  expériences  de  Newton  une  explication  hypothé- 
tique de  la  dispersion  qui  était  remptie  d'erreurs ,  et  l'on  pourrait  dire  de  mau- 
vaise foi  (Birch,  tome  III,  pages  io-i4).  Newton  la  réfuta  péremptoirement  dans 
les  Transactions  philosophiques,  n*  88.  Alors  Hook  imagina,  plus  heQreusement, 
d'attribuer  aux  corps  lumineux  la  faculté  d'exciter  dans  l'éther  uniforme  des  on- 
dulations d'inégales  longueurs,  qui,  arrivant  à  la  rétine,  pouvaient  y  Diire  nailne 

a8 


218  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

appelle  des  rayons  de  lumière,  ce  sont  des  corpuscules  maffirieis,  d'une 
ténuité  insaisissable,  lancés  en  tous  sens  par  les  corps  lumineux,  et 
doués  de  toutes  les  qualités  de  corps  de  dimensions  sensibles ,  comme 
dans  le  système  de  rémission  simple  que  j*ai  précédemment  exposé. 
Ces  corpuscules,  de  même  que  les  astres,  traversent  les  espaces  célestes 
sans  que  Téther  leur  oppose  de  résistance  appréciable  ;  et  ils  y  suivent 
leur  direction  primitive  d'émbsion ,  sans  dévier  sensiblement  de  la 
ligne  droite ,  parce  que  la  densité  de  Téther  y  étant  presque  uniforme, 
rélasticitë  de  ce  fluide  réagit  sur  eux  également  dans  toiis  les  sens. 
Mais  leur  marche  doit  cesser  d'être  rectiligne  partout  où  sa  pression 
devient  inégale.  Par  exemple,  quand  un  corpuscule  lumineux,  se 
mouvant  dans  Tair,  approchera  d'un  corps  matériel ,  dans  les  limites 
de  jMroximrité  où  les  densités  de  l'éther  varient  rapidement,  il  devra 
éprouver  plusieurs  sortes  de  perturbations.  D'abord,  Texcès  de  force  élas- 
tique des  couches  plus  denses  le  pousse  vers  les  plus  r^res;  en  même 
temps  les  molécules  matérielles  du  corps  le  sollicitent  par  leurs  attrac* 
tions ,  et  lui-même  aussi ,  réagissant  sur  elles ,  tend  à  les  déranger  de 
leurs  positions  d'équilibre.  Alors ,  soit  en  conséquence  de  ces  dérange- 
ments opérés  par  les  impres^ons  réitérées  des  corpuscules  qui  se  suivent, 
soit  par  leiurs  actions  immédiates  sur  le  milieu  éthéré ,  ou  par  ces  causes 

la  sensation  de  couleurs  difTérentes ,  tant  par  la  durée  de  leurs  impressions  indîvi- 
dnelles  que  par  la  diverse  rapidité  de  leur  succession  alternative.  Cette  condition 
de  diversité  a  été  conservée  avec  raison  aux  ondes  lumineuses  par  les  physiciens 
qui  ont  adopté  le  système  de  Hook.  Mais  il  reste  encore  cette  difficulté  que,  dia- 
prés les  calculs  qu*on  a  pu  jusqu*à  présent  appliquer  aux  petites  agitations  des 
Suides  élastiques,  les  ondes  de  toutes  grandeurs  s  y  propageraient  arec  la  même 
vitesse;  de  sorte  que  les  séries  d*ondes  lumineuses  de  grandeurs  inégales  semble- 
raient ne  pas  devoir  se  séparer  sur  des  directions  diverses  par  les  réfractions, 
comme  elles  le  font  quand  un  trait  de  lumière  blanche  est  à  la  fois  brisé  et  dis- 
persé par  un  prisme.  Toutefois  Fresnel  a  montré,  par  des  considérations  très-in- 
génieuses ,  que  ce  résultat  des  formules  analytiques  actuelles  n*est  pas  établi  avec 
une  rigueur  absolue ,  et  que  les  conditions  physiques  admbes  comme  données  fon- 
denentales  dans  le  calcul  d*où  on  le  déduit,  pourraient  bien  ne  pas  être  complète- 
ment applicables  k  des  ondes  aussi  courtes  que  celles  de  Téther  lumineux.  U  lui  pa- 
raiftsail  que,  dans  un  tel  cas,  les  ondes  les  plus  courtes  devaient  se  propager  un 
pee-  moins  vite  que  les  ondes  les  plus  longues.  Ce  point  délicat  de  mécanique 
physique  donna  lieu ,  entre  lui  et  Poisson  »  à  une  controverse  du  plus  grand  intérêt, 
dont  on  peut  voir  les  détails  dans  les  tomes  XXII  et  XXIII  des  Annales  de  chimie 
et  ée  physique  pour  Tannée  i8a3«  Quoique  la  nature  du  sujet  que  je  traite  doive 
me  ramener  plus  tard  à  ce  point  de  discussion ,  je  n  ai  pas  cm  inutile  de  Tindiquer 
icf,  pour  faire  sentir  dès  à  présent  au  lecteur  ce  qui  avait  décidé  Newton  k  rejeter 
lliypodièse  des  ondulations  immédiatement  transmises,  et  à  hii  substituer  un  sys- 
Miue  {MUS  cDm[Mexei 


AVRIL  1846.  219 

réunies,  Newton  suppose  que  les  couches  de  ce  milieu,  qui  enveloppent  le 
corps  matériel,  sont  mises  dans  un  état  de  vibration ,  lequel,  en  vertu  de 
leur  excessive  élasticité,  fait  naître  autour  de  chaque  point  d*incidence 
des  ondes  dont  la  marche  est  plus  rapide  que  celle  du  corpuscule  lu- 
mineux lui-même.  Ces  ondes  le  rejoignent  donc  sur  sa  route;  et,  selon 
qu'elles  Tatteignent  dans  leurs  phases  de  condensation  ou  de  raréfaction, 
elles  accroissent  ou  diminuent  sa  vitesse  propre  par  intermittences,  lui 
communiquant  ainsi  tour  à  tour  des  accès  de  facile  transmission  ou 
de  facile  réflexion ^  Ces  conditions  posées,  lorsque  des  corpuscules 
lumineux  se  meuvent  dans  un  milieu  diaphane  non  cristallisé ,  à  des 
distances  sensibles  de  ses  surSaices  terminales ,  la  densité  de  Téther  qui 
les  entoure  est  uniforme,  et  les  attractions  des  molécules  du  milieu, 
qui  ne  s  exercent  qu'à  petite  distance,  les  sollicitent  également  en  tous 
sens.  Leur  trajectoire  est  donc  alors  rectiligne  et  leur  vitesse  constante. 
Mais,  lorsqu'ils  arrivent  aux  limites  de  ce  milieu,  pour  pénétrer  dans 
un  autre  où  la  densité  de  Téther,  ainsi  que  les  atti^actions  émanées  des 
particules  matérielles,  deviennent  difTérentes,  ils  ressentent  des  change- 
ments progressifs  des  deux  genres  de  forces  qui  les  impressionnaient , 
et  leur  orbite  •change.  Ils  peuvent  donc,  selon  leurs  directions  dmci- 
denee  et  leur  vitesse,  être  réfléchis  dans  le  premier  milieu,  ou  réfractés 
dans  le  second ,  non  pas  brusquement ,  mais  par  des  flexions  graduées 
qui  leur  font  décrire  d'autres  courbes  d'une  étendue  insensible,  dont 
nous  n'apercevons  que  les  dernières  tangentes  et  la  direction  rectiligne 
finale,  lorsque  les  corpuscules  se  sont  assez  éloignés  des  couches  de 
passage  pour  que  leur  mouvement  soit  revenu  à  la  direction  rectiligne 
et  à  l'uniformité.  De  même,  si  les  corpuscules  viennent  à  passer  seule- 
ment aux  confins  d'un  corps  matériel  différent  du  miUeu  uniforme  où 

*  Optique,  Question  29.  Ce  mode  de  oommunicatTon  des  accès,  par  les  agitations 
que  le  corpuscule  lumineux  reçoit  des  vagues  éthérées  qui  le  rejoignent ,  semble 
exiger  que  sa  yitesse  propre  soit  augmentée  par  celles  qui  sont  dans  les  phases 
de  condensation,  et  diminuée  par  celles  qui  sont  dans  des  phases  de  raréfac- 
tion, conune  je  Tai  dit,  puisque  la  théorie  du  son,  exposée  dans  le  livre  des  prin- 
cipes et  confirmée  depuis  par  tous  les  géomètres,  attribue  aux  premières  les*  mou- 
vements en  avant  des  particules  éthérées,  et  aux  autres  les  mouvements  rétrc^rades 
des  mêmes  particules.  Toutefois ,  dans  sa  première  communication  k  la  Société 
royale  (Birch,  tome  lU, page  a 63),  Newton  semble  attribuer  aux  vagues  éthérées  une 
action  de  sens  contraire  à  celle*là.  Mais,  si  je  ne  me  suis  pas  mépris  sur  le  sens  de 
ce  passage  de  Y  Optique,  on  pourrait  croire  qu*à  Tépoque  de  cette  première  com- 
munication Newton  n*avait  pas  encore  reconnu  la  connexion  des  variations  de 
densité  avec  les  vitesses  moléculaires,  aussi  bien  qu'il  le  fit  depuis  dans  le  livre 
des  Principes,  ce  qui  aurait  modifié  Tapplication  qu'il  en  fait  dans  \a  Question  M 
de  rOpiiqnê,  dont  je  fais  usage  id. 

a8. 


220  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ils  se  meuvent,  assez  près  de  ses  bords,  quoique  encore  à  distance ^ 
pour  entrer  dans  les  couches  où  Féther  a  des  densités  inégales ,  ils  de- 
vront s'y  plier  et  s'y  infléchir  suivant  des  trajectoires  nouvelles  qui  ne 
redeviendront  rectilignes  qu'après  qu'ils  seront  sortis  de  ces  couches 
variables,  et  s'en  seront  suffisamment  éloignés.  Ces  changements  d'or- 
bite devront  s'opérer  inégalement ^sur  les  corpuscules  lumineux  de  dif- 
férente masse  et  de  différente  nature;  les  plus  gros,  par  exemple,  étant, 
toutes  choses  égales,  moins  impressionnables  que  les  plus  petits.  De  là 
l'inégalité  des  réflexions  et  des  inflexions  qu'ils  subissent  dans  des  cir- 
constances pareilles;  de  là,  encore,  la  diversité  des  impressions  qu'ils 
produisent,  lorsque,  parvenus  à  notre  rétine,  ils  excitent,  dans  les  couches 
d'éther  de  sa  surface  des  vibrations  distinctes,  lesquelles»  propagées 
intérieurement  par  ondulations  dans  ce  même  fluide,  nous  donnent 
la  sensation  de  la  lumière  et  des  couleiu*s,  par  une  dernière  commu- 
nication Tnystérieuse  dont  personne  n'a  le  secret. 

Voilà  comment  Newton  conçoit  la  lumière.  Son  hypothèse  est  plus 
c(miplexe  que  celle  de  Hook,  qui  la  faisait  résulter  des  seules  ondula- 
tions de  l'éther,  propagées,  sans  intermédiaire,  depuis  les  corps  lumi- 
neux jusqu'à  l'œil,  comme  les  ondes  excitées  dans  Taif,  arrivant  aux 
membranes  de  l'oreille,  donnent  le  sentiment  des  sons.  C'est  ce  que 
la  plupart  des  physiciens  admettent  aujourd'hui.  Mais  cette  analogie  sé- 
duisante présentait ,  au  temps  de  Newton ,  des  difficultés  de  mécanique 
très-considérables  qui  ne  sont  pas  encore  complètement  résolues;  je  ne 
pourrai  pas  même  les  indiquer,  si  je  n'explique,  au  préalable,  com- 
ment les  ondes  sonores  se  forment  dans  l'air.  Je  vais  aussi  avoir  bientôt 
besoin  de  mentionner  divers  caractères  des  ondes  lumineuses,  dont  je 
ne  pourrai  donner  aucune  notion  précise,  si  je  ne  fais  d.'abord  bien 
connaître  celles-là.  Je  m'y  résous  donc,  par  respect  pour  le  lecteur, 
espérant  l'intéresser  davantage  en  l'amenant  jusqu'aux  dernières  bor- 
nes de  nos  coqnaissances  scientifiques,  qu'en  lui  présentant  de  loin- 
taines et  vagues  lueurs  sm*  les  mystères  que  la  nature  nous  cache 
encore.  Le  peu  que  j'ai  à  dire  sera  d'ailleurs  très-aisé  à  comprendre. 

Pour  analyser  le  mécanisme  de  ces  mouvements,  il  faut  se  rappeler 
que  l'air  est  élastique,  c'est-à-dire  qu'il  existe,  entre  ses  particules,  un 
principe,  de  répulsion  mutuelle  qui  tend  à  les  écarter  les  uues  des 
autres,  avec  une  force  d'autant  plus  grande,  qu'on  les  contraint  à  se 
rapprocher  davantage.  Cette  force,  quelle  qu'en  soit  la  cause,  croît 
ayec  la  température.  On  la  mesure  par  les  poids  qu'il  faut  lui  opposer 
pour  restreindre  une  même  masse  d'air  à  un  volume  fixe,  ou  à  des  vo- 
iiunes  successivement  moindres,  tant  à  une  même  température  qu'à 


AVRIL  1846.  221 

des  températures  différentes.  Ces  poids  peuvent  être,  par  exemple,  des 
colonnes  de  mercure;  ou  encore  le  poids  d'une  atmosphère  idéale,  de 
même  densité  que  la  masse  d'air  et  d'une  hauteur  assez  grande  pour 
équilibrer  son  ressort.  J'adopterai  ce  dernier  mode  de  représentation , 
et ,  pour  abréger,  je  désignerai  la  hauteur  cdculée  de  cette  atmosphère 
fictive  par  la  lettre  H.  L'élasticité  de  Fair  ainsi  définie  est,  à  tempé- 
rature égale,  sensiblement  proportionnelle  à  sa  densité  actuelle,  qui 
s'exprime  par  son  poids  sous  un  volume  donné;  c'est-à-dire  que  l'at- 
mosphère de  pareille  densité  qui  lui  fait  équilibre  a  toujours  la  même 
hauteur  H.  Ce  résultat  simple  s'appelle  la  loi  de  Mariotte,  comme  ayant 
été  primitivement  constaté  par  ce  physicien.  On  a  déterminé  expéri- 
mentalement les  corrections  qu'il  faut  y  faire  quand  la  température 
s'élève  ou  s'abaisse.  Ces  mesures  ne  s'appliquent  qu'à  l'air  complètement 
sec.  Elles  exigent  des  modifications  quand  il  est  mêlé  de  vapeur  aqueuse 
en  proportions  moins  considérables,  mais  on  les  a  également  déter- 
minées. 

Ces  propriétés  fondamentales  de  l'air  vont  nous  expliquer  clairement 
la  production  du  son  et  la  formation  des  ondes  aériennes;  mais  il  faut 
d'abord  fixer  expérimentalement  les  caractères  physiques  de  ces  phéno- 
mènes. Je  commence  par  le  cas  le  plus  simple.  Lorsqu'une  portion  cir- 
conscrite et  très-restreinte  de  l'atmosphère  est  ébranlée  par  une  com- 
motion soudaine ,  cette  agitation ,  d'abord  locale,  se  transmet  progressi- 
vement à  distance.  Chaque  zone  de  la  masse  d'air,  éloignée  du  centre 
de  l'ébranlement,  n'est  pas  impressionnée  au  moment  même  où  il  a 
lieu  ;  elle  l'est  d'autant  plus  tardivement,  qu'elle  est  plus  distante.  Jus- 
que4à  elle  conserve  son  état  d'équilibre.  Quand  son  tour  est  venu,  elle 
reçoit  des  agitations  subites ,  d'aussi  courte  durée  que  l'explosion  cen- 
trale, mais  d'une  intensité  moindre,  comme  s'étant  réparties  à  une  masse 
d'air  plus  grande  ;  puis  elle  rentre  dans  son  état  de  repos  primitif.  Ce 
mouvement,  communiqué  aux  membranes  de  l'oreille,  donne  la  sensa- 
tion d'un  son  instantané,  autant  que  l'explosion  centrale  peut  l'être.  Si 
elle  est  accompagnée  d'un  éclat  de  feu,  il  s'écoule  un  intervalle  de  temps 
mesurable  entre  la  perception  de  la  lumière  et  l'arrivée  de  l'agitation 
sonore.  Or,  aux  petites  distances  d'où  l'on  peut  apercevoir  un  signal  ter- 
restre, la  durée  de  transmission  de  la  lumière  est  comme  nulle.  L'in- 
tervalle des  deux  sensations  représente  donc  le  temps  dans  lequel  le 
son  parcourt  chaque  distance  connue.  Pour  un  même  état  de  l'air  ce 
temps  est  proportionnel  à  la  distance.  Ainsi  la  vitesse  de  propagation  est 
uniforme.  Elle  ne  varie  pas  avec  la  densité,  mais  elle  croit  avec  la  tem- 
pérature, dont  l'élévation,  à  densité. égale,  augmente  lé  ressort  de  l'air. 


222         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

En  tenant  compte  de  ces  changements,  on  trouve  par  Texpërienee 
i|a*à  la  température  de  la  glace  fondante ,  lorsque  la  force  élastique 
de  Tair  est  équilibrée  par  une  colonne  de  mercure  à  cette  même  tem- 
pérature, ayant  o'^.yô  de  hauteur,  le  son  parcourt  i,ooo  mètres  en 
3%  on  333"*  Y  par  seconde  de  temps.  L'intendté  de  Tébranlement  pri- 
mitif n'influe  pas  sur  sa  vitesse.  Le  bruit  d*un  canon ,  celui  d'un  pistolet, 
d*un  timbre  d'horloge,  se  pn^agent  avec  une  ^le  rapidité,  au  delà  de 
de  l'espace  où  la  première  impression  du  mouvement  a  lieu.  L'intensité 
seule  des  agitations  excitées  ou  communiquées  est  diflerente. 

Si  l'ébranlement  local,  au  lieu  de  ne  durer  qu'un  instant,  est  réitéré 
avec  continuité,  comme  le  peuvent  faire  les  excursions  périodiques  d'un 
corps  solide  mis  dans  un  état  soutenu  de  vibration ,  les  agitations  loin- 
taines qui  en  dérivent  se  répètent  dans  chaque  point  de  la  masse 
d^air  avec  la  même  continuité  ;  et,  lorsque  leur  succession  est  sufiBsam- 
ment  rapide  pour  que  l'oreille  ne  puisse  pas  saisir  d'intervalle  entre 
elles,  il  en  résulte  la  sensation  d'un  son  musical.  Le  caractère  relatif 
d'acuité  ou  de  gravité  des  sons  résulte  du  nombre  plus  grand  ou 
moindre  d'oscillations  accomplies  par  le  corps  vibrant,  dans  un  temps 
donné.  Mais  tous  les  sons,  graves  ou  aigus,  forts  ou  faibles,  se  propa- 
gent avec  une.  égale  vitesse.  Car  un  chant  musical ,  exécuté  par  la  voix 
ou  par  un  instrument,  reproduit  une  succession  de  modulations  exac- 
tement pareilles,  soit  qu'on  l'entende  de  près  ou  de  loin.  La  seule  mo- 
dification que  l'éloignement  y  apporte,  c'est  une  diminution  d'intensité, 
qui  résulte  de  la  commimication  du  mouvement  primitif  à  une  plus 
grande  masse  d'air.  Aussi  n'y  a-t-il  plus  d'aflaiblissement  sensible  lorsque 
le  chant  ou  les  paroles  sont  transmis,  même  aux  plus  grandes  distances, 
à  travers  une  colonne  cylindrique  d'air,  droite  ou  courbe,  contenue 
dans  des  tuyaux  résistants. 

Tous  ces  phénomènes  résultent  des  lois  de  l'élasticité  de  l'air  que 
j'ai  rapportées  plus  haut.  Us  s'en  déduisent  comme  conséquences  méca- 
niques ,  par  un  calcul  dont  Newton  a  posé  les  bases.  Rien  n'était  plus 
profond  et  plus  difficile  alors;  mais  aujourd'hui  rien  n'est  si  aisé  à 
comprendre. 

Considérons  une  masse  d'air  indéfinie,  homc^ène,  de  température 
unifbrme ,  exempte  de  pesanteur ,  pour  que  ses  couches  superposées  ne 
se  compriment  point.  Supposons-la  maintenue  en  équilibre  par  son 
ptt)pre  ressort ,  équivalent  au  poids  d'une  colonne  d'air  de  même  den* 
Até\  ayant  la  hauteur  H.  En  un  point  quelconque  de  cette  masse,  iso- 
lons idéalement,  une  toute  petite  sphèite  de  dimension  inappréciable,  qui 
pQfurra  néanmoiils  contenir  dès  mytoiadés  de  particÉies  «ériennei;  «et^ 


AVRIL  1846.  223 

sans  troubler  l'équilibre ,  concevons  toutes  ces  particules  primitivement 
condensées,  dilatées,  dans  des  rapports  quelconques,  même  prêtes  à 
recevoir  des  vitesses  arbitraires  dans  toutes  sortes  de  sens.  Ces  disposi* 
tions  faites,  abandonnons  subitement  notre  petite  sphère  d  air  à  elle^ 
même  et  aux  agitations  initiales  que  nous  lui  avons  communiquées; 
nous  réaliserons  ainsi  un  ébranlement  soudain  et  local,  de  la  nature 
la  plus  générale  que  Ton  puisse  concevoir.  Il  devra  donc  réagir  sur 
la  masse  d'air  environnante  à  la  manière  des  explosions.  Aussi  le 
calcul  montre  qu'il  en  reproduira  tous  les  effets.  Il  se  répandra  de 
même  progressivement  dans  toute  la  masse  d'air,  en  une  onde  sphéri* 
que  infîniment  mince,  qui  ébranlera  successivement  toutes  les  parti- 
cules aériennes,  les  unes  après  les  autres,  chacune  pendant  un  seul  ins- 
tant. La  vitesse  de  propagation  de  cette  onde  sera  la  même  qu'acquerrait 
un  corps  pesant,  s'il  tombait  en  chute  libre  de  là  hauteur  -  H,  dans 
un  espace  vide  de  toute  matière  résistante. 

Tel  est  le  résultat  simple  trouvé  par  Newton.  Tous  les  géomètres  l'ont 
depuis  confirmé.  Il  est  facile  de  le  comparer  à  l'expérience  :  car,  lors- 
qu'on se  donne  la  température  d'une  masse  d'air  et  la  pression  baromé- 
trique qu'elle  supporte,  on  peut  évaluer  aisément  la  hauteur  H  de  la 
colonne  d'air  de  pareille  nature,  qui  balance  son  ressort.  En  faisant  ce  cal- 
cul pour  les  circonstances  météorologiques  spécifiées  plus  haut,  on  trouve 
que  la  vitesse  du  son  devrait  être  alors  2  79",  a  9  par  seconde  de  temps. 
L'expérience  donne  333"  y.  C'est  une  différence  de  |.  Il  y  a  donc 
quelque  défaut  dans  les  données  physiques  sur  lesquelles  le  calcul  est 
fondé,  car  la  méthode  qu'on  emploie  pour  les  combiner  est  irrép[t^ 
chable. 

Tous  les  géomètres  ont  vu,  comme  Newton,  cette  difficulté,  sans 
pouvoir  la  résoudre.  M.  Laplace  seul  a  indiqué  une  circonstance  qui, 
si  elle  n'en  est  pas  la  cause  unique,  doit  certainement  y  contribuer. 
Le  calcul  suppose  l'élasticité  des  particules  d'air  constamment  propor- 
tionnelle à  leur  densité.  Cela  ne  peut  être  vrai  que  si  leur  température 
reste  constante  pendant  les  contractions  et  les  dilatations  qu'elles  éprou- 
vent. Or  un  gaz  condensé  rapidement  s'échauffe,  et,  dilaté  rapidement, 
se  refroidit.  Des  alternatives  pareilles  doivent  s'opérer  dans  les  agitations 
imprimées  aux  particules  d'air  par  l'explosion  primitive,  ou  par  l'onde 
dérivée  qui  les  atteint  successivement.  Si  la  rapidité  de  ces  mouve- 
ments oscillatoires  maintient  tour  à  tour  chaque  particule  un  peu  plus 
chaude  et  un  peu  plus  froide  que  sa  température  moyenne ,  Félasticité 
variera  dans  un  plus  grand  rapport  que  la  densité,  et  la  vitesse  de  pro** 
pagation  augmentera,  conformément  à  Texpérience.  Mais  les  quantitéf 


224  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  chaleur  qui  seraient  ainsi  alternativement  dégagées  ou  absorbées  ne 
sont  pas  mesurables,  même  par  conjecture.  Ajoutons  quen  subissant 
des  variations  contraires  de  densité  si  rapides ,  les  particules  gazeuses 
pourraient  bien  ne  pas  reprendre  leur  état  moyen  primitif,  aussi  facile* 
ment  et  aussi  complètement  que  la  théorie  le  suppose.  Il  y  a  encore 
dans  la  constitution  moléculaire  des  gaz  bien  des  mystères  dont  nous 
n  avons  pas  le  secret.  En  voici  un  quun  de  nos  plus  habiles  expérimen- 
tateurs vient  de  découvrir  et  que  son  amitié  ma  permis  de  citer.  En 
soumettant  des  gaz  de  différentes  natures  à  des  pressions  ^progressive^ 
ment  graduées,  et  mesiu^ant  leurs  contractions  par  des  procédés  dont 
la  précision  n  avait  jamais  été  égalée  par  personne,  M.  Regnault  a  cons- 
taté que  l'air  atmosphérique,  lazote,  1  acide  carbonique,  résistent  à  la 
pression  d'autant  moins  qu'ils  sont  plus  comprimés.  On  aurait  été  porté 
peut-être  à  le  prévoir  par  conjecture,  à  cause  de  l'attraction  croissante 
des  molécules  rapprochées.  Mais  il  a  trouvé  aussi  que,  au  contraire ,  le 
gaz  hydrogène  résiste  d'autant  plus,  qu'on  le  comprime  davantage;  ce 
qui  semble  faire  dépendre  ce  ressort  d'une  relation  complexe ,  dans  la- 
quelle la  quantité  absolue  de  chaleur  restante  intervient.  L'observation 
est  d'autant  plus  importante,  que  nous  n'avons  aucime  idée  de  cette 
quantité  de  chaleiur,  ni  de  ses  rapports  avec  les  particules  pondérables, 
ni  même  de  ce  qu'elle  est^. 

Ce  qui  peut  manquer  encore  aux  données  physiques  qui  servent  de 
base  à  la  théorie  mathématique  des  ondes  sonores  ne  porte  aucune 
atteinte  à  leurs  lois  générales,  que  nous  transportons  par  analogie  aux 
ondes  lumineuses,  en  nous  servant  de  lexpérience  pour  découvrir  les 
particularités  qui  les  distinguent.  Une  de  ces  lois ,  qui  a  donné  le  plus 
de  secours  pour  l'étude  de  la  lumière  dans  l'hypothèse  ondulatoire, 
est  la  suivante,  qui  a  été  démontrée  par  Euler.  Lorsque  Tonde  sonore , 
résultant  d'un  ébranlement  central  instantané,  s'est  répandue  à  une 
certaine  distance  dans  la  masse  d'air  environnante ,  chaque  élément  de 
cette  onde  devient  à  son  tour  un  centre  d'ébranlement  pour  tous  les 


^  Concevez  toujours  le  ressort  du  gaz  équilibré  par  le  poids  d*une  colonne  de 
même  densité  et  de  même  nature,  dont  la  hauteur  soit  exprimée  par  H.  Selon 
la  loi  de  Mariotte,  à  température  ^ale,  H  serait  constante  pour  un  même  gaz 
à  qudque  densité  quon  Tamenât.  Mais,  d'après  les  nouvelles  expériences  de 
H.  Regnault,  dans  cet  état  permanent  des  températures,  la  hauteur  équilibrante 
H  varie  avec  la  densité.  Pour  le  gaz  acide  carbonioue,  H  diminue  ouand  la  densité 
s*accroit  ;  pour  le  gaz  hydrogène  elle  aumiente.  Dans  ce  dernier  ia  variation  est 
fiuMe;  dans  le  premier  elle  est  énorme  :  eue  y  atteint  presque  \^  lorsque  le  volume 
primitif  1  est  réduit  à  ^V»  1*  température  étant  de  2*  ou  3*  au-dessus  de  zéro. 


AVRIL   1846.  225 

points  tthérienrs  ,  dont  le  mouvement  et  les  changements  de  densité 
pareillement  passagers,  mais  plus  tardifs,  résultent  des  agitations  qu'elle 
leur  apporte  quand  elle  les  atteint  :  cela  avait  été  déjà  vu  et  dit  par 
Newton.  Or  on  peut  se  demander  pourquoi  ce  transport  du  mouve- 
ment s'opère  ainsi  toujours  en  avant,  jamais  en  arrière?  Après  beau- 
coup de  recherches,  Èuler  a  trouvé  que  les  formules  qui  expriment 
les  vitesses  des  particules,  dans  les  ondes  dérivées,  sont  telles,  que  cette 
rétrogradation  du  mouvement  ne  peut  jamais  avoir  lieu.  Un  appareil 
très-simple,  que  Ton  voit  dans  tous  les  cabinets  de  physique,  donne 
rimage  parfaite  de  ce  résultat.  Il  se  compose  d'une  file  de  billes  d'i- 
voire égales,  qui  sont  suspendues  en  contact  les  unes  à  ]a  suite  des  autres 
par  des  fils  parallèles.  Ecartez  de  la  verticale  une  des  billes  extrêmes,  et 
laissez-la  retomber  sur  les  autres;  le  mouvement  se  transm*et  aussitôt  à 
la  dernière,  qui  rejaillit  seule  :  la  première  et  les  suivantes  intermédiaires 
se  retrouvent  en  repos.  De  même,  dans  une  file  de  particules  d'air; 
chacune ,  tour  ^  tour,  tirée  de  son  état  de  repos  et  de  densité  primitif, 
communique  ces  modifications  aux  suivantes,  puis  rentre  finalement 
dans  cet  état;  seulement,  la  transmission  est  moins  rapide  que  dans  les 
billes,  parce  que  l'élasticité  de  l'air  est  beaucoup  moindre  que  la  leur. 
On  doit  croire  aussi  que,  dans  l'air,  les  changements  de  densité  et  les 
vitesses  se  transmettent,  en  s'aiTaiblissant  un  peu,  au  delà  des  parti- 
cules immédiatement  voisines,  n'y  ayant  pas  entre  elles  un  contact  aussi 
proche,  ou  même  pas  de  contact  réel. 

Cette  analyse  des  ondes  aériennes ,  excitées  par  un  ébranlement  ins- 
tantané, va  faire  parfaitement  comprendre  ce  qui  se  passe  lorsqu'un 
corps  solide,  mis  en  vibration  continue ,  réagit  sur  l'air  qui  l'environne. 
Isolez  idéalement  dans  ce  corps  un  tout  petit  élément  superficiel ,  dont 
les  excursions  s'opèrent  entre  deux  points  extrêmes  A  et  C ,  l'intermé- 
diaire B  étant  son  lieu  de  repos  et  d'équilibre  primitif.  Tirez-le  d'abord 
de  cette  position  d'équilibre  poiu*  l'amener  en  A;  puis  abandonnez-le  à 
lui-même.  La  réaction  élastique  des  éléments  voisins,  dont  vous  l'avez 
écarté  par  force,  le  ramènera  vers  B  avec  une  énerçie  sensiblement  pro- 
portionnelle à  son  écart  actuel.  Or,  par  cela  même,  il  ne  s'arrêtera  pas 
en  B  :  car  l'accumulation  des  vitesses  élémentaires  qu'il  aura  successi- 
vement reçues  avant  d  y  pai'venir  lui  fera  dépasser  ce  point,  et  le  por- 
tera au  delà  jusqu'à  un  écart  à  peu  près  pareil  en  C,  où  la  réaction 
élastique  toujours  croissante,  avec  un  effort  contraire,  aura  finalement 
détruit  toutes  ces  vitesses  acquises,  et  lui  donnera  un  instant  de  repos. 
Mais  il  ne  restera  pas  tranquille  en  ce  point  où  il  se  trouve  hors  de  sa 
position  permanente  d'équilibre.  Il  y  sei*a  dans  les  mêmes  conditions 

29 


226  '  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  tension  où  vous  Taviez  placé  d abord,  ce  qui  lui  fera  faire  une 
deuxième  vibration  pareille,  mais  de  sens  contraire,  à  laquelle  succé- 
dera une  troisième  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  que  les  frictions  intes- 
tines, jointes  à  la  résistance  de  Tair  ambiant,  diminuant  toujours  de 
plus  en  plus  ^^  amplitudes  d'excursions  successives,  lui  permettent  enfin 
de  rester  au  point  de  repos  B ,  où  toutes  les  attractions  des  éléments 
contigus  se  contre-balancent  mutuellement.  Toutefois,  dans  ce  décrois- 
sèment  progressif  de  ses  excursions ,  la  durée  temporaire  de  chaque 
vibration  sera  toujours  la  même,  pour  les  moindres  comme  pour  les 
plus  grandes,  parce  que  la  force  qui  tend  à  la  ramener  à  son  point  de 
repos  définitif  est  toujours  proportionnelle  à  l'espace  qui  lui  reste  à  dé- 
crire pour  y  arriver.  Cest  précisément  pour  la  même  raison  que  la  du- 
rée des  oscillations  d'un  pendule  reste  constante  dans  toutes  les  am- 
plitudes très-restreintes. 

Ramenons  maintenant  notre  petit  élément  superficiel  à  son  écart 
primitif  en  A;  et,  avant  de  le  laisser  échapper,  partageons  idéalement 
r«mplitxide  totale  d'excursion  qu'il  va  décrire  en  un  nombre  très-grand 
de  piatîes,  contenant  autant  de  petites  lames  minces  d*air,  qu*il  ira  cho- 
quer et  pousser  successivement.  D'abord,  si  nous  considérons  la  pre- 
mière, il  ne  lui  imprimera  qu'une  pulsion  très-faible,  parce  qu'il  n'est 
animé  d'aucune  vitesse  antérieurement  acquise.  Toutefois,  si  nous  le 
reteniom  après  qu'il  l'a  poussée,  cette  première  tranche  d*air  ferait  sur 
les  suivantes  le  même  effort  que  cette  première  bille  que  nous  faisions, 
tout  A  l'heure,  tomber  sur  les  autres.  EUie  leur  transmettrait  donc  son 
mouvement,  puis  se  remettrait  en  repos  elle-même;  et  il  résulterait  de 
là  une  première  onde  qui  se  propagerait  progressivement  dans  tout  le 
reste  de  la  masse  d'air,  avec  la  vitesse  habituàle:du  son.  Mais,  au  lieu 
de  suspendre  ainsi  le  phénomène,  laissons  le  petit  plan  continuer  li- 
brement sa  marche  accélérée.  Alors  il  fera  naître  autant  d'ondes  par- 
tielles\  qui  courront  à  la  suite  les  unes  des  autres  avec  uncjégale  vitesse, 
et  se  distingueront  seulement  par  llntensité  des  pubioiis  et  des  con- 
densations 8f«ccessivement  imprimées  aux  petites  lames  d'air  dont  elles 
dérivent.  La  plus  intense,  sous  ces  deux  rapports,  sera  oelle  qui  est  partie 
du  point  d'équilibre  B,  où  la  vitesse  acquise  par  le  petit  plan  est 
la  plus  grande  ;  la  moins  intense  sera  celle  qui  sera  partie  du  point 
eiKirèmé  G,  où  il  a  un  moment  de  repos.  Maintenant  laissons>le  revenir 
librement  sur  lui-même.  Dans  son  retour  en  A,  il  reculera  devant  les 
lames  d^air  qu'il  avait  d'abord  choquées;  elles  devront  alors  se  dilater 
pour  lé  suivre,  eomme  elles  s'étaient  condensées  poécédemment  pour 
Im  oééer  la  place.  De  là  naîtra  encore  du  même  côté  de  l'espace,  vers 


AVRIL  1846.  227 

C,  une  série  d'ondes  dérivées,  qui  suivront  les  précédentes  et  se  suivront 
entre  elles ,  de  la  même  manière,  si  ce  n  est  que  les  expansions  y  rem- 
placeront les  condensations ,  et  que  les  petits  mouvements  individuels 
des  particules  y  seront  dirigés  vers  le  centre  des  ébranlements  au  lieu 
de  s  en  éloigner.  Je  n  ai  considéré  que  les  effets  produits  dans  la  masse 
d'air  située  du  côté  C  de  Texcursion  ;  il  s*en  produira  évidemment  d'in- 
verses du  côté  A.  Pour  les  résumer  tous  dans  un  seul  énoncé,  nommons  t 
la  durée  entière  dune  double  vibi^iion  du  petit  plan  solide,  compre- 
nant tlne  allée  et  un  retour.  Il  en  résultera,  sur  chacune  de  ses  faces, 
une  double  onde  composée  de  deux  moitiés,  où  les  changements  de 
densité,  ainsi  que  les  vitesses  momentanées  cfes  particules  aériennes 
seront  de  sens  contraires;  et  la  longueur  de  cette  onde,  c'est-à-dire  la 
longueur  sur  laquelle  les  particules  d'air  s  en  trouveront  simultané- 
ment ébranlées,  à  chaque  instant  physique,  sera  celle  que  le  son  par- 
court pendant  le  temps  t.  C'est  là  ce  qu'on  appelle  une  ondulation  dans 
Tair  ;  et  la  même  conception  transportée  fictivement  aux  particules 
d'éthcr,  dans  le  système  ondulatoire  simple,  constitue  ce  qu'on  appelle 
une  ondulation  lumineuse,  composée  pareillement  de  deux  moitiés  dans 
des  conditions  opposées,  mais  quelconques,  de  condensation  et  de  mou- 
vement. Au  lieu  dune  seule  vibration  double,  du  petit  plan  solide, 
concevons-en  une  série  indéfinie ,  se  succédant  peiidant  un  temps  quel- 
conque sans  intermittence  :  nous  aiu*ons  deux  lignes  continues  d'onde 
pareilles  qui  se  suivront  dans  l'air  des  deux  côtés  de  l'élément  superficiel 
que  nous  avons  spécialement  considéré.  Enfin  quittons  les  abstractions, 
et  restituons  au  corps  vibrant  ses  dimensions  comjdètes,  ainsi  que  la 
persistance  du  mouvement  vibratoire,  mais  éloignons-nous  assez  de  lui 
pom^  que  ses  dimensions  puissent  être  considérées  comme  insensibles, 
comparativement  à  la  distance  où  nous  étudierons  les  mouvanents^e 
la  masse  d'air.  Nous  la  trouverons  remplie  par  une  succession  d*ondu- 
kitions  sensiblement  sphériques,  partant  toutes  comme  d'un  même 
centre,  et  donnant,  sur  chaque  rayon  central,  la  sensation  d'un  son  con- 
tinu, dont  le  degré  d  acuité  ou  de  gravité  dépendra  de  la  brièveté  ou  de 
la  longueur  du  temps  t,  pendant  lequel  chaque  ondulation  impression- 
nera notre  organe  par  la  période  régulière  d'ébranlements  qu'elle  y 
apporte.  Mais,  dans  cet  ensemble  de  pulsations  directes  et  latérales  que 
nous  considérons  maintenant,  l'intensité  du  son,  et  le  sens  des  vitesses 
moléculaires  pourront  varier  beaucoup  sur  les  différentes  droites  di- 
rigeas du  corps  vibrant  aux  divers  points  de  l'espace  ;  et  l'on  pourrait 
concevoir  des  modes  d'ébranlements  primitifs  qui  rendraient  les  agita- 
tions propagées  tout  à  fait  inaopréoiabies  sur  certaines  directions. 

^9' 


228  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Les  sons  continus  ainsi  produits  ne  sont  comparables  musicalement, 
pour  la  généralité  des  oreilles  humaines,  qu'entre  certaines  limites  de 
rapidité  de  vibration  et  de  longueurs  d'ondes  ;  depuis  environ  3o  vibra- 
tions 5Împ{e5  par  seconde,  jusqu'à  8000  ou  1 0000.  Il  parait  très-vraisem- 
blable que  les  couleiu*s  de  la  liunière  ne  sont  pareillement  perceptibles 
à  la  généralité  des  yeux  humains  qu'entre  certaines  limites  de  longueur 
de  ses  accès,  ou  des  ondulations  qui  en  dérivent.  Cela  oQre  une  ana- 
logie de  plus  entre  les  modes  par  lesquels  s'opèrent  les  deux  sensations. 
Seulement,  dans  la  supposition  d'identité,  les  ondes  lumineijAes  qui 
produiraient  la  vision  devraient  se  succéder  par  des  intermittences  in- 
comparablement plus  Rapides  que  les  ondes  sonores.  En  effet,  la  plus 
lente  des  ondulations  du  spectre  de  Newton,  qui  répond  à  son  rouge  ex- 
trême, a  pour  longueur  645  millionièmes  de  millimètres.  Si  l'on  ap- 
plique à  cette  longueiu*  la  vitesse  de  la  lumière ,  on  trouve  que  le  nombre 
de  ces  ondidations  qui  arriveraient  à  l'œil  en  uuq.  seconde  de  temps , 
est  plus  que  triple  du  nombre  de  millimètres  contenu  dans  la  distance 
de  la  terre  au  soleil.  Mais  cette  inunensité  numérique  ne  doit  pas  ef- 
firayer  :  elle  n'est  telle  qu'à  notre  mesure.  H  n'y  a  rien  qui  soit  absolu- 
ment grand  ou  petit,  lent  ou  rapide.  Pour  cette  puissance  infinie  qui  a 
réglé  la  nature  la  distance  qui  nous  sépare  de  Sirius  est  un  point;  et 
la  lumière  est  peut-^tre  très-lente,  comparée  à  d'autres  agents  que  nous 
ignorons  ^ 

Cet  exposé  de  l'état  ondulatoire  permanent ,  qui  s'établit  dans  toute 
une  masse  d'air  indéfinie ,  par  les  pulsations  réitérées  d'un  corps  solide 
mis  en  vibration  continue,  est  plutôt  l'analyse  physique  du  phénomène 
que  son  analyse  mathématique.  Celle-ci  n'a  pas  encore  été  établie  gé- 
néralement pour  le  problème  réel ,  c'est-à-dire  pour  des  modes  de  vibra- 
tions périodiques  quelconques,  agissant  sur  un  milieu  élastique  indé- 

'  Le  résultat  que  je  donne  ici  s*établit  très-aisément  de  la  manière  suivante.  Nom- 
mons R  la  distance  de  la  terre  au  soleil  qui  est  parcourue  par  la  lumière  en  8"  i3*,a 
ou  iQ3',a.  Désignons  par  l  la  longueur  d'une  ondulation  au  rouge  extrême  de  New- 
ton, longueur  oui,  exprimée  en  parties  du  millimètre,  est  o*",ooo645;  et  conver- 
tissons R  dans  la  même  espèce  d  unités.  Si  nous  cherchons  d*abord  le  temps  que  la 
lumière  emploie  à  décrire  Tespace  l,  ce  temps  exprimé  en  secondes  sera  évidem- 

.  l'  493,2 
ment  — ;  et,  par  suite,  le  nombre  total  d*ondulations  de  celle  longueur  qui  se 

R 

suivent  en  i*  de  temps  sera  inversement .  Or,  d'après  la  valeur  de  /  toul  à 

/.  493,3 
Ineiire  rapportée,  on  trouve  l  493,a  =  o*",3i8ii4.  Ce  produit  est  moindre  que 
I  de  millimètre  :  donc  le  nombre  d^ondulations  cherché  surpasse  3  R  comme  je 
raidit 

1 


AVRIL  1846.  229 

finimcnt  étendu,  composé  de  particules  distinctes,  séparées  par  une 
force  de  répulsion  mutuelle  dont  Ténergie  est  supposée  croître  arbi- 
trairement à  mesure  que  la  distance  devient  moindre  ;  ce  qui  est  la 
seule  notion  certaine  que  nous  puissions  nous  former  de  la  constitution 
des  gaz.  Même,  dans  les  cas  particuliers  que  les  géomètres  ont  jusqu'à 
présent  abordés ,  les  calculs  ne  sont  devenus  praticables  qu'en  y  intro- 
duisant des  hypothèses  physiques  particulières,  dont  les  conséquences 
de  détail  pourraient  s'éloigner  en  beaucoup  de  points  de  celles  qtii  ré- 
sulteraient de  la  constitution  réelle  des  milieux,  considérée  dans  sa 
généralité.  C'est  pourquoi ,  à  défaut  de  ces  résultats  définitifs  que  l'on 
n'a  point  encore,  je  me  suis  borné  à  reproduire  de  mon  mieux  la  ma- 
nière dont  Newton  a  envisagé  ce  problème  ;  et  je  rapporte  ici  en  note 
ses  propres  paroles ,  pour  que  l'on  puisse  voir  si  j'en  aï  bien  saisi  le 
sens^  Cette  limitation  de  nos  formules  mathématiques  actuelles  est 

^  Philosophiœ  nataralis  principia  mathematica,  lib.  II ,  prop.  xliii,  theor.  xxxiv. 

•  Partes  corporis  treniull ,  vîcibus  alternis  eundo  et  redeuiido ,  itu  suo  urgebunt*et 
t  propellent  partes  medii  sibi  proximas;  et  urgendo  compriment  easdem  et  conden- 

•  sabunt;  dein,  reditii  suo,  sinent  partes  compressas  recedere,  et  sese  expandere. 
«  Igitur  partes  medii ,  corporl  tremulo  proxîmœ,  ibunt  etredibuot  per  vices,  ad  instar 

•  partium  corporis  ilHus  tremuli:  et,  qua  ratione  partes  corpons  hujus  agitabant 
■  kasce  medii  partes,  hœ,  similibus  trémoribus  agitats,  agitabunt  partes  sibi  proxi- 
«mas;  eaeque  similiter  agitats agitabuot  ulteriores,  et  sic  deinceps  in  infinitum.  Et, 
«  quemadmodum  medii  partes  prims  eundo  condensantur  et  redeundo  relaxantur, 
t  sic,  partes  reliquae,  quoties  eunt,  condensantur,  et,  quoties  redeunt,  sese  expandent 
«Et  propterea,  non  omnes  ibunt  et  simul  redibunt  (sic  enim  determinatas  ab  in- 
«  vicem  distantias  servando,  non  raréfièrent  et  condcnsarenlur  per  vices);  sed  acce- 
«  dendo  ad  invicem  ubi  condensantur,  et  recedendo  ubi  rarefiunt ,  aliquae  earum 
«  ibuni,  dum  aîiae  redeunt,  idquc  vicibus  alternis  in  infinitum.  Partes  autem  euntes, 
«et  eando  condensatœ,  obmotumsuum  progressivum,  quo  feront  obstacula,  sunt 
«  puisas  ;  et  propterea  pulsus  successivl,  a  corpore  omni  tremulo  in  directumpropaga- 
«buntur;  idque  aequalibus  circiter  ab  invicem  distantiis ,  ob  œqualia  temporis  mter- 
«  vailaquibus  corpus,  trémoribus  suis  singulis,  singulos  pulsus  excitât.  Et  quanquam 
«  corporis  tremuli  partes  eant  et  redcant  secundum  plagam  aliquam ,  tamen  pulsus 

•  inde  per  médium  propagati  sese  dilatabunt  ad  latera  per  propositionem  praeceden- 
«  tem  (cette  proposition  établit  la  propagation  de  la  pression  dans  tous  les  sens)  ;  et  a 
«  corpore  illo  tremulo,  tanquam  centro  communi,  secundum  superficies  propemodum 
«  sphœricas  et  concentricas,  undique  propagabuntur.  «Poisson  a  traité  le  cas  des  ébran- 
lements communiqués  à  une  ligne  physique  d^air  par  les  vibrations  continues  d*un 
corps  rigide  dans  un  Mémoire  inséré  au  tome  II  de  la  collection  de  TAcadémie  des 
sciences,  page  3o5,  et  il  arrive  aux  mêmes  résultats  que  Newton.  Ce  que  j'ai  dit  de 
Lagranee  peut  se  voir  dans  son  deuxième  mémoire  sur  le  son.  Mélanges  de  Tarin 
pour  les  années  1760  et  1761,  page  16.  Il  n'avait  probablement  pas  assez  remarqué 
que  Newton  suppose  le  corps  excitateur  en  vibration  soutenue  pendant  un  temps 
indéfini,  ce  qui  établit  nécessairement  la  même  continuité  entre  les  intervalles  des 
pulsations  propagées;  et  les  étend  à  toute  la  masse  du  milieu. 


230  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

très^ssentielle  à  remarquer  pour  apprécier  sainement  ce  qu  il  y  a  de 
certain  et  d'incertain  dans  les  caractères  que  Ton  peut  attribuer  aux 
ondes  lumineuses^  en  y  transportant  par  analogie  ceux  des  ondes  so- 
nores, qui  ne  sont  qumcomplétement  démontrés.  Le  passage  du  livre 
des  Principes  où  Newton  a  établi  la  théorie  de  la  propagation  du  son 
est  un  des  plus  abstraits  de  cet  admirable  ouvrage.  D*Alembert  déclarait 
n*ea  pas  trouver  de  plus  difficile  ;  Jean  Bemouilli  avouait  ne  pouvoir 
le  comprendre;  et  Lagrange  commença  ses  belles  recherches  sur  la 
propagation  du  son  en  essayant  de  combattre  la  démonstration  que 
Newton  en  avait  donnée.  11  reconnut  plus  tard  qu  elle  était  exacte,  en 
retrouvant  par  une  voie  plus  générale  le  même  résultat.  Mais  Tçibstrac- 
tion  analytique  de  son  esprit  Tempêcha  peut>être  de  sentir  assez  ce 
qu'il  y  avait  d*important  et  de  réel  dans  cet  état  ondulatoire  permanent 
et  général,  que  Newton  fait  prendre  à  un  fluide  élastique  dune  étendue 
indéfinie ,  sous  Tinfluence  d  un  corps  mis  en  vibration  continue.  Cette 
conception,  ingénieusement  suivie  dans  ses  détails  lès  plus  intimes,  et 
transportée  à  Téther  lumineux,  a  été  le  premier  principe  de  toutes  les 
découvertes  de  Fresnel  :  c'est  pourquoi  j  y  ai  tant  insisté. 

Je  crois  maintenant  pouvoir  dire  pourquoi  Newton  ne  voulut  jamais 
représenter  la  lumière  parla  transmission  immédiate  d'un  mouvement 
ondulatoire  excité  par  les  vibrations  des  corps  lumineux  dans  Téther 
élastique  dont  il  admettait  lexistence.  Deux  motifs  mécaniques  lui  pa- 
raissaient repousser  péremptoirement  cette  idée. 

Tout  le  monde  sait  que  les  ondulations  sonores  se  propagent  dans 
Tair,  non-seulement  en  ligne  droite,  mais  aussi  latéralement.  Elles  se 
dévient  à  la  rencontre  des  obstacles  matériels,  tournent  autour  .d*eux, 
et  vont  se  répandre  sphériquement  au  delà.  Cest  ainsi  que  des  explo- 
sions d*artilletie  se  font  entendre  dans  tous  les  détours  d  une  ville,  et 
que  les  sons  d*un  instrument  de  musique  arrivent  du  dehors ,  par  les 
fenêtres  ouvertes,  dans  tout  l'intérieur  dun  appartement.  Cette  propa- 
gation en  tout  sens  résulte  des  pressions  latérales  que  les  portions  con- 
densées ou  dilatées  des  ondes  aériennes  exercent  sur  les  particules  d  air 
environnantes,  ou  reçoivent  d'elles.  La  lumière,  au  contraire,  se  pro- 
page en  ligne  droite  dans  les  milieux  diaphanes  de  constitution  uni- 
forme;  elle  est  arrêtée  immédiatement  pai^  les  corps  opaques;  et,  si  elle 
8*infléchit  quelque  peu  en  passant  près  de  leurs  bords,  ce  que  Newton 
n*ignOFait  pas,  elle  ne  se  replie  point  sphériquement  au  delà,  comme 
le  son,  en  s'y  répandant  de  nouveau  à  peu  près  avec  uniformité.  Par 
exemple,  des  ondulations  propagées  à  la  manière  des  ondes  sonores 
sembleraient  ne  pas  pouvoir  produire  l'obscurité  complète  qui  s'observe 


AVRIL  1846.  251 

dans  les  ëcUpses  totales  de  soleil.  Telle  est  Tobjeclion  que  Newton^ 
oppose  comme  décisive  contre  Tidée  de  la  propagation  immédiate  de 
la  iuDoâère  par  des  pulsations  imprimées  à  un  milieu  élastique,  et  je 
rapporte  ici  en  note  ses  paroles  expresses,  tirées  du  livre jies  Principes^. 
Il  ia  reproduit  dans  la  xxviii*  question  de  Toptique.  Les  géomètres  pos- 
térieurs ne  sont  pas  encore  parvenus  à  lever  cette  difficulté;  mais  elle 
doit  nous  paraître  aujourd'hui  beaucoup  moinsforte  qu  elle  ne  Tétait  pour 
lui.  Noussavons  maintenant  par  des  expériences  certaines  que  l'égalité  de 
pression  en  tous  sens,  qui  est  une  condition  nécessaire  de  réqtulibre 
des  fluides,  peut  n'avoir  plus  lieu  dans  leurs  mouvements,  surtout  s*ils 
sont  très-rapides.  Si  les  géomètres  n'ont  pas  encore  pu  démontrer  la 
possibilité  d'un  mouvement  propagé  rigoureusement  en  ligne  droite, 
dans  un  fluide  élastique,  sans  communication  latérale  sensible,  il  ae 
serait  pas  invraisemblable,  comme  Ta  remarqué  Fresnel,  que  cela  tint 
à  l'imperfection  et  à  la  limitation  des  hypothèses  physiques,  par  les- 
quelles ils  définissent  la  constitution  de  ces  milieux,  pour  l'intioduire 
dans  leurs  calculs  analytiques.  Reconnaissons  donc,  pour  rester  dans  le 
vrai,  que  la  difficulté  de  la  transmission  rectiligne,  qui  arrêtait  Newton, 
n'est  pas  complètement  résolue,  mais  qu'elle  ne  parait  pas  insoluble. 
Poisson,  aux  derniers  moments  de  sa  vie,  croyait  être  parvenu  à  la 
lever.  Mais ,  s'il  l'a  fait,  il  a  emporté  son  secret  dans  le  tombeau. 

Newton  élevait  une  autre  objection  encore  plus  grave.  Dans  les  idées 
que  nous  pouvons  nous  former  sur  les  mouvements  périodiques  com- 
muniqués à  un  fluide  élastique,  et  propagés  continuement  à  travers  sa 
masse ,  la  longueur  de  chaque  ondulation ,  considérée  individuellement, 
est  égale  h  l'espace  que  les  ébranlements  propagés  parcourent* dans  le 
fluide  pendant  la  durée  de  la  double  vibration  qui  l'a  excitée.  S'il  se  pro- 
duit des  séries  d'ondes  de  longueurs  diverses,  dans  le  même  milieu,  elles 
doivent  résulter  de  vibrations  excitantes  d'inégales  dm^ées.  Mais  la  vitesse 
de  leur  propagation ,  dépendant  du  fluide  seul ,  est  la  même  pour  toutes. 
Donc,  lorsque  ^usieurs  séries  d'ondulations,  de  longueurs  distinctes, 
après  avoir  marché  simultanément  dans  un  même  fluide ,  passent  de 
celui-là  dans  un  autre  de  même  nature,  différant  seulement  parle  rap- 
port de  l'élasticité  à  la  densité,  elles  devraient  s'y  allonger,  ou  s'y  rac- 
courcir, proportionnellement  à  la  nouvelle  vitesse  de  transmission. 
Mais  cette  vitesse  devrait  rester  conunune  à  toutes;  et  ainsi  elles  ne 

^  Philosophiœ  naturaUs  principia  mathematica,  lib.  II,  prop.  xliii,  llieor.  xxxiv, 
coroll.  «  Hallucinantur  igiturqui  credunt  agitationem  flamniac,  ad  pressioneni  per 
«médium  ambiens,  secundum  lineas  rcctaspropagandam,  conduccre.  Debebit  ejus- 
«  modipre88b,n<mabagitaiionesoiapartiamflamraœ,sedalotiii8diktationedenvari.  t 


232  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

devraient  pas  se  séparer  suivant  différentes  directions,  en  prenant  des 
vitesses  dÛTérentes.  Or  c  est  précisément  ce  phénomène  de  dispej^ion 
qu  on  observe,  quand  un  filet  de  lumière  blanche  est  simultanément 
réÉracté  par  un  prisme;  et,  selon  l'observation  encore,  chaque  ondula- 
tion, ou  chaque  double  intervalle  d'accès,  se  contracte  ou  s  allonge 
proportionnellement  à  la  nouvelle  vitesse  de  transmission  qui  lui  est 
devenue  propre.  Cette  diversité  de  vitesses  produites  sous  une  inci- 
dence commune,  et  succédant  à  leur  identité,  est  un  fait  jusquà  présent 
inexpliqué  dans  Thypothèse  ondulatoire  simple;  et  je  ne  sache  pas  que 
Ton  ait  imaginé  encore  de  conjecture  plausible  par  laquelle  on  pût  es- 
pérer de  l'y  rattacher  mécaniquement.  Fresnel  la  tenté  plusieurs  fois, 
et  plus  habilement  que  personne.  Il  annonce  même  une  note  sur  ce 
sujet,  à  la  fin  de  son  mémoire  sur  la  double  réfraction.  Mais  il  ne  l'y  a 
pas  annexée;  soit  qu'en  approfondissant  la  question  il  y  ait  trouvé  des 
difficultés  qu'il  ne  pouvait  pas  encore  vaincre;  soit  qu'il  ait  cru  néces- 
saire de  la  traiter  à  fond ,  dans  un  mémoire  spécial  que  la  mort  l'aura 
empêché  d'écrire.  On  peut  dire  justement  de  lui  ce  que  Newton  disait 
de  Côtes,  enlevé  de  même  jeune  et  plein  de  génie  :  «S'il  avait  vécu, 
nous  saurions  quelque  chose  !  » 

Pourtant  je  proposerai  encore  un  dernier  doute.  Lorsqu'un  corps 
solide,  mis  en  vibration,  exécute  plusieurs  milliers  d'oscillations  dans 
une  seconde  de  temps,  et  communique  à  l'air  qui  l'environne  des  séries 
d'ondulations  de  même  période ,  se  suivant  avec  une  parfaite  continuité, 
cette  persistance  et  cette  régularité  d'effets  sont  des  conséquences  très- 
concevables  de  la  rigidité  de  sa  contcxture  qui  maintient  toutes  les 
parties  -de  sa  masse  dans  une  dépendance  mutuelle,  et  tend  à  les  ra- 
mener toujours  régulièrement.vers  leurs  positions  d'équilibre  stable, 
quand  on  les  en  a  écartés  forcément.  De  plus ,  la  multiplicité  des  sub- 
divisions qui  peuvent  s'établir  dans  chaque  partie  vibrante,  comme 
dans  les  cordes  tendues ,  fait  très-bien  concevoir  la  diversité  des  sons 
et  des  ondes  aériennes,  qui  peuvent  êtresimultanément  excités  par  un 
même  corps.  Sans  doute,  des  subdivisions  analogues,  opérées  dans  les 
parties  vibrantes  des  corps  en  ignition ,  pourraient  produire  pareille- 
ment des  ondulations  de  longueurs  diverses  dans  l'éther  lumineux;  mais 
il  semble  bien  plus  difficile  de. concevoir  une  régularité  persistante 
et  une  connexion  durable  de  mouvements  vibratoires  dans  des  milieux 
aussi  agités,  aussi  disjoints,  que  paraissent  l'être  les  substances  enflam- 
mées. Or,  me  trompé-je  en  supposant  que  l'exacte  continuité  de  ces 
vibrations ,  et  celle  des  ondes  lumineuses  qui  en  résulte ,  est  une  con- 
dition indispensable  dans  l'hypothèse  ondulatoire  simple,  telle  quoq 


AVRIL  1846.  233 

l'emploie  aujourd'hui,  tandis  qu'elle  n'est  point  du  tout  nécessaire  dans 
l'hypothèse  de  l'émission? 

Ayant  montré  ainsi  ce  grand  problème  physique  de  la  constitution 
de  la  lumière  sous  les  diverses  faces  par  lesquelles  il  a  pu  être  envisagé , 
j'exposerai  avec  plus  de  facilité,  et,  j'espère,  avec  plus  d'intérêt,  les  dé- 
couvertes qu'on  a  faites  de  nos  jours  sur  ce  sujet  mystérieux.  Chose 
singulière  !  aucune  étude  physique  n'a  été  plus  féconde  ;  et  cela,  sur  un 
être,  un  principe,  un  agent,  car  je  ne  sais  comment  le  nommer,  dont 
on  ignore  quel  il  est,  comment  U  se  développe,  se  propage,  nous  ar- 
rive, nous  fait  voir  l'univers,  puis  se  perd  dans  nos  yeux!  Pourtant  on 
a  pu  le  conduire,  le  diriger,  le  plier,  le  concentrer,  le  décomposer,  et 
lui  imprimer  des  modifications,  des  affections,  des  propriétés,  qu'il 
n'avait  pas  ou  qu'il  ne  manifestait  point  dans  sa  constitution  naturelle  ! 
M'excuserai-je  d'avoir  pensé  qu'un  si  beau  sujet  pourrait  être  présenté 
aux  lecteiu^s  du  Journal  des  Savants,  sans  avoir  besoin  d'en  déguiser  la 
sévérité?  Au  reste,  je  n'ai  plus  maintenant  que  des  faits  à  décrire.  Car 
les  artifices  philosophiques  par  lesquels  on  les  enchaîne  ne  seront  que 
des  applications  évidentes  des  modes  divers  sous  lesquels  la  lumière 
peut  se  concevoir. 

J.-B.  BIOT. 


1.  —  jEgyptbns  stelle  in  deh  Weltgeschichte.  Creschicht- 
liche  Untersuchung  in  fûnf  Bûchem,  von  Ch,  G.  J.  Bunsen;  I*, 
II«  und  UI"  Buch,  8^  Hambourg,  i845. 

1.  —  Place  de  l'Égxpte  dans  l' histoire  du  monde;  recherche  hisio- 
riqae  en  cin(i  livres ^  par  Ch,  C.  J.  Bunsen,  I*',  H^  et  III^  livres,  &•, 
Hambourg,  i845. 

^.    AuSWÀfIL  DBR  WfCHTIGSTEN   UEfUIjfDEN  DES  jEgYPTISCBEN 

Alteetbums,  heransgegeben  und  erlàutert  von  D^  R.  Lepsius 
Tafeln,  Leipzig,  iS^2j  foL 

2.    CaOIX    DES    DOCUMENTS    LES    PLUS    IMPORTANTS    DE    l'âNTIQUITÉ 

ioYPTiENNE,  publiés  et  expliqués  par  le  D'  R.  Lepsius;  planches, 
Leipzig,  i842,  fol. 

DBUXIÂIIE   ARTICLE  ^ 

L'auteur  continue,  dans  une  dernière  section  de  son  premier  cha- 
pitre, l'examen  des  sources  de  la  chronologie  égyptienne  en  tant  qu'elles 

'  Voir,  pour  le  i*  article,  le  cahiefide  mars,  page  lag. 

3o 


234         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sont  Touvrage  des  Égyptiens  eux-mêmes;  et  cette  section  est  consacrée 
à  Manéthon,  le  prêtre  de  Sebennytus,  considéré  à  la  fois  comme  théo- 
logien et  comme  historien,  ainsi  qu'à  ses  successem^,  égyptiens  comme 
lui,  Ptolémée,  Apion,  Ghéraemon  et  Heraïskus,  mais  sans  comprendre 
dans  cette  discussion  préliminaire  le  faux  Manéthon ,  Tauteur  du  livre  de 
la  période  sothiocjoe,   >)  ^iSXos  rUs  ^ZdOeos,  faussaire  de  l'époque  byzan- 
tine, dont  la  mention  trouve  sa  place  naturelle  dans  un  autre  chapitre. 
L'importance  de  Manéthon ,  comme  auteur  d'un  livre  d'histoire  égyp- 
tienne, composé  d'après  les  sources  originales  et  d'après  des  monuments 
authentiques,  et  rédigé  en  grec  à  l'époque  la  plus  brillante  de  la  domi- 
nation des  Grecs  en  Egypte,  sous  Ptolémée  Philadelphe,  cette  impor- 
tance, si  longtemps  méconnue,  est  aujourd'hui  si  généralement  appré- 
ciée, si  universellement  admise,  que  l'on  comprendra  sans  peine  le 
soin  qu'a  apporté  M.  Bunsen  à  la  mettre  dans  toute  son  évidence,  «t 
celui  que  nous  devons  prendre  nous-même  à  faire  connaître  à  nos  lec- 
teurs cette  partie  de  son  travail.  Le  plan  du  livre  de  Manéthon ,  tel  qu'on 
n'avait  pu  le  saisir  qu'imparfaitement  d'après  les  extraits  de  J.  Africain  et 
ceux  d'Ëusèbe,  même  en  y  joignant  ï extrait  de  la  Chronique  arménienne, 
pour  la  période  mythologique,  se  comprend  beaucoup  mieux  aujour- 
d'hui que  nous  possédons ,  dans  le  papyrus  royal  de  Turin ,  un  modèle 
purement  égyptien  d'ime  chronologie  égyptienne.  Quant  à  Téconomie 
de  l'ouvrage  et  à  sa  distribution  en  trois  livres,  le  premier  compre- 
nant les  onze  premières  dynasties,  le  second  s' ouvrant  avec  la  xit*  dynas- 
tie, époque  de  la  plus  grande  prospérité  du  haut  empire,  et  s' arrêtant 
à  la  XIX*,  remplie  de  la  grandeur  du  nouvel  empire,  de  manière  à 
renfermer    entre  deux  époques  de  gloire  toute  la   période  intermé- 
diaire de  l'abaissement  de  l'Egypte  livrée  à  la  domination  des  Pas- 
'  teurs;  le  troisième  livre,  enfin,  contenant  les  onze  dernières  dynasties, 
le  dessein  de  cette   distribution  est  expliqué  par  M.  Bunsen  d'une 
manière  qui  nous  parait  aussi  heureuse  que  plausible*.  Nous  partageons 
de  même  son  opinion  sur  la  forme  du  livre  de  Manétfion ,  qui  con- 
sistait en  une  véritable  relation  historique ,  dont  nous  pouvons  appré- 
cier ia  rédaction  et  le  style  d'après  les  extraits  qu'en  a  donnés  Joseph, 
et  à  laquelle  l'auteur  avait  joint ,  suivant  l'usage  égyptien ,  des   listes 
de  rois,  avec  l'indication  de  la  durée  de  leurs  règnes  exprimée  en 
années,  mois  et  jours,  listes. qui  seules  nous  ont  été  transmises  dans 
les  extraits  de  J.  Africain  et  d'Eusèbe,  et  qu'il  ejt  réellement  bien  dif- 
licile  de  croire  qu'on  ait  pu  prendre  pour  l'ouvrage  même  de  Mané- 
thon, dont  elles  ne  formaient  qu'un  appendice.  En  ce  qui  concerne 
ces  listes  des  trente  dynasties ^  dont  le  texte  original  ne  peut  manquer 


AVRIL  1846.  235 

d avoir  subi,  en  passant  par  la  main  de  tant  de  copistes,  plus  d'une 
altération  et  d'un  déplacement,  et  dont  l'exposition  détaillée,  mise 
en  regard  des  monuments  originaux,  forme  le  sujet  des  second  et 
troisième  livres  de  Touvrage  de  M.  Bunsen,  la  question  préliminaire 
qu'il  se  pose  est  celle-ci  :  Les  listes  de  Manéthon  renferment-elles  ane 
succession  de  rois  dans  un  ordre  chronologique  non  interrompu,  et,  si  ce 
n'est  pas  là  le  cas,  quel  est  le  moyen  à  employer  pour  en  faire  une  application 
chronologique? 

Pour  répondre  à  cette  question,  où  se  trouve  la  grande  difficulté  des 
listes  de  Manéthon ,  M.  Bunsen  expose  les  principaux  résultats  déduits 
de  ces  listes  dans  un  tableau  comparatif,   qui  donne   pour  résumé, 
d  après  les  chiffires  si  différents  entre  eux  de  J.  Africain  et  d'Eusèbe, 
pour  le  nombre  des  rois,  une  somme  qui  varie  entre  3oo,  35o  et  5oo, 
et,  pour  la  totalité  des  années  de  leurs  règnes ,  à  partir  de  Menés  jusqu'il 
la  neuvième  année  d*  Alexandre,  un  espace  de  A  g  à  Six  siècles.  Qr,  ces 
résultats  dépassant,  à   ce   quil  semble,  les  limites  dans  lesquelles  se 
trouve  renfermée  la  durée  connue  des  temps  historiques,  il  s'agit  de 
voir  si  la  pensée  qui  présida  à  la  rédaction  des  listes  de  Manéûion  a 
été  bien  saisie  par  les  auteurs  qui  ne  nous  en  ont  transmis  que  des 
extraits,  si ,  par  exemple,  dans  un  empire  partagé  comme  celui  de  l'E- 
gypte entre  plusieurs  gouvernements  alliés,  on  n'a  pas  donné  les  chifres 
de  la  durée  des  différents  règnes  d'une  même  dynastie  pour  ceux  de  la 
durée  de  cette  dynastie  elle-même.  Ainsi  il  est  maintenant  prouvé  par 
les  monuments  qu'il  y  eut  des  princes  d'une  même  famille  régnant 
conjointement;  cet  ordre  de  choses  eut  lieu  sous  la  xn"^  dynastie,  dont 
le  tableau,  conservé  tout  entiei*  dans  le  papyrus  de  Turin ,  ne  porte  ce- 
pendant que  des  rois  indiqués  comme  ayant  régné  successivement  : 
doù  il  suit  qu'un  seul  de  ces  rois,  comme  le  plus  ancien,  ou  celui  qui 
avait  régné  le  plus  longtemps,  figurait  seul  sur  la  liste,  ou  bien  que  les 
noms  des  différents  princes  de  la  même  famille,  ayant  régné  parallèle* 
ment ,  étaient  rapportés  en  même  temps,  mais  dans  leur  ordre  dynastique 
et  l'un  après  l'autre.  En  admettant,  comme  plus  vraisemblable,  cette 
seconde  supposition  pour  la  manière  de  rédiger  les  listes  des  rois ,  il  en 
résulterait  une  méthode  que  M.  Bunsen  appelle  dynastique,  et  qui  serait 
directement  contraire  à  ce  que  nous  nommons  un  canon  chronologique, 
c'est-à-dire  qu'on  aurait  porté  sur  la  liste  des  rois  chaque  prince  avec 
la  somme  d'années  qu'aurait  eue  effectivement  son  règne,  et  qu'il  y  au- 
rait eu,  pour  la  totalité  des  règnes  d'une  seule  dynastie  ainsi  rapportés, 
un  nombre  d'années  rédiement  plus  considérable  que  celui  qui  repré- 
sentait ta  durée  de  cette  dynastie. 

3o. 


236  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

En  expliquant,  d après  cette  méthode  dynastique  des  Egyptiens,   et 
d'après  l'exemple  que  nous  en  fournit  le  papyrus  royal  de  Turin, le  pro- 
cédé suivi  par  Manéthôn  dans  la  rédaction  de  ses  listes ,  on  se  rend  très- 
bien  compte  de  ce  procédé;  mais  on  n*en  comprend  que  mieux  aussi 
la  nécessité  dune  cfe/ appliquée  à  une  pareille  méthode,  pour  rétablir, 
dans  la  sonmoe  des  années  attiîbuées  à  la  succession  des  règnes  d'une 
même  dynastie,  le  chifire  réel  des  années  de  la  durée  de  cette  dynastie. 
Or,  qu'il  y  ait  eu  une  clef  de  ce  genre  dès  le  haut  empire ,  ou  qu'elle 
ait  été  seulement  appliquée  à  Tépoque  du  nouvel  empire,  pour  les 
temps  des  deux,  périodes  antérieures ,  c'est  ce  qu'il  paraît  bien  difficile 
de  ne  pas  admettre,  puisqu'il  n'existe,  dans  les  listes  de  Manéthôn, 
aucune  indication  de  règnes  collatéraux,  contrairement  au  témoignage 
des  monuments  qui  nous  en  ont  fait  connaître  de  pareils  pour  la  xn*  dy- 
nastie. On  n'avait  pas  encore  la  notion  de  ce  fait  capital,  lorsque  l'on 
admit,  comme  règle  fondamentale  de  critique,  que  les  listes  de  Mané- 
thôn ne  renfermaient  point  de  dynasties  collatérales.  Cette  manière  de  voir 
se  trouvait  justifiée  en  apparence  par  l'histoire  du  nouvel  empire,  où 
la  succession  des  dynasties ,  à  partir  de  la  xvni*  jusqu'à  la  xxx\  ne  pré- 
sente pas  de  règnes  contemporains;  et  cette  vérité ,  reconnue  par  tous 
les  égyptologues ,  fait  d'autant  plus  d'honneur  à  leur  bonne  foi,  ainsi 
que  le  remarque  M.  Bunsen ,  que  la  durée  du  nouvel  empire,  portée  à 
treize  siècles ,  devait  être  extrêmement  incommode  pour  ces  critiques. 
Mais,  quand  Ghampollion  et  son  école  posaient  en  fait  qu'on  ne  devait 
point  chercher  dans  Manéthôn  de  règnes  contemporains,  et  lorsqu'ils 
s'autorisaient  de  l'exemple  du  nouvel  empire,  où  l'imité  de  la  monar- 
chie, rétablie  dès  le  principe,  ne  fut  plus  jamais  interrompue,  et  où, 
conséquemment,  il  n'y  eut  point  et  ne  put  y  avoir  de  dynasties  collaté- 
rales, lorsqu'ils  s'en  autorisaient,  dis-je,  pour  conclure  que  les  dynas- 
ties'du  haut  et  du  moyen  empire  s'étaient  succédé  de  même  l'une  après 
l'autre ,  sans  qu'il  y  ait  eu  non  plus,  dans  ces  deux  périodes  si  différentes 
de  la  dernière,  des  règnes  contemporains ,  ils  tiraient  d'un  fait  exact  une 
conséquence  qui  ne  l'était  pas ,  et  ils  s'exposaient  à  poser  un  principe 
qui  devait  être  contredit  par  les  monuments.  Mais  on  avait  négligé  un 
témoignage  qui  tranchait  absolument  la  question,  et  dont  on  ne  sau- 
rait assez  s'étonner  que  personne,  jusqu'à  notre  auteur,  n'ait  fait  usage; 
ce  témoignage  est  celui  de  Manéthôn  lui-même,  qui  nous  a  été  conservé 
dans  un  passage  du  Syncelle,  sjnsi  conçu  ^  :  l'espace  de  temps  des  cent 

*  Manethon  apad  Syncell.  Chronogr.  p.  5i  :  T&v  yàp  èv  rote  rptai  rSftotç  ^IVyeveùiv 
èv  ivpobol9(atç  A  évœyeypafiiUvùâv,  aùrù^  à  xpàvoç  rà  mévxa  avpfi^e»  inf  F^NE.  C'est 


AVRIL  1846.  237 

treize  générations  décrites  par  Manéthon,  dans  les  trois  livres  de  son  histoire, 
et  comprises  dans  trente  dyncuties,  se  monte  en  totalité  à  trois  miUe  cinq 
cent  cinquante- cinq  années.  Voilà  un  chiffre  qui  ne  peut  être  suspect  d*al- 
tération,  comme  ceux  des  règnes  isolés  qui  figurent  dans  les  listes,  et 
qui  ont  été  transcrits  si  diversement  par  les  copistes.  Ce  chiffre  appar- 
tient bien  à  Manéthon  et  non  au  Syncelle,  avec  le  canon  et  les  calculs 
duquel  il  ne  s'accorde  en  aucune  façon.  On  peut  donc,  on  doit  i  ad- 
mettre avec  toute  sa  valeur ,  comme  étant  Texpression  authentique  des 
calculs  de  Manéthon  lui-même  sur  la  durée  de  Tempire  égyptien,  de 
Menés,  fondateur  de  cet  empire,  à  Nectanébo  le  jeune,  le  dernier  des 
pharaons,  et  cette  durée,  fixée  à  trois  mille  cinq  cent  cinquante-cinq  ans, 
se  trouvant  supérieure  de  quinze  cents  à  deux  mille  ans  h  celle  qui  résulte 
de  laddition  des  listes,  il  suit  delà,  avec  toute  certitude,  ou  que  l'éva- 
luation en  chiffres  de  la  durée  des  dynasties  n  est  pas  Touvrage  de  Ma- 
néthon, ou  que  cette  évaluation  a  subi,  sous  la  main  des  copistes,  de 
telles  altérations,  qu'elle  ne  mérite  aucune  confiance.  C'est  la  première 
de  ces  conséquences  qu'adopte  notre  auteur,  et  nous  pensons  qu'elle 
est  aussi  la  plus  plausible. 

Ce  point  établi,  il  reste  à  expliquer  quelles  étaient  les  dynasties  qui 
formaient  la^  succession  régulière  de  l'empire ,  et  quelles  étaient  les 
dynasties  collatérales  ou  contemporaines  dont  la  durée,  ajoutée  à  celle 
des  premières,  se  trouve  avoir  si  démesurément  accru  l'espace  de  temps 
attribué  à  l'existence  de  l'empire  égyptien ,  de  Menés  à  Nectanébo  II. 
Il  est  infiniment  probable  que  cette  explication  avait  été  donnée  par 
Manéthon  lui-même  dans  son  ouvrage,  puisqu'une  indication  de  ce 
genre  se  trouve  dans  le  papyrus  de  Turin.  C'était  donc  là  la  clefqai 
devait  servir  à  l'intelligence  de  la  chronologie  égyptienne,  d'après  les 
données  mises  en  œuvre  par  Manéthon;  et  cette  clef  qui  nous  manque 
aujourd'hui ,  ce  n'est  plus  que  dans  les  extraits  mêmes  de  ses  listes 
qu'on  peut  essayer  de  la  découvrir.  En  prenant  pour  base  le  chiffire  de 
3555  ans  delà  durée  totale,  et  en  en  retranchant  les  i3oo  ans  assignés 
au  nouvel  empire,  de  la  xvni*  à  la  xxx*  dynastie,  il  reste  pour  le  haut 
empire  et  pour  le  moyen  aaSo  ans,  exprimés  en  nombre  rond^  Main- 
tenant M.  Bunsen  se  demande  quel  est  le  moyen  d'ajuster  ce  chiffre 

sans  raison  suflisanle,  à  mon  avis,  que  cette  donnée  chronologique  si  importante 
a  été  rejetée  par  M.  Fr.  Barucchi ,  comme  due  uniquement  au  Syncelle ,  et  comme 
étrangère  au  vrai  Manéthon  ;  voy .  le  Discorso  primo  saU'autenticità  degli  avanzi  ma* 
neioniani,  S  x,  p.  i3.  —  '  Notre  auteur  a  imprimé  3a5o;  mais  c  est  éridenmient 
une  faute  typographique,  puisque  i3oo  retranché  de  3555  donnait  aa55,  ou,  en 
nombre  rond,  comme  il  le  dit,  aa5o. 


238  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

général  avec  ceux  des  dynasties  isolées;  il  se  demande  encore  si  Mané* 
thon  avait  réellement  à  sa  disposition  les  éléments  d*une  chronologie 
positive  pour  tout  le  temps  écoulé ,  à  partir  de  Menés  jusqu'à  lentière 
expulsion  des  Pasteurs  de  Memphis;  et  il  paraît  incliner  à  croire  que 
c'est  seulement  dans  Técole  d'Alexandrie,  où  les  savants  grecs ,  pourvus 
de  toutes  les  ressources  de  la  science  historique  et  disposant  de  toutes 
les  archives  de  TÉgypte ,  avaient  d'ailleurs  sous  la  main  des  matériaux , 
tds  que  ceux  de  Manéthon  lui-même,  qu'on  peut  espérer  de  trouver 
cette  clrf  chronologique ,  appliquée  à  l'histoire  des  dynasties   égyp- 
tiennes. Mais,  à  cet  égard ,  j'oserai  me  permettre  de  dii^e  que  M.  Bunsen 
ne  se  montre  ici  suffisamment  juste ,  ni  envers  Manéthon,  ni  envers  les 
savants  de  l'école  d'Alexandrie.  Après  avoir  présumé,  et  cela  avec  toute 
raison,  ce  me  semble,  que  Manéthon  avait  indiqué  dans  son  ouvrage 
les  dynasties  qui  formaient  l'empire  légitime  et  régulier  des  pharaons, 
en  les  distinguant  des  dynasties  contemporaines,  comment  M.  Bunsen 
peut-il  douter  que  Manéthon  ait  appliqué  une  clef  chronologique  à  la 
succession  de  ces  dynasties^?  Après  avoir  observé  que  cette  clef  se 
trouvait  déjà  dans  le  papyrus  de  Turin ,  ce  qui  prouve  bien  qu'elle  était 
founiie  par  les  monuments  nationaux  de  l'Egypte,  comment  peut-il 
supposer  que  c'est  seulement  dans  l'école  grecque  d'Alexandrie  qu'on 
doit  s'attendre  à  la  rencontrer  ?  En  voyant  que  nous  possédons  aujour- 
d'hui, pour  la  IV*  dynastie,  des  monuments  nationaux  qui  établissent 
Texistence  historique  de  ces  rois,  sans  compter  les  monuments  pareils 
qui  constatent  le  même  fait  pour  des  pharaons  des  dynasties  antérieures, 
pour  ceux  qui  élevèrent  les  pyramides  de  Dashoar  et  d'Abousir^  com- 
ment M.  Bunsen  peut-il  douter  que  les  archives  sacerdotales  de  l'Egypte 
et  les  monuments  publics,  conservés  au  temps  d^e  Manéthon,  renfer- 
massent tous  les  éléments  d'une  chronologie  égyptienne,  aussi  bien  pour 
le  haut  et  le  moyen  empire  que  pour  le  nouveau?  Enfin,  comment 
notre  auteur,  en  attribuant  aux  recherches  des  savants  de  l'école  d'A- 
lexandrie ce  qui  aurait   échappé  à  celles  de  Manéthon,  suppose-t-il 
que  ces  savants  avaient  ignoré  ou  négligé  l'étude  de  l'ancienne  langue 
et  de  Tancienne  écriture  de  l'Egypte,  et  cela  quand  il  est  avéré  par  les 
traductions  de  noms  égyptiens  en  grec  dues  à  Ératosthène,  que  ce  célè- 
bre chef  de  l'école  d'Alexandrie  était  suffisamment  versé    dans  cette 
double  étude ,   et  quand  notre  auteur  reconnaît  lui-même  que  les 
Ératosthène,  les  Dicéarque  et  les  Apollodore  n'étaient  pas  des  Wilford, 

'  M.  Bunsen  a  dit  lui-même,  liv.  I,  p.  i35  :t  iedenCedls  muss  Manetho  abo  einen 
«  chronologiscben  Kanon  oder  Soblûsiel  gefunden  and  gegdben  haben,  dw  un»  ver- 
«  bren  gegangen.  ■ 


AVRIL  1846.  239 

c  est-à-dire  apparemment  des  hommes  capables  de  se  laisser  tromper 
par  les  hiërogrammates  d'Alexandrie?  Il  me  semble  qu'il  y  a  là,  dans 
les  idées  de  M.  Bunsen,  quelque  contradiction  dont  je  nai  pas  bien  pu 
me  rendre  compte,  mais  que  j*ai  dû  y  signaler;  et  tout  ce  qui  regarde 
Manéthon,  la  matière  et  la  forme  de  son  livre,  Tancienneté  et  lautorité 
des  matériaux  qui  en  avaient  fourni  le  fond ,  acquiert  tant  d'impor- 
tance dans  les  études  égyptiennes,  que  nos  lecteurs  comprendront  sans 
peine,  et  que  notre  auteur  excusera  lui-même  les  doutes  que  je  me  suis 
permis  de  lui  soumettre. 

L'examen  de  Manéthon  et  de  ses  trop  peu  dignes  successeurs,  Ptoié- 
mée,  Âpion,  Chéraemon  et  Héralskus,  complète  le  chapitre  des  soiurces 
de  la  chronologie  égyptienne,  fournies  par  les  Egyptiens  eux-mêmes. 
Le  chapitre  suivant  a  pour  objet  d'apprécier  la  valeur  des  connais- 
sances que  nous  ont  transmises  les  Grecs  sur  le  même  sujet  Sans 
s'arrêter  aux  récits  mythologiques  concernant  les  colonies  de  Cécrops 
et  deDanaiîs,  qui  peuvent  indiquer  des  relations  entre  la  Grèce  et 
l'Egypte,  antérieures  à  ime  époque  historique,  et  sans  voir  dans  les 
récits  de  VOcfy$sée  d'Homère  autre  chose  qu'une  sorte  d'écho  poétique 
de  la  célébrité  que  l'empire  d'Egypte  pouvait  avoir  acquise  dès  lors 
parmi  les  Grecs  de  l'Ionie,  notre  auteur  ne  fait  commencer  qu'à  Héro- 
dote la  connaissance  proprement  historique  que  les  Grecs  avaient  pu 
acquérir  de  l'Egypte,  puisque  nous  ne  savons  pas  qu'Hécatée  de  Milet, 
non  plus  qu'Hippys  de  Rhégium,  dont  le  dernier  visita  l'Egypte  au 
temps  de  Xerxès ,  ait  recueilli  quelques  données  chronologiques  sur 
l'histoire  de  ce  pays.  Les  renseignements  puisés  par  Hérodote  à  ded 
sources  locales  plus  ou  moins  authentiques,  et  mêlés  de  ses  idées  par- 
ticulières, sont  donc  pour  nous  le  témoignage  le  plus  ancien  que  la 
Grèce  ait  possédé  sur  l'Egypte;  et,  grâce  au  charme  du  style  dont  l'é- 
crivain d'Halicamasse  avait  revêtu  sa  narration ,  ces  notions  incom- 
plètes, où  le  faux  était  mêlé  avec  le  vrai,  formèrent  longtemps  le  princi- 
pal élément  de  l'opinion  de  la  Grèce  au  sujet  de  l'^ypte  ancienne. 
M.  Bunsen  donne  une  idée  chire  et  succincte  du  système  d'Hérodote, 
qui  n'est  véritablement  historique ,  pour  la  succession  des  rois  el  la 
durée  des  r^nes,  qu'à  partir  de  l'époque  de  Psammitiqae  I*^,  ou  de 
l'an  670  avant  notre  ère ,  et  qui ,  pour  les  époques  antérieures,  en  re- 
montant des  temps  de  la  Dodékarchie  jusqu'à  Menés,  ne  contient  que 
des  fragments  de  traditions  égyptiennes,  dont  l'emploi,  fait  avec  l'appli- 
cation des  données  grecques,  ne  pouvait  conduire  l'ancien  historien  qu'à 
des  résultats  impossibles ,  tels  que  son  évaluation  de  onze  mille  cent  ^- 
ranteans  pour  la  durée  de  trais  cent  /quarante  et  une  générations  de  rois  et 


240  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  prêtres  de  Vulcain,  de  Menés  jusqu  à  Séthos.  Quant  au  mélange  du  vrai 
et  du  faux  dans  les  éléments  chronologiques  employés  par  Hérodote , 
ainsi  qu*on  en  a  un  exemple  si  frappant  pour  le  fragment  d*histoire 
égyptienne  relatif  aux  rois  fondateurs  des  pyramides  de  Memphis,  où 
les  noms  et  Tordre  de  succession  de  ces  princes  sont  donnés  avec  tant 
d'exactitude,  tandis  que  Tépoque  chronologique  de  ces  rois  placés  dans 
le  milieu  duviii*  siècle  avant  le  sien,  est  si  manifestement  contraire  à  la 
vérité  historique,  M.  Bunsen  se  réserve  d'en  faire  l'examen  et  d'en  don- 
ner la  preuve ,  à  mesure  qu'il  exposera  la  succession  et  l'histoire  des 
dynasties  égyptiennes. 

L'école  critique  des  Grecs  ne  commence  qu'à  Aristote,  qui,  par  lui- 
même  et  par  quelques-uns  de  ses  disciples,  tels  que  Théophraste  et 
Dicéarque ,  doit  avoir  introduit  chez  les  Grecs  des  notions  plus  exactes 
sur  l'antiquité  égyptienne,  réduites  toutefois  pour  nous  à  de  bien  fai- 
bles indications.  C'est  seulement  dans  l'école  d'Alexandrie ,  où  le  génie 
grec  se  trouvait  dans  un  contact  immédiat  avec  la  science  égyptienne, 
que  purent  se  produire  des  travaux  d'un  caractère  vraiment  historique. 
Nous  savons  en  effet  que  beaucoup  d'auteurs  grecs,  qui  avaient  pu  visi- 
ter l'Egypte  et  en  observer  les  monuments  avec  toutes  les  facilités  qu'of- 
firait  aux  hommes  de  leur  nation  le  gouvernement  des  Ptolémées, 
écrivirent  à  cette  époque  sur  l'histoirô  et  les  antiquités  de  ce  pays. 
Malheureusement,  les  noms  de  quelques-uns  de  ces  écrivains,  cités  par 
Pline ,  par  Athénée  et  par  le  scholiaste  d'Apollonius  de  Rhodes ,  sont 
aujourd'hui  tout  ce  qui  nous  en  reste  ;  il  ne  nous  est  parvenu  aucun 
fragment  d'ouvrages  mentionnés  sous  le  titre  d'JEgyptiaca,  tels  que  ce- 
lui d'Alexandre  Polyhistor;  et  il  ne  semble  pas  que  nous  devions  beau- 
coup regretter  la  perte  des  livres  sur  l'Egypte  d'Hécatée  d'Abdère,  à 
juger  du  mérite  de  cet  ouvrage  et  du  caractère  de  l'auteur,  à  la  fois 
comme  critique  et  conime  observateur,  par  la  description  fausse  et 
exagérée  qu'il  nous  a  laissée  du  Ramesseion  de  Thèbes ,  édifice  de  la 
XIX*  dynastie,  pris  par  lui  pour  le  tombeau  d'un  roi  primitif,  Osymandias. 
Mais  il  n'en  est  pas  de  même  des  travaux  qui  pincent  être  exécutés,  au 
sein  de  l'école  même  d'Alexandrie ,  par  des  hommes  qui  possédaient, 
avec  toutes  les  ressources  de  l'érudition  grecque  et  avec  les  principes 
d'une  critique  éclairée,  l'intelligence  des  monuments  nationaux  de  ['L- 
gypte. 

A  ce  titre,  M.  Bunsen  distingue  particulièrement  deux  savants,  qui 
jouirent  d'une  haute  renommée  dans  la  littérature  historique  des  Grecs, 
Eratosthène  de  Gyrène,  le  président  de  la  bibliothèque  d'Alexandrie, 
le  fondateur  de  la  géographie  astronomique  et  de  la  chronologie ,  et 


AVRIL  1846.  241 

ÂpoHodore  d*Athènes,  le  chronographe  par  excellence,  et  le  grammai- 
rien formé  à  l'école  d*Aristarque.  Un  document  d'mi  prix  inestimable 
nous  a  été  conservé  sous  le  nom  du  premier  de  ces  savants  par  le 
chronographe  byzantin  le  Syncelle  ;  et  ce  document ,  qui  renfermait  la 
suite  entière  des  rois  du  haut  empire ,  dans  la  ligne  principale ,  celle 
des  pharaons  de  Memphis  ou  de  Thèbes,  avait  été  complété,  pour  la 
période  suivante,  par  le  travail  d'Apollodore,  dont  le  Syncelle  a 
jugé  à  propos  de  ne  nous  faire  connaître  que  le  résultat,  consistant  en 
un  total  de  cinquante-trois  rois,  sans  y  ajouter  même  Imdication  de  f es- 
pace de  temps  qu'avaient  embrassé  ces  cinquante-trois  règnes.  Mais , 
quoique  réduit  à  ce  simple  extrait,  le  travail  d*Apollodore,  énoncé 
comme  faisant  suite  à  celui  d'Ératosthène^  n*en  est  pas  moins  dune 
grande  importance;  et  c*est  surtout  à  M.  Bunsen  qu'appartient  le  mé- 
rite d'avoir  rétabli  dans  toute  sa  valeur  le  double  document ,  précieux 
résultat  des  recherches  combinées  de  deux  des  plus  savants  hommes 
de  l'école  d'Alexandrie,  Ératosthène  et  ApoUodore. 

L'importance  de  l'a  Liste  des  rois  d'Ératosthène ,  dans  la  question  des 
dynasties  égyptiennes,  m'oblige  à  entrer  ici  dans  quelques  explications, 
qui  s'accordent  d'ailleurs  avec  l'objet  que  je  me  suis  proposé,  de  faire 
connaître  à  nos  lecteurs  les  principaux  résultats  du  travail  de  M.  Bun- 
sen, dans  l'ordre  même  où  il  les  expose.  On  sait  que  celte  liste  de 
rois  égyptiens  comprend  les  noms  de  trente-hait  pharaons  auxquels  est 
jointe  une  interprétation  du  nom  ^yplien  en  grec,  avec  l'indication 
du  nombre  d'années  affecté  au  règne  de  chacun  d'eux,  et  que  cette 
somme  de  trente-huit  règnes  embrasse  une  durée  de  mille  soixante-seize 
ans.  Pour  juger  deTauthcnticité  de  ce  document  rapporté  textuellement 
par  le  Syncelle,  il  suffit  de  considérer  que  la  place  assignée  par  le 
chronographe  byzantin  à  cette  succession  de  trente-huit  row  égyptiens, 
dont  le  premier.  Menés,  assimilé  au  Mizraîm  de  l'Ecriture,  avait 
commencé  son  règne  en  Tan  126  après  la  confusion  des  langues,  ren- 
versait absolument  tous  les  calculs  de  sa  propre  chronologie ,  puisque 
la  fin  des  1076  ans  assignés  à  ces  38  règnes  tombait  dans  le  temps  des 
Juges  d'Israël,  et  qu'à  ces  trtnte-huit  règnes  devaient  se  joindre  les  cin- 
quante-trois de  la  liste  d'Apollodore ,  tous  antérieurs  aussi  à  la  xvm*  dy- 
nastie égyptienne,  au  commeAcement  de  laquelle  ce  même  Syncelle, 
d'accord  avec  Joseph  et  avec  tous  les  chronographes  chrétiens,  plaçait 
la  mission  de  Moïse  et  la  sortie  des  juifs  de  l'Egypte.  Ces  deux  listes 
de  pharaons,  l'une  de  trente^uit  rois,  à  partir  de  Menés,  l'autre  de 
cinquante  trois p  successeurs  de  ceux-là,  troublaient  donc  absolument 
^out  le  système  de  chronologie  adopté  pa^  les  Byzantins  et  fondé   sur 

3i 


242  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

les  données  bibliques.  Partant  de  là ,  l'on  ne  peut  admettre  qu*un  docu- 
ment si  contraire  à  toutes  leurs  idées  ait  été  supposé  par  le  Syncelle 
ou  par  aucun  autre  de  ces  écrivains.  On  ne  peut  douter  non  plus  que 
les  noms  d'Ératosthène  et  d*Apollodore ,  attachés  à  ces  deux  listes,  ne 
soient  ceux  des  deux  savants  célèbres  de  Técole  d'Alexandrie,  connus 
précisément  lun  et  Tautre  par  des  travaux  de  chronologie  ancienne,  et 
que  ce  ne  soit  cette  célébrité  même  d*Ératosthène  et  d'Apollodore  qui 
jôt^porté  le  Syncelle  à  insérer  dans  son  livre  deux  fragments  de  chro- 
nologie égyptienne ,  qui  ne  pouvaient  y  figurer  que  comme  deux  bril- 
lants hoT9-d*œuvre,  puisqu'il  n'en  £usait  lui-même  aucun  usage,  et  qu'il 
ne  pouvait  s'en  servir  d'aucune  manière.  L'authenticité  et  la  valeur  du 
double  document  qui  nous  a  été  transmis  sous  les  noms  d'Ératosthène  et 
d'ApoUodore  ne  sauraient  donc,  de  l'avis  de  M.  Bunsen,  qui  est  aussi  le 
nôtre,  être  l'objet  d'un  doute  légitime;  et,  si  nous  insistons  sur  ce  point, 
que  notre  auteur  n'a  pas  jugé  apparenunent  digne  de  sa  critique,  c'est 
que  1  autorité  de  la  liste  d'Ératosthène  a  été  récemment  combattue,  et 
le  document  lui-même  condamné  comme  apocryphe,  à  l'égal  du  faux 
Mûnéthan  et  de  la  vieille  Chronique ,  par  le  docte  auteur  des  Discours 
aititjtus  swr  la  chronologie  égyptienne^,  à  la  vérité ,  d'après  des  aliments 
empruntés  à  une  dissertation  d'un  savant  français',  qui  ne  pouvaient 

'  Banicobi ,  Discono  primo  sulV  autenticità  degli  avanzi  manetoniani ,  iella  vecchia 
ctnmioa  e  del  catalogo  attrihaito  ad  Eratosiene,  S  xiv,  p.  1 7.  Les  motifs  de  Tauteor 
pour  contester  lauthenlicité  de  ce  catalogue,  outre  le  peu  de  confiance  que  mérite 
son  seul  garant,  le  Syncelle,  cest  Tinvraisemblance  que  Ptolémée  Évereète  ait 
confié  à  un  Grec,  si  savaqt  qu*il  fût,  le  soin  cVexlraîre  des  archives  égyptiennes, 
dont  il  ne  devait  comprendre  ni  récriture ,  ni  la  langue ,  une  liste  de  rois  égyptiens, 
surtout  après  qu*un  pareil  travail  avait  été  exécuté,  sous  Ptolémée  Philadelpbe ,  par 
Maaétbon.  Or  j^avoue  que  de  pareilles  raisons,  qu  il  serait  possible  d'alléguer  contre 
toute  espèce  de  témoignage  antique,  me  semblent  d'une  faible  valeur. —  *  Lenor- 
mant,  Eclairciisem,  sur  lecercaeil  de  Mycérinas,  p.  3a.  Le  savant  auteur  se  fonde, 
pour  nier  Tautorité  du  catalogue  attribué  à  Ératosthène,  sur  ce  qu  il  a  été  emprunté 
par  lé  Syncelle  à  un  certain  ApoUodore,  d' ailleurs  inconna,  probablement  chrétien.  Celle 
diégaiion ,  admise  aussi  par  M.  Barucchi,  qui  reproche  au  Syncelle  d'avoir  repro- 
duit ce  document  sullafede  d'an  oscaro  Apoïlodor^i^  prouve  qu  on  n*a  pas  bien  lu  le 
passaee  du  Syncelle,  où  cet  obscar  ApoUodore,  ce  prétendu  chrétien,  est  désigné  ainsi  : 
AiroXX68âipo«  Xpovtxôs.  Or  cette  désignation  nç  peut  convenir  qu*au  savant  ApoUo- 
dore, d* Athènes,  auteur  d'un  grand  ouvrage  de  chronologie  intitulé  :  Té  xjpovtxé^ovL 
9CpOMKi)  aMaSts,  Scyron.  Ch.  v,  iS-^g;  cf.  A.  Gell.  N.  A.  xvii,  4;  voy.  Heyne, 
Ap<d}odor.  Fragm.  p.  1073,  sqq.  et  c'est  bien  aussi  ce  chronograplie  célèbre  que 
cite  plusieurs  fois  le  Syncelle,  par  exemple,  pour  Tancienne  histoire  des  Chald^ens, 
p.  39,  Bi  pour  les  mille  ans  de  durée  assignés  aux  anciens  rois  de  Sicyoue,  p  97  ; 
pour  les  rois  de  Sparte,  p.  i85,  D,  et  pour  ceux  de  Pont,  p.  375,  Ç.  Le  motif  de 
défianb»,  tiré  de  ce  que  le  catalogue  d*Ératosthène  est  emprunté  à  un  obscur  Apol 


AVRIL  1846.  243 

réellement  se  soutenir  en  présence  de  la  considération  que  j*ai  fait 
valoir. 

Maintenant  que  l'autorité  de  la  liste  des  rois  d'Ératosthène  est  suffi- 
samment reconnue,  c*est  Timportance  et  la  valeur  de  ce  document  his- 
torique qu  il  s  agit  d'établir;  ce  qui  ne  se  peut  faire  qu'en  en  montrant  lac- 
cord  avec  les  listes  de  Manéthon.  Il  y  aurait  lieu  d'être  surpris  quil  neût 
été  fait  jusqu'ici  aucun  usage  de  cette  liste  de  rois,  appartenant  tous  à  la  plus 
haute  époque  de  l'histoire  de  l'Egypte;  c'est  ce  que  dit  M.  Bunsen  ^,  mais 
c'est  ce  qui  ne  me  semble  pas  tout  à  fait  exact,  puisque  personne 
n'ignore,  et  M.  Bunsen  moins  qu'aucun  autre,  que  c'est  principalement 
sur  le  fragment  d'Ëratosthène ,  qu'il  appelait  un  précieux  monament  de 
l'antiquité^,  que  Marsham,  suivi  en  cela  par  beaucoup  de  chronologistes, 
par  Pezron,  par  Fourmont  et  par  d'autres,  fondait  son  système  des  dy- 
nasties contemporaines,  généralement  repoussé  par  l'école  de  nos  mo- 
dernes égyptologues.  Il  est  vrai  que  ce  système  de  Marsham,  qui  pre- 
nait sur  la  liste  d'Ëratosthène  les  dynasties  des  rois  thébains,  en  même 
temps  que  sur  les  listes  de  Manéthon  les  dynasties  des  ix>is  thinites  et 
mempfaites,  et  dans  le  Syncelleles  dynasties  des  rois  héliopolites,  et 
qui  faisait  ainsi  de  ces  divers  documents  un  emploi  tout  à  fait  arbi- 
traire, que  ce  système,  dis-je,  était  trop  contraire  aux  règles  d'une  saine 
critique  pour  pouvoir  soutenir  aujourd'hui  le  moindre  examen.  Mais  il 
n'en  est  pas  moins  constant  que  la  haute  importance  de  la  liste  d'Ëra- 
tosthène avait  été  appréciée  par  Marsham  et  par  les  savants  de  son  école , 
et  que,  jusque  dans  ces  derniers  temps,  où  le  D.  Prichard  avait  fait 
aussi  un  essai,  malheureux  il  est  vrai,  de  conciliation  entre  les  douze 
premières  dynasties  de  Manéthon  et  les  trente-huit  rois  d'Ëratosthène^, 
la  valeur  de  ce  dociunent  avait  frappé  tous  les  savants  qui  s'étaient  oc- 
cupés de  l'histoire  égyptienne.  Cette  observation  n'enlève  absolument 
rien,  du  reste,  au  mérite  du  travail  de  M.  Bunsen,  qui ,  par  des  combi- 
naisons tout  à  fait  nouvelles  et  qui  lui  sont  propres,  en  même  temps 
qu'à  l'aide  de  l'intelligence  profonde  qu'il  possède  des  momiments  ac- 
quis récemment  à  la  science,  est  parvenu  à  opérer  un  accord  de  la  liste 

lodore,  à  un  aatenr  inconna  et  prohablement  chrétien j  n*a  donc  réellement  aucune 
valeur;  et  je  ne  crains  pas  de  dire  que  les  autres  raisons  alléguées  dans  le  même 
sens  par  le  savant  français,  et  reproduites  par  M.  Banicchi,  n  ont  pas  plus  de  fon- 
dement. —  '  T.  I,  p.  1 63  :  Nach  diesen,  durch  die  IVichtigkeit  des  Gegensiandet  uni 
die  hisheriye  Vemacnlàssigang  dieser  Urkunde  gerechtfertiglen  Vorerinnerungen,  etc. — 
*  Canon  chronicus,  p.  3 ,  cd.  Londin.  167a,  fol. —  '  An  analysis  ofthe  e^yptian  myjho- 
logy;  to  which  is  subjoined  a  eritical  examination  ofthe  remains  qfegyptian  chrenotùgy; 
LondoD,  1819,  8*.  Voy.  p.  -f.44-^4,  et -h  io3-fr- m.— 

3i. 


244  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

d'Ératosthène  et  de  celles  de  Manélhon ,  pour  la  partie  que  ces  listes 
embrassent,  c  est-à-dire  pour  les  douze  premières  dynasties,  ou  pour  le 
haut  empire  égyptien,  qui,  si  ce  résultat  est  admis  par  la  critique,  cons- 
tituera certainement  une  des  conquêtes  les  plus  importantes  de  la 
science  moderne  sur  le  domaine  de  Tbistoire  primitive  du  genre 
bumain. 

Quant  à  la  manière  dont  M.  Bunsen  établit  cet  accord  entre  la  liste 
des  trente-huit  rois  thébains,  dressée  par  Ératosthène,  et  les  listes  des 
douze  premières  dynasties  de  M anéthon ,  c  est  en  rendant  compte  du 
deuxième  livre  de  son  ouvrage,  dont  cet  important  travail  forme  la 
matière,  que  je  la  ferai  connaître  en  détail.  Je  dois  me  borner  ici  à  in- 
diquer, en  termes  généraux,  en  quoi  consiste  ce  procédé  de  concilia- 
tion des  deux  auteurs  anciens,  qui  avait  échappé  jusqu'ici  à  tous  les 
efforts  de  la  critique  moderne.  li  consiste  à  distinguer,  sur  les  listes  de 
Manéthon,  les  dynasties  qui,  d après  leur  siège,  étranger  à  Thèbes  ou  k 
Memphis,  les  deux  capitales  de  Tempire ,  ne  peuvent  être  regardées  que 
comme  des  branches  collatérales  de  la  maison  régnante;  puis,  à  mettre 
en  regard  des  trente-huit  rois  d*Eratosthène,  considérés  comme  consti- 
tuant la  succession  régulière  des  pharaons,  souverains  de  Thèbes  ou  de 
Memphis,  dans  la  ligne  principale  de  ces  familles  royales,  les  princes 
qui  leur  correspondent  sur  les  listes  de  Manéthon ,  dans  les  dynasties 
exclusivement  thébaines  oumcmphites,  dont  les  noms  se  rapportent, 
aussi  bien  que  les  années  de  règne,  ou  ne  diffèrent  qu*en  ce  que,  des 
deux  noms  portés,  comme  tout  le  monde  sait,  par  chaque  pharaon,  c*est 
quelquefois  le  nom  royal,  inscrit  dans  ce  que  nous  appelons  le  cartouche 
prénom,  qui  figure  sur  une  hste,  tandis  que  c'est  le  nom  de  famille,  ins- 
crit dans  le  cartouche  nom  propre,  qui  figure  sur  lautre  liste  :  d*où  résul- 
tait, pour  tous  les  savants  qui  ont  travaillé  sur  ces  listes,  une  difficulté 
inextricable,  jusqu'au  moment  où  nous  avons  acquis,  par  Tintelligence 
de  récriture  hiéroglyphique,  les  moyens  de  reconnaître  le  plus  souvent 
lun  et  l'autre  de  ces  deux  noms ,  et  de  leur  restituer  leur  véritable  forme, 
plus  ou  moins  altérée  dans  les  transcriptions  grecques,  qui  nous  ont 
transmis,  par  tant  de  mains  de  copistes,  le  travail  original  d'Ératosthène 
et  celui  de  Manéthon.  La  conclusion  de  cette  partie  de  louvrage  de 
M.  Bunsen,  où  est  établi  l'accord  de  la  liste  d'Ératosthène  et  de  celles 
de  Manéthon ,  c'est  que  la  première  offre  le  canon  chronologique  qui 
nous  manquait  pour  la  recomposition  des  secondes,  et  que  la  liste 
d'Ératostliène  doit  ainsi  se  prendre  pour  la  clef  de  Manéthon. 

M.  Bunsen  complète  ce  qui  regarde  les  travaux  des  Grecs  sur  l'his- 
toire ancienne  de  l'Egypte»  en  rendant  compte  de  ce  qui  a  rapport  à  ce 


AVRIL  1846.  245 

sujet  dans  le  premier  livre  de  la  Bibliothèque  de  Diodore  de  Sicile.  Le 
défaut  de  critique  et  la  légèreté  d*esprit  qui  sont  si  sensibles  chez  cet 
écrivain,  que  notre  auteur  traite  cependant  un  peu  trop  rigoureusement 
peut-être,  en  le  comparant  aux  écrivains  de  Técole  philosophique  du 
dernier  siècle,  ont  ôté  presque  tout  crédit  aux  notions  confuses,  rares 
et  incohérentes,  qu'il  avait  recueillies  siu*  TÉgypte.  Ce  n*est  donc  pas 
un  médiocre  service  quaura  rendu  M.  Bunsen  aux  études  égyptiennes, 
en  cherchant  à  démêler,  dans  ces  indigestes  fragments  de  traditions  his- 
toriques, ce  qu  il  peut  y  avoir  de  puisé  à  une  source  authentique,  et  ce  que 
Diodore  lui-même  y  avait  ajouté  d'inexact,  par  défaut  d'intelligence  des 
documents  qu'il  avait  sous  les  yeux.  Dans  le  nombre  de  ces  fragments, 
rapportés  le  plus  souvent  sans  liaison  entre  eux  et  rétablis  par  notre  au- 
teur dans  leur  ordre  véritable,  il  distingue  avec  raison  celui  qui  con- 
cerne les  roLS  auteurs  des  trois  grandes  pyramides ,  et  celui  qui  a  pour 
objet  les  rois  égyptiens  législateurs.  La  place  que  ces  fragments  de  la 
tradition  égyptienne,  avec  le  petit  nombre  d'éléments  historiques  que 
renferme  le  livre  de  Diodore,  devront  occuper  dans  l'histoire  de 
l'Egypte,  se  trouve  ainsi  déterminée  d'avance,  et  l'emploi  qu'en  fera 
notre  auteur  en  deviendra  plus  facile  et  plus  sûr. 

Le  troisième  chapitre  renferme  tout  ce  qui,  dans  les  travaux  ded 
juifs,  y  compris  l'Ancien  Testament,  les  Septante  et  Joseph,  dans  ceux 
des  chrétiens,  à  partir  de  la  tradition  apostolique,  jusqu'au  dernier  des 
Byzantins,  et  dans  ceux  de  TËurope  moderne,  à  commencer  par  Sca- 
liger  et  Marsham,  et  à  finir  par  Rosellini  et  S.  Gardner  WÔkinson, 
a  rapport  à  la  chronologie  de  l'ancienne  Egypte,  sujet  inunense,  où 
l'auteur  nous  semble  avoir  fait  preuve  d'une  grande  justesse  d'esprit 
dans  l'appréciation  de  tant  de  travaux  divers,  et  de  beaucoup  de  luci- 
dité dans  la  manière  dont  il  expose  les  aperçus  qu'il  en  donne.  Mais 
l'étendue  même  et  la  variété  de  la  matière  traitée  dans  ce  troisième 
chapitre  s'opposent  à  ce  que  nous  puissions  en  faire  l'analyse,  qui  ne 
semble  pas  d'ailleurs  aussi  rigoureusement  nécessaire  qu'elle  l'était 
pour  les  sujets  traités  dans  les  premier  et  deuxième  chapitres,  où  il 
s'agissait  de  faire  surtout  apprécier  à  pos  lecteurs  en  quoi  consistaient 
les  éléments  de  nos  connaissances  égyptiennes ,  fournis  par  les  Égyp- 
tiens eux-mêmes  et  par  les  Grecs. 

Le  quatrième  et  le  cinquième  chapitres ,  qui  traitent  de  la  langue 
et  de  récriture  des  Égyptiens,  se  refusent  également,  par  d'autres  mo- 
tifs, à  toute  analyse  détaillée.  Dans  la  première  de  ces  deux  grandes 
divisions  du  livre  qui  nous  occupe,  l'auteur  expose  le  résultat  auquel 
sont  arrivées  les  recherches  sur  l'ancienne  langue  égyptienne ,  par  suite 


246  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  ia  découverte  de  ChampoUion,  et  dans  la  voie  oà  ce  grand  anti- 
quaire avait  conduit  ia  science,  en  employant  le  déchiffirement  des 
textes  hiératiques,  d'accord  avec  celui  des  textes  hiérc^lyphiques,  pour 
découvrir,  à  Taide  des  variantes  que  présentent  les  transcriptions  d*un 
même  mot  dans  les  deux  textes,  les  racines  et  les  formes  primitives  de 
cette  langue ,  dont  presque  tout  le  vocabulaire  s*est  conservé  dans  le 
copte.  Au  point  où  cette  étude,  dotée  aujourd'hui  delà  Grammaire  égyp- 
tienne et  au  Dictionnaire  égyptien  de  GharopoUion,  est  parvenue  àTépoque 
où  noussomn^es,  les  progrès  qui  restent  à  accomplir  dans  cette  re- 
cherche difficile  dépendent,  en  premier  lieu,  d'une  connaissance  de 
plus  en  plus  approfondie  du  copte ,  dont  il  s*en  faut  bien  que  tous  les 
monuments  littéraires  qui  se  cachent  encore  dans  nos  bibliothèques 
aient  été  publiés ,  à  en  juger  par  la  découverte  récente  des  livres  de 
TAncien  Testament ,  moins  le  livre  de  Samuel  et  ceux  des  Rois.  Ces 
progrès  dépendent,  en  second  lieu;  dune  étude  toujours  plus  persévé- 
rante des  textes  hiéroglyphiques,  tels  surtout  que  le  Livre  des  morts, 
dont  il  existe  tant  d'exemplaires ,  rédigés  partie  en  écriture  hiérogly- 
phique ,  partie  en  écriture  hiératique.  La  publication  du  grand  papyrus 
de  Turin,  le  plus  complet  de  tous  ces  exemplaires,  publication  due  i 
M^  Lepsîus,  sera,  sous  ce  rapport,  un  service  signalé  rendu  aux  études 
égyptiennes ,  surtout  quand  elle  aura  été  suivie  de  celle  de  toutes  les 
variantes  du  même  texte ,  au  nombre  de  dix- huit  pour  quelques  cha- 
pitres, qu*a  recueillies  M.  Lepsius,  et  qui  seront  certainement  dun 
grand  secours  aux  philologues.  C'est  à  la  suite  de  ces  considérations 
préliminaires  que  M.  Bunsen  expose  ses  idées  propres  sur  la  langue 
égyptienne  et  qu'il  en  indique  les  formes  grammaticales,  telles  qu'elles 
résultent  de  l'interprétation  des  plus  anciens  monuments  de  cette 
langue,  en  prenant  pour  base  de  sa  lecture  quinze  articulations^, 
voyelles  et  consonnes,  à  l'aide  desquelles  seules  notre  auteur  est  d'avis 
que  les  anciens  Égyptiens  exprimaient  tous  les  sons  de  leur  langue  par- 
^e.  Un  important  appendice  k  cette  partie  de  son  travail  est  une  liste 
d'anciens  mots  égyptiens  rapprochés,  sous  leur  forme  primitive,  des 
mots  cerrespondants  de  la  langue  copte,  liste  qui  comprend  à  peu  près 
les  cinq  cents  mots  de  la  langue  sacrée,  déchiffrés  jusqu'ici  sur  les  mo- 
numents de  l'Egypte,  et  qui  peut  servir  en  quelque  sorte  de  diction- 
naire monumental  pour  l'intelligence  des  inscriptions  hiéroglyphiques. 
Le  cinquième  chapitre  contient  de  même  toutes  les  notions  qui  con- 

*  Ce  sont  les  lettres  suivantes  :  a,  a,  6,  i,  h,  s,  k,  x  (^^)>  ^  ('^^^  f>  P>  '>  ^> 
n,  r. 


AVRIL  1846.  247 

cernent  la  dëcouverte  de  Talphabet  hiéroglyj^que ,  et  qui  résument 
rétat  actuel  de  nos  connaissances  sur  ce  point  si  important  de  rarchéolo- 
gie  égyptienne.  Les  degrés  par  lesquels  a  passé  cette  grande  découverte, 
depuis  les  premiers  essais  tentés  par  S^vestre  de  Sacy  et  par  Akerblad, 
sur  le  texte  démotique  de  ia  pierre  de  Rosette ,  jusqu'à  Timmortel  travail 
de  ChampoUion,  dont  le  résultat  définitif  est  renfermé  dans  sa  Gram- 
maire égyptienne  et  dans  son  Dictionnaire  égyptien,  deux  ouvrages  publiés 
depuis  la  mort  de  Tautevr,  mais  d*apré  ses  manuscrits  autographes, 
sont  exposés  par  M.  Bunsen  avec  la  profonde  connaissance  du  sujet  et 
avec  la  haute  impartialité  d'esprit  qui  le  distinguent.  Ce  que  les  tra- 
vaux des  hommes  formés  à  l'école  de  Champoliion ,  parmi  lesquels  se 
recommandent  particulièrement  M.  Leemans,  M.Sam.  BirchetM.  Lep- 
sius,  ont  ajouté  à  la  science  du  maître,  est  pareillement  indiqué  par 
M.  Bunsen  d'une  manière  qui  ne  laisse  rien  à  désirer ,  pour  l'exactitude 
des  faits ,  ni  pour  la  justesse  des  appréciations.  Ce  chapitre  est  terminé 
par  une  exposition  générale  de  tout  le  système  d'écriture  hiéroglyphique, 
tel  que  le  conçoit  notre  auteur ,  d'après  l'ensemble  des  monuments  ac- 
quis à  la  science;  et  ici  encore  se  trouve  joint,  en  forme  d'appendice, 
un  tableau  de  tous  les  signes  hiéroglyphiques  rangés  en  plusieurs 
classes,  savoir  :  les  signes  figuratifs,  ou  images  d'objets,  au  nombre  de 
quatre  cent  soixante,  représentés  sur  quatre  planches,  les  signes  tro- 
piques, dont  il  ùdt  une  classe  à  part,  au  nombre  de  cent  vingt,  contenus 
dans  la  planche  V ,  et  enfin  les  signes  phonétiques ,  qui  composent  à  propre- 
ment parler  \ alphabet  égyptien.  On  sait  .que  cet  alphabet,  porté  à  deux 
cent  soixante  signes  par  Champoliion,  en  y  comprenant  tous  les  carac- 
tères homophones  de  toutes  les  époques,  avait  été  réduit,  par  M.  Lep- 
sius ,  à  trente-quatre  signes  pour  la  période  purement  égyptienne,  anté- 
rieure à  la  domination  grecque ^  A  son  tour,  M.  Bunsen,  distinguant 
avec  encore  plus  de  précision  les  monuments  des  diverses  époques, 
n'admet  que  vingt-cinq  caractères  pour  tout  le  haut  empire  égyptien  \ 
mais  il  y  ajoute  soixante-douxe  signes,  auxquels  il  attribue,  d'après  des 
considérations  qui  lui  sont  propres ,  une  valeur  syllabique  conforme  au 
caractère  essentiel  d'une  écriture  en  rapport  avec  une  langue  dont  tous 
les  anciens  mots  étaient  monosyllabiques.  Un  tableau  de  quatre-vingt- 
douze  autres  signes,  employés  comme  autant  d'honiophones  de  treize 
des  caractères  primitifs,  à  des  époques  plus  ou  moins  récentes,  com- 
plète cet  alphabet  phonétique,  qui  nous  parait  constitué  sur  une  mé- 

'  Lettre  à  M.  Rosellini,  insérée  dans  les  AnnaUdelF  Inttit.  archeoL,  t.  IX,  iSSy, 
p.  i-ioo,  tav.  d*agg.  i,  n. 


248  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

thode  plus  critique,  et  sur  une  connaissance  plus  complète  des  monu 
ments  de  Tantiquité  égyptienne. 

Le  dernier  chapitre  du  livre ,  destiné  à  renfermer  toutes  les  notions 
élémentaires ,  contient  Texposé  de  la  doctrine  de  Fauteur  sur  le  sys- 
tème religieux  des  Égyptiens.  En  sattachant  uniquement  aux  monu- 
ments ,  qui  nous  ont  fait  connaître  le  panthéon  égyptien  sous  un  aspect 
si  nouveau,  si  différent  des  idées  qu'on  avait  pu  s'en  faire  d après  les 
traditions  de  Tantiquité  classique ,  et  en  distinguant  avec  soin,  entre  ces 
monuments ,  tels  que  les  papyrus  funéraires  et  les*bas-reliels  sculptés 
sur  les  murs  des  temples ,  les  représentations  qui  appartiennent  &  deux 
ordres  d'idées  essentiellement  différents ,  M.  Bunsen  s  est  proposé  sur- 
tout de  rechercher  quelle  avait  été ,  dès  Tépoque  de  Menés,  la  religion 
égyptienne  dans  ses  éléments  nationaux  et  sous  ses  formes  primitives. 
Fidèle  au  plan  qu'il  s'est  tracé,  de  n'employer,  sur  ce  point  du  vaste 
tableau  de  lantiquité  égyptienne,  comme  sm*  les  autres,  que  des  don- 
nées purement  égyptiennes,  soigneusement  vérifiées  suivant  les  temps, 
notre  auteur  a  dû  exclure  tout  à  fait  de  son  travail  les  témoignages,  tels 
que  ceux  de  Diodore  et  des  nouveaux  platoniciens ,  qui  ne  peuvent  pa- 
raître suffisamment  dignes  de  confiance.  11  n'a  pas  cru  devoir  abonder 
non  plus  dans  le  sens  des  idées  nouvelles  qu'a  produites,  chez  la  plu- 
part de  nos  modernes  égyptologues,  la  première  apparition  de  ces  dieux 
égyptiens,  désignés  sous  leur  véritable  nom ,  représentés  sous  leur  vé- 
ritable forme.  On  sait  qu'après  avoir  esquissé,  dans  son  Panthéon  égyp- 
tien, le  moins  satisfaisant  de  ses  travaux,  le  tableau  de  la  mythologie 
égyptienne,  telle  qu'il  la  concevait  alors,  ChampoUion  adopta  un  système 
tout  différent,  à  la  vue  des  monuments  de  l'Egypte,  qui  lui  offraient, 
dans  chaque  localité ,  un  groupe  formé  d'un  dieu  principal  et  de  deux 
autres  divinités.  De  là,  cette  doctrine  d'une  triade  divine  pour  chaque 
chef-lieu  deTÉgypte,  doctrine  soutenue  par  Rosellini,  et  appli(|uée 
encore,  avec  de  nouveaux  développements,  par  sir  G.  Wilkinson,  mais 
qui  ne  se  fonde  réellement,  de  l'avis  de  notre  auteur,  que  sur  une  con- 
naissance superficielle  des  monuments  religieux  de  l'antique  Egypte. 
La  base  qu'il  adopte  à  son  tour  pour  l'exposition  de  ce  système  reli- 
gieux ,  c'est  la  tradition  égyptienne  des  trois  ordres  de  dieux  transmise 
par  Hérodote,  laquelle  se  trouve  bien  réellement  d'accord  avec  celle 
des  dynasties  des  dieux,  exposée  par  Manéthon  et  suivie  sur  le  papyrus 
royal  de  Turin.  En  partant  de  cette  donnée  capitale,  M.  Bunsen  faitcon- 
naitre  les  huit  dieux  du  premier  ordre ,  Anton ,  Khem ,  Mat,  Nam  ou  Na 
(Kncph  ou  Chnoubis),  Seti  ou  Sate,  Ptah ,  Net  ou  Neithet  Ra;  puis, 
les  douze  dieux  du  second  Qrdre ,  issus  directement  des  premiers,  comme 


AVRIL  1846-  249 

enfants  âiAmon,  de  Kneph,  de  PtaJi  et  de  Ra;  puis  enfin,  les  sept  dieux 
du  troisième  ordre,  Set  (Typhon),  Hesîri  [Osiris) ,  Hes  (Isis),  Neht-hi 
(Nephthys),  Her-uer  (Aroeris),  Her  (Horus)  etAnupa  (Anubis);  il  décrit 
chacun  d'eiu  dans  les  principaux  traits  de  sa  légende ,  et  il  ajoute ,  à 
lappuide  cette  description ,  Timage  figurée  du  personnage  divin,  d'après 
les  monuments  les  plus  authentiques.  Mais  ce  tableau  du  Panthéon  égyp- 
tien, généralement  puisé  aux  plus  pures  sources  de  l'archéologie  natio- 
nale, n  étant  ici  qu'esquissé  dans  ses  éléments  principaux,  et  devant  re- 
cevoir ,  dans  les  deux  livres  qui  restent  i  publier,  des  développements 
sans  doute  considérables ,  nous  devons  nous  abstenir,  quant  à  présent, 
des  observations  auxquelles  pourrait  donner  lieu  cette  importante  partie 
du  travail  de  M.  Bunsen ,  sur  laquelle  nous  nous  réservons  pourtant 
de  revenir,  à  cause  du  haut  intérêt  des  questions  mythologiques  qu'elle 
embrasse ,  quand  nous  en  aurons  exposé  la  partie  proprement  historique, 
qui  se  recommande  en  premier  lieu  à  toute  notre  attention. 

Après  avoir  ainsi  rendu  compte  des  matières  qui  composent  le  pre- 
mier livre  de  M.  Bunsen,  et  qui  contiennent,  comme  on  a  pu  le  voir, 
toutes  les  notions  préliminaires  qu'exige  l'étude  de  l'antiquité  égyptienne, 
en  même  temps  qu'elles  indiquent  tous  les  grands  résultats  de  cette 
étude,  dus  aux  recherches  nouvelles  de  l'auteur,  nous  allons  faire 
connaître  l'ensemble  de  son  travail  sur  la  chronologie  de  l'histoire  de 
l'Egypte ,  qui  a  pour  sujet  la  restitution  des  listes  dès  xxx  dynasties  de 
Manéthon,  mises  en  rapport  avec  les  monuments  nationaux ,  et  qui  est 
contenu  dans  les  deuxième  et  troisième  livres  du  même  ouvrage.  Nous 
nous  en  occuperons  dans  un  prochain  article. 

BAOUL-ROCHETTE. 

[La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


LIVRES  NOUVEAUX. 
FRANCE. 

Table  chronologiqae  des  diplâmes^  chfurtes,  titrée  et  aciee  impriaiée,  eaneenumt  fkis' 
ioire  de  France,  par  H.  de  Bréouigny,  de  l'Acâdéniie  firtniniM  et  de  f  Acadteiî^ 
des  inscriptions ,  contimiée  par  M.  Pardessos,  wmphn  es  ïinitiittl( Académie  d«i 

3% 


250  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

inscriplions) ;  lome  V*;  Paris,  Imprimerie  royale,  i846,  in-folio  de  iv-683  paget, 

Ce  volume  comprend  les  notices  des  diplômes  imprimés  qui  se  rapportent  aux 

années  i3iA-i33g.  Ces  notices  sont  rédigées  moins  sommairement  que  celles  des 
volumes  précédents.  Elles  contiennent  des  indications  assez  développées  pour  dis- 
penser, dans  quelques  cas ,  de  recourir  aux  textes ,  disséminés  dans  près  de  neuf 
cents  ouvrages  différents ,  qu  il  n  est  pas  facile  de  se  procurer.  Le  secours  offert 
aux  savants  par  celte  nouvelle  disposition  sera  d*autanl  mieux  apprécié,  que,  d'après 
les  détails  contenus  dans  la  préface  de  M.  Pardessus ,  plus  d'an  siècle  doit  s*écouler 
avant  que  TAcadémie  des  inscriptions  puisse  s'occuper  de  publier  les  textes  du 
XIII*  siècle,  en  supposant  qu'elle  entreprenne  de  donner  les  aocuments  de  la  troi- 
sième race  après  ceux  des  deux  premières.  Qn  trouve  à  la  fin  du  volume  cinq 
tables  :  la  première  contient  les  noms  de  personnes  ;  la  seconde,  les  noms  de  fiefs , 
de  dignités,  de  famille;  la  troisième,  les  noms  des  monastères,  couvents,  provinces 
ecclésiastiques,  ordres  religieux,  conciles,  etc.;  la  quatrième,  les  noms  des  lieux 
d'où  les  cnartes  sont  datées.  A  la  suite  de  ces  tables  est  un  index  bibliographique 
des  ouvrages  cités  dans  les  cinq  volumes  publiés.  Cet  index  facilitera  l'usage  du 
recueil  et  servira  à  rectifier  quelques  erreurs  qui  s'étaient  glissées  dans  la  désigna- 
tion du  titre  des  ouvrages  consultés,  ou  des  noms  des  auteurs.  En  jetant  les  yeux 
sur  cette  liste  bibliographique  qui  ne  cite  pas  un  seul  livre  pubUé  depuis  1 78g , 
on  ne  peut  s'empêcher  de  regretter  que  l'Académie,  en  continuant  l'utile  et  im- 
mense travail  de  Bréquigny,  se  soit  imposé  pour  limite  cette  dernière  époque.  Un 
assez  grand  nombre  de  documents  du  xiii*  siècle  ont  été  publiés  de  nos  jours,  et 
on  pouvait  s'attendre  à  les  trouver  désignés  dans  la  table  des  diplômes  imprimés 
concernant rhistoire  de  France.  Les  omettre,  n'est-ce  pas  rendre  bientôt  nécessaire 
un  supplément  considérable,  et,  en  attendant,  obliger  le  lecteur  à  s'assurer,  par  des 
recherches  laborieuses ,  si  une  charte  non  indiquée  dans  la  table  comme  imprimée , 
est  encore  aujourd'hui  inédite  P 

Diplômes  et  chartes  de  l'époque  mérovingienne  sur  papyrus  et  sur  vélin  conservés 
aux  archives  du  royaume,  publiés  sous  les  auspices  des  ministres  de  l'intérieur  et 
de  l'instruction  publique  par  M.  Lelronne,  garde  général  des  archives  du  royaume. 
Paris,  Kœpplein,  éditeur,  quai  Voltaire,  i5.  Prix  :  1 5  francs  la  livraison.  Les  a*  et 
3*  livraisons  de  cette  publication  contiennent  les  diplômes  suivants  :  Tabula  L  Di- 
ploma  Childeberti  I  de  fundatione  ecclesiœ  Sancti  Vincentii  Parisiensis  (anno  558). 
TabulaXVI.DiplomaDagoberlil  quo  immunitatem  ab  omni  potestate  concedit  mo- 
nasterio  Sancti  Dionysii(anno  637).  Tab.  VII.  Diploma  Chlodovei  II  de  terra  Coli- 
raco  (anno  64o).  Tab.  IX.  Diploma  Chlodovei  II,  suggerenle  Amathilde  matrona 
emissum  (anno  656).  Tab.  XII.  Diploma  Chlotarii  III  quo  Simpliciacum ,  Tauria- 
cum  et  alias  villas  monaslerio  Sancti  Dionysii  adjudicat  (anno  658).  Tab.  XX  bis. 
Fragmentum  epistolae  pro  eodem  monasterio.  Tab.  XL  VU.  Tabula  epistolas  cujus- 
dam  imp€)ratoris  Constanlinopolitani.  Tab.  XIV.  Charta  Chrolildis  pro  fundatione 
monasterii  Bogariensis  (anno  670).  XV.  Diploma  Childerici  H  quo  Vipplesiacuni 
villam  monasterio  Sancti  Dionysii  imperlitur  (anno  670).  XVI.  Praeceptum  Thco- 
derici  in  de  Saocitho  et  aliis  villis  (anno  677).  XVII.  Diploma  Theoderici  III  de 
Chramlino,  episcopo  Ebrodunensi,  in  synodo  publica  deposito.XVIH.  DiplomaTlieo- 
derici  III  de  lite  inter  Acchildem  et  Amalgarium  super  villa  Bactitione-Valle  (anno 
680).  XIX.  Placitum  Theoderici  III  quo  resad  usum  monasterii  per  totum  regnum 
advdiendas  ab  oinni  teloneo  eximit  (anno  681).  XXIV.  Placitum  Chlodovei  III  de 
Malcha,  Chidulfovilla ,  Ruxsito  et  oliis  villis  (anno  6gi  ).  XXV.  Placitum  Chlodo- 
veiin  dé  iiteinté*Cbainpnem,  Sancti  Dionysii  abbatem;  et  Ermenoalduin  abbatem 


AVRIL  1846.  251 

(anno  ôoa).  XXVI.  Placilum  Chlodovei  III  quo  monasterium  Sancti  Dionysii  ab 
omoi  ieioneo  eximil  (anno  6ga).  Placilum  Chlodovei  III  de  loco  Baddanecurti  in 
pago  Belvacensi  (anno  GgS).  XXIX.  Praeceptum  Chîldeberti  III  de  Naptiniaco  villa 
(anno  ôgB).  XLVIII.  Bulla  Nicolai  papaB  I  pro  monasterio  Sancti  Dionysii  (863). 
L'ordre  des  planches  sera  indiqué  dans  le  quatrième  et  dernier  cahier,  qui  paraîtra 
avant  la  fin  de  Tannée. 

Recaeil  des  lettres  missives  de  Henri  IV,  publié  par  M.  Berger  de  Xivrey,  membre 
de  rinstitut  de  France  (  Académie  royale  des  inscriptions  et  belles -lettres)  ;  tome  III, 
i58Q-i5g3;  Paris,  Imprimerie  royale,  i846.  —  Ce  troisième  volume  d'un  recueil 
qui  forme  une  des  parties  les  plus  intéressantes  de  la  collection  de  documents  sur 
rhistoire  de  France  publiée  par  les  soins  du  ministre  de  Tinstruction  publique, 
comprend  les  lettres  de  Henn  IV  depuis  son  avènement  au  trône  (a  août  i58g) 
jusqu'à  son  abjuration  (35  juillet  j  5g3) ,  période  qui  embrasse  les  batailles  d'Arqués 
et  d'Ivry,  le  siège  de  Paris,  le  combat  d'Aumale,  le  commencement  de  la  liaison 
de  Henri,  avec  Gabrielle  d'Estrées,  les  circonstances  qui  préparèrent  la  conversion 
du  roi.  La  correspondance  de  ce  prince  à  cette  époque  prend  une  extension  nou- 
velle. Elle  s'adresse  aux  gentilshommes  revêtus  des  nombreuses  charges  de  la  cour 
et  de  l'armée,  aux  dignitaires  du  clergé,  aux  compagnies  souveraines,  aux  corps  de 
ville,  a  tous  les  corps  de  l'Etat,  aux  principaux  magistrats  et  officiers  dans  les  dif- 
férents services  publics ,  enfin  à  toutes  les  puissances  avec  lesquelles  la  France  était 
en  relation;  aux  ministres  de  ces  Etats,  aux  ambassadeurs  que  le  roi  y  entrete- 
nait. L'éditeur  a  cru  devoir  élaguer  de  ces  dernières  dépêches  les  détails  de  diplo- 
matie proprement  dite ,  et  se  borner  à  en  extraire  les  notions  historiques  les  plus 
importantes.  Mais  les  lettres  à  M.  de  Beauvoir,  ambassadeur  en  Angleterre,  lui  ont 
paru  devoir  faire  exception  à  cause  de  l'intérêt  particulier  des  relations  de  Henri  IV 
avec  Elisabeth,  entre  son  avènement  et  sa  conversion.  Après  avoir  mis  à  leur  rang 
de  date  toutes  celles  de  ces  lettres  qui  lui  ont  semblé  de  nature  à  y  prendre  place, 
il  a  imprimé  le  reste  à  la  fin  du  volume ,  d'après  des  copies  prises  a  Londres ,  au 
State  paper  office.  Les  lettres  les  plus  nombreuses  de  cette  période  sont  adressées  au 
duc  de  Nevers  qui  fut,  de  1 5go  à  1 5g 5,  le  principal  lieutenant  de  Henri  IV.  Elles 
avaient  été  déjà  publiées  presque  toutes  dans  les  mémoires  de  Nevers ,  mab  d'une 
manière  peu  correcte  et  avec  des  erreurs  de  date.  M.  Berger  de  Xivrey  les  a  trans- 
crites sur  les  originaux  conservés  à  la  bibliothèque  du  (loi.  Parmi  les  lettres  à  Cori- 
sande  d'Andouin,  comtesse  deGramont,  et  à  Gfiu)rielle  d'Estrées,  un  grand  nombre 
avaient  aussi  été  imprimées,  mais  sans  aucun  ordre,  et  mêlées  avec  les  lettres  écrites  à 
la  marquise  de  Vemeuil.  Elles  sont  reproduites  ici  et  augmentées  de  quelques  lettres 
inédiles  qui  avaient  échappé  aux  premiers  éditeurs.  Dans  les  deux  premiers  volumes 
du  recueil ,  M.  Berger  s'était  appliqué  à  conserver,  dans  l'orthographe  des  lettres  de 
Henri  IV,  les  nombreuses  irrégularités  qu'on  y  remarque.  Dans  le  tome  III,  il  a 
cessé  de  s'assujettir  à  cette  excessive  fidélité,  et  il  a  établi  les  textes  d'après  une  or- 
tliographe  à  peu  près  uniforme,  basée  sur  les  meilleurs  documents  du  temps,  et, 
autant  que  possible,  sur  l'étymologie.  Comme  dans  les  volumes  précédents,  ces 
textes  sont  précédés  d'utiles  sommaires  historiques,  accompagnés  de  notes  sur  les 
personnages  cités  dans  la  correspondance,  et  suivis  d'une  table  des  lettres  de 
Henri  IV  écrites  entre  le  3  août  i58g  et  le  a  5  juillet  i5û3,  qui  n'ont  pas  paru  devoir 
être  imprimées.  Le  volume  est  terminé  par  des  listes  alphabétiques  de  noms  propres, 
qui  auront  besoin  d'être  revues  et  complétées  pour  l'établissement  de  la  table  gé- 
nérale à  la  fin  du  recueil. 

Histoire  de  Vhôtel  de  ville  de  Paris  ^  suivie  iun  essai  sur  V ancien  gouvememmt 

3a. 


252  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

municipal  de  cette  ville,  par  Le  Roux  de  Lincy,  ancien  élève  pensionnaire  de  TÉcole 
royale  des  chartes,  ouvrage  orné  de  huit  planches  dessinées  et  gravées  sur  acier 
par  Victor  Galliat ,  architecte.  Paris,  imprimerie  de  Crapelet,  librairie  de  Dumoulin 
quai  des  Augustins,  i3  ;  i846,  in-4*  de  viii-Syg  pages.  Prix  a 5  francs.  —  A  Texcep- 
tion  de;  la  Dissertation  de  Le  Roy  sar  Vorigine  de  Vhâtel  de  ville  de  Paris,  insérée, 
en  1726,  dans  le.  tome  I  de  l' Histoire  de  Paris  de  Félibien,  nous  n'avions  sur  ce 
sujet  spécial  aucun  ouvrage  approfondi.  M.  Le  Roux  a  compulsé  aux  archives  du 
royaume  et  dans  d*autres  dépôts  publics  les  débris  dispersés  des  archives  de  l'ancien 
hôtel  de  ville,  et  s'en  est  habilement  servi  pour  composer  une  histoire  de  ce  monu- 
ment et  surtout  une  histoire  du  gouvernement  municipal  de  Paris.  Il  nous  sulBra 
d'indiquer  le  plan  et  les  divisions  de  ce  travail  pour  en  faire  apprécier  l'étendue  et 
rimportance.  L'auteur  a  divisé  son  ouvrage  en  deux  grandes  parties.  La  première 
embrasse  le  réât  des  faits  ;  la  seeonde ,  les  pièces  justificatives  et  les  éclaircissements. 
L'exposition  des  faits  comprend  trois  livres.  Le  premier  livre  est  consacré  à  l'his- 
toire détaillée  des  parioirs  aux  bourgeois ,  depuis  tes  temps  les  plus  recidés  jusqu'en 
1357,  de  la  maison  aux  piliers  et  des  bâtiments  anciens  de  Thôtel  de^ville,  du 
quartier  et  de  la  flatce  de  Grève,  de  l'église  Saint- Jean,  de  f  hôpital  des  Haudriettes, 
de  l'hôpital  du  Saint-Esprit,  du  bureau  des  pauvres  et  des  granges  de  l'artillerie 
ou  arsenal  de  la  v31e.  On  fat>uve  ensuite  des  détails  sur  les  travaux  de  l'hôtel  de 
ville  pendant  la  révolution ,  le  consulat  et  l'empire,  et  la  description  du  monument 
actuel  depuis  son  agrandissement.  Dans  le  second  livre  sont  exposées  l'origine, 
rétendue,  l'organisation  de  l'ancien  gouvernement  municipal  de  Paris.  L'auteur 
s'est  particulièrement  attaché  à  déterminer  avec  exactitude  les  fonctions  exercées 

Cr  les  divers  oiBciérs  du  corps  de  ville.  Le  recueil  des  sentences  du  parioir  aux 
urgeois,  de  ia68  à  i3ao,  lui  a  fidtconnutre  les  origines  de  l'association  et  con- 
frérie de  la  Marchandise  de  Veau;  le  Uvre  des  Ordonnances  royales,  commencé  sous 
Charies  VI  «  en  i4i5,  continué  de  règne  en  règne  jusqu'à  Louis  XTV,  et  les 
registres  de  l'hôtel  de  ville  depuis  la  fin  du  xv*  siècle  jusqu^à  celle  du  xviii*,  lui 
ont  permis  de  suivre  toutes  les  modifications  que  le  temps  a  introduites  dans  cette 
antique  institution.  Quant  k  l'origine  du  gouvernement  municipal  de  Paris,  M.  de 
Lincy  adopte lopinion  de  Lé  Roy,  qui  la  fait  remonter  à  la  municipalité  romaine, 
remplacée,  avant  le  xii*  siècle,  par  la  confrérie  des  marchands  de  l'eau,  et  qui  a 
démontré  que  cette  confisécie  a  donné  naissance  k  la  prévôté  des  marchands.  Le 
troisième  livre  contient  le  récit  des  faits  politiques  auxquels  ont  pris  part  les  officiers 
mtmicîpaiix ,  et  des  événements  remarquables,  des  cérémonies,  des  fttes,  dont 
l'hôld  de  ville  a  été  le  théAtre.  L'auteur  a  ajouté  aux  circonstances  déjà  connues 
qudques  détails  nouveaux  empruntés  aux  documents  contemporains.  L  nistoire  du 
rae  jpèlitiqttede  la  municipalité  parisienne,  qui  commence  avec  les  états  généraux 
de  10 58,  s  arrête  à  la  Fronde,  époque  après  laqudle  les  magistrats  ne  sont  plus 
occupés  qu'à  solenniser  par  des  fêtes  splendides  les  victoires  de  nos  soldats,  la 
naissance,  le  mariage,  le  couronhement  des  princes.  Les  appendices,  au  nombre 
de  six,  dont  se  compose  la  seconde  partie  de  Touvrage ,  sont  précédés  d'observations 
et  d'éclaircissements.  Oh  trouvé  dans  le  premier  quatre-vingt-dix-huit  pièces  justi- 
ficatives inédites  relatives  aux  bâtiments  de  Thôtel  de  ville*,  dans  le  second,  le 
Irwrs  des  sentences  du  parl&ir  aux  hoargeois,  publié  pour  la  première  fois  en  entier 
d'après  Je  mahuscrit  origine  conservé  aux  Archives  du  royaume.  Sur  cent  soixante- 
hmt  pièces  contemiies  éens  cet  important  recueil,  seize  seulement  avaient  été  im- 
primées. On  saura  gré  à  Tauteur  4é  1^  avoir  fait  connaître  complètement  ;  viennent 
entoite  «ne  notice  mstoriqne  sur  les  anciennes  ardiives  de  l'ii^  de  ville  de  Paris, 


AVRIL  1846.  â53 

une  liste chrODolc^que  des  oiBciers  municipaux:  prévÂts  des  marchands,  échevins, 
clercs*  greffiers ,  receveurs,  procureurs  du  roi  et  de  la  ville,  conseillers  de  ville, 
quartiniers,  dixainiers,  cinquanleniers ,  maîtres  des  œuvres.  L*auteur  y  a  joint  les 
noms  des  maires  de  Paris,  des  administrateurs  du  département,  des  membres  du 
conseil  général  et  des  députés  de  Paris  aux  diverses  assemblées  nationales  depuis 
i3oi  jusqu'à  ce  jour.  Le  cinquième  appendice  est  une  table  chronologique  des 
actes  manuscrits  ou  imprimés  relatifs  i  Pancien  gouvernement  munitipal  de  Paris  ; 
le  sixième  contient  une  bibliographie  de  Thistoire  de  Paris.  Une  table  analytique 
termine  le  volume. 

Lettrei  inédites  des  Pettquières,  tirées  des  papiers  de  famille  de  madame  la  du- 
chesse Decazes,  et  publiées  par  Etienne  Gallois;  tome  III;  Paris,  imprimerie  de 
Crapelct,  librairie  de  Leleux;  i846,  in-8*  de  xxxii-476  pages.  —  Nous  avons  an- 
noncé dans  notre  cahier  de  février  (page  123)  la  publication  des  deux  premiers  vo- 
lumes de  cette  correspondance.  Le  troisième  comprend  les  lettres  du  marquis  Isaac 
de  Feuquières,  de  sa  famille  et  de  ses  amis  pendant  deux  années  seulement,  1676 
et  1675.  Les  événements ,  les  anecdotes,  s*y  pressent  tellement,  que  rien  ne  semble 
omis ,  et  Ton  trouverait  difficilement  ailleurs  une  histoire  militaire  et  diplomatique 
mieux  remplie,  de  deux  années  des  plus  glorieuses  du  règne  du  grand  roi.  M.  de 
Feuquières,  ambassadeur  à  Stockholm,  y  est  en  relation  continudle  avec  un  grai(id 
nomore  de  correspondants  officiels  et  particuliers.  Parmi  les  premiers  figurent  la 
plupart  des  ambassadeurs  et  agents  de  la  France  dans  les  principales  cours  de 
TEurope,  surtout  en  Allemagne  :  Tabbé  de  Gravelle  à  Mayence,  M.  de  Saint-Ro^ 
main,  en  Suisse;  M.  de  Persode  de  Maizerv,  à  Francfort;  Colbert  de  Qoissy,  à 
Londres;  Tabbé  de  Verjus,  à  Berlin;  M.  de  Carrières,  à  Liège;  M.  de  Ghassan,  à 
Dresde;  M.  Rousseau,  k  Hanovre;  le  baron  Bidal,  à  Hambcmrg;  M.  la  Haye,  k 
Munich;  le  chevalier  deTerlon,  à  Copenhague.  Dans  ses  lettres  adressées  au  roi, 
par  Tintermédiaire  du  ministre,  M.  de  Pomponne,  Tambàssadeur  adopte  parfois, 
pour  ses  comptes  rendus,  la  fbrme  du  jotirnal,  qui  laisse  à  sa  plume  une  allure 
plus  libre,  et  lui  permet  de  tout  dire;  aussi  y  trouve»i-oh  souvent  de  curieux  dé- 
tails. Ce  qu*il  rapporte  des  sorciers  qui  agitaient  la  ville  de  Stoddiolm  en  1676  dut 
paraître  fort  singulier;  Louis  XTV  n  apprit  sans  doute  pas  sans  sourire  que,  dans  la 
capitale  de  la  Suède,  on  faisait  veiller  dix  mflle  hommes  chaque  nuit,  parce  que 
des  enfants  ensorcela  avaient  prédit  que  la  flotte,  le  palais  du  roi  et  toute  la  viUe 
seraient  incetidiés  avant  peu.  Les  lettres  privées  de  M.  de  Feuquières,  de  siss  fib, 
de  madame  de  Pomponne,  et  des  abbés  Ârnauld  et  de  Feuquièrês,  édairent  la  cor- 
respondance politique  et  y  ajoutent  beaucoup  d*intér6t.  Nous  rendrons  compte  du 
quatrième  et  dernier  volume  de  ce  recueil,  doÀt  on  annonce  la  prochaine  publi- 
cation. 

Monographie  de  l'église  Notre-Dame  es  Noron,  par  M.  L.  Vitet,  membre  de  Flns- 
titut.  Plans ,  coupes ,  élévations  et  détails  par  Daniel  Ramée.  Paris,  Imprimerie  royale, 
in-4*  de  266  pages  avec  atlas  in-fidio.  *-  Le  texte,  rédigé  par  M.  l^let  pour 
cette  description  de  Tandenne  cathédrale  dé  No^on,  ae  divise  en  deux  paHieft.  Daôs 
la  première,  intitulée  Essai  nrchéoloqiqae,  fauteur  s'attache  &  déterminer  Tépoqùe 
à  laquelle  cette  église  a  été  élevée  ;  il  étabKt,  diaprés  des  considérations  historiques 
et  archéologiques,  qu*on  ne  peut  faire  remonter  la  construction  de  Tédifioe  a^^odau 
delà  des  dernières  années  du  xiii*  ou  des  premières  années  du  stt*  siède.  A  cette 
occasion ,  il  cherche  à  démontrer  que  les  monuments  du  moyen  Ige,  et  particuliè- 
rement ceux  de  Tépoque  k  ogive ,  se  prêtent  à  une  cImificatio&  méthodiqtte  fondée 
sur  des  lois  constantes;  il  se  livre  à  une  étude  pttlieiiKèHi  dtt  style  de  transiticm 


254  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

auquel  Fé^ise  de  Noyon  lui  semble  appartenir;  il  trace  les  limites  de  Tépoque  de 
transition,  ses  subdivisions  chronologiques  ;  puis,  se  plaçant  à  un  point  de  vue  plus 
général,  û  indique  dans  quel  sens  devraient  être  dirigées  les  recherches  de  ceux 
qui  veulent  connaître  la  véritable  signification  historique  de  la  révolution  architec- 
turale que  cette  époque  a  vue  s*accomplir.  L'examen  détaillé  de  la  cathédrale  de 
Noypn  se  trouve  dans  la  seconde  partie  consacrée  à  la  Description  des  planches. 

Études  sur  Pascal,  par  Tabbé  Flottes,  vicaire  géqéral  de  Montpellier,  professeur 
à  la  faculté  des  lettres.  Montpellier,  imprimerie  de  Boehm ,  librairie  de  Séguin ,  à 
Paris,  chez  Vaton,  i846,  in-8'  de  viii-ao4  pages.  —  L'auteur  de  cet  écrit  a  entre- 

Eris  de  défendre  Pascal  contre  les  écrivains  qui,  selon  lui,  ont  accusé  ce  grand 
omme  de  scepticisme  philosophique  et  d'aveuglement  dans  sa  foi.  Il  cherche  à 
éclaircir,  par  la  discussion  des  textes,  la  conduite  de  Pascal  à  Tégard  du  père  Saint- 
Ange,  son  influence  sur  mademoiselle  de  Roannez,  la  décision  au  sujet  du  mariage 
de  sa  nièce  Jacqueline,  l'amulette,  l'abime  imaginaire.  Il  a  choisi ,  parmi  les  Frag^ 
mrnitf,  un  certain  nombre  de  passages,  dans  le  but  de  prouver  que  la  doctrine  qQ*ik 
contiennent  est  conforme  à  celle  que  les  amis  et  les  contemporains  de  Pascal  lui  ont 
attribuée  et  qu'il  avait  professée  lui-même  dans  des  ouvrages  publiés  de  son  vivant. 
M.  Tabbé  Flottes  insiste  sur  ce  que,  pour  juger  sainement  ï Apologie,  il  faut  éviter 
de  prêter  à  Pascal  les  sentiments  qu'il  rémte  ou  qu'il  accepte  provisoirement  pour 
combattre  ses  adversaires  en  leur  opposant  leurs  propres  opinions.  Ce  travail  est 
divisé  en  cinq  parties  :  étude  de  l'esprit  et  de  la  foi  de  Pascal  dans  sa  vie;  étude  de 
l'esprit  et  de  la  foi  de  Pasciàl  dans  ses  écrits  ;  étude  de  sa  philosophie  dans  les  Pen- 
sées; doctrine  philosophique  consignée  dans  les  Pensées  sur  la  puissance  et  le^ 
limite»  de  nos  facultés  intellectuelles ,  appliquées  à  la  connaissance  de  Dieu ,  de 
)'âme  et  du  sens  moral  ;  étude  du  christianisme  de  Pascal  dans  les  Pensées. 

Essai  9ur  l'histoire  de  la  Franche-Comté,  par  M.  Edouard  Qerc,  conseiller  à  la 
cour  royale  de  Besançon;  tome  II  (  1807-1467)  ;  Besançon ,  imprimerie  et  librairie 
de  Bintot;  Paris,  librairie  de  Dumoulin,  18Â6,  in-S"*  de  viii-55i  pages.  —  Cet 
ouvrace,  dont  le  tome  I**  a  paru  en  i84o,  se  poursuit  avec  un  grand  soin  et  conti- 
nue d  oŒrir  un  récit  intéressant  des  principaux  faits  de  l'histoire  de  la  FranchcT 
Comté.  C'est  un  travail  sérieux,  qui  parait  être  le  fruit  d'un  examen  patient 
des  documents  contemporains.  Dans  la  période  de  cent  soixante  ans  qu'embrasse  le 
second  volume ,  l'auteur  s'attache  principalement  à  faire  ressortir  les  progrès  di| 
tiers-état  en  Franche-Comté;  la  résistance  de  la  féodalité,  son  déclin  et  sa  ruine; 
la  puissance  croissante  des  ducs  de  Bourgogne;  les  fortunes  diverses  de  la  maisoi^ 
de  Châlons.  Il  donne  aussi  une  grande  place  à  l'histoire  particulière  de  la  ville  de 
Besançon  et  de  sa  commune.  Nous  nous  proposons  de  revenir  prochainement  sur 
cette  publication. 

Bistoire  ei  géographie  de  Madagascar,  depuis  la  découverte  de  Vile,  en  1506,  jus- 
qu'au  récit  des  derniers  événements  de  Tamatave,  par  M.  Macé  Descartes,  membre 
titulaire  de  la  Société  orientale  de  Paris;  ouvrage -écrit  d'après  les  publications  les 
plus  récentes ,  et  accompagné  d'une  carte  nouvelle  de  Madagascar  et  de  ses  dé- 
pendances. Imprimerie  de  Crété,  à  Corbeil,  librairie  de  P.  Bertrand ,  à  Paris ,  18A6, 
in-8*  de  v-A5a  pages.  —  Ce  livre  résume  ^t  complète  les  ouvrages  les  plus  impor- 
tants qui  ont  paru  récemment  sur  Madagascar,  entre  autres  le  Précis  historique  sur 
les  établissements  fi-ançais  de  cette  île,  publié  par  le  ministre  de  la  marine,  en 
i836;  les  observations  nautiques  et  géographiques  de  M.  le  capitaine  Jehenne, 
commandant  de  la  Prévoyante  (i84i);  enfin  les  Documents  recueillis  par  M.  Guil- 
jàin,  commandant  de  la  Dordogne,  ouvrage  annoncé  dans  le  dernier  cahier  de  ç^ 


AVRIL  1846.  255 

journal  (p.  187).  M.  Macé  Descartes  a  fait  aussi  usage  du  travail  de  William  Ellis 
sur  les  tentatives  infructueuses  faites  à  Madagascar  par  les  missionnaires  de  Londres. 
L'ouvrage  est  divisé  en  deux  livres,  dont  le  premier  traite  de  Thistoire  politique 
de  rile,  le  second,  de  ses  divisions  géographiques,  de  son  climat,  de  ses  produc- 
tions, de  ses  ressources.  Le  but  de  Fauteur  est  de  démontrer  les  avantages  qu  au- 
rait pour  la  France  une  nouvelle  prise  de  possession  de  Madagascar,  que  Louis  XFV 
avait  réunie  au  domaine  de  la  couronne  par  un  édit  de  1686. 

Exploration  scientifique  de  V Algérie,  pendant  les  années  i84o,  i84i,  i84a,  pu^ 
bliée  par  ordre  du  Gouvernement  et  avec  le  concours  d'une  commission  acadé- 
mique. Sciences  hbtoriques  et  géographiques.  Tomes  VIII  et  IX.  Paris,  Imprimerie 
royale,  et  aux  librairies  de  Victor  Masson,  Langlois  et  Leclercq;  2  vol.  in-8*  de 
V111-A81  et  xxviii-396  pages,  avec  une  carte  de  Tempire  de  Maroc.  -7-  Le  tome  VIII 
comprend  une  Description  géographique  de  Vempire  de  Maroc,  par  M.  EmiUen  Renou, 
membre  de  la  commission  scientifique  d'Algérie,  suivie  d'itinéraires  et  renseigne- 
ments sur  le  pays  de  Sous  et  autres  parties  méridionales  du  Maroc,  recueillis  par 
M.  Adrien  Berbrugger.  L'ouvrage  qui  forme  le  tome  IX  a  pour  titre  :  Voyages  aans 
le  sud  de  l'Algérie  et  des  Etats  harbaresques  de  l'ouest  et  de  l'est,  par  El-'Aîachi  et 
Moula- Ali'med ,  traduits  sur  deux  manuscrits  arabes  de  la  bibliothèque  d'Alger, 
par  M.  Adrien  Berbrugger,  membre  de  la  conmiission  scientifique  d'Algérie,  con- 
servateur de  la  bibliothèque  et  du  musée  d'Alger,  suivis  d'itinéraires  et  renseigne- 
ments fournis  par  Sid-Ahmed-Oulid-Bou-Mezrag,  et  du  Voyage  par  terre  de  TAsa  à 
Tunis,  par  M.  Fabre. 

Œuvres  complètes  de  Flavius  Joseph  (lisez  Josèphe) ,  contenant  sa  vie ,  écrite  par  lui- 
même;  les  antiquités  judaïques  ;  la  guerre  des  Juifs  contre  les  Romains;  le  martyre 
des  Machabées  ;  sa  réponse  a  Apion ,  et  la  relation  de  l'ambassade  de  Philon  vers  Gains 
Galigula;  d'après  la  traduction  d'Arnauld  d*Andil1y,  revue,  corrigée  et  accompa- 
gnée de  notes,  par  MM.  Quatremère,  membre  de  l'Institut,  et  l'abbé  Glaire;  pre- 
mière livraison.  Paris,  imprimerie  de  Lacrampe,  librairie  de  Maurice,  rue  du  Pot- 
de-fer-Saint-Sulpice ,  13  ;  in- 4*  de  ho  pages.  L'ouvrage  aura  3  volumes  publiés  en 
ào  ou  45  livraisons. 

Harmonies  de  l'intelligence  humaine,  par  Edouard  Alletz;  Paris,  imprimerie  de 
J.-B.  Gros,  librairie  de  Parent-Desbarres ,  i846;  2  vol.  in-8*  de  xix-367  et  4o6 
lages. —  La  philosophie  distingue,  dans  l'âme  de  l'homme,  la  sensibilité,  la  raison, 
a  volonté.  M.  Alletz,  par  la  recherche  de  leurs  rapports,  de  leurs  harmonies,  s'ef- 
force de  les  ramener  à  l'unité.  Telle  est  l'idée  fondamentale  d'un  livre  où  sont  tou- 
chées ,  conmie  dans  les  précédentes  productions  de  l'auteur,  avec  gravité  et  agré- 
ment, un  grand  nombre  de  questions  de  métaphysique,  de  morale,  et  même  de 
littérature. 

Histoire  des  révolutions  de  la  philosophie  en  France  pendant  le  moyen  âge  jusqu'au 
XVI*  siècle,  précédée  d'une  introduction  sur  la  philosophie  de  l'antiquité  et  celle 
des  premiers  temps  du  christianisme ,  par  le  duc  de  Caraman ,  tome  I  ;  Paris ,  im- 
primerie de  Hennuyer  et  Turpin,  librairie  de  Ladrange,  i845;  un  vol.  in-8*  de 
XVI-4G3  pages.  —  L'histoire  que  nous  annonçons,  un  peu  tardivement,  était  éparse 
dans  un  assez  grand  nombre  d'ouvrages  spéciaux,  doù  l'auteur  a  eu  l'heureuse 
idée  de  la  tirer  d'abord  pour  sa  propre  instruction ,  ensuite  pour  celle  des  jeunes 
gens  et  des  gens  du  monde,  auxquels  profiteront  ses  graves  et  consciencieuses 
études.  A  ce  but,  qu'il  s'est  particulièrement  nroposé,  répondent  les  mérites  de  aon 
livre,  exposition  claire  et  facile  d*époque8  et  de  doctrines  obscures  et  peu  connues. 


c 


256         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Lé  premier  volume  conduit  les  lecteurs  jusqu'au  xii*  siècle,  qui  fournira  la  matière 
du  second.  Dans  un  troisième  volume  se  complétera  la  sujet  annoncé  par  le  titre. 

ALLEMAGNE. 

Geschichte  der  Chalifen  JUicK  handschrifilichen  grôsstentheiU  noch  anhenâtzten  Quel- 
len,  etc.  (Histoire  des  califes,  d*après  des  sources  manuscrites  de  la  plupart  desquelles 
on  ne  s*est  pas  encore  servi),  par  le  docteur  Gustave  Weil,  professeur  de  langues  orien- 
tales et  bibliothécaire  à  l'université  de  Heidelberg;  Mannheim,  grand  in-8*,tomeI* 
6i4  pages.  —  L*auteur,  déjà  connu  dans  le  monde  savant  par  la  Fie  cb  Mahomet 
et  une  Introiaction  au  Coran ^  était  préparé  k  une  publication  aussi  importante  par 
un  long  séjour  en  Orient  Non  content  de  mettre  à  contribution  les  matériaux  suc* 
cessivement  publiés  par  les  savants  français  et  étrangers,  il  a  recouru  À  de  nou- 
veUes  sources  qui  lui  ont  été  fournies  par  les  biUiothèques  de  Paris ,  de  Berlin  et 
de  Gotba.  Après  avoir  examiné  les  manuscrits  de  ces  bibliothèques ,  il  a  consigné 
dans  le  texte  de  son  ouvrage  les  résultats  de  ses  recherches,  et ,  dans  les  notes,  il 
a  rendu  compte  des  motifs  qui  l'avaient  guidé  dans  son  choix.  Ce  premier  volunae 
commence  à  la  mort  de  Mahomet  et  se  prdonge  jusqu  è  la  chute  des  califes  cm* 
miades,  vers  le  milieu  du  vni*  siècle;  il  comprend  Inistoire  de  l'Espagne,  depuis 
la  première  invasion  musulmane  jusqu'à  la  naissance  d'une  dynastie  ommiade  à 
Gordoue.  La  seconde  moitié  de  ce  volume  est  surtout  riche  en  faits  nouveaux  pui- 
sés dans  les  trois  volumes  du  texte  arabe  de  la  Chronique  de  Thahary,  que  possède 
la  bibliothèque  de  Beriin.  M.  Weil  a  montré,  par  une  foule  d'exemples,  que  les 
traductions  persanes  et  turques  de  cette  chronique,  dont  se  sont  servis  jusqu'à, 
présent  les  écrivains  orientaux  modernes  eux-mêmes,  ne  méritent  pas  beaucoup  de 
confiance.  Les  traducteurs  n'ont  pas  seulement  retranché  une  foule  de  détails  in- 
téressants ;  ils  ont  altéré  certains  fiedts  dans  un  esprit  politique  ou  religieux.  Les 
deux  volumes  suivants  seront  consacrés  à  l'histoire  des  califes  abbasskles,  y 
compris  les  dynasties  qui,  à  la  même  époque,  se  partagèrent  l'empire  musulman. 
L'ouvrage  de  M.  Weil  remplit  une  importante  lacune  aans  l'histoire  des  peuples. 
On  ne  possédait  pas  jusqu'ici  un  tableau  suivi  et  complet  de  la  nation  musulmane; 
dans  celui-ci  on  trouve  le  résumé  de  ce  qui  a  été  dit  de  plus  plausible  par  les  écri- 
vains indicèues,  contrôlé  par  ce  que  nous  ont  laissé  les  écrivains  byzantins  et  occi- 
dentaux. Souvent  le  récit  des  indigènes  est  traduit  mot  à  mot;  mais  toujours  il  est 
ramené  au  point  de  vue  européen.  La  chronologie  des  ùdïs  est  traitée  avec  beau- 
coup de  soin. 

TAJBLE. 

Revue  des  éditions  de  THisloirede  l'Académie  des  sciences  par  Fonteneile  (  l*' ar- 
ticle de  M.  Flourens) Page    103 

Nouveaux  docomentsinéditssor  Antonio  Perez  et  Philippe  II  (2*  article  deM.Mignet).  201 

Sbr  les  modifications  qui  s^opèrent  dans  le  sens  ae  la  polarisation  des  rayons 
lumineux,  iorsqulls  sont  transmis  à  travers  des  milieux  solides  ou  liquides, 
sonmis  à  des  influences  magnétiques  très-puissantes  (3*  article  de  M.  mot). .  214 

1.  Place  de  FÉgypte  dans  lliistoire  du  monde,  par  Cfal  C.  J.  Bonsen;  2.  Qioiz 
des  documents  les  plus  importants  de  Fantiqnitè  égyptienne,  par  le  D^  R.  Lep- 
sins  (2*  artidede  M.  Raonl-Rodiette ) 233 

Nouvelles  lîlténires f - • 240 

Fm  DB  U  TàlU. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


MAI  1846. 


Ubgeschichte  und  Mythologie  der  Philistaer,  Histoire  ancienne 
et  Mythologie  des  Philistins ,  ^div  M.  Hitzig.  Leipzig,  1 845,  in-8®. 


PREMIER    ARTICLE. 


AU  midi  de  la  Palestine ,  vers  les  frontières  de  l'Egypte ,  habitait  un 
peuple  qui  occupait  un  territoire  de  peu  d'étendue,  qui,  par  conséquent 
ne  pouvait  présenter  une  population  très-nombreuse,  mais  qui  se  dis- 
tinguait par  un  caractère  éminemment  belliqueux  et  indomptable.  Les 
Philistins,  car  c'est  d'eux  que  je  veux  parier,  semblent  avoir,  dès  la 
plus  haute  antiquité,  montré,  à  un  point  extrême ,  ces  inclinations  guer- 
rières. Et,  dans  le  temps  où  les  Israélites  habitaient  l'Egypte,  la  terreur 
des  armes  des  Philistins  était  si  grande,  que  Moïse,  par  Tordre  de  Dieu, 
voulant  conduire  ses  compatriotes  dans  la  terre  promise ,  ne  crut  pas 
devoir  leur  faire  prendre  la  route  directe  et  par  conséquent  la  plus 
courte  ^  dans  la  crainte  que  les  luttes  qu'ils  auraient  à  soutenir  contre 
les  Philistins  ne  rebutassent  leur  courage  et  ne  les  engageassent  à  re- 
brousser chemin  vers  l'Egypte.  Ce  fut  donc  pour  éviter  une  pareille 
résistance  que  les  Hébreux  se  virent  contraints  à  faire  un  immense  cir- 
cuit dans  le  désert  de  l'Arabie,  afin  de  pénétrer  dans  la  Palestine,  en 
traversant  le  Jourdain.  Les  Philbtins  ne  démentirent  jamais  la  réputa- 
tion d'intrépidité  qu'ils  avaient  acquise  de  temps  immémorial.  Lorsque 
les  Israélites  furent  établis  dans  la  terre  de  Chanaan ,  le  pays  occupé 

*  Exod.  ch.  xiii,  V.  17. 

33 


258  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

par  les  Philistins  avait  été  compris  dans  leurs  possessions.  Mais  ils  ne 
purent  jamais  vaincre  la  résistance  obstinée  de  ces  guerriers  redoutables, 
et  ils  furent  obligés  de  les  laisser  constamment  subsister  à  côté  d'eux. 
Les  Philistins,  non  contents  de  se  tenir  sur  la  défensive,  se  livrèrent 
envers  les  Juifs  à  des  hostilités  presque  continuelles,  les  harcelant  sans 
relâche,  les  réduisant  souvent  à  une  servitude  humiliante  et  aux  plus 
dures  extrémités. 

Le  plus  belliqueux  des  rois  juifs,  David  lui-même,  quoiqu'il  eût, 
à  plusieurs  reprises,  humilié  par  ses  victoires  l'orgueil  de  ces  rivaux 
indomptables  et  leur  eût  fait  éprouver  de  cruelles  dé&ites,  ne  put 
triompher  complètement  dé  leur  obstination  belliqueuse,  et  se  vit 
contraint,  quoique  bien  à  regret  sans  doute,  de  souQHr,  à  si  peu  de 
distance  de  sa  capitale,  une  population  inquiète  et  redoutable,  qui, 
constamment  disposée  à  prendre  les  armes ,  ne  pouvait  manquer  d'être 
pour  les  Juifs  un  fléau  toujours  subsistant.  Même  en  temps  de  paix , 
les  Philistins  faisaient  à  leurs  voisins  un  mal  irréparable;  car,  parleurs 
conseils  et  leurs  exemples  ,  ils  les  entraînaient  dans  toutes  les  supersti- 
tions de  l'idolâtrie  ^  Après  le  retour  de  la  captivité,  lorsque  les  haines 
qui  divisaient  les  deux  peuples  étaient  devenues  moins  vives,  les  Juifs 
s'allièrent  par  des  mariages  avec  les  Philistins  ^  :  et  le  langage  de  ces 
derniers  était  presque  le  seid  que  parlassent  les  enfants  nés  de  ces  unions. 

Ce  n'était  pas  seulement  contre  les  Juifs  que  les  Philistins  déployèrent 
un  courage  indomptable;  car,  au  rapport  d'Hérodote',  Azote,  l'une  de 
leurs  principales  villes,  soutint  contre  Psammétichus,  roi  d'Egypte,  un 
siège  de  vingt-neuf  ans,  le  plus  long  dont  l'histoire  ait  conservé  le  sou- 
venir. Sous  les  successeurs  d'Alexandre,  le  pays  des  Philistins  se  trouva 
réuni  à  TÉgypte;  sous  la  domination  de  Ptolémée,  ces  hommes  fa- 
rouches, amollis  par  le  contact  de  la  civilisation  grecque,  perdirent 
sans  doute  peu  à  peu  leurs  inclinations  féroces,  et,  par  suite ,  sentirent 
diminuer  le  courage  guerrier  qui  les  avait  jadis  rendus  si  redoutables; 
car,  sous  le  règne  des  princes  Asmonéens,  ainsi  que  sous  celui  d'Hérode , 
nous  voyons  les  villes  qui  composaient  le  domaine  des  Philistins  sub- 
juguées avec  une  facilité  extrême;  et  la  principale  de  ces  places,  celle 
de  Gaza,  est  nommée  par  Joseph  une  ville  grecque^. 

Quant  aux  forces  vraiment  prodigieuses  que  les  Philistins  déployè- 
rent en  plusieurs  circonstances,  il  n'y  a  rien  qui  puisse  surprendre. 
D'abord,  ce  peuple,  établi  dans  une  région  fertile,  avait  dû  se  multi- 

'  ba!e,  ch.  ii,  v.  6.  — *  Néhémie,  ch.  xin,  v.  aS.  —  '  Histor.  lib.  II,  cap.  clvii 
—  *  AMiqaitjudaic.  lib.  XVI,  cap.  n,  p.  86a. 


MAI  18â6.  259 

plier  d  une  manière  remarquable.  En  second  lieu ,  il  est  difficile  de 
croire  que;  les  armées  des  Pliilistins  se  composassent  uniquement  d'ha- 
bitants du  pays.  Au  moment  dune  expédition  guerrière,  les  Philistins, 
sans  doute,  faisaient  un  appel  aux  peuples  voisins,  qui,  comme  eux, 
voyaient  d'un  œil  jaloux  la  pro^érité  des  Juifs.  Et  les  troupes  des 
Philistins  se  grossissaient  d'une  foule  d'aventuriers,  qu'attirait  sous  le 
drapeau  la  soif  du  sang,  l'amour  du  pillage. 

L'existence  d'un  pareil  peuple  a  dû  piquer  la  curiosité  des  historiens , 
des  géographes.  On  s'est  demandé  si  ces  Philistins  avaient  toujours  oc- 
cupé le  pays  où  Thistoire  nous  indique  leur  établissement ,  et  à  quelle 
race  d'hommes  ils  appartenaient;  aussi,  parmi  les  érudits  qui  ont  fait 
du  texte  des  livres  saints,  des  antiquités  et  de  la  géographie  biblique, 
l'objet  de  leurs  doctes  investigations,  il  en  est  peu  qui  n'aient  au  moins 
consacré  quelques  mots  à  ce  sujet  intéressant.  Au  nombre  de  ceux  par 
qui  cette  question  a  été  traitée  avec  le  plus  d'érudition  et  de  critique , 
il  faut  placer  Bochart,  Reland,  D.  Calmet,  Michaëlis,  M.  Movers. 
M.  Hitzig  vient  tout  récemment,  et  dans  un  ouvrage  spécial ,  de  présenter 
cette  matière  sous  une  face  toute  nouvelle,  et  il  a  entrepris  d'offrir  à  ses 
lecteurs  une  monographie  complète,  dans  laquelle  il  a  discuté  à  fond 
tout  ce  qui  a  trait  à  l'histoire  et  à  la  religion  des  Philistins.  Ce  livre,  écrit 
en  allemand,  et  qui  forme  un  volume  in-8**de  817  pages,  se  compose 
de  trois  livres.  Le  premier  traite  de  l'origine  des  Philistins ,  de  lei^ 
langue  ;  le  second ,  de  la  géographie  de  la  contrée  occupée  par  les  Phi- 
listins et  de  leur  établissement  dans  la  Palestine;  le  trobième ,  des 
divinités  qui  étaient  adorées  chez  ce  peuple. 

Les  sources  dans  lesquelles  on  peut  puiser  les  détails  relatifs  à  f  ori- 
gine des  Philistins  ne  sont  pas  en  grand  nombre,  et  se  réduisent  à 
quelques  détails  dispersés  dans  les  livres  de  la  Bible.  Il  faut  donc  une 
grande  sagacité,  non  pas  pour  réunir  ces  renseignements  isolés,  mais 
pour  les  coordonner  ensemble  et  en  feire  sortir  une  relation  historique 
qui  offre  tous  les  caractères  de  la  vraisemblance. 

Les  Philistins ,  avant  de  venir  occuper  le  midi  de  la  Palestine ,  avaient 
habité  un  autre  pays  qui  était  leur  berceau ,  celui  de  leurs  ancêtres;  mais 
dans  quelle  partie  du  monde  était  situé  ce  pays,  siège  de  leur  habitation 
primitive?  A  quelle  race  d'hommes  se  rattachaient  ces  farouches  et  re- 
doutables Philistins?  Voilà  la  question  qu'il  s'agit  de  résoudre,  et  qui 
présente,  il  faut  le  dire,  d'assez  grandes  di£Bcultés.  Suivant  le  récit  de 
Moïse  \  Misraîm,  fils  de  Kham,  fut  père  des  Loudis,  des  Anamis,  des 

*  Genèse,  ch.  x,  ▼.  i3  et  fuiv. 

33. 


260  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Lehabis,  des  Naftouhis,  des  Fatbrusis,  des  Kasiouhis,  du  milieu  des- 
quels sortirent  les  Philistins,  et  des  Kaphtoris. 

V  :  •    \  :  "         V  :  •  t  :  v  :  •  T-:         v  :  •  v        -  t         •  -  :    • 

onfiDD  n{«i  DTHî^^sn  a^  ^ait^  'wa  d^h^dd  ni<i  D>D-inD 

:  -         V  :  •     :    •   :  -  t    •  :  t        v  — .  •   \  :  -         v  :  •    \  :    - 

Ailleurs  ^  le  même  écrivain  s  exprime  en  ces  termes  iwLes  Avvéens, 
qui  habitaient  dans  des  bourgs  jusqu'à  la  ville  de  Gaza,  furent  exter- 
minés par  les  Kaphtoris,  qui  sortaient  de  Kaphtor  et  qui  s'établirent  à 
leur  place.  »  On  lit  dans  le  prophète  Jérémie^  :  «Dieu  ruinera  les  Phi- 
listins, ces  restes  de  l'île  de  Kaphtor,  »  nni<îî;  D>ril!^^D  D^  mh?  ll)Û 

llhpD  "^J^f.  Dieu  dit  par  la  bouche  du  prophète  Amos*  :  aN'ai-je  pas 
fait  sortir  les  Israélites  de  l'Egypte,  et  les  Philistins  de  Kaphtor.  »  L'au- 
teur des  Paralipomènes*  répète  les  détails  que  nous  avons  transcrits, 
d'après  le  livre  de  la  Genèse. 

Maintenant,  quelle  était  l'île  de  Kaphtor?  Quel  était  le  peuple  ap- 
pelé Kashahis  ?  Il  est  visible  que  ce  pays  et  ce  peuple  se  trouvaient 
.dans  le  voisinage  l'un  de  l'autre ,  puisque  les  écrivains  sacrés  ont  pu 
attester,  sans  se  contredire  et  d'une  manière  indifférente,  que  les 
Philistins  étaient  sortis  primitivement  ou  de  Kaphtor  ou  de  la  con- 
trée des  Kasiouhis.  Dans  quelle  partie  du  globe  faut-il  chercher  ces 
deux  pays?  Bochart,  s'appuyant  sur  l'autorité  de  Joseph,  a  supposé 
que  Kaphtor  représentait  la  Cappadoce,  et  que  les  Kasiouhis  n'étaient 
autres  que  les  habitants  de  la  Colchide,  qui,  au  rapport  d'Hérodote, 
étaient  une  colonie  d'Égyptiens.  M.  Lenormand  a  adopté  l'opinion  de 
Bochart,  mais  cette  explication  paraît  peu  vraisemblable.  D'abord,  le 
mot  hébreu  '^î<,  que  Ion  traduit  ordinairement  par  île,  s'il  n'a  pas 
toujours  cette  signification  restreinte,  désigne,  au  moins,  un  lieu  situé 
sur  le  rivage  de  la  mer.  Or  ce  caractère  ne  saurait  convenir  à  la  Cappa- 
doce, qui  était  une  province  toute  méditerranée.  En  second  lieu,  si  l'on 
admet  (ce  qui,  malgré  l'autorité  d'Hérodote,  me  paraît  extrêmement 
douteux)  que  les  habitants  de  la  Colchide  étaient  réellement  une  colo- 
nie d'Égyptiens,  l'établissement  de  cette  colonie  n'aurait  remonté  qu'au 
temps  des  expéditions  de  Sésostris,  et  aurait  été,  par  conséquent,  pos- 
térieure à  l'époque  où  écrivait  Moïse.  D.  Calmct,  dans  une  première 
dissertation ,  exprime  une  autre  hypothèse ,  savoir  ;  que  l'île  de  Kaph- 
tor représentait  l'île  de  Chypre.  Cette  opinion  lut  développée  et  confir- 

'  Deateronom,  ch.  ii .  v.  aS.  —  '  Ch.  xlvii  ,  v.  4.  —  *  Ch.  ix,  v.  7.  —  *  Lib.  I, 
ch.  I,  V.  12. 


MAI  1846.  261 

mée  par  Michaèlis^  qui  s'appuya  principalement  sur  une  médaille  phé- 
nicienne expliquée  par  Swinton,  et  oii  ce  savant  avait  cru  lire  le  mot 
Kaphtor  TIDDD  comme  s'appliquant  à  Tîle  de  Chypre.  Cette  combinai- 
son, au  premier  coup  d'oeil,  paraissait  fort  heureuse.  La  position  de  Tile 
de  Chypre,  si  voisine  des  côtes  de  la  Palestine,  semblait  avoir  dû  être 
le  berceau  des  colons  qui  s'étaient  établis  sur  le  littoral  de  la  Palestine. 
Le  nom  même  de  Chypre  offrait  une  analogie  frappante  avec  celui  de 
Tir)pD,  mais  une  raison  décisive  milite  contre  celte  assertion.  Moïse^, 
passant  en  revue  les  descendants  de  Japhet,  dit  que  Javan  engendra 
entre  autres  enfants  Kittim  D'^P?.  Or  le  mot  D'^P)?,  qui  signifie  propre- 
ment les  habitants  de  la  ville  de  Citium,  désigne,  par  extension,  dans  le 
langage  de  rÉcriture,  la  totalité  des  habitants  de  l'île  de  Chypre  et  cette 
île  elle-même.  11  est  donc  impossible  de  croire  que  Moïse  ait  fait  ici  une 
double  mention  du  même  pays,  et  que,  l'indiquant  sous  deux  noms  bien 
différents,  il  ait  attribué  aux  habitants  de  cette  contrée  deux  origines 
dont  l'une  exclut  nécessairement  l'autre.  L'argument  tiré  de  la  médaille 
phénicienne  expliquée  par  Swinton  ne  saturait  avoir  aucune  autorité; 
car  la  légende,  mal  interprétée  par  l'antiquaire  anglais,  ne  paraît  nul- 
lement devoir  s'appliquer  à  l'île  de  Chypre. 

Dom  Calmet,  dans  une  seconde  dissertation,  changea  complètement 
d'avis,  et  soutint  que  le  mot  Kaphtor  avait  dû  désigner  l'île  de  Crète. 
Cette  opinion,  adoptée  par  Gesenius ' ,  a  été  reproduite,  avec  de  nou- 
veaux détails  et  quelques  modifications,  par  M.  Hitzig.  Le  principal 
motif  qui  ait  guidé  ces  savants  et  leur  ait  fait  admettre  cette  hypothèse 
ingénieuse,  est  l'existence  d'un  peuple  appelé,  en  hébreu,  Kréti,  qui 
habitait  les  côtes  de  la  mer  Méditerranée,  au  sud  de  la  Palestine,  et 
que  l'on  confond  ordinairement  avec  les  Philistins.  Je  vais  revenir  sur 
cette  assertion. 

M.  Hitzig,  pour  faire  disparaître  cette  sorte  de  contradiction  qui  se 
trouve  dans  les  récits  des  écrivains  de  la  Bible,  dont  les  ims  assurent 
que  les  Philistins  étaient  sortis  de  Kaphtor  et  d'autres  qu'ils  venaient 
du  pays  des  Kaslouhis,  a  recours  à  une  hypothèse  ingénieuse.  Il  suppose 
que  ce  dernier  nom  désignait  un  canton  de  TÉgypte  inférieure;  que 
des  Pélasges,  partis  de  l'île  de  Crète,  étaient  venus,  à  une  époque 
an  té-historique ,  s'établir  dans  la  basse  Egypte;  que  de  là,  par  suite  de 
circonstances  dont  l'histoire  n'a  pas  gardé  le  souvenir,  ils  s'étaient  fixés 
dans  la  partie  méridionale  de  la  Palestine.  Pour  rendre  raison  de  la 

*  Spicilegium  geoqraphiœ  exterm,  p.   276  et  suîv.  —  *  Genèse,  cL  x,  y.  4. 

^  Lexicon  lingum  hebraœ,  p.  5oo. 


262  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

faiblesse  primitive  des  Philistins,  et  de  la  position  redoutable  que  nous 
les  voyons  prendre  à  f  époque  où  les  Israélites  étaient  établis  dans  la 
terre  de  Chanaan,  M.  Hitzig  conjecture  que  deux  émigrations,  parties 
directement  de  Tile  de  Crète,  vinrent  successivement  fixer  leur  de- 
meure au  nord  du  pays  occupé  par  les  Philistins,  et  que  cette  circons- 
tance, en  expliquant  Taccroissement  de  forces  que  ces  derniers  sem- 
blaient avoir  acquises  depuis  leur  premier  établissement,  rend  une 
raison  suflisante  du  nom  de  Kréti,  "^riO,  appliqué,  dans  la  Bible,  à  ce 
même  peuple.  Enfin,  M.  Hitzig,  pour  achever  de  démontrer  Torigine 
pélasgique  des  PhilbtinSt  essaye  de  prouver  que  leur  langue  était  iden- 
tique avec  le  sanscrit,  et  c'est  à  ce  dernier  idiome  qu'il  emprunte  Té- 
tymologie  des  noms  propres  que  la  Bible  donne  à  des  personnages  et 
à  des  villes  de  la  contrée  occupée  par  ce  peuple. 

Ce  système,  à  coup  sûr,  est  ingénieux,  bien  lié  dans  toutes  ses  par- 
ties, et  appuyé  sur  une  vaste  érudition;  mais  est- il  également  solide? 
«Poserais  ne  pas  le  croire.  D'abord ,  l'existence  d'un  pays  appelé  Kas- 
louh,  qui  devait  faire  partie  de  l'Egypte  inférieure,  ne  se  trouve  indi- 
quée nulle  part.  En  second  lieu,  l'arrivée  d'une  colonie  pélasgique, 
qui  vint  s'établir  en  Egypte,  parait  peu  naturelle,  quand  on  réfléchit 
au  caractère  peu  hospitalier  des  Égyptiens  et  à  la  haine  que ,  dans  ces 
temps  reculés,  ils  témoignaient  pour  les  étrangers.  En  troisième  lieu, 
le  mot  Kréti,  "^Ol?»  employé  pour  désigner  un  peuple  particulier, 
semble  remonter  à  une  époque  bien  moins  ancienne  que  ne  le  sup- 
pose M.  Hitzig.  Ce  nom  ne  se  trouve  ni  dans  le  Pentateuque ,  ni  dans 
le  livre  de  Josué,  ni  dans  celui  des  Juges.  Il  est  donc  probable  que, 
jusqu'à  répoque  de  l'établissement  de  la  royauté  chez  les  Juifs,  le  mot 
Kréti  n existait  pas  encore,  ou  que,  du  moins ,  le  peuple,  qui  le  portait 
n'était  pas  encore  établi  dans  les  parages  où  on  le  trouve  postérieu- 
rement. Le  premier  endroit  où  cette  dénomination  se  rencontre  est 
un  passage  du  i*  livre  de  SamueP.  David,  ayant  appris  qu'un  parti 
d'Amalécites  avait  pillé  la  ville  de  Siceleg ,  se  mit  à  la  poursuite  de  ces 
brigands.  H  rencontra,  sur  sa  route,  im  homme  à  demi- mort,  qu'ils 
avaient  laissé  derrière  eux.  Cet  homme  étant  revenu  à  lui ,  dit  à  David  : 
a  Nous  avons  fait  une  incursion  au  midi  des  Kréti  et  sur  le  territoire 
de  la  tribu  de  Juda.i»  Nous  voyons,  par  plusieurs  passages  des  livres 
de  Samuel,  que  David  avait  choisi,  pour  composer  sa  garde,  un  corps 
de  Kréti  et  de  Pléii.  Dieu  dit,  par  la  bouche  du  prophète  ÉzéchieP  : 
«  Voilà  que  j'étendrai  ma  main  sur  les  Philistins;  que  j'exterminerai  les 

*  Ch.  XXX,  V.  lâ.  —  •  Oi.  XXV,  V.  16. 


MAI  1846.  263 

Kréti;  que  je  ferai  périr  le  reste  des  habitants  du  rivage  de  la  mer.  )i 
Nous  lisons,  dans  le  prophète  Sophonie^:  a  Malheur  aux  habitants  du 
rivage  de  la  mer,  à  la  nation  des  Kréti;  la  parole  de  Dieu  s*est  fait 
entendre  contre  vous,  ô  Chananëens,  ô  terre  de  Philistins;  je  fanéan- 
tirai,  en  sorte  que  tu  resteras  sans  habitants.» 

Dans  tous  ces  passages,  si  je  ne  me  trompe,  il  est  impossible  d'ad- 
mettre l'identité  des  Kréti  avec  les  Philistins.  Puisque  les  deux  noms 
se  trouvent  indiqués  successivement  et  dans  le  même  verset,  on  doit 
conclure  de  là  qu'ils  s'appliquent  à  deux  peuples  distincts.  D'un  autre 
côté,  il  est  difficile  de  supposer  que  David  ait  admis  auprès  de  sa  per- 
sonne ,  pour  composer  sa  garde ,  un  corps  de  Philistins.  On  sait  com- 
bien ce  peuple  était  ennemi  des  Hébreux;  et  David,  durant  tout  son 
règne,  eut  constamment  les  armes  à  la  main  pour  réprimer,  sans 
pouvoir  les  dompter,  ces  voisins  turbulents  et  intraitables.  Mais,  dit 
M.  Hitzig,  les  Philistins  ne  se  montrèrent  pas  toujours  au  même  degré 
les  ennemis  implacables  des  Juifs.  David,  poursuivi  par  Saûl,  trouva 
auprès  d'Âchis,  roi  de  Gath,  un  accueil  bienveillant.  Mais  je  répondrai 
que  cette  hospitalité  accordée  à  David  par  le  roi  philistin  fut  moins  un 
acte  de  sympathie  qu'un  trait  de  politique.  Achis,  voyant  dans  David 
un  prétendant  au  trône  d'Israël ,  sachant  quelles  persécutions  ce  prince 
avait  éprouvées  de  lu  part  de  Saûl,  pensait  bien  que  David  nourrissait 
contre  ce  monarque  une  haine  vive  et  profonde.  Il  espérait  donc,  en 
s'attachant  par  ses  bienfaits  un  honune  tel  que  David ,  se  procurer  un 
auxiliaire  puissant  qui ,  par  son  courage  et  par  le  nombre  de  partisans 
qu'il  comptait  dans  le  royaume  d'Israël,  pourrait  paralyser  les  forces 
de  Saûl  et  exciter  une  révolution  favorable  aux  projets  ambitieux  des 
Philistins.  Aussi  nous  voyons  qu' Achis  ne  tarda  pas  à  solliciter  David 
de  se  préparer  à  la  guerre  et  de  l'accompagner  dans  l'expédition  qu'il 
préparait  contre  les  Juifs. 

M.  Hitzig ,  pom*  expliquer  comment  David  put  choisir  des  Philistins 
pour  composer  sa  garde,  allègue  que  les  rois  ont  souvent,  admis  de 
préférence  des  étrangers  pour  remplir  ce  poste  de  confiance.  U  aurait 
pu  ajouter  à  son  énumération  la  garde  scythe  d'Athènes  et  les  varanges 
des  empereurs  de  Gonstantinopie.  Mais  ces  exemples,  suivant  moi  »  ne 
prouvent  rien.  David  n'aurait  pu,  sans  une  haute  imprudence ,  confier 
la  garde  de  sa  personne  à  des  hommes  choisis  parmi  ces  Philistins  qui 
étaient  ses  ennemis  acharnés ,  avec  lesquels  il  était  obligé  de  soutenir 
des  luttes  presque  journalières.  Il  eût  été  à  craindre  que  ces  hommes, 

»Ch.  ii,v.  5. 


264  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

égarés  par  Tamour  de  leur  pays  ou  séduits  par  l*appât  de  lor,  ne  fussent 
tiêhtés  de  rendre  à  leurs  compatriotes  un  service  signalé,  en  les  déli* 
vrant  d*un  prince  qui  était,  à  coup  sûr,  leur  plus  terrible  adversaire. 

Il  me  parait  probable  que  les  Kréti  habitaient  au  midi  de  la  contrée 
des  Philistins,  sur  le  rivage  de  la  mer  Méditerranée,  du  côté  qui  re- 
garde les  frontières  de  TÉgypte.  Et  un  passage  d*Hérodote  vient  par- 
faitement à  f appui  de  mon  opinion.  Au  rapport  de  l'historien  grec^, 
«Depuis  la  Phénicie  jusqu'aux  environs  de  la  ville  de  Kadytis,  la  con- 
trée est  habitée  par  les  Syriens  appelés  Palestiniens.  Depuis  Kadytis 
jusqu'à  la  ville  de  lenusos,  les  marchés  appartiennent  aux  Arabes; 
ensuite,  et  jusqu'au  lac  Serbonis,  habitent  des  Syriens.»  Ce  passage 
curieux  démontre  qu'au  midi  de  la  contrée  des  Philistins  il  existait  une 
côte  assez  considérable,  occupée  par  les  Arabes.  Or,  comme  les  pas- 
sages de  la  Bible  nous  montrent  les  Kréti  établis  dans  ces  mêmes  pa- 
rages, je  crois  qu'ils  constituaient  une  tribu  arabe  que  l'appât  du  gain 
avait  fixée  sur  le  rivage  de  la  mer  Méditerranée,  et  qu'ils  n'avaient  rien 
de  commun,  ni  avec  les  Philistins»  ni  avec  les  Cretois. 

Quant  à  l'opinion  émise  par  Michaèlis ,  et  adoptée  par  feu  M.  Gese- 
nius,  que  les  Kréti  et  les  Pléti,  qui  se  trouvaient  auprès  de  la  personne 
de  David,  étaient  simplement  des  boarreaax  et  des  coarears,  cette  opi- 
nion a  été,  avec  toute  raison,  rejetée  par  M.  Hitzig.  Nous  ne  voyons 
pas  qu'il  existât,  chez  les  Juifs,  d*hommes  spéciaux,  chargés  de  remplir 
les  tristes  fonctions  de  bourreau.  Une  exécution  capitale,  ainsi  qu'on 
le  voit  par  Thistoirc  de  Gédéon,  par  celle  de  Salomon,  etc.,  était  sou- 
vent confiée  au  zèle  et  au  dévouement  d'un  personnage  distingué  par 
son  rang.  D'ailleurs  le  verbe  fl^D ,  dont  on  voudrait  faire  dériver  le 
mot  "^ri^lD ,  ne  signifie  nulle  part  mettre  un  homme  à  mort.  Quant  au  mot 
^fl /p ,  auquel  on  a  voulu  donner  le  sens  de  coureur,  il  ne  saurait  ad- 
mettre cette  explication.  Le  verbe  arabe  oJi ,  dont  on  prétend  faire 
dériver  ce  nom,  ne  signifie  pas  courir,  mais  s'échapper,  ce  qui  est  bien 
différent.  Il  est  plus  probable  que  les  Pléti ,  parmi  lesquels  David  avait 
été  chercher  des  gardes  du  corps,  composaient  une  tribu  arabe  qui 
habitait  sans  doute  dans  le  voisinage  des  Kréti. 

M.  Movers,  dans  son  ouvrage  sur  les  Phéniciens  ^,  a  émis,  relati- 
vement à  Torigine  et  à  rétablissement  des  Philistins ,  une  opinion 
différente  de  celles  que  je  viens  de  passer  en  revue.  Dans  Thypothèse 
de  ce  savant,  les  Philistins  (car  c'est  là  leur  ancien  nom,  celui  de 
Kréti  ne  leur  ayant  été  donné  qu'à  une  époque  plus  récente)  consti- 

*  Historia,  lib.  Ilf ,  cap.  v.  —  •  Die  Phônizier,  t.  I,  p.  3  et  4. 


MAI  1846.  265 

tuaient  un  peuple  de  guerriers  indépendants ,  qui ,  suivant  le  témoignage 
de  Justin  ^,  s'étaient  rendus  redoutables  aux  Sidoniens  ;  qui  eurent  des 
guerres  à  soutenir  contre  les  Lydiens^,  dont  les  Cariens  tiraient  leur 
origine  ';  Tîle  de  Kaphtor,  suivant  M.  Movers,  ne  peut  répondre  à  celle 
de  Crète*.  Il  n ose  décider  si  elle  représente  Tile  de  Cythère  ou  celle  / 

de  Chypre.  Ce  furent  les  Philistins  qui,  sous  le  nom  de  Hycsos*,  firent 
une  invasion  dans  la  basse  Egypte,  et  subjuguèrent  cette  contrée.  G  esr, 
suivant  lui,  à  leur  existence  dans  ce  pays  qu*il  faut  rapporter  la  tradi- 
tion égyptienne,  mentionnée  dans  f histoire  d'Hérodote,  et  d'après  la- 
quelle un  berger  nommé  Philitis  aurait  été  le  fondateur  des  pyramides. 
Les  Philistins,  chassés  de  l'Egypte ,  se  réfugièrent  dans  l'île  de  Kaphto;*^ 
(la  Crète),  d'où,  expulsés  par  les  colonies  grecques,  ils  retournèrent 
en  Palestine.  Une  autre  partie  fit  voile  vers  l'Afrique. 

Ce  système ,  sur  lequel  j'aurai  occasion  d'exprimer  plus  tard  mon 
sentiment,  parait  bien  lié  dans  toutes  ses  parties.  Toutefois  je  ne  sau- 
rais adopter  qu'un  seul  point,  je  veux  dire  l'identité  des  Philistins  avec 
les  Hycsos,  les  pasteurs  conquérants  de  l'Egypte.  Quant  à  rétablisse- 
ment de  ce  peuple  dans  l'ile  de  Crète  ou  dans  celle  de  Chypre,  et  à  leur 
retour  dans  la  Palestine ,  cette  assertion ,  à  laquelle  j'ai  répondu  précé- 
demment, ne  repose  sur  aucun  fait  historique,  et  n'est  appuyée  que 
sur  des  conjectures. 

S'il  m'est  permis,  à  mon  tour,  d'émettre,  sur  un  sujet  si  difficile,  et 
qui  échappe  aux  investigations  de  l'histoire,  une  hypothèse  tant  soit 
peu  probable,  je  crois  que  les  Philistins  étaient  originaires  de  l'Afrique, 
et  voilà  sur  quels  motifs  s'appuie  ma  conjecture.  Nous  avons  vu  plus 
haut  que,  suivant  le  récit  de  Moïse  et  des  autres  écrivains  hébreux, 
les  PÛlistins  étaient  venus  du  pays  de  Kaphtor  ou  de  celui  des  Kas- 
louhis;  ce  qui  semble  indiquer  que  ces  deux  pays  étaient  très-voisins 
I  un  de  l'aiitre.  Suivant  ce  qu'on  lit  dans  la  Genèse,  «  de  Misraïm  étaient  \ 
issus  les  Loudis,  les  Anamis,  les  Lehabis,  les  Naftouhis,  les  Phatrousis, 
les  Kaslouhis  et  les  Kaphtoris.  »  Misraïm  ayant  été  le  père  des  Égyp- 
tiens, les  autres  enfants  nés  du  même  prince  doivent  avoir  établi  leurs 
demeures  en  Afrique.  Or,  comme  les  descendants  de  Kousch  avaient 
occupé  les  pays  qui  s'étendent  au  midi  de  l'Egypte,  la  Nubie,  l'Ethio- 
pie, il  est  probable  que  ê*est  è  l'occident  de  l'iË^ypte  qu'il  faut  placer 
les  peuples  issus  de  Misraïm.  Les  LoaiOs,  qui  se  trouvent  ici  nommés 
on  première  ligne,  ne  représentent  pas,  sans  doute,  les  Lydiens  de 

*  Historia,  lib.  XVIII,  cap.  m.  —  *  Dis  Pidnùfier,  1. 1,  p.  17.  —  *  IHd.  p.  19. 
-^  •  Ihid,  p,  99.  —  •  /Wdf.  p.  3S,  34,  36,  37.  -^  •  P.  44. 

34 


266  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

TAaie  Mineure.  Ce  dernier  peuple  devait  appartenir  à  une  race  bien 
différente,  celle  de  Japbet.  Dans  les  Loudis  de  Moïse,  je  reconnais  la 
grande  nation  des  Lewata,  la  plus  puissante  des  tribus  de  race  berbkte. 
Les  Lehabis  sont  les  Libyens.  Les  Naftoubis  répondent,  je  crois,  à  une 
des  tribus  berbères,  cdle  des  Nafzah^  ou  celle  degNa^oasah.  hesPhur 
traasis  ont  été,  assez  ordinairement,  pris  pour  les  babitants  de  la  TJhé^ 
baide;  mais  celte  conjecture  ne  me  parait  pas  admissible.  En  effet, 
Misraîm  ayant  été  le  père  des  habitants  de  TÉgypte ,  ceux  de  la  Tbébaîde 
comme  ceux  d0  ÏÉgypte  infén^ure  se  .ti^uy^enti  nat^rellementr^i^s 
parmi  ses  descendants,  sans  qu*il  fqt^nécessaire  d*indiqucr  d'une  ma- 
nière spéciale  les  habitants  de  telle  ou  telle  partie  de  cette  contrée.  Si 
je  ne  me  trompe ,  les  Pbatrousis  du  rédt  de  Moïse  nous  représentent 
les  Pharusiens,  qui  occupaient  une  partie  de  ce  qu'on  nomme  aujour- 
d'hui Tempirc  de  Maroc*  Le  nom  de  KaphiM'  pouvait  désigner  une 
partie  du  même  royaume. 

Quant  aux  Kaslouhis,  j'y  reconnais  les  Schelouh  qui,  de  nos  jours  en- 
core» composent  une  grande  division  de  la  nombreuse  nation  dont 
les  membres,  sont  désignés,  d'une  manière  abusive,,  par  le  nom  de 
Berbères:;  on  conçoit  que  ces  hommes,  qui,  dans  tous  les  temps,  se 
montrèrent  avides  de  pillage,  avaient,  de  bonne  heure,  parcouni 
l'Afrique  pour  y  exercer  leurs  brigandages.  Que,  se  trouvant  attirés 
par  l'appât,  des  ricbesseis  de  TEgypte,  ils  aient  tenti  une  incurdon 
dans  cette  contrée,  et  réussi  à  s'en  rendre  les  maîtres,  la  chose  n'a  rien 
d^improbable.  C'est  ainsi  qu'à  des  époques  plus  récentes  nous  voyons 
les  Malices,  qui  appartenaient  à  la  même  race,  infester  pjar  leurs  bri- 
gandages TEgypte  et  les  contrées  voisines.  On  peut  croire  que ,  dans  la 
suite,  les  Egyptiens,  poussés  à  bout  par  les  exactions  de  ces  hommes 
farouches,  prirent  les  armçs  avec  le  courage  du  désespoir,. pai;viu9r^t; 
k  chasser  leurs  oppresseurs,  et  les  contraiguircnt «de  se  réfu^r  dans  la 
partie  méridionale  de  là  P&le^Une.  Cette  révolution  eut  lien,  sans  doute, 
di^pint  le  temps  qui  s'écou}a  entre  l'époque  d'Abraham,  d'Isaac,  de 
Jacob,  et  celle  de  Moise;  car  il  pai^t  certain  qu? ,  antérieurement  à 
la  naissance  de  ce  dernier,  une  révolution  s  était  opérée  au  suï  de  la 
Palestine.  Moise  voulant  fiôre  sortir  les  Ilchroux  de  TËgypte,  Dieu  lui 
recommande  de  ne  pas  les  conduire  par  la  route. dir^te,  celle  qui  tra- 
versait le  pays  des  Philistins ,  dans  la  crainte  que  les  Juils»  obligés  de 
lutter  contre  ces  homïnesi  redoutables,  ne.  p^i^di^sent  courage,. et  ne 
prissent  le  parti  de  retourner  en  Egypte.  Il  est  donc  clair  qu'il  existait 
dans  ces  parages  un  peuple  éminemment  belliqueux»  et  qui,  aussi  in- 
quiet que  superbe,  n'aunait  pas  manqué  d'opposer  une  digue  invin- 


MAI  1846.  267 

cible  au  passage  des  Israélites.  T)r  un  pareil  peuple  ne  semble  avoir 
eu  rien  de  commun  avec  ces  pacifiques  Philistins ,  qui  avaient  montre 
pour  Abraham  et  pour  Isaac  une  bienveiUance  si  franche,  si  loyale; 
pour  qui  la  possession  d'un  puits  était  un  véritable  trésor;  dont  le  roi, 
Abi-*Melek,  disait  à  Isaac  :  «  Retire-toi  de  chez  nous ,  car  tu  es  plus  puis- 
sant que  nous;»  qui  formait  avec  ce  patriarche  ime  alliance  dans  la- 
quelle régnait  une  bonne  foi  exemplaire  ;  qui  servait  le  vrai  Dieu ,  et 
s'effrayait  à  l'idée  de  commettre  une  faute  grave,  en  enlevant  une  femme 
mariée ,  et  d'attirer  sur  lui  la  vengeance  du  Dieu  de  Tunivers.  Il  est 
donc  à  croire  que  cette  bonne  et  honnête  population  avait  été  ou  ex- 
terminée ou  chassée  de  ses  habitations  par  f  arrivée  des  hordes  turbu- 
lentes qui  occupèrent  la  même  contrée. 

Mais,  dira-t-on,  le  peuple  qui  habitait  ce  pays,  dès  le  temps  d'Abra- 
ham, portait  déjà,  suivant  Moïse,  le  nom  de  PhiUstins.  Comment  le 
même  nom  s*appiiqua-til  à  la  nouvelle  population?  Je  répondrai  que, 
smvant  toute  apparence,  dès  les  temps  les  plus  anciens,  la  contrée  située 
aa  midi  de  la  terre  de  Chanaan  était  désignée  par  la  dénomination  de 
PMÊtehet  tWyp ,  et  le  peuple  qui  f  occupait  se  donnait  à  lui-même 
un  nom  dérivé  du  lieu  de  son  habitation.  C'est  ce  qu'avaient  fait  les 
premiers  habitants;  c'est  ce  que  firent,  sans  doute,  les  nouveaux  occu- 
pants, qui,  peut-être,  n'étaient  pas  fâchés  de  déguiser  ainsi  leur  origine 
un  peu  barbare. 

Quant  aux  Awéens  qui,  suivant  le  récit  de  Moïse,  habitaient  des 
bourgs,  étendaient  leurs  demeiurcs  jusqu'à  Gaza,  et  furent  exterminés 
par  les  Philistins,  leur  existence  ne  contredit  en  rien  ce  que  Moïse 
rapporte  relativement  aux  premiers  Philistins  qui  occupaient  ces  pa- 
rages. En  effet,  il  est  facile  de  concevoir  que  les  Avvéens  habitaient 
le  pays  simultanément  avec  ces  Philistins;  qu'ils  occupaient  la  con- 
trée méridionale  ou  celle  qui  avoisine  le  rivage  de  la  mer,  tandis  que 
les  philistins  s'étendaient  du  côté  du  nord-est.  On  conçoit  aussi  que  les 
Awéens,  se  trouvant  sur  le  passage  des  nouveaux  conquérants,  furent 
en  partie  exterminés  par  eux;  toutefois  ils  ne  furent  pas  détruits  entiè- 
rement ,  car,  dans  le  livre  de  Josué  ^,  les  Avvéens  sont  désignés  comme 
habitant  au  voisinage  des  Philistins.  Nous  trouvons  aussi,  dans  la  tribu 
dé  Benjamin^,  une  ville  appelée  Avvhn  D^l^n  sans  doute  parce  qu'elle 
était  habitée  par  un  reste  de  ce  peuple. 

A  quelle  race  appartenaient  les  Avvéens?  C'est  un  point  sur  lequel 
il  est  difficile  de  prononcer.  M.  Hitzig  croit  qu'ils  faisaient  partie  de 


'  Chap.  XIII,  ^.  3.  —  '  Josué^  ch.  xviit,  t.  a3. 


34. 


268  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  confédémlion  chananéeune,  et  qu'ils  formaient  une  colonie  venue 
de  la  ville  d'Awali ,  située  sur  le  bord  de  l'Euphrate.  Cette  supposition 
noflre,  à  vrai  dire,  rien  d'impossible.  Un  fait  seulement  me  ferait 
hésiter  de  souscrire  à  cette  hypothèse.  Cest  que  nulle  part,  dans  les 
récits  de  Moïse,  les  Avvéens  ne  sont  comptés  parmi  les  peuples  d'ori- 
gine chananéenne,  et  leur  position  tout  à  fait  méridionale  semblerait 
plutôt  déposer  en  faveur  d'une  origine  arabe. 

Quelle  était  la  langue  que  pariaient  les  Philistins?  Il  n'est  pas  facile, 
dans  l'état  de  nos  connaissances,  de  répondre  à  cette  question. 
M.  Hitzig,  qui,  comme  je  l'ai  dit,  attribue  aux  Philistins  une  origine 
pélasgique,  s'efforce  de  prouver  que  leur  langage  était  identique  avec 
le  sanscrit;  et  c'est  dans  ce  dernier  idiome  qu'il  cherche  fétymologie 
des  noms  propres  d'hommes  et  de  villes  que  nous  trouvons  chex  les 
Philistins.  Ainsi,  suivant  lui,  le  mot  ^^79  ^^^^^'^  ^^  terme  sanscrit 
balaxa  (blanc).  De  pareilles  étymologies,  à  vrai  dire,  me  paraissent 
un  peu  incertaines.  Il  me  semble  que,  de  nos  jours,  plusieurs  savants 
d'un  grand  mérite  font  un  peu  trop  usage  de  la  langue  sanscrite. 
Jadis,  quand  une  foi  religieuse  plus  vive  existait  en  Europe,  c'était  à 
l'hébreu,  comme  à  la  langue  sainte,  que  l'on  allait  demander  les 
origines  de  toutes  choses.  On  sait  combien  Bocbart  et  les  savants 
de  son  école  ont  usé  et  même  abusé  de  ce  genre  d'érudition.  Je  pos- 
sède dans  ma  bibliothèque  un  ouvrage  manuscrit,  rédigé  par  un  de 
mes  prédécesseurs  à  la  chaire  d'hébreu  du  collège  de  France,  feu 
M.  Rivière.  Ce  livre,  qui  se  compose  de  vingt-quatre  petits  volumes, 
contient  tous  les  mots  des  poèmes  d'Homère,  avec  une  exjdication  dans 
laquelle  le  commentateur  s'attache  à  prouver  que  tous  ces  termes 
grecs  sont  uniquement  des  mots  hébreux  légèrement  altérés.  L'auteur, 
satisfait  sans  doute  des  résultats  qu'il  pensait  avoir  obtenus,  avait  en- 
trepris un  travail  du  même  genre  sm*  la  langue  française,  dont  tous 
les  mots,  suivant  lui,  dérivent  de  l'hébreu.  Je  possède  également  cet 
ouvrage,  auquel  je  suis  loin  d'attacher  l'importance  qu'y  attachait,  sans 
aucun  doute,  son  auteur. 

Il  y  a  quelques  années,  la  langue  celtique,  surtout  en  France,  était 
devenue  à  la  mode.  Toutes  les  étymologies  semblaient  devoir  être  em- 
piimlées  à  cet  idiome.  Aujourd'hui,  cet  engouement  a  presque  totale- 
ment cessé.  Maintenant,  la  langue  sacrée  des  Indiens  a  acquis  une 
vogue  presque  populaire.  Etudiée  partout,  avec  une  assiduité  infati- 
gable, elle  est  citée  et  prônée  dans  toute  l'Europe,  invoquée  en  té- 
moignage par  tout  ce  qui  concerne  la  philologie,  Thistoire  primitive 
des  peuples.  Je  suis  loin,  à  coup  sûr,  de  nier  les  résukats  curieux  qu'a 


MAI  1846.  269 

produits  la  connaissance  approfondie  de  la  langue  sanscrite,  de  contes- 
ter  ces  rapports  si  remarquables  que  Ton  a  trouvés  entre  les  idiome^ 
de  peuples  placés  à  une  grande  distance  les  uns  des  autres.  Mais  je 
crois  qu  il  ne  faut  pas  aller  trop  loin ,  demander  à  cette  langue  plus 
qu  elle  ne  saurait  donner,  et  risquer  de  se  perdre  dans  de  nombreuses 
étymologies,  qui,  pour  être  ingénieuses,  ne  sèment  pas  peut-être  tout 
à  fait  solides. 

Si,  comme  j*ai  essayé  de  l'établir,  les  Philistins  étaient  originaires 
de  l'occident  de  l'Afrique,  |U  est  probable  qUe  leur  idiome,  primiti- 
vement, appartenait  à  ce  langage,  appelé  improprement  berbère,  et 
qui  est  parlé  encore  aujourd'hui  dans  l'Afrique  septentrionale,  depuis 
l'Egypte  jusqu'aux  rivages  de  l'océan  Atlantique.  On  peut  croire  que, 
durant  leur  domination  en  Egypte,  les  Philistins  oublièrent  leur  lan- 
gage pour  adopter  celui  de  cette  contrée,  ou  firent  des  deux  idiomes 
un  mélange  barbare.  Lorsqu'ils  furent  établis  dans  la  Palestine,  se 
voyant  entourés  de  nations  qui  parlaient  des  dialectes  sémitiques,  et 
avec  lesquels  ils  avaient  des  rapports  journaliers,  soit  comme  amis, 
soit  comme  ennemis,  ils  durent  encore  achever  de  modifier  ou  de 
corrompre  leur  propre  langue.  11  nous  est  impossible  de  rien  dire  de 
certain  a  ce  sujet.  Nous  savons  seulement,  par  le  témoignage  du  livre 
de  Néhémie,  que,  dans  la  ville  d*Azote,  une  des  principales  places  du 
pays  des  Philistins,  on  parlait  un  langage  distinct  de  Thébreu  et  qui 
s'était  introduit  chez  les  Juifs. 

Quant  à  ce  qui  concerne  l'influence  de  la  langue  égyptienne  sur 
celle  des  Philistins,  nous  en  trouvons  un  vestige  remarquable.  Il  exis- 
tait, sur  le  rivage  de  la  mer  Méditerranée,  un  lieu  situé  à  peu  de  dis- 
tance de  la  ville  de  Gaza ,  dont  il  formait  le  port.  Ce  lieu  était  nommé 
Maîuma.  Comme  il  avait  acquis  une  grande  importance,  il  fut,  sous 
le  r^ne  des  empereurs  de  Constautinople,  séparé  de  l'évêché  de  Gaza, 
et  devint  un  siège  épiscopal  distinct.  Ce  nom,  dont  M.  Hitzig  a  cher- 
ché l'étymologie  dans  la  langue  sanscrite,  appartient  indubitablement 
au  langage  de  l'Egypte.  En  retranchant  la  terminaison  grecque,  il  se 
compose  du  mot  Jtxi»  Ueu  et  de  lO^Ji  mer.  Cette  dénomination,  qui 
désigne  un  tiea  maritime,  convient  parfaitement  à  un  port  de  mer. 

QUATREMÈRE. 


27Ù  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Rsvifs  des  éditions  de  t  Histoire  de  F  Académie  des  sciences  par 

Fontenelle. 

DBUXliUE    ARTICLE  ^ 
HISTOIRE    DE   L* ACADÉMIE    PAR   FONTENELLE. 

Je  n*ai  parlé,  dans  mon  précédent  artide,  que  de  TAcadémie  elle- 
même;  je  vais  parler,  dans  celui-ci,  de  ï Histoire  de  V Académie  par 
Fontenelle. 

Lorsque  Fontenelle  fut  nommé,  en  1697,  ^^<^fétaire  perpétuel  de 
TAcadémie  des  sciences,  il  était  membre  de  T Académie  française^  de- 
puis six  ans;  et,  quatre  ans  après,  il  le  fut  de  FAcadémie  des  inscrip- 
tions et  belles-lettres^. 

U  avait  publié ,  d'ai^eurs,  tous  ses  principaux  ouvrages  :  notamment 
la  PlaraUté  des  mondes\  qui  fit  songer  à  lui  pour  la  place  de  secrétaire 
de  TAcadémie  des  sciences^,  et  ïHistoire  des  oracles^,  qui  lui  ouvrit  les 
portes  de  1* Académie  des  inscriptions. 

Son  génie  était  donc  formé  ;  ses  idées  étaient  faites  ;  il  avait  sa  philo- 
sophie, son  ^tyle ,  sa  manière;  Fontenelle  était  tout  Fontenelle  ;  et  c^est 
ce  que  ,  d*abord ,  on  vit  bien  par  les  deux  préfaces  qu'il  mit  en  tête , 
Tune  de  ÏHistoire  de  1 666 ,  et  l'autre  de  ÏHistoire  de  1 699  '':  ouvrages 
où  Tesprit  nouveau  des  sciences  brille  de  tant  d'éclat,  et  les  plus  beaux 
sans  ^ule  qu'il  ait  écrits. 

«Fontenelle,  dit  G.  Cuvier,  par  la  manière  claire,  lucide,  dont  il 
exposait  les  travaux  de  l'Académie ,  concourut  à  répandre  le  goût  des 
sciences  plus  peut-être  quaucun  de  ceux  qui  en  traitèrent  de  son 
temps  ^  A 

Cela  est  vrai,  mais  cela  n'est  pas  assez.  Fontenelle  ne  s'est  pas  borné 
à  répandre  le  goût  des  sciences.  Nul  n'a  mieux  secondé  Descartes,  des- 
tructeur de  la  philosophie  scolastique;  nul,  après  les  grands  hommes 
qui  l'ont  fondée,  les  Descartes,  les  Bacon,  les  Galilée,  les  Leibnitz, 
les  Neifvton,  n'a  mieux  compris  la  philosophie  moderne;  il  est  un  des 

*  Voir  le  premier  dans  le  cahier  d* avril  i846,  p.  igS.  —  *  Ou  il  fat  reçu  en 
1691.  —  'Oi  il  entra  en  1701 ,  lors  du  grand  renouvellement  de  celle  compagnie. 
Un  des  dix  associés;  —  *  Publiée  en  1686.  —  *  «Les  preuves  que  M.  de  Fonte- 
nelle avait  données  de  ses  talenls dans  la  PlaraUté  des  mondes  détermi- 
nèrent le  dhoix  du  minisire  en  sa  laveur.  »  Eloge  de  Fontenelle,  par  Granjean  de  Fou- 
chy. —  •  Publiée  en  1687. —  '  La  première  ne  parut  qu*en  1738;  la  seconde  avait 
paru  en  1 70a.  —  *  Leçons  sar  Thistoire  des  sciences  natarelles,  etc.,  a*  partie,  p.  3ig. 


MAI  1846.  271 

premiers  qui  aient  vu  la  métaphysique  des  sciences,  et  le  premier  qui 
leur  ait  fait  parler  la  lai^e;  coHunone.  Son  influence  a  été  plus  grande 
qu'on  ne  le  pense.  U  lui  eatarrivé  la  même  diose  qu!j^  Buflbn^  L'é- 
crivain a  fiut  oublier  je  sayantiet  le  jJûlosophe. 

1*  De  FoBtenelle  et  de  U  philosophie  scolasticpie. 

La  philosophie  scolastique  était  née  de  ce  qui  la  ferait  renaître  demain, 
s'il  ny  avait  pas.  des  académies  :  de  ce  qu'on  croyait  tout  savoir;  de  ce 
qu'on  s'en  tenait  aux  paroles  du  midtre,  à  l'autorité  dû  livre;  dé  ce  qu'on 
s'arrêtait  aux  mots ,  sans  aller  aux  choses. 

Fontenelle  définit  admirablement  la  philosophie  scolastique  :  la  philo- 
sophie des  mots;  et  non  moins  admirablemeht  la  philosophie  moderne  : 
la  philosophie  des  choses. 

«Cet  ouvrage,  dit-il  (il  s*agît  de  fouvrage  de  Du  Hamel,  inti- 
tulé :  FliUosophia  vetas  et  nova,  etc.),  parut  en  1678;  assemblage  aussi 
judicieux  et  aussi  heureux  qu'il  puisse  être  des  idées  anciennes  et  des 
idées  nouvelles,  de  la  philosophie  des  mots  et  de  celle  dés  choses,  de 
l'École  et  de  TAcadémie*.  » 

B  se  moque  partout  des  formes  salsiantieUes  et  des  qualités  occultes  : 
«  Mots,  dit-il ,  qui  n'ont  point  d'autre  mérite  que  d'avoir  longtemps  passé 
pour  des  choses*.  » 

En  tout  cela,  il  suit  Descartes.  Descartes  disait  de  l'ancienne  philoso- 
phie :  a  Elle  ne  contient  que  des  mots ,  et  je  ne  cherche  que  des  choses  ^.  » 
Il  disait  des  formes  substantielles  et  des  qualités  occultes  :  «  Que  ce  n'étaient 
que  des  chimères  '*;...♦.  ^  .... .  qu  ellçs  pouvaient  çlus  difficilement 
être  connues  que  toutes  les  choses  qu'on  prétenâait  expliquer  par  leur 

moyen®; qu'elles  n'avaient  été  inventées  que  pour  rendre 

facilement  raison  de  toutes  choses ,  si  tputêlbis,  on  peut  dire  qu'on  rend 
raison  des  choses  Jloi'squ'on  c;^plique  une  chose  ohscure  par  une  autre 
qui  l'est  encore  plus  "'.  • . .  » 

C'est  le  génie  hardi  de  Descartes  qui  inspire  l'esprit  fin  de  Fontenelle  : 
je  dis  esprit  fin  et  singulièrement  juste ^  et  qui,  lorsqu'il  le  faut,  sait  ar- 
rêter Descaries  lui-même. 

«Telles  stot'les  erreurs  de  Descartes,  dit-il,  quassee  souvent  elles 
éclaireilt  les  autres  philosophes,  soit,  parce  que,  dans  les  endi^otts  où  il 
s'est  trompé,  il  ne  s'est  pas  fort  éloigné  du  but ,  et  que :1a  méprise  est 

^  Voy.  nKmlTttfora  des tfWMux  0t  dm  iâéei  de  B^/on.  Paris,  iS4&. —  ^Éhge  de 
Du  Hamel,  —  *itoq«  de  DmHamel.  ^'T.VUi.  p.  «3o.-^'T;  VIU,  p.  383.  —» 

•T.  m,  p.  5i6.— '^  tvni,  p.  601. 


^ 


272  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

aisée  à  rectifier,  soit  parce  qu il  donne  quelquefois  des  vues  et  fournit 
des  idées  ingénieuses ,  même  quand  il  se  trompe  le  plus^.  » 

Il  dit  encore,  et  toujours  avec  une  finesse  qui  n*est  qu*à  lui  :  aCest 
même  en  suivant  ses  principes  qu'on  s*est  mis  en  état  d'abandonner  ses 
opinions^,  w 

Il  dit  enfin  :  «Il  faut  admirer  toujours  Descartes,  et  le  suivre  quel- 
quefois'. » 

.  Il  est  pourtant  un  point,  et  un  grand  point,  sur  lequel  il  ne  put 
jamais  abandonner  Descartes  :  je  veux  parler  du  vide  et  de  Tattraction. 
«L'attraction  et  le  vide,  dit-il  dansïÉloje  de  Newton,  bannis  delà  phy- 
sique de  Descartes,  et  bannis  pour  jamais  selon  les  apparences,  revien- 
nent ramenés  par  M.  Newton ,  armés  d'une  force  toute  nouvelle  dont  on 
ne  les  croyait  pas  capables,  et  seulement  peut-être  un  peu  déguisés,  n 

Il  confond,  dans  cet  Éloge ,  l'attraction  de  Newton  avec  les  qualités  oc- 
cultes  des  scolasticjues  ^,  un  fait  démontré  avec  des  forces  imaginaires; 
et  sans  doute  il  se  trompe;  mais  enfin ,  Técrivain  ingénieux,  le  penseur 
profond ,  qui  avait  mis  tant  d'esprit  à  défendre  et  à  propager  Descartes, 
est  bien  excusable  d'être  resté  cartésien  plus  longtemps  qu'un  autre.  B 
faut  tenir  compte  à  Fontenelle  d'un  demi-siècle  de  lutte  contre  les  an- 
dcns,  et  lui  pardonner  d'avoir  été,  en  son  genre,  encore  im  peu  ancien. 

2*  De  Fontenelle  et  de  la  philosophie  moderne. 

Fontenelle  oppose  partout  la  philosophie  imierne  à  la  philosophie  sco- 
lastiqae;  il  l'appelle,  comme  nous  avons  vu,  la  philosophie  des  choses;  il 
l'appelle  encore  (et  ceci  est  le  vrai  mot)  la  phUosc^hie  expérvmntale\  » 

La  philosophie  moderne  n'est,  en  effet,  que  la  philosophie  née  de 
l'observation  directe  des  choses,  de  l'étude  des  faits,  de  l'expérience. 

Et  ici  le  partisan  le  plus  décidé  de  Descartes  dévient  ladmirateur  le 
plus  judicieux  du  grand  Galilée  :  «Génie  rare,  dit-il,  et  dont  on  verra 
toujours  le  nom  à  la  tête  de  quelques-unes  des  plus  importantes  dé- 
couvertes sur  lesquelles  soit  fondée  la  philosophie  moderne^.  » 

Depuis  Galilée ,  l'expérience  est  le  guide ,  et,  comme  dit  si  bien  Fon- 
tenelle, la  maîtresse  souveraine'^  de  toutes  nos  sciences  physiques. 

*  Année  liSvQ,  p.  283.  —  *  Année  i6qo,  p.  76.  —  *  Année  lyaô,  p.  iSg.  — 
^  • . . .« Et  pourt^  sauver  du  reproche  de  rappeler  les  qualités  occultes  des  sodas- 
iiques. . .  »  Éloge  de  Newton.  — /Ce  que  ]& philosophie  expérimentale  est  i  Tégard  de 
la  philosophie  scolastîque. . .  •  Éloge  de  Du  Hamel  •  Une  utilité  de  ce  livre  (fOf^ 
tique  de  Newton],  aussi  grande  peut-être  que  ceDe  que  Ton  tire  du  grand  nombre 
(le  conoaissances  nouvelles  dont  il  estfdein ,  est  qu  u  fpurmt  un  exoeBent  modèle  de 
Tart  de  se  conduire  dans  la  philosophie  expérimentale  {Éloge  Je  ATsvKm).  >  -»  *  Éloge 
de  Viviani,  —  '  Éloge  de  Chazelks. 


MAI  1846.  273 

ttOn  est  aujourd'hui  bien  persuadé,  dit-il,  que  la  physique  ne  se  doit 
traiter  que  par  les  expériences^.» 

Il  se  plaît  à  faire  sentir  tout  ce  que  ces  expériences  demandent  à  la 
ibis  d'attention  délicate  et  de  sagacité  heureuse  :  «  Kart  de  faire  des  ex- 
périences, dit-il,  porté  à  un  certain  degré,  n'est  nullement  commun. 
Le  moindre  fait  qui  s'offre  à  nos  yeux  est  compliqué  de  tant  d*^utres 
faits  qui  le  composent  ou  le  modifient,  qu'on  ne  peut,  sans  une  ex- 
trême adresse,  démêler  tout  ce  qui  y  entre,  ni  même,  sans  une  sagacité 
extrême,  soupçonner  tout  ce  qui  peut  y  entrer.  Il  faut  décomposer  le 
fait  dont  il  s'agit  en  d'autres  qui  ont  eux-mêmes  leur  composition;  et 
quelquefois,  si  l'on  n'avait  bien  choisi  sa  route,  on  s'engagerait  dans  des 
labyrinthes  d'où  l'on  ne  sortirait  pas.  Les  faits  primitifs  et  élémentaires 
semblent  nous  avoir  été  cachés  par  la  nature  avec  autant  de  soin  que 
les  causes;  et  quand  on  parvient  è  les  voir,  c'est  un  spectacle  tout  nou- 
veau et  entièrement  imprévu^.  » 

Personne,  avant  Fontenelle,  n'avait  aussi  nettement  défini  le  grand 
art  des  expériences^.  Tout  cet  art,  en  effet,  n'a  qu'un  but,  celui  de 
nous  donner  les  faits  simples;  faits  simples  qui,  rapprochés  d'après 
leur  nature,  nous  donnent  les  lois;  et,  sur  ce  dernier  point,  qui  est  le 
point  le  plus  élevé  de  la  méthode  expérimentale,  il  faut  encore  en- 
tendre ce  qu'a  dit  Fontenelle. 

((  Le  temps  viendra  peut-être  que  l'on  joindra  en  un  corps  régulier 
ces  membres  épars  {les  faits  isolés);  et,  s'ils  sont  tels  qu'on  le  souhaite, 
ils  s'assembleront  en  quelque  sorte  d'eux-mêmes.  Plusieurs  vérités  sé- 
parées, dès  qu'elles  sont  en  assez  grand  nombre,  offrent  si  vivement  à 
l'esprit  leurs  rapports  et  leur  mutuelle  dépendance ,  qu'il  semble  qu'a- 
près avoir  été  détachées  par  une  espèce  de  violence  les  unes  des  autres, 
elles  cherchent  natiu'ellement  à  se  réunir*.  » 

3*  De  Footenclle  et  de  la  métaphysique  des  sciences. 

Chaque  science  a  sa  métaphysique,  ou,  comme  nous  disons  plus 
communément  aujourdhui,  sa  philosophie. 

'  Année  l'j^xà,  p.  i.  —  *  Éloqe  de  Newton.  —  '  Il  touchait  k  cette  définition  si 
claire,  quand  il  disait  :  «Les  lois  du  choc  des  corps  sont  très-simples;  mais, 
dans  presque  tous  les  effets  qu*eiles  produisent  à  nos  yeux,  elles  sont  si  enve- 
loppées et  si  étouffées  sous  la  multitude  des  différentes  circonstances,  qu'il  est 
difficile  de  les  démêler  et  de  parvenir  à  les  voir  dans  leur  simplicité  naturdle.  Le 
secret  est  d'écarter  d'abord  le  plus  de  circonstances  qu*il  est  possible,  et  de  n'en- 
visager que  les  cas  où  il  en  entre  ie  moins.  •  Année  1706,  p.  ia5.  —  ^  Préface 
de  1699,  p.  xii. 

35 


274  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Deflca^es  loue,  dans  son  contemporain  Desargues,  <{uelques  vues 
nouvelles  sur  la  métaphysique  de  la  géométrie.  «  La  façon  dont  il  coni'^ 
menoe  son  raisonnement  est,  dit-ii,  d'autant  plus  belle,  cpi^elle  est  plus 
générale,  et  semble  être  prise  de  ce  que  j*ai  coutume  de  nommer  la 
métaphysique  de  ]a  géométrie  ^ 

«L'esprit  géométrique ,  dit  Fontenelle,  n est  pas  si  attaché  à  la  géo* 
métrie ,  qu'il  n'en  puisse  être  tiré ,  et  transporté  à  d'autres  connais- 
sances^  »  Et  c'est  ici  qu'il  écrit  ce  beau  mot  sur  Descartes  : 

«  Quelquefois  un  grand  homme  donne  le  ton  à  tout  son  siècle,  et  cdui 
&  qui  l'on  pourrait  le  plus  légitimement  accorder  la  gloire  d'avoir  établi 
un  nouvel  art  de  raisonner  était  un  excellent  géomètre  '.  » 

Ce  qu'il  admire  dans  les  sciences,  et  ce  qu'il  cherche  surtout  à  y 
£ure  admirer,  ce  sont  moins  les  découvertes  que  l'art  même  de  décou- 
vrir :  «  Peut-être ,  dit-il ,  Texcellence  des  méthodes  géométriques  que 
Ton  invente  ou  que  l'on  perfectionne  de  jour  en  jour  fera-t-elle  voir  à 
k  fm  le  bout  de  la  géométrie,  c'est-à-dire  de  l'art  de  faire  des  décou- 
Terles  en  géométrie,  ce  qui  est  tout  ^;  »  c'est  moins  le  vrai  matériel  que 
le  vrai  abstrait  :  «Quand,  dit-il,  les  nombres  et  les  lignes  ne  conduiraient 

absolument  à  rien, ils  nous  apprendraient  toujours  k 

opérer  sur  les  vérités*;  »  c'est  moins  le  fait  que  l'idée. 

Il  cherche  partout  «cette  métaphysique  qui,  dil-il,  se  cache,  et  ne 
peut  être  aperçue  que  par  des  yeux  assez  perçants  ^.  n 

Au-dessus  de  la  science  physique,  il  voit  une  science  intellectuelle:  dans 
la  science  physique ,  les  cas  soiit  particuliers,  les  expériences  bornées  ; 
c'est  la  science  intellectuelle  qui  leur  donne  une  force  générale,  et,  pour 
me  servir  d'une  de  ses  plus  belles  expressions,  un  esprit  universel'^. 


*  T.  VIII,  p.  80.  —  *  Préface  de  1699,  P-  ^y-  ^  dit  aflleurs  :  t  ...  La  géométrie, 
et,  ce  qui  vaut  encore  mieux,  l'esprit  géoraélrique.  •  Eloge  de  Guglielmini.  —  '  Pré- 
face de  1699 ,  p.  xij.  —  ^  Ibid.  p.  xvj.  11  dît  ailleurs  :  «  L'art  de  découvrir  en^  mathé- 
matiques est  plus  précieux  que  la  plupart  des  choses  qu'on  découvre.  •  Eloge  de 
Leibnitz.  —  *  Préface  de  1699,  p.  xj.  — *  Discours  à  V  Académie  française,  1741.  U 
dit  de  Leibnitz  :  «Il  était  métaphysicien,  et  c'était  une  chose  presque  impossible 
qu'il  ne  le  fût  pas;  il  avait  l'esprit  Irop  universel.  Je  n'entends  pas  seulement  uni- 
versel, parce  qu'il  allail  à  tout,  mais  encore  parce  qu'il  saisissait  dans  tout  les  prin- 
oîpes  les,  plus  élevés  et  les  plus  généraux,  ce  qui  est  le  caractère  de  la  métaphy- 
sique.» ££w«  de  Leibnitz,  —  '  Préface  de  1606,  p.  i&.  U  y  emploie  celte  belle 
expression  a  propos  de  l'union  nécessaire  de  la  géométrie  et  de  la  physique  :  «  U 
faut  que  les  subtiles  spéculations  de  l'une  prennent  un  corps,  pour  ainsi  dire,  en 
se  liant  avec  les  expériences  de  l'antre;  et  que  les  expériences,  naturellement 
bornées  à  des  cas  particuliers,  prennent,  parle  moyen  de  la  spéculation,  un  esprit 
universel,  et  se  changent  en  principes.» 


MAI  1846.  275 

4*  De  Fontenelle  el  de  ia  langue  commune  appliquée  aux  sciences. 

«Quand  rAcadémic  des  sciences,  dit  Fontenelle,  prit  une  nouvelle 
forme  par  les  mains  d'un  de  vos  plus  illustres  confirères  ^  (il  s'sd'resse  à 
TAcadémie  française),  il  lui  inspira  le  dessein  de  répandre,  le  plus  qu'il 
hiî  serait  possible,  le  goût  de  ces  sciences  abstraites  et  élevées  qui  fai- 
saient son  unique  occupation.  EHes  ne  se  servaient  ordinairement, 
comme  dans  lancienne  Egypte,  que  d'une  certaine  langue  sacrée,  en- 
tendue des  seuls  prêtres  et  de  quelques  initiés.  Leur  nouveau  légis- 
lateur voulait  quelles  parlassent,  autant  quil  se  pourrait,  la  langue 
commune,  et  il  me  fit  Thonncur  de  me  prendre  ici  pour  être  leur  in* 
terprète*. ...»  ' 

Mais  ce  mérite ,  le  grand  mérite  d'avoir  feit  parler  aux  sciences  ia 
langue  commune,  est,  de  Fontenelle,  le  mérite  le  plus  connu,  et  je  me 
borne  à  le  rappeler. 

Fontenelle  avait  été  nommé,  comme  nous  avons  vu,  secrétaire  de 
TAcadémie  des  sciences  en  1697  :  en  1699  l'Académie  fut  renouvdéc; 
elle  reçut  alors  un  Règlement,  et  ce  Règlement  dît  : 

((  Le  secrétaire  sera  exact  à  recueillir  en  substance  tout  ce  qui  aura 
été  proposé,  agité,  examiné  et  résolu  dans  la  compagnie,  à  l'écrire  sur 
son  registre  par  rapport  à  cbaque  jour  de  l'assemblée,  ainsi  qu'à  y  insérer 
les  traités  dont  on  aura  fait  lecture. ,....,  et,  à  la  fm  de  décembre  de 
chaque  année,  il  donnera  au  public  un  extrait  de  ses  registres,  ou  une 
liistoire  raisonnéc  de  ce  qui  se  sera  fait  de  plus  remarquable  dans 
l'Académie.  » 

Fontenelle  se  mit  donc  aussitôt  à  l'œuvre;  et,  dès  1702,  parut  le  pre- 
mier volume  de  sa  grande  histoire.  Il  s'excuse  pourtant ,  dans  les  pre- 
mières lignes  de  ce  volume,  de  ne  Favoir  pas  fait  paraître  plus  tôt. 
«c  Selon  le  Règlement  donné  par  le  roi  è  l'Académie  royale  des  sciences 
au  commencement  de  l'année  1699,  cette  histoire,  dit-il,  aurait  dû 
paraître  à  la  fin  de  cette  même  année.  Mais,  comme  par  ce  Règlement 
l'Académie  entière  se  renouvelait,  il  a  fallu  quelque  temps  pour  donner 
à  toutes  choses  un  premier  mouvement  qu*il  sera  désormais  facile  d'en- 
tretenir *.  » 

C'est,  en  effet,  ce  qui  eut  lieu.  A  partir  de  1702,  chaque  année 
eut  son  volume,  contenant,  d'une  part,  les  Mémoires  des  académi- 
ciens, et,  de  l'autre,  Y  Histoire  de  f Académie  par  Fontenelle. 

Cette  histoire  se  compose  de'  deux  parties  :  rhistoire  générale  de 

'  L*abbé  h\^on.—*Dmom^àVAc9JUmkfrQêfmte,  1741— 'iV^aetdat^^.p.j. 

35. 


276  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

V  Académie,  de  ses  travaux,  de  ses  pensées,  des  sciences  dont  elle  s  oc- 
cupe; et  rbistoire  particulière,  Y  Éloge  de  chaque  académicien. 

Voyons  d*abord  Thistoire  générale. 

Fontenelle  y  réunit  ïabrégé  de  tout  ce  qui  s  est  fait  et  dit  de  remar- 
quable dans  TAcadémie  pendant  Tannée,  et  Yanafyse  des  mémoires 
imprimés;  et  tout  cela  est  discuté,  raisonné,  tout  cela  est  écrit  dans  un 
style  d'une  clarté  admirable,  et  qui  au  lecteur  d*aujourd*hui  rappelle 
aussitôt  ce  vers  de  Voltaire  : 

■  L*ignorant  Tenteiidit,  le  savant  Tadmira.  • 

u  On  a  eu  dessein,  dit  Fontenelle,  que,  sur  tous  les  sujets,  soit  qu'ils 
lui  fussent  communs  avec  les  mémoires ,  soit  qu'ils  lui  fussent  particu- 
liers, rbistoire  fût  plus  proportionnée  à  la  portée  de  ceux  qui  n'ont 
qu'une  médiocre  teinture  de  mathématique  et  de  physique  ^  » 

u  En  général ,  dit-il  encore ,  on  a  cru  que ,  par  rapport  aiu  savants 
profonds  et  à  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  il  était  bon  de  présenter  sous 
deux  formes  différentes  les  matières  qui  composent  ce  recueil ,  que  les 
travaux  de  l'Académie  en  seraient  plus  connus,  et  que  le  goût  des 
sciences  s'en  répandrait  davantage  ^.  » 

Il  dit  enfin  :  u  On  a  eu  soin  de  semer  dans  l'histoire  des  éclaircisse- 
ments propres  à  faciliter  la  lecture  des  mémoires,  et  quelques-unes  de 
ces  pièces  pouiTont  être  plus  intelligibles,  si  on  les  rejoint  avec  le  mor- 
ceau de  l'histoire  qui  leur  répond  *.  » 

Et  cette  dernière  phrase  est  à  remarquer  :  elle  nous  fait  voir  que 
Fontenelle  sentait  bien  le  genre  de  service  qu'il  rendait  à  ses  confrères. 
Il  dit,  dans  Y  Éloge  du  géomètre  Parent,  à  qui  l'on  reprochait  d'être  obs- 
cur dans  ses  écrits  :  u  Je  ne  puis  m'empêcher  de  rapporter,  à  son  hon- 
neur, que,  dans  une  lettre  écrite  à  son  meilleur  ami,  deux  jours  avant 
sa  mort,  il  me  remercie  de  l'avoir,  à  ce  qu'il  disait,  éclairci.  Cétait 
convenir  bien  sincèrement  du  défaut  dont  on  l'accusait,  et  pousser  bien 
loin  la  reconnaissance  pour  un  soin  médiocre  que  je  lui  devais.  » 

Fontenelle,  par  rapport  aux  savants  dont  il  écrit  l'histoire,  a  deux 
mérites  :  celui  d'éclaîrcir  ce  qu'ils  peuvent  avoir  d'obscur,  de  généra- 
liser ce  qu'ils  ont  de  technique  ;  et  celui  de  louer  toujours  chacun 
d'eux  par  ce  qu'il  nous  a  laissé  de  plus  important  et  de  plus  durable. 
Il  loue  par  des  faits  qui  caractérisent. 

Voici  comment  il  peint  les  esprits  supérieurs,  les  savants,  qui,  par 
leur  génie ,  ont  illustré  la  première  moitié  du  xvii'  siècle  : 

'  Préface  de  1699,  p.  ij.  —  '  Ibid,  p.  iij.  —  *Ibid.  p.  iij. 


MAI  1846.  277 

«En  Italie,  dit-il,  Galilée,  mathématicien  du  grand -duc,  observa  le 
premier,  au  commencement  du  xvn*  siècle,  des  taches  sur  le  soleil.  B 
découviît  les  satellites  de  Jupiter,  les  phases  de  Vénus,  les  petites 
étoiles  qui  composent  la  voie  de  lait,  et,  ce  qui  est  encore  plus  consi- 
dérable, iinstrument  dont  il  s'était  servi  pour  les  découvrir.  Toricelli, 
son  disciple  et  son  successeur,  imagina  la  fameuse  expérience  du  vide , 
qui  a  donné  naissance  à  une  infinité  de  phénomènes  tout  nouveaux. 
Gavallerius  trouva  Tingénieuse  et  subtile  géométrie  des  indivisibles  que 
fon  pousse  maintenant  si  loin,  et  qui,  à  tout  moment,  embrasse  Tin* 
fini.  En  France ,  le  fameux  M.  Descartes  a  enseigné  aux  géomètres  des 
routes  qu'ils  ne  connaissaient  point  encore ,  et  a  donné  aux  physiciens  une 
infinité  de  vues ,  ou  qui  peuvent  suffire ,  ou  qui  servent  à  en  £ure  naiure 
d'autres.  En  Angleterre,  le  baron  Neper  s'est  rendu  célèbre  par  l'inven- 
tion des  logarithmes,  et Harvey  parla  découverte  ou  du  moins  par  les 
preuves  incontestables  de  la  circulation  du  sang.  L'honneur  qm'  est  re- 
venu à  toute  la  nation  anglaise  de  ce  nouveau  système  d'Harvey  semble 
avoir  attaché  les  Anglais  à  i'anatomie.  Plusieurs  d'entre  eux  ont  pris 
certaines  parties  du  corps  en  particulier  pour  le  sujet  de  leurs  recher- 
ches, comme  Warthon  les  glandes,  Glisson  le  foie,  WiUis  le  cerveau  et 
les  nerfs,  Lower  le  cœur  et  ses  mouvements.  Dans  ce  temps-là  le  réser- 
voir du  chyle  et  le  canal  thoracique  ont  été  découverts  par  Pecquet, 
Français,  et  les  vaisseaux  lymphatiques  par  Thomas  Bartholin,  Danois, 
sans  parier  ni  des  conduits  salivaires  que  Sténon ,  aussi  Danois,  nous  fit 
connaître  plus  exactement  sur  les  premières  idées  de  Warthon,  ni  de 
tout  ce  que  Marcel  Malpighi,  Italien,  qui  est  mort  premier  médecin  du 
pape  Innocent  XII,  a  observé  dans  l'épiploon,  dans  le  cœur  et  dans  Je 
cerveau,  découvertes  anatomiques  qui,  quelque  importantes  qu'elles 
soient,  lui  feront  encore  moins  d'honneur  que  l'heureuse  idée  qu'il  a 
eue  le  premier  d'étendre  I'anatomie  jusqu'aux  plantes.  Enfin,  toutes  les 
sciences  et  tous  les  arts,  dont  le  progrès  était  presque  entièrement 
arrêté  depuis  plusieurs  siècles,  ont  repris  dans  celui-ci  de  nouvelles 
forces,  et  ont  commencé,  pour  ainsi  dire,  une  nouvelle  carrière ^  » 

Voilà,  certes,  un  beau  tableau  des  progrès  d'un  grand  siède,  mais 
beau  parce  que  tout  y  est  exact  et  juste;  point  d'expression  vague,  point 
d'idée  perdue;  pour  parier  comme  Fontenelle  :  «  Gbaque  mot  signifie  ^.  » 

Fontenelle  se  peint  lui-même  dans  ¥  Éloge  de  Du  Hamel ,  ce  premier 
secrétaire  de  l'Académie  des  sciences,  qu'il  a  fait  oublier. 

«Il  fallait,  dit-il,  à  cette  compagnie,  un  secrétaire  qui  entendit  et  qui 


Préface  àe  1666,  p.  3.—  *  Année  173a,  p.  37.  * 


278  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

parlât  bien  toutes  les  différentes  langues  de  ces  savants ;  qm  fût  « 

auprès  du  public,  leur  interprète  Gcunmun,  qui  pàt  donner,  ^tàm  de 
matières  épineuses  et  abstraites,  des  éclaîrctsseiiieiM»  un  certain  ttur 
el  même  un  agrément  que  les  auteurs  négligent  quelquefois  de  leur 
donner,  et  que,  cependant,  là  plupart  des  leetcurs  demandent^  on&i, 
qm,  par  son  caractère,  £&l  exempt  de  partialité  et  propre  h  cendfee  un 
compte  ^désintéressé  des  contestations  académiques.  Lâdioix  de  AL  OA- 
bert,  pour  cette  fonction,  tomba  sur  M.  Du  Hamel.n. 

On  trouve  dans  ce  même  Ehge,  cette  remarque  trèt-fine  :  «Ge  qui 
ne  doit  être  embelii  que  jusqu  à  une  certaine  mesure  précise  eat  ce  qMÎ 
ooAte  ie  plus  à  embellir;  »  et  rien  ne  caracténoe  nûeiix  enDCore  aa  ma- 
nière heureuse  et  son  art  savant. 

J*ai  souvent  dté,  soit  dans  cet  artide,  aoit  dans  le  précédente  l'es 
deux  préfaces  qui  marchent  en  iéte^^  Tune  de  ïHisiaam  de  1699^  et 
l'autre  de  V Histoire  de  i666. 

Celle  de  YHîstoire  de  1 699  fraj^ ,  dès  cp^'elle  pacnt»  la  France  et 
rfiurope.  On  n'avait  pfais  entendu,  depuis  le  Dkcowrs  de  Descaortea  am* 
la  ftiéàiode,  une  telle  langue  appliquée  à  de  tels  objets.  L*«dmiration 
Ait  universelle. 

La  préface  de  1 666  eut  ira  sort  très-diffibrent.  D*àbord,  elle  ne  pa- 
rut que  plusieurs  années  phis  tord  ;  et,  ensuite ,  quand  cdle  parut ,  die 
fut  à  peine  aperçue. 

Trublet  nous  dit  que,  de  soa  temps,  elle  était  presque  inoonmafr. 
t  Beaucoup  de  gens,  dit-fl,  ont  ï Histoire  de  l'Acadéime  des  sciences  depois 
tS99\  et  achètent  les  nouveaux  vohunea  à  mesui»  qu'on  les  imprÎMa 
Très»peu  ont  été  curieux  de  remonter  jusque  1666,  ou  même  savent 
q«e  M.  dQ  Fontenelle  ait  travaillé  sur  les  pruniers  mémonrea  et  fait 
l'histoire  des  premières  années  de  l'Académie  ^.  » 

Gterat,  dans  son  Eloge  de  Fontenelle  ^  couronné  pai*  l'Académie  fran- 
çaise, dit,  de  la  préface  de  1 699  :  a  Cette  pré&ce  de  YHistoire  de  l'Actif 
demie,  qui  n'a  qu'un  petit  nombre  de  pagea,  améàté  d'être  mise  au 
rang  des  ouvrages  du  siècle  :  c'est  le  coup  d'o&il  le  pios  ferme  et  le  plus 
vaste  qu'on  ait  jeté  sur  les  connaissances  humaines  depuis  Bacon,  et 
avant  la  préface  de  YEncyclopédie.h  Et  voilà  qui  est  bien,  trèa-bîefi; 
mabi  de  ta  préface  de  1666,  pas  un  mot  Pourquoi  oe  silence?  Garai 
ne  l^afurait-il  pas  vue?  Je  ne  puis  ie  croire.  Au  reste,  la  préface  de  1  €66 
est  tout  aussi  belle  que  celle  de  1 699  :  peutrêtre  même  l'wt-^lle  pins  ; 

'  Expressions  de  Fontei|eUe  :  Ehge  de  Du  Hamel  —  '  Mémoires  pour  servir  à 
Vhistoire  de  h  vie  et  des  ouvrages  de  FènÈeneiki 


MAI  IU6.  a?9 

calr  il  y  règne  un  ton  d*éloquence  plut  gruve,  et  par  cela  seul  plus 
beau  ^ 

Fontenelle,  n  ayant  ^té  nommé  secrétaire  qu'en  1697,  P^^uvâit  très- 
bien  s*en  tenir  aux  termes  du  Rè^ement,  qiii  ne  lui  demandait  Thisloire 
^  l'Académie  qu'à  compter  de  1699;  mais  le  monument  qu'il  élevait 
a«x  sciences  eût  été  incomplet,  et  il  reprit  toute  l'histoire  de  l'Académie 
depuis  1666  jusqu'à  1699^  Du  Haniel  avait  déjà  écrit  en  iatin  l'his- 
toire de  ces  trente-deux  premières  années';  Fontenellct  par  une  de  ces 
délicatesses  très-réfléchies  qui  lui  sont  propres,  ne  publia  l'histoire 
française  de  ces  mêmes  années  qu'après  la  mort  de  Du  Hamel,  et  long- 
temps après  \ 

*  Le  début  en  est  si  beau,  ^tiê  je  ne  pois  m'empéthèr  de  le  reproduire  ici  toat 
entier,  quoique  j  en  aie  déjà  aie  une  partie  dans  mon  précédent  article.  «  Lorsqve, 
après  une  longue  barbarie,  les  sciences  et  les  arts  commencèrent  à  renaître,  en 
Europe,  réloquence,  la  poésie,  la  peinture,  Tarchîtecture,  sortirent  les  premières 
des  ténèbres,  et,  dès  le  siècle  passé,  elles  reparurent  avec  éclat.  Mais  les  scieù6es 
d*nne  méditation  plus  profonde,  telles  que  les  mathématiques  et  la  physique,  ne 
rerinrent  au  monde  que  plus  tard,  du  moins  avec  quelque  perfection,  et  Ta- 
gréable,  qui  a  presque  toujours  Tavantage  sur  le  solide,  eut  alors  celui  de  le  précé- 
der.—  Ce  n'est  guère  que  de  ce  siècle-ci  que  Ton  peut  compter  le  renouvellement  des 
mathématiques  et  de  la  physique.  M.  Descartes  et  d'autres  grands  hommes  y  ont  tra- 
vaillé avec  tant  de  succès,  que,  dans  ce  genre  de  littérature,  tout  a  changé  de  face. 
On  a  quitté  une  physique  stérile,  et  qui,  depuis  plusieurs  siècles,  en  était  toujours 
au  même  point;  le  régne  des  mots  et  des  tôroties  est  passé;  on  veut  des  choses  ;  on 
établit  des  principes  que  Ton  entend;  on  les  suit,  et  de  là  vient  quon  avance. 
L*autorité  a  cessé  d'avoir  plus  de  poids  que  la  raison  ;  ce  qui  était  reçu  sans  con- 
tradiction, parce  qu  il  Tétait  depuis  longtemps,  est  présentement  examiné  et  souvent 
nrieté  ;  et ,  comme  on  s'est  avisé  de  consulter  sur  les  choses  naturelles  la  nature 
cHe-mème  plutôt  que  les  anciens,  elle  se  laisse  plus  aisément  découvrir,  et,  assez 
souvent,  pressée  par  les  nouvelles  expériences  que  Ton  fait  pour  la  sonder,  elle  ac- 
corde la  connaissance  de  quelqu'un  de  ses  secrets.  D'un  autre  côté  les  mathé- 
matiques n'ont  pas  fait  un  progrès  moins  considérable.  Celles  qui  sont  mêlées  avec 
la  physique  ont  avancé  avec  elle,  et  les  mathématiques  pures  sont  aujourd'hui  plus 
fécondes,  plus  universelles,  plus  sublimes,  et,  pour  ainsi  dire,  plus  intellectuelles 

Îu'elles  nom  jamais  été.  Enûn,  les  mathématiques  n'ont  pas  seulement  donné, 
epuis  quelque  temps ,  une  infinité  de  vérités  de  l'espèce  qui  leur  appartient ,  elles 
ont  encore  produit  assez  généralement  dans  les  esprits  une  justesse  plus  précieuse 
peut-être  que  toutes  ces  vérités.  »  [Préface  de  iôtiô,  p.  1.  )  Après  cette  page  vient 
le  tableau,  que  je  citais  tout  à  l'heure,  du  progrès  des  sciences  au  xvii*  siède.  Et 
c'est  encore  à  cette  préface  qu'appartient  le  passage,  cité  dans  le  précédent  artide, 
sur  la  dijfférence  de  l'Académie  et  de  l'École  :  «  Rien  ne  peut  plus  contribuer  à 

l'avancement  des  sciences,  etc »  —  '  Il  ne  Ta  conduite  que  de  1666  à  1680  ; 

le  reste  est  d'une  autre  main,  mais  qui  s'applique  à  imiter  la  sienne.  -^  '  R§gim 
scieniiumm  Academiœ  historia,  1698, -^  ^  Eue  parut  en  lySS.  Du  Hamel  était  mon 
en  1706. 


280  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Du  Hamel  avait  quitté  les  fonctions  de  secrétaire  en  1697.  ^'^<^^^ 
des  sciences,  chaque  jour  plus  grand,  deoGiandait  pour  elles  un  plus 
brillant  interprète ,  et  Fontenelle  lui  succéda.  Du  Hamel ,  homme  très- 
savant,  très -laborieux,  très -modeste,  rappelle  encore,  par  son  ton 
et  par  son  latin  ,  le  temps  ancien  des  sciences  ;  Fontenelle ,  par 
son  esprit  original,  par  sa  pensée  vive,  par  sa  langue  et  surtout 
par  son  style  français,  en  représente  le  temps  nouveau.  Pour  voir  deux 
époques  très-différentes,  quoique  très-voisines,  il  n'y  a  qu'à  comparer 
l'Histoire  latine  et  ï Histoire  française  de  l'Académie  des  sciences ,  Du 
Hamel  et  Fontenelle. 

Il  faut  toujours  revenir  à  Fontenelle  pour  apprendre  à  parler  des 
autres  et  de  soi  :  «Au  commencement  de  1697,  dî^i^i  M.  Du  Hamel 
quitta  la  plume,  ayant  représenté  à  M.  de  Pontchartraio ,  chancelier 
de  France ,  qu'il  devenait  trop  infirme  et  qu'il  avait  besoin  d'un  succes- 
seur, n  serait,  ajoute-t-il,  de  mon  intérêt  de  cacher  ici  le  nom  de  celui 
qui  osa  prendre  la  place  d'un  tel  homme;  mais  la  reconnaissance  que 
je  lui  dois  de  la  bonté  avec  laquelle  il  m'agréa ,  et  du  soin  qu'il  prit  de 
me  former,  ne  le  permet  pas  ^  » 

En  1737,  Fontenelle,  âgé  de  quatre-vingts  ans,  et  secrétaire  de 
l'Académie  depuis  quarante,  sentit  aussi,  à  son  tour,  le  besoin  de  se 
retirer.  H  écrivit  donc  au  cai^dinal  de  Fleury  pour  demander  de  nou- 
veau la  vétérance,  qu'il  avait  déjà  demandée  sept  ans  auparavant. 

<ill  y  ajustement  sept  ans,  lui  disait-il,  que  j'obtins  de  Votre  Emi- 
nence  son  agrément  pour  abdiquer  la  seule  dignité  que  j'aie  en  ce 
monde ,  celle  de  secrétaire  de  l'Académie  des  sciences.  Je  me  rendis 
cependant  aux  instances  que  plusieurs  de  ces  Messieurs  me  firent  pour 
demeurer,  quoiqu'il  y  entrât  peut-être  du  compliment.  Sept  années  de 
plus  fortifient  beaucoup  les  raisons  que  j'avais  en  ce  temps-là;  il  s'en 
fautbien  que  tout  le  monde  ait  une  tête  à  ne  se  démentir  jamais.  Quelque 
différence  qu'il  y  ait  entre  la  France  et  l'Académie ,  je  vous  renouvelle 
ma  très-humble  prière,  et  suis  avec  un  très-profond  respect,  etc.  ^.  » 

Le  cardinal ,  qui  avait  ses  raisons  pour  ne  pas  trouver  qu'à  quatre- 
vingts  ans  on  fût  vieux',  ne  fit  qu'une  réponse  évasive.  Fontenelle  fut 
donc  obligé  de  lui  écrire  une  troisième  fois  encore,  trois  ans  plus  tard, 
en  1740*;  et,  cette  fois-ci,  le  cardinal  se  rendit,  mais  en  faisant  tou- 
jours ses  réserves. 

^  Eloge  de  Du  Ilamel.  —  '  Trublet  :  Mémoires  pour  servir  à  Vhistoire  de  la  vie  et 
des  oavrages  de  M.  de  Fontenelle.  —  '  11  en  avait  alors  lui-même  soixante-seize.  — 
*  Fonlenelle,  ajant  été  noimnéau  commencement  de  1697,  ^^  nes*étant  retiré  qu*à 
la  fin  de  1760,  a  été  secrétaire  pendant  quarante-quatre  années  à  peu  près. 


MAI  1846.  281 

«Vous  neles,  lui  répondit-il,  ^*un  paresseux  et  un  libertin;  mais  il 
faut  de  rindulgence  pour  ces  sortes  de  caractères,  etc.^  » 

Je  nai  parlé,  dans  cet  arlicle,  que  de  Yhistoire  même  de  TÂcadémie-, 
je  parlerai,  dans  un  autre,  des  éloges  des  académiciens. 

FLOURENS. 


SATiBES  DE  C.  LucjLius,  fragments  revus,  augmentés,  traduits  et 
annotés  pour  la  première  fois  en  français,  par  E.-F.  Corpet.  Paris, 
imprimerie  et  librairie  de  Panckouke,  i845,  in-8®  de  287 
pages. 

DEUXIÈME    ET    DERNIER    ARTICLE  ^. 

L'histoire  des  satires  de  Lucilius  n'a  pas  moins  occupé  les  critiques 
que  sa  biographie.  Ce  qu'elle  présente  d'obscur  est  devenu  également, 
pour  leur  curiosité,  pour  leur  imagination,  la  matière  de  conjectures 
multipliées.  11  s'en  trouve  dans  le  nombre  auxquelles  les  faits  condui- 
sent assez  naturellement  et  que  recommande  quelque  vraisemblance; 
d'autres  sont  arbitraires,  forcées,  et  se  font  écarter  d'abord  parleur  bi- 
zarrerie. 

Quelques  témoignages  anciens,  qui,  par  cette  expression,  inpriore  tibro^, 
permettent  de  croire  à  l'existence  primitive  de  deux  recueils  des  satires 
de  Lucilius;  des  textes  beaucoup  plus  nombreux,  dans  lesquels  les  mêmes 
ouvrages  sont  désignés  ou  par  des  numéros  qui  en  portent  à  trente  le 
nombre  total,  ou,  plus  rarement,  par  des  titres  qui  en  indiquent  le  sujet; 
voilà  le  point  de  départ  de  ces  conjectures. 

Les  satires  de  Lucilius,  dit-on,  composées  à  des  époques  diverses, 
furent  chacune  l'objet  d'une  publication  à  part;  plus  tard,  et  par  deux 
fois,  l'auteur  les  rassembla  en  corps  d'ouvrage;  enfin  le  temps  arriva 
où  les  deux  recueils  se  confondirent  dans  une  seule  et  même  collection 
dont  il  fallut  alors  distinguer  les  pièces  par  des  numéros  et  par  des 
titres. 

Que  les  choses  se  soient  ainsi  passées ,  on  n*a  certainement  pas  ie 
droit  de  l'affirmer  ;  mais  cela  est  si  conforme  à  ce  qui  a  toujours  eu  lieu 

'  TraUet  :  Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  M,  de  Fomte- 
nelle,  -—  '  Voir  le  premier  dans  le  cahier  de  février  18A6,  p.  65.  —  *  Auct.  ai 
Herenn,  IV,  la.  Acr.  m  Horai.  serm.  U,  1,  ai. 

36 


282  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pour  ce  genre  d'écrits ,  qu'on  peut  l'admettre  comme  probable.  On  se 
prête  moins  volontiers  à  certaines  conséquences  plus  particulières ,  et 
plus  douteuses,  que  les  critiques  se  sont  permis  de  tirer  des  passages 
anciens  rappelés  plus  haut;  par  exemple  h  leurs  systèmes  si  nombreux, 
si  divers,  et  par  cela  même  si  propres  à  mettre  en  défiance ,  sur  la  dis- 
tribution des  trente  satires  de  Lucilîus  entre  les  deux  recueils  primitifs; 
sur  l'auteur  de  l'ordre  par  numéros  et  par  titres,  définitivement  adopté; 
sur  les  époques  où  se  sont  produits  ces  divers  modes  de  publication. 

Le  système  le  plus  ancien  et  le  plus  étrange  est  assurément  celui  d'Au- 
8one  Popma^  Ce  savant  et  paradoxal  annotatem^  du  traité  de  la  langue 
latine  de  Varron,  remplaçant,  comme  d'autres,  dans  un  passage  de  ce 
traité^,  où  il  est  question  des  vingt  et  un  livres  de  Lucrèce,  ce  nom 
peu  d'accord  avec  un  tel  chiffre,  par  celui  de  Fjucilius  et  d'autre  part 
entendant  au  propre  ce  qu'Horace  a  dit  du  hardi  satirique  : 

Primores  populi  arripuii,  populumque  tributim  *, 

est  arrivé  à  cette  opinion,  que,  dans  un  premier  recueil  composé  de 
vingt  et  une  pièces,  Lucilîus  avait  attaqué  tour  à  tour  les  vingt  et  une 
tribus  entre  lesquelles  était,  dans  l'origine,  partagé  le  peuple  romain  ; 
et  que,  dans  un  recueil  postérieur,  il  avait  complété  son  œuvre  par  qua- 
torze pièces  nouvelles,  contre  les  quatorze  tribus  établies  plus  tard. 
Le  moindre  vice  de  ce  système  est  de  supposer  à  Lucilius  trente-cinq 
satires  au  lieu  de  trente  que  lui  reconnaît  l'unanimité  des  témoignages 
anciens  :  je  dis  l'unanimité;  car,  si,  dans  quelques-uns,  ce  total  a  été  dé- 
passé, cela  tient,  on  en  convient  généralement,  h  l'inadvertance  des 
copistes.  On  pourrait  encore  objecter  que  cette  division  des  satires  de 
Lucilius  en  deux  livres  comprenant  trente-cinq  pièces,  d'après'  le 
hombre  et  l'ordre  des  tribus  romaines,  ne  peut  se  concilier  avec  ceux 
des  titres  placés  en  tête  de  ces  compositions  qui  nous  sont  connus, 
avec  les  sujets  que  ces  titres  et  les  fragments  nous  révèlent.  Mais  ce 
serait  traiter  trop  sérieusement  ce  qui,  en  vérité,  ne  peut  être  pris  au 
sérieux.  Le  moyen  de  croire  que  le  libre  génie  de  LucUiusse  soit  pour 
toujours  enfermé  dans  cette  revue  méthodique,  dans  cette  exposition 
.topographique  des  vices ,  des  travers  de  la  société  romaine  ?  Qu'une  ou 
deux  de  ses  pièces  aient  eu  cette  forme,  comme  semblent  en  témoi- 
gner quelques  fragments*;  que,  par  exemple,  entre  la  quatrième  et  la 
cinquième  ait  été  distribuée  la  censure  des  tribus  urbaines  et  des 

'  Terent.  Varr.  fragm,  1689;  Kotœ  in  Varr.  de  ling.  lat  1619.  —  '  V,  17.  — 
*  5enh.  II,  1,  69.  —  *  Fragm.  inceri,  180,  300.  Cf.  xxx,  io;  Sc1k>1.  ad  Pert.  sat  I, 
ii5 


MAI  1846.  283 

tribus  rustiques,  à  la  bonne  heure;  cela  nest  pas  certain,  il  s*en  faut, 
n>ais  cela  peut  se  concevoir.  Ainsi  Plante  confiait  à  ses  parasites,  toujours 
courant  par  les  rues,  l'inspection,  pour  ainsi  dire,  des  menus  ridicules 
de  la  voie  publique  ^  ;  ainsi  une  autre  fois  il  chargeait  le  régisseur  du 
théâtre,  Choragas,  d'amuser  la  scène  par  le  dénombrement  facétieux 
des  quartiers  de  Rome,  et  de  leurs  perverses  ou  risibles  populations^. 
Je  commenterais  volontiers  le  tribatim  d'Horace,  et  comblerais  une  des 
lacunes  les  plus  regrettables  de  la  satire  de  Lucihus,  par  ce  passage 
que  traduit  ainsi,  savamment,  élégamment,  M.  Naudet: 

Mais,  tandis  qu'il  est  sorti,  je  vais,  pour  vous  éviter  la  peine  de  trop  lon- 
gues recherches ,  vous  dire  en  quels  lieux  on  trouve  les  différentes  personnes  que 
vous  désirez  voir,  gens  vicieux  ou  sans  vices,  fripons  ou  citoyens  honnêtes.  Voulez- 
vous  rencontrer  un  faussaire  P  allez  au  tribunal  dans  le  Comice  ;  un  menteur,  un  fan- 
faron ?  dans  les  environs  du  temple  de  Cloacine.  Les  maris  opulents,  libertins,  pro- 
digues, se  rencontrent  sous  la  Basilique.  Là  s'assemblent  aussi  les  tendrons  qui  ne 
sont  plus  enfants  et  les  faiseurs  d'affaires.  Les  amateurs  de  pique-nique  fréquentent 
le  marché  au  poisson.  Dans  le  bas  Forum  se  promènent  les  gens  de  considération 
et  les  riches.  Au  moyen  Forum ,  le  long  du  canal ,  les  héros  de  forfanterie.  Au-dessus 
du  lac  Curtius ,  les  bavards  imperturbables ,  les  mauvaises  langues ,  qui  débitent 
effrontément  sur  le  compte  d'autrui  de  mauvais  propos  sans  fondement,  ayant 
eux-mêmes  de  quoi  fournir  ample  matière  à  des  propos  véritables.  Sous  les  Vieilles 
Echoppes  se  tiennent  ceux  qui  prêtent  et  qui  empruntent  à  usure.  Derrière  le  temple 
de  Castor  est  une  race  à  laquelle  il  ne  fieiut  pas  se  fier  de  léger.  Les  aimables  qui 
font  valoir  leur  personne  remplissent  la  rue  des  Toscans.  Le  Vélabre  est  peuplé  de 
boulangers,  de  bouchers,  d'aruspices,  de  marchands  qui  revendent,  ou  de  proprié- 
taires qui  fournissent  les  marchands.  Mais  j'entends  le  bruit  d'une  porte;  il  faut 
contenir  ma  langue'. 

M.  Van-Heusde ,  qui  relève  fort  bien  tout  ce  que  présentait  d*absolu- 
ment  inacceptable  le  système  d'Ausone  Popma  *,  en  propose  un  qu'il 
est  tout  aussi  difficile  d'accepter  5.  Partant  de  ce  fait,  un  de  ceux  qui 
nous  ont  été  transmis  en  trop  petit  nombre  sur  cette  matière,  que  ia 
première  et  la  seizième  satires  de  Lucilius  étaient  intitulées.  Tune 
Deoram  conciliam,  l'autre  Colfyra,  il  se  persuade,  mais  ne  persuade 
guère  ses  lecteurs,  que  ces  deux  titres,  si  évidemment  particuliers, 
servaient  d'appellation  générale  aux  deux  recueils  du  poëte ,  composés 
de  quinze  pièces  chacun,  et  dédiés,  adressés,  il  le  conclut  de  quelques 
firagments,  le  premier  à  L.  yElius  Stilo,  le  second  à  un  certain  Fundius. 

On  croira  plus  volontiers,  ou  bien,  comme  M.  Schœnbeck®,  que 
Lucilius  a  d abord  recueilli,  avec  corrections,  additions,  dédicace  k 

'  Capt  IV,  a.  Curcul  UI,  3.  —  *  Curcul  IV,  i.  —  *  V.  à-jà.  sqq.  —  *  Stud.  Criî. 
p.  256,  aSy.  —  *  Ibid.  p.  a53;  cf.  Disquis.  de  L.  JElio  Stil  p.  38.  —  •  Qurnst,  La- 
tilian,  pari,  p.  aa . 

36. 


284  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

L.  Mlius  Stilo,  ses  vingt  meiHeures  pièces,  ajournant  à  une  époque 
ultérieure  la  publication  des  dix  autres,  restées  beaucoup  moins  con- 
nues, plus  négligées  des  auteurs  qui  citent  si  souvent  les  premières , 
comme  Cicéron,  Quinlilien,  Aulu- Celle,  citées  seulement  par  les 
gi*ammairiens  des  derniers  siècles ,  et  particulièrement  par  Nonius  ;  ou 
bien,  comme  M.  Schmidt  \  que  le  poëtc  a  compris  dans  un  premier 
recueil  celles  de  ses  satires,  au  nombre  de  vingt,  qu'il  avait  écrites  en 
hexamètres ,  et  réservé  pour  un  second  recueil  les  morceaux  de  mètre 
ïambique  et  trochaïque. 

Cette  dernière  explication  a  pour  elle  la  coutume  assez  constante  des 
anciens  de  se  régler  sur  la  nature  du  mètre ,  soit  pour  la  distinction  des 
genres,  soit  pour  le  classement  des  œuvres  poétiques.  Il  est  bien  vrai  que, 
sur  les  dix  pièces  qui,  selon  MM.  Schœnbeck  et  Schmidt,  auraient  formé 
le  second  recueil,  il  y  en  a  huit  seulement  auxquelles  elle  s'applique; 
aucun  fragment  ne  subsistant  de  la  première  qui  puisse  nous  faire  con- 
naître en  quel  mètre  elle  était  écrite,  et  la  dernière  étant,  conune  les 
vingt  dont  on  forme  le  premier  recueil,  en  grands  vers.  Celle-ci,  faut-il, 
ainsi  qu'on  l'a  fait,  je  crois,  la  distraire  de  cette  place,  et,  la  réunissant  aux 
satires  de  même  mesure ,  rétablir  par  ce  moyen ,  la  suite  des  vingt  et 
un  livres  dont  a  parlé  Varron^?  Ou  bien  ,  ce  qui  est  fort  admissible,  y 
doit-on  voir,  d'après  le  sens  de  quelques  fragments,  où  le  poète  sem- 
ble présenter  l'apologie  de  ses  satû'es ,  une  pièce  finale  destinée  à  relier 
ensemble  les  deux  recueils  ?  Pour  lui  attribuer  ce  caractère  il  n'est  nul- 
lement nécessaire  de  la  transporter,  comme  fait  M.  Schœnbeck',  de  la 
fin  du  second  recueil  au  commencement.  Ce  qui  se  dirait  dans  une  pré- 
face peut  se  dire  tout  aussi  bien  dans  un  épilogue.  Je  suis  fort  tenté\ 
pour  mon  compte,  de  la  considérer  comme  telle,  et  je  m'explique  pour- 
quoi le  poète,  qui  voulait  en  faire  la  conclusion  et  l'encadrement  de  toute 
son  œuvre  satirique,  y  est  revenu  au  vers  dont  il  s'était  d'abord  et  le 
plus  constamment  servi,  à  l'hexamètre, 

Primo  ne  médium ,  mcdio  ne  discrepct  imum. 

S'il  y  a  tant  de  difficulté  aujourd'hui  à  retrouver  le  contenu  des  deux 
recueils  dont  s'est  formée  la  collection  complète  des  satires  de  Lucilius, 
il  n'y  en  a  pas  moins  à  déterminer  ce  qui,  dans  ces  modes  successifs  de 
publication  est  du  fait  de  Lucilius ,  ou  doit  être  attribué  aux  grammai- 
riens  ses  éditeurs,  ses  correcteurs,  ses  commentateurs.  On  l'a  tenté 

*  C.  Lacil.  Sat  quœ  de  libr.  IX  supers,  p.  i.  —  *  De  ling.  lat  V,  17.  Voyez  plus 
haut,  p.  28a.—  'itirf. 


MAI  1846.  285 

cependant,  et  il  serait  long  de  rapporter  toutes  les  assertions  émises, 
sans  autorités  suffisantes,  sur  les  époques  probables,  les  auteurs  pré- 
sumés de  tant  de  remaniements.  On  y  a  fait  assez  généralement  une 
grande  part  à  Valerius  Caton,  parce  que,  selon  Suétone ^  il  avait,  chez  le 
grammairien  son  maître,  étudié  particulièrement  Lucilius;  que,  selon 
Horace,  ou  du  moins  selon  Tauteur  de  Texorde  postiche  ajouté  à  sa 
dixième  satire,  il  avait  corrigé  les  vers  du  vieux  poète;  enfin  parce  que 
Furius  Bibaculus,  probablement,  a  dit  de  lui^  : 

Cato  grammaticus ,  ]alina  Siren, 
Qui  solus  legit  ac  facit  poetas. 

Celle  dernière  preuve  n  est  pas  bien  forte ;/aci<  poetas  doit  évidem- 
ment s'interpréter  par  ce  qui,  chez  Suétone,  précède  immédiatement  la 
citation  :  Docuit  maltos,  visusqae  est  peridoneus  prœceptor  maxime  ad  poeti- 
cam  tendentibas;  ut  qaidem  apparere  tel  his  versicalis  poiest.  Entendre  que 
Catoi)  non  pas  excellait  k  lire,  à  interpréter  les  poètes,  et  par  là  à  en 
produire  de  nouveaux,  mais  devenait  comme  Tauteurde  ce  dont  il  n'é- 
tait que  Féditeur,  faisait  en  quelque  sorte  les  poètes  auxquels  il  donnait 
ses  soins,  semble  bien  peu  naturel.  M.  J.  Becker,  qui  pense  que  Va- 
lerius Caton  difait  Lucilius  de  cette  manière',  termine  une  suite  d'arti- 
cles où  il  résume  toute  cette  polémique,  non  sans  y  ajouter  de  son  propre 
fond  des  choses  très-spécieuses,  par  des  paroles  qui  eussent  été  bien 
décourageantes,  placées  au  commencement  :  ull  est  impossible,  dit-il, 
soit  parce  que  Ton  manque  des  documents  nécessaires,  soit  parce  que 
les  fragments  de  Lucilius  se  prêtent  le  plus  souvent  à  des  interprétations 
diverses,  de  prononcer  avec  certitude  siu*  aucune  de  ces  questions.  Tout 
s'y  réduit  à  des  conjectures  plus  ou  moins  vraisemblables*.  » 

Cet  arrêt  de  M.  J.  Becker  atteint  les  conjectures  hasardées,  même 
par  lui,  sur  les  titres  qu'ont  pu  recevoir,  on  ne  sait,  nous  l'avons  vu, 
à  quelle  époque,  ni  de  qui,  les  satires  de  Lucilius;  sur  la  forme  épis- 
tolaire  qui  a  paru  avoir  été  donnée  à  plusieurs  ;  sur  les  sujets  que 
le  poète  avait  traités ,  sur  les  plans  qu'il  avait  suivis.  Ce  qui  reste  de 
l'œuvre  du  satirique,  et  ce  que  nous  en  apprennent  les  anciens,  des 
fragments  si  confus  et  si  courts,  des  témoignages  si  incomplets  et  si 
obscurs,  ne  suffisent  certainement  pas  pour  arriver,  sur  tout  cela, à  des 
notions  bien  nettes  et  bien  sûres. 

Quant  aux  titres  des  satires  de  Lucilius,  ii  est  permis  de  croire,  sur 

*  De  illast,  gramm,  2,  1 1.  —  *  Suet.  ihid.  —  '  Vehêv  die  Eintheilung  der  Satiren 
d»t  C.  Lucilius,  dans  le  ZeiUchrift  fur  die  Alterihumswissenschaft.  Marbourg,  mar5 
i84a,  n- 3o-33,  p.  aAS.  —  *  Ihid,  p.  aSg. 


286  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  foi  de  Lactance  ^  et  de  Porphyrion^,  bien  cependant  qu*on  ait  con- 
testé la  valeur  de  ces  témoignages  ^,  que  la  première  et  la  seizième 
ont  été  intitulées  lune  Deoram  concilium,  laulre  CoUyra.  On  ne  sait  à 
quelle  pièce  a  appartenu  un  troisième  titre  Fornix,  que  donne  avec  évi- 
dence un  passage  d'Arnobe^,  et  dont  M.  Van-IIeusde  a  tiré,  j*y  revien- 
drai tout  à  rheure,  un  grand,  un  trop  grand  parti.  Le  même  critique ^ 
a  comme  provoqué  M.  J.  Becker®  à  extraire,  d'une  phrase  bien  peu  claire 
de  Pline^  un  quatrième  titre  des  plus  douteux,  Torquaias.  Scaliger®  avait 
été  beaucoup  moins  autorisé  par  des  textes  d'Isidore^  et  de  Festus,  qui 
n'en  disent  pas  le  moindre  mot,  à  forger,  pour  une  autre  pièce,  cette 
appellation  singulière,  Bolis.  De  ce  que  plusieurs  auteurs  ^^  nous  disent 
que  Lucilius,dans  sa  neuvième  satire,  avait  parié  de  l'orthographe,  on 
n'était  nullement  en  droit  de  conclure,  comme  on  Ta  fait  souvent,  que 
cette  sature,  où  il  était  question  de  tant  d'autres  choses  encore,  s'appelât 
Orthographia,  Ces  autres  titres  Iteradfretam  Sicalam  ou  bien  ÔSotTroptxév, 
De  divitam  luxaria,  De  poetaram  insectatione ,  donnés  à  la  troisième,  à  la 
quatrième,  à  la  dixième  satires",  sont  purement  d'invention  moderne. 
Restent  donc,  après  tant  de  suppositions  et  de  disputes,  comme  à  peu 
près  incontestables,  les  trois  premiers,  dont  un  seul,  Deoram  conciliam, 
donne  l'idée  assez  nette  d'un  sujet,  dune  composition. 

A  défaut  des  titres ,  qui  le  plus  souvent  manquaient ,  les  critiques  ont 
eu  quelquefois  recours,  dans  leurs  classements,  à  certaines  dédicaces 
dont  les  firagments  du  satirique  leur  ont  offert  des  traces  plus  ou  moins 
évidentes.  Le  vers  cité  par  l'auteur  de  la  Rhétorique  à  Herennius^^  comme 
exemple  d'une  ligure  ou  d'une  licence  de  style  trop  aimée  de  Lucîlius^*, 

Has  res  ad  te  scriptas,  Luci,  mittimus  JEli  '\ 

ne  permet  pas  de  douter  que  Lucilius  n'ait  en  effet  adressé  au  célèbre 
grammairien ,  depuis  maître  de  Varron  et  de  Cicéron,  à  Lucius  i£lius 
Stilo,  soit  sa  première  satire,  soit,  comme  il  a  été  dit  plus  haut,  selon 
le  sentiment  de  plusieurs ,  son  premier  recueil  de  satires.  Mais  des  di- 
verses apostrophes  à  Panœtius^^,  à  Fundius,  à  Caïus  (Gelius),  à  Albinus^*, 
que  contiennent  quelques  fragments,  a-t-on  eu  le  droit  de  tirer  cette  con- 

'  Div,  inst,  IV,  3  ;  cf.  I,  9;  V,  i5.  —  *  In  Horat  carm,  I,  xxn,  10.  — *  C.  Fr. 
Hermann,  Éphém.  de  Gœttingae,  n*  36,  article  déjà  cité.  —  *  Adv.  Gentes,  II,  a. 
—  •  Stud,  critic.  p.  186.  —  •  Ouvrage  cité,  p.  aSa.  —  '  Hist  nat  VIII,  74  (48); 
Ludl.  Fragm.  incert.  167.  —  •  Ad  Fest.  V.  Rodas,  ^  *  Origin,  XIX,  4.  —  ^*  Q.  Te- 
rentius  Scaurus,  Putsch,  p.  2a55.  — "  J.  Becker,  ouvrage  cité.  —  "IV,  12.  — 
"  Anson.  Epist  V,  35.  —  **  Fragm.  i,  16.  —  "  Fragm,  xi,  3?  —  "Frojm.  xvi,  5; 
XXX,  3a.  Fragm,  incert.  1. 


MAI  1846.  287 

clusion,  que  les  pièces  où  elles  se  trouvaient  étaient  des  épîtres  à  ces 
personnages,  portant  leur  nom ,  en  quelque  sorte  pour  enseigne?  Je  ne 
îe  pense  pas.  N  est-il  pas  dans  les  habitudes  des  poètes  satiriques  de  se 
supposer  tout  â  coup,  au  milieu  de  leur  propos,  un  interlocuteur, 
auquel  ils  s'adressent  plus  particulièrement  ?  Si  ce  passage  d'Horace  : 

Quo  tibi,  TilH. 
Sumere  depositum  clavum  fieri  que  tribuno  '  ? 

nous  était  parvenu  à  l'état  de  fragment,  on  aurait  pu,  avec  tout  autant 
d'apparence,  transformer  en  épîtrc  à  Tillîus  ime  pièce  cependant  adres- 
sée à  Mécène.  Je  ne  répondrais  pas  que  les  apostrophes  semées  dans 
les  fragments  de  Lucilius  n'aient  quelquefois  donné  lieu  à  des  mépri- 
ses de  ce  genre. 

Plus  que  les  titres,  que  les  dédicaces  qui  ont  pu  servir  à  distinguer 
ces  pièces,  leurs  sujets  devaient  intéresser  la  curiosité  des  critiques 
modernes.  Or  quelques-uns  seulement  étaient  expliqués  avec  une  clarté 
suffisante  par  les  anciens.  On  savait  que,  dans  la  première  de  ses  satires , 
le  poëte  avait  fait  délibérer  les  dieux  sur  la  nécessité  de  mettre  im  terme 
aux  méfaits  de  l'impie  Lupus  et  de  quelques  autres  citoyens  pervers^; 
que,  dans  la  troisième,  modèle  du  voyage  à  Brindes  d'Horace,  il  avait 
raconté  son  voyage  à  Capoue^;  que,  dans  la  neuvième,  anticipant  sur 
Y  Art  poétique,  il  avait  traité  diverses  questions  de  grammaire  et  de  lit- 
térature^. Comme  Perse,  au  rapport  de  ses  scholiastes,  avait  composé 
sa  première  et  sa  troisième  satires  à  l'imitation,  celle-ci  de  la  quatrième, 
celle-là  de  la  dixième  des  satires  de  Lucilius,  on  pouvait  encore  se 
faire  une  idée  de  la  matière  traitée  en  général  dans  ces  deux  ouvrages, 
d'une  part  les  excès  du  luxe  et  de  l'intempérance ,  d'une  autre  part  les 
ridicules  des  orateurs  et  des  poètes  du  temps,  l'auteur  lui-même  compris. 
Pour  tous  les  autres  ouvrages  on  était  sans  indications;  il  fallait  deviner 
d'après  le  caractère  des  fragments ,  indice  trompeur  qui  devait  conduire, 
le  plus  souvent,  à  prendre  pour  l'idée  principale  d'une  pièce  un  déve- 
loppement particulier,  à  faire  rapporter  spécialement  à  une  pièce  ce  qui 
se  trouvait  réparti  dans  l'ensemble  du  recueil.  Lucilius  en  effet,  ses  dé- 
bris l'attestent,  a  fait  partout  de  la  satire  morale,  et,  en  plus  d'un  endroit, 
de  la  satire  littéraire.  Il  a  donc  été  assez  téméraire  d'affirmer  qu'il  avait 
^jj^itout  en  vue,  dans  tels  ou  tels  morceaux,  l'ambition,  l'avarice, 
la  gourmandise,  la  débauche,  la  superstition,  le  mauvais  goût,  ce  qu'il 

'  Serm.  I,  vi,  a4.  —  *  Serv.  in  Virgil  Mneid,  X,  loil.  —  *  Poiphyr.  in  HonU. 
Mrm:  I,  V.  —  *  Quintilian.  Intt  orùi.  l,  6 ,  7;  Q.  Terantn»  Scauru»,  Vdîm  Loogiu, 
de  orthographia.  Nonius,  v.  Poesis,  Priscian.  Charis.  etc. ,  poMsim. 


288  JOURNAL  DES  SAVANTS.  ^ 

na  cessé  de  censurer  en  tout  lieu.  M.  Schœnbcck,  critique  d'ailleurs 
fort  pénétrant,  me  paraît  avoir,  plus  que  d'autres,  usé  et  abusé  de  ce 
genre  de  suppositions;  sans  compter  certaines  erreurs  particulières 
qu'on  serait  peut-être  en  droit  de  lui  reprocher  :  comme  lorsque  les 
fragments  si  peu  chastes,  si  effrontément  cyniques  de  la  huitième  sa- 
tire, lui  donnent  l'idée  d'un  tableau  delà  vie  domestique,  où  auraient 
été  exprimées  les  bonnes  qualités  de  la  femme  comme  épouse  et  comme 
ménagère. 

Le  sujet  des  satires  de  Lucilius  déterminé  avec  plus  ou  moins  de  cer- 
titude, restait,  ou  à  en  disposer  plus  régulièrement  les  fragments,  d'a- 
près l'analogie  du  sens,  ce  qui  se  peut  quelquefois,  ou  même  à  retrou- 
ver le  dessin  de  la  pièce  entière,  ce  qui  est  rarement  possible,  ce  qui 
ne  l'est  même ,  à  vrai  dire ,  que  pour  la  troisième  satire.  Cette  satire 
contenant,  on  l'a  vu,  le  récit  d'un  voyage,  à  l'itinéraire  du  poète  a  dû 
répondre  la  marche  du  poème.  M.  Vargès  s'est  occupé  avec  succès  de 
la  retrouver  dans  un  ouvrage  spécial  \  dont  M.  Van-Heusde  a  donné 
une  courte  analyse^.  Pour  les  vingt-neuf  autres  satires,  mélange  capri- 
cieux d'attaques  personnelles,  de  tableaux  de  mœurs,  de  moralités, 
d'ornements  épisodîques  de  toutes  sortes,  le  moyen  de  reconnaître,  dans 
les  fragments  que  le  hasard  en  a  conservés,  la  trace  de  l'auteiur,  cette 
trace  qu'Horace  a  quelquefois  si  bien  réussi  à  cacher,  par  l'abandon, 
le  désordre,  les  hasards  habilement  simulés  d'un  entretien,  dans  des 
compositions  sauvées  tout  entières  du  naufrage  de  l'antiquité,  et  objet  de 
tant  d'études  assidues?  Cette  considération  n'a  pas  assez  découragé  le 
zèle  des  critiques  à  restituer,  à  l'aide  de  débris  souvent  confus  et  infor- 
mes, l'ordonnance  primitive  du  monument. 

Aucune  des  restaurations  de  ce  genre  n'égale  en  hardiesse  celle  que 
M.  Van-Heusde'  a  tentée  de  la  neuvième  satire,  sur  laquelle  s'étaient  plus 
discrètement  exercées  la  science  et  la  sagacité  de  M.  Schmidt  *.  Il  n'a 
point  hésité  à  l'intituler  Fornix,  d'après  un  passage  d'Arnobe  qu'il  est 
nécessaire  de  rapporter  d'abord  pour  faire  comprendre  ce  qui  a  pu  déter- 
miner le  critique  à  cette  attribution  de  titre,  base  de  tout  un  système, 
comme  elle  assez  peu  solide.  Arnobe  y  disait  aux  Gentils ,  trop  fiers  de 
leur  culture  profane^  :  aUnde,  quœso,  est  vobis>tentum  sapientiae  tradi- 
«tum?  Unde  acuminis  et  vivacitatis  tantum?  Vel  ex  quibus  scie^^ 
u  disciplinis  tantum  cordis  assumere ,  divinationis  tantum  potuistis  Ml- 

'  C.  LucUii  satirarum  quœ  ex  UbïX)  III  sapersmit,  Stettin,  i836.  Cf.  J.  Rutgers 
Venuiin.  lect.  c.  XV.  —  *  Stad,  crit  p.  168.  — '  Ibid.  p.  17a,  177. —  *  C.  Lacilii 
iatirarwn  quœ  de  libfx>  nono  sapenant  dispotita  et  illastrata,  Berlin,  i84o.  —  *Adv. 
génies,  II,  2. 


MAI  1846.  .  289 

«rire?  Quia  per  casas  et  tempora  decUnare  verba  scitû  et  nomina?  Qaia 
livoces  barbaras  solœcismosqae  vitare?  Quia  numerosum  et  instructum 
tt  compositumque  sermonem  aut  ipsi  vos  nostis  afferre,  aut,  încoixip- 
<«tu8  quum  fuerit,  scire?  Quia  Fornicem  Lucilianum  et  Marsyam  Pom- 
«ponii  obsignatiim  mcmoria  continetis?  Quia,  quae  sintin  iitibus  con- 
«stitutiones,  quoi  causarum  gênera,  quot  dictioDum,  quid  sit  genus, 
«quid  species,  oppositum  a  contrario  quibus  rationibus  distinguatur? 
«Iccirco  vos  arbitramini  scire  quid  sit  faisum,  quid  verum,  'quid  fieri 
upossit  aut  non  possit,  quae  imorum  summorumque  natura  sit?» 
D'après  ce  passage ,  il  a  paru  à  M.  Van-Heusde  que  le  Fomix  de  Luci- 
lius  devait  être  la  pièce  où  le  satirique  avait  traité  des  connaissances 
grammaticales  rappelées  par  l'Apologiste  au  commencement  de  sa  ti- 
rade. Dans  cette  supposition,  il  faudrait  faire  aussi  un  ouvrage  didac- 
tique de  même  sorte  du  Marsyas  cité  en  même  temps,  ce  qui  est  bien 
peu  vraisemblable,  cet  ouvrage,  dont  nul  autre  n'a  parlé,  ayant  dû 
être,  selon  le  plus  grand  nombre  des  critiques,  une  Atellane  de  Pom- 
ponius  de  Bologne,  ou,  selon  M.  Van-Heusde  lui-même  *,  qui  ne  peut 
s'expliquer  le  rapprochement ,  une  tragédie  de  Pomppnius  Secundus. 
D'autres  ont  pensé  qu'Amobc  avait  cité  ces  deux  productions,  non  pas 
comme  résumant  cette  science  de  mots,  orgueil  des  païens,  dont  il 
venait  de  se  moquer,  mais  comme  appartenant  à  une  littérature  ou 
dune  intelligence  difficile,  ou  d'un  ton  obscène,  dont  il  ne  lui  sem- 
blait pas  que  la  connaissance  îùX  un  si  grand  titre  d'honneur  pour  l'é- 
rudition profane.  Cette  interprétation  s*accorde  fort  bien  avec  le  ca- 
ractère littéraire  et  moral  de  productions  déjà  anciennes,  devenues 
obscures ,  et  dont  les  titres  n'annonçaient  rien  d'édifiant.  Les  abords  de 
la  statue  de  Marsyas,  sur  le  Forum,  hantés,  le  jour,  parles  plaideurs', 
Tétaient,  la  nuit,  par  les  courtisanes;  l'impudique  fille  d'Auguste,  Julie, 
y  donnait  ses  rendez-vous  *.  Pour  Fomix,  c'est  le  nom  latin  d*unlieu  où 
Lucilius,  avant  Juvénal  et  notre  Régnier,  avait  eu  le  tort  de  conduire 
les  Muses.  M.  J.  Becker  *  a  pensé ,  après  M.  Schœnbeck  ^,  qu'un  tel  titre 
convenait,  mieux  qu'à  toute  autre,  à  la  septième  satire,  dont  il  s'est 
conservé  dos  vers  d'une  expression  si  impure.  Pour  l'attribuer  à  la  neu- 
vième, il  a  fallu  que  M.  Van-Heusde  lui  donnât  une  tout  autre  signi- 
fication; il  y  a  vu  l'Arc  de  Fabius,  près  du  Forum ^,  et,  d'après  une  note 
de  Porphyrion ,  qui  rapproche  le  Sic  me  servacit  Apollo  de  la  neuvième 
satire  d'Horace'^,  d'un  trait  pareil  de  la  neuvième  satire  de  Lucilius,  il 

*  EpisL  ad,  C.Fr.  Hermann.  p.  35. —  *  Horat.  Serm,  I,  vi,  lao. —  *  Senec.  Debên. 
VI,  3a;  Plin.  Hist  nat.  XXI,  ni,  6.  Cf.  Hunck,  Defabh.  Aiellan.p.  86.*- *  Ouvrage 
cité,  p.  247.  —  •Qiuwt.  I«cil.  p.  18.  — 'ac.  DeorBl.11,66.— '5»Tii.I,  a.78. 

37 


290  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

a  supposé  que,  dans  Tune  et  dans  l'autre  pièce,  il  était  également  ^es^ 
tion  de  la  rencontre  faite  par  Tauteur,  en  se  promenant  par  les  rues, 
unescio  quid  meditans  nugarum,  totus  in  illis,»  d'un  fSSicheux.  On 
connaît  le  fâcheux  d'Horace,  cet  ambitieux  de  bas  étage  qui,  par  le 
crédit  du  poète,  voudrait  s'introduire  chez  Mécène.  Celui  de  Lucilius  a 
de  aïoins  hautes  prétentions.  C'est  tout  simplement ,  selon  M.  Van- 
Heusde,  un  marchand  de  blé,  qu'un  fragment  de  cette  satire^  nous 
montre  arrivant  avec  son  boisseau  et  sa  pelle  : 

Frumentarius  est;  modium  hic  secum  atque  nilellum 
Una  affert. 

Comment  ei$t-il  connu  d'un  grand  personnage  tel  que  Lucilius?  C'est, 
nous  l'avons  dit^,  encore  d'après  M.  Van-Heusde,  non  sans  douter  un 
peu  de  la  chose ,  que  Lucilius  a  été  publicain  en  Asie.  La  conversation 
s'engage.  Le  marchand  de  blé  confie  à  l'ancien  publicain  qu'il  est  im- 
pliqué dans  un  procès;  il  le  consulte  sur  la  défense  qu'il  a  préparée,  se 
défiant  de  son  orthographe  et  de  son  style  et  voulant  avoir  l'avis  d'un 
habile  homme.  Lucilius ,  bien  plus  patient  que  ne  le  fut  depuis  Horace 
en  pareille  rencontre ,  non-seulement  éclaircit  les  doutes  dont  on  l'im* 
portune ,  mais  se  met  à  disserter  longuement  sur  la  grammaire ,  sur  la 
littérature ,  pour  d'autres  sans  doute  que  pour  son  interlocuteur  :  autre- 
ment les  rôles  seraient  renversés ,  et  lui-même  deviendrait  à  son  tour 
le  fâcheux.  On  a  vu  quels  légers  indices  avaient  suffi  à  M.  Van-Heusde 
pom*  supposer  une  rencontre  entre  ses  deux  personnages.  H  ne  lui  en 
a  pas  fallu  davantage  pour  imaginer  l'entretien  qu'il  leur  prête.  H  s'est 
fondé  uniquement  sur  deux  fragments  ',  ainsi  rendus  par  M.  Corpet , 
dont  je  continuerai  d'emprunter  la  traduction  : 

Et  i>our  écrire  accurrere,  tu  n*as  pas  à  chercher  ni  k  te  mettre  en  peine  de  savoir 
8*il  faut  un  d  ou  un  c. 

Travaille  à  tmstruire,  afin  que  ni  les  événements  ni  la  raison  ne  puissent  te 
mettre  en  défaut. 

Atque  éwcurrere  scribas 
D,  an  C,  non  est  quod  quœras  atque  labores. 

Labora 
Disoere.  ne  te  res  ipsa,  ac  ratio  ipsa  refeUat 

Je  ne  sais  pourquoi  M.  Van-Heusde  n'y  a  point  ajouté  le  suivant , 
dans  lequel  il  lui  aurait  été  tout  aussi  permis  de  voir  une  portion  des 
discours  tenus  par  Lucilius  au  marchand  de  blé  pour  le  ramener  de 

'  FrmgM.  a^  âi.  — •  Voyes  plus  haut,  p.  71.  ~  *  Fragm,  11.  4,  aa. 


MAI  1846.  3«4 

ses  préoccupations  grammaticales  vers  d'autres  qui  lui  convienoent  da- 
vantage : 

A^ec  mille  sesterces  tu  peux  en  gagner  cent  mille. 

Tu  milli  nummum  potes  uno  quœrere  centum  ^ 

Quand  les  critiques  ont  bien  voulu  se  restreindre  à  ce  qui ,  dans  la 
plupart  des  cas ,  est  le  parti  le  plus  sage,  et  même  le  seul  praticable , 
à  considérer  les  fragmente  de  Lucilius  comme  ils  nous  sont  parvenus , 
c'est-à-dire  isolément ,  ils  se  sont  placés  sur  un  terrain  beaucoup  plus 
sûr,  et  leurs  travaux  s*en  sont  ressentis.  Quelles  étaient  les  personnes 
nonmiëes  par  le  poète  dans  ces  fragments?  à  quels  événements,  àqueiles 
lois,  à  quels  usages,  à  quelles  œuvres  littéraires  y  est-3fait  allusion  P  Dans 
quel  sens  doivent  être  entendues  tant  de  locutions  de  la  vieille  latinité 
ou  du  langage  familier  qui  s*y  rencontrent?  Toutes  ces  questions ,  long- 
temps et  vivement  débattues,  ont  fini  par  recevoir  d'eux  des  solutions 
satisfaisantes.  Beaucoup  de  fragments  cependant  restent  et  doivent  res- 
ter encore  obscurs,  précisément  parce  que  ce  sont  des  fragments,  et  que, 
ne  sachant  ce  qui  précédait,  ce  qui  suivait,  on  est  privé  de  la  lumière 
que  donne  à  chaque  détail  l'ensemble  des  idées. 

Dans  ce  vers ,  par  exemple  : 

Consilium  patriae  legumque  oriundu'  rogator*. 

faut-il  voir  un  éloge  sérieux  adressé  h  qudque  grave  personnage  que 
les  dieux  ont  fait  naître  pour  être  le  conseiller,  le  législateur  de  sa 
patrie ,  ainsi  qu'entend  M.  Corpet  ;  ou  bien  est-ce  une  ironie  contse 
quelqu'un  de  ces  patriciens  qui ,  pour  avoir  place  dans  les  conseils  de 
fÉtat,  dans  le  gouvernement,  se  sont  simplement,  selon  l'expression 
de  Figaro ,  donné  la  peine  de  naître  ? 
Cet  autre  passage  : 

Ptenida,  siquœris,cantkeriu*,  servu',  segestre 
Utilior  mihi  quam  sapiens  '. 

Oui ,  si  tu  veux  que  je  te  le  cfoe,  un  manteau ,  un  cheval,  un  esclave,  une  cou- 
verture, me  serviraient  plus  qu'un  sage. 

exprime  t-il  le  sentiment  du  poète  lui-même,  qui  n'a  pas  plus  épargné 
quTlorace  les  perfections  chimériques,  la  richesse  irniverselle,  la  liberté, 
la  royauté  du  sage  des  stoïciens,  qui  a  dit  avant  lui  ^  : 

Formosus,  dives,  liber,  rex  soin'  vocetur  *? 

'  Fmgm,  ix,  a^. —  * Fragm.  xxvii,  26. —  *Fragm.  xv,  6.  —  VHorat.5fnn.  I,  m, 
ia4;  Epitt.  1,  i,  106.  —  *  Fragm,  incert.  a4. 

37. 


292         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

on  bien  Lucilius  y  fait-il  parler  un  de  ces  grossiers  contempteurs  de  la 
philosophie,  qui,  dans  tous  les  temps,  Font  taxée  d'inutilité,  lui  ont 
opposé  un  certain  utile  tout  matériel,  quelque  centurion  par  exemple, 
comme  ceux  auxquels  a  depuis  prêté  une  ignorance  si  contente  d'elle* 
même,  si  dédaigneuse  du  savoir,  le  poète  élève  du  docte  Comutus,  Je 
satirique  stoïcien.  Perse  ^?  On  a  hésité,  et  on  le  devait,  entre  ces  deux 
interprétations.  M.  Van-Heusde  est  pour  la  première*;  M.  Corpet  ajoute 
à  la  seconde,  en  demandant  si  les  vers  en  conteste  ne  renferment  pas 
une  houtade  de  quelque  soldat  contre  les  philosophes  qui  avaient  suivi 
en  Espagne,  dans  cette  expédition  de  Numance  à  laquelle  Lucilius 
avait  pris  part  dans  sa  jeunesse  et  qu'il  a  plus  d'une  fois  rappelée,  son 
ancien  général,  Scipion  Émiiien. 

Je  pourrais  alléguer  bien  d'autres  passages  comme  objets  nécessaires 
d'un  doute  auquel  il  sera  sage  de  se  tenir,  tant  que  quelque  découverte 
nouvelle  ne  sera  pas  venue  leur  apporter  la  clarté  qui  leur  manque  en- 
core. Ces  découvertes  ne  sont  pas  improbables.  Il  n'y  a  pas  longtemps^ 
que  M.  Dùbner,  à  l'aide  d*un  manuscrit  de  Probus,  coUationné  par  lui 
à  la  Kbliothèque  royale^,  a  rectifié,  complété  et  rendu  plus  intelligible, 
un  des  fragments  les  plus  difficiles  à  entendre  de  Lucilius^.  M.  Corpel 
a  pu,  à  la  fin  de  son  volume,  consigner  dans  ses  additions  et  corrections 
cette  acquisition  nouvelle,  la  dernière,  je  crois,  qu'ait  faite  le  texte  de 
son  auteur. 

Dans  ces  deux  articles  particulièrement  consacrés  à  M.  Corpet ,  je 
semble  avoir  bien  peu  parlé  de  lui.  Mais  je  n'ai  pu  exposer,  comme 
j'ai  essayé  de  le  faire,  tout  le  travail  de  la  critique  moderne  sur  la  vie 
et  les  ouvrages  du  créateur  de  la  satire  latine,  je  n'ai  pu  signaler  les 
erreurs  dans  lesquelles  l'a  quelquefois  entraînée  une  érudition  aventu- 
reuse, sans  faire  indirectement  l'élc^e  d'un  livre  qui  résume  avec  exac- 
titude, dans  une  notice,  dans  des  notes  substantielles^  tant  d'études  et 
de  recherches  divelrses ,  qui  les  corrige  en  ce  qu'elles  ont  de  hasardé , 
par  une  attention  constante  à  séparer  les  laits  des  hypothèses,  et,  parmi 
celles-ci,  à  distinguer  celles  quel^itiment  l'autorité  des  témoignages  et 
la  vraisemblance  de  celles  où  l'on  ne  peut  voir  que  de  savantes  fantai- 
sies. 

C'est  avec  le  même  esprit  de  sagacité  discrète  que  M.  Corpet  a  mis 
en  œuvre,  pour  établir  son  texte,  les  travaux  de  ses  prédécesseurs  et 
ce  que  pouvaient  lui  fournir  d'heureuses  corrections  et  de  variantes 

Sat.  III,  77-87;  V,  189-191.  —  *  Stad.  crit  p.  193.  —  '  Voyez  Revae  de  philo- 
haie,  de  littérature  et  d'histoire  ancienne,  Paris,  i845;  vol.  I,  n*  1,  p.  as.  — 
*  N*  Saog,  in-4*.  —  '  Fragm.  xxix,  i. 


MAI  1846.  293 

précieuses,  le  Varron  de  SpengeP  et  d'O.  MûUer^,  le  Cicéron  de 
M.  Victor  Leclerc*  et  de  M.  Orelli*,  ïAala-Gelle  de  Gronovius^  et  de 
M.  Aib.  Lion*,  le  Festus  de  M.  Lindemann^  et  d*0.  MûUer*,  le  Donat 
de  Westerhof^,  le  Servias  de  Burmann^^  et  de  M.  Alb.  Lion'^  le  Pris- 
ciende  KrebP^,  le  Charisias  de  M.  Lindemann^^,  le  Nonius  de  D.  Gode> 
froy  ^* ,  de  Josias  Mercier  ^^  et  de  MM.  Gerlach  et  Roth  ^*.  Je  transcris  cette 
liste  donnée  par  M.  Corpet  lui-même,  comme  propre  à  recommander 
un  texte  épuré  par  de  si  nombreuses  investigations.  Une  autre  liste, 
que  je  reproduirai  aussi  par  le  même  motif,  comprend  des  ouvrages 
de  critique  fort  nombreux ,  fort  divers ,  que  M.  Corpet  n'a  pas  non 
plus  consultés  sans  fruit,  qui  Font  aidé  à  corriger  et  è  interpréter 
des  passages  embarrassants.  Ce  sont  ceux  de  Tumèbe^'',  Casaubon", 
Saumaise^.^  Adrien  de  Jonghe^o,  L.  Carrion^i,  J.  Wilhelm^^,  J.  Meller 
Palmier^»,  Luc  Fruitier^*,  J.  Rutgers^^,  Jusl  Rycke2^  J.  Gébhart^v 
G.  Barth^s,  André  Scholt2^  Reuvens5^  Osann»^  Weichert^*.  Je  ne 
puis  rappeler  tous  ces  savants  critiques  de  diverses  époques,  que 
M.  Corpet  s'est  donnés,  avec  un  zèle  louable,  pour  collaborateurs, 
sans  payer  un  tribut  de  regret  au  dernier,  dont  une  mort  prématurée 
a  récemment  interrompu  les  travaux,  si  remarquables  par  la  forme, 

*  Berlin,  i8a6.   —  *  Leipsick,   i833.  —  *  Paris.  i8ai.  —*  Zurich,  i8a6. 

—  *Leyde,  1706.  —  •Gœtlingue,  i8a4.  —  ^Corpus  grammaùcomm  latinoruni 
vetenim,  t.  Il,  Leipsick,  i83i.  —  *  Leipsick,  iSSg.  —  *  Dans  son  édition  de 
Térence,  Lahaye,   1726.  —  '*  Dans  son  édition  de  Vii^e,  Amsterdam,  1746. 

—  "  Gœltingue,  i8a6.  —  "  Lcipsidc,  18*0.  —  "  Corpus  grammaticorum  laH- 
noram  veterum,  t.  IV,  Leipsick,  i84o.  —  '*  Âaetores  lingaœ  latinœ,  Sainl-Gervais , 
i6oa.  —  **  Sedan,  i6i4.  —  "  Bâle,  iSAa.  —  "  Aiversarioram  libri  XXX, 
Paris,  i58o.  —  "  i4d  Pernï  saliras  comment»  Paris,  i6o5,  réimprimé  à  Leip- 
sick en  i833  par  les  soins  de  M.  Fr.  Dûbner.  —  '*  PUnianœ  exercitationes  in 
C.  Juin  Solini  polvliistora;  Exercitationes  de  homonrmis  hyles  iatricœ,  Ulrecht,  1680. 
Tertalliani  liber  de  Pallio,  Paris,  16a a.  —  *•  Haqr.  Junii  animadvérsoram  libri  Vl, 
Bâle,  i556.  Lampas  sivefax  artium  liberalium  de  Gruler,  t.  IV,  Francfort,  1602'. 
Nonias,  Anvers,  i565.  —  '*  Lud.  Carrio,  Antiquarum  lectionam  commentarius ; 
Emendationes  et  observationcs  dans  le  Lampas,  etc.,  de  Gruler,  t.  III.  —  "  Jani  Gu- 
glielmii  Verisimilia,  ibid.  t.  III.  —  **  Jani  Melleri  Palmerii  Spicilegia,  ibid.  t.  IV. 

—  **  Luc»  Frulerii  Conjectaneoram  verisimiliam  libri,  ibid.,  t.  V.  —  **  Jani  Rut- 
gersii  Venusinœ  lectiones,  à  la  suite  de  THorace  de  P.  Burmann,  Utrecht,  1699.  — 
**  lusti  Rycquii  Gaadensis  epistolamm  selectaram  centaria  altéra,  etc.,  Louvain, 
161 5.  —  '^  Jani  Gebhardi  Antiquaram  lectionam  libri  II,  dans  le  Syntagma  criti- 
cum,  etc.,  ex  bibliotk.  J.  ff.  Sckminckii,  Maibourg,  1717.  —  "  Adversariorum  com- 
nentarioram  libri  LX,  Francfort,  i6a4.  —  **  Andr.  Schollii  Observationwn  hama- 
narum  libri  V;  Nodi  Ciceron.  varioramqae  libri  IV,  Anvers,  161 5.  —  "  Collectanea 
Hiteraria,  Leyde,  181 5.  —  "  Analecta  critica,  Beriin,  1816.  —  "  Pœtarum  lati- 
noram  reliquiœ,  Leipsick,  i83o. 


2«4  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

l'exactitude  et  la  pénétration,  sur  Thistoire  de  la  littérature  latine  ^ 
M.  Corpet,  qui  a  traduit,  le  second,  en  finançais,  les  poésies  d^Ausone', 
et  le  premier,  celles  de  Priscien*,  s'est  acquitté  d'une  tâche  difficile,  en 
faisant  passer,  pour  la  première  fois  aussi,  dans  notre  langue,  les  frag- 
ments de  Lucilius.  Plusieurs,  des  plus  considérables  et  des  plus  connus, 
avaient  été,  il  est  vrai,  rendus  en  prose ,  par  Dacier,  dans  son  discaars  sur  la 
saiire\  par  A.  Gassan  dans  les  notes  de  sa  traduction  des  lettres  inédites  de 
MarC'Aurèle  et  de  Fronton^;  il  s'en  trouvait  qu'avaient  quelquefois  repro- 
duits en  vers  les  traducteurs  de  Cicéron ,  avant  que  M.  Théry  en  fit  l'objet 
d'essais  du  même  genre  dans  le  traité  de  la  satire  ancienne ,  qui  précède 
sa  tmdoctîon  en  vers  des  satires  de  Perse  et  de  Salpicia\  Quelques-unes 
de  ces  versions,  plus  ou  moins  heureuses,  ont  offert  à  M.  Corpet,  dans 
sa  périlleuse  entreprise,  un  secours  qu'il  reconnaît  avec  une  franchise 
qui  l'honore.  Il  eût  pu  extraire  aussi  des  allusions  animées  de  M.  Ville* 
main  à  plusieurs  beaux  vers  de  Lucilius,  dans  les  développements  pleins 
d'intérêt  par  lesquels  il  a  rempli  les  lacunes  de  la  Répablitiue  de  Cicéron'^ , 
plus  d*une  expression  précieuse  à  recueillir.  Ces  réserves  faites ,  on  peut 
dire  que  la  carrière  dans  laquelle  s'engageait  M.  Corpet  était  toute  nou- 
velle. D  l'a  fournie  fort  honorablement.  Je  ne  crois  pas  lui  adresser  une 
médiocre  louange  en  disant  que  sa  traduction  éclaire  heureusement  les 
obscurités  du  texte  dégradé  de  Lucilius,  qu'elle  est  intelligente,  exacte , 
et  généralement  élégante. 

Sans  doute ,  si ,  comme  on  doit  le  souhaiter,  il  lui  est  donné  de  pu- 
blier une  seconde  fois  son  travail,  de  nouveaux  soins  pourront  en  faire 
disparaître  quelques  imperfections.  Certains  passages,  particulièrement 
dans  la  fameuse  définition  de  la  vertu,  adressée  à  Alhinus^,  dans  les 
principes  d'orthographe  professés  en  vers  techniques  par  le  poète®, 
seront  facilement  ramenés  à  un  tour  plus  correct.  U  y  aura  lieu  d*exa- 
miner  si,  dans  sa  cinquième  satire,  le  poète  a  censuré,  chez  les  gens  de 
la  campagne,  ce  luxe  de  la  table,  que,  dans  la  pièce  précédente,  il  avait 
flétn  chez  les  habitants  de  la  ville;  s'il  a  montré  les  uns  se  ruinant  en  lé- 
gumes comme  les  autres  en  poissons  de  grand  prix.  M.  Corpet  le  dit, 

'  Voyez,  outre  l'ouvrage  cité  dans  la  note  précédente,  son  excellent  livre  De 
Lueii  Varii  et  Cassii  Parmensis  vita  et  carminibus,  Grimma,  i836,  et  ce  qui  a  paru 
de  son  ouvrage  De  imperatoris  Cœsaris  Aagasti  scriptis  eonunqae  reliquiis,  —  *  Paris, 
i8&3-3,  a  vol.  in-S**,  4*  et  5*  livraisons  de  la  seconde  série  de  la  Bibliothèque  latine 
française  publiée  parC.  L.  F.  Panckouke.  —  *  Paris,  i845,  i  vol.  in-8*.  Même  col 
leotioQ,  i5*  livraison.  —  *  Mémoires  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres, 
t.  n,  p.  187.  —  •  Paris,  i83o,  a  vol.  in-8*,  t.  II,  jp.  365  scpi.  —  *  Paris,  1827, 
p.  19  sqq.  —  '  Paris,  i8a3,  t.  D,  p.  iiil  sqq.  —  ' Fragm,  incert,  1. —  *  Fragm. 
«,7.    ^ 


MAI  1846.    ,  205 

après  M.  Van-Heusde  ^  Mais  cela  ne  ressort  pas  assurément  des  paroles 
de  Charisius^  qu'on  allègue  à  cette  occasion  :  Lacilius  in  quinto,  ieriden» 
rasticam  cœnam ,  enameratis  multis  herhis , 

Intybu  prœterea  pedibus  persepsit  equinîs  '. 

Pub  la  chicorée,  qui  a  poussé  sous  les  pieds  des  chevaux. 

Un  pareil  détail  ne  donne  guère  f  idée  d^un  luxe  ruineux  ;  et  il  en  est  de 
même  de  celui-ci,  conservé  par  un  autre  grammairien,  Nonius  : 

En  même  temps  paraissent  à  la  file  i*(»giion  pleureur  etles  ciboules  larmoyantes. 
Flebile  cspe  simul,  la^f^osœque  ordiue  tallœ  *. 

Une  autre  question  devra  encore  attirer  de  nouveau  Tattention  de 
M.  Corpet^.  De  quelques  firagmcnts  des  vingt-septième»  vingt-huitième 
et  vingt-neuvième  satires,  où  se  rencontrent  des  traces  d*une  action, 
d*une  fable  dramatiques,  doit-on  conclure  à  Texistence  de  comédies,  ou 
de  scènes  comiques,  qui  auraient  trouvé  place  dans  le  cercle  étendu  et 
la  forme  complexe  de  la  satire  de  Lucilius ,  ainsi  rapprochée  par  ce  mé- 
lange de  la  5atora  primitive.  Non ,  à  mon  sens  :  venue  après  la  comédie, 
la  satire  qui,  sous  une  autre  forme,  continuait,  complétait  sa  tâche ,  lui 
empruntait  quelques  inspirations,  traduisait  en  un  autre  langage  quel- 
ques-unes de  ses  scènes.  Ainsi,  plus  tard,  Horace*  a  traduit  de  Térence' 
ce  que  Perse ^,  après  lui,  a  mieux  aimé  traduire  plus  directement  de 
Ménandre^.  Supposons  de  nouveau  que  qudque  chose  seulement  de 
ces  passages  soit  resté  des  ouvrages  où  nous  les  lisons,  on  en  pourrait 
tirer  tout  aussi  bien  celle  conclusion  qu'Horace  et  Perse  ont  fait  des 
comédies,  des  scènes  comiques.  Enfin  M.  Gorpet  devra  .renoncer  à 
comprendre  dans  cet  escadron  des  amis,  (ptkanf  fXn,  dans  cette  troupe  de 
cinq  cents  jeunes  cavaliers ,  qui  accompagna  Scipion  Emilien  en  Espagne , 
lorsqu'il  y  réduisit  Numance  ^^,  outre  Lucilius  qui  en  faisait  très-proba- 
blement partie  ^^  Jugurlha.  Le  prince  numide,  nous  le  tenons  de  Sal- 
luste  ^^ ,  commandait  une  portion  du  corps  auxiliaire  de  quatre  mille 
hommes  fourni  au  général  romain,  de  Taveu  du  sénat,  par  des  villes, 
par  des  rois,  qui  recherchaient  sa  puissante  amitié.  Micipsa,  en  lui  en- 

*  Stttd,  crit.  p.  171.  —  'Lib.  I,  cap.  18,  n^  18.  —  *  Fragm,  v,  i3.  —  *  Fragm. 
V,  là-  —•  *  Voyez,  dans  son  ouvrage,  les  pages  9,  i65,  22 1,  et,  dans  TartiGle  eilé 
plus  haut  de  M.  Charies  Labitte,  la  page  87.  —  *  Servi.  II,  lU,  a58  sqq.  —  ^  £a- 
nuch.  I,  I,  1  sqq.  —  '  Sat  V,  161.  —  *  Voyez  Meinecke,  Menandr,  etPhilem.  reliq. 
p.  67;  FrÊgm.  comte,  gr.  t.  IV,  p.  laa.  —  "  Appian.  De  reb.  kispan.  Lxxxnr.  — 
**  Vell.  Pat.  Hist  H,  9.  —  "  Bell  /«y.  c.  VH,  Vm.  Ci.  Anm^n  .A.W 


296  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

voyant  son  contingent  sous  la  conduite  de  Jugurtba,  comptait  sur  les 
chances  d'une  expédition  difficile  et  dangereuse,  pour  débarrasser  sa 
famille  d'un  incommode  parent.  L'événement,  comme  on  le  voit  chez 
l'historien,  trompa  complètement  son  espérance. 

Peut-être  une  révision  sévère  découvrira-t-elle  à  M.  Corpet,  dans 
son  ouvrage,  d'autres  points  encore  à  éclaircir  de  nouveau,  à  modifier. 
Mais,  tel  qu'il  est,  on  doit  en  remercier  son  auteur  comme  d'un  service 
important  rendu  aux  études  classiques.  Rien  n'est  plus  propre  à  éclairer 
l'histoire  de  la  satire  latine  que  les  ft^gments  de  Lucilius.  G*est  le  pré- 
curseur d'Horace  en  bien  des  choses ,  mais  particulièrement  dans  l'art 
de  varier  par  des  ornements  de  toute  sorte^^e  style  didactique,  de  mêler 
à  l'inspiration  poétique  le  langage  de  la  conversation.  Horace  lui  doit 
peut-être^  le  nom  même  qu'il  a  donné  à  ses  satires,  et  qui  en  exprime 
le  caractère,  sermones.  Lucilius  est  en  même  temps  le  précurseur  de 
Juvénal  par  ce  cynisme  volontaire  qui  met  le  vice  à  nu  pour  le  flétrir, 
et,  s'il  se  pouvait,  pour  le  faire  rougir  de  lui-même.  La  satire  latine  est 
déjà  tout  entière  en  germe  chez  le  vieux  poète.  Il  est  instructif  autant 
que  curieux  de  la  surprendre  dans  ce  premier  période  de  son  dévelop- 
pement. 

PATIN. 


Ampélogbapbje  ,  ou  Traité  des  cépages  les  plus  estimés  dans  toas 
les  vignobles  de  quelque  renom,  par  le  comte  Odart,  membre  cor- 
respondant des  sociétés  royales  d'agriculture  de  Paris  et  de  Turin, 
de  celles  de  Bordeaux,  de  Dijon,  de  Metz,  etc.;  président  hono- 
raire des  congrès  viticoles  tenus  à  Angers  en  18^2  et  à  Bordeaux 
en  18^3.  Paris,  chez  Bixio,  quai  Malaquais,  n^  19;  et  chez 
Tauteur,  à  la  Dorée,  près  Cormery  (Indre-et-Loire),  18A6, 
1  vol.  in-8^  de  xii-433  pages. 

TROISIÈME  ARTICLE^. 

S  1.  Introduction. 

Après  avoir  défini  l'espèce  comme  nous  pensons  qu'elle  doit  l'être 
dans  l'état  actuel  des  sciences  naturelles ,  eu  égard  aux  deux  termes  cor- 
rélatifs nécessaires  à  l'existence  des  individus  qu'elle  comprend,  savoir, 

*  Pragm.  xxx,  6.  —  '  Voir,  pour  les  deux  premiers  articles,  les  cahiers  de  dé' 
cembre  i845  (page  706)  et  janvier  i8il6  (page  37). 


MAI  1846.  2«7 

lorganisation  de  ces  individus,  et  le  monde  extérieur  où  ils  sont  appe* 
lés  à  vivre ,  nous  allons  traiter  les  questions  relatives  à  la  dégénéres- 
cence et  à  la  persistance  des  variétés  de  nos  plantes  cultivées.  Mais 
auparavant  il  est  indispensable  de  rappeler  les  procédés  généraux  emr 
ployés  à  la  propagation  des  espèces  végétales  considérées  dans  les  indi- 
vidus qui  les  représentent,  soit  comme  simples  variétés,  soit  comme 
races  ou  encore  comme  sous-espèces. 

PBOPAGATION  DES  BSPitCKS  VBGETALXS. 

L*homme  emploie  deux  moyens  généraux  pour  propager  les  espèces 
végétales  : 

A.  le  mode  de  la  simple  division  dun  individu  représentant  une 
espèce,  une  sous-espèce,  une  race  ou  une  simple  variété; 

B.  le  moyen  du  semis  des  graines  issues  d  un  individu. 

A.  FftOPAOATION  AD  MOTBII  DE  LA  SIMPLE  DITlSION  D*UII  IHDIf  IDU. 

Elle  sopère  par  le  développement  d*une  partie  organisée  qui  est  séparée 
d'un  individu  vivant,  soit  par  l'art  horticole,  soit  par  une  circonstance 
indépendante  de  la  volonté  de  l'homme. 

1.  Propagation  par  marcotte. 

Une  tige  ou  une  branche  ordinairement  couchée ,  et  en  partie  cou- 
verte de  terre  ou  de  mousse  humide ,  produit  des  racines  sans  cesser 
d'appartenir  â  la  plante  mère  ;  si,  au  bout  d'un  certain  temps,  on  sépare 
de  celle-ci  la  tige  ou  la  branche  enracinée,  on  a  une  marcotte  représen- 
tant la  plante  mère. 

2.  Propagation  par  bootare. 

Une  tige ,  une  branche ,  une  feuille,  qu'on  met  en  terre,  après  l'avoir 
séparée  d'une  plante,  pousse  des  racines  et  devient  un  individu  vivant 
qu'on  dit  avoir  été  obtenu  de  boutare. 

Si  une  bouture  se  compose  d  une  jeune  pousse  et  d'un  tronçon  de 
vieux  bois,  elle  porte  le  nom  de  crossette.  Cette  sorte  de  bouture- est 
particulièrement  d'usage  dans  la  plantation  des  vignobles. 

3.  Propagation  par  greffe. 

Tout  le  monde  sait  qu'un  bourgeon  essentiel  ou  adventice,  pris  sur 
une  plante  vivante ,  qu'on  dispose  sur  une  autre  plante  de  manière  à 
établir  le  contact  le  plus  intime  entre  les  tissus  les  plus  analogues  et  les 
plus  vivaces  se  soudent,  conformément  à  la  loi  £hm(mzygie  (Journal 

38 


298  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

des  Savants,  \Slxo),  et  qu'alors  le  bourgeon,  qu'on  appelle  une  greffe, 
se  développe,  avec  les  caractères  du  végétal  d'où  il  provient ,  en  puisant 
sa  nourriture  dans  la_plante  appelée  sujet,  sur  laquelle  il  a  été  placé. 

4.  Propagadoo  par  bourgeons-tubercules. 

Les  tiges  de  plusieurs  plantes  produisent  des  bourgeons-tubercules. 
Elles  peàrent  en  développer  à  leur  partie  souterraine  et  à  leur  partie 
aérienne;  nous  citerons  comme  exemple  du  premier  cas  les  tubercules 
de  la  pomme  de  terre  et  les  cayeux  de  l'oignon  du  lys ,  et,  comme 
exemple  du  second,  les  bulbilles  du  lys  bulbifère.  Ces  bourgeons-tuber- 
cules, mis  en  terre,  reproduisent  des  individus  identiques  à  leurs  plantes 
mères  respectives. 

B.  PROPAGATION  AU  MOTBN  DES  BWiU. 

Le  moyen  de  propager  les  végétaux  par  semis  peut  donner  des  ré- 
sultats fort  différents  de  ceux  que  donne  la  propagation  par  la  simple 
division  de  la  plante  mère.  En  effet,  si  on  observe  la  plus  |p:ande  res- 
semblance possible  entre  une  plante  et  les  individus  qui  en  provien- 
nent au  moyen  de  la  simple  division,  soit  qu'on  ait  recouru  au  déve- 
loppement d'un  bulbiile,  d'un  cayeu,  d'une  greffe,  soit  qu*on  ait  fait 
des  boutures  ou  des  marcottes  ,  il  pourra  en  être  tout  autrement  lors- 
qu'on sèmera  des  graines  recueillies  sur  une  même  plante:  car,  si  les  in< 
dividus  issus  de  ces  graines  possèdent  les  caractères  essentiels  à  leur 
espèce,  il  pourra  arriver,  nous  ne  disons  pas  il  arrivera  toujours ,  que 
quelques-uns  au  moins  différeront  plus  ou  moins  des  autres. 

La  conséquence  de  ces  faits  est  facile  à  déduire.  Toutes  les  fois  qu'il 
s'agira  de  propager  quelqu'une  des  innombrables  variétés  de  plantes 
que  l'on  cultive  soit  à  cause  de  la  qualité  alimentaire  de  leurs  fleurs , 
de  leurs  feuilles ,  de  leurs  tiges  ou  de  leurs  racines ,  soit  à  cause  de  la 
beauté  de  leurs  fleurs ,  des  panàchures  de  leurs  feuilles ,  en  un  mot  à 
cause  d'une  particularité  quelconque  qu'on  voudra  perpétuer,  on  aura 
recours  à  la  propagation  par  simple  division ,  tandis  qu'au  contraire  on 
recourera  au  semis,  si  l'on  veut  obtenir  des  variétés  nouvelles,  c'est-à-dire 
des  individus  qui  différeront  du  porte-graines  par  quelque  propriété, 
quelque  attribut  utile  ou  simplement  agréable.  Citons,  comme  un  exem- 
ple aussi  remarquable  que  frappant  de  la  distinction  dont  nous  parlons, 
l'origine  et  la  propagation  de  la  variété  spectabilis  du  robinia  pseudo- 
acacia.  M.  Descemet,  ayant  fait,  en  i8o3  ou  i8o5,  un  semis  de 
graines  du  robinia  pseudo^Lcacia,  dans  sa  pépinière  de  Saint-Denis  près 
de  Paris ,  remarqua  un  individu  sans  épines  parmi  ceux  qui  provinrent 


MAI  1846.  209 

de  ces  graines.  Eh  bien,  cest  de  la  division  de  cet  individu,  au  moyen 
des  marcottes ,  boutures  ou  grefles ,  que  proviennent  tous  ceux  de  la  va- 
riété spectahilis  qui  sont  répandus  aujourd'hui  dans  le  monde,  et,  chose 
remarquable,  les  individus  de  cette  variété  sans  épines,  identiques  à 
la  plante  mère ,  produisent  des  graines  ;  mais  ces  graines  n'ont  produit 
jusqu'ici  que  des  plantes  à  épines,  c est-à-dire  des  individus  identiques 
au  rohinia  pseudo-acacia  ordinab*e. 

En  citant  ce  fait  nous  n'en  tirons  pas  la  conséquence  générale  que 
toutes  les  variétés  obtenues  de  semis  donnent  des  graines  capables  de 
reproduire  des  individus  identiques  à  Tespèce  non  modifiée;  seulement 
nous  prétendons  établir  comme  vraie  celte  proposition.qucbrsçaonveat 
propager  à  coup  sûr  ane  modification  qui  s' est  fait  remarquer  dans  une  plante,  il 
faut  recourir  à  la  propagation  par  simple  division  de  la  plante  modelée  ;  car, 
par  la  voie  du  semis  de  ses  graines,  il  n'sst  pas  certain  qu'on  reproduira 
des  individus  identiques  à  la  plante  mère, 

S  a.  LES  ESPACES  DES  COEPS  VIVANTS,  GONSIDl^R^ES  RELATIVEMENT  AU  GROUPE- 
MENT DES  INDIVIDUS  QUI  LES  REPRESENTENT  RESPECTIVEMENT,  DONNENT  LIEU 
X  CINQ  DISTINCTIONS  G^NiRALBS. 

Après  les  généralités  précédentes,  nous  entrons  en  matière  par  quel- 
ques remarques  faites  dans  le  double  but  de  rappeler  les  définitions 
dont  notre  second  article  a  été  l'objet,  et  de  rendre  plus  facile  à  saisir 
le  point  de  vue  où  nous  nous  sommes  placé  pour  subordonner  ces  dé- 
finitions aux  règles  de  la  méthode  expérimentale ,  telle  que  nous  en 
concevons  l'application  à  l'histoire  naturelle. 

Dans  l'intention  d'exprimer  de  la  manière  la  plus  concise,  que  les 
individus  composant  une  espèce  ont  plus  de  rapports  mutuels  qu'ils  n'en 
ont  avec  tous  autres  analogues ,  nous  avons  dit  que  tespèce  comprend 
tous  les  individus  issus  d'un  même  être  ou  de  deux  êtres,  suivant  que  les  sexes 
sont  unis  ou  séparés.  Si  cette  définition  ne  peut,  à  la  lettre,  devenir  Tobjet 
d'une  démonstration  rigoureuse ,  à  cause  de  l'impossibilité  oà  Von  est  de 
prouver  qu'il  n'y  a  eu  primitivement,  pour  chaque  espèce  des  corps  vivants 
actuels,  Qv'vN  seul  ou  deux  individus ^  en  attribuant  l'origine  de  celle- 
ci  &  l'époque  où  elle  a  acquis  la  forme  que  nous  lui  voyons,  soit 
qu'elle  l'ait  reçue  dès  sa  création ,  ou  qu  elle  ait  éprouvé  des  modifica- 
tions antérieurement  à  cette  époque,  et  si,  sous  ce  rapport,  la  critique 
absolue  peut  reprendre  quelque  chose  d'hypothétique  à  la  définition , 
cependant  nous  l'avons  adoptée  sans  hésitation,  parce  qu'elle  résume 
notre  opinion  avec  autant  de  concision  que  de  clarté,  sans  doxmer  lieu 

38. 


300  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

à  aucune  interprétation  erronée  :  car  évidemment  le  fond  des  choses 
reste  le  même,  soit  que  chaque  espèce  ait  reçu  sa  forme  actuelle  dans 
un  seul  individu  ou  dans  un  seul  couple ,  soit  qu'elle  l'ait  reçue  dans 
plusieurs  individus  ou  dans  plusieurs  couples  d'individus. 

Comme  nous  1  avons  dit  ailleurs  (  a*  article) ,  l'espèce  comprend  donc 
tous  les  individus  issus  d'un  même  père  et  d'une  même  mère  :  ces  in- 
dividus leur  ressemblent  autant  que  possible  relativement  aux  individus 
d'une  autre  espèce  :  ils  sont  donc  caractérisés  par  la  similitude  d'un 
certaÎB  nombre  de  rapports  mutuels  existant  entre  des  organes  de  même 
nom;  quant  aux  différences  placées  hors  de  ces  rapports,  elles  cons- 
tituent des  variétés. 

Les  variétés  sont  dites  simples,  si  les  différences  ne  se  perpétuent 
pas,  ou,  si  elles  se  perpétuent  par  la  génération ,  ce  n  est  que  dans  un  très- 
petit  nombre  de  localités  non  identiques;  elles  constituent  des  races,  si 
les  différences  sont  prononcées  et  de  nature  à  se  perpétuer  par  la  géné- 
ration d'une  manière  à  peu  près  constante  'dans  un  certain  nombre  de 
localités  non  identiques;  elles  constituent  enfin  des  soas-espèces ,  si  les 
différences  caractéristiques  très-prononcées  se  perpétuent  d'une  manière 
constante  dans  tous  les  lieux  où  les  individus  qui  composent  l'espèce 
peuvent  vivre.  Ces  définitions  démontrent  la  nécessité  d'envisager  les 
localités  relativement  à  toutes  les  causes  du  monde  extérieur  capables 
de  modifier  les  corps  vivants  qu'on  y  étudie.  C'est  le  seul  moyen  de 
donner  de  la  précision  à  la  valeur  des  modifications  produites,  consi- 
dérées comme  caractères  de  l'espèce. 

Nous  allons  reprendre  ces  définitions  en  sous-œuvre  afin  de  leur 
donner  toute  l'exactitude  possible,  en  considérant  au  point  de  vue  le 
plus  général,  par  rapport  à  l'espèce ,  la  subordination  des  différents 
groupes  d'individus  qui  constituent  de  simples  variétés,  des  races  et  des 
soas-espèces. 

En  appliquant  ces  nouvelles  considérations  à  l'ensemble  des  espèces 
végétides  et  animales ,  nous  sommes  conduit  à  établir  des  distinctions 
de  cinq  sortes  concernant  les  rapports  mutuels  qui  peuvent  exister 
entre  les  différents  groupes  d'individus  constituant  de  simples  variétés , 
des  races  ou  des  sous-espèces,  relativement  à  la  notion  de  l'espèce  à  la- 
quelle ces  groupes  se  rapportent.  Nous  désignerons  ces  distinctions  par 
les  cinq  premières  lettres  de  l'alphabet  grec  alpha,  béta,  gamma,  delta, 
epsilon. 

disthiction  alpha  (A). 
Lorsque  les  individus  qui  composent  une  espèce  n'offirent  au  natura- 


MAI  1846.  301 

liste  que  des  diCFérences  trop  légères  pour  qu'il  juge  convenable  d'éta- 
blir parmi  eux  des  variétés  distinguées  par  des  noms  particuliers ,  on 
peut  considérer  un  de  ces  individus,  ou  deux,  si  les  sexes  sont  séparés, 
comme  des  types  de  Tespèce  à  laquelle  ils  appartiennent. 

Les  espèces  qui  se  trouvent  dans  cette  condition  reçoivent  la  dis- 
tinction alpha. 

Nous  distinguons  plusieurs  sortes  de  différences  qui  sont  trop  légères 
pour  constituer  des  variétés  auxquelles  on  donnerait  un  nom  spécial. 

La  première  sorte  est  la  variation  des  botanistes  qui  ne  se  reproduit 
pas  d'une  manière  constante  par  la  génération. 

La  seconde  sorte  sera  une  différence  dans  la  taille,  dans  la  vigueur  des 
individus ,  suivant  qu'ils  se  seront  développés  dans  des  circonstances  fa- 
vorables ou  défavorables.  Quoique  ces  différences  puissent  se  transmettre 
par  génération  des  ascendants  à  leurs  descendants,  les  circonstances 
locales  restant  tes  mêmes,  si  elles  s'effacent  dans  d'autres  circonstances, 
il  n'y  aura  pas  lieu  encore  &  donner  des  noms  particuliers  aux  individus 
qui  les  présentent. 

En  définitive,  après  avoir  indiqué  les  caractères  conununs  à  tous  les 
individus  de  l'espèce  bien  constitués ,  il  suffira  d'indiquer  les  qualités 
variables  ou  les  variations ,  et  les  circonstances  capables  de  produire 
quelque  modification  de  taille  et  de  vigueur  dans  les  individus. 

Le  kœlreatheria  offre  l'exemple  d'une  espèce  à  laquelle  alphxi  est  ap- 
plicable. 

Le  seigle  commun  [secale  céréale)  peut  être  cité  comme  un  second 
exemple;  car  il  est  généralement  reconnu  des  botanistes  et  des  agro- 
nomes pour  n'avoir  subi  aucune  modification  permanente,  malgré  la 
longue  culture  à  laquelle  il  a  été  soumis  et  la  diversité  des  sols  et  des 
climats  dans  lesquels  de  nombreuses  générations  d'individus  se  sont 
incessamment  perpétuées.  La  seule  modification  qu'il  ait  éprouvée  est 
une  diminution  de  taille  et  de  viguem^  dans  des  terrains  maigres.  Il  a 
suffi  à  Tessier  de  semer  plusieurs  fois  en  automne,  dans  un  même  lieu , 
des  graines  du  petit  seigle,  du  seigle  trémois,  du  seigle  marsaiSf  du  seigle 
de  printemps,  pour  obtenir  un  seigle  identique  au  seigle  commun. 

Nous  citerons  deux  espèces  animales  qui  sont  dans  le  cas  des  précé- 
dentes, suivant  M.  Agassiz,  le  brochet  (esox  lacias)  et  la  perche  [perça 
flamatilis). 

En  résumé,  dans  les  espèces  auxquelles  la  distinction  alpha  est  appli- 
cable ,  tous  les  individus  bien  constitués  peuvent  être  considérés  comme 
types  de  leur  espèce. 


302  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

DISTINCTION   bAta  (B). 

U  en  sera  autrement,  si  un  certain  nombre  d'individus,  appartenant 
à  une  même  espèce,  présentent  quelques  différences  remarquables  et 
constantes  dans  certaines  circonstances.  Tel  est  le  cas  de  la  variété  spec- 
tabilù  du  robinia  pseudo-acacia  :  les  individus  épineux  représentent  l'es- 
pèce, et  les  individus  non  épineux  représentent  une  variété  de  cette 
espèce,  qui,  jusqu'ici,  n'a  pu  être  propagée  par  la  voie  des  semis,  ainsi 
que  nous  en  avons  déjà  fait  la  remarque. 

L'origine  de  cette  variété  étant  parfaitement  connue,  on  ne  peut  dou- 
ter que  les  individus  dépourvus  d'épines  qui  la  représentent  forment 
un  groupe  subordonné  à  l'ensemJîle  des  individus  épineux  représen- 
tant l'espèce ,  puisqu'en  définitive  nous  avons  la  certitude  que  ceux-ci 
ont  donné  naissance  aux  premiers. 

Nous  ajouterons  qu'on  a  signalé,  dans  ces  derniers  temps,  jusqu'à 
cinquante  variétés  au  moins  de  robinia,  obtenues  de  serais  et  propagées 
par  la  division  des  individus  modifiés,  mais  ces  variétés,  dit-on,  n'ont 
pu  être  propagées  de  graines. 

En  résumé,  dans  les  espèces  auxquelles  la  distinction  bêta  est  appli- 
cable, il  y  a  des  individus  types  et  des  variétés. 

DISTINCTION   GAMMA  (r). 

On  peut  trouver  dans  la  nature,  c'est-à-dire  dans  des  terrains  non 
cultivés ,  des  individus  susceptibles  d'être  considérés  comme  types  de 
leur  espèce.  Tels  sont  ceux,  par  exemple,  de  la  carotte  sauvage,  venus 
dans  des  lieux  où  l'homme  n'en  confia  pas  les  graines  à  une  terre  pré- 
parée d'avance. 

Maintenant ,  par  la  culture ,  on  est  parvenu  à  modifier  des  individus 
de  la  carotte  sauvage,  de  manière  à  constituer  des  variétés  qui  se  pro- 
pagent de  semis  avec  assez  de  constance,  du  moins  dans  des  circons- 
tances déterminées,  pour  qu'on  puisse  les  assimiler  à  des  races. 

C'est  ici  que  se  placent  les  belles  observations  de  M.  Vilmorin,  dont 
la  liaison  avec  le  sujet  que  nous  traitons  a  trop  d'intimité  pour  que  nous 
ne  saisissions  pas  l'occasion  de  les  citer,  avec  les  conséquences  que  com- 
porte leur  précision,  et  avec  les  développements  dont  l'importance  est 
incontestable,  lorsqu'on  les  considère  au  point  de  vue  général  où  nous 
nous  sommes  placé. 

La  carotte  sauvage  est  annuelle.  Si  on  sème  les  graines  au  prin- 
temps, dans  un  jardin,  on  reproduit  des  individus  annuels  identique! 
à  la  carotte  sauvage.  Le  pincement  de  la  tige ,  à  diverses  époques  d« 


MAI  1846.  303 

5oa  développement,  pratiqué  sur  un  certain  nombre  d*individus ,  na< 
mène  aucun  changement  notable.  Mais,  si  on  sème  au  milieu  de  Tété 
un  nombre  convenable  de  graines,  au  lieu  de  les  semer  au  printemps,  on 
obtient  des  individus  dont  la  tige  ne  monte  pas,  et,  fait  remarquable, 
les  racines,  à  lajinde  Vantonme,  sont  déjà  modifiées.  Si,  au  printemps  sui- 
vant, on  repique  ces  individus,  ils  fleurissent  et  donnent  des  graines; 
les  racines  ont  éprouvé  une  modification  déjà  fort  notable. 

En  semant  les  graines  obtenues  des  individus  dont  les  racines  avaient 
subi  le  plus  de  modifications,  on  obtient  un  certain  nombre  de  carottes 
d*une  seconde  génération,  plus  modifiées  que  ne  Tétaient  celles  de  la 
première. 

Enfin  les  graines  de  carottes  de  la  seconde  génération  donnent  des 
carottes  dune  troisième  génération  profondément  ùiodifiées,  et,  fait 
remarquable,  ccst  que,  dans  un  semis  du  printemps,  quelques  indi- 
vidus seulement  ont  monté. 

Les  carottes  de  la  troisième  génération  diflèrent  de  la  carotte  culti- 
vée ordinaire  par  une  chair  plus  compacte,  un  peu  plus  sèche  et  pâ- 
teuse, un  goût  moins  fort,  une  saveur  aussi  sucrée  et  un  volume  plus 
considérable.  Quant  à  la  couleur,  la  plupart  des  individus ,  comme  ceux 
de  la  première  et  de  la  seconde  génération,  présentent  une  racine 
blanche  ou  jaune  de  citron,  tandis  quil  en  est  d*autres  dont  la  racine 
a  une  couleur  rouge  orangé  si  prononcée,  un  goût  si  fort  et  si  relevé, 
que  M.  Vilmorin  ne  doute  pas  qu'en  semant  les  graines  de  ces  derniers 
individus  il  n'eût  reproduit  la  carotte  rouge  cultivée  la  plus  commune. 
Mais  il  a  préféré  propager  les  carottes  blanches  et  jaunes,  à  cause  de 
leur  goût  moins  aromatique. 

On  voit  donc  comment  Fépoque  du  semis  a  modifié  les  individus 
venus  des  graines  de  la  carotte  sauvage,  et  comment  les  modifica- 
tions ne  se  sont  pas  étendues  à  tous  les  individus,  résultat  quil  faut 
attribuer  à  ce  que  les  circonstances  de  la  végétation  des  mêmes  graines 
n'ont  pas  été  identiques,  ou  à  ce  que  les  graines  elles-mêmes  étaient 
difiérentes,  ou,  enfin,  au  concours  des  deux  causes  dont  nous  parlons, 
tout  en  remarquant ^ue ,  dans  cette  supposition,  la  seconde  cause  a 
dû  être  bien  plus  emcace  que  la  première,  ainsi  que  nous  le  verrons 
plus  loin. 

Les  recherches  de  M.  Vilmorin  sur  les  modifications  de  la  carotte 
sauvage  sont  d autant  plus  précieuses  à  nos  yeux,  quelles  offrent  une 
preuve  évidente  des  succès  qui  attendent  le  naturaliste  dans  la  nouvelle 
carrière. quelles  ouvrent  à  ses  efforts.  Elles  donnent  un  bel  exemple 
de  la  puissance  d  une  cidture  raisonnée  dans  la  recherche  des  causes 


304  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

prochaines  capables  de  modifier  les  végétaux,  en  même  temps  qu'elles 
montrent  la  possibilité  d*aborder  des  questions  qui ,  sans  le  secours  de 
l'expérience ,  fussent  restées  insolubles. 

En  définitive,  dans  les  espèces  auxquelles  la  distinction  gamma  est 
applicable,  il  y  a  des  individus  ty-pes  et  des  variétés  capables  de  se  pro- 
pager par  semis,  avec  assez  de  constance  pour  qu*on  les  considère 
comme  constituant  des  variétés  bien  définies  ou  même  des  races. 

DISTI)«GTI01I  BÊTA  PLUS  GAMMA  (jS-i-y). 

Elle  comprend  des  espèces  dans  lesqudles  il  y  a  des  types,  et,  en 
outre , 

1*  Des  variétés  qui  se  propagent  par  division  et  non  de  semis; 

3®  Des  variétés  qui  se  propagent  de  semis,  et  avec  assez  de  cons- 
tance pour  être  définies  ou  même  pour  constituer  des  races. 

Si  Ton  venait  incontestablement  à  obtenir  des  variétés  de  robinia 
pseud(Hicacia  susceptibles  de  se  propager  de  semis ,  alors  l'espèce  robi- 
nia recevrait  la  double  distinction  bêta  plus  gamma  {fi^y). 

DISTIlfCTlGN   DELTA  (A). 

I]  s*en  faut  beaucoup  que  Torigine  des  différents  groupes  d'individus 
appartenant  à  une  même  espèce  soit  aussi  bien  connue  dans  là  plu- 
part des  cas,  qu  e]le  Test  à  Tégard  des  espèces  auxquelles  les  distinc- 
tions précédentes  bêta  et  gammxi  s'appliquent.  U  peut  donc  y  avoir  des 
espèces  qui  présenteront  deux  ou  plusieurs  groupes  d'individus  consti- 
tuant deux  ou  plusieurs  variétés,  sans  qu'il  soit  possible  de  considérer 
un  des  groupes  comme  formé  d*individus  types  de  l'espèce.  11  est  donc 
exact  de  dire  qu'il  n'y  a  point  alors  de  type  individuel  connu  de  cette 
espèce,  puisque  la  notion  de  celle-ci  se  compose  de  caractères  com- 
muns à  des  groupes  distincts,  sans  qu'on  puisse  affirmer  que  Tun  des 
groupes  comprend  des  individus  non  modifiés. 

En  résumé,  dans  les  espèces  auxquelles  la  distinction  delta  est  ap- 
plicable ,  il  n'y  a  que  des  variétés  et  pas  d'individus  types. 

Nous  citerons  plusieurs  exemples  représentant  des  cas  particuliers 
du  cas  général  auquel  la  distinction  delta  est  applicable. 

1*'  CAS.  —  Simples  variétés  da  type  (Ai). 

On  distingue,  parmi  les  individus  du  prunus  padas  (L.),  des  indivi- 
dus à  fruits  noirs  et  des  individus  à  finits  rouges,  lesqueb  sont  ca- 
pables de  se  propager  de  graines  d'une  manière  assez  constante  pour 
qu'on  en  ait  fait  deux  variétés. 


MAI  1846.  305 

S'il  était  démontré  que  les  uns  tirassent  leur  origine  des  autres, 
comme  il  est  démontré  que  la  carotte  cultivée  provient  de  la  carotte 
sauvage,  l'espèce  prunus  padus  serait  comprise  dans  la  distinction 
^mma;  mais,  comme  cette  opinion  n'est  pas  celle  de  la  plupart  des 
botanistes,  sans  préjuger  la  question,  nous  appliquons  à  cette  espèce  la 
distinction  delta. 

(^espèce  hélice  mignonne  [hélix  pulchella)  est  dans  ce  cas,  siiivantM.Âgas- 
siz  ;  car  elle  est  représentée  par  les  deux  variétés  (a) — lisse ,  ( fr)  —  à  côtes, 

2*  CAS.  -^  Variétés  àa  type  et  races  dérivées  des  variétés  du  type  (Â a). 

Ce  que  nous  venons  de  dire  est  applicable  au  merisier  {cerasus 
Qvium).  Dans  l'impossibilité  d'affirmer  que  le  type  de  l'espèce  a  les  fruits 
noirs,  rouges,  ou  même  blancs,  on  est  forcé  de  considérer  les  indi- 
vidus qui  présentent  ces  différences  comme  deux  ou  trois  variétés  du 
type,  et  d'appliquer  conséquemment  à  l'espèce  merisier  la  distinction 
delta.  Mais  le  merisier  présente  des  faits  que  ne  présente  pas  le  prunas 
padus  f  c'est  que  les  botanistes  et  les  horticulteurs  reconnaissent  una- 
nimement que  la  culture  en  a  obtenu  trois  races  distinctes,  le  guignier,  le 
bigarreautier  et  le  heaume.  Ces  i*aces,  au  moins  les  deux  prerm'ères,  se 
reproduisent  de  graines,  et,  fait  remarquable,  chacune  d'elles  ren- 
ferme des  variétés  dont  les  fruits,  par  leur  couleur  noire,  rouge  ou 
blanche,  correspondent  aux  trois  variétés  types. 

3*  CAS.  -r  Races  dérivées  d'un  type  inconnu  ou  imparfaitement  connu  (A3). 

Lorsqu'un  grand  nombre  de  variétés,  ou  lorsque  des  races  capables 
de  se  reproduire  de  semis  sont  issues  d'une  plante  cultivée  depuis  long- 
temps dans  des  pays  étrangers  à  son  origine ,  il  peut  être  difficile ,  dans 
ces  pays  mêmes,  de  prononcer  sur  le  type  d'où  ces  variétés  dérivent,  et  de 
faire  ainsi  la  part  des  modifications  apportées  aux  caractères  du  type  par 
le  climat  et  la  culture.  Sans  vouloir  trancher  ici  la  question  de  savoir  si 
le  cerisier  [prunus  cerasus  de  L.)  est  indigène  de  l'Europe  occidentale 
et  particulièrement  de  la  France,  comme  le  prétend  Rozier,  ou  s'il  est 
indigène  de  l'Asie,  et  notamment  des  environs  deCérasonte,  où  Tour- 
nefort  en  a  observé  des  individus  croissant  spontanément  sur  des  col- 
lines, sans  vouloir  rechercher  si  ceux-ci  ne  sont  pas  déjà  des  modifica- 
tions du  type,  nous  dirons  jusqu'à  nouvel  ordre  que  le  cerisier,  tel 
qu'il  se  montre  dans  les  terrains  cultivés  de  la  France,  se  trouve  repré- 
senté par  des  races  dont  le  type  n  est  point  encore  incontestablement 
connu.  Dès  lors,  nous  le  citons  comme  un  troisième  cas  de  la  dis- 
tinction delta. 

39 


306  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

DISTINCTION   EPSILON. 

Supposons  vraie  Topimoa  dans  laquelle  on  admet  que  Tbomme 
bknc  et  le  nègre  descendent  du  même  père  et  de  la  même  mère;  pav 
la  raison  que  jusqu'ici  on  n*a  jamais  observé  qu'un  père  blanc  et  une 
mère  blanche  aient  donné  naissance  à  un  nègre,  ni  qu'un  nègre  et  une 
ogresse  aient  donné  naissance  à  un  blanc,  l'espèce  homme  e^«  dans 
cette  hypothèse,  représentée  par  deux  variétés  assez  constantes  pour 
conserver  leurs  caractères  difiFérentiels  dans  les  mêmes  circonstances. 
Or,  quand  des  variétés  d'une  même  espèce  ont  atteint  à  ce  degré  de 
fixité,  on  peut  les  nommer  avec  assurance  des  soas-êspèces ^  toujours 
dans  l'hypothèse ,  bien  entendu,  où  ou  ne  considère  pas  le  hlanc  et  lé 
nècre  comme  deux  espèces  différentes. 

En  définitive ,  dans  les  espèces  auxqueUes  la  distinction  epsilon  est 
apfdicable,  il  n*y  a  pas  d'individus  types  d'espèce,  mais  des  sous-es- 
pèces permanentes  dont  le  nombre  peut  varier. 

Quatre  cas  peuvent  se  présenter  pour  les  sous-espèces  d'une  espèce 
végétale  : 

i"'  COS.  11  y  a  des  races  sans  variétés  (E  i). 

2*  cas.  11  y  a  des  races  avec  des  variétés  qui  ne  se  propagent  pas  de 
graines  (£  ^  )• 

3*  cas.  Il  y  a  des  races  avec  des  variétés  qui  se  propagent  de  graines 
(E  3). 

â*  cas.  Il  y  a  des  races  avec  des  variétés, 
(a)  qui  se  propagent  de  graines, 
(  b)  qui  ne  se  propagent  pas  de  graines  (E  k). 

Voilà,  à  notre  sens,  les  distinctions  rationnelles  qu'on  peut  établir 
en  général  aujourd'hui  entre  les  individus  compris  dans  une  e^èce 
donnée  de  corps  vivants,  lorsqu'on  veut  les  réunir  en  différents  groupes 
dont  les  relations  mutuelles ,  susceptibles  de  variations  à  différents  de- 
grés, donnent  lieu  aux  catégories  que  nous  avons  désignées  par  les 
mots  types  d'espèces  ou  simplement  i^pes,  variétés ,  races  et  sws-espèces. 
Ces  distinctions,  exprimant  les  relations  les  plus  générales  de  tous  les 
individus  composant  une  association  que  l'on  accepte  aujourd'hui 
comme  une  espèce,  indépendamment  de  toute  question  d'origine,  sont 
des  formules  aussi  simples  que  concises,  douées  du  double  avantage  de 
donner  au  naturaliste  le  moyen  d'exprimer  nettement  son  opinion  sur 
iM  relations  qu  il  reconnaît  aux  individus  composant  les  espèces  dont 
il  parie,  et  de  fournir  au  critique  le  moyen  de  laire  comprendre  sa 
pensée  sans  incertitude  lorsqu'il  devra  parler,  soit  pour  citer,  soit 


MAI  1846.  307 

pour  discuter  les  opinions  diverses  des  naturalistes,  relativement  à  la 
subordination  des  individus  d'une  même  espèce. 

Si  l'application  d'une  des  cinq  distinctions  précédentes  à  une  espèce 
donnée  est  impossible  actuellement,  examen  fait  de  cette  impossibilité, 
on  appliquera  à  cette  espèce  la  lettre  oméga;  enfin ,  on  n  imposera  au- 
cune lettre  aux  espèces  qui  n'auront  pas  été  soumises  à  l'examen  dont 
nous  parlons. 

Qu'arrivera-t-il  de  Tadoption,  par  les  natiu^alistes,  des  distinctions 
que  nous  proposons?  C'est  que,  si,  dans  les  premiers  species  auxquels  on 
les  appliquera .  il  se  trouve  beaucoup  d'espèces  marquées  à^oméga  ou 
libres  de  toute  lettre,  ces  espèces  appelleront  l'attention  de  tous  les 
observateurs  sur  les  lacunes  qu'il  s'agira  de  remplir* 

(  La  saite  au  prochaia  cahier.) 

E.  CHEVREUL. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  ROYAL  DE  FRANCE. 

La  séance  publique  annuelle  des  cinq  Académies  a  eu  lieu  le  samedi  a  mai, 
sous  la  présidence  de  M.  Dunoyer,  président  de  TÂcadémie  des  sciences  morales  et 
politiques.  Après  un  discours  du  président  et  le  rapport  de  la  commission  du  prix 
de  lingubtique  sur  le  concours  de  i&46,  le  résultat  de  ce  concours  a  été  pro- 
danié. 

La  commission  a  décerné  le  prix  à  M.  A.  J.  Sjôgren,  membre  de  T Académie  im- 
périale de  Saint-Pétersbourg,  auteur  d*un  livre  intitulé  :  Ossetiidîe  SpracUskn. . . . 
Granunaire  de  la  kmgae  oisèts,  avec  un  coart  dictionnaire  ossète-allemand  et  allemand^ 
ossète;  Saint-Pétersbourg,  décembre  1 844  tin- 4*;  ouvrage  consciencieux  et  savant, 
qui  fait  pour  la  première  fois  connaître,  dans  tous  ses  détails,  un  des  idiomes  les 
plus  anciens  et  les  plus  intéressants  du  Gincase. 

Elle  accorde  une  mention  honorable  à  M.  le  docteur  Curtius ,  qui,  dans  son  ou- 
vrage de  grammaire  comparative  (Die Spracfcttfrj/tftcAiiA^. . .  De  t étude  comparée  dm 
langues  dans  ton  rapport  avec  la  philologie  classique;  Berlin,  i845.  brochure  in-8*; 
plus  :  Die  Bildung. . .  Formation  des  temps  et  des  modes  en  grec  et  en  latin,  exposée 
diaprés  la  comparaison  des  langues^  Berlin,  i846,  in-8'')  a  su  faire  servir,  avec  autant 
de  sagacité  aue  de  mesure,  la  connaissance  qu  il  possède  des  langues  de  llnde  à 
Tanalyse  de  la  conjugaison  grecque. 

La  commission  annonce  qo*elle  accordera,  pour  le  concomrs  de  1847»  une  mé- 
daille d  or  de  la  valeur  de  i,aoo  francs  à  Touvrage  de  philologie  comparée  qui  loi 
en  paraîtra  le  plus  digne  foimk  les  ouvragea,  .tant  imprimés  qne  mannscrita,  ^i 

39. 


308  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

lui  seront  adressés.  U  faudra  que  les  travaux  dont  il  .8*agiL  aient  été  entrepris  à  peu 

|)rès  dans  les  mêmes  vues  que  ceux  dont  les  langues  romane  et  germanique  ont  été 
*ob}et  depuis  quelques  années.  L*analyse  comparée  de  deux  idiomes  et  celle  d*une 
famflle  entière  de  langues  seront  également  admises  au  concours.  Mais  la  commis- 
sion ne  peut  trop  recommander  aux  concurrents  d*envisager,  sous  le  point  de  vue 
comparatif  et  historique,  les  idiomes  quils  auront  choisis,  et  de  ne  pas  se  borner 
i  l'analyse  logique  ou  à  ce  qu*on  appelle  la  grammairt  générale.  Les  mémoires  ma- 
nuscrits envoyés  avant  le  i*'  mars  18&7,  elles  ouvrages  imprimés  qui  seront  en- 
voyés avant  la  même  époque,  pourvu  quils  aient  été  publiés  depuis  le  1"  janvier 
iS^6»  seront  également  admis  au  concours.  Us  devront  être  adressés,  francs  de 
port,  an  secrétariat  de  Tlnstitut. 

La  séance  a  été  terminée  par  la  lecture  des  morceaux  suivants  :  1*  Comianlin  en 
Goide,  fragment  historique ,  par  M.  Amédée  Thierry,  membre  de  TAcadémie  des 
sciences  morales  et  politiques;  a*  Expériences  sar  îajoree  vitale,  par  H.  Dutrochet, 
membre  de  F  Académie  des  sciences;  3"  Fragment  a  an  enai  sar  Vhistoire  de  la  for- 
mation et  des  progrès  da  tiers-état,  par  M.  Augustin  Thierry,  membre  de  TAcadémie 
des  inscriptions  et  belles-lettres  ;  4*"  Notice  sar  V Académie  royale  de  masiqae,  par 
M.  Hidévy,  membre  de  T Académie  des  beaux-arts;  5*  Quelques  fables  inédites, 
r  M.  Viennet,  membre  de  T Académie  française. 


e 


ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 


L*Académie  des  sciences  a  tenu ,  le  lundi  1 1  mai,  sa  séance  publique  annuelle, 
sous  la  présidence  de  M.  Klie  de  Beaumont.  Après  la  prodamation  des  prix  décer- 
nés et  des  sujets  de  prix  proposés ,  M.  Arago ,  secrétaire  perpétuel ,  a  lu  une  biogra- 
phie de  Gaspard  Monge. 

prix  décernés. 

(concours  de  1844.) 

Prix  de  physiologie  expérimentale.  Ce  prix  a  été  décerné  à  M.  Agassiz,  pour  Bta 
travaux  sur  les  poissons  vivants  et  sur  les  poissons  fossiles.  Un  second  prix  a  été 
accordé  à  M.  Bischoff,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Histoire  da  développement  de  l'ms^ 
et  du  fœtus  da  chien.  Une  mention  honorable  a  été  obtenue  par  M.  Raciborski,  pour 
avoir  étendu  àTespèce  humaine  le  résultat  des  recherches  de  M.  Pouchet  (couron- 
nées Tannée  dernière  par  TAcadémie)  concernant  fovulation  spontanée  des  mam- 
mifères. 

Prix  relatifs  aax  arts  insalabres.  L* Académie  a  décerné  une  récompense  de 
a, 000  fi*ftncs  à  M.  Chaussenot  aine,  sur  les  prix  de  la  fondation  Montyon,  pour 
les  appareils  qu  il  a  construits  à  Teffet  de  dimmuer  les  chances  d'explosion  des  gé- 
nérateurs de  la  vapeur  d*eau.  ^ 

Prix  de  médecine  et  de  chirurgie.  L* Académie  a  accordé  :  1*  une  somme  de 
i,5oo  francs  à  M.  Amussat,  comme  récompense  pour  ses  expériences  et  ses  (obser- 
vations sur  les  blessures  des  vaisseaux  sanguins;  a*  une  somme  de  1, a 00  francs 
i  M.  Bonnet,  comme  récompense  pour  ses  recherches  sur  les  maladies  des  articu- 
lations; 3"  une  somme  de  600  francs  à  MM.  Alfred  Becquerel  et  Rodier,  comme  en- 
couragements pour  leurs  travaux  sur  la  composition  du  sang  de  Thomme  à  Tétat  de 
santé  et  i  Tétat  de  maladie;  4*  une  somme  de  5oo  francs ,  également  à  titre  d'en- 
couragement, à  M.  ReveiUé^Parise^  pour  ses  observations  sur  Temploi  des  feuilles 

\ 


MAI  1846.  309 

minces  de  plomb  dans  le  pansement  des  plaies;  5*  une  pareille  somme,  au  même 
titre,  a  M.  Morel-Lavidlée,  pour  son  mémoire  sur  les  luxations  de  la  davicule.  Elle 
a  décerné  une  mention  honorable  à  M.  Donné ,  pour  ses  travaux  de  microscopte 
appliqués  à  Tétude  pathologique  des  liquides  de  1  économie ,  et  à  M.  Clias  pour  ses 
méthodes  de  gymnastique. 

Prix  t astronomie  fondé  par  M.  de  Lalande,  Ce  prix  a  été  partagé  entre  M.  de  Vico, 
directeur  de  l'observatoire  du  collège  romain ,  et  M.  Darrest,  attaché  à  Tobservatoire 
de  Berlin.  Ces  deux  astronomes  avaient  Tun  et  Tautre  découvert  une  comète,  dans 
le  courant  de  Tannée  i844. 

Prix  de  statistique.  Ce  prix  a  été  décerné  à  M.  Chriette  père,  auteur  d*une  statis- 
tique générale  du,  département  de  la  Marne,  accompagnée  d'un  atlas  in-folio.  L* Aca- 
démie a  accordé  des  mentions  honorables  à  MM.  de  Boutteville  et  Parchappe,  au- 
teurs d*un  ouvrage  intitulé  :  Notice  statistique  sur  l'asile  des  aliénés  de  la  Seine-Infé- 
rieure; à  M.  Jules  Gossin,  ancien  conseiller  à  la  cour  royale  de  Paris  ^  pour  des 
recherches  statistiques  sur  les  pauvres ,  dont  s*est  occupée  la  société  charitable  de 
Saint  Régis,  instituée  à  Paris  pour  faciliter  le  mariage  civil  et  relîgie«x  des  indi- 
gents du  département  delà  Seine;  à  M.  Emile  Gaymard,  ingénieur  des  mines, 
pour  sa  Statistique  du  département  de  l'Isère,  accompagnée  d'une  carte  géologique. 

Prix  fondé  par  AT"  la  marquise  de  Laplace,  Une  ordonnance  royale  ayant  autorisé 
r Académie  des  sciences  à  accepter  la  donation  qui  lui  a  été  faite  par  M"^  la  mar- 

auise  de  Laplace,  d*une  rente  pour  la  fondation  à  perpétuité  d*un  prix  consistant 
ans  la  collection  complète  des  œuvres  de  Laplace ,  prix  qui  devra  être  décerné , 
chaque  année,  au  premier  élève  sortant  de  Técole  polytechnique ,  le  président  a  re- 
mis de  sa  main  les  cinq  volumes  de  la  mécanique  céleste,  ï exposition  du  système  du 
monde  et  le  traité  des  probabilités,  à  M.  Bertin ,  entré  à  l'école  des  ponts  et  chaus- 
sées. 

L* Académie  a  décidé' qu*U  ny  avait  pas  lieu  de  décerner  le  prix  de  mécanique 
fondé  par  M.  de  Montyon. 

nvix  PROPOSiis^ 

Sciences  physiques.  L* Académie  décernera,  dans  sa  prochaine  séance  puUiquer 

1*  Le  grand  pjrix  des  sciences  physiques  proposé  pour  i843  et  remis  au  con- 
cours pour  i845«  sur  cette  question  :  i Déterminer,  par  des  expériences  précises* 
les  quantités  de  chaleur  dégagées  dans  les  combinaisons  chimiques.  » 

a*  Le  grand  prix  des  sciences  physiques  de  i8â5,  dont  le  sujet  est  :  «Démon- 
trer par  une  étude  nouvelle  et  approfondie,  et  par  une  description,  accompa^ée 
de  figures,  des  organes  de  la  reproduction  des  deux  sexes,  dans  les  cinq  classes 
d^animaux  vertéb^,  Tanalogie  des  parties  qui  constituent  ces  organes,  la  marche 
de  leur  dégradation  et  les  bases  que  peut  y  trouver  la  classification  générale  des 
espèces  de  ce  type.  » 

Ces  deux  concours  ont  été  dos  le  3i  décembre  i845. 

3»  Le  prix  relatif  au  développement  du  fœtus  dans  l'œuf ,  proposé  en  1837  pour 
1839,  remis  au  concours  pour  i843  et  de  nouveau  pour  i8i6. 

à*  Le  prix  de  i,5oo  firancs  fondé  par  M.  Manni,  sur  la  question  des  morts  appa- 
rentes. 

Ces  deux  derniers  concours  ont  été  clos  le  1"  avril  i846. 

L'Académie  décernera  également,  dans  sa  prochaine  séance,  le  prix  de  physiologie 
expérimentale  et  le  prix  rdatif  aux  arts  insalubres  (concours  de  i845). 


310         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

L* Académie  rappdle  qu*dle  a  proposé  pour  sujet  du  grand  prix  des  acieiioes 
nalnrdles  pour  lody  :  «Tétude  des  mouveBients  des  corps  reprodadeurs  ou 
spoi«s  des  algues  zoosporées  et  des  corps  renCennés  dans  les  aothéridies  de» 
cryptogames,  telles  que  diara,  mousses,  hépatiques  et  focacéea.»  Les  mémoires 
devront  être  remis  au  secrétariat  de  Tlnstitut  avant  le  i*  avril  iSkj* 

Sciences  malkématiqëes.  L* Académie  décernera,  dans  sa  prochaine  séance  pnhKque, 
le  grand  prix  des  sciences  mathématiques,  proposé  d*abord  pour  i843,  et  dont  le 
sujet  était  :  «  Perfectionner  les  méthodes  par  lesquelles  on  résout  le  problème  des 
perturbations  de  la  lune  ou  des  planètes ,  et  remplacer  les  développements  ordi- 
naires en  séries  de  sinus  et  de  cosinus  par  d*autces  dévelcmpements  plus  conver- 
gents composés  de  termes  périodiques  que  Ton  puisse  calculer  facilement  i  Taide 
de  certaines  taUes  construites  une  fcîs  pour  tontes,  »  question  remise  au  concours 
de  i846«  dans  les  termes  suivants ,  afin  de  laisser  aux  ccMMmrrents  toute  la  latitude 
possible  :  «  Perfectionner  dans  qudque  point  essentid  la  théorie  des  perturbations 
planétaires.  »  Ce  concours  a  été  fermé  le  i*  mars  i846. 

Elle  décernera,  dans  la  même  séance,  le  prix  d^astronomie  fondé  par  M.  de  La** 
lande,  et  le  prix  de  mécanique  et  de  statistique  de  la  fondation  de  M.  de  Bfontyon.. 

L* Académie  rappelle  qu*eUe  a  proposé  pour  sujet  du  grand  prix  de  mathéma-. 
tiques  de  Tannée  i846  la  question  suivante:  «  Perfectionner  dans  quelque  point 
essentiel  la  théorie  des  fonctions  abâiennes,  ou ,  plus  généralement,  des  Iranscen-^ 
dantes  qui  résultent  de  la  considération  des  intégrales  de  quantités  algébriques.  » 
Le  prix  consistera  en  une  médaille  4*or  de  la  valeur  de  3,ooo  francs.  Les  mémoires 
devront  être  adressés  au  secrétariat  de  Tlnstitut  avant  le  i*  octobre  i846. 

Elle  rappelle  également  que  le  sujet  du  grand  prix  de  mathématiques  de  Tan* 
née  1847  ^^la  question  suivante:  «Établir  les  équations  des  mouvements  géné- 
raux de  Tatmosphère  terrestre,  en  ayant  égard  à  la  rotation  de  la  terre,  àTaction  ca* 
loriûque  du  soleil  et  aux  forces  attractives  du  soleil  et  de  la  Kme.  Les  auteurs  sont 
inviuâ  à  faire  voir  la  concordance  de  leur  théorie  avec  qudques-uns  des  mouve- 
ments atmosphériques  les  mieux  constatés.  Lors  même  que  la  question  n*aurait 
pas  été  complètement  résolue,  si  Tauteur  d*un  mémoire  avait  fait  quelque  pas  im- 
portant vers  sa  solution ,  TAcadémie  pourrait  lui  accorder  le  prix.  »  Les  pièces  de 
concours  devront  être  remises  avant  le  i**  mars  1847. 

L'Académie  propose  en  ces  termes  le  sujet  du  grand  prix  de  mathématiques  à 
décerner  en  i848  :  «Trouver  les  intégrales  des  équajtions  de  Téquiiibre  intérieur 
d'un  corps  solide  élastique  et  homogène  dont  toutes  les  dimensions  sont  finies  ; 
pareKemple,  d'un  parallWpipède  ou  d'un  cyUndi*e  droit,  en  supposant  connues 
les  pressions  ou  tractions  inégales  exercées  aux  di0érents  points  de  sa  surface.  »  Le 
prix  consistera  en  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  3,ôoo  francs.  Les  mémoires 
devront  être  parvenus  avant  le  1*  novembre  i847* 

Pris  extraordinaire  tar  VappHcation  de  la  vapear  à  h  navi(fation.  Le  Roi ,  sur  la 
proposition  de  M.  le  baron  Charles  Dupin ,  a  ordonné  qu'un  prix  de  6,000  francs 
serait  décerné  par  TAcadémie  des  sciences  •  au  meilleur  ouvrage  ou  mémoire  sur 
l'emploi  fe  plus  avantageux  de  la  vapeur  pour  la  mardie  des  narires ,  et  sur  le  sys- 
tème de  mécanisme,  d  installation ,  d'arrimage  et  d'armement,  qu'on  doit  prélérer 
pour  cette  classe  de  bâtiments.  »  Cette  question,  proposée  en  i836,  avait  été  suc- 


spere» 
bution  du  prix,  des  travaux  remarquables ,  dont  ^Académie  a  d^à  connaissance. 


MAI  1846.  311 

obtiendront  an  succès  qui  les  rendra  dignes  du  prix,  a  proposé  à  TAcadémie  de 
maintenir  le  concours  ouvert  jusqu'au  i*juUIet  18&8.  L'Académie  a  adopté  la  con- 
clusion de  la  commission. 

ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

M.  Vaudoyer,  membre  de  T Académie  des  beaux-arts,  seclion  d'architecture,  est 
mort  le  a  7  mai  i846. 

SOCIÉTÉS  SAVANTES. 

La  société  des  antiquaires  de  la  Mprinie  décernera,  dans  sa  séance  du  ai  décem- 
bre 1847  :  i""  une  médaille  d'or  de  Sooirancs  au  meilleur  mémoire  qui  lui  aura  été 
présenté  sur  la  question  suivante  :  «  Rechercher  les  causes  générales  et  partictdières 
auxquelles  on  doit  attribuer  le  grand  nombre  de  monuments  d'architecture  religieuse 
de  premier  et  de  second  ordre  qui  ont  été  éleyét,  pendant  les  xii*,  xiii*  et  xrv*  siècles , 
dans  les  provinces  situées  au  nord  de  la  Loire,  comparativement  au  petit  nombre 
de  ces  monuments  érigés,  pendant  la  même  période,  dans  les  provinces  au  sud  de  ce 
fleuve;  »  a*"  une  médaille  a  or  de  aoo  francs  à  la  meilleure  notice  biographique  sur 
Robert  de  Fiennes,  plus  connu  sous  le  nom  de  Moreau  de  Fiennes,  époux  de  la 
châtelaine  de  Saint-Omer,  et  connétable  de  France  immédiatement  avant  Dugues- 
clin.  Les  mémoires  présentés  au  concours  devront  être  adressés,  francs  de  port, 
avant  le  i*  octobre  1847,  terme  de  rigueur,  à  M.  de  Givenchy,  seo^étaire  perpétuel 
de  la  société ,  à  Saint-Omer. 

LIVRES  NOUVEAUX. 
FRANCE. 

Essai  historique  sur  les  premiers  manuels  i invention  oratoire  jusqu'à  Arislote,  par 
Ch.  Benoit,  licencié,  ancien  élève  de  Téoole  normale.  Paris,  imprimerie  de  Fain  et 
Thunot,  librairie  de  Joubert,  i846,  in-8*  de  160  pages. —  L*auteur  de  cette  disser- 
tation s'est  proposé  d'examiner  les  divers  essais  tentés  par  les  premiers  rhéteurs 
pour  réduire  en  art  l'invention  oratoire,  depuis  l'époque  ouïe  triomphe  de  la  démo- 
cratie en  Grèce  appela  fous  les  citoyens  aux  luttes  de  la  parole ,  jusqu'au  temps  d'A- 
lexandre. Aristote  n'avait  pas  dédaigné  d  écrire  cette  histoire  ;  il  s'était  préparé  à  son 
grand  traité  sur  la  rhétorique  par  un  ouvrage  de  ce  genre,  Te/yéh  avpojùyyit^  où 
il  avait  recueilli  les  méthodes  oratoires  de  ses  devanciers;  malheureusement  ce  livre , 
auquel  Gicéroii  emprunta  Thistoire  abrégée  de  la  rhétorique  grecque,  ne  nous  est 
point  parvenu.  Pour  reconstruire  en  partie  cette  œuvre  regrettable,  M.  Benoit  s'est 
servi  surtout,  dans  la  première  partie  de  son  travail ,  de  l'ouvrage  que  M.  Léonard 
Sprengel  a  publié  sur  ce  sujet  à  Leipsick,  en  i838,  mais  sans  en  accepter  toutes  les 
conclusions.  Sa  dissertation  est  divisée  en  quatorze  chapitres,  dans  lesquels,  après 
avoir  examiné  à  qudle  époque  et  dans  quelles  circonstances  se  produisirent  en 
Grèce  les  premiers  essais  d'un  art  oratoire ,  il  traite  successivement  de  l'école  sici- 
lienne, de  l'écoje  athénienne,  de  Gorgias  et  de  son  écde,  de  l'éloquence  pratique, 
de  l'influence  de  la  dialectique  sur  U  rhétorique  athénienne,  de  la  réaction  de  f  é- 
cole  socratique,  de  la  première  Rhétorique  d' Arislote,  connue  sous  le  nom  de  Rlié- 


312  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

torique  à  Alexandre ,  de  la  grande  Rhétorique  d^Âristote  en  trois  livres ,  de  la  preave 
ou  ae  la  dialectique  oratoire,  des  lieux  généraux  de  la  preuve,  de  la  théorie  de.la 
méditation  appliquée  à  rinvention  oratoire,  des  mœurs  ou  des  passions  oratmres, 
de  la  grande  Rhétorique  d*Aristote  arrangée  en  manuel. 

On  annonce,  à  la  librairie  de  J.  Renouard,  une  nouvelle  publication,  en  4  vo- 
lumes in-8*,  du  traité  de  la  Bienfaisance  pabUqae,  par  M.  deGérando.Ce  sera  pour 
nous  Toccasion  d'appeler  Tattention  sur  ce  livre,  qui  jouit  d*une  estime  si  haute  et 
si  bien  méritée.  L*ouvrage,  précédé  d'une  introduction  riche  de  laits,  se  compose 
de  quatre  parties.  Dans  la  première,  Fauteur  étudie  Tindigence  d*une  manière  gé- 
néride;  il  en  analyse  les  cauffès;  il  en  apprétSe  les  rapports  avec  les  lois ,  les  mœurs, 
Télat  de  Tindustrie;  il  montre  les  droits  qu'elle  a  aux  secours  et  les  limites  de  ces 
droits.  11  expose  ainsi  avec  clarté  Tétendue  réelle  du  mal  auquel  la  bienfaisance 
puUique  est  destinée  à  porter  remède.  La  seconde  partie  de  Touvrage  est  consacrée 
aux  institutions  qui  ont  pour  but  de  prévenir  riiidigence.  M.  de  Gérando  examine 
d'abord  tout  ce  qui  tient  à  l'éducation  des  pauvres,  et  passe  en  revue  l'histoire  dé- 
taillée des  institutions  qui  protègent  leur  enfance  et  leur  jeunesse,  les  établissements 
destinés  à  assurer  Tallaîtement  des  enfants  par  leur  mère,  les  salles  d'asile  pour 
ceux  qui  sont  encore  incapables  de  recevoir  des  leçons  réffulières,  les  établisse- 
ments d'orphelins,  les  institutions  d'enfants  trouvés  ou  délaissés ,  les  écoles  des 
pauvres,  des  sourds-muets,  des  aveugles.  Après  avoir  ainsi  suivi  l'enGint  de  sa  nais- 
sance jusqu'à  l'âge  adulte,  l'auteur  poursuit  l'examen  des  moyens  propres  à  préve- 
nir rmdigence,  en  étudiant  les  institutions  dont  l'action  s'exerce  sur  les  hommes 
faits;  tels  sont  les  établissements  de  prêts  et  les  monts-de-piété,  les  sociétés  de  pré- 
voyance et  d'assurance  mutuelle,  les  caisses  d'épargne  ou  d'accumulation  ;  il  con- 
sacre aussi  plusieurs  chapitres  aux  moyens  généraux  qui  peuvent  influer  sur  l'a- 
mélioration des  classes  peu  aisées ,  et  il  est  ainsi  amené  à  étudier  les  conséquences 
qui  résultent  à  cet  égard  des  lois,  des  mesures  administratives,  des  mœurs  et  delà 
religion.  Dans  la  troisième  partie,  l'auteur  étudie  les  moyens  de  remédier  à  la  pau- 
vreté en  fournissant  aux  indigents  du  travaU,  soit  libre,  soit  forcé,  et  il  passe  en 
revue  tous  les  divers  systèmes  de  maisons  de  travail ,  de  mendicité  ou  de  colonisa- 
tion qui  ont  été  adoptés  dans  divers  pays.  11  étudie  jusqu'à  quel  point  et  dans 
quelle  mesure  les  émigrations  peuvent  servir  à  l'amélioration  du  sort  des  pauvres 
et  doivent  être  encouragées.  En  s'approchant  de  plus  près  des  moyens  directs  de 
soulacement  des  malheureux,  il  examine  les  diverses  méthodes  de  secours  à  domi- 
cile ,  leur  videur  comparative,  et  trace  les  règles  do  ce  genre  d'institutions.  Enfin , 
il  arrive  à  l'étude  des  établissements  hospitaliers,  dernière  ressource  de  la  bienfiii- 
sance  publique.  Après  un  aperçu  historique  plein  d'intérêt,  û  passe  en  revue  les 
hôpitaux  destinés  aux  maladies,  soit  générales ,  soit  spédides;  les  hospices  pour  les 
vieillards  et  les  maisons  consacrées  aux  aliénés.  L'auteur,  profitant  pour  ainsi  dire, 
des  connaissances  acquises  par  le  lecteur  dans  les  trois  premières  parties ,  revient, 
dans  la  quatrième  «  à  des  considérations  générales  sur  l'ensemble  des  secours.  H 
trace  l'histoire  des  diverses  législations  sur  les  pauvres ,  soit  chez  les  anciens ,  soit 
chex  les  modernes  ;  il  en  apprécie  l'esprit  et  les  résultats ,  et  passe  de  même  en 
revue  les  règles  générales  ae  l'administration  des  secours  publics.  Ce  rapide  exposé 
suffit  pour  faire  sentir  l'importance  de  cet  ouvrage.  C'est  un  résumé  méthodique  de 
toutes  les  opinions  qui  ont  influé  sur  le  sort  de  l'indigence,  et  l'exposé  des  procé- 
dés par  lesqueb  on  a  cherché  à  la  prévenir  ou  à  la  guérir.  Ce  qui  £pippe  surtout  le 
lecteur,  c'est  la  parfaite  impartialité  avec  laquelle  toutes  les  opinions  sont  débat- 
'Urâs  et  toutes  les  institutions  appréciées.  ^  1  occasion  de  chaque  d3ssç  d'ét^idt^se- 


î 


MAI  1846.  313 

ments  charitables,  Taateur  passe  en  revne  les  pays  civilisés,  et  raconte,  d'après  les 
documents  les  plus  authentiques,  les  procédés  oivers  par  lesquels  on  a  tenté  de  ser- 
vir la  cause  du  malheur.  Dans  celte  statistique  de  la  pauvreté,  on  suit  avec  intérêt 
les  institutions  delà  France,  de  TÂngleterre ,  de  rAliemagne,  de  la  Suisse,  de  11- 
talie,  de  TEspagne  et  des  États-Unis.  Les  efforts  de  tous  sont  appréciés  avec  une 
égale  bienveillance.  L'auteur  lui-même  a  visité  un  grand  nombre  des  institutions 
u*il  décrit,  et  il  a  pu  ainsi  compléter,  par  son  propre  eicamen,  ce  qu'il  a  obtenu 
es  documents  officiels. 
Rapport  sar  les  découvertes  archéologiquesfaites  aux  sources  de  la  Seine,  par  M.  Henri 
Baudot ,  président  de  la  commission  des  antiquités  du  département  de  la  Côte- 
d*Or,  etc.,  orné  d'un  plan  et  de  seize  planches  gravées  et  lithograpbiées.  Dijon,  im- 
primerie de  Douiller,  librairie  de  Lamarche,  Paris,  librairies  de  Techener  et  deDtt- 
motdin,  in-4*  de  5o  pages. —  Des  fouilles,  commencées  en  i836  et  poursuivies  jus- 
un'en  i845  près  des  sources  de  la  Seine  sur  la  lisière  du  bois  communal  de  Saint*- 
oeine,  ont  mis  à  découvert  les  débris  d'un  monument  gallo-romain  d'un  grand  in- 
térêt. La  commission  .des  antiquités  de  la  Côte-d'Or,  qui  a  fait  exécuter  ces  foufflesi^, 
a  reconnu  dans  ces  débris  les  restes  d*un  temple  élevé  au  fleuve  de  la  Seine,  opinion 
qui  parait  démontrée  par  la  nature  des  objets  trouvés  au  milieu  des  ruines.  Nous 
emprunterons  au  rapport,  que  nous  avons  sous  les  yeux,  quelques  détails  sur  cette 
découverte.  Le  plan  des  fondations  successivement  mises  à  jour  o£fre  un  quadrilatère 
de  67  mètres  de  longueur  sur  line  largeur  encore  indéterminée.  Quoique  l'une  des 
hces  n'ait  pu  être  complélement  relevée,  le  retour  de  l'angle  nord  et  la  régularité 
des  trois  autres  côtés  ne  peuvent  laisser  de  doute  sur  la  forme  extérieure  du  monu- 
ment, dont  la  façade  principale  devait  regarder  l'Orient.  L'intérieur,  distribué  en 
plusieurs  ceUœ  ou  chapelles,  présente,  snivant  le  rapport  de  la  commission,  une  véri- 
table analogie  avec  la  description  que  Pline  nous  a  laissée  d'un  temple  élevé  k  Œ» 
tomne,  fleuve  d'Ombrie.  Au  milieu  du  temple  de  la  Seine  était  une  salle  contenant 
la  source  sacrée,  qui  s'écoulait  par  une  rigole  taillée  dans  la  pierre  et  recouverte  de 
ddles.  A  droite  de  la  source,  tarie  aujourd'hui,  s'élevaient  quatre  colonnes  d'ordire 
dorique,  dont  on  a  retrouvé  des  fragment!  et  les  bases  encore  à  leur  place.  Deux 
marches  donnaient  entrée  à  une  chapelle  ou  probablement  se  trouvait  la  statue  de 
la  Seine,  assise  en  face  de  la  source  principale.  Des  tronçons  de  colonnes  et  de  dia- 
piteaux  annoncent  la  richesse  avec  laquelle  cette  salle  était  ornée.  Les  autres  cha* 
pelles  n'étaient  pas  décorées  moins  somptueusement.  Des  mari)res  précieux,  taillés 
en  moulures  et  en  plaques  destinées  à  revêtir  les  murailles;  des  enduits  couverts 
de  peintures  à  fresques,  à  filets  de  différentes  teintes;  des  pierres  de  liais  sciées, 
destinées  au  pavement  ;  de  petits  cubes  en  pierre  de  diverses  couleurs  ayant  servi 
à  composer  des  mosaïques,  plusieurs  fragments,  un  entre  autres,  représentant  la  frise 
d'une  mosaïque  à  dessin  grec,  peuvent  donner  une  idée  de  la  décoration  intérieure 
de  Tédifice.  Quant  à  sa  décoration  extérieure,  on  n'a  retrouvé  que  des  fragments  de 
fûts  et  de  chapiteaux  corinthiens  dont  les  proportions  annoncent  qu  ils  appar- 
tenaient à  des  colonnes  d'une  grande  hauteur,  et  dont  le  style  accuse  la  bonne  époque 
de  l'art  chez  les  Romains.  Le  rapport  décrit  ensuite  les  objets  placés  dans  rintériéor 
du  temple,  les  uns  exposés  à  la  vénération  du  peuple,  les  autres  offerts  à  la  divinité. 
Parmi  ces  objets,  trouvés  au  milieu  des  décombres,  on  remarque  :  1*  huit  staCùès 
de  pierre  de  grandeur  naturelle  dont  une,  assise,  semble  représenter  la  principale  di- 
vinité du  lieu;  dans  une  statue  d'homme,  vêtu  de  la  chlamyde,  le  rapporteur  a  cru 
reconnaître  l'Apollon  Grannus,  qui  présidait  aux  sources  et  aux  mntaines  ans- 
quelles  on  attribuait  des  propriétés  curatives  ;  a*  vingt-trois  statues  moins  grandes  kpn 

ào 


314  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

natnret  dont  sept  figures  d'enfants,  ofirant  cela  de  singulier  qu'elles  poi  tenl  dans 
leurs  bras  des  dbieus  qu*e]les  semblent  présenter  à  la  déesse;  3*  une  petite  figure 
de  Uinenrei  en  bronze;  b!"  une  statuette  de  Vénus  en  terre  cuite;  5*  trente-cinq  léles 

Et  appartenu  à  des  statues  ou  à  des  busies  en  pierre  ;  6*  trente-huit  bustes,  la 
art  en  pierre;  7*  des  torses  d'homme  et  de  femme,  des  enfants  emmaillotés, 
nains,  des  pieds,  des  jambes  isolées ,  dont  deux  portent  des  inscriptions  votives  ; 
8*  dans  une  des  chapelles  qui  forment  le  pourtour  du  temple,  et  presque  à  la  sur- 
face du  sol,  un  grand  vase  de  ten  e  ferme  au  moyen  d'une  feuille  de  plomb,  et  au- 
tour duquel  éUit  tracée  ceite  inscription  :  DE/E  SEQVANA  RVFVS  DONAVIT. 
Ge  vase  en  contenait  un  autre  plus  petit,  autour  duquel  étaient  entassés  cent-vingt 
eK-voto  découpés  dans  des  feuilles  de  bronze  et  d'argent  et  représentant,  d'une  ma- 
nière grossière,  différentes  parties  du  corps  humain  affectées  de  maladies.  Le  petit 
vase  contenait  huit  cent  trente-six  médailles  romaines,   la   plus  ancienne  d  Au- 
guste, la  plus  récente  de  Magnus-Maximus,  mort  l'an  388  de  notre  ère.  Parmi  les 
autres  objets  trouvés  dans  ces  fouilles  on  jpeinarque  particulièrement  deux  autds 
chargés  a  inscriptions  votives  ;  la  plus  lisible  est  ainsi  reproduite  dans  le  rapport  : 
AVG...  SAC...  DEiE  SEQ  FL  FLAVIV  PRO.  SAL  ...VNA  NEP.  SVI  EX  VOTO 
VS.  L.  M.  Le  reste  consiste  en  figures  d'animaux  de  bronze,  d'or  et  de  pierre,  vases, 
fibules  et  fragments  d'usten!>iles.  Après  avoir  décrit  ces  objets  avec  beaucoup  de  soin, 
le  rapporteur  examine  quelle  était  la  destination  du  monument,  à  quelle  date  on 
peut  nzer  sa  fondation,  dans  quel  siècle  et  par  quel  événement  il  a  ébé  détruit.  Les 
loscriptions  recueillies  ne  laissent  aucun  doute  sur  le  premier  point:  c'était  un 
temple  élevé  à  la  déesse  de  la  Seine  sur  la  source  même  du  fleuve ,  dont  les  eaux 
passaient  pour  avoir  la  propriété  de  guérir  certaines  maladies.  Quant  à  l'âge  du 
monument,  M.  Baudot,  se  fondant  principalement  sur  la  pureté  du  style  des  cha- 
pitaux  et  dis  autres  fragments  retrouvés,  croit  pouvoir  en  faire  remonter  la  fonda- 
tioa  au  règne  d'Augusie.  Pour  fixer  l'époque  de  sa  destruction ,  il  fait  remarquer 
que  la  plus  récente  des  médailles  contenues  dans  le  vase,  appartenant  à  la  seconde 
moitié  du  iv*  siècle,  époque  qui  est  celle  du  triomphe  de  la  religion  chrétienne  dans 
la  Gaule,  on  doit  en  conclure  que  le  temple  de  la  Seine  subit  le  sort  de  presque 
tous  les  monuments  du  culte  païen,  renversés ,  sur  l'ordre  des  évéques,  par  les  pre- 
miers néophytes.  Du  charbon  mêlé  aux  décombres,  un  lacrymatoire  dont  le  verre 
porte  des  traces  de  fusion,  une  masse  considérable  de  plomb  fondu  trouvé  dans  l'in- 
térieur de  l'édifice,  donnent  lieu  de  penser  que  c'est  par  le  feu  que  s'est  opérée  la 
desfhiction  de  ce  temple. 

Vtyagien  Sicile  de  Mohanimei-Ehn-Djohair  de  Valence  »  soas  le  règne  de  GuilUuune 
le  Bon;  extrait  du  Voyage  en  Orient  de  Mohammed-Ebn-Djobair  (ms.  de  la  biblio- 
thèque publique  de  Leyde,  n*  3ao,  pages  ia4  et  suiv.);  texte  arabe,  suivi  d'une 
traduction  et  de  noies,  par  M.  Amari.  (Extrait  du  Journal  asiatique.)  Paris,  Impri- 
merie royale,  i846,  iu-8*  de  vii-gS  pages. — Abou'1-HosseinMohanmied-Eon- 
Ahmed  Ebn-Djobaïr,  ne  à  Valence  en  11 45  de  notre  ère,  secrétaire  d'Abou-Said, 
gouverneur  de  Grenade ,  était  écrivain  et  poêle  distingué.  Les  biographes  font  men- 
tion de  deux  de  ses  poèmes  composés  en  l'honneur  du  célèbre  Saladin.  Dans  un 
pèlerinage  nu'il  fit  à  la  Mecque,  en  1 182,  il  visita  l'Orient,  et,  à  son  retour,  s'ar- 
rêta en  Sicile,  après  avoir  couru  les  plus  grands  dangers  dans  le  détroit  de  Mes- 
sine. La  relation  qu'il  écrivit  de  son  voyage  jouissait  d'une  grande  renommée  chez 
le»  Maures  de  l'Espagne.  M.  Amari  en  a  extrait  tout  ce  qui  est  relatif  à  la  Sicile. 
Le , récit  d'l:Ibn<Djobair  est  facile,  spirituel,  et  ses  observations  ont  de  la  justesse  et 
de  h  oeifelé.  Pendant  qu'il  parcourait  la  Siâle  avec  des  marchands,  pèlerins  comme 


MAI  1846.  315 

lui,  ses  études,  m  position,  son  expérience  des  affaires  publiques,  lui  attiraienl  Ja 
confiance  des  musulmans  du  pays,  qu*il  représente  opprimés  par  les  chrétiens,  et 
dont  il  peint  les  souffrances  avec  une  tristesse  profonde.  Ses  descriptions  topogra- 
phiques, ses  anecdotes,  ses  remarques  sur  la  différence  de  condition  qui  existait 
entre  les  musulmans  des  villes  et  ceux  des  campagnes,  ont  pour  nous  un  intérêt 
de  nouveauté,  et  toute  sa  relation  peut  être  considérée  comme  une  contre-partie 
instructive  des  récits  des  chroniqueurs  chrétiens,  particulièrement  de  Hugo  Fal< 
cand,  sur  celte  période  de  Thistoire  de  la  Sicile. 

Théâtre  d'Eschyle,  nouvelle  traduction  en  vers,  pnr  Francis  Robin.  De  Fimpri- 
merie  de  Beau,  à  Saint-Germain  ;  librairie  de  L.  Hachette,  à  Paris,  i846,  in-ia 
de  iLXX'àob  pages.  —  Cette  nouvelle  traduction  d*Ëschyle  est  précédée  d'une  dé* 
dicace  à  M.  Tissot  et  d*un  avant-propos  où  le  traducteur  s'attache  à  faire  ressortir  les 

I  apports  dn  génie  d*£scliyle  avec  celui  d*Homère.  Vient  ensuite  la  traduction  en  ycrs 
français  des  huit  tragédies  d*£schyle  :  Prométhée  enchaîné ,  les  Suppliantes,  les  Sept 
devant  Thèbes,  les  Pênes,  Agamcmnon,  les  Choéphores,  les  Eaménides.  Chacune  un 
ces  pièces  est  précédée  d'une  analyse  ou  argument,  emprunté  de  la  version  en  prose 
publiée  récemment  par  M.  Alexis  Pierron.  M.  Robin  nous  parait  avoir  triomphé 
d'une  grande  partie  des  obstacles  que  présentait  la  tâche  difficile  qu*il  s*est  imposée. 

II  s*est  assujetti  généralement  à  une  fidélité  rigoureuse.  Dans  toutes  les  parties  de 
^on  travail,  particulièrement  dans  Prométhée,  dans  les  Suppliantes,  dans  les  Sept  de* 
vaut  Thèbes  ^  dans  les  Choéphores ,  il  fuit  preuve  d*un  talent  souple,  et  lutte  souvent 
d'énergie  avec  son  admirable  modèle.  La  critique  sanctionnera  sans  doute  les  suf- 
frages que  M.  Tissot  exprime  ainsi  dans  sa  réponse  à  la  dédicace  du  traducteur:  ■& 
vous  ne  pouvez  disputer  à  Eschyle  la  palme  de  l'invention ,  si  notre  langue  vous  a 
refusé  les  ressources  de  la  sienne  et  les  expressives  créations  de  son  style,  vous  en  aves 
un  sentiment  si  vrai,  qu  il  vous  a  maintes  fois  porté  bonheur.  J*ai  remarqué  surtout, 
dans  votre  version,  bon  nombre  de  ces  vers  naturels  qui  semblent  couler  de  source, 
qui  donnent  tant  de  prix  au  dialogue,  en  faisant  oublier  Tauteur  caché  derrière 
le  personnage  en  scène.  » 

Bibliothèque  de  V école  des  chartes,  revue  d'érudition  consacrée  principalement  k 
l'étude  du  moyen  âge.  Septième  année,  3*  série,  tome  II.  Troisième  et  quatrième 
livraison  (janvier — février,  mars — avril  1 846).  Paris,  imprimerie  de  Didot,  librairie 
de  Dumoulin,  in-8%  pages  189-384.  On  trouve  dans  ces  deux  livraisons  un  examen 
critique  de  l'ouvrage  de  M.  Génin,  intitulé  des  Variations  du  langage  français  depuis 
le  m'  siècle,  par  M.  Fr.  Guessard  (deux  articles)  ;  l'histoire  d'un  procès  criminel 
intenté  par  la  commune  de  Dijon  à  Jean  de  Bauffremont,  pour  violation  du  dsoit 
d  asile  dans  la  personne  d'un  alchimiste,  en  i&bf),  par  M.  Marion;  et  des  docu- 
ments sur  le  siège  de  Carcassonne  en  i34o,  publiés  par  M.  Douêt  d'Arcq.  La  so- 
ciété de  l'école  des  chartes  annonce ,  pour  ses  prochaines  livraisons  :  —  Traité  dog- 
matique sur  le  classement  d*une  bibliothèque,  document  inédit  du  xiii*  siècle,  pubUé 
par  M.  Philippe  Le  Bas,  de  l'Académie  des  inscriptions;  une  notice  biographique 
sur  Jean  Boudieiller,  auteur  de  la  Somme  rurale;  le  texte  d'un  jugement  lombard 
rendu  en  76a  ;  des  vers  inédits  du  poème  adressé  par  Abélard  à  son  fils  Astrolabe, 
lires  d*un  manuscrit  de  SaintOmer;  des  notices  et  extraits  d'un  manuscrit  du  Britiih 
Muséum  de  Londres  ;  une  notice  sur  les  archives  de  Malte. 

Traité  élémentaire  de  topographie  §t  de  lavis  des  plans,  illustré  de  nombreusea 
planches  coloriées  avec  soin,  et  précédé  de  notions  de  géométrie  accompagnées  4e 
gravures  sur  bois  ipterceléei  dans  le  texte,  par  M.  Tripou,  profi^sseur  de  lopogr*^ 
phie  et  de  dessin  linéaire.  Paris,  imprimerie  de  Ploo,  libr»îiie  de  Lan^ois  et  Li-^ 

4o. 


ai6  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dérf ,  vue  àe  la  Harpe,  in-4*i  prix  :  8  francs.  —  L'auteur  de  ee  traité  a  pensé  que 
les  iaslitatears,  les  professeurs  de  dessin  qui  possèdent  quelques  notions  de  géo* 
méirie  et  d*arpeniage,  accueilleraient  avec  plaisir  un  ouvrage  k  Taido  duquel  ils 
pourraient  lever  des  plans  topographiques,  les  animer  de  teintes  variées,  et  donner 
pllu  tard  ces  connaissances  à  leurs  élèves.  A  Faide  de  procédés  particuliers,  sup- 
pléait au  travaâ  de  la  main  et  le  surpassant  en  perfection  et  en  régularité,  il  a 
composé  cet  ouvrage,  qui  présente  une  collection  graduée  de  tous  les  accidents  to- 
pographiques :  terres,  prés,  fleuves,  rivières,  bois,  marais,  montagnes,  fortifica- 
tions ^constructions,  cultures  diverses.  Chaque  figure  est  accompagnée  de  quelques 
exptioations  sommaires.  Les  éléments  de  topographie  sont  précéda  de  notions  dé- 
metitaires  de  géométrie  ornées  de  quatre-vingt-douze  figures  gravées  sur  bois  et 
interoalées  dans  le  texte.  Ces  notions  sont  le  résumé  des  connaissances  indispen- 
sables de  cette  science  k  Tusage  des  dessinateurs  ;  elles  comprennent  les  questions 
lee  plus  usuelles  et  peuvent  servir  d'introduction  à  des  études  plus  approfondies.  Cin- 
quante problèmes ,  suivis  de  leur  démonstration ,  complètent  cette  partie ,  qui  sera , 
pour  ceux  qui  ne  savent  pas,  un  premier  degré  d'enseigneiâent,  et  pour  ceux  qui 
savent ,  un  aide-mémoire  utile. 

LêUrês  à  M.U  comte  de  Salvandy,  sur  quelques-uns  des  manuscrits  de  la  biblio- 
thèque royidecle  La  Haye,  par  A.  Jubinal.  Paris,  imprimerie  de  Ducessois,  librairie 
archéologique  de  Didron,  i846,  in-S*"  de  a 64  pages.—  Ces  lettres,  au  nombre  de 
trois,  contiennent  beaucoup  de  renseignements  sur  les  manuscrits  à  miniatures  et 
sur  les  manuscrits  historiques  et  littéraires  de  la  bibliothèque  royale  de  la  Haye, 
(pie  M.  Gachard,  archiviste  de  Bruxelles,  avait  déjà  fait  connaître,  en  grande 
partie,  dans  ses  rapports  à  la  commission  d'histoire  de  Belgique.  Quel  que  soit 
riniérét  de  la  plupart  de  ces  renseignements,  on  peut  regretter  que  M.  Jubinal 
naît  pas  eu  le  loisir  de  les  comparer,  en  ce  qui  concerne  les  monuments  anciens 
de  notre  littérature,  soit  avec  V Histoire  littéraire  ie  la  France,  soit  avec  k  BitHo- 
ihêca  latina  medim  et  infimœ  œtatis  de  Fabricius.  Cette  comparaison  lui  aurait 
épargné  peut-être  quelques  erreurs.  Par  exemple,  il  aurait  reconnu  que  le  manoserit 
die  Tabbaye  de  Gemblours,  qu  il  cite  (p.  55),  sous  ce  titre  :  Philonis  manoM  Sai^ti 
Amamdi  in  tabula  de  sohrielate ,  o*est  point  de  Philon ,  mais  de  Miloo ,  moine  de 
Satnl-Amand  au  ix*  siècle ,  le  même  qui  composa  le  Cctnfiictus  veris  et  kyemis,  dont 
M.  Jubinal  parle  quelques  lignes  plus  loin;  qu  ensuite  les  mots  in  tahala,  qui, 
dans  ce  titre,  n*ont  pas  de  sons,  doivent  être  remplacés  par  ceux-ci  :  in  Pahala,  Il 
aurait  pu  ajouter  que  ce  manuscrit  du  xvi'  siècle,  quant  au  poème  De  tobrietate,  a 
peu  d*intérét,  et  que  le  plus  ancien  manuscrit  de  cet  ouvrage,  provenant  de  l-ab- 
hêjB  de  Saint-Amand  en  Pévèle  (in  Pahala),  et  remontant  au  x*  sièdeau moins, 
eat  conservé  aujourd'hui  dans  la  bibliothèque  de  Valenciennes.  Malgré  quelques 
traoesde  précipitation,  que  la  rapidité  d*un  voyage  explique  parfiiitement,  les  re- 
cfaerehes  ae  M.  Jubinal  seront  lues  avec  fruit.  Elles  auraient  plus  d'utilité  encore  si 
ranteur  eût  accompagné  son  livre  d'une  labié,  toujours  nécessaire  dans  les  ou- 
vrages de  ce  genre.  Ces  lettres  à  M.  de  Salvandy  sont  suiries  d'un  grand  nombre 
der  fragments  et  d'extraits  pour  la  plupart  curieux  et  bien  choisis. 

PiMionit,  Aristotelis  et  Hegelii  de  medio  termina  doetrina,  par  A.  Vera,  agrégé  de 
philosophie.  Paris,  imprimerie  de  Crapelet,  i845,  in-8'  de  45  pages. 

PfiûiUlème  de  la  certitude,  par  le  même;  même  imprimerie,  in-8*  de  9»o  pages. 

DéHeirmogen»  atquê  in  universum  de  scriptarum  a  technicii  apad  GftÊcos  artium 
Mime  vel  huMitate  disquititio,  par  D.  Rébttté.  Caen ,  imprimerie  de  Gh.  Weinet  ; 
Pirft^  librairie  de DeK>bry,  i846,  in-8*  de  i6a  pages.  ^ 


MAI  1846-  317 

E$$m  sur  la  poésie  et  la  poéûque,  par  le  même;  mêmes  imprimerie  et  librairie, 
i8A5,  in-8*  de  i  la  pages. 

De  civitatwn  defensoribus  sub  imperatorihas  romanis,  par  Abel  Desjardias,  Angers, 
imprimerie  de  Ck>snier  et  Lachese,  i845,  in-8**  de  àb  pages. 

L'emperewr  Julienj^ar  le  même.  Paris,  imprimerie  et  librairie  de  Fîrmin  Didot, 
i845,  in-8'  de  aïo  pages. 

Historica  de  T,  Ciceronis  ojpciis  commentatio,  par  C.-J.  Benoit.  Paris,  imprimerie 
de  Fain  etTbunot,  librairie  de  Joubert,  i846,  in-8'  de  74  pages. 

Essai  historique  sur  les  premiers  manuels  d'invention  oratoire  jusqu  à  Aristote,  par  le 
même;  mêmes  imprimerie  et  librairie,  i8â6,  in-8''  de  160  pages. 

Qaid  apud  Herodotum  ad  philosophiam  et  reliyionem  pertineat,  par  P.-L.  Lacroix. 
Paris,  imprimerie  de  H.  Fournier,  in-8*  de  67  pages. 

Recherches  sur  la  religion  des  Romains,^' après  les  fastes  d'Ovide,  par  le  même. 
Paris,  même  imprimerie,  librairie  de  Joubert,  i846,  in-8**  de  287  pages. 

Qam  vices  quœque  maiationes  et  Virgilium  ipsum  et  ejus  carmina  per  mediam  œtatem 
exceperint,  par  Francisc^ue  Micbel.  Paris,  imprimerie  de  Maulde  etRenou,  i846, 
iQ-8*  de  79  pages. 

Histoire  des  races  maudites  de  la  France  et  de  V Espagne ,  par  le  même.  Sèvres ,  im- 
primerie de  Cerf,  i846,  in-8'  de  488  pages. 

Les  douze  ouvrages  dont  les  titres  viennenl  d'être  rapportés  complètent  les  listes 
que  nous  avons  données  précédemment  (voyez  le  Journal  des  Savants,  août  i84o, 
p.  507;  décembre  i843,  p.  770;  juillet  et  septembre  i844«  p.  44i  et  676;  avrâ 
1845,  p.  Ô07)  des  thèses  quelquefois  fort  remarquables,  présentées,  dans  ces  der- 
nières années,  à  la  faculté  des  lettres  de  T  Académie  de  Paris,  pour  Tobtenlion  du 
grade  de  docteur.  Celles  de  M.  Francisque  Michel,  de  sujets  fort  piquants,  et  desti- 
nées à  devenir  prochainement  des  livres  que  recherchera  une  curiosité  érudite,  gfi- 
gneront  beaucoup,  la  première  a  reparaître  sous  une  forme  française ,  et  à  recevoir 
les  développements,  les  éclaircissements  que  ne  comportait  pas  son  cadre  aetuel; 
la  seconde,  fort  riche  et  de  faits  nouveaux  et  de  conjectures  spécieuses,  à  se  com- 
pléter par  les  pièces  justificatives  que  promet  l'auteur.  La  vie  de  l'empereur  Julien 
présente  des  problèmes  historiques  traités  par  M.  Desjardins  avec  intérêt.  Les  fastes 
d'Ovide  ont  offert  à  M.  Lacroix  l'occasion  d'exposer  avec  méthode  et  savamment  le 
développement  historique  de  la  religion  des  Romains.  Enfin,  pour  nous  borner  à 
L'appréciation  de  quelques-uns  de  ces  travaux,  tous  dignes  d'estime,  l'histoire  de  la 
rhétorique  chez  les  Grecs  a  été  le  sujet,  pour  M.  Rébitté,  d'analyses  patientes  cTt 
d'une  exactitude  parfois  un  peu  minutieuse;  pour  M.  Benoît,  déconsidérations  ingé- 
nieuses et  présentées  atec  élégance.  (Voyez  l'analyse  sommaire  que  nous  en  avons 
donnée  ci-dessus.)  Ici  se  place  naturellement  Tannonce  que  nous  allons  faîte  de  la 
réimpression  (avec  additions  importantes)  d'une  thèse  fort  remarquée  en  i843,  et 
devenue  un  livre  classique  en  même  temps  que  son  autem*,  à  l'école  normale  et 
à  la  faculté  des  lettres,  se  plaçait  au  rang  des  maîtres  : 

Etade  sur  la  Rhétorique  d^Aristote,  par  Ernest  Havet,  maître  des  conférences  à 
Técole  normale,  ancien  élève  de  cette  école,  agrégé  et  suppléant  à  la  faculté  des 
lettres  de  Paris.  Paris,  imprimerie  et  librairie  de  J.Delalain,  i846»in-8'  de  i4i  pages. 

Essai  historique  sur  la  ville  de  Ntûts.  Extraits  de  ses  archives,  par  H.  Vienne,  an- 
cien archiviste  de  la  ville  de  Toulon.  Imprimerie  de  DouUier  à  Dijon  ;  librairie  de 
Dumoulin  à  Paris,  in-8*  de  zx-38o  pages  avec  planches.  L  auteur  de  cet  essai  en  a 
puisé  les  matériaux  dans  les  archives  de  Tbôtel  de  viOe  de  Nuits,  qu'il  a  classées  ei 
dont  il  a  dressé  TinvenUiire  nétliodiqDe.  L*ouvrage  s^  diyfse  en  trois  fmApB.tffuqi 


318  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  première  comprend  Texposé  des  faîts  historiques  depnis  le  xiii*  siècle  jusqu'à 
nos  jours.  La  seconde  contient  la  description  de  la  ville  et  de  ses  établiysemeol» 
civils  et  religieux.  On  trouve  dans  la  troisième  des  notes  historiques,  des  commen* 
taires  chronologiques  et  statistiques  ,  des  notices  sur  quelques  communes  dn  can- 
ton et  des  pièces  justificatives  parmi  lesquelles  nous  avons  remarqué  la  charte  de 
commune  accordée  aux  habitants  de  Nuits,  par  Eudes  III,  duc  de  Bourgogne,  en 
Tannée  iai2. 

Les  manaments  de  Cambrai,  anciens  et  modernes,  religieux  et  profanes,  gravés 
sur  acier  avec  texte.  Cambrai,  imprimerie  et  librairie  de  Garpentier;  Paris,  mipri- 
merie  de  Dumoulin,  in-V;  ouvrage  publié  par  livraisons.  —  Cambrai  est  une  des 
villes  de  France  les  moins  riches  en  monuments  anciens.  Elle  a  perdu  et  sa  célèbi^ 
cathédrale  de  Notre-Dame,  remplacée  aujourd'hui  par  une  église  médiocre,  el  le 
palais  de  Fénélon,  et  sa  commanderie  éés  Templiers,  et  ju9qu*aux  ruines  de  ses 
antiques  monastères.  Le  principal  intérêt  du  livre  que  nous  annonçons  est  d  offrir, 
avec  des  notices  succinctes  sur  ces  édifices  détruits,  les  dessins  quon  en  trouve 
dans  quelques  manuscrits  ou  dans  des  ouvrages  rares.  Ces  dessins,  malgré  la  fai- 
blesse de  leur  exécution ,  donnent  une  idée  avantageuse  de  ce  que  devait  éîre  autre- 
fois la  ville  de  Cambrai,  où  Ton  ne  remarque  plus  guère  aujourd'hui  que  Tiiôlel 
de  ville  et  les  églises  de  Saint-Géry  et  de  Saint-Julien. 

Tablettes  historiqaes  de  V Auvergne,  comprenant  les  départements  du  Puy-de- 
Ddme,  du  Cantal,  de  la  Haute-I.oire  et  de  T Allier,  par  J.  B.  Bouillet,  L  VI,  l'S/lS. 
Qermont-Ferrand ,  imprimerie  de  Perol;  Paris,  librairie  de  Dumoulin.  Parmi  le» 
articles  contenus  dans  ce  volume  nous  citerons  un  essai ^ur  Thistoire  monétaire  du 
prieuré  de  Soiivigny,  par  M.  Anatole  Barthélémy,  un  chnpitre  desmémoires  iné» 
dits  de  François  Mavnard,  par  M.  Henri  Durif,  une  notice  historique  sur  saint  Gé- 
raad,  fondateur  de  la  ville  et  du  monastère  d'Aurillac,  par  M.  le  baron  Delxons,  el 
particulièrement  la  statistique  monumentale  du  département  du  Puy-de-Dôme, 
par  M.  Bouillet.  Les  tablettes  historiques  d*Auvergne,  dont  le  premier  volume  a 
paru  en  i8iio,  contiennent  un  assez  grand  nombre  de  morceaux  intéressants  et  de 
renseignements  utiles  à  Tétude  des  annales  de  cette  province.  Nous  nous  proposons 
de  faîi^  connaître  ce  recueil  avec  plus  de  détail. 

Bulletin  de  la  société  archéologique  et  historique  du  Limousin,  Tome  I.  Limoges,  im- 
primerie de  Chapoulaud;  Paris,  librairie  de  Dumoulin,  i836;  première  livraison, 
in-8*  de  64  pages.  La  société  archéologique  el  historique  du  Limousin,  foimée 
récemment,  publie  dans  le  premier  numéro  de  son  bulletin  :  i*  une  notice  de 
M.  Tabbé  Texîer,  sur  les  monuments  du  limousin  et  sur  l'histoire  de  Tart  dans 
cette  contrée,  particulièrement  intéressante  pour  avoir  donné  naissance  à  l'orfè- 
vrerie émuillée;  a^^une  description  du  tombeau  du  cardinal  de  la  Chapelle  Tailiefer; 
3'  une  description  de  six  médailles  romaines  de  grand  bronze  trouvées  au  pont 
Saint-Martin,  commune  de  Sainl-Séverin-la-Marche.  Ces  trois  morceaux  sont  fuivis 
de  huit  documents  inédits  sur  Thistoire  locale.  Nous  y  avons  remarqué  un  accord 
conclu  par  le  prince  de  Galles  avec  les  prélats,  les  nobles  et  les  communes  du  Li- 
motusin  en  i368,  et  une  pièce  relative  à  un  mystère  joué  à  Limoges  en  i5ai. 

Etienne  de  la  Boétie,  ami  de  Montaigne;  élude  sur  sa  vie  et  ses  ouvrages,  précé- 
dée d*un  coup  d*œil  sur  les  origines  de  la  littérature  française,  pr  Léon  Feu;;ère, 
agrégé  professeur  de  rhétorique  au  collège  royal  de  Henri  IV.  Poîssy,  imprimerie 
d  Olivier  Fulgonce;  Paris,  librairie  de  Jules  Labitte,  i84&«  un  volume  in*8*  de  iv- 
369  pages.  —  Ce  volume,  agréablement  mêlé  d'histoire  générale  et  de  biographie, 
dé  morde  et  de  littératare,  d'aperçus  jodieteoz  et  de  etirieoaM  eitations,  mérita 


MAI  1846.  319 

d*éire  remArqué  parmi  les  ouvrages  assez  ncmbreux,  où  Ton  s*applique  de  nos  joiin 
à  édairer  certaines  époques  de  notre  développement  Hltéraîre  longtemps  négGgéet 
par  les  criliqaes.  Au  même  éloge  ont  droit,  et  aux  mêmes  études  se  rapportent  les 
notes  et  notices  jointes  à  la  réimpression  suivante  : 

Choix  de  vies  des  hommes  illastres  de  Plutarque,  traduites  par  J,  Amyot,  annotées 
et  précédées  diéludes  Htléraires  sur  ces  deux  écrivains,  par  Léon  Feugère,  profee- 
seur  de  rhétorique  au  collège  royal  de  Henri  IV.  Vies  de  Thcmislocle  et  de  CamiBe. 
Paris,  imprimerie  et  librairie  de  J.  Delalain,   i846,  un  volume  in- 12  de  xxx-i3i 

La  France  littéraire,  ou  dictionnaire  historique  des  savants,  historiens  et  gens  de 
lettres  delà  France,  ainsi  que  des  littérateurs  étrangers  qui  ont  écrit  en  français, 
plus  particulièrement  pendant  les  xvui*  et  xix*  siècles,  par  J.-M.  Quérard;  ouvrages 
polyonymes  et  anonymes,  1700-1845,  pubhés  sous  les  auspices  d*un  bibliopliBe 
étranger.  Première  livraison  (A-ÂCA).  Imprimerie  de  Fossé-Darcosse,  à  Soissons. 
Paris,  chez  Fauteur,  rue  Mazarine,  60  6a,  in-8"de  80  pages. 

Jurispradence  générale  du  royaume;  répertoire  métliodique  et  alphabétique  de  légis- 
lation, de  doctrine  et  de  jurisprudence  en  matière  de  droit  civil,  commercial,  cri- 
minel, administratif,  de  droit  des  gens  et  de  droit  public.  Nouvelle  édition,  consi- 
dérablement augmentée  et  précédée  d'un  Essai  sur  l'histoire  générale  du  droit  françàu, 
par  M.  D.  Dalloz  aîné,  député  du  Jura,  avec  la  coopération  de  M.  Armand  DaBoa, 
son  frère.  Tome  III  (ACTE-APP).  Paris,  imprimerie  de  Faiii. 

Histoire  de  Blois  et  de  son  territoire,  depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à  nof 
jours,  par  G.  Touchard  Lafosse.  Blois,  imprimerie  de  Jaliycr;  Paris,  librairie  de 
Dumoulin,  i846,  in-8*  de  v-475  pages. 

Pièces  inédites  relatives  à  Vhistoire  d'Ecosse,  conservées  aux  archives  du  départe- 
ment du  Cher,  et  publiées  par  M.  le  baron  de  Girardot ,  conseiller  de  préfecture  du 
Cher.  Paris,  imprimerie  de  Pion,  in-4''de  44  pages. 

ANGLETERRE. 

Biographia  britannica  literaria,  or  biography  of  literary  characters  of  Great  Brif iîin 
and  Ireland  arranged  in  chronological  order.  Anglo  norman  perîod.  By  Thomas 
Wright.  London,  John  W.  Parker,  i846,  in-8"  de  xxiii-491  pages. — Cet  ouvrage, 
publié  sous  le  patronage  du  conseil  de  la  Société  royale  de  littérature ,  fondée  en 
i8a5,  renferme  des  notices  intéressantes,  souvent  accompagnées  d  extraits,  sur  les 
écrivains  de  la  période  anglo-normande,  comprise  entre  Içs  années  io5o  et  i!a5o; 
intervalle  qui  embrasse  les  règnes  de  Henri  I*',  Etienne,  Henri  II,  Richard  Cœor- 
de-Lion  et  Jean -sans-Terre,  et  présente  environ  deux  cents  noms  d'auteurs,  depuis 
Lanfranc  jusqu'à  Guillaume-le-Trouvère.  On  peut  citer,  parmi  les  noti(>es  les  [dus 
étendues  et  les  plus  curieuses,  celles  que  l'auteur  a  consacrées  à  Ingulf,  h  Athelard, 
à  Robert  de  Rétines,  à  Daniel  de  Merley,  à  Geoffroi  de  Monmouth  et  à  Necbi». 
Ct  s  articles  et  beaucoup  d'autres  prouvent  que  M.  Wright  a  fait  une  étude  ap|to- 
fondie  de  l'histoire  littéraire  de  cette  époque.  Les  ouvrages  historiques  tienneiit 
une  assez  grande  place  dans  son  livre;  cependant  on  pourrait  reprendre  quel- 
ques omissions  dans  la  nomenclature  des  chroniques  latines  qui  appartiennent  h  la 
période  anglo-normande.  Ainsi  M.  Wright  ne  dit  rien  de  YHistoria  Dritanncrmm 
versificata  dont  le  manuscrit,  provenant  de  l'abbaye  de  Vicoigne,  est  aujourd*h«i 
conservé  à  Valenciennes,  et  a  été  l'objet  d'une  ample  notice  insérée  dans  le  Bulhtin 


-     -^     \ 


326  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

&  MfiopUb  de  1837,  p.  &g5.  Cette  cbroniqiie  Tenifiée,  qui  diCEère  qudonefoit  du 
récftdeGeoffroi  de  Monmouth,  est  dédiée  à  Gadioc ,  évè({ae  de  Vannes,  de  ia3i  k 
iâ5&.  Elle  a  été  attribuée,  à  tort, par  le  copiste  du  manuscrit,  à  Alexandre  Ne^am , 
mort  en  1227.  Dans  leur  Voyage  littéraire,  les  sarants  DD.  Martenne  et  Durand  ont 
parlé  de  ce  manuscrit;  mais  une  lecture  peu  attentive  delà  rubrique,  o»  peui-étre 
une  bute  d'impression  dans  leur  ouvrage,  leur  a  fait  désigner  Tauteur  du  poème 
80U8  le  nom  d^exandre  Nuques,  et  ce  nom  ainsi  défignré  a  été  reproduit  dans  la 
BŒlioAèqae  historique  du  P.  Lelong.  Au  surplus,  ce  poème,  composé  après  laSi, 
ne  saurait  avoir  été  écrit  par  Neckam,  niort  en  1327.  On  ne  sait  donc  rien  sur  le 
nom  de  Fauteur  de  YHistoria  Britannorum,  et  le  manuscrit  très-incomptet  que  pos- 
sède la  bibliothèque  coltonienne  (Julius  D.  XI.)  ne  fournit  aucune  lumière  sur  ce 
siriet  Cette  question  d^bistoire  littéraire  et  Tappréciation  d*un  ouvrage  si  peu  comm 
et  cmi  n'est  pas  sans  intérêt,  auraient  peut-être  pu  trouver  place  dans  le  Uvre 
de  M.  Wrigbt  oà  abondent  les  recherches  et  les  indications  ntHet . 

ALLEMAGNE. 

Die  Geschichte  des  Urspmngs  der  Belgischen  Beghinen,  etc.  Recherches  sur  Torigine 
des  Béguines  de  Belgique,  et  éclaircissement  des  difficultés  nées  à  ce  sujet  au 
XVII*  siècle,  par  suite  de  la  falsîficalion  de  quelques  chartes,  par  E.  Hdlmann. 
Beriln,  in-8*.  —  Quelques  historiens,  se  fondant  sur  trois  chartes  de  io65,  iiag 
et  ii5i,  citées,  en  i63o,  par  un  professeur  de  Louvain,  font  remonter  au 
VII*  siècle  la  fondation  des  béguinages,  et  Tatlribuent  à  la  bienheureuse  Begga,  fille 
de  JfépbOi  de  Landen  et  femme  d*Anségise,  maire  du  palais.  D'autres  la  rapportent 
à  un  prêtre  de  Liège,  Lambert  le  Bègue,  mort  en  1 187.  M.  Hallmann  adopte  cette 
dernière  opinion.  Il  démontre  que  les  couvents  fondés  par  Begga  sont  des  eom- 
munautés  régulières  ;  que  les  trois  chartes  citées  par  le  professeur  de  Louvain  sont 
fausses,  et  que  Tinstilution  des  béguifages  est  due  à  Lambert  le  Bègue,  qui  a 
fondé  à  Liège  le  premier  établissement  de  ce  genre  en  1  i8â.  Après  cette  discussion, 
lauteur  donne  des  détails  sur  les  béguines  d* Allemagne  et  sur  les  frères  béghards, 
décrit  leur  genre  de  vie  et  leur  costume,  et  fait  connaître  Torganisation  de  ces 
communautés. 


TABLE. 

UrfMchiehte  und  Mythologie  der  Phiiistaer,  Histoire  ancienne  et  Mythologie 
4m  Philistins,  par  M.  Hitzig  (!*'  article  de  M.  Quatremère) Page   257 

Bcroedes  éditîoDa  de  THistoirede  rAcadémie  des  sciences  par  Fontenelle  (2*  ar- 
ticle de  M.  Flourens) 270 

Stttifee  de  C.  Lndlius,  fragments  rêvas,  augmentés,  traduits  et  annotés  pour  la 

pfemUre  lois  en  français,  par  E.-F.  Corpet  (2*  et  dernier  article  de  M.  Patin).  281 

â0ni|»élographie«  ou  Traité  des  céjpages  les  pins  estimés  dans  tous  les  vignobles  de 
^■dqne  renom,  par  le  comte  Odart  (3*  article  de  M.  Chevreul) 296 

NaUtrika  litténires 307 

m  »■  LA  TAUB. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


JUIN  1846. 


VocABOLABW  DEGu  AccADEMici  DELLA  Cbusca  ;  quinta  impres- 
sione;  tomo  primo,  fascicoli  primo,  secondo  e  terzo.  Firenze, 
nelle  stanze  dell'  Accademia,  i843-i84ô. 


PREMIER    ARTICLE. 


Le  grand  dictionnaire  de  la  langue  italienne ,  dont  les  membres  de 
TAcadëmie  de  la  Crusca  viennent  d'entreprendre  mie  nouvelle  édition  * 
augmentée  et  entièrement  refondue,  n  est  pas  seidement  un  livre  indis- 
pensable pour  tous  ceux  qui  veulent  connaître  à  fond  cette  langue,  cest 
aussi  un  ouvrage  sur  lequel  les  discussions  dont  il  a  été  l'occasion,  et  les 
questions  qu il  a  soulevées,  répandent  un  intérêt  bien  plus  général.  En 
rendant  compte  de  ce  dictionnaire,  nous  ne  pourrons  donc  pas  nous 
borner  à  analyser  cette  œuvre  collective,  à  montrer  en  quoi  la  nouvelle 
édition  didière  des  précédentes,  quelles  sont  les  innovations  qu*on  y  a 
introduites,  quel  est  le  système  adopté  par  les  savants  rédacteurs;  mais 
nous  devrons  traiter  le  sujet  avec  plus  d'étendue,  et  nous  appliquer  à 
faire  connsutre,  autant  que  cela  dépendra  de  nous,  quels  sont  les  véri- 

*  La  première  édition  du  Vocabolario  degli  accademici  delta  Crusca  parut  à  Venise 
en  161  a  en  un  seul  volume;  la  seconde,  publiée  en  i6a3,  est  également  de  Venise, 
et  en  un  seul  volume;  la  troisième  fut  imprimée  en  1691  à  Florence,  en  trois  vo- 
lumes; la  quatrième,  en  six  volumes,  parut  aussi  à  Florence  de  1729  à  1788. 
Toutes  ces  éditions  sont  in-folio.  Nous  ne  parlons  que  des  éditions  données  par  TAca- 
demie  elle-même  :  les  réimpressions  entreprises  par  d*autres  sont  très-nombrensea. 

41 


322  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tables  motifs  qui,  à  propos  de  certaines  questions  de  grammage,  ont 
soulevé  de  si  vives  animosités,  et  qui,  plusieurs  fois,  ont  suscité  tinc 
polémique  si  passionnée  entre  les  écrivains  des  dififérentes  villes  de 
ritalie.  Quelques  considérations  préliminaires  sont  nécessaires  avant 
d'entrer  en  matière. 

De  tous  les  idiomes  parlés  aujourd'hui  dans  le  midi  de  rEurope,  la 
langue  italienne  est,  sous  sa  forme  actuelle,  très-probablement  la  plus 
ancienne.  Ce  n  est  pas  que  nous  voulions  avancer  par  là  que  les  plus 
anciens  monuments ,  avec  date  certaine ,  écrits  en  italien ,  soient  anté- 
rieurs aux  premiers  monuments  des  autres  langues  néo-latines;  nous 
pensons,  au  contraire,  que  certaines  langues  parlées  dans  l'Europe  mo- 
derne, le  français  par  exemple,  peuvent  fournir  des  titres  plus  anciens, 
et,  malgré  Topinion  de  plusieurs  érudits,  qui  se  sont  efforcés  d'éta- 
blir que,  déjà  du  temps  des  Romains,  Titalien  existait  sous  une  forme 
peu  différente  de  Tactuelle,  nous  ne  croyons  pas  que  quelques  idio- 
tismes  introduits  par  le  peuple  dans  le  latin,  ou  dans  d'autres  langues 
parlées  anciennement  en  Italie,  et  dont  les  inscriptions,  ainsi  que  diffé- 
rents classiques,  nous  ont  conservé  le  souvenir,  puissent  servir  de  base 
solide  pour  appuyer  une  telle  opinion^.  Ce  n'est  pas   par  la  ressem- 

*  Il  est  impossible  de  traiter  ici,  même  en  abrégé,  celte  question  incidente  qui  a 
exercé  l'érudition  d*hommes  très-savants  (voyez  surtout,  à  ce  sujet,  Ciampi  :  De 
um  Ungum  italicœ  saltem  à  sœculo  quinto,  Pisis,  1817,  in-4*)*  Dans  une  telle  discus- 
sion, comme  dans  beaucoup  d'autres  du  même  genre,  peut-être  s^est-on  trop  hâté 
de  généraliser  des  observations ,  ingénieuses  sans  doute ,  mais  assez  restreintes  de 
leur  nature.  Eji  histoire  surtout  les  systèmes  exclusifs  sont  rarement  vrais.  Si  nous 
osions  exprimer  ici  notre  opinion,  nous  dirions  que  probablement  la  langue  ita- 
lienne, comme  les  autres  langues  néo-latines,  s'est  formée  par  Taltération  d*une  an- 
cienne langue,  le  latin,  qui  avait  acquis  un  grand  degré  de  généralité  officielle  «  sans 
pourtant  jamais  parvenir  à  faire  oublier  les  langues  et  les  dialectes  particuliers  à 
chuque  localité.  Aux  fautes  contre  la  grammaire  que  le  peuple  se  permet  toujours, 
et  qui  tendent,  habituellement  à  la  simplifier,  est  venu  s'ajouter  ce  travail  de  trans- 
formation analytique  qui  paraît  s'être  opéré  dans  la  plupart  des  langues  parlées  par 
des  peuples  dont  la  civilisation  a  subi  depuis  qudques  siècles  de  nombreuses  vicissi- 
tudes. On  sait  qu'une  déformation  analogue,  et  qui  peut  donner  lieu  à  des  rappro- 
chements utiles ,  s'est  opérée  dans  llnde.  Les  invasions  des  barbares ,  la  domination 
grecque  et  arabe  dans  le  midi  de  l'Italie,  l'influence  des  Provençaux,  dont  la  langue 
fut  cultivée  dans  une  partie  notable  de  la  Péninsule,  l'influence  encore  plus  considé- 
rable des  grands  écrivains  qui ,  au  xin*  et  au  xiv*  siècle,  surgirent  en  Toscane,  la  per- 
sistance de  l'élément  latin  conservé  à  Rome  par  l'ascendant  de  la  religion,  les  relations 
commerciales  des  diverses  républiques  italiennes  du  moyen  âge,  et  enfin  l'influence 
pditique  que  la  France  et  l'Espagne  ont  exercée  longtemps  au  delk  des  Alpes,  voilà  les 
choses  qu  9  faut,  à  notre  avis,  étudier  à  fond  pour  traiter  avec  soin  une  question  qu'il 
est  plus  bcHe  de  poser  que  de  résoudre ,  et  qu'on  ne  saurait  séparer  de  tant  d'autres 


JUIN  1846.  323 

blance,  par  Tidentité  même  de  quelques  mots  que  l'on  peut  établir 
lexistence  d'une  langue  à  une  époque  donnée,  et,  jusqu'à  ce  que  Ton 
ait  trouvé,  pour  l'italien,  des  pièces  analogues,  par  exemple,  à  ce 
que  sont  pour  le  français,  les  célèbres  serments  prêtés,  à  Strasbourg, 
en  842 ,  par  Louis  le  Germanique^  et  par  le  peuple  français  soumis 
à  Ghaiies  le  Chauve ,  nous  persisterons  à  croire  que  le  latin ,  introduit 
plus  tard ,  et  devenu  d'un  usage  moins  universel  de  ce  côté-ci  que  de 
l'autre  côté   des  Alpes,  s'est  déformé  plus  promptement  en  France 

questions  qui  se  rattachent  à  Tétat  social  et  politique  de  Tltalie  moderne.  Peut-être, 
pour  bien  saisir  la  manière  dont  le  latin  a  pu  se  transformer  après  Tinvasion  des 
barbares  en  Italie,  serait-il  utile  d*éludier  avec  soin  le  travail  de  transformation 
qui  s'effectue  actuellement  dans  le  dialecte  sarde.  Déjà,  dans  un  article  publié  il  y 
a  quelques  années ,  à  propos  des  collections  historiques  qui  paraissent  à  Turin , 
nous  avons  insisté  sur  ce  point.  L'étude  comparée  du  grec  ancien  et  du  grec  mo- 
derne, ainsi  que  la  comparaison  de  Thébreu  rabbinique  avec  Thébreu  de  la  Bible, 
pourraient  peut-être  faire  faire  quelques  nouveaux  pas  vers  la  solution  d*un  des 
problèmes  historiques  les  plus  difficiles  et  les  plus  complexes. —  ^  Nous  demandons 
la  permission  de  reproduire  ces  deux  serments  tels  que  Nithard  nous  les  a  conser- 
vés :  ils  nous  fourniront  quelques  remarques  utiles.  Voici  les  paroles  prononcées 
par  Louis  le  Germanique  : 

«Pro  Deo  amur  et  pro  xristian  poblo  et  nostro  commun  saivament,  dist  di  en 
«  avant,  in  quant  Deus  savir  et  podir  me  dunat,  si  salvarai  eo  cistmeon  fradre  Karlo, 
c  et  in  adiudha  et  in  cadhuna  cosa,  si  cum  (ou  sicut)  om  per  dreit  son  fradra  salvar 
«  dist  In  o  quid  il  mi  altre  si  fazet,  et  ab  Ludher  nul  plaid  nunquam  prindraî  qui 
•  meon  vol  cist,  meon  (radre  Karle  in  damno  sit.  » 

A  quoi  le  peuple  français  répondit  : 

«Si  Lodhuuigs  sagrament,  que  son  fradre  Kario  iurat  conservât,  et  Karlus 
«  meos  sendra  de  Buo  part  non  lo  stanit,  si  io  returnar  non  lint  pois,  ne  io  neneuls 
«  cui  eo  returnar  int  pois,  in  nuUa  aiudha  contra  Lodhuuuig  nun  li  iver.  > 

Nous  ne  saurions  nous  livrer  ici  à  un  examen  approfondi  de  ces  deux  serments 
que  nous  avons  reproduits  d'après  Raynouard,  en  suivant  toutefois  plus  scrupu- 
leusement Torthographe  du  manuscrit,  que,  dans  certains  endroits,  ce  savant  écri- 
vain avait  modifiée  sans  une  nécessité  absolue.  Nous  nous  bornerons  seulement  k 
faire  remarquer  la  fréquence  des  voyelles  finales  non  muettes ,  voyelles  qui  ont 
successivement  presque  disparu  de  la  langue  française  (on  sait  que  la  même  chose 
est  arrivée  dans  Fallemand) ,  et  la  différence  assez  notable  qui  existe  entre  les  pa- 
roles prononcées  par  le  prince  et  le  langage  du  peuple.  Il  serait  aisé,  en  changeant 
un  très-petit  nombre  de  lettres,  de  transformer  en  latin  le  serment  de  Louis  le  Ger- 
manique, mais,  dans  son  serment,  le  peuple  prononce  des  mots  plus  profondément 
altérés,  et  dont  quelques-uns  annoncent  une  autre  origine  que  le  latin.  La  pronon- 
ciation aussi  commence  à  se  dessiner  dans  neuls.  Au  reste,  ces  deux  serments  mé- 
ritent d'être  examinés  avec  soin  par  les  savants  italiens  qui  veulent  se  rendre  compte 
des  transformations  qu  ont  subies  certains  mots  latins  avant  de  prendre  la  forme 
qu  ils  ont  actuellement  dans  les  langues  modernes.  Il  y  a  déjà  près  de  deux  siècles  que 
Ferrari  (Origines  linguœ  italicœ,  Patavii,  1676,  in-foiîo)  avait  compris  Timportance 
de  ces  documents,  qu  il  a  publiés  d'une  manière  qui  n'est  pas  suffisamment  excote. 

4i. 


324  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

quen  Italie,  et  que,  soutenu  par  la  religion  et  par  les  habitudes  du 
peuple,  ila  cédé,  dans  cette  dernière  contrée,  moins  facilement  qu^aiUeurs, 
aux  atteintes  des  barbares  et  à  imfluence  de  leurs  idiomes.  En  avan- 
çant donc  que  Titalien  actuel  est  plus  ancien  que  ne  le  sont  les  autres 
langues  modernes  de  TEm^ope ,  nous  avons  seulement  voulu  dire  que 
les  premiers  monuments  écrits  de  la  langue  italienne  difi%rent  moins 
de  la  langue  qu  on  parle  et  quon  écrit  actuellement  au  delà  des  Alpes 
que  les  écrits  des  poètes  français  et  provençaux  de  la  même  époque  ne 
diffèrent  de  la  langue  française  et  du  provençal  d'aujourd*hui.  Pour  éta- 
blir une  telle  assertion  il  suffirait  de  citer  quelques  passages  écrits  en 
italien  ou  en  français  il  y  a  six  siècles.  Une  simple  comparaison  prou- 
verait que  les  variations  les  plus  considérables  n  ont  pas  eu  lieu  de 
l'autre  côté  des  Alpes. 

Au  reste,  ce  n'est  pas  des  rudiments  des  langues  néo-latines  que 
nous  parlons;  c'est  en  comparant  la  langue  fiançaise  complètement 
formée  avec  la  langue  italienne  portée  au  même  degré  de  développe- 
ment, que  nous  n'avons  pas  craint  d'avancer  que  celle-ci  se  trouve,  de- 
puis cinq  siècles  au  moins,  dans  l'état  où  le  français  nest  arrivé  qu'a- 
près le  xvi*  siècle.  Sans  remonter  aux  premiers  monuments  connus  de 
la  langue  italienne,  et  en  laissant  de  côté  les  inscriptions  si  souvent 
citées  et  d'une  authenticité  si  douteuse  de  la  cathédrale  de  Ferrare  et 
de  la  famille  Ubaldini^  ainsi  que  le  poème  si  connu  de  CiaUo  d*Alcamo, 
dont  l'âge  ne  parait  pas  encore  déterminé  avec  précision  ^,  il  suffit  de 

'  On  a  cité  aussi  une  inscription  italienne  qu  on  a  supposé  avoir  été  placée,  en  1 1  o3, 
an  fort  de  la  Verrucola,  près  de  Pise  (voyez  Nannucci ,  Manuaïe  délia  letieraiara 
.  .  .  Ualiana,  Firenze,  i843,  3  vol.  in -S',  1. 1",  p.  a  ).  Pour  établir  un  fait  si  important, 
une  simple  assertion  ne  semble  pas  suffire,  et  il  faudrait  étudier  avec  soin  la  forme 
des  lettres,  ainsi  que  Thistoire  des  constnictions  quon  a  pu  fieiire,  à  différentes 
époques,  dans  cette  forteresse,  avant  de  se  décider.  —  *  On  sait  que,  dans  ce  petit 
poème ,  il  est  parlé  de  Saladin  (qui  mourut  en  1 1  gS  )  comme  si  ce  prince  illustre  vivait 
encore.  D  autre  part,  dans  Tintéressant  ouvrage  que  nous  venons  de  citer,  M.  Nan- 
nucci a  fait  remarquer  que  Ctullo  parle  des  agostari,  monnaie  d*or  que  ce  savant 
auteur  croit  avoir  été  frappée  pour  la  première  fois  en  laaa.  S'il  fallait  suivre  les 
chronistes,  les  agostari  auraient  été  frappés  d'abord  à  la  fin  de  laSi,  et  non 
pas  en  la^a,  par  ordre  de  Frédéric  II.  Mais,  outre  qu'une  telle  date  reporterait  le 
poème  de  Ciullo  à  une  époque  qui  nous  semblerait  un  peu  trop  récente,  eu 
égard  au  langage  employé  par  cet  auteur,  on  sait  qu'il  règne  encore  beaucoup  d'in- 
certitude au  sujet  des  agostari,  dont  le  nom,  évidemment  emprunté  au  titre  d' Au- 
guste,  a  pu,  comme  l'ont  cru  plusieurs  écrivains,  être  donné  à  diverses  monnaies 
grecques  du  Bas-Empire ,  dans  une  contrée  si  longtemps  soumise  aux  empereurs 
d'Orient  On  sait  que  Yagostale  était  aussi  un  impôt  qu'on  prélevait  sur  les  juifs. 
(Voyet  Nannucci,  1. 1*',  p.  8,  etZanetti,  Moneie  altalia,  Bologna,  1776,  5  vol.  in- 


JUIN  1846.  325 

lire  quelques  vers  de  la  Divina  commedia  de  Dante,  ou  du  Canzonierede 
Pélrarque  ;  il  suffit  d'ouvrir  le  Décaméron  de  Boccace ,  pour  se  convaincre 
que  la  langue  de  ces  trois  grands  écrivains  diffère  moins  de  celle  de 
Niccolini  et  de  Giordani  que  la  langue  de  Rabelais  et  de  Montaigne  ne 
diffère  de  la  langue  française  actuelle. 

Si  nous  avons  insisté  particulièrement  sur  ce  point,  c'est  qu'il  est 
fondamental  dans  les  questions  que  nous  aurons  à  traiter,  et  que  cette 
ancienneté  de  la  langue  italienne  a  contribué,  non  moins  que  l'ab- 
sence d'une  capitale  et  d'un  centre  en  Italie ,  à  augmenter  les  discus- 
sions qui,  depuis  longues  années,  ont  lieu  au  delà  des  Alpes  en  iàit  de 
philologie  nationale.  Admirant  la  continuité  de  celte  belle  langue,  qui, 
depuis  près  de  six  siècles,  n'a  pas  subi  de  notable  altération,  et  crai- 
gnant de  porter  atteinte  à  l'unité  si  glorieuse  de  leur  littérature,  des 
hommes  du  plus  grand  mérite  se  sont  continuellement  efforcés,  en 
Italie,  de  repousser  les  innovations  et  de  préserver  leur  langue  de  tout 
contact  avec  l'étranger.  Leur  juste  admiration  pour  les  monuments 
que  Dante,  Pétrarque  et  Boccace  ont  élevés,  a  souvent  porlé  quel- 
ques philologues  italiens  à  déclarer  que  leur  idiome  a  été  formé  et 
fixé  dans  le  siècle  de  ces  grands  écrivains,  et  que  la  langue  du 
xiv*  siècle  étant  la  seule  bonne,  on  devait  aujourd'hui  s'y  renfermer 
exclusivement  et  n'employer,  pour  écrire  correctement,  que  les  mots 
et  les  locutions  dont  avaient  fait  usage  les  écrivains  de  ce  bienheu* 
reux  trecento,  proclamé,  non  sans  quelque  raison,  le  siècle  d'or  de 
la  Péninsule.  Cette  opinion  trop  exclusive  a  été  combattue  avec  avan- 
tage par  d'autres  écrivains,  qui  voyaient  la  perte  de  l'originalité  dans 
une  imitation  trop  servile  :  elle  a  été  surtout  repoussée  avec  dédain 
par  des  gens  qui  trouvaient  fort  incommode  la  nécessité  d'étudier  leur 
langue,  et  qui  déclaraient  hardiment  pauvre  et  incomplète  une  langue 
dans  laquelle  Dante ,  Machiavel  et  Galilée  ne  s'étaient  pas  trouvés  à 
l'étroit  pour  exprimer  leurs  sentiments  et  leurs  pensées.  Ces  discus- 
sions n'ont  pas  été  toujours  paisibles;  elles  n'ont  pas  eu  lieu  seule- 
ment entre  des  hommes  médiocres.  L'esprit  de  localité  les  a  souvent 
envenimées,  et  les  écrivains  les  plus  illustres  y  ont  pris  part.  Pour 
montrer  la  place  considérable  qu'elles  ont  du  occuper  dans  la  litléra- 

fol. ,  t.  II,  p.  Ai9-43a ).  D'après  ces  dernières  remarques,  il  nous  semble  difficile  de 
déterminer  d'une  manière  suffisamment  approximative  Tépoque  à  laquelle  Ciullo 
d*Alcamo  a  dû  écrire  son  poème;  on  rencontre  des  difficultés  de  tous  les  côtés.  Il 
n'est  pas  inutile  de  faire  remarquer  ici  que ,  parmi  les  premiers  poètes  qui  ont  écrit 
en  italien ,  il  faut  citer  Rambaud  de  Vaqueiras ,  poète  provençal  du  commencement 
du  xni*  siècle. 


326  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ture  italienne,  iJ  suffit  de  dire  que  Dante  et  Machiavel  se  sont  mêlés  à 
ces  discussions,  et  que  les  écrits  dans  lesquels  ces  grands  esprits  ont 
traité  une  telle  question  sont  deux  des  pièces  les  plus  considérables  du 
débat  qui,  depuis  si  longtemps ,  augmente  les  causes  intérieures  de  dis- 
corde dans  les  pays  situés  au  delà  des  Alpes. 

Lia  nécessité,  pour  tout  écrivain  qui  aspire,  en  Italie,  à  un  succès  du- 
rable, d'étudier  longuement  les  classiques,  a  fini  par  être  reconnue  par 
tons  les  hommes  distingués,  et  il  est  arrivé  même  que  des  écrivains 
d'un  grand  mérite,  qui  s  étaient  érigés  d'abord  en  novateurs  en  fait  de 
langue,  ont  senti  plus  tard  le  besoin  de  rentrer  dans  la  voie  des  gi^ands 
maîtres,  et  de  se  donner  des  entraves  qui,  dans  un  pays  où  le  culte  de 
la  forme  est  encore  établi,  sont  un  puissant  moyen  de  succès.  Mais, 
bien  que  la  langue  italienne  n  ait  pas  éprouvé  d'aussi  profendes  modi- 
fications que  les  autres  langues  de  TEurope  moderne,  cependant  il 
serait  impossible  de  reproduire  aujourd'hui,  sans  choix  et  sans  distinc- 
tion, chaque  mot,  chaque  locution  employés  par  les  trécentistes y  et 
tout  homme  de  goût  comprend  la  nécessité  de  faire  un  tel  choix.  Or 
ce  choix,  dont,  sauf  quelques  puristes  outrés,  tous  les  écrivains  italiens 
sentent  l'opportunité,  ne  saurait  se  faire  qu'à  l'aide  d'une  langue  parlée 
qui  vivifie  la  littérature  et  qui  permet  de  bien  déterminer,  par  l'usage 
populaire,  la  ^gnification  de  chaque  mot.  Gomme  l'italien  pur  n'est 
parié  par  le  peuple  qu'en  Toscane,  et  que,  d'ailleurs,  de  chaque  point 
de  l'Italie  il  est  surgi,  à  toutes  les  époques,  des  écrivains  éminents,  il 
est  résulté  de  là  une  lutte  pour  ainsi  dire  entre  le  fait  et  le  droit,  et  une 
révolte  de  plusieurs  provinces  italiennes  (déjà  si  divisées  par  tant  de 
causes  diverses)  contre  la  principale  ville  de  la  Toscane ,  Florence,  qui 
s'arrogeait  le  pouvoir  de  dicter,  en  fait  de  langue,  la  loi  à  l'Italie  en- 
tière. Établie  à  Florence  depuis  près  de  trois  siècles ,  s  occupant  ex- 
clusivement de  l'étude  de  la  langue,  l'Académie  de  la  Crusca  a  porté 
le  poids  de  ces  luttes,  animées  d'ordinaire  par  les  rivalités  municipales, 
et  dans  lesquelles  aussi  a  souvent  soufflé  l'esprit  de  l'étranger.  Apaisée 
à  différentes  époques,  cette  malheureuse  guerre  littéraire  s'est  ranimée, 
il  y  a  peu  de  temps,  plus  violente  que  jamais.  On  dirait  qu'à  un  moment 
donné,  les  écrivains  nés  dans  certaines  provinces  italiennes  perdent  le 
souvenir  de  leurs  malheurs,  et  qu'ils  ne  croient  avoir  rien  de  plus  utile 
à  feii'e  que  de  décharger  contre  la  Toscane  le  ressentiment  qu'ils  pour- 
raient réserver  à  plus  juste  titre  contre  d'autres  objets.  C'est  là  du  reste 
une  diversion  dont  l'utilité  n'échappe  pas  à  tous  les  yeux. 

Ce  n'est  pas,  certes,  la  faute  des  Toscans  si  leur  sol  a  produit  un  si 
grand  nombre  d'écrivains  célèbres;  ce  n'est  pas  leur  faute  non  plus  si  la 


JUIN  1846,  327 

langue  de  Dante  et  de  Machiavel  s  est  conservée  populaire  chez  eux. 
Ce  qu'on  pourrait  peut-être  leur  reprocher,  c  est  de  se  fier  trop  parfois  à 
ces  avantages  naturels,  et  de  ne  pas  assez  étudier  une  langue/ dont  ils 
devraient  être  les  zélés  dépositaires,  et  qu^ils  laissent,  surtout  dans  les 
villes,  trop  altérer  par  les  étrangers.  Quant  à  TAcadéraie  de  la  Grusca, 
un  exposé  rapide  de  ses  travaux  et  de  son  histoire  nous  semble  une  in- 
troduction nécessaire  aux  articles  que  nous  serons  obligé  de  consacrer 
à  Icxamen  de  la  nouvelle  édition  de  ce  grand  dictionnaire. 

Fondée,  sans  un  but  bien  déterminé,  en  i  SSa,  par  quelques  membres 
de  l'Académie  florentine,  l'Académie  de  la  Crasca  reçut  bientôt  une 
impulsion  nouvelle  en  admettant  dans  son  sein  Léonard  Salviati,  écri- 
vain célèbre  et  critique  redoutable,  qui  sut,  dès  TorigiDe,  porter  une 
fraction  de  cette  académie  à  s'associer  aux  manifestations  qui  trou- 
blèrent si  profondément  la  vie  du  Tasse.  Les  honneurs  rendus  par  la 
même  académie  à  ce  grand  poëte,  sur  la  fin  de  sa  carrière  et  après  sa 
mort,  n'ont  pas  fait  oublier  ces  premières  et  injustes  critiques.  Ce  gnod 
exemple,  l'autre,  non  moins  remarquable,  de  la  décision  prise  plus 
tard  par  la  Société  royale  de  Londres  contre  Leibnitz ,  ne  seront  pas 
perdus ,  et  il  faut  espérer  que  les  sociétés  savantes  éviteront  désormais 
de  s'engager  dans  des  querelles  passionnées  et  de  prononcer  des  arrêts 
que  la  postérité  ne  sanctionnerait  pas. 

D'autres  sociétés,  l'Académie  florentine  et  celle  des  AUerati  entie 
autres,  s'étaient  déjà  occupées  de  l'étude  de  la  langue  italienne,  mais 
aucune  de  ces  sociétés  n'avait  songé  à  rédiger  le  code  de  cette  langue. 
Ce  fut  l'Académie  de  la  Crusca  qui  prit  à  ce  sujet  l'initiative,  et  qui, 
dans  sa  séance  du  6  mars  iSgi,  s'arrêta,  pour  la  première  fois,  à 
l'idée  de  publier  un  grand  dictionnaire  de  la  langue  italienne,  dans 
lequel  tous  les  mots  seraient  appuyés  par  des  exemples  tirés  des  clas- 
siques.  Déjà,  dès  la  première  moitié  du  xvi*  siècle,  il  avait  été  fait, 
dans  la  même  vue,  quelques  tentatives  isolées  dont  il  faut  tenir  compte, 
et  les  bibliographes  italiens  recherchent  avidement  le  vocabulaire 
de  De  Luna,  livre  rare  imprimé  en  i536,  dans  lequel  sont  enregis- 
trés cinq  mille  mots  tirés  de  Dante,  de  Pétrarque,  de  Boccace  et  de 
r Arioste  ^  ;  mais ,  à  proprement  parier,  ce  n'étaient  là  que  des  espèces 
d'index,  et  il  y  avait  loin  de  ces  travaux  partiels  à  un  répertoire  uni- 
versel destiné  à  donner  en  substance  l'histoire  entière  de  la  langue 
italienne,  et  à  reproduire,  avec  des  citations  et  des  exemples,  tous  les 

^   Vocabolario  di  cirufue  mila  vocaboli  toschi  del  Farioso,  del  Boeoaccio,  di  Dtutêe, 
del  Petrarca,  di  Fabrizio  de  Luna.  Napoii,  Sollibach,  i536,  in-à*. 


328  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

mots  employés  par  les  bons  auteurs  depuis  Torigine  de  cette  langue.  Les 
écrivains  qui,  à  différentes  époques,  ont  adressé  des  critiques  de  détail 
à  f  Académie  de  la  Grusca,  n*ont  pas,  à  notre  avis,  assez  compris  toute 
f importance  de  la  résolution  prise,  dès  le  principe,  par  cette  illustre 
assemblée,  qui  avait  si  parfaitement  senti  que  le  caractère  spécial  de 
la  langue  italienne  consistait  dans  son  homogénéité  à  travers  les  siècles, 
et  que,  pour  la  gloire  de  l'Italie,  il  fallait  à  tout  prix  empêcher  que  la 
langue  de  Dante  ne  devint  jamais  une  langue  morte  ou  obsolète.  Des 
écrivains  d'un  grand  mérite ,  de  savants  grammairiens ,  parmi  lesquels 
il  suffira  de  citer  le  cardinal  Bembo,  s'étaient  déjà  efforcés  d'inculquer 
à  leurs  contemporains  l'imitation  des  écrivains  du  xiv*  siècle.  Cependant 
leurs  efforts  auraient  été  impuissants  contre  toutes  les  causes  de  transfor- 
mation et  de  décadence,  dans  un  pays  toujours  ouvert  aux  étrangers,  si, 
depuis  plus  de  deux  siècles,  l'Académie  de  la  Grusca  n'avait  pas  établi, 
dans  un  grand  ouvrage  souvent  critiqué,  mais  consulté  sans  cesse,  le 
principe  de  la  pérennité  (qu'on  nous  pardonne  ce  latinisme)  de  la  langue 
italienne.  C'est  par  ce  service  immense,  rendu  à  la  cause  de  la  nationa- 
lité italienne,  que  l'Académie  de  la  Crusca  a  mérité,  à  notre  avis,  la  recon- 
naissance de  tous  les  habitants  de  la  Péninsule  ^ 

Maintenant  faut-il  s'étonner  que,  dans  le  choix  des  ouvrages  pris 
pour  modèles,  il  y  ait  eu  quelque  partialité,  quelques  erreurs,  et  qu'on 
ait  eu  parfois  à  signaler  dans  ce  choix  des  omissions  fâcheuses  ?  Ëst-il 
nécessaire  de  déclarer  que,  malgré  les  travaux  de  tant  d'hommes  ins- 
truits qui  ont  préparé  les  différentes  éditions  du  Dictionnaire  de  la 
Crasca,  que,  malgré  même  les  travaux  critiques  auxquels  il  a  donné 
lieu,  ce  dictionnaire  n'a  pas  encore  été  et  ne  sera  probablement  jamais 
exempt  d'erreurs  ?  C'est  là  le  sort  de  toutes  les  œuvres  humaines  ;  et 
comment  les  membre  de  l'Académie  de  la  Crusca  auraient-ils  échappé 
à  cette  fatale  nécessité,  eux  qui,  pom*  fixer  le  vrai  sens  de  tant  de  mots 
divers  ont  eu  à  compulser  des  milliers  de  volumes  manuscrits  et  im- 
primés, et  qui  n'ont  pu  avoir  que  si  rarement  les  manuscrits  originaux 
à  leur  disposition  ? 

^  U  serait  intéressant  de  connaître  les  idées  qui  dirigèrent  les  premiers  acadé- 
miciens dans  leurs  recherches.  Malheureusement  les  anciens  papiers  de  l'Académie 
de  la  Crusca  ont  été  dispersés  ou  détruits,  et  il  n'en  reste  que  très-peu  à  Florence. 
Dans  la  bibliothèque  de  M.  Bossi,  célèbre  peintre  de  Milan,  il  se  trouvait  plusieurs 
volumes  manuscrits ,  et  en  grande  partie  autographes ,  provenant  de  la  bibliothèque 
Salviati  de  Rome,  et  contenant  les  travaux  de  plusieurs  anciens  académiciens.  Ces 
volumes,  dont  nous  avons  fait  l'acquisition  il  y  a  quelques  années,  sont  destinés  à 
rentrer  prochainement  dans  la  bibliothèque  de  l'Académie  de  la  Crusca. 


JUIN  1846.  as» 

A  cette  occasion,  nous  ne  saurions  manquer  de  signaler  les  excellentes 
éditions  des  classiques  italiens,  données  souvent  par  des  membres  de  cette 
Académie,  et  qui  sont  si  utiles  dans  un  pays  où  l'autorité  a  un  poids  im- 
mense en  fait  de  langue.  Les  éditions  citées  dans  le  Dictionnaire  de  la 
Crusca  sont  ardemment  recherchées  au  delà  des  Alpes,  comme  étant,  en 
général,  les  plus  correctes,  et  elles  forment  dans  leur  ensemble  cette  col- 
lection de  Crasca  qui  est  si  rare  et  si  chère  en  Italie.  Sans  partager  à  cet 
égard  toutes  les  illusions  de  quelques  bibliophiles  italiens,  nous  dirons 
qu  il  serait  vivement  à  désirer  qu'en  France  aussi  on  publiât,  sous  la  direc- 
tion de  TAcadémie  française,  des  éditions  critiques  des  meilleurs  auteurs, 
et  quon  établit,  pour  ainsi  dire  d'une  manière  officielle,  le  texte  des 
écrivains  qui  doivent  servir  de  modèle  aux  jeunes  gens.  Dans  un  pro- 
chain article ,  nous  nous  livrerons  à  Texamen  détaillé  de  louvrage 
capital  dont  nous  annonçons  aujourd'hui  une  nouvelle  édition. 

G.  UBRI. 


Revue  des  éditions  de  l'Histoire  de  l'Académie  des  sciences  par 

Fontenelle. 

TROISIÈME    ARTICLE  ^ 
ÉLOGES    DES    ACAOEMIC  lENS. 

Je  ne  considère  pas  ici  les  Eloges  de  Fontenelle  sous  le  rapport  litté- 
raire. Sous  ce  rapport,  tout  a  été  dit^.  Xétudie,  dans  Fontenelle,  le 
penseur  heureux  qui  a  continué  Descartes  et  popularisé  la  philosophie 
moderne  ^ 

Les  Éloges  de  Fontenelle  commencent  en  1 699*,  avec  le  renouvellc- 

*  Voir  les  cahiers  d'avril  (page  igSJ  et  de  mai  i846  (page  270).  —  *  Voyez  Tho- 
mas [Essai  sur  les  Éloges),  Garât  [Eloge  de  Fontenelle),  elc,  etc.  Voyez  surtout 
M.  Villemaiii  [Tableaa  de  la  littérature  aa  xviii'  siècle).  Voyez  Voltaire  eo  y'mgï 
endroiis.  —  *  Voyez  mon  second  article  (cahier  de  mai ,  page  270.)  —  *  «Comme 
l'histoire  de  V Académie  doit  être,  autant quil  est  possible,  celle  des  académiciens, 
on  ne  manquera  point,  quand  il  en  sera  mort  quelqu'un,  de  lui  rendre  en  quelque 
façon  les  honneurs  funèbres,  dans  un  article  à  part,  où  Ton  ramassera  les  partieina- 
rités  les  plus  considérables  de  sa  vie.  M.  Bourdelin,  mort  dans  Tannée,  dont  nous 
écrivcni  présentement  Thistoire,  sera  le  preuiier  envers  qui  TAcadémie  s*acquiUera 
de  ce  diîNoir.  »  Histoire  de  Vannée  1699,  pge  laa. 

/«a 


ri 


330  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ment  de  rAcadëmie;  et  déjà ,  en  1 708 ,  il  y  en  avait  douze.  Alors  parut 
un  petit  volume  intitulé  :  Histoire  da  renouvellement  de  l'Académie  ivyale 
des  sciences  en  1699,  et  Us  Éloges  historiques  des  Académiciens  morts  depuis 
ce  temps-là,  avec  un  Discours  préliminaire  sur  futilité  des  mathématû/aes  et 
de  la  physique. 

Ce  petit  volume  a  été  le  premier  recueil  des  Éloges  de  Fontanelle. 
Les  douze  qui  s  y  trouvent  réunis  sont  ceux  de  Bourdelin,  de  Tauvry, 
de  Tuillier,  de  Viviani,  du  marquis  de  l'Hôpital ,  de  Jacques  Bemouilli, 
d'Amontons,  de  Duhamel,  de  Régis,  du  maréchal  de  Vauban,  de  labbé 
Gallois  et  de  Dodart.  Le  Discours  préliminaire  est  la  belle  Préface  de 
1699,  dont  j'ai  tant  de  fois  fdivW.  L'Histoire  est  le  récit,  très-curieux, 
quoique  très-court,  des  faits  qui  regardent  le  nouvel  établissement  de 
l'Académie*.  Le  tout  est  précédé  d'un  Avertissement  où  l'auteur  dit  :  «  Ce 
recueil  ne  sera  suivi  d'un  autre  que  quand  il  y  aura  assez  d'Éloges  pour 
faire  un  second  volume  pareil  à  celui-ci.  »> 

Or,  neuf  ans  après,  en  1717,  il  y  eut  assez  d'Éloges  pour  cela;  et  il 
parut,  en  effet,  im  second  volume'.  Un  troisième  parut  en  1  72a*.  Les 
autres  suivirent^. 

Le  second  volume  commence  par  cette  Préface,  qui  est  charmante. 

ail  parut,  en  1 7 1 4^,  un  volume  composé  de  ï Histoire  da  renouvelle- 
ment de  V Académie  royale  des  sciences  en  1699,  et  des  Éloges  des  acadé- 
miciens morts  depuis  ce  temps-là.  Voici  un  second  volume  qui  ne  contient 
que  les  Éloges  postérieiurs.  Us  ont  tous  été  faits  pour  être  lus  dans  des 
assemblées  de  l'Académie,  et  l'on  y  trouvera  quelques  expressions  qiii 
ont  rapport  à  cette  circonstance. 

«Le  titre  d^Éloges  n'est  pas  trop  juste;  celui  de  F/es  l'eût  été  davan- 

'  Voyez  mon  second  article  (cahier  de  mai,  page  270).  —  '  Voyez,  sur  ces  faits, 
mon  premier  article  (cahier  d'avril,  page  igS.)  —  ^  Il  contient  dix-sept  Éloges  : 
ceuxdeTournefort,  de  Tschirnans,  de  Poupart,  de  Chazelles,  de  Guglielmini,  de 
Carré,  de  Bourdelin  iiis,  de  Berger,  de  Cassini,  de  Blondin,  de  Poli,  de  Morin, 
de  Lémery,,  de  Homberg,  de  Malebranche,  de  Sauveur  et  de  Parent.  —  *  H  con- 
lient  onze  Eloges  :  ceux  de  Leibnitz,  d*Ozanam,  de  La  Hire,  de  La  Faye,  de  Fagon , 
de  Tabbé  de  Louvois,  de  Montmort,  de  RoHe,  de  Renan,  du  marquis  de  Dangoau 
et  de  Des  Biliettes.  —  *  Et  aux  quarante  Eloges  déjà  marqués,  îls  en  ajoutèrent 
vingt-neuf  autres,  savoir,  ceux  de  D*Argcnson,  de  Couplet»  de  Méry,  de  Varignon, 
dn  czar  Piene,  de  Litire,  de  Harisoecler,  de  Delisle,  de  Malezieu,  de  Newton,  du 
père  Reyneau,  du  maréchal  de  Tuîîard,  du  père  Sébastien  Truchct,  carme,  de 
Dianchini,  de  Maraldi,  de  Valincourt,  de  Du  Vcrney,  de  Marsîgli,  de  Geoffroy,  de 
Ruysch,  du  président  de  Maisons,  de  Chirac,  du  chevalier  de  Louville,  de  Lagny, 
de  Ressens,  de  Saurin,  de  Boêrhaave,  de  Manfredi  et  de  Du  Fay.  En  tout  Fonte 
nelle  a  prononcé  soixanle-ncuf /^/o^^^^  et  les  a  prononcés  en  quarante-deux  an5,  dr 
i6gg  à  1 7^0.  —  *  C'était  une  seconde  édîlicn  du  vohime  de  1708. 


JUIN  1846.  331 

tage;  car  ce  ne  sont  proprement  que  des  Vies,  telles  qu'on  les  aurait 
écrites,  en  rendant  simplement  justice.  J  en  puis  garantir  la  vérité  au 
public.  J'ai  su  par  moi-même  un  assez  grand  nombre  des  faits  que  je 
rapporte,  j'ai  tiré  les  autres  des  livres  de  ceux  dont  je  parle,  même  de 
livres  faits  contre  eux ,  ou  de  mémoires  fournis  par  les  personnes  les 
mieux  instruites.  Je  n'ai  pas  eu  la  liberté,  et  encore  moins  le  dessein, 
de  faire  des  porti^aits  à  plaisir  de  gens  dont  la  mémoire  était  si  récente. 
Si  cependant  on  trouvait  qu'ils  n'eussent  pas  été  assez  loués ,  je  n'en  serais 
ni  siu*pris,  ni  fâché,  n 

J'avoue  que  je  suis  bien  aise  de  voir  que  Fontenelle  n'était  pas  con- 
tent du  titre  dËloges,  Le  mot  Vie  est  le  mot  vrai,  le  mot  naturel,  le  mot 
simple;  le  mot  Éloge  n'est  que  l'expression  convenue  d'une  époque  litté- 
raire donnée.  Fontenelle  dit  ailleiurs  :  u  Ces  Eloges  ne  sont  qu'hiato- 
riques,  c'est-à-dire  vrais  ^  » 

Dans  ces  Ebges,  en  effet,  tout  est  vrai,  et  c'est  pour  cela  que  tout  y 
est  neuf,  que  chaque  Éloge  a  son  caractère,  son  ton,  une  originalité 
qu'il  tire  de  l'originalité  même  du  personnage,  et  que  ÏÉloge  de  Méry 
ou  de  Couplet  est  si  différent  de  celui  de  Newton  ou  de  Malebranche. 

Ce  sont  les  Eloges  de  Fontenelle  qui .  pour  la  première  fois  en  France , 
ont  nus  les  savants  en  lumière  et  les  sciences  à  la  mode.  S'il  a  bien  se- 
condé Descartes,  fondateur  d'une  philosophie  nouvelle,  il  n  a  pas  moins 
bien  secondé  Colbert,  tout  aussi  novateur  en  politique  que  Descartes 
en  philosophie.  Mais  qui  se  souvient  aujourd'hui  de  ce  qua  ùit  Col- 
bert  poiu*  les  savants  et  poiu*  les  sciences  ? 

Ce  que  Richelieu  avait  été  pour  l'Académie  française,  Colbert  le  fut 
pour  l'Académie  des  sciences.  On  a  vu  sa  grande  idée  d'une  Académie 
générale  et  universelle,  d'un  Institut  tel  que  nous  l'avons^.  Je  trouve,  à 
chaque  page,  dans  les  Éloges  de  Fontenelle,  des  traces  de  cette  sollici- 
tude assidue,  active,  immense,  que  Colbert  eut  pour  les  sciences  :  ins- 
piration d'un  honrune  d'État,  alors  si  nouvelle. 

((M.  Colbert,  dit  Fontenelle,  favorisait  les  lettres,  porté  non  seule- 
ment par  son  inclination  natiu*elle,  mais  par  une  sage  politique.  Il 
savait  que  les  sciences  et  les  arts  suffiraient  seuls  pour  rendre  un  règne 
^orieui,  qu'ils  étendent  la  langue  d'une  nation  peut-être  plus  que  des 
conquêtes,  qu'ils  lui  donnent  l'empire  de  fesprit  et  de  l'industrie,  égale- 
ment flatteur  et  utile,  qu'ils  attirent  chez  elle  une  multitude  d'étran- 
gers, qui  l'enrichissent  par  leur  curiosité,  prennent  ses  inclinations,  et 
s'attachent  à  ses  intérêts.    Pendant  plusieurs  siècles,  l'université  de 

^  Éloge d$  MaMrtànche.  — '  Voyec  moa  premier  articlt  (cahier  d'aynl,  page  139). 

42- 


332  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Paris  n  a  pas  moins  contiibué  k  la  grandeur  de  la  capitale  que  le  séjour 
des  rois.  On  doit  à  M.  Colbert  l'éclat  où  furent  les  lettres,  la  naissance 
de  cette  Académie,  de  celle  desinscriptions,  des  Académies  de  peinture, 
de  sculpture  et  d'architecture,  les  nouvelles  faveurs  que  l'Académie 
française  reçut  du  roi,  l'impression  d'un  grand  nombre  d'excellents 
livres  dont  Flmprimerie  royale  fit  les  frais;  l'augmentation  presque 
immense  de  la  Bibliothèque  du  roi,  ou  plutôt  du  trésor  public  des 
savants,  une  infinité  d'ouvrages  que  les  grands  auteurs  ou  les  habiles 
ouvriers  n'accordent  qu'aux  caresses  des  ministres  et  des  princes,  un 
goût  du  beau  et  de  Tex^piis  répandu  partout,  et  qui  se  fortifiait  sans 
cesse  ^t.  .  » 

Voilà  Colbert  peint  à  la  manière  de  Fontcnelle,  par  les  faits;  mais 
voici  quelques-uns  de  ces  faits  encore,  que  je  choisis  entre  beaucoup 
d'autres,  car  Fontenelle  n'en  oublie  aucun.  Ses  Éloges  particuliers  des 
divers  savants  semblent  YÉloge  général  et  continuel  de  ce  grand 
mfnistre. 

«Si  quelque  livre  nouveau,  dit  Fontenelle,  ou  quelque  découverte 
....  paraissaient  au  jour  avec  réputation,  M.  Colbert  en  était  ins- 
truit, et  ordinairement  la  récompense  n'était  pas  loin.  Les  libéralités 
du  roi  s'étendaient  jusque  sur  le  mérite  étranger,  et  allaient  quelque- 
fois chercher  dans  le  fond  du  Nord  un  savant  surpris  d'être  connu ^.  » 

Homberg  visitait  Paris.  H  était  jeune;  ^t,  comme  il  arrive  assez 
souvent  aux  jeunes  gens  qui  visitent  Paris,  son  père  avait  beau  le 
rappeler,  il  ne  partait  pas. 

«A  la  fin,  dit  Fontenelle,  le  père  s'impatientait,  et  faisait  des  ins- 
tances plus  sérieuses  et  plus  pressantes  que  jamais  pour  le  retour. 
M.  Homberg  obéissait,  et  le  jour  de  son  départ  élait  arrivé;  il  était 
prêt  à  monter  en  carrosse,  lorsque  M.  Colbert  l'envoya  chercher  de  la 
part  du  roi.  Ce  ministre,  persuadé  que  les  gens  d'un  mérite  singulier 
étaient  bons  à  un  État ,  lui  fit>  pour  l'arrêter,  des  oflres  si  avantageuses, 
que  M.  Homberg  demanda  un  peu  de  temps  pour  prendre  son  parti, 
^t  prit  enfin  celui  de  demeurer^.  » 

Vers  î  68a ,  un  jeune  géomètre,  très-inconnu,  résout  d'une  manièi^e 
heureuse  un  problème  qui  venait  d'être  proposé.  «Aussitôt,  dit  Fon- 
tenelle, M.  Colbert,  qui  avait  des  espions  pour  découvrir  le  mérite 
caché  ou  naissant,  déterra  M.  Rolle  dans  Textrême  obscurité  où  il 
vivait,  et  lui  donna  une  gratification  qui  devint  ensuite  une  pension 

-"  Élpf$  de  TMé  GaUoii.  —  '  Ikii.  ^  'Éloge  de  Homberg.  —  '  £fo;e  de  RoUe. 


JUIN  1846.  333 

Charles  II,  roi  d'Angleterre,  avait  envoyé  à  Louis  XIV  deux  montres 
à  répétition,  les  premières  qu'on  ait  vues  en  France.  Ces  montres  ne 
s'ouvraient  que  par  un  secret  ;  elles  se  dérangèrent ,  et  il  fallut  les  rac- 
commoder. Mais,  comment  les  ouvrir?  Après  quelques  vains  efforts, 
l'horloger  du  roi  («et  c'est,  dit  Fontenelle,  un  trait  de  courage  digne 
d'être  remarqué  »)  dit  à  Colbert  qu'il  ne  connaissait  qu'un  jeune  carme 
capable  d'y  réussir.  On  donna  donc  les  montres  à  ce  jeune  carme,  qui 
les  ouvrit  assez  promptemenl,  et.  de  plus,  les  raccommoda  sans  sa- 
voir qu'elles  étaient  au  roi.  «Quelque  temps  après,  dit  Fontenelle,  il 
vient  de  la  part  de  M.  Colbert  un  ordre  au  P.  Sébastien  de  le  venir 
trouver  à  sept  heures  du  matin  d'un  jour  marqué  :  nulle  explication 
sur  le  motif  de  cet  ordre  ;  un  silence  qui  pouvait  causer  quelque  ter- 
reur. Le  P.  Sébastien  ne  manqua  pas  à  l'heure;  il  se  présente  interdit 
et  tremblant;  le  ministre. ...  le  loue  sur  les  montres,  lui  apprend 
pour  qui  il  a  travaillé,  l'exhorte  à  suivre  son  grand  talent  pour  les  mé- 
caniques;  et,  pour  l'animer  davantage,  et  parler  plus  digne- 
ment en  ministre,  il  lui  donne  600  livres  de  pension,  dont  la  première 
.  année,  selon  la  coutume  de  ce  temps-là ,  lui  est  payée  le  même  jour  ^  » 
— «  Le  P.  Sébastien ,  ajoute  Fontenelle,  n'avait  alors  que  dix-neuf  ans;  et 
de  quel  désir  de  bien  faire  dut-il  être  enflammé  !  Les  princes  ou  les 
ministres  qui  ne  trouvent  pas  des  hommes  en  tout  genre,  ou  ne  savent 
pas  qu'il  faut  des  hommes,  ou  n'ont  pas  l'art  d'en  trouver.  » 

Le  Journal  où  j'écris  ces  pages  ne  me  permet  pas  d'oublier  ce  que , 
dès  sa  naissance,  il  dut  à  Colbert. 

«  Ce  fut  en  1661,  dit  Fontenelle,  que  parut  pour  la  première  fois  le 
Journal  des  Savants,  dont  l'idée  était  si  neuve  et  si  heureuse,  et  qui  sub- 
siste encore  aujourd'hui  avec  plus  de  vigueur  que  jamais,  accompagné 
d'une  nombreuse  postérité  issue  de  lui  et  répandue  par  toute  l'Europe 
sous  les  différents  noms  de  Nouvelles  de  la  république  des  lettres,  d'Histoire 
des  ouvrages  des  savants,  de  Bibliothèque  universelle,  de  Bibliothèque  chx>i- 
sie,  d*Acta  eraditoram,  de  Transactions  philosophiques,  de  Mémoires  pour 
thistoire  des  sciences  et  des  beaux-arts,  etc.  M.  de  Sallo,  conseiller  ecclé- 
siastique au  parlement,  en  avait  conçu  le  dessein^  «t  il  s'associa  M.  l'abbé 
-Gallois ,  qui,  par  la  grande  variété  de  son  érudition,  semblait  né  pour  ce 
travail,  et  qui,  de  plus^  ce  qui  n'est  pas  commun  chez  ceux  qui  savent 
tout,  savait  le  français  et  écrivait  bien ^.  » 

Je  vois,  dans  Fontenelle,  que  le  Journa/  prit  d'abord  un  ton  un  peu 
trop  hardi,  qu'il  censura  trop  librement  la  plupart  des  ouvrages  qui  pa- 

'  Éloge  du  P.  Sébastien.  —  *  Éloge  Je  labbéGAlloit.    . 


334-  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

raissaient,  que  la  république  des  lettres  crut  sa  liberté  menacée,  quelle 
se  souleva,  et  qu  ilful  arrêté  au  bout  de  Irois  mois.  Il  reparut  en  1 666, 
sous  la  direction  seule  de  Fabbé  Gallois;  uct  bientôt,  dit  Fontenelle, 
M.  Golbert,  toucbé  de  Futilité  et  de  la  beauté  du  Journal,  prit  du  goût 
pour  cet  ouvrage^  • .  »  Le  sort  du  Journal  fut  dès  lors  assuré  :  événement 
heureux,  non-seulement  pour  les  lettres  et  les  sciences  en  général, 
mais  en  particulier  pour  l'Académie.  uM.  Fabbé  Gallois,  dit  Fonte- 
nelle,  enrichissait  son  Journal  des  principales  découvertes  de  l'Acadé- 
mie, qui  ne  se  faisaient  guère  alors  connaître  du  public  que  par  cette 


VOlC.'î 


«En  i683,  dit  Fontenelle,  les  lettres  perdirent  M.  Colbert*.»  Et  il 
ne  dit  que  ce  peu  de  mots;  mais  que  ne  dit  pas  ce  peu  de  mots  après 
tout  ce  qui  précède! 

A  côté  de  Colbert  qui  renouvelait  par  les  sciences  la  face  de  Fempire 
le  plus  civilisé  du  monde,  je  place  le  souvenir  du  csar  Pierre  qui  les 
portait  dans  les  pays  les  plus  barbares. 

Le  csar  Pierre  vint  à  Paris  en  1717;  il  y  vint  avec  la  curiosité  du 
génie;  il  visita  tout  et  pénétra  tout  ;  il  vit  surtout  FAcadémie  des  sciences  ; 
a  et,  dit  Fontenelle,  dès  qu'il  fut  retourné  dans  ses  Etats,  il  fit  écrire  à 
M.  Fabbé  Bignon  par  M.  Areskins,  Écossais,  son  premier  médecin, 
qu'il  voulait  bien  être  membre  de  cette  compagnie,  et,  quand  elle  lui 
en  eut  rendu  grâces  avec  tout  le  respect  et  toute  la  reconnaissance 
qu'elle  devait,  il  lui  en  écrivit  lui-même  une  lettre,  qu'on  n'ose  appeler 
une  lettre  de  remercîmeiit ,  quoiqu'elle  vînt  d'un  souverain  qui  s'était 
accoutumé  depuis  longtemps  k  être  homme  ^.  » 

«On  était  ici  fort  régulier,  continue  Fontenelle,  i  lui  envoyer,  chaque 
année ,  le  volume  qui  lui  était  dô  en  qualité  d'académicien ,  et  il  le  rece- 
vait avec  plaisir  de  la  part  de  ses  confrères  *.  » 

Dans  cette  lettre,  que  Fontenelle  nose  appeler  une  lettre  de  rtmerd- 
ment,  le  czar  disait  à  FAcadémie  :  «Le  choix  que  vous  avez  fait  do 
notre  personne  pour  membre  de  votre  illustre  société  n'a  pu  nous 
être  que  très-agréable.  Aussi  n'avonsHious  pas  voulu  différer  à  vous 
témoigner  avec  combien  de  joie  et  de  reconnaissance  nous  accep- 
tons la  place  que  vous  nous  y  offrez ,  n'ayant  rien  plus  à  cœur  que  de 
faire  tous  nos  efforts  pour  contribuer,  dans  nos  États,  à  Favancement 
des  sciences  et  des  beaux-arts,  pour  nous  rendre  par  là  d'autant  plus 
digne  d'être  membre  de  votre  société  ^.  »  Et  il  ajoutait  :  «  Comme  il 

»  Éloge  de  Vabbé  Gallois.  —  •  Ibid.  —  •  iW.  —  •  Éloge  dm  ezar  Pierre,  —  •  Jbid, 
^  *  Histoire  de  l'année  1130,  p.  ia8. 


JUIN  1846.  335 

n  y  a  encore  eu  jusqu^ici  aucune  carte  fort  exacte  de  la  mer  Caspienne, 
nous  avons  ordonné  à  des  personnes  habiles  de  s'y  transporter,  pour 
en  dresser  une  sur  les  lieux  avec  le  plus  de  soin  qu'il  se  pourrait;  et 
nous  l'envoyons  à  l'Académie,  persuadé  qu'elle  la  recevra  agréablement 
en  mémoire  de  nous  ^  » 

n  y  a ,  dans  la  composition  de  chaque  Éloge  de  Fontenelle ,  un  art 
infini;  il  y  a  un  art  particulier  dans  le  portrait  qu'il  trace  de  chaque 
académicien.  Il  nous  peint  l'académicien  Morin,  médecin  et  botaniste, 
et  qui  remplaça  Tournefort  au  Jardin  des  Plantes  pendant  le  voyage  de 
celui-ci  en  Grèce  et  en  Asie  :  «  Se  couchant  à  sept  heures  du  soir  en  tout 
temps,  et  se  levant  à  deux  heures*  du  matin.  Il  passait  trois  heures  en 
prières.  Entre  cinq  et  six  heures  en  été,  et  l'hiver  entre  six  jet  sept-  ii 
allait  à  l'Hôtel-Dieu ,  et  entendait  le  plus  souvent  la  messe  à  Notre- 
Dame.  A  son  retour,  il  lisait  l'Écriture  sainte  et  dînait  à  onze  heures. 
Il  allait  ensuite  jusqu'à  deux  heures  au  Jardin  des  Plantes,  lorsqu'il 
faisait  beau.  Il  y  examinait  les  plantes  nouvelles,  et  satisfaisait  sa  pre- 
mière et  sa  plus  forte  passion.  Après  cela,  il  se  renfermait  chez  lui, 
si  ce  n'était  quil  eût  des  pauvres  à  visiter,  et  passait  le  reste  de  la 
joqrnée  à  lire  des  livres  de  médecine  ou  d'érudition,  mais  surtout  de 
médecine,  à  cause  de  son  devoir ^» 

Il  nous  peint  le  grand  astronome  Cassioi  :  «Dont  Tesprit  était  égal, 
tranquille,  exempt  de  ces  vaines  inquiétudes  et  de  ces  agitations  insen- 
sées qui  sont  les  plus  douloureuses  et  les  plus  incurables  de  toutes  les 
maladies. .  .  Un  grand  fonds  de  religion,  et,  ce  qui  est  encore  plus,  la 
pratique  de  la  rehgion,  aidaient  beaucoup  à  ce  calme  perpétuel.  Les 
cieux,  qui  racontent  la  gloire  du  Créateur,  n'en  avaient  jamais  plus 
parlé  à  personne  qu'à  lui ,  et  n'avaient  jamais  mieux  persuadé  ^.  » 

Il  nous  peint  La  Hire  :  ((Toutes  ses  journées  étaient,  d'un  bout  a 
l'autre,  occupées  par  Tétude,  et  ses  nuits  très-souvent  interrompues 
par  les  observations  astronomiques.  Nul  divertissement  que  celui  de 
changer  de  travail;  encore  est-ce  un  fait  que  je  hasarde  sans  en  être 
bien  assuré.  Nul  autre  exercice  corporel  que  d'aUer  à  l'Observatoire,  à 
rAcadén)iedes  sciences,  à  celle  d'architecture,  au  Collège  royal  dont  il 
était  aussi  professeur.  Peu  de  gens  peuvent  comprendre  la  félicité  d'un 
solitaire,  qui  l'est  par  un  choix  tous  les  jours  renouvelé  *.  » 

Quelles  vies^,  et  aussi  quelles  expressions!  Quo  de  délicatesse,  quelle 

•  *  Histoire  de  Vannée  1720,  p.  128.  «  La  lettre  du  czar  élait  écrite  en  langue  rus- 
sienne.  •  (Noie  de  Fontenelle.  Ibid.,  page  127.) — *  Eloge  de  Morin. —  ^ Eloge  de  Cas- 
#1/11. —  *  Éloge  de  La  Hire, —  *  «  Vies.  .  .  toutes  partagées  entre  Dieu  et  la  botanique 
ou  l*anatomie,  comme  dit  si  bien  un  grand  écrivain  de  nos  jours.  »  (M.  Villemain, 


536  '        JOURNAL  DES  SAVANTS. 

simplicité  fine  !  Comme  on  voit  bien  l'homme  à  travers  ces  mots  qui 
ne  le  cachent  pas  ! 

Après  s*ètre  plu  à  louer  ses  savants,  Fontenelle  se  plait  à  faire  re- 
monter la  louange  jusqu'aux  sciences.  11  dit,  h  Toccasion  de  Lémery  ; 
«  .  .  .Nous  sommes  presque  las  de  relever  ces  mérites  dans  ceux  dont 
nous  avons  à  parler.  C'est  une  louange  qui  appartient  assez  généra- 
lement à  celte  espèce  particulière  et  peu  nombreuse  de  gens  que  le 
commerce  des  sciences  éloigne  de  celui  des  hommes  ^  »  Il  dit,  à  Tocca- 
sion  de  Varignon  :  «Son  caractère  était  aussi  simple  que  sa  supériorité 
d* esprit  pouvait  le  demander.  J  ai  déjà  donné  cette  même  louange  k 
tant  de  personnes  de  celle  Académie,  quon  peut  croire  que  le  mérite 
en  appartient  plutôt  à  nos  sciences  qu à  nos  savants^.  » 

En  peignant  les  autres,  il  se  peint  lui-même.  Il  dit  très-fmement  de 
la  Théodicée  de  Leibnitz  :  «  La  Théodicée  seule  suffirait  pour  représenter 
M.  Leibnitz  \  »  On  peut  en  dire  autant  de  ses  Éloges  par  rapport  à  lui  : 
Ses  Ébges  le  représentent.  On  y  voit  le  caractère  de  son  esprit  ;  «  Un 
esprit  élevé,  lumineux,  qui  pensait  en  grand,  et  ajoutait  du  sien  à 
toutes  les  lumières  acquises^;  ».  et  le  caractère  de  son  âme.  Je  lis  dans 
Y  Éloge  du  P.  Rey  neau  :  a  II  se  tenait  à  fécart  de  toute  affaire ,  encore  plus 
de  toute  intrigue,  et  il  comptait  pour  beaucoup  cet  avantage,  si  peu  re- 
cherché, de  n  être  de  rien;  »  dans  celui  de  Tschirnaus  :  «  La  vraie  philo- 
sophie avait  pénétré  jusqu  à  son  cœur,  et  y  avait  établi  cette  délicieuse 
tranquillité,  qui  est  le  plus  grand  et  le  moins  recherché  de  tous  les 
biens  ;  »  dans  celui  de  Varignon  :  «  Je  n*ai  jamais  vu  personne  qui  eût  plus 
de  conscience,  je  veux  dire  qui  fût  plus  appliqué  à  satisfaire  exactement 
au  sentiment  intérieur  de  ses  devoirs,  et  qui  se  contentât  moins  d^avoir 
satisfait  aux  apparences;  »  et  dans  celui  de  Hombcig  :  o  Quiconque  a  le 
loisir  de  penser  ne  voit  rien  de  mieux  à  faire  que  d'être  vertueux.  » 

Fontenelle  avait  dans  fesprit  toute  la  hardiesse  que  permet,  ou 
plutôt  que  demande  une  raison  supérieure.  Sans  cela  aurait-il  pris  Des- 
cartes pour  maitre?  «En  toute  matière,  dit-il,  les  premiers  systèmes 
sont  trop  bornés,  trop  étroits,  trop  timides,  et  il  semble  que  le  vrai 
même  ne  soit  que  le  prix  d'une  certaine  hardiesse  de  raison  ^.  n 

Mais  il  veut  que  la  hardiesse  soit  heureuse  et  sage^  :  ail  faut  oser  en 
tout  genre,  dif-Û,  mais  la  difficulté  est  d'oser  avec  sagesse;  c'est  conci- 
lier une  contradiction  "'.  » 

Tableau,  delà  littérature  au  xriii\siècle.)  —  *  Eloge  de  Lémery.  —  ' Eloge  de  Vari- 
gnon, —  *  Eloge  de  Leibnitz.  —  *  Eloge  de  Saurin.  —  *  Éloge  de  Çassini.  —  *  Expres- 
sions de  Fontenelle  :  «  Cette  heureuse  et  sage  hardiesse . . .  •  Éloge  de  Cassini.  — 
'  Éloge  de  Cliazellei. 


JUIN  1846.  337 

Nul  n*a  mieux  vu  la  puissance  de  l'esprit  humain,  el  ne  la  vue  de 
plus  près  que  le  continuateur  de  Descartes  et  Thistorieu  de  Leibnitz  et 
de  Newton  ;  mais  il  la  vue  sans  en  être  ébloui,  et  il  en  a  vu  les  bornes  : 
«  Un  premier  voile,  dit- il,  qui  couvrait  Tlsis  des  Égyptiens,  a  été  enlevé 
depuis  un  temps;  un  second,  si  Ton  veut,  lest  aussi  de  nos  jours;  un 
troisième  ne  le  sera  pas,  s  il  est  le  dernier  ^  » 

Garât,  par  une  allusion  éloquente  à  cette  belle  image,  peint  très- 
bien  la  réserve  savante  de  Fontenelle  :  w  Fontenelle ,  dit-il ,  parait  voir 
dans  la  vérité  cette  statue  antique  d'Isis,  couveite  de  plusieurs  voiles;  il 
croit  que  chaque  siècle  doit  en  lever  un ,  et  en  soulever  seulement  un 
autre  pour  le  siècle  suivant  ^.  » 

Colbert  avait  fondé  l'Académie  des  sciences  en  1666.  Il  en  fut  le 
protecteur  immédiat,  tant  qu'il  vécut.  A  sa  mort,  arrivée  en  i683, 
l'Académie  passa  à  Louvois,  nommé  surintendant  des  bâtiments,  des 
arts  et  des  manufactures ,  à  la  place  de  Golbcrt;  et,  à  la  mort  de  Lou- 
vois*, elle  passa  à  Pontchartrain ,  d'abord  secrétaire  d*£tat  au  départe- 
ment de  la  maison  du  roi,  et  puis  chancelier  de  France. 

Pontchartrain  la  confia  àfabbé  Blgnon,  son  neveu;  uet  par  là,  dit 
Fontenelle ,  il  fit  aux  sciences  ime  des  plus  grandes  faveurs  qu  elles  aient 
jamais  reçues  d'un  ministre*.»  L'abbé  Bignon,  qui  avait  longtemps 
présidé  cette  compagnie,  et  qui  en  connaissait  bien  la  constitution,  con- 
tribua beaucoup ,  en  effet,  par  ses  vues  et  par  son  crédit ,  au  grand  re- 
nouvellement de  1 699,  dont  j'ai  si  souvent  parlé. 

Dès  que  le  duc  d'Orléans  fut  régent,  il  se  réserva  le  gouvernement 
de  l'Académie.  «Il  traita  nos  sciences,  dit  Fontenelle,  comme  un  do- 
maine particulier  dont  il  était  jaloux*.  » 

On  sait  combien  ce  prince  avait  de  goût  et  même  de  talent  pour  les 
sciences;  il  était  devenu  chimiste  avec  Homberg;  il  avait  celte  curiosité 
spéculative  qui  tient  du  génie;  mais  il  l'eut,  malheureusement,  fort 
déréglée  comme  tout  le  reste®. 

Le  régent  ayant  pris  la  direction  de  fAcadémie,  celui  qui  la  repré- 
sentait, le  secrétaire  ou  le  président,  Fontenelle  ou  l'abbé  Bignon,  ftit 
naturellement  appelé  à  travailler  avec  lui.  Fontenelle,  toujours  délicat, 
voulut  détourner  cet  honneur  sur  fabbé  Bignon. 

((Rien  au  monde,  mon  cher  Monsieur,  lui  écrit  à  ce  sujet  l'abbé 

'  Éloge  de  Rajsch.--^*  Éloge  de  Fontenelle. —  *  Arrivée  en  1691. —  *  Histoire  de  Van- 
née 1699,  page  a . —  *  Éloge  de  Homherg. —  *  «  Il  était  curieux  de  toutes  sortes  d'arts  et 
de  sciences.  .  .  II  avait,  tant  qu*il  avait  pu,  cherché  avoir  le  diable,  sans  y  avoir  pu 
parvenir,  à  ce  qu  il  m'a  souvent  dit,  et  à  voir  des  choses  extraordinaires,  et  0  savoir 
l'avenir.  •  Saint  Simon,  Mémoires,  tome  V,  page  lai. 

/»3 


338         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Bîgnon,  n'est  plus  gracieux  que  votre  lettre.  Vous  voulez  que  j*aic 
f  honneur  de  raidre  compte  à  monseigneur  le  duc  d*Qrléans,  régent 
du  royaume»  de  ce  qui  concerne  TAcadémie  des  sciences;  ce  serait  in- 
finiment mieux  entre  vos  mains.  Le  point  le  plus  important,  c  est  que 
monseigneur  le  duc  d^Orléans  ait  déclaré  qu  il  se  réservait  à  lui  seul 
nos  sciences.  Nous  ne  nous  brouillerons  pas,  vous  et  moi ,  sur  lé  compte 
qa*il  en  demandera.  Mais,  quelque  glorieuse  que  puisse  être  cette  dis- 
tinction pour  notre  Académie,  et  quelque  flatteuse  quelle  soit  pour 
vous  et  pour  moi,  j*ai  toujours  peur  qu'elle  n  expose  nos  pauvres  savants 
i  f envie  et  aux  mauvais  offices  qui  s'ensuivent.  J'ai  peur  encore  que, 
dans  la  multiplicité  d'affaires  beaucoup  plus  importantes  dont  Son  Altesse 
royale  est  accablée,  surtout  dans  ces  commencements,  il  ne  lui  soit  pas 
possible  d'entrer  dans  tous  nos  détails,  dont  le  nombre  vous  efiniie 
vous-même ,  et  qui ,  certainement ,  augmenteront  désormais. . .  Lexemjde 
de  notre  chère  Académie  française  m'alarme.  Du  jour  que  le  roi  dai- 
gna prendre  le  titre  de  son  protecteur,  et  qu'elle  eut,  par  conséquent, 
l'honneur  de  ne  répondre  immédiatement  qu'à  Sa  Majesté,  vous  savez 
combien  l'esprit  de  république  s'en  est  emparé ,  et  combien  il  a  entraîné 
de  maux  ou  du  moins  d'inutilités.  L'Académie  des  sciences  serait  bientôt 
anéantie,  si  elle  tombait  dans  quelque  chose  d'approchant.  Pensez-y,  je 
vous  en  supplie  K.  .n 

Tous  ces  détails  sont  curieux.  Heureusement  l'abbé  Bignon  s'alarmait  à 
tort.  La  constitution  de  l'Académie  était  excellente.  J'y  remarque  surtout 
deux  choses  d'une  singulière  sagesse  :  l'une ,  qu'elle  avait  liberté  entière 
dans  le  domaine  des  sciences;  l'autre,  qu'elle  était  absolument  bornée  à 
ce  domaine.  Nulle  fonction,  ni  d'administration,  ni  même  d'enseignement. 

L'Académie  n'est  pas  TUniversité.  La  barrière  qui  les  sépare  doit  être 
étemelle.  Les  universités  enseignent,  l'Académie  découvre  et  perfec- 
tionne; ce  sont  les  termes  mêmes  de  sa  devise  :  Invenit  etperficit. 

Nulle  fonction  administrative,  non  plus.  L'Académie  cherche  et  doit 
chercher,  en  tout,  le  bien  idéal;  l'administration  s'arrête  au  bien  pra- 
ticable. Solon  ne  donna  pas  aux  Athéniens  les  meilleures  lois  possibles, 
mais  les  seules  qu'ils  pussent  supporter. 

Je  termine  cet  article  par  quelques  remarques  sur  les  éditions  des 
Eloges  de  Fontenelle.  Il  y  a  eu  de  ces  éditions  en  grand  nombre,  et 
toutes  sont  plus  ou  moins  défectueuses,  si  Ton  excepte  celles  qui  ont 
paru  du  vivant  et  sous  les  yeux  de  Fauteur. 

Je  prends  une  des  éditions  venues  après  la  mort  de  l'auteur»  et  j'y 

^  Œmres  de  FontencUe,  tome  VIII,  page  3iig,  Paris,  1790-92. 


JUIN  1846.  330 

trouve  :  a  Deux  ou  trois  grands  génies  suffisent  pour  pousser  bien  loin 
des  théories  en  peu  de  temps ,  mais  la  pratique  demande  pins  de  len-^ 
teur,  &  cause  qu  elle  dépend  d'un  trop  grand  nombre  de  msdns ,  dont 
la  plupart  même  sont  plus  habiles  ^  »  Lisez  pea  habiles. 

Jen  prends  «ne  autre,  et  j'y  vois  :  «Ce  n'est  pas  qu'il  eût  apporté 
(le  P.  Malebranche)  aucun  soin  à  cultiver  les  talents  de  l'imagination; 
au  contraire,  il  s'est  toujours  fort  attaché  à  les  décrier;  mais  il  en  avait 
naturellement  une  fort  noble  et  fort  vive ,  qui  travaillait  pour  un  ingrat 
malgré  lui-même ,  et  qui  ordonnait  la  raison  en  se  cachant  d'elle  ^.  »  Lisez 
ornait  la  raison. 

Fontenelle,  recevant  à  l'Académie  française  le  cardinal  Dubois,  le  seul 
homme  qu'il  ait  eu  tort  de  louer,  lui  dit  :  ((S'il  était  besoin  que  nos 
espérances  s'accrussent,  elles  s'accroîtraient  encore  par  l'applicalioii  <pjte 
ce  jeune  monarque  (Louis  XV)  donne  depuis  quelque  temjpis  aux  ma- 
tières du  gouvernement,  par  ces  entretiens  où  il  veut  bien  vous  faire 
entrer.  Là  vous  pesez  à  ses  yeux  les  foiv^es  de  son  Etat  et  des  différents 
États  qui  nous  environnent;  vous  lui  dévoilez  l'intérieur  de  son  royaume 
ei  celui  du  reste  de  l'Europe,  tel  que  vos  regards  perçants  l'ont  péné- 
tré; vous  lui  démêlez  cette  foule  confuse  d'intérêts  politiques,  si  diver- 
sement embarrassés  les  uns  dans  les  autres;  vous  le  mettez  dans  le 
secret  des  cours  étrangères  ;  vous  lui  portez  sans  réserve  toutes  vos 
connaissances  acquises  par  une  expérience  éclairée;  vous  vous  rendez 
inutile  autant  que  vous  le  pouvez  ^.  »  Un  éditeur  lui  fait  dire  :  vous  vous 
rendez  utile  autant  que  vous  le  pouvez. 

Dans  une  édition  de  Fontenelle ,  faite  sur  la  fin  du  dernier  siècle, 
on  a  retranché,  devant  le  nom  de  tous  les  personnages  nommés,  le 
mot  Monsieur  ou  la  lettre  M  majuscule ,  qui  tient  lieu  du  mot.  Là  Fon- 
tenelle, l'observateur  le  plus  scrupuleux,  le  plus  ingénieux  de  toutes 
les  bienséances,  appelle  tout  simplement  M.  de  Pontchartrain ,  chan- 
celier de  France  :  Pontchartrain  ou  le  chancelier;  il  appelle  M.  de  Mau- 
repas,  minisire  :  Maurepas,  etc.,  etc.  11  disait  :  M.  Tournefort,  M.  Leib- 
nitz,  M.  Newton,  etc.;  l'éditeur  lui  fait  dire  :  Tournefort,  Leibnitz^ 
Newton,  Bossuet,  Colbert,  Louvois,  etc.,  etc.  Je  lis  dans  VÉloge  de  Sau- 
veur, de  l'édition  dont  je  parle  :  ((Encore  ime  chose  détermina  Sauveur 
à  suivre  le  sage  conseil  de  Gondom. . .  »  Condom  est  le  grand  Bossuet, 
mort  seulement  depuis  quelques  années.  Cette  sorte  d'anachronisme 
(^hange  toute  la  physionomie  du  livre. 

*  Eloge  Je  ChazeUes. —  '  Ehge  de  Mulehranche.  —  *  Réponse  au  Discours  du  car- 
dinal Dubois. 

A3. 


340  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Si  Ton  voulait  avoir  une  bonne  édition  nouvelle  des  Éloges  de.  Fonte- 
nelle,  il  faudrait  la  faire  sur  une  des  éditions  primitives',  je  nai  pas 
besoin  d'ajouter  qu'il  faudrait  joindre  aux  Éhges  les  deux  belles  Pr^/2ice5 
de  1666  et  de  1699. 

Jusqu'ici,  j'ai  principalement  considéré  Fontenelle  par  rapport  à 
Descartes.  Il  me  reste  à  le  considérer  par  rapport  à  Newton.  Ce  sera 
le  sujet  d'un  quatrième  et  dernier  article. 

FLOURENS. 


Ampéloghàphie  ,  ou  Traité  des  cépages  les  plas  estimés  dans  tous 
les  vignobles  de  quelque  renom,  par  le  comte  Odart,  membre  cor- 
respondant des  sociétés  royales  d'agriculture  de  Paris  et  de  Turin, 
de  celles  de  Bordeaux,  de  Dijon,  de  Metz,  etc.;  président  hono- 
raire des  congrès  viticoles  tenus  à  Angers  en  18^2  et  à  Bordeaux 
en  18à3.  Paris,  chez  Bixio,  quai  Malaquais,  n®  19;  et  chez 
Fauteur,  à  la  Dorée,  près  Cormery  (Indre-et-Loire),  i84S, 
1  vol.  in-8®  de  xii-433  pages. 

PoMOLOGiE  PHYSIOLOGIQUE ,  OU  Traité  du  perfectionnement  de  la 
fructification,  par  M.  Sageret.  Paris,  chez  M"**  Huzard  (née  Val- 
lat-la-Chapelle),  rue  de  TEperon-Saint-André,  n?  7,  i83o. 

De  la  dégénéràtion  et  de  F  extinction  des  variétés  de  végétaux  pro- 
pagés par  les  greffes,  boutures,  tubercules,  etc.,  et  de  la  création 
des  variétés  nouvelles  par  les  croisements  et  les  semis ,  par  M.  A.  Puvis, 
Paris,  chez  M°*  Huzard,  rue  de  l'Eperon,  n®  7,  1837. 

QUATRIEME    ARTICLE^ 

S  3.  DBS  ESPACES  VÉGÉTALES  CONSIDÉRÉES  SOUS  LE  DOUBLE  RAPPORT  DE  LEUR 
PERMANENCE  ET  DE  LEUR  TENDANCE  X  ETRE  MODIFIÉES. 

En  traitant,  dans  notre  second  article,  de  la  définition  de  lespèce, 
nous  avons  admis  en  principe  que  les  faits  connus  n'autorisent  point 
à  considérer  les  circonstances  actuelles  où  vivent  les  corps  organisés 

*  Voir,  pour  les  trois  premiers  articles,  les  cahiers  de  décembre  184 5  (page  'job), 
de  janvier  (page  37)  et  maî  i846  (page  296). 


JUIN  1846.  341 

comme  assez  puissautes  pour  altérer  leur  essence  spécifique,  par  la  rai- 
son que  nous  n'avons  jamais  vu  des  individus  d*uneméme  espèce  donner 
naissance  à  un  être  d'une  autre  espèce,  et,  en  outre,  que,  malgré  l'élen- 
due  des  modifications  que  des  corps  vivants  d'une  même  origine  aient 
éprouvées  sous  nos  yeux,  ils  ressemblent  toujours  plus  à  leurs  parents 
qu'à  des  individus  «npparlenant  à  une  espèce  différente  de  la  leur. 

Pour  juger  de  l'utilité  de  la  définition  de  l'espèce  telle  que  nous  la- 
vons  ramenée  à  une  base  expérimentale,  il  faut  voir  comment  elle  se 
prêtera  aux  cinq  distinctions  précédentes ,  lorsqu'on  viendra  à  prendre 
en  considération  les  modifications  que  les  différentes  espèces  de  corps 
vivants  sont  susceptibles  d'éprouver  sans  perdre  pourtant  leui*s  essences 
respectives. 

S'il  est  évident  que,  plus  il  y  aura  de  parties  ou  d'organes  distincts 
dans  une  espèce  et  plus  gi*and  sera  le  nombre  des  modifications  possi- 
bles, toutes  choses  égales  d'ailleurs,  cependant  l'observation  prouve  que 
des  plantes  très-voisines  dans  la  méthode  naturelle  peuvent  avoir  des 
aptitudes  extrêmement  différentes  k  subir  des  modifications ,  comme  le 
montrent  la  persistance  du  seigle  à  conserver  ses  caractères,  et  les 
nombreuses  variations  que  le  froment  a  éprouvées  de  la  part  du  climat 
et  de  la  culture.  Mais  la  cause  de  cette  différence  d'aptitude  n'ayant 
point  été  recherchée  jusqu'ici,  elle  sera  sans  doute  un  des  sujets  les 
plus  importants  réservés  par  la  science  actuelle  à  la  postérité. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  modifications  qui  ont  atteint  des  individus  d'un 
grand  nombre  d'espèces  étant  aussi  évidentes  que  le  principe  de  l'immu- 
tabilité de  leur  essence  est  incontestable  dans  les  circonstances  actuelles 
où  elles  vivent,  nous  croyons  utile  de  recourir  à  une  comparaison  propre 
à  exposer  clairement  notre  pensée  relativement  au  double  fait  de  la 
tendance  des  individus  en  général  à  conserver  leurs  essences  respectives 
et  de  la  possibilité  où  ils  sont  d'éprouver  quelque  modification. 

Si  un  cylindre  de  bois  ou  de  toute  autre  matière  homogène  pose  par 
une  de  ses  bases  sur  un  plan  horizontal,  l'axe  de  ce  cylindre  est  perpen- 
diculaire au  plan ,  et  l'équilibi  e  a  le  maximum  de  stabilité.  Mais  qu'une 
force,  agissant  dans  un  plan  perpendiculaire  au  cylindre  et  dans  la  di- 
rection de  son  axe,  le  dérange  de  la  verticale  sans  le  renverser,  c'est-à- 
dire  sans  porter  le  centre  de  gravité  hors  de  l'espace  de  soutènement , 
un  nouvel  équilibre  aura  lieu  et  se  maintiendra  tout  le  temps  que  la 
force  agira.  Suivant  la  direction  de  la  force  par  rapport  aux  différents 
points  de  l'horizon ,  le  cylindre  pourra  prendre  toutes  les  positions 
imaginables,  relativement  à  cet  horizon,  en  tant,  bien  entendu,  que 
ces  positions  seront  comprises  dans  un  cône  limite  engendré  par  l'arête 


342  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

du  cylindre  qui,  sans  cesser  de  toucher  le  plan,  parcourrait  la  circonfé- 
rence d*un  cercle  égal  à  sa  base ,  en  conservant  son  inclinaison  qui  est 
précisément  la  limite  au  delà  de  laquelle  Téquilibre  cesserait  d'avoir 
lieu.  Or,  à  partir  de  ce  cône  limite  qui  est  le  plus  obtus  possible ,  on 
pourra  en  imaginer  d'autres  de  plus  en  plus  aigus  à  mesure  que  Taxe  se 
rappix>chera  davantage  de  la  verticale. 

Les  choses  étant  amenées  à  ce  point,  nous  allons  motiver  notre  com- 
paraison en  faisant  voir  comment  elle  se  prête  aux  distinctions  que 
nous  avons  établies  dans  les  espèces  des  corps  vivants. 

i""  La  position  normale  dans  laquelle  le  cylindre  est  perpendiculaire 
au  plan  horizontal,  et  qui  présente  le  maximum  de  stabilité,  correspond 
au  cas  idéal  oix  une  espèce  serait  représentée  par  des  individus  iden- 
tiques les  uns  aux  autres. 

a*"  Les  positions  dans  lesquelles  Taxe  du  cylindre  ne  fait  que  des 
angles  très-aigus  avec  la  verticale,  parce  que  la  force  qui  l'a  dérangé  de 
la  position  normale  na  agi  que  très-faiblement,  correspond  aux  diffé- 
rences plus  ou  moins  légères  qui  distinguent  entre  eux  i®  les  individus 
des  espèces  alpha,  a""  les  individus-types  des  espèces  béta  et  gamma. 

3*"  Les  positions  dans  lesquelles  Taxe  du  cylindre  fait  des  angles  un 
peu  plus  ouverts  avec  la  verticale  que  dans  les  positions  précédentes 
correspondent  aux  différences  que  présentent  les  variétés-types  des  es- 
pèces delta. 

k^  Les  positions  dans  lesquelles  Taxe  du  cylindre  fait  des  angles  plus 
ou  moins  ouverts  avec  la  verticale  correspondent  aux  modifications  qui 
sont  assez  profondes  pour  donner  des  variétés  très<listinctes ,  soit  des 
races  ou  des  sous-espèces  ;  conséquemment,  elles  peuvent  s*appliquer  à 
des  variétés  d'espèces  hêta,  à  des  variétés  et  à  des  races  d'espèces  gamma 
et  delta,  à  des  sous-espèces  epsilon^. 

Enfin ,  tirons  une  dernière  conséquence  de  la  comparaison  que  nous 
venons  de  faire.  Aussitôt  que  la  force  qui  a  dérangé  le  cylindre  de  la 
verticale  cesse  d'agir,  celui-ci  reprend  sa  position  normale,  de  même 
que  des  modifications  s'effacent  dans  des  corps  vivants  et  que  les  indi- 
vidus qui  les  présentaient  tendent  par  là  à  reprendre  la  forme-type  de 
leur  espèce,  parce  que  les  circonstances,  causes  de  ces  modifications, 
ont  cessé  d'exercer  leur  influence.  Mais  remarquons  dès  à  présent  qu'il 

^  Quant  aux  races  et  aux  variétés  des  sous-espèces  epsilon,  on  peut  se  les  repré- 
senter encore  d'après  les  positions  précédentes  du  cylindre ,  en  supposant  que  chaque 
sous-espèce  corresponde  au  cas  ou  Taxe  du  cylindre  n'est  que  très-peu  dévié  de  la 
verticale,  ou,  en  d'autres  termes,  en  considérant  les  variétés  des  sous-espèce:» 
comme  les  variétés  d'une  espèce. 


JUIN  1846.  343 

existe  des  cas  conti'aires  à  ceux-là;  car  incontestablement,  suivant  nous, 
des  individus  de  certaines  espèces  conservent  des  modifications,  hors 
des  circonstances  ou  hors  de  l'action  des  forces  qui  les  ont  antérieure- 
ment déterminées,  et,  en  outre, le  plus  souvent,  les  modifications  des 
corps  vivants  susceptibles  de  s'effacer,  dans  certaines  circonstances,  ne 
disparaissent  pas  au  moment  même  où  les  forces ,  causes  des  modifica- 
tions ,  ont  cessé  d  agir. 

Ce  sont  ces  deux  ordres  de  faits  contradictoires  en  apparence  sur  les- 
quels nous  allons  porter  successivement  notre  attention ,  en  exposant  da- 
bord  ceux  qui,  à  nos  yeux,  par  leur  évidence  et  leur  importance,  se 
prêtent  le  plus  à  des  conclusions  générales.  Nous  aborderons  ensuite 
les  questions  spéciales  que  nous  avons  posées  dans  notre  premier  ar- 
ticle, à  foccasion  de  fouvrage  du  comte  Odart,  et  sans  doute  les  détails 
qui  les  auront  précédées  seront  complètement  justifiés  par  la  liunière 
qu'ils  jetteront  sur  le  sujet. 

ARTICLE    1. 

Stabilité  des  formes  organiques. 

Les  connaissances  acquises  sur  la  stabilité  des  formes  organiques 
résultent  (A)  d'observations  comparatives  faites  entre  les  individus  de 
diverses  espèces  de  plantes  et  d'animaux  actuellement  vivants,  et  des 
individus  des  mêmes  espèces  qui  ont  cessé  de  vivre  depuis  plusieurs 
siècles,  (B)  d'observations  sur  la  permanence  d'une  même  forme,  faites 
soit  sur  les  individus  d'une  série  de  générations  successives,  soit  sur  des 
individus  d'espèces  diverses  d'un  même  genre,  qui  ont  été  soumis,  dans 
leurs  développements  oi^niques,  à  des  influences  de  circonstances 
identiques. 

(A)  Parmi  les  animaux  dont  l'ancienne  Egypte  voulut  conserver  les 
corps,  il  en  est  qui  nous  sont  parvenus  dans  un  tel  état  d'intégrité, 
qu'on  a  pu  les  étudier  avec  soin  et  en  constater  la  parfaite  ressemblance 
avec  les  animaux  actuellement  vivants.  Nous  citerons  comme  exemple 
l'étude  comparative  faite  par  M.  Cuvier  de  l'ibis  des  anciens  et  de  l'ibis 
de  nos  jours,  d'après  laquelle  leur  identité  est  démontrée.  Pour  les  plantes 
il  nous  suffira  de  rappeler  les  observations  de  M.  Loiseleur  Deslong- 
champs  sur  la  parfaite  ressemblance  de  notre  froment  avec  un  froment 
trouvé  dans  les  hypogées  de  l'ancienne  Egypte,  dont  l'âge  est  au  moins 
de  3ooo  ans  et  peut-être  de  plus  de  4ooo.  Ce  savant  a  parfaitement 
établi,  selon  nous,  que  le  froment  ne  provient  pas  de  quelque  espèce  du 
genre  œgilops,  comme  on  l'a  prétendu  encore  dans  ces  derniers  temps, 
et,  en  outre,  qu'il  est  di£Eicile  de  le  placer  avec  Buffon  dans  la  catégorie 


344  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

des  plantes  tellement  modifiées  par  la  culture ,  que,  si  leur  type  originel 
n  a  pas  disparu  de  la  terre,  il  n  a  point  encore  été  reconnu  parmi  les  végé- 
taux vivants.  L'ouvrage  sur  les  céréales  de  M.  De&longchamps  ne  se  re- 
commande pas  seulement  par  les  recherches  historiques  qu'il  renferme, 
mais  encore  par  des^  observations  propres  à  Tauteur,  qui  sont  de  na- 
ture à  intéresser  loules  les  personnes  dont  l'attention  est  fixée  sur  les 
plantes  de  ce  groupe. 

Depuis  qu'il  existe  des  jardins  botaniques  on  n'a  point  observé,  à 
notre  connaissance,  qu'il  se  soit  produit  des  modifications  permanentes 
dans  les  plantes  annuelles  qu'on  y  renouvelle  de  graines  chaque  année 
pour  les  besoins  de  l'étude  de  ces  plantes.  Nous  citerons  d'une  manière 
particulière  des  semis  exécutés,  chaque  année,  pendant  trente  ans,  au  jar- 
din du  Roi,  par  M.  Dalbret,  de  1 5o  variétés  au  moins  de  graminées,  qui 
reproduisirent  constamment  ces  variétés  avec  leurs  caractères  distinctifs 
dans  cette  période  de  temps  ;  les  serais  très-nombreux  faits  dans  l'école 
de  botanique  du  même  jardin  par  M.  Pépin,  qui  toujours  reproduisirent 
leurs  ascendants,  et,  parmi  ces  semis,  nous  mentionnerons  ceux  des 
graines  d'œgilops  ovata,  d'œgilops  squarrosa,  d'œgihps  triancialis,  qui  ne 
cessent  pas  de  reproduire  fidèlement  leurs  espèces  respectives,  depuis 
plus  de  ai  ans. 

Ajoutons  encore  un  exemple  du  maintien  des  caractères  spécifiques 
dans  les  mêmes  circonstances  de  deux  espèces  de  plantes,  ïalchemilla 
vàlgaris  et  ïalchemilk  alpina,  dont  la  première  croit  dans  nos  plaines  et 
la  seconde  sur  nos  montagnes.  Tant  qu'on  les  obsei^ait  dans  des  lieux 
si  différents,  on  pouvait  leur  attribuer  une  origine  commune  en  expli- 
quant leurs  différences  spécifiques  par  la  différence  même  des  lieux  où 
elles  croissent  respectivement.  Eh  bien,  M.  Bravais,  auquel  cette  opi- 
nion paraissait  assez  probable,  dut  y  renoncer,  lorsqu'il  eut  observé  en 
Laponie,  dans  un  même  lieu,  des  individus  des  deux  plantes  vivant 
pêle-mêle  et  s'y  propageant  probablement  depuis  des  siècles ,  en  con- 
servant leurs  caractères  différentiels. 

ARTICLE  a. 

ModiGcation  des  formes  orginiques. 

Quand  on  considère  la  dépendance  où  se  trouve  un  être  vivant  d*une 
organisation  quelque  peu  complexe,  de  certaines  conditions  du  monde 
extérieur,  telles  que  la  température,  la  lumière,  l'humidité,  la  nature 
des  aliments,  et,  s'il  s'agit  d'une  plante,  la  nature  du  sol;  quand,  en 
outre,  on  considère  l'impossibilité  d'un  concours  de  conditions  iden- 
tiques, soit  pour  tous  les  individus  contemporains  d'une  même  espèce 


JUIN  1846.  345 

vivant  dans  des  lieux  très-différents  et  souvent  fort  éloignés,  soit  pour 
tous  les  individus  de  cette  espèce  provenus  des  générations  successives 
issues  d'un  mêmcpèrc  etd'une  même  mère;  si,  après  ces  considérations, 
on  cherche  à  constater  les  modifications  que  des  êtres  organisés  ont 
éprouvées  de  la  part  des  circonstances  dont  nous  parions,  certes  ce 
n'est  pas  l'étendue  de  ces  modifications ,  soit  qu'on  ait  égard  au  nombre 
des  espèces  auxquelles  appartiennent  les  individus  modifiés,  soit  qu'on 
ait  égard  à  l'intensité  de  ces  modifications,  qui  a  lieu  de  surprendre, 
mais  bien  l'insuffisance  de  ces  causes  naturelles  pour  changer  la  nature 
essentielle  à  chaque  espèce  qui  est  pourtant  susceptible  d'être  modi- 
fiée. 

Cette  insuffisance  est  encore  évidente  dans  les  cas  mêmes  où  les  mo- 
difications ont  été  les  plus  grandes  que  nous  connaissions;  c'est-à-dire 
lorsque  l'homme,  usant  d'une  industrie  née  de  ses  besoins  ou  dirigée 
par  l'esprit  d'observation  qui  lui  est  inhérent,  a  employé  ses  efforts  pour 
favoriser  l'influence  des  agents  naturels  et  de  toutes  les  circonstances 
capables  d'agir  sur  l'organisation  des  êtres  vivants  qu'il  s'est  appropriés 
en  les  soumettant  à  la  culture  ou  à  la  domesticité,  après  les  avoir  con- 
quis sur  la  nature  sauvage. 

Combien  il  serait  intéressant  de  connaître  l'origine  des  variétés  et 
des  races  de  végétaux  et  d'animaux  qui  ont  été  le  résultat  de  cette  con- 
quête ,  et,  en  assignant  leurs  âges  respectifs,  de  faire  la  part  de  leurs 
analogies  avec  nos  variétés  actuelles,  et  des  différences  qui  pouvaient 
les  en  distinguer!  Combien  il  est  à  regretter  que  les  anciens,  en  parlant 
de  ces  variétés,  n'aient  rien  dit  de  leur  origine  ni  de  leurs  caractères 
distinctifs,  et  que  nous  en  soyons  réduits  à  de  pures  conjectures  sur  un 
sujet  si  important  ! 

L'homme  s  étant  nourri  de  fruits  avant  de  cultiver  la  terre,  les  arbres 
fruitiers  auront  été  probablement  les  premières  plantes  modifiées  par 
le  semis  de  leurs  graines  qu'il  aura  involontairement  contribué  à  dis- 
perser, ainsi  que  les  oiseaux  qui,  comme  lui,  s'en  nourrissaient. 

Un  grand  nombre  de  nos  légumes  sont  le  produit  d'essais  exécutés 
au  moyen  âge  par  ceux  qui  se  livraient  à  leur  culture,  et  notamment  par 
des  religieux  de  différents  ordres.  Les  variétés  d'arbres  fruitiers  qui 
datent  de  cette  époque  proviennent  probablement  de  semis  accidentels, 
et  nous  ont  été  transmises  par  la  greffe ,  si  anciennement  connue.  Le 
goût  des  fleurs,  qui  commença  à  se  répandre  vers  la  fin  du  moyen  âge 
en  Hollande  et  en  Belgique  particulièrement,  engagea  les  jardiniers  et 
les  amateurs  à  recourir  aux  semis  pour  augmenter  le  nombre  de  leurs 
variétés.  Si,  dans  le  cours  du  xvni*  siècle,  quelques  hommes  se  livrèrent 

44 


34«  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

au  semis  des  arbres  fruitiers,  les  uns,  comme  Hardenpont,  gardèrent 
le  silence  sur  leurs  travaux,  et  les  autres,  comme  Duhamel,  ne  pu- 
blièrent que  des  résultats  négatifs ,  l'habitude  de  tous  étant  Tusage  de 
la  greffe  pour  propager  les  bonnes  variétés.  Ce  n'est  que  dans  les  der- 
nières années  du  xviii''  siècle  que  quelques  personnes  seulement  ont 
commencé  à  se  livrer  jusqu  à  nos  jours  à  la  multiplication  des  arbres 
fruitiers  par  semis.  Parmi  elles,  il  en  est  deux  dont  les  noms  seront  à 
jamais  consacrés  par  rhistorien  des  recherches  de  cette  classe  :  Van 
Mons  en  Belgique ,  et  M.  Sageret  en  France.  Si  les  semis  du  premier 
ont  été  faits  plus  en  grand  peut-être  que  ceux  de  notre  compatriote, 
celui-ci  a  la  supériorité  incontestable  du  mérite  des  publications.  M.  Sa- 
geret a  donné  au  public  tous  les  résultats  de  ses  laborieuses  recherches , 
qui,  à  partir  de  1794.  ont  été  continuées  jusqu'à  ces  derniers  temps 
avec  un  esprit  d observation ,  une  sagacité  et  une  (inesse  d aperçu,  qui, 
à  JOiOs  yeux,  ne  sont  pas  plus  louables  que  la  simplicité  et  lextrême 
bonne  foi  avec  lesquelles  Fauteur  en  a  rendu  compte  dans  sa  pomologie 
physiologique  et  les  mémoires  qui  ont  précédé  et  suivi  ce  remarquable 
ouvrage. 

Nous  avons  parlé  des  semis  de  plusieurs  plantes  comme  exemples 
particuliers  propres  à  définir  les  distinctions  que  nous  avons  appliquées 
aux  espèces ,  envisagées  par  rapport  à  la  subordination  des  groupes  d'in- 
dividus qui  les  composent  respectivement;  il  nous  reste  à  envisager 
les  semis  comme  moyen  de  modifier  les  plantes  en  y  rattachant  les 
principales  pratiques  que  l'art  horticole  peut  faire  concourir  avec  eux 
pour  atteindre  le  même  but.  Mais,  avant  tout,  expliquons  le  sens  exact 
de  ce  qu'on  exprime  en  parlant  de  la  possibilité  de  modifier  certaines 
plantes  afin  d'en  obtenir  des  variétés,  au  moyen  du  semis  de  leurs 
graines.  La  cause  essentielle  des  modifications  qui  peuvent  alors  se  ma- 
nifester ne  doit  point  être  attribuée  au  semis  même,  car  celui-ci  n'en 
est  que  la  cause  occasionnelle ,  comme  nous  allons  le  faire  voir  dans 
la  revue  des  causes  générales  de  ces  modifications.  Commençons  par 
distinguer  deux  périodes  de  temps  dans  la  vie  des  plantes  dont  on  étudie 
les  modifications. 

La  première  période,  comprenant  la  formation  de  la  graine,  finit  au 
moment  où  celle-ci  peut  se  détacher  ou  être  détachée  de  son  porte- 
graine  parce  qu'elle  est  arrivée  à  sa  maturité. 

La  seconde  période  comprend  la  germination  de  la  graine  avec  le  dé- 
veloppement complet  de  l'individu  qui  en  provient. 

Après  avoir  parlé  des  effets  généraux  de  causes  qui  agissent  dans  les 
deux  périodes  de  la  vie  d'un  même  individu  végétal ,  nous  traiterons 


JUIN  1846.  347 

des  modifications  mutuelles  de  deux  formes  organiques  représentant 
deux  espèces  différentes,  lorsque  deux  individus  de  sexes  différents 
appartenant  à  ces  espèces  sont  susceptibles  de  produire  un  individu 
hybride. 

Nous  avons  donc  à  considérer  les  modifications  qu'éprouvent  des 
individus  appartenant  à  une  seule  espèce; 

Les  modifications  de  deux  formes  organiques  considérées  dans  Thy- 
bride  produit  par  deux  individus  d'espèces  différentes. 

MODIFICATION  DES  INDIVIDUS  APPARTENANT  A  UNE  SEULE  ESPÈCE. 

1 .  Modifications  qu*uii  individu  végétal  peut  recevoir  dans  la  première  période  de  sou 

existence. 

Des  graines  recueillies  à  la  même  époque  sur  un  porte-graine  peu- 
vent présenter ,  dans  les  individus  auxquels  elle  donneront  naissance , 
les  circonstances  du  semis  et  du  monde  extérieur  étant  les  mêmes ,  des 
différences  assez  prononcées  pour  en  conclure  qu'elles  ne  sont  point 
absolument  identiques.  Dès  lors  on  se  rendra  compte  des  modifications 
produites  en  ayant  égard  à  l'organisation  individuelle  ou  à  l'idiosyncrasie 
de  chaque  graine  qui  éloigne  l'individu  issu  de  cette  graine  des  individus 
qui  peuvent  être  pris  comme  types  de  l'espèce  de  la  sous-espèce  ou  de 
la  race  à  laquelle  ils  se  rapportent. 

Un  exemple  fi:*appant  de  la  diversité  des  graines  d'une  même  origine 
est  que ,  dans  un  semis  d'œillets  dont  les  graines  recueillies  en  même 
temps  sur  un  seul  individu  ont  été  exposées  aux  mêmes  circonstances , 
on  observe  un  telle  diversité  dans  les  couleurs  des  fleurs  et  les  dessins 
qu'elles  affectent,  qu'on  dirait  autant  de  variétés  que  d'individus.  Mais 
remarquons ,  pour  prévenir  toute  induction  exagérée ,  que  des  graines 
d'espèces  quelconques  ne  présentent  pas  ce  résultat;  car  on  peut  semer 
plusieurs  milliers  de  graines  de  certaines  espèces  appartenant  aux  distinc- 
tions betUy  (jamma ,  delta,  sans  obtenir  de  variétés ,  les  modifications  pro- 
duites étant  restreintes  à  celles  que  peuvent  présenter  des  individus  appar- 
tenant aux  espèces  alpha.  Certes,  si  toutes  les  personnes  qui  ont  fait  des 
semis,  particulièrement  d'arbres  fruitiers,  avec  l'intention  d'en  obtenir 
des  variétés  nouvelles,  eussent  indiqué  le  nombre  des  graines  semées  et 
le  nombre  des  individus  modifiés  d'une  manière  remarquable,  issus  de 
ces  graines,  elles  eussent  prévenu  beaucoup  d'objections  contre  leur 
manière  de  voir  sur  l'utilité  et  les  conséquences  de  cette  pratique  horti- 
cole, et  dès  lors,  si  l'avantage  des  semis  n'eût  pas  subi  l'exagération  des 
uns,  il  n'aurait  point  été  méconnu  des  autres. 

L'observation  démontre  la  diversité  des  graines  d'un  même  porte- 


348  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

graine.  Ainsi  les  grains  de  la  base  d*un  épi  de  céréale  sont  meilleurs 
que  ceux  du  sommet,  tandis  que  les  semences  de  melon  sont  dans  le  cas 
contraire,  celles  de  la  région  du  pédoncule  ou  de  la  queue  étant  infé- 
rieures aux  autres.  M.  Girou  de  Buzareingues  a  observé  que  les  graines 
du  sommet  d'une  tige  de  cbanvre  produisent  plus  de  femelles  relative- 
ment aux  mâles ,  que  les  graines  placées  au-dessous  des  premières. 

Ces  faits  prouvent  donc  qu'en  vertu  des  forces  organiques  toutes  les 
gi*aines  qu  une  plante  semble  produire  dans  un  même  temps  et  dans  des 
circonstances  semblables,  sinon  d'exposition,  du  moins  de  sol  et  de 
climat,  peuvent  n'être  point  identiques,  et  que  ce  défaut  d'identité  est 
déjà  une  cause  de  modification  dans  les  individus  d'un  même  semis. 

Ajoutons  que  les  circonstances  suivantes  poun^ont  encore  être  des 
causes  de  modifications  ; 

i"*  Les  graines  d'un  même  individu  semées  à  différents  degrés  de 
maturité  ; 

2^*  Les  graines  d'un  même  individu  au  même  degré  de  maturité, 
mais  semées  dans  des  temps  inégalement  éloignés  de  l'époque  de  leur 
récolte  ; 

3"  Les  graines  des  vieux  arbres  fi-uitiers,  qui  sont  préférables,  en 
général,  suivant  M.  Sageret,  k  celles  des  jeunes  arbres; 

à"  Toute  pratique  qui  tendra  à  troubler  la  végétation  sans  la  détruire, 
pourra  être  une  cause  de  modification  ;  c'est  ainsi  que  M.  Sageret,  en 
toarmentant  un  helianthas  annuus  par  la  torsion,  le  bouturage,  le  marcot- 
tage ,  la  ligature ,  l'incision  annulaire,  lui  a  fait  produii  e  des  graines  qui 
ont  donné  naissance  à  des  individus  dont  les  feuilles  étaient  panachées. 
Or  ce  résidtat  est  conforme  à  ce  qu'on  sait  de  Tinfluence  des  graines 
qui  ont  perdu  de  leurs  qualités  par  ime  cause  quelconque.  Les  indivi- 
dus auxquels  -elles  donnent  naissance  sont  faibles  et  ont  souvent  des 
feuilles  panachées; 

5""  L'incision  annulaire  favorise  la  production  des  fruits  dans  beaucoup 
de  cas.  M.  Sageret  l'ayant  pratiquée  à  une  rose  capucine  qui  ûnictifie 
très-rarement,  du  moins  à  Paris,  en  a  obtenu  un  assez  grand  nombre 
de  fruits  parmi  lesquels  il  s'en  est  trouvé  qui  avaient  des  graines  ;  une 
d'elles  a  donné  un  rosier  nain  à  fleurs  sans  pétales.  Un  cognassier,  sou- 
mis à  la  même  opération  par  M.  Sageret ,  a  éprouvé  une  telle  modi- 
fication, que  les  fleurs  situées  au-dessus  de  la  circoncision  ont  donné 
des  fruits  bons  à  manger. 

Passons  à  l'application  des  obsen^ations  précédentes ,  au  semis  des 
arbres  fruitiers  pratiqués  dans  Tintenlion  de  les  propager,  de  les  amé- 
liorer ou  d'en  obtenir  des  variétés  nouvelles. 


JUIN   1646.  349 

Il  n  est  pas  douteux ,  d'après  les  expériences  de  M.  Sageret  et  celles 
de  plusieurs  horticulteurs,  quun  grand  nombre  de  variétés  de  nos  ar- 
bres fruitiers  peuvent  se  reproduire  de  graines.  Nous  citerons  comme 
exemples,  des  doyennés,  des  Saint-Germain,  des  reinettes,  quelques 
variétés  de  pêchers,  particulièrement  celle  qui  porte  le  nom  de  teton 
de  Vénus,  quelques  variétés  d'abricotiers,  le  plus  grand  nombre  des 
variétés  de  cerisiers,  la  quetsche,  le  perdrigon  blanc,  la  reine-Claude, 
la  Sainte-Catherine,  le  damas  rouge,  etc.,  parmi  les  pruniers.  Mais,  pour 
être  conséquent  avec  la  défuiition  que  nous  avons  donnée  de  l'espèce, 
nous  ajouterons  que  les  variétés  ne  se  perpétuent  que  dans  certaines 
circonstances  ;  on  doit  donc  s  attendre  qu  il  est  des  lieux  où  les  variétés 
précédentes  ne  se  reproduiraient  pas,  et,  d'après  ce  que  nous  avons  vu 
de  la  diversité  des  graines  d'un  même  individu  et  de  toutes  les  causes 
qui  peuvent  les  modifier  dans  un  même  lieu  et  dans  les  mêmes  tûr- 
constances  atmosphériques,  toute  graine  d'arbre  fruitier  ne  reproduira 
pas  nécessairement  son  ascendant. 

Lorsqaon  veut  obtenir  de  semis  des  variétés  douées  de  certaines  propriétés ,  il 
faut  recueillir  des  graines  sardes  individus  possédant  déjà  ces  mêmes  propriétés 
au  plus  haut  degré ,  en  supposant  bien  entendu  que  cela  soit  possible.  Par 
oxemplci,  veut-on  des  variétés  d'arbres  fruitiers  plus  hâtives  que  celles 
qui  existent,  on  sèmera  les  graines  recueillies  sur  des  individus  dont 
les  fruits  arrivent  le  plus  tôt  à  la  maturité,  et,  autant  que  possible,  dans 
les  mêmes  conditions  où  végètent  ces  individus. 

Cette  règle  est  vraie  en  général,  aussi  pensons-nous  que  M.  Sageret, 
en  Tobsen^ant  dans  ses  semis  d'arbres  fruitiers,  a  eu  plus  raison  que  Van 
Mons,  qui,  sans  en  méconnaître  l'influence,  s'est  exprimé  à  ce  sujet 
d'une  manière  que  nous  ne  pouvons  nous  expliquer,  lorsqu'il  a  dit  :  «Je 
préfère  la  graine  d'un  fruit  moins  bon,  mais  plus  souvent  renouvelé,  à 
celle  d'un  fruit  moins  souvent  renouvelé.  »  Mais,  à  notre  sens,  pour  un 
nombre  égal  de  semis,  il  y  a  évidemment  avantage  à  semer  les  graines 
du  meilleur  fruit,  comme  le  prescrit  M.  Sageret  et  comme  le  pense 
aussi  M.  Pu  vis. 

Nous  dirons  donc  en  définitive  qu'on  obtiendra  les  meilleurs  résul- 
tats en  prenant  les  graines  des  meilleurs  fruits,  pour  les  semer,  en  ré- 
coltant les  graines  des  individus  provenant  de  ces  semis,  pour  les  semer 
et  ainsi  de  suite ,  dans  les  conditions  les  plus  favorables  possible. 

Une  observation  de  M.  Sageret,  concernant  l'influence  des  ascendants 
sur  la  bonté  des  fruits  des  descendants,  ne  doit  point  être  négligée;  c'est 
que  des  graines  d'un  mauvais  melon,  maisappartenant  à  unebonne  variété, 
ont  donné  par  le  semis  des  individus  dont  les  melons  étaient  très-bons. 


350  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

11  serait  important  de  savoir,  comme  application  des  faits  précé- 
dents ,  si  des  modifications  que  l'incision  annulaire  aurait  amenées  dans 
des  fruits,  telles  par  exemple,  que  M.  Sageret  en  a  observé  dans  les 
fruits  du  cognassier  qu'il  a  soumis  à  cette  opération ,  se  reproduiraient 
dans  tes  fruits  des  cognassiers  qui  proviendraient  du  semis  des  graines 
des  fruits  modifiés. 

2.  Modifications  qu^uD  individu  végétal  peut  recevoir  dans  la  deuxième  période  de  son 

existence. 

Si  rinflaence  du  monde  extérieur  sur  la  production  des  graines,  et 
conséquemment  sur  les  qualités  qu  elles  tiennent  de  l'organisation  est 
incontestable,  Tinfluence  du  monde  extérieur,  dans  la  germination  de 
la  graine  et  le  développement  de  l'individu  qui  en  provient,  est  bien 
plus  manifeste  dans  cette  période  de  la  vie  de  la  plante  que  dans  la 
première ,  par  la  double  raison  que  nous  en  observons  les  effets  à  tous 
les  moments  et  que  nous  pouvons  les  comparer  dans  des  individus 
venus  de  graines  identiques ,  mais  placés  dans  des  circonstances  qui  ne 
le  sont  pas. 

Pour  étudier  méthodiquement  les  effets  du  monde  extérieur,  savoir 
ceux  de  la  chaleur,  de  la  lumière,  de  l'électricité,  de  l'atmosphère,  du 
sol  et  des  eaux,  sur  les  plantes,  il  faut  considérer  les  influences  de  ces 
agents  par  rapport  aux  lieux  et  par  rapport  aux  temps. 

A.  HfPLtJENGE  DU  MONDE  EXTERIEnR  DANS  UN  MÊME  LIEU,  POUR  MODIFIER  DES  GRAINES 
IDENTIQUES,  (a)  DANS  UN  MÊME  TEMPS,  (b)  DANS  DES  TEMPS  DIFFERENTS. 

[a)  Le  monde  extérieur  peut  agir  dans  un  même  temps. 

Par  exemple  des  graines  identiques  pourront  éprouver  des  modifica- 
tions dans  un  lieu  où  elles  auront  été  semées,  parce  qu'il  y  aura  des 
veines  de  terre  différentes  du  reste  du  sol,  parce  que  l'eau  ne  sera  pas 
également  répartie  dans  ce  sol.  Puis  chaque  individu  développé  se  trou- 
vera dans  des  conditions  différentes  d'exposition  relativement  au  monde 
extérieur. 

Par  la  raison  que  des  graines  d'une  même  origine  pourront  différer 
entre  elles  sans  qu'aucun  caractère  en  prévienne  l'observateur,  il  en 
résulte  que ,  s'il  se  développe  dans  le  semis  d'un  certain  nombre  de 
graines  un  individu  ou  quelques  individus  différents  des  autres,  il  peut 
toujours  y  avoir  quelque  incertitude  sur  la  question  de  savoir  si  l'on 
doit  attribuer  l'origine  de  la  modification  aux  circonstances  du  monde 
extérieur  qui  n'ont  pas  été  identiques  pour  tous  les  individus ,  au  lieu  de 


JUIN  1846.  351 

la  faire  dépendre  d'une  cause  inhérente  à  l'organisation  individueUe.  Si 
ion  veut  atténuer  autant  que  possible  cette  difficulté,  il  y  a  nécessité, 
lorsqu'on  se  livre  à  de  pareilles  recherches,  de  ne  semer  que  des  graines 
d'une  même  origine,  aussi  semblables  à  l'extérieur  que  possible,  et 
prises  dans  les  mêmes  conditions. 

(b)  Influence  du  monde  extérieur  dans  un  môme  lieu  et  dans  des  temps  dilTérents. 

Des  constitutions  atmosphériques  extraordinaires  pourront,  dans  les 
années  où  elles  régneront,  produire  des  efifets  extraordinaires.  Nous  ci- 
terons comme  exemples  de  ce  cas  les  faits  suivants,  dont  nous  devons 
la  communication  à  M.  Vilmorin  : 

«J'ai  vu,  dit-il,  dans  une  certaine  année  où  l'automne  fut  extraordi- 
nairement  chaud  et  humide,  tous  les  choux  d'York  des  marais  de  Bercv 
et  du  faubourg  Saint-Antoine  monter  en  masse  au  lieu  de  pommer. 
C'était  une  désolation  parmi  les  jardiniers,  qui  en  éprouvèrent  une 
grande  perte.» 

Cet  exemple  est  très-propre  à  faire  concevoir  l'attention  que  les  hor- 
ticulteiu^  et  les  maraîchers  qui  se  livrent  à  la  culture  des  légumes  doi- 
vent apporter  sans  cesse  pour  observer  les  circonstances  susceptibles 
de  compromettre  l'objet  de  leurs  travaux.  Aussi  faut-il  qu'ils  attachent 
la  plus  grande  importance  au  choix  de  leur  porte-graine,  à  l'époque  des 
semis  là  plus  favorable  à  chaque  variété ,  à  la  conduite  de  la  culture 
relativement  aux  engrais  ,  à  l'eau  et  à  la  chaleur,  n  Sans  cela,  dit  M.  Vil- 
morin, je  suis  convaincu  que  tous  les  choux  pommés,  aussi  bien  «{ue 
les  autres  races  perfectionnées,  milans,  choux*fleurs ,  choux-raves,  elc, 
retourneraient  en  quelques  générations  au  chou  vert  sauvage. 

«Les  variétés  potagères  à  feuilles  frisées,  persil,  cresson,  etc.,  peu- 
vent à  peine ,  malgré  les  épurations  les  plus  rigoureuses  être  mainte - 
tenues  dans  leur  état  artificiel.  Elles  reproduisent  sans  cesse ,  et  quel- 
ques-unes dans  une  proportion  énorme,  des  individus  k  feuilles  non  fri- 
sées. 

«Toutes  les  racines  cultivées,  carottes,  betteraves,  navets,  radis, 
sont  dans  le  même  cas.  Pour  peu  que  le  choix  du  porte-graine  ait  été 
négligé ,  il  y  aura,  dans  la  première  année  du  semis,  des  individus  qui 
monteront  et  dont  la  racine  perdra  presque  entièrement  l'épaisseur,  la 
qualité  tendre  et  charnue  propre  à  la  race  perfectionnée.  » 

C'est  encore  à  la  considération  des  causes  agissant  dans  an  même  lieu , 
mais  dans  des  temps  différents,  que  nous  rappoiierons  l'influence  que 
pourra  avoir  Yépoque  du  semis  sur  une  même  plante,  comme  cela  a  eu 
lieu  dans  le  semis  des  graines  de  carotte  sauvage  fait  au  milieu  de 


352  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

l'été  par  M.  Vilmorin;  mais,  évidemment,  lo  semis  est  la  cause  occa- 
sionnelle des  modifications;  car  celles-ci  proviennent  de  la  diversité  des 
conditions  du  monde  extérieur  où  se  trouve  la  graine  lorsqu'elle  est 
semée  au  mois  de  juillet  ou  au  mois  d  aoAt ,  au  lieu  de  Tavoir  été  au  com- 
mencement du  printemps.  Dans  la  première  circonstance,  le  fi'oid  empê- 
chant la  plante  de  monter,  la  matière  organique  nécessaire  aux  premiers 
développements  de  la  tige,  au  lieu  de  s'y  porter,  reste  dans  la  racine. 

B.  INFLUENCE  DC  MONDE  EXTERIEUR  EN  DIFFERENTS  LIEUX,  POUR  MODIFIER  DES  GRAINES 
IDENTIQUES,  (a)  DANS  UN  MÊME  CLIMAT,  (h)  DANS  DES  CLIMATS  DIFFERENTS. 

(a)  Dans  un  même  climat. 

Dans  un  même  climat,  la  diversité  des  sols,  des  expositions,  de  Thu- 
midité,  pourront  exercer  des  influences  diverses. 

Un  des  exemples  les  plus  frappants  de  cette  influence  que  Ton  puisse 
citer  est  le  navet  dit  de  Preneuse.  Cette  variété,  caractérisée  à  la  fois  par 
une  teinte  roussâtre  et  un  goût  particulier,  se  reproduit  d'une  manière 
constante,  à  Preneuse,  dans  une  terre  ocreuse,  tandis  que,  dans  beau- 
coup de  lieux  où  Ton  a  voulu  la  perpétuer,  on  n'y  a  pas  réussi  en 
semant  des  graines  recueillies  à  Preneuse,  ou ,  si  on  y  est  parvenu ,  les 
individus  ont  donné  des  graines  qui  avaient  perdu  cette  faculté,  sinon 
après  une  première  génération,  du  moins  après  une  seconde  ou  une 
troisième.  Il  existe  sans  doute  des  localités  où  la  variété  se  reproduirait 
absolument  comme  à  Freneuse. 

Cet  exemple  fait  voir  clairement  pourquoi,  dans  certains  lieux,  où 
Ion  veut  obtenir  des  individus  de  certaines  espèces  doués  de  qua- 
lités dont  sont  dépourvus  les  individus  venus  de  graines  recueillies 
dans  ces  mêmes  lieux,  on  est  obligé  de  recourir,  cbaque  année,  aux 
graines  produites  dans  des  contrées  où  les  individus  sont  doués  des 
qualités  qu'on  désire  perpétuer.  Ainsi,  chaque  année,  nous  tirons  de 
Bruxelles  des  graines  du  chou  particulier  à  ce  pays,  que  nous  cultivons 
dans  notre  propriété  de  THay,  sans  observer  de  variation  dans  les  indi- 
vidus qui  en  proviennent. 

Van  M ons  a  remarqué  que  le  terrain  de  Louvain ,  où  il  avait  trans- 
féré sa  collection  d'arbres  fruitiers,  qui  auparavant  était  à  Bruxelles, 
leur  a  été  moins  favorable  que  le  terrain  de  cette  dernière  ville,  et  que 
les  cerises  et  les  pêches  avaient  moins  perdu  de  leur  qualité  que  les 
poires  et  les  pommes. 

Deux  autres  faits,  consignés  dans  la  poraologie  physiologique, 
prouvent  bien  encore  la  relation  des  lieux  avec  la  qualité  des  fruits 


JUIN  1846.  ^53 

quon  y  cultive.  Ainsi  ie  bezy-dû-quessoy ,  en  Bretagne,  est  une  bonne 
|M)ire,  tandis  qu  elle  est  mauvaise  à  Paris;  ie  bon-chrétien  d*hiver,  venu 
à  Paris,  justifie  ie  nom  qu  il  porte,  tandis  quen  Gâtinais  il  ne  vaut  rien. 

(6)  Influence  du  monde  extérieur  agissant  dans  des  climats  difi'érents. 

Si  les  observations  précédentes  ont  démontré  Tinfluence  que  des 
lieux  différents,  mais  assez  rapprochés  pour  être  considérés  comme 
appartenant  à  un  même  climat,  exercent  sur  le  développement  des 
plantes ,  à  plus  forte  raison  des  climats  différents  par  la  latitude  ou  par 
l'altitude  devront-ils  en  exercer  une  plus  prononcée  encore  ;  aussi  les 
changements  que  nos  végétaux  d'Europe,  modifiés  par  la  culture,  ont 
éprouvés  dans  plusieurs  contrées  du  nouveau  monde ,  ne  doivent-ils 
rien  présenter  d'extraordinaire,  rien  d'imprévu,  après  l'exposition  des 
faits  précédents,  coordonnés  dans  l'ordre  que  nous  avons  adopté. 

Au  Chili,  les  légumes  d'Europe  ont  acquis  une  grosseiu*  considé- 
rable; les  fruits  sont  dans  le  même  cas;  il  parait  donc  qu'il  n'y  a  pas 
eu  de  tendance  rétrograde  vers  l'état  sauvage. 

A  Saint-Domingue  le  contraire  a  lieu  :  les  choux,  les  laitues,  au  lieu 
de  pommer,  les  navets  et  les  carottes  au  lieu  de  grossir,  montent  en 
graine  avec  une  extrême  rapidité;  ils  perdent  donc  les  qualités  alimen- 
taires que  la  culture  leur  a  données  en  Europe. 

Dans  l'Amérique  du  Nord  il  n'y  a  ni  pommiers,  ni  poiriers,  ni  pê- 
chers indigènes.  Les  Européens,  en  s'y  établissant  il  y  a  trois  siècles  en- 
viron, y  transportèrent  des  semences  de  ces  arbres;  mais,  au  lieu  de 
reproduire  nos  variétés  cultivées,  elles  donnèrent  une  première  géné- 
ration d'arbres  qui  ne  produisirent  que  des  ûruits  sauvages  trop  acerbes 
pour  être  mangés  par  des  hommes  accoutumés  aux  fruits  de  nos  cul- 
tures. Les  semences  des  fruits  américains  de  cette  première  génération 
donnèrent  des  arbres  dont  les  ûruits  étaient  un  peu  moins  mauvais  que 
ceux  de  la  génération  précédente.  Enfin ,  de  génération  en  génération,  il 
y  a  eu  une  amélioration  sensible,  mais  telle  cependant,  que  les  fruits 
produits  en  dernier  lieu  sont  encore  inférieurs  aux  nôtres;  et.  fait  re- 
marquable ,  ceux  qui  ont  le  plus  gagné  au  moyen  des  semis  différent 
des  fruits  d'Europe  par  la  saveur  et  par  l'arôme.  Ces  faits,  que  M.  Poiteau 
recueillit  en  Virginie,  il  y  a  quarante-cinq  ans,  démontrent  les  modifi- 
cations opérées  par  une  succession  de  générations  dans  des  végétaux 
issus  d'une  même  graine,  en  même  temps  qu'ils  justifient  notre  défini- 
tion de  l'espèce,  et,  si  l'on  prétendait  que  les  semences  d'arbres  frui- 
tiers, transportées  primitivement  en  Amérique,  n'avaient  pas  appartenu 
à  des  finiits.  d'une  aussi  bonne  qualité  que  nos  fruits  actuels,  cependant 

ai 


364         JOURNAL  DÉS  SAVANTS- 

il  resterait  constant  que  les  fruits  récoltés  en  Amérique  différaient  abso- 
lument de  ceux  que  leurs  ascendants  produisaient  en  même  temps  en 
Europe. 

On  voit  comment  les  nouvelles  conditions  dans  lesquelles  les  arbres 
fruitiers  «e  sont  trouvés  dans  l'Amérique  du  Nord  ont  amené  deux 
résultats  principaux  :  i^  en  ôtant  d'abord  à  lespèce  ce  que  la  culture  de 
l'Europe  lui  avait  donné  de  qualité;  a**  en  lui  faisant  subir,  par  voie.de 
générations  successives,  des  modifications  différentes  de  celles  des  fruits 
de  nos  cultures. 

Une  observation  de  M.  Sageret  démontre  tout  ce  qu'on  peut  espéret 
des  modifications  produites  sur  une  variété  déjà  améliorée  par  un  chan- 
gefloent  de  lieux.  Des  noyaux  provenant  d'un  prunier  de  reine-Claqde 
cultivé  à  Paris  fiirent  semés  en  Auvergne  ;  ils  produisirent  des  individus 
de  reine»Qaude  qui  donnèrent  de  très-beaux  fruits.  Les  noyaux  de  ces 
derniers,  semés  à  Paris  par  M.  Sageret,  produisirent  une  variété  de 
reine-Claude  dont  les  fi[*uits,  de  couleiu'  rosée,  étaient  d'un  excellent 
goût.  Si  nous  nous  rappelons  actuellement  que  les  arbres  fi^uitiers 
d'Europe  ont  éprouvé  des  modifications  particulières  dans  l'Amérique 
du  Nord,  ne  sera-t-on  pas  conduit  à  admettre  la  possibilité  que  les  va- 
riétés d'Amérique  ainsi  modifiées  recevraient  de  leur  culture  en  Eu- 
rope de  nouvelles  modifications  qui  en  feraient  des  variétés  nouvelles 
douées  de  quelques  qualités  spéciales  et  susceptibles  de  se  propager  par 
la  greffe,  si  ces  variétés  nouvelles  ne  pouvaient  l'être  par  le  semis  de 
leurs  graines  ? 

II.    MODIFICATIONS  DE  DEUX  FORMES  ORGANIQUES  COMSIO^R^ES  DANS  L  HYBRIDE 
PRODUIT  PAR  DEUX  INDIVIDUS   d'eSPÈCES   DIFFl^RENTES. 

Après*  avoir  parlé  des  causes  principales  capables  de  modifier  les 
individus  d'une  même  espèce  dans  les  deux  périodes  de  leur  vie ,  il 
nous  reste,  pour  compléter  l'exposé  des  causes  qui  modifient  les  formes 
organiques ,  à  apprécier  l'influence  mutuelle  de  deux  individus  diffé- 
rant de  sexes  et  d* espèces,  lorsqu'ils  donnent  naissance  à  des  individus 
hybrides,  en  vertu  de  la  faculté  que  nous  appellerons  hybridation. 

X 

DES  HYBRIDES  CONSIDÉRÉS  RELATIVEMENT  A  LA  DEFINITION  DE  L*ESPèCE  ET  A  L'UTILITÉ 
DE  LEUR  ÉTUDE  POUR  LA  SCIENCE  ET  L'APPLICATION. 

On  sait  qu'il  y  a  certaines  espèces  dont  les  individus ,  de  sexes  dif- 
férents, sont  capables  de  donner  naissance,  par  voie  de  génération,  à 


JUIN  1846.  355 

des  individus  désignés  par  la  dénomination  d'hybrides.  On  sait  encore 
que  Texpression  de  mulets,  prise  dans  un  sens  général,  s  applique  aux 
hybrides  du  règne  animal.  Enfin  nous  croyons  devoir  ajouter  que  les 
horticulteurs,  qui  appellent  espèces  des  variétés,  des  mces  ou  des  sous- 
espèces,  donnent,  conséquemment  à  leur  langage,  le  nom  d*hy brides  à 
des  individus  provenant  de  deux  variétés ,  de  deux  races  ou  de  deux 
sous-espèces  d'une  même  espèce;  mais  il  y  aurait  le  plus  grave  incon- 
vénient à  ne  pas  insister  sur  Textrême  différence  qu'il  y  a  entre  ces  in- 
dividus et  les  hybrides  proprement  dits.  Cest  pourquoi  nous  les  dési- 
gnerons par  Texpression  de  sous^hybrides ,  afin  de  prévenir  toute  méprise. 

Lorsqu*on  envisage  Thybridation  au  point  de  vue  historique ,  après 
l'avoir  constatée  et  restreinte  dans  ses  vraies  limites ,  on  voit  qu*eUe  a 
été,  comme  toute  chose  nouvelle  introduite  dans  une  science,  une  oc- 
casion de  généraliser  au  delà  du  connu,  en  vertu  de  cette  facilité  avec 
laquelle  notre  esprit  se  laisse  aller  à  des  inductions  et  même  à  de 
simples  conjectiu^es,  au  lieu  de  se  restreindre  aux  conclusions  posi- 
tives déduites  des  faits  contrôlés  par  Texpérience.  Mais»  s'il  est  prouvé 
que  l'hybridation  n'est  possible  qu'entre  des  espèces  voisines,  que  les 
produits  en  sont  généralement  stériles,  quoique  nous  reconnabsions 
comme  possibles,  ainsi  que  nous  le  dirons  plus  bas,  Ja  propagation 
d'individus  hybrides  par  des  générations  successives,  gardons-nous  d'un 
esprit  de  réaction  qui  nous  ferait  méconnaître  l'intérêt  et  l'importance 
des  études  concernant  les  hybrides ,  dont  l'existence  et  l'origine  sont 
incontestables.  L'hybridation,  quoique  renfermée  dans  des  limites  assez 
étroites  eu  égard  au  riombre  de  ses  produits,  n'est  pas  moins  un  sujet 
d'étude  le  plus  propre  à  faire  connaître  l'influence  des  ascendants  sur 
leurs  descendants. 

Le  fait  de  l'hybridation  est  en  tout  conforme  aux  idées  que  nous  avons 
exprimées  en  définissant  l'espèce  à  notre  manière,  puisqu'il  établit  les 
vérités  suivantes  : 

1*  Qu'il  n'y  a  qu'un  petit  nombre  d'espèces  entre  lesquelles  il  se  réa- 
lise, et  que  ces  espèces  ont  toujours  de  très-grands  rapports  mutuels 
d'organisation  ;  mais  toutes  celles  qui  sont  dans  ce  cas  ne  produisent 
pas  nécessairement  des  hybrides  :  c'est  ce  qui  explique  pourquoi  M.  Sa- 
geret  n'a  pu  féconder  le  pommier  par  le  poirier; 

a°  Que  la  différence  entre  les  hybrides  et  l'un  ou  l'autre  de  leurs 
ascendants  est  plus  grande  que  la  différence  des  individus  issus  d'un 
père  et  d'une  mère  de  la  même  espèce,  comparés  à  ce  père  et  à  cette 
mère;  mais  il  faut  bien  se  garder  de  croire  que  l'hybride  est. nécessaire- 
ment la  forme  moyenne  du  père  et  de  la  mère; 

45. 


556  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

y  Que  peu  d'hybrides  se  propagent  par  voie  de  génération  à  la  mat- 
nièrc  des  individus  d'une  même  espèce ,  surtout  lorsqu'il  s'agit  d'hy- 
brides du  règne  animal; 

4"  Que  les  descendants  des  hybrides  féconds,  bien  entendu,  ont 
plus  de  tendance  à  s'allier  ensemble  et  même  avec  l'un  de  leurs  ascen- 
dants, que  n'en  ont  leurs  ascendants  à  s'allier  entre  eux;  dès  lors  les 
hybrides  sont  plus  exposés,  dans  leurs  descendants,  h  perdre  les  carac- 
tères originaires  qu'ils  tiennent  de  leurs  générateurs,  que  les  individus 
d'une  même  espèce  ne  sont  exposés  à  perdre  les  leurs  par  Teffet  d'une 
hybridation  qui  serait  opérée  naturellement. 

5*  Que,  quelle  que  soit,  dans  un  hybride,  l'intimité  des  deux  formes  de 
ses  génërateiu^ ,  formes  que  l'on  dirait  plutôt  fondues  ensemble  que 
juxtaposées  ou  soudées,  cependant,  il  y  a  des  hybrides  et  des  circons- 
tances où  les  deux  formes  se  dégagent  l'une  de  l'autre  dans  un  même 
individu.  Il  existe,  par  exemple,  un  hybride  du  cotisas  labamumeX  du 
(ytisns  pnrpnreas  qui  présente  quelquefois,  dans  un  même  individu,  des 
rameaux  qui  portent,  les  uns,  la  fleur  du  père,  et  les  autres,  la  fleur 
de  la  mère.  Il  est  évident ,  d'après  cela,  que,  dans  Fhybridation  des  deux 
formes,  il  n'y  a  pas  eu  destruction  de  ces  formes ,  puisque ,  dans  certaines 
circonstances ,  on  les  voit  se  dégager  l'une  de  l'autre. 

Un  hybride ,  dont  la  mère  était  le  melon  de  la  Chine,  et  le  père  pro- 
bablement le  melon  maraîcher,  a  présenté  à  M.  Sageret  un  fait  ana- 
logue :  deux  rameaux  absolument  opposés  portèrent,  l'un,  un  melon 
maraîcher  parfaitement  caractérisé,  et  l'autre,  un  melon  participant 
évidemment  de  celui-ci  et  du  melon  de  la  Chine. 

S'il  est  vrai  que  des  individus  hybrides  aient  peu  de  tendance  à  per- 
pétuer leur  forme  propre  par  voie  de  génération,  ou,  ce  qui  revient  au 
même,  soient  exposés  à  la  perdre  parles  circonstances  où  ils  se  trouvent 
placés  dans  l'ordre  ordinaire  des  choses,  cependant,  nous  admettons  la 
possibilité  que  certains  hybrides  se  propagent  par  génération ,  à  Tinstar 
des  individus  d'une  même  espèce.  Nous  serons  donc  bien  loin  de  rejeter 
comme  contraire  à  une  loi  de  la  nature  l'opinion  de  M.  Sageret,  d'après 
laquelle  le  colza,  qui  est  considéré  par  les  botanistes  comme  une  espèce, 
est  un  hybride  du  chou  (brassicca  oleracea)  et  du  navet  {brassicca  napus); 
il  a  été  conduit  à  celte  manière  de  voir  en  comparant  un  hybride  de  ces 
deux  plantes,  obtenu  par  lui,  au  colza  de  nos  cultures. 

Quoi  qu'y  en  soit  de  l'objection  qu'on  pourrait  lui  adresser  de  n'a- 
voir pas  suivi  cet  hybride  dans  une  série  de  générations  assez  nombreuses 
pour  affirmer  l'idenlité  de  l'hybride  avec  l'espèce  des  botanistes ,  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  l'expérience  de  M.  Sageret  est  une  preuve  nou- 


JUIN  1846.  357 

velle  de  la  lumière  que  la  méthode  expérimentale  répand  sur  les  ques« 
lions  les  plus  élevées  de  Thistoire  naturelle.  C'est  conformément  encore 
à  nos  opinions  que  nous  sommes  de  Tavis  de  M.  Sageret,  lorsqu'il  com- 
bat Koight.  qui  refiise  en  principe  la  fécondité  aux  hybrides  pour  ne 
l'admettre  que  dans  les  sous-hybrides ,  et  qui  pousse  son  raisonnement 
jusqu'à  conclure  que  le  pécher  est  une  variété  de  Tamaiidier,  par  la  raison 
que  Tamandier-pêcher  hybride  des  deux  premiers  se  propage  de  graines^. 

Prévenons  maintenant  une  objection  qu'on  pourrait  nous  faire ,  en  pré- 
tendant que  notre  définition  de  l'espèce  manquerait  d'application  ou  se- 
rait compromise ,  du  moment  où  l'on  reconnaîtrait  qu'il  existe ,  ou  qu'il 
peut  exister,  des  individus  hybrides  capables  de  se  propager  d'une  manière 
constante  par  voie  de  génération.  Notre  réponse  est  bien  simple;  la  voici  : 

Faute  de  caractères  rationnels  pour  savoir  si  un  individu  donné  re- 
présente une  espèce ,  nous  avons  défini  celle-ci  comme  le  vulgaire , 
d'après  la  plus  grande  similitude  des  individus  d'une  même  origine, 
ou,  en  d'autres  termes,  d'après  la  transmission  d'une  même  forme  par 
voie  de  générations  successives.  Une  fois  donc  cette  perpétuité  de  forme 
constatée  par  l'expérience,  en  remontant  dans  le  temps  aussi  loin  que 
possible,  des  fils  aux  pères,  nous  en  concluons  l'existence  de  l'espèce, 
et  nous  ne  voyons  point,  quelle  que  soit  la  définition  rationnelle  qu'on 
puisse  en  trouver  un  jour,  comment  le  cas  dont  nous  parlons  ne  serait 
pas  compris  nécessairement  dans  cette  définition.  Eh  bien ,  s'il  s'agit 

*  La  fécondité  de  plusicur»  animaux  hybrides  est  incontestable.  Nous  allons  en 
citer  des  exemples.  Depuis  une  époque  très-reculée,  on  fait  au  Qiili  un  grand 
commerce  de  peaux  de  mouton  à  poils  longs  et  plus  ou  moins  raides,  qui  pro- 
viennent d^individus  issus  du  bouc  et  de  la  brebis.  Voici  comment  on  opère  le  croi- 
sement :  on  met  un  bouc  avec  dix  brebis.  Les  hybrides  mâles  issus  des  deux  es- 
pèces ont  une  laine  presque  semblable  au  crin;  aussi  leurs  peaux  ne  sont-elles  pas 
(  slimces  pour  les  usages  auxauels  il  convient  de  les  employer  avec  leurs  poQs.  Maïs 
les  mâles  hybrides  mis  avec  des  brebis  les  fécondent,  et  les  individus  qui  en  pro- 
viennent ont  une  peau  à  crins  fins  et  doux  qui  est  extrêmement  recherchée  pour 
servir  à  faire  des  schabraques ,  qui  sont  appelées  peUions  dans  le  pays.  Après  un  cer- 
tain nombre  de  générations,  le  crin  devient  gros  et  dur.  A  cette  époque  il  faut  re- 
courir au  mâle  hybride  d'une  première  génération,  pour  obtenir  des  métis  dont  la 
peau  convienne  à  la  confection  des  pellions.  Ces  renseignements,  que  nous  devons 
à  Tobligeance  de  M.  Gay,  prouvent  la  fécondité  du  mâie  hybride  issu  du  bouc  et 
de  la  brebis.  M.  Flourens  ayant  obtenu,  au  muséum  d'histoire  naturelle,  un 
liybride  du  mouflon  et  de  la  chèvre,  il  serait  curieux  de  savoir  s* il  serait  fécood 
comme  le  précédent.  Il  a  obtenu  aussi  un  sous-hybride  du  mouflon  et  de  la  brebis. 
Enlin  nous  ajouterons  que  M.  Lafresnais  a  donné  au  muséum  une  paire  de  métis 
issus  d*une  oie  de  Guinée  mâle  et  d*une  oie  à  cravate  femelle,  lesquelles  appar- 
tiennent à  deux  espèces  parfaitement  distinctes.  Il  est  remarquable  que  leurs  hy- 
brides se  soient  reproduits  déjà  jusqu*à  sept  fois. 


358  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

d'individus  hybrides ,  capables  de  se  propager  par  voie  de  iténérations 
successives,  sans  que  nous  puissions  apercevoir  un  terme  prochain  à 
cette  propagation,  à  nos  yeux  ils  constitueront  une  espèce  dont  .l'ori- 
gine ne  remontera  pas  au  père  ni  à  la  mère  d'espèces  diOj^rentes  qui 
ont  pfoduit  le  premier  hybride,  mais  à  ce  premier  hybnde ,  parce 
quil  est  en  réalité  le  premier  type  de  la  forme  qu'affectent  les  individus 
hybrides  qui  en  sont  sortis. 

Après  ces  considérations  générales  et  critiques  sur  les  hybrides , 
nous  ferons  remarquer  que  M.  Sageret,  en  les  étudiant  «  en  cherchant 
à  en  augmenter  le  nombre,  comme  lont  fait  Duchesne  de  Versailles, 
Knight,  etc.,  en  insistant  sur  Tutilité  de  cette  étude  pour  donner  plus 
de  quaÛté  aux  fruits  de  nos  cultures,  a  fait  preuve  d'un  esprit  scientifique 
d'autant  plus  étendu,  que  Van  Mons ,  qui  a  passé  la  plus  grande  partie  de 
sa  vie  à  atteindre  ce  même  but,  a  méconnu  Timportance  de  l'hybridation 
et  le  parti  qu'on  peut  en  tirer  pour  la  science  aussi  bien  que  pour  l'ap- 
plication, {(appelons  que  M,  &geret  a  obtenu  des  hybrides  de  diverses 
espèces  du  genre  pommier,  remarquables  par  une  extrême  vigueur, 
qui  permet  aux  fruits  de  l'année  de  mûrir  pendant  que  les  boutons  à 
fleura  se  développent  de  manière  à  assurer  une  abondante  récolte  pour 
l'année  suivante.  Grâce  à  cette  vigueur,  ils  ne  sont  pas  soumis  à  l'aider- 
nonce,  c'est-à-dire  qu'après  avoir  produit  une  année,  ils  seront  une  ou 
plusieurs  années  sans  donner  de  fruits.  Rappelons  encore  que  M.  Sageret 
a  obtenu  des  sous-hybrides  de  pommiers  remarquables  par  l'abondance 
de  leurs  fruits. 

Certes  les  amis  de  l'horticulture  et  de  la  science  doivent  faire  des 
vœux  pour  que,  désormais,  dans  les  jardins  de  botanique,  de  culture, 
dans  les  pépinières  des  départements,  il  y  ait  des  terrains  consacrés  à 
l'étude  des  hybrides.  Espérons  que  le  muséum  d'histoire  naturelle  ob- 
tiendra des  Chambres  les  terrains  cpii  lui  sont  indispensables  désormais, 
et  qu'alors  il  y  en  aura  une  portion  exclusivement  réservée  à  l'étude  des 
hybrides,  de  manière  qu'il  sera  possible  de  suivre  ceux-ci  dans  leurs 
développements  et  les  modifications  qu'ils  pourront  recevoir  du  temps; 
espérons  enfin  que  l'histoire  des  hybrides  obtenus  par  M.  Sageret  y 
recevra  le  complément  que  le  temps  peut  lui  donner,  et  que  les  tra- 
vaux de  ce  savant  horticulteur  auront  un  genre  de  publicité  qui  leur  a 
manqué,  et  dont  ils  sont  dignes  sous  tous  les  rapports. 

E.  CHEVREUL. 

{Lafinaa  prochain  cahier.) 


JUIN  1846.  359 

1.  —  jEgtptens  stelle  in  der  Weltgeschicete.  Geschicht- 
liche  Untersuchung  in  fûnf  Bûchem,  von  Ch.  C.  J.  Bunsen;  I«», 
n«  xind  III«*  Buch,  8^  Hambourg,  i845. 

1.  —  Place  de  l'Egypte  dans  l'histoire  du  monde;  recherche  histo- 
rique en  cinq  livres,  par  Ch.  C.  J.  Bunsen,  I",  II*  et  III*  livres,  8°, 
Hambourg,  1845. 

2.    AUSWAUL  DER  WICHTIGSTEN    UrKUNDEN  DES  jEgYPTISCBEN 

Alterthums,  heraasgegeben  nnd  crlmtert  von  D'  R.  Lcpsius, 
Tafeln,  Leipzig,  i842»  fol. 

2.  —  Choix  des  documents  les  plus  importants  de  l'antiquité 
ÉGTPTiENNE,  pubHés  et  êxpUqoés  par  le  D'  R.  Lepsius;  planches, 
Leipzig,  i8&2,  fol. 

TROISIÈME  ARTICLE  ^ 

Le  rétablissement  des  temps  historiques  de  TÉgypte,  dans  toute  lem- 
authenticité,  à  partir  de  la  fondation  même  de  cet  empire,  ou  de  la 
dynastie  de  Menés ,  est  certainement  le  fait  le  plus  grave  qui  puisse  se 
produire  dans  fétat  actuel  de  la  science ,  puisqu*il  tend  à  donner  à  This- 
toire  du  genre  humain  une  base  plus  solide  et  un  point  de  départ 
plus  ancien  quon  n avait  pu  le  faire  jusqu'ici,  d'après  les  traditions 
écrites  et  les  monuments,  soit  littéraires,  soit  figurés,  d*aucun  autre 
peuple  du  monde.  Cest  cette  notion  capitale  que  M.  Bunsen  s'est  pro- 
posé, comme  nous  l'avons  vu,  d'établir  dans  toute  l'évidence  qu'elle 
comporte,  et  cela,  de  trois  manières  principales  :  sous  le  rapport  de 
l'histoire  proprement  dite,  sous  celui  de  la  langue  et  de  l'écriture,  et 
sous  celui  du  système  religieux.  Mais  ces  deux  derniers  moyens  étant 
subordonnés ,  dans  leur  détermination  chronologique ,  à  la  fixation  des 
temps  historiques  de  l'Egypte,  c'est  donc  par  l'histoire  même  de  ce 
peuple  que  M.  Bunsen  a  dû  commencer,  pour  montrer  qu'elle  repose 
sur  un  ensemble  de  témoignages  qui  permettent  de  lui  assigner  avec 
toute  confiance  une  durée  de  près  de  quatre  mille  ans  avant  notre  ère , 
et  qui  accroissent  ainsi ,  de  plus  d'un  millier  d'années ,  l'histoire  connue 
des  plus  anciens  peuples  du  monde. 

Xai  indiqué,  dans  mes  deux  précédents  articles,  quelles  étaient  les 
sources  principales  de  l'histoire  égyptienne,  à  l'aide  desquelles  on  peut 

^  Voir,  pour  les  deux  premiers  articles,  les  cahiers  de  mars  (page  129)  et  d'avril 
1846  (page  a33). 


.360  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

essayer  d*en  reconstituer  aujourd'hui  le  cadre  entier,  sauf  les  lacunes 
qui  restent  encore,  et  celles  qui  resteront  probablement  toujours  dans 
les  détails  de  cette  histoire.  Nos  lecteurs  savent  à  présent  que  ces 
sources,  appréciées  suivant  leur  véritable  valeur  dans  le  premier  livre 
de  M.  Bunsen,  sont,  pour  le  haut  et  le  moyen  empire,  la  liste  des 
trente-liuit  rois  thébains,  dressée  par  Ératosthène,  et  l'indication,  donnée 
par  Apollodore,  des  cinquarite-trois  rois  qui  succédèrent  à  ceux-là,  rap- 
prochées Tune  et  Tautre  des  listes  de  rois  des  xvu  premières  dynasties 
'de  Manéthon,  et  mises  en  rapport  avec  les  monuments  originaux,  tels 
que  la  chambre  des  rois  de  Karnak,  la  table  d'Abydos,  et  le  papyras  royal 
de  Turin,  d'une  part;  de  Tautre,  avec  les  inscriptions  isolées  portant 
des  cartouches  royaux.  U  s'agit  maintenant  de  faire  connaître  le  résultat 
du  travail  de  M.  Bimsen  sur  les  dynasties  égyptiennes,  et  d'abord  d'in- 
diquer la  méthode  au  moyen  de  laquelle  ce  résultat,  exposé  dans  le 
deuxième  et  le  troisième  livre  de  son  ouvrage,  a  pu  être  obtenu. 

La  partie  la  plus  neuve,  la  plus  importante  et  la  plus  difficile  de  ce 
grand  travail,  était  assurément  celle  qui  comprend  la  durée  du  haut 
empire,  c'est-à-dire  toute  la  période  de  l'histoire  égyptienne  antérieure 
à  rinvasion  des  Pasteurs;  c'était  celle  qui  avait  été  la  plus  négligée, 
pour  ne  pas  dire  entièrement  omise,  parles  modernes  égyptologues,au 
point  que  l'espace  de  temps  qu'elle  embrasse  avait  été  presque  relégué 
parmi  les  fables,  et  Menés,  lui-même,  le  fondateur  de  cet  empire,  ré- 
puté un  être  mythologique  ^  Il  est  de  fait  pourtant  que  les^plus  grands 
monuments  de  l'antiquité  égyptienne ,  les  pyramides  de  Memphis ,  le  lac 
Mœris,  et  le  labyrinthe,  appaiiiennent  à  cette  première  période  de  l'his- 
toire de  rÉgypte;  et  qu'ainsi  la  réalité  historique  de  ces  temps  primitifs, 
et  l'existence  dea  rois  qui  vécurent  dans  cette  période  et  dont  ces  mo- 
numents sont  Touvrage,  se  trouvent  aujourd'hui  démontrées  pour  qui- 
conque sait  lire  les  inscriptions  hiéroglyphiques,  et  cela,  indépendam- 
ment des  témoignages  de  la  tradition  historique.  Un  autre  fait,  qui  n'est 
pas  moins  indubitable,  c'est  que  le  point  de  départ  de  la  tradition 
égyptienne,  dans  le  travail  d'Ératosthène  et  dans  celui  de  Manéthon, 
aussi  bien  que  dans  les  monuments  nationaux  de  l'Egypte  2,  était  le 

*  Voyez  ce  que  dit  M.  Guigiiaud ,  dans  ses  Notes  sur  le  IIP  livre  des  Religions  de  VAn- 
tiqmté,  t.  I,  p.  780,  note  1,  au  sujet  de  Mènes  ou  Mines,  ou  Menas,  qui  ne  doit  point 
être  considéré,  suivant  lui,  comme  un  personnage  historique,  mais  bien  comme  un 
être  intermédiaire  entre  les  dieux  et  les  rois  humains,  un  type  divin  de  Vhomme,  qu*i1 
compare  au  Menou  de  ilnde  cl  ay  Minos  de  la  Crète.  —  *  Témoin  le  bas-relief  de 
la  pompe  du  Ramcssdon,  dent  le  premier  cartouche  est  celui  de  Mena  (Menés), 
conmie  le  premier  des  ancêtres ,  c  est-à-dire  le  plus  ancien  des  rob  prédécesseurs 
de  Raoïsès  II,  Roscllini,  Monum.  del  Cuit.  tav.  Lixvi. 


JUIN  1846.  3a> 

règne  de  Menés,  comme  chef  de  la  première  dyaastie  et  comme  fon- 
dateur de  Tempire.  Eratostbène  et  Manéthon  partaient  donc  dWe  base 
commune,  et,  si  leurs  listes  de  rois  étaient  dressées  d après  des  monu-^ 
ments  authentiques,  ces  listes  devraient  se  succéder  de  manière  à  offrir 
un  résultat  pareil,  pour  le  nombre  des  rois  et  pour  la  durée  de  leurs 
règnes.  En  comparant  attentivement  les  deux  listes,  on  reconnaît  que 
les  trente-hait  rois  thébains  d'Ératosthène  répondent  au]L  rois  qui  forment 
les  douze  premières  dynasties  de  Manéthon;  et,  à  lappui  de  ce  rapport 
général  des  deux  listes,  pour  la  période  du  haut  empire,  venaient  se 
joindre  quelques  rapprochements  isolés  ^  qui  ne  permettaient  pas  de 
douter  que  les  deux  documents  n'eussent  été  puisés  aux  sources  mêmes 
de  rhistoirc  égyptienne.  Mais  les  listes  de  Manéthon,  pour  ces  douze 
premières  dynasties,  donnaient  un  total  d  environ  cinquante  rois,  et  une 
période  d*environ  quatorze  siècles,  qui  ne  s'accordaient  pas  avec  le 
nombre  de  trente-huit  rois,  nommés  par  Eratostbène,  non  plus  qu'avec 
le  chiffre  de  mille  soixante-seize  ans,  assignés  à  la  durée  de  leurs  règnes. 
U  y  avait  donc  là  un  premier  problème  à  résoudre,  pour  rajuster  ep- 
semble  les  deux  listes  d'Eratosthène  et  de  Manéthon,  sans  sacrifier 
lune  à  Tautre,  et  sans  rien  perdre  de  la  vérité  historique*,  c est  dans  la 
solution  de  ce  problème,  tentée  pour  la  première  fois  dune  manière 
vraiment  critique,  et  non  à  Taide  de  suppositions  gratuites  et  de  com- 
binaisons arbitraires,  que  consiste  le  mérite  du  travail  de  M.  Bunsen, 
mérite  qui  tient  tout  entier  k  sa  méthode.  Et  quant  à  cette  méthode 
même,  dont  nous  avons,  dans  notre  précédent  article^,  indiqué  Tesprit 
général,  nous  allons  la  faire  connaître  en  détail,  en  la  suivant  dans  ses 
applications  particulières  à  la  série  des  trente-huit  rois  thébains  d'Érato- 
sthène,  mis  en  rapport  avec  les  rois  correspondants  des  douze  premières 
dynasties  de  Manéthon. 

La  i"  dynastie  thinitc,  dans  les  divers  Extraits  que  nous  en  possédons, 
et  qui  sont,  pour  en  faire  une  fois  pour  toutes  lobservation ,  ceux  de 
Jules  Africain,  d*Eusèbc  et  de  la  Chronique  arménienne,  constamment 
rapprochés  les  uns. des  autres  dans  Touvrage  de  M.  Bunsen,  celte 
i'*  dynastie  comprend  hait  rois,  ayant  régné  2  63  ans,  suivant  celui  de 
ces  Extraits  qui  parait  mériter  Je  plus  de  confiance ,  celui  de  J.  Africain. 
A  cinq  de  ces  rois.  Menés,  Athoihis,  Kenkénès,  Miébaès,  et  Sémempsès , 
correspondent,  dans  le  même  ordre,  et  avec  des  nombres  d  années 
presque  identiques,  les  cinq  premiers  rois  de  la  liste  d'Ératosthène , 

'  Tels  que  ceux  qui  ont  été  présentés  en  dernier  lieu  par  M.  Lenormant ,  Eçlaircisi, 
sur  le  cercueil  de  Mycérinus,  p.  33.  —  '  Joum.  des  &Evaiiti^  avril  .i8A6,  p.  a4it  suiv. 

46 


36fi  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Menés f  AÛîotès  I'',  son  fils,  AAotès  II,  Miabiès,  fils  du  précédent,  et 
Pemphâs,  Àttssi  fils  du  précédent;  les  chiffires  donnés  par  Ératosthène  et 
par  Manétbon,  190  et  igA  années,  différent  si  peu,  pour  le  total,  et 
s'accordent  si  bien ,  pour  la  part  de  chaque  roi,  qu*il  est  impossible  de 
ne  pas  voir  une  coïncidence  de  plus  dans  ce  rapport  de  nombres,  à 
Tappui  de  la  ressemblance  des  noms.  Il  s*agit  de  voir  maintenant  à  quoi 
tiennent  les  différences  qui  se  remarquent  entre  les  deux  listes.  Le  troi- 
sième roi  d'Ératostbène,  qui  est  Aihothès  II,  est  appelé  Kenkénès  par 
l^néthon;  maïs  le^  années  de  règne  assignées  à  l'un  et  à  l'autre,  ^ 
et  3 1 ,  montrent  bien  qu'il  ne  peut  être  question  que  d'un  seul  et  même 
jmnce,  doi|t  le  nom  de  famille,  Aihothès,  a  été  donné  par  Eratosthène^ 
et  le  prénom,  Kenrché-ré  (au  lieu  de  Kenkénès),  préféré  par  Manétbon. 
Effi^stivement,  l'on  sait  que  l'usage  des  pharaons  était  de  porter  deux 
noms,  dont  l'un,  appelé  le  prénom,  était  un  titre  honorifique,  dont 
limage  du  sokil,  figuré  par  le  disque,  faisait  toujours  partie;  l'autre  était 
le  nom  propre,  ou  le  nom  de  famiUe.  On  sait,  de  plus,  qu'à  partir  de  la 
vf  dynastie ,  chaque  pharaon  fiit  toujours  désigné  sur  les  monuments 
aTec  ee  double  nom,  inscrit  dans  ce  que  nous  appelons  un  cartouche; 
mm  rien  ne  prouve  qu'antérieurement  à  cette  époque  les  rois  égyptiens 
ne  JBasent  pas  déjà  usage  d'un  titre  équivalent  à  ce  qui  fut  plus  tard  le 
prénom  f  soit  que  ce  titre  fût  inscrit  dans  le  même  cartouche  que  le  nom 
propre,  ainsi  qu'on  en  a  un  exemple  pour  un  prince  de  cette  f*dynas^ 
tîe  \  soit  qu'il  figurât  en  dehors  du  cartouche,  comme  le  titre  de  l'éten- 
danl  royal,  déjà  usité  dès  les  premières  dynasties ^  Cela  étant,  il  est 
tout  simple  que  le  3*  roi  de  la  i**  dynastie  étant,  d'après  la  tradition 
suivie  par  Ératosthène,  un  Athotès  II,  fût  distingué  de  son  prédéces^ 
seur  homonyme,  Athotès  I^,  par  un  prénom,  tel  que  celui  de  Ken-ché-ré, 
donné  par  Manétbon,  nom  qui  offre  en  effet  tous  les  éléments  d'un  nom 
égyptien  de  la  plus  hante  époque  pharaonique. 

Cest  de  la  même  manière,  et  avec  tout  autant  de  probabilité  que 
s^eiqplique  la  différence  apparente  des  versions  d*Eratosthène  et  de 
Manétbon ,  au  sujet  du  quatrième  roi  du  premier  de  ces  auteurs,  Mia- 
biès, auquel  correspond ,  sur  la  liste  du  second,  Oaénéphès,  avec  ses  di- 
verses transcriptions,  Oasaphaès  et  Biénéphès.  Ce  nom ^  Miabiès,  où 
l'élément  égyptien  ma,  mi,  aimer,  ne  peut  être  méconnu,  est  évidem- 

^  Pour  le  cinquième,  Smentéii,  dontie  nom,  exprimé  par  quatre  signes  hiéro- 
glyphiques, S-MeN-T£-TI,  est  accompagné  des  signes  Q.ra,  S,  hem,  renfermés 

iêssè  ma  même  cârtoucbe«  tel  que  celui  qui  ouvre  la  série  des  noms  royaux  de  la 
eksmbfê  de  Kmrnak»  tepsios,  AmswaU,  etc.,  Taf.  i.  —  *  Bonsen ,  t.  U ,  p.  ^  et  suiv. 


JUIN  1846.  3«3 

ment  uo  samom,  et  ce  surnom,  reproduit  aussi  par  Mauéthoii,  sous 
une  forme  presque  identique,  Mi-ébaèSf  a  occasionné  dans  les  listes  de 
Manéthon  un  double  emploi,  facile  aussi  à  constater,  et  qui  provient 
sans  doute  de  la  faute  des  copistes,  auxquels  nous  devons  les  Extraits 
de  ces  listes,  plutôt  que  de  celle  de  Tauteur  original.  Quoi  qu'il  en  soit, 
i  cet  égard,  ie  Miahiès  d*Ératostbène  ou  Miébaès  de  Manéthon  étant 
évidemment  le  même  prince,  désigné  de  cette  manière  par  un  prénom , 
son  nom  propre,  son  nom  de  famille,  ne  peut  être  que  celui  d'Oaénéphià, 
donné  par  Manéthon  au  quatrième  roi  de  sa  première  dynastie,  et  ce 
nom ,  sous  sa  véritable  forme  égyptienne ,  doit  être ,  de  l'avis  de  M.  Bun- 
sen, MNE,  dont  nous  avons  des  transcriptions  grecques  et  latines, 
IINEYHS,  MNETI2*  Mnévis,  qui  se  rapportent,  et  k  Tun  des  plus  an- 
ciens rois  législateurs  ^  et  au  taureau  sacré  d'Héliopolis,  par  conséquent, 
qui  ont  bien  certainement  leur  thème  égyptien  dans-  le  plus  aoeien 
langage ,  et  leur  emploi  dans  la  plus  haute  antiquité  de  ce  pays.  Ce 
rapport  de  nom  entre  le  taureau  sacré  et  le  pharaon  Ouénéphès-Mnéphès 
se  trouve  conGrmé,  de  la  manière  la  plus  heureuse,  à  ce  qu'il  nous 
semble,  par  Tei^plication  que  donne  M.  Bunsen  du  mot  Mi-ébaès,  qui 
signifierait,  suivant  lui^,  ami  du  taureau,  et  qui  répondrait  précisément 
à  l'interprétation  grecque  d'Eratosthène,  (pCk&taxjpos^.  Des  combinaiaons 
si  ingénieuses,  quand  elles  aboutissent  à  un  pareil  résultat,  nous  pa- 
raissent offrir  toutes  les  conditions  de  la  critique  la  plus  rigoureuse  et 
de  la  plus  haute  prohabilité. 

C'est  à  ce  quatrième  roi  de  la  première  dynastie,  Miainès-Mfépkès , 
que  Manéthon  attribuait  l'érection  de  certaines  pyramides^»  les  plus 
anciennes,  conséquemment,  dont  la  mention  se  fût  conservée  dans 
l'histoire.  Elles  étaient  bâties,  ajoute  l'auteur  égyptien,  dans  la  région 
nommée  Kochomê,  ou  plutôt  dans  la  région  de  Chôn,  dénomination 
qui  nous  paraît  indiquer  le  nome  Héracléotiqae^,  Cette  considération,  si 
elle  est  fondée,  tendrait  à  exclure  l'opinion  de  l'ingénieur  anglais  Per- 
ring,  qui  a  cru  retrouver  les  pyramides  d'Oaénéphès  dans  la  pyramide 

'  Diodor.  Sic.  I,  XGiv.  —  *  D*aprè8  le  sens  de  ma,  mi,  aimer,  et  celui  de  mat, 
prononcé  hasù,  hacis,  tawreaa;  YOy.  t.  I,  p.  53.  —  '  Les  manuscrits  et  les  éditions 
portent  ^lAETEPOC,  qui  n*a  aucun  sens;  Scalîger  corrigeait  ^Xrrarpor;  la  vraie 
leçon,  retrouvée  par  M.  Bunsen,  t.  I,  p.  53,  22),  d'après  la  signification  du  mot 
éQrptien  miébaès,  est  ^lAOTAYPOC.  —  *  Manéthon,  apad  Svncell.  Chronogr, 
p.  54:  WJos'aepl  KûâxdfiAtfv  (lis.  KÀ  xdjfitfv)  i^yetpe  nrvpafi/Saç. —  C*est  une  notion 
qui  se  rattache  au  mythe  de  \ Hercule  égyptien,  dont  un  des  noms  était  Chôn,  et  que 
j  ai  disculée  dans  la  111*  partie  de  mon  mémoire  sur  V Hercule  aujrien  et  phénicien, 
mémoire  encore  inédit,  et  destiné  au  Recueil  de  l'Académie  des  inscriptiom  et 
belles-lettres. 

46. 


«384  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

T^AboU'-Rôasch,  au  tiord  de  celle  de  Gizeh^;  et  celte  opinion  a  étérejetëe 
aussi  par  M.  Bunsen,  d'après  d'autres  moti&,  dont  le  principal  est  que 
le  mode  de  construction  suivi  dans  cette  pyramide  d'Aboa-Roash  ne 
peut  s'accorder  avec  le  système  d'architecture  usité  dans  les  temps  an- 
térieurs à  la  troisième  dynastie.  M.  Bunsen  serait  disposé  à  chercher 
les  pyramides,  monuments  de  la  première  dynastie,  dans  une  localité 
voisine  â^AnUeopolis ,  qu'il  croit  avoir  été  désignée  sous  le  nom  égyptien 
de  Kôs-kam,  dont  le  nom,  Kùf/fiifirf,  aurait  été  la  transcription  grecque. 
Sans  nier  qu*il  y  ait  là  un  rapport  de  nom  véritablement  assez  feappant, 
je  ne  crois  cependant  pas  que  cette  conjecture  soit  suffisamment  fondée. 
Le  lieu  où  furent  situées  les  pyramides  diOaénépkès  est  donc  encore 
inconnu,  et  ces  pyramides  elles-mêmes  ont  probablement  disparu  dé 
la  face  de  la  terre;  mais  il  reste  le  fait  acquis  à  la  science,  que  la  plus 
ancienne  construction  des  pyramides  date  de  l'époque  de  la  première 
dynastie;  et  ce  fait  capital  concourt,  avec  d'autres  circonstances  du 
niéme  genre,  à  prouver  l'existence  historique  des  rois  de  cette  dynastie. 
Le  cinquième  roi  d'Ératosthène ,  Pemphôs,  qu'il  faut  lire  Sempsâs  où 
Sémpiièê,  correspond  évidemment  au  Sémcmpsh  de  Manéthon;  les  noms 
se  ressemblent  trop  pour  permettre  le  moindre  doute  à  cet  égard ,  et 
le  nombre  des  années  de  règne  «  i8,  qui  est  le  même  sur  les  deux 
listes,  y  ajoute  un  nouveau  degré  de  certitude.  Cela  posé,  M.  Bunsen 
présume  que  le  pharaon  dont  il  s'agit  s'appelait ,  dans  sa  langue  natio- 
nale, Smentéti  (SMeN-TeTi),  nom  de  l'ancien  pharaon  qui  se  lit  en 
tête  de  la  Chambre  des  rois  de  Kamak^,  et  il  suppose  que  ce  nom  égyp- 
tien, Smentéti,  est  celui  qui  a  produit,  sous  la  main  des  auteurs  grecs, 
les  noms  d*Ismandès  et  d'Osymandias ,  donnés  par  Strabon'  et  par  Dio- 
dore  de  Sicile*  à  l'un  des  plus  anciens  et  des  plus  glorieux  pharaons, 
dont  le  monument,  tel  qu'il  est  décrit  par  le  second  de  ces  auteurs, 
d'après  la  relation  d'Hécatée  d'Abdère,  a  été,  jusqu'à  nos  jours,  un 
sujet  de  controverse  entre  les  savants,  et  dont  l'existence  même  n'a  pas 
tnédiocrement  embarrassé  tous  ceux  d'entre  eux  qui  se  sont  occupés 
de  déterminer  sa  place  dans  l'histoire  de  l'Egypte.  En  essayant,  à  son 
lour,^  de  retrouver,  dans  le  Smentéti  de  la  chambre  de  Karnak,  ïlsmandès 
de  Strabon  et  ïOsymandias  de  Diodore ,  le  même  que  le  Sempsès  d'E- 
ratosthène et  le  Sémempsès  de  Manéthon  ,  et  d'assigner  à  ce  pharaon  le 
quatrième  rang  parmi  les  successeurs  de  Menés,  M.  Bunsen  ^ra-t-il 

'  Voyez,  dans  le  Joam.  des  Savants , îuin  i844,  p.  33i-332,  le  compte  rendu  des 
opérations  de  l'ingénieur  Perring,  sur  cette  pyramide  d'AhouRoask.  —  *  Lepsius, 
Âuswahl.  etc.,  Taf.  i.  -  'Strabon,  1.  XVII  p.  8i  i .  A;  cf.  p.  81 3.  C.  —  *  Diodor. 

Sic.  î,  XLVII-XMX. 


JUIN  1846.  365 

ëté  plus  heureux  que  tous  ses  devanciers?  J'avoue,  à  regret,  que  je  ne 
puis  être  de  cet  avis,  et  j'en  vais  donner  les  raisons,  ne  fût-ce  que  pour 
provoquer  de  nouveHes  explications  de  la  part  de  notre  auteur. 

Je  tombe  d'accord  avec  lui  que  le  nom  égyptien  Smentéti  ressemble 
assez,  par  tous  ses  éléments,  au  nom  grec  Ismandès  ou  Osymandias,  pour 
qu'on  puisse  admettre  que  c'est  bien  eflfectivement  le  même  nom  qui 
nous  a  été  transmis,  sous  sa  forme  originale,  par  le  monument  égyp- 
tien, et  sous  une  double  forme  grecque,  par  Strabon  et  par  Diodore. 
Je  puis  concéder  encore  que  les  transcriptions  grecques  originales  d'É- 
ratosthène  et  de  Manéthon  étaient  Sémenthès  ou  Sémenthis ,  d'où  les  co- 
pistes auraient  tiré  les  leçons  Sémensès,  Sémempsès ,  Sempsès;  mais,  à 
travers  toutes  ces  combinaisons,  M.  Bunsen  me  parait  avoir  perdu  de 
vue  une  considération  qui  le  guide  toujours  dans  ses  recherches,  et  qui 
est  véritablement  le  fil  critique  dans  le  labyrinthe  de  l'antiquité  égyp- 
tienne :  c'est,  d'une  part,  l'intelligence  des  signes  hiéroglyphiques  qui 
composent  le  nom  égyptien,  et,  de  l'autre,  l'interprétation  grecque  du 
même  nom  donnée  par  Ératosthène.  Or  il  y  a  ici  une  opposition  radi- 
cale qui  ne  permet  en  aucune  façon,  à  mon  avis,  d'admettre  que  le 
Smentéti  de  la  chambre  de  Karnak,  si  tant  est  qu'il  soit  V Ismandès  ou 
YOsymandias  des  auteurs  grecs,  puisse  être  le  Sempsès  d'Ératosthène  et 
le  Sémempsès  de  Manéthon.  Eflectivement ,  ce  nom,  Smentéti,  s'écrit, 
dans  le  cartouche  de  la  chambre  de  Karnak,  par  quatre  signes  hiérogly- 
phiques, le  dos  de  chaise  (|,  s,  le  parallélogramme  dentelé,  mil,  m£n,  et 

les  deux  barres,  ,  te,  ti,  dont  le  second,  l'élément  principal  du 

mot,  exprime  incontestablement  fidée  de  demeure,  d'établissement,  de 
darée^  ;  et  c'est  en  eilet  le  même  élément  qui  figure,  avec  la  même  va- 
leur, dans  le  nom  de  Mén-ès,  le  fondateur  de  cette  dynastie,  et  dans 
celui  de  Men-ka-ré,  Mycérinus,  le  4*  roi  de  la  iv*  dynastie,  l'auteur  de  la 
trcHsième  pyramide.  Il  y  a  plus  ;  c'est  que  celte  valeur  du  mot  égyptien 
men,  représenté  hiéroglyphiquement  par  le  parallélogramme  dentelé, 
iii,  était  parfaitement  connue  d'Eratosthène,  puisqu'U  interprétait  le 
nom  égyptien  Menés  par  le  mot  grec  AJdptos^,  où  l'idée  de  perpétuité 

'  La  présence  du  signe  i],^,  au-devant  du  signe  mil,  ne  fiait  ici  aucune  difficulté, 
puisque,  suivant  la  doctrine  même  de  M.  Bunsen,  1. 1,  p.  Sag,  la  leUre  égyptieime 
s  était  un  préfixe  qui  modifiait  la  signification  du  verbe,  de  manière  que,  men  si- 
gnifiant bâtir,  jme/i  voulait  ^refaire  bâtir.  —  *  Correction  indubitable,  au  lieu  de 
AIONIOS,  mot  qui  n*est  pas  grec,  et  que  M.  Rosellîni,  qui  a  cru  devoir  maintenir 
cette  leçon ,  a  bien  vainement  cbercbé  a  expliquer,  en  considérant  le  nom  égyptien 
Mena  comme  dérivé  de  celui  du  dieu  suprême  Amoun,  Monam,  délV  Eyittù,  etc., 
P.  I,  Monwn.  Slor.  1. 1,  p.  124. 


566  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

répond  précisément  à  ]  acception  de  durée  que  comporte  le  mot  ègjp- 
lien*.  Maintenant,  ce  même  Ëratoslhène  traduit  le  nom  égyptien  de  son 
cinquième  roi,  Semp$è$,  parle  mot  grec  Èpa9l)<Rii^ç\  d'où  il  suit,  avec 
la  dernière  évidence,  que  le  nom  de  XHercok  égjrptku,  Sjem,  formait 
rélëment  principal  du  nom  égyptien  du  pharaon ,  porté  le  cinquième 
sm*  sa  liste  ;  et ,  ce  qui  n  est  pas  moins  certain ,  c  est  que  le  mot  égyptien 
KOUAIL  ne  pouvait  pas  être  représenté  en  grec  autrement  que  par  ks 
lettres  Xepi.  On  en  a  la  preuve  par  le  nom  du  xxvi*  roi  d'ÉrâtoÂthène, 
Hêfi^&umpéttns,  résultant  de  la  combinaison  des  noms  des  dieux  égyp* 
tiens,  HercfUe  et  Harpocrate,  ainsi  que  le  porte  expressément  Tinterpré- 
tation  grecque  d'Ératosthène  :  i  Mw  ÈpaxTJis  kpnoxpJJns^  et  où  le  nom 
de  ï Hercule  égyptien,  2Sa\J^,  est  représenté  pareillement  en  grec  par 
la  syllabe  Se/i.  Cela  posé,  le  nom  SmentéH,  dont  Télément  principal 
etprime  Kdée  de  stabilité,  de  durée,  ne  peut  avoir  ni  biéroglypbiquement 
ni  pbilologiquement  aucun  rapport  avec  le  nom  Sempêès  ou  Sémempsès, 
dérivé  de  celui  d^ Hercule,  ÈpaxXelSns\  conséquemment,  f assimilation 
dtt  Smentéli  de  la  chambre  de  Kamak  avec  le  Sempsèi  d'Ératosthène,  le 
Sémempsès  de  Manéthon,  ne  saurait  être  admise  â  aucun  titre,  et  ie 
rang  de  cinquième  roi  de  la  i"*  dynastie,  qui  lui  est  assigné  par  notre 
auteur,  ne  repose  désormais  sur  aucune  base.  . 

Il  en  est  de  même  de  l'attribution  de  la  pyramide  du  labyrinthe,  que 
M.  Bunsen  avait  cru  pouvoir  faire  au  pharaon  dont  il  s'agit,  en  se  fon- 
dant sur  le  témoignage  de  Strabon,  qui  dit  que  le  roi,  auteur  du  taby^ 
rbuhe,  et  nommé  Ismandès,  avait  son  tombeau  dans  la  pyramide  bâtie 
à  un  stade  de  distance  du  labyrinthe  même  ^  En  ne  prenant  de  ce  ter 
moignage  que  la  partie  qui  concerne  la  pyramide  du  labyrinthe,  notre 
•uteur  regardait  cette  pyramide,  située  au  lieu  nommé  aujourd'hui  £1- 
HùtÊfora,  comme  le  tombeau  du  roi  Smentéti,  sans  qu'il  pût ,  il  est  vrai, 
^autoriser,  pour  cette  attribution,  de  quelque  découverte  opérée  dans 
cette  pyramide,  comme  dans  quelques-unes  de  celles  de  Dashomr, 
HAhousir  et  de  Gizeh,  puisqu'il  est  notoire^  que  cette  pyramide  d'Us- 
isarti  n'avait  pu  être  ouverte  par  l'ingénieur  du  colonel  Howard  Vyse, 
que  rentrée  et  Tintérieur  nous  en  étaient  enéore  inconnus,  et  que  ,  par 
conséquent,  on  n'avait  pu  y  trouver  le  nom  du  pharaon  dont  elle  est 
l'ouvrage.  Jusqu'ici,  l'attribution  proposée  par  M.  Bunsen  n'était  donc 

>  Slrabon,].  XVD,  p.  81 1,  C  :  tvï  rékei  U  r^s  olxxAo^  xailifs  vUop  i^  alér 
Uem  é^exo^taifs  à  réÇoç  idi  mpaiûs  rs1pàyùnH>f.,.  ISMANAàS  Vàpoiut  à  v§^sis.  •* 
'  Voy.  dans  le/o«rB.  des  Sav,  i84A,  p.  619*  le  cooaple  rendu  des  fouilles  iofruo- 
toeusoi  do  col.  How.  Vyse  sur  cette  pyramide  dMowara,  QperatioM,  etc.^tUl. 
p.  8a. 


JUIN  18&6.  397 

qQ*une  conjecture;  mais  cette  conjecture  même  vient  d*ètre  détruite 
par  le  résultat  des  explorations  exécutées  en  dernier  lieu  par  M.  Lepsius 
dans  la  pyramide  du  labyrinthe.  Ce  savant  est  heureusement  parvenu 
â  pénétrer  dans  la  chambre  sépulcrale,  qui  s  était  dérobée  à  toutes  les 
recherches  de  l'ingénieur  anglais ,  et  il  y  a  trouvé  le  nom  du  troisième 
Amencmhe,  ce  roi  de  la  xii*  dynastie,  auteur  du  labyrinthe,  dont  le  car- 
touche est  encore  imprimé  sur  les  imposants  débris  de  ce  monument. 
(Test  depuis  l'impression  de  son  second  livre  que  M.  Bunsen  a  eu  con- 
naissance de  cette  importante  découverte,  et,  en  la  signalant  dans 
l'avertissement  de  ce  livre  ^  il  déclare  que  la  pyramide  qu'il  avMt  cru 
pouvoir  attribuer  à  Smeniéti,  dernier  roi  de  la  f*  dynastie,  appartient 
réellement  à  Amenemhe  III,  roi  de  la  xii*  dynastie.  Sur  ce  point  encore, 
il  ne  saurait  donc  plus  y  avoir  lieu  &  la  moindre  difficulté;  et  ce  qui 
résulte  de  cette  discussion ,  c'est  que  la  détermination  du  cinquième  roi 
d^Eratosthène,  assimilé  au  huitième  roi  de  la  f*  dynastie  de  Manéthon, 
reste  encore  tout  à  fait  indécise,  ainsi  que  la  place  occupée  dans  Tem- 
pire  égyptien  par  le  Smentéti  de  la  chambre  de  Kamak,  assimilé  lui-même 
à  VIsmandès  de  Strabon  et  à  YOsymandias  de  Diodore. 

La  n*  dynastie  de  Manéthon,  intitulée  thinite,  se  compose  de  nemf 
rois,  en  regard  desquels,  si  l'on  place  autant  de  rois  de  la  liste  d'Érato- 
sthène,  cest-â-dire  ceux  qui  sont  nommés,  depuis  le  sixième  jusqvt au 
fnaiorzième  inclusivement ,  on  ne  trouve  aucune  espèce  de  rapports,  ai 
pour  les  noms  de  rois,  ni  pour  les  années  des  règnes.  Â  l'appui  de  cette 
première  discordance,  qui  tend  à  prouver  que  cette  seconde  dynastie 
de  princes  thinites  ne  peut  être  celle  de  rois  thébains  ou  memphiiis  expo- 
sée dans  le  Canon  d'Ératosthène,  vient  se  joindre  l'observation  que  le 
niîème  roi  d*Ératosthène  est  qualifié  memphiie,  et  que  la  m*  dynastie  de 
Manéthon  est  elle-même  intitulée  memphiie  ;  d*où  il  semble  résulter,  k 
part  toute  autre  considération,  que  c'est  bien  ce  sixième  roi  memphiie 
qui  est  le  chef  de  la  troisième  dynastie,  mempHte  aussi,  et  conséquem- 
ment  que  la  seconde  dynastie  thinitc  représente  une  suite  de  règnes  con- 
temporains d'une  branche  collatérale  de  la  famille  régnante,  laqœtte 
branche  avait  son  siège  à  This,  la  patrie  de  Menés,  fondateur  de  l'em- 
pire. Cette  induction  se  justifie  par  le  fait  que  la  somme  d'années,  laA, 
assignée  aux  sept  premiers  rois  de  cette  seconde  dynastie  tkinite,  est  pré- 
cisément égale  à  celle  des  années  des  règnes  affectés  aux  neuf  rois  cor- 
respondants de  la  liste  d'Ératosthène ,  avec  cette  autre  particularité,  que 
le  chiffie  des  deux  derniers  règnes,  haiUème  et  neuvième,  78  ans ,  répond 

'   Yer-tmd  Nachwort,  p.  nr. 


368  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pareillement  à  celui  du  règne  du  sixième  roi  d'Ératosthène ,  toutes  coïnci- 
dences qui  ne  peuvent  être  fortuites  et  qui  tendent  bien  à  prouver  que 
les  neirf  rois  d'Ératosthène ,  du  vi*  au  xiv*,  ayant  pour  chef  un  roi  mem- 
phitet  doivent  se  chercher  dans  les  neaf  rois  de  la  ni*  dynastie  memphite 
de  Manéthon,  et,  par  une  conséquence  irrécusable,  que  la  seconde  dy- 
nastie ihinite  doit  être  regardée  comme  représentant  une  branche  coIia> 
térale ,  ayant  régné  parallèlement  à  la  dynastie  memphite.  L'importance 
de  ce  résultat ,  qui  signale  la  première  application  de  la  méthode  de 
M.  Bunsen ,  pour  la  conciliation  des  listes  de  Manéthon  el  d'Eratosthène, 
me  fait  un  devoir  de  m'y  arrêter,  pour  montrer  l'accord  qui  règne  dans 
les  détails  des  deux  listes,  au  moyen  de  la  distinction  générale  que  je 
viens  d'indiquer;  et  c'est  un  devoir  que  je  remplis  d'autant  plus  volon- 
tiers que,  si  cet  accord  est  démontré  par  suite  des  explications  où  je  vais 
entrer,  il  en  résultera  que  la  restitution  de  la  m*  dynastie  de  Manéthon, 
à  l'aide  des  neaf  rois  correspondants  de  la  liste  d'Ératosthène ,  qui  était 
peut-être  le  point  le  plus  difficile  du  grand  travail  de  chronologie  égyp- 
tienne entrepris  par  M.  Bunsen,  pourra  être  regardée  comme  un  fait 
acquis  à  la  science,  et  que  dès  lors  il  deviendra  moins  nécessaire  d'ex- 
poser, avec  le  même  détail ,  les  autres  applications  de  la  même  mé- 
thode auxquelles  donne  lieu  la  restitution  des  dynasties  suivantes. 

Examinons  d'abord  les  rapports  généraux  des  deux  listes.  J'ai  déjà 
dit  que  la  somme  des  années  de  règne,  22a,  des  sept  premiers  rois  de 
la  II*  dynastie  de  Manéthon ,  était  précisément  la  même  que  celle  des 
années  de  règne  des  neuf  rois  thébains  d'Ératosthène  ;  premier  fait  qui 
établit  une  remarquable  coïncidence  de  temps  entre  deux  dynasties 
collatérales.  Je  rappelle  encore  que  le  huitième  et  le  neuvième  rois  sont 
donnés  comme  ayant  régné  78  ans;  somme  égale  à  la  durée  du  règne 
du  VI*  roi  d'Ératosthène ,  le  chef  d'une  dynastie  memphite  ;  ce  qui  tend 
à  les  faire  rentrer  dans  cette  dynastie.  Or  il  se  trouve  que,  dans  les 
Extraits  du  Synceile ,  la  n*  dynastie  thinite  finit  précisément  avec  le 
septième  roi;  d'où  il  suit  que  le  huitième  et  le  neuvième  appartiennent  ef< 
fectivement  à  la  dynastie  memphite,  en  tête  de  laquelle  ils  doivent  être 
placés.  Voyons  maintenant  si  les  rapports  particuliers  viennent  à  l'ap- 
pui de  ces  rapports  généraux. 

Le  nom  du  vi*  roi  d'Eratosthène ,  rétabli  sous  sa  véritable  forme  na- 
tionale, Sésorchérès,  avec  l'interprétation  grecque,  Ùyr{(ravSpo§ ,  deux 
corrections  dues  à  M.  Bunsen ^  l'une  et  l'autre  indubitables,  à  mon  avis , 

'  ZEZOPXEPHZ,  au  lieu  de  MOMXEIPI,  où  les  éléments  égyptiens,  che  (le 
signe  d  oflfrande  [J  ) ,  et  rc  (  i*image  du  soleil  0  ) ,  ne  peuvent  être  méconnus . 


JUIN  1846.  369 

se  trouve  maintenant ,  grâce  à  celte  première  restitution ,  répondre  au 
nom  des  deux  rois,  Sésôchris  et  Chénérès,  de  la  liste  de  Manëthon.  Or 
Sésôchris  est  manifestement  la  transcription  grecque  du  nom  égyptien, 
Sé-sor-ché-ré ,  et  Chénérès  doit  être  un  prénom,  dont  tous  les  éléments, 
Ché-n-ré,  se  retrouvent  dans  récriture  hiéroglyphique  ^  Voilà  déjà  un 
premier  point  qui  peut  être  r^rdé  comme  bien  près  dctrc  avéré;  en 
voici  un  second,  où  Tassimilation  est  portée  jusqu*à  la  certitude.  Le 
Sésorchérès  d^Lratosthène  est  qualifié  TrepiaaofiiXvs ,  dune  stature  déme- 
surée; et  le  Sésôchris  de  Manéthon ,  qui  est  déjà  reconnu  le  même  prince , 
et  par  son  nom  et  par  la  place  quil  occupe  dans  Tempire  égyptien,  est 
indiqué  comme  étant  ^a^  de  cinq  coudées,  large  de  trois  palmes  :  hs  S^fos 
«ÎX«  «rnxûw  éy  fBokxKjlûiv  y'  :  particularité  qui  a  du  toujours  être  trop 
i*are ,  pour  que  robsei*vation ,  qui  en  avait  été  consignée  dans  les  annales 
égyptiennes  et  qui  était  relevée  à  la  fois  par  Manéthon  et  par  Érato- 
stfiène,  ne  constitue  pas  pour  le  roi  auquel  elle  sapplique,  Sésorchérès- 
Sésôchris,  la  preuve  de  Videntité.  Le  point  de  départ  de  la  m*  dynastie 
memphite,  fixé  au  règne  du  vi*  roi  d'Eratosthène,  Sésorchérès,  le  gécmt, 
le  Sésôchris'Chénérès ,  de  Manéthon,  parait  donc  être  établi  d'une  ma- 
nière aussi  solide  qu  elle  est  neuve  et  ingénieuse. 

Le  VII*  roi  d'Eratosthène  porte  un  nom  corrompu  par  la  faute  des 
copistes,  2T0IX02APH2,  que  M.  Bunsen  lit  T0IXAPH2,  et  dont 
la  traduction  grecque,  ÈkioOélos^,  établi  par  le  soleil,  répond  exacte- 
ment à  un  nom  de  roi  égyptien  ,  connu  par  un  cartouche  de  la 
plaine  des  pyramides'  :  r'o^  »  "om  composé  de  trois  signes,  le  disque  du 
soleil,  ©,  ra,  le  nilomè  i  tre,  |,  tet,  et  ï offrande,  |J,  hé;  car  ce  nom 
Tet-ché-ra,  exprimant  les  1  idées  d'établissement ,  doffhande  et  de  soleil , 
se  trouve  bien  évidem  j  |  ment  en  rapport  et  avec  la  transcription 
grecque,  TOTX APHS . \J^J et  avec  Tinterprétation  grecque,  HÀIO- 
0ETO2;  et,  lorsqu'à  l'appui  de  ce  rapprochement  vient  se  joindre  le  fait 
de  ce  cartouche  royal ,  trouvé  dans  la  plaine  des  pyramides,  dont  tous  les 


non  plus  que  le  mol  seter,  rendu  hiérogly]phiquement  par  le  sceptre  à  tête  de 
chacal ,  I ,  et  exprimant  Tidée  chef,  conducteur,  à  laquelle  répond  le  mot  grec 
HrHZANAPOZ,  au  Heu  de  THZANAPOZ,  qui  n'avait  aucun  sens.  —  ^  Nous 
possédons  un  cartouche  royal ,  celui  d'un  roi  de  la  v*   dynastie  VTl  ^TN 

éléphantine,  qui  offre  précisément  les  trois  mêmes  éléments  :  LM  '^'^^  ^J' 
—  •  HAlOOeTOC,  au  lieu  de  ANAICOHTOC,  leçon  qui  n'offrait  aucun  sens,  et 
qui  n'a  pu  provenir  que  de  l'inadvertance  des  copistes;  c'est  encore  là  une  excel- 
lente correction  duc  à  M.  Bunsen.  —  *  Publié d*abord  par  feu  M.  Nestor  L'Hôte, 
dans  une  lettre  insérée  au /oam.  des  5av.  janvier  i8Ai,  p.  53,  i). 

47 


370         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

monumeDts  appartiennent  aux  rois  des  premières  dynasties,  il  semble 
qu'il  ne  puisse  subsister  le  moindre  doute  sur  la  rectification  proposée 
par  M.  Bunsen  pour  le  nom  du  vu*  roi  d*Ëratosthène.  Ce  nom  égyptien , 
Tet-ché-ra,  transcrit  en  grec  Toi-ché^es  ou  Ty-ké-rès,  a  été  donné  sous  la 
première  forme  par  Ératosdiène  et  sous  la  seconde  par  Manéthon ,  en 
y  supprimant  la  seconde  syllabe  hé,  Ty-rès,  fauté  due  uniquement  aux 
copistes,  de  même  que  la  transposition  que  ce  nom  a  éprouvée  dans  la 
liste  où  il  figure  au  troisième  rang,  au  lieu  d*être  au  deuxième;  mais  le 
nombre  des  années  de  règne  qui  est  à  peu  près  le  même,  six  pour  le 
Tmcharès  d'Ératosthène ,  et  sept  pour  le  Ty  (ché)  rès  de  Manéthon ,  montre 
bien  qu*il  sagit  en  effet,  sur  les  deux  listes,  d'un  seul  et  même  roi.  Pour 
ce  second  roi  de  la  m*  dynastie,  le  même  que  le  vu*  roi  du  Canon  d'Éra- 
tosthène, il  y  a  donc  pareillement  une  certitude  historique,  acquise  de 
la  manière  la  plus  satisfaisante  et  confirmée  par  un  monument  national 
contemporain,  tel  que  le  cartouche  royal  de  la  pliuiM  des  pyramides. 

Il  en  est  de  même  du  roi  suivant,  le  yiii*  de  la  liste  d'Eratosthène.  Ce 
prince,  dont  le  règne  est  porté  à  trente  ans,  est  évidemment  le  même 
qua  celui  qui  lui  correspond  ^  sur  la  liste  de  Manéthon ,  avec  l'indi- 
cation d'un  règne  de  vingt-neuf  ans.  Cette  identité  ainsi  reconnue, 
d'aprèa  le  double  fait  de  la  place  que  ces  deux  rois  occupent  dans  l'em- 
pire égyptien  et  du  nombre  pareil  de  leurs  années  de  règne,  il  suit  de 
là  que  le  nom  Gosormiès,  donné  par  Ératosthène  ou  plutôt  par  ses  co- 
pistes, doit  être  rectifié  d'après  celui  que  donne  Manéthon,  Sésorthos, 
transcription  grecque  du  nom  ^ptien  Sésor-tesen ,  dont  l'élément  prin- 
cipad,  exprimé  hiéroglyphiquement  par  le  sceptre  à  tête  de  chacal,  'j,  ren- 
ferme ridée  de  direction,  de  commandement,  qui  se  retrouve  dans  la  tra- 
duction grecque  de  ce  nom  donnée  par  Ératosthène  :  HTHSIKPATOS^. 
Ce  Sésortesen,  premier  du  nom,  le  Sésortosis  de  Manéthon,  est  donc 
encore  un  pharaon  reconnu  sur  la  liste  d'Eratosthène  à  la  place  qui  lui 
appartient  chronologiquement  en  qualité  de  huitième  souverain  de 
Thèbes  et  de  Memphis;  et  cette  notion  capitale  acquiert  beaucoup  d'im- 
portance par  les  détails  qu'ajoute  Manéthon  au  sujet  de  ce  prince,  re- 
gardé par  les  Égyptiens  comme  leur  Escalape,  à  cause  des  progrès  quil  avait 

^  Par  suite  de  la  transposition  déjà  constatée  pour  le  roi  précédent,  le  vu*  de  la 
liste  d'Ératosthène ,  correspondant  au  3*  de  la  m*  dynastie  de  Manéllion  ;d  où  il  suit 
que  c  est  bien  le  a*  roi  de  cette  m* dynastie  qui  correspond  auviii*  roi  d'Eratosthène. 
—  *  Au  lieu  de  AITHZiriANTOZ,  mot  évidemment  altéré,  puisqu'il  n'offre  aucun 
sens ,  et  dont  la  leçon,  HfHZIKPATOZ,  proposée  par  M.  Bunsen,  se  rapproche 
autant  que  possible.  Je  regarde  cette  correction  de  noire  auteur  conune  aussi  cer- 
taine qu'elle  est  jheureuse. 


JUIN   1846.  371 

fait  faire  à  la  médecine,  le  même  roi  considéré  aussi  comme  le  promo- 
teur d'im  nouveau  mode  d'architecture  caractérisé  par  i  emploi  de 
pierres  taillées  à  Téquerre,  et  enfin  comme  ayant  perfectionné  le  système  de 
técritare^.  A  de  pareils  titres,  M.  Bunsen  croit  reconnaître  dans  ce  Sésor- 
tesen  le  premier  des  Sésostris  de  la  tradition  grecque ,  un  roi  législateur 
et  instituteur  de  son  peuple ,  celui-là  même  que  Dicéarque  avait  célébré 
sous  ce  double  rapport  en  rappelant  Sésonchosis^,  nom  facile  à  restau- 
rer sous  sa  véritable  forn>e  grecque,  Sésorthosis;  le  même  auquel  Aris- 
tote,  qui  l'appelle  Sésostris  ^,  attribuait  l'institution  fondamentale  de  la 
division  des  habitants  de  TÉgypte  en  castes  héréditaires  ;  le  même  enfin 
auquel  se  rapportent  ces  traditions  de  chants  populaires ,  mentionnés 
par  Hérodote  et  par  Diodore  de  Sicile  au  sujet  de  leur  Sésostris-Sésosis. 
On  conçoit  d'après  cela  la  haute  importance  qui  s'attache  à  la  détermi- 
nation chronologique  de  ce  pharaon  du  haut  empire,  qu'Âristote  con- 
naissait d'une  manière  générale  comme  beaucoup  plas  ancien  que  Minos, 
antérieur  lui-même  de  quatorze  siècles  à  notre  ère,  et  dont  le  règne,  le 
vn*  à  partir  de  Menés ,  marque ,  dans  le  développement  de  la  civilisation 
égyptienne,  une  époque  de  progrès  et  de  gloire,  si  remarquable  à  tant 
de  titres  divers. 

Le  roi  qui  succède  à  celui-là,  sur  la  liste  d'j^tosthène ,  et  qui  s'ap- 
pelle Mares,  correspond  au  roi  nommé  Mésôchris,  ou  plutôt,  par  une 
correction  indubitable,  Sésôchris ,  s\xr  la  liste  de  Manéthon^.  Ici  encore 
nous  reconnaissons,  avec  toute  la  certitude  possible,  le  même  roi  dé- 
signé par  deux  noms  différents,  cest-à-dhe  p^  le  nom  royale  qui  était 
une  qualification  et  qui  s'inscrivait  dans  le  cartoache  prénom,  et  par  le 
nom  de  famille,  qui  s'inscrivait  dans  le  cartouche  nom  jyropre.  Effective- 
ment, le  premier  de  ces  noms.  Mares,  est  un  prénom  purement  ^p- 
tien,  composé  des  deux  éléments  ma,  donner,  et  ré,  soleil,  d'où  résulte 
ridée  :  dorme  par  le  soleil,  qui  se  trouve  exactement  rendue  dans  la 
traduction  grecque  d'Ératoshène  :  tlkiôScjpos.  Quant  au  nom  Sésôchris, 
c'est  aussi  la  transcription  grecque,  aussi  exacte  que  possible,  du  nom 
égyptien  Sé-sor-ché-ré ,  que  nous  av5ns  déjà  vu  porté  par  un  roi  de  la 

'  Manethon  ex  J.  Âfric.  et  Euseb.  apud  Syncell.  Chronoar,  p.  56  et  67  :  Olroç 
Amîkrririàs  AiyvT^ Uns  xflt7d  (ou  hà)  rf^  loilpncfjv  tivàiiialat,  nal  rifv  hà  ^g&l&p 
Xiâcûv  ohuAofilav  eipcûû-  dtXXà  xai  rPA<I>Ê2  èTtêfieXijdiif,  Malheareosement,  la  ma- 
nière dont  la  pensée  de  Manélhon  est  rendue  dans  ce  court  extrait  ne  nous  permet 
pas  de  déterminer  en  quoi  consistait  le  résultai  des  soins  apportés  par  Tancien  pha- 
raon à  iVerituro  égyptienne.  —  *Dicaearch.  apud  Scbol.  Apollon.  Rh.  iv,  272-276. 
—  '  Aristot.  Poliiic.  VU,  vl,  —  *  Nous  arons  déjà  m  le  nom  Sésôchris  (Sé^sor-chè- 
rèsl),  donné  par  Manédion  au  premier  roi  de  sa  m*  dynastie ,  le  même  que  le  vi*  roî 
(rÉratosthène.  Voy.  phis  kaut,  p.  366. 

47. 


372  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

même  dynastie,  transcrit  pareillement  en  grec  par  Manéthon  sous  la 
forme  Sésôchris  :  en  sorte  que,  sur  ce  point  encore,  H  ne  saurait  sub- 
sister la  moindre  difficulté.  Il  restera  peut-être  quelque  doute  sur  Fat- 
tribution  que  fait  M.  Bunsen  à  ce  pharaon  du  haut  empire,  le  hui- 
tième successeur  de  Menés,  de  la  pyramide  en  briques  de  Dashowr, 
qu'il  regarde  comme  ayant  été  son  tombeau,  d  après  le  cartouche  royal 
qu'on  y  a  trouvé,  mais  mutilé  de  toute  la  partie  supérieure,  de  ma- 
nière qu'il  n'en  restait  plus  que  les  deux  signes,  |J,  ché,  et  ©,  ré^\  en 
suppléant  les  deux  signes  qui  manquent,  ij^,  Sé-sor,  il  en  résulte  le 
nom  entier  :  Sé-sor-ché-ré,  restitution  qui,  tout  ingénieuse  et  toute 
plausible  qu'elle  est  en  elle-même ,  aurait  pourtant  besoin ,  pour  être 
admise  avec  toute  confiance,  d'être  appuyée  par  un  monument  plus 
complet.  A  la  vérité,  cette  conjecture  de  M.  Bunsen  se  justifie  par  une 
notion  historique  que  nous  avons  nous-même  essayé  d'établir  dans  ce 
journal^,  celle  que  la  pyramide  en  briques  de  Dashoar,  dont  il  s'agit 
ici,  est  la  pyramide  attribuée  à  un  ancien  roi  égyptien,  nommé  Asy- 
chis  par  Hérodote',  et  plus  exactement  Sasychis,  par  Diodore  de  Si- 
cile^; car  ce  dernier  nom,  Sasychis,  parait  bien  une  des  formes  grec- 
ques du  nom  Sésorchérès,  transcrit  Sésôchris  par  Manéthon.  J'admets 
donc,  pour  mon  propre  compte,  l'opinion  de  M.  Bunsen,  que  ta  pyra- 
mide en  briques  de  Dashour  est  celle  de  Sasychis,  le  Sésorchérès  des 
Égyptiens;  d'où  il  suit  que  c'est,  de  toutes  les  pyramides  qui  existent 
aujourd'hui,  la  plus  ancienne  dont  nous  connaissions  le  fondateur,  et, 
par  une  conséquence  liée  à  celle-là,  que  les  deux  pyramides  en  pierres, 
voisines  de  la  pyramide  en  briques  de  la  même  localité  de  Dashoar, 
doivent  être  celles  des  deux  rois,  prédécesseurs  immédiats  de  Sésor- 
chérès, c'est  à  savoir  celles  de  Tetchéra  et  de  Sésortesen  I'^  Mais  c'est  là 
une  question  sur  laquelle  je  me  propose  de  revenir  dans  im  résumé 
sur  les  pyramides,  que  j'ai  annoncé  depuis  plusieurs  années ^  et  que 
j'avais  cru  devoir  ajourner,  dans  la  prévision  des  découvertes  qui  pou- 
vaient s'opérer  dans  la  plaine  des  pyramides  par  suite  de  la  mission  de 
M.  Lepsius ,  prévision  qui  s'est  heureusement  réalisée. 

Le  roi  qui  suit,  sur  la  liste  d'Ératosthène ,  Anôyphis,  a  pour  corres- 
pondant, sur  celle  de  Manéthon,  avec  im  nombre  d'années  qui  di£Fère 
trop  peu  pour  constituer  une  difficulté,  un  roi  nommé  S&yphis.  Ici 
encore,  la  correspondance  est  juste  et  l'identité  certaine,  au  moyen 

*  ThePyramids  ta  the  Soatward  of  Gizeh,  pari.  lU,  pi.  iin,  fig.  lo.  —  *  Juillet 
i844f  p.  4io-4ia.  —  *  Herodot.  II,  cxxxvi.  —  *  Diodor.  Sic.  I,  xciv. —  *  Journal 
des  SavanU,  avril  i8âi  t  p.  a44;  mai  x844«  p-  373,  et  juillet  i844,  p.  419. 


JUIN  1846.  373 

d'une  correction  très-légère  du  texte  d'Eralosthène ,  qui  résulte  à  la  fois 
et  de  celui  de  Manéthon  et  de  la  traduction  grecque  d'Ératos^ène  lui- 
même,  en  lisant  AN  (H)  SÛTOIS ,  au  lieu  de  ANQTOI2.  Effectivement, 
ce  dernier  nom ,  2QÏOI2 ,  est  la  leçon  de  Manéthon ,  et  c  était  aussi 
celle  d'Ératosthène ,  puisquil  traduisait  le  nom  égyptien  en  grec  par 
Mkcû^oç  ,  de  même  qu  il  traduisait  par  le  mot  grec  xcûfialalvs  le  nom 
égyptien  de  son  xv*  roi,  2AQOI2,  le  2QTOI2  de  Manéthon.  Or 
ridée  de  licence,  de  désordre,  liée  à  celle  de  violence  qu'exprime  le  radi- 
cal grec,  se  retrouve  pareillement  dans  le  radical  égyptien^;  et  nous  con- 
naissons maintenant ,  par  les  monuments  nationaux ,  un  cartouche  royal  : 
,  qui  représente  le  nom  de  ce  pharaon,  sous  sa  forme  égyptienne, 
Schoufou,  aumoy  en  de  quatre  signes  hiéroglyphiques,  le  crible,  #,  ch; 
le  bras  armé  du  fouet,  Iv— J,  chou;  le  serpent,^^,^,/^  etVoiseaa, 
\^     \ ,  ou.  Ce  cartouche,  qui  provient  de  la  plaine  des  pyramides. 


•> 


v^^ 


et  qui  est  une  variante  de  Tautre  cartouche  connu  ^ 
appartenant  au  roi  5c/ioa/ba,  de  la  iv*  dynastie,  fauteur  d'une  des 
grandes  pyramides  de  Mempbis,  appartient  donc  lui-même  à  un 
roi  d'une  des  premières  dynasties  memphites,  très-probablement 
au  pharaon  qui  nous  occupe  ;  et,  ce  qui  ajoute  encore  à  cette 
probabilité,  c'est  que  la  même  plaine  des  pyramides  a  fourni  pareille- 
ment un  autre  cartouche,  qui  donne  le  deuxième  nom  de  ce  pharaon,  An: 
^■■*^  ,  et  que  nous  possédons  en  même  temps,  par  la  chambre  des  rois  de 
Kamak,  où  ce  cartouche  du  roi  An  occupe  le  cinquième  rang, 
la  preuve  positive  que  ce  pharaon  a  régné  positivement  à  l'é- 
poque que  faccord  des  listes  de  Manéthon  et  du  Canon  d'Erato- 
sthène  tend  à  assigner  au  Sâyphis  du  premier ,  cinquième  roi  de  la 
ni*  dynastie,  à  YAnSôyphis  du  second,  neuvième  successeur  de  Menés. 
Il  n'est  guère  possible  d'arriver,  dans  de^^recherches  de  ce  genre,  à 
une  conformité  plus  grande  et  mieux  appuyée  à  la  fois  par  les  textes 
et  par  les  monuments. 

C'est  encore  le  même  résultat  que  nous  avons  à  constater  pour  le 
sixième  roi  de  la  m*  dynastie  de  Manéthon,  Tosertasis,  qu'il  faut  lire 
Sésortasis,  Forme  grecque  du  nom  égyptien  Sésortasen,  que  nous  con- 
naissons déjà,  lequel  roi  répond  au  onzième  roi  du  Canon  d'Ératosthène, 
nommé  Sirios.  Effectivement,  ce  nom,  interprété  en  grec  par  Érato- 
sthène,  vlbs  xopvs.Jils  (de  la  pupille)  de  l'œil,  se  reconnaît,  sans  la 

'  Nous  en  avons  déjà  fait  fobservation  dans  ce  journal  même,  mars  iSAAi 
p.  i63,  note  3,  en  nous  fondant  à  cet  égard  sur  une  idée  deM.Lenormant,  Eclair- 
citsements  sur  le  cercueil  de  Mycérinus,  p.  âa.  —  '  Journal  des  Savants,  janvier  i84i} 
p.  53,  i). 


374 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


moindre  <li£Eiculté,  pour  un  surnom  égyptien,  composé  des  deux  élé- 
ments, sitjils,  et  irif  œil,  littéralement,  Tim,  la  pupille  de  tœil;  ce 
n^était  donc  pas,  ce  ne  pouvait  pas  être  le  nom  propre ,  le  nom  de  famille; 
et  nous  avons  là  une  nouvelle  preuve  du  fait  que  nous  avons  signalé , 
c*est  à  savoir,  que,  des  deux  noms  portés  par  les  pharaons,  Tun,  le 
prénom,  ou  le  nom  royal,  est  celui  qui  a  été  admis  de  préférence  sur  le 
Canon  d'Ératostbène,  l'autre,  le  nom  propre,  le  nom  de  famille,  est  celui 
qui  figure  sur  la  liste  de  Manéthon.  Cette  préférence  donnée  au  mm 
royal  par  le  grand  critique  d'Alexandrie  s'explique  du  reste  très-bien  par 
la  circonstance  que  des  princes,  portant  le  même  nom  de  &mille,  tels 
que  notre  Sésortasen  n,  ne  pouvaient  être  distingués  de  leurs  homo- 
nymes que  par  le  nom  royal,  qui  était  de  sa  nature  une  qualificaliim 
toute  particulière,  un  titre  tout  personnel;  et,  ce  qui  n*est  pas  non  plus 
inutile  à  remarquer,  c  est  avec  quelle  exactitude  la  transcription  grecqne, 
^jioSf  a  rendu  le  nom  égyptien,  Si-iri,  et  à  quel  point  Tinterprétatiofi 
grecque,  vils  x6ptis,  exprimait  fidèlement  le  sens  des  deux  mots  égyp- 
tiens, Jîls  de  l'œil  :  d'où  résulte  tme  preuve  péremptoire  de  Tintelliffence 
profonde  de  l'antiquité  égyptienne  qui  a  présidé  au  travail  d'Erato- 
sthène,  et  qui  y  éclate  d'une  manière  si  sensible,  toutes  les  fois  que  le 
texte  original  n'a  pas  été  altéré  par  Tignorance  ou  l'inadvertance  des 
copistes. 

Le  résultat  des  recherches  de  M.  Bunsen  est  moins  satisfaisant  en 
ce  qui  concerne  le  roi  suivant,  Chnoabos  ou  Gnevros,  interprété  par 
éatosthène,  XPT2Ô2  H  XPT20t2,  or  ou  d'or,  et  fils  du  roi  précé- 
dent. Un  pareil  nom  ne  pouvait  pas  être  un  nom  propre,  un  nom  de  fa- 
mille; cette  considération ,  jointe  À  la  circonstance  que  le  pharaon  dont 
il  s'agit  est  indiqué  comme  fils  du  roi  antérieur  Sésortasen  II,  tend  à 
faire  reconnaître  en  lui  un  Sésortasen  III,  qu'on  devrait  s'attendre  à 
trouver  sur  la  liste  de  Manéthon.  Mais  le  nom  qu'on  y  lit  est  celui  d'un 
roi  Achès,  qui  ressemble  beaucoup  au  nom  d'un  roi  contemporain. 


dont  le  cartouche: 
numents  sortis  de 
qui  figure  sous 
ligne  supérieure 
celui  du  roi  Jn; 


,  Asès,  s'est  rencontré  plusieurs  fois  sur  des  mê- 
la plaine  des  pyramides ^  le  même  cartouche 


cette  forme 
de  la  chambre 
d'où    il    suit 


peut  répondre  au  nom  du  roi  Achès, 
Il  y  a  donc  là  une  difficulté  qui  reste 


,  au  quatrième  rang  de  la 
des  rois  de  Karnak ,  avant 
irrésistiblement  qu'il  ne 
de  la  liste  de  Manéthon. 
encore  à  éclaircir,  et  dont 


'  Avec  celte  variante 
Joam,  des  Savants,  janvier 


le:  jr  I  --•-  T\,  Asesa,  dontiée  par  feu  M. 
ier  L  ^  "^  U  i84i,  p.  53,  i). 


Nestor  L'Hôte . 


UIN  1846. 


375 


nous  devrons  sans  doute  quelque  jour  la  solution  aux  monuments  na- 
tionaux de  rÉgypte. 

Cette  espérance  est  justifiée  par  la  restitution ,  opérée  d*après  un 
moyen  semblable ,  du  xiii*  roi  d'Ératosthène ,  restitution  que  je  crois 
pouvoir  signaler  comme  un  fait  acquis  à  la  science.  Le  nom  de  ce  roi, 
PATQ2I2,  doit  se  lire,  au  moyen  du  changement  d'une  seule  lettre, 
PA2Û2I2,  ce  qui  résulte  à  la  fois,  et  de  la  forme  égyptienne  de  ce 


nom,  RA-SÉ-SOR: 
l'interprétation  grec 
7«p,  puisque  les  deux 
et  sésor,  domination , 
tenue  dans  le  mot 


O 
1 


fournie  par  les  monuments  égyptiens,  et  de 
que  donnée  par  Ératosthène ,  Àpx^xprf- 
mots  égyptiens  ra,  soleil,  principe  des  choses, 
puissance,  expriment  précisément  l'idée  con- 
grec kpx^xpdhcûp.  Ce  point  établi,  il  devient 
évident,  par  le  rapport  des  noms,  indépendamment  de  toute  autre  con- 
sidération, que  le  roi  Rasésor,  le  Rasôsis  d*Eralosthène,  est  le  même 
qui  figure  sous  le  nom  corrompu  de  PAT0I2H2 ,  parmi  les  rois  de  la 
IV*  dynastie  de  Manéthon,  où  ce  nom  ne  peut  avoir  été  placé  que  par 
une  erreur  des  copistes  ;  c'est  là  une  de  ces  transpositions  faciles  à  cons- 
tater et  faciles  aussi  à  admettre,  qui  avaient  rendu  si  difficile,  pour 
ne  pas  dire  impossible ,  la  restitution  des  listes  de  Manéthon ,  tant  qu'on 
ne  pouvait  s'aider  de  la  connaissance  des  monuments  nationaux  de 
l'Egypte.  Mais,  du  reste,  cette  transposition,  due  uniquement  aux  au- 
teurs des  Extraits,  achève  d'être  prouvée  par  le  nom  qui  suit  immé- 
diatement, sur  la  liste  de  Manéthon,  Bichérès,  lequel  est  manifeste- 
ment le  même  que  celui  de  Bryrès,  du  Canon  d'Eratosthène,  puisque 
ces  deux  noms ,  qui  diffèrent  si  peu  l'un  de  l'autre ,  sont  donnés  au 
prince  successeur  du  Rasôsis  d'Eratosthène,  du  Ratoisès  de  Manéthon, 
et  qu'ainsi  ils  désignent  bien  certainement  un  pharaon  dont  la  place 
dans  l'empire  égyptien  est  déterminée  par  cet  ordre  de  succession. 
A  l'appui  de  ces  rapports  dynastiques  et  chronologiques,  nous  avons 
acquis,  par  le  résultat  des  découvertes  opérées  aux  fic'ais  du  colonel 
Howard  Vyse  dans  le  groupe  entier  des  pyramides,  la  certitude  que 
deux  des  pyramides  d'Aboasir,  celle  da  milieu  et  ceUe  du  nord,  étaient 


les  tombeaux  des  deux  rois  Rasôsis  et  Bichérès: 
xiv*  d'Eratosthène ,  huitième  et  neuvième  de  la  ni* 
tie  de  Manéthon,  dont  on  y  a  trouvé  les  carton 
dont  le  second  figure  au  sixième  rang  de  la  ligne 
rieure  de  la  c^m6re({e5  rois  deKarnak,  immédiate 


O 
1 
1 


*   The  Pyramids  to  the  Soutward  ofGizeh,  part.  lU,  pi.  vi,  fig.  4, 1.  E,  et  pL  v, 
fig.  1,1.  A  et  B. 


376  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

après  le  cartouche  du  roi  An^,  le  même  qui  nous  était  aussi  connu  par 
des  monuments  de  la  plaine  des  pyramides^.  Voilà  encore  un  des  plus 
grands  résultats  de  la  science  moderne ,  la  certitude  que  deux  des  pyra- 
mides d*il6oa^ir  appartiennent  aux  deux  derniers  rois  de  la  m*  dynastie 
de  Manéthon,  et  que  ces  monuments  précèdent  immédiatement,  dans 
Tordre  des  temps,  les  pyramides  de  Gizeh,  ouvrages  des  rois  de  la 
iv*  dynastie. 

Tai  donné  quelque  étendue  à  Texposé  du  travail  de  M.  Bunsen,  sur 
la  restitution  de  la  ni*  dynastie  de  Manéthon ,  parce  qu  il  m*a  semblé 
que  cette  partie  de  ses  recherches  était  celle  qui  pouvait  donner  Tidée 
la  plus  claire  et  la  plus  avantageuse  de  sa  méthode,  en  même  temps 
qu'elle  renfermait  un  des  résultats  les  plus  importants  et  les  plus  neufs 
qu*ont  pu  produire,  dans  Tétat  actuel  de  nos  études  égyptiennes,  la 
confrontation  des  textes  historiques  et  des  monuments  nationaux.  Ce 
résultat  me  semhle  assez  solidement  établi  dans  son  ensemble,  assez 
bien  lié  dans  toutes  ses  parties,  pour  constituer  un  des  principaux 
mérites  du  travail  de  M.  Bunsen;  et,  s'il  était  permis  de  le  regarder 
dès  à  présent  comme  définitif,  ce  qui  serait  sans  doute  trop  hasardé ,  la 
réalité  historique  de  ces  neufrovi  d'Eratosthène  et  de  Manéthon,  ainsi  dé- 
montrée par  l'accord  des  témoignages  et  des  monuments,  pourrait  être 
considérée  comme  l'une  des  plus  précieuses  acquisitions  dont  ait  pu 
s'enrichir  de  nos  jours  l'histoire  primitive  du  genre  humain.  A  côté  de  ce 
résultat  se  placent  les  noms  de  plusieurs  pharaons,  dont  les  cartouches 
sont  sortis  en  dernier  lieu  de  la  plaine  des  pyramides',  et  qui  doivent  avoir 
régné  dans  la  même  période.  Laressemblance  du  nom  de  deux  de  ces  rois  : 
,  Ké-ké'OaeiA'A'ké-oa,divec  celui  d'un  des  rois  portés  sur 
la  liste  de  la  //'  dynastie  thinite  de  Manéthon ,  Kaiêchos  ou 
Kéchoos,  et  avec  celui  du  roi  Achès,  de  la  i//'  dynastie 
memphite ,  est  un  fait  qui  tend  de  plus  en  plus  h  confirmer, 
d'une  part,  l'existence  de  dynasties  collatérales  pour  cette 


U 
U 


*  Lepsius,  i4i«ti?a^/,  etc,  Taf.  i.  —  *  Nestor  L*Hôle,  Journal  des  Savçmts,  janvier 
i8Ai«  p.  53,  i);  je  dois  dire  que,  depuis  Timpression  de  son  livre,  M.  Bunsen, 
éclairé  par  les  observations  de  M.  Sam.  Birch  «  a  changé  d  opinion  sur  la  lecture 
de  ce  cartouche,  qu*il  lit  maintenant  Sah-oa-ra,  au  lieu  de  Amsch-ou-ra,  et  qu*il 
atlribne  au  xi*roi  d*Eratoslhène,  Sirios,  Sésortasen  n;  voy.  son  Anhang  B,  p.  xi-xn. 
—  *  Cescartouches  ont  été  publiés  par  feu  M.  N.  L'Hôte ,  dans  le  Joam.  desSav.  z^*^^ 
janvier  i8ili ,  p.  53,  i)  ;  d'autres,  dus  aux  investigations  récentes  de  M.  Lep-  j 
sius,  sont  donnés  par  M.  Bunsen,  t.  II,  p.  106-107.  L'un  de  ces  cartouches  : 
Oa-sé-ser-kef,  était  déjà  connu  par  la  publication  de  M.  Nestor  L'Hôte,  ibid. 
p.  54,  ainsj  que  Ta  reconnu  plus  tard  M.  Bunsen  lui-même  1  t.  U,  Vorund 
Ncichwort,  S.  III. 


u 


JUIN  1846.  377 

époque  du  haut  empire  égyptien;  d'autre  part,  rautbentieité  des  docu- 
ments historiques  mis  en  œuvre  par  Manéthon ,  sans  que  la  place  de 
ces  rois  mômes,  que  nous  ne  connaissons  encore  que  par  leurs  car- 
touches, puisse  jusqu ici  être  déterminée  dans  l'empire  égyptien;  cest 
un  point  accessoire  sur  lequel  des  découvertes  ultérieui'cs  pourront  jeter 
de  nouvelles  lumières. 

Maintenant,  que,  par  l'exposition  détaillée  de  la  m* dynastie  de  Ma- 
néthon, mise  en  regard  des  neuf  rois  correspondants,  vi-xiv,  du  Canon 
d'Ératosthène,  et  rapprochée  des  monuments  nationaux  de  l'Egypte,  je 
crois  avoir  fait  suffisamment  connaître  à  nos  lecteurs  eu  quoi  consiste 
la  méthode  de  M.  Bunsen,  et  les  fruits  qu'on  peut  en  attendre,  sauf  les 
réserves  que  j'ai  faites  au  commencement  de  mon  travail  et  que  je  me 
borne  ici  à  rappeler,  je  procéderai,  dans  la  suite  de  cet  examen,  d'une 
manière  plus  succincte,  et,  sans  entrer  dans  les  détails,  à  moins  quils  ne 
soient  exigés  par  l'importance  du  sujet  ou  par  la  nouveauté  des  monu- 
ments ,  je  me  bornerai  à  eu  signaler  les  principaux  résultats.  C'est  ainsi 
que  je  m'occuperai,  dans  un  prochain  article,  de  la  iv*  dynastie  et  de 
celles  qui  la  suivirent,  jusqu'à  la  chute  du  haut  empire  égyptien, 
opérée  par  Tinvasion  des  Pasteurs. 


RAOUL-ROCHETTE. 


(  La  suite  à  un  prochain  cahier.  ) 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 


INSTITUT  ROYAL  DE  FRANCE. 

ACADÉMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BELLES -LETrRES. 

M.  Eyriès,  membre  libre  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles -lettres,  est 
mort  le  I  a  juin  i846. 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES  MORALES  ET  POLITIQUES. 

L'Académie  des  sciences  morales  et  politiques  a  tenn,  le  samedi  3o  mai,  sa 
séance  publique  et  annuelle ,  sons  la  présidence  de  M.  Ch.  Donojer.  Après  le  dis- 

48 


378  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cours  d'ouverture  du  président,  le  rapport  sur  le  prix  décerné  et  Tannonce  des 
sujets  de  prix  proposés,  M.  Mignet,  secrétaire  perpétuel,  a  lu  une  notice  sur  la  tie 
et  les  travaux  de  M.  Charles  Comte. 

PRIX    DÉCERNÉ. 

Sectiùtt  de  philoiophie.  L'Académie  avait  proposé,  pour  Tannée  i846«  le  sujet  de 
prix  suivant  :  t  Théorie  de  la  certitude.  ■  Ce  prix  a  été  décerné  h  M.  Javary,  régent 
de  philosophie  au  collège  de  liboume.  Une  première  mention  très-honorable  a  été 
accordée  à  M.  Ch,  Gouraud ,  et  une  seconde  mention  honorable  à  M.  Christîan- 
Bartholmess. 

Les  prix  proposés ,  pour  le  concours  de  cette  année ,  par  la  section  de  morale  çt  par 
la  section  oéconomîe  politique  et  de  statistique ,  n*ont  point  été  décernés.  Us  ont 
été  remis  l'un  et  l'autre  au  concours  de  i848.  (Voir  ci-après.) 

PRIX    PROPOSÉS. 
(CONGOUBS    DE    18^7.) 

Section  de  morale.  L'Académie  rappelle  qu  elle  a  proposé,  pour  l'année  i8Â7«  ^'^ 
prix  sur  la  question  suivante  :  «  Rechercher  quelle  influence  les  progrès  et  le  goût 
du  bien-éire  matériel  exercent  sur  la  moralité  d'un  peuple.  »  Ce  prix  est  de  la 
somme  de  i,5oo  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3i  octobre  i8il6. 

Section  de  législation,  L'Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé  aussi,  pour  1847, 
le  sujet  de  prix  suivant  :  t  De  l'origine  des  actions  possessoires  et  de  leur  effet  pour 
la  défense  et  la  protection  de  la  propriété.  »  Ce  prix  est  de  la  somme  de  i,5oo  francs. 
Les  mémoires  devront  être  adressés  le  3i  octobre  i846. 

L'Académie  rappelle  également  qu'elle  a  mis  au  concours,  pour  l'année  i847« 
le  sujet  de  prix  suivant  :  «  Retracer  les  phases  diverses  de  l'organisation  de  la  famille 
sur  le  sol  de  la  France,  depuis  les  temps  les  plus  anciens  jusqu'à  nos  jours.  ■  Ce 
prix  est  de  la  somme  de  i  ,5oo  francs.  Le  terme  de  ce  concours  est  fixé  au  i*  no- 
vembre 18A6. 

Section  d'économie  politique.  L'Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé,  pour  la  même 
année,  le  sujet  de  prix  suifant  :  t  Rechercher,  par  ranalyse  comparative  des  doc- 
trines et  par  l'étude  des  faits  hbtoriques ,  quelle  a  été  l'influence  de  l'école  des 
physiocrates  sur  la  marche  et  le  développement  de  la  science  économique ,  ainsi 
que  sur  Tadministration  générale  des  États,  en  ce  qui  touche  les  finances,  l'indus- 
trie et  le  commerce.  ■  Ce  prix  est  de  la  somme  de  i,5oo  francs.  Les  mémoires  de- 
vront être  déposés  le  So  septembre  i846. 

L'Académie  rappelle  également  qu'elle  a  proposé,  pour  18&7,  le  sujet  de  prix 
suivant  :  t  Déterminer  les  faits  généraux  qui  règlent  les  rapports  des  profits  avec 
les  salaires,  et  en  expliquer  les  oscillations  respectives.  »  Ce  prix  est  de  la  somme  de 
i,5oo  fi*ancs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3i  octobre  i846. 

Soction  d'histoire,  L'Académie  a  proposé,  pour  18A7,  ^^  P"^  ^^  ^^  question 
suivante  :  c  Faire  connaître  la  formation  de  l'administration  monarchique  depuis 


JUIN  1846.  379 

Philippe- Auguste  jusqu'à  Louis  XIV  inclusivement;  marquer  ses  progrès;  montrer 
ce  qu'elle  a  emprunté  an  régime  féodal  ;  en  quoi  elle  s'en  est  séparée;  comment  elle 
Ta  remplacé.  >  Ce  prix  est  de  la  somme  de  i,5oo  francs.  Le  terme  du  concours  est 
fixé  au  3i  octobre  i846. 

(CONCOUBS  DE  i848.) 

Section  de  morale,  L'Académie  remet  au  concours  de  i848  le  sujet  de  prix  sui- 
vant, qu'elle  avait  proposé  pour  cette  année  :  «Rechercher  et  exposer  comparative- 
ment les  conditions  de  moralité  des  classas  ouvrières  agricoles  et  des  populations 
vouées  à  l'industrie  manufacturière.  ■  Ce  prix  est  de  la  somme  de  i,5oo  francs.  Les 
mémoires  devront  être  adressés  anrant  le  3o  septembre  i847> 

Section  d'économie  politique,  L'Académie  remet  également  au  concours  de  18A8 
le  sujet  de  prix  suivant,  qu'elle  avait  proposé  pour  le  concours  de  1846  :  «Déter- 
miner, d'après  les  principes  de  la  science  et  les  données  de  l'expérience,  les  lois 
qui  doivent  régler  le  rapport  proportionnel  de  la  circulation  en  billets  avec  la  cir- 
culation métallique,  atm  que  l'État  jouisse  de  tous  les  avantages  du  crédit,  sans 
avoir  à  en  redouter  l'abus.  >  Au  progranune  qu'elle  avait  déjà  publié  pour  cette 
question,  et  que  nous  avons  reproduit ,  l'Académie  ajoute  les  observations  suivantes  : 
«  Tout  en  laissant  aux  concurrents  le  soin  de  fixer  la  direction  et  l'étendue  de  leur 
investigation,  l'Académie  les  invite  cependant  à  porter  principalement  leur  attention 
sur  cette  partie  du  crédit  dont  les  gouvernements  sont  libres  de  déterminer  l'usage. 
Ce  qu'elle  demande,  c'est  l'examen  des  règles  à  imposer  à  la  circulation  en  billets 
dont  l'émission  a  lieu,  soit  pour  le  compte  des  États  eux-mêmes,  soit  par  l'inter- 
médiaire d'établissements  ou  de  banques  investis  de  privilèges  exclusifs.  Dans  quelle 
mesure  cette  circulation  peut-elle,  sans  inconvénients,  se  combiner  avec  la  circu- 
lation métallique?  Quelles  proportions  faut-il  maintenir  entre  le  montant  des  émis- 
sions  et  celui  des  en-caisse  ou  réserves  métalliques,  destinées  à  subvenir  au  rem- 
boursement des  billets  dont  la  conversion  en  numéraire  pourrait  être  réclamée? 
Les  règles,  à  cet  égard,  doivent-elles  être  partout  les  mêmes  ou  peuvent-elles  dif- 
férer suivant  les  temps  et  les  lieux? Tels  sont  les  points  qu'il  importe  surtout  d'éclair- 
cir  et  de  décider.  Des  faits,  réalisés  assez  réceçimenl  au  sein  ae  pays  où  l'usage  du 
crédit  a  pris  de  vastes  développements,  ont  jeté  sur  la  question  des  lumières  nou- 
velles. C  est  aux  concurrents  à  ne  rien  négliger  pour  les  recueillir,  et  à  se  rappelai* 
constamment  qu'il  n'est  pas,  en  pareille  matière,  de  meilleurs  renseignements  que 
ceux  de  l'expérience.  >  Le  prix  est  de  la  somme  de  i,5oo  francs.  Le  terme  du  con* 
cours  est  fixé  au  3o  septembre  i847* 

Section  de  philosophie,  L'Académie  rappelle  qu'elle  a  proposé,  pour  l'année  i848, 
le  sujet  de  prix  suivant  :  «  Examen  critique  de  la  philosophie  scolastique.  »  Ce  prix 
est  de  la  somme  de  i,5oo  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  le  3i  aoôt 
1847. 

Section  d'histoire  générale.  L'Académie  rappelle  également  qu'elle  a  mis  au-  con- 
cours, pour  l'année  i848,  le  sujet  suivant  :  «  Démontrer  comment  les  progrès  de 
la  justice  criminelle  «  dans  la  poursuite  et  la  punition  des  attentats  cont^  les  per- 
sonnes et  les  propriétés,  suivent  et  marquent  les  âges  de  la  civilisation,  depuis  1  état 
sauvage  jusqu'à  l'état  des  peuples  les  mieux  policés.  ■  Le  prix  est  de  la  somme  de 
i,5oo  francs.  Les  mémoires  devront  être  adressés  avant  le  3i  octobre  1847. 

48. 


380  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Prix  qainqaennal  de  5,000  francs,  fondé  par  M.  le  baron  Félix  de  Beaujour,  — 
L*  Académie  rappelle  quelle  a  proposé  le  sujet  suivant  pour  i8ài  :  «  Examen  critique 
du  système  d'instruction  et  aéducation  de  Peslalozzi,  considéré  principalement 
dans  ses  rapports  avec  le  bien-être  et  la  moralité  des  classes  pauvres.  >  Les  mémoires 
devront  être  adressés  avant  le  3i  octobre  18Â7. 

Prix  quinquennal  fondé  par  feu  M.  le  baron  de  Morogues.  —  Feu  M.  le  baron  de 
Morogues  a  légué,  par  son  testament  en  date  du  a 5  octobre  i83A,  une  somme 
de  10,000  francs  placée  en  rentes  sur  TÉtat,  pour  fairei*objet  d*  un  prix  à  déoemer, 
tous  les  cinq  ans ,  alternativement  par  T Académie  des  sciences  morales  et  politiques, 
au  meilleur  ouvrage  sur  l'état  du  paupérisme  en  France  et  le  moyen  fy  remàier,  et  par 
TAcadémie  des  sciences  physiques  et  mathémaUques ,  à  l'ouvrage  qui  aara  fait  faire 
le  plus  de  progrès  à  Vagriculture  en  France.  Une  ordonnance  royale ,  en  date  du  a 6 
nuirs  i8Aa,  a  autorisé  T Académie  des  sciences  morales  et  politiques  à  accepter  ce 
legs.  L* Académie  annonce  quelle  décernera  ce  prix,  en  i8ii8,  à Touvrage remplis- 
sant les  conditions  prescrites  par  le  donateur.  Le  terme  de  ce  concours  est  fixé  au 
3o  septembre  iS/iy. 

(coNCOUi(s  DE  1849  ) 

Section  (2e  mom/e.  L'Académie,  propose,  pour  Tannée  i8ilg,  la  question  suivante  : 
«  Rechercher  Thistoire  des  différents  systèmes  de  philosophie  morale  qui  ont  été 
enseignés  dans  l'antiquité,  jusqu'à  l'élàblissement  du  christianisme;  faire  connaitre 
rinfluence  qu'avaient  pu  avoir,  sur  le  développement  de  ces  systèmes,  les  circons- 
tances sociales  au  milieu  desquelles  ils  s'étaient  formés,  et  celle,  qu'à  leur  tour,  ils 
avaient  exercée  sur  l'élat  de  la  société  dans  le  monde  ancien.  >  L'Académie  n'entend 
parier  que  des  systèmes  de  morale  proprement  dite,  et  non  des  principes  de  méta- 
physique et  de  philosophie  générale, ^ auxquels  ces  systèmes  se  rattachent  d'une 
manière  plus  ou  moins  directe.  Ce  prix  est  de  la  somme  de  i,&oo  francs.  Les  mé- 
moires seront  reçus  jusqu'au  3o  septembre  18A8. 

Section  de  législation.  L'Académie  propose,  pour  Tannée  18^9,  lu  sujet  de  prix 
suivant  :  «  Rechercher  l'origine  de  la  juridiction  ou  de  Tordre  judiciaire  en  France; 
en  retracer  Thistoire;  exposer  son  organisation  actuelle  et  en  développer  les  prin- 
cipes. >  — -  Programme  :  11  sera  nécessaire  de  faire  connaître  les  causes  qui  ont  suc- 
cessivement amené  le  déplacement,  Taliénation  ou  le  morcellement  du  pouvoir 
judiciaire,  en  France,  et  les  causes  qui  ont,  plus  tard,  et  progressivement,  procuré 
le  rétablissement  de  Tunité  de  juridiction.  H  conviendra  d  analyser  le  pouvoir  judi- 
ciaire; d'indiquer  sa  nature,  son  étendue  et  ses  limites;  de  distinguer  les  divers 
éléments  dont  il  se  compose;  d'examiner  à  quels  différents  ordres  de  tribunaux 
l'exercice  de  la  juridiction  peut  ou  doit  être  délégué;  quelles  doivent  être  les  règles 
de  leur  compétence  et  Tautorité  qui  doit  la  maintenir.  Ce  prix  est  de  la  somme  de 
i,5oo  francs.  Les  mémoires  devront  être  déposés  avant  le  3o  novembre  i8â8. 


JUIN  1846.  381 

LIVRES   NOUVEAUX. 
FRANCE. 

Lettres  inédites  de  Feaquières,  tirées  des  papiers  de  famiUe  de  madame  la  ducliessc 
Decazes,  et  publiées  par  Etienne  Gallois,  tome  à*-  Paris*  imprimerie  de  G*apelet , 
librairie  de  Leleux,  i846,  in-S*  de  xliv-444  pages.  —  Ce  volume,  qui  contient  la 
suite  de  la  correspondance  du  marquis  Isaac  de  Fcuquières,  pendant  les  années 
1676-1679,  o£Dre  le  même  degré  d'intérêt  que  les  précédents.  (Voir  nos  cahiers  de 
février,  p.  122,  et  d'avril,  p.  253.)  Nous  avons  déjà  nommé  les  principaux  corres- 
pondanb  de  M.  le  marquis  de  Feuquières.  La  plupart  de  leurs  lettres  ont  une  im- 
portance politique  proportionnée  à  celle  des  événements  de  cette  époque.  Les  autres 
empruntent  leur  principal  mérite  de  la  grâce  facile  du  style,  et  du  cliarme  des  dé- 
tails intérieurs  de  la  vie  de  famille.  Parmi  ces  dernières,  on  distingue  surtout  celles 
du  marquis  Antoine  de  Pas,  du  comte  de  Rebenac,  et  de  Simon  de  Pas,  trois  des 
sept  fils  du  marquis  de  Feuquières.  Quoique  cette  publication  ait  été  annoncée  en 
quatre  volumes,  elle  paraît  devoir  excéder  ce  nombre,  pubquil  reste  encore  à 
mettre  au  jour  la  fm  de  la  correspondance  du  marquis  Isaac  de  Feuquières ,  depuis 
1679  ju^u*^  1682,  et  celle  de  son  ûls  aîné,  Antoine  de  Pas,  marquis  de  Feu- 
quières, lieutenant  général  des  armées  du  roi,  auteur  des  Mémoires  et  maximes 
militaires.  On  accueillera  avec  intérêt  et  plaisir  ce  complément  nécessaire  d'un 
recueil  dont  l'importance  historique  et  littéraire  est  déjà  appréciée.  Nous  en  ren- 
drons compte  aussitôt  qu'il  aura  paru. 

Les  séances  de  Ilaidari,  récils  hbtoriques  et  élégiaques  sur  la  vie  et  la  mort  des 
principaux  martyrs  musulmans.  Ouvrage  traduit  de  l'indoustani,  par  M.  Tabbé  Ber- 
Irand,  suivi  de  l'élégie  de  Miskin,  traduite  de  la  même  langue,  par  M.  Garcin  de 
Tassy.  VersaUles,  imprimerie  de  Despart;  Paris,  imprimerie  de  Dnprat,  in-8*  de 
356  pages. 

Critique  de  la  raison  pure,  par  £mm.  Kant.  Seconde  édition  en  français,  retra- 
duite sur  la  pi^mière  édition  allemande;  contenant  tous  les  changements  faits  par 
l'auteur  dans  la  seconde ^lion ,  des  notes,  et  une  biographie  de  Kant,  par  J.  Tissot. 
Corbeil,  imprimerie  de  Crélé  ;  Paris,  librairie  de  Ladrange,  2  volumes  in-8*,  en- 
semble de  1,200  pages. 

Description  des  médailles  gauloises,  faisant  partie  des  collections  de  la  Bibliothèque 
royale,  accompagnée  de  notes  explicatives ,  par  M.  Adolphe  Duchalais.  Paris,  im- 
primerie de  F.  Didot,  in-8*  de  368  pages,  plus  2  planches. 

Histoire  de  la  législation  romaine,  depuis  son  origine  jusqu'à  la  législation  moderne; 
suivie  d'une  généralisation  du  droit  romain,  etc.,  par  M.  Ortolan. Troisième  édition. 
Corbeil,  imprimerie  de  Crété;  Paris,  librairie  de  Joubert,  in-8"  de  4i6  pages. 

La  basilique  de  Nicolas  Tartaglia.  Ouvrage  publié  pour  la  première  fois  en  i537, 
sous  le  litre  de  La  science  nouvelle ,  et  continué  en  i546  dans  les  deux  premiers 
livres  du  recueil  du  même  auteur,  intitulé  :  Questions  et  inventions  diverses;  traduit 
de  l'italien,  avec  quelques  annotations  par  RiefTeL  Deuxième  partie.  Saint-Cloiid , 
librairie  de  Belin-Mandar  ;  Paris,  librairie  de  Corréard,  in-8*  de  1 16  pages. 

Histoire  des  peuples  bretons  dans  la  Gaule  et  dans  les  Ues  britanniques,  langue, 


382        •  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

coutumes,  mœurs  et  institutions;  par  Aurélien  de  Courson.  Tome  I*'.  Compicgne, 
imprimerie  d'Escuyer;  Paris, librairies  de  Furne,  de  Bourdin  et  de  Dumoulin  ^  in-8* 
de  â6o  pages.  ... 

Lettres  et  fièces  rares  ou  inédites,  publiées  et  accompagnées  d*instructions  et  de 
notes,  par  M.  Matter.  Paris,  imprimerie  de  Crapelet,  librairie  d'Amyot,  in-8'  de 
432  pages. 

Histoire  des  découvertes  géographiques  des  nations  européennes  dans  les  diverses  peuiies 
du  monde,  présentant,  d*après  les  sources  originales,  pour  chaque  nation,  le  préds 
des  voyages  exécutés  par  terre  et  par  mer,  et  offrant  le  tableau  complet  de  not  con- 
naissances actuelles  sur  les  pays  et  les  peuples  de  TAsie,  de  TAfrique,  de  TAmé* 
riqae  et  de  TOcéanie ,  avec  un  grand  nombre  de  cartes  et  une  bibliographie  complète 
des  voyages.  Par  L.  Vivien  de  Saint-Martin,  i"  série,  tome  ID,  première  livraison. 
Paris,  imprimerie  de  Fain ,  librairie  d*Arthu8  Bertrand,  in-ft*  de  2S9  pages,  avec 
une  cArle. 

Belation  du  voyage  fait  en  tSUS-ài  en  Grèce  et  dans  le  Levant,  par  M.  A.  Chenavard, 
architecte,  E.  Rey,  peintre,  et  J.  M.  £>algabîo,  ardiitecte;  par  M.  Ant.  Chenavard. 
A  Lyon,  imprimerie  de  Boite! ,  in>8*  de  i84  pages. 

Mémoire  de  la  société  géologique  de  France,  Deuxième  série,  tome  P',  i^el  a*  partie. 
Paris,  imprimerie  de  Bourgogne,  librairie  de  P.  Bertrand, in-&*  de  a 5  feuilles,  plus 
1 3  planches. 

ifémoire  sur  la  famille  des  fougères,  par  A.  L.  A.  Fée.  Premier  mémoire.  Examen 
des  bases  adoptées  dans  la  classification  des  fougères,  et  en  particulier  de  la  nerva- 
tion. Strasbourg,  imprimerie  et  librairie  de  M**  veuve  Levrault,  in-folio  de  38  feuilles 
et  demie,  plus  64  planches. 

Mollusques  vivants  et  fossiles,  ou  description  de  toutes  les  espèces  de  coquilles  et 
de  mollusques,  classés  suivant  leur  distribution  géologique  et  géographique,  par 
Alcide  d*Orbigny.  Livraisons  1,  3,  3.  Paris,  imprimerie  de  Siron,  librairie  de 
Gide  et  compagnie;  trois  cahiers  in-8*,  ensemble  de  i5  feuilles,  plus  i5  planches. 

Dépôt  général  de  la  marine.  Mélanges  hydrographiques,  ou  Recueil  de  documents 
relatifs  à  Vhydrographie  et  à  la  navigation ,  revus  et  mis  en  ordre  par  M.  B.  Daron- 
deau.  Tome  I*.  Paris,  Imprimerie  royale,  in-8*  de  /loo  pages.  (Extrait  des  Anmiks 
maritimes  et  coloniales  par  MM.  Bajol  et  Poirré.  ) 

Grammaire  raisonnée  de  la  langue  ottomane,  suivie  d*un  appendice  contenant  Tana- 
lyse  d*un  morceau  de  compo.iiion  ottomane,  où  sont  ^montrées  les  différentes 
règles  auxquelles  les  mots  sont  assujettis;  par  James  W^ledhouse,  secrétaire  in- 
terprète de  la  commission  britannique  aux  conCérences  d^Eneroum.  Paris,  impri- 
merie de  Dondey-Dupré,  librairie  de  Gide  et  compagnie. 

Philosophie  de  Thomas  Reid,  extraite  de  ses  ouvrages,  avec  une  Vie  de  Vauteur  et 
un  Essai  sur  la  philosophie  écossaise,  par  Fabbé  P.-H.  Mabire.  Seconde  série.  Essai 
sur  les  facultés  actives  de  Thomme.  Paris,  imprimerie  de  Didot,  librairie  de  Lecofire, 
in-i  a  de  âA/I  pages. 


ANGLETERRE. 

Elemeuiary  art,  or  the  use  of  ihe  dialk  and  lead  pencil  advocated  and  explained. 
Third  édition.  London,  David  Bogue,  i8â5,  in-folio.  —  The  prineiphs  and  pruc- 
tice  ofart,  London ,  Chapman  and  Hall ,  18/I6,  in-folio.  —  Ces  deux  ouvrages  de 


JUIN  1846.  383 

M.  Harding,  un  des  artistes  les  plus  distingués  de  TAngleterre,  méritent  d'être 
connus  en  France.  Le  premier,  consacré  aux  éléments  de  Tari,  traite  des  premiers 
principes  du  dessin  et  des  procédés  matériels  d'imitation,  particulièrement  de  Tusage 
du  crayon.  Lo  second,  qui  a  pour  objet,  comme  l'indique  son  titre,  les  principes  et 
la  pratique  de  fart,  est  d'une  portée  plus  élevée.  L'auteur,  s'adre^ant  à  des  intel- 
ligences développées ,  entreprend  d'initier  les  élèves  au  grand  secret  de  l'art  de 
peindre.  C'est  dans  l'étude  de  la  nature  plutôt  que  dans  l'imitation  servite  de  telle 
oo  telle  école  quil  leur  enseigne  à  trouver  les  lois  du  beau  et  du  vrai.  Il  consacre 
aa  développement  de  sa  méthode  huit  chapitres  étendus,  dans  lesquels,  après  avoir 
examiné  et  comparé  les  divers  systèmes  adoptés  par  les  maîtres  anciens ,  il  traite  de 
la  distinction  à  faire  entre  le  jugement  et  le  sentiment  dans  la  peinture  ;  de  la  beauté 
de  la  forme  ;  de  la  composition  ;  des  lumières  et  des  ombres  ;  de  la  couleur  ;  du  dessin 
d*après  nature.  A  sa  théorie,  clairement  et  ingénieusement  exposée,  M.  Harding  a 
soin  de  joindre  l'exemple,  et  ses  nombreux  dessins  attestent  un  talent  aussi  varié 
que  brillant  Nous  ne  cloutons  pas  qu*ils  ne  contribuent  puissamment  à  assurer  le 
succès  de  ces  deux  splendides  volumes. 

BELGIQUE. 

GuiHebert  deljuvify  et  se$  voyages  en  iUiS,  iUiU  el  iU2i,  commentés  en  français 
et  en  polonais,  par  Joacfaim  Lelewel.  Bruxelles  et  Posen ,  in-8*.  —  GuiHebert  de 
Lannoy,  sire  de  Villerval  el  de  Tronchiennes ,  conseiller  et  chambellan  du  duc  de 
Bourgogne,  né  en  i386,  mort  en  i46a,  remplit  plusieurs  missions  diplomatiques 
en  France,  en  Angleterre,  en  Prusse,  en  Pologne;  il  visita  la  Russie,  la  Grèce, 
l'Egypte ,  la  Palestine.  Le  récit  de  ses  voyages,  composé  par  lui-même ,  a  été  imprimé 
en  partie,  k  Londres,  par  Webb,  sous  le  litre  de  Pélerinaiges  de  Sarye  (dans  VAr- 
chœologia,  f.  xxi),  et  plus  complètement  en  i84a  par  la  société  des  bibliophiles  de 
Mons,  sous  le  titre  de  :  Voyages  et  ambassades  de  messire  Guilleberi  de  Lannoy.  M.  Le- 
lewel publie  de  nouveau,  avec  un  travail  critique,  les  fragments  de  cette  relation 
qui  ont  plus  particulièrement  rapport  à  la  Pologne  et  aux  contrées  adjacentes.  Il  y 
a  joint  une  carte  itinéraire  dressée  en  polonais,  une  notice  sur  la  famille  du  sire  de 
Lannoy,  une  chronologie  des  voyages  qui  ont  précédé  ou  suivi  celui  de  Guillebert, 
et  un  tableau  généalogique  des  princes  dont  le  nom  est  cité  dans  le  texte. 

Histoire  des  Belges  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  avec  une  introduction  contenant 
la  partie  diplomatique  de  celte  histoire  pendant  les  règnes  de  Charles  VI  et  de 
Marie  Thérèse,  par  Ad.  Borgnet,  professeur  à  l'université  de  Liège,  etc.  Bruxelles, 
imprimerie  de  Delevingue  et  Callewaert,  librairie  de  Vandale.  Paris,  librairie  de 
Dumoulin,  a  vol.  grand  'm-^*  de  xii-746  pages. 

Histoire  de  la  langue  et  delà  littérature  provençale,  pAT  Emile  de  Laveleye,  élève  de 
l'université  de  Gand.  i845,  Bruxelles,  imprimerie  de  Th.  Lesigne;  Paris,  librairie 
de  DumouKn,  i  vol  in-8*de  xii-347  pages,  7  francéi' 

Histoire  de  la  maison  de  Saxe-Cobourg-Gotha ,  traduction  libre,  augmentée  et 
annotée  par  M.  Auguste  Scheler,  docteur  en  phQosophie  et  lettres,  etc.,  etc.  i8i6, 
Bruxelles,  imprimerie  de  D.  Raes; Paris,  librairie  de  Dumoulin,  1  vol.  grand  in-8*, 
fig.,  de  III-344  pag^  et  cinq  table.iux  généalogiques,  8  francs. 

Le  Chàîwu  de  Wildemborg  ou  bi  Mutinés  du  eiége  tO$tende  [iôOà) ,  par  le  baron 


384  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

.fuies  de  Saiiit-Genois.  i8â6,  Gand,  imprimerie  de  Ilebbelynck;  Bruxelles,  librai- 
rie de  Vandale;  Paris,  librairie  de  Dumoulin,  a  vol.  in-8*  de  4oo  pages,  6  francs. 

Histoire  de  la  peintare  flamande  et  hollandaise,  par  Alfred  Michiels.  i8â5,  Bruxelles, 
imprimerie  de  Devroye  et  compagnie,  librairie  de  Vandale;  Paris,  librairie  de 
Dumoulin,  tomes  I  et  II,  de  xii-ëSy  pages.  L*ouvrage  formera  li  volumes.  Prix  des 
a  volumes,  16  francs. 

Analogies  linguistiques  dajlatnand  dans  ses  rapports  avec  les  autres  idiomes  if  origine 
teutoniqae,  par  P.  Lebrocquy.  i845,  Cbarleroy,  imprimerie  de  Alph.  De};histeUe; 
Bruxelles,  librairie  de  Vandale;  Paris,  librairie  de  Dumoulin,  in-8*  de  48 1  pages, 
7  froncs. 

Notice  des  archives  de  ^f.  le  duc  de  Caraman,  précédée  de  recherches  historiques 
sur  les  princes  de  Chimay  et  les  comtes  de  Beaumont ,  par  M.  Gachard ,  archiviste 
^éoéral  du  royaume  de  Belgique.  i845,  Bruxelles,  librairie  de  Vandale;  Paris, 
librairie  de  Dumoulin,  1  vol.  in-8*  de  i48  pages,  4  francs. 

Extraits  des  registres  des  consaux  de  Tournay  (  147a- 1490-1 559-1573-1 58o-i58i), 
suivis  de  la  liste  des  prévôts  et  des  magistrats  de  cette  ville,  depuis  1667  jusqu'à 
1794.  par  M.  Gachard.  i846,  Bruxelles,  librairie  de  Vandale;  Paris,  librairie  de 
Dumoulin. 

Glossaire  roman  latin  du  xv'  siècle,  extrait  de  la  bibliothèque  de  la  ville  de  Lille, 
par  Emile  Gachet,  attaché  à  la  commission  d'histoire  de  Belgique.  1 846,  Bruxelles, 
librairie  de  Vandale;  Paris,  librairie  de  Dumoulin,  in-8**  de  36  pages,  a  fir.  5o  cent. 

Histoire  de  la  législation  nobiliaire  de  la  Belgique,  par  P.  A.  F.  Gérard,  docteur  en 
droit.  Tome  i*.  i846,  Bruxelles,  imprimerie  de  Delevingue  et  Callewaert,  librairie 
de  Vandale  ;  Paris,  librairie  de  Doumoulin ,  in-8*  de  xvi-3i4  pages. 

Quelques  mots  sur  la  gravure  au  millésime  de  iùiS ,  par  E.  D.  B.,  avec  7  planches. 
1846,  Bruxelles,  librairie  de  Vandale;  Paris,  librairie  de  Dumoulin,  in-4*  de 
18  pages,  4fr.  5o  cent. 

La  nature  considérée  comme  force  instinctive  des  organes,  par  Guislain.  1846,  Gand, 
imprimerie  de  E.  Gyselnick;  Bruxelles,  librairie  de  Vandale;  Paris,  librairie  de 
Dumoulin ,  in-8*  de  ao4  pages.  3  fr. 


TABLE. 

Voctbolario  degli  accademici  dcUa  Crusca  (  1*'  article  de  M.  Libri] Page   3S  l 

Revue  des  éditions  de  rflistoirc  de  rAcadémic  des  sciences  par  Fonteneilc  (3*  ar- 
ticle de  M.  Flourens) 320 

Ampélographie,  ou  Traité  des  cépages  les  pins  estimés  dans  tous  les  vignobles  de 

quelque  renom ,  par  ic  comte  Qdart  (4*  article  de  M.  Chevreal) 340 

1.  Place  de  TÉgypte  dans  Thistoire  du  monde,  par  Ch.  C.  J.  Bunsen;  2.  Choix 
des  documents  les  plus  imporUnts  de  Tantiquité  égyptienne,  par  le  D'  R.  Lep- 

sius  (3*  article  de  M.  Raoul-Rochelte] 350 

Nouvelles  littéraires 377 

Pia    DE   LA   TACLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


JUILLET  1846. 


'^— ^^Bi^O^H»^ 


De  la  philosophie  écossaise. 


Pour  bien  comprendre  et  apprécier  une  école  philosophique ,  il  faut 
l*étudier  dans  le  temps  où  elle  est  née ,  et  au  milieu  des  circonstances 
qui  lui  ont  donné  naissance  ou  qui  ont  favorisé  son  développement. 
Quand  je  recherche  d*où  peuvent  être  venus  à  la  philosophie  écossaise 
le  spiritualisme  éclairé,  le  bon  sens  et  la  forte  moralité  qui  la  distinguent, 
j*en  aperçois  deux  causes  diversement  puissantes.  D*abord  il  se  formait, 
de  plusieurs  côtés,  une  assez  vive  réaction  contre  le  système  de  Locke, 
ou  du  moins  contre  les  conséquences  qu  en  avaient  promptement  tirées 
les  disciples  intempérants  du  sage  auteur  de  ïEssai  sur  l'entendement  hu- 
main. Et  puis  il  était  naturel  que  les  interprètes  de  cette  révolte  du  sens 
commun  et  de  la  moralité  publique  parussent  plus  particulièrement  dans 
un  pays  justement  célèbre  pour  son  bon  sens  et  son  esprit  moral  et  re- 
ligieux. 

Dans  le  premier  quart  du  xvni*  siècle,  la  philosophie  de  Locke 
était  en  possession  de  la  domination  philosophique  en  ^gleterre.  Elle 
avait  pénétré  partout.  Déjà  même,  sur  le  continent,  elle  comptait  de  nom- 
breux partisans.  Cétait  le  temps  où  Voltaire  allait  lui  gagner  la  France 
entière.  Cet  étonnant  succès,  qui  semblait  s'accroître  chaque  jour,  n'é- 
tait pourtant  pas  sans  contradicteurs.  Locke  en  avait  rencontré  dès  son 
vivant  et  dans  son  propre  pays.  Newton,  malgré  son  amitié  pour  lui, 

4g 


386  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

s'en  était  séparé  en  philosophie.  Dans  une  letlre  intime ,  du  1 6  septem- 
bre l693^  Newton  avoue  à  Locke  quil  lui  est  venu  la  pensée  qu*il 
renversait  les  fondements  de  la  morale  par  le  principe  avancé  dans 
le  premier  livre  de  son  ouvrage  :  il  lui  confesse  qu'il  la  regardé  comme 
un  partisan  de  Hobbes.  Si,  du  vivant  même  de  Locke  et  dans  tout  l'é- 
clat de  sa  renommée,  sa  doctrine  avait  inspiré  à  un  homme  lel  que 
Newtocr  des  dbutes  ieiussi  gntves,  ^'on  juge  de  ce  qui  dfut  arriver  après  sa 
mort,  lorsque  les  écrivains  qui  s'intitulaient  libres  penseurs ,  et  dont 
plusieurs  étaient  ses  amis  et  ses  élèves,  firent  paraître  ce  que  renfer- 
mait le  système  où  ils  puisaient  leurs  inspirations.  Les  écrits  de  Dod- 
wel*,  de  Collins^,  de  Mandeville*,  de  Toland*,  contenaient  les  attaques 
les  plus  audacieuses ,  non-seulement  contre  la  religion  révélée ,  mais 
contre  la  religion  naturelle  et  contre  les  principes  de  toute  morale.  La 
liberté  de  l'homme  et  la  vertu  désintéressée  étaient  particulièrement 
les  objets  de  leur  ingénieux  et  hardi  scepticisme.  Toute  idée  dont  on 
ne  retrouvait  pas  aisément  l'origine  dans  les  impressions  des  sens,  était 
mise  en  doute.  L'Église  menacée  dans  ses. dogmes  se  défendit;  et,  hors 
de  l'Église ,  plus  d'un  esprit  élevé  et  généreux  se  portèrent  au  secours 
de  la  raison  et  de  la  vertu.  De  là ,  contre  la  philosophie  de  Locke,  une 
opposition  tantôt  exagérée  et  violente ,  tantôt  sérieuse  et  mesurée.  L'in- 
t^rète  le  plus  considérable  de  cette  opposition  fut  un  disciple  de 
Newton,  Samuel  Clarke,  dont  le  nom  demeure  honorablement  attaché 
à  là  défense  delà  liberté  humaine  et  delà  divine  providence  •.  Schafts- 
bury  lui-même  n'avait  pas  craint  de  faire  remonter  à  Locke  la  triste  phi- 
losophie qui  commençait  à  se  répandre.  On  ne  pouvait  accuser  Schafts- 
bury  de  jalousie  ou  d'animosité  envers  Locke.  C'était  un  grand  seigneiu* 
étranger  aux  querelles  des  lettrés  ;  c'était  de  plus  un  ami  particulier  de 
Locke;  il  aimait  et  vénérait  sa  personne;  il  était  reconnaissant  des  soins 
qu'il  en  avait  reçus  dans  son  enfance;  il  partageait  ses  opinions  reli- 


er par  ks  premiers  Pèrei,  qae  Vâme  est  un  principe  naturellement  mortel,  Londres,  1 706. 

*  Voyez  la  lettre  à  Dodwel  et  la  réplique  à  Qarke,  recueillies  et  traduites  en 

français  sons  ce  titre  :  Essai  sar  la  nature  et  la  destination  de  Vàme,  1 76g;  voyez  aussi 
les  Discours  sur  la  liberté  dépenser,  les  Recherches philosophiqaes  sur  ta  nîferté,  etc. — 
^'FVMe  des  Abeilles,  1706,  avec  le  commentaire,  iftà^  a*  édit.,  i7a5;  avec  six 
noateaux  dialogues,  1729  et  173a.  Il  y  en  a  une  traduction  française  en  4  vol. 
de  17&O.  — '  *  Adêisidemon,  1708,  les  Lettres  à  Séréna,  1704*  etc.  —  *  Œuvres 
de  Samuel  Clarke,  à  v(d.  in-fol.,  1738.  Voyez  particulièrement  ses  Réponses  à 
Dôdwel. 


JUILLET  1846.  387 

«euseset  politiques,  qui  étaient  celles  de  toute  sa  famille  ^  Dans  une  de 
ses  lettres  à  un  jeune  gentilhonvne  qui  étudie  à  t  Université,  il  fait  un  juste 
éloge  de  l'Essai  sur  l'entendement  humain  :  «Je  ne  suis  pas  fâché,  dit-il^ 
de  vous  avoir  prêté  Fessai  de  M.  Locke  sur  Tentendement  humain.  11 
est  aussi  de  mise  à  TUniVersité  que  dans  le  monde ,  et  aussi  propre  à 
nous  diriger  dans  les  affaires  de  la  vie  que  dans  les  sciences.  Je  ne  con- 
nais aucun  savant  qui  ait  autant  contribué  que  lui  à  retirer  la  fdiiloso- 
phie  de  l'état  de  barbarie,  à  l'introduire  dans  le  monde  poli,  et  à  la 
faire  recevoir  de  ces  hommes  élégants  à  qui  elle  aurait  fait  horreur  sous 
son  ancienne  forme.  Il  nous  a  appris  à  penser  et  à  raisonner.  »  Schafts- 
bury  parle  ici  comme  le  fit  plus  tard  Voltaire;  mais  ailleurs  il  devance 
Rousseau  et  Turgot'.  «En  général^  tous  nos  esprits  forts,  qu'on  appelle 
ominairement  libres  penseurs ,  ont  adopté  les  principes  de  Hobbes. 
M.  Locke,  que  j'honore  infiniment,  dont  j'estime  beaucoup  les  écrits  sur 
le  gouvernement,  la  politique ,  le  commerce,  les  monnaies ,  l'éducation, 
la  tolérance,  etc. ,  qui  était  un  chrétien  zélé  et  un  bon  croyant,  comme 
je  puis  le  témoigner ,  l'ayant  connu  très-particulièrement ,  a  aussi  donné 
dans  le  même  travers,  de  sorte  que  les  Tindals  et  les  autres. amateurs 
de  la  liberté  de  penser  se  regardent  comme  ses  disciples. . . .   C'est 
M.  Locke  qui  a  porté  le  premier  coup.  Le  caractère  servile  et  les  prin- 
cipes rampants  de  Hobbes,  en  £iit  de  poUtique,  sont  une  production  em* 
pbisonnée  de  la  philosophie  de  Locke.  C'est  Locke  qui  a  renveraé  tous 
les  fondements  de  la  morale  ;  il  a  détruit  l'ordre  et  la  vertu  dans  le 
monde,  en  prétendant  que  leurs  idées,  ainsi  que  celle  de  Dieu,  étaient 
acquises  et  non  pas  innées ,  et  que  la  nature  ne  nous  avait  donné  aucun 
principe  d'équité.  Il  joue  misérablement  sur  le  mot  d'idée  innée,  et  ce 
mot  bien  entendu  signifie  seulement  une  idée  naturelle  ou  conforme 
à  notre  nature.  Car  qu'importe,  au  point  de  vue  de  la  question,  la  nais- 
sance ou  la  sortie  du  fœtus  hors  du  sein  maternel?  Il  ne  s'agit  point  du 
temps  auquel  nos  idées  se  forment,  ni  du  moment  auquel  un  corps  sort 
d'un  autre  ;  il  s'agit  de  savoir  si  la  constitution  de  l'homme  est  telle,  que, 
devenu  adulte,  soit  plus  tôt  soit  plus  tard,  ce  qui  est  assez  indifférent 
en  soi,  l'idée  de  l'ordre  et  de  la  vertu  ainsi  que  celle  de  Dieu  naissent 
nécessairement  et  inévitablement  en  lui.. ..  La  vertu,  suivant  Locke, 
na  point  d'autre  mesure,  d'autre  loi  ni  d'autre  règle,  que  la  mode  et 
la  coutume.  La  justice,  la  morale  et  l'équité ,  dépendent  de  la  loi  et  de 

'  Sur  les  reiaiioos  intimes  de  Locke  avec  Schaftsbory,  voyez  a*  série  de  nos 
Cours,  t.  m,  la  leçon  snr  la  vie  de  Locke.  —  *  Lettre  i**,  t.  m,  p.  3i8,  de  la 
traduction  française.  —  '  I"  série  de  nos  Court,  t.  III,  p.  ao3-ai&.  —  *  Lettre  vin*, 
p.  35o. 

49. 


388  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  volonté.  Dieu  est  libre  et  parfaitement  libre  de  faire  consister  le  bien 
et  le  mal  en  ce  qu  il  juge  k  propos  de  rendre  bon  ou  mauvais  selon  son 
bon  plaisir.  Il  peut,  s'il  le  veut,  faire  que  le  vice  soit  vertu  et  que  la 
vertu  soit  vice.  C'est  lui  qui  a  institué  le  bien  et  le  mal.  Tout  est  de  soi 
indifférent;  et  il  n'y  a  ni  bien  ni  mal  qui  découle  de  la  nature  des 
choses.  De  là  vient  que  notre  esprit  n*a  aucune  idée  du  bien  et  du  mal 
qui  lui  soit  naturellement  empreinte.  L'expérience  et  notre  catéchisme 
nous  donnent  l'idée  du  juste  et  de  l'injuste.  Il  faut  apparemment  qu'il  y 
ait  aussi  im  catliéchisme  pour  les  oiseaux  qui  leur  apprenne  à  faire  leurs 
nids  et  à  voler  quand  ils  ont  des  ailes. . .  *  Les  puérilités  scolastiques 
des  siècles  d'ignorance  ont  été  remplacées,  dans  cet  âge  de  science  et 
de  liberté,  par  une  philosophie  contraire,  d'mi  génie  particulier,  et  fort 
goûtée  des  gens  d'esprit  qui  ont  secoué  le  joug  que  l'on  voulait  imposer 
à  leur  liberté  de  penser.  Mais  je  ne  sais  si  ce  changement  n'est  pas  un 
remède  aussi  mauvais  que  le  mal.  v 

Faites  attention ,  je  vous  prie,  au  caractère  de  tous  ces  passages  :  l'es- 
prit libéral  y  est  empreint  à  chaque  ligne.  Ce  ne  sont  point  ici  les  an- 
ciens préjugés  aux  prises  avec  les  paradoxes  de  la  philosophie  à  la  mode; 
c  est  la  liberté  de  penser  protestant  contre  la  licence  qui  s'autorise  de 
son  nom  ;  c'est  une  philosophie  généreuse  s'efforçant  d'arrêter  des  éga- 
rements capables  de  rendre  toute  philosophie  suspecte  à  l'humanité.  De 
tels  accents  ne  pouvaient  manquer  d'être  entendus  dans  une  grande 
nation.  En  France,  l'auteur  de  la  Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard^ 
ne  fit  guère  qu'étonner  les  âmes,  parce  qu'elles  étaient  en  quelque 
sorte  occupées  par  la  philosophie  régnante.  Mais,  supposez  qu'il  (ùt 
venu  un  peu  plus  tôt ,  et  qu'il  n'eût  pas  gâté  ses  écrits  par  sa  vie  et  une 
admirable  éloquence  par  tous  les  dérèglements  du  paradoxe  et  de  l'or- 
gueil ;  supposez  que  Turgot ,  en  quittant  la  Sorbonne ,  au  lieu  d'entrer 
dans  les  affaires ,  pour  lesquelles  il  n'était  pas  né,  se  fût  proposé  une 
bien  plus  grande  affaire  que  l'intendance  de  Limoges  ou  même  l'admi- 
nistration du  royaume ,  et  qu'il  eût  formé  autour  de  lui  une  école  philo- 
sophique aussi  Ûbre  que  celle  de  l'Encyclopédie ,  mais  plus  raisonnable 
et  plus  honnête,  je  ne  doute  pas  que  1  école  nouvelle  neût  au  moins 
partagé  la  France.  Ce  que  Rousseau  et  Tiurgot  tentèrent  vainement 
parmi  nous  dans  la  dernière  moitié  du  xviii*  siècle ,  de  nobles  et  fermes 
esprits  l'entreprirent  chez  nos  voisins,  dès  le  début  du  siècle ,  à  l'exemple 
et  sous  l'inspiration  de  Schaftsbury. 

P&rmi  les  trois  royaumes  réunis  sous  le  sceptre  de  la  Grande-Bre- 

*  1-  série,  t.  III,  leç.  iv-v*. 


JUILLET  1846.  389 

tagne,  il  en  était  un  que  son  génie  particulier  et  toute  son  histoire  pré- 
paraient admirablement  à  recevoir  ou  à  produire  une  tout  autre  phi- 
losophie que  celle  de  Hobbes  et  de  Locke.  En  effet ,  si  la  philosophie 
d*une  époque  et  d*un  pays  réagit  puissamment  sur  les  mœurs  et  sur  le 
caractère  de  ce  pays  et  de  cette  époque ,  il  n  est  pas  moins  certain  qu*or- 
dinairement  elle  les  suit,  et  qu*elle  est  ce  que  la  fait  être  la  société  où 
elle  prend  naissance.  C'est  surtout  Tétat  religieux  d*une  société  qui  donne 
à  la  philosophie  son  empreinte,  comme,  avec  le  temps,  il  se  modifie 
lui-même  sous  faction  constante  de  la  philosophie.  L'esprit  religieux  du 
XVII*  siècle  est  visiblement  marqué  dans  la  philosophie  de  ce  grand 
siècle;  et,  par  un  juste  retour,  la  philosophie  cartésienne  rendit  à  ia 
reUgion  avec  usure  ce  quelle  en  avait  reçu.  Le  génie  chrétien  avait 
donné  au  cartésianisme  une  théodicée  sublime  ;  la  philosophie  carté- 
sienne, répandue  dans  les  différents  ordres  religieux  et  dans  tout  te 
clergé  ^  contribua  puissamment  à  en  bannir  les  petitesses  et  les  supers- 
titions ,  et  à  former  cette  admirable  Eglise  gallicane  qui  n*est  pas  une 
des  gloires  les  moins  considérables  de  notre  pays.  Les  mêmes  causes 
produisirent  en  Ecosse  les  mêmes  effets.  L'Ecosse  était  alors  profondé- 
ment presbytérienne.  Le  presbytérianisme  a  deux  grands  traits ,  l'indé- 
pendance et  l'austérité.  Il  repousse  la  domination  épiscopale  ;  la  seule 
autorité  qu'il  reconnaisse  est  l'assemblée  des  pasteurs ,  à  peu  près  égaux 
entre  eux.  Né  de  l'esprit  d'indépendance,  il  ne  subsiste  qu'en  s  appuyant 
sur  cet  esprit ,  en  le  maintenant  et  en  le  répandant;  il  est  donc  très-favo- 
rable à  la  liberté  en  toutes  choses,  dans  la  société  civile  comme  dans  la 
société  religieuse.  En  même  temps,  il  possède  un  puissant  contre-poids 
k  l'esprit  de  liberté  dans  une  foi  vive  et  mâle ,  dirigée  vers  la  pratique , 
vers  le  gouvernement  de  l'âme  et  de  la  vie.  Telle  est  cette  grande  Eglise 
presbytérienne  fondée  par  Knox ,  et  qui ,  dit-on ,  retient  encore  au- 
jourd'hui l'empreinte  du  génie  de  son  fondateur.  Elle  a  plus  d'une 
ressemblance  avec  notre  Eglise  janséniste  du  xvii*  siècle.  L'une  et 
l'autre  ont  eu  leurs  excès;  mais  ces   excès  mêmes  témoignent  d'une 
sève  vigoureuse,  capable  aussi  de  porter  les  plus  nobles  fruits.  Knox 
est  comme  le  saint  Gyran  du  Port-Royal  écossais.   Du  sein   de  ces 
fortes  croyances  est  sorti  un  peuple  resté  toujours  fidèle  à  la  cause 
de  la  liberté  en  religion  et  en  politique,  éclairé  et  brave,  honnête 
et  sensé,  à  la  fois  modéré  et  opiniâtre,  qui  a  joué  un  rôle  considé- 
rable et  particulier  dans  les  deux  révolutions  par  lesquelles  la  Grande- 

'  FragmenU  de  philosophk  eariéiimM,  p.  loo;  et  notre  écrit  Du  pêtuém  de  Pateal, 
artnt-propos,  p.  xxi-xxxviii. 


3«0  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Bretagne  est  parvenue  au  gouvernement  qui  fait  sa  force  et  sa  ^oire. 

Ces  deux  révolutions  avaient,  comme  on  sait,  un  but  reiigieuxaolmnt 
que  politique;  il  s  agissait  d'assurer  la  liberté  de  conscience  et  les  antres 
libertés  publiques  cokltrc  les  entreprises  d*une  royauté  qui  prétendait  au 
pouvoir  absolu.  Ce  double  caractère  rendait  la  cause  libérale  deux  fois 
chère  et  sacrée  à  TÉcosse;  aussi  la  révolution  de  16&0  trouva-t-seile 
des  auxiliaires  dévoués  dans  les  covenantaires  écossais ,  qui  étaient  en 
pleine  insurrection  dès  1689,  ^^  V^^  sallièrent ,  plus  tard ,  avec  le  par- 
lement. Et  remarquez  ici  leur  modération  avec  leur  constance  :  ils  de- 
meurèrent étrangers  à  la  terrible  tragédie  de  16&9.  Tandis  que  V Angle- 
terre dressait  le  sinistre  échafaud ,  les  commissaires  que  TÉcosse  avait 
envoyés  à  Londres  pour  sentendre  avec  le  pariement  rentraient  dans 
leur  pays.  Le  procès  de  Charles  I*  (ut  instruit  sans  eux,  et  le  parlement 
écossais  intercéda  inutilement  en  faveur  de  la  royale  victime.  Peu  d'an- 
nées après,  en  1 660 ,  le  peuple  anglais  expiait,  par  les  folies  d  un  roya- 
lisme outré,  ses  emportements  démocratiques,  tandis  qu'en  Ecosse  des 
hommes  intrépides ,  fidèles  à  la  vieille  bonne  cause ,  soutenaient  àes  luttes 
opiniâtres  contre  Charles  II ,  et ,  par  des  révoltes  non  interrompues,  en- 
tretenaient le  feu  sacré  de  l'esprit  d'indépendance,  qui  triompha  en  1 688. 

n  appartenait  à  TEcosse  de  produire  le  peintre  ingénieux  et  pathé- 
tique qui  devait  la  faire  connaître  à  l'Europe.  Les  romans  de  sir  Walter- 
Scott  sont  aussi  vrais  que  l'histoire.  Us  donnent  une  idée  exacte  de  la 
physionomie  morale  du  pays  à  cette  époque.  LesPuritaiM,  surtout  ia 
Prison  d^Édimboarg ,  peignent  admirablement  la  foiéneigiqueqm  pous- 
sait et  soutenait  les  martyrs  sur  les  échafauds  de  la  contre-révolution,  ou, 
sur  des  théâtres  plus  obscurs ,  au  sein  de  la  famille ,  produisait  des  vertus 
sévères,  contentes  du  témoignage  de  la  conscience  et  du  regard  de  Dieu. 
Dans  la  Prifon  étÉdimboarg ,  le  chef-d'œuvre  peut-être  du  grand  roman- 
cier, quelle  âme  que  celle  de  Jeanny  Deans ,  et  quelle  figure  que  ce  vieux 
presbytérien  qui  aime  mieux  abandonner  sa  fille  chérie  à  une  mort 
inftme  que  de  la  sauver  en  altérant  le  moins  du  monde  la  vérité-l  Ce 
n'étaient  point  là  les  mœurs  de  l'Angleterre.  Sous  le  règne  de  ChariesII , 
la  société  anglaise  s'était  tout  à  coup  montée  au  ton  de  la  servilité,  de 
r<^isme,  de  la  débauche,  sur  le  modèle  des  courtisans  du  joiu*.  On 
aurait  en  vain  cherché  dans  ce  peuple  quelque  trace  de  l'exaltation  répu- 
blicaine qui  l'avait  enivré  quelques  années  'auparavant.  L'Ecosse,  soit 
qu'elle  fût  trop  éloignée  pour  recevoir  la  contagion  de  la  cour,  soit 
qu'elle  fût  plus  capable  d'y  résister,  se  préserva  mieux  des  dérèglements 
de  cette  hontquae  époque  de  Thistoire  de  la  Grande-Bretagne. 

n  ne  faut  pas  s'imaginer  que  cette  énergie  moradieffât  en  Ecosse  la 


JUILLET  1846.  391 

fitle  d'un  ÊMiatisme  ignorant.  Non  :  elle  salliait,  au  contraire,  à  une 
instruction  générale,  ici  bornée  mais  solide ,  là  forie  et  élevée  ^  pour  le» 
différentes  classes  de  la  population.  On  connaîtrait  mal  le  berceau  delà 
philosophie  écossaise ,  le  peuple  du  sein  duquel  elle  est  sortie  et  pour 
qtiî  elle  était  faite,  si  on  n'avait  pas  une  idée  de  Tétat  de  rinstiiictioii 
enr  Ecosse ,  dès  le  premier  quart  du  xvni*  siècle. 

Les  réformateurs  spirituels  de  TÉcosse  avaient  senti  de  bonne  hë^cjt 
la  né(5essité  de  fonder  leur  œuvre  sur  la  f»opagation  des  lumières  dans 
tous*  les  rangs  de  la  société.  En  i56o,  Knox  et  ses  collaborateurs  pré- 
sentèrent à  rassemblée  d*Écosse  un  plan  complet  d*éducation  nationale, 
q(Ui  embrassait  les  petites  école»  et  les  universités.  Dans  la  dédicace  de 
la  première  traduction  écossaise  de  la  Bible ,  adressée  au  roi  Jacques  VI 
et  datée  d'Edimbourg,  le  i  o  de  juillet  1 879,  le  clergé  presbytérien  rap- 
pelle a  les  jours  de  ténèbres  OÙ  on  pouvait  à  peine  trouver  dans  toute 
une  ville  le  livre  de  Dieu ,  ilial  traduit  dans  une  langue  étrangères  lu  par 
fort  peu  et  compris  par  personne;  »  et  il  célèbre  «les  jours  de  la  lu- 
mière nouvelle ,  ob  chaque  maison  possède  le  livre  de  la  loi  divine  dans 
la  langue  vulgaire ,  lu  par  tous  et  compaîs  par  tous,  n  Dans  cette  même 
année  iSyg,  un  acte  du  partement  ordonna  que  tout  gentilhomme 
ayant'  3oo  marcs  de  revenu^  et  tout  bourgeois  ayant  5oo  livres,  «  eussent 
une  Bible  et  un  livre  de  psaumes  en  langue  vulgaire  dans  leur  maison, 
pour  la  meilleure  instruction  d'eaic-mcmes  et  de  leurs  famiUes  dans  la 
connaissance  de  Dieu  ;  »  et  cela  sous  peine  d'une  assez  fotte  amende. 
En  conséquence  de  cet  acte,  commission  fut  donnée  à  Jean  WiUiamson, 
bourgeois  d'Edimbourg,  «de  visiter  les  maisons  de  tous  ceux  qui.  sont 
désignés  dans  Tacte  du  parlement,  de  se  faire  représenter  leur  Bible  et 
leur  livre  de  psaumes ,  d  y  inscrire  de  sa  propre  main  ou  dé  celle  de 
séë  déléguée  le  nom  du  propriétaire,  pour  éviter  toute  erreur  ou  trom- 
perie; et,  s  ils  trouvent  une  maison  où  la  Bible  manque,  d'y  appliquer  la 
peine  requise.  »  Depuis,  le  clergé  ne  perdit  jamais  de  vue  cet  important 
objet.  Mal^  tous  les  efforts  tentés  par  Charles  I"  pour  rétablir  TéfMa* 
copat  en  Ecosse ,  l'Eglise  presbytérienne  lui  arracha  la  permissÂon  de 
s'assembler  à  la  fin  de  1 638  ;  et,  parmi  les  diverses  résolutions  que  prit 
cette  assemblée,  on  remarque  celles  qui  se  rapportent  aux  écoles  parois^ 
siales  et  aux  universités.  Enfin,  quand  vinrent  les  jours  de  liberté  et  de 
triomphe,  avec  la  révolution  de  i6âo,  le  covenant  imposa  à  toute  pa- 
roisse l'obligation  d'entretenir  une  école  et  un  maître  d'école.  Cet  acte  ^ 

*  On  le  ti*<mverà  dans  la  ooHfliftion  àeê-AcUê  ia  parlement  fÉcosH;  ii  ssliotiSulé  : 
Actforfoanding  schools  in  every  parisk. 


392  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

monument  mémorable  du  xèle  de  TÉglise  presbytérienne  pour  l'éduca- 
tion du  peuple ,  est  daté  du  a  février  1 646.  Son  caractère  essentiel  est 
de  mettre  Técole  et  le  maître  d'école  sous  lautorité  ecclésiasti([ue  de  la 
paroisse ,  appelée  le  presbytère ,  preshytery.  Toute  paroisse  doit  avoir 
une  maison  d*écoIe  et  assurer  au  maître  un  salaire  convenable.  A  cet 
effet,  chaque  paroisse  doit  constituer  un  fond  particulier,  pour  lequel 
les  habitants  sont  imposés  dans  des  proportions  déterminées.  Les  pré- 
cautions les  plus  minutieuses  sont  prises  pour  assurer  le  salaire  du 
maître.  Si  une  paroisse  pourvoit  mal  à  ce  soin,  le  presbytère  a  le  droit 
de  nommer,  dans  la  circonscription  paroissiale,  «  douze  honmies  hon- 
nêtes, investis  du  pouvoir  d'établir  Técole  et  de  procurer  au  maître  un 
traitement  suffisant,  n 

Grâce  à  cet  acte  vigoureux,  dès  1660  toute  paroisse  avait  son  mi- 
nbtre,  tout  village  une  école,  toute  famille  une  Bible.  Ce  régime  pro- 
duisit des  moeurs  admirables.  «J'ai  vécu  plusieurs  années,  dit  uo  his- 
torien de  cette  époque^,  dans  une  paroisse,  sans  y  avoir  jamais 
entenda  un  jurement.  Il  ny  avait  pas  de  famille  où  le  nom  du  Sei- 
gneur ne  fût  honoré  par  des  lectures,  des  chants,  des  prières.  Tout 
le  monde  était  content  de  l'autorité  ecclésiastique,  excepté  ceux  qui 
tenaient  des  cabarets  et  se  plaignaient  que  leur  métier  était  perdu,  le 
peuple  étant  devenu  sobre,  n  L'évéque  Burnet,  quoique  ennemi  de 
l'Église  presbytérienne ,  avoue  qu'entre  ses  mains  l'Ecosse  était  devenue 
le  pays  le  plus  instruit  qui  ait  jamais  été.  a  J'étais  étonné,  dit  Burnet^, 
de  voir  de  pauvres  communautés  aussi  capables  de  raisonner  et  même 
de  disputer  en  matière  de  religion  et  de  gouvernement.  Ils  avaient  à  la 
main  des  textes  de  l'Écriture  et  n'étaient  embarrassés  pour  répondre  à 
aucune  chose  qui  leur  était  dite.  Toutes  ces  connaissances  étaient  ré- 
pandues en  une  certaine  mesure  jusque  dans  les  derniers  rangs,  parmi 
les  paysans  et  les  domestiques.  )> 

La  restauration  brisa  cet  ouvrage  du  presbytérianisme  et  le  presby- 
térianisme lui-même.  L'acte  de  16^6  fut  rapporté;  on  rétablit  l'Eglise 
épiscopale  ;  trois  cents  pasteurs  presbytériens  furent  chassés  ou  se  con- 
damn^ent  i  un  exil  volontaire  plutôt  que  de  se  conformer  au  serment 
exigé,  et  les  écoles  périrent  ou  déclinèrent  avec  l'autorité  qui  les  avait 
fondées  et  soutenues.  La  révolution  de  1 688  remit  en  honneur  l'Église 
presbytérienne ,  les  pasteurs  et  les  maîtres  d'école.  Un  acte  du  parlement 
du  9  octobre  1696  renouvela  celui  du  1  février  i646.  Le  clei^é  pres- 

^  Kirkton,  Hist.  of  the  Ckmtek  ofScotthud.  —  '  HUtory  ofhii  iim»,  édit  d'Edim- 
bourg, 1755, 1. 1,  p.  aaS. 


JUILLET   1846.  303 

bytérien  reprit  son  œuvre.  Une  police  vigilante  el  infatigable  poursuivit 
le  vire  et  le  désordre  qui  avaient  commencé  à  s'introduire.  Dès  le  coni- 
mencement  du  xviii*  siècle ,  TEcosse  était  revenue  à  ses  vieilles  mœurs, 
à  ce  point,  quen  i  7 1 7,  le  célèbre  auteur  de  Robinson  Crusoë,  rendant 
compte  de  son  voyage  en  Ecosse,  raconte  quil  a  traversé  plus  de  vingt 
villes  sans  avoir  vu  une  seule  querelle  et  entendu  un  seul  jurement. 
«Supposez,  dit-il,  quun  aveugle  vînt  d'Ecosse  en  Angleterre,  il  recon- 
naîtrait qu'il  a  touché  le  sol  anglais  en  entendant  le  nom  de  Dieu  blas- 
phémé ou  profané  parles  petits  enfants  dans  les  rues.» 

Pendant  tout  le  xvin*  siècle  ,  le  régime  établi  par  l'acte  de  1 696  jeta 
de  profondes  racines  en  Ecosse  et  y  répandit  cette  vraie  civilisation 
dont  les  signes  certains  sont  le  progrès  des  lumières  et  celui  des  bonnes 
mœurs.  J'en  donnerai  cette  preuve  éclatante,  qu'en  lySy,  pendant  la 
session  judiciaire  d'automne,  il  ne  se  rencontra  pas  un  seul  cas  de 
crime  capital  dans  l'Ecosse  entiire.  Aussi,  d^s  le  commencement  du 
siècle  présent,  le  parlement  britannique,  pénétré  des  avantages  de  toute 
espèce  qu'avait  produits  l'acte  de  1696,  voulut  le  rendre  plus  bienfai- 
sant encore  en  améliorant  quelques-unes  de  ses  parties.  J'ai  sous  les 
yeux  l'acte  nouveau  qui  confirme,  interprète^ et  développe  les  anciennes 
prescriptions.  Il  maintient  le  gouvernement  de  toutes  les  écoles  entre 
les  mains  de  l'autorité  pastorale  qui  fait  les  règlements,  en  surveille 
l'exécution,  examine  et  approuve  les  maîtres,  connaît  de  leur  conduite 
et  a  le  droit  de  censure,  de  suspension  el  même  de  révocation,  sans 

*  Cet  acte  est  du  1 1  juin  i8o3;  il  est  intitulé  :  An  actfor  making  hetter  prxmision 
Jor  the  parochial  schoolsmaslers,  and  for  making  further  régulations  for  the  bettergover- 
nement  of  the  parisch  schools  in  Scottland.  Il  y  est  ordonné  que  toute  paroisse  ait  une 
maison  d'école,  un  logement  de  deux  chambres  pour  le  maître  d'école,  avec  un 
jardin  comprenant  au  moins  le  tiers  d'un  acre  écossais.  A  défaut  de  jardin,  la  pa- 
roisse doit  augmenter  le  salaire  du  maître.  La  mesure  la  plus  nouvelle  que  contient 
l'acte  de  i8o3  est  l'augmentation  du  salaire.  Pendant  un  siècle  et  demi,  depuis 
16^6  et  1696,  le  salaire  était  resté  le  même,  à  savoir  le  minimum  de  100  marcs 
e(  le  maximum  de  aoo.  L'acte  de  i8o3  porte  le  minimum  à  aoo  marcs  et  le  maxi- 
mum à  3oo.  Or  aoo  marcs  écossais  sont  évalués  à  16  liv.  sterl.  et  i3  schellings, 
et  3oo  marcs  à  aa  liv.  sterl.  et  à  schellings;  ce  qui,  en  mettant  la  livre  steiiing  a 
2  5  francs  de  notre  monnaie,  donne  pour  minimum  a  peu  près  4oo  francs  de  notre 
monnaie,  et  pour  maximum  55o  francs.  Dans  les  paroisses  d'une  grande  étendue, 
où  une  seule  école  ne  peut  suffire,  la  dépense  de  l'instruction  primaire  est  portée 
il  600  marcs,  et  répartie  entre  deux  ou  plusieurs  maîtres.  Tout  cela,  indépendam- 
ment de  la  rétribution  scolaire  que  payent  les  enfants  des  familles  aisées.  Je  dois 
rappeler  que  notre  savant  collaborateur,  M.  Biot,  a  fait  connaître  en  détail  cet  acte 
important  et  décisif,  et  le  bien  qu*il  a  fait  en  Ecosse,  dans  un  exact  et  intéressant 
article  du  Joamal det  Savants ,  mars  182a. 

5o 


m  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nul  appel  à  aucun  tribunal  civil  ou  ecclésiastique.  Cest  le,  sans  doute, 
une  aulorité  énorme,  mais  le  clergé  presbytérien  ne  s  en  est  servi  que 
pour  le  bien  du  peuple;  et  on  peut  dire  qu aujourd'hui  TEcosse  le  dis- 
pute à  la  Hollande  et  à  TAllemagne  pour  1  éducation  populaire  ^  Nulle 
part  la  créature  humaine  n'est  plus  éclairée  ni  plus  honnête,  et  par 
conséquent,  plus  vraiment  heureuse. 

Pendant  que  des  écoles  élémentaires,  partout  établies  el  convenable- 
ment rétribuées ,  répandaient  dans  les  rangs  les  plus  humbles  les  con^ 
naissances  nécessaires  à  tous,  quatre  grandes  universités  préparaient  aux 
professions  libérales  et  aux  emplois  élevés  de  la  vie  civile  la  partie  su- 
périeure de  la  nation  écossaise.  Les  universités  de  Saint-Andrew,  de 
Glascow  et  d*Aberdeen,  sont  les  plus  anciennes;  la  première  remonte 
à  i4io;  la  seconde  est  de  i/i5o;  la  troisième  de  r^gi;  la  quatrième , 
celle  d'Edimbourg,  vient  de  la  réformatîon.  Elle  a  été  fondée  en  i  58q  ; 
elle  est  la  plus  célèbre  et  aussi  la  mieux  connue,  grâce  à  un  récent  ou- 
vrage qui  en  expose  Torganisation  et  l'histoire  ^. 

I^s  quatre  universités  d'Ecosse  ont  un  commun  caractère  :  dès  Tin- 
troduction  du  presbytérianisme,  elles  ont  été  sous  sa  main;  elles  en  ont 
répandu  Tinfluence  et  partagé  la  foitune,  comme  lont  fait  les  écoles 
éiémentaires. 

Nous  avons  dit  que  rassemblée  de  l'Eglise  presbytérienne,  en  i638, 
s'oGGi^  des  universités  aussi  bien  que  des  petites  écoles.  L'assemblée 
de  1645  prescrivit  une  réunion  annuelle  de  députés  des  universités 
d'Ecosse,  qui  prendraient  en  commun  les  mesures  nécessaires  «pour 
affermir  et  accroître  la  piété  et  le  savoir,  établir  une  étroite  harmonie 
entre  les  quatre  universités,  et,  autant  que  possible,  de  l'uniformité 
dans  leur  marche  et  dans  leurs  doctrines  ^.  »  Conformément  à  cette 
prescription ,  il  y  eut  à  Edimbourg,  en  1  6^7,  une  réunion  des  députés 
des  quatre  universités.  Voici  quelques-unes  des  résolutions  adoptées  par 
cçttc  réunion;  il  y  respire  un  zèle  extrême  pour  l'Elise  presbyté- 
rienne et  pour  l'unité  de  l'instruction  nationale. 

«L  Tout  étudiant  doit  souscrire  le  covenanl  à  tel  jour  déterminé, 
après  l'explication  qui  en  aura  été  donnée  en  anglais  par  les  principaux 
et  par  les  professeurs  de  logique. 

'  Voyez  les  écrits  que,  depuis,  nous  avons  publiés  sur  l'élal  de  rinstniclion  pu 
bK^pe  en  Allemagne  (^édit.,  a  volumes,  i84o)  et  en  Hollande  (1  volume,  1S37). 
Ofi- trouve  parliculièrenient  en  Saxe  une  organisation  déjà  ancienne  de  Tinstruciion 
pninaii>e,  i  peu  près  semblable  k  celle  de  rÉcossc.  —  *  The  kistory  of  Ae  univer 
»ity  of  Kdinlmrmk,  chiefly  compiled  front  oriffinal  papers  by  AUœandêf^  Bewêr,  2  vol. 
Edinburgh,  1817.  —  *  Bower,  t.  I*,  p.  20a. 


JUILLET  1846.  395 

«  IL  II  sera  composé  et  imprimé  un  Cursus  philosophicus  à  Tusagc  des 
quatre  universités,  lesquelles  concourront  à  ce  travail  de  la  manière 
suivante  :  Saint-Andrew  sera  chargé  de  la  métaphysique,  (iiasco>V,  de 
la  logique,  Aberdeen,  de  la  morale  et  des  mathématiques,  Edimbourg, 
de  la  physique. 

nIIL  II  sera  préparé  un  mémoire  sur  les  moyens  d'augmenter  Tins - 
truction  dans  les  écoles  et  dans  les  collèges,  pour  être  présenté  au  par 
lement,  à  la  session  prochaine. 

u  IV.  Les  commissaires  des  universités  auront  surtoul  à  faire  connaître 
la  manière  dont  les  étudiants  mettent  à  profit  le  jour  du  dimanche  , 
c'est-à-dire  quel  compte  ils  rendent  de  leurs  Lectiones  sacrœ  et  des  ser- 
mons quils  entendent  ce  jour-là. 

«  V.  Avant  et  après  les  vacances,  il  est  bon  de  faire  subir  aux  étu- 
diants un  examen  sur  quelques  questions  du  catéchisme  ^  » 

Le  gouvernement  du   Prolecteur  ne   négligea   pas  les  universités 
d'Ecosse.  Il  récompensa  particulièrement  celles  qui  avaient  montré  le 
plus  d'attachement  à  la  cause  de  la  révolution  et  du  presbytérianisme. 
Il  renouvela  et  augmenta  les  privilèges  de  luniversité  de  Glascow,  et 
accorda  à  celle  d'Edimbourg  une  rente  annuelle  de  200  livres  steriing^. 
Aussi  Glascow  et  Edimbourg  devinrent-ils  des  foyers  de  résistance,  tan- 
tôt secrète,  tantôt  déclarée,  à  la  restauration  et  à  Tépiscopat.  Saint- 
Andrew  et  Aberdeen  se  soumirent  plus  volontiers.  On  appliqua  les 
mesures  les  plus  lyranniques  aux  universités  et  à  tout  le   pays.  Les 
professeurs  furent  obligés  de  répondre  de  la  bonne  conduite  des  étu- 
diants^. La  plupart  de  ceux-ci  se  retirèrent,  et  les  cours  de  théologie 
surtout  furent  presque  abandonnés.  Le  conseil  privé  osa  déclarer  que 
quiconque  avouait  ou  refusait  de  désavouer  par  serment  la  déclaration 
covenentaire  serait  mis  à  mort  en  présence  de  deux  témoins,  eût-il  été 
pris  désarmé*.  Mais  le  parti  libéral  ne  se  tint  pas  pour  vaincu.  Il  opposa 
partout  ses  menaces  à  celles  du  gouvernement,  de  sorte  quune  terreur 
presque  égale  vint  des  deux  côtés.  A  l'université  d'Edimbourg,  on  pri: 
le  parti  de  faire  passer  aux  étudiants  leurs  grades  en  secret;  parce  que . 
conférer  en  public  des  grades  dans  la  forme  voulue,  c'est-à-dire  avec  k 
serment  d'obéissance  à  fépiseopat,  était  exposer  les  professeurs  et  les 
étudiants  à  un  avenir  inconnu  et  périlleux^.  La  révolution  de  1688 
vint  mettre  un  terme  à  l'oppression  qui  pesait  sur  TEcosse.  A  mesure 
qu'elle  s'affermit,  en  même  temps  quelle  rétablit  l'autorité  presbyte 

*  Bower,  t.  1",  p.  aai.  —  *  Ibid.,  p.  a68.  —  '  Ibid.,  p.  3o5.  —  *  Ibid.,  p.  Soy. 
—  '  Ibid. 

5o. 


396  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

rienne,  elle  ranima  et  fortifia  l'esprit  libéral  dans  toutes  les  parties  de 
Tadministration ,  et  surtout  dans  rinstriiction  publique.  En  lôgS ,  le  roi 
(Guillaume  renouvela  aux  quatre  universités,  en  Taugmentant,  le  don  de 
Cromwel;  il  leur  attribua  un  revenu  annuel  de  200  livres  sur  Tancien 
revenu  des  évêques^  Partout  des  hommes  d'un  dévouement  éprouvé 
h  l'ordre  nouveau  furent  mis  à  la  tête  des  universités;  et,  en  peu 
de  temps ,  sous  ces  mains  fermes  et  habiles,  elles  prirent  les  plus 
heureux  développements.  Peu  à  peu  le  génie  presbytérien  perdit, 
au  contact  de  la  science,  ce  qu'il  avait  d'excessif  et  de  farouche,  et 
il  garda  et  communiqua  à  la  science  quelque  chose  de  sévère  et  de 
généreux. 

Parmi  les  progrès  que  firent,  au  xviii*  siècle,  les  universités  écos- 
saises, j'en  veux  signaler  deux,  plus  particuHèrement  marqués  dans 
l'histoire  de  l'université  d'Edimbourg,  à  savoir  la  séparation  de  l'ensei- 
gnement de  l'Université  d'avec  celui  qu'on  appelle,  en  Franco,  ensei- 
gnement secondaire ,  et  l'abolition  de  tout  serment  politique  et  reli- 
gieux pour  étudier  et  prendre  des  grades. 

Avec  le  temps,  l'université  d'Edimboui^  s'est  de  plus  en  plus  rappro- 
chée de  l'organisation  des  universités  allemandes  et  de  nos  facultés  fran- 
çaises. Encore  aujourd'hui  en  Angleterre,  comme  autrefois  en  France , 
les  universités  d'Oxford  et  de  Cambridge  sont  fondues  en  quelque 
sorte  dans  les  collèges,  et  c'est  la  réunion  des  collèges  qui  forme  ce 
qu'on  appelle  l'Université.  L'enseignement  est  tout  intérieur  et  presque 
toujours  abandonné  à  des  maîtres  appelés  tuteurs,  qui  se  chargent  de 
préparer  à  grands  frais  aux  examens  et  aux  grades  un  certain  nombre 
d'étudiants.  Rien  de  tel  en  Ecosse ,  du  moins  à  Edimbourg.  Au-dessus 
d'une  haute  école  (high  scbool)^,  à  peu  près  semblable  aux  écoles  la- 
tines de  la  Hollande ,  aux  gymnases  de  l'Allemagne  et  aux  collèges  de 
la  France,  est  une  université  divisée  en  quatre  facultés,  dont  les  profes- 
seurs reçoivent  un  traitement  fixe  de  la  ville  et  un  traitement  éventuel 
des  élèves  qui  fréquentent  leurs  cours  ^. 

Autrefois,  même  à  Edimbourg,  on  exigeait  des  étudiants  et  des  pro- 
fesseurs un  serment  d'adhésion  à  l'Eglise  nationale,  ainsi  quau  gouver- 
nement du  roi  Guillaume.  Peu  à  peu  ces  deux  serments  tombèrent  en 
désuétude;  et,  après  que  la  bataille  de  Culloden  eut  anéanti  le  parti 
jacobite,  on  ne  demanda  plus  aucun  serment  ni  aux  étudiants  ni  aux 

*  Bower,  t.  II,  p.  2.  —  *  Ibid.,  p.  102.  —  *  C'est  à  peu  près  Torganisalion  des 
universités  de  Hollande  vt  d'Aremagne.  Voyez  nos  deux  ouvrages  sur  l'instniclion 
publique  en  cci  deux  pays. 


JUILLET  1846.  397 

professeurs.  C*est  là  peut-être  la  cause  la  plus  puissante  de  la  prospérité 
de  l'université  d'Edimbourg.  Tandis  qu'à  Oxford  el  à  Cambridge  règne 
encore  l'usage  du  serment  religieux,  qui  ne  laisse  entrer  dans  ces  uni- 
versités que  des  professeurs  et  des  étudiants  dévoués  ou  soumis  à 
ri^iglise  anglicane,  les  universités  d'Ecosse  admettent  des  étudiants  de 
toutes  les  communions.  Ceux  qu'on  appelle  les  dissidents  (dLssenters), 
et  ils  sont  nombreux  dans  la  Grande-Bretagne,  exclus  de  toute  par- 
ticipation à  renseignement  public,  étaient  réduits,  ou  à  se  priver 
d'instruction  par  fidélité  à  leurs  principes  religieux,  ou  à  deman- 
der l'instruction  à  des  maîtres  particuliers,  ou  bien  à  l'aller  chercher 
dans  le  pays  delà  tolérance  illimitée,  en  Hollande.  L'Ecosse  leur  devint 
un  asile  naturel;  l'université  d'Edimbourg  les  admit  avec  une  libéralité 
qui  a  tourné  à  son  honneur  et  à  son  prolit.  il  était  Juste  que  le  presby> 
térianisme  ouvrit  enfin  ses  écoles  à  des  sectes  qu'il  a  lui-même  pro- 
duites; mais  il  fallut  plus  d'un  demi-siècle  pom*  que  Tesprit  libéral,  né 
du  presbytérianisme ,  lui  enseignât  la  tolérance ,  et  que  les  enfants  de 
ceux  qui  tant  de  fois  s'étaient  soulevés  au  nom  de  la  liberté  de 
conscience,  la  respectassent  dans  les  enfants  de  lem's  anciens  adver- 
saires et  même  dans  ceux  de  leurs  anciens  alliés. 

Il  importe  de  ne  point  oublier  une  circonstance  qui  a  exerce  une  très- 
grande  et  presque  souveraine  influence  sur  le  caractère  et  la  destinée 
de  la  philosophie  écossaise  :  cette  philosophie  est  née  dans  les  univer- 
sités, et  elle  s'y  est  développée.  Presque  tous  les  philosophes  écossais 
ont  passé  par  l'enseignement  public.  Hutcheson,  Smith,  Ferguson,  Reid, 
n'étaient  pas  des  penseiu's  solitaires  comme  Descartes,  Malebranche, 
Spinosa  ,  mais  des  magistrats  de  la  jeunesse  ,  lui  parlant  du  haut  d'une 
chaire ,  et  sous  l'autorité  de  l'Etat.  Le  professeur  a  charge  d'âmes.  Tout 
l'avertit  de  respecter  la  jeunesse  confiée  à  ses  soins.  Quand  l'électeur  pa- 
latin proposa  à  Spinosa  une  chaire  de  philosophie  à  l'université  de  Hei- 
delberg ,  en  lui  promettant  une  très-grande  liberté,  Spinosa,  qui  avait 
la  pleine  connaissance  de  sa  doctrine  ,  n'hésita  pas  à  refuser;  il  remercia 
de  la  liberté  qui  lui  était  promise,  mais  il  déclara  qu'il  lui  en  fallait  une 
si  grande,  qu'on  ne  pouvait  la  lui  assurera  Collins  et  Dodwel  auraient 
eu  de  la  peine  à  enseigner,  sous  la  protection  de  l'autorité  publique,  le 
fatalisme  et  le  matérialisme.  Ajoutez  qu'une  doctrine  vague  et  obscure, 
ou  subtileetquintessenciée,se  prête  mal  à  l'enseignement.  Il  est  permis  de 
croire  que  Malebranche  aurait  beaucoup  gagné  à  enseigner  avant  d'écrire  ; 
en  lisant  sur  la  figiure  même  de  ses  auditeurs  qu'ils  ne  le  comprenaient 

'  Vie  de  Spinosa,  par  Colcrus. 


398  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pas  ou  quils  le  comprenaient  avec  des  peines  infimes,  il  aurait  senti  le 
besoin  de  dc^gager  sa  pensée  des  brillants  nuages  où  elle  demeure  quel- 
quefois  enveloppée ,  et  de  joindre  à  1  élévation  qui  lui  était  naturelle  la 
rigueur  et  la  précision  sans  lesquelles  il  uy  a  pas  de  professeur.  Cette 
vertu  salutaire  de  renseignement  a  certainement  contribué  à  donner 
h  la  philosophie  écossaise  la  parAute  clarté  qui  la  distingue;  comme  la 
magistrature  morale  et  sociale  dont  presque  tous  ses  interprètes  ont  été 
revêtus  leur  imposait  une  doctrine  morale  et  religieuse  qui  répondît  à 
lattente  de  leur  auditoire  ,  à  celle  du  pays  tout  entier  et  des  autorités 
civiles  et  religieuses  dont  ils  relevaient. 

Il  en  eût  été  ainsi  quand  même  les  professeurs  de  philosophie  des 
universités  écossaises  eussent  été  des  laïques ,  mais  la  plupart  étaient 
ecclésiastiques.  Hutcheson  avait  fait  les  premiers  pas  dans  la  carrière  de 
l'Eglise;  Smith  y  avait  été  destiné;  Ferguson  exerça  pendant  dix  années 
les  fonctions  de  chapelain  d'un  régiment  ;  Rcid  fut  longtemps  pasteur, 
ainsi  que  Beattie.  De  tels  hommes,  qui  appartenaient  à  TËglise  presby- 
térienne, ou  qui  avaient  été  nourris  dans  un  conmierce  intime  avec  elle, 
ne  pouvaient  enseigner  une  philosophie  équivoque  en  elle-même,  im- 
morale et  impie  dans  ses  résultats.  Amis  déclarés  de  la  liberté,  ils  détes- 
taient les  doctrines  politiques  de  Hobbes;  philosophes,  ils  ne  pouvaient 
pas  ne  pas  repousser  des  principes  qui  menaient  à  ces  doctrines,  à  l'abso- 
lutisme ou  à  ranarchie.  Sans  doute  Locke  était  libéral  aussi  ;  il  était 
même  chrétien  ;  mais  finconséquence  qui  le  distingue  si  honorablement 
ne  pouvait  s'étendre  à  toute  une  école  et  durer  pendant  un  siècle.  D'ail- 
leurs Collins  et  Dodwel  avaient  trahi  le  secret  du  système.  Les  philo- 
sophes écossais  étaient  donc  placés  entre  Collins  et  Dodwel  d'une  part 
et  de  l'autre  Newton  et  Schaftsbury  ;  leur  choix  ne  pouvait  être  douteux. 

Pour  faire  voir  combien  l'esprit  presbytérien,  qui  dominait  en  Ecosse, 
était  défavorable  à  la  philosophie  de  Locke,  je  citerai  deux  faits  cer- 
tains, l'un  de  la  fin  du  xvii*  siècle,  l'autre  du  milieu  du  xvui*. 

En  i6g6,  sous  le  roi  Guillaume,  une  commission  du  parlement 
d'Ecosse  reprit  avec  ardeur  et  constance  l'ancienne  idée  d'un  cours 
uniforme  de  philosophie,  dont  chacune  des  quatres  universités  devait 
composer  une  partie.  Mille  difficultés  se  présentèrent;  et  tout  ce  que  put 
obtenir  la  commission  fut  la  communication  des  cahiers  de  philosophie 
employés  dans  l'enseignement.  Elle  y  trouva  soixante-dix  propositions 
qu'elle  déclara  erronées  et  indignes  d'être  enseignées  comme  étant 
contra  Jidem  et  bonos  mores.  L'historien ,  qui  rapporte  en  détail  ^  toute 

'  Bower,  1. 1-,  p.  SSg. 


JUILLET  1846.  39ft 

cette  affaire,  nous  apprend  que  les  propositions  condamnées  apparte- 
tenaient  principalement  è  la  doctrine  d'Epiciire  devenue  à  la  mode,  dit- 
il,  grâce  aux  écrits  de  Gassendi.  Condamner  Gassendi  n'était-ce  pas 
déjà  menacer  Locke? 

En  1 7  à  5 ,  le  professeur  de  philosophie  morale  de  luni  versité  d'Edim- 
bourg, le  célèbre  médecin  John  Pringle,  ayant  résigné  son  emploi,  il 
se  présenta  pour  lui  succéder  un  Ecossais  illustre ,  métaphysicien  de 
génie  et  honune  excellent,  mais  disciple  conséquent  de  Locke,  le  scep- 
tique David  Hume.  Il  échoua.  Les  magistrats  appelèrent  Hutcheson, 
alors  professeur  à  Glascow;  et,  à  son  refus,  ils  préférèrent  choisir 
un  homme  obscur,  William  Cleghorn ,  plutôt  que  de  livrer  au  scepti- 
cisme la  jeunesse  écossaise  ^ 

De  tous  ces  faits,  de  ce  tableau  fidèle  des  mœurs,  des  croyances 
et  de  l'enseignement  public  en  Ecosse,  ne  faut-il  pas  conclure  que  la 
philosophie  qui  devait  sortir  d'un  tel  état  social  et  religieux,  et  d'univer- 
sités animées  et  gouvernées  par  cet  esprit ,  devait  être  ce  qu'elle  a  été 
en  effet,  c'est-à-dire  une  protestation  du  sens  commun  et  de  la  cons- 
cience conti^  les  conséquences  extrêmes  de  la  philosophie  de  Locke, 
|)rotestation  plus  ou  moins  élevée  dans  l'ordre  scientifique  selon  qu'elle 
avait  pour  organes  des  hommes  d'un  génie  plus  ou  moins  rare ,  mais  en 
elle-même  excellente  et  bienfaisante ,  digne  de  s'étendre  au  delè  du 
pays  qui  l'a  produite  et  de  paraître  enfin  sur  la  scène  de  la  philosophie 
européenne? 

Quatre  hommes,  différents  et  semblables,  forment  pour  ainsi  dire  la 
trame  et  la  chaîne  de  l'école  écossaise,  la  contiennent  et  l'expriment  à 
peu  près  tout  entière  :  Hutcheson,  Smith,  Ferguson  et  Reid.  A  ces 
beaux  noms  la  postérité  joindra  sans  doute  celui  de  M.  Dugald-Stewart; 
mais  l'illustre  auteur  des  Eléments  de  la  philosophie  de  Vesprit  humain 
est  trop  près  de  nous  pour  entrer  déjà  dans  le  domaine  de  l'histoire. 

Hutcheson  est  le  fondateur  de  l'école.  Smith  et  Ferguson  la  déve- 
loppent et  lui  donnent  1  éclat  de  leur  renommée;  Reid  en  est  le  mé- 
taphysicien; il  la  renouvelle,  et  en  quelque  sorte  il  la  recrée  en  lui 

'  J'ai  suivi  en  cela  le  récit  de  M.  Bower.  qui  doit  avoir  été  bien  informé.  Cepen- 
i\an\  M.  Bîtchie,  auteur  delà  Vie  de  Hume  (Londres,  1807),  adirnie  (p.  &g)  que  ce 
n est  pas  à  la  mort  de  Priog^e,  mais  à  celle  de  Cieghorn,  que  Hume  se  présetihi 
pour  la  cUaiie  de  philosophie  inorale  de  ruoiversilé  d'Edimbourg,  et  qu'il  eoi  pour 
concurrent  et  pour  vainqueur  James  Balfour,  auteur  d'un  ouvrage  intitulé  :  Es^mise 
(le  la  nature  et  des  obligations  de  la  moralité,  avec  des  Réflexions  sur  les  recherches  de 
M,  Hume  touchant  les  principes  de  la  morale.  Les  dcui  rt^cits  font  également  pour 
la  coodusion  que  j'en  veux  tirer. 


400  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

irapriniant  un  caractère  à  la  fois  plus  précis  et  plus  élevé.  Avec  Hutche- 
son  récole  écossaise  se  distingue  de  celle  de  Locke;  avec  Reid  elle  s*en 
sépare.  C'est  que  successivement  toutes  les  conséquences  de  la  philo  • 
Sophie  de  Locke  s'étaient  fait  jour.  Il  ne  s'agissait  plus  seulement ,  comme 
au  début,  de  combattre  un  matérialisme  et  un  fatalisme  grossier,  que  re- 
poussaient aisément  le  sens  commun ,  le  sens  moral ,  les  nobles  ins- 
tincts de  l'humanité  ;  on  avait  vu  paraître  l'ingénieux  et  brillant  idéalisme 
de  Berkeley ,  puis  le  scepticisme  raffiné  de  Hume.  C'est  le  scepticisme  de 
Hume  qui  tira  l'école  écossaise  de  son  berceau  et  la  contraignit  de  ras- 
sembler toutes  ses  forces  pour  faire  face  au  plus  redoutable  adversaire 
qu'elle  eût  jusqu'alors  rencontré.  De  là  cette  polémique  vigoureuse  oii 
se  manifeste  enfm  dans  toute  son  énergie  l'esprit  écossais.  Reid  est  le 
héros  de  cette  polémique ,  il  est  le  représentant  accompli  du  caractère 
de  son  pays.  Il  n'y  a  pas  une  qualité  du  génie  écossais  qui  manque  h 
Reid.  On  peut  dire  de  lui,  sans  aucune  exagération,  qu'il  est  le  sens 
commun  lui-même.  Quelquefois  le  sens  commun  est  un  peu  super- 
ficiel, quelquefois  il  y  est  profond,  jamais  il  ne  fait  défaut.  Le.  bon 
sens  écossais  est  plein  de  finesse  :  aussi  Reid  a-t-il  infiniment  d'esprit. 
Son  premier  ouvrage  Recherches  sur  l'entendement  humain  d'après  les  lu- 
mières du  sens  commun,  est  semé  des  traits  les  plus  heureux.  La  malice 
et  l'ironie  y  paraîtraient  davantage,  si  elles  n'étaient  constamment  tempé- 
rées par  la  sérénité  et  la  bienveillance.  Encore  au-dessus  de  ces  rares 
qualités  est  une  méthode  admirable  qui,  à  elle  seule,  ferait  de  Reid  un 
philosophe  du  premier  ordre.  Lui  aussi  il  n'admet  d'autre  méthode  que 
celle  à  laquelle  les  sciences  physiques  doivent  leurs  progrès,  la  méthode 
expérimentale  ;  mais  il  la  pratique  sincèrement  et  selon  les  règles  im- 
mortelles tracées  par  Bacon  et  par  Newton.  A  l'aide  de  cette  méthode  il 
ruine  le  sensualisme  et  le  scepticisme  qui  osaient  l'invoquer.  Pour  détruire 
Hume  ,  il  le  combat  dans  Locke  lui-même;  il  attaque  les  conséquences 
dans  leurs  principes.  Celte  grande  controverse  a  plus  d  une  ressemblance 
avec  celle  de  Socrate  contre  les  sophistes.  On  y  sent  partout  un  amour 
profond  de  la  vérité  servi  par  une  des  raisons  les  plus  saines  et  les  plus 
fermes  qui  furent  jamais.  Ce  n'est  pas  dire  assez.  Dans  Reid,  comme 
dans  Socrate,  ce  qui  anime  et  soutient  ce  philosophe,  c'est  l'homme  de 
bien ,  fami  de  la  vertu  et  de  l'humanité.  L'âme  de  Reid  repousse  le 
scepticisme  de  Hume  comme  son  esprit  en  repousse  le  scepticisme  mé- 
taphysique. A  ces  traits,  il  est  aisé  de  reconnaître  le  ministre  presby- 
térien, le  fils  et  le  représentant  des  vieilles  et  fortes  générations  de 
16&0  et  de  1688. 

Au3si  l'influence  de  Reid  a-t-elle  été  immense  en  Ecosse.  Autour  de 


JUILLET  1846.  401 

lui  se  forma  une  sérieuse  et  vaste  ëcolecomposéed'ecclësiastiques éclairés, 
de  savants  vertueux,  de  lettrés  sensibles  à  la  vraie  beauté,  qui  n'est  pas 
séparée  de  la  beauté  morale;  et  cette  école  partout  répandue,  dans  les 
universités  et  dans  le  monde ,  a  produit  une  noble  jeunesse  de  laquelle 
sont  sortis  plusieurs  des  hommes  d*Etat  du  parti  whig,  Tanalogue,  enÂn- 
gleterre,  de  notre  parti  libéral  français.  Je  rappellerai  avec  un  juste 
sentiment  d orgueil  pour  la  philosophie  que,  quand  les  whigs.  Fox  à 
leur  tête,  entrèrent  aux  affaires  vers  1806,  leur  première  pensée  fut 
d'arrêter  la  guerre  insensée  et  impie  que  s'étaient  faite  l'Angleterre  et 
la  France  :  ils  envoyèrent  à  Paris  un  digne  ami  de  M.  Dugald-Stewart , 
loi'd  Luderdalee,  et  avec  lui  M.  Dugald-Stewart  lui-même  comme  at- 
taché à  cette  noble  ambassade,  à  laquelle  étaient  suspendus  les  vœux 
de  tous  les  amis  de  Thumanité. 

Est-ce  donc  que  je  considère  la  philosophie  écossaise  comme  le  der- 
nier mot  de  la  philosophie?  Non,  assurément.  Il  en  est  des  systèmes 
comme  des  hommes  :  les  meilleurs  sont  les  moins  imparfaits  ,  et 
rexcellence  de  Fécole  écossaise  n  empêche  pas  qu  elle  n'ait  ses  défauts. 
Elle  en  a,  et  même  de  fort  considérables.  Satisfaite  du  sens  commun, 
elle  s  y  repose,  et  ne  sent  guère  le  besoin  de  pénétrer  dans  les  profon- 
deurs de  la  vérité.  En  possession  de  la  vraie  méthode,  elle  fuit  avec 
soin  l'hypothèse,  mais  elle  manque  trop  souvent  de  souflle  et  de  force, 
et  s'arrête  avant  d'avoir  atteint  et  touché  les  limites  de  la  carrière.  Cir- 
conspecte à  bon  droit,  elle  est  quelquefois,  comme  la  raison,  un  peu 
pusillanime.  Sa  gloire  est  d'avoir  rappelé  et  pratiqué  la  méthode  expéri- 
mentale; mais  elle  ne  s'est  point  assez  souvenue  que  de  l'expérience, 
fécondée  par  l'induction  et  le  calcul ,  Newton  a  tiré  le  système  du  monde. 
Elle  s'est  trop  souvent  contentée  d'un  recueil  d'obserVations;  elle  s'est 
bornée  à  rassembler  des  matériaux  éprouvés  et  solides,  sans  entre-  % 

prendre  d'élever  l'édifice.  C'est  sagesse  et  faiblesse  tout  ensemble;  c'est 
l'excès  de  cette  prudence  écossaise  qui  a  ses  écueils  aussi,  comme  la 
profondeur  des  spéculations  allemandes  est  venue  trop  souvent  aboutira 
des  chimères. 

Reconnaissons-le  :  l'école  écossaise  n'a  la  grandeur  imposante  ni  de 
l'école  cartésienne  en  France ,  ni  de  l'école  de  Kant  en  Allemagne.  En 
toutes  choses,  la  première  admiration  des  hommes  est  pour  le  génie 
qui  s'élance  à  la  poursuite  d'un  objet  infini,  alors  même  qu'il  ne  l'atteint 
point.  Mais  quelle  estime  n'est  pas  due  à  ces  esprits,  éminents  aussi  en 
leur  exquise  justesse,  qui,  moins  confiants  dans  leurs  forces  et  dans 
celles  de  la  nature  humaine,  refusent  de  s'aventurer  à  travers  des  préci- 
pices ,  loin  des  faits  et  de  la  réalité  ! 

5i 


402  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Ne  pouvant  embrasser  l'école  écossaise  tout  eotière ,  sur  les  quatre 
philosophes  célèbres  qui  la  représentent,  nous  en  choisirons  deux  pour 
les  étudier  de  près  et  en  détail ,  celui  qui  a  fondé  Técole  et  celui  qui 
lui  a  donné  son  vrai  caractère,  ie  commencement  et  la  fm,  les  deux 
bouts  de  la  chaîne,  Hulcheson  et  Reid. 

V.  COUSIN. 


Revue  des  éditions  de  F  Histoire  de  V Académie  des  sciences  par 

Fontenelle. 

QUATRtàlfB  ET  DERNIER  ARTICLE  ^ 
DE  PONTEMELLE  PAR  RAPPORT  A  DBSCARTÉS  ET  A  NEWTON. 

Dcscaiies  a  détruit  la  philosophie  scolastique  :  ce  sera  toujours  là 
son  grand  titre. 

La  philosophie  scolastique  portait  sur  deux  méprises.  La  première 
était  de  croire  que  les  anciens  avaient  tout  su.  Le  respect  avei^e  pour 
Tantiquité  aiTetait  tout.  Descartes  vint;  il  pensa  et  apprit  aux  hommes 
à  penser. 

a  II  n  est  pas  surprenant,  dit  Fontenelle,  que  les  anciens  n  aient  pas 
été  plus  loin;  mais  on  ne  saurait  assez  s'étonner  que  de  grands  hommes, 
et  sans  doute  d aussi  grands  hommes  que  les  anciens,  en  soient  si  long- 
temps demeurés  là.  • .  .  .Tous  les  travaux  de  plusieurs  siècles  nont 
abouti  qu'à  remplir  le  monde  de  respectueux  commchtaires  et  de  tra- 
ductions répétées  d  originaux  souvent  assez  méprisables. .  •  •  Tel  fut  Té- 
tât des  mathématiques ,  et  surtout  de  la  philosophie  jusqu'à  Descarte^. 
Ce  gi^and  homme,  poussé  par  son  génie  et  par  la  supériorité  qu'il  se 
sentait,  quitta  les  anciens  pour  ne  suivre  que  cette  même  raison  que 
les  anciens  avaient  suivie;  et  cette  heureuse  hardiesse,  qui  fut  traitée 
de  révolte,  nous  valut  tme  infinité  de  vues  nouvelles  et  utiles  sur  la 
physique  et  sur  la  géométrie.  Alors  on  ouvrit  les  yeux,  et  l'on  s'avisa 
de  penser^.  » 

La  seconde  méprise  de  la  philosophie  scolastique  était  de  mettre 

'  Voir  les  cahiers  d'avril  (page  ig3),  de  mai  (page  270)  et  de  juin  i846  (pageSag) 
—  '  Préface  de  Tanalyse  des  infiniment  petits  oa  marquis  de  l'Hâpital. 


JUILLET  1846.  403 

partout  des  mots  à  la  place  des  choses.  A  chaque  difficulté,  on  imagi- 
nait une  qualité  occulte,  c est-à-dire  un  mot.  Les  formes  substantielles, 
les  espèces  intentionnelles,  etc.,  ne  sont  que  des  mots. 

Conçoit-on  bien  aujourd'hui  qu'il  ait  fallu  du  courage,  et  tant  de 
courage,  le  courage  de  Descartes,  pour  attaquer  des  mots?  Et  cepen- 
dant Descartes  lui-même  blâmait  son  disciple  Regius  d  y  aller  trop  vite. 

«  .  .  .Par  exemple,  lui  dit-il,  sur  les  formes  substantielles  et  sur  les 
qualités  réelles,  quelle  nécessité  de  les  rejeter  ouvertement?  Vous 
pouvez  vous  souvenir  que,  dans  mes  Météores. .  . ,  jai  dit,  en  termes 
exprès,  que  je  ne  les  rejetais  ni  ne  les  niais  aucunement,  mais  seule- 
ment que  je  ne  les  croyais  pas  nécessaires  pour  expliquer  mes  senti- 
ments*. Si  vous  eussiez  tenu  cette  conduite,  aucun  de  vos  auditeurs  ne 
les  aurait  admises,  quand  il  se  serait  aperçu  quelles  ne  sont  d'aucun 
usage ,  et  vous  ne  vous  seriez  pas  chargé  de  Tenvie  de  vos  collègues  ; 
mais  ce  qui  est  fait  est  fait  ^.  » 

Mais  ce  qui  est  fait  est  fait  :  et  Descartes  en  prend  aisément  son 
parti.  • 

Bientôt  même  il  prépare  un  projet  de  Réponse  pour  Regius  contre 
Voèlius,  où  il  dit  :  «Nous  déclarons  que  nous  n avons  pas  besoin  de 
ces  êtres  qu'on  appelle  formes  substantielles  et  qualités  réelles  pour  rendre 
raison  des  choses  natiu^elles,  et  nous  croyons  que  nos  sentiments  sont 
particulièrement  recommandables  en  ce  qu'ils  sont  indépendants  de 
ces  êtres  supposés,  incertains,  et  dont  on  ignore  la  nature';. .  .  »  et 
encore  :  a  On  peut  bien  plutôt  avoir  appris  les  vérités  que  j'enseigne 
et  trouver  son  esprit  satisfait  touchant  les  principales  difficultés  de  la 
philosophie,  qu'on  ne  peut  avoir  appris  tous  les  termes  dont  les  autres 
se  servent  pour  expliquer  leurs  opinions  touchant  les  mêmes  difficultés 
de  la  philosophie  *.  » 

Enfin  la  Réponse  de  Regius  parait;  et,  quelques  jours  après,  Des- 

*  11  est  vrai  que,  dans  les  Météores,  Descartes  se  borne  à  dire  :  «Pour  ne  point 
rompre  la  paix  avec  les  philosophes ,  je  ne  veux  rien  du  tout  nier  de  ce  qu*i]s  ima- 
ginent dans  les  corps  de  plus  que  je  n'ai  dit,  comme  ïeun  formes  suhstantiettes  ,\eur9 
qualités  réelles,  et  choses  semblables;  mais  il  me  semble  que  mes  raisons  derront 
être  d*autant  plus  approuvées ,  que  je  les  ferai  dépendre  de  moins  de  choses.  ■ 
T.  V,  p.  i66.  Mais  il  oublie  qu*il  avait  dit  dans  sa  Dioptriqae,  et  même  d'une  ma- 
nière assez  plaisante  :  «  . .  .Par  ce  moyen,  voire  esprit  sera  délivré  de  foutes  ces 
petites  images  voltigeant  par  )*air,  nommées  des  espèces  intentionnenes ,  qui  tra- 
vaillent tant  Timagination  des  philosophes; •  et,  dans  le  Discours  de  h  méthode 
(  v*  partie  )  :  «  . .  .  Je  supposai  expressément  qn'il  n*y  avait  en  elle  (dans  la  matière) 
aucune  de  ces  formes  ou  qualités  dont  on  dispute  dans  les  écdet. .  .  t  —  'T.  Vm, 
p.  607.  —  '  T.  VIII,  p.  39a.  —  *  T.  VUl,  p.  590. 

5i. 


404  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cartes  lui  écrit  :  «  Tout  le  monde  siffle  les  formes  substantielles ,  et  Von 
dit  tout  haut  que,  si  le  reste  de  noire  philosopliie  étail  expliqué  comme 
cet  article,  chacun  Tembrasserait  ^  » 

«Pour  rendre  raison  des  choses,  dit  excellemment  Descartes ,  on  en 
a  inventé  je  ne  sais  quelles  autres  qui  n  ont  aucun  rapport  avec  celles 
que  nous  sentons,  comme  sont  la  matière  première,  les  form£S  substan- 
tielles, et  tout  ce  grand  attirail  de  qualités  que  plusieurs  ont  coutume 
de  supposer,  chacune  desquelles  peut  plus  difficilement  être  connue 
que  toutes  les  choses  qii  on  prétend  expliquer  par  leur  moyen  ^.  » 

Rien  de  plus  sensé.  Gomment  se  fait-il  donc  que  ce  même  Descartes, 
qui  juge  si  bien  le  grand  attirail  des  scolastiques ,  en  imagine  aussitôt 
un  autre? 

Il  imagine  une  matière  subtile,  une  matière  cannelée,  une  matière  ra- 
meuse, comme  on  imaginait,  avant  lui,  des  qualités  occultes;  il  imagine 
des  tourbillons,  comme  on  imaginait  des  formes  substantielles,  etc.  Il  ima- 
gine ailleurs  des  esprits  animaux  ^. 

Descartes  avait  trouvé  une  scolastiqae  métaphysique,  qu'fl  détruit;  et 
il  y  substitue  une  scolastique  physique,  que  Newton  détruira  bientôt. 

Fontenelle  prit  Descartes  tout  entier.  Il  prit  sa  métaphysique ,  trans- 
cendante et  claire;  il  prit  aussi  sa  physique.  Il  adopta  les  tourbillons, 
il  adopta  le  plein;  et  cependant  le  plein  et  les  tourbilbns  lui  donnèrent 
bien  souvent  des  difficultés  et  de  f  embarras. 

«  On  se  délivrerait  tout  d'un  coup ,  dit-il ,  des  embarras  qui  peuvent 
naître  de  ces  directions  de  mouvements,  en  supprimant,  comme  a  fait 
un  des  plus  grands  génies  de  ce  siècle,  toute  celte  matière  fluide  im- 
mense, que  Ton  imagine  communément  entre  les  planètes,  et  en  les 
concevant  suspendues  dans  un  vide  parfait  *.  » 

'  T.  Vin,  p.  607.  —  •  T.  III,  p.  5i6.  —  *  Ou  plutôt  il  les  adopte,  car  ils  sont 
déjà  dans  Galien.  Voyez  mon  Histoire  des  travaux  et  des  idées  de  Buffon,  p.  lai; 
mon  livre  sur  Y  Instinct  et  Vintelligence  des  animaux,  p.  19;  et  raon  Examen  de  la 
phrénologie,  p.  i35.  —  *  Histoire  de  Vannée  1708,  p.  io3.  Il  dit,  dans  Téloge  de 
Newton  :  «  M.  Newton .  .  .  arrive  enfin  à  des  conclusions  qui  détruisent  les  tour- 
Ullons  de  Descartes,  et  renverse  ce  grand  édifice  céleste  quon  aurait  cru  iné- 
branlable. Si  les  planètes  se  meuvent  autour  du  soleil  dans  un  milieu,  quel 
qu*ii  soit,  dans  une  matière  élhérée  qui  remplit  tout,  et  qui,  quelque  subtile 
qu^elle  soit,  nen  résistera  pas  moins,  ainsi  qu*il  est  démontre,  comment  les 
mouvemenis  des  planètes  n*en  sont-ils  pas  perpétuellement  et  même  prompte- 
ment  affaiblis?  Surtout,  comment  les  comètes  traversent-elles  les  tourbillons  li- 
breinent  en  tous  sens,  quelquefois  avec  des  directions  de  mouvements  contraires 
aux  leurs,  sans  en  recevoir  nulle  altération  sensible  dans  leurs  mouvements,  de 
quelque  longue  durée  qu*ils  puissent  être?  Comment  ces  torrents  immenses,  et 
d*une  rapidité  presque  incroyable ,  n*ab8orbent-iIs  pas,  en  peu  d*instants,  tout  le 


JUILLET  1846.  405 

Pourquoi  donc  ne  la  supprime-t-il  pas?  Pourquoi  passe-t-ii  quarante 
ans  à  soutenir  les  ioarbillons  et  le  plein  contre  Yattraction  et  le  vide? 
C'est  qull  avait  commencé  par  les  tourbillons;  c'est  que  la  Phraliiédes 
mondes,  le  plus  bel  ouvrage  de  sa  jeunesse,  repose  uniquement  sur 
cette  hypothèse;  c'est  que.  tout  Fonteneile  qu'il  est,  il  est  honmie,  et 
qu'il  est  bien  difficile  que  le  même  homme  puisse  également  embras- 
ser et  comprendre  deux  grandes  révolutions  de  l'esprit  humain,  deux 
révolutions  aussi  grandes  que  le  sont  celle  qui  détruisit  la  philosophie  sco- 
lastique  par  Descartes,  et  celle  qui  détruisit  le  cartésianisme  par  Newton. 

Voltaire,  qui  fut  à  Newton  ce  que  Fonteneile  avait  été  à  Descartes, 
qui  fut  le  Fonteneile  de  Newton,  'si  je  puis  ainsi  dire,  nous  peint  très- 
spirituellement  l'opposition  singulière  qui  sépare  Newton  de  Descaites, 
et  la  physique  de  l'un  de  celle  de  l'autre. 

«Un  Français  qui  arrive  à  Londres  trouve,  dit-il,  les  choses  bien 
changées  en  philosophie,  comme  dans  tout  le  reste.  Il  a  laissé  le  monde 
plein,  i^le  trouve  vide.  A  Paris,  on  voit  l'univers  composé  de  tourbil- 
lons de  matière  subtile;  à  Londres,  on  ne  voit  rien  de  cela.  Chez 
nous,  c'est  la  pression  de  la  lune  qui  cause  le  flux  de  la  mer;  chez  les 
Anglais,  c'est  la  mer  qui  gravite  vers  la  lune.  .  .  Chez  vos  cartésiens, 
tout  se  fait  par  une  impulsion  qu'on  ne  comprend  guère;  chez  M.  New- 
ton, c'est  par  une  attraction  dont  on  ne  connaît  pas  mieux  la  cause  ^  » 

Mais  ce  n'est  là  que  la  différence  superficielle  de  Descartes  et  de 
Newton.  Jamais  leur  différence  profonde  n'a  été  mieux  exposée  que 
par  Fonteneile  lui-même,  dans  ce  beau  passage  de  son  Ébge  de 
Newton. 

«  Les  deux  grands  hommes  qui  se  trouvent  dans  une  sî  grande  oppo- 
sitioh  ont  eu  de  grands  rapports.  Tous  deux  ont  été  des  génies  du 
premier  ordre,  nés  pour  dominer  sur  les  autres  esprits,  et  pour  fon- 
der des  empires.  Tous  deux,  géomètres  excellents,  ont  vu  la  nécessité 
de  transporter  la  géométrie  dans  la  physique.  Tous  deux  ont  fondé 
leur  physique  sur  une  géométrie  qu'ils  ne  tenaient  presque  que  de 
leurs  propres  lumières.  Mais  fun,  prenant  un  vol  hardi,  a  voulu  se 
placer  à  la  source  de  tout,  se  rendre  maître  des  premiei^  principes 
par  quelques  idées  claires  et  fondamentales,  pour  n'avoir  plus  qu'à 
descendre  aux  phénomènes  de  la  nature  comme  à  des  conséquences 
nécessaires;   l'autre,   plus  timide  ou  plus  modeste,  a  conunencé  sa 

mouvement  particulier  d*un  corps,  qui  n  est  qu*un  atome  par  rapport  à  eux,  et  ne 
le  forcent-ils  pas  à  suivre  leur  cours  ?  ■  On  ne  peut  guère  mieux  faire  aux  tourbillons 
leur  procès;  mais  tout  cela  n  est  dit  ici  qu'au  nom  de  Newton.  —  *■  Lettres  philasQ- 
phiqaes,  lettre  xiv. 


406         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

marche  par  s  appuyer  sur  les  phénomènes  pour  remonter  aux  prin- 
cipes inconnus,  résolu  de  les  admettre  queb  que  les  pût  donner  f en- 
chaînement des  conséquences.  L'un  part  de  ce  qu  il  entend  nettement 
pour  trouver  la  cause  de  ce  quil  voit.  I^'autre  part  de  ce  qu'il  voit 
pour  en  trouver  la.  cause,  soit  claire,  soit  obscure.  Les  principes  évi- 
dents de  Tun  ne  le  conduisent  pas  toujours  aux  phénomènes  tels  qu'ils 
sont;  les  phénomènes  ne  conduisent  pas  toujours  l'autre  à  des  prin- 
cipes assez  évidents.  Les  bomesiqui,  dans  ces  deux  routes  contraires, 
ont  pu  arrêter  deux  hommes  de  cette  espèce,  ce  ne  sont  pas  les  bornes 
de  leur  esprit,  ce  sont  les  bornes  de  l'esprit  humain.  » 

Tout,  dans  ï Éloge  de  Newton  par  Fontenelle,  est  de  cet  ordre  élevé. 
L'histoire  des  sciences  n'a  pas  de  plus  beau  monument.  Ce  monument 
est  même  d'un  genre  unique.  Newton  y  est  jugé  par  le  partisan  te  plus 
spirituel  et  le  plus  constant  de  Descartes,  et  presque  par  Descartes 
lui-même.  Aussi  tout  y  a-t-il  un  caractère  particulier  de  grandeur  et  de 
délicate  réserve.  Il  y  a  des  lumières  pour  tous  les  esprits,  et  ^s  sous- 
entendus  pour  les  plus  habiles.  On  voit,  dans  Voltaire,  avec  quelle 
curiosité  les  contemporains  attendaient  ce  jugement  du  plus  grand 
génie  qu'eut  eu  l'Angleterre ,  par  l'esprit  le  plus  fin  qu'il  y  eût  en 
France.  Mais  les  contemporains  n'étaient  pas  au  vrai  point  de  vue.  Ce 
qu'il  y  avait  encore,  à  Paris,  de  cartésiens  Tétait  trop;  tout  le  monde 
était  trop  newtonien  à  Londres.  Le  temps  n'était  pas  venu  de  sentir  avec 
une  égale  reconnaissance  ce  que  nous  devons  à  Newton  et  ce  que  nous 
devons  à  Descartes,  et  d'admirer  également  ces  deux  grands  hommes. 

((On  a  lu  ici  avec  avidité,  dit  Voltaire,  et  l'on  a  traduit  en  anglais 
l'éloge  de  M.  Newton,  que  M.  de  Fontenelle  a  prononcé  dans  l'Acadé- 
mie des  sciences.  On  attendait  en  Angleterre  son  jugement  comme  une 
déclaration  solennelle  de  la  supériorité  delà  philosophie  anglaise;  mais 
quand  on  a  vu. . .  qu'il  comparait  Descartes  à  Newton,  toute  la  Société 
royale  de  Londres  s'est  soulevée.  Loin  d'acquiescer  au  jugement,  on  a 
fort  critiqué  le  discours.  Plusieurs  même  (et  ceux4à  ne  sont  pas  les 
plus  philosophes)  ont  été  choqués  de  cette  comparaison,  seulement 
parce  que  Descartes  était  français  ^  » 

La  première  édition  de  la  Plaralitê  des  mondes  est  de  1686.  Fonte- 
nelle n'avait  alors  que  vingt-neuf  ans.  Il  en  avait  quatre-vingt-quinze 
quand  il  publia,  en  17 5a,  la  Théorie  des  tourbillons^.  Entre  ces  deux 
ouvrages  parut,  en  1727,  son  Éloge  du  grand  Newton.  Il  est  curieux 

^  Lettres  phihsi^hiiimet ,  lettre  xiv.  —  *  Théorie  des  tourbillons  avêc  des  Ràfiesioni 
fur  Vattraction. 


JUILLET  1846.  407 

de  comparer  ensemble  ces  trois  ouvrages  de  la  jeunesse,  de  Tâge  fort 
et  de  la  vieillesse  de  Fontenelle.  Tous  les  trois  nous  offrent  le  oiêine 
esprit,  le  même  art,  dont  les  ressources  sont  presque  infinies,  la  même 
sagacité  mei^eilleuse;  mais  le  ton  en  est  assez  différent.  L'enjouement 
domine  dans  le  premier,  une  raison  supérieure  dans  le  second ,  un  peu 
d'humeur  chagrine  dans  le  troisième.  Le  ton  y  suit  la  fortune  des 
tourbillons;  ils  régnaient  d'abord  sans  partage,  puis  ils  luttaient  contre 
l'attraction ,  et  puis  ils  étaient  vaincus. 

<(SiroB  prétend,  dit  Fontenelle  dans  la  Théorie  des  toarbiUons^  que 
f  atti^action  mutuelle  est  une  propriété  essentielle  aux  corps ,  quoique 
nous  ne  l'apercevions  pas,  on  en  pourra  dire  autant  des  sympathies, 
des  horreurs,  de  tout  ce  qui  a  fait  l'opprobre  de  l'ancienne  philosophie 
scolastique.  Pour  recevoir  ces  sortes  de  propriétés  essentielles ,  maïs  qui 
ne  tiendraient  point  aux  essences  telles  que  nous  les  connaissons,  il 
faudrait  être  accable  de  phénomènes  qui  fussent  inexplicables  sans 
leur  secours;  et  encore  même  alors  ce  ne  serait  pas  les  expliquera  » 

Il  avait  dît  plus  finement,  dans  ï Éloge  de  Newton  :  «  L'usage  perpé- 
tuel du  mol  d'attraction,  soutenu  d'une  grande  autorité,  et  peut-être 
aussi  de  l'inclination  qu'on  croit  sentir  à  M.  Newton  pour  la  chose 
même,  familiarise  du  moins  les  lecteurs  avec  une  idée  proscrite  par  les 
cartésiens ,  et  dont  tous  les  autres  philosophes  avaient  ratifié  la  con- 
damnation ;  il  faut  être  présentement  sur  ses  gardes  pour  ne  pas  lui 
imaginer  quelque  réalité  :  on  est  exposé  au  péril  de  croire  qu'on 
l'entend.  » 

Ce  dernier  mot  est  charmant.  Mais,  enfin,  un  newtonien  aurait  pu  ré- 
pondre à  Fontenelle  :  Laissons  l'attraction  considérée  comme  propriété, 
comme  force  essentielle;  n'y  voyons  qu  un  fait.  N'avez-vous  pas  dit  vous- 
même,  et  admirablement  dit  :  «Les  faits  primitifs  et  élémentaires  sem- 
blent nous  avoir  été  cachés  par  la  nature  avec  autant  de  soin  que  les 
causes  ;  et ,  quand  on  parvient  à  les  voir,  c'est  un  spectacle  tout  nouveau 
et  entièrement  imprévu^.  »  Eh  bien ,  l'attraction  est,  pour  nous,  un  de 
ces  faits  primitifs  et  élémentaires  y  un  de  ces  grands  faits  qui  sont  les  causes 
des  autres;  et  vous  remarquerez  que  ce  grand  fait  nous  suffit.  Nous  fai- 
sons contre  vos  toarbiUons  et  votre  matière  subtile  le  même  raisonnement 
que  votre  maître  Descartes  faisait  si  bien  conti'c  les  formes  substantielles 
et  les  qualités  réelles.  «Nous  déclarons,  disait  Descartes,  que  nous  n'a- 
vons pas  besoin  de  ces  êtres  qu  on  stp^elle  formes  substantielles  etquaUiés 
réelles,  pour  rendre  raison  des  choses  naturelles;  et  nous  croyons  qpie 

*  Théorie  des  tourbiUow,  etc.,  $  nr.  —  '  Éloge  ie  Newton. 


408  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nos  sentiments  sont  particulièrement  rccommandables  en  ce  qu'ils  sont 
indépendants  de  ces  êtres  supposés,  incertains,  et  dont  on  ignore  la 
naturel»  Nous  déclarons  aussi  que  nous  n'avons  pas  besoin  de  ces 
êtres  que  vous  appelez  iourbiUons  et  matière  subtile;  et  nous  croyons  que 
nos  sentiments  sont  particulièrement  rccommandables  en  ce  qu'ils  sont 
indépendants  de  ces  êtres  supposés,  incertains,  et  dont  on  ignore  la 
nature.  En  un  seul  mot,  nous  les  rejetons  parce  quils  sont  inutiles.  Et, 
croyez-moi ,  c'est  là  lout  le  secret  de  la  philosophie. 

La  philosophie  n'a  qu'un  but,  d'arriver  à  la  vue  directe  des  choses, 
et,  par  conséquent,  de  supprimer  tout  vain  intermédiaire,  tout  faux 
miliea,  comme  dit  si  bien  La  Fontaine  : 

Qiie  )*ai  toujours  haï  les  pensers  du  vulgaire  ; 
Qu  il  me  semble  profane,  injuste  et  téméraire. 
Mettant  de  faux  milieux  entre  la  chose  et  lui ...  * 

Ce  n*est  pas  autrement  que  la  philosophie  avance  et  se  perfectionne. 
Descartes  avait  supprimé  les  faux  milieux  delà  scolastique;  et  Newton 
a  supprimé  lesyaax  milieux  de  Descartes. 

Cependant,  car  il  faut  tout  voir,  quand  Fontenelle,  à  propos  du  mot 
attraction,  dit  qu'il  croit  sentir,  dans  Newton,  de  l'inclination  pour  la 
chose,  il  dit  vrai,  selon  toute  apparence.  D'une  part,  Newton  pose  tou- 
jours l'action  de  la  pesanteur  réciproque  dans  tous  les  corps;  par  où, 
dit  très-bien  Fontenelle,  «il  semble  déterminer  la  pesanteur  à  être 
réellement  une  attraction  '.  »  D'autre  part ,  Cotes ,  disciple  de  Newton , 
et  disciple  si  estimé^,  dans  la  préface  qu'il  a  mise  en  tète  de  la  seconde 
édition  des  Principes,  dit  formellement  que  Y  attraction  est  une  propriété 
primitive  de  la  matière*,  et  Newton  a  vu  cette  préface.  Enfm,  D'Alem- 
bert,  dont  l'opinion  sur  ces  matières  a  une  autorité  particulière ,  est  du 
même  avis  que  Cotes  et  Fontenelle.  a  On  peut  croire,  dit-il,  que  New- 
ton avait  pour  ce  sentiment  une  sorte  de  prédilection  ^.  »  Mais,  ce  qui 
est  ici  admirable,  et  ce  que  ne  voit  pas  Fontenelle,  c'est  que  Newton, 

*  Voyci  ci-devant,  p.  4o3.  —  *  Démocrite  et  les  Ahdéritains.  —  *  Éloge  de  New- 
ton, U  ajoute  :  tM.  Newton  n*emploie,  à  chaque  moment,  que  ce  mot  pour  ex- 
primer fa  force  active  des  corps,  force,  à  la  vérité,  inconnue,  el  q'i'il  ne  prétend 
pas  définir  ;  mais ,  si  elle  pouvait  agir  aussi  par  impulsion ,  pourquoi  ce  terme 
plus  clair  n  aurait-il  pas  été  préféré?  car  on  conviendra  qu'il  n'était  guère  possible 
de  les  employer  tous  deux  indifféremment;  ils  sont  trop  opposés.  •  —  *  On  connaît 
le  mot  de  Newton  sur  Cotes  :  t  Si  M.  Cotes  eût  vécu,  nous  saurions  quelque  chose.  • 
—  '  «  Il  faut,  dit  Cotes,  que  la  pesanteur  soit  une  des  propriétés  primitives  de  tous 
les  corps,  ou  que  Ton  cesse  de  regarder  comme  telles  leur  étendue,  leur  mobilité, 
leur  impénétrabilité,  etc.  »  —  *  Voyei  ï Encyclopédie,  an  mot  attmetion. 


JUILLET  1846.  409 

quelle  que  soit  sa  prédilection,  laisse  partout  de  côté  cette  prédilection* 
Ce  n'est  pas  sur  lattraction,  propriété  supposée  essentielle,  que  Newton 
raisonne,  cest  sur  lattraction , /art  général  oi  fait  démontré.  Sa  grande 
philosophie  s'arrête  au  fait,  à  l'expérience;  elle  est  expérimentale,  et 
c  est  pour  cela  qu'elle  est  grande. 

J'ai  bien  souvent  parlé  de  Descartes  à  propos  de  Fontenelle;  et  peut- 
être  n'en  ai-je  pas  assez  parlé;  car,  en  philosophie,  Fontenelle  doit 
tout  à  Descartes.  Il  lui  doit  jusqu'à  ce  grand  discernement  avec  lequel 
il  juge  Descartes  lui-même. 

((Sur  quelque  matière  que  ce  soit,  les  anciens  sont  assez  sujets  à  ne 
pas  raisonner  dans  la  dernière  perfection.  Souvent  de  faibles  conve- 
nances, de  petites  similitudes,  des  jeux  d'esprit  peu  solides,  des  dis- 
cours vagues  et  confus,  passent  chez  eux  pour  des  preuves;  aussi  rien 
ne  leur  coûte  à  prouver.  Mais  ce  qu'un  ancien  démontrait  en  se 
jouant  donnerait,  à  l'heure  qu'il  est,  bien  de  la  peine  à  un  moderne. 
Car  de  quelle  rigueur  n'est-on  pas  sur  les  raisonnements?  On  veut 
qu'ils  soient  intelligibles,  on  veut  qu'ils  soient  justes ,  on  veut  qu'ils 
concluent;  on  aura  la  malignité  de  démêler  la  moindre  équivoque ,  ou 
d'idées,  ou  de  mots;  on  aura  la  dureté  de  condamner  la  chose  du 
monde  la  plus  ingénieuse,  si  elle  ne  va  pas  au  fait.  Avant  M.  Descartes 
on  raisonnait  plus  commodément;  les  siècles  passés  sont  bien  heureux 
de  n'avoir  pas  eu  cet  homme-là.  C'est  lui,  à  ce  qu'il  me  semble,  qui  a 
amené  cette  nouvelle  méthode  de  raisonner,  beaucoup  plus  estimable 
que  sa  philosophie  même,  dont  une  bonne  partie  est  fausse,  ou  fort 
incertaine,  selon  les  propres  règles  qu'il  nous  a  apprises ^» 

Il  dit  encore  :  «Rien  n'arrête  tant  le  progrès  des  choses,  rien  ne 
borne  tant  les  esprits,  que  l'admiration  excessive  des  anciens.  Parce 
qu'on  s'était  dévoué  à  l'autorité  d'Aristote ,  et  qu'on  ne  cherchait  la  vé- 
rité que  dans  ses  écrits  dogmatiques ,  et  jamais  dans  la  nature  ,  non- 
seulement  la  philosophie  n'avançait  en  aucune  façon ,  mais  elle  était 
tombée  dans  un  abîme  de  galimatias  et  d'idées  inintelligibles,  d'où  l'on 
a  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  la  retirer.  Aristote  n'a  jamais  fait  un 
vrai  philosophe,  mais  il  en  a  beaucoup  étouffé  qui  le  fussent  devenus, 
s'il  eût  été  permis.  Et  le  mal  est  qu'une  fantaisie  de  cette  espèce,  une 
fois  établie  parmi  les  hommes,  en  voilà  pour  longtemps  :  on  sera  des 
siècles  entiers  à  en  revenir ,  même  après  qu'on  en  aura  reconnu  le 
ridicule.  Si  l'on  allait  s'entêter  un  jour  de  Descartes,  et  le  mettre  à  la 
place  d'Aristote,  ce  serait  à  peu  près  le  même  inconvénient^.» 

'  Digressions  sur  Us  anciens  et  les  modernes,  —  '  Ibid. 

5a 


410  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

D*Aleinbert,  dans  la  célèbre  Préface  de  ï Encyclopédie,  loue  particu- 
lièrement Fontenelle  a  d^avoir  appris  aux  savants  à  secouer  le  joug  du 
pédantisme.  »  Et  il  a  raison;  car  ce  ncst  pas  là  un  médiocre  service. 
Les  subtilités ,  les  obscurités ,  les  puérilités  de  TEcole ,  auraient  peut-être 
détourné  pour  toujours  les  bons  esprits  des  vraies  et  solides  études.  Le 
pédantisme  était  le  dragon  qui  gardait  cet  autre  jardin  des  Hespérides. 
Fcmtenelle  apprit  au  monde  que  le  bonnet,  la  robe,  les  enrouements 
gagnés  sur  les  bancs  des  écoles,  n  étaient  pas  la  science;  et  il  apprit  aux 
savants  qu'ils  pouvaient  très-bien  rester  hommes  d'esprit  en  devenant 
savants. 

Il  peint  ainsi  lancien  savant  :  «Il  s'adressa  (Lémery)  à  M.  Glazer, 
alors  démonstrateur  de  chimie  au  Jardin  du  Roi,  et  se  mit  en  pension 
chez  lui  pour  être  à  une  bonne  source  d'expériences  et  d'analyses. 
Mais  il  se  trouva  malheureusement  que  M.  Glazer  était  un  vrai  chi- 
miste, plein  d'idées  obscures,  avare  de  ces  idées-là  même,  et  très^peu 
sociable  ^  »  Et  il  peint  ainsi  le  nouveau  :  «Il  possédait  souverainement 
(Dodart)  les  qualités  d'académicien,  c'est-à-dire  d'un  homme  d'esprit 
qui  doit  vivre  avec  ses  pareils,  profiter  de  leurs  lumières,  et  leur  com- 
muniquer les  siennes  ^.  »  Ces  deux  espèces  de  savants  sont  très«diffé- 
rentes,  et  personne  n'a  contribué  plus  que  Fontenelle  à  les  rendre  si 
différentes. 

a  On  prétend ,  disait  Basnage ,  que  les  mathématiques  gâtent  et  des- 
sèchent l'esprit.  ...  M.  de  Fontenelle  pourrait  servir  de  raison  pour 
réfuter  la  triste  idée  qu'on  se  fait  des  mathématiciens;  il  n  apporte 
point  dans  le  monde  l'air  distrait  et  rêveur  des  géomètres  ; . .  .  il  ne 
parle  point  en  savant  qui  ne  sait  que  les  termes  de  l'art.  Le  système 
du  monde*  qui,  pour  un  autre,  serait  la  matière  d'une  dissertation  dog- 
matique, et  qu'on  ne  pourrait  eh  tendre  qu'avec  un  dictionnaire,  de- 
vient, entre  ses  mains,  un  badinage  agréable;  et,  quand  on  a  cru  seu- 
lement se  divertir,  on  se  trouve  quasi  habile  en  astronomie,  sans  y 
penser^.» 

Voltaire  écrit  à  Fontenelle,  dans  une  lettre  charmante  :  «  Vous  savez 
rendre  aimables  les  choses  que  beaucoup  d'autres  philosophes  rendent 
à  peine  intelligibles;  et  la  nature  devait  à  la  France  et  à  l'Europe  un 
homme  comme  vous  pour  corriger  les  savants,  et  pour  donner  aux 
igiUNrants  le  goût  des  sciences^.  » 

^  Éloge  de  Lémery.  —  *  Éloae  de  Dodart.  —  ^  Histoire  des  oavrages  des  savants, 
année  1 70a.  —  *  Voltaire  appelle  Fontenelle  :  «  Le  premier  des  hommes  dans  l'art 
nouveau  de  répandre  de  la  lumière  el  des  grâces  sur  les  sciences  abstraites.  ■  Et  il 
ajoute  •  qu'il  a  été  au-dessus  de  tous  les  savants  qui  nont  pas  eu  le  don  da  rin- 


JUILLET  1846.  411 

Personne  na  eu  plus  que  Fontenelle  a  cet  ordre  fin  et  adroit^  »  qu'il 
admirait  dans  Leibnitz;  cet  art,  a  non-seulement  d'aller  à  la  vérité, 
mais  d'y  aller  par  les  chemins  les  plus  courts^;  »  «ces  points  de  vue 
élevés  d  où  Ton  découvre  de  grands  pays  ';  »  et  surtout  le  soin ,  le  grand 
soin  de  démêler  toujoiu's  les  idées. 

Un  critique  blâmait  je  ne  sais  quelle  supposition  de  la  Pluralité  des 
mondes ,  où  Tun  des  deux  mouvements  de  la  terre  semblait  oublié. 

Voici  là-dessus  ce  que  lui  répond  Fontenelle  : 

«n  ny  a  dans  une  supposition,  comme  dans  un  marché,  que  ce 
qu'on  y  met  Je  ne  voulais  alors  expliquer  qu'un  seul  mouvement;  et, 
dans  tout  cet  ouvrtge,  une  de  mes  plus  grandes  attentions  a  été  de 
démêler  extrêmement  les  idées,  pour  ne  pas  embarrasser  lesprit  des 
ignorants,  qui  étaient  mes  véritables  marquises*.  » 

Je  termine  ici  ces  articles  sur  Fontenelle ,  considéré  comme  histo- 
rien des  sciences.  Il  y  a,  dans  Fontenelle,  l'écrivain  et  le  philosophe. 
L'écrivain  était  connu.  J'ai  voulu  étudier  le  philosophe,  qui  a  tant 
contribué  à  faire  pénétrer  dans  les  sciences  un  esprit  nouveau.  Sous  ce 
rapport  aussi  sa  gloire  est  unique.  Son  bonheur  fut  de  venir  dans  le 
temps  même  où  de  grands  génies  fondaient  cette  philosophie  mo- 
derne, qui  a  renouvelé  les  sciences.  Il  fut  le  premier  interprète  de 
ces  grands  génies.  Il  apprit  d'eux  à  penser;  et,  dans  ce  genre,  la  plu- 
part des  autres  hommes  l'ont  appris  de  lui. 

FLOURENS. 


Umgescbicbte  vnd  Mythologie  der  Pbilistaer,  Histoire  ancienne 
et  Mythologie  des  Philistins,  pdiT  M.  Hitzig.  Leipzig,  1 845,  in-8^. 

DEUXIEME    ET    DBBNIER    ARTICLE^. 

Le  pays  occupé  par  les  Hiilistins  se  composait  de  cinq  villes,  qui, 
avec  leur  territoire ,  formaient  ce  que  Ton  appelle  ordinairement  les 

veniîoD.  »  (Siècle  de  Louis  XIV»  article  FoiUmMe»)  Fonténdle,  il  est  vrai,  nûa  fait 
aucune  découverte  dans  les  sciences;  mais  il  a  découvert  le  style^qui  les  a  répan- 
dues. Cet  art  nouveau  dont  parie  Voltaire  est  son  invention.  —  ^  Ebge  de  LeihmUz. 
—  '  Éloge  du  marqais  de  THâpital  —  '  Éloge  de  Leihnitz.  —  ^  Histoire  des  owfraaes 
des  iovsMis,  par  Basnage,  année  1799,  p.  i&5.  —  *  Voir,  pour  le  premier  artide, 
le  cahier  de  mai  18&6,  p.  367. 

5a. 


412  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cinq  satrapies  des  Philistins.  Les  cinq  villes  étaient  Gaza ,  Gath,  Ascalon 
Aschdod  oa  Azote  et  Ekron  ou  Akkaron. 

Etienne  de  Byzance  ^  à  Tarticle  de  la  ville  d'Azote ,  s  exprime  ainsi  : 
ce  Cest  une  ville  de  Palestine.  Elle  fut  fondée  par  un  des  fugitifs  qui 
revenaient  de  la  mer  Erythrée,  et  qui  la  nomma  ainsi,  parce  que  sa 
femme  s'appelait  Aza,  mot  qui  désigne  une  chèvre.  »  M.  Hitzig  admet 
cette  tradition,  à  Tappui  de  laquelle  il  aurait  pu  citer  un  fait,  rapporté 
par  saint  Nil ^:  c'est  que,  dans  le  désert  du  mont  Sinaî,  et  par  consé- 
quent, à  peu  de  distance  de  la  mer  Rouge,  se  trouvait  un  lieu  nommé 
Aze,  ky,  ou,  suivant  la  leçon  du  manuscrit  de  Séguier,  produite  par 
le  père  Combefis^,  kl^tixa.  M.  Hitzig  fait  observer  ifoe,  puisqu'une  ville 
du  pays  des  Philistins  a  dû  sa  fondation  à  un  personnage  qui  n'était 
pas  venu  du  pays  de  Kaphtor,  ce  fondateur  doit  avoir  été  un  Awéen, 
et  que  les  Avvéens  étaient  venus  des  bords  de  la  mer  Rouge.  Mais  il 
est,  je  crois,  plus  naturel  d'admettre  que  le  témoignage  d'un  écrivain 
-aussi  récent  que  l'abréviateur  d'Etienne  de  Byzance  ne  saurait  avoir 
aucune  autorité,  lorsqu'il  s'agit  de  faits  d'une  date  aussi  reculée.  Puisque 
l'existence  des  villes  d'Azote ,  Gaza  et  autres,  était  antérieure  à  l'époque 
de  Moïse,  on  peut  donc  supposer  que  l'hypothèse  de  fugitifs  venus 
des  bords  de  la  mer  Rouge,  et  dont  un  aiu^ait  été  le  fondateur  d'Azote, 
ainsi  que  l'identité  de  ces  fugitifs  avec  les  Avvéens,  ne  reposent  sur 
aucun  fondement  historique,  et  ne  méritent,  aux  yeux  de  la  critique, 
aucune  confiance.  Au  reste,  M.  Hitzig  fait  observer,  avec  raison,  que 
le  nom  Aschdod,  i)lpi<,  véritable  dénomination  de  la  ville  philistine, 
appelée  par  les  Grecs  Azote,  Adoras,  n'oflrc  réellement  aucune  analogie 
avec  le  mot  A?a.  Il  pense  que  les  notices  données  par  le  compilateur 
grec  doivent  s'appliquer,  non  pas  à  la  ville  d'Azote,  mais  à  celle  de 
Gaza.  Et,  en  effet,  Etienne  de  Byzance  rapporte  que  cette  dernière  ville, 
qui  se  nommait  aussi  Aza,  et  qui,  dit  l'écrivain,  était  encore  appelée 
ainsi  par  les  Syriehs,  tirait  son  nom  d'Azon,  fils  d'Hercule*.  On 
sait  que  cette  place  portait,  chez  les  Hébreux,  la  dénomination  de 
Azza,  nîV.  M.  Hitzig  admet  l'étymologie  de  ce  mot,  comme  désignant 
une  chèvre,  suivant  l'assertion  de  l'écrivain  grec.  Il  repousse,  avec  un 
véritable  dédain,  la  signification  de  forte ,  paissante ,  que  l'on  donne  géné- 
ralement au  mot  nîy.  Il  se  demande  comment  la  ville  de  Gaza  aurait 

T  - 

été  appelée  la  ville  forte  par  excellence ,  et  cela ,  de  préférence  à  d'autres 
places,  telles  que  celles  d' Ascalon,  d'Azote,  dont  la  dernière  surtout 

*  De  arbibut,  p.  27.  —  '  Narrationes,  p.  89.  —  ^  lUustrium  martyrum  lecti  triam- 
phi,  p.  1^3.  —  *  D0  arhibtts,  p.  198. 


JUILLET  1846.  413 

se  rendit  célèbre  pour  avoir  soutenu  un  siège  de  vingt-neuf  ans.  H 
assure  que  l'expression  nîv  i^y  n'aurait  pu  être  employée  dcms  la  langue 
hébraïque  pour  désigner  une  ville  forte;  quelle  exprimerait  bien  plutôt 
une  ville  sauvage ^  féroce.  Il  prétend  que,  dans  tous  les  passages  où  l'on 
trouve  Tadjectif  îîf,  ce  mot  ne  saurait  admettre  le  sens  de  fort,  quon  lui 
attribue  ordinairement.  Mais,  ici,  M.  Hitzig  me  permettra  d'être  d'un 
avis  complètement  opposé  au  sien.  Dans  le  discours  que  Jacob ,  mourant , 
adresse  à  ses  fils  ^  ce  patriarche  dit  à  Ruben  :  «  Tu  es  mon  premier  né  ;  tu 
étais  ma  force,  les  prémices  de  ma  richesse;  tu  étais  dans  une  position 
extrêmement  élevée;  tu  étais  éminemment  fort;  îv  irr'l  DKtr  in\  » 

T  T  T   I  -     J  T  T 

Je  le  demande,  cette  explication  ne  présente-t-ellc  pas  quelque 
chose  de  tout  à  fait  simple  et  naturel?  Dans  le  livre  des  Juges 2,  Sam- 
son,  proposant  une  énigme  aux  jeunes  gens  qui  assistèrent  à  sa  noce, 
leur  dit,  en  faisant  allusion  au  rayon  de  miel  trouvé  par  lui  dans 
la  gueule  du  lion  quil  avait  tué,  p^np  KS^  î^Di,  c'est-à-dire,  wle  doux 
est  sorti  du  fort.  »  Car  c'est  là  le  sens  qu'on  doit  donner  à  l'adjectif  tv. 
Et ,  en  effet ,  chez  tous  les  peuples  du  monde ,  le  lion  est  regardé  comme 
le  type  de  la  force,  et  non  d'une  férocité  brutale.  C'est  au  tigre  qu'appar- 
tient cette  dernière  et  triste  prérogative.  Dans  le  psaume  xvni,  v.  1 8,  on 
lit  :  VJ  ^THp  ^i'?''»^  «  il  me  délivrera  de  mon  ennemi  puissant.  »  Ailleurs', 
ÛMV  ^bv  n^3^  «des  hommes  puissants  se  réunissent  contre  moi.»  Dans 
le  prophète  Amos*,  tv  by  itf  yh^^n  u  celui  qui  fait  luire  (tomber)  la 
catastrophe  sur  l'homme  puissant.  »  Dans  le  prophète  Isaïe^,  D3  bcfp;»  îy  ^VD 
«  un  roi  puissant  dominera  sur  eux.  »  Dans  les  Nombres®,  Dvn  tv  >d  u  car 
ce  peuple  est  puissant.  »  Le  môme  mot  s'emploie  pour  désigner  un  vent 
violent  ''.  Les  mots  D^y  D^D  expriment  des  Jlots  puissants,  enflés^.  îy  «ik, 
désignent  «  une  colère  violente  ®.  » 

On  lit,  dans  un  pas^e  du  livre  des  Nombres  ^^  :  «  Les  Israélites,  après 
la  défaite  de  Séhon ,  roi  des  Amorrhécns,  s'emparent  de  tout  le  territoire 
qui  avait  été  soumis  à  ce  prince,  depuis  le  toiTent  d'Arnon,  jusqu'à 
celui  de  Jabbok,  jusqu'à  la  contrée  occupée  par  les  enfants  d'Ammon , 
pDV  \:3  ^«3  Ty  ^D ,  »  ce  que  l'on  traduit  généralement  par  ces  mots  :  «  car 
la  frontière  des  Ammonites  était  très-forte.  »  M.  Hitzig  prétend  que  le 
texte  hébreu  est  ici  altéré ,  et  qu'il  faut  lire  avec  la  version  des  Septante , 
n  car  Aroêr  formait  la  frontière  des  Ammonites.  »  Mais  j'avoue  que  je 

*  Genêt,  cap.  xlix,  v.  3.  —  *  Cap.  xiy,  v.  i4.  —  *  Psaume  lix,  v.  4-  —  *  tap.  v, 
V.  9.  —  •  Cap.  XIX,  V.  4.  —  *  Cap.  xni,  v.  a8.  —  '  Exod.  xiv,  v.  ai.  — *  ftaîe, 
chap. xLm,  v.  16.  iVeh^m.  ch. xix,y.  11.  —  •  G«iief.  xlix,  v.  7.  —  "Cap.  xxi.v. a4. 


414  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ne  puis  partager  cette  opinion.  Je  ne  vois  pas  bien  pourquoi  la  ville 
d'Aroèr  se  trouverait  mentionnée  ici.  En  outre,  il  serait  peu  exact  de 
dire  que  cette  place  formait  la  frontière  du  pays  des  enfants  d*Ammon, 
car  nous  voyons,  par  des  passages  subséquents \  que  la  ville  d'Aroêr  était 
située  sur  la  rive  septentrionale  du  torrent  d'Arnon;  et  que,  par  consé- 
({uent,  elle  se  trouvait  à  une  grande  distance  du  pays  des  Ammonites. 
Mais  la  leçon  du  texte  hébreu  présente  un  très-bon  sens.  On  voit  que 
les  Hébreux ,  après  avoir  soumis  la  contrée  habitée  par  les  Amorrhéens, 
et  être  arrivés  sur  la  frontière  du  pays  des  Ammonites ,  n  osèrent  fran- 
chir cette  limite,  attendu  qu'elle  était  hérissée  de  forteresses,  qu'on 
n'eût  pu  emporter  qu'après  de  nombreux  combats  et  une  grande  ef- 
fusion de  sang;  d'ailleurs,  le  temps  était  arrivé  où  ils  devaient  tra- 
verser le  Jourdain,  et  effectuer  la  conquête  de  la  terre  promise.  Ils 
ne  pouvaient  donc,  sans  de  graves  inconvénients,  ajourner  cette  en- 
treprise urgente,  pour  s'engager  dans  une  guerre  aussi  longue  et  aussi 
pénible. 

D'un  autre  côté,  le  mot  nty,  azza,  ne  saurait  signifier  a/iecftévre.  Pour 
désigner  cet  animal,  on  emploie,  en  hébreu,  la  forme  masculine  ezz, 
T»,  qui  fait  au  pluriel,  D^y.  Et  nulle  part ,  dans  le  texte  de  TAncien Tes- 
tament, on  ne  rencontre  la  forme  féminine  n^y  ou  nty.D  me  parait  donc 
évident  que  Ton  ne  peut,  relativement  au  nom  de  la  ville  de  Gaza, 
répudier  lopinion  commune ,  et  que  ce  nom  désigne  réellement  une 
ville  forte. 

Du  reste  cette  place,  dans  tous  les  temps,  justifia  la  réputation  que 
sa  position  et  la  force  de  ses  remparts  lui  avaient  primitivement  acquise; 
et  ses  habitants  continuèrent  à  montrer  cette  valeur  guerrière,  cette 
intrépidité  remarquable  qu'ils  avaient  déployées  dans  leurs  longues 
luttes  avec  les  Israélites  ;  car  on  sait  que  Gaza ,  durant  deux  mois,  an^ta 
sous  ses  murs  la  fortune  d'Alexandre  le  Grand.  La  garnbon  de  cette 
ville  et  son  brave  commandant,  Bètis,  appartenaient  sans  doute  à  la 
nation  des  Philistins. 

Dans  l'histoire  d'Hérodote ,  il  est  deux  fois  fait  mention  d  une  ville 
appelée  Kadytis,  KdlSuris.  On  lit^  que  Nècho,  roi  d'Egypte,  ayant  atta- 
({ué  les  Syriens  près  de  Magdol,  remporta  sur  eux  la  victoire;  qu'à 
la  suite  de  cette  bataille  il  attaqua  et  prit  Kadytis ,  grande  ville  de  la 
Syrie.  Plus  loin,  on  lit'  :  a  Depuis  la  Phénicie  jusqu'aux  montagnes  de 
Kadytis,  la  contrée  appartient  aux  Syriens  appelés  Palestiniens;  depuis 
cette  ville,  qui  ne  semble  guère  inférieure  à  celle  de  Sardes,  et  jus- 

*  Dêoteronom.  cap.  ii,  v.  36;  m,  la.  —  *Lib.  U,  cap.  CLVin. -— ' Lib.  UI,  c^. 


JUILLET  1846.  415 

qu*à  lenysus,  les  marchés  situés  sur  le  rivage  de  la  mer  dépendent 
des  Arabes.  » 

Le  nom  de  Kadytis  a  produit,  parmi  les  philologues  et  les  géographes, 
une  assez  grande  divergence  d'opinions.  Les  uns,  comme  Bochart, 
Danvilie  ^  et  Perizonius^,  et,  en  dernier  lieu,  M.  Raumer^,  ont  cru  que. 
par  ce  nom,  il  fallait  entendre  la  ville  sainte,  c est-à-dire  Jérusalem.  Des- 
vignoles  ^  y  reconnaît  la  ville  de  Kades  ;  le  savant  philologue  Walckenaër  ^ 
supposa  que,  dans  le  premier  passage  d'Hérodote,  Kadytis  désignait 
Jérasalem,  et  dans  le  second,  la  ville  de  Gath  Cette  opinion,  comme 
on  voit,  présente. un  défaut  grave,  celui  de  supposer  quun  historien 
aussi  consciencieux  et  aussi  instruit  qu'Hérodote  aurait,  dans  deux 
passages  si  rapprochés  lun  de  l'autre,  employé  la  même  dénomination 
pour  désigner  deux  villes  différentes.  Reland^  avait  pensé,  avant 
Walckenaër,  que  Kadytis  répondait  à  Gath ,  et  son  opinion  fut  adoptée 
par  feu  M.  Larcher^,  qui,  ensuite,  revint  à  admettre  que  Cadytis 
répondait  à  Jérusalem.  M.  Hitzig,  dans  une  discussion  approfondie  et 
judicieuse,  soutient  que,  par  le  mot  Kadytis,  il  faut  entendre  la  ville 
de  Gaza.  Il  prouve  très-bien  que  le  nom  Kadytis  ne  saurait  s'appli- 
quer à  Jérusalem  ;  que  cette  ville  n'a  jamais  été ,  si  ce  n  est  chez  les 
Prophètes  et  dans  les  livres  poétiques  de  TÂncien  Testament,  dési- 
gnée par  les  mots  ntf^il^ou  c^iî!»n  i^y,  ville  sainte;  et  que  cette  déno- 
mination n'a  jamais  été  employée  dans  le  langage  vulgaire.  M.  Hitzig 
se  décide  à  reconnaître  dans  Kadytis  la  ville  de  Gaza.  Il  suppose  que 
cette  dernière  dénomination  était  le  nom  primitif,  et  Kadytis  le  nom 
donné  à  la  même  place  par  les  Philistins.  Je  crois  devoir,  en  cette  cir- 
constance ,  adopter  l'opinion  qu'a  émise  M.  Hitzig.  J'aurais ,  à  la  vérité , 
penché  pour  Gath,  dont  le  nom  se  rapproche  beaucoup  plus  de  celui 
de  Kadytis.  Mais  une  circonstance  du  récit  d'Hérodote  ne  m'a  pas  per- 
mis de  conserver  cette  opinion.  L'historien  grec  atteste  que ,  depuis 
Kadytis  jusqu'à  lenysus,  les  comptoirs  situés  sur  le  rivage  de  la  mer 
dépendaient  des  Arabes.  Or  il  est  difficile  de  reconnaître  ici  la  ville  de 
Gath.  D  abord ,  cette  place  se  trouvait  à  une  assez  grande  distance  de 
la  mer;  en  second  lieu,  il  s'ensuivrait  du  récit  d'Hérodote,  que  les  lieux 
maritimes  situés  au-dessous  de  cette  ville  dépendaient  des  Arabes  ;  ce 
qui  est  complètement  inexact,  puisque  tous  ces  lieux  faisaient  partie 
de  la  contrée  occupée  par  les  Philistins;  au  lieu  que,  si  Kadytis  nous 

'  Gtoqraphie  ancienne,  t.  II,  p.  160.  —  '  Origines  œgyptiacœ,  p.  AyS,  àlU-  — ' 
'  Palmstina,  p.  2à\.  —  ^  Chronologie  de  Vhistoire  sainte,  t.  Il,  p.  i4a.  —  *  De  He- 
rodotea  arhe  Kadvti,  Froneqaerm,  1787.  —  *  Palœstina,  p.  669,  670. — '  Géographie 
i'Héroiote,  p.  85. 


416  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

représente  Gaza ,  comme  on  sait  que  cette  dernière  place  formait  la 
limite  méridionale  du  territoire  des  Philistins,  on  conçoit  en  même 
temps  que  les  lieux  qui  se  prolongeaient  plus  au  sud  étaient  occupés 
par  des  Arabes. 

Mais  je  vais  plus  loin  que  M.  Hitzig  lui-même  ;  je  ne  crois  pas  que 
le  combat  livré  par  Nècho  aux  Syriens-Palestiniens,  près  de  Magdol, 
soit  identique  avec  la  bataille  de  Mageddo  ou  Megiddo,  dans  laquelle 
le  roi  Josias  perdit  la  vie.  Je  suppose  que  les  Syriens-Palestiniens  ne 
sont  pas  les  Juifs,  mais  les  PhÛislins;  que  la  ville  de  Magdol,  dont 
parle  Hérodote ,  n'a  rien  de  commun  avec  celle  de  Mageddo  ;  mais 
qu'elle  nous  représente  celle  de  Magdol ,  située  sur  le  bras  oriental  du 
Nil ,  non  loin  de  Péluse.  On  peut  croire  que  les  Pbilistins ,  qui  habi- 
taient si  près  de  TÉgypte,  étaient,  pour  cette  contrée,  des  voisins  bien 
dangereux  ;  que  Tamour  du  pillage  les  amenait  souvent  dans  ce  riche 
pays,  où  ils  trouvaient  abondamment  de  quoi  assouvir  leur  avidité; 
que,  par  suite  de  leur  courage  indompté  et  de  leur  expérience  dans  la 
guerre,  ils  devaient  avoir  un  immense  avantage  sur  la  population  douce 
et  lîiche  des  bords  du  Nil.  Rien  n'empêche  d'admettre  que  les  Philis- 
tins ayant  fait  une  incursion  en  Egypte,  Nècho  les  attaqua  près  de 
Magdol,  les  tailla  en  pièces;  que,  profitant  de  sa  victoire,  il  pour« 
suivit  les  fuyards  jusque  dans  leur  contrée;  et  que,  voulant  les  mettre 
hors  d'état  de  nuire  à  l'Egypte,  il  attaqua  et  prit  la  ville  de  Gaza;  qu'il 
choisit  de  préférence  cette  place,  parce  qu'elle  était  la  plus  considé- 
rable, comme  la  plus  méridionale,  du  pays  des  Philistins;  que  son 
importance  avait  dû  encore  augmenter,  depuis  que  la  ville  d'Azote 
ayant  été  prise ,  après  un  siège  de  vingt-neuf  ans ,  par  Psamm«tichus,  père 
de  Nècho,  et  sans  doute  ruinée,  ou  du  moins  démantelée,  Gaza  se  trou- 
vait naturellement  le  principal  boulevard  des  Philistins;  et  que,  cette 
ville  étant  tombée  au  pouvoir  du  roi  d'Egypte,  et  sans  doute  occu* 
pée  par  une  forte  garnison ,  les  Philistins  se  trouvaient  tenus  en  bride 
et  hors  d'état  de  porter  avec  succès  la  guerre  chez  leurs  voisins. 
Quant  au  nom  Kadytis,  M.  Hitzig,  qui,  comme  nous  l'avons  vu,  admet , 
pour  les  Philistins,  une  origine  péïasgique,  et  croit  retrouver  dans  le 
sanscrit  les  é^mologies  des  mots  de  leur  langue ,  a  pensé  d'abord  pou- 
voir trouver  dans  ce  surnom  une  allusion  aux  sables  qui  formaient  la 
ceinture  de  cette  place ,  et  dans  lesquels  elle  se  trouvait  pour  ainsi  dire 
enfoncée.  Mais  plus  tard  (p.  3o6  et  Soy),  il  reconnaît  dans  le  mot 
Kadytb  un  des  surnoms  de  la  déesse  indienne  Bhavani.  Tout  cela,  à 
vrai  dire,  me  paraît  extrêmement  incertain. 

M.  Hitzig,  qui,  comme  je  l'ai  dit  dans  mon  premier  article ,  admet 


JUILLET  1846.  417 

plusieurs  émigrations  successives  de  Cretois  sur  les  rives  de  la  Pales- 
tine, et  suppose  que  ces  nouveaux  colons  allèrent  toujours  en  s  éten- 
dant vers  le  Nord ,  prétend  que  le  territoire  des  Philistins  se  prolongeait 
bien  au  delà  des  limites  qu  on  lui  assigne  communément.  Sans  doute 
il  est  probable  que  ces  honmies  belliqueux,  qui  avaient  presque  tou- 
jours les  armes  à  la  main ,  devaient  souvent  empiéter  sur  les  terres  de 
leurs  voisins.  Nous  savons,  en  particulier,  combien  ils  avaient  gagné 
de  terrain  sur  les  Israélites,  auxquels  ils  avaient  voué  une  haine  pro- 
fonde et  héréditaire.  Mais,  d'un  autre  côté,  ces  conquêtes  éphémères, 
qui  sont  le  résultat  d  une  victoire  et  de  l'effroi  qu  elle  laisse  parmi  les 
ennemis,  mais  que  le  vainqueur  se  hâte  d'évacuer  lorsqu^il  en  a  tiré  des 
tributs  suffisants  pour  assouvir  sa  cupidité,  ne  doivent  point  être  con- 
fondues avec  des  conquêtes  permanentes,  par  lesquelles  des  terrains  plus 
ou  moins  considérables  sont  annexés  aux  Etats  du  vainqueur.  Ainsi ,  après 
la  funeste  bataille  de  Gelboé ,  qui  vit  périr  Saiil  et  ses  fils ,  les  Philistins , 
profitant  de  la  terreurdontcetteépouvantabledéfaiteavait frappé  les  Jui&, 
parcoururent,  sans  doute ,  une  grande  partie  de  la  Palestine ,  portant  par- 
tout la  désolation  et  le  ravage.  Et  ces  hommes  féroces  suspendirent  le 
corps  de  Saiil  et  de  ses  enfants  aux  remparts  de  la  ville  de  Bethsan ,  la 
Scythopolis  des  Grecs.  On  voit  que  les  Philistins,  pour  élever  à  leur  vic- 
toire ce  sanglant  trophée,  choisirent,  à  dessein,  une  ville  qui  se  trouvait 
placée  au  centre  de  la  Judée,  afin  que  la  vue  de  ces  tristes  dépouilles 
portât  dans  le  cœur  des  Israélites  une  consternation  bien  plus  cruelle 
que  si  ce  monument  avait  été  élevé  sur  le  territoire  de  leurs  ennemis. 
Mais  on  se  tromperait  beaucoup,  si  on  supposait  que,  par  suite  de  cette 
catastrophe ,  la  ville  de  Bethsan  eût  été  réunie  réellement  aux  États  des 
Philistins. 

M.  Hitzig,  en  remontant  le  long  des  rivages  de  la  mer  Méditerranée, 
du  côté  delà  Phénicie ,  s'attache  à  déterminer  quels  furent  les  lieux  occu- 
pés successivement  par  les  Philistins  ;  il  trouve  d'abord  les  deux  villes 
de  Jamnia  et  de  Joppé  ;  il  semble  que  rien  n'empêche  de  croire  que  ces 
deux  places  aient  réellement  appartenu  aux  Philistins;  et  toutefois,  pour 
la  dernière  de  ces  villes,  un  obstacle  se  présente;  nous  lisons,  dans 
l'histoire  de  Jonas ,  que  ce  prophète  alla  s'embarquer  à  Joppé ,  sur  un 
vaisseau  qui  faisait  voile  pourTharsis.  Or  il  est  difficile  qu'un  juif  eût  été 
choisir,  pour  son  point  de  départ ,  un  port  occupé  par  les  plus  cruels  en- 
nemis des  Israélites.  D'ailleurs,  la  circonstance  que  le  vaisseau  se  dirigeait 
vers  Tharsis  semble  indiquer  plutôt  que  ce  port  appartenait  aux  Phéni- 
ciens. Si  Ton  en  croit  M.  Hitzig ,  le  nom  de  Joppé  nous  représente  le 
mot  sanscrit  viapi,  c'est-à-dire  riche  en  eau. 

53 


418         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Plus  au  nord,  se  trouvait  une  ville  appelée  Dor  nl*i,  près  de  laquelle 
en  existait  une  autre  nommée  En-Dor,  ")1*i  psr ,  c  est-à-dire  la  fontaine  de 
Dor,  et  dont  il  est  fait  mention  dans  l'histoire  de  la  mort  de  SaiÙ.  L'étymo- 
logie  que  je  viens  de  donner  est  parfaitement  simple,  et  semble  ne  devoir 
donner  matière  à  aucune  difliculté.  Toutefois  Tauteur,  toujours  préoc- 
cupé de  la  préférence  qu*il  accorde  aux  langues  indo^ermaniques , 
soupçonne  que  le  mot  ]^rf  ne  doit  pas  se  traduire  par  fontaine,  mais 
qu'il  correspond  au  terme  sanscrit  anja,  qui  désigne  an  autre,  et,  par 
suite,  jean^,  nouveaa.  J'avoue  que  je  ne  puis  souscrire  à  ces  assertions. 

Enfin ,  M.  Hitzig  arrive  à  la  ville  célèbre  nommée  par  les  Hébreux 
Akko,  iSy ,  appelée  par  les  Grecs  Ptolémaîde ,  par  les  Arabes  Akkd,  )&,  et 
dont  le  nom  se  conserve  encore  sous  celui  de  Saint-Jean-d'Akre.  Au 
rapport  de  Strabon,  Suidas,  etc.,  cette  ville  faisait  partie  de  la  Phénicie, 
et  je  ne  crois  pas  que  l'on  puisse  contester  cette  assertion.  Toutefois 
M.  Hitzig  n'admet  pas  que  cette  place  ait  été  fondée  et  habitée  primiti- 
vement par  les  Phéniciens.  Il  pense  qu'elle  dut  son  origine  aux  Philis- 
tins, n  s'appuie,  à  cet  égard,  sur  un  passage  où  le  prophète  Mîchée\ 
après  avoir  parlé  des  maux  qui  devaient  fondre  sur  le  peuple  d'Israël, 
ajoute  :  ^ntf^snn  ipy  n^DV^  n'»»  ^3Dn-^K  «a  n-ian-^K  r:a.  M.  Hitzig,  à 
l'exemple  de  feu  Gesenius,  pense  que  le  mot  i^a  est  mis  ici  pour  )^n.  D 
en  conclut  que  cette  dernière  ville,  se  trouvant  jointe  à  celle  de  Gath, 
devait,  comme  celle-ci,  appartenir  au  pays  des  Philistins.  Dans  son  hy- 
pothèse, il  faudrait  traduire  :  «Ne  proclamez  point  (cette  catastrophe)  à 
Gath  ;  ne  pleurez  point  dans  Akko.  Je  me  couvrirai  de  poussière  dans 
le  lieu  nommé  Beth-Leofra.  »  Mais  le  changement  proposé  par  ces  deux 
savants  ne  me  paraît  nullement  nécessaire.  Quand  même  on  croirait 
devoir  l'admettre ,  il  n'en  résidterait  aucune  preuve  qui  attestât  que  la 
ville  d'Akko  fît  partie  de  la  contrée  des  Philistins.  Le  prophète  inviterait 
tous  ceux  qui  pouvaient  l'entendre  à  ne  point  annoncer  les  malheurs 
d'Israël  dans  deux  villes  comme  Gath  et  Akko ,  qui ,  appartenant  à  deux 
peuples  rivaux  des  Juifs,  les  Philistins  et  les  Phéniciens,  offriraient  à 
ces  ennemis  un  sujet  d'applaudir  à  des  calamités  presque  sans  exemple, 
et  à  y  chercher  le  sujet  d'une  joie  infernale.  Mais  je  crois  qu'il  ne  faut 
point  reconnaître  ici  le  nom  d'Akko ,  qu'on  doit  lire ,  comme  porte  le  texte , 
133 ,  c'est-à-dire  l'infinitif  absolu  du  verbe  n33 ,  et  qu'on  doit  traduire  : 
«  Ne  proclamez  point  (ces  maux)  dans  la  ville  de  Gath  ;  n'y  versez  point 
de  pleurs  amers.  Pour  moi,  je  me  couvrirai  de  poussière  dans  le  lieu 
nonunéBetfc-Leq/ra. ))Quant au  nom 4fcfco,iSy,  j'avoue,  avec  M.  Hitzig, 

*  Cap.  I,  V.  lo. 


JUILLET  1846.  419 

que  je  nen  conoaift  pas  Torigine.  Mais  bien  d  autres  noms  de  lieux  nous 
laissent  dans  la  même  incertitude;  et  je  me  garderais  bien  d'admettre  que 
Forigine  de  ce  nom  doive  être  cherchée  dans  le  terme  grec  deyauoy,  qui 
signifie  un  coude,  une  sinuosité.  Du  reste,  je  ne  puis  supposer  que  la 
ville  d'Akko  ait  jamais,  au  moins  d*une  manière  stable,  fait  partie  du 
territoire  des  Philistins.  Aucun  passage,  à  ma  connaissance,  ne  dépose 
en  &veur  de  cette  hypothèse.  Il  existe  même  un  fait  qui^  semble  la  con- 
tredire d'une  manière  formelle.  Lorsque  le  prophète  Elie  proposa  un 
défi  aux  prêtres  de  Baal ,  ce  fut  sur  le  mont  Carmel  qu  eut  lieu  cette 
lutte  si  importante  et  si  solennelle.  Or  cette  montagne  se  trouve ,  comme 
on  sait,  au  midi  d'Âkko.  Il  est  peu  probable  quËlie  eût  choisi  im  ter- 
rain qui  aurait  été  sous  la  domination  des  Philistins,  ces  éternels  ennemis 
du  peuple  juif.  Et,  dans  les  actes  qui  signalèrent  le  triomphe  du  vrai 
Dieu  sur  les  idoles,  il  n'est  fait  mention  que  de  Baal,  le  dieu  des  Phé- 
niciens, et  il  n  est  point  parlé  de  Dagon,  ni  des  auti*es  divinités  révérées 
par  les  Philistins. 

M.  Hitzig  traite  ensuite  ce  qui  concerne  la  religion  des  Philistins. 
Par  malheur,  nous  ne  possédons,  sur  cette  matière,  que  des  détaib 
fort  incomplets.  La  Bible,  qui,  pour  ces  époques  reculées ,  doit  être  notre 
seul  guide,  ne  nous  donne,  à  cet  égard,  qu'un  petit  nombre  de  ren- 
seignements. Nous  savons  que  la  principale  divinité  des  Philistins., se 
nommait  Dagon ,  et  que  ce  dieu  avait  un  temple  remarquable  dans  la 
ville  d'Azote.  Comme  le  nom  de  Dagon  ol&e  de  l'analogie  avec  le 
mot  hébreu  Dag,  21,  qui  désigne  un  poisson,  les  commentateurs  juifs 
ont  supposé  que  l'idole  de  Dagon  présentait,  à  sa  partie  supérieure,  la 
figure  humaine,  et  se  terminait,  par  le  bas,  en  une  queue  de  poisson. 
Mais  cette  assertion,  à  vrai  dire,  n'est  appuyée  sur  aucun  témoignage 
contemporain.  Le  livre  de  Samuel,  parlant  de  la  chute  de  cette  idole, 
en  présence  de  l'arche  d'alliance ,  dit  que  les  makis  et  la  tète  de  la  statue 
étaient  renversées  sur  le  seuil  du  temple ,  tandis  que  le  tronc  du  corps 
était  resté  à  sa  place.  Rien,  dans  ce  récit,  n'indique  l'existence  d'une 
queue  de  poisson.  D'un  autre  côté ,  Sanchoniaton  nous  apprend  que 
Dagon  était  autrement  nommé  Siton,  ^/tcjp^  et  ^$vs  apérp^os,  c'est-à-dire 
Jupiter  agriculteur.  Or,  si,  comme  je  le  crois,  le  nom  Siton  dérive  du 
mot  ahos,  froment,  on  doit  en  conclure  que  le  nom  phénicien  Dagon 
appartient,  non  pas  à  la  racine  :ii,  poisson,  mais  à  pi,  qui  désigne  le 
froment.  Nous  lisons,  dans  le  livre  de  Samuel^,  que  les  Philistins, 
après  la  bataille  de  Gelboé,  déposèrent,  comme  trophée,  dans  le 

'  Ap.  Euseb.  Prœparat.  evangel.  p.  a3»  a4-  —  '  Lib.  I,  cap.  xxxi,  v.  10. 

M. 


420  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

temple  d*Aschtoret  (Astarte)  les  armes  de  Saûl  et  de  ses  fds.  Ce  qui 
donne  à  entendre  qu  Astarté  était  un  des  principaux  objets  du  culte  de 
ce  peuple  belliqueux.  Nous  savons  aussi  que  la  ville  d*Ekron  (Akkaron) 
vénérait  d'une  manière  particulière  un  Dieu  nommé  BoaUZeboub , 
SUT  ^ys  •  et  que  ce  nom ,  en  passant  cbez  les  Jui&,  fut  ensuite  employé 
par  eux  pour  désigner  le  diable. 

D  un  autre  côté ,  la  ville  de  Gaza  rendait  un  culte  spécial  à  une  divi- 
nité nommée  Marna:  et  le  nom  de  ce  dieu  se  trouve  gravé  sur  les 
monnaies  de  cette  place.  Ce  dieu  était-il  identique  avec  Dagon?  ou 
bien  était-ce  une  idole  étrangère  dont  le  culte,  apporté  d*un  autre 
pays,  avait  remplacé  celui  de  Tancienne  divinité  des  Philistins  ?  C'est  ce 
qu  il  est  dii&cile  de  décider.  Mais ,  dans  tous  les  cas ,  le  mot  Marna,  qui , 
en  chaldéen,  signifie  Notre  Seigneur,  n'avait  qu'une  existence  assez  ré- 
cente, et  ne  remontait  pas  au  delà  du  temps  où  un  langage  syro-chal- 
daique  remplaça,  dans  la  Palestine,  la  langue  des  Hébreux  et  des  Phé- 
niciens. 

Si  1* on  en  croit  Etienne  de  Byzance  ^ ,  on  voyait  à  Gaza  un  temple 
consacré  à  Jupiter  crétois,  désigné,  à  cette  époque,  par  le  nom  de 
Marna ,  qui  signifie  né  de  la  Crète.  Un  pareil  témoignage  doit  avoir,  à 
vrai  dire,  bien  peu  d'autorité,  et  inspirer  une  bien  faible  confiance, 
d'autant  plus  que,  du  moins  à  ma  connaissance,  aucun  écrivain  de  f an- 
tiquité, à  l'exception  d'Etienne  de  Byzance,  n'indique  le  mot  Marna 
comme  désignant  le  Jupiter  crétois.  Toutefois  M.  Hitzig  admet  cette 
assertion  comme  tout  à  fait  véritable.  Il  croit  que  le  culte  du  Jupiter 
crétois.  Marna,  dut  être  introduit,  dès  les  temps  les  plus  anciens, 
parmi  les  Philistins;  que  ce  dieu  et  Dagon  ne  sont  qu'une  seule 
divinité,  c  est-à-dire  \m  diea  marin.  Suivant  lui,  ce  dieu  était  identique 
avec  Varuna,  qui,  chez  les  Indiens,  est  le  dieu  de  l'Océan.  D'un  autre 
côté,  continue  M.  Hitzig,  Marna  ou  Dagon  nest  autre  que  Minos,  qui, 
chez  les  anciens  Cretois,  était  regardé  comme  un  dieu,  et  que  les 
Doriens,  lors  de  leur  émigration  dans  l'île  de  Crète,  révérèrent  comme 
un  héros,  fds  de  Jupiter,  comme  le  dominateur  de  la  mer.  L'auteur 
assure  que,  dans  son  opinion,  l'identité  de  Marna,  Dagon  etMinos,  ne 
saurait  offiîr  la  matière  d'un  doute. 

Suivant  lui,  les  Pélasges,  étant  venus  de  l'Inde ,  apportèrent  avec  eux 
le  culte  de  Varuna,  le  dieu  de  la  mer.  Les  Indiens,  dit-il,  avaient,  dès 
les  temps  les  plus  anciens,  entrepris  de  longues  navigations,  colonisé 
une  partie  de  l'Arabie,  de  l'Ethiopie  et  de  l'Egypte.  Les  Pélasges^  qui 

*  De  urbihtu ,  p.  i  g&. 


JUILLET  1846.  421 

occupaient  les  côtes  occidentales  de  l'Inde ,  s'étaient  successivement 
étendus  du  côté  de  Touest.  Les  Indiens  s'étant  établis  au  nord  du  golfe 
Persique,  ce  fut  là  le  point  d  où  ils  partirent  pour  porter  le  culte  du 
dieu  de  la  mer  du  côté  du  nord,  jusqu'à  Ninive,  du  côté  de  l'ouest 
jusqu'au  pays  des  Moabites.  Car,  si  l'on  en  croit  M.  Hitzig,  le  dieu 
Kamosch,  adoré  chez  les  Moabites ,  tirait  son  nom  du  mot  arabe  Kamous , 
^3^U,  qui  désigne  l'Océan.  Suivant  Hésychius,  Vénus  portait,  chez  les 
Babyloniens,  le  nom  de  Salambo,  SaXaffi&i.  Or  M.  Hitzig,  à  l'exemple 
de  feu  Mûnter,  donne  à  ce  nom  une  origine  sanscrite ,  et  lui  attribue 
la  signification  de  engendrée  des  eaax;  donc,  dit-il,  Babylone  avait  reçu 
une  colonie  de  l'Inde,  et  porta  ensuite  à  Ninive  le  culte  d'un  dieu  in- 
dien. Cette  colonie  dut  arriver  par  mer;  car  l'animal  fabuleux  nommé 
Oannès,  Qdvvris,  dont  fait  mention  Bérose,  et  qui,  suivant  cet  historien, 
était  sorti  de  la  mer  Rouge ,  est  identique  avec  Savan ,  l'un  des  noms 
que  porte ,  chez  les  Indiens,  le  dieu  de  la  mer,  c'est-à-dire  Varuna. 

Suivant  M.  Hitzig,  Ninus  et  Sémiramis,  fondateiu*s  de  Ninive ,  furent 
plutôt  des  étrés  mythologiques  que  des  personnages  historiques.  Le  nom 
de  Ninus,  originaire  du  mot  sémitique  ]^: ,  poisson,  ou  du  terme  sanscrit 
mina,  qui  a  la  même  signification,  dispose  à  voir,  dans  ce  personnage, 
un  dieu  marin ,  un  dieu  à  figure  de  poisson ,  comme  YOannès  de  Baby- 
lone, et  le  rapproche  ainsi  du  dieu  Dagon.  Le  nom  de  Ninus  a  la  plus 
grande  analogie  avec  celui  de  Minos ,  et  ce  rapport  est  encore  confirmé 
par  une  tradition  rapportée  par  Moïse  de  Chorène ,  et  suivant  laquelle 
Ninus,  pour  échapper  aux  embûches  de  Sémiramis,  sa  femme,  se  serait 
réfugié  dans  l'île  de  Crète;  et,  d'ailleurs,  une  ville  de  Carie  portait  le 
nom  de  Ninoë ,  Nir^n. 

D'un  autre  côté,  comme  le  nom  de  Sidon,  suivant  Justin,  désigne  un 
poisson,  ce  nom  et  celui  de  Dagon  ofiErent  une  signification  analogue; 
et  cette  ressemblance  s'applique  aussi  à  Ninus  et  à  Minos.  Sémiramis, 
la  prétendue  épouse  de  Ninus,  la  fille  de  Derceto,  était,  comme  Ninus, 
un  personnage  plutôt  mythologique  qu'historique ,  une  divinité  femelle 
à  corps  de  poisson.  Les  combats  que  Ninus  et  Sémiramis  eurent ,  dit- 
on,  à  soutenir  contre  Zoroastre,  désignent  métaphoriquement  la  lutte 
qui  eut  lieu  entre  les  deux  religions. 

Suivant  M.  Hitzig,  le  nom  de  Sémiramis  dérive  de  celui  de  Tamira- 
man,  ^Ul^jytb,  que  portait  une  ville  de  l'Inde.  Elle  est  identique  avec 
Salambo,  par  conséquent  elle  est  une  Vénus,  une  femme  née  des  eaux. 
Elle  correspond  à  la  déesse  Laxmi,  qui,  chez  les  Indiens,  est  l'épouse 
de  Vischnou,  la  déesse  de  la  fécondité  et  de  la  bénédiction. 

J'ai  reproduit,  en  abrégé,  les  opinions  de  M.  Hitzig;  mais,  s'il  m'est 


422  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

permis  d'exprimer  mon  avis,  je  crois  que  plusieurs  de  ces  hypothèses  ne 
seraient  pas  à  Tabri  de  la  contradiction  et  du  doute,  i""  L'existence  de 
Ninus  et  de  Sémiramis  comme  personnages  mythologiques,  comme  des 
divinités,  n'est  pas,  je  crois,  bien  conforme  à  la  vérité  historique,  a* Le 
rapport  de  Ninus  avec  Minos  repose  plutôt  sur  des  conjectures  que  sur 
des  preuves  positives,  y  La,  fuite  de  Ninus  en  Crète  n  a  d'autre  garant  que 
le  témoignage  de  Moïse  de  Ghorène,  historien  du  v*  siècle,  et  qui,  je 
crois,  en  histoire,  et,  surtout  pour  l'histoire  ancienne,  est  loin  de  mé- 
riter toute  la  confiance  qu'on  lui  accorde,  k^  Le  nom  de  Sidon  ne  signifie 
pas  proprement  un  poisson^  mais  un  lieu  de  pécher  ce  qui  convient  par- 
faitement à  une  ville  située,  comme  Sidon,  sur  le  rivage  de  la  mer. 
S^Pourquoi  chercher  dans  l'Inde  l'origine  du  nom  de  Sémiramis,  lorsque, 
dans  les  langues  sémitiques,  il  signifie  un  nom  sublime,  Q*^  D^?  6^  L'hy- 
pothèse qui  fait  venir  les  Pélasges  de  l'Inde  est ,  à  mon  gré ,  fort  con- 
testable. «Ten  dirai  autant  des  prétendues  navigations  des  Indiens,  qui 
ne  me  paraissent  pas  avoir  un  fondement  plus  soHde  que  les  expédi- 
tions guerrières  d'un  peuple  si  peu  belliqueux.  7""  Les  colonies  établies 
par  les  Indiens  à  Babylone,  dans  l'Arabie,  ie  pays  des  Moabites,  ne 
reposent  pas ,  à  mon  gré ,  sur  une  base  plus  certaine.  Le  nom  Ka- 
mosch,  trlD3,  donné  par  les  Moabites  à  leur  piîncipale  divinité,  n'a  rien 
de  commun  avec  le  mot  arabe  Kamoas,  qui  s'écrit  d'une  manière  toute 
différente,  0»^^.  Par  conséquent,  l'opinion  qui  fait  de  Kamosch  \m 
dieu  de  la  mer  tombe  d'elle-même.  Et,  en  effet,  qui  s'attendrait 
à  trouver  un  dieu  de  la  mer  chez  un  peuple  occupant  une  position 
méditerranée ,  et  qui  ne  connaissait  peut-être  d'autre  mer  que  la  mer 
Morte,  le  lac  Asphaltite. 

Dans  le  passage  d'Etienne  de  Byzance ,  où  il  est  fait  mention  de 
Marna,  cet  écrivain  ajoute  :  «Les  Cretois  désignent  les  vierges  par  le 
nom  de  mania.  ^  M.  Hitzig  fait  observer,  avec  raison,  que  ce  passage 
est  corrompu.  Il  croit  qu'au  mot  (idpva  il  faut  substituer  pidprts.  Et, 
en  effet,  dans  les  langues  chaldalque  et  syriaque  le  mot  ip^D  désigne  une 
femme.  C'est  de  là  que  vient,  dans  le  Nouveau  Testament,  le  nom  de  la 
sœur  de  Marie.  Mais  je  ne  puis  admettre  que,  dans  ce  passage,  il  -s'a- 
gisse de  la  nymphe  Britomartis,  qui  fut  longtemps  poursuivie  par 
Minos ,  et  dont  M.  Hitzig  fait  un  déesse  de  la  nature.  «  On  poiurait  croire , 
dit  M.  Hitzig,  que  Britomartis  était  identique  avec  Vénus  Uranie,  à 
laquelle  on  avait  élevé  un  temple  dans  la  ville  d'Ascalon,  qui  était  le 
plus  ancien  de  tous  ceux  où  cette  déesse  était  honorée.  Mais ,  après  un 
plus  sérieux  examen  ,  le  savant  critique  se  croit  le  droit  de  conclure 
que  cette  Uranie  était  la  même  que  Sémiramis,  fille  de  Deroeto,  la 


JUILLET  1846.  423 

même  (jÊt  la  déesse  Laxmi.  Or,  comme  le  nom  de  Sémiramis  n*était 
connu  ni  dans  l'Asie  Mineure,  ni  dans  Tîle  de  Crète,  il  en  conclut 
que  le  culte  de  cette  divinité  avait  passé  immédiatement  des  bords  du 
Tigre  jusque  dans  la  ville  d'Ascalon,  antérieurement  à  l'arrivée  des 
colonies  Cretoises,  auxquelles  le  peuple  philistin  dut  son  origine.  Sui- 
vant M.  Hitzig,  cette  Uranie  est  la  même  divinité  qui,  dans  le  prophète 
Jérémie ,  est  désignée  par  le  nom  de  Reine  da  ciel 

Si  Ton  en  croit  le  même  savant,  le  nom  de  Derceto  ou  Atergatis  est 
une  traduction  du  mot  sanscrit  jonî,  qui  signifie  pudendam  muliebre, 
et  que  f  on  applique,  comme  surnom,  à  la  déesse  Bhavani.  Il  rapproche 
de  cet  mot  celui  de  ^lawn.  Suivant  lui,  c  est  de  là  que  vient  le  surnom 
lûovfi,  qui,  au  rapport  d'Etienne  de  Byzance,  avait  été  donné  à  la  ville 
de  Gaza.  Le  compilateur  grec  fait  dériver  ce  surnom  de  la  déesse  lo; 
et  les  Grecs  de  Gaza  avaient  adopté  la  même  idée.  Car,  sur  des  mé- 
dailles impériales,  on  voit  deux  figures  de  femmes,  avec  la  légende 
EIù)  Tdla.  Probablement,  on  aura  voulu  représenter  ici  la  divinité 
femelle,  protectrice  de  Gaza,  comme,  sur  d'autres  monnaies,  on  voit 
figurer  le  dieu  protecteur  de  cette  cité,  avec  la  légende  Mdpva  Fdla. 

M.  Hitzig,  fidèle  à  la  marche  qu'il  s  est  prescrite,  dès  le  commencement 
de  son  ouvrage,  et  qui  consiste,  surtout,  à  retrouver,  dans  les  langues 
de  rinde,  Téty  mologie  des  noms  d'hommes  et  de  lieux  que  1  on  rencontre 
dans  l'Asie  occidentale,  affirme  que  le  mont  Serbal,  l'une  des  plus  hautes 
cimes  de  T Arabie,  doit  son  nom  à  Çarva,  le  dieu  des  montagnes; 
le  lac  Scrbonis  tire  son  origine  de  la  déesse  Çarvani  :  le  motàovadpns 
vient  du  mot  indien  Taschara,  qui  signifie  neige  et  glace.  Je  pourrais 
réunir  ici  une  foule  d'étymologies  proposées  par  le  savant  auteur,  et 
qui,  je  crois,  n'obtiendraient  pas  toutes  l'approbation  des  philologues. 
Mais  l'étendue  que  j'ai  donnée  à  ces  articles  me  force  de  m'arrêter.  Je 
me  contenterai,  avant  de  finir,  de  rapporter  quelques  assertions,  sur 
lesquelles  j'oserai  proposer  des  doutes.  M.  Hitzig,  parlant  d'une  partie  de 
l'Arabie  située  au  delà  de  la  mer  Morte,  et  qui  porte,  chez  nos  écrivains 
des  croisades,  le  nom  de  iS^ria  Sobal,  parce  qu'elle  avait  pour  capitale  la 
forteresse  de  Schaubak ,  prétend  que  cette  forteresse  avait  reçu  ce  nom , 
parce  qu'elle  est  située  sur  le  sommet  d'une  montagne  escarpée,  qui 
s'élevait  comme  une  tête,  et  que  les  remparts  de  la  citadelle  semblaient 
représenter  l'ornement  de  tête  appelé  schauhar,  jjym.  Cette  étymologie, 
j'ose  le  dire ,  me  paraît  peu  vraisemblable. 

Dans  le  voyage  en  Palestine,  de  Saint- Antonin ,  l'auteur  rapporte 
qu'il  vit,  au  monastère  du  mont  Sinaï,  trois  abbés,  qui  savaient  la 
langue  syriaque,  la  langue  grecque,   la  langue  égyptienne  et  hestam 


424  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Ungaam.  M. Hitzig suppose  que,  par  le  mot  besta  Ungua,  il  faul^ntendre 
la  langue  de  la  contrée,  c  est-à-dire  celle  des  Philistins.  Toutefois,  dans 
une  note,  il  hésite  à  se  prononcer,  et  se  demande  si  Ton  ne  pourrait 
pas  reconnaître  ici  la  langue  des  Bedja,  de  ce  peuple  barbare,  qui  oc- 
cupait les  côtes  occidentsdes  de  la  mer  Rouge  et  portait  si  souvent  le 
ravage  dans  l'Egypte.  Mais,  dans  l'édition  qu*a  donnée  le  P.  Pape- 
brock,  on  lit  bessa  Ungua.  Je  pense  que  ce  mot  a  été  mis  au  lieu  de 
arabissa  Ungaa,  et  que  le  mot  arabissa  est  une  forme  barbare,  pour 
arabica.  On  pourrait  encore  lire  pena,  au  lieu  de  persica;  mais ,  dans 
tous  les  cas,  il  me  parait  impossible  de  voir  ici  une  désignation  de  la 
langue  des  Philistins.  A  l'époque  où  écrivait  ce  voyageur,  c'est-à-dire 
dans  le  xi'  ou  xn*  siècle,  les  Philistias  avaient,  depuis  bien  longtemps , 
disparu  de  la  scène  du  monde  ,  et  le  langage  qu'ils  avaient  autrefois 
parlé  n'avait  laissé  aucune  trace. 

L'ouvrage  de  M.  Hitzig  est,  sans  doute,  un  livre  savant.  L'auteur  a 
su  tirer  grand  parti  d'un  sujet  assez  ingrat,  et  qui  semblait  ne  pouvoir 
fournir  matière  qu'à  un  petit  nombre  de  pages.  Gomme  je  n'ai  pu 
adopter  l'idée  fondamentale  de  l'ouvrage,  celle  qui  consiste  à  donner 
aux  Philistins  une  origine  pélasgique,  bien  des  faits,  dont  l'auteur  avait 
entouré  et  étayé  son  hypothèse,  ont,  à  mes  yeux,  perdu  beaucoup  de 
leur  importance.  Mais  je  n'en  rends  pas  moins  justice  à  l'érudition  et  à 
la  critique  du  savant  écrivain.  Toutefois ,  s'il  m'était  permis  de  lui  adresser 
un  conseil, je rengage]*ais  à  se  mettre  un  peu  en  garde  contre  l'érudition 
indienne;  à  se  souvenir  que  la  recherche  des  étymologies  a  souvent 
quelque  chose  d'im  peu  trop  conjectural;  et  que,  dans  cette  route 
dangereuse,  on  ne  doit  jamais  s'engager  sans  prendre  pour  guide  le 
flambeau  d'une  critique  judicieuse,  mais  sévère,  qui  soit  disposée 
d'avance  à  rejeter  tout  ce  que  ne  confirment  pas  des  témoignages  histo- 
riques, et  à  ne  point  accepter  trop  facilement  bien  des  rapprochements 
nouveaux,  ingénieux,  brillants,  qui  plaisent  au  premier  abord,  mais 
qui,  n'étant  pas  appuyés  sur  une  base  assez  solide,  n'ont  qu'une  exis- 
tence éphémère,  et  ne  sauraient  jamais  prendre  rang  parmi  les  vérités 
reconnues  pour  incontestables. 

QUATREMÈRE. 


JUILLET  1846.  425 

Ampélogbaphie,  ou  Traité  des  cépages  les  plus  estimés  dans  tous 
les  vignobles  de  quelque  renom,  par  le  comte  Odart,  membre  cor- 
respondant des  sociétés  royales  d'agriculture  de  Paris  et  de  Turin, 
de  celles  de  Bordeaux,  de  Dijon,  de  Metz,  etc.;  président  hono- 
raire des  congrès  viticoles  tenus  à  Angers  en  18ù2  et  à  Bordeaux 
en  18à3.  Paris,  chez  Bixio,  quai  Malaquais,  n^  19;  et  chez 
'l'auteur,  à  la  Dorée,  près  Cormery  (Indre-et-Loire),  i845, 
1  voL  in-8^  de  xii-433  pages. 

PoMOLOGiE  PHYSIOLOGIQUE ,  OU  Traité  du  perfectionnement  de  la 
fructification,  par  M.  Sageret.  Paris,  chez  M°^  Huzard  (née  Val- 
lat-la-Chapelle),  rue  de  l'Eperon-Saint-André,  n®  7,  i83o. 

De  la  dégénébation  et  de  l'extinction  des  variétés  de  végétaux  pro- 
pagés par  les  greffes,  boutures,  tubercules,  etc.,  et  de  la  création 
des  variétés  nouvelles  par  les  croisements  et  les  semis ,  par  M.  A.  Puvis. 
Paris,  chez  M"*®  Huzard,  rue  de  TEperon,  n°  7,  1837. 

CINQUIÈME    ARTICLE  '. 

S    &.    CONSEQUENCES  DES    FAITS    EXPOSAS    DANS   LE    S    3  ,    RELATIVEMENT  A  LA 
FIXITÉ  DES  ESPACES  véc^TALES  DANS  LES  CIRCONSTANCES  ACTUELLES. 

S'il  existe  des  corps  vivants  qui  éprouvent  de  profondes  modifications 
&d  la  part  du  monde  extérieur  (S  3),  et  qui  les  conservent  hors  des  cir- 
constances où  ils  les  ont  acquises,  on  a  dû  voir,  par  les  détails  dans 
lesquels  nous  sommes  entré,  combien  la  plupart  ont  de  tendance  à 
perdre  ces  modifications  pour  reprendre  la  forme  la  plus  ancienne  de 
leurs  espèces  respectives,  ou,  ce  qui  est  plus  exact,  selon  nos  défini- 
tions ,  la  forme  la  plus  stable  que  le  corps  vivant  puisse  affecter  dans  les 
circonstances  où  il  a  perdu  ses  modifications. 

Les  hommes  qui  se  sont  le  plus  occupés  d'expériences  sur  les  modi- 
fications des  végétaux  ont  tous  été  fi:*appés  de  la  réalité  de  cette  grande 
stabilité  d  une  certaine  forme,  vers  laquelle  oscillent  sans  cesse  dans  leurs 
modifications  tous  les  individus  que  nous  rapportons  à  une  même 
espèce.  Ce  fait  fondamental  dans  Téconomie  de  la  nature  a  donc  fixé 
Tattention  des  observateurs  praticiens  sans  cesse  à  portée  de  mesurer  la 
puissance  en  vertu  de  laquelle  il  existe,  par  la  grandeur  et  la  conti- 
nuité même  de  leurs  efforts,  pour  soustraire  à  son  empire  les  végétaux 

'  Voir,  pour  les  quatre  premiers  arlides ,  les  cahiers  de  décembre  i845  (p.  706), 
de  janvier  1846  (p.  27),  mai  (p.  ag6)  et  juin  (p.  34o). 

54 


426  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

qu'ils  veulent  modifier.  Qu  est-ce  qui  a  frappe  M.  Vilmorin  dans  sa 
longue  carrière?  Comme  il  nous  Ta  écrit,  c'est  cette  puissance  de  la  na- 
ture à  reprendre  possession  des  individus  auxquels  la  culture  a  imposé 
de  nouvelles  formes.  M.  Poiteau  professe  la  même  opinion. 

Van  Mens  a  une  foi  si  vive  dans  le  principe  de  la  stabilité  des  formes 
spécifiques,  que  les  modifications  imprimées  par  Thomme  aux  végétaux 
cultivés  n'atteignent  pas,  selon  lui,  jusqu'aux  individus  qui  peuvent  être 
considérés  comme  les  représentants  types  de  l'espèce;  car,  dans  son  opi- 
nion, chacun  des  groupes  de  plantes  modifiées  par  la  culture  auxquels  on 
donne  un  nom,  comme  beurré,  bon-chrétien,  etc.,  par  exemple,  comprend 
des  individus  provenant  d'un  type  qu'on  rcnconti^e  dans  la  nature,  et 
dont,  «^  ses  yeux ,  la  fixité  est  telle ,  qu'il  le  qualifie  du  titre  de  sous-espèce  : 
il  assure  avoir  retrouvé,  sur  les  coteaux  sauvages  des  Ardennes,  toutes 
lesjormes  possibles  des  pommes  et  des  poires  cultivées  enBelgùjue.  II  ajoute 
que  les  pépins  de  ces  arbres  sauvages ,  semés  là  où  leurs  porte-graines 
sont  indigènes,  ne  donnent  naissance  qu'à  des  individus  identiques  aux 
types  de  la  nature  sauvage.  Que  faut-il  donc  pour  modifier  les  individus 
issus  de  ces  types?  Il  faut,  selon  lui,  semer  leurs  graines  en  pays  exotique  et 
là  oà  les  circonstances  sont  différentes  de  celles  de  leur  pays  natal;  récolter 
les  graines  de  la  première  génération  pour  les  semer  ;  récolter  les 
graines  de  la  seconde  génération  pour  les  semer  aussi;  et  ainsi  de  suite. 
Au  second  semis ,  la  variation  ou  la  disposition  organique  à  la  modifi- 
cation est  établie,  et  d'une  manière  si  profonde,  qu'elle  ne  peut  plus, 
suivant  Van  Mons,  être  changée;  il  suffit  de  plusieurs  semis  consécu- 
tîfe  pour  en  obtenir  le  résultat  désirable,  et  ce  résultat  s'accomplit  dans 
le  pays  même  dont  le  type  est  indigène. 

Mais  les  modifications  qu'éprouveront  des  gmnes  appartenant  à  la 
sous-espèce  ou  au  type  beurré  ne  constitueront  que  des  variétés  de 
beurré ,  comme  les  graines  appartenant  à  la  sous-espèce  ou  au  type  du 
bon-chrétien  ne  constitueront  que  des  variétés  de  bon-chi'étien. 

Sans  doute  il  est  inutile  au  but  que  nous  nous  proposons ,  d'exa- 
miner si  tous  les  arbres  fruitiers  de  la  Belgique  ont  leurs  types  respectifs 
à  l'état  sauvage  dans  les  Ardennes.  Nous  n'avons  aucun  motif  de  con- 
sidérer comme  une  erreur  ce  qui  pourrait  être  un  cas  particulier; 
mais  nous  devons  nous  expliquer  sur  la  proposition  par  laquelle  on 
affirmerait  en  principe  que  toutes  les  variétés  cultivées ,  douées  d'assez 
de  constance  pour  mériter  le  titre  de  race  tel  que  nous  l'avons  défini , 
remontent  à  des  types  doués  de  la  fixité  que  nous  attribuons  à  nos 
sofis-espèces,  lesquels  types  viennent  se  placer  entre  ces  variétés  cultivées 
et  les  espèces  mêmes  d'où  ces  types  sont  dérivés.  Nous  repoussons  ce 


JUILLET  1846.  427 

principe,  parla  raison  que,  dans  un  grand  nombre  de  cas,  il  n'existe  évi- 
demment aucun  de  ces  types  intermédiaires  entre  les  races  cultivées 
et  les  individus  types  de  l'espèce;  nous  nous  bornons  à  l'exemple  de  la 
carotte:  il  n'y  a  pas  d'intermédiaire  enti'e  les  individus  sauvages  types 
de  l'espèce  et  les  races  qu'on  en  obtient  par  la  culture. 

Nous  ferons  encore  deux  remarques  sur  ce  qui  nous  paraît  trop  ab- 
solu dans  les  opinions  de  Van  Mons. 

i"  remarque. — Si  nous  sommes  des  premiers  à  reconnaître  la  grande 
influence  des  causes  qui  agissent,  dans  des  lieux  différents,  pour  mo- 
difier les  végétaux,  d'après  tout  ce  qui  précède  nous  ne  pouvons  ad- 
mettre en  principe,  avec  Van  Mons,  quune  modification  dans  une 
plante  nest  possible  que  là  où  elle  est  exotique,  puisque  nous  avons 
reconnu  :  i**l  influence  de  Toi^anisation  dans  une  graine  ou  son  idiosyn- 
crase ,  orçanisation  qui  peut  elle-même  être  modifiée  par  des  circons- 
tances particulières,  soit  naturelles ,  soit  artificielles ,  dans  lesquelles  un 
porte-graines  sera  placé  (  T*  période  de  la  vie  du  x^égétal,  $  m.);  a"  l'in- 
fluence des  causes  capables  d'agir  différemment  suivant  les  temps,  ou 
suivant  quelque  circonstance  particulière  dans  un  même  lieu.  Et  rap- 
pelons, à  ce  sujet,  l'influence  d'un  simple  changement  d'époque  dans 
le  semis,  changement  qui  peut  être  le  résultat  de  la  volonté  de  l'homme 
tout  aussi  bien  que  le  résultat  de  quelque  accident  naturel.  Exemple  : 
semis  de  la  carotte  sauvage  fait  en  été.  (  2*  période  de  la  vie  du  végétal, 
S  m.) 

2*  remarque.  —  Van  Mons  ayant  admis  pour  condition  nécessaire  de» 
modifications  des  végétaux,  que  les  graines  soient  semées  dans  un  lieu 
étranger  à  leur  origine,  et  considérant  que  la  variation  est  établie  dès 
le  second  semis  dans  ce  lien,  ajoute  quelle  ne  saurait  plus,  par  aucun 
moyen,  être  détournée  de  cette  espèce  (du  végétal  modifié) ,  et  quelle  augmente 
50115  cesse  par  de  nouveaux  semis  faits  de  père  en  fils,  etc.  ;  ces  paroles ,  à 
notre  sens ,  ne  sont  point  l'expression  de  la  vérité.  S'il  existe  des  es- 
pèces peu  disposées  à  être  modifiées,  et  des  espèces  disposées  à  l'être, 
il  faut,  parmi  celles  qui  l'ont  été,  en  reconnaître  dont  les  individus  ten- 
dent à  retourner  à  leur  première  forme  lorscpe  les  circonstances  de- 
viennent ce  qu'elles  étaient  avant  qu'ils  eussent  subi  leur  modification, 
tandis  que  des  individus  appartenant  à  d'autres  espèces  paraissent  con- 
server leurs  modifications  hors  des  circonstances  qui  les  ont  déterminées. 
Nous  n'admettons  pas  non  plus  en  principe  que  les  modifications  soient 
invariablement  produites  au  second  semis,  nous  croyons  généralement', 
au  contraire,  qu'elles  s'établissent  peu  à  peu  par  voie  de  générations 
successives  dans  certaines  circonstances ,  et  qu'elles  s'arrêtent  à  un  dë^ 

54. 


428  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

gré  où  une  sorte  d*ëquilibre  est  établi  entre  le  inonde  extérieur  et  les 
forces  organiques  propres  à  l'espèce. 

Certes,  si  les  modifications  des  végétaux  provenant  de  semis  étaient 
si  faciles  et  si  profondes  déjà  dans  les  individus  d'un  second  semis,  on 
ne  comprendrait  pas  comment  Duhamel,  MM.  Alfroy  fils,  père  et 
grand  -  père ,  de  Vitry,  n'auraient  rien  obtenu  de  bon  de  leurs  semis 
d*arbres  fruitiers;  on  n'expliquerait  pas  comment  M.  Vilmorin,  en  se- 
mant des  pépins  des  meilleures  poires,  n'a  obtenu  qu'un  extrême  petit 
nombre  d'individus  producteurs  de  bons  fruits,  la  plupart  ayant  une 
tendance  prononcée  à  rétrograder  vers  Tétat  sauvage.  Ce  sont  de  tels 
résultats  qui  motivent  la  remarque  que  nous  avons  faite  précédemment 
sur  la  nécessité  d'indiquer  par  des  nombres  la  proportion  des  individus 
qui  peuvent  didérer  des  autres,  soit  dans  des  semis  de  plantes  culti- 
y  vées.soit  dans  des  semis  de  plantes  sauvages,  en  un  mot,  dans  tous  les 

cas  où  il  s'agit  d'étudier  les  modifications  des  végétaux. 

Les  conséquences  que  nous  venons  de  déduire  des  faits  précédem- 
ment exposés  sont  limitées  à  ces  faits  conformément  à  la  métbode  ex- 
périmentale ;  il  nous  reste  à  examiner  la  question  de  Tcfiet  du  temps 
sur  nos  variétés  d'arbres  à  iiiiits  dans  les  lieux  mêmes  où  ils  ont  été  mo- 
difiés, sous  le  double  rapport  (a)  de  la  persistance  des  modifications 
actuelles  et  (6)  de  la  durée  même  des  variétés  qui  les  présentent  consi- 
dérées comme  corps  vivants. 

a.    PERSISTANCE  DES  MODIFICATIONS   DES  VARIETES  ACTUELLES  DANS  LES  LIEUX 
OÙ  ELLES  ONT  ETE  PRODUITES. 

Si  M.  Sageret  est  d'accord  avec  Van  Mons  pour  admettre  que  la 
disposition  des  plantes  est  d'autant  plus  prononcée  à  s'éloigner  de  leurs 
types  naturels  qu'elles  en  sont  déjà  plus  loin,  cependant  reconnaissons 
qu'il  doit  y  avoii*  une  limite  à  la  variation;  et  cette  limite  nous  semble 
devoir  être  plus  tôt  atteinte  que  cela  ne  résulterait  de  la  proposition  de 
M.  Sageret  et  de  Van  Mons.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit,  ne  méconnaissons 
pas  l'insuffisance  de  la  science  actuelle  pour  poser  cette  limite,  et,  à 
plus  forte  raison,  pour" savoir  si  les  graines  des  individus  qui  l'auraient 
atteinte  donneraient  elles-mêmes  naissance ,  par  les  semis  qu'on  en  fe- 
rait dans  leur  lieu  natal ,  à  des  individus  tous  identiques  à  leurs  ascen- 
dants, comme  le  pense  M.  Puvis,  ou  bien,  dans  le  cas  contraire,  pom* 
savoir  la  proportion  des  graines  qui  reproduiraient  identiquement  leurs 
ascendants  relativement  à  celles  qui  ne  les  reproduiraient  pas,  et  com- 
bien ces  dernières  donneraient  d'individus  constituant  de  nouvelles  va- 
riétés, et  d'individus  qui  rétrograderaient  vers  le  type  spécifique  originel. 


JUILLET  1846.  429 

b.    DUREE  DES  VARIÉTÉS  MODIFIEES  PAR  LA  CULTURE. 

Si  les  faits  actuels  ne  nous  autorisent  pas  à  admettre  l*extinction  des 
espèces  végétales  non  modifiées  dans  les  circonstances  où  elles  vivent 
aujourd'hui,  nous  avouons  n avoir  pas  les  mêmes  motifs  pour  attribuer 
une  durée  indéfinie  indistinctement  à  toutes  les  variétés  de  plantes 
créées  par  la  culture,  soit  que  Ton  considère  chacun  des  individus  do 
ces  variétés  sous  le  rapport  de  sa  longévité ,  soit  que  Ton  considère  la 
durée  même  de  la  variété  dans  Tensemblc  des  individus  qui  la  com- 
posent. Nous  concevons  très -bien,  en  effet,  que  les  modifications 
qu'un  arbre  fruitier  aura  subies  en  abrégeront  la  vie  ;  nous  concevons 
que  telles  modifications  dans  les  individus  composant  ime  variété 
meltix)nt  un  terme  à  l'existence  de  celle-ci  :  par  exemple,  les  varié- 
tés dont  les  fmits  ont  été  modifiés  de  manière  à  ne  plus  produire  de 
semences  ne  peuvent  se  propager  que  par  la  division  des  individus; 
dès  lors,  si  celle-ci  cesse  d'avoir  lieu,  la  variété  s'éteindra  avec  les  in- 
dividus qui  existaient  au  moment  où  la  propagation  par  graine  de  leurs 
seml)lables  a  cessé. 

D'après  ces  considérations,  sans  critiquer  absolument  Van  Mons 
d'avoir  assigné  un  terme  à  l'existence  de  nos  variétés  cultivées  et  à 
celle  des  variétés  qu'il  a  améliorées  par  des  semis  successifs ,  nous  remar- 
querons seulement  que  la  durée  de  deux  ou  trois  siècles  qu'il  a  accordée 
aux  premières,  et  celle  d'un  demi  ou  deux  tiers  de  siècle,  qu'il  a  attribuée 
aux  secondes,  sont  tout  à  fait  hypothétiques  :  aussi,  M.  Puvis,  tout  en 
admettant  le  principe  de  l'extinction  en  a-t-il  beaucoup  reculé  le  terme. 

En  définitive,  nous  admettons  la  possibilité  de  l'extinction  de  varié- 
tés  créées  par  la  culture  dans  les  circonstances  actuelles,  mais  nous  ne 
l'admettons  point  en  principe  pour  toutes  les  variétés  indistinctement, 
et  abstraction  faite  des  localités ,  ainsi  qu'on  le  verra  dans  le  paragraphe 
suivant  (S  5),  où  nous  examinerons  la  durée,  non  plus  des  végétaux 
issus  de  graines ,  mais  celle  des  végétaux  provenus  de  la  division  d'un 
individu. 

Voici  comment  nous  résumerons  notre  manière  de  concevoir  l'in- 
fluence des  circonstances  générales  pour  modifier  les  plantes  par  voie 
de  semis. 

On  sème  des  graines  recueillies  sur  une  plante  étrangère  à  la  localité 
du  semis,  ou,  si  cette  plante  n'y  est  pas  étrangère,  elle  aura  été  sou- 
mise à  des  circonstances  propres  à  en  modifier  les  graines,  soit  dans  leur 
organisation,  soit  dans  leur  développement. 

On  choisit  parmi  les  individus  du  semis  ceux  qui  paraissent  le  plus 


430  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

modifiés  dans  le  sens  des  changements  qu  on  veut  opérer,  on  en  recueille 
les  graines  pour  les  semer.  Il  est  entendu  qu'on  prépare  le  sol,  qu'on 
agit  sur  les  individus  conformément  aux  pratiques  jusqu'ici  les  plus 
convenables  au  but  qu'on  se  propose. 

Les  changements  ne  sont  point  indéfinis  dans  un  même  lieu,  et, 
dans  les  circonstances  actuelles,  on  arrive,  après  un  certain  nombre  de 
générations,  à  une  forme  stable  pour  des  circonstances  données. 

Une  variété  produite  dans  un  pays  pourra  s'améliorer  pour  notre 
usage  dans  un  autre  lieu,  en  vertu  de  circonstances  analogues  à  celles 
du  premier  lieu,  mais  plus  efficaces.  Il  y  aura  donc  une  chance  favorable 
â  tenter,  si  on  transporte  une  variété  indigène  d'un  pays  dans  un  autre 
où  elle  est  exotique. 

Mais  cette  variété  pourra  se  modifier  en  sens  différent  de  la  modifi- 
cation qu'elle  a  reçue  dans  un  premier  lieu  : 

i"  Elle  retournera  au  type-espèce  et  y  persistera  ; 

2*  Elle  se  fixera  à  une  modification  du  type,  différente  de  celle 
qu'elle  représentait; 

3"  Elle  retournera  au  type ,  mais  ensuite ,  par  voie  de  générations  suc- 
cessives ,  elle  prendra  des  modifications  différentes  de  celle  qu'elle  avait 
primitivement  reçue.  Cet  exemple  existerait,  s'il  était  démontré  que 
les  fruits  d'Europe  semés  en  Virginie  ont  reproduit  d'abord  leur  type 
sauvage ,  puis ,  par  des  semis  successifs ,  ont  présenté  des  modifications 
toutes  diflérentes  de  celles  qui  se  sont  produites  en  Europe. 

Ainsi,  supposons  que  le  centre  c  du  cercle  de  la  figure  ci -jointe  re- 
présente le  type  d'une  espèce;  a  la  modification  produite  en  Europe; 
eh  bien,  en  Virginie,  la  plante  modifiée  correspondra  à  c,  puis,  par 
générations  successives,  elle  correspondra  à  des  points  b ,  b',  t". 


S  5.  DB  LA  MULTIPLICATION  DBS  PLANTES  PAR  LA  DIVISION  DBS  INDIVmUS , 
BT  DE  LA  DÉGliNliRBSCENCE  ET  DE  L*EXTINCTION  DES  PLANTES  QUI  EN  PRO- 
VIENNENT. 

Il  importe  avant  tout  de  fixer  le  sens  qu'on  doit  attacher  aux  expres- 
sions de  peffectionnement  et  de  dégénérescence  des  plantes  et  desani- 


JUILLET  1846.  431 

maux.  Dans  la  langue  ordinaire  la  première  expression  signifie  que  de.s 
corps  vivants  ont  acquis,  par  des  circonstances  quelconques,  plus  d'ap- 
titude à  satisfaire  aux  besoins  de  Thomme  qu'ils  n'en  avaient  avant  ces 
circonstances,  et  la  seconde  s'applique  au  cas  contraire.  Toutes  les  deux 
ne  signifient  donc  pas  nécessairement  qu'une  plante  ou  un  animal,  dit 
perfectionné  ou  dégénéré,  a  gagné  ou  perdu  sous  le  rapport  de  la  vi- 
gueur, de  la  longévité ,  delà  faculté  génératrice;  car  telle  plante,  dite 
perfectionnée  par  la  culture  à  cause  de  l'utiHté  dont  elle  est  pour 
l'homme,  peut  avoir  perdu  de  sa  longévité  et  même  jusqu'à  la  faculté 
de  se  reproduire  de  graines.  D'après  cette  explication,  le  sens  vulgaire 
des  deux  expressions  ne  doit  pas  être  confondu  avec  le  sens  qu'elles  au- 
raient dans  le  langage  scientifique;  car  évidemment,  perfectionnement 
signifierait  l'eflet  que  présenteraient  des  corps  vivants  qui,  en  partant  de 
l'état  sauvage ,  auraient  gagné  en  vigueur,  en  longévité ,  en  faculté  géné- 
ratrice, relativement  aux  individus  de  leur  propre  espèce  restés  à  l'état 
sauvage,  et  le  mot  dégénérescence ,  exprimant  l'effet  contraire,  ne  pour- 
rait jamais  signifier  le  retour  à  ce  dernier  état  d'un  corps  vivant  modifié 
par  la  culture  ou  la  domesticité. 

Article  1".  De  la  multiplication  des  plantes  par  la  division  des  individus. 

L'influence  de  l'opération  de  la  grefie  sur  les  végétaux  qui  en  sont 
fobjet  doivent  fixer  notre  attention  parce  qu'on  y  a  le  plus  fréquem- 
ment recours,  lorsqu'il  s'agit  de  multiplier  des  variétés  d'arbres  par  voie 
de  la  division  de  l'Individu. 

Si  la  grefie  exige  nécessairement  une  certaine  analogie  entre  elle  et 
le  sujet  pour  réussir,  cependant  le  succès  n'est  pas  toujours  en  raison  de  la 
plus  grande  analogie;  par  exemple  certaines  variétés  de  poirier  réussissent 
mieux  sur  cognassier  que  sur  franc,  suivant  la  remarque  de  Duhamel. 

L'opinion  presque  universellement  répandue ,  qu'une  greffe  pro- 
duit plutôt  du  fruit  que  si  elle  fût  restée  sur  l'individu  dont  elle  a  été 
détachée,  a  été  contestée,  depuis  plusieurs  années,  par  des  expériences 
comparatives  faites  par  Van  Mons.  Aussi,  dans  les  dernières  années 
de  sa  vie ,  avait-il  renoncé  à  prendre  des  grefies  sur  les  individus  de  ses 
semis  pour  connaître  le  plus  tôt  possible  la  qualité  de  leur  fruit.  Quoi 
qu'il  en  soit,  M.  Sageret  nous  parait  avoir  fait  des  remarques  très-ju- 
dicieuses à  ce  sujet,  lorsqu'il  a  cherché  à  expliquer  l'influence  que  la 
grefie  peut  avoir,  dans  plusieui*s  cas  au  moins ,  en  débilitant  et  en  aug- 
mentant le  nombre  des  bifurcations  de  la  tige,  et  qu'il  a  avancé  que  des 
pratiques  équivalentes  à  celles  de  la  grefie  auxquelles  on  soumettrait  les 
sujets,  en  accéléreraient  la  fructification. 


432  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Parlons  maintenant  de  la  greffe  comme  moyen  de  modifier  les  végé- 
taux qui  en  sont  Tobjet. 

L'influence  du  sujet  sur  la  greffe  est  incontestable  dans  un  grand 
nombre  de  cas  trop  connus  pour  les  rappeler;  cependant  nous  en  cite- 
rons un  qui  a  été  mentionné  dans  ces  dernières  années  par  M.  Pépin. 

On  greffe  sur  bignonia  radicans  des  bourgeons  de  bignonia  grandiflora, 
dont  les  uns  ont  été  pris  sur  un  sujet  franc  de  pied  et  les  autres  sur  un 
individu  déjà  greffé  sur  le  bignonia  radicans. 

La  première  greffe  reste  samteniease;  le  bois  en  est  bran. 

La  seconde  greffe  devient  arbrisseaa;  le  bois  en  est  vert. 

Van  Mons,  dans  ses  greffes  d*arbres  fruitiers,  observe  la  loi  d'honuBO- 
zygie;  car  il  greffe  la  variété  qu*il  veut  conserver  sur  un  sujet  apparte» 
nant  au  même  type.  Mais,  dans  le  cas  où  il  s  agirait  de  greffer  dans  la 
vue  d'obtenir  des  modifications  nouvelles,  on  doit  procéder  autrement, 
et  ne  pas  perdre  de  vue  une  observation  de  Cabanis,  dont  M.  Sageret  a 
apprécié  toute  fimportance,  et  qui,  à  cause  de  cela,  devrait  être  ré- 
pétée. Elle  consiste  en  ce  qae  les  graines  provenant  d'an  poirier  greffé  sur 
cognassier  sont  plus  disposées  à  donner  des  variétés  que  les  graines  recueillies 
sur  an  poirier  franc  de  pied.  Enfin  on  doit  encore  tenir  compte  de  fopi- 
nion  de  Cabanis,  d  après  laquelle  finfluence  de  la  greffe  se  fait  surtout 
sentir  sur  les  graines  et  sur  leur  postérité. 

Lmfluence  de  la  greffe  sur  le  sujet,  admise  par  quelques  auteurs, 
a  été  contestée  par  d'autres,  et  de  Candolle  a  fait  une  critique  judi- 
cieuse de  quelques  observations  citées  en  sa  faveur.  Quoi  qu'il  en  soit, 
dans  notre  opinion ,  cette  influence  ne  nous  semble  point  être  impos- 
sible ,  mais  il  reste  à  en  démontrer  la  réalité. 

On  a  avancé  que  la  multiplication  des  individus  par  marcottes  et  par 
boutures  tend  à  diminuer  et  même  à  abolir  la  faculté  de  se  reproduire 
de  graines,  dans  les  plantes  qui  en  sont  Tobjet,  par  la  raison,  dit-on, 
que  cette  multiplication  peut  favoriser,  dans  beaucoup  de  cas,  le  déve- 
loppement de  certaines  parties  aux  dépens  de  la  graine ,  notamment  la 
partie  succulente  de  plusieurs  fruits,  comme  celle  du  bananier,  de 
fananas,  etc.  M.  Duchesne  de  Versailles  a  combattu  cette  opinion,  et 
M.  Sageret,  loin  de  Tadmettre  en  principe,  reconnaît  que  beaucoup  de 
plantes  venues  de  marcottes  ou  de  boutures  fructifient  plus  tôt  que  les 
individus  francs  de  pied  ou  issus  des  graines  des  plantes  mères  de  ces 
boutures.  Ce  qui  paraît  certain,  c'est  quen  général  les  individus  pro- 
pagés ainsi  sont  plus  faibles  que  les  individus  venus  de  graines. 


JUILLET  1846.  433 

Article  2.    De  la  dégénérescence  et  de  l*extinctioD  des  plantes  obtenues  par  la  division 

des  individus. 

Knight  annonça,  à  la  fin  du  dernier  siècle,  une  opinion  qui  avait  été 
déjà  soutenue  par  plusieurs  auteurs ,  notamment  par  son  compatriote 
Marshall,  savoir,  que  les  plantes  obtenues  de  greffes,  de  boutures,  de 
tubercules,  ne  peuvent  vivre  longtemps,  de  sorte  que,  si  ces  greffes ,  ces 
boutures,  ces  tubercules,  représentent  des  variétés,  ces  variétés  tendent 
à  disparaître.  Knigbt  poussa  son  opinion  au  point  de  dire  que  la  vie 
des  indmdus  ainsi  reproduits  ne  pouvait  dépasser  celle  de  Imdividu 
mère  dWa  greffe,  de  la  bouture,  du  tubercule.  M.  Puvis,  en  admettant 
que  toutes  nos  variétés  de  plantes  actuellement  connues  doivent  mou- 
rir, et  qu'en  conséquen(!e  il  y  a  nécessité  de  recourir  à  la  voie  des  semis 
pour  les  remplacer  par  de  nouvelles,  a,  malgré  cela,  combattu  Texagé- 
ration  de  Fopinion  de  Knight  en  faisant  remarquer  que  la  variété  du 
bezy-chaumontel  existe ,  lorsque  le  type  en  parait  éteint  depuis  un 
grand  nombre  d'années,  et  que  le  saint-geimain  montre  encore  de  la 
vigueur,  lorsque  farbre  qui  le  produit  ne  se  rencontre  plus  depuis  long- 
temps dans  la  forêt  de  ce  nom. 

Suivant  M.  Puvis,  la  mort  d'une  variété  d'arbre  à  fruit  est  annoncée, 
non  parce  qu'elle  tend  à  retourner  au  type  sauvage  ou  qu'elle  dégénère, 
comme  on  le  dit  vulgairement,  mais  parce  que  la  plante  a  perdu  sa 
vigueur.  Les  fruits  en  sont  rares,  rabougris  et  ligneux;  l'écorce,  au  lieu 
d'être  nette  et  lisse,  en  est  rugueuse,  crevassée,  couverte  de  mousse 
ou  rongée  par  des  chancres;  en  un  mot,  cette  plante  est  un  corps  vi- 
vant dont  les  fonctions  s'affaiblissent  pour  ne  plus  se  ranimer,  elle 
touche  à  la  décrépitude,  dont  le  terme  est  la  mort. 

M.  Puvis,  comme  tous  les  hommes  habitués  au  raisonnement,  ne 
pouvait  pdopter  cette  opinion  sans  la  transporter  aux  espèces;  aussi  n'y 
a-t-il  pas  manqué.  Et  voici  la  succession  de  ses  idées  :  a  Ainsi  donc  se 
justifie  par  des  faits  nombreux  l'opinion,  déjà  anciennement  admise  par 
un  grand  nombre,  que  la  propagation  des  arbres  par  boutures,  marcottes 
et  drageons,  donne  des  individus  successivement  plus  faibles,  et  qui 
vont  en  dégénérant;  nous  n'y  ajouterons  que  sa  conséquence  naturelle, 
celle  de  l'extinction  de  la  variété  par  des  dégénérations  successives...» 

Il  ajoute  :  «Mais  la  même  destinée  qui  frappe  tous  les  individus  ma- 
tériels ne  serait-elle  pas  réservée  aux  espèces  elles-mêmes?»  C'est  ce 
qu'il  cherche  à  démontrer...  Il  va  même  jusqu'à  dire  :  «Nous  arrive- 
rions peut-être  à  établir  sur  de  grandes  probabilités  que  l'espèce  hu- 
maine subirait  une  pareille  destinée;   qu'elle  aurait  déjà  même  passé 

55 


434  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Tâge  d'exubérance,  de  force  et  de  vigueur,  qui  produit  les  grands  efforts 
et  les  grandes  choses ,  Tâgc  des  grandes  passions  qui  font  mouvoir  les 
nations  comme  un  seul  homme;  peut-être  prouverions -nous  que  la 
puissance  intellectuelle  de  Fesprit  humain ,  soumise  à  toutes  les  chances 
de  Toi^^anisation  physique  de  l'espèce ,  aurait  maintenant  moins  d'éten- 
due, moins  de  cette  sève  vigoureuse,  moins  de  ces  moyens  de  création 
qui  appartiennent  plus  spécialement  à  la  jeunesse;  que  nous  serions 
arrivés  à  l'âge  de  la  maturité  où  la  force  physique  décroît. . . .  à  l'âge  ou 
l'organisation  déjà  affaiblie  est  capable  de  moindres  efforts.  » 

Quoique  M.  Puvis  admette  l'induence  du  sol ,  de  l'expositito  et  du 
climat  sur  les  qualités  des  plantes,  cependant  c'est  à  l'organisation,  en 
définitive,  qu'il  rapporte  la  dégénérescence  et  l'extinction  des  végétaux, 
et,  par  extension ,  celles  des  animaux. 

Certes,  si  de  nombreuses  et  fortes  objections  ne  s'élevaient  pas 
contre  cette  manière  de  voir ,  ainsi  que  cela  résulte  des  faits  nombreux 
précédemment  rappelés  pour  établir  nos  définitions  de  l'espèce,  des  va- 
riétés simples  des  races  et  des  sous-espèces ,  et  pour  démontrer  le  principe 
de  l'immutabilité  des  espèces  dans  les  circonstances  actuelles,  comment 
parviendrait-on  à  expliquer  que  des  observateurs  dont  la  vie  a  été  con- 
sacrée à  faire  des  semis,  des  croisements,  à  modifier  les  végétaux  par 
tous  les  procédés  de  la  culture,  auraient  professé  l'opinion  de  la  fixité 
des  espèces  végétales  dans  les  conditions  actuelles  du  monde  extérieur 
où  elles  vivent;  que  Van  Mons  aurait  refusé  à  l'homme  la  faculté  de 
créer  des  races  ou  des  sous-espèces  avec  les  individus  représentant  une 
espèce;  qu'il  aurait  restreint  son  influence  à  créer  des  variétés  simples 
avec  les  individus  représentant  des  races  ou  des  sous-espèces?  Comment 
comprendre  que  M.  Sageret  professerait  le  principe  de  la  fixité  des  es- 
pèces, rejetterait  l'opinion  deKnight,  et  conseillerait  comme  une  néces- 
sité la  conservation  de  nos  vieux  cépages,  tout  en  reconnaissant  cepen- 
dant que  les  boutures  et  les  marcottes  tendent  à  affaiblir  l'espèce  dans 
les  individus  qui  en  proviennent,  et  que  les  greffes  vivent  moins  long- 
temps que  les  arbres  francs  de  pied?  Comment  concevoir  l'opinion  de 
M.  Vilmorin  sur  la  fixité  des  espèces,  si  l'on  ignorait  qu'en  cultivant  les 
plantes  potagères  pour  en  maintenir  les  modifications,  son  attention  a 
dû  être  sans  cesse  appliquée  à  trouver  dans  l'art  horticole  le  moyen  de 
combattre  leur  tendance  à  retourner  au  type  sauvage? 

Lorsqu'on  observe  beaucoup  de  végétaux  provenant  de  boutures  et 
de  marcottes ,  placés  dans  des  conditions  favorables  à  leur  développe- 
ment, on  en  verra  assurément  un  certain  nombre  qui  seront  pleins  de 
force  et  plus  vigoureux  que  ne  le  sont  les  individus  dont  ils  tirent  leur 


JUILLET  1846.  435 

origine.  Ccst  une  observation  que  nous  avons  faite  sur  un  assez  grand 
nombre  d'arbrisseaux  et  d'arbustes  d'une  multiplication  facile,  pour 
croire  quun  individu  faible  est  capable  de  donner  une  marcotte,  une 
bouture,  un  drageon,  qui,  isolé  du  premier  à  une  époque  convenable, 
et  placé  ensuite  dans  des  conditions  favorables,  constituera  plus  tard 
un  individu  vigoureux.  Cette  opinion  nous  parait  d  autant  mieux  fondée, 
qu'elle  est  parfaitement  conforme  aux  observations  suivantes  que  nous 
empruntons  à  la  pomologie  physiologique. 

«J'ai  vu,  dit  M.  Sageret,  de  vieilles  graines  de  giraumont,  pea  mûres 
et  mal  conformées,  lever  et  languir  dahord,  présenter  quelques  panachures 
dans  lear  feuillage ,  et  reprendre  ensuite  la  vigueur  ordinaire  à  leur  es- 
pèce. Des  graines  d'un  melon  assez  médiocre,  petites  et  peu  mûres,  me 
donnèrent,  l'année  suivante,  des  fruits  beaucoup  plus  beaux  que  leur 
générateur;  le  petit  cantaloup  noir  des  carmes,  hâtif,  mûri  sous  châs- 
sis en  avril,  et  ressemé  en  mai  de  la  même  année  en  pleine  terre,  ne 
produisit,  sur  la  fin  de  la  saison,  que  des  fruits  insipides,  dontlagraine, 
ressemée  sur  couche  l'année  suivante,  donna  de  très-beaux  et  très- 
bons  fruits.  Ce  même  melon,  qui,  sous  châssis,  ne  devient  pas  très-gros, 
m'a  fourni  des  graines  qui,  semées  l'année  suivante  en  pleine  terre, 
mais  dans  une  belle  année,  produisirent  des  fruits  très-bons  et  très- 
gros,  » 

A  noti^  sens,  ces  faits  sont  remarquables  parce  qu'ils  montrent  que 
des  individus  provenant  de  graines  vieilles  et  de  mauvaise  apparence , 
après  avoir  été  faibles,  comme  l'attestaientlespanachuresdeleurs  feuilles, 
sont  devenus  forts;  ils  prouvent  encore  que  des  graines  de  mauvais 
fruits  donnent  quelquefois  des  individus  qui  en  produisent  de  très- 
bons  :  ils  ne  sont  donc  nullement  favorables  à  l'opinion  d'après  laquelle 
on  admet  une  dégénérescence  et  une  extinction  qui  frapperait  d'abord 
les  plantes  obtenues  par  la  division  de  l'individu ,  ensuite  les  variétés 
que  ces  plantes  représentent ,  et  enfin  les  espèces  mêmes  auxquelles 
elles  se  rapportent. 

M.  Poiteau  qui,  comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer,  croit  à  ia 
fixité  des  espèces,  n'admet  point  la  dégénérescence  de  leurs  variétés 
propagées  par  la  greffe ,  lorsqu'on  a  eu  la  précaution  de  prendre  celle-ci 
sur  des  individus  vigoureux.  Enfin,  une  autorité  bien  compétente  en 
cette  matière  est  encore  celle  de  M.  Reynier  d'Avignon,  qui  depuis 
longtemps  professe  ces  opinions. 

Si  les  passages  empruntés  à  la  première  partie  de  l'opuscule  de 
M.  Puvis  sont  explicites  en  faveur  de  l'opinion  que  nous  combattons, 
nous  trouverons  dans  la  deuxième  partie  du  même  ouvrage,  qui  est  oon- 


436  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sacrée  à  la  production  des  variétés  nouvelles  par  la  voie  des  semis  et 
des  croisements,  des  considérations  qui  sont  loin  de  Tappuyer.  Témoin 
le  dernier  alinéa  ainsi  conçu  :  udans  toutes  les  familles  de  plantes 
que  rhomme  cultive,  il  pourra  donc  presque  toujours  arriver  à  trouver 
mieux  qu'il  ne  possède.  La  nature  est  infinie  dans  ses  ressources ,  dans 
ses  combinaisons,  et  elle  récompense  toujours  Thomme  qui  Tétudie 
avec  soin,  avec  persévérance,  et  avec  jugement;  ce  qui  distingue  parti- 
culièrement riiomme  des  autres  espèces  qui  habitent  le  globe,  c'est  qu'il 
est  perfectible,  c  est  qu'il  peut  s  améliorer  lui-même  et  améliorer  tout  ce  qui 
le  touche,  l'Être  suprême  lui  a  donné  une  espèce  d'empire  sur  une 
nature  perfectible  elle-même.  » 

Or  comment  l'homme  peut- il  arriver  à  trouver  mieux  qu'il  ne  pos- 
sède, lorsque  précédemment  M.  Puvis  a  dit  que  non-seulement  les 
plantes  propagées  par  la  division,  mais  les  variétés,  mais  les  espèces 
mêmes,  meurent  décrépites?  Comment  concevoir  que,  plus  elles  sont 
âgées,  plus  elles  approchent  de  la  décrépitude,  et  plus  leurs  graines  sont 
disposées  à  produire  des  variétés  perfectionnées  ?  enfin ,  comment  con- 
cevoir que  l'homme  est  perfectible  avec  le  passage  précédemment  cité , 
où  il  est  dit  «  que  l'espèce  humaine  a  déjà  même  passé  l'âge  d'exubé- 
rance, da  force  et  de  vigueur...  que  peut-être  prouverions-nous  que 
la  puissance  intellectuelle  de  l'esprit  humain ,  soumise  à  toutes  les 
chances  de  l'organisation  physique,  aurait  maintenant  moins  d'étendue, 
moins  de  cette  sève  vigoureuse. . .  que  nous  serions  arrivés  à  l'âge  de  la 
maturité  où  la  force  physique  décroît...,  à  l'âge  où  l'organisation  déjà 
affaiblie?. . .  »  Certes  il  est  difficile  de  concilier  ensemble  les  opinions  du 
même  auteur  que  nous  venons  de  citer  textuellement. 

En  définitive, 

1*  Les  faits  les  plus  précis  et  les  mieux  constatés  ne  prouvent  point 
la  dégénérescence  ou  l'extinction  des  végétaux  propagés  par  la  division 
des  individus; 

2*"  S'il  est  vrai  que  plusieurs  variétés  de  plantes  cultivées  n'existent 
plus,  il  n'est  pas  démontré  que  leur  disparition  tienne  à  leur  organisa- 
tion comme  le  pensent  Knight  et  Puvis;  il  nous  paraît  beaucoup  plus 
probable  de  l'attribuer  à  des  causes  accidentelles,  sinon  pour  toutes 
celles  qui  ont  disparu ,  du  moins  pour  un  certain  nombre. 

S    6.     CONSEQUENCES  DES    FAITS  PRÉCÉDENTS   POUR    LA    COORDINATION 
DES  CONNAISSANCES  RELATIVES  AUX  ClÊPAGES. 

Si.  en  tenant  compte  des  considérations  précédentes,  on  cherche  à 


JUILLET  1846.  437 

coordonner  les  connaissances  qui  composent  Thisloire  naturelle  des  cé- 
pages, il  sera  facile  de  déterminer  les  lacunes  qui  mettent  obstacle  à 
raccomplisscment  de  ce  travail ,  et  de  reconnaître  la  nature  des  faits  que 
la  science  doit  demander  à  lexpérience.  L examen  des  moyens  propres 
à  la  recherche  de  ces  faits  établira  les  rapports  de  la  théorie  avec  la  pra- 
tique, en  démontrant  la  nécessité  de  leur  concours  pour  connaître  la 
vérité.  En  même  temps  que  nous  signalerons  de  nouveau  retendue  des 
services  rendus  par  le  comte  Odart  à  l'ampélographie,  nous  appelle- 
rons son  attention  et  celle  de  ses  successeurs  sur  les  recherches  qui 
sont  nécessaires  encore  pour  élever  cette  branche  des  connaissances 
horticoles  au  degré  de  précision  qu'elle  peut  atteindre. 

Dans  rétat  actuel  des  choses,  pouvons-nous  appliquer  à  l'espèce 
vitis  vinifera  de  Linnaeus  une  des  cinq  distinctions  que  nous  avons  faites 
précédemment  ?  Nous  répondrions  affirmativement ,  si  tous  les  botanistes 
admettaient,  avec  M.  Loiseleiu»-Deslongchamps,  que  la  vigne  sauvage 
qui  croît  encore  dans  les  haies  et  les  bois  de  plusieurs  départements  de 
la  France  est  la  source  de  toutes  les  variétés  de  vignes  cultivées  en  Eu- 
rope, soit  comme  raisin  à  vin,  soit  comme  raisin  de  table  :  le  vitis  vini- 
fera prendrait  la  lettre  gamma,  si  l'on  admettait  que  le  type  a  les  fruits 
noirs  et  que  la  vigne  sauvage  à  fruits  blancs  nen  est  qu'une  variété,  ou 
bien  l'inverse;  si,  au  contraire,  on  laissait  cette  question  indécise,  l'es- 
pèce prendrait  la  lettre  delta.  Malheureusement  les  botanistes  et  les  hor- 
ticulteurs n  adoptent  pas  unanimement  l'opinion  de  M.  Deslongchamps; 
suivant  M.  Michaux,  il  est  probable  que  nos  vignes  cultivées  tirent  leur 
origine  de  dix  ou  douze  espèces  distinctes  indigènes  de  l'Arménie,  de 
la  Caramanie,  dé  la  Géorgie  asiatique  et  des  provinces  septentrionales 
de  la  Perse.  L'opinion  de  M.  Sageret  serait  en  quelque  sorte  moyenne 
entre  les  deux  premières  :  il  pencherait  à  croire  que  le  vitis  vinifera  à 
petits  fruits  noirs  qui  croît  dans  les  haies  et  sur  la  lisière  des  bois  du 
Gâtinais  pourrait  être  la  souche  de  nos  vignes  communes,  tandis  que 
nos  variétés  les  plus  perfectionnées  auraient  été  très-anciennement  im- 
portées en  France,  et  peut-être,  ajoute-t-il,  depuis  ce  temps,  y  a-t-il  eu 
mélange  entre  elles,  de  sorte  qu'il  y  aurait  des  hybrides  ou  au  moins 
des  sous-hybrides.  Dans  cet  état  d'incertitude  et  avec  la  conviction  de 
notre  incompétence  pour  prononcer  entre  M.  Loiseleur-Dcslongchamps 
et  les  botanistes  et  les  horticulteurs  qui  ne  partagent  pas  son  opinion , 
nous  marquerons  l'espèce  ou  les  espèces  auxquelles  on  rapporte  les  vignes 
cultivées  de  la  lettre  oméga ,  dans  l'intention  d'exprimer  l'incertitude  de 
nos  connaissances  relativement  à  la  subordination  des  individus  qui 
composent  les  différents  groupes  de  vignes. 


438  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  rincertitude  de  nos  connaissances  sur  l'origine 
de  nos  vignes  cultivées ,  nous  allons  rapporter  quelques  faits  relatifs  à  la 
propagation  de  plusieurs  de  leurs  variétés,  par  semb  et  par  la  division 
de  l'individu,  afin  de  rattacher  les  conséquences  quon  peut  tirer  de  ces 
faits  aux  considérations  générales  exposées  précédemment.  (S  in,  S  iv, 
5v.) 

Article  1**.  Variétés  de  vignes  reproduites  de  semis. 

S*U  existe  des  variétés  de  vignes  incapables  de  se  reproduire  de  se- 
mis, on  ne  peut  douter  quil  ny  en  ait  un  cei^in  nonîbre  dans  le  cas 
contraire,  d  après  les  faits  suivants  que  nous  choisissons  pour  exemples. 

M.  Sageret  a  obtenu  d'un  pépin  de  chasselas  un  individu  qui,  au 
bout  de  sept  ans ,  a  donné  un  fi;'uit  identique  -S  celui  de  son  ascendant. 

Il  existe  une  vigne  que  Linnaeus  considère  comme  une  espèce  par- 
ticulière sous  le  nom  de  viUs  laciniosa^  tandis  qu'elle  n*est  qu  une  simple 
variété  du  vitis  vinifera  pour  M.  Loiseleur-Deslongchamps.  Cette  vigne, 
appelée  cioatat,  ciotat,  ou  raisin  d'Autriche,  se  reproduit  de  semis;  car 
MM.  Turpin  et  Poiteau  rappoitent ,  dans  leur  grand  Traité  des  arbres 
fruitiers,  que  des  pépins  de  cioutat,  semés  à  Versailles  dans  le  potager 
du  roi,  en  1807,  donnèrent  des  individus  qui,  au  bout  de  quatre  ans, 
produisirent  des  raisins  identiques  à  ceux  de  la  plante  mère. 

Il  nest  donc  pas  douteux,  d'après  ces  faits,  qu'il  n'y  ait  des  variétés 
de  vigne  assez  faces  pour  se  propager  de  graines ,  et  pour  qu'on  soit 
fondé  à  les  considérer  comme  des  variétés  bien  caractérisées  et  même 
comme  des  races ,  du  moins  dans  les  localités  où  elles  se  propagent 
ainsi  d'une  manière  constante.  Si  on  venait  à  reconnaître  l'existence 
de  races  qui  se  maintiendraient  dans  toutes  les  localités  où  la  vigne 
peut  croître,  on  devrait  les  considérer  comme  autant  de  sous-espèces, 
en  supposant  bien  entendu  qu'elles  ne  fussent  pas  des  hybrides  ou 
A08  espèces  distinctes. 

Comme  fait  propre  à  démontrer  que  toute  variété  ne  se  reproduit 
pas  constamment  identique  dans  tous  les  pays  indistinctement,  nous 
citerons  une  variété  de  raisin  noir  de  Hongrie,  dont  les  pépins,  semés  à 
la  Dorée ,  ont  produit  des  individus  à  fruits  blancs. 

Si  nous  reconnaissons  avec  le  comte  Odart  que  la  manière  la  plus 
économique,  la  plus  prompte  et  la  plus  sûre,  est  de  recourir  aux  bou- 
tures de  variétés  qu'on  sait  être  convenables  aux  lieux  dans  lesquels  on 
veut  établir  un  vignoble,  cependant,  loin  de  vouloir  prévenir  les  hor- 
ticulteurs contre  les  semis  de  la  vigne  »  nous  les  engageons ,  au  con- 
traire, à  s'y  livrer  s'ils  eo  ont  la  possibilité.  Cest  le  meilleur  moyen, 


JUILLET  1846.  439 

pour  l'observateur  sédentaire,  de  trouver  des  variétés  nouvelles,  perfec- 
tionnées et  peut-être  douées  de  qualités  précieuses  dont  les  anciennes 
sont  dépourvues,  comme,  au  point  de  vue  de  la  science,  cest  le  seul 
moyen  propre  à  fixer  nos  connaissances  sur  les  types  des  variétés ,  des 
races  et  des  sous-espèces  de  nos  vignes  cultivées. 

Au  reste  le  comte  Odart  reconnaît  la  puissance  des  semis,  lorsqu'il 
assigne  à  ce  genre  de  multiplication  [Ampéhgraphie ,  p.  i  Ag)  l'origine  de 
plasiears  variétés  du  petit  gamay,  qui ,  dit-il ,  lai  sont  encore  supérieures. 
Quelques  variétés  remarquables  par  la  précocité  de  leurs  fruits,  obte- 
nues de  semis  faits  à  Angers  par  M.  Vibert,  témoignent  encore  des 
avantages  dont  peut  être  l'application  des  recherches  que  nous  vou- 
drions voir  plus  encouragées  afin  qu'on  les  multipliât.  D*un  autre  côté, 
comme  elles  seules  mettront  un  terme  aux  nombreuses  incertitudes 
dont  nous  |ivons  parié,  et  poiuront  combler  des  lacunes  qui  interrom- 
pent en  tant  d'endroits  l'histoire  naturelle  des  vignes,  on  voit  comment 
la  pratique,  qui  n'est  que  l'expérience  et  l'esprit  d'observation  qui  doit  ia 
diriger,  en  s*aidant  de  la  science  sans  cesse  occupée  à  coordonner  les 
connaissances  acquises ,  feront  converger  leurs  efforts  pour  atteindre  ce 
but;  car  la  possibilité  de  déterminer  s'il  n'y  a  qu'une  espèce  ou  plusieurs 
espèces  de  vigne,  souches  de  celles  que  nous  cultivons,  une  fois  admise, 
c'est  au  moyen  des  semis  qu'on  parviendra  à  résoudre  la  question.  C'est 
encore  en  y  recourant  qu'il  sera  possible  de  définir  d'une  manière  cer- 
taine les  vignes  cultivées  en  variétés  simples,  en  races  et  en  sous-espèces, 
et  les  conséquences  de  ces  déterminations  seront  certainement  de  re- 
connaître comment  des  types  naturels  ont  été  modifiés  par  le  monde 
extérieur  et  la  culture.  Sans  doute  ceux  qui  se  livreront  à  de  pareils 
travaux  reconnaîtront  les  services  rendus  par  le  comte  Odart  à  l'ampé- 
lographie ,  non-seulement  par  la  création  de  la  collection  de  cépages  de 
la  Dorée ,  mais  par  l'excellent  esprit  qu'il  a  eu  de  n'ass^er  de  types  à 
ses  groupes  (familles  ou  tribus  )  qu'autant  qu'il  a  eu  quelque  raison  de 
le  faire,  d'après  sa  propre  expérience,  et  enfin,  parce  que,  dans  les 
questions  générales  auxquelles  se  rattachent  [rfusieurs  points  de  l'ampé- 
lographie,  il  a  adopté  les  opinions  qui,  à  notre  sens,  sont  les  plus  con- 
formes à  la  vérité. 

Article  2.  Connaissances  relatives  à  la  propa§;ation  de  la  vigne  parla  division  deTindivida» 

Si,  avant  d'examiner  les  différents  cépages,  sous  le  rapport  de  la  sta- 
bilité de  leurs  caractères  spécifiques  dans  les  pays  divers  où  on  les  a 
propagés ,  non  de  semis  mais  de  marcotte  ou  de  bouture ,  nous  consul  • 
Ions  les  auteurs  qui  les  ont  envisagés  à  ce  point  de  vue ,  nous  ver- 


440  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

rons  que  les  uus  croient  à  leur  mutabilité  avec  Dussieux,  Parmentier. 
Chaptai,  Lenoir  et  Bosc;  car  disent-ils,  transportez  des  cépages  de  di- 
verses variétés  d*un  lieu  où  ils  se  développent  bien  dans  un  autre  auquel 
ils  sont  étrangers,  et  bientôt  leurs  caractères  spécifiques  disparaîtront, 
pour  prendre  ceux  qui  sont  propres  aux  cépages  du  pays  dans  lequel  on 
les  a  transplantés.  Mais  cette  opinion  est  loin  d*être  unanime,  car  les  au- 
teurs auxquels  nous  devons  le  plus  d'observations  directes  sur  les  vignes 
pensent  avec  raison  que,  si  certains  cépages  perdent  leurs  caractères  dans 
un  pays,  il  en  est  un  grand  nombre  d'autres  qui,  étrangers  à  ce  pays, 
y  conservent  les  leurs,  du  moins  pendant  un  temps  qui  a  suffi  pour 
changer  les  premiers.  Cette  manière  de  voir,  tout  à  fait  conforme  aux 
considérations  générales ,  est  celle  du  comte  Odart,  et  certes,  l'opinion 
d'un  aussi  bon  observateur  est  un  puissant  argument  en  sa  faveur. 

Un  assez  grand  nombre  de  variétés  étrangères  à  la  Touraine  s'y 
maintiennent  plus  ou  moins  parfaitement  d'après  les  observations  du 
comte  Odart  :  telles  sont  le  carbenet  originaire  du  Médoc;  le  mataro, 
la  claverie,  le  quillard  blanc,  originaires  des  Pyrénées;  le  liverdun  de 
la  Moselle,  le  sar-fejarde  Hongrie,  le  chasselas  de  Fontainebleau,  qui 
conserve  très-bien  ses  qualités  à  la  Dorée  dans  une  terre  aride. 

Nous  rappellerons  la  remarque  faite  dans  notre  premier  article,  que 
le  côt  ou  auxerrois  donne  un  produit  à  peu  près  identique  sur  les  co- 
teaux du  Cher  et  sur  les  bords  du  Lot. 

Le  pinot  gris  (malvoisie,  fromenteau,  auxerrois,  roth-klevener,  ba- 
ratzin-szoUo),  afi'ecte  les  mêmes  caractères  dans  des  pays  très-différents. 
Ainsi  le  comte  Odart  en  a  reçu  des  individus  non-seulement  de  dépar- 
tements très-éloignés,  mais  encore  de  l'Italie,  de  l'Allemagne  et  même  de 
l'Angleterre ,  et  tous  étaient  semblables. 

Le  teintarier  oa  gros  noir  est  encore  dans  le  même  cas. 

La  sirrah  (petite) ,  qui  compose  la  plus  grande  partie  du  vignoble  de 
THermitage  dans  le  département  de  la  Drôme,  s'est  parfaitement  main- 
tenue dans  la  Touraine  et  dans  le  département  de  Vaucluse,  où  elle 
donne  des  vins  supérieurs  à  ceux  des  plants  indigènes,  ainsi  que 
M.  Reynier  l'a  constaté. 

Ces  faits  sont  donc  conformer  à  ceux  dont  nous  avons  parlé  en  trai- 
tant de  la  propagation  de  certaines  variétés  de  vignes  par  la  voie  des 
semis. 

)1  existe  des  variétés  qui  ne  se  maintiennent  pas,  non-seulement  dans 
despay^  éloignés,  mais  dans  mie  même  contrée  où  il  existe  une  grande 
variété  de  sols.  Le  comte  Odart  cite,  comme  exemple  bien  remarquable 
de  ce  fait,  le  carbenet  cultivé  dans  l'arrondissement  de  Chinon.  Est-il 


JUILLET    1846.  441 

planté  dans  un  sol  calcake?  il  produit  d  excellents  raisins  dont  le  vin 
est  d  une  qualité  tout  à  fait  supérieure.  Est-il  dans  un  sol  graveleux  un 
peu  gras?  le  vin  de  ses  raisins  est  riche  en  couleur  et  de  bonne  garde. 
Est-il  dans  des  sables  maigres  qui  bordent  une  rivière?  ses  raisins  pro- 
duisent un  vin  léger,  Iroid  et  de  peu  de  garde.  Enfin,  est-il  dans  une 
lerre  peu  épaisse  et  blanchie  par  le  tuf  dusous^sol?  ses  raisins  donnent 
un  vin  froid,  plat  et  sans  couleur. 

Les  conclusions  auxquelles  donne  lieu  l'observation  des  faits  relatifs  à 
la  propagation  des  variétés  de  la  vigne,  aussi  bien  par  la  voie  du  semis 
que  par  la  division  des  individus,  sont  donc  les  mêmes  que  celles  que 
nous  avons  déduites  précédenunentde  la  propagation  des  végétaux  en  gé- 
néral par  ces  deux  moyens.  Cette  concordance ,  tout  è  fait  conforme  avec 
les  définitions  que  nous  avons  données  de  Tespèce,  de  la  sous^espèce,  de 
la  race  et  de  la  simple  variété,  considérées  dans  les  corps  vivants,  nous 
permet  de  résumer  les  faits  précédemment  exposés  dans  les  termes 
suivants  : 

RÉSUMÉ. 

La  proposition  générale  et  les  définitions  énoncées  dans  cet  écrit 
sont  subordonnées  à  la  méthode  expérimentale  telle  que  nous  la  con- 
cevons. L  observation  recueille  des  faits  ;  elle  les  soumet  à  une  analyse 
mentale,  afin  de  les  simplifier  autant  que  possible  et  de  les  ramener  à 
leurs  causes  immédiates;  puis,  pour  vérifier  la  certitude  ou  le  d^ë  de 
probabilité  des  raisonnements,  Tesprit  soumet  chacun  d'eux  au  contrôle 
de  l'expérience  :  celle-ci  est  donc ,  en  définitive ,  la  mesure  dont  Tesprit 
se  sert  pour  savoir  si  les  effets  ou  phénomènes  observés  dépendent 
réellement  de  la  cause  prochaine  ou  immédiate  à  laquelle  il  les  a  rat- 
tachés. On  juge  le  but  atteint  lorsqu'on  airive  à  avoir  la  certitude  que 
Teffet  est  proportionné  à  Tintensité  de  la  cause  ou  de  la  force  à  laqudile 
on  l'attribue,  parce  qu'il  est  possible  d'établii*  numérùpument  ce  rap- 
port. C'est  conformément  à  cette  manière  de  voir  que  nous  n'admettons 
pas  de  sciences  de  pure  obseorvation  et  de  raisonnement,  mais  de^ 
sciences  d'observation ,  de  raisonnement  et  d'expérience ,  parce  que  là 
où  l'expérience  n'est  pas  appliquée  il  n'y  a  que  des  conjectures  ou  au 
plus  des  inductions  ^ 

*  S'il  était  nécessaire  de  justifier  noire  prédilection  pour  la  méthode  expérimen- 
tale, telle  que  nous  venons  de  la  définir  et  de  rappliquer  à  rhistoire  naturdie,  11 
nous  suffirait  de  citer  Thistoire  des  espèces  du  genre  méduse,  telle  que  Tont  faite 
les  recherches  dont  on  est  redevable  d* abord  à  U.  Sars ,  k  M.  Siebold,  et  ensuite  à 
Van  Benden  et  k  M.  J.  Dujardin. 

56 


442 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


Notre  définition  de  fespèce  est  subordonnée  à  deux  faits  généraux: 
]a  plus  grande  similitude  possible  de  la  forme  organique  entre  les  êtres 
qu'elle  comprend,  et  la  transmission  de  cette  forme  des  ascendants  à 
leurs  descendants. 

Nous  n'avons  point  envisagé  cette  transmission  comme  absolue ,  mais 
comme  relative  aux  circonstances  dans  lesquelles  les  individus  vivent. 
Ne  pouvant  connaître  que  les  effets  des  causes  du  monde  actuel ,  nous 
avons  admis  la  persistance  de  la  nature  essentielle  des  espèces,  au 
moins  depuis  les  dernières  révolutions  du  globe  ;  c*est  donc  à  partir  de 
cette  époque  que,  conformément  aux  connaissances  actuelles,  nous 
avons  professé  le  principe  de  Vimmutabilité  des  espèces,  sans  rien  conjec- 
tm*er  sur  leur  existence  ou  leur  non-existence  dans  les  temps  antérieurs 
à  cette  époque,  et  sans  rien  préjuger  sur  ce  qu'elles  pourront  devenir 
un  jour. 

Nous  attachons  une  grande  importance  à  la  subordination  des  diffé- 
rents groupes  d'individus  distingués  en  simples  variétés,  en  races  et  en 
sous-espèces.  Si  nous  n'avons  pas  eu  la  prétention  de  donner  les  moyens 

Une  méduse  femelle  pond  des  œafs  qui  sont  fécondés  par  une  méduse  mâle  «  dans 
des  circonstances  encore  inconnues. 

Ces  œufs  donnent  naissance  à  des  larves  à  cils  vibratils,  quon  n*aurait  pa» 
manqué  de  considérer  comme  des  infusoires,  si  on  les  eût  étudiées  isolément. 

Ces  larves  se  changent  en  polypes hydraires,  qui,  suivant  les  espèces  de  méduses , 


se  divisent  par  segments. 


Ces  segments  deviennent  des 
méduses. 


ou 
bien 


produisent 

(a)  par  gemmation  d* autres  polypes  hy- 
drairesqui  restent  agrèges  ensemble. 

(h)  par  bulbilles  qui  se  séparent  du  polype 
et  produisent  des  polypes  agrégés, 
semblables  aux  précédents; 

Ces  polypes  agrégés  deviennent  des  mé- 
duses. 


Avant  les  travaux  que  nous  venons  de  citer,  dans  le  règne  animal  de  Cuvier, 
les  larves  des  méduses ,  leurs  polypes  hydraires ,  et  enfin  les  méduses  à  Tétat  par- 
fait, appartenaient  aux  trois  dernières  classes  des  zoophytes,  savoir  : 

Les  larves  à  la  cinquième  classe,  cdle  des  infusoires; 

Les  polypiers  hydraires  à  la  quatrième,  celle  des  polypiers; 

Enfin  les  méduses  k  Tétat  parfait  à  la  troisième  classe,  celle  des  acalèphes. 

Comme  nous  Tavons  dit  (a*  article) ,  ce  nest  que  par  Texpérience  en  définitive 

3ue  Ton  acquiert  la  certitude  de  la  transmission  d*une  forme  des  ascendants  aux 
esoendants ,  et  dès  lors  la  certitude  de  la  définition  de  Tespèce  pour  chaque  cas 
particulier.  Certes,  sans  Texpéricnce  ou  Tobservation,  quand  elle  y  est  équivalente , 
on.  n'aurait  pas  deviné  qu*un  animal  peut  se  propager  à  la  manière  d*un  végétal  par 
division  de  Vindivida  qui  n*est  point  encore  à  Fétat  parfait,  et  enfin  par  voie  de  gé- 
nération, lorsqu*il  est  parvenu  à  cet  état. 


.   JUILLET  1846.  443 

nouveaux  de  circonscrire  ces  groupes,  nous  croyons  cependant  que  la 
manière  dont  nous  les  avons  envisagés  et  définis  ajoutera  une  nouvelle 
précision  à  leur  établissement,  et  que  le  naturaliste  qui  cherchera 
à  subordonner  entre  eux  les  individus  dune  espèce  donnée,  conformé- 
ment aux  cinq  distinctions  que  nous  avons  faites ,  sera  conduit ,  par  les 
questions  qu  elles  provoquent,  à  approfondir  plusieurs  points  de  Tétude 
de  cette  espèce  qu*il  aurait  pu  négliger  sans  cela ,  en  même  temps  que  les 
descriptions  des  espèces  de  plantes  et  d  animaux  qu*il  présentera  avec 
les  caractéristiques  alpha,  béta,  gamma,  delta  y  epsilon,  oij  avec  oméga 
ou  bien  encore  sans  caractéristique,  auront  un  degré  de  précision  dont 
elles  ont  manqué  jusqu'ici. 

En  considérant  les  plantes  utiles  sous  le  point  de  vue  de  leur  per- 
sistance à  conserver  les  caractères  essentiels  à  leurs  espèces  respec- 
tives ,  et  sous  celui  de  leur  tendance  à  éprouver  des  modifications  par 
un  changement  dans  les  circonstances  où  elles  sont  placées,  il  a  suÎBû, 
pour  interpréter  ce  double  fait  comme  il  nous  parait  devoir  Vêtre,  de 
rappeler  les  considérations  et  les  définitions  énoncées  antérieurement, 
parce  qu  en  effet  Tétude  des  variations  sui*venues  dans  des  individus 
d'une  espèce  a  fourni  elle-même  des  arguments  en  faveur  de  la  ma- 
nière dont  nous  avons  défini  fespèce  considérée  en  général  par  rap- 
port à  Torganisation  des  individus  cpi'elle  comprend  et  des  circons- 
tances où  ils  sont  placés. 

Telle  est  donc  la  conclusion  à  laquelle  nous  sommes  amvé  en  pas- 
sant en  revue  les  variations  dont  les  plantes  sont  susceptibles  dans  les 
trois  cas  généraux  de  lem'  propagation  i**  par  semis;  a**  par  l'hybrida- 
tion; y  par  division  de  l'individu. 

1**  Par  le  semis.  Les  modifications  qui  peuvent  être  produites  par 
cette  voie  ont  lieu  pendant  la  formation  des  graines  et  pendant  le  déve- 
loppement des  individus  issus  de  ces  graines.  Les  modifications  pro- 
viennent de loi^anisation  et  des  causes  du  monde  extérieur.  Cescauses 
sont  essentielles  et  diffèrent  conséquemment  des  pratiques  horticoles 
qui  peuvent  concourir  avec  elles,  mais  comme  causes  occasionnelles. 

2°  Par  l hybridation.  L examen  de  ses  produits,  loin  d'être  favorable 
au  principe  de  la  mutabilité,  nous  a  présenté  des  faits  conformes  au 
principe  contraire,  en  nous  montrant  des  hybrides  qui  se  défont  ou  se 
dégagent  à  la  manière  de  deux  individus  que  Ton  dirait  soudés  plutôt 
que  fondus  ensemble. 

3**  Par  la  division  de  l'individu.  S'il  est  vrai  que  les  plantes  propagées 
par  la  division  d'un  individu  conservent  la  ressemblance  de  cet  individu, 
et  s'il  est  vrai  de  dire  qu^on  ne  recourt  jamais  à  ce  mode  de  propagation 

56. 


444  JOURNAL  DES  SAVANTS, 

comme  on  a  recours  au  semis  pour  obtenir  des  variétés ,  cependant  il 
faut  reconnaître  que  l'individu  sépare  d*un  autre  pourra  éprouver  des 
modifications  de  la  part  du  monde  extérieur.  Sans  cela  on  serait  dans 
Timpuissance  d'expliquer  les  changements  produits  dans  des  vignes  pro- 
pagées par  bouture,  les  changements  qu'une  greffe  présentera  dans  un 
pays  très*différent  de  celui  où  végétait  la  plante  mère;  et,  si  Ton  admet 
que  cette  greffe,  reportée  dans  son  pays  natal,  reprendra  ses  caractères 
primitifs,  cependant  nous  ne  voudrions  pas  poser  cela  en  principe  ab- 
solu et  indépendamment  du  temps  où  les  causes  modificatrices  du  monde 
extérieur  sont  capables  d'agir,  par  la  raison  que  nous  ne  pouvons  nous 
refuser  à  admettre  que  des  changements  siuvenus  dans  un  corps  orga- 
nisé peuvent  se  maintenir,  du  moins  pendant  im  certain  temps,  dans 
des  circonstances  différentes  de  celles  où  ils  ont  eu  lieu. 

Si  l'opinion  de  Knight  sur  le  terme  de  la  vie  des  plantes  propagées 
parla  division  de  l'individu  n'est  point  au  fond  incompatible  avec  le 
principe  de  l'immutabilité  des  espèces,  lors  même  qu'on  admet  que  ces 
plantes  vivent  plus  longtemps  que  l'individu  d'où  elles  viennent,  cepen- 
dant M.  Puvis  a  donné  un  tel  développement  à  cette  manière  de  voir, 
qu'il  a  compromis  le  principe  de  l'immutabilité  des  espèces  dans  les 
circonstances  du  monde  actuel. 

C'est  en  partie  pour  discuter  cette  opinion,  et  développer  nos  idées 
relativement  k  l'étude  de  l'influence  du  monde  extérieur  sur  les  corps 
vivants,  que  nous  avons  saisi  l'occasion  qui  nous  a  été  présentée  d'exa- 
miner ïAmpéhgrajfkie  du  comte  Odart,  et  d'y  rattacher,  par  suite  de  la 
manière  dont  nous  avons  envisagé  la  généralité  du  sujet,  les  recherches 
de  M.  Sageret  et  l'ouvrage  de  M.  Puvis. 

En  remontant  à  la  source  des  faits  que  nous  avons  mis  en  œuvre,  on 
se  convaincra  que  le  plus  grand  nombre  de  ceux  qui  concernent  les 
végétaux  ont  été  donnés  à  la  science  par  l'horticulture.  Cette  branche 
des  connaissances  agricoles  doit  donc  an^êter  notre  attention,  si  nous 
voulotw  apprécier  les  services  qu'elle  rendra  par  ceux  quelle  a  déjà 
rendus. 

Le  domaine  de  l'horticulture  est  indéfini ,  puisqu'il  comprend  les 
arbres  fraitiers,  les  plantes  potagères,  toutes  les  plantes  d'agrément  sus- 
ceptibles de  vivre  dans  nos  jaràins  ou  dans  des  serres;  il  est  donc  in- 
wmparable,  pour  le  nombre  des  espèces  et  de  leurs  variétés,  au  domaine 
de  l'agriculture,  qui,  dans  un  pays  donné,  n'en  comprend  qu'un  nombre 
«xoeasivenGient  restreint. 

Le  but  de  rhorticulture  étant  non*eeulement  d'assurer  la  vie  et  de 
mnfttijjdier  les  individus  de  tonntes  les  plantes  de  son  donmine,  mais  en- 


JUILLET  1846.  445 

core  (l'obtenir  autant  de  modifications  de  ces  individus  qu*il  est  [)ossibie. 
elle  a  recours  h  des  moyens,  à  des  procédés  bien  plus  nombreux  et  bien 
plus  diversifiés  que  ne  le  sont  les  pratiques  agricoles  ;  aussi  fait-elle  varier 
les  températures  des  milieux,  Thumidité  d'atmosphères  limitées  où  cer- 
taines plantes  sont  placées,  compose-t-elle  des  engrais  et  des  sols  de  toutes 
sortes  nécessaires  à  la  fin  qu'elle  se  propose.  Continuellement  elle  four- 
nit des  occasions  d'observer  des  faits,  qui,  sans  elle,  ne  se  seraient  pas 
présentés;  elle  suscite  une  foule  d'expériences  dont  le  but  final  est  la 
connaissance  intime  de  l'histoire  des  plantes  qui  sont  l'objet  de  ses  tra- 
vaux. Puisqu'en  définitive  elle  comprend  les  procédés  employés  pour 
propager  les  plantes  et  pour  les  modifier  de  toutes  les  manières  imagi- 
nables ,  on  conçoit  l'importance  dont  elle  est  au  point  de  vue  des  études 
physiologiques,  aussi  bien  qu'à  celui  des  études  agricoles,  et  la  moindre 
réflexion  la  montre  comme  le  chaînon  nécessaire  qui  rattache  la  science 
du  naturaliste  à  celle  de  l'agriculteur. 

E.  CHEVREUL. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 

INSTITUT  ROYAL  DE  FRANCE. 
ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

L'Académie,  dans  sa  séance  du  1 1  juillet,  a  éiu  M.  Lesueur  à  la  place  racanle 
dans  la  section  d^architectnre,  par  suite  du  décès  de  M.  Vaudoyer. 

LIVRES  NOUVEAUX. 
FRANCE. 

HuUHr9  de  Tkéodoric  le  Grande  roi  dltalie,  précédée  d*une  revue  prtiiminaire  de 
tes  auteurs,  et  conduite  jusqa*à  la  fin  de  la  monarchie  ostrogothimie ,  par  L.  M.  du 
Roure.  Paris,  imprimerie  de  Dayerser,  librairie  de  Téchener,  18&6,  a  Ydames  in-8* 
de  XXI -496  et  538  pages.— *  Le  fondateur  de  la  monarcbie  des  Goths  en  Itdie 
n  arait  pas  encore  eu  d*historien,  à  moins  qu* on  ne  veuUie  donner  ce  nom  i  Jean 
Cochlée ,  chanoine  de  Breslaa ,  qui  écrivit  en  latin ,  au  commencement  du  xti*  siècle, 
une  Vie  de  Théodoric,  œuvre  snccincle  et  sans  critique,  sèchement  extraite  des  an- 
nalistes du  moyen  âge.  L'importance  d*ane  histoire  complète  de  Tbéodoric  et  de 


446  JOUKNAL  DES  SAVANTS. 

ses  institutions  avait  frappé  Montesquieu ,  et  nous  ignorons  par  quel  motif  il  renonça 
au  projet  qu*il  avait  formé  de  Técrire.  (Voyez  Esprit  des  lois,  liv.  III,  chap.  xij.) 
M.  le  marquis  du  Roure,  pénétré  de  Tintérèt  d*un  tel  sujet.  Ta  traité  avec  tous  les 
développements  désirables,  et  avec  une  érudition  qui  assure  à  son  livre  une  place 
distinguée  parmi  les  ouvrages  historiques  entrepns  depuis  quelques  années.  Les 
œuvres  de  Cassiodore  et  de  Boêce  offrent,  comme  on  sait,  d*inappréciables  maté- 
riaux pour  Fintelligence  de  cette  période  de  Thistoire  dltalie.  L*auteur  a  puisé 
abondamment  à  cette  excellente  source.  Les  Variœ  de  Cassiodore,  recueil  en  douze 
livres  des  lettres  diverses  de  Théodoric,  de  sa  fille  la  régente  Amalasonthe  et  de 
son  petît-fils  Athalaric,  forment  toute  la  substance  de  son  récit  depuis  rétablisse- 
ment des  Goths  dans  la  Péninsule  jusqu*au  temps  de  la  guerre  de  Bélisaire.  Il  a 
fait  aussi  un  usage  heureux  des  lettres  et  du  panégyrique  d*£nnode ,  évèque  de 
Pavie,  et  des  actes  des  saints  contemporains;  et,  lorsqu'il  a  eu  à  retracer,  en  termi- 
nant ,  la  guerre  sanglante  qui  a  mis  fin  à  Tempire  des  Goths ,  il  s'est  servi  particu  - 
fièrement  de  Procope  et  de  son  abréviateur  Léonard  Ârétin.  Dans  la  prélace  qui 
précède  Touvrage,  M.  du  Roure,  après  avoir  passé  en  revue  et  apprécié  les  écrivains 
qui  se  sont  occupés  de  Théodoric,  examine  si  la  ruine  de  la  monarchie  des  Visigoths 
a  été  heureuse  ou  funeste  pour  la  civilisation.  Il  résout  la  question  dans  ce  der- 
nier sens,  et  son  travail  tout  entier  est  le  développement  de  cette  pensée.  L ouvrage 
est  divisé  en  dix  livres,  dont  cinq  sont  compris  dans  le  tome  I".  Le  premier  livre  traite 
de  Forigine  des  Goths  et  contient  un  aperçu  de  leur  histoire  depuis  Tan  366o 
avant  J.-C.  jusqu'à  la  naissance  de  Théodoric  Âmale,  en  4^4.  On  trouve  dans  les 
quatre  Uvres  suivants  le  récit  de  la  guerre  de  Théodoric  contre  Odoacre ,  de  Téta, 
blissement  de  la  monarchie  des  Goths  et  des  événements  qui  en  ont  marqué  le 
commencement  jusqu'à  la  défaite  d'Alaric  II,  roi  des  Visigoths,  par  Clovis,  à  la 
bataille  de  Vouglé.  Le  second  volume ,  qui  embrasse  les  cinq  derniers  livres,  pour- 
suit le  tableau  du  régne  de  Théodoric  depuis  l'an  5o8  jusqu'à  sa  mort,  en  5a6, 
expose  les  faits  qui  se  rapportent  au  gouvernement  d' Amalasonthe ,  tutrice  du  jeune 
roi  Athalaric,  et  se  termine  à  l'année  667,  époque  de  la  mort  de  Narsès,  dont  les 
victoires  sur  Totila  et  sur  Téias  mirent  fin  à  la  domination  des  Goths  en  Itafie.  Nous 
rendrons  compte  très-prochainement  de  cet  important  ouvrage. 

Bibliothèque  fie  l'école  des  chartes,  revue  d'érudition  consacrée  principalement  à 
l'étude  du  moyen  âge;  septième  année,  deuxième  série,  tome  deuxième  (mai-juin 
1846).  Paris,  imprimerie  de  Didot,  librairie  de  Dumoufin,  in -8%  p.  385-488. 
On  trouve  dans  cette  livraison  une  intéressante  notice  de  M.  H.  Bordier  sur 
Frani^ois  de  Bonivard,  chroniqueur  genevois  du  xvi*  siècle,  né  vers  i494.  mort  en 
1 571,  et  une  nouvelle  leçon,  publiée  par  M,  Rodolphe  Dareste ,  des  vers  d'Abailard 
à  son  fils  Astralabe.  M.  Cousin ,  qui  avait  le  premier  mis  au  jour  cet  ouvrage 
d'Abailard  dans  le  tome  second  de  ses  Fragments  philosophiques ,  l'avait  tiré  d'un  ma- 
nuscrit de  la  bibliothèque  Cotlonienne.  La  nouvelle  leçon  donnée  par  M.  Dareste, 
d'après  un  manuscrit  de  l'abbaye  de  Clairmarais,  conservé  aujourd'hui  à  Saint- 
Omer,  renferme  3o8  vers  qui  manquent  dans  celui  dont  M.  Cousin  a  fait  usage.  En 
revanche,  ce  dernier  en  oÉPre  ga  qui  ne  sont  pas  dans  l'autre;  d'ailleurs  les  vers 
communs  aux  deux  manuscrits  y  sont  placés  dans  un  ordre  tout  différent ,  sauf  les 
trois  distiques  qui  forment  comme  la  préface  de  l'ouvrage.  L'éditeur  a  donné  en  ap- 
))endice  les  variantes  peu  importantes  fournies  par  un  troisième  texte,  que  M.  Wright , 
garde  du  British  Muséum,  a  inséré  en  1 839  dans  les  Reliquiœ  antiquœ. 

Rabbi  YaDheth-hen-Heli  Bassorensis  Karaîtœ  in  libnun  psalmorum  commentarii  arabici 
e  duplici  coaice  mst,  Bibliothecœ  regiœ  parisiensis  edidit  spécimen  et  in  latinum  convertit 


JUILLET  1846.  447 

L.  Barbes,  apad  sacrum  tkeologiœ  Facaltatem  parisiensem  litteramm  hebraîcarum  pro- 
fesser, etc.  Lutetiœ  Parisiorum,  iSàô,  in-S" ,  excud.  Firmin  Didot.  —  Rabbi  Yapheth- 
ben-Héii  florissait  en  Orient  dans  la  seconde  moitié  du  x*  siècle  de  notre  ère.  Il 
appartenait  k  la  secte  des  Karaîles,  dont  il  a  été  Tun  des  premiers  champions.  Con- 
temporain et  émule  du  célèbre  rabbanite  Saadias  le  Gaon,  il  a  traduit  comme  lui 
et  commenté  en  arabe  tous  les  livres  hébreux  de  T Ancien  Testament.  Avant  Tan- 
née i84o,  on  ne  connaissait  des  écrits  de  cet  auteur  que  les  passages  et  les  citations 
qui  8e  trouvent  dans  les  commentaires  hébreux  de  la  bibliothèque  de  Leyde,  et  qui 
portent  à  tort  le  nom  de  Rabbi  Yapheth.  C'est  M.  S.  Munk  qui,  ayant  retrouvé,  en 
iSSg,  chez  les  Karaites  du  Caire  les  ouvrages  en  langue  orientale  de  ce  conmien- 
tateur,  les  a ,  le  premier,  apportés  en  Europe  et  déposés  à  la  Bibliothèque  royale. 
En  1 8^1,  ce  même  savant  publia  dans  les  Annales  Israélites,  rédigées  en  allemand 
par  M.  Jost,  la  nouvelle  de  son  importante  découverte,  et  une  courte  notice  sur 
Tauteur  arabe.  Pour  compléter  en  quelque  sorte  ce  premier  travail,  M.  Tabbé  Bar- 
ges, professeur  d*hébreu  à  la  Sorbonne,  vient  de  faire  paraître  un  spécimen  du 
conomentaire  de  Rabbi  Yapheth,  précédé  d*une  longue  préface  dans  laquelle  il  dé- 
crit le  contenu  des  volumes,  qui  sont  au  nombre  de  vingt.  Le  spécimen  se  compose 
proprement  du  texte  de  la  préface  du  commentaire  sur  les  Psaumes,  et  de  celui  des 
deux  premiers  psaumes  avec  leur  commentaire  ;  le  tout  accompagné  d'une  traduc- 
tion latine ,  de  notes  philologiques  et  d^observations  exégétiques.  Le  texte  arabe  a  été 
reproduit  tel  qu*il  est  dans  Toriginal,  c'est-à-dire  en  caractères  rabbiniques,  et  un 
alphabet,  placé  en  tète  du  conunentaire,  est  destiné  à  venir  au  secours  des  arabi- 
sants, à  qui  cette  sorte  d'écriture  pourrait  n'être  pas  familière. 

DANEMARK. 

Le  Cataloqae  des  manuscrits  français  du  moyen  âge  de  la  bibliothèque  de  Copenhague, 
par  M.  Abraham ,  ouvrage  dont  nous  n  avions  pu  que  donner  le  titre  dans  un  de 
nos  précédents  cahiers,  forme  un  volume  in-4*  de  i52  pages.  Une  notice,  placée 
en  tête  de  ce  catalogue,  fournit  des  détails  sur  la  formation  et  les  progrès  de  la 
bibliothèque  royale  à  Copenhague.  La  générosité  de  quelques  bibliophiles  a  beau- 
coup accru  ses  richesses.  Le  comte  de  Thott,  dont  les  collections  dépassaient 
lacooo  volumes,  lui  légua  6,i59  ouvrages  imprimés  avant  i53o,  et  àt^^à  ma- 
nuscrits, dont  4oo  sur  vélin.  Plus  tard,  la  bibliothèque  fit  l'acquisition ,  moyennant 
une  rente  viagère,  de  100,000  volumes  appartenant  à  un  historien  distingué, 
M.  de  Suhm.  Aujourd'hui  elle  compte  près  de  260,000  volumes  imprimés.  On  a 
senti  qu'un  catalogue  était  nécessaire  :  il  a  été  entrepris,  mené  avec  activité  et  ter- 
miné en  i83o.  Il  se  compose  de  192  volumes;  il  est  rangé  par  ordre  de  matières, 
et  maintenant  on  s'occupe  avec  zèle  d'un  catalogue  alphabétique.  —  800  volumes 
forment  la  section  dite  des  paléotypes,  c'est-à-dire  des  ouvrages  imprimés  avant 
i48o.  On  compte  101  volumes  imprimés  sur  vélin;  4  sont  en  danois,  2  en  islan- 
dais. Les  manuscrits  sont  au  nombre  de  plus  de  20,000,  et  le  catalogue  de  ceux  en 
langue  orientale  ne  tardera  pas  à  être  publié.  Parmi  les  manuscrits  français  les  plus 
dignes  d'attention,  on  peut  citer  :  Une  Bible  française  du  xiv*  siècle  (le  second  volume 
seulement)  ;  —  L'Apocalypse,  traduit  en  vers,  le  texte  lalin  en  regard; —  Le  livre  de 
l'espérance,  par  Alain  Charlier,  xiv*  siècle;  —  L'estnfde  vertu  et  de  fortune,  par  Martin 
Lefranc;  in-folio;  dix  belles  miniatures.  On  sait  que  cet  ouvrage,  mêlé  de  prose  et  de 
vers,  a  été  imprimé  en  1 48oeten  1  Sig  ;les  deuxéditions  sont  très-rares.  Goujet  adonné 


ft48  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

une  analyse  de  ce  livre  dans  le  tome  IX  de  sa  Bthliothètfae  française.  A  la  fin  du  vo- 
lume, le  copiste  a  ajouté  un  morceau  de  poésie  de  33a  vers,  intitulé  :  Laj  de  con- 
feifion  composé  par  honorable  homme  maisire  Robert  Regnaud,  en  son  vivant  gnuit 
hedeaa  de  Vannersité  étAngiers;  —  divers  traités  traduits  du  latin  en  français,  par 
Jean  Miélot ,  xy*  siècle ,  in-A*.  Ces  traités  sont  :  i  •  Débat  de  honnear  entre  Hannibal,  dac 
de  Cartage,  Alexandre,  roy  de  Macédoine,  et  Scipion,  consul  romain,  estrinans  ensemble 
lequel  dealx  troiz  estoit  de  plus  grant  renom  et  le  pins  resplendissant  en  gloire;  a*  Débat 
de  noblesse  jadis  plaidoié  à  Romme  entre  Publias  Comehas  et  Gayus  Flaminus;  3*  Lettre 
dje  Ciceran  à  son  frère;  A**  Traité  de  vieillesse  et  de  jeunesse,  extrait  du  Lirre  des  eschez 
amoureux,  Miélot  était -chanoine  de  Saint-Pierre  à  Lille,  et  serviteur  du  duc  de 
JBourgogne;  il  a  traduit  plusieurs  antres  ouvrages.  —  Traité  de  médecine,  par  May- 
fredus  de  Monte-Imperiali,  a  vol.  in-folio,  xiv*  siècle.  Cet  ouvrage,  partie  en  latin, 
partie  en  français,  est  accompagné  d'une  table  de  matières  en  provençid.  —  Le 
Bestiaire  de  PhiKppe  de  Thann,  xiv*  siècle,  in-folio;  le  Litre  da  roi  Modus  et  de  la 
reine  Ratio,  xv*  siècle.  —  Facetus  de  moribus,  traduit  en  français,  xv*  siècle.  —  Théo- 
dttli  echga,  avec  traduction  eç  vers  par  Jean  Lefèvre,  xv*  siècle.  —  Métamorphoses 
d^Oeide,  traduites  et  moralisées,  même  époque.  ^—  Quinte^urve,  traduction  de 
Vasque  de  Lucène.  •—  La  Chronique  martinienne,  très-beau  manuscrit  du  xt*  siècle, 

3m  a  fait  partie  des  biUiolbèques  de  Harley  et  de  Menars.  —  Histoire  de  la  Toison 
'or,  par  GuiUaume  Pilastre.  Les  deux  premières  parties  de  cet  ouvrage  ont  été 
imprimées;  mais  Tun  des  manuscrits  de  Copenhague  renferme  une  troisiâne  partie 
qw  est  restée  inédite,  et  dont  Texistence  n* a  point  été  connue  de>f .  de  Reiffemberg 
[Histoire  de  la  Toison  £or,  p.  xiij)  ni  de  M.  Paris,  lequel  a  cru  que  Pilastre  avait  eu 
seulement  le  temps  de  terminer  la  seconde  partie.  Ce  tiers  liure,  traittant  de  la  vertu 
de  prudence,  commence  par  ces  mots  :  •  Très-excellent  et  trcs-reluisant  prince  et 
mon  trèsredoubté  Seigneur,  qui  en  resplendeur  de  vertus  et  de  puissance  reluisies 
et  qui  à  œuures  vertueuses  appliquics  vostré  excellent  engin  comme  la  haultesse  et 
digfiîté  de  vos  tres-nobles  principautez  requièrent.  Pour  ce  que  vous,  comme  chief 
et  souuerain  du  très -noble  ordre  de  la  Tboyson  d*or,  auex  commandé  à  moy  Guil- 
laume, evesque  de  Toumay,  escripre  des  six  thoysons  dont  par  la  sainte  Escripture 
en  diuers  pas. . .  Maintenant  est  à  parler  de  dame  Prudence,  de  laquelle,  par  la 
grâce  et  aydc  de  Dieu ,  nous  ferons  le  tiers  liure  qui  sera  de  la  thoyson  de  Gédéon.  * 


TABLE. 


De  la  philosophie  écossaise  (article  de  M.  Cousin] , page   385 

Revue  des  éditions  de  f  Histoire  de  TAcadémie  des  sciences  par  Fontenelle  (4*  et 

dernier  article  de  M.  Flourens] 402 

Urseschichte  und  Mythologie  der  Philistaer,  Histoire  ancienne  et  Mythologie 

des  Philistins,  par  M.  Hitzig  (2*  et  dernier  article  de  M.  Quatremëre) 411 

Ampélographicy  ou  Traité  des  cépages  les  plus  estimés  dans  tous  les  vignobles  de 

quelque  renom,  par  le  comte  ôdart  (5*  et  dernier  article  de  M.  Chevreul) . . .  425 

Nouvelles  littéraires 445 

Fin   DE  LA  TAftLR. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


AOUT  1846. 


Théâtre  français  au  moyen  âge,  publié  d'après  les  manuscrits  de  la 
Bibliothèque  du  Roi ,  par  MM.  L.-G.-N.  Monmerqué  et  Fran- 
cisque Michel  (xi-xiv*  siècle),  Paris,  Firmin  Didot,  1889; 
un  volume  très-grand  in-8*  de  672  et  xvi  pages,  sur  deux 
colonnes. 

TROISIÈME    ARTICLE  ^. 

Nous  avons ,  dans  notre  précédent  article ,  soumis  à  un  examen  mi- 
nutieux, trop  minutieux  peut-être,  quelques  offices  dramatiques  repré- 
sentés au  XI*  siècle  en  musique  et  par  personnages,  dans  l'intérieur 
des  églises ,  par  les  soins  ou  sous  la  direction  du  dergé.  De  ces  drames 
ecclésiastiques,  les  uns,  ainsi  qu*on  Ta  vu,  étaient  écrits  tout  en  latin, 
comme  les  liturgies  elles-mêmes,  dont  ils  offraient  à  la  foule  ignorante 
une  visible  et  édifiante  paraphrase;  les  autres,  grâce  à  une  tolérance 
plus  grande  encore ,  admettaient  au  milieu  du  latin  quelques  versets  en 
langue  vulgaire,  mélange  que  l'on  appelait  farcitare,  et  qui  avait  un 
très- vif  attrait  poiur  la  masse  des  fidèles,  devenus  peu  à  peu  étrangers 
à  l'intelligence  de  la  langue  latine. 

Aujourd'hui,  nous  allons  examiner  les  premiers  drames  écrits  en 
français  pendant  les  xii*  et  xiii*  siècles ,  ceux  du  moins  qu'ont  recueillis 
MM.  Monmerqué  et  Francisque  Michel.  Ces  monuments  sont,  par  mal- 
heur, en  assez  petit  nombre,  et  se  divisent  en  deux  classes  fort  diffé- 

^  Voir,  pour  les  deux  premiers  articles,  les  cahiers  de  janyier.  page  5,  et  de  fé- 
vrier 18Â0,  page  76. 

57 


450  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

rentes.  Ce  sont  i**  (dans  l'ordre  religieux)  un  mystère  ou  plutôt  un 
fragment  de  mystère  de  la  Résurrection,  un  Jea  de  saint  Nicolas,  œuvre 
de  Jean  Bodel,  trouvère  de  la  ville  d'Arras»  et  fe  Miracle  de  Théophile, 
dû  au  poëte  Rutcbeuf;  2**  (dans  l'ordre  profane)  une  comédie  sati- 
rique, composée  par  Adam  de  la  Halle,  plus  connu  sous  le  nom  du 
Bossa  JCàrras^  intitulée  li  Jas  Adam  qêbl  de  la  FeuilUe,  pleine  de  malice 
gaulofee  et  de  gaieté  fantastique ,  enfia,  une  gracieuse  et  naïve  pastoiale , 
li  Gieas  de  Robin  et  de  Marion,  composée,  musique  et  paroles,  par  le 
même  Adam  de  la  Halle  et  précédée  d'un  petit  drame  anonyme .  li 
Jus  du  pèlerin,  qui  lui  sert  de  prologue  et  contient  un  éloge  posthume 
du  célèbre  trouvère  artésien,  mort  vers  Tannée  1286,  à  la  cour  fran- 
çaise de  Naples. 

Avant  d'étudier  en  particulier  ces  divers  monuments  du  xu*  et  du 
xui*  siècle,  il  convient  de  déterminer  la  part  qui  appartient  parmi  eux  à 
la  poésie  du  xn*  siècle ,  et  de  voir  si  même  il  y  en  a  ime. 

Le  mystère  de  la  Réêurrection,  écrit  etx  vers  de  huit  syllabe»,  et 
presque  toi^ours  en  rimes  plates  ^  nous  a  été  transmis  par  le  manuscrit 
de  la  Bibliothèque  royale  (n"*  7,268,  S,  3,  A.)  et  a  été  publié  pour  la 
preinière  fois  par  M.  Achille  Jubinal  ^.  L'âge  de  ce  manuscrit  est  faé 
de  manière  à  ne  laisser  place  à  aucune  incertitude.  Outre  les  indices 
paléographiques,  qui  dénotent  une  écriture  anglo- normande  du  xni* 
siècle,  on  rencontre  parmi  d'autres  pièces  une  ballade  siu*  le  meurtre  ou 
la  passion  du  jeune  Hugues  de  Lincoln  ',  le  pauvre  enfant  qu'on  pré- 
tendit avoir  été  assassiné  par  des  juifs  vers  l'année  12  55;  et,  comme 
l'auteur  de  cette  complainte  fait  des  vœux  pour  Henri  III,  roi  d'Angle- 
terre, mort  en  1 272»  il  est  certain  que  le  volume  n'a  pu  être  écrit  que 
dans  la  seconde  moitié  du  xiii*  siècle.  Faut-il  conclure  de  l'âge  de  la 
copie  fépoque  de  la  rédaction?  Je  ne  le  pense  pas.  En  considérant  avec 
attention  le  texte  de  ce  fragment,  je  crois  reconnaître,  dans  le  langage  et 
dans  le  dessin ,  une  sorte  de  raideur  et  de  concision  lituj^iques ,  bien  éloi- 
gnées des  libertés  prolixes  qu'on  remarque  dans  les  ouvrages  laïcs  un 
peu  plus  récents,  et  en  particulier  dans  le  Jeu  de  saint  Nicolas,  qui  vient 

^  Je  dis  :  presque  toujours,  parce  que,  outre  les  rimes  suivies  que  le  hasard  amène, 
plusieurs  courtes  tirades  monorimes  paraissent  avoir  été  composées  dans  une  inten- 
tion rhylhmîquc  déterminée.  —  *La  Résurrection  du  Sauveur,  fragment  d'un  mystère 
inédh,  avec  une  traduction  en  regard.  Paris,  Techener,  i83â,  in-8*  de  35  pages. 
-«T-  *  M.  Francisque  Micb«l  a  puUié  cette  ballade  dans  les  Mémoires  de  la  Société 
de^  antiquaires  de  Frauce,  t.  X,  p.  ]58-3q2,  et  uoe  seconde  fois  avec  des  annexes 
plus  étendues ,  dans  un  volume  in-S"*  intitulé  :  Hugues  de  Lincoln,  recueil  de  ballades 
a9do-oorman.des  et  écossaises,  rdutives  au  meurtre  de  cet  enfant.  Paris,  Silvestre, 
et  Londres,  Pickering,  i83â. 


AOUT  1846.  451 

immédiatement  après  suivant  l'ordre  des  dates.  Ce  morceau  ofire  eocore 
d autres  indices  d'antériorité  :  il  est  anonyme,  il  est  iiicomplet;  il  ne 
porte  pas  de  titre,  ni  celui  de  jeu,  ni  celui  de  mystère.  Je  croîs  donc, 
contrairement  à  Tavis  d'un  critique  exercé \  pouvoir,  sans  témérité, 
faire  remonter  la  rédaction  de  ce  fragment  aux  dernières  années  du 
XII*  siècle.  Dans  tous  les  cas,  il  est  impossible  de  ne  pas  voir  avec  respect 
dans  ce  monument  le  précieux  débris  du  plus  ancien  mystère  français 
qui  ait  échappé  aux  outrages  du  temps. 

Une  importante  question  se  présente  à  nous  tout  d'abord.  Le  clergé 
qui,  au  mÛieu  du  xi*  siècle,  à  l'époque  de  sa  plus  grande  puissance, 
a  souvent  olFert  à  la  piété  des  fidèles  des  offices  dramatiques  et  même 
des  drames  liturgiques  mêlés  de  quelques  parties  en  langue  vulgaire, 
comme  il  s'en  trouve  dans  la  parabole ,  mi-partie  de  latin  et  de  pro- 
vençal, des  vierges  sages  et  des  vierges  folles^,  et  dans  plusieurs  autres 
monuments  analogues,  appartenant  aux  diverses  contrées  de  l'Europe', 
le  clergé,  dis-je,  a-t-il  poussé  la  condescendance  au  delà,  et  introduit 
ou  toléré  dans  les  lieux  saints  la  représentation  d'offices  figuratifs ,  com- 
posés tout  entiers  en  langue  vulgaire  ?  Si  l'on  s'en  rapportait  à  la  seule  ana- 
logie, on  n'hésiterait  pas  à  se  prononcer  pour  l'affirmative.  En  effet,  on 
a  chanté  dans  un  grand  nombre  d'églises  et  dans  certaines  processions ,  au 
XII*  et  au  XIII*  siècle ,  des  hymnes ,  des  proses ,  des  cantiques  en  langue  vul- 
gaire, à  la  gloire  des  saints  les  plus  chers  à  la  dévotion  locale ,  ou  bien 
encore  la  veille  ou  le  jour  des  fêtes  les  plus  vénérées,  à  Noël ,  à  Pâques, 
à  l'Ascension.  Les  exemples  de  ces  effusions  lyriques  tolérées  dans  plu- 
sieurs diocèses ,  surtout  dans  ceux  du  midi ,  malgré  les  prohibitions  réité- 
rées des  conciles,  sont  irrécusables  et  nombreux;  mais  il  n'en  a  pas  été 
de  même  des  liturgies  dramatiques.  Du  moins,  nai-je  pu  jusquîci  acqué- 
rir la  certitude  qu'un  mystère  composé  tout  en  langue  moderne  ait 
été  célébré  dans  l'intérieur  d'une  église,  fl  me  semble  même,  et  je 
suis  porté  à  admettre ,  jusqu'à  preuve  contraire,  que  cette  forme  nou- 
velle et  beaucoup  plus  populaire  du  drame  religieux  a  été  l'occasion  des 
premières  représentations  pieuses  données  hors  des  lieux  saints,  d'abord 
dans  les  parvis  ou  les  cimetières,  puis  dans  les  places  publiques,  sur  des 

*  M.  Chabaille.  Voir  le  Mystère  de  smnt  Crespin  et  saint  Crespiniên.  Paris,  Sîl- 
vestre,  i836;  introduction,  p.  7.  —  *  Journal  des  Savants,  cahier  de  février  i846, 
page  76. —  ^  Le  savant  Bera.  Pex,  dans  son  Thésaurus  anecdotorum  nowimMtf  (t.II, 
pars  ]J[I\  p.  Lin),  a  donné  un  court  extrait  d*un  mystère  latin  fard  d*aUeaiaiid, 
d*après  un  manuscrit  des  premières  années  du  xiii*  siècle.  Voyez  encore  un  mystère 
du  même  genre,  publié  par  Docen  dans  le  recueil  du  baron  d*Arelio,  Beytràja 
zur  Geschichte  and  Literatur,  novembre  1806,  p.  497  et  suiv. 


452         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ëcha&uds  dressés  par  des  laïcs ,  membres  des  confréries  alors  naissantes  ^  ; 
ce  qui  n'empêcha  pas  les  mystères  latins  ou  farcis  d*étre  longtemps  en- 
core représentés  dans  f enceinte  des  couvents  et  même  dans  Imtérieur 
des  cathédrales. 

Quant  au  mystère  de  la  Résarrectionf  en  particulier,  on  ne  peut  douter 
qa*il  n*ait  été  joué  siu^des  establies  (as  estais),  en  un  lieu  profane.  Dans 
une  sorte  d  argument  ou  de  prolc^ue,  composé  de  28  vers  et  placé 
au-devant  de  la  pièce,  l'auteur,  apr^  avoir  indiqué  toute  la  disposition 
du  théâtre,  ajoute  : 

£  cum  la  gent  est  tute  asise 

£t  la  pes  de  tutez  pan  mise, 

Dan  Joseph,  cil  d'Arimachie*, 

Venge  a  Pîlate,  si  lui  die. . . 
«  £t  quand  tout  le  monde  est  assis,  et  que  la  paix  est  mise  partout,  dom 
Joseph  aArimathie  va  trouver  Pilate  et  lui  dit  :  . . . 

Ce  tumulte  auquel  il  faut  donner  le  temps  de  se  calmer,  cette  foule  qui 
murmure  et  s'agite  avant  de  prendre  place,  ne  prouvent-ils  pas  jusqu'à 
f  évidence  que  le  mystère  que  nous  étudions  a  été  joué  à  ciel  découvert, 
dans  le  voisinage  d'une  église  peut-être,  mais  non  pas  certainement 
sous  les  voûtes  d'une  é^ise,  où  il  aurait  trouvé,  à  n'en  pas  douter,  une 
assemblée  plus  respectueuse  et  des  auditeurs  moins  turbulents? 

Le  prologue  dont  nous  venons  de  transcrire  les  derniers  vers  contient, 
sur  la  disposition  des  échafauds ,  sur  les  décorations ,  sur  la  place  et  le 
nombre  des  acteurs  et  des  comparses,  en  un  mot,  sur  tout  ce  que 
nous  appellerions  aujo\u*d'hui  la  mise  en  scène  du  drame  demi-religieux 
et  denu -populaire  au  xu*  et  au  xiii*  siècles ,  des  renseignements  ins- 
tructifs et,  chose  remarquable!  presque  entièrement  conformes  à  ceux 
que  nous  possédons  sur  les  dernières  représentations  de  ce  genre  au  xv* 
et  au  XVI*  siècle  '.  Nous  pensons  qu'on  lira  ici  avec  intérêt  ce  court  et 
intéressant  passage  : 

£n  ceste  manere  recitom 
La  seinte  Resurreccion. 
Primerement  apareillons 

'  On  lit  cependant,  dans  Le  Mercure  de  France  de  décembre  1729  :  «  Un  mystère 
(le  saint  Germain  fut  joué  à  Âuxerre,  le  jour  de  la  Pentecôte  i45a ,  dans  Téglise 
des  Gordeliers,  en  présence  de  toute  la  ville.  •  Ce  mystère,  dont  Le  Mercure  ne  cite 
rien ,  était-il  écrit  en  français  ou  en  latin  farci  ?  ou  bien  encore  Téglise  des  Corde- 
lien  serrait-elle  alors  au  culte?  —  'M.  Jubinal  a  lu  partout  Amnachie,  à  tort,  je 
crois. —  *  Un  arrêt  du  Pariement  du  1 7  novembre  1 548  supprima  la  représentation 
des  mystères  dans  Paris;  mais  les  pièces  de  ce  genre  furent  jouées  longtemps  encore 
dans  les  provinces ,  et  le  sont  même  aujourd'hui  dans  quelques  villes  ou  vdlages  de 
la  Bretagne,  des  Pyrénées  et  de  la  Flandre. 


AOUT  1846.  453 

Tus  les  lius  e  les  mansions  : 

Le  cruciGx  (le  calvaire)  primerement 

Et  puis  après  le  monument  (le  sépulcre). 

Une  îaiole  i  deit  aver 

Pur  les  prisons  (prisonniers)  enprisoner. 

Enfer  seit  mis  de  celé  part, 

Es  mansions  de  Taltre  part, 

E  puis  le  ciel  ;  et  as  estais , 

Primes  Pilate  od  (avec)  ces  vassals. 

Sis  u  set  chivaliers  aura. 

Caiphas  en  Faltre  serra; 

Od  lui  seit  la  juerie  : 

Puis  Joseph,  cil  d'Arimachie. 

El  quart  uu  seit  danz  NicKodemes  : 

Chescons  i  ad  od  sei  les  soens. 

El  quint  les  deciples  Grist. 

Les  treis  Maries  saient  el  sist. 

Si  seit  pourvéu  que  Tom  face 

Galilée  enmi  la  place; 

Jemaûs  uncore  i  seit  fait , 

U  Jhesu  ^  fut  al  hostel  trait. 

E  cum  la  gent  est  lute  asise 

E  la  pes  de  tuiez  parz  mise . . . 

11  est  curieux  de  comparer  les  indications  scéniques  fournies  par  ce 
fragment  du  plus  ancien  de  nos  mystères  avec  les  informations  du 
même  genre  qu*on  trouve  notamment  dans  une  note  en  prose,  placée 
au  dernier  feuillet  du  mystère  imprimé  de  l'Incarnation  et  de  la  Nativité 
de  Notre  Seigneur  Jésas-Christ,  laquelle  fut  montrée  par  personnages ,  Van 
iUlk,  les /estes  de  Noël,  en  la  cité  de  Rouen^.  C'est  le  même  système  de 
mise  en  scène;  seulement  il  est  ici  moins  développé. 

Quant  à  lallocution  qu'on  vient  de  lire,  elle  a  dû,  comme  la  para- 
base  et  le  prologue  antiques,  être  adressée  aux  spectateurs  par  fauteur 
ou  le  meneur  du  jeu ,  usage  qui  s'est  continué  jusqu'au  delà  du  xv*  siècle, 
témoin  les  divers  prologues  qui  précèdent  et  suivent  ^  chaque  partie  ou 
journée  des  grands  mystères  de  cette  époque.  Ouvrez,  par  exemple,  le 
mystère  manuscrit  de  la  Passion  d'Âmoud  Gréban ,  vous  y  lirez  : 

Au  Limibe  nous  commencerons 
Et  puis  après  nous  traiterons 

*  Les  nouveaux  éditeurs  ont  eu  tort  d*ajouter  ici  le  mot  Crist,  qui  rompt  la  me- 
sure du  vers. —  *  Un  volume  in-foho  gothique  de  aa8  feuillets,  sans  nom  d*impri- 
meur  ni  date.  Les  détails  sur  Texécution  matérielle  de  ce  mystère  ont  été  cités  par 
les  firères  Parfait  dans  leur  Histoire  du,  théâtre  français ,  d*abord,  1. 1",  p.  5i ,  5a ,  puis , 
d*une  manière  plus  complète,  au  tome  II,  p.  A55  et  suivantes.  —  ^  Les  mystères  des 
XV*  et  XV*  siècles  se  terminent  souvent  par  ce  que  leurs  auteurs  appellent  impropre- 
ment le  prologue  final. 


454  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

La  haultaine  narradon. 

Pour  venir  «  la  Passion 

De  notre  saulveur  Jésu-Grist. . . 

Si  vous  prions,  seigneurs  et  dames. 

Conjointement  hoQunes  ei  lemmes, 

Que  silence  veuilles  garder, 

Et  brief  nous  verre»  procéder  *. 

Je  ne  puis  omettre  une  particularité  du  vieux  my&tèrede  la  Résurrection 
qui  a  induit  quelques  critiques  à  douter  que  cette  {Hèce  ait  été  repré- 
sentée par  personnages.  M.  Onésime  Le  Roy,  entre  autres  ^,  pense  qu*il 
ne  faut  voir  dans  cet  ouvrage  qu  une  de  ces  compositions  ambiguës ,  assez 
communes  au  moyen  âge,  où  le  récit  se  mêlait  au  dialogue,  et  que  ré- 
citait ou  chantait  un  seul  jongleur,  soit  dans  les  demeures  princières , 
soit  dans  les  places  publiques  et  les  ohamps  de  foire,  sortes  de  canti- 
lènes  diaioguées  qui,  sous  le  titre  de  dits  ou  de  disputes  {la  Desputizons 
doa  croisié  et  don  descroisié,  par  Rutebeuf ,  le  Dit  des  trois  morts  et  des  trois 
vifs,  etc.),  constituent  une  forme  rudimentaire  et  très-imparfaite  du 
drame,  et  ne  sont,  en  réalité,  que  ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui 
une  complainte  ou  une  parade,  suivant  la  nature  sérieuse  ou  plaisante 
du  sujet.  Il  n*en  est  pas  ainsi,  j*en  suis  convaincu,  du  mystère  de  la 
Résurrection.  L'auteur  inconnu  a  intercalé,  il  est  vrai,  dans  la  trame 
de  son  ouvrage  un  certain  nombre  de  distiques  ou  de  quatrains  nar- 
l*srti£i ,  destinés  à  mettre  sous  les  yeux  des  lecteurs  plusieurs  circons- 
tatices  de  l'action.  Le  dialogue  est  de  temps  en  temps  coupé  par  des 
parenthèses  telles  que  celle-ci  : 

A  Pilate  en  vont  ambesdeuz, 
E  dui  vassals  ensemble  od  eus , 
Dunt  li  un  portât  Tustillemcnt, 
L*altre  la  biuste  od  Toingnement. 
t  Ds  8*en  vont  de  compagnie  trouver  Pilale,  ayant  avec  eux  deux  serviteurs, 
dont  Tun, porte  les  outils  et  lautre  la  boîte  contenant  les  parfums.  » 

ou  bien  encore  : 

Quant  U  fat  enterrez  e  la  père  mise 
Ca!phas  (qui  est  levez)  dit  en  caste  guise, 
fl Quand  Jésus  fat  enterré  et  la  pierre  mise  sur  le  tombeau,  Caîphe  (qui 
est  levé]  parle  de  la  sorte.  » 

On  ne  peut  pas  dire  que  ce  soit  ici,  comme  dans  les  très-anciens  dra- 
mes liturgiques  (celui  de  la  Nativité  du  manuscrit  de  Saint-Martial,  par 

*  Voy.  le  ms.  de  la  Bibliothèque  royale,  n*  7206',  fol.  .ii4'  —  *  Études  tur  U$ 
mystères.  Paris,  Hachette,  1837.  ^'  ^^  ®'  suivantes. 


AOUT  1846.  455 

exemple),  des  indications  prononcées  par  le  meneur  dajeu,  chaxgé  d'ap- 
peler les  personnages  et  d'annoncer  ce  qu'ils  vont  faire  ou  dire;  car 
toutes  ces  petites  narrations  intercalées  expriment  des  actions  accom- 
plies. L'auteur  ne  dit  pas  :  tel  personnage  va  dire  ou  faire ,  mais  tel 
personnage  a  dit  ou  a  &it.  Je  pense  donc  que  les  vers  placés  au  milieu  du 
dialogue  sont  des  explications  ajoutées  par  l'auteur  pour  fistciliter  l'in- 
telligence de  l'action  aux  lecteurs  de  son  ouvrage.  Je  dis  aux  lecteurs, 
car  on  ne  peut  supposer,  sans  tomber  dans  une  grave  erreur,  que  les 
poètes  dramatiques  n'eussent  pas,  au  moyen  âge,  comme  à  présent,  la 
double  prétention  d'être  représentés  et  d'être  lus.  Pour  ne  citer  cpi'une 
preuve  à  l'appui  de  cette  opinion ,  ne  lisons-nous  pas  dans  le  prologue 
du  mystère  de  la  Résurrection  de  Jean  Michel»  joué  triomphalement  à 
Angers,  durant  trois  jours,  en  présence  du  roi  de  SicUe  (René  d'An- 
jou), l'an  1/175,  et  imprimé  à  Paris  chez  Verard^  : 

Tous  ceulx  et  celles  qui  /Î7t>Rf 

Dérotement  et  qui  orront 

Le  traicté  de  nostre  entreprise . . . 

et  un  peu  après  : 

S*ensuit  la  dcclaracion 

De  ce  qu  avons  intencion 

Vous  monstrer  ennuyt  (aujourd*huî) ,  se  Dieu  plaîst. 

Et  tout  selon  Tordre  qu*il  est 

Ëscript  et  mis  en  nostre  livre  *. 

Je  n'ajouterai  qu'une  observation  qui  achèvera  de  prouver  que  les 
liaisons  narratives  que  l'on  rencontre  dans  le  mystère  de  la  Résurrectionne 
sont  que  des  avis  donnés  aux  lecteurs  par  le  poète.  En  eflet,  les  vers  de 
ces  passages  sont  tous  en  nombre  pair  et  riment  avec  eux  seuls ,  jamais 
avec  les  vers  du  dialogue ,  de  sorte  qu'ils  ont  pu  être  insérés  après  coup, 
supprimés  ou  rétablis,  sans  déranger  en  rien  la  suite  et  l'économie 
du  drame.  H  en  est  tout  autrement  dans  les  pièces  dont  le  caractère 
est  plutôt  épique  que  dramatique ,  et  qui  sont  faites  pour  être  récitées 
ou  chantées  par  un  seul  jongleur.  Dans  ce  cas,  les  parties  narratives 
sont  liées  intimement  par  la  rime  aux  parties  di^loguées.  Cette  obser- 

*  Un  volume  in  folio.  Voy.  Prolog,  fol.  a,  recto.  —  *  Je  ne  crois  donc  pas  qu'un 
critique  érudit,  M.  Edélestan  du  Méril,  ait  été  bien  fondé  à  arguer  de  la  forme  de 
Iwn  donnée  par  Hrot8vitha.au  recueil  de  ses  comédies,  pour  nie^  que  les  di^ainVfltde 
cette  femme  illustre  aient  été  rejM'ésentés.  Voy.  Journal  des  Savants  de  Nomimiù, 
la*  livraison,  p.  oSa,  et  notre  édition  du  Théâtre  de  Brotsvitka^  religieuse  alle- 
mande du  x'  siècle,  texte  latin  et  traduction  française.  Paris,  i8&5,  1  vol^.  ift^S*^ 
chei  Benj.  Dofrat. 


456  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

vation  qui  n*a,  si  je  ne  me  trompe ,  jamais  été  faite ,  fournit  un  moyen  sûr 
et  facUe  de  distinguer  deux  genres  d'ouvrages  trop  souvent  confondus:  à 
savoir,  les  demi-drames  destinés  à  un  seul  acteur,  et  les  vrais  drames ,  faits 
pour  être  joués  par  personnages.  Ainsi  le  Dit  des  trois  morts  et  des  trois  vifs 
(embryon,  comme  je  le  montrerai,  de  la  fameuse  danse  macabre)  a 
dû  être  récité  ou  chanté  dans  les  environs  des  ég^es  ou  dans  les  cime- 
tières ,  par  un  jongleur  unique ,  changeant  de  ton  suivant  1 'interlocuteur . 
Ce  qui  le  prouve,  c'est  que  les  vers  ou  parties  de  vers  narratifs  sont  at- 
tachés ici  et  liés  au  dialogue,  de  manière  à  ne  pouvoir  en  être  séparés, 
sans  rompre  la  trame  du  poème  : 

Li  second  mors  paria  après, 

Et  dit  :  Biaux  seignear,  il  y  a  près 

D'un  an  et  demi  que  je  suis  mors . . . 

Cette  distinction  est  fondamentale. 

On  remarque  encore  dans  le  manuscrit  du  mystère  de  la  Résarrection 
quelques  notules  marginales  dont  je  regrette  que  les  habiles  éditeurs 
n'aient  fait  aucune  mention.  Le  poète,  ou  le  copiste,  a  eu  soin ,  pour  l'édi- 
fication des  lecteurs,  de  transcrire  en  mai^e  les  versets  de  TEvangile  dont 
sa  pièce  ofire  la  glose  en  action.  Ainsi,  quand  Joseph  d*Arimathie  va  ré- 
clamer de  Pilate  le  corps  de  Jésus-Christ,  on  lit  en  vedette  :  a  Tune  ac- 
«cessit  ad  Pilatum,  et  petiit  corpus  iUius.»  Et  ainsi  pour  chaque  fait 
important  tiré  des  évangélistes.  Ce  respect  scrupuleux  du  texte  saint 
se  montre  d'ailleurs  dans  tout  le  cours  de  l'ouvrage.  On  n'y  rencontre 
aucune  plaisanterie  indécente,  aucun  mot  obscène.  Tout  au  plus  no- 
tera-t-on  un  ou  deux  traits  de  naïve  ignorance ,  qui  trahissent  une  main 
laïque  ou  celle  d'un  clerc  peu  lettré.  Par  exemple,  une  des  sentinelles 
chargées  de  la  garde  du  sépulcre  proteste  que ,  u  si  quelqu'un  vient  pour 
enlever  le  corps  de  Jésus ,  il  n'aura  membre  qu'elle  ne  lui  tranche , 
sans  s'embarrasser  de  recevoir  ou  non  l'absolution  d*un  prêtre:  » 

N*averat  membre  que  ne  H  toille, 
Jà  ne  quer  que  prestre  me  soiile . . . 

Caîphe,  le  grand-prêtre  des  Juifs,  est  qualifié  d'évéqae  : 
Véez  ci  fevesque  Caïphas. 

Quoique  composé  sur  une  l^ende  pieuse,  le  Jeu  de  saint  Nicolas, 
par  Jean  Bodel,  est  d'un  caractère  bien  différent.  La  tète  du  saint  pa- 
tron des  en£auits  et  des  écoliers  était,  on  le  sait,  une  des  occasions  où 
l'Eglise,  au  moyen  âge,  relftchait  un  peu  les  rênes  de  la  discipline.  L'office 


AOUT  1846-  457 

du  bon  évèque  de  Myre  en  Lycie  ouvrait  la  série  des  solennités  joyeuses, 
comprises  par  les  écrivains  litui^ques  du  xi*  et  du  xn*  sièdes  dans  leur 
fameux  chapitre  de  la  liberté  de  décembre  ^.  Saint  Nicolas,  comme  sainte 
Catherine ,  était  célébré ,  dès  le  vi'  siècle ,  par  des  chants  et  par  des  jeux, 
quelquefois  dramatiques,  soit  dans  Tenceinte  des  couvents  pourvus 
d*écoles,  soit  aux  environs  de  ces  pieux  asiles,  par  Fécolàtre  et  ses 
élèves^.  Les  monuments  qui  nous  restent  de  cette  dévotion  juvénile 
sont  assez  nombreux.  L*abbé  Lebeuf  nous  a  lait  connaître  jadis  dans  Le 
Mercure^,  et  M.  Monmerquc  a  publié,  en  i83&,  pour  la  société  des 
BibUopiiiles,  quatre  miracles  latins  de  saint  Nicolas,  d*après  un  manus- 
crit du  XIII*  siècle,  conservé  pendant  longtemps  dans  Tabbaye  bénédic- 
tine de  Fleury-sur-Loire,  et  aujourd'hui  déposé  dans  la  bibliothèque 
d'Orléans.  Au  xii*  siècle,  un  disciple  d*Abeilard,  Hilaire,  mit  en  vers  un 
petit  jeu  de  saint  Nicolas,  Lmas  saper  inconia  soncti  Nicolai,  non  pas  tout 
en  latin,  comme  les  miracles  de  la  docte  abbaye  de  SaintrBenolt-sur- 
Loire,  mais  en  hiin farci,  c'est-à-dire  mêlé  de  quelques  vers  français.  Le 
jeu  d'Hilaire  publié  par  M.  ChampoUion,  avec  les  autres  poésies  de  fau- 
teur, roule  sur  une  des  légendes  déjà  dramatisées  dans  le  manuscrit  d'Or- 
léans, sous  la  rubrique  de  Desancto  Nicholao  et  qaodamJadœo.  Dans  ce 
dernier  drame  il  s'agit  d'un  juif,  et  dans  celui  d'Hilaire,  d'un  païen  (bar- 
barus),  qui  a  confié  la  garde  de  son  trésor  à  une  statue  de  saint  Nicolas^. 
En  l'absence  du  confiant  propriétaire ,  des  voleurs  s'emparent  du  dépôt. 
Celui-ci,  étant  de  retour,  accable  d'injures  et  même  de  coups  la  statue  du 
pauvre  saint.  Nicolas,  pour  venger  son  honneur  compromis ,  apparaît  la 
nuit  aux  larrons  et  les  force  à  rendre  l'argent.  Jean  Bodel,  auteur  du  jeo 
français  de  saint  Nicolas,  s'est  efforcé  de  tirer  de  cette  l^nde  un  parti 
moins  puéril.  Au  juif  il  a  substitué  un  roi  mahométan ,  guerroyant 
contre  les  chrétiens;  ceux-ci  sont  battus  et  taillés  en  pièces  dans  une 
rencontre.  Un  d'eux  est  fait  prisonnier,  et,  dévot  à  saint  Nicolas, 
exalte  devant  le  prince  infidèle  la  puissance  du  saint  évêque,  dont 
fimage  seule  suffit  pour  garder  les  trésors  d'un  roi.  Le  prince  veut  en 
(aire  ouvertement  l'épreuve.  Bientôt  de  hai^is  voleurs,  vrais  piliers 

'  Voy.  Jean  Belelh  et  Guillaume  Durandi.  —  *  Témoiii  le  miracle  de  sainte  Ca- 
therine, composé  par  un  docte  Manceau,  Geoffroy,  depuis  abbé  de  Saiot-Alban  ^  et 
représeaté  vers  1 1  lo  à  Duncstaple,  on  ne  sait  en  quelle  langue.  Voir  V Histoire  des 
.  vingt-huit  ahhés  de  Saint-Alban,  par  Matthieu  Paris. —  '  Décembre  1 720  et  ar ril  1 735. 
L'abbé  Lebeuf  regarde  ces  quatre  mirades  oooune  autant  de  parUes  d'un  même 
drame  représenté  de  suite ,  oe  qui  eût  formé  une  sorte  de  tétralogie  dans  le  goÂt 
grec.  Je  pense,  au  conlraire,  que  ces  petites  pièces  étaient  réparties  dans  les  divers 
offices,  la  veille  et  le  jour  de  la  fête  du  saint.  —  *  Pour  la  cause  présumée  de  cette 
singulière  dévoUoo  dei  juifs  k  saint  Nicdas ,  voir  Le  Mercure  de  Frsmce  d'avril  1 755. 

58 


558         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  taverne  (car  le  vin  et  les  tavernes  jouent  un  rôle  fort  inattendu 
dans  ce  drame,  en  dépit  du  Coran  et  de  la  vérité  des  mœurs),  pillent 
le  trésor  du  roi,  qui  condamne  au.feu  ou  au  pal  le  pauvre  ptiadom. 
Heureusement  Nicolas,  son  protecteui\  apparaît  aux  bandits  au  mi- 
lieu des  dés  et  des  brocs,  et  les  force,  par  de  terribles  menaces,  à 
restituer  ce  qu'ils  ont  pris.  Le  roi  émerveillé  se  convertit  à  la  religion 
chrétienne. 

Malgré  la  scène  héroïque  des  chrétiens  qui  tiennent  tête  à  toute  une 
armée,  cette  pièce,  qu^un  critique  trop  bénévole  a  qualifiée  de  ^- 
jfdf&0  nationale  ^  n*est  qu'un  jea  presque  toujours  comique  et  essentiel- 
lement  populaire.  Les  querelles  et  les  prcipos  d'ivrognes  qui  remplissent 
plus  de  la  moitié  de  Fouvrage,  Targot  presque  inintelligible  des  truands, 
et  une  impudeur  de  langage  souvent  beaucoup  trop  intelligible,  attes- 
tent que  ce  miracle,  joué  la  veille  de  la  fête  de  saint  Nicolas,  comme 
nous  en  ÎDstruit  le  pndogue,  était  destiné  surtout  à  la  joie  des  carre- 
fouFS  et  aux  ébattements  des  bourgeois  et  des  artisans.  M.  Monmerqué , 
trop  préoccupé  de  ce  premier  vers  du  prologue , 

Oilez,  oiiez,  segneur  et  daines, 

a  pensé  que  Jean  fiôdel  avait  destiné  son  ouvrage  aux  manoirs  à  tou- 
relles des  châtelains  ^.  Pour  ma  part,  je  crois  que  ce  vers, 

Oliez,  oiiez,  segaeur  et  dames, 

nest  quun  ccnnpiiment  banal  adressé  par  le  poète  à  un  auditoire  par- 
faitement plébéien.  Dans  la  même  pièce ,  des  ribauds  qui  trinquent  au 
c^lbaret  se  traitent  de  ségnears ,  et  un  héraut  du  roi  sarrasin  commence 
uQ  cri  public  par  ces  mût$  : 

Oîîez!  oiîcz!  segneur  trestut. 

La  scène  militaire,  vraiment  très- belle,  qui  a  pu  faire  illusion  sur 
la  nature  et  le  mérite  de  lensemble,  se  passe  sur  un  champ  de  bataille 
africain.  Un  petit  nombre  des  nôtres  sont  enveloppés  de  tous  côtés  par 
une  nuée  d'infidèles.  Dans  cette  extrémité,  aucun  cœur  ne  faiblit;  tous 
se  disposent  à  vchdre  chèrement  leur  vie,  en  braves  et  en  chrétiens.  Un 
des  chevaliers  s*écrie  : 

Segneur,  nen  doulés  ja ,  vés cbi  vostre  juise : 
Bien  sai  touii  movnms  et  dame  Dieu  serviche, 
Mais  moat  bieii  m'i  veodrai ,  se  ni*espée  ne  brise. 

*  Éiodm  «r  les  myilètm,  p.  17.  —  "  Voy.  Théitn  français  au  moyen  âge. 
p.  169. 


AOUT  1846.  450 

«SeigneuffSé  n<ea  doutes  pa»,  voici  Tlieure  de  aolre  j^igemeut.  Bieo  M^je 

3UC  nous  y  mourrons  tous  pouir  le  service  de  Dieu,  notre  mûtrt;  oiais  je  yen- 
rai  cher  ma  vie,  si  mon  épëe  ne  se  brise,  » 

•.  li 

UNS  CRBSTIENS  NOUTIAOS  CBCVALIEAS. 

Segneur,  se  je  soi  jooes ,  ne  m*âiét  en  despist , 
On  a  véu  souvent  grant  cuer  en  coBs  petite 
Je  ferrai  cel  forobeur 

UN  CHAiriBN  NOUVBUn  CHEVALIER. 

t  Seigneurs,  si  je  suis  jeime,  ne  m*ayez  en  mépris;  on  a  vn  bien  souvent 
grand  cœur  en  corps  petit.  Je  tuerai  ce  brigand  ^  . .  »  .  ' 

N  est-on  pa5  heureux  et  surpris  de  trouver  un  des  plus  beaux  diamants 
du  Cid  dans  ce  fumier  à\\n  autre  Ennius?  Cependant  Les  pbrétiiem 
tiennent  parole  et  courent  à  la  mort.  Un  ange  descend  du  ciel,  porteiu* 
d'une  heiu'euse  nouvelle.  Ce  nest  pas  lyne  victoire  tear^tre^  mais  une 
palme  plus  désirable  qu'il  leur  annonce  : 

«  Ailes;  vous  avez  bien  commencé.  Pour  la  gk)ire  de  £Xeu,  vous  sera  tous 
taillés  en  pièces  ;  mais  voçs  reoevrcE  la  oouronae  d*en  haut  Je  retourne  à 
Dieu;  demeurez.  • 

Aies,  bien  avésoonmencfaié; 
Pour  Dieu  serés  tout  datreocliié; 
Mais  le  haute  couronne  ares. 
Je  m'en  vois  a  Dieu ,  demourés  *. 

■■  I  ■  ■         :  ■• 

Cette  belle  scène,  digne  de  la  Chanson  des  Saaons,  œuvre  du  memi^ 
trouvère,  a  induit  tous  ceux  qui  en  ont  parié  (MM.  Monmerqué»  Oné- 
sime  Le  Roy  et  autres)  à  y  voir  une  allusion  touchante  à  notre  glorieux 
désastre  de  la  Massoure ,  arrivé  le  9  février  1249,  jour  de  deuil  et  d'hé- 
roïsme, où,  à  l'aspect  de  saint  Louis  accourant  en  armes,  nos  preux 
écrasés  par  le  nombre,  u  criurent  voir  Tange  des  combats  qui  venait  à 
leur  aide*.  »  M.  Onésime  Le  Roy  a  été  plus  loin  encore  que  M.  Mon- 

'  MM.  Monmerqué  et  Onésime  Le  Roy,  qui  ont  les  premiers  signalé  ces  beaux 
vers  ti  notre  admiration ,  se  sont  trompés  en  disant  qu  ils  font  partie  d*une  prière 
que  le  nouveau  chevalier  adresse  à  Dieu.  Il  n*cst  pas  là  question  de  prière.  Le 
jeune  homme  s'adresse  aux  vieux  seigneurs  qui  Tentourent,  et  non  au  Seigneur 
seqneur  est  la  forme  du  pluriel.  —  '  Peut-être  fant41  ponctuer:  «Je  m*en  vois 
adieu,  demourés,  »  et  traduire  en  conséquence.-—  '  Michaud*  Histoire  des  croisades, 
Voici  les  propres  paroles  de  Joinville  :  «  Je  vys  venir  le  roy  et  toute  sa  gent ,  qu 
venoit  à  ung  terrible  tcmpeste  de  trompeUes,  clerons  et  cors . .  •  Et  vous  promets  que 
oncques  si  bel  homme  armé  ne  veîs.  Car  il  paressoit  par  dessus  tous  depuis  les 
espaulles  en  amont;  son  heaume,  qui  esloit  doré,  et  moult  bel,  avoit-il  sur  la  teste 
et  une  espée  d'Almaigne  en  sa  main.  » 

58. 


&6Û  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

merqué;  il  reconnaît  sans  hésiter  dans  li  nouviaas  ckewalurs  Robert  d'Ar- 
tois ,  frère  du  roi,  tué  dans  cette  bataille,  sans  penser  que  Robert  était 
homme  fait  en  i  a 49  et  déjà  chevalier  depuis  onte  ans.  D'ailleurs  toutes 
ces  allusions  à  saint  l/ouis  et  à  laMassoure  se  trouvent  mises  à  néant 
par  les  nouvelles  et  plausibles  conjectures  de  M.  Paulin  Paris  sur  Tâge 
probable  de  Jean  Bodd.  D'après  d'ingénieuses  recherches ,  consignées 
dans  le  tome  XX  de  V Histoire  littéraire  de  France,  Jean  Bodel  n'a 
point  vécu,  comme  on  le  croyait  généralement,  vers  la  seconde 
moitié  du  un*  siècle,  mais  è  la  fin  du  xu\  Je  pense,  il  est  vrai,  que 
M.  Paulin  Paris  a  poussé  sa  conjecture  un  peu  trop  loin,  en  faisant  re- 
monter le  côngié  et  la  réclusion  de  Jean  Bodel  dans  la  léproserie  de 
Meullant^  à  l'année  1  ao3  ;  mais,  même  en  abaissant  un  peu  cette  date, 
et  en  la  plaçant  à  Tannée  1  aa/i ,  comme  cela  serait ,  je  crois,  plus  exact, 
et  comme  je  tâcherai  bientôt  de  l'établir  dans  ce  journal,  le  Jeu  de 
saint  Nicolas  n'en  serait  pas  moins  sans  aucun  rapport  avec  saint  L.ouis 
et  le  funeste  combat  de  la  Massoure. 

Bien  loin  de  mériter  le  nom  de  tragédie ^  ce  jeu  ne  contient  qu  une 
seule  scène  pathétique.  Le  mouvement,' le  spectacle,  la  gaieté  bachique 
dominent  dans  tout  le  reste.  Les  propos  de  joueurs  et  d'ivrognes,  beau- 
coup trop  longs  pour  nous  et  de  plus  très-obscurs,  paraissent  pourtant 
pleins  de  naturel  et  devaient  prodigieusement  divertir  la  populace  dont 
c'était  la  langue  et  qui  n'en  perdait  rien.  Je  n'extrairai  de  ces  gaillardises 
pantagruéliques  qu'un  passage  qui  me  semble  digne  de  plaire  aux  gens 
de  goût  de  tous  les  temps  : 

Selon  la  coutume  qu'avaient  alors  les  hôteliers  de  crier  ou  de  faire 
crier  leurs  marchandises  devant  leur  porte ,  Raoulet ,  crieur  de  taverne, 
annonce ,  à  grand  renfort  d'éloges,  le  vin  de  son  patron  : 

«Ici  le  vin  nouvellement  en  perce!  à  pleine  pinte!  à  plein  tonneau!  vin 
loyal,  potable,  coulant  et  corsé;  grimpant  comme  écureuil  en  bois;  sans  au- 
cun arrière-goût  de  pourri  ni  d*aigre;  vin  sec  et  léger,  courant  sur  lie,  clair 
comme  larme  de  pécheur  1  vin  digne  de  s'attacher  k  la  langue  du  gourmet 
et  dont  nul  autre  ne  doit  goûter. . .  Voyez  comme  il  dévore  son  écume  !  conune 
on  le  voit  monter,  étincder  et  frire  ! . . .  Gardez-le  un  tantinet  sur  la  langue, 
et  vous  sentirez  sur  le  cœur  un  fameux  vin.  » 

Le  vin  aibré  de  nouvel, 
A  plain  lot  et  à  plain  tonnel  ! 
Sage,  bevant,  et  plain  et  gros, 
Rampant  comme  escuireus  en  bos , 
Sans  nul  mors  de  pourri  ne  d'aigre  ; 
Sem*  lie  court  et  sec  et  maigre , 

'  Faubourg  de  la  ville  d'Arras.  j 


AOUT  1846.  461 

Cler  con  ianne  de  pechéour; 
Groupant  seur  langue  à  lechéour  : 
Autre  gent  n*en  doivent  gousterl 

Vois  oon  il  mengue  8*escume , 
Et  saut  et  estinchele  et  finit  I 
Tien-le  seur  le  langue  un  petit, 
Si  sentiras  ja  outre  vin. 

Cest  là  de  la  poésie  bachique,  qui  sent  déjà  à  plein  gosier  son  Villon 
et  son  Rabelais. 

Le  Miracle  de  Théophile,  dû  au  trouvère  Rutebeuf,  est  une  œuvre 
plus  grave,  mieux  proportionnée,  plus  émouvante,  mais  qui  n*a  pas 
dû  coûter  un  grand  effort  d*imagination  à  son  auteur.  Rutebeuf  n  a 
ikit  qu'écrire  et  dialoguer ,  dans  des  mètres  très-habilement  variés ,  la 
célèbre  légende  de  Théophile ,  légende  terrible  et  surnaturelle,  qui  met 
aux  prises  dans  son  cadre  étroit  le  ciel ,  la  terre  et  Tenfer.  Cette  his- 
toire, née  en  Orient  au  vi*  siècle  ^  avait  déjà  cours  en  Europe  au  \\  et 
fut  mise  en  vers  par  la  célèbre  religieuse  saxonne  Hrotsvitba  ^.  Elle  fut 
surtout  populaire  en  France  pendant  le  xii*  et  le  xni*  siècle  ^,  à  laurore 
de  la  sécularisation  des  arts.  Alors,  en  effet,  les  artistes  émancipés,  les 
francs-maçons,  les  maîtres  verriers,  les  maîtres  peintres,  les  tailleurs 
d^images^,  couvrirent  les  murs  des  églises,  les  stalles,  les  chaires, 
les  vitraux,  de  cette  histoire  formidable  d*un  prêtre  qui,  par  dépit 

'  La  plus  ancienne  rédaction  est  due  à  Eutychianus,  qui,  d*après  les  Bolian- 
distes,  1  écrivit  vers  538.  M.  de  Sinner  a  enrichi  les  notes  oeTédition  de  Rutebeuf 
de  deux  textes  grecs  de  cette  légende,  d*après  deux  manuscrits,  Tun  de  Coislin, 
Tautre  de  la  bibliothèque  impériale  de  Vienne.  Ce  dernier  texte,  bien  que  déparé 
par  des  interpolations  barbares,  parait  pourtant  à  M.  de  Sinner  pouvoir  remon- 
ter à  Eutychianus.  CEavres  complètes  de  Ratebeuf,  t.  II,  p.  33a.  —  '  On  trouvera 
des  détails  sur  ce  poème  dans  la  notice  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Hrotsvitha , 
placée  en  tète  de  son  théâtre.  Voy.  Théâtre  de  Hrottvitha,  Paris,  i845,  p.  xxxiii. 
—  ^Non-seulement  on  peut  signaler,  dans  les  trouvères  du  xni*  siècle,  des  allusions 
fréquentes  à  laventure  de  Théophile;  mais  plusieurs  poètes  de  cette  époque  ont 
composé  des  récits  en  vers  assez  étendus  sur  ce  sujet.  M.  Achille  Jubinal  a  réuni 
dans  les  notes  de  son  édition  de  Rutebeuf,  beaucoup  de  ces  poésies  jusque-là 
inédites,  entre  autres,  le  poème  de  Gauthier  de  Coinsv*  d*après  le  manucrit  2710 
de  la  Bibliothèque  royide.  —  *  L*histoire  de  ThéophUe  est  sculptée  a  Notre-Dame 
en  deux  endroits ,  au  portail  du  nord  et  dans  le  dernier  médaillon  extérieur  de 
Tabside;  elle  est  peinte,  dans  la  cathédrale  de  Laon,  sur  une  verrière  du  dievet, 
on  dix-huit  sujets  qui  ne  sont  pas  tous  fournis  par  les  textes  connus  de  la  légende; 
on  la  voit  sur  les  vitraux  du  chœur,  tant  è  Saint-Pierre  de  Troyes  qu*à  Saint-Julien 
du  Mans;  enfin  elle  a  été  peinte  à  fi'esque  à  Nancy,  dans  une  chapelle  de  la  pa- 
roisse de  Saint-Épvre,  les  uns  disent  par  Léonard  de  Vinci ,  les  autres  dans  la  ma- 
nière plus  ancienne  d* Albert  Durer. 


462  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

d'orgueil  et  par  ambition  forcenée,  renie  Dieu  et  se  voue  au  diable, 
comme  plus  tard,  par  revanche  peut-être,  Faust  (non  plus  un  clerc, 
mais  un  laïc  et  un  docteur)  vendra  son  âme  au  démon  ,par  curiosité 
damnable  et  soif  inextinguible  de  jouissances  matérielles.  La  chute  et 
la  pénitence  de  Théophile,  acceptées,  d'ailleurs,  et  sanctifiées  par 
{*Église\  devaient  tenter  le  génie  de  Rntebeuf,  poète  satirique,  spiri- 
tuel et  joyeux  enfant  de  Paris  ^  ennemi  des  jacobins  et  des  clercs, 
ami  des  écoles,  champion  intrépide  et  populaire  de  l'Université  dans 
son  duel  contre  les  ordres  mendiants^.  Au  ton  libertin  de  certaines  par- 
ties de  la  pièce,  on  peut  être  assuré  que  cet  ouvrage  (ut  composé  pour 
un  auditoire  séculier  et  joué  pix>bablement  par  une  troupe  d'étudiants 
peu  rigoristes.  Voici  un  échantillon  des  blasphèmes  que  profère  le 
vidame  ou  sénéchal  de  l'église  d'Adana  en  Cili€ie«  dépossédé  de  sa 
charge  par  finjustice  d'un  nouvel  évêque.  Ce  monologue  de  Théophile 
forme  l'introduction  du  drame  : 

«  Hélas!  hélas!  Dieu,  roi  de  gloire,  je  vous  si  toujours  eu  si  présent  à  la 
pensée;  j*ai  tant  donné  et  distribué  aux  pauTtes,  qu'A  ne  me  reste  pas  Taillant 
un  pauvre  sac.  L'évéqoe  m'a  laissé  nu,  sans  le  moindre  avoir.  Je  n'ai  (dus  qu'à 
mourir  de  faim ,  si  je  ne  vends  ma  robe  pour  du  pain.  Et  les  gens  de  ma  mai- 
son, que  deviendront-ils P  Dieu  prendra-t-il  soin  de  les  nourrir?  Oui!  Dieu! 
qu  en  a-t-il  à  faire?  Ils  n*ont  qu'à  s'en  aller  chercher  leur  pâture  ailleurs.  Dieu 
(ait  la  sourde  oreille  à  mes  plaintes;  il  n'a  nul  souci  de  mon  fardeau.  Eh  bien, 
je  lui  rendrai  moquerie  pour  moquerie.  Honni  soit  q(tii  se  loue  de  lui!  Il  n'y 
a  rien  qu*on  ne  doive  faire  pour  avoir  du  bien.  Je  ne  prise  Dieu  ni  ses  menaces. 
Irai-je  me  noyer  ou  me  p€»Klre?  Je  ne  puis  m'en  prendra  à  Dieu  ;  on  ne  peut 
arriver  à  sa  demeure;  il  s*est  logé  si  haut,  afin  d'éviter  sea  ennemis,  qu'on  ne 
saurait  Ten  arracher  et  qu'aucun  trait  ne  peut  l'y  atteindre.  Ah  !  qui  le  pourrait 
tenir,  le  battre  et  le  rebatlre,  ferait  une  bonne  journée! . . .  Hélas!  à  cette  heure, 
il  est  là«haut  dans  sa  béatitude;  et  moi,  malheureux!  cbéiif!  je  suis  pris  dans 

^  M.  Chabaille  a  émis  dans  ce  journal  une  opinion  contraire  :  il  pense  que.Ru- 
tebeuf  était  champenois  (Journal  des  Savants ,  i83q,  p.  à^  et  aSo).  Une  des  preuves 
qu'il  indique ,  en  passant ,  est  un  vers  du  Dit  de  ferberie  : 
En  celé  Ckampaigne  ou  Je  fus  neix. 

Je  tirerais  de  ce  passage  une  conclusion  toute  différente.  Qu'est-ce  que  le  Dit  de 
lerberie?  one  parade  satirique,  où  Rutebeuf  se  moque  agréablement  de  la  fa- 
conde en  plein  vent  des  vendeurs  d'orviétan  et  d*herbes  niédicinales.  Cette  pièce 
ne  me  semble  devoir  rien  fidiimir  soit  pour  la  vie,  soit  pour  la  profession,  soit  pour 
la  patrie  de  l'auteur.  Le  poète  se  serait  bien  gardé  de  laîre  son  chariatan  champe- 
nois, si  luimème  était  né  en  Champagne.  M.  Paulin  Paria  a  conjecturé  dans  sa 
notice  sur  Riitebeuf  (t.  XX  de  ÏHistairt  littéraire  de  France,  p.  761),  que  ce  trou- 
vère était  né  près  de  Sens.  Pour  moi,  je  le  crois  de  la  patrie  de  Vfllon.  —  *  Voyez, 
dâiaf  Rutebeuf,  li  Dis  des  Cordelière,  ti  Dis  desjaeopins,  h  Discorde  iesjaeopinset  de 
l'Univertiteij  etc,  etc. 


AOUT  1846.  463 

le»  filets  de  paurrelé  et  de  soufIraDce!. . .  On  va  dire  que  je  deviens  fou; 
ce  sera  le  bruit  public.  Je  noserai  voir  personne;  je  ne  pourrai  m'assedi 
dans  aucune  soaété  ;  on  m*y  montrerait  au  doigt.  Je  ne  sais  plus  ce  que  je 
dois  faire  :  Dieu  in*a  fait  tomber  dans  un  piège  indignu.  >• 

Ahil  abil  Diex,  rois  de  gloire, 
Tant  vous  ai  eu  en  mémoire, 
Tant  ai  doné  et  despendu , 
Et  tant  ai  aus  povres  tendu. 
Ne  m*est  remes  vaillant  un  sac  : 
Li  evesque 


Sanz  avoir  m*a  lessié  tout  sangle. 

Or  m*estuct-il  morir  de  fain , 

Se  je  n  envoi  ma  robe  au  pain. 

Et  ma  mesnie ,  que  fera  ? 

Ne  sais  si  Diex  les  pestera. 

Diexl  oil!  qu*en  a  u  &  fôre  ? 

En  autre  lieu  les  covient  trere. 

Ou  il  me  (et  loreille  sorde, 

Qu  il  n*a  cure  de  ma  lalorde  ; 

Et  je  li  referai  la  moc. 

Honiz  soit  qui  de  lui  se  loe  ! 

N*est  riens  cou  por  avoir  ne  face; 

Ne  pris  riens  Dieu  ne  sa  manace. 

Irai  je  me  noier  ou  pendre  ? 

Je  ne  m*en  puis  pas  4  Dieu  prendre , 

C*on  ne  puet  a  lui  avenir. 

Ali  !  qui  or  le  porroit  tenir 

Et  bien  batre  à  la  retornée, 

Moult  auroit  fet  bone  jornée  ; 

Mes  il  s*est  en  si  haut  leu  mis, 

Por  eschiver  ses  anemis, 

Gon  n*i  puet  trere  ne  lancier. 

Or  est  là  sus  en  son  solaz; 
LazI  chetisf  et  je  sui  es  laz 
De  Povreté  et  de  Soufrete. 
Or  est  bien  ma  viele  frète. 
Or  dira  Ten  que  je  rasote  : 
De  ce  fera  mes  la  rîole. 
Je  n  oserai  nului  véoir. 
Entre  gent  ne  devrai  seoir; 
Que  Feu  m*i  monsterroit  au  doi. 
Or  ne  soi  je  que  ieire  doi. 
Or  m*a  bien  Diex  servi  de  guile. 


Ce  début  sarcastique  exclut  tout  d*abord  Tidée  que  ce  drame  ait  été 
commandé  par  une  corporation  religieuse  et  joué  dans  un  couvent 


464  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ou  par  des  clercs,  ainsi  que  Ta  pensé  le  premier  éditeur  des  œuvres  de 
Rutebeuf^  D'une  autre  part,  ce  sombre  sujet  ne  pouvait  avoir  aucun 
charme  pour  un  auditoire  aristocratique  et  galant.  B  n'avait  donc  chance 
de  plaire  qu'à  la  population  raisonneuse  des  écoles  et  à  la  multitude 
toujours  avide  de  merveilleux.  Cette  légende  fantastique  était  si  popu- 
laire aux  environs  de  la  rue  du  Fouarre  et  sur  le  pavé  des  halles ,  que 
Villon  lui-même,  le  poète  des  Repues  franches,  s'est  souvenu  de  cette 
histoire ,  et  y  a  fait  allusion  dans  une  ballade  composée ,  il  est  vrai , 
à  la  demande  de  sa  mère ,  pour  honorer  Notre-Dame.  On  lit  dans  cette 
prière  à  la  Vierge  : 

A  votre  fils  dites  que  je  suis  sienne , 

Qu*il  me  pardonne,  comme  à  TÉgyptienne', 

Et  comme  il  fit  au  clerc  Théophilus. 

L*entrevue  mystérieuse  du  mauvais  prêtre  avec  le  mécréant  ^ aï  par- 
lait au  diable  quand  il  vobit,  et  surtout  l'évocation  de  Satan  en  personne, 
faite  avec  la  vraie  formule  cabalistique^  dans  un  lieu  désert,  où  le  sor- 
cier avait  enjoint  au  dignitaire  déchu  de  se  rendre 

Sanz  compaignie  et  sans  cheval, 

devaient  émouvoir  profondément  les  flots  pressés  et  orageux  d*un  au- 
ditoire de  la  place  Mauhert  ou  du  clos  Saint-Victor.  Nous  ne  possédons 
malheureusement  aucun  détail  sur  la  représentation  de  ce  miracle  à 
Paris;  elle  ne  dut  pas  précéder  de  beaucoup  f institution  des  clercs 
de  la  basoche,  que  quelques  historiens  font  remonter  à  ia85  ou 
i3oa.  D ailleurs,  le  succès  de  ce  drame  paraît  avoir  été  durable  et 
lointain.  D.  Carpenticr  mentionne,  d'après  un  acte  de  i38/i,  «des  jeux 
faits  par  les  habitants  de  la  ville  d'Aunai,  le  dimanche  après  la  Nativité 
de  saint  Jean-Baptiste,  en  mémoire  de  la  conversion  de  Théophile^.» 
On  a  conservé  le  souvenir  d'un  miracle  sur  le  même  sujet ,  représenta 
au  Mans,  dans  la  place  des  Jacobins,  en  Tannée  iSSg. 

Jean  Bodel  avait  préludé  à  ce  drame  par  deux  pièces  élégiaques  que 
Ion  trouve  transcrites  séparément  dans  plusieurs  manuscrits ,  savoir  : 
la  Repentance  Theophibus  et  la  Prière  Theaphilas  *.  Ces  deux  morceaux , 

*  CEiior«f  complètes  de  Ruteheuf,  1. 1",  préface,  p.  xx  et  xxvi. —  *  Rutebeuf  a  com- 
posé un  assez  long  poème  sur  sainte  Marie  l'Égyptienne,  auquel  Villon  fait  allusion  dans 
ce  vers. — 'Cette  formule  de  conjuration  offre  un  amas  de  mots  barbares, qui  n'appar- 
tiennent à  aucune  langue  et  qui  semblent  sortis  du  cerveau  de  notre  trouvère.  On 
croit  pourtant  y  reconnaître  quelques  mois  hébreux  altérés.  —  *  D.  Carpenlier,  au 
mot  lAidas  Christi,  —  *  Voyez  les  notes  de  M.  Achille  Jubinal  aux  Œuvres  complètes 
de  Rut^feuf,  t.  II,  p.  3^7,  et  la  nolice  de  M.  Francisque  Micbd  sur  le  miracle 
ile  Théophile  :  Théâtre  français  osl  moyen  âge,  p.  i38. 


AOUT  1846.  46b 

fort  développés,  ont  été  intercalés  in  extenso  dans  le  drame,  soit  par  le 
poète  lui-même,  soit  par  le  copiste  du  précieux  manuscrit  n*  ya  i8  de 
la  Bibliothèque  royale.  Je  pencherais  à  n  accuser  que  le  copiste  d*uu 
manque  aussi  complet  de  proportion  ^  Ces  longueurs  refroidissent 
beaucoup,  à  mon  sens,  un  ouvrage  dont  le  principal  mérite  devrait 
consister  dans  la  continuité  de  Témotion. 

Nous  venons  de  passer  en  revue  toute  la  partie  demi  religieuse  et 
demi-populaire  du  théâtre  français  au  xii*  et  au  xni*  siècle.  Nous  exa- 
minerons dans  un  prochain  article  les  drames  composés  sur  des  sujets 
profanes  pendant  la  même  époque. 

MAGNIN. 


Hatcheson,  fondateur  de  l'école  écossaise. 


PREMIER    ARTICLE. 

Flutclieson  e^t  né  en  Irlande ,  mnis  il  est  Ecossais  par  son  origine ,  par 
son  éducation,  par  toute  sa  carrière. 

Et  non-seulement  il  est  Écossais^  mais  il  est  presbytérien  et  presby- 
térien dissident. 

Il  tient  de  toutes  paits  k  la  révolution  de  1688;  il  a  reçu,  il  a  con- 
servé et  il  a  répandu  avec  ardeur  les  principes  de  la  liberté  civile  et  re- 
ligieuse. 

Voilà  ce  que  nous  apprend  sur  Uutcheson  un  homme  qui  avait  passé 
avec  lui  une  partie  de  sa  vie,  qui  avait  été  son  collègue  dans  la  même 
université,  et  qui  en  a  donné,  quelque  temps  après  sa  mort,  une  bio- 
graphie exacte  et  pour  ainsi  dire  authentique,  le  révérend  William 
Leechmann,  professeur  de  théologie  à  Tuniversité  de  Glasgow.  Nous 
empruntons  à  cette  biographie  la  plupart  des  détails  qui  vont  suivre. 

Uutcheson  appartenait  à  une  ancienne  et  honorable  famille  du  comté 
d'Ayr  en  Ecosse.  Son  grand-père  avait  quitté  son  pays  pour  venir  s  ë- 
tablir  dans  le  nord  de  Tlriande;  on  ne  dit  pas  pourquoi;  mais  on  sait 
que  c était  un  pasteiu*  du  parti  des  dissidents;  et,  à  cette  époque,  en 

^  M.  de  Roquefort  a  ftoupçonoé,  comme  moi,  que  ces  deux  pièces  élaieut  étian- 
gères  au  miracle,  du  moins  pour  une  partie.  Voy.  Glosêairt  de  la  tangue  romane, 
t.  II,  p.  770,  col.  a,  n"  55  et  56. 

59 


466  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Ecosse,  les  dissidents  étaient,  ce  semble,  les  indépendants  ouïes  pariiains. 
Le  père  de  llutcheson  était  aussi  ecclésiastique  et  pasteur  d^une  con- 
grégation de  dissidents.  Tel  est  le  berceau  de  Francis  Hutcbeson. 

Il  naquit  dans  le  nord  de  Flrlande,  en  169&.  Il  fut  élevé  sous  les 
yeux  et  sous  la  direction  de  son  grand-père,  fin  1710.  on  Tenvoya  en 
Ecosse ,  à  Tuniversité  de  Glasgow,  pour  y  achever  ses  études.  Il  y  de- 
meura six  ans,  cultivant  à  peu  près  toutes  les  parties  des  connaissances 
humaines,  la  philosophie ,  la  physique,  les  littératures  latine  et  grecque 
auxquelles  il  s'appUqua  avec  le  plus  grand  succès.  Ensuite  il  se  tourna 
vers  la  théologie,  dont  il  voulait  faire  sa  profesnon. 

C'était  alors  le  temps  où  le  livre  de  Clarke  sur  l'existence  et  les  attri- 
buts de  Dieu  soulevait  une  ardente  polémique.  Hutcheson  lut  avidement 
ce  livre;  mais,  tout  en  approuvant  les  conclusions ,  il  lui  vint  peu  à  peu 
des  doutes  sur  la  solidité  du  principal  argument  appelé  l'argument  a 
priori;  et  il  écrivit  au  célèbre  docteur  pour  lui  soumettre  ses  doutes  et 
lui  demander  des  éclaircissements.  Il  ne  parsut  pas  que  Clarke  lui  ait 
répondu,  ou  du  moins  il  ne  le  convertit  pas  à  sa  métaphysique.  Hut- 
cheson la  trouva  plus  sublime  que  solide,  et  il  chercha  l'évidence  dans 
une  route  plus  humble  et  plus  sûre.  Nous  verrons  Hutcheson  demeurer 
fidèle  à  cette  pensée  de  sa  jeunesse,  et,  à  son  exemple,  toute  l'école 
écossaise  répugner  aux  preuves  a  priori  de  l'existence  de  Dieu,  de  quelque 
côté  qu'elles  viennent,  soit  de  Descartes,  soit  même  do  Newton  dont 
Clarke  était  le  disciple  et  l'interprète.  L'école  entière,  comme  son  fon- 
dateur, s'élève  à  Dieu  en  partant  de  l'homme  et  du  monde,  et  non 
d'une  idée  quelle  quelle  soit,  oubliant  qu'une  idée,  si  elle  est  naturelle 
et  nécessaire,  si  elle  fait  partie  de  la  constitution  intellectuelle  et  mo- 
rale de  riiommc,  est  aussi  un  phénomène  qu'il  s'agit  d'expliquer,  et  qui 
peut  nous  conduire  à  Dieu  tout  aussi  légitimement  que  les  phénomènes 
de  notre  constitution  physique  et  ceux  du  monde  extéiîeur.  Nous  aurons 
bientôt  à  examiner  cette  opinion  de  l'école  écossaise  :  en  ce  moment 
bornons-nous  à  la  reconnaître,  en  1717,  dans  le  jeune  étudiant  de 
Glasgow. 

De  retour  en  Irlande,  Hutcheson  passa  les  examens  nécessaires  pour 
entrer  dans  le  saint  ministère,  et  il  allait  être  appelé  pasteur  d'une  petite 
congrégation  de  dissidents  quand  on  lui  offi^it  de  venir  à  Dublin  diri- 
ger im  établissement  particulier  d'éducation.  Il  accepta,  et  dans  cette 
carrière  nouvelle  il  obtint  les  plus  grands  succès;  mais  il  en  paya  le 
prix.  Son  biographe  nous  a])prend  que  de  pieux  personnages  le  dénon- 
cèrent charitablement  coinme  un  dissident  qui  n'avait  pas  le  droit  de 
tenir  une  maison  d'éducation ,  n'ayant  pas  souscrit  l^s  canons  de  l'tilglise 


AOUT   1846.  467 

anglicauc,  ni  obtenu  l'autorisation  nécessaire  de  l'autorité  ecclésiastique, 
tleurcusement  il  y  avait  un  théologien  philosophe  sur  le  siège  archiépis- 
copal de  Dublin )  le  docteur  King,  i'auteiu*  du  livre  de  origine  malt,  qui 
s  honora  lui-même  en  défendant  Hutcheson.  Son  mérite  et  ses  opinions 
lui  valurent  d*illustres  amitiés  dans  le  parti  attaché  k  la  cause  de  la  ré- 
volution. Il  se  lia  plus  étroitement  encore  avec  ce  parti  en  épousant  la  fille 
d*un  ancien  capitaine  qui  s  était  distingué  au  service  du  roi  Guillaume. 

G  est  à  Dublin  qu  il  composa  les  Recherches  sur  l'origine  de  nos  idées 
de  beauté  et  de  vertu.  Get  ouvrage  parut  anonyme  en  1728  :  son  succès 
fut  tel,  quil  y  en  avait  déjà  en  17^9  une  troisième  édition ^  En  1 728 
parut  Y  Essai  sur  la  nature  et  la  conduite  des  passions  et  des  affections,  avec 
des  éclaircissements  sur  le  sens  inoral,  par  l'auteur  des  Recherches  sur  nos 
idées  de  beauté  et  de  vertu^.  Ges  deux  écrits  sont  étroitement  liés  ensemble 
et  composent  en  quelque  sorte  un  seul  et  même  ouvrage.  Presque  en 
même  temps  Hutcheson  inséra  dans  un  recueil  périodique  de  Dublin 
des  Réjlexionssar  le  ridicule,  dans  un  tout  autre  esprit  que  celui  de  Hobbes, 
ainsi  que  des  Remarques  sur  la  fable  des  abeilles  contre  Mandevilie^.  Un 
journal  de  Londres  ayant  publié  des  lettres  signées  Philarète,  renfer- 
mant des  objections  à  quelques  parties  de  la  doctrine  des  Recherches j  il 
répondit  à  ces  lettres  dans  le  même  jourucd,  et  il  en  résulta  un  débat 
intéressant  auquel  mit  fm  la  mort  de  Philarète'^. 

Ges  divers  écrits  portèrent  promptement  au  delà  de  Tlrlande  la  ré- 
putation dJIutcheson.  L'université  de  Glasgow ,  qui  Tavait  formé, .Jf  re- 
vendiqua, et  rappela  à  la  chaire  de  philosophie  morale,  devenue  vacante 
à  la  mort  du  savant  éditeur  de  Pufiendorf,  Gerschom  Gormichaël  : 
c  est  de  là  que  date  la  philosophie  en  Ecosse.  Jusque-là,  il  n'avait  paru 
en  Ecosse  ni  un  écrivain  ni  un  professeur  de  philosophie  un  peu  re- 
marquable. G*est  Hutcheson  qui  a  produit  tout  ce  qui  s*est  fait  depuis. 
11  avait  apporté  à  Glasgow  une  belle  renommée;  il  lagi^andit  par  ses 
cours  et  par  ses  nouveaux  écrits. 

'  C'est  rédition  qiie  j*ai  sous  les  veux  :  An  inquiiy  into  tke  original  of  our  ideas  0/ 
hsamtj  and  virtuê,  etc.  The  third  édition  correcled,  London,  1729.  La  dédicace  est 
datée  de  Dublin,  1735.  La  préface  de  cette  troisième  édition  rend  compte  des 
changements  qu  elle  renferme.  —  '  il/i  essay  on  tke  nature  and  conduct  «/*  the  pas- 
sioRâ  and  affections  with  Hlastrations  on  the  moral  sensé,  hy  the  aatorofllie  inquiry,  etc. 
Je  possède  une  édition  de  Londres,  1730,  sans  désignation  de  seconde  ni  de  troi- 
sième édition.  —  '  Recueillies  plus  tard  :  Réfections  upon  Langhler  and  Remarks  on 
the  fable  of  the  Bées.  Glasgow,  1760.  —  ^  Lecchman  nous  dit  que  cette  correspon- 
dance est  de  1728.- Hutcheson  v  fait  allusion  dans  la  préface  de  Y  Essai  sur  les  pas- 
sions, p.  20  de  noire  édition.  ElUe  a  été  recueillie  assez  tard  :  Letters  eoncenùmi  tke 
tme  foandation  ofwrtue  or  moral  goodness^  Glasgow,  1772. 

59. 


468         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

.  Jl  se  dévoua  tout  entier  à  ses  fonctions  et  sacrifia  la  gloire  au  devoir. 
H  ne  publia  a  Ghsgow  que  des  manuels  latins  à  Tusagc  de  ses  auditeurs, 
Mïï  Abrégé  de  logique,  une  Esquisse  de  métaphysique^,  un  Manuel  de  phi- 
losophie morale  ^.  Hutcbeson  a  fait  lui-môme  de  ce  dernier  ouvrage  une 
traduction  anglaise  ^.  Il  travaillait  h  une  grande  composition  qui  devait 
présenter  son  système  entier  de  philosophie  morale  dans  sa  forme  der- 
nière. Elle  a  été  publiée  après  sa  mort  par  sou  fils  avec  la  biographie 
de  M.  Lecchman  ^  :  cest  le  Manuel  de  philosophie  morale,  non  plus  seu^ 
lement  traduit ,  mais  amplifié;  mêmes  divisions  générales ,  même  ordre 
de  chapitres  et  de  paragraphes;  rien  de  nouveau^  Hutcheson  est  tout 
entier  dans  les  Recherches  sur  Vorigine  de  nos  idées  de  beauté  et  de  vertu; 
ce  sont  elles  qui  ont  fait  sa  réputation.  Elles  ont  été  traduites  dans  toutes 
les  langues  ^;  elles  sont  auprès  de  la  postérité  le  titre  d'Hutcheson,  et 
on  les  doit  considérer  comme  le  premier  monument  de  la  philosophie 
écossaise. 

Depuis  1729  jusqu'à  sa  mort,  arrivée  en  1767,  Hutcheson  n a  donc 
été  qu'un  professeur,  mais  un  professeur  éminent,  qui  jeta  un  éclat 
inaccoutumé  dans  la  carrière  académique  en  Ecosse. 

M.  Leechman,  qui  écrivait  en  1765,  et  quand  Adam  Smith  profes- 
sait depuis  plusieurs  années,  nhésite  point  à  déclarer  Hutcheson  un 
des  maîtres  les  plus  puissants  et  les  plus  aimables  qui  aient  paru  de  son 
temps  ^.  Il  possédait  une  grande  quantité  de  connaissances  diverses 
qui  lui  permettaient  d'appliquer  sa  doctrine  aux  différentes  matières 
enseignées  dans  TUniversité.  Il  n^élait  pas  étranger  aux  sciences  mathé-^ 
matiqueset  physiques;  il  était  très-versé  dans  les  liltératures  anciennes; 
sa  morale  touchait  de  toutes  parts  à  la  jurisprudence;  il  avait' fait  une 
sérieuse  étude  de  la  théologie ,  de  sorte  que  les  élèves  des  quatre  facul- 
tés pouvaient  profiter  à  ses  leçons.  Ils  y  venaient  presque  tous  puiser 

'  Logicœ  compendiam  et  synopsis  metaphysicœ.  Glasgow,  i']li2.  —  *  PhilosopKiœ 
moralit  institatio  compendiaria ,  ethices  etjurispradentiœ  naturalis  elementa  continens,  etc. 
Glasgow,  1 7^3.  Il  Y  en  a  eu  bien  des  éditions.  Jen  ai  sons  les  yeux  une  troisième , 
imprimée  par  les  Foulîs,  en  lyBS.  —  ^  A  short  introduction  to  moral  phiîosophj  in 
three  hooks ,  containing  the  éléments  of  Ethics  and  the  law  of  nature  with  tke  principles 
t^  économies  and  pohiiks.  Glasgow,  lyA/.  —  ^  A  System  of  moral philosophy  in  three 
looks  written  by  the  late  Francis-  Hutcheson ,  L.  L.  D:  etc.,  to  which  is  préfixée,  an 
Account  oj  the  life ,  writings  and  character  of  the  author,  by  the  .révérend  William 
Leechman,  professor  of  divinity  in  the  same  umversity.  Glasgow,  1765,  a  vol.  in-i*. 
—  •  Il  y  en  a  une  traduction  française  (par  Eidous)  :  Recherches  sur  l'origine  des 
idées  que  nous  avons  de  la  beauté  et  de  la  vertu,  a  vol.  in-ia.  Amsterdam,  17A9.  — 
•  P.  XXX.  «  One  of  the  most  masîerfy  and  engaging  teachers  tkat  has  apparead  in  our 
%.age.  • 


AOUT   1846.  k&9 

des  principes  ou  des  directions  utiles.  Il  était  comnmnicatif  et  expan- 
sif,  ce  qui  est  en  quelque  sorte  le  naturel  du  professeur.  Mais  c  est  sur- 
tout du  professeur  éloquent  qu'il  faut  dire  :  Vir  bonus  dicendiperitus.Le 
vi-ai,  l'inépuisable  foyer  de  l'éloquence  d'Hulcheson  était  dans  son 
cœur.  Il  aimait  et  il  honorait  Thumanité,  et  il  en  inspirait  le  respect  et 
l'amour  è  son  jeune  auditoii^.  Toutes  ses  leçons  étaient  dirigées  vers  ce 
grand  objet.  Il  parlait  à  lame  autant  qu'à  l'esprit;  et,  on  cela,  il  était 
conséquent  à  son  propre  système.  Il  se  complaisait  particulièrement  à 
développer  les  motifs  que  nous  avons  de  croire  à  la  divine  providence. 
C'était  là  le  thème  favori  qu'il  ramenait  sans  cesse.  Il  y  joignait  un  zèle 
ardent  de  la  liberté  civile  et  religieuse  dont  il  s'appliquait  à  faire  sentir 
l'importance  pour  le  bonheur  de  l'humanité.  «  Il  le  faisait,  dit  M.  Leech- 
man ,  avec  une  telle  conviction  et  une  si  grande  abondance  de  déve- 
loppement qu'il  y  avait  bien  peu  d'élèves,  même  parmi  ceux  qui  étaient 
venus  avec  les  préjugés  les  plus  contraires,  qui  ne  finissent  par. embras- 
ser son  opinion.  » 

Fit  il  ne  faut  pas  croire  qu'on  fît  à  Glasgow,  comme  aujourd'hui  en 
France,  une  ou  deux  leçons  par  semaine;  le  cours  régulier  de  philoso- 
phie morale  comprenait  cinq  leçons  par  semaine  sur  la  religion  natarelle, 
la  morale,  la  jarispradence  naiareUe  et  le  gouvernement.  Outre  cela,  trois 
fois  par  semaine,  Hutcheson  tenait  des  conférences  où  il  expliquait  les 
plus  beaux  morceaux  des  grands  écrivains  de  l'antiquité  grecque  et  la- 
tine sur  des  sujets  de  morale.  Enfm;  il  faisait,  le  dimanche  soir,  une 
leçon  sur  f  excellence  du  ohristianisme,  en  s'appuyant,  dit  son  biographe, 
sur  le  Nouveau  Testament  plutôt  que  sur  les  opinions  systématiques  et 
scholastiques  des  temps  modernes.  C'était  la  plus  fréquentée  de  ses  le-* 
rons,  parce  que  les  étudiants  de  toutes  les  BsK^ultés  et  de  tous  les  âges, 
étant  libres  ce  jour-là ,  se  faisaient  comme  une  fête  d'aller  l'entendre , 
bien  sûrs  de  trouver  toujours  près  de  lui  plaisir  et  instruction. 

On  conçoit  que  des  occupations  aussi  nombreuses  laissent  peu  de 
loisir  pour  la  composition;  mais  quelle  influence  ne  donnent-elles  pas! 
Celle  d  Hutcheson  fut  très-grande.  Chaque  année  de  nombreux  élèves  ac- 
couraient à'Glasgow  pour  l'entendre  de  toutes  les  parties  de  l'Ecosse; 
il  en  venait  même  de  l'Irlande  et  de  l'Angleterre.  De  i  729  à  1 7^7,  c'est- 
à-dire  pendant  plus  de  i5  ans,  il  forma  une  foule  de  jeunes  gens  qui 
devinrent  plus  tard  des  professeurs,  des  jurisconsultes,  des  théologiens  ^ 
et  jouèrent  un  rôle  considérable  dans  leur  pays.  Parmi  eux  il  suffit  de 
citer  Adam  Smith.  Hutcheson  contribua  ainsi  à  la  renommée  de  luni- 
versité  de  Glasgow.  Il  lui  était  attaché  par  les  services  qu'il  lui  rendait; 
Aussi,  lorsqu'en  17&5,  luniversité  d'Edimbourg  lui  offrit  la  premièrj» 


470  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

chaire  de  philosophie  de  rLcosse.il  déclina  cette  ofiBre  brillance  et  avan- 
tageuse, et  se  contenta  de  la  situation  modeste  où  il  faisait  tant  de 
bien. 

Ce  n*cst  pas  qu  à  Glasgow  aussi  il  n*eùt  excité  quelques  omhi^ages. 
(1 U  y  avait  bien  des  gens,  dit  M.  Leechihan,  auxquels  la  liberté  de  son 
langage  ne  plaisait  guère,  d'autres  qui  étaient  jaloux  de  sa  réputation, 
d'autres  qui  le  jugeaient  avec  leurs  préjugés ,  d'autres  enfin  avec  leur 
bigoterie.  )»  A  ce  langage  du  docte  principal  de  Tunivcrsilé  de  Glasgow 
parlant  ainsi  quelques  années  après  la  mort  d'Hutcheson  et  pour  ainsi 
dire  sur  sa  tombe,  on  peut  conjecturer  que  les  anciennes  accusations 
qui  s'étaient  élevées  à  Dublin  contre  le  pasteur  disaident,  le  gendre  d  un 
officier  de  la  révolution,  lami  déclaré  de  la  liberté  civile  et  religieuse, 
lavaient  suivi  en  Ecosse  et  jusque  dans  une  université  presbytérienne. 

L'extérieur  d'Hutcheson  était  comme  une  image  de  son  âme.  Sa  sta- 
ture au-dessus  de  la  moyenne,  une  contenance  naturelle  et  aisée  mais 
virile,  donnaient  de  la  dignité  à  toute  sa  personne.  Ses  traits  étaient  ré« 
guliers ,  son  regard  exprimait  le  sentiment,  l'esprit,  la  bonté  et  la  gaieté. 
Dès  le  premier  aspect  toutes  ses  manières  j^venaient  en  sa  faveur. 

J'entre  dans  ces  détaib  parce  qu  ib  peignent  le  fondateur  de  l'école 
écossaise ,  et  que  tous  ces  traits  honorables  et  aimables  se  retrouvent  i 
peu  près  dans  ses  succeaseors  et  composent  la  physionomie  de  fécole. 

L'enseignement  public,  quand  on  y  porte  le  sèle  et  le  feu  qui  lui  don- 
nent tant  d'intérêt  et  de  charme  pour  le  maître  et  pom^  les  élèves,  ne 
peut  pas  se  prolonger  impunément.  La  chaire  enflamme  et  dévore  comme 
la  tribune.  Hutcheson,  tout  robuste  qu'il  était,  n'y  put  tenir  longtemps, 
et  périt  au  milieu  de  ses  florissants  travaux  et  d'une  renommée  toujours 
croissante,  à  l'âge  de  53  ans. 

Jene  puis  faire  connaître  en  détail  les  différents  ouvrages  d'Hutcheson. 
J'y  chercherai  paiiicuUèrement  les  germes  que  le  temps  a  développés, 
les  qualités  et  aussi  les  défauts  qui  ont  passé  dans  l'école  entière.  Je 
prendrai  donc  librement  dans  les  écrits  d'Hutcheson  ce  qui  poura  me 
servir  à  donner  une  idée  exacte  de  l'esprit  et  de  la  méthode  de  la  phi- 
losophie nouvelle,  de  ses  principes  généraux,  de  leur  application  à  la 
métaphysique,  à  la  théorie  du  beau  et  à  la  morale. 

Conune  la  philosophie  ne  recherc^que  les  vérités  de  l'ordre  naturel, 
par  une  conséquence  nécessaire  elle  ne  les  recherche  qu'à  l'aide  des  facul- 
tés naturelles  de  l'homme  ;  la  seule  évidence  qui  lui  appartient  est  donc  l'é- 
vidence naturelle;  d'où  il  suit  qu'elle  ne  peut  reconnaître  aucune  autoiîté 
étrangère.  Elle  respecte,  elle  aime  la  théologie  ;  elle  en  est  la  sœur,  mais  elle 
n'en  est  ni  la  fille ,  ni  encore  bien  moins  la  servante.Tei  est  le  génie  propre 


AOUT   1846.  471 

de  la  philosophie  moderne  et  de  toute  vraie  philosophie.  Cela  posé,  la 
méthode  philosophique  nest  plus  à  chercher,  elle  est  tix)uvée.  Si  les 
facultés  natureUes  de  l'homme  sont  les  seuls  instruments  de  la  philoso- 
phie, si  cest  à  nos  facultés  qu'il  faut  demander  toutes  les  vérités  natu- 
relles qui  sont  les  objets  propres  de  ia  philosophie ,  la  première  de 
toutes  les  connaissances  est  celle  de  ces  mêmes  facultés.  L'étude  de  la 
nature  himiaine  est  donc  le  point  de  départ  de  toute  saine  philosophie. 
Voilà  la  vraie  méthode  philosophique  dérivée  de  Tidée  même  de  la  phi- 
losophie. Cette  méthode  est  la  méthode  dobservation  appliquée  & 
rhomme  :  ici,  k  nos  fiicultés  extérieures  et  physiques;  là,  à  nos  facultés  in- 
térieures, nos  £aicultés  intellectuelles  et  morales.  L'observation  intérieure 
a  pour  miique  et  nécessaire  instrument  la  conscience,  la  réflexion,  et 
pour  objets  toutes  les  idées,  tous  les  sentiments,  tous  les  phénomènes  par 
lesquels  se  produit  notre  constitution  intellectuelle  et  morale.  Aujour- 
d'hui nous  nommons  cette  méthode  d'observation  intérieure  appliquée 
à  l'âme,  la  méthode  psydiolc^que.  Le  mot  n'est  rien,  la  chose  €st  tout; 
et  la  diose  c'est  Descartes  qui  l'a  découverte,  ou  plutôt  qui  a  cru  la 
découvrir,  car  il  ne  faisait  que  la  renouveler;  sans  s'en  douter,  il  l'em- 
pruntait à  Socrate  et  à  tout  vrai  philosophe. 

Locke  est  un  élève  de  Descartes  pour  fcsprit  général  et  pour  la 
méthode.  C'est  Descartes  cpû  lui  avait  donné  le  goût  de  la  vraie  philo- 
sophie. Il  est,  comme  Malebranche  lui-même ,  dans  la  grande  route  de 
la  philosophie  cartésienne,  mais  cette  grande  route  a  plus  d'un  sentier; 
celui  qu'a  choisi  Locke  n'est  pas  celui  qu'a  pris  Malebranche;  ils  sont 
donc  arrivés  à  des  résultats  différents,  mais  le  point  de  départ  est 
le  n>ême.  C'est  l'unité  d'esprit  et  de  méthode  qui  fait  l'unité  de  la  phi- 
losophie moderne  au  milieu  de  la  diversité  des  écoles,  suite  nécessaire 
et  bienfaisante  de  la  liberté  de  l'esprit  humain. 

La  première  question  qui  se  présente  à  nous  est  donc  celle-ci  :  l'école 
écossaise  est-elle  une  vraie  école  philosophique,  fidèle,  aussi  bien  que 
l'école  anglaise  de  Locke  et  de  ses  disciples,  à  ia  vraie  et  immortelle 
notion  de  toute  philosophie  ?  A  cette  question  je  réponds ,  Hutcheson  à 
la  main,  que  l'école  écossaise  est  une  école  tout  aussi  lihre  que  celle 
de  Locke,  en  possession  comme  die  de  la  vrai  méthode,  mais  la  con- 
naissant et  la  pratiquant  mieux. 

Ici  les  citations  surabondent,  et  je  ne  suis  embarrassé  que  du  choix. 
Il  faudrait  trop  citer  ou  ne  rien  citer.  Quiconque  a  jeté  le  regard  le 
plus  superficiel  sur  les  ouvrages  d'Hutcheson  y  reconnaît  un  homme 
qui  se  propose  de  conduire  ses  lecteurs  ou  ses  auditeurs  à  des  vérités 
(l'un  ordre  élevé ,  mais  qui  prétend  les  y  conduire  à  l'aide  de  leurs  fa- 


472         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cultes  naturelles.  Hutcheson  est,  il  est  vrai,  un  théologien,  mais  jamais 
en  lui  le  théologien  n*usurpe  la  place  du  philosophe.  Sans  cesse  Hut^ 
cheson  en  appelle  h  Tévidence  naturelle,  î  l'autorité  de  nos  facultés. 
Nous  le  verrons  attribuer  à  Tune  d'elles  une  autorité  souveraine  :  mais 
cette  faculté,  qu'il  accuse  Locke  et  ses  disciples  d avoir  n^ligée,  cette 
faculté,  sur  laquelle  il  appuie  toute  la  philosophie,  est  enfin  une  faculté 
naturelle.  Selon  lui,  c'est  des  mains  de  cette  &culté  que  nous  tenons 
l'idée  du  beau  et  celle  du  bien;  elle  est  le  principe  de  l'obligation  hio* 
traie,  et  l'obligation  morale  nous  révèle  plus  particulièrement  les  des- 
seins de  Dieu  sur  nous.  La  volonté  de  Dieu  nous  est  donc  attestée  par 
cette  faculté  et  par  les  idées  qu'elle  nous  suggère  ;  ce  n'est  patf  la  volèmé 
de  Dieu  qui,  nou&  étant  d'abord  déclarée  comme  un  ordre  suprême, 
nous  impose  Tidée  du  bien  et  l'obligation  qui  y  est  attachée.  Par  là ,  le 
plus  pieux  des  hommes  n'a  pas  craint  de  braver  l'apparence  de  lim- 
piété,  et  de  s'exposer  aux  plus  tristes  accusations.  Nulle  calomnie  ne 
lui  fit  jamais  sacrifier  la  première  de  toutes  les  vérités  philosophiques , 
à  savoir,  que  toutes  nos  idées  sont  l'ouvrage  de  nos  propres  facultés  et 
par  conséquent  reposent  sur  l'évidence  naturelle  et  l'autorité  naturelle 
de  ces  facultés.  Sans  doute,  dans  l'ordre  éternel.  Dieu  est  le  premier  et 
le  dernier  principe  de  toutes  choses;  tout  vient  de  lui,  tout  nous  mène 
à  lui;  mais,  dans  l'ordre  historique  de  là  connaissance  humaine,  ce 
sont  nos  facultés,  ces  facultés  que  nous  tenons  de  Dieu ,  sans  le.  savoir 
d'abord,  qui,  par  leur  développement  naturel  et  suivant  des  lois 
qu'elles  ignorent  elles-mêmes,  nous  découvrent  immédiatement  et  di- 
rectement des  vérités  de  tout  genre,  lesquelles  ensuite  nous  décou^ 
vrent  Dieu.  Ainsi  la  théologie  naturelle  n'est  pas  même  pour  Hutche- 
son le  fondement  de  la  philosophie,  nia  plus  forte  i^ison  la  théologie 
proprement  dite. 

La  méthode  d'Hutcheson  est  la  méthode  expérimentale.  Les  xé- 
flexions  et  les  doutes  qu'avait  fait  naître  dans  son  esprit  l'examen  de 
fargument  de  Glarkc  le  conduisirent  à  l'idée  de  traiter  la  morale  comme 
une  science  de  faits.  «Quand  il  vint  à  Glasgow  pour  enseigner  la  phi- 
losophie morale,  dit  son  biographe  ^  auquel  nous  céderons  un  monient  la 
parole,  il  appliqua  à  cette  science  la  méthode  qu'il  s'était  faite,  et,  au 
lieu  de  rechercher  les  relations  abstraites  et  les  convenances  éternelles 
des  choses,  il  s'adressa  à  l'observation  et  à  l'expérience  et  se  denianda 
quelle  est  la  présente  constitution  de  la  nature  humaine,  quel  est  l'état 
du  cœur  humain,  et  quelle  est  la  destinée  qui  répond  le  mieux  à  la  na- 

*  T.  I",  p.  VI  et  p.  XIII. 


AOUT   1846.  473 

ture  humaine?  Il  avait  vu.  que  Thonneur  et  Tavantage  de  noti*e  siècle  est 
d'avoir  mis  de  côté  la  méthode  des  hypothèses  dans  la  philosophie  natu- 
relle, d'avoir  commencé  des  expériences  sur  la  constitution  du  monde 
matériel,  et  reconnu  les  forces  et  les  lois  qui  s'y  rencontrent;  il  avait 
aperçu  clairement  que  c'est  en  s'attachent  inflexiblement  à  cette  mé* 
thode  que  la  philosophie  naturelle  était  parvenue  à  une  perfection  in- 
connue aux  âges  précédents,  et  qu'on  n'y  pouvait  faire  de  nouveaux 
progrès  qu'en  persévérant  dans  la  même  méthode.  De  même ,  il  était 
convaincu  que  la  vraie  philosophie  morale  ne  peut  être  l'ouvrage  du. 
génie  ou  de  l'invention  ou  le  firuit  d'une  plus  grande  précision  de  rai- 
sonnements métaphysiques,  mais  qu'il  la  fallait  fonder  siu* Tobservatiou 
exacte  des  difiéreutes  facultés  et  des  différents  principes  d'action  dont 
nous  avons  conscience  en  nous-même,  et  que  nous  ne  pouvons. mécon- 
naître, à  des  degrés  divers,  dans  toute  l'espèce  humaine.  Une  teUe  mé- 
thode, appliquée  à  la  science  morale,  exige  impérieusement  qu'on  étu- 
die la  nature  humaine  comme  un  système  composé  de  diverses  parties  « 
qu'on  observe  foifice  et  la  fm  de  chacune  de  ces  parties,  et  leur  subor- 
dination naturelle,  pour  en  conclure  le  dessein  général  et  la  fin  du  tout. 
Selon  lui ,  c'était  cette  étude  sévère  des  divers  principes  ou  dispositions 
naturelles  de  l'humanité,  tout  à  fait  semblable  à  l'étude  d'un  animal, 
d'une  plante  ou  du  système  solaire,  qui  seule  pouvait  produire  une  théo- 
rie morale  plus  solide  et  plus  durable  ;  et  il  pensait  qu'une  pareille  théorie 
bâtie  sur  des  fondements  aussi  simples  et  aussi  fermes,  serait  la 
source  de  la  plus  vive  satisfaction  pour  tout  ami  sincère  de  la  vérité.  » 

Il  est  impossible  de  se  faire  une  idée  plus  nette  de  la  vraie  méthode 
philosophique.  Reste  à  savoir  si  Hutcheson  l'a  aussi  bien  pratiquée  qu'il 
l'a  conçue.  Ici  n'oublions  pas  que  Hutcheson  n'est  point  Reid,  et  que 
nous  sommes  au  début  et  non  â  la  fin  de  l'école  écossaise.  N'oublions 
pas  non  plus  ce  que  c'était  alors  qu'un  cours  de  philosophie  dans  les 
universités  d'Ecosse.  On  en  était  encore  à  cette  scholastique  dégénérée 
et  abâtardie  qui  régnait  partout  en  Europe  avant  Descartes.  Un  cursus 
philosophicas  commençait  par  la  logique  :  venait  ensuite  la  métaphysique 
ou  ontologie,  divisée  en  physique  et  en  pneumatologie ;  la  pneumàtologie 
avait  elle-même  deux  parties,  l'homme  et  Dieu;  le  tout  était  terminé 
par  la  morale.  Hutcheson  a  bien  dû  accepter,  en  1729.  à  Glasgow,  ce 
cadre  convenu  et  ofliciel  d'un  cours  de  philosophie;  mais  il  faut  voir  ce 
qu'il  a  su  y  placer. 

Le  Compendium  logicœ  est  un  abrégé  de  la  logique  de  Port-Royal, 
précédé  d'une  courte  introduction  de  philosophiœ  origine  et  inventoribns 
aut  excuUoribus  prœcipuis.  Parmi  ces  inventeurs  et  promoteurs  de  la  phi- 

60 


474  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

losophie,  Hutcheson  met  Bacon,  Descartes,  Newton  «  Shafîtsbury  et 
Locke  lui-même.  Il  définit  la  logique ,  l'art  de  diriger  Tesprit  dans  la 
connaissance  des  choses  ou  de  la  vérité.  Or  l'esprit  a  trois  opérations; 
pour  diriger  ces  opérations,  il  faut  les  connaître  ;  de  sorte  que  nous 
voilà  ramenés  à  la  psychologie  comme  fondement  de  la  logique.  Les 
trois  opérations  de  Tesprit  sont,  pour  Hutcheson  comme  pour  Port* 
Royal,  l'idée  qu'il  appdle  appréhension,  le  jugement  et  le  raison- 
nement. Suit  un  appendice  sur  la  méthode,  sur  TerFeur,  ses  causes  et 
ses  remèdes.  On  le  voit  :  c'est  le  plan  même  de  Port-Royal. 

La  première  partie  de  la  Métaphysique  d'Hutcheson  traite  de  1  être 
suivant  la  tradition  péripapéticienne.  Je  ne  sache  rien  de  plus  vide , 
j'ajoute,  et  de  plus  dangereux  que  Tontologie  ainsi  considérée.  Otez  la 
matière,  l'homme  et  Dieu,  que  reste- t-il,  je  vous  prie,  en  fait  d'être? 
Une  idée  générale  purement  ahstraite  qui  ne  répond  à  rien ,  sinon  à  une 
opération  particulière  de  Tesprit  de  l'homme.  On  est  donc  là  dans  l'abs- 
traction, c'est-à-dire  précisément  dans  le  néant  de  l'être.  Mab,  comme 
ce  néant,  on  l'appelle  1  être  en  soi,  il  est  tout  naturel  qu'on  finisse  par 
lui  attribuer  l'existence;  que  dis-je?  l'existence  suprême  et  absolue.  On 
ne  se  doute  pas  de  la  foule  d'erreurs  et  d'erreurs  monstrueuses  qui , 
depuis  Aristote,  sont  sorties,  à  toutes  les  époques,  de  cette  prétendue 
science  de  l'être  placée  avant  celle  de  tout  être  particulier,  même  de 
Dieu.  Qu'a  fait  Spinosa,  après  tout?  Rempli  de  cette  ontologie  partout 
enseignée  sous  l'autorité  et  par  l'ordre  exprès  de  l'Eglise,  il  s'y  est  arrêté 
comme  à  la  vraie  théodicéc. 

Hutcheson  a  suivi  l'usage  en  commençant  la  métaphysique  par  l'on- 
tologie, et  en  cela  il  a  violé  la  méthode  expérimentale,  qui  veut  qu'on 
commence  l'étude  générale  de  l'être  par  Tétude  des  êtres  particuliers,  et 
d'abord  par  celle  de  l'être  particulier  que  nous  sommes.  Plus  tard  la 
philosophie  écossaise  brisera  le  cadre  artificiel  de  la  philosophie  scho- 
lastique ,  et  rejettera  les  derniers  restes  du  péripatétisme.  Ici,  tout  ce  qu'a 
pu  faire  Hutcheson ,  c'est  de  déclarer  l'ontologie  une  science  fort  mince, 
nimis  exilem,  et  de  répéter  plusieurs  fois  que  l'idée  de  l'être  n'est  qu'une 
abstraction  et  que  la  connaissance  des  êtres  réels  s'acquiert  par  la  seiir 
sation  et  par  la  conscience  ^ 

On  reconnaît  là  le  grand  principe  de  Y  Essai  sur  rentendement  humain. 
Hutcheson  admet  sans  difficulté  le  principe  et  ia  plupart  au  moins  de 
ses  conséquences.  Ainsi  le  fondateur  de  l'école  écossaise  est  d'abord  en 
métaphysique  un  disciple  de  Locke. 

^  Metaphysicœ  synopsis,  p.  a. 


AOUT  1846..      .  475 

Locke  avait  fait  oonaister  toute  la  puissance  de  rentendementihumain 
à  opérer  sui*  les  idées  qui  lui  sont  fournies  par  les  sens  et  par  la  cons- 
cience ou  la  réflexion.  L entendement  combine  ces  idées,  les  abstrait, 
les  généralise,  mais  sans  sortir  de  leur  enceinte.  Hutcheson  auromme 
accepté  de  confiance  cette  théorie  :  on  la  trouve  dans  •  tous  ses:  écrits. 
Recherches,  etc.,  trad.  franc.,  t.  I*,  p.  4.  «En  quoi  consiste  faction  de 
fesprit?  L*esprit  a  la  faculté  de  composer  les  idées  qu'il  a  reçues  sépa- 
rément, de  comparer  les  objets  par  le  moyen  de  ces  idées ,  et  d<ri>server 
leurs  relations  et  leurs  rapports,  d augmenter  et  de  diminuer  ^s  idées 
selon  qu  il  le  juge  à  propos ,  et  de  considérer  séparément  chaèune  de 
ces  idées  simples,  quoiqu'elles  puissent  avoir  été  reçues  coi^ointement 
par  les  voies  de  la  sensation,  n  Esquisse  de  métaphysique,  part  II ,'  évX.  xc  L'es- 
prit est  passif  dans  l'acquisition  de  toutes  ses  premières  idées;,  sa  puis- 
sance consiste  à  agir  sur  elles  quand  une  fois  elleaf  ont  été  admises  :  il 
peut  les  retenir  ou  les  écarter,  diviser  par  l'abstraction  celles  qui  sont 
composées  ou  réunir  celles  qui  sont  simples,  les  augmenter  ou  les  di>- 
minuer,  les  comparer  et  discerner  leurs  caractères  propres  et  leurs  rela- 
tions, etc.  ^  »  Manaelde  philosophie  morale ,  liv.  I,  ch.  i.  «  Les  sens  externes 
et  internes  fournissent  tous  les  matériaux  des  idées  premières,  etc'est  sur 
ces  matériaux  que  s'exerce  ensuite  la  raison  qui  est  propre  à  l'homnie.  La  rai- 
son peut  découvrir  les  relations  des  choses,  leurs  causes  et  leuraeffets,  leur 
enchaînement,  leurs  ressemblances;  elle  rattache  l'avenir  auprésent,  etc.^.  » 
Voilà  bien  la  théorie  de  Locke.  Les  sens  externes  sont  ici  ce  que  Locke 
appelle  tout  simplement  les  sens;  et  les  sens  internes  ce  que  Locke  ap- 
pelle la  conscience  ou  la  réflexion.  Hutcheson  le  dit  lui-même.  Abrégé 
de  logique,  part.  I,  c.  i  •  «  Le  sens  intime  est  dit  aussi  conscience  on  ré- 
flexion '.  »  Esquisse  de  métaphysique,  page  5i.  «Outre  les*sensr.extemes, 
il  y  a  une  seconde  source  d'idées,  de  perceptions ,  à  savoir  un  sens  ii^ 
terne  ou  la  conscience ,  à  l'aide  duquel  nous  connaissons  tout  ce  qui  se 

*  «Primas  idearum  omnium  formas  aut  primordia  effecisse  videtur  Ipse  Deus, 
«  mente  nosira  interea  nihil  agente.  Ideas  tameo  admissas  varie  mutare  potest  mens, 

•  atque  in  eo  vires  suas  slrenue  exercere.  Idoas  vel  retinere  potest  vel  dimitlere,  m 
«  conteix^)landi8  se  intendere  aut  ad  alia  se  convertere;  ideas  concretas  dividere  po- 

•  test  abstrahendo  aut  simplicesconjungere  et  componere;  ideas  certa  ratione  augere 
«potest  aut  imminuere,  mter  se  oomparare  earumque  haUtudînes  eognoscere. » 
—  '  «  Sensus  extemi  et  intemi  omnem  suppeditant  idearom  supdledîlem  aut  ma- 
«  teriam  in  qna  exercetur  homini  propria  raiiouis  vis. .  •  •  Rationis  ope  renun  fda<* 
a  tiooes  quae  dicuntur,  oognationes  et  nexum  cemere  valet  mens,  ele.  »  —  '-«Sensa- 
«tic  est  duplex,  extema  et  interna....   Sensus  est  etiam  intenras . . .  t  Qne 

«  consdentia  aut  reflectendi  vis  dicîlur Ex  reflexione  vdBeasu  enemo  ^ubIin^ 

« oriuntur  idée.  •  .         .  :.w .  - 

6o. 


476  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

passe  en  nous  ^ »  Manuel  de  phUoscphie  morale,  ibid.  «Les  sens  intettieaf 
sont  les  puissances  de  Tâme  par  lesquelles  elle  perçoit  tout  ce  qui  se 

passe  en  elle,  etc Ces  puissances  sont  appelées,  chez  de  célèbres 

écrivains,  conscience  intime  ou  réflexion  ^)> 

La  théorie  de  la  volonté,  queHutcheson  a  partout  développée,  n*est 
aussi  qu*un  écho  de  la  philosophie  régnante. 

Pour  Hutcheson,  comme  pour  toute  l'école  sensualiste,  la  volonté  est 
une  faculté  générale  dont  les  événements  divers  et  réds  sont  le  besoin , 
l'appétit,  le  désir  auquel  s'ajoute  une  certaine  puissance  motrice.  Es- 
i/msse  de  métaphysique,  c.  n.  «Dès  qu'une  apparence  de  bien  ou  de  mal 
se  présente,  une  faculté  nouvelle  entre  en  exercice;  elle  s'appelle  la  vo- 
lonté. Elle  appète  ou  désire  tout  ce  qui  lui  paraît  agréable,  et  elle  fuit 
le  contraire  ^. . .  »  u  Le  désir  est  double  :  il  y  a  le  désir  purement  sensuel , 
qui  est  aveugle  et  brutal,  et  il  y  a  un  désir  conforme  à  la  raison  qui 
s*appelle  rationnel,  ou,  d'un  seul  mot,  la  volonté  ^.  »  Dans  le  Manuel  de 
phiiùsofkie  morale,  Hutcheson  explique  en  détail  cette  génération  de  la 
volonté  avec  tous  ses  éléments;  la  sensation  agréable  ou  désagréable, 
f appétit  ou  le  désir  du  bien,  l'aversion  et  la  fuite  du  mal,  les  diverses 
nuances  de  l'appétit  sensitif ,  appelé  par  les  scholastiques  irascible  et  con- 
capiscible,  VhrtOviiia  et  le  Si^/xi^,  Y6pe^is  Skayos  de  l'antiquité;  puis  des 
mouvements  du  même  ordre  mais  conformes  à  la  raison ,  lesquels  sont 
la  volonté  ^,  j8ovXi/(ti$.  Système  de  philosophie  morale,  1. 1,  p.  7.  a  Dès  que 
les  sens  ou  l'imagination  ou  le  raisonnement  nous  représentent  un  objet 
ou  un  événement  comme  immédiatement  bon  ou  agréable,  ou  comme 
pouvant  nous  procurer  un  plaisir  futur  ou  nous  garantir  d'un  mal,  soit 
pour  nous-mêmes,  soit  pour  une  personne  à  laquelle  nous  nous  inté- 
ressons, alors  s'élève  inunédiatement  un  nouveau  phénomène  de  l'âme, 
un  mouvement  distinct  de  toute  sensation ,  de  toute  perception ,  de  tout 
jugement,  à  savoir  le  désir  de  cet  objet  ou  de  cet  événement.  Percevons- 
nous  ou  nous  représentons-nous  un  objet  ou  un  événement  qui  puisse 
être  une  occasion  de  peine  ou  de  misère,  ou  de  la  perte  d'un  bien  quel- 
conque? il  s'élève  un  mouvement  contraire  appelé  aversion.  Ce  sont  là 
les  mouvements  primitifs  de  la  volonté ,  primary  motions  of  the  will  )> 

*  «  Altéra  percipiendi  yîs  ait,  sensus  quidam  inlemiis  aut  consdenfia,  cujus  ope 
t  nota  tunt  ea  omnia  quas  in  mente  genmtar.  Novit  qaisque  senBatkmes  suas ,  jaai- 
t  dâ,  ratîodnia,  Yolitiones,  desideria  et  consilia,  etc.  •  —  *  t  E»  rires  oonscièntiae 
ji  inlenuD  aut  reflexionis  Domine  apud  daros  scriptores  appdlantur.  »  ^  '  «  Exerit  se 
taltera  avime  iacultas  qum  volantas  didlur,  omnem  joeiiiidam  in  sensu  quoTii 
tniolom  appetens.  »  — ^  •  Appetitns  ratîondis  didtuf  imt*  é(ox#t  voluntas.  •  — 
'  iQni  onmes  ad  vdontatem  nar  é6ox>^,  nve  appetitnn  raUonalem  lefetuator.  » 


AOUT   1846.  477 

Donc  la  Yokmté  n'est  que  le  désir  ou  Taversion.  Ces  mouvements  de 
désir  ou  d'aversion  •  Hutcheson  les  nomme  les  actes  de  la  volonté.  Il 
est  clair  qu'il  confond  ici  les  occasions  de  rexercice  de  la  volonté  avec 
cet  exercice  même ,  et  avec  la  force  propre  qui  est  le  principe  de  cet 
exercice.  Un  peu  plus  loin,  Hutcheson  accorde,  il  est  vrai,  à  la  volonté 
émanée  du  désir  le  pouvoir  de  mouvement  spontané  [ibid,  p.  i3).  Mais 
il  ne  faut  pas  croire  qu'il  s'agit  ici  d'un  pouvoir  indépendant  qui  s'exerce 
sur  le  désir  lui-même,  y  cède  ou  y  résiste;  il  s'agit  seulement  de  l'effi- 
cace du  désir,  comme  dirait  Malebranche,  de  son  pouvoir  de  mouvoir 
quelques  parties  du  corps;  ce  qui  est  la  théorie  même  de  Locke,  théo- 
rie qui  détruit  la  volonté  en  la  mettant  dans  une  force  étrangère  qui 
ne  dépend  pas  tonjoors  de  nous,  de  telle  sorte  que  y  sans  ner&  et  sans 
muscles  il  n'y  aurfdl  pas  de  volonté  ^ 

Dans  une  pareille  théorie,  que  devient  la  liberté?  Ce  qu'elle  devient 
ches  LfOcke.  Chose  admirable  !  dans  le  dernier  ouvrage  d'Huteheson , 
dans  son  Système  de  philosophie  morale,  qui  forme  a  vol.  in-4%.je  nç 
trouve  pas  un  seul  chapitre,  ni  même  un  seul  paragraphe  sur  la  liberté 
de  la  volonté;  je  doute  même  que  cette  expression  se  rencontre  qudque 
part.  Je  la  cherche  aussi  vainement  dans  le  Manael  de  philosophie  morale.  Il 
y  a  les  meilleures  maximes  sur  le  gouvernement  suprême  de  l'âme  placé 
dans  la  raison  et  dans  la  vertu ,  mais  à  peu  près  rien  sur  la  force  intérieure 
qui  seule  peut  faire  régner  en  nous  la  raison  et  accomplir  la  vertu. 

Hutcheson  met  en  balance  les  deux  opinions  contraires: l'une,  qui 
soutient  qu'un  jugement  de  la  raison  ou  entendement  étant  donné,  la 
volonté  suit  nécessairement,  puisqu'elle  n'estquele  dernier  jugement  pra- 
tique de  l'entendement;  l'autre,  quiattribue&lavolontélepouvoird'agir  ou 
de  ne  pas  agir, de  fairececiou  de&irecela.Entre  ces  deux  opinions ,  Hut- 
cheson hésite;  c*est  un  problème  qu'il  renvoie,  dit*il,  aux  métaphysi- 
ciens, n  but  avouer  cependant  qu'il  penche  du  bon  côté.  «  En  général , 
il  semble  qu'on  attribue  improprement  un  pouvoir  quelconque  à 
l'entendement,  dont  la  seule  fonction  est  d'apercevoir  la  vérité;  il 
semble  que  vouloir,  ordonner,  commander,  appartient  à  la  volonté^.» 

'  Voy.  i"  série  de  oos  cours,  t.  III,  p.  7a.  —  *  Cap.  11.  «Hcrenl  in  hac  parte 
t  peripatetici  quidam  oegàotés  voluntatem  necessario  sequi,  velultinniin  tntenectiM 
t  judicium  practicum,  lîeel  plemnque  sequatur.  Vim  sui  împdlendi  fledeodique 
«Tolontati  tribaunt,  qu«,  posîlis  his  omnibus  pnereqobitb  que  dicontur,  agere 
«  potest  tel  non  agere  (addunt  quidam  etîam},hoc  agere,  vel  huic  conU*arium.  me 
«  metaphyticis  permittimus  difudicanda.  In  universum  vero  vkletur  potestatem  ali- 
«quam  vd  imperium  impropiie  admodum  tribut  posse  intellactui,  cuius  qnippe 
«  muous  toium  est  verum  oeroere;  vdie  autem,  jmtt  a«t  niperare,  volmitalîs.  • 


478         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Et  il  est  bien  sûr  que  vouloir  appartient  à  la  volonté,  mais  €^  ne  dît 
point  si  ce  vouloir,  si  cette  volonté  possède  une  énergie  îfm  lui  soit 
propre  et  dont  elle  dispose  ;  en  un  mot ,  si  elle  est  libre.  U  &ut  conv^r 
que  tout  ce  passage  est  de  la  dernière  incertitude. 

Puisque  Hutcheson  nous  renvoie  à  la  métaphysique  pour  y  trouver 
la  solution  du  problème  de  la  liberté,  ayons  recours  à  ïEsifaisse  de 
métaphysique.  Mais  quy  rencontrons-nous?  Le  problème  plus  oi| moins 
bien  posé,  mais  sans  aucune  solution  arrêtée.  U  y  a  deux  passager  de  TjS^- 
qaisse  sur  la  liberté.  L'un  est  dans  t Ontologie,  à  Tarticle  des'CaÊses  ra- 
tionnelles, nécessaires  et  contingentes,  part.  I,  c.  i.  «La  question  de  la 
liberté  est  difficile,  dit  Hutcheson  :  De  Ubertaie  ariaa  eH  quœstio.^  U 
expose  et  développe  Topinion  contraire  en  peu  de  mots  et'  sans  déci* 
der.  L*autre  passage  est  au  chapitre  de  la  volonté  que  nous  avons  déjà 
fait  connaître,  part.  II,  c.  ii  :  In  gm  sita  sit  libertas.  Nouvelle  exposition 
détaillée  de  Topinion  stoique,  puis  de  Topinion  opposée,  i  laquelle 
fauteur  parait  incliner,  avec  cette  conclusion  :  «Maiff  laissons  cette 
question  tant  tourmentée,  qui  a  partagé  les  hommes  les  plus  savants  et 
les  plus  pieux  :  Sed  gaœstionemlûmcvexatissimam,  etc.,jam  reUiuiuanuu. 

Pour  absoudre  Hutcheson ,  il  faut  se  rappeler  que  c'est  d^à  beaucoup 
d*être  incertain  sur  la  liberté  humaine ,  quand  on  fonde  la  volonté  sur 
le  désir;  et  il  ne  faut  pas  oublier  que  cette  déplorable  coofilsipo  de  la 
volonté  et  du  désir  est,  au  xvii*  siècle,  dans  toutes  les  écoles  et  dans  tous 
les  systèmes;  dans  Malebranche^  comme  dans  Spinosa,  dans  Jonathan 
Edwards  comme  dans  Hobbes;  qu'au  xvin*  siède  die  est  à  la  fois  dans 
Condillac  et  dans  Kant;  que  tout  la  favorisait;  en  philosophie,  une  psycho- 
logie encore  superficielle;  dans  la  théologie  chrétienne  »  la  .domination 
de  l'esprit  de  saint  Augustin;  sur  le  continent  Luther,  Calvin,  Port- 
Royal  et  l'Oratoire;  en  Angleterre  et  en  Ecosse  des  sectes  puissantes, 
ie  puritanisme  exalté  et  la  modération  arminienne.  Hutcheson  trouve 
dans  la  théologie  de  son  temps  et  de  son  parti  et  dans  la  philosophie 
régnante  le  motif  et  l'excuse  de  son  incertitude.  Mais,  peu  à  peu,  le 
temps  viendra  où  une  psychologie  plus  assurée  élèvera  la  foi  à  la  liberté 
humaine  au-dessus  de  tous  les  systèmes  théologiques  et  philosophiques, 
et  l'établira  comme  une  vérité  de  fait  invincible  au  raisonnement,  égale 
ou  supérieure  en  évidence  à  toute  vérité  quelle  qu'elle  soit,  puisqu'elle 
repose  sur  le  dernier  fondement  de  toute  évidence,  l'autorité  de  la 
conscience. 

(Lasaiteau  pivchain  cahier.)  V,  œUSIN, 

^  FjngmmtUiBfkihiopkieearligfemmMptMâjau 


AOUT   1846.  479 

1.  — jEgyptens  srsàLB  IN  DBB  Wmltgeschicbte.  Geschicht' 
Hche  Vntersuchung  in  fûnf  Bûchem,  von  Ch,  C.  !•  Bunsen;  I«», 
U^  und  m»  Buch,  8^  Hamburg,  i845. 

1.  —  Place  ds  l'Egypte  dans  l'histoire  du  monde;  recherche  histo- 
rique en  cinq  livres,  par  Ch.  C.  J.  Bunsen  «  I",  II*  et  III'  livres,  8^, 
'"  Hambourg,  i845. 

2.  T-rr   AUSWABL  DBB  WICETIGSTEN   VbKUNDEN  DES  ^GYPTISÇBEN 

Aêtbbtbums,  herausgegeben  und  erlàatert  von  D^  R.  Lepsius, 
Tafeln,  Leipzig  «  184^5  fol. 

'  '2.  '—  Choix  des  documents  les  plus  importants  de  l'antiquité 
*  '     ÉGYPTIENNE,  publiés  et  expliqués  par  le  D'  R.  Lepsius;  planches, 
Leipzig,  1842,  fol. 

•    «  »  I  .  ' 

QUATRlènB    ARTICLE*. 

Nous  continuons  d'examiner  Touvrage  de  M.  Bunsen  avec  Tintention 
d'en  faire  connaître,  aussi  exactement  que  possible^  l'objet,  la  marche 
et  le  résultat,  et  en  nous  réservant  d'en  apprécier  le  mérite  et  l'impor- 
tance, quand  nous  serons  arrivés  au  terme  de  cet  examen.  Nos  lecteurs 
se  î'appeifent  que  l'idée  principale  qui  a  présidé  au  travail  de  notre  au- 
teur, pour  toute  la  haute  époque  de  l'empire  égyptien,  consiste  à  établir 
l'accord  des  listes  des  ni  premières  dynasties  de  Manéthon  avec  les  trente- 
huit  rois  Ôiébains  du  Canon  d'ÉratosÂène.  Nous  avons  montré,  dans  notre 
précédent  article,  de  quelle  manière  procédait  M.  Bunsen  pour  effec- 
tuer cet  accord ,  dans  la  restitution  des  trois  premières  dynasties;  et  nous 
allons  le  suivre,  dans  les  autres  applications  de  sa  méthode,  â  partir  de 
la  IV*  dynastie  jusqu'à  la  xii*,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  fin  du  haut  empire 
é^ptienl 

La  iv*  dynastie  forme  sans  contredit  l'époque  la  plus  importante  dans  la 
chronologie  de  l'histoire  égyptienne;  car  c'est  celle  où  il  est  le  plus  pos- 
sible d'établir  l'accord  le  plus  satisfaisant  de  toutes  les  données  antiques 
Îuî  nous  restent  sut  celte  histoire,  des  textes  d'Hérodote  et  de  Diodore , 
es  'Uslés  de  Manédion  et  du  Canon  d'Ératosthène;  et  c'est  aussi  celle  où 
des  monuments,  encore  subsistants  de  nos  jours,  et  des  monuments, 
tels  que  les  pyramides  de  Memp^,. ouvrages  des  rois  de  cette,  dynastie, 


'  Voyei,  pour  les  trois  prosiiers  articles,  les  cahiers  de  mars,  page  lag,  dav/rii, 
page  a 33,  et  de  juin  1 846 ,  page  359. . 


â80 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


peuvent,  avec  le  plus  de  certitude,  joindre  leur  témoignage  à  celui  des 
écrivains  nationaux  et  étrangers.  Le  rétablissement  de  cette  iv*  dynastie', 
d*après  la  combinaison  la  plus  heureuse  de  tous  les  éléments  que  nous 
en  possédons ,  devait  donc  être  un  des  principaux  objets  du  travail  de 
M.  Bunsen;  et  cest  aussi  d'après  le  résultat  de  ce  travail  que  l'on 
pourra  le  mieux  apprécier  jusqu'à  quel  point  notre  auteur  peut  se 
flatter  d'avoir  enfin  trouvé  la  solution  du  difficile  problème  de  la  chro- 
nologie égyptienne. 

Nos  lecteurs  savent  déjà,  par  le  détail  que  nous  avons  donné  dans 
ce  journal ,  des  opérations  exécutées ,  en  1 887,  dans  le  groupe  entier  des 
pyramides  do  Giseh,  sous  la  direction  et  aux&ais  du  colonel  How.  Vyse\ 
que  des  inscriptions  hiéroglyphiques,  tracées  en  caractères  cursifs,  par 
la  main  de  simples  ouvriers,  sur  des  pierres  employées  à  la  construction 
de  la  grande  pyramide,  renfermaient  deux  cartoudies  royaux,  l'un: 


• 


,  qui  se  lisait  Schoufou;  l'autre  : 
Schoafou ,  lesquels  cartouches  ne 
partenir  qu'aux  rois  auteurs  de 
nos  lecteurs  n'ignore  non  plus 
troisième  pyramide,  les  débris 


,  qui  doit  se  lire  CknimoU' 
peuvent  évidemment  ap- 
cette  pyramide.  Aucun  de 
que  l'on  a  trouvé,  dans  la 
du  cercueil  en  bois  qui  re- 


çut la  momie  du  roi  fondateur  de  cette  pyramide ,  et  que  le  cartouche 
de  ce  roi,  qui  s'y  lisait  deux  fois,  dans  les  deux  bandes  de  l'inscription 


Inéroglyphique  : 
possible ,  à  la 
qu'Hérodote  et 
raon.  Enfin ,  il 
de  la  plaine  des 
un  autre  cailouche  royaP  : 
à  lire  Schafré^,  et  qui  pré 
9vec  le  Chéfren  d'Hérodote , 
dore ,  deux  noms  donnés  au 
mides,  pour  qu'il  ne  résultât 


,  Men-Cha-Ré,  répondait,  aussi  eiactement  que 
transcription  grecque  :  Mycérinas,  Mencérùms, 
Diodore  nous  avaient  donnée  du  nom  de  ce  pha- 
avait  été  recueilli ,  dans  les  débris  d'un  tombeau 
pyramides ,  transportés  au  musée  britannique , 


,  que  l'on  s'est  accordé  généralement 
sentait  trop  d'analogie,  d'une  part 
de  l'autre  avec  le  Chabryès  de  Dio- 
roi  fondateur  d'une  des  grandes  pyra- 
pas  de  cette  analogie ,  jointe  à  la  cir- 


constance même  de  ce  tombeau,  pratiqué  dans  la  plaine  des  pyramides > 


^  JoumdesSav.  avril  iSiii,  p.  a  a  3-244;  mars,  mai,  juin  et  juillet  i844«p-  iSg, 
267,  33o  et  407.  —  '  Ce  cartouche,  publié  d*abord  par  sir  G.  Wiikinson,  dans  sa 
Materia  hieroglyphica ,  avait  élé  aussi  1  objet  des  observations  de  H.  Leemans,  dans 
sa  Lettre  à  M.  Saholini,  p.  18.  Les  fragments  du  tombeau  où  ce  cartouche  est 
fréquemment  reproduit  ont  été  puUiés  dernièrement  par  M.  Lepsius,  Aatwahl, 
Taf.  viii.  A,  B,  C,  D.  —  '  Cest  à  M.  Lenormant  qu  appartient  le  mérite  de  cette 
lecture,  fondée  sur  la  loi  aujourdliui  généralement  admiae  do  renversement  des 
caractères;  voy.  ses  Éclairciuem,  sur  b  cerc,  4ê  Myçérin.  p.  ào^àh 


AOUT   1846.  481 

la  plus  grave  présomption  que  le  roi  dont  il  s  agit  était  Tun  des  auteurs 
de  ces  grands  moBuments,  surtout  en  considérant  que  son  cartouche 
est  souvent  accompagné  d*un  gi^oupe  hiéroglyphique  composé  de  Thi- 
it>ndelle ,  "^(h,  ôer^  et  de  Tirnage  même  d'une  pyramide  ^  ^,  groupe  qui 
signifie  le  grand  de  la  pyramide^ ,  et  qui  rattache  ainsi,  d'une  manière 
positive,  la  construction  d'une  des  grandes  pyramides  de  Memphis  au 
nom  de  ce  roi.  Tels  étaient  les  éléments  d'archéologie  nationale,  acquis 
de  nos  jours  à  la  science,  qui  permettaient  d'entreprendre,  avec  des 
chances  de  succès  jusqu'alors  inespérées,  le  rétablissement  de  la  iv*  dy- 
nastie, en  s'aidant  des  données  historiques,  puisées  aux  soiuxes  égyp- 
tiennes par  Manétlion  et  par  Eratosthène.  IJ  s'agit  maintenant  de  voir 
de  quelle  manière  ces  divers  éléments  ont  été  employés  par  M.  Bunsen, 
pour  obtenir  un  résultat  qui  puisse  être  regardé,  sinon  comme  définitif^, 
au  moins  comme  suffisamment  probable. 

La  IV*  dynastie,  qualifiée  memphile,  se  compose,  dans  les  Extraits  de 
Jules  Africain,  qui,  ici  comme  presque  partout,  paraissent  les  plus 
dignes  de  confiance,  se  compose,  disons-nous,  de  hait  rois,  aux  règnes 
desquels  est  assignée  une  durée  de  27/1  ans^.  Ces  hait  rois  se  succèdent 
avec  les  noms  et  dans  l'oixlre  que  voici  :  1^  Sôris ,  ^29  ans  ;  a®  Soaphis  (I), 
63  ;  S** Souphis  (II) ,  5 6  ;  /i'  Menchérès ,  63  ;  5*  Ratoisès ,  a 5  ;  6*  Bichéris,  q  2  ; 
'j'' Séberchérès ,  7;  S""  Thamphtis,  9.  La  première  insj)ection  de  cette  liste 
y  fait  découvrir  un  double  emploi,  que  nous  avons  déjà  signalé  dans 
notre  exposé  de  la  m*  dynastie,  et  que  nous  nous  bornons  à  rappeler, 
celui  des  5*  et  6*  rois,  Ratoisès  et  Bichéris,  qui  répondent  aux  Rasâsis 
et  Btyrès  d'Ératosthène ,  les  8*  et  9*  rois  de  la  ni*  dynastie  de  Manéthon , 
les  xni*  et  xiv*  rois  thébains  du  Canon  d'Ératosthène.  Moyennahtla  suppres- 
sion de  ce  double  emploi,  la  liste  des  hait  rois  de  la  iv*dynastie  se  trouve  ré- 
duite à  six,  qu'il  s'agit  maintenant  de  mettre  en  regard  des  rois  portés  sur 
le  Canon  d'Eratosthène  et  de  ceux  que  donnent  les  monuments,  pour 
voir  jusqu'à  quel  point  ces  divers  éléments  s'accordent  ou  se  contrarient. 

En  présence  de  ces  six  rois  de  la  liste  de  Manéthon  se  montrent  cinq 

'  Bunsen,  t.  II,  p.  iSy.  —  *  L'auteur  avait  fait  de  celle  restilulion  de  la  iv*  dy- 
nastie le  sujet  d*un  mémoire  lu  en  i83g,  ou  sein  de  la  sociélé  royale  de  littérature 
de  Londres,  et  imprimé  dans  la  LiUerary  Gazette,  27  avril  1889.  C'est  encore  au- 
jourd'hui, sauf  en  un  seul  point,  où  de  nouvelles  recherches  Tont  porté  à  rectifier 
son  travail,  le  même  système  que  M.  Bunsen  expose  dans  l'ouvrage  dont  nous  ren- 
dons compte.  —  '  Les  Extrmis  d'Eusèbe  portent  17  rois  et  Â48  ans;  mais  il  est 
facile  de  découvrir  la  source  de  celte  double  erreur,  qui  doit  être  imputée  à  ses 
copistes.  Le  chifl're  1 7  résulte  de  Taddition  des  nombres  des  rois  de  la  111  et  de  la 
IV*  dynastie,  9  -h  8=11:17;  et  le  chiffre  &48  résulte  pareillement  de  Taddcbu  im 
nombres  d'années,  ai4  -i-  27A  =  488,  au  lieu  de  448. 

61 


482  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

rois  du  Canon  (l*Eratostbène ,  la  plupart  desquels  se  ressemblent  nssez 
par  leurs  noms,  pour  que  les  différences  qu'ils  offirent  dans  leurs  années 
de  règne ,  différences  faciles  d'ailleurs  à  expliquer  par  des  combinaisons 
de  cUffres  suffisamment  plausibles,  constituent  une  difficulté  grave. 
Ainsi  les  deax  Saôphis  du  Canon  d'Ératosthène  semblent  bien  positive- 
ment répondre  aux  deax  Souphis  de  la  liste  de  Manéthon  ;  et  les  deux^ 
àfenchérès  du  premier  représentent,  avec  une  presque ségale  certitude, 
le  Menchérès  imique  du  second ,  surtout  si  Ton  considère  que  la  somme 
des  années  de  règnedes  deax  Menchérès  d*Ératosthène,  3 1  -f-  33 ,  ^le,  i 
bien  peu  de  chose  près,  63 ,  la  durée  affectée  au  seal Menchérès  de  Ma- 
néthon. A  l'appui  de  ce  premier  rapprochement»  qui  semble  prouver 
que  les  données  de  Manéthon  etd'Eratosthène  étaient  bien  puisées  dans 
des  documents  authentiques,  sauf  les  différences  de  détail  qui  s'y  re^ 
marquent,  vient  se  joindre  la  connaissance  que  nous  possédons  main- 
tenant, par  les  monuments  nationaux,  des  noms  de  deux  Sckoafoa ,  évi- 
demment les  deax  Souphis  de  Manéthon ,  les  deux  SaAphis  d'Ératosthène, 
ainsi  que  des  noms  de  detix  Menchérès,  non  moins  certainement  les 
mêmes  que  les  deux  Menchérès  d'Ératosthène.  Il  y  a  donc,  entre  les  his- 
toriens, Manéthon  et  Ératosthène,  d'une  part,  et  les  monuments,  de 
l'autre ,  un  accord ,  sur  les  points  principaux ,  qui ,  jusqulci,  ne  s'était  pa^ 
encore  montré,  à  un  pareil  degré,  dans  l'histoire  des  premiers  temps 
de  l'Egypte;  et  ce  résultat  fût-il  encore  accompagné  de  quelques  doutes 
pour  les  années  de  règne  de  la  dynastie  entière ,  pourrait  déjà  être 
r^;ardé  conune  une  des  plus  précieuses  acquisitions  de  la  science , 
quand  il  s'agit  d'une  dynastie  qui  touche,  comme  celle-là,  presque  an 
berceau  de  fempire  %yptien,   et  dont  l'existence,  désormais  histo- 
riquement avérée ,  s  élève  dans  les  temps  bien  au  delà  de  toutes  les 
traditions  connues  du  genre  humain. 

Telle  est  effectivement  l'importance  de  ce  résultat ,  que  nous  pren- 
drons la  liberté  de  reprocher  à  M.  Bunsen  d'en  avoir  compromis  la 
certitude  par  des  combinaisons  qui  ne  nous  semblent  pas  heureuses. 
Ainsi,  au  lieu  d'assimiler  les  deux  Saôphis  d'Eratosthène  aux  deux  iSou- 
phis  de  Manéthon  \  les  uns  et  les  antres  aux  deax  Schoafoa  des  monu- 
ments, notre  auteur  croît  devoir  mettre  en  regard  du  Saôphis  J***  d'Éra- 
tosthène le  Sôris,  premier  roi  de  la  dynastie  sur  la  liste  de  Manéthon, 
uniquement  d'après  la  ressemblance  des  noms,  qu'il  rend  encore  plus 
sensible  en  corrigeant  ce  nom  de  Sôris  en  celui  de  Sôphis,  et,  d'après 

'  Ainsi  que  l'avait  proposé  d*abord  M.  Lenormant,  qoi,  en  cela,  nous  paraît 
avoir  fait  un  rapprochement  d'une  jnstesse  manifeste;  voy.  ses  Eclaiivissem,  sar  2r 
cerc.  de  Mycérin.  p.  33. 


AOUT    1846.  483 

ndentité  des  années  de  règne,  ag;  mais  une  correction  aussi  arbitraire 
ne  saurait  être  regardée  comme  un  procédé  bien  critique ,  surtout  si 
1  on  réfléchit  que  ce  n est  pas  à  laide  du  changement  d*une  seule  lettre 
que  cette  similitude  de  noms  peut  être  obtenue;  car  le  Soris  de  Mané- 
thon  est  écrit  dans  le  texte  grec,  2QPI2,  tandis  que  les  deux  SouplUs 
sont  écrits  dans  le  même  texte,  SOYOES  ^  ;  il  faudrait  donc,  en  admet- 
tant ridentité  présuipée  du  xv*  roi  d*Ératosthène  et  du  chef  de  la  iv*  dy- 
nastie de  ManéthoQ,  corriger  20PI2,  non  en  2ÛOI2,  comme  le  dit 
M.  Bunsen  ^,  mais  en  20TOI2  ;  et  Ton  n'aurait  encore  gagné  à  cette 
opération  quune  difficulté  de  plus;  car  il  resterait  toujpui^  sur  la  Hsk 
de  Manéthon  trois  Souphis,  au  ïien  de  deux  que  porte  la  tradition  histo- 
rique, d accord  avec  les  monuments;  et c est  la  suppressicm  totale  du 
Sons  de  Manéthon  que  M.  Bunsen  aurait  pu  proposc^r,  au  lieu  d'une 
correction  qui  ne  remédie  à  rien.  Mais  il  y  a  encore,  et  contre  cette  cor- 
rection même ,  et  contre  la  suppression  de  Sôri^^  qui  ne  pourrait  être 
d  ailleurs  opérée  que  par  un  procédé  tout  à  fait  arbitraire,  il  y  a,  dis-j^, 
ime  difficulté  dont  ne  parait  pas  s'être  douté  M.  Bunsen,  c'est  qu'on  possède 
un  cartouche  qui  doit  appartenir  au  roi  Sôris  de  Manéthon,  et  qui  lui 
a  été,  en  tout  cas,  attribué  avec  beaucoup  de  probabilité  ;  ce  cartouche, 
gravé  sur  le  sarcophage  d'un  prêtre  du  roi  Mènes ,  et  ainsi  conçu  '  : 
avait  pu  être  regardé  d'abord  coaune  représentant  le  prénom  de 
Menés,  supposition  qui  n'était  guère  vraisemblable,  attendu  que 
les  plus  anciens  pharaons  ne  sont  janoiais  désignés  sur  leurs  monu- 
ments que  par  un  seul  cartouche.  Mais,  en  trouvant  le  même 
cartouche  sur  un  débris  de  sarcophage  tiré,  comme  celui-ci,  de  la 
plaine  des  pyramides,  M.  Prisse  a  cru  y  reconnaître,  d'après  la  lecture, 
o'û^p,  distrihateur,  le  Sôris  de  Manéthon ,  le  chef  de  la  iv*  dynastie^,  ce  qui 
me  semble,  à  vrai  diie,  la  supposition  la  plus  plausible.  Dans  tous  les 
cas,  ce  cartouche  royal,  qui  ne  saurait  se  lire  auti^emont  que  Sor,  et  qui, 
par  la  simplicité  de  sa  composition,  comme  par  la  locaÛté  même  d'où 
proviennent  les  monuments  qui  l'ont  fourni,  ne  peut  guère  avoir  appar- 
tenu qu'à  Tun  des  pharaons  des  premières  dynasties  memphites ,  est  un 
élément  de  la  question,  resté  inconnu  à  M.  Bunsen,  qui  devient  ime 

*  M.  Bunsen  parait  admettre  deux  variantes  du  nom  de  Souphis,  £Û<I>fS  et 
20T4>IS,  dans  le  texte  grec  de  Mànétlion,  t  II,  p.  ia5.  Mais  ce  texte,  tel  que  nous 
le  représentent  les  Extraits  de  J.  Africain ,  dans  Touvrage  du  Syncellc,  1. 1,  p.  io5, 
éd.  Bonn.,  ne  porte  que  la  seule  leçon  Saû^i^.  — *  T.  Il,  p.  ia4,  ^9)..—  '  Ce  sarco- 
phage, appartenant  à  Clot-Bey,  au  Caire,  a  été  décrit  par  M.  Ampère,  et  le  car- 
touche du  roi  Sôr  [SôrisT]  regardé,  mais  seulement  par  forme  de  conjecture,  cqoime 
un  prénom  de  Mènes,  —  *  Rev,  archéologiq,  novembre  1 845. 

6j. 


484         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

grave  objection  contre  sa  correction  de  Sâris  en  Sôphis,  et  contre  son 
assimilation  du  Saôphis  /"*  d'Eratosthène  au  Sôris  de  Manëlhon.  A  notre 
avis,  ce  roi  Sôris,  chef  de  la  iv*  dynastie  de  Manéthon,  doit  être  main- 
tenu à  cette  place  dans  Thistoire  de  TÉgypte ,  bien  qu'il  ne  figure  pas 
sur  le  Canon  d'Ératosthène,  peut-être  parce  qu'il  n'était  qu'un  roi  as- 
socié au  trône,  ou  par  toute  autre  raison  que  nous  ne  pouvons  connaître; 
et  il  semble,  en  tout  cas,  qu'on  doive  admettre  è  cette  haute  époque 
de  l'empire  égyptien  une  circonstance  qui  eut  lieu  à  des  époques  moins 
anciennes,  le  fait  du  règne  simultané  de  princes  de  la  même  famille, 
dont  l'un  fut  le  survivant  et  le  successeur  de  l'autre.  L'exemple  des 
deux  Souphis,  qui  étaient  frères  et  qui  régnèrent  successivement,  et 
peut-être  aussi  conjointement  durant  un  certain  temps ,  et  celui  des^ 
deux  Menchérèsy  conduisent  assez  probablement  à  cette  supposition 
pour  la  dynastie  qui  nous  occupe;  et  cette  même  dynastie  renferme 
encore  un  roi,  qui  ne  figure  pas  plus  que  le  Sôris  de  Manéthon  sur  le 
Canon  d'Eratosthène,  et  qui  doit  pourtant  avoir  eu,  dans  f  empire  égyp- 
tien, la  place  qui  lui  est  assignée  sur  la  liste  de  Manéthon,  celle  du  septième 
roi  de  la  dynastie  et  du  successeur  du  deuxième  Menchérès,  puisque 
c'est  précisément  celle  que  lui  attribuent  les  monuments  nationaux. 

Effectivement,  ce  roi,  nommé  Séberchérès  dans  les  Extraits  de  J.  Afri- 
cain, mais  qui  devait  s'appeler  Népherchérès ,  dans  le  texte  de  Manéthon , 
suivant  une  correction  très-heureuse  de  M.  Lepsius  ^  se  reconnaît,  sous 
sa  véritable  forme  égyptienne,  Nifrou-cKè-ré,  dans  le  cartouche  : 
qui  vient  immédiatement  après  celui  de  Men-^hé-ré  H  : 
à  la  ligné  supérieure  de  la  Table  d'Abydos,  n*  1 6.  Or  l'ana- 
logie de  ce  nom ,  jointe  à  la  certitude  de  la  place  occu- 
pée par  ce  pharaon  dans  l'empire  égyptien ,  à  la  suite  de 
Menchérès  II,  ne  permet  pas  de  le  méconnaître  dans  le 


Népher- 
chérès,  septième  roi  de  la  iv*  dynastie  de  Manéthon;  on  doit  donc  l'ad- 
mettre avec  toute  assurance  en  cette  qualité,  bien  qu'il  ne  soit  pas 
mentionné  sur  le  Canon  d*Ëratosthène,  sauf  à  expliquer  cette  circonstance 
parce  qu'il  pouvait  être  un  roi  associé,  ou  bien  paix)e  qu'il  appartenait 
à  une  branche  collatérale,  celle  qui  forma  la  v*  dynastie  éléphantine, 
comme  le  présume  M.  Bunsen. 

'  Je  remarque  ici  que  le  nom  de  fie^pxépv^  se  lisait  deux  fois  dans  les  Extraits 
de  J.  Africain,  pour  le  7*  roi  de  la  n'  dynastie,  et  pour  le  5*  de  la  v*,  apad Syncell. 
t.  I,  p.  10a  et  107.  En  lisant  aussi  Népherchérès\e  nom  du  7'  roi  de  la  iv*  dynastie, 
qoi  est  écrit  ILg^pxépfffd&ns  le  texte  duSyncelle,  p.  io5,  M.  Lenormant  avait  donc 
fait  déjà  la  correction  que  nous  indiquons,  et  il  avait  eu  aussi  une  idée  heuretise, 
en  rapportant  au  nom  grec  de  NépMFthérèi  le  cartouche  de  Néjroachéré, 


AOUT   1846.  485 

Une  autre  combinaison  de  noire  auteur,  à  laquelle  je  me  permettrais 
encore  de  ne  pas  donner  mon  assentiment,  c'est  celle  au  moyen  de  la- 
quelle il  retrouve  le  règne  des  deux  Choufoa ,  exprimé,  suivant  lui ,  dé^k  de 
deux  manières  différentes,  sur  la  liste  de  Manétbon ,  par  les  noms  de  Sôphis 
(au  lieu  de  Sôris)  et  de  Souphis,  il  le  retrouve,  dis-je,  indiqué  d*une  troi- 
sième manière ,  sur  cette  même  liste,  par  les  noms  de  Séphouris  et  de  Ker- 
phérèSf  8*  et  g*  rois  de  la  in*  dynastie.  Le  seul  argument  que  puisse  faire 
valoir  M.  Bunsen  à  Tappui  de  cette  combinaison,  cest  le  nombre  des  an- 
nées de  règne,  3o-4-2  6,  assignées  à  ces  deux  princes,  qui  répondent  exac- 
tement au  chiffre  56,  donné  comme  celui  de  la  durée  du  règne  des  deux 
Saôphis  d*Eratostbène  et  du  Souphis  II de  Manétbon.  Mais  nous  ne  croyons 
pas  cette  raison  suffisante  pour  motiver  à  la  fois,  et  le  transport  de 
Séphouris  et  de  Kerphérès  de  la  fm  de  la  m*  dynastie  au  commencement 
de  la  IV*,  et  lassimilation  de  ces  deux  rois  aux  deux  Schoufou.  La  correc- 
tion au  moyen  de  laquelle  M.  Bunsen  rectifie  les  noms  grecs  CH0OYPIC 
en  CHXOY0IC,  et  KEP0EPHC  en  KNEOEPHS,  najoute,  suivant 
nous,  aucun  nouveau  motif  de  confiance  à  cette  combinaison  ;  car  nous 
ne  voyons  pas  en  quoi  ces  transcriptions  grecques  rapprochent  les  noms 
égyptiens  auxquels  elles  se  rapportent  de  ceux  de  Schoufou  et  de  Chné- 
mou-Schoufou,  que  nous  lisons  maintenant  avec  toute  certitude  sur  les 
monuments  nationaux.  A  notre  avis,  toutes  ces  tentatives  de  concilier 
les  textes  d'Eratosthène  et  de  Manéthon,  même  dans  ce  qu'ils  o£Brent 
de  plus  inconciliable  en  apparence,  sont  plus  contraires  que  favorables 
au  but  que  s  est  proposé  M.  Bunsen ,  qui  est  d'établir  laccord  de  ces 
deux  grands  documents  chronologiques  entre  eux  et  avec  les  monu- 
ments. Quand  cet  accord  peut  être  obtenu  sur  les  points  principaux, 
comme  cest  certainement  le  cas  poiur  la  iv*  dynastie,  il  vaut  mieux, 
suivant  nous,  laisser  subsister  dans  les  détails  quelques  dissidences , 
dont  nous  ne  pouvons  rendre  compte,  parce  que  les  monuments  nous 
manquent  encore,  que  de  s'efforcer,  trop  souvent  en  pure  perte,  de 
tout  expliquer  k  faide  de  combinaisons  ingénieuses  sans  doute,  mais 
arbitraires. 

Une  dernière  question ,  concernant  la  restitution  de  la  iv*  dynastie , 
opérée  au  moyen  des  cinq  rois^  xv  à  xix  du  Canon  d*£ratosthène,  est 
résolue  par  M.  Bunsen  d'une  manière  qui  peut  encore  donner  lieu  à 
plus  d'une  difficulté,  mais  qui  nous  parait  cependant  suffisanmient 
probable;  c'est  celle  qui  regarde  le  xix*  roi  d'Ëratosthène,  Pommés, 
mis  en  regard  du  Thamphthis,  huitième  roi  de  cette  iv*  dynastie,  sur 
la  liste  de  Manéthon.  Ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  noms,  qui  ne  laissent  pas 
d'offrir  entre  eux  une  certaine  analogie ,  ne  répondent  à  un  nom  égyp- 


486 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


tien  fourni  par  les  monuments.  Mais  M.  Bunsen ,  partant  de  la  suppo- 
sition, certainement  très-plausible,  que  le  roi  Schê^ré,  dont  nous  pos- 


sédons le  carttmche 
de  la  pyramide^  appar 
forma  la  iv*  dynastie, 
la  ieçon  originaire  du 
sthène,  altérée  diverse 


,  suivi  de  la  désignation  :  "^1^^  ^,  le  grand 
tient  à  cette  famille  de  rois  mem/Aites  qui 
et  qui  éleva  les  pyramides,  présume  que 
texte  de  Manéthon  et  de  celui  d*Érato- 
ment  par  leurs  copistes  en  flAMMHC  et 
OAM<l>OIC,  devait  être  XAM<I>PHC,  transcription  grecque  vérita- 
blement asseï  exacte  deTégyptien  5cfta/r^.  Le  nom  XABPYHC,  donné, 
dans  ime-  des  versions  de  Diodore  de  Sicile,  au  pharaon  qui  bâtit  la 
grande  pyramide,  paraît  bien  probablement  aussi  une  autre  forme 
grecque  de  ce  nom  égyptien  Schafré;  et  ce  qui  vient  encore  à  l'appui 
de  cette  supposition  de  M.  Bunsen ,  c'est  Tinterprétatioa  grecque  donnée 
par  Ératosthène  au  nom  de  son  xix*  roi,  Champkrès,  ou  Ôiafrès,  Àp- 
x'iivSfis  (au  lieu  de  kpxôvSn^,  leçon  certainement  vicieuse),  mot  grec  où 
ridée  de  domination,  de  prééminence,  répond  assez  bien  au  sens  du  mot 
égyptien.  Sur  ce  point  encore,  et  ce  n'était  certainement  pas  l'un  des 
moins  importants,  ni  des  moins  difficiles  de  ceux  qui  concernent  la 
IV*  dynastie,  la  solution  proposée  par  M.  Bunsen  nous  parait  la  plu9 
satisfidsante. 

Il  en  est  de  même,  suivant  notre  opinion,  de  la  manière  dont  notre 

auteur  met  en  r^ard  des  deux  Menchérès  du  Canon  d'Ëratosthène ,  réunis 

^  en  un  seul  sur  la  liste  de  Manéthon,  les  deux  pharaons,  désignés  sur  les 

monuments  nationaux  par  le  même  nom  de  Men-cha-Ré,  mais  avec  une 

variante  qui  semble  effectivement  indiquer  qu'il  s  agit  de  deux  rois  dif- 


,  que  nous  connaissons  avec  toute 
qui  construisit  la  troisième  pyra- 
se  retrouve  aussi  à  la  ligne  supé- 
n*'  i5,  sous  cette  forme  : 
^ligrapbîque  de  la  première. 


férents.  L'un  de  ces  noms 
certitude  pour  celui  du  roi 
mide  et  qui  y  fut  enseveli, 
rieure  de  la  Table  d'Abjdos, 
qui  n'est  qu'une  variante  cal 

où  le  signe  ^*^**^,  n,  complète  le  mot  mèn,  exprimé  te  plus  sou- 
vent par  le  signe  hh,  et  où  le  signe  tj,  est  employé  au  singulier, 
au  lieu  de  l'être  au  pluriel.  Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  la 
forme  :  ^S!a^ ,  qui  nous  est  donnée  par  le  cartouche  n^  ili  de  la  ligne 
re  de  la  Table  d'Abydos.  Le  signe  ],  neter,dieu,  introduit 
composition  du  nom ,  dont  il  ne  subsiste  plus  que  les  deux 
éléments,  cha-Ré^,  pour  Men-cha-Ré,  indique,  à  n'en 
douter,  que  ce  nom,  où  l'idée  de  dieu  se  combine  avec 


supérieu 
dans  la 
derniers 
pouvoir 


^i?i^' 


Le  signe,  0,  r^^  qui  devait  se  trouver  en  tête  4u  cartouche,  a  disparu  par 


AOUT   1846.  48/ 

les  autres  signes,  appartient  à  un  pharaon  différent,  très-probablement 
au  premier  Menchérès ,  au  prince  qui,  succédant  à  im  roi  signalé  dans 
les  annales  ésyptieanes  comme  impie  et  ennemi  des  àieax,  ùjttpMnç 
eU  Stùii ,  se  distingua ,  au  contraire ,  par  sa  piété  et  par  le  rétablissement 
du  culte,  auquel  il  contribua,  non-seulemerit  par  les  actes  de  son  gou- 
vernement, mais  encore  par  la  composition  de  livres  sacrés,  pour  les- 
quels il  est  cité  dans  le  Livre  des  morts  ^  C'est  donc  à  ce  prince  que 
M.  Btiûscn  attribue,  par  une  conjecture  qui  me  parait  extrêmement 
heureuse,  le  cartouche  n*"  i4  de  la  Table  d'Ahjdos,  distingué  par  le 
signe  ^f  neter,  dieu;  et  à  son  successeur,  nommé  comme  lui  Menchérès, 
le  cartouche  qui  suit  immédiatement  âur  la  même  table  »  n*  i5.  De 
cette  manière,  les  deux  Menckérès  du  Canon  d'Efatosthène  se  retrouvent 
sm*  un  monument  historique,  certainement  de  la  plus  haute  videur, 
tel  que  la  Table  d'Abydos;  ce  qui  devient,  indépendamment  d'un  degré 
de  plus  de  confiance  pour  les  données  chronologiques  mises  en  eeuvre 
par  Ératosthène,  un  résultat  historique  très-important;  et  la  première 
conséquence  de  cette  restitution ,  c'est  que  le  second  cartouche  de  la 
Table  d'Abjdos,  appartenant  au  deuxième  Menckérès,  revient  au  pharaon 
qui  constrtusit  la  troisième  pyramide,  et  dont  on  y  a  effectivement 
retrouvé  le  cercueil,  avec  son  nom  hiéroglyphiquement  écrit,  Men- 
ChaRé. 

Une  autre  conséquence  de  ce  résultat,  qui  serait  bien  plusl  impor- 
tante, ce  serait  le  rétablissement  de  la  plus  ancienne  partie,  maintenant 
perdue,  de  la  Table  d'Abydos^  Mais  ici,  je  crains  que  notre  auteur  ne 
se  soit  laissé  abuser  par  une  illusion,  d'ailleurs  très-naturelle  et  lég;ilime 
jusqu'à  un  certain  point.  En  retrouvant  les  xvn*  et  xviii*  roia  d'Érato- 
sthène,  les  deux  if  enchères  et  leur  successeur  sur  ta  Uste  de  Manéthon , 
Népherchérès ,  et  en  les  retrouvant  précisément  dans  cet  ordre,  k  la 
ligne  supérieure  de  la  Table  d'Abydos,  n*  i/i,  i5  et  16,  M.  Bunsen  a 
cru  pouvoir  se  servir  de  cette  circonstance,  effectivement  très-remar- 
quable, poiu*  restituer,  dans  toute  sa  partie  antérieure  qtA  manque  au- 
jourd'hui, cet  inappréciable  monument.  Une  remarque  d*utte  rare 
sagacité  semblait  pouvoir  justifier  encore  cette  tentative  ;  c'est  que  le 

leffet  delà  fracture;  mais,  comme  ce  signe  eommeaoe  lous  les  cartouches  des  rois  de 
celte  époque ,  et  généralement  les  cartouclies  prénoms,  on  est  suffisamment  autorisé 
à  le  rétablir  ici.  Le  cartoudie  doit  donc  se  lire  né,.,Net€r'Chas  ou ,  d'après  la  rèele  de 
rinterversion  des  signes,  constatée  maintenant  par  tant  d'exemples  :  .„ffeter'.,.Cna'Ré. 
— ^Das  Todtenbach,  c.  lxiv,  Taf.  xxv.  éd.  Lepsius.  On  n'objectera  pas  que  le  signe  | 
manque  dans  ce  cartouche.  Ce  signe,  nécessaire  pour  distinguer  Tun  des  deux  ^f en- 
chères sur  les  monuments  publics,  ne  Tétait  pas  dans  le  Livre  des  morts. 


488 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


cartouche  qui  précède  ces  trois-ci ,  n*  1 3  : 
momenl  où  fut  découvert  le  monument,  un 
qui  pouvait  conduire  à  la  conjecture  que  les 
détruits,  offraient  les  éléments  du  nom  du 
Fectivement,  il  a  été  recoïinu  sur  les  monu 
de  ce  nom,  ainsi  conçue  ^  : 
(on),  et  qui  prouve  qu'en 
tingucr  de  son  prédéces 
est  toujours  terminé  par 
sien  par  le  signe  j^— ^,/. 


,  offrait  encore,  au 
signe  final  J^— w,/, 
autres  signes,  alors 
second  Schoafau.  Ef- 
ments  une  variante 
lire  :  Chnémoa   Chpuf 


,   qui  doit  se 

certains  cas,  et  sans  doute  pour  se  dis- 
seur  homonyme,  dont  le  cartouche 
le  signe  ^ ,  ou,  ce  prince  terminait  le 
Si  cette  observation  est  fondée,  on 
peut  admettre,  presque  avec  toute  certitude,  que  le  cartouche  n"*  i3  de 
la  TaUe  d'Abydas  renfermait  le  nom  du  deuxième  Schoufùa,  et  il  est  bien 
certain  qu*il  y  occuperait  la  place  dynastique  et  chronologique  qui  lui 
appartient.  Cela  posé,  M.  Bunsen  en  conclut  que  les  douxe  cartouches 
qui  manquent  aujourd'hui,  au  commencement  de  la  ligne  supérieui*e 
de  la  Table  d'Alydos,  renfermaient,  les  cinq  premiers,  i-v,  les  cinq  pre- 
miers rois  du  Canon  d'Ératosthène;  les  sept  suivants,  vi-xii,  les  sept  rois 
de  la  II*  dynastie  de  Manéthon.  Mais  j'avoue  que  je  ne  puis  donner 
mon  assentiment  à  cette  supposition  de  notre  auteur.  D'abord,  ce 
n'est  pas  de  sept  rois ,  mais  de  neuf,  que  se  composait  la  u*  dynastie  de 
Manéthon,  dans  les  divers  Extraits  qui  nous  en  sont  parvenus,  et  dans 
l'exposition  qu'en  donne  M.  Bunsen  lui-même;  et,  si  ce  nombre  de  sept, 
nécessaire  à  son  calcul ,  n'est  pas  le  produit  d'une  distraction ,  il  devrait 
être  au  moins  le  sujet  d'une  explication,  et  M.  Bunsen  n'en  donne 
aucune.  En  second  lieu,  je  ne  vois  pas  de  raison  pour  que  ce  soit  la 
II*  dynastie  thinite  qui  ait  été  admise  sur  la  Table  d*Abydos,  plutôt  que 
la  III*  dynastie  memphite,  puisque  ce  sont  les  rois  de  la  iv*  dynastie  mem- 
phite  qui  y  figurent,  n"*  i3,  16,  1 5  et  16.  L'argimient  employé  par 
M.  Bunsen  que,  si  c'était  la  m*  dynastie  memphite,  composée  de  neuf  rois, 
qui  fût  représentée  sur  la  Table,  le  i4*  cartouche  de  cette  TaJble  aurait 
dû  contenir  le  nom  du  neuvième  roi  de  cette  dynastie,  cçt  argument 
s'applique  aussi  à  la  11*  dynastie,  composée  pareillement  de  neuf  rois.  La 
restitution  de  cette  partie  de  la  Table,  telle  que  la  propose  notre  auteur, 
ne  me  semble  donc  pas  possible ,  et  je  pense  que ,  dans  l'état  actuel  de  nos 
connaissances,  tout  essai  de  restitution  de  ce  monument,  dans  la  partie 
qui  nous  occupe,  ne  peut  être  qu'une  hypothèse  plus  ou  moins  gratuite. 
M.  Bunsen  complète  fexposition  qu'il  a  voulu  donner  de  la  iv*  dy- 
nastie, en  appliquant  aux  pyramides  de  Mcmphis,  ouvrages  des  rois 


M.  Bunsen  la  donne,  t.  II,  p.  i33,  d*aprèt  le  recueil  de  M.  Lepsias. 


AOUT   1846. 


489 


de  cette  dynastie,  les  notions  tirées  des  listes  de  Manéthon  et  du  Ca- 
non  d*Ératosthène ,  et  mises  d  accord,  comme  nous  venons  de  le  mon- 
trer. C'est  dans  cette  application  des  données  liistoriques  aiu  monu- 
ments nationaux  que  doit  se  trouver  la  meilleure  preuve  de  cet  accord, 
s'il  existe  en  effet,  et  c'est  sans  doute  aussi  par  cette  raison  que  notre 
auteur  semble  attacher  une  importance  toute  particulière  aux  vues  nou- 
velles sur  les  rois  auteurs  des  pyramides ,  que  lui  suggère  le  résultat  de 
son  travail.  Nos  lecteurs  jugeront  jusqu'à  quel  point  est  fondée  cette 
partie  des  recherches  de  M.  Bunsen. 

Les  inscriptions  hiéroglyphiques,  tracées  par  la  main  des  ouvriers 
sur  des  pierres  employées  dans  la  construction  des  chambres  de  dé- 
charge ,  au-dessus  de  la  chambre  principale  de  la  grande  pyramide ,  ont 
donné,  comme  le  savent  nos  lecteurs\  deux  cartouches  royaux,  celui 


de  Schoafoa 
d'abord  attri 
Souphis  /"■  de 
te.  Le  second 
riante  du  pre 


5^ 


,  et  celui  de  Chnénwa-Schoaf  [ou  )  ^^b^  >  qui  furent 
hués  au  roi  fondateur  de  cette  py  ^^^  ramide,  au 
Manéthon,  le  même  que  leChéops  x^  d'Hérodo- 
cartouche  fut  regardé  comme  une  v  simple  va- 
mier*,  où  les  deux  éléments  nou  ^;£^  veaux ,  le 
bélier  et  le  vase,  symboles  du  dieu  Chnev,  Chnef,  Chnem,  pouvaient  avoir 
la  valeur  d'un  surnom  joint  au  nom  propre  dans  le  même  cartouche, 
comme  on  en  a  des  exemples  même  poiu*  les  rois  des  premières  dynas- 
ties. Cependant  il  avait  paru  à  d'autres  critiques,  tels  que  M.  Lepsius^, 
et  il  semble  maintenant  démontré  parles  recherches  de  M.  Bunsen,  que 
le  second  cartouche  appartient  à  un  autre  roi,  qui  ne  peut  être  que  le 
second  Schonfoa,  frère  et  successeur  du  premier.  L'analyse  des  signes 
hiéroglyphiques  exprimant  le  mot  égyptien  Qinef  ou  Chnem  semble 
effectivement  très-propre  à  rendre  compte  des  transcriptions  grecques, 
Chéfren,  pour  Chnéfren,  et  Cliemmis,  pour  Chnémis,  employées,  la  pre- 
mière par  Hérodote,  la  seconde  par  Diodore,  pour  les  noms  des  rois 
auteurs  des  deux  grandes  pyramides;  et  un  argument  négligé  par 
M.  Bunsen  achève  de  démontrer  que  le  Schoufou  et  le  ChnémoaSchouf 
[ou)  de  la  grande  pyramide  sont  bien  en  effet  deux  rois  différents;  c'est 
que  les  deux  mêmes  cartouches  se  lisent,  gravés  à  côté  l'un  de  l'autre, 
sur  des  rochers  à  Ouadi-Magara,  où  ils  ont  été  relevés  par  M.  L.  de  la 
Borde  *.  Ce  point  établi,  il  s'agit  de  voir  les  conséquences  qu'en  a  tirées 
M.  Bunsen,  et  qui  ne  tendent  à  rien  moins  qu'à  changer  absolument 

^  Joum.  desSav.  iSiiit  avril,  p.  a 38.  — *  Celait  lopiDion  de  &1.  Lenormaut, 
dans  ses  Éclaircissem.  sur  le  cerc.  de  Mycérin.  p.  4i*  —  '  Pans  uoe  Lettre  adressée  à 
II.  Lenormant,  et  publiée  à  la  suite  des  Éclairciss.  sur  le  cerc.  de  Mjcirin;  voy.  p.  &6. 
: —  *  Voyage  en  Arabie  Pétrie,  explicat.  des  (riaoçh.  p*  71. 

6a 


4ftO  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ropinion  que  les  anciens  et  les  modernes 'avaient  eue  jusqu'ici  au  sujet 
des  rois  auteurs  des  deux  grandes  pyramides. 

Partant  de  l'observation  que  le  second  cartouche,  celui  de  Chnémou- 
Sckoaf  [ou),  est  celui  qui  se  rencontre  le  plus  fréquemoient  dans  les  in- 
scriptions hiéroglyphiques  de  la  grande  pyramide,  M.  Bunsen  en  con- 
clut que  c  est  le  deuxième  Schonfou,  Saôphis  II  ou  Souphis  II,  le  Chéfren 
d*Hérodote  et  de  Diodore,  qui  a  bâti  cette  pyramide,  dans  laquelle  fu- 
reht  employées  seulement  quelques  pierres  taillées  sous  le  règne  de  son 
frère  et  de  son  prédécesseur,  et  marquées  du  cartouche  du  premier 
Sehoafou.  Il  suit  de  là  que  cest  la  seconde  pyramiie,  inférieure  de  très  • 
peu  à  la  grande,  qut  fut  bâtie  par  ce  premier  Schmfba,  Sa^is  l  ou  Sou- 
phis /,  le  Ckéops  d'Hérodote,  et  notre  auteur  explique  de  cette  manière 
l'observation  qui  se  lit  dans  les  Extraits  de  Jul.  Africain,  et  qu'il  croit 
provenir  du  texte  de  Mandthon  :  hs  ÇSoS^is)  rijp  (leyMtiv  ifyetpe  rgvpot- 
fiiSay  Hv  (piiaiv  ÈpéSoTOS  vnb  Xéowos  yeyowhcu,  observation  dont  le  sens 
serait  que  Soaphis  (le  premîeir  du  nom)  bâtit  la  qrtmde  pyramide  qu  Héro- 
dote attribuait  à  Chéops,  Par  ces  derniers  mots,  M.  Bunsen  pense  que 
Manéthon  a  voulu  indiquer  qu'Hérodote  s^était  trompé  en  attribuant  à 
ChéopSy  le  premier  des  Sehoafou,  la  grande  pyramide  qui  était  l'ouvrage 
du  second.  Mais,  pour  avoir  cette  valeur,  l'observation  devrait  être  jointe 
au  nom  du  second  Sehoafou  ou  de  Soaphis  II;  elle  se  lit,  au  contraire, 
dans  les  Erfrotts  qui  nous  restent,  à  la  suite  du  nom  dxipremier  Sehoafou , 
Soaphis  I,  qui  est  bien  certainement  le  Ckéops  d'Hérodote;  elle  ne  peut 
dofic  avoir  la  portée  qu'on  lui  suppose;  sans  compter  que  cette  obser- 
vation même,  dont  M.  Bunsen  ne  rapporte  que  la  première  partie,  et 
qui,  dans  la  seconde  phrase,  ainsi  conçue  :  OSIos  Se  hoI  dmpMfis  eit 
S-eoùs  iyévsflo,  xa)  Ifjv  lepàtp  trvvéypœ^  ^iSXov,  ^v  ^  fxéya  'XjpnjpuoL  iv  kiy\n^<^ 
yspéfuvos  Mfiadfjofv,  renferme  la  notion  singulière  d'un  livre  sacré,  iepoL 
fiâSXof,  composé  par  ce  Souphis,  contempteur  des  dieux,  et  acquis  par 
l'auteur  comme  une  chose  précieuse,  ù$  [léya  xp^P^*  ^  l'époque  oà  il  était 
en  Egypte,  èv  Alyvnl^  yevSiAsvos,  notion  qui  ne  peut  véritablement, 
quelle  qu'en  soif  la  valeur,  se  mettre  sur  le  compte  de  Manéthon ,  né  en 
Egypte  et  vivant  en  Egypte,  et  qui  ne  peut  conséquenmient  appartenir 
qu'à  Jul.  Africain,  l'auteur  des  Extraits,  sans  compter,  dis-je,  que  cette 
observation,  considérée  en  elle-même  et  dans  son  ensemble,  ne  semble 
véritablement  pas  digne  d*une  grande  confiance^.  Revenons  à  M.  Bunsen, 
et  achevons  de  montrer  de  quelle  manière  il  se  rend  compte  de  la 

'  A  mon  avis ,  cette  observation,  que  je  crois  provenir  de  la  main  de  J.  Africain , 
et  non  de  cdle  de  Manéthon ,  tend  seulement  à  établir  la  synonymie  entre  le  Souphis 
deTauteur  égyptien  et  le  Chéeps  de  fhistorien  grec,  synonymie  qui  ne  peut  foire 
Tobjel  d*aacnn  doute. 


AOUT   1846.  491 

grande  pyramide  retirée  au  premier  Schouf ou,  au  Chéops  d*Hérodote,  et 
attribuée  au  second,  Chéfren,  contre  la  foi  de  la  tradition  historique. 

On  sait  qu*il  existe,  dans  ce  grand  édifice,  une  chambre  souteiraine, 
creusée  dans  le  roc  à  une  profondeur  de  cent  deux  pieds  au-dessous  de 
la  base,  et  qui  fut  découverte  en  i8ao  par  le  capitaine  Caviglia.  Cest 
l'appartement  souterrain  dont  l'existence  avait  été  connue  d'Hérodote  ^ 
et  qui  doit  avoir  été,  suivant  l'usage  de  toutes  les  pyramides,  destiné 
è  servir  de  lieu  de  sépulture  pour  le  roi  auteur  de  celle-ci.  M.  Bunsen 
est  eflcctivement  d'avis  que  la  chambre  en  question  a  eu  cette  destina- 
tion; et,  si  l'on  n'y  a  retrouvé  ni  le  sarcophage  même,  ni  les  débris  de 
ce  sarcophage,  il  explique  cette  circonstance  par  la  destruction  qui  s'est 
exercée  dans  ce  lieu,  du  temps  même  des  anciens  Égyptiens,  par  suite 
de  la  haine  qui  s'attachait  à  la  mémoire  de  ce  roi,  SouphisIJ,  Chéfren, 
oppresseur  des  hommes  et  ennemi  des  dieux.  H  reste  à  expliquer  l'exis- 
tence du  double  appartement,  construit  dans  l'intérieur  de  la  pyramide,  et 
composé  des  deux  chambres,  l'une  vulgairement  nommée  chambre  de  la 
reine,  ci  l'autre  la  chambre  du  roi,  cette  dernière  renfermant  encore  au- 
jourd'hui, à  sa  place  antique,  le  sarcophage  qui  reçut  certainement  une 
momie  royale.  M.  Bunsen  pense  que  cet  appartement  fut  exécuté  après 
coup ,  pour  servir  de  sépulture  au  cinquième  roide  la  dynastie ,  le  Champhrès 
de  Manéthon  et  d'Ératosthène ,  le  Chabryès  de  Diodore,  le  Schafré  des 
monuments,  et  il  se  fonde,  pour  cette  attribution ,  sur  le  titre:  le  grand 
de  la  pyramide,  la  plupart  du  temps  joint  au  nom  propre  de  ce  pha> 
raon  dans  les  inscriptions  hiéro^yphiques  qui  nous  font  transmis. 
Suivant  lui,  cette  qualification  honorifique  ne  peut  s'expliquer  que  par 
la  circonstance  que  Schafré  aurait,  non  pas  élevé  cette  pyramide,  mais 
qu  i7  l'aurait  terminée,  c'est-à-dire  quil  en  aurait  achevé  la  partie  supérieure, 
ou  tout  au  moins  fait  exécuter  le  revêtement  des  deux  chambres^,  lequel  re- 
vêtement, comme  Ton  sait,  consiste  en  dalles  de  granit.  La  chamlredurùi 
aurait  donc  servi  de  sépulture  à  Schafré,  dont  le  sarcophage  y  aurait  été 
placé ,  tandis  que  le  fondateur  même  de  la  pyramide .  Soaphis  II,  Chéfren, 
et  non  Chéops ,  aurait  été  déposé  dans  la  chambre  souterraine^  d'où  son 
cercueil  aurait  été  arraché  et  mis  en  pièces  par  la  haine  des  Egyptiens. 

Tel  est  le  système  proposé  par  M.  Bunsen ,  au  sujet  des  deux  grandes 
pyramides ,  et  par  lequel  il  se  flatte  d'avoir  établi  plus  solidement  l'ac- 
cord des  données  historiques,  fournies  par  Manéthon  et  par  Erato- 
sthène ,  avec  les  inscriptions  hiéroglyphiques  trouvées  dans  le  sein  même 
de  la  pyramide  et  dans  lu  plaine  qui  Fentoure.  Fidèle  au  plan  que  je 

*  Herodot.  II,  cxxv  :  rè  (nfà  yifp  ^pv^fia.  —  '  Bunsen,  t.  U,  p.  161  :  •  Jedoch 
«muss  Schafra  entweder  den  oberen  Theil  vdiendet,  oder  wenîgtteiif  dieoberen 
«  Gemàcher  bekleîdet  and  eingerichtet  haben.  » 

6a. 


492  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

me  suis  tracé  dès  le  principe,  j*ai  dû  me  borner  à  exposer  ce  système, 
sauf  à  Tapprécier  plus  tard ,  quand  j'aurai  présenté  f  analyse  entière  de 
tout  l'ouvrage.  Je  ne  puis  cependant  m'abstenir  de  faire  ici  quelques 
réserves,  qui  me  paraissent  suffisamment  motivées  par  l'importance  de 
la  question  concernant  les  rois  auteurs  des  deux  grandes  pyramides. 
Ainsi  j'avoue  que  je  ne  puis  admettre  encore  que  la  grande  pyramide, 
attribuée  par  l'antiquité  au  premier  Schoafou ,  le  Cheaps  d'Hérodote ,  le 
Oiemmis  de  Diodore,  le  Souphis  J*^  de  Manéthon,  soit  l'ouvrage  du  se- 
cond^ le  ChnémoU'Schouf  [ou),  des  monuments.  Je  ne  crois  pas  non  plus 
que  cette  pyramide  ait  servi  pour  deux  rois,  dont  l'un,  le  fondateur, 
ChnémoU'Schoaf  (oa),  aurait  été  déposé  dans  la  chambre  souterraine, 
et  dont  l'autre,  Schafré,  le  dernier  roi  de  la  dynastie,  aurait  eu  sa  sé- 
pulture dans  la  chambre  principale ,  construite  plus  tard  et  terminée  par  ce 
prince.  Les  inductions  que  notre  auteur  a  cru  pouvoir  tirer,  à  l'appui 
de  cette  hypothèse,  du  puits  pratiqué  dans  l'intérieur  de  ce  grand  édi- 
fice, et  destiné  uniquement,  suivant  moi  S  à  faciliter  la  retraite  des 
ouvriers ,  après  la  clôture  des  chambres  et  des  galeries  supérieures,  ces 
inductions,  dis-je,  ne  me  semblent  réellement  pas  admissibles;  et, 
tout  considéré ,  je  pense  qu'il  est  possible  de  rendre  compte  de  la  dis- 
position intérieure  de  la  grande  pyramide,  telle  que  nous  la  connais- 
sons maintenant,  mieux  que  ne  la  connaissaient  les  anciens  eux-mêmes, 
dans  l'hypothèse,  admise  par  l'antiquité,  qu'elle  servit  de  tombeau  à  un 
seul  roi,  à  celui  qu'Hérodote  nommait  Chéops,  Manéthon,  Souphis  /'^ 
Eratosthène,  Saôphis  /'^  et  qui  est,  à  n'en  pouvoir  douter,  le  Schoufou 
des  inscriptions  hiéroglyphiques.  Le  fait  des  deux  cartouches  conte- 
nus dans  ces  inscriptions  n'est  pas  contraire  à  cette  opinion,  et  l'exis- 
tence des  deux  sépultures  n'est  pas  plus  difficile  à  concilier  avec  la  tra- 
dition historique  qui  eut  cours  sur  le  compte  du  roi  auteur  de  cette 
pyramide.  C'est  ce  que  j'aurai  lieu  de  montrer  dans  mon  Résumé  sur  les 
pyramides,  et  ce  que  j'ai  cru  pouvoir  annoncer  ici  d'avance,  puisque 
j'en  trouvais  l'occasion  naturelle  dans  les  réserves  que  je  n'ai  pu  m'em- 
pêcher  de  faire,  au  sujet  de  ta  manière  dont  M.  Bunsen  présente  l'attri- 
bution des  deux  grandes  pyramides. 

Nous  passons  maintenant  à  la  restitution  des  v"*  et  vi*  dynasties  de 
Manéthon,  comme  la  propose  M.  Bunsen.  En  vertu  du  principe  géné- 
ral qu'il  a  adopte ,  la  v*  dynastie,  qualifiée  éléphantine,  doit  être  regar- 

'  Cest  Topinion  du  savant  égyptologue  sir  G.  Wilkinson  ;  c  est  aussi  celle  de  Thabile 
ingénieur  M.  Perring,  el  j'-y  adhère  pleinement  ;  mais  je  ne  puis  admeUrela  conséq  uence 
qu'en  tire  M.  Bunsen  en  ces  termes,  t.  II,  p.  188:  t  Dieser  Umstand  ist  aber  vieiieicht 
«▼on  ffrosser  geschichtlicher  Wichtigkeit.  Er  voUendet  die geschicblUche  Unbegrei- 
«flichkeit  des  Ganzen ,  so  lange  man  die  Pyramide  als  Werk  einei  Kônigs  ansieht.  » 


AOUT   1846.  493 

dée  comme  un  démembrement  de  la  monarchie  légitime ,  lequel  dut 
avoir  pour  siège  la  haute  Egypte.  Les  neuf  rois  dont  se  compose  cette 
dynastie ,  surla  liste  de  Manéthon,  devaient  donc  fonncr  une  branche  col- 
latérale de  la  maison  royale  ;  et  la  durée  du  règne  de  ces  neuf  rois  devrait 
correspondre  à  celle  de  la  vi*  dynastie,  qui  était  memphite  et  qui  fut  con- 
temporaine. Tel  est  en  effet  le  système  de  M.  Bunsen;  mais  ici  Tappli- 
cation  de  ce  système  rencontre  des  difficultés  graves  et  de  plusieurs 
sortes,  au  point  que  je  ne  crois  pas  pouvoir  me  dispenser  de  les  indiquer. 
L'idée  que  la  v*  dynastie  éléphantine  ne  peut  avoir  constitué  la  suc- 
cession régulière  de  Tempire  dont  le  siège  était  Memphis ,  résulte ,  aux 
yeux  de  notre  auteur,  du  fait,  aisé  à  vérifier,  qu'aucun  des  noms  de 
rois  dont  se  compose  cette  dynastie  ne  correspond  à  ceux  qui  se 
trouvent  portés  sur  le  Canon  d'Eratosthène ,  tandis  qu  au  contraire  la 
correspondance  existe  entre  les  noms  du  Canon  d'Eratosthène  et  ceux 
des  rois  de  la  vi*  dynastie  memphite.  Un  second  point,  qui  n'est  pas  moins 
facile  à  constater  par  les  monuments,  c'est  que  l'existence  de  la  v*  dynas- 
tie, telle  que  l'expose  Manéthon,  repose  néanmoins  sur  une  vraie  tradition 
égyptienne ,  qu'elle  a  un  caractère  tout  aussi  historique ,  que  sa  place 
chronologique,  comme  dynastie  collatérale  de  la  vi'  dynastie  memphite, 
est  déterminée  avec  certitude.  La  preuve  de  ce  dernier  fait  résidte  de 
la  présence  de  trois  cartouches  qui  se  suivent  dans  un  fragment  du 
papyrus  royal  de  Turin^  et  qui  sont  ceux  des  trois  derniers  rois  de  la 
v* dynastie  de  Manéthon ,  le  7*,  le  S'et  le  9*;  ces  cartouches  sont  ceux  de  -  : 


Men-ché'Her,  Men-ché-rès^  de 
Oanas,  Onnos,  Les  années  de 
raons  offrent ,  il  est  vrai,  quel 
les  données  suivies  par  Manc 
servirent  de  base  pour  le  pa 


î 
ï 


Tetf  Tat'cherés^,  et  de: 
règne  de  ces  trois  pha- 
ques  différences  dans 
thon  et  dans  celles  qui 
pyrus  ;  mais  ces  diffé- 


If 


'  Lepsius,  Amxchal,  Taf.  v  (lisez  :Taf.  iv,  n*  4).  «Te  remarque  que  c'est  par  une  .sup- 
position toute  gratuite  que  M.  Bunsen  a  vu  les  trois  derniers  rois  de  la  v*  dynastie  sur 
ce  fragment  du  papyrus  de  Turin ,  qui  contient  une  liste  de  vingt  et  an  rois,  avec  des 
indications  de  règnes  généralement  très-courls,  et  qui  se  termine  par  un  résumé,  à 
partir  de  Menés.  M.  Lcsuenr  y  trouve  la  lin  de  la  \v*  ilynaslie  el  loulc  la  xvi*; 
la  chose  est  donc  encore  problématique. —  *  C'est  sans  doute  par  une  faute  typogra- 
phique que  le  cartouche  de  Mer-en-Iler  figure  sur  la  lable  de  M.  Bunsen,  t  II, 
p.  1 82  ,  col.  4,  n'  7,  au  lieu  de  celui  de  Men-ché-Her,  qui  est  effectivement  le  septième 
dans  le  fragment  du  papyrus  de  Turin ,  et  auquel  répond  assez  exactement  la  trans- 
cription grecque  Mev^éprjç.  Toutefois  je  dois  remarquer  que,  dans  son  exposition 
histonque,  p.  i83,  M. Bunsen  maintient  le  cartouche:/"  ^  \l  A  ?^»  Mer-en-Her, 
qui  est  le  20'  de  la  ligne  supérieure  de  la  Table  d'Abyl^^m    y  (1  ||<'o/,    comme 

répondant  au  M  enchères ,  7*  roi  de  la  v'  dynastie;  ce^w -^qui  n'est  véri- 

lablemeot le  cas  que  du  cartouche  :/^  >aj  JUJ^j,  MenchéHer.  —  *  Le  texle  grec 
de  Manéthon,  dans  les  Extraits  de\<^  1 1  — ^J.  Africain,  porte  Tar;^rfp>;f,  leçon 


/i04 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


rences ,  qu'il  faut  peut-être  mettre  siu*  le  compte  des  copistes  qui  nous 
ont  transmis  les  chiffres  de  Manéthon,  ne  varient ,  pour  la  sommedes trois 
règnes,  que  de  76  à  86  ans^  et  cette  variante,  de  quelque  côté  que  soit 
Terreur,  est  à  peine  sensible  dans  Tensemble  de  la  chronologie  égyp- 
tienne, tandis  que  le  fait  des  trois  rois,  Men-ché-Hen^Meti-ché-rès ,  Tat= 
Tat'Chérès,  oi  Oanas:=Onnos ,  qui  se  suivent,  sous  des  noms  si  manifeste- 
ment les  mêmes,  dans  la  liste  de  la  même  dynastie,  sur  le  papyrus, 
document  égyptien  original,  et  dans  le  texte  grec  de  Manéthon,  de- 
vient, pour  la  valeur  historique  de  ce  texte,  comme  pour  la  certitude 
historique  de  cette  dynastie ,  un  argument  irréfragable.  A  lappui  de  ce 
fait,  M.  Bunsen  allègue  encore  des  monuments,  récemment  acquis  à 
la  science  par  suite  des  recherches  de  M.  Lepsius,  qui  ont  foiu*ni,  in- 
dépendamment du  nom  du  roi  Oanas-Onnos,  le  9* de  la  v*  dynastie,  les 
noms  des  rois  Snéfrès  (au  lieu  de  Séphrés),et  Népherchérès,  a*  et  3*  rois  de 


la  même  dynastie.  Ces  noms,  Snéfrou  : 
se  sont  effectivement  rencontrés  sur 
dAbydos ,  qui  ne  semblent  pouvoir  ap 
deux  rois  Snéphrès  et  Népherchérès  de  la 
et  ce  qui  parait  également  bien  cons 


,  NéfroaOié'Ré, 
vases  provenant 
tenir  qu*à  ces 
de  Manéthon; 
d'après  une  in- 


génieuse observation  de  M.  Bunsen,  c'est  que  le  Népherchérès  des 
vases  diAlyàos,  dans  la  composition  du  nom  duquel  entre  le  signe  <=>, 
r,  ne  peut  être  le  Népherchérès  septième  roi  de  la  iv*  dynastie  memphite, 
dont  le  rartouche,  rapporté  plus  haut,  s'écrit^: 
avec  le  signe  -cas>- ,  iVi,  œil,  variante  qui 
un  nom  différent ,  et  qui  tend  conséquemment 
guer  le  roi  Népherchérès  de  la  plaine  des  pyra 
7*  de  la  iv*  dynastie,  de  Tautre  roi  Népherché 
vases  d'AbydoSf  3*  de   la  v*  dynastie.    Ces  résultats 


,  nubien  : 
constitue 
à  distin- 
mides,  le 
rès,  des 
si  importants  se 


barbare ,  qui  ne  peut  provenir  que  de  Tay)(éprfs ,  où  se  retrouve  sans  peine  la  leçon 
primitive  TATXEPHS.  —  *  Je  dois  remarquer  que  les  chiffires  donaés  par  M.  Bun- 
sen sont  les  suivants  :  8  -+-  38  -t-  3o  zz:  76  ;  tandis  que,  d'après  la  véritable  le- 
çon du  papyrus,  les  chiffres  réels  sont:  8  -H  28  -4-  ao  =  56  ;  a  où  résulte  une  dis- 
cordance entre  les  données  du  papyrus  et  celles  du  texte  de  Manéthon,  bien  autre- 
ment grave.  —  *  La  forme:  /^"TÎT^*  copiée  dans  des  tombeaux  de  la  plaine  des 

de  la  double  expédilion  française  et  toscane , 
Monnm,  stor.  tav.  I,  p.  5,  qui  lisait  ce  nom  :  Ré- 
Lenormant  s'était  montré  plus  près  de  la  vérité, 
-  ^-i  ij  louche  :  Ho*>SC^XpK2>pH.  et  en  rapprochant 
cette  transcriplion  de  la  le  Sw  1/  çou  Ke^pxj^fnfs  du  texte  grec  ;  voy.  ses  EcUnr- 
citsem,  sur  le  cerc,  de  Mycérin.  p.  Ao.  Mais  il  n'avait  pu  faire  «lors  la  distinction  des 
deux. cartouches. 


pyramides  par  les  savants 
fut  publiée  par  Rosellini, 
NoJré-m-ka,thp.  i3i.  M 
en  transcrivant  ainsi  le  car 


AOUT   1846.  495 

irouvent  encore  confirmés,  de  la  manière  la  plus  heureuse,  par  ta 
place  qu occupe  le  cartouche  :  /l  A,  de  S-néf-r-on,  Snéphrès,  k  la 
ligne  supérieure  de  la  chambre  II  T  des  rois  de  Kamak^,  place  qui 
ne  peut  manifestement  Gonve<>  •«&=».  nir  quà  un  pharaon  d'une  épo- 
que très-peu  postérieure  à  la  ui*     Il     ou  à  la  i\*  dynastie^. 

La  conclusion  de  tous  ces  faits^,  v  ^  quitendentàdémontrerlaréalité 
historique  de  ta  v"*  dynastie  éléphantine,  et  sa  place  clu^onologique  entre 
la  IV*  et  la  vi*,  memphites  Tune  et  Fautrc,  paraîtrait  donc  être  de  jus- 
tifier sur  ce  point  la  liste  de  Manéthon.  Telle  n'est  cependant  pas  la 
conclusion  que  tire  notre  auteur.  Fidèle  à  son  système ,  de  ne  voir  la 
succession  régulière  de  Tempire  égyptien  que  dans  les  dynasties  mena- 
phites,  représentées,  suivant  lui,  sur  le  seul  Canon  d'Eratosthène,  il  re- 
garde la  y*  dynastie  éléphantine  comme  une  dynastie  collatérale,  dont  le 
démembrement  s  opéra  à  la  fin  de  la  i\*  dynastie,  et  qui  eut  son  siège 
dans  la  haute  Egypte  ;  et  il  se  fonde  sur  ce  que  les  cartouches  des  rois 
de  cette  v*  dynastie,  qui  ne  pouvaient,  d'après  cette  division  entre  deux 
branches  de  la  famille  royale ,  se  montrer  dans  le  nord  de  TÉgypte . 
c  est-à-dire  à  Memphis,  nont  apparu  effectivement  cpie  dans  le  sud,  sur 
des  monuments  d'Abydos^.  Or  j  avoue  que  cet  argument,  fu^il  sans 
exception ,  ne  me  semblerait  pas  être  d  une  telle  force ,  qu'il  suffît  à 
lui  tout  seul  pour  infirmer  l'autorité  qui  résulte  de  l'accord  de  la  liste 
de  Manéthon  avec  la  place  occupée  par  Snéfrou  sur  la  Table  de  Kamak. 
On  ne  s'explique  pas  bien  non  plus,  dans  l'hypothèse  de  notre  auteur, 
comment  le  prince  en  question,  Snéfrou,  am*ait  figuré  parmi  les  diefs 
do  l'empire,  ce  qui  semble  résulter  de  la. place  qu'il  occupe  dans  la 
chambre  des  rois  de  Karnak,  s'il  n'avait  appartenu  qu'à  une  dynastie  col- 

'  Lep5iu5,  Auswahl,  Taf.  I.  Le  cartouche  qui  vient  après ,  et  qui  est  détruit,  a  été 
suppléé  par  celui  de  iVi^^/rou-c^^-r^^  restitution  de  M.Lepsius,  adoptée  par  M.  Prisse. 
—  Effectivement,  le  cartouche  qui  précède  immédiatement  celui  de  Snéfroa  est 
celui-ci  :  /^  /•  ^^^*  ^^®  ^*  '^**^**^"  attribue,  comme  nous Tavons vu ,  /oam. 
des  iSat>.(0  H^  f^^lj"'"»  P*  ^7^»  *"  9*  ^i  de  la  m*  dynastie,  que  d'autres 
donuent  ^^'  J\nn  roi  de  la  iv%  et  qui  ne  peut,  en  toute  hypothèse,  ni 

remonter  plus  haut,  ni  descendre  plus  bas.  —  '  Un  autre  cartouche,  depuis  long- 
temps signalé  par  Nestor  L'Hôte,  Joum.  des  Sav.  janvier  i84i,  p.  54 


Ou-seserche-f,  pourrait  bien  répondre  au  i"  roi  de  la  v*  dynastie,  nommé 
Ouserchérès  dans  le  texte  grec  de  Manéthon;  on  aurait  ainsi  recouvré  six 
des  neuf  rois  dont  elle  se  compose.  — *  Voici  en  quels  termes  cet  argument 
est  présenté  par  M.  Bunsen,  t.  H,  p.  1 86  :  «  Es  ist  klar,  dass,  wenn  unsere 
«Annahme  von  der  Theilung  des  Reiches  nach  dem  Ende  der  vierten 

•  Dynastie  eine  richlige  ist,  wir  den  Kônigsnamen  der  Ëlephantiner  nicht 

•  im  nôrdlichen  Reicbe  begegQen  Lônnea.  Finden  wir  sie  dagegen  im  Sûd- 
"  lichen ,  und  nur  hier.  • 


1 


496  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

latérale.  Enfin ,  on  a  peine  à  comprendre  comment  M.  Bunsen  a  pu 
trouver  des  princes,  et  non  des  rois,  de  cette  dynastie  collatérale,  dans 
les  dix  cartouches,  n~  17  à  26,  qui  remplissent  la  ligne  supérieure  de  la 
Table  d'Abydos,  à  partir  du  n**  1 6.  D'abord,  cette  détermination  de  princes 
au  lieu  de  rois,  qui  se  fonde  sur  la  présence  de  ïépervier,  \^Mer,  sym- 
bole à'Horas,  dans  la  composition  du  20*  cartouche:  /l  A, Mer-e/i- 
Her,  no  me  semble  nullement  fondée,  non  plus  que  Vl  la  simi- 
litude tirée  des  cartouches  de  la  seconde  rangée  de  la  ^^^  Chambre 
de  Karnak.  hépervier,  en  dehors  du  cartouche  ,  au  lieu  <=>  du  signe 
roi,  comme  il  se  voit  dans  la  C/iamftre,  à  l'endroit  indiqué,  v"""^  désigne 
effectivement  un  prince  royal;  mais,  employé  comme  élément  constitutif 
dans  la  composition  d'un  rartouche,  ainsi  qu'on  en  a  un  exemple  dans 
le  nom  cité  plus  haut  de  Men-ché-Her,  pour  ne  point  parler  du  cartouche 
si  connu  du  roi  Horus,  de  la  xviu'  dynastie,  ce  signe  de  Vépervier  a  sa 
valeur  propre,  celle  que  lui  attribue  M.  Bunsen  lui-même,  en  lisant 
Mer-en-Her  le  cartouche  en  question.  En  second  lieu ,  l'importance 
attribuée  à  ces  dix  princes,  qui  n'auraient  pas  été  des  rois,  et  qui  n'au- 
raient appartenu  qu'à  une  dynastie  collatérale,  importance  qui  résulte  de 
ce  qu'on  les  aurait  admis  à  la  ligne  supérieure  de  la  Table  d'Abydos,  où 
il  semble  qu'il  ne  dût  figurer  que  des  ancêtres  du  roi  auteiu:  du  mo- 
nument, Ramsès  le  Grand,  que  des  pharaons  choisis  parmi  les  plus 
illustres  de  ses  prédécesseurs,  cette  importance  ne  se  trouve-t-elle  pas 
en  contradiction  av^c  le  système  de  M.  Bunsen,  qui  retranche  du 
nombre  des  dynasties  légitimes,  exclusivement  memphites  ou  thébaines, 
cette  v*  dynastie  éléphantine? 

J'ai  exposé  mes  doutes  avec  la  profonde  déférence  que  je  professe 
pour  les  lumières  du  savant  auteur,  en  même  temps  qu'avec  la  liberté 
qu  exige  l'intérêt  de  la  science  dans  des  questions  si  graves  et  si  diffi- 
ciles. Maintenant  j'ajoute  qu'il  vient  d'être  constaté,  par  les  dernières 
explorations  de  M.  Lepsius  dans  la  plaine  des  pyramides,  lesquelles 
ont  eu  pour  résultat  la  découverte  des  cartouches  de  tods  les  rois 
de  la  V*  dynastie  éléphantine,  que  cette  dynastie  forma  bien  réellement 
une  dynastie  de  l'empire  égyptien,  qui  suivit  immédiatement  la  iv\  et 
qui  eut  comme  elle  son  siège  à  Memphis  ^  Ainsi  tombe  par  le  fait  l'as- 

'  Lepsias,  àher  den  Bav  der  Pyramiden ,  Berlin,  i843,  8%  p.  3:  «Ich  wîll  hier 
«  nur  eine  der  sichersten  und  zugleîch  folgenreichsten  Entdecknngen  in  dieser  Be- 
«aehung  millhcileo,  deren  Wichligkeit  fîir  aile  Uniersuchuiigeo  ûber  die  Chrono- 

•  \ogie  des  allen  Reiches  nicht  lange  verborgen  bleiben  kann ,  namlich  die  entschie- 
t  dene  fibeneu^ung,  welche  dieMonumenle  aufdringen,  dassdie  5**  Manelhonisch» 

•  Dynastie^   welche  aïs  ii  Èk^^^ca/flmpt  d.   i.  au»  tSephantîne  stammend  beMt- 


AOUT   1846.  497 

sertion  de  M.  Bunsen,  que  les  cartouches  des  rois  de  la  v*  dynastie  ne 
pouvaient  se  montrer  que  dans  le  sud  de  TEgypte ,  à  Abydos  et  au-dessus, 
et  non  dans  le  nord,  à  Memphis  et  dans  son  territoire.  Ainsi  sécroule, 
dans  une  de  ses  principales  applications,  le  système  de  notre  auteur, 
que  les  seules  dynasties  légitimes  sont  celles  dont  les  noms  figurent  sur 
le  Canon  d*Eratosthène.  Il  nous  reste  à  voir  comment  la  doctrine  de 
M.  Bunsen,  pour  la  suite  des  dynasties  du  haut  empire,  peut  encore 
se  soutenir,  en  présence  de  cette  révélation  inattendue  sortie  des  tom- 
beaux de  la  plaine  des  pyramides.  En  attendant,  c*est  un  fait  dont 
Timportance,  immense  pour  la  chronologie  de  Tliistoire  égyptienne, 
ne  saurait  manquer  d'être  appréciée  de  nos  lecteurs,  que  celui  de  la 
Idéalité  historique  de  la  v*  dynastie  éléphantine^  prouvée,  comme  elle 
l'est  k  présent,  par  l'existence  des  cartouches  de  tous  les  rois  qui  la  com- 
posaient; car  ce  fait ,  qui  rend  aux  listes  de  Manéthon  toute  leur  autorité, 
restitue  à  l'histoire  du  genre  humain  une  époque  de  l'empire  égyptien 
antérieure  d'au  moins  Ziooo  ans  à  notre  ère;  et  ce  sont  là  des  résul- 
tats dont  l'idée  même  et  encore  moins  l'espérance  n'auraient  pu  venir 
à  l'esprit  de  personne,  il  y  a  à  peine  vingt  ^ans,  avant  l'immortelle 
découverte  de  ChampoUion. 

RAOUL -ROCHETTE. 
(  La  suite  à  an  prochain  cahier.  ) 


Die  Phonjzier,  von  Movers.  [Les  Phéniciens,  par  M.  Movers, 
professeur  à  T université  de  Breslau.)  Premier  volume  ;  Recherches 
sur  la  religion  des  Phéniciens  y  rapprochée  des  cultes  analogues  qui 
furent  en  usage  chez  les  Juifs  idolâtres,  les  Carthaginois,  les  Sy- 
riens, les  Babyloniens,  les  Egyptiens.  Bonn,  i84i ,  in-8®. 

PREMIER    ARTICLE. 

Il  exista,  dans  l'antiquité,  un  peuple  peu  puissant  par  lui-même,  mais 
qui  n'en  a  pas  moins  laissé,  dans  l'histoire,  un  souvenir  ineffaçable. 

«  chnet  wird ,  cîne  in  Memphiâ  residirende  auf  die  li^  unmittelbar  folgende  Rôîchs- 
«  Dynastie  war.  »  J*ajoutc  que  je  tiens  de  la  bouche  de  M.  Lepsius  lui-même,  qu'il 
a  recueilli  TOU.s  les  cartouches  des  rois  de  la  v*  dynastie.  —  '  Il  n*y  a  eocore  que 
bien  peu  d'années  qu  un  savant,  qui  s'est  beaucoup  occupé  de  l'histoire  des  dynas- 
ties ^yptienncs,  d'après  les  leçons  de  Champoliion ,  dont  il  avait  été  le  compagnon 
de  voyage  en  Egypte  et  le  disciple,  M.  Lenormant,  citant  un  roi  de  cette  v*  dynastie 

63 


408  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Les  Cbananéens ,  que  les  Grecs  ont  désigné  par  }e  nom  impropre  de 
Phéniciens,  occupaient,  comme  on  sait,  une  petite  contrée,  une  langue 
de  terre  étroite,  située  à  Textrémité  orientale  de  ta  mer  Méditerranée, 
et  d*une  fertilité  médiocre.  Mais  ce  peuple,  doué  au  plus  haut  d^é 
de  Tesprit  du  commerce  et  déployant  les  ressources  d  une  prodigieuse 
industrie,  osa,  un  des  premiers,  s'aventurer  sur  la  mer,  dans  des  en- 
treprises longues  et  hasardeuses.  N'ayant  à  sa  disposition  ni  la  bous- 
sole ,  ni  les  autres  secours  dont  la  science  des  modernes  a  doté  la  navi- 
gation ;  ne  trouvant,  pour  se  guider  sur  les  flots,  que  l'observation  des 
astres,  que  les  moyens  offerts  par  une  longue  expérience,  par  une 
audace  intrépide,  il  parcourut,  dans  tous  les  sens,  le  vaste  bassin  de  la 
Méditerranée ,  fonda  sur  ses  rivages  des  colonies  florissantes ,  pénétra 
dans  rOcéan,  savança  fort  loin  vers  le  nord  du  globe,  visita  les  côtes 
occidentales  et  orientales  de  l'Afrique,  les  rivages  de  llnde,  colporta 
dans  chaque  contrée  les  productions  des  autres  pays,  rendit  tout  l'uni- 
vers tributaire  de  l'industrie  des  fabriques  que  renfermait  Tyr  et  Sidon , 
imposa  à  la  Grèce  son  alphabet.  On  est  sans  doute  enclin  à  s'étonner 
des  grands  et  importants  résultats  obtenus  par  ce  peuple,  surtout  si  l'on 
songe  au  peu  d'étendue  de  la  Phénicic ,  et  aux  faibles  moyens  d'échange 
qu  elle  pouvait  ofirir  pour  un  négoce  si  prodigieusement  répandu.  Mais 
il  faut  se  rappeler  im  fait  mémorable  et  bien  connu ,  qui  explique,  je  crois, 
d'une  manière  satisfaisante  les  vastes  établissements  formés  en  tant  d'en- 
droits parles  Phéniciens.  Les  Cbananéens,  divisés  en  sept  nations,  occu- 
paient la  plus  grande  partie  de  la  Palestine.  Les  Israélites,  ayant  reçu  de 
Dieu  l'ordre  formel  d'entrer  sur  cette  terre  qui  leur  avait  été  promise ,  d'en 
exterminer  les  habitants  et  d'y  établir  leur  demeure,  marchèrent  en  effet 
contre  les  Cbananéens.  Ceux-ci,  après  une  lutte  opiniâtre  dans  laquelle 
ils  virent  tomber,  sous  le  fer  de  l'ennemi,  la  fleur  de  leurs  troupes  et 
de  leur  population ,  évacuèrent  leur  pays  et  se  retirèrent ,  les  uns  sur 
les  firontières  de  leurs  habitations  primitives,  les  autres  vers  les  côtes  de 
la  mer  Méditerranée  où  des  villes  importantes,  comme  celles  de  Tyr 
et  de  Sidon,  leur  offraient,  avec  une  retraite,  de  nombreux  défenseurs. 
Les  Hébreux,  fatigués  sans  doute  des  travaux  et  des  périls  d'une  guerre 
ai  acharnée,  ne  voulurent  point  tenter  de  nouveaux  eombats,  et  aimè- 
rent mieux,  malgré  l'ordre  exprès  de  Dieu,  souffrir  à  côté  d'eux  leurs 
anciens  ennemis,  conclure  avec  eux  des  mariages  et  contracter  des 

éUphanime,  s'exprimait  ainsi,  Eclaircissem.  sur  le  cerc,  de  Mycérin.  p.  4o,  i)  :  «  En 
supposant  que  la  liste  de  la  v*  dynastie  chez  TAfricain  soit  authentique,  et  non 
composée  à  plaisir  de  noms  empruntés  aux  dynasties  voisines;  ce  qui  reste  de  la  liste 
^'Eosèbe  autoriserait  une  tdie  supposition.  » 


AOUT   1846.  400 

relations ^  qui,  sans  leur  procurer  d*autre  avantage  qu'un  simulacre  d*ai- 
liances  mensongères,  furent  pour  eux  le -plus  redoutable  des  fléaux;  car 
elles  implantèrent  au  milieu  des  enfants  dlsraêl  le  culte  de  Baal  et  des 
autres  idoles  qu'adoraient  les  Chananéens,  ainsi  que  les  crimes  auxquels 
ces  peuples  étaient  livrés ,  et  qui  avaient  attii^é  sur  leurs  têtes  la  colère 
divine.  Jabin,  roi  de  Chanaan^,  essaya  de  recouvrer  Théiitage  de  ses 
ancêtres;  il  vainquit  les  Israélites,  et  les  tint,  durant  vingt  ans,  dans  le 
plus  dur  esclavage;  mais  son  armée,  qui  avait  Sisara  pour  général,  ayant 
été  complètement  défaite  par  les  Hébreux  que  guidaient  Barac  et  Dé- 
bora,  le  peuple  de  Dieu  reprit  lavantage,  marcha  de  succès  en  succès, 
et  finit  par  exterminer  complètement  Jabin  et  toutes  ses  forces. 

Cette  tentative  malheureuse  abattit  sans  doute  le  courage  des  Cha- 
nanéens, et  leur  ôta  le  goût  de  rentrer,  les  armes  à  la  main,  sur  leur 
ancien  territoire.  Mais,  d'un  autre  côté,  leur  position  se  trouvait  extrê- 
mement critique.  Agglomérés  en  très-grand  nombre  sur  un  espace 
étroit,  ayant,  du  coté  de  Toccident,  la  Palestine,  doù  les  excluait  la 
terreur  inspirée  par  les  Israélites;  au  midi,  la  nation  guerrière  des  Phi- 
listins; au  nord,  les  peuples  d origine  syrienne,  ils  se  voyaient  exposés 
à  la  famine  et  aux  autres  maux  physiques  qu'entraîne  la  réunion  d'une 
masse  énorme  de  population  sur  un  espace  de  peu  d'étendue.  La  mer, 
en  leur  ofFrant  un  refiige  assuré,  leur  ouvrait  la  voie  vers  des  conquêtes 
importantes  et  leur  promettait  des  établissements  qui  pourraient  les 
dédommager,  avec  avantage,  de  la  perte  de  la  Palestine.  On  peut  i*ap- 
porter  à  cette  époque  lorigine  des  villes  nombreuses  que  les  Phéni- 
ciens avaient  fondées  sur  les  rivages  septentrionaux  de  l'Afrique  et  dans 
le  midi  de  TEspagne.  Sans  ajouter  une  foi  entière  au  contenu  des  ins- 
criptions phéniciennes,  que  Procope  nous  représente  comme  gravées 
sur  des  colonnes,  en  Afrique,  près  des  côtes  de  la  Méditerranée,  on 
peut  admettre  cependant  la  vérité  du  fait  dont  elles  étaient  censées 
exprimer  le  souvenir. 

On  conçoit  même  que  de  pareils  établissements  noiit  pas  dû  être 
formés  par  de  simples  colonies  de  marchands,  mais  qu'ils  l'ont  été 
par  une  popidation  guerrière ,  habituée  aux  combats  ;  car  les  na- 
tions belliqueuses,  les  Numides,  les  Gétules,  etc.,  qui  occupaient 
l'Afrique  septentrionale,  n'avaient  pu  voir  de  bon  œil  une  partie 
de  leur  territoire  envahie  par  ces  audacieux  étrangers.  Les  nouveaux 
venus  s'étaient  sans  doute  vus  souvent  forcés  d'en  venir  aux  mains 
avec  leurs  turbulents  voisins,  et  avaient  dû  fréquemment  être  con- 

*  Juges,  cap.  m,  y.  i  el  suîv.  —  '  Juges,  cap.  iv,  v.  a  et  suîv. 

63. 


500  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

traînts ,  en  travaillant  aux  remparts  de  leurs  villes ,  à  tenir,  d'une  main  la 
truelle,  et  deTautre  Tépée.Dèsce  moment,  les  Phéniciens  naturalisèrent, 
sur  les  rivages  de  TAfrique,  leur  langue,  leurs  lois,  leurs  usages,  leur 
civilisation.  Ici  la  ressemblance  était  complète;  et  un  voyageur  qui, 
venant  de  la  Phénicie,  se  trouvait  transporté  dans  les  villes  d'Utique, 
de  Carthage,  de  Gades,  pouvait  encore  se  croire  à  Tyr  ou  à  Sidon. 
On  trouve  aussi,  sur  le  sol  de  la  Grèce  et  ailleurs,  de  nombreux  ves- 
tiges de  rinfluence  des  Phéniciens.  Sans  doute  ce  peuple,  dans  les 
établissements  qu'il  avait  formés  à  Thèbes,  dans  les  îles  de  Thasos,  de 
Samothrace,  à  Cythère  et  sur  quelques  autres  points,  avait  dû  laisser 
beaucoup  de  traces  de  son  passage.  Toutefois  il  ne  faut  pas  s'exagérer 
cette  influence  des  Phéniciens  sur  la  Grèce.  On  peut  croire  que,  dans 
linc  foule  de  localités,  où  ce  peuple  était  amené  par  les  besoins  de  son 
commerce,  il  s'occupait  encore  bien  plus  de  recueillir  des  bénéfices 
immenses  que  d'imposer  à  la  population  quelques-unes  de  ses  pra- 
tiques, de  ses  lois,  tle  ses  superstitions.  Mais  je  ne  veux  pas  m'appe- 
santir  ici  à  discuter  ce  qui  concerne  cette  proposition.  J'aurai  occasion 
de  revenir  sur  ce  sujet  dans  la  suite  de  mes  articles,  et  j'examinerai 
si Tinfluence  des  Phéniciens  sur  les  arts  de  la  Grèce,  de  l'Italie,  etc., 
a  été  aussi  grande  que  l'admettent  aujourd'hui  quelques  savants  archéo- 
logues. 

Une  histoire  des  Phéniciens,  écrite  par  un  de  leurs  compatriotes, 
d'après  les  monuments,  les  archives  de  la  contrée,  présenterait,  à  coup 
sûr,  un  récit  du  plus  haut  intérêt,  et  offrirait,  sous  le  rapport  des  faits, 
comme  sous  celui  de  la  géographie,  un  ensemble  éminemment  curieux 
et  instructif.  Malheureusement  l'antiquité  ne  nous  a  transmis  aucun 
ouvrage  de  ce  genre.  L'histoire  de  Sanchoniaton,  traduite  en  grec  par 
Philon  de  Biblos,  est  entièrement  perdue,  à  l'exception  du  fragment 
que  nous  a  conservé  Eusèbc.  Les  histoires  écrites  en  grec  par  Mé- 
nandre,  Dius,  ne  nous  sont  connues  que  par  les  débris  qui  existent 
dans  les  ouvrages  de  Joseph.  Quelques  renseignements,  épars  dans  les 
livres  de  la  Bible  et  dans  quelques  historiens  grecs,  sont,  à  peu  près, 
tout  ce  qui  nous  reste  pour  recomposer  la  suite  des  faits  qui  ont  signalé 
l'existence  des  Phéniciens.  Il  est  donc  absolument  impossible  de  réta- 
blir leur  histoire ,  et  d'en  olfrir  un  ensemble  tant  soit  peu  satisfaisant. 

Ces  obstacles,  qui  paraissent  insurmontables,  nont  pas  arrêté 
M.  Movers,  qui  s'est  proposé  de  présenter  à  ses  lecteurs  un  recueil, 
aussi  complet  que  possible,  de  tout  ce  qu'on  peut  savoir  relativement 
à  ce  peuple  célèbre.  Le  premier  volume,  le  seul  qui  ait  vu  le  jour, 
renferme,  ainsi  que  le  titi*e  l'indique,  des  recherches  sur  la  religion  des 


AOUT   1846.  501 

Phéniciens,  dans  ses  rapports  avec  le  culte  des  Israélites  idolâtres,  celai 
des  Carthaginois,  des  Syriens,  des  Bahyhniens,  des  Egyptiens.  Ce  tableau 
forme  un  gros  volume  în-8**,  de  plus  de  700  pages.  Un  second  tome, 
moins  considérable,  contiendra  un  résumé  critique  des  fragments 
qui  nous  restent  sur  l'histoire  des  Pliéniciens ,  des  délails  nombreux 
sur  les  colonies  de  ce  peuple  et  sur  son  commerce. 

M.  Movers  expose  en  ces  termes  les  niotifs  qui  Tout  engagé  à  en- 
treprendre cet  ouvrage.  «  Les  recherches  qui  forment  la  base  du  présent 
livre  furent  inspirées,  il  y  a  quelque  temps,  parles  besoins  scientifiques 
qu'éprouvait  Fauteur,  de  se  procurer  à  lui-même  des  lumières  sur  une 
partie  si  peu  cultivée  et  presque  inconnue  du  domaine  de  larchéologie 
orientale.  L'importance  d  un  sujet  trop  négligé-,  le  vif  intérêt  que  notre 
siècle  témoigne  pour  des  études  de  ce  genre,  des  publications  d'une 
nature  analogue,  nommément  les  excellents  travaux  paléographiques 
de  G^senius,  m'engagèrent  à  entreprendre,  sur  cette  matière,  un  traité 
complet.  Les  nombreuses  difficultés  contre  lesquelles  je  devais  lutter 
à  chaque  pas ,  bien  loin  d'arrêter  mon  ardeur  pour  ces  recherches , 
m'excitèrent  encore  davantage  à  poursuivre  et  à  confirmer,  autant  que 
possible,  sur  tous  les  points,  les  découvertes  et  les  résultats,  qui,  dès 
le  début,  s'offrirent  à  moi.  *> 

((Ce  fut  après  un  travail  continué,  durant  plusieurs  années,  sans  in- 
terruption et  avec  un  intérêt  toujours  croissant,  que  je  terminai  ce 
premier  volume ,  que  je  recommande  ici  à  l'acceptation  bienveillante 
des  amateurs  et  des  appréciât  eu  l's  de  l'antiquité,  n 

((Quant  à  ce  qui  concerne  l'objet  de  l'ouvrage,  je  puis  bien,  en  rai- 
son des  nombreuses  difficultés  qu entraînent  avec  soi  la  nature  du  sujet, 
la  production  toujours  incomplète  et  souvent  inexacte  des  sources, 
le  manque  des  travaux  préparatoires  véritablement  utiles,  réclamer 
une  indulgence  équitable.  Le  petit  traité  de  Selden,  De  dits  Syris, 
publié  il  y  a  plus  deux  cents  ans ,  n'a  point  encore  été  surpassé.  Les 
travaux  consciencieux  du  Mùnter  sur  la  religion  des  Carthaginois  et 
des  Babyloniens  sont,  comme  compilations,  fort  précieux;  mais  ils 
n'offrent  pas  un  ensemble  complet  et  laissent  même  à  désirer  sous 
le  rapport  de  l'exactitude.  Les  théologiens,  les  interprètes  de  la  Bible, 
les  archéologues,  qui,  récemment,  ont  pris  pour  objet  de  leurs  re- 
cherches les  opinions  religieuses  et  les  divinités  adoptées  par  les  Juifs 
idolâtres,  ont  peu  avancé  la  question;  ils  ont  plutôt  présenté  sous  un 
jour  faux,  ou  avec  partialité,  les  idées  qu'on  doit  se  former  des  di- 
vinités que  mentionne  l'Écriture  sainte ,  et  ils  ont  seulement  contribué 
à  propager  les   plus  pauvres  assertions,   concernant  les  religions  de 


502  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Fancienne  Asie.  »  M.  Movers  ajoute  que  les  écrivains  qui  ont  traité 
ex  professa  de  la  mythologie  des  peuples  anciens  ont  aussi  contribué  à 
répandre,  sur  cette  matière,  une  assez  grande  obscurité,  attendu  que 
plusieurs  d'entre  eux  n  avaient  pas  une  connaissance  assez  approfon- 
die de  ce  qui  concerne  les  langues  et  les  antiquités  des  peuples  de 
rOrient.  Je  n'ajouterai  ici  qu'un  seul  mot.  M.  Movers,  en  parlant  des 
ti^vaux  qui  ont  trait  aux  Phéniciens,  ne  fait  pas  mention  des  trente 
mémoires  que  l'abbé  Mignot  a  insérés  dans  le  Recueil  de  l'Académie 
des  inscriptions  et  belles-lettres. 

L'année  dernière,  M.  Movers  a  publié  une  nouvelle  explication  de 
ia  scène  du  Pœnalas  de  Plante  ^.  Dans  la  préface  qui  accompagne  cet 
opuscule,  il  annonce  que  le  second  volume  de  l'ouvrage  sur  les  Phé- 
niciens ne  tardera  pas  à  voir  le  jour. 

L'ouvrage  de  M.  Movers  est,  sans  contredit,  sous  le  rapport  de 
l'érudition,  extrêmement  remarquable.  On  ne  pouvait,  à  coup  sûr, 
sans  de  longues  et  patientes  recherches,  réunir  les  matériaiuc  d'un 
pareil  livre  ;  et  il  fallait  une  force  de  tête  et  une  puissance  d'imagination 
peu  communes  pour  coordonner  ces  fragments  épars,  ces  éléments 
hétérogènes ,  et  en  faire  jaillir  le  sujet  d'une  discussion  judicieuse  et 
approfondie.  On  serait  certes  en  droit  d'adresser  à  l'auteur  quelques 
reproches.  D*abord ,  il  a  un  peu  trop  étendu  le  cadre  du  tableau  qu'il 
avait  à  tracer;  au  lieu  de  se  borner,  comme  son  titre  l'indique,  aux 
divinités  que  vénéraient  les  Chananéens,  il  a  embrassé,  dans  son  vaste 
plan,  la  mythologie  d'une  bonne  partie  des  nations  de  l'Orient;  et  l'on 
trouve  ici  de  nombreux  détails  sur  quantité  de  dieux  qui  n'étaient  point, 
chez  les  Chananéens,  l'objet  d'un  véritable  culte,  et  qui  peut-être  n'y 
étaient  connus  que  de  nom.  Ce  défaut,  si  c'en  est  un,  trouvera  facile- 
ment grâce  aux  yeux  des  antiquaires  et  des  philologues,  qui  sont  natu- 
rellement enclins  à  excuser  un  peu  d'irrégularité  dans  la  marche  d'un 
livre,  pourvu  que  ce  hvre  présente  une  collection  de  renseignements 
instructifs.  D'un  autre  côté,  il  faut  le  dire,  M.  Movers  s'est  laissé  un 
peu  trop  souvent  entraîner  par  son  imagination  ;  il  a  fréquemment 
cédé  au  plaisir  de  faire  des  rapprochements  neufs,  souvent  ingénieux, 
mais  qui  ne  sont  pas  toujours  paiement  solides;  il  a,  sur  bien  des 
points,  hasardé  des  étymologies  qu'une  critique  sévère  serait  en  droit 
de  contester.  Je  ne  m'arrêterai  point  ici  à  produire  des  exemples  cpii 
justifient  le  reproche  que  j'ose  adresser  au  savant  auteur.  Dans  la  suite 

*  Die  Punischen  texte  im  Pamalas  des  Plaaius  kritisch  gewûrdigt  and  erklàret,  top 
P'  F.  G.  Movers.  Breslau,  i845,  in-8*. 


AOUT   1846.  503 

de  ces  articles,  loccasioii  se  présentera  naturellement  de  soumettre  d 
un  eiLamen  consciencieux  quelques-unes  des  hypotlièses  dont  Tauteur 
a  étayé  ses  récits. 

Suivant  M.  Movers,  les  Gbananéens,  appelés  par  les  Grecs  Phéniciens, 
étaient  une  nation  qui  appartenait  à  la  race  sémitique ,  dont  quelques 
peuplades,  dit-il,  dans  un  temps  qui  précède  le  commencement  de 
notre  histoire,  s'acheminèrent  peu  à  peu,  les  unes  venant  du  nord,  par 
la  Syrie;  d'autres,  du  sud,  par  l'Arabie;  et,  suivant  toute  apparence, 
parvinrent,  au  bout  de  plusieurs  siècles,  à  s'établir,  d'une  manière  fixe, 
dans  la  Palestine.  Appelés  Cbananéens,  du  mot  Chanaan,  |ya3  qui  dé- 
signe ane  terre  basse,  par  opposition  au  tenue  Aram  d^k,  qui  exprimait 
une  terre  haute,  ils  composaient ,  suivant  le  récit  de  Moïse ,  un  seul  peuple , 
mais  divisé  en  plusieurs  nations ,  qui ,  toutes  étaient  soumises  au  gouver- 
nement monarchique,  habitaient  des  villes  entourées  de  murs,  présen- 
taient, à  l'époque  de  l'invasion  des  Israélites,  une  population  assez 
nombreuse ,  et,  comme  beaucoup  de  raisons  permettent  de  le  supposer, 
avaient  déjà  atteint  un  degré  de  civilisation  fort  remarquable,  dans  une 
si  haute  antiquité. 

Ce  paragraphe  peut  donner  matière  à  plusieurs  observations.  D'abord 
les  Chananécns  appartenaient-ils  réellement  à  la  race  sémitique?  L'opi- 
nion qui  leur  attribue  cette  origine  n'est  pas,  je  crois,  parfaitement 
fondée.  Elle  repose  uniquement  sur  la  ressemblance  de  la  langue  parlée 
chez  les  Ghananéens  avec  les  langages  usités  chez  les  peuples  auxqueb 
on  est  convenu  de  donner  le  nom  de  sémitiques;  mais  cette  raison  ne 
me  parait  pas  suffisante.  En  effet  les  peuples  issus  de  Sem  ne  parlaient 
pas  tous  un  même  langage;  on  peut  citer,  entre  autres,  les  peuples 
d'Elam,  o'j^y ,  la  Perse,  dont  l'idiome  différait  complètement  de  celui  des 
peuples  araméens  ou  arabes.  En  second  lieu,  l'opinion  qui  donne  pour 
père  aux  Ghananéens  Ghanaan,  fils  de  Gham.  est  appuyée  sur  le  té- 
moignage formel  de  Moïse.  Or  est-on  bien  fondé  à  venir,  sur  de 
simples  présomptions ,  contredire  l'autorité  imposante  du  seul  écrivain 
auquel  nous  devons  la  connaissance  des  faits  qui  concernent  cette 
antique  période  de  l'histoire?  D'ailleurs,  un  fait  bien  grave,  et  auquel  on 
ne  saurait,  je  crois,  opposer  rien  de  solide,  achève  de  démontrer  que  les 
Ghananéens  descendaient  en  droite  ligne  de  Gham,  et  non  pas  de  Sem. 
Lorsque  Noé  ,  pour  punir  un  fils  qui  lui  avait  manqué  d'une  manière 
scandaleuse ,  prononça  une  malédiction  solennelle  contre  Gham  et  son 
fils  Ghanaan ,  il  déclara  que  «  Ghanaan  serait  esclave  de  Sem.  »  Or  cet 
anathème,  qui  devait  avoir  sur  la  destinée  des  Ghananéens  une  influence 
irrésistible ,  se  réalisa  complètement  à  Tépoque  où  les  Juifs,  entrant  dans 


504  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  Paiestinc,  exterminèrent  ou  soumirent  à  leur  domination  les  habi- 
tants de  cette  contrée.  Gomme  il  est  facile  de  le  voir,  la  prédiction 
n aurait  pas  été  bien  accomplie,  si  cette  population  vouée  à  la  destruc- 
tion avait  appartenu  à  une  autre  race  qu  à  celle  de  Chanaan;  car  nous  ne 
trouvons  nulle  part  qu*aucuue  malédiction  émanée  de  Dieu,  qu'aucune 
menace  de  destruction  eût  été  prononcée  contre  des  peuples  issus 
de  Sem.  Il  n*est  pas  étonnant  que  les  Chananéens,  qui  semblent  avoir 
résidé  assez  longtemps  dans  la  Babylonie,  comme  auxiliaires  de  Nem- 
rod,  qui  ensuite  vinrent  se  fixer  dans  la  Palestine,  au  milieu  de  na- 
tions qui  parlaient  des  dialectes  araméeus  et  arabes ,  aient  adopté 
mi  langage  qui  les  mettait  en  relations  directes  et  intimes  avec  leurs 
voisins.  Dailleurs,  pouiTait-on  dire  quelle  était  la  langue  qui  ap- 
partenait spécialement  aux  nations  issues  de  Cham?  En  Egypte,  il 
est  vrai,  on  parlait  un  idiome  dont  le  copte  nous  offre  encore  au- 
jourd'hui les  débris.  Mais,  dans  TAfirique  septentrionale,  à  Foccident  de 
l'Egypte ,  et  jusqu'aux  rivages  de  Focéan  Atlantique ,  les  peuples  parlaient 
un  langage  désigné  par  le  nom  de  herher,  et  qui  n'ol&e  pas,  avec 
l'égyptien ,  la  moindre  analogie.  Dun  autre  côté,  dans  les  pays  situés  au 
midi  de  TEgypte  régnait  la  langue  éthiopienne,  qui  appartient  évidem- 
ment à  la  classe  des  idiomes  sémitiques. 

Est-il  bien  vrai  que  le  nom  de  Chananéens  dérive  du  mot  hnaan,  j:^^^, 
qui  désigne  un  pays  bas,  comme  celui  d'aram,  du  mot  onK.  exprimant 
an  pays  haai?  Pour  adopter  cette  étymologie,  il  faudrait,  comme  je 
l'ai  dit,  rejeter  complètement  le  témoignage  de  Moïse;  en  outre,  le 
mot  jyi3,  malgré  le  témoignage  de  feu  Gesenius,  ne  saurait  avoir  la 
signification  quon  lui  attribue,  comme  le  nom  q^k  n'a  rien,  je  crois, 
de  commun  avec  le  terme  ram,  D"î,  qui  signifie  élevé. 

M.  Movers  indique  les  bornes  du  pays  occupé  par  les  Chananéens. 
Il  se  terminait,  du  côté  du  midi,  par  le  territoire  des  Philistins,  celui 
des  Amaléciles,  et  autres  peuplades  arabes;  du  côté  du  nord,  non  loin 
du  territoire  de  Sidon,  se  trouvait,  entre  autres  lieux,  le  canton  de 
Gfc^ia/,  >V33n yiNH,  qui,  si  Ton  en  croit  M.  Movers,  n'appartenait  point 
aux  Chananéens.  Mais  les  textes  de  la  Bible  ne  disent  rien  sur  cette 
inatière.  Si  Moïse  ne  nomme  pas,  parmi  les  fils  de  Chanaan,  un  per- 
sonnage appelé  Ghibli,  ce  passage  prouve  seulement  que,  dans  ces 
temps  reculés ,  la  ville  de  Ghebal,  la  Biblos  des  Grecs,  n'avait  pas  encore 
l'importance  qu  elle  acquit  par  la  suite;  que  sa  fondation  ne  remontait 
pas  aux  premiers  temps  de  la  domination  des  Chananéens,  et  quelle 
était  simplement  ime  colonie  de  Sidon  ou  de  quelque  autre  ville  phéni- 
cienne. Moïse  lui-même  semble  contredire  Topiniotn  de  notre  auteur, 


AOUT   1846.  505 

lorsquii  compte  ^  parmi  les  descendants  de  Cbanaan,  Ârwadi,  ie  fon- 
dateur de  la  ville  d'Âradus.  Or  cette  ville,  qui  était  beaucoup  plus  au 
nord  queGhebalf  dépendant  du  pays  des  Chunanéens,  il  est  vraisemblable 
que  le  territoire  qui  s'étendait  au  midi  de  cette  place  se  trouvait  aussi 
enclavé  dans  la  même  contrée.  Le  passage  du  livre  de  Josué^  n  est  nulle- 
ment contraire  à  cette  opinion.  L  auteur  comprend  dans  les  limites  du 
pays  de  Chanaan  le  canton  de  Ghebal,'«'?33n  y^vtn,  tout  le  mont  Liban;  à 
rOrient ,  depuis  Baal-Gad ,  au  pied  du  mont  Hermon ,  jusque  vers  Hamat. 
D'un  autre  coté,  nous  lisons,  dans  le  I*  livre  des  Rois^,  que  les  ouvriess 
de  Salomon ,  réunis  à  ceux  de  Hiram  et  aux  habitants  de  Ghebal ,  taillèrent 
cl  préparèrent  les  bois  et  les  pierres  qui  devaient  servir  à  la  construction 
du  temple  de  Jérusalem.  Enfm  EzéchieP,  nous  apprend  que  les  vieillards 
de  Ghebal  et  les  sages  de  cette  ville  se  trouvaient  à  Tyr,  et  veillaient  à 
la  conservation  de  cette  capitale.  Ces  passages,  si  je  ne  me  trompe, 
démontrent  avec  évidence  que  la  ville  de  Ghebal  faisait  partie  intégrante 
de  la  contrée  des  Phéniciens.  Le  nom  de  cette  place,  si  Ton  en 
croit  MM.  Gesenius  et  Movers,  dérive  du  mot  arabe  Jlk  montagne.  Mais 
je  ne  saurais  admettre  cette  étymologie;  car  ce  nest  pas  dans  une 
contrée  aussi  reculée  vers  le  nord,  que  l'on  doit  s'attendre  à  trouver 
un  nom  d'origine  arabe. 

M.  Movers  fait  venir  les  Chananéens  de  la  contrée  qui  avoisine  Ba- 
bylone,  et  cette  opinion,  qui  est  conforme  au  récit  de  Moïse,  et  que  j*ai 
discutée  moi-même  dans  mon  Mémoire  sur  Ophir,  s'accorde  mieux,  je 
crois,  avec  la  vérité,  que  les  hypothèses  des  historiens  qui  ont  été 
chercher,  ou  sur  les  rivages  méridionaux  de  la  mer  Rouge,  ou  dans  les 
îles  du  golfe  Persique,  le  berceau  des  Chananéens.  Comme  M.  Movers 
ne  manquera  pas,  dans  son  second  volume,  de  traiter  cette  question 
avec  l'étendue  qu'elle  comporte,  je  reviendrai  aussi  sur  ce  sujet  inté- 
ressant. 

L'auteur  fait  observer  que  les  Chananéens  ou  les  Phéniciens  peuvent 
revendiquer  la  gloire,  non-seulement  d'avoir  atteint,  dès  les  temps 
les  plus  reculés,  un  très-haut  degré  de  civilisation,  mais  de  l'avoir  con- 
servée beaucoup  plus  longtemps  que  les  autres  peuples,  leurs  voisins; 
qu'après  la  ruine  complète  de  Ninive,  lorsque  Babylone  était  transfor- 
mée en  un  désert,  les  Phéniciens,  durant  près  de  5oo  ans,  conservè- 
rent leur  supériorité,  non-seulement  dans  les  arts,  mais  dans  les 
sciences  et  dans    les  lettres;    que,   sous   ces  différents  rapports,   ils 

'  Genèse ,  chap.  x,  v.  iH.  —  *  Chap.  xiii,  v.  5.  —  '  Cliap.  v,  v.  32.  —  *Ch.  xxvii, 
V.  9. 

64 


506  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

purent  lutter,  sans  désavantage,  avec  les  nations  les  plus  éclairées 
du  monde. 

M.  Movers  fait  observer,  que  si,  comme  il  est  impossible  de  le  nier, 
rOrient  a  exercé  une  influence  puissante  sur  le  développement  des  arts, 
des  sciences,  ainsi  que  des  idées  religieuses,  chez  les  peuples  de  TOcci- 
dent ,  les  Phéniciens  durent  être  les  principaux  intermédiaires  de  ces  com- 
munications qui  existèrent  entre  les  habitants  des  diverses  parties  du 
monde  connu;  que  des  nations  orientales,  très-anciennement  civilisées, 
telles  que  les  Syriens,  les  Babyloniens,  les  Egyptiens,  ne  pouvaient,  à 
raison  de  leur  position  isolée,  de  leur  concentration  sur  leur  sol  na- 
tal, et  de  leur  éloignement  pour  la  navigation,  exercer,  sur  les  contrées 
de  l'ouest,  une  influence  réelle.  Que  les  Phéniciens  seuls,  dès  la  plus 
haute  antiquité,  à  des  époques  antéhistoriques,  étaient  voués  à  la  na- 
vigation, au  commerce  maritime,  et  avaient  étendu  au  loin  leurs  expé- 
ditions mercantiles. 

M.  Movers,  après  avoir  fait  obsei'ver  que  la  Palestine  et  les  contrées 
voisines  semblent  avoir,  dès  les  temps  les  plus  anciens,  été  le  théâtre 
de  nombreuses  émigrations,  trace  la  marche  que  les  Phéniciens  ont  dû 
suivre,  pour  apporter,  dans  les  contrées  de  TOccident,  leurs  arts,  leurs 
religions.  Leur  première  route,  suivant  lui,  eut  lieu  le  long  des  cotes 
méridionales  et  occidentales  de  TAsie  Mineure,  dans  les  îles  qui  Tavoi- 
sinent,  surtout  dans  celle  de  Chypre ,  et  on  peut  en  observer  la  direction 
jusque  dans  la  Thrace.  L'auteur  s'étend  un  peu  sur  ce  qui  concerne  la 
ville  de  Tarse.  Il  entre,  à  cet  égard,  dans  une  discussion  qui  n'est  pas 
sans  intérêt,  et  sur  laquelle  j'aurai  ocoasion  de  revenir  dans  un  autre 
article. 

Si  Ton  en  croit  M.  Movers,  la  religion  des  Lydiens  avait  les  plus 
grands  rapports  avec  celle  des  Phéniciens.  Il  suppose  qu'entre  la  Lydie 
et  la  Palestine,  il  y  a  eu,  dès  f origine  des  peuples,  des  rappoits  in- 
times. Il  rejette,  et,  je  crois,  avec  toute  raison,  les  traditions  ly- 
diennes, qui  portaient  que  la  ville  d'Ascalon  avait  été  fondée  par  un 
Lydien  nommé  Ascalos  :  que  Mopsus  avait,  près  d'Ascalon,  vaincu 
Atei^atis,  et  précipité  dans  la  mer  cette  déesse,  avec  son  filstx^u;,  que 
M.  Movere  regarde  comme  identique  avec  Dagon.  Il  admet,  au  con- 
ti^aire,  que  les  Philistins,  dès  les  temps  plus  reculés,  avaient  peut-être 
entrepris  des  incursions  hostiles  conlre  les  Lydiens.  La  fondation  d'As- 
calon par  Ascalos  est,  à  coup  sur,  une  de  ces  fables  que  fou  trou\e 
en  si  grand  nombre  dans  les  traditions  des  Grecs.  Ascalon  paraît  avoir 
existé  dès  les  plus  anciennes  époques  de  Ihistoirc,  et  avoir  dû  sa  fon- 
dation aux  Philistins.  Sou  nom  ne  se  trouve  pas,  il  est  vrai,  dans  le 


AOUT   1846.  507 

Pentateuque;  mais  on  le  rencontre  dans  le  livre  de  Josué  ^  et  dans  celui 
des  Juges ^.  Les  Lydiens  ne  paraissent  pas  avoir  eu  aucun  rapport  d'ori- 
gine avec  les  Chananéens;  car  nous  apprenons,  du  témoignage  de 
Moïse  ^,  que  les  Lydiens  appartenaient  à  la  race  de  Sem ,  tandis  que  les 
Chananéens  descendaient  de  Cham.  Ce  que  j'ai  dit  du  nom  de  Dagon 
ne  confirme  pas  la  prétendue  identité  de  ce  dieu  avec  le  personnage 
nommé  \x6is. 

Suivant  M.  Mo  vers,  les  Cariens  tiraient  leur  origine  des  Phéniciens 
ou  Chananéens.  Ils  s'étaient  établis  et  répandus  sur  les  iles  de  la  mer 
Méditerranée,  particulièrement  en  Crète;  ils  en  furent  chassés  par 
Minos  et  les  Hellènes,  et  se  réfugièrent  sur  la  côte  de  l'Asie  Mineure,  à 
laquelle  ils  donnèrent  leur  nom,  et  où  ilsjse  mêlèrent  avec  les  Léléges. 
Mais  celte  origine  des  Cariens  repose,  à  mon  avis,  sur  un  fondement 
peu  solide  :  Thucydide  même  établit*,  d'une  manière  formelle,  une  dis- 
tinction entre  les  Phéniciens  qui  habitaient  les  îles  de  la  mer  Méditer- 
ranée et  les  Cariens.  Que  ceux-ci  parlassent  une  langue  particulière, 
différente  du  grec,  ils  avaient  cela  de  commun  avec  les  différentes  na- 
tions de  l'Asie  Mineure.  Des  monuments  écrits  dans  les  idiomes  de 
plusieurs  peuples  de  cette  contrée  sont  aujourd'hui  sous  nos  yeux.  Et, 
à  coup  sûr,  les  langages  que  ces  monuments  nous  offrent  ne  paraissent 
avoir  rien  qui  les  rapproche  du  phénicien.  Si  ces  Cariens  avaient  une 
origine  chananéenae,  on  ne  pourrait  pas  les  regarder  comme  une  co- 
lonie de  Philistins.  D'ailleurs,  les  longues  navigations  de  ces  derniers 
sont  loin  d'être  un  fait  avéré  pour  l'histoire.  Enfin,  dans  un  article  pré- 
cédent ,  j'ai  exposé  ce  qu'il  fallait  croire  sur  l'identité  des  Kari,  nD,  ou 
Kréii,  "♦n']3,  avec  les  Philistins. 

Que  les  Phéniciens  aient,  dans  les  temps  anciens,  fondé  quelques 
villes,  quelques  établissements  de  commerce  dans  la  Thrace,  dans  la 
Bithynie,  à  coup  sûr  il  n'y  a  rien  là  qui  ne  soit  fort  vraisemblable. 
Mais,  parce  que,  suivant  la  tradition,  un  roi  de  Thrace  portait  le  nom 
de  Phinée;  que  des  villes,  appelées  Phinon  et  Phinopolis,  existaient 
dans  la  Bithynie,  doit-on  rapprocher  de  ces  dénominations  celle  d'un 
chef  iduméen  appelé  Phinon ,  ]^''^ ,  d'un  lieu  nommé  Founon,  p^D,  situé 
entre  Petra  et  Zoar,  qui  fut  une  des  stations  des  Israélites  dans  le  désert, 
et  qui ,  dans  la  suite ,  sous  le  règne  des  empereurs  romains,  était  célèbre 
pour  les  mines  qui  s'y  trouvaient  en  exploitation ,  et  auxquelles  on  avait 
coutume  d'envoyer  les  criminels?  Faut-il,  d'après  cela,  voir  dans  les 

^  Chap.  xiii;  V.  3.  —  *  Chap.  i,  v.  i8;  xiv,  v.  19.  —  *  Genèse,  chap.  x,  v.  aa. — 
*  Historia,  lib.  I,  cap.  vni. 

64. 


508         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

noms  de  Phinée,  Phinon,  PhinopoUs,  une  allusion  aux  travaux  métallur- 
giques entrepris  par  les  Phéniciens?  J'avoue  qu*un  pareil  rapprochement 
me  parait  au  moins  un  peu  hasardé.  Il  est  facile  d'imaginer  que  les 
Iduméens  et  les  peuples  deTintérieur  de  TArabie  ne  devaient  guère  avoir 
pris  une  pai-t  active  aux  expéditions  maritimes  entreprises  par  les  Phéni- 
ciens. Que  ceux-ci  aient,  à  une  époque  reculée,  exploité  les  riches 
mines  que  renfermait  Tile  de  Thasos,  c'est  ce  qu'atteste  Hérodote  ^  et 
rien  ne  saurait  infirmer  son  témoignage.  Mais  voir  dans  le  Bacchus  de  ia 
Thrace  un  dieu  arabe  ;  dériver  le  mot  Bassareas  du  terme  arabe  j.^ , 
qui,  dit-on,  désigne  une  peaa  (ce  qui  n'est  pas  parfaitement  exact);  dans 
le  nom  Sabos,  une  allusion  au  nom  de  la  contrée  de  Saba,  c'est,  je  crois, 
se  livrer  un  peu  trop  à  des  rapprochements  étymologiques. 

M.  Movers  traite  ensuite  des  établissements  formés  par  les  Phéniciens 
sur  les  lies  de  la  mer  Méditerranée.  Il  s'occupe  d'abord  de  Tile  de 
Rhodes,  et  il  fait  voir  que  des  traces  nombreuses,  conservées  dans  cette 
île,  attestaient  les  communications  qu'elle  avait  eues,  i  des  époques  très- 
anciennes,  avec  les  Phéniciens  et  les  Egyptiens.  De  là,  il  passe  aux  îles 
de  Crète  et  de  Chypre.  Il  rappelle  que  la  première  de  ces  îles  était, 
dans  l'origine ,  peuplée  par  des  barbares ,  que  Minos  força  de  fuir  et  de 
se  réfugier  dans  la  Carie,  la  Lycie,  la  Syrie,  la  Palestine,  l'Afrique.  Il 
se  demande  quels  pouvaient  être  ces  barbares  habitants  de  la  Crète.  Il 
croit  y  reconnaître  les  Philistins,  qui ,  à  une  époque  reculée,  avaient  for- 
mé des  établissements  en  Crète,  et  qui,  repoussés  par  les  armes  de 
Minos,  regagnèrent,  en  partie,  leurs  anciennes  demeures.  Je  n'entrerai, 
à  ce  sujet,  dans  aucun  détail,  parce  que  j'ai  moi-même,  récemment, 
discuté  cette  question ,  en  rendant  compte  de  l'ouvrage  de  M.  Hitzig. 
M.  Movers  s*attache  à  trouver  de  nouveaux  rapports,  qui  attestent  les 
anciennes  communications  de  l'ile  de  Crète  avec  la  Phénicie.  Nonnus 
fait  mention  des  Rhadamanes,  qui  avaient  été,  en  Crète,  les  dominateurs 
de  la  mer,  et  qui,  chassés  par  Minos,  s'établirent  sur  les  côtes  du  golfe 
Arabique  ;  ils  s'y  trouvaient,  suivant  la  tradition  rapportée  par  ce  poète , 
lorsque  Racchus,  préparant  son  expédition  dans  l'Inde,  les  chargea 
d'écpiiper  et  de  monter  sa  flotte.  Suivant  M.  Movers,  le  nom  de  ce 
peuple  dérive  des  deux  mots  pD  m ,  dominateurs  des  eaax.  Cette  étynio- 
logie  me  paraît  un  peu  incertaine.  Comme  trace  de  l'établissement  des 
Phéniciens  en  Crète,  M.  Movers  cite  le  minotaure,  qui,  suivant  lui, 
devait  peut-être  son  existence  à  une  idole  ayant  le  corps  d'un  homme  et 
la  tête  d'un  taureau ,  ainsi  que  le  Moloch  des  Israélites.  Il  cite  la  fable  d'un 

'  Uistor,  lib.  VI ,  cap.  xlvh. 


AOUT   1846.  509 

géant  (le  bronze  nommé  Talos,  qui,  trois  fois  pai  jour,  ou  par  année,  par- 
courait la  Crète,  et  étouffait  entre  ses  bras  brûlants  les  étrangers  qui 
abordaient  sur  la  côte.  Il  voit  là  une  allusion  k  la  statue  de  Saturne,  qui, 
chez  les  Israélites  et  à  Carthage,  recevait  dans  ses  bras,  rougis  par  un 
feu  ardent,  les  malheureuses  victimes  que  lui  oflrait  la  superstition.  II 
peut  y  avoir,  dans  ce  rapprochement,  quelque  chose  d'ingénieux.  Je 
ferai  seulement  obseiTer  que  la  tradition  qui  attribue  à  Moloch  une  tête 
de  bœuf,  que  celle  qui  atteste  que  les  enfants  offerts  en  satriHce  étaient 
placés  dans  les  bras  échauffés  de  l'idole,  ne  reposent  sur  aucun  témoi- 
gnage contemporain,  ctn*ont  pour  appui  que  lassertion  des  commenta- 
teurs juifs,  qui  vivaient  à  une  époque  bien  postérieure  à  celle  dont  ils  ont 
entrepris  d'exposer  les  faits.  Si  Ton  en  croit  M.  Movers,  les  trois  frères, 
Rhadamante,  Minos,  Sarpédon,  portent  des  noms  qui  rappellent  des 
divinités  phéniciennes.  Le  premier  nom  représente  les  mots  mon  T)  (le 
dominateur  de  la  mort);  le  nom  du  dernier  doit  s'expliquer  par  pont?, 
sar-paddan  (le  chef  de  la  plaine);  et  enfm,  Minos  nous  représente  les 
mots  pi?0^2?3  ou  l'vo'jya,  c est-à-dire  «le  maître  de  l'habitation  (cé- 
leste). »  De  pareilles  étymologies  peuvent  laisser  quelque  prise  au  doute. 
M.  Movers  fait  observer  que  l'Egypte,  qui  se  vantait  d'avoir  donné  aux 
autres  peuples  ses  idées  religieuses,  avait,  dès  les  plus  anciennes  époques, 
adopté  les  divinités  des  peuples  sémitiques,  et,  en  particulier,  des  Phéni- 
ciens; que,  dans  l'espace  qui  s'étend  entre  les  années  2000  et  1600 
avant  Jésus-Christ,  des  Phéniciens,  partis  de  la  contrée  des  Philistins, 
s'étaient  établis  dans  la  basse  Egypte,  oii  ils  avaient  fondé  les  dynasties 
des  HyUsos  ou  pasteurs;  que  ce  peuple,  après  de  longues  guerres  avec 
les  habitants  de  cette  contrée,  fut  enfm  chassé  par  eux,  et  alla  cher- 
cher un  refuge  sur  la  côte  nord  de  l'Afrique ,  sur  les  côtes  de  la  tner 
Méditerranée  et  en  Grèce.  Suivant  lui,  ces  pasteurs  étaient  des  Phi- 
listins ;  il  discute  cette  opinion  avec  de  grands  détails.  Je  ne  m'arrêterai 
pas  sur  cette  matière,  attendu  que  je  l'ai  traitée  moi-même  dans  mes 
articles  sur  YHistoire  des  Philistins. 

M.  Movers  attribue  aux  Philistins  de  longues  expéditions  maritimes. 
Il  parle  des  établissements  formés  par  ces  peuples  dans  l'île  de  Cythère. 
à  Paphos,  en  Crète,  à  Jalysus  dans  l'île  de  Rhodes.  Je  ferai  observer, 
à  cette  occasion,  que,  dans  le  récit  d'Hérodote ^  ce  ne  sont  pas  préci- 
sément les  Philistins  qui  sont  indiqués  comme  les  fondateurs  du  templ« 
de  Cythère,  mais  les  Phéniciens,  originaires  de  la  Syrie. 

M.  Movers  attribue  à  l'invasion  des  Philistins  en  Egypte  une  grande 

*  Lib.  I,  cap.  cv. 


510  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

influence  sur  la  religion  des  Egyptiens ,  et  Tintroduction  de  divinités 
dont  ]e  cidte  était  particulier  aux  nations  de  race  sémitique.  Mais, 
si  je  ne  me  trompe,  M.  Movers  seiagère  beaucoup  Tinfluence  que 
purent  exercer  les  H/ksos  ou  pastears  sur  l'Egypte,  durant  le  temps  que 
ce  pays  fut  soumis  à  leur  sceptre  de  fer.  D abord,  les  Égyptiens,  ce 
peuple  si  tenace,  si  ennemi  du  progrès,  si  attaché  à  ses  usages,  à  ses 
institutions,  devait  se  montrer  peu  enclin  à  accueillir  des  changements 
qui  ne   tendaient  à  rien   moins  qu'à  dénaturer  sa  religion;  surtout 
quand  ces  prétendues  améliorations  lui  étaient  imposées,  le  fer  et  la 
flamme  à  la  main,  par  une  nation  d'étrangers,  qui  s'étaient  montrés 
pour  lui  des  conquérants  barbares  et  impitoyables.  En  supposant  que 
les  Égyptiens ,  par  suite  de  leur  timidité  naturelle ,  eussent  courbé  la 
tète  sous  le  joug,  et  reçu,  sans  murmurer,  la  loi  de  leurs  maîtres,  il 
est  probable  que,  dans  le  moment  où  une  lutte  courageuse  et  déses- 
pérée les  aflranchit  pour  toujours  d'un  joug  odieux,  ils  aument  rejeté 
avec  indignation  ces  atteintes  portées  à  leur  culte  primitif,  et  qui  n'of- 
fraient plus  pour  eux  qu'un  monument  de  leur  servitude.  En  outi^,  il 
pst  fort  douteux  que  les  HyhsoSf  lors  de  la  conquête  de  l'Egypte,  aient  eu 
une  civilisation  assez  avancée  pour  qu'ils  tentassent  de  faire  prévaloir, 
chez  le  peuple  vaincu,  leurs  institutions  religieuses.  Il  est  plus  probable 
qu'ils  se  seraient  plutôt  trouvés  dans  la  position  où  a  toujours  été  un 
peuple  conquérant ,  qui  soumet  par  la  force  de  ses  armes  une  nation 
beaucoup  plus  éclairée  que  lui.  Bien  loin  de  prétendre  implanter  chez 
les  vaincus  des  institutions  qu'il  ne  possède  que  d'une  manière  très- 
imparfaite  ,  il  rougit  bientôt  de  se  voir  si  en  arrière  sous  le  rapport  de 
la  civilisation.  Il  n'a  alors  d'autre  ressource  que  de  s'amalgamer  avec 
ses  nouveaux  sujets,  et  de  leur  demander  des  institutions  politiques, 
scientifiques  et  religieuses,  à  l'aide  desquelles  il  puisse  réparer  le  vice 
de  son  éducation  primitive,  et  se  placer  siu*  la  ligne  des  peuples  vérita* 
blemcnt  civilisés.  On  peut  donc^  croire  que  ces  pasteurs  auraient  plutôt 
admis  les  idées  religieuses  des  Egyptiens ,  qu'ils  ne  leur  eussent  imposé 
des  dogmes  étrangers.  Enfin,  cst-il  vrai,  comme  le  suppose  M.  Movers , 
que  les  pasteurs  fussent  réellement  d'origine  phénicienne  ou  philistinc? 
J'ose  ne  pas  le  croire,  et  je  prends  la  liberté  de  renvoyer,  sur  cet  aiticle, 
mes  lecteurs  à  ce  que  je  viens  d'écrire  en  rendant  compte  du  livre  de 
M.  Hitzig. 

QUATREMÈRE. 


AOUT   1846.  511 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 

INSTITUT  ROYAL  DE  FRANCE. 
ACADÉMIE  DES  INSCRIPTIONS  ET  BELLES -LEITRES. 

L*Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  a  tenu,  le  vendredi  ai  août,  sa 
séance  publique  annuelle  sous  la  présidence  de  M.  Naudet.  Après  Tannonce  des 
prix  décernés  et  des  sujets  de  prix  proposés,  M.  Lenormant  a  lu  un  rapport  sur  les 
mémoires  envoyés  au  concours,  relatifs  aux  antiquités  de  la  France.  Le  reste  de  la 
séance  a  élé  rempli  par  la  lecture  d'une  notice  historique  sur  la  vie  et  les  ouvrages 
de  M.  Mionnet ,  par  M.  Walckenaer,  secrétaire  perpétuel,  et  de  deux  fragments  de  mé- 
moires ,  Tun ,  de  M.  Raoul-Roche l te,  sur  THercuIe  assyrien  et  phénicien ,  considéré 
dans  ses  rapports  avec  THercule  grec ,  principalement  à  Taide  des  monuments  de 
Tanliquité  figurée;  Tautre,  de  M.  Reinaud,  sur  Tlnde  antérieurement  au  milieu  du 
xi'  siècle  ,  d'après  les  écrivains  arabes ,  persans  et  chinois.  L'beure  avancée  n'a  pas 
permis  d'entendre  la  lecture  d'une  notice  sur  Guillaume  Guiart,  par  M.  de  Wailly. 

PRIX    DJ^CERNÉS. 

Prix  ordinaires.  —  L'Académie,  dans  sa  séance  publique  de  i845,  avait  prorogé 
jusqu'au  i^avril  i846  le  concours  ouvert  en  i842 ,  sur  la  question  suivante:  Tracer 
l'histoire  des  gaerres  qai,  depuis  Vempereur  Gordien  jusqu'à  lintasion  des  Arabes,  eurent 
lieu  entre  les  Bomains  et  les  rois  de  Perse  de  la  dynastie  des  Sassanides,  et  dont  fut  le  théâ- 
tre le  bassin  de  VEuphrate  et  du  Tigre, depuis  VOrontejusqu' en Médie,  entre  Erzeroum  au 
nord,  Ctésiphon  et  Pétm  au  sud,  L'Académie  a  accordé  le  prix  à  M.  Henri  Kiepert, 
docteur  en  philosophie ,  géographe  de  l'institut  industriel  à  Weymar. 

L'Académie  avait  proposé  pour  sujet  de  prix  à  décerner  en  iSàb,  et  remis  au 
concours  de  1 846 ,  la  question  suivante  :  Examen  critique  des  historiens  de  Constantin 
le  Grand,  comparés  aus  derniers  monuments  de  son  règne.  Ce  prix  a  été  accordé  à 
M.  Nicard. 

L'Académie  a  proposé,  dans  sa  séance  de  i844  «  pour  sujet  de  prix  à  décerner  en 
i846,  la  question  suivante  :  Examen  critique  de  la  succession  des  dynasties  égyptiennes 
d'après  les  textes  historiques  et  les  monuments  nationaux,  L'Académie  a  accordé  le  prix 
au  mémoire  qui  a  pour  auteur  M.  Lesueur,  architecte,  et  une  mention  Irès-liono- 
rable  à  celui  de  M.  Brunel  de  Presle. 

Prix  de  numismatique.  L* Académie  décerne  le  prix  de  numismatique  fondé 
par  M.  Allier  de  Hauteroche  h  M.  Duchalais,  pour  son  ouvrage  intitulé  :  Description 
des  médailles  gauloises  faisant  partie  des  collections  de  la  Bibliothèque  royale.  Il  a  été 
décerné  une  mention  Irès-honorablc  à  M.  Giulio  de  San-Quentino ,  pour  l'ouvrage 
intitulé  :  Délie  monete  dêlV  imperatore  Giustiniano, 

Antiquités  de  la  France.  L'Académie  a  décerné  la  première  médaille  à  M.  Long, 
pour  ses  Recherches  sur  les  antiquités  romaines  du  pays  des  Vocontiens,  manuscrit;  la 
seconde  médaille  h  M.  Leynouvie,  pour  son  Histoire  du  Limousin,  la  Bourgeoisie, 
3  vol.  in-8*.  Elle  partage  la  troisième  médaillé  ex  œquo  entre  M.  Cartier,  pour  ses 
Recherches  sur  les  monnaies  au  type  chartrain,  i  vol.  in-S",  et  M.  Girardot,  pour  son 


512  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Histoire  du  chapitre  de  Saint-Etienne  de  Bourges,  manuscrit.  L^Acadcmie  a  exprimé  le 
regret  qu  il  n*y  eut  pas  une  quatrième  médaille  à  partager  entre  M.  Vaudoyer  pour 
Mon  ouvrage  intitulé  :  Ancien  Orléanais. — Arckitectare  privée,  manuscrit,  et  M.  Le- 
roux de  Lincy,  pour  son  Histoire  de  Vhôtel  de  ville  de  Paris,  i  vol.  in-A*.  Elle  a 
accordé,  en  outre,  dix  mentions  très-honorables  et  huit  mentions  honorables  à 
divers  ouvrages  sur  les  antiquités  de  la  France. 

PAIX  EXTRAORDINAIRES  FONDAS  PAR  M.  LE  BARON  GOBERT ,  pour  le  travail  le  plus  Sa- 
vant et  le  plas  profond  sur  l'histoire  de  France  et  les  études  qui  s'y  rattachent, — L'Aca- 
démie a  décerné  le  premier  de  ces  prix  à  M.  Aurélien  de  Courson ,  pour  son  His- 
toire des  peuples  bretons  dans  la  Gaule  et  dans  les  îles  britanniques,  langue,  coutumes, 
mœurs  et  institutions,  a  vol.  in-8*  ;  et  elle  a  décidé  que  M.  Monteii  serait  maintenu 
dans  la  i>osses8ion  du  second  prix  qui  lui  a  été  décerné  en  i84o. 

PRIX  PROPOSÉS. 

Prix  ordinaires.  L'Académie  rappelle  quelle  a  proposé ,  pour  sujet  du  prix  or- 
dinaire à  décerner  en  iS^y*  l'Histoire  de  l  étude  de  la  langue  grecque  dans  l'occident 
de  l'Europe,  depuis  la  fin  du  x'  siècle  jusqu'à  celle  du  xiv'. 

L'Académie  propose  pour  sujet  du  prix  ordinaire  à  décerner  en  1 848  :  «  Éclaircir 
les  annales  et  retracer  l'état  de  la  France  pendant  la  seconde  moitié  du  x'  siècle,  d'après 
les  documents  publiés  ou  inédits,  • 

Prix  de  numismatique.  —  Le  prix  annuel  pour  lequel  M.  Allier  de  Fliuteroche  a 
légué  à  TAcadémie  une  rente  de  quatre  cents  francs  sera  décerné,  en  i847«  ^" 
meilleur  ouvrage  numismatique  qui  aura  été  publié  depuis  le  i"  avril  i846.  Les 
membres  de  Tlnstitut  sont  seuls  exceptés  de  ce  concours. 

Antiquités  de  France. — Trois  mâailles  de  la  valeur  de  cinq  cents  francs  chacune 
seront  décernées,  en  18Â7,  ^^^  meilleurs  ouvrages  sur  les  antiquités  de  la  France, 
qui  auront  été  déposés  au  secrétariat  de  Tlnstitut  avant  le  i*'  avril  iSà']- 

Prix  extraordinaires  fondés  par  M.  le  baron  Gobert.  —  Au  i"  avril  1847, 
TAcadémic  s'occupera  de  l'examen  des  ouvrages  qui  auront  paru  depuis  le  1"  avril 
1846,  et  qui  pourront  concourir  aux  prix  annuels  fondés  par  M.  le  baron  Gobert. 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

M.  le  baron  de  Damoist^u,  membre  de  l'Académie  dos  sciences,  section  d'aslro- 
iioinie,  est  mort  à  Issy,  près  Paris. 


TABLE. 

l'héàtrc  français  au  moyen  âge,  public  d'après  les  manuscrits  de  la  bihliolhèque 
du  Koi,  par  MM.  L.-G.  Monmerqué  et  Francisque  Michel  (3*  article  de 
M.  Magoin) Page   450 

Hutcheson,  fondateur  de  Técolc  écossaise  (  1"  article  de  M.  Cousin) 465 

1.  Place  de  TÉgypte  dans  Thistoire  du  monde,  par  Ch.  C.  J.  Bunsen-,  2.  Choix 
des  documents  les  plus  importants  de  Tantiquité  égyptieaDC,  par  le  D' R.  Lep- 
sius  (V  article  de  M.  Raoul-Rochette] 470 

Die  Plionizier,  von  Movcrs  (Les  Phéniciens,  par  M.  Movers,  professeur  à  Tuni- 

versité  de  Brcslau)  (  l"  article  de  M.  Quatremèrc.) 407 

Nouvelles  liltoraircj 511 

F»   DE   LA  TABLE. 


JOURNAL 

DES  SAVANTS. 


SEPTEMBRE  1846. 


Relation  des  Voyages  faits  par  les  Arabes  et  les  Persans  dans  TInde 
et  à  la  Chine,  dans  le  ix'  siècle  de  F  ère  chrétienne.  Texte  arabe, 
imprimé  en  iSii,  par  les  soins  de  feu  Langlès,  publié,  avec  des 
corrections  et  additions,  et  accompagné  dune  traduction  française 
et  d'éclaircissements ,  par  M.  Reinaud,  membre  de  l'Institut.  Paris, 
Imprimerie  royale,  i84ô,  2  vol.  in- 18. 

PREMIER    ARTICLE. 

Un  savant,  profondément  versé  dans  la  connaissance  des  langues  et 
de  rhistoire  de  TOrient,  qui  a  rendu  à  la  religion  d'importants  ser- 
vices, que  Boileau,  en  lui  adressant  sa  xii*  épître,  saluait,  avec  toute 
raison,  du  titre  de  docte  abbé,  Renaudot,  publia,  Tan  1718,  un  vo- 
lume qui  porte  pour  titre  :  Anciennes  relations  des  Indes  et  de  la  Chine,  de 
deux  voyageurs  mahométans  qui  y  allèrent  dans  le  /j*  siècle,  traduites  d'arabe, 
avec  des  remarques  sur  les  principaux  endroits  de  ces  relations,  in-8".  Le  tra- 
ducteur n'avait  point  songé  à  publier  le  texte;  il  n  avait  pas  même  in- 
diqué, dune  manière  assez  précise,  le  manuscrit  dont  il  avait  tiré  ces 
récits;  en  sorte  que  Ton  avait  été  jusqu'à  soupçonner  la  bonne  foi  du 
savant  écrivain,  jusqu'au  moment  où  M.  de  Guignes  retrouva  le  volume 
sur  lequel  Renaudot  avait  fait  son  travail.  Dans  les  premières  années 
du  xix*  siècle,  M.  Langlès  forma  le  dessein  de  publier  le  texte  de  cet 
ouvrage,  et  de  raccompagner  d'une  nouvelle  version  française.  Il  choi- 
sit le  format  in- 1 8 ,  parce  que  ce  livre  était  destiné  à  faire  partie  de  sa 
collection  portative  de  voyages,  collection  dont  cinq  volumes  seulement 

65 


514         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ont  vu  le  jour.  Le  texte  arabe  fut  imprimé  en  entier,  à  llmprimerie 
impériale,  dans  le  courant  de  Tannée  i8i  i.  La  version  française  ne  pa- 
raît point  avoir  été  écrite.  M.  Reiuaud  suppose  que  M.  Langlès,  peu 
satisfait  de  son  travail,  crut  dcvoii*  le  supprimer.  Mais  cette  explication 
ne  me  paraît  pas  naturelle,  et  j'en  proposerai  une  autre,  qui  est,  à  mes 
yeux,  beaucoup  plus  vraisemblable  :  M.  Langlès,  en  butte  à  des  atta- 
ques eontinuelles  et  passionnées,  qui  abreuvèrent  de  chagrin  les  der> 
nières  années  de  sa  vie,  qui  contribuèrent,  probablement,  k  abréger 
ses  jours,  et  auxquelles  sa  mort  même  n'a  pu  mettre  un  terme,  était 
tombé  dans  un  profond  découragement,  et  était  devenu  presque  insen- 
sible aux  travaux  qui  avaient  fait  le  charme  de  son  existence.  Il  est 
peu  étonnant  que,  dans  de  pareilles  circonstances,  il  ait  perdu  de  vue 
ce  petit  livre,  qui,  sans  ajputer  beaucoup  à  sa  gloire  littéraire,  aurait 
pu  lui  susciter  de  nouvelles  traverses.  D'ailleurs,  au  moment  où  la 
mort  vint  le  frapper,  il  était  encore  dans  un  âge  qui  pouvait  lui  laisser 
espérer  quelques  années  de  vie.  Il  croyait  sans  doute  pouvoir  reprendre 
cette  tâche  un  peu  plus  tard;  mais 

Vits  summa  brevis  spem  nos  vetat  inchoare  longam . 

Cet  homme  estimable  descendit  dans  la  tombe.  Le  texte  arabe,  déposé 
dans  les  magasins  de  l'Imprimerie  royale,  restait  là,  sans  aucune  uti- 
lité pour  la  littérature  arabe.  M.  Reinaud  fut  invité  à  compléter  et  à 
publier  ce  travail.  Après  avoir  d'abord  refusé,  il  se  proposa  lui-même 
pour  remplir  cette  tâche.  Il  revit  le  texte  sur  le  manuscrit  unique ,  et 
le  compléta,  en  y  ajoutmt  plusieurs  morceaux  d'un  genre  analogue. 
L'ouvrage  vient  de  paraître,  accompagné  d'une  nouvelle  version  fran- 
çaise, de  notes,  et  d'un  assez  long  discours  préliminaire. 

M.  Reinaud  atteste  que  la  traduction  de  l'abbé  Renaudot  ne  lui  a 
pas  paru  suffisamment  exacte,  et  que  plusieurs  des  notes  ont  été  ré- 
digées avec  un  peu  de  précipitation.  Ce  jugement  est,  à  mon  avis,  un 
peu  sévère.  Quand  on  prend  la  peine  de  lire  l'ouvrage  du  savant  abbé, 
que  l'on  voit  la  vaste  et  profonde  érudition  quç  témoignent  ses  nom- 
breuses remarques,  on  reste  convaincu,  je  crois,  quelles  offrent  un 
résumé  assez  complet  de  ce  que  Ton  savait  alors  sur  les  contrées 
orientales  de  l'Asie;  et  l'on  est  plus  porté  à  admirer  un  pareil  travail 
qu'à  y  reconnaître  de  la  légèreté.  Quant  à  la  version,  je  conçois  que, 
sur  plusieurs  points,  elle  laisse  quelque  chose  à  désirer.  Je  con- 
viens que  le  nouveau  traducteur  a ,  dans  un  certain  nombre  de  pas- 
sages, saisi  mieux  le  sens,  et  rectifié,  avec  raison,  Içs  explications 
données  par  Renaudot.  Mais,  pour  être  juste,  U  faut  avouer  aussi 


SEPTEMBRE  1846.  515 

que,  dans  plus  d*un  endroit,  il  aurait  pu,  sans  inconvénient,  adopter 
les  opinions  de  son  illustre  devancier.  Bailleurs,  comme  tout  le 
monde  sait,  cest  surtout  dans  le  xviii*  siècle  que  Tétude  grammati- 
cale des  langues  de  TOrient  a  fait  d'immenses  progrès,  grâce  aux  tra- 
vaux de  récole  d'A.  Schultens,  et,  surtout,  aux  efforts  du  célèbre 
Silvestre  de  Sacy  et  d'un  grand  nombre  d'autres  savants.  Enfin,  des 
explorations  entreprises  par  des  voyageurs  éclairés ,  dans  toutes  les  con- 
trées de  rOrient,  la  publication  d'une  foule  de  monuments  inédits,  sont 
venus  ajouter  prodigieusement,  pour  nous,  aux  connaissances  qu'a- 
vaient possédées  nos  pères. 

J'ai  dit  que  le  traducteur  avait  placé,  en  tête  de  l'ouvrage,  un  dis- 
cours préliminaire  qui  est  plus  étendu  que  la  relation  elle-même,  et 
dans  lequel  se  trouvent  discutés  plusieurs  points  d'histoire  et  de  géo- 
graphie orientales.  Je  n'en  parlerai  pas,  pour  le  moment,  attendu 
qu'un  examen  de  ce  morceau  doit  faire  la  matière  de  mon  second  ar- 
ticle. J'ai  dit  également  que  la  traduction  était  accompagnée  d'un  assez 
grand  nombre  de  notes  érudites.  J'aurai  quelquefois  occasion  de  les 
citer;  et  je  dois  ajouter  qu'à  la  suite  de  ces  notes  se  trouvent  plusieurs 
remarques  instructives  qui  concernent  fhistoire  naturelle,  et  qui  ont 
pour  auteur  M.  le  docteur  Roulin.  sous- bibliothécaire  de  l'Institut. 
Dans  ce  premier  article,  je  me  bornerai  à  faire  connaître  ce  qui  a 
trait  à  la  nouvelle  traduction.  Mes  observations ,  comme  on  peut  le 
croire,  doivent  se  borner  à  comparer  la  version  avec  le  texte,  et  à 
rechercher  si  ce  texte  a  été  rendu  avec  plus  ou  moins  d'exactitude. 
Eu  effet,  on  ne  s'attendra  pas  ici  à  voir  des  citations  empruntées  aux 
faits  rapportés  dans  l'ouvrage,  puisque  ce  livre,  imprimé  depuis  cent 
vingt-huit  ans,  est  suffisamment  connu  de  tous  ceut  qui  s'occupent 
tant  soit  peu  de  la  géographie  des  contrées  orientales. 

Avant  de  commencer  cet  examen,  je  dois  dire  qu'une  relation  de 
ce  genre,  écrite  avec  une  extrême  simplicité,  ne  peut  offrir,  sous  ie 
rapport  du  texte,  des  difficultés  insurmontables;  que.  d'ailleurs,  le  tra- 
vail d'un  homme  aussi  éminent  que  l'abbé  Renaudot  a  dû  faciliter 
beaucoup  la  tâche  de  celui  qui  voulait  offrir  aux  lecteurs  une  version 
nouvelle.  Je  dois  ajouter  que  le  nouveau  traducteur  aurait  dû  quel- 
quefois soigner  davantage  la  partie  du  style;  car  il  serait  facile  de 
produire  un  certain  nombre  de  phrases  dans  lesquelles  on  pourrait 
désirer  une  rédaction  un  peu  plus  élégante. 

Le  volume  (car  il  ne  faut  tenir  aucun  compte  de  la  préface  absurde 
qu'y  a  cousue  la  main  d'un  copiste  ignorant)  commence  par  la  descrip- 
tion incomplète  d'un  monstre  marin,  d'un  énorme  cétacé.  Entre  autres 

65. 


516  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

caractères  attribués  à  cet  animal ,  on  lit  qu  il  ressemblait  à  wie  voile  de 
vaisseau.  M.  Roulin ,  qui  croit  que  la  description  donnée  par  Técrivain 
arabe  s'applique  à  un  cachalot,  et  remarquant,  avec  raison,  que  ce 
cétacé  n  a  point  de  nageoire  dorsale ,  qui  réponde  à  ce  que  dit  la  rela- 
tion ,  a  supposé  qu  il  s  était  glissé  dans  le  texte  une  erreur  de  copiste , 
et  qu'au  lieu  des  mots  une  voile  de  vaîsseaa,  il  offrait  peut-être  un  terme 
qui  désigne  un  rocher.  M.  Reinaud,  adoptant  cette  opinion  du  savant 
naturaliste,  fait  observer  que,  dans  plusieurs  ouvrages,  au  lieu  de^\j^, 
en  trouve  g^;  que  ce  terme  peut  signifier  un  rocher.  Mais  je  crois  pou- 
voir assurer  que  cette  assertion  n'est  pas  fondée.  Le  mot^^,  pluriel 

de  iûJûr,  ne  peut  désigner  que  des  châteaux,  des  citadelles.  Le  tenne  ^ 
seul  a  quelquefois  la  sens  de  rocher.  Or  cette  signification  ne  saurait 

s'appliquer  au  cas  dont  il  s'agit.  Il  est  clair  pour  moi  qu'on  doit  lire  gîi , 

qui ,  en  arabe,  a  le  même  sens  que  ^j^,  et  indique  ime  vorHje  de  vaisseau. 
Si  je  ne  me  trompe,  la  relation,  ici  imparfaite,  doit  être  complétée 
d'après  le  récit  de  Masoudi,  et  on  doit  lire  que  :  «le  dos  de  cet  animal 
présente  ime  nageoire  qui  ressemble  à  une  voile.»  Mais  doit- on 
nécessairement  voir  ici  un  cachalot?  je  ne  le  crois  pas.  A  mon  avis, 
on  pourrait  plutôt  y  reconnaître  le  baleinoptère-gibbar,  qui  atteint  des 
dimensions  énormes,  une  centaine  de  pieds,  et  dont  le  dos  est  sur- 
monté d'une  nageoire  qui  s'élève  à  une  hauteur  de  quatre  ou  cinq 
pieds.  Il  me  semble  que  ce  dernier  caractère  répond  assez  bien  à  ce 
que  nous  apprend  l'écrivain  arabe.  Rappelons-nous  que  la  descrip- 
tion dont  il  s'agit  n'est  point  l'ouvrage  d'un  naturaliste ,  mais  de  navi- 
gateurs, de  simples  matelots.  Il  ne  faut  donc  pas  y  chercher  cette  pré- 
cision rigoureuse  que  nous  trouvons  dans  des  notices  de  ce  genre, 
rédigées  par  les  maîtres  de  la  science  moderne. 

L'auteur  ajoute  que  «les  marins,  effrayés  à  la  vue  de  ce  monstre, 
et  craignant  qu'en  s'appuyant  sur  le  vaisseau,  il  ne  vînt  à  bout  de  le 
submerger,  frappaient,  durant  la  nuit,  pour  effrayer  l'animal,  des 
cloches  semblables  à  celles  qui  sont  en  usage  chez  les  chrétiens.  »  Le 
traductem%  dans  la  note  qu'il  a  jointe  à  ce  passage  ^  s'exprime  en  ces 
termes  :  «Le  mot  arabe  ^_yi\i,  au  pluriel  (jo^ly ,  dérive  du  syriaque 

OLQJ,  terme  qui  s'applique  à  tout  objet  avec  lequel  on  fait  du  bruit 

en  le  frappant.  Il  se  dit  des  cloches  et  des  sonnettes  et  c'est  le  sens 
qu'il  a  ici.  On   s'en  est  ensuite  servi   pour   désigner   les   crécelles 

^  Page  6,  note  4* 


SEPTEMBRE  1846.  517 

avec  lesquelles,  dans  les  églises,  on  annonce  les  différentes  parties 
de  TofTice.  En  effet,  dans  les  Etats  musulmans,  lusage  des  cloches  est 
maintenant  interdit ,  excepté  dans  les  montagnes  du  Liban ,  dans 
lesquelles  la  population  est  uniquement  composée  de  chrétiens.  »  Plus 
bas  ^M.  Reinaud  a  rendu  également  le  mot  (jf^\y  par  crécelles;  mais 
cette  traduction  n'est  pas  parfaitement  exacte.  Les  chrétiens  orientaux 
ne  connaissent  pas  celte  sorte  de  moulinet  de  bois  appelé  crécelle,  qui, 
dans  les  contrées  de  TOccident,  servait,  le  jeudi  saint  et  le  vendredi 
saint,  pour  appeler  les  fidèles  aux  prières  de  TÉglise  et  suppléer  au 
silence  des  cloches.  C'est  à  cela  que  Boileau  a  fait  allusion ,  lorsqu'il 
dit,  dans  le  Lutrin  : 

Prenons  du  saint  jeudi  la  bruyante  crécelle, 

et  plus  bas  : 

Il  dit  :  Du  fond  poudreux  d*une  armoire  sacrée, 
Par  les  mains  de  Giraut  la  crécelle  est  tirée  : 
Ils  sortent  tous  les  deux,  et,  par  d^heureux efforts. 
Du  lugubre  instrument  font  crier  les  ressorts. 

Mais ,  dans  l'Orient ,  le  nakous  des  chrétiens  ne  ressemble  en  rien 
à  notre  crécelle.  C'est  une  planchette^  formée  d'un  bois  dur,  suspendue 
à  des  cordes,  et  sur  laquelle  le  prctre  frappe  avec  un  maillet  de  bois, 
ce  qui  produit  un  son  sec  que  l'on  entend  à  une  grande  distance  '. 
L'auteur  de  la  relation  arabe,  décrivant  une  cérémonie  chinoise,  fait 
mention  d'hommes  qui  portaient  des  pièces  de  bois  semblables  à  des 
nakoas,  et  sur  lesquelles  ils  frappèrent.  C*est  ainsi  que,  dans  une  lettre 
du  Connétable  d'Arménie^  on  lit,  en  parlant  des  chrétiens  nestoriens, 
puisant  tabulas.  Il  n'est  donc  nullement  question  de  crécelles.  On  ne  peut 
pas  dire  non  plus  que  le  mont  Liban  soit  la  seule  partie  de  l'empire 
musuln)an  où  l'on  sonne  des  cloches;  car,  en  Lgypte,  une  véritable 
cloche  existe  dans  le  monastère  de  Saint-Macaire ,  une  dans  celui  de 
Saint-Antoine ,  et  une  enfin  dans  le  couvent  de  Saint-Paul-Ermite*. 

Dans  la  description  d'un  grand  poisson^,  qui  doit  être  le  requin,  on 
trouve  des  détails  que  le  traducteur  rend  ainsi  :  «  Malgré  sa  grandeur, 
il^a  pour  ennemi  un  poisson  qui  n'a  qu'une  coudée  de  long  et  qui  se 
nomme  al-leschek.  Lorsque  le  gros  poisson,  se  mettant  en   colère, 

*  Texte  arabe,  p.  78. — '  P.  75. —  *  Kamous,  p.  374,  édit.  de  Bombaie  ;  Vausleb, 
HisL  de  VEg.  JtAlexand.  p.  Sg;  Schulz,  Der  leitvmgen  derHôchsten,  t.  V,  p.  1 1,  etc. 
—  *  Mosheim,  Hisi.  ecclesiasUc,  Tartaroram,  appendix,  p.  5o.  —  *  Voyez  le  P. 
Sicard,  Lettres  édifiantes,  t.  V,  p.  iio,  aoi ,  planche  de  la  p.  188.  —  *  P.  4. 


518  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

attaque  les  autres  poissons  au  seiu  de  la  mer,  et  qu'il  les  maltnite,  le 
petit  poisson  le  met  à  la  raison.  Il  s^attache  à  la  racine  de  ison  oreille, 
et  ûe  la  quitte  pas  qu'il  ne  soit  mort.  Le  petit  poisson  s'attache  aux 
navires;  et  alors  le  gros  poisson  nose  pas  en  approcher,  à  cause  de  la 
erainte  que  l'autre  lui  inspire.  »  Je  ne  relèverai  pas  tout  ce  que  cette  tra- 
duction peut  présenter  d'un  peu  inexact  sôus  le  rapport  du  style.  Je  di- 
rai seulement  :  Le  mot  de  colère  ne  convient  guère ,  en  parlant  d'un  animal 
aussi  éminemment  féroce  que  le  requin.  Le  mot  maltraiter  est  bien  faible, 
en  parlant  d'un  poisson  qui  dévore  sans  distinction ,  et  avec  l'instinct  le  plu« 
brutal ,  les  poissons ,  les  autres  animaux  et  les  hommes.  Enfin ,  l'expression 
mettreà  la  raison  est  un  peu  impropre.  Comme  un  requin  n'a  pas  de  raison 
à  perdre,  on  ne  saurait  l'y  rappeler.  U  faut  traduire,  si  je  ne  me  trompe: 
«  Tandis  que  ce  monstre ,  par  sa  fureur  et  sa  férocité ,  est  le  fléau  des 
poissons  de  la  mer,  il  ne  peut  échapper  aux  attaques  d'un  petit  poisson, 
qui  n'a  qu'une  coudée  de  longueur.  »  D'un  autre  coté,  le  requin  n'ayant 
point  d'oreilles,  on  ne  saïu^it  dire  que  ce  poisson,  qui  est  Véchéneïs  ou 
sucet,  s'attache  à  la  racine  de  sou  oreille.  U  faut  traduire,  je  crois: 
a  ce  poisson  pénètre  dans  le  fond  de  son  oreille ,  »  c'est-à-dire  dans  une 
de  ses  branchies.  Le  dernier  membre  de  la  phrase  présente  une  diffi- 
culté réelle.  Le  texte  oflre  ces  mots  :  «  Ce  petit  poisson  s'attache  aux 
vaisseaux.  Aussi  les  navires  n'osent  approcher  du  grand  poisson ,  par 
suite  de  la  crainte  que  leur  inspire  le  petit.  »  Il  ne  faut  pas  chercher 
ici  une  narration  faite  par  un  homme  éclairé,  par  un  naturaliste;  il 
faut  y  voir  une  exposition  des  idées,  des  préjugés,  qui  régnaient  parmi 
des  matelots  ignorants.  En  voyant  un  petit  poisson  tel  que  l'échéneïs 
s'attacher  opiniâtrement  aux  flancs  d'un  navire  sans  qu'on  pût  lui  faire 
lâcher  prise,  ils  se  persuadaient  que  ce  petit  animal  devait,  dans  un 
espace  plus  ou  moins  long,  perforer  la  coque  du  navire,  et  amener 
ainsi  un  naufrage.  On  sent  bien  que,  dans  cette  opinion ,  à  coup  sûr 
mal  fondée ,  ils  devaient  plus  appréhender  la  rencontre  de  ce  poisson 
que  celle  du  requin ,  puisque  ce  squale  féroce ,  s'il  est  redoutable  pour 
la  vie  des  hommes,  ne  peut  faille  aucun  mal  k  un  navire. 

L'auteur,  parlant  de  l'ambre  g^is^  s'exprime  ainsi,  d'après  la  ver- 
sion de  M.  Reinaud  :  «  La  mer  jette  sur  les  côtes  de  ces  îles  de  gros 
morceaux  d'ambre;  quelques-uns  de  ces  morceaux  ont  la  forme  d'une 

plante,  ou  à  peu  près Quand  la  mer  est  très-agitée,  elle  rejette 

l'ambre  sous  la  forme  de  citrouilles  et  de  trufies.»  Mais  je  crois  que, 
dans  ce  passage,  il  faut  adopter  la  leçon  c;^aj,  maison,  que  l'on  ren-. 

*  P.  5. 


SEPTEMBRE  1846.  519 

contre  dans  p]u3ieurs  ouvrages,  et  traduire  .«Quelquefois,  on  trouve 
une  pièce  d*ambre  qui  a  la  grosseur  d  une  maison  ou  à  peu  près,  d  H  y 
a  sans  doute  ici  une  exagération  manifeste;  mais  enfin,  voilà,  je  crois, 

ce  que  porte  le  texte.  Du  reste,  le  mot^^  ne  signifie  pas  une  cUrouilU, 
mais  un  champignon;  et  il  fallait  traduire,  à  l'exemple  de  labbé  Re- 
naudot  :  u  La  mer  rejette  de  son  sein  des  morceaux  d*ambre  qui  ressem- 
blent à  des  champignons  ou  à  des  truffes,  n 

Dans  la  description  des  îles  Maldives  S  Tauteur,  exaltant  Tadresse 

des  habitants  pour  la  fabrication  d^  étoffes ,  ajoute  j^Lm»  ^j(^Ju.«j^ 
ÀAÂAâJl  çj^  (^j0jJ]  («x^^Jlf^t,  ce  que  le  traducteur  rend  ainsi:  «Ils 
se  chargent  de  tous  les  travaux  du  même  genre.  »  Je  traduirais  :  «  Ils 
exécutent  tous  les  autres  genres  de  travaux  avec  une  égale  adresse.  » 

En  traitant  de  Tîle  de  Serendib  (Ceylan),  i  auteur  dit^:  t^^^j^t^ 
lyJ^.^  UJ^  U^  ^V^'  (^^'  M.  Reinaud  traduit  :  u  Auprès  de  Serendib 
est  la  pêcherie  des  perles.  Serendib  est  environnée  tout  entière  par  la 
mer.  »  Je  ne  crois  pas  que  ce  soit  là  le  véritable  sens.  Je  rends  ainsi  ce 
passage  :  «  On  y  trouve  une  pêcherie  de  pcries;  et  (cette  pêcherie)  com- 
prend toute  la  mer  qui  environne  Tile.  »  Plus  bas,  on  lit  :  Ja4  t*>^  J^.^ 
jy^Uw^f^  jJU>^l^  j^^'  ^^y*^'  j^^  u*^^**  »  ^^  ^®  1^  traducteur 
rend  ainsi  :  «  Autour  de  cette  montagne  est  la  mine  de  rubis  rouges  et 
jaunes  et  d'hyacinthes.  »  Mais,  d'abord,  je  prendrai  la  liberté  de  faire 
observer  qu'il  n'existe  pas  de  rubis  jaunes.  En  second  lieu,  le  mot 
j^Uwl  n'est  point  un  substantif  qui  désigne  une  pierre  précieuse 
d'une  espèce  particulière  ;  c'est  un  adjectif,  formé  de  deux  termes  per- 
sans, yUwt,  cieL  et  ^jy,  couleur.  Il  signifie:  ^aî  est  bleu  de  ciel,  azuré. 
Il  faut  donc  traduire  :  «On  y  trouve  une  mine  de  pierres  précieuses» 
savoir,  de  gemmes  rouges,  jaunes  et  bleues,»  c'est-à-dire  «des  rubis, 
des  topazes,  des  saphirs,»  et  non  pas  des  opales  et  des  amétbistes, 
comme  l'a  cru  l'abbé  Rçnaudot. 

M.  Reinaud,  note  17,  d'après  le  témoignage  d'Édrisi,  atteste  que  le 
camphre  est  le  produit  de  la  sève  d'un  arbre;  que  ce  suc,  reçu  dans 
im  vase,  y  prend  de  la  consistance,  et  reçoit  alors  le  nom  de  camphre. 
Cette  assertion,  vraie  dans  un  sens,  n'est  pas  toutefois  complètement 
exacte.  Le  meilleur  camphre  s'obtient  en  coupant  par  morceaux  le  tronc 
de  l'ai'bre  qui  le  recèle,  et  en  raclant  la  poudre  blanche  et  friable  qui  se 
trouve  engagée  dans  les  fissures  du  bois.  M.  Marsden  atteste,  il  est  vrai, 
que  l'on  fait  au  tronc  de  certains  arbres  des  incisions  d'où  découle  une 

»P.6.  — «P.7. 


520  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

huOe  qui,  exposée  au  soleil,  laisse  déposer  du  camphre;  mais  il  ajoute 
que  ce  camphre  est  d*une  espèce  inférieure.  Au  reste,  nous  apprenons 
par  la  grande  relation  de  Valentyn^  que,  sous  la  domination  des  Hol- 
landais, les  habitants  de  Sumatra  mettaient  le  plus  grand  soin  à  cacher 
tout  ce  qui  avait  rapport  à  la  récolte  du  camphre. 

A  la  page  8,  on  lit  :  a  Ces  îles  ont  sous  leur  dépendance;))  il  faut 
dire  :  «ont  dans  leur  voisinage.»  Un  peu  plus  loin,  la  traduction 
porte:  a  Celui  qui  se  montre  le  plus  hardi  dans  les  combats;»  il  faut 
dire  :  «  Celui  qui  se  montre  le  plus  hardi  pour  le  meurtre.  »  Dans 
la  description  de  l'île  appelée  Râmeni  ou  Râmi^,  je  crois  quil  faut  tra- 
duire :  «Lorsque  des  vaisseaux  passent  près  de  cette  île,  les  habitants 
se  rendent  près  des  bâtiments,  sur  des  bateaux  grands  ou  petits;  les 
matelots  achètent  aux  habitants  de  Tambre  et  des  cocos,  en  échange 
desquels  ils  donnent  du  fer  et  les  couvertures  qui  peuvent  être  utiles 
aux  habitants;  car,  du  reste,  il  ne  fait  chez  eux  ni  chaud  ni  froid.» 
Tel  est  le  sens  que  présente  le  passage.  On  pourrait  croire ,  au  premier 
abord,  quil  existe  ici  une  contradiction;  mais  elle  n'est  qu'apparente. 
En  effet,  le  mot  îI^^imS" signifie ,  en  général,  une  couverture  quelconque, 
et  non  pas  seulement  un  habit  On  conçoit  que  les  habitants,  quoiqu'ils 
allassent  habituellement  nus,  aient  eu  besoin  de  quelques  étoffes  pour 
couvrir  leurs  habitations,  ou  pour  tout  autre  objet.  Si  Ton  adopte  le  sens 
donné  par  le  traducteur,  il  faut  faire  au  texte  un  petit  changement,  et 

écrire  :  iyaSijJk  ^^^st  ^t  ^y^-^j^sB?  U»  «  ils  n'ont  besoin  d'aucune  couver- 
ture. »  Plus  bas,  on  lit,  suivant  la  traduction*  :  «Quand  leur  provision 
d'eau  est  épuisée,  l'équipage  s'approche  des  habitants,  et  demande  de 
l'eau.  Quelquefois  les  hommes  de  l'équipage  tombent  au  pouvoir  des 
habitants,  et  la  plupart  sont  mis  à  mort.  »  Mais  le  texte  ne  dit  pas  cela. 
D'abord  ^^y^m^i  ne  signifie  pas  «demandent  de  l'eau,»  mais  «puisent 
de  l'eau.  »  En  outre  on  lit  [jyàki  et  non  pas  ^jj^iAx,?.  H  faut  donc,  je  crois, 
traduire  :  «Lorsque  leur  provision  d'eau  est  épuisée,  les  gens  de  l'équi- 
page s'approchent  de  l'île  pour  faire  de  l'eau.  Quelquefois  les  habi- 
tants en  saisissent  quelques-uns,  et  laissent  échapper  le  plus  grand 
nombre.  » 

Plus  bas*,  au  lieu  de  ces  mots  :  «  Ces  sortes  de  cas  sont  fréquents  sur 
la  mer,  »  je  traduis  :  h  De  même,  il  existe,  sur  mer,  un  nombre  incal- 
culable d'îles,  qui  sont  inaccessibles  aux  hommes,  soit  parce  que  les 
marins  ne  les  connaissent  pas,  soit  parce  qu'ils  ne  peuvent  y  aborder.  » 

*  Ouà  en  Nieuw  Oost-Indien,  derde  deel,  i  stuk,  p.  a  12.  —  *  P.  9.  —  *  P.  10. 
—  *P.ii. 


SEPTEMBRE  1846.  521 

L*auteur,  pariant  des  musulmans  établis  en  Chine ,  dans  la  ville  de 
Khanfou,  raconte  qu'un  de  leurs  coreligionnaires  est  nommé,  par 
ordre  de  l'empereur,  pour  juger  les  procès  qui  s'élèvent  entre  les 
Arabes.  Puis  il  ajoute,  suivant  le  traducteur^  :  «Les  jours  de  fête,  cet 
homme  célèbre  la^^j^ère  avec  les  musulmans.  »  Mais  cette  version  n'est 
pas  parfaitement  e.yKie.  Lorsque  le  mot  *>hs«^,  fête,  est  mis  avec  l'ar- 
ticle, sans  aucune  autre  désignation,  il  indique,  non  pas  une  fête,  en 
général,  mais  la  fête  par  excellence,  c'est-à-dire  le  second  bairam,  l^fête 
des  victimes.  C'est  ainsi  que ,  dans  le  Nouveau  Testament,  le  mot  ij  éoprn, 
la  fête,  désigne,  d'une  manière  spéciale,  la  fête  de  Pâques^. 

Les  mots'  ôÎ/a-«  çj^  J^^  i^^^A^'  (jji-Jijifel  ne  signifient  pas  : 
a  La  plupart  des  vaisseaux  chinois  partent  de  Siraf  ;  »  mais ,  w  Les  vais- 
seaux chinois,  pour  la  plupait,  exportent  ( les  marchandises]  de  Siraf, 
opèrent  leur  chargement  à  Siraf.  »  L'abbé  Renaudot  avait  adopté  ce 
sens,  qui  me  paraît  le  seul  véritable. 

Le  mot  g'i^*  ne  signifie  pas  qui  ont  le  poil  rare,  mais  imberbes. 
Les  mots  j^t  i  JIa^?-  ne  désignent  pas  des  montagnes  baignées  par  la 
mer,  mais  des  montagnes  placées  aa  milieu  de  la  mer;  et,  en  effet,  elles 
forment  un  détroit  au  travers  duquel  les  navires  doivent  passer. 

Le  mot  &^^4Mb4,  qui  se  rencontre  plusieurs  fois',  ne  signifie  pas  un 
péage.  Et  je  doute,  d'ailleurs,  que  ce  dernier  mot  ait  réellement,  en 
fiançais,  le  sens  qu'on  lui  attribue.  nJ^^*,  ainsi  que  le  reconnaît 
M.  Reinaud  lui-même,  désigne  une  place  forte,  un  liea  occupé  par  une 
garnison. 

L'auteur,  parlant  des  marées  qui  ont  lieu  à  la  Chine  et  dans  le  golfe 
Persique®,  s'exprime  ainsi  :  «Le  fliu  et  le  reflux  se  font  sentir  deux 
fois,  dans  l'espace  d'un  jour  et  d'une  nuit.  Dans  la  partie  qui  avoisine 
Basrah,  et  jusqu  à  l'île  des  Benou-Kaouan,  le  flux  commence  au  moment 
où  la  lune  est  au  milieu  du  ciel;  et  le  reflux,  au  lever  et  au  coucher  de 
cet  astre.  Mais,  depuis  les  côtes  de  la  Chine,  et  jusqu'au  voisinage  de 
l'île  des  Benou-Kaouan ,  la  mer  monte  au  moment  du  lever  de  la  lune; 
elle  se  retire  lorsque  cet  astre  est  au  milieu  du  ciel.  Au  coucher  de  la 
lune ,  le  flux  recommence  ;  et  la  retraite  des  eaux  a  lieu ,  lorsque  la  lune 
se  trouve  à  l'opposite  du  milieu  du  ciel.  » 

Ce  passage ,  dans  lequel  j'ai  tant  soit  peu  changé  la  version  du  nouveau 
traducteur,  doit  donner  matière  à  une  observation  :  le  copbte  a  oublié 
un  membre  de  phrase.  Lorsque  l'auteur  dit  que,  depuis  Basrah  jusqu'à 

'  P.  i4.—  'S.  Malthieu,  xxvi,  5,  xxvii,  i5;  S.  Luc,xxiu,  17;  S.Jean,  iv,  45. 
—  '  P.  i5.  —  *  P.  17.  —  •  P.  16.  ai.  —  •  P.  ai. 

66 


522  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

111c  des  Benou-Kaouan ,  le  flux  se  fait  sentir  au  moment  où  la  lune  est 
aun^ilieu  du  ciel,  il  faut  ajouter  :  j^UvJI  k*i»^  J^b  !it^,  t  et  lorsqu'elle 
se  trouve  à  l'opposé  du  milieu  du  ciel.  »  Je  reviendrai  sur  ce  sujet. 

Plus  bas  ^,  en  parlant  d*une  peuplade  de  nègi^es  qui  habite  une  île 
dé  la  mer  de  l'Inde,  l'auteur  dit  :  pW-^'^  o^W^Jl*  iei^  f*'-  M.  Reinaud 
traduit  :  a  Us  demeurent  dans  des  espèces  de  bois  et  au  milieu  des 
roseaux;  »  ce  qui  présente  un  sens  peu  naturel.  Je  crois  que  le  copiste  a 
omis  deux  mots-,  qu'il  faut  lire  :  ^^l^^t^  ooU«Jl?  JjU-*  iJh^^^^  *^H^  ^ 
et  traduire  :  a  A  l'exemple  des  animaux  sauvages,  ils  habitent  les  bois  et 
les  marais.  » 

Le  mot  de  ^^«x**^,  en  parlant  d'un  souverain,  ne  doit  pas  se  tra- 
duire par  hors  de  ligne,  mais  par  important.  Les  mots  axaJLI  QjJ^e^t  em- 
ployés à  l'égard  des  Chinois ,  ne  signifient  pas  je  crois  :  «  Ils  mangent  les 
corps  morts ,  »  attendu  que  ces  mots  ne  se  disent  que  des  hommes  ;  mais 
ilfaut  traduire  :  «  Us  mangent  les  animaux  morts  (les charognes).  »  Ce  qui 
confirme  cette  opinion,  c'est  que  Tauteur  ajoute  :  a  et  cela  à  Texemple 
des  mages  et  des  idolâtres.  »  Or  on  n'a  jamais  accusé  les  mages  d'avoir 
été  anthropophages. 

L'auteur,  nommant  un  roi  de  llnde,  qui  porte  le  titre  de  baViara'^, 
ajoute  :  kiLXl\  iuLu  ^^miû^  ^j:>  j^:>  J^u>^  iQ^LUaJl  ^JO  ^j:>  aJU 
jJLm  ^I^  c:;^  ikâaXJi  (j^  aJuw  i  *^j[i^.  M.  Reinaud  traduit  :  «La  mon* 
naie  qui  circule  dans  ses  États  consiste  en  pièces  d'argent  qu'on  nomme 
ihatherya.  Chacune  de  ces  pièces  équivaut  à  un  dirhem  et  demi,  mon- 
naie du  souverain.  La  date  qu'elle  porte  part  de  Tannée  où  la  dynastie 

est  montée  sur  le  trône.»  M.  Reinaud  pense^  que  le  mot  iL-jj^Lk 
dérive  du  mot  grec  crrarrfp;  maïs  j'ose  ne  pas  partager  cette  opinion, 
ly abord,  le  statère  des  Grecs  était  une  monnaie  d'or,  et  non  une  d'ar- 
gent; elle  valait  beaucoup  plus  qu'une  drachme  et  demie.  En  second 
lieu,  les  monnaies  que  l'on  trouvait  dans  l'Inde,  au  temps  de  l'auteur 
du  Périple  de  la  mer  Erythrée,  et  qui  portaient  la  ligure  des  rois 
Apollodote  et  Ménandre,  étaient  des  drachmes  et  non  des  statères. 
Enfin,  ce  dernier  mot,  qui  s'appliquait  à  une  monnaie  grecque,  ne  se 
serait  pas  probablement  conservé  dans  l'Inde  pour  désigner  une  mon- 
naie indigène.  Il  vaut  mieux  croire  que  le  mot  ib^lL,  s'il  n*est  pas 

corrompu,  appartient  à  un  des  langages  de  l'Inde.  Les  mots  oUll  âCmo 
ne  signifient  pas  :  «monnaie  du  souverain;  »  mais  «avec  l'empreinte, 
le  coin  du  souverain.  »  Les  derniers  mots  doivent  se  rendre  ainsi  :  «La 
date  qu'elles  portent  est  une  année  du  règne  d'un  prédécesseur  de  ce 

*  P.  aa.  — «p.  a5.  — '  P.  a6.  —  *P.  ay.  —  »  Noie  53. 


SEPTEMBRE  1846.  523 

prince.»  En  parlant  du  même  roi\  l*auteur  dit,  suivant  la  traduction 

de  M.  Reînaud:  «Son  empire  commence  à  la  côte  de  la  mer sur 

la  langue  de  terre  qui  se  prolonge  jusqu^en  Chine;»  mais,  dans  le 
texte,  il  n'est  pas  fait  mention  dune  langue  de  terre.  On  y  lit  :  «  Son 
royaume,  au  côlé  de  la  terre,  se  prolonge  jusqu'à  la  Chine.  » 

Dans  la  description  du  rhinocéros^,  on  lit,  suivant  le  traducteur  : 
«  Il  n  a  point  d'articulation  au  genou  ni  à  la  main;  depuis  le  pied  jusqu*à 
l'aisselle,  ce  n'est  qu'un  monceau  de  chair.»  Il  faut  dire,  je  crois  :  «Ni 
au  genou,  ni  à  la  jambe  de  devant  :....  depuis  le  pied  jusqu'à  l'aisselle, 
tout  n'est  qu*une  seule  pièce.  » 

On  lit  dans  la  traduction  ^  :  «  Le  roi  de  la  Chine  compte  dans  ses 
États  plus  de  deux  cents  métropoles.  »  Mais,  comme  il  est  facile  de  le 
voir,  cette  expression  n'est  pas  parfaitement  exacte.  Le  mot  métropole 
n'a  pas,  dans  notre  langage  actuel,  la  signification  qu'on  lui  donne  ici; 
il  désigne  :  i*  le  pays  qui  envoie  ailleurs  des  colonies;  a**  Une  ville, 
archiépiscopale.   Il  fallait  dire  :  «  L'empire  de  la  Chine  compte  plus 
de  deux  cents  villes  importantes.»  Un  peu  plus  bas^,  où  il  est  parlé 
d'un  tube  de  bois  servant  de  trompette,  on  trouve  ces  mots  :  ^^Ak^y» 
c;>\IjvAAâJt  ^]yô^.  M.  Reiiiaud  traduit  de  cette  manière  :  «On  l'enduit  de 
la  même  manière  que  les  autres  objets  qui  nous  viennent  de  la  Chine.  » 
Mais  cette  version  ne  rend  pas  bien  les  expressions  du  texte.  D'abord, 
le  mot  ^1^^ ,  qui  signifie  proprement  remède,  désigne  ensuite  an  ingré- 
dient  de  teinture,  une  couleur,  un  vernis.  C'est  dans  le  même  selas  que 
les  Grecs  employaient  le  terme  ÇapficUov.  Virgile  a  dit  de  même,  en 
parlant  de  la  pourpre  :  Assyrium  venenum.  Le  mot  iUJU.^  vient  de  (s^^^^, 
qui  signifie  porcelaine.  On  lit  dans  l'histoire  de  Bedr-eddin-Aïntabi,  qu^ 
parmi  les  présents  envoyés  par  le  souverain  du  Yémcn  ^,  se  trouvaient 
^y^^lf  c.'JuS.s  ^^^Xào  jUkj  is>UNMj^,  «cinq  cents  pièces  de  porcelaines 
peintes  en  azur.»  Dans  le  Traité  de  chirurgie  d'Aboulcasis  •,  on  lit: 
<^HM0  u^  ^'  u^^  CaH»  <<  de  cuivre  ou  de  porcelaine.  »  Le  mot  iUjy^  dé^ 
signe  1°  un  plat.  On  lit  dans  les  Mille  et  une  Nuits^  :  «^^  u^  a^^^a-^, 
«  un  plat  d'or  ;  »  dans  l'histoire  d'Ebn-Djouzi*  -j^.^  v-^l  lyxi  iUâi  iUJu^ , 
«un  plat  d'ai^ent  dans  lequel  étaient  mille  pièces  d'or;»  dans  les 
Voyages  d'Ebn-Batoutah^  i^^  jUJUd»jUà^l^j-*t,  «il  ordonna  d'appor- 
ter un  plat  d'or;n  dans  la  Chronique  de  Dhehebi^^:  4^^  iHyHS^,«un 

"  P.  a8.  —  •  P.  3i.  —  •  P. 33.—*  P.  34.—  •  Man.  684, fol.  a  r.  —  •  P.  a46.  — 
'  T.  II,  p.  aïo.  —  •  Man.  64o,  fol.  3  v.  —  •  Fol.  4a  r.  —  "  Man.  646,  fol.  a45  y. 

66. 


524  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

plat  d'or.  »  Dans  un  passage  des  Annales  d'Abou  Iféda  ^ ,  au  lieu  de 
&»5.^*,  qui  n'ofire  auôun  sens,  il  faut  lire  iUJU^ ,  a  un  plat.  »  Gemot  fait 
au  pluriel  y|y».  On  lit  dans  la  Description  de  l'Expie,  de  Makrizi  *  : 
iJhi  ^iyi0,  dans  Thistoire  de  Djcmâl-eddin-ben-WâscP  :  AdÂ>uâil  âtyâJt 
«les  plats  de  porcelaine;»  dans  Y  Histoire  â^ Egypte,  de  Geberti*  :  cfM^pt 
Suihà  (j^  jtj^  i  ^y^,  aies  têtes  étaient  portées  sur  des  plats d*ai^ent;  » 
dans  les  Mille  et  une  Naits^:  â'y^'  «i  ^>*>^  J^'  J^%^j^\  «il  ordonna 
de  porter  l'argent,    qui  était  promené  sur  les  plats.»  Plus    loin^: 

uAi^iJl  (^  âl>^  ^1  4X^1,  ail  prit  quatre  plats  dor, »  et^  u|^^^  i>fl 

4^jJI  <:^«,  «ils  apportèrent  des  plats  d'or.»  2"*  Ce  mot  désigne  a  la 
patène  du  calice ,  »  en  grec  Sltntos,  On  lit  dans  V Histoire  des  patriarches 
d'Alexandrie^  :  "^kfJT  ^^  yljy^'  (*6àa^)  aâ^l»  ijj^\,  «il  vit  sur  la  pa- 
tène de  la  messe  la  figure  d'uii  bel  enfant.  »  Dans  le  Pontifical  copte  ^, 
le  mot  AiAjuço  répond  à  Siaxos.  Dans  les  liturgies  coptes  ^^  :iCAJuuâJi  &Aâ{ 
l^lCt, «il  pose  la  patène àsa place. »Plus  loin  ^^:  i^AJU^I  Jlx  ^\ij3i\  ^aA^, 
«  il  pose  le  pain  eucharistique  sur  la  patène.  »  Dans  le  Traité  d*Abou  1- 
barakat^^:  iUJuuâJl^  ^^  cH^I  J*^«*âj»  aie  prêtre  lave  ses  mains  et  la  pa- 
tène. »  Enfin  le  mot  aaju^  désigne  0  un  plateau  rond  de  cuivre  étamé , 
qui  sert  de  table  ^*,  »  ou  a  un  plateau  vernissé  ^^.  »  Ainsi ,  dans  le  passage 
qui  fait  l'objet  de  ces  i;emarques,  il  faut  traduire  :  «Il  est  enduit  du 
vernis  dont  on  recouvre  les  plats.  »  Mais  je  crois  qu'au  mot  ^1^^ ,  il 
faut  substituer  yU^ ,  vernis. 

Quand  les  marchands  arrivaient  à  la  Ghine,  on  prenait  leurs  mar- 
chandises, que  Ton  déposait  dans  des  magasins  iU^  Jl  (f)^jJt  tyU^^ 
j.yXl.  M.  Reinaud  traduit  :  «Les  marchandises  sont  soumises  au  dork 
pendant  six  mois.  »  Il  ajoute  en  note  :  «  G'est-à-dire  garanties  contre  tout 
accident.  Le  dork,  d'après  le  traite  arabe  intitulé  Tarifât,  indique  une 
valeur  que  le  vendeur  dépose  entre  les  mains  de  l'acheteur,  conune 
garantie  de  la  bonne  qualité  de  l'objet  vendu.  »  Mais  d'abord  il  faut 

\irederk,if}j^ ,  aulieu  de  dork;  ensuite  ce  n'est  pas  là,  je  crois,  le  sens  du 

passage.  Le  mot  id;^,  chez  l'écrivain  arabe,  signifie  utilité,  profit.  On 
lit  plus  bas  ^^  :  k^a^  i  UJ  iÔj>  ^  i>l ,  «  car  il  n'y  aurait  aucune  utilité 
pour  nous  à  le  retenir.  »  Je  crois  donc  qu'il  faut  ti^aduire  :  a  Les  Chinois 

*  T.  IV,  p.  38o.  —  «  T.  I,  man.  797 ,  fol.  3^7  v.  —  *  Fol.  3a  v.  —  •  T.  I. 
fol.  426  V.  —  *  T.  I.  p.  472.  —  •  P.  609.  —  '  P.  667.  —  •  T.n,  fol.  93.  — 
•  T.  U,  p.  43,  44.  —  *•  P.  4.  —  "  P.  18.  —  "  Man.  fol.  i56  r.  —  "  Robinson, 
Voyage  en  Palestine,  t.  II,  p.  i46;  Lane,  Manners  and  castoms  of  the  Egyptians, 
t.  I,  p.  195.  —  **  Dictionnaire  français -arabe  d'Ellious  Bocthor,  t.  II,  p.  170.  — 
"  P.  100. 


SEPTEMBRE  1846.  525 

garantissent  aux  marchands  un  bénéfice,  pour  un  espace  de  six  mois.» 
En  parlant  d'un  mort  S  les  mots  (j-^  *Ax«  i«^U  ^*>JI  p^JI  i  ^1  ^^y^,  ^J 
Job  ne  signifient  pas ,  je  crois  :  u  II  n'est  enterré  que  lejour  anniversaire  de 
sa  mort  dans  une  année  subséquente,  »  mais  «  l'année  suivante.  »  G  est  ce 
qu'avait  bien  vu  l'abbé  Renaudot.  Les  mots ^  ^^J^Xm^  ^q»*  ^i^luâÀ.  ne 
signifient  pas  :  a  Les  eunuques  sont  nés  en  Chine  même ,  »  mais  :  «  Parmi 
leurs  eunuques,  plusieurs  sont  attaqués  de  la  phthisie  pulmonaire.» 
On  lit  dans  Ahmed- Askalani'  :  ^^X***.*  c;*U,  «  il  mourut  phtisique.  »  Cher 
Ebn-Abi-Osaïbah^  :  jJ^X***.*  »^I  , «une  femme  phtisique.  »  Dans  ïAkra- 
badin  ^  :  (jjJ^Lyb^Jt  ya*^',  «  un  breuvage  pour  les  phtisiques.  »  Plus  loin  *, 
on  lit  :  c^|y*>JÏ3  i::>^ljdl  i  o^^^oL»  (^Ktai]  J^l ,  que  le  traducteur  rend 
ainsi  :  «  Les  Chinois  respectent  la  justice  dans  leurs  transactions  et 
dans  leurs  actes  judiciaires.»  Mais  je  crois  qu'au  lieu  de  ^t^oJI,  il 
faut  écrire  ^^^*>JI ,  et  traduire  :  «  Les  Chinois  sont  très-justës  dans 
ce  qui  concerne  leurs  transactions  commerciales  et  sur  l'article  des 
dettes.»  Les  mots  "^  iuJb  (j^  l«x^  (J^^-  «x^t  ^^  (jmuJ  ne  signifient 
pas  :  «Personne  en  Chine  n'ose  faire  une  déclaration  par  écrit,  »  mais 
«  Presque  personne  n'ose  accepter  celte  condition.  »  Le  motjt^il*  ne 

signifie  pas  proprement  déclaration,  mais  avea.  Ces  mots  a3^I  i^yn^  ^ 

«x^l  iJ^^  ^J^t  JLç  ne  doivent  pas  se  traduire  :  «On  lui  applique  les 
coups  de  bâton,  que  quelqu'un  le  dénonce  ou  ne  le  dénonce  pas,» 
mais  :  «  D  est  battu ,  que  quelqu'un  ait  reconnu ,  ou  non ,  avoir  de  l'argent 

à  lui.  »  Le  mot  v^^^>  ^^  ^  Reinaud  traduit  par  «  des  honunes  de 
plume,  »  désigne  ici  ane  école;  et  il  faut  rendre  ainsi  le  passage  :  «Dans 
chaque  ville  on  trouve  une  école,  et  un  maître  qui  instruit  les  pauvres 
et  leurs  enfants  aux  frais  du  trésor.  »  Renaudot  ne  s'y  était  pas  û*ompé. 
L'auteur,  parlant  des  femmes  delà  Chine,  dit  :  (^ytû  ty/^^^i  ce 
que  le  traducteur  rend  par  ces  mots  :  «  elles  laissent  pousser  leurs  che- 
veux; »  mais  je  crois  qu'il  faut  lire  :  {^j^MJm  {Jjyfi.,  «  elles  rasent  leurs 
cheveux.»  Dans  le  récit  d'une  procédure  qui  a  lieu  dans  l'Inde ^^  je 

crois  qu'il  faut  lire  :  jLJl  aK^I^'I  *aU  jjJî  Ja*,  et  traduire,  non  pas 
«  On  dit  au  demandeur  :  Veux-tu  soumettre  Je  défendeur  à  l'épreuve 
du  feu?  »  mais  «  On  dit  à  l'accusé  :  Veux-tu,  à  l'égard  de  ton  adversaire, 
subir  répreuve  de  porter  le  feu?» 

Plus  bas  ^^  on  lit ,  en  parlant  des  solitaires  de  l'Inde  :  (^  JOuJI  ^^ 

JI1JI3  ^W^l  «i  fafcW.H  Jt  mmJss.  m.  Reinaud  traduit  :  «  Il  y  a  des  per- 

*  P.  36.  _  »  P.  38.  —  •  T.  n,  fol.  106  r*.  —  *  Fol.  169  r*.  —  •  Man.  io36, 
fol.iaoY.— •P.43.— *P.45.~'P.46.— •P47.— '•R48.— "/6iJ.— »P.5o. 


526  JOORNAL  DES  SAVANTS. 

sonnes  qui  font  profession  d^errer  dans  les  bois  et  sur  les  montagnes  ;  » 
mais  il  vaut  mieux  rendre  ainsi  le  texte  rail  y  a  des  hommes  qui  se 
vouent  à  la  vie  anachorétique ,  dans  les  bois  et  sur  les  montagnes.  » 
Tel  est,  en  effet,  le  sens  du  mot  ii^W.  Hus  bas^  on  lit  :  Jl^  J^ 
fi  r  ^  t  "-  J^-H^  «  ^  li^  suivent  la  vie  anachorétique.  n  Dans  la  chroni- 
que de  Dhehebi^  :  i\ymm\^  c^V^I^çm  jJ  ,  a  II  se  livrait  aux  pratiques  de  la 
vie  anachorétique  et  avait  des  extases.»  Dans  les  Canons  des  Conciles^: 
g^\^]  y  ilAiU^I,  «  la  vie  monacale  et  la  vie  anadiorétique.  »  Le  verbe 
^Im»  signifie  a  mener  la  vie  anachorétique.  »  Dans  YHistoire  des  patriarches 
dAlea^andrie^  :  Bj^^xJ^T mX:^  JU4^  i  ^Uw.aRetirésen  grand  nombre  sur 
les  montagnes,  ils  s*y  livraient  à  la  vie  anachorétique.  m  Dans  le  Madjdal 
d*Amrou^:  {fi^^y^^  ^  JW^i^^^***^.  «H  vivait  en  anachorète  sur  les 
montagnes,  avec  les  animaux  sauvages.  »  Le  mot  ^Uw  désigne  ((un  ana- 
chorète.». Il  se  trouve,  avec  la  forme  du  pluriel  ^^y^*  dans  la  Des- 
2*  tion  de  V Afrique  de  Léon  T Africaine  Dans  les  Canons  des  Conciles'': 
lU^t  mpUm  JsdMàl,  «Il  a  séduit  une  anachorète  ou  une  religieuse.» 

Dans  YHistoire  des  patriarches  d'Alexandrie^,  le  pluriel  ^t^  désigne  des 
anachorètes. 

Les  mots  mS^\  c;ajv^  J^t  ^  ne  désignent  pas  la  noblesse ,  mais  les 

membres  de  la  race  royale.  Les  mots  ^  ^byk}  J^l  vlJI^  a^UÛI  Jk^l 
f"'^  ^\  A^lJLjkâJt  ^Uj  ^^  ne  doivent  pas  se  traduire  ainsi  :  a  Les 
hommes  de  plume  et  les  médecins  forment ^une  caste  particulière,  et 
la  profession  ne  sort  pas  de  la  caste;»  mais  il  faut  dire:  «Les  écri- 
vains et  les  médecins  forment  des  familles  hors  desquelles  ces  profes- 
sions ne  peuvent  être  exercées.  »  Au  rapport  de  fauteur*®,  «  Les  Chinois 
sont  adonnés  aux  jeux,  et  les  Indiens  réprouvent  ce  genre  d'amuse- 
ment.» Cest  ainsi,  je  crois,  qu'il  faut  traduire,  ou  plutôt  le  mot  g^ 
désigne,  comme  souvent  en  arabe  a  des  instruments  de  musique;»  il 
&ut  traduire  :  «Les  Indiens  sont  passionnés  pour  les  instruments 
de  musique,  »  et  non  pas  de  cette  manière  :  «  Les  Chinois  sont  des 
gens  de  plaisir;  »  mais  «les  Indiens  réprouvent  le  plaisir.  »  Les  mots*^ 
'  sûSiji  Jl^  («x.^!  i^dé  («x^.!  jt  ^  ne  signifient  pas,  je  crois:  «Je  n*ai  pas 
vu  de  peuple  se  soumettre  à  1  autorité  d'un  autre.  »  Il  faut  les  rendre 
de  cette  manière  :  «  Je  n'ai  vu  aucun  prince  conquérir  le  royaume 
d'un  autre.  »  L'abbé  Renaudot  a  bien  traduit  cette  phrase. 

Dans  une  des  phrases  suivantes",  on  lit  :  cu^  ^^  ^^ùJ\  Jdlt  jW-  ^) 

*  P.  ia8.  —  *  Man.  646,  fol.  34  v.  —  '  Man.  ii8,  fol.  199  r.  —  *  Tom.  I, 
p.  34.  —  *  Man.  p.  384.  —  *  Afrka,  p.  35o.  —  '  Man.  118,  fol.  34?  r.  — 
^Tom.n,  p.  ao8. —•?.  5i. —"  P.  5a.  — "  JiiA  —  "P.  53. 


SEPTEMBRE  1846.  52? 

Aj^À&\£^  sôy^S^jjSln  Jill  «x^.  M.  Reinaud  traduit  :  aD  arrive 
quelquefois  qu'un  gouverneur  de  province  s  écarte  de  lobéissance  due 
au  roi  suprême;  alors  on  Tégorge  et  on  le  mange.»  Mais  il  serait 
plus  exact  de  dire  :  «Lorsqu'un  gouverneur,  subordonné  au  monarque 
suprême,  conunet  des  actes  de  tyrannie,  on  l'égorgé  et  on  le  mange.» 
Les  mots  :  l^  ^Wl  JL-f^  ^^ftX«i  i^KMi  'b\j^\  ^.  ^  ,u  J^ji\jj^à^\  bt 
J^l  ne  sont  pas  bien  rendus  de  cette  manière  :  a  Si  une  femme  ma- 
riée est  convaincue  d'adultère,  la  femme  et  l'homme  sont  mis  à  mort.  » 
Il  faut  traduire ,  avec  plus  d'exactitude  :  «  Lorsqu'un  homme  fait  venir 
une  femme  et  quelle  se  livre  à  lui,  cette  femme  et  son  complice 
doivent  être  punis  de  mort.  » 

Ces  mots  ^  :  >U  U  . .  Jo^l  gj^^  {^  v^^*  ^XÀyJt  ^^  (j-A^I  (j*^ 
A, m  X  31  (jA  ne  me  semblent  pas  bien  rendus  par  ceux-ci:  «Dans 
l'Inde  et  la  Chine  le  firasch  n'est  pas  admis  :  chacun  est  libre  d'é- 
pouser la  femme  qu'il  veut  (  même  lorsqu'elle  est  grosse  d'un  autre 
homme  ).  »  Si  je  ne  me  trompe,  il  faut  traduire  :  «Les  Chinois  et 
les  Indiens  ne  contractent  point  de  mariages  réguliers  (n'ont  point 
de  ménage).  Chacun  d'eux  épouse  autant  de  femmes  qu'il  lui  plaît.» 
Le  traducteur  n'a  pas  fait  assez  d'attention  à  la  différence  qui  existe 
entre  les  deux  expressions  >»U<wJl  (^  pU5  çj^,.  ^j^.  :  «Il  épouse  la 
femme  qu'il  lui  plaît,  »  et  celle-ci  :  >»LjJ!  q^  i»U^  U..  gj^y^j,  qui  doit 
avoir  nécessairement  le  sens  que  je  lui  ai  donné. 

Les  mots  ^^t-^jîyï  U3*^«  ^  °^  présentent  pas  un  sens  raisonnable. 

Je  crois  qu'il  faut  lire  :  ^^\yJSi  {jX>^  ^'  ^^^'^  "®  coupent  pas  leurs 
moustaches.  »  On  lit  que  les  Indiens  '  :  {j^i^»^  ^  \S>^\  J^  ^j^kmXxi,  Il 
ne  faut  pas  traduire  :  «Ils  se  lavent  chaque  jour,  avant  le  lever  du 
soleil;  après  quoi,  ils  mangent.  »  Mais  on  doit  rendre  ainsi  le  pas- 
sage :  «Ils  se  lavent  chaque  jour,  avant  le' repas,  après  quoi,  ils 
mangent.  »  Les  mots  *  m  fl.  ^  <!^  f  Jir*  ^  (j^^i-VjLJt?  ne  signifient 
pas  :  «  On  diffère,  dans  les  conséquences  de  certains  principes,  » 
mais,  «Ils  difièrent  sur  les  dogmes  secondaires  de  leur  religion.» 
En  parlant  des  troupes  de  l'Inde,  l'auteur  dit*  :  ^V^  Jl  ^iUW  A**>s! 
^jy^jJs^.  M.  Reinaud  traduit  :  «  Le  souverain  ne  les  convoque  que 
pour  la  guerre  sacrée.  »  Mais  je  ferai  observer  que  c'est  chez  les  musul- 
mans seulement  que  le  mot  ^l^»  désigne  «  la  guerre  faite  aux  infi*- 
dèles;»  que,  partout  ailleurs,  il  exprime,  en  général,  la  guerre.  Je 
traduis  :  «Lorsque  le  roi  les  convoque  pour  la  guerre,  elles  se  mettent 
en  campagne.  » 

*  P.  54.  — •  P.  55 •  P.  56.  —  •  P.  57.  —  •  P.  58. 


528  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Celte  expression^  b^L^Î  (j^  .»  In  ^\  y^  U  \  q  »  »  j\^\ 

n'est  pas  bien  rendue,  je  crois,  par  ces  mots  :  «Ils  charrient  beaucoup 
plusd'eau  que  nos  fleuves.  »  Il  faut  traduire  :  «  Parmi  ces  fleuves,  il  en 
est  qui  sont  plus  considérables  que  les  nôtres.  » 

Les  mots  oijij^  U  ^  ne  signifient  pas  spécialement  :  a  ce  que  j*avais 
recueilli  dans  mes  lectures ,  »  mais.  «  ce  que  j*ai  appris  (d'une  manière 
quelconque).»  Le  mot  ^\y^\,  en  parlant  des  rois,  ne  désigne  pas 
d leurs  particularités,  »  car  cela  ne  serait  pas  bien  français,  mais  «leur 
position,  les  événements  qui  les  concernent.» 

Les  expressions'  iMNJCù<^  ovi^Jl  JJi  ij^]jyA\  ne  doivent  pas  se 
traduire  par  :  «A  cette  époque,  les  choses  qui  tiennent  â  la  mer  étaient 
parfaitement  connues.  »  Il  faut  dire  :  «Les  afiaires  maritimes  étaient,  à 
cette  époque,  dans  une  position  régulière,  florissante.» 

L'auteur,  parlant  d'un  rebelle,  qui,  en  Chine,  avait  usurpé  la  puis- 
sance souveraine,  s'exprime  en  ces  termes*:  Bj\  b  a}\  By\  |j<x«  ^If 
ji^t  jL^JùJ\  ^Uv>I^  (£^(3  ^:^L^t  j^3  B^\y  M.  Reinaud  traduit 
ainsi  :  «  Cet  homme  débuta  par  une  conduite  artificieuse  et  par  l'indis- 
cipline; puis  il  prit  les  armes,  et  se  mit  à  rançonner  les  particuliers. 
Peu  à  peu,  les  hommes  mal  intentionnés  se  rangèrent  auprès  de  lui.» 
Mais  cette  version  n'est  pas  suffisamment  exacte.  Le  mot  i^lkâ  ne 
signifie  pas  «  une  conduite  artificieuse  n ,  mais  «  activité,  »  soit  que  cette 

activité  s'exerce  dans  une  bonne  ou  une  mauvaise  direction. Le  mot  S^ 
ne  signifie  pas  indiscipline,  mais,  générosité,  bravoure.  C'est  ainsi  que,  plus  . 
bas^,  on  trouve  ces  mots  :  àyji]^  JJ^WJ  t-*^  J'  ^-^«x^  (:r«,  que  je  tra- 
duis :  «  Ceux  qui  se  livrent  à  des  spéculations  condamnables,  ou  aspirent 
à  une  réputation  de  courage,  w  ^^^^Jl  ST'  ^^  doit  pas  se  traduire  par 
«prendre  les  armes,»  mais  par  «porter  les  armes.»  Enfin,  le  mot 
^l^jujt  désigne,  non  pas  «les  hommes  mal  intentionnés,»  mais,  «les 
fous,  les  insensés.»  Je  crois  donc  que  la  phrase  doit  être  rendue  de 
cette  manière  :  «Cet  homme,  au  début  de  sa  carrière ^  montra  de 
l'activité  et  de  la  bravoure;  il  porta  les  armes  et  commit  quelques 
ravages;  les  hommes  insensés  se  réunirent  auprès  de  lui.» 

L'auteur  dit®  que,  dans  le  sac  de  la  ville  de  Khanfou,  il  périt  cent 
vingt  mille  hommes,  musulmans,  juifs,  chrétiens  et  mages.  Puis  il 
ajoute  :  «On  sut  parfaitement  combien  d'adhérents  des  quatre  religions 
avaient  perdu  la  vie,  |^:>*Xjo  ç^ii*aA  JjAI  J^ao^vJ.  »  M.  Reinaud  traduit  : 
«Paice  que  le  gouvernement  chinois  prélevait  sur  elles  (eux)  un  impôt,, 

'  P.  58.  —•  P.  60.  —  •  P.  61.  —  •  Ç.  6a.  —  'P.  laA.  — •  P. 63. 


SEPTEMBRE  1846.  529 

d*aprés  leur  nombre.  »  Mais  je  ne  puis  point  partager  cet  avis,  et  je 
rends  ainsi  le  passage  :  «  parce  que  les  Chinois  sont  parfaitement  ins-i 
truits  du  nombre  de  ces  sectateurs.  »  En  parlant  du  même  usurpateur, 
les  mots^-  ^W  '•>^  -Uloi^lô  ne  signifient  pas  proprement  :«  La  for- 
tune du  rebelle  se  mamtint  durant  quelque  temps;»  mais,  «Son règne 
se  prolongea.  »  Et  les  expressions  :  ^^aa^JI ^.^l  aj  Jv^mJ  UX^ut  «^^  {^^ 
Ua»3  JI  ne  sont  pas,  je  crois  bien  rendues  par  celles-ci  :  oUne  partie 
de  ses  projets  furent  mis  à  exécution;  cest  ce  qui  fait  que,  jusqu'à  pré- 
sent, nos  communications  avec  la  Chine  sont  restées  interrompues.» 
Je  traduis  :  «Et  les  choses  furent  portées  par  lui  à  un  tel  point,  que 
les  affaires  de  la  Chine  sontrestées  jusqu'aujourd'hui  dans  un  état  de 

désorganisation.  »  Le  mpt  «Uj  ^  ne  signifie  pas  les  gaerriers ,  mais  les 
hommes  capables.   Les  mots  suivants  :    i^-»»Li  J5"  Jls  i^S  m  c,J^ 

^  lit  °  V*  • 

lyjut  »*)s?  A  U;  AétJi^  Wj-*'  isx^  5-^  <-U*a*«  ne  sont  pas,  je  crois,  bien 
traduits  de  cette  manière  :  «Outre  cela,  chaque  province  se  trouvait  au 
pouvoir  de  quelque  aventurier,  qui  en  percevait  les  revenus,  et  qui  ne 
voulait  rien  céder  de  ce  qu  il  avait  dans  les  mains.  »I1  faut ,  je  crois,  rendre 
ainsi  ce  passage  :  «  En  outre,  chaque  province  tombaau  pouvoir  d*un  usur- 
pateur, qui  refusait  d'en  acquitter  les  tributs,  et  retenait  toute  la  partie  de 
cet  argent  qui  se  trouvait  dans  ses  mains.»  Quelques  lignes  plus  bas^, 
aU  lieu  de  ces  mots  :  aa*  jUjs;  J^I  ^^  ^^^^^  U,  je  n'hésiterais  pas  à  lire  : 
KkàJJtxj  S^\j^\  ^(ru,  «ce  sur  quoi  s  exerce  l'autorité  des  rois.  »  Plus  bas, 
ces  mots,  dJUl  ^sl^^-Aà»  jùJUJH  Ute^  ^^^*àxf  ^yjAjf^,,  ne  sont  pas  bien 
rendus  par  les  mots  :  «  Les  gouverneurs  des  provinces  chinoises  firent 
alliance  les  uns  avec  les  autres,  pour  devenir  plus  forts,  et  cela,  sans 
la  permission. . .  du  souverain.  »  Il  faut  dire  :  «  lis  se  secondèrent  les  uns 
les  autres ,  pour  tenter  des  conquêtes ,  sans  la  permission  du  souverain.  » 

Les  mots  qui  suivent  immédiatement ,  ^^AÂAâJl  Jl»  ^.^  ^^yi\  ^Ul  \i\ 
ne  signifient  pas ,  je  crois  :  «  à  mesure  qu'im  d'entre  eux  en  avait  abattu  un 
autre  ;  »  il  faut  traduire  :  «  lorsqu'un  homme  fort'se  présentait  hostilement 
devant  un  plus  faible.  »  Dans  le  Traita  ^^o^rop/iîfued'Istakhari,  nous  lisons^ 
i^j^^yjXfi  jJ^jio)  J^  \yàJà\  U  «  lorsqu'ils  vinrent  camper  devant  Istat 
khar,  pour  prendre  cette  place.  »  Voy.  Histoire  dAlep,  fol.  2  3  ,  etc. 

Plus  bas',  au  lieu  de  :  •«>s!  (^  «>viJs»  U^i,  je  lis  :  «>jU^,  et  je  traduis  : 
«dans  la  partie  vide  de  sa  main.»  Les  mots  :  aCmmc  «jIumu^  ^  ^àsumj 
ne  signifient  pas  :  «on  est  dispensé  de  commettre  quelqu'un  à  sa 
garde;  0  mais ,  «  il  n'est  pas  besoin  que  personne  le  tienne.  »  Les  mots  ^ 

'  P.  64.  -  «p.  65.  —  '  P.  66.  _  •?.  63.  —  *  P.  68.  —  *  Ibid. 

67 


530  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

LyJLk-^  (jj-fr  ^j^lr^  «:>lj2^.^  Jk^b^j  V^  (ù^  ****  Jjî>^  ^^  signifient 
pas  :  «  Le  eou  se  sépare  des  épaules,;  ies  sutures  du  dos  se  déchirent;» 
mais,  «  Le  cou  se  déboite  et  perd,  sa  forme;  les  vertèbres  du  dos  s  écar- 
tent du  ventre»  »  Les  njots  *  :  ^  a  m  k  ,»  ^^^  o*^  *  ^  ^  ne  signifient 
pas  :  ):(  Il  ne  lui  reste  plus  !  que  le  souffle;  h  mais,  «  Ce  supplice  doit  tou- 
jours entraîner  la  mort  du  coupable.»  Les  mots^,  en  parlant  des 
prostituées^  l^^lXi^l  J^,  ne  signifient  pas,  je  crois:  aPersonne 
n*ai  pius  la.  faculté  de  les  molester; ))  niais,  «Elles  ne  sont  plus  en 
butte  au  blâmé.  »  Les  mots  d\  i:^^^  ne  signifient  pas  :  a  Elles  s  appro- 
chant.... des  étrangei?3;  mais, «Elles  se  rendent  ches»...;les  étrangers. 
Le  mot  ru>eamm^n<i  qu  ajoute  le  traducteur,  jest  de  .trop.  H  faut  traduire  : 
«Elles  se  rendent  chez  les  hommes  libertins  et  corrompus,  soit  étran- 
gers arrivés  nouvellement  dans  ce  pays,  sôît  Chinois.  »  Ces  mots:' 
j^jixJt^^^li  jJU  (jJvA^UaU  jLft  AUjI  jui  Lf^Ajm}]  ne  doivent  pas  se  tra- 
duire :  «vient  de  Tinconvénient  attaché  à Fusage  des  pièces  d  or  et  d*ar* 
gent.  1»  D  faut  dire  :  «  cela  provient  de  ce  que  iea  Chinois  blâment  ceux 
qm/^4ans  leur  trafic,  font  usage  de  pièces  d*or  et  d  argent.  »  Les  mots 
V  i^yfi^  ^^:  (2^'lo^^Â.i  ne  signifient  pas  :  k  et  d'autres  métaux  fondus 
ensemble;  »  mais  ,:  «et  d*autrea  ingrédients  amalgamés  avec  ce  métal.  » 
L*autèUT  dit  que  lès  maisons  des  Chinois  sont:  bâties  de  bois  et  de  ro- 
seaux disposés. eh  forme  de  treillage.  Puis  il  ajoute  ^  t  n  \^MaH  JIjU  Ju^ 
biXÂ^ibAi^âiJi.  n  Ce  que  M.  Reinaud  rend  ainsi  :  a  à  la  manière  des  ou- 
vrages qu'on  fait  chez  nous  avec  des  roseaux  fendus,  nr  Mais  je  ne  sau- 
rais admettre  cette  version,  On  pourrait  ti^uira  :  ii  comme  sont  chez 

nous  les  nattes  faites  de  roseaux.  »  Le  mot  ^liU  est  le  pluriel  de  mw 
qui  désigne  une  étoffe,  on  plutbt,  je  rendrais  ainsi  ce  passage  :  «Elles 
ressemblent  aux  étoffes  de  Kasab  qui  se  fabriquent  chez  nous,  y)  Le  mot 
«f^uâj,  aîtisi  que  je  Tai  expliqué  dans  mes  notés  sur  Hiistoire  des 
Mamlouks-,  signifie  «  une  étoffe  incrustée  de  lames  d*or.  >> 

L'auteur;  continuant  de  décrire  les  maisons  cliinoise^  ^  a  exprime  ^nsi  : 
4^Mh»  ip^^^juJ  (jmoJ.  Ce  que  M.  Reinaud  traduit:  a  Les  maisons  en  Chine 
n'ont  vpM  d'escalier^ ....  »  Mais  le  traducteur  s'est.,  je  erois^  un  peu 
trompé;  iemot^JUx^,  qui  iaitau  pèoriel  v^«  désigne  le  seaity  et  quelque-* 
fois  {eimt^aa delà  porto;  et l'eh^ejnble  du te^te  ne  s'oppoa^,  enqucune 
mapière,  â  ce  que  l'on  adopte  cette  explication.  Suivant  l'auteur,  «  Les 
ChiA^jdéposent  l^urs  effets •  leurs  trésôra  et  tput.çequ'j^s  possèdent, 
dan^  d^  cofirea  fixés  sur  des  chariotSv  S!il  arxiv^iia  incendie ,  on  pousse 
devait  $01  ces  cofires ,  avec  tout  ce  qu  ils  renfem^eçit,  et  il  ne  se  trpuve 


:    SEPTEMBRE  (lâ46.      .  531 

pas  de  seuil  qui  les  empêdie  de  circuler.  »  On  conçoit  en  effet  que  «  si  le 
sol  n*était  pas  de  plain-pied,  et  que  devant  la  porte  se  trouvât  un  seuil 
tant  soit  peu  élevé ,  des  coffres  pesants,  fixés  sur  des  roues,  ne  pour- 
raient fi^nchir  aisément  un  pareil  obstacle..  Dans  la  même  page,  on  lit  : 

p<yA  J^ lybl^  ÂJs>0^  Jl  ^y^,  {j^3  iùo\y^^  AaJ^U.  i  ifUll  j^t' 

M.  Reinaud  traduit  :  «Les  affaires  de  l'empire  et  ses  trésors  sont  entre 
les  mains  des  gens  de  la  cour.  Les  officiers  qui  sont  envoyés  par  f  em- 
pereur vers  la  ville  de  Khanfou  sont  des  eUnuques.  »  Mais  cette  version 
ne  s  accorde  pas  parfaitement  avec  les  mots  du  texte.  En  faisant  à  celui-ci 
deux  légers  changements,  on  obtient  un  sens'  qui,  si  je  ne  me  trompe, 

est  plus  naturel.  Au  lieu  dej^l,  je  lis  J»lut,  et,  au  lieu  de  iU»li.,  je  lis 

^l^  ;  et  je  traduis  :  a  Les  hommes  de  confiance  auxquels  Tempereiur 
remet  la  sui*veillance  de  son  domaine  privé  et  de  ses  trésors ,  ainsi  que 
les  officiers  qu*il  envoie  à  Khanfou ,  sont  tous  des  eunuques.  )> 
Un  autre  article  offrira  la  suite  de  cet  examen. 

QUATREMÈRE. 


HuTCHSSON,  fondateur  de  V école  écossaise. 

DEUXIÈME    AATICLE^ 

A  mesure  quon  avance  dans  la  métaphysique  d*Hutcheson,  on  y 
rencontre  à  chaque  pas  les  traces  de  la  philosophie  de  Locke  avec  d'é- 
clatants démentis  donnés  à  cette  même  philosophie. 

Locke  traite  Tidée  de  substance  de  chimère^;  il  répète  sans  cesse  que 
toute  substance  nous  est  inconnue  ;  et  au  premier  coup  d'oeil  ce  prin- 
cipe se  présente  d  assez  bonne  grâce.  En  même  temps  qu'il  s'appuie  sur 
le  juste  sentiment  de  notre  faiblesse,  il  flatte  notre  légèreté  et  notre 
paresse;  mais  ses  conséquences  presque  immédiates  en  découvrent  le 
danger.  Si  toute  substance  est  une  chimère,  si  la  nature  de  toutes 
choses  échappe  invinciblement  à  notre  connaissance,  il  s'ensuit  qu'il 
ne  faut  pas  chercher  quelle  es(  la  nature  des  obj.ets  extérieurs ,  si  eUe 
consiste  dans  retendue  ou  dans  le  mouvement,  ou  dans  l'un  et  dans 
l'autre.  Cela  parait  encore  acceptable;  mais  voici  nne  autre  conséquence 

*  Voir  le  premier  dans  le  ciJilerd*août,  p.  465.-**  Li^re  I*,  ch» ni ,  S  18;  iiv.  II| 
ch.  xïii,  S  19;  ihid.,  ch.  xxiii,  S  4. 

67. 


532  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

qm  est  tout  aussi  nécessaire ,  et  qui  commence  à  rendre  son  principe 
fort  suspect.  La  nature  de  Tâme  nous  est  impénétrable  comme  celle  de 
toute  si]d>stance  ;  donc  nous  ne  pouvons  savoir  si  elle  est  matérielle  ou 
spirituelle.  De  là  la  doute  célèbre  de  Lod^e.  Hutcbesen  admet  le  prin- 
cipe de  ce  doute ,  et  il  tente  Réchapper  au  doute  lui-même.  U  déclare 
avec  Locke  que  la  nature  intime  dé  toute  substance  nous  est  incon- 
nue ^.  Dans  ce  cas,  tout  le  chapitre  m  de  la  métaphysique  d*Hutcbeson  : 
c(Si  Tâme  est  une  substance  différente  du  corps»  an  spiritas  sit  res  a  cor- 
pore  diversa,  »  devrait  être  retranché  ou  aboutir  au  doute  de  Locke.  J'in- 
siste sur  ce  point  par  deux  motifs  :  d*abord  parce  que  les  successeurs 
d*Hutcheson,  même  les  meillem^s  et  les  plus  récents  ^,  ont  cru  montrer 
une  grande  sagesse  en  se  défendant  de  prétendre  à  fa  connaissance  des 
substances  ;  ensuite  parce  que  cette  sagesse  apparente  est  radicalement 
opposée  au  sens  commun. 

Il  y  a  ici  deux  écueils  contraires  à  éviter,  une  fausse  ontol<^e  et  le 
scepticisme.  Il  y  a  des  philosophes  au  delà  du  Rhin  qui,  prenant  en  dé- 
dain la  philosophie  écossaise  comme  la  philosophie  française,  et,  pour 
paraître  très-profonds ,  ne  se  contentent  pas  des  qualités  et  des  phé- 
nomènes ,  et  aspirent  à  la  substance  pure ,  à  letre  en  soi  '.  Le  problème 
ainsi  posé  est  insoluble  :  la  connaissance  d'une  telle  substance  est  im- 
possible, par  cette  raison  très-simple  qu'une  telle  substance  n'existe 
pas.  Letre  en  soi ,  dos  Ding  in  sich,  que  Kànt  recherche,  lui  échappe, 
sans  que  cela  doive  humilier  Kant  et  la  philosophie,  car  il  n'y  a  pas 
d'être  en  soi.  L'esprit  humain  peut  se  former  l'idée  abstraite  et  géné- 
rale de  l'être,  mais  cette  idée  n'a  pas  d'objet  réel  dans  la  nature.  Tout 
être  réel  est  tel  ou  tel  * ,  il  est  ceci  ou  cela.  H  est  déterminé  s'il  est  réel , 
et  être  déterminé ,  c'est  posséder  certaines  manières  d'être ,  passagères 
et  accidentelles  ou  constantes  et  essentielles.  La  connaissance  de  l'être 
en  soi  n'est  donc  pas  seulement  interdite  à  l'esprit  humain ,  elle  est 
contraire  à  la  nature  ûSème  dès  choses.  A  l'autre  extrémité  de  la  mé- 
taphysique est  une  psychologie  impuissante  qui,  de  peur  d'une  ontolo- 
gie creuse ,  se  condamne  à  une  ignorance  volontaire.  Nous  ne  pouvons , 

^  c  Substantiarum  omnium  natprœ  intime  nos  latent intimaa  rerum  naiuras 

•  cemere  non  possumus.  »  —  *  C'est  à  regret ,  j)ar  exemple,  que  je  trouve  dans  la 
préface  du  tome  I"  de  la  Philosophie  de  V esprit  humain  de  M.  D.  Stcwart,  sous  l'ap- 
parence de  la  circonspection  et  d^une  sage  méthode ,  le  principe  téiûéraife  de  lïgno- 
rance  forcée  de  la  nature  de  fâme ,  et  de  la  connaissanee  des  phénomènes ,  non  pas 
seulement  oomme  la  prezniére,  mais  comme  la  seule  connaissance  légitime.  — 

*  i"  série,  t.  V,  leç.  v*,  p.  99,  et  leç.  vr,  p.  ai 5.  —  *  Voyei  passim  dans  tous  nos 
écritsF.  1**  série,'!.  Il,  l(*çon  sur  le  mysticisttie,  p.  1 14  ;  t  HL  leçon  sur  Condillac, 
p.  137,  etc.  /      *    .  . 


SEPTEMBRE  1846.  533 

diseot  ces  discrets  philosophes,  atteindre  Tètre  en  soi;  il  ne  nous  est 
permis  de  connaître  que  des  phénomènes  et  des  qualités.  Égale  erreur, 
égale  chimère.  Il  n*y  a  pas  plus  de  qualités  sans  être  que  d*éti*e  sans 
qualités.  Nui  être  n'est  sans  ses  déterminations,  et  réciproquement  ses 
déterminations  ne  sont  pas  sans  lui.  Considérer  les  déterminations  de 
i être  indépendamment  de  letre  qui  les  possède ,  ce  n'est  plus  observer, 
c  est  abstraire ,  c'est  faire  une  abstraction  tout  aussi  extravagante  que 
celle  de  l'être  considéré  indépendamment  de  ses  qualités.  On  peut  donc 
sortir  du  sens  commun  de  cette  manière  aussi  bien  que  de  l'autre  ;  et 
quand  on  dit  que  nous  ne  pouvons  connaître  les  substances,  on  est  tout 
aussi  près  de  Terreur  que  quand  on  aspire  à  connaître  les  substances 
pures.  Toute  vaine  humilité  à  part,  nous  pouvons  connaître  et  nous 
connaissons  assez  bien  les  substances.  Cette  connaissance  est  plus  ou 
moins  étendue,  plus  ou  moins  profonde;  elle  nest  pas  nulle,  et  c'est 
là  le  point  de  la  question.  Donne^moi  tel  être  qu'il  vous  plaira  :  je  pré- 
tends qu'il  est  de  telle  ou  de  telle  manière.  Ce  n  est  pas  là  une  aflirma- 
tion  bien  téméraire.  Eh  bien,  elle  renferme,  si  on  veut  parler  le  langage 
de  la  métaphysique ,  l'aHirmation  de  l'être  et  l'affirmation  de  ses  attri- 
buts, accidentels  ou  permanents.  Qu'est-ce,  je  vous  prie,  que  con- 
naître ime  substance ,  sinon  savoir  qu'elle  est  de  telle  ou  telle  manière  ? 
Or,  ces  deux  choses,  je  les  sais.  Assurément  un  être  peut  avoir  encore 
d'autres  qualités  que  celles  que  je  connais.  Notre  connaissance  des  êtres 
peut  et  doit  toujours  s'étendre.  Mais  il  ne  faut  pas  confondre  la  re- 
cherche très-légitime  de  leurs  qualités  cachées  avec  la  recherche  ridi- 
cule et  contradictoire  de  leur  nature,  considérée  à  part  de  leurs  qualités. 
Leurs  quaUtés ,  leurs  attributs  contiennent  leiu*  nature  et  nous  la  ré- 
vèlent. De  là  cette  solide  maxime  :  Tels  attributs,  bien  entendu  tels 
attributs  constants  et  fondamentaux,  telle  nature,  telle  substance.  Quoi 
qu'en  dise  Locke,  si  les  objets  extérieurs  ont  pour  attributs  l'étendue, 
la  divisibilité,  la  forme,  ces  attributs  bien  constatés  conduisent  invin- 
ciblement à  la  connaissance  certaine  d'une  substance  étendue  et  divi- 
sible, c'est-à-dire,  d'un  seul  mot,  matérielle;  et,  d'autre  part,  la  con- 
naissance de  mes  quahtés  propres,  de  ma  pensée  et  de  ma  volonté 
inétendues,  de  l'identité  et  de  l'indivisibilité  de  ma  personne,  me  con- 
duit à  la  connaissance  très-certaine  d'un  moi  inétendu  et  indivisible, 
c'est-à-dire  spirituel.  Il  n'y  a  là  ni  mysticisme  ni  scepticisme,  ni  science 
creuse  et  orgueilleuse  ni  fausse  humilité  et  ignorance  affectée  ;  il  y  a 
l'expression  fidèle  et  entière  du  sens  commun.  Je  repousse  donc  le  prin- 
cipe de  l'ignorance  invincible  des  substances ,  et  partant,  je  suis  reçu 
à  repousser  la  conséquence  de  ce  principe ,  à  savoir,  le  doute  sur  la 


534         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

spiritualité  de  rame.  Je  condanme  Hutcheso^  et  d'avance  tous  ses  suc- 
cesseurs, de  n  avoir  pas  été  logiciens  assez  intrépides  pour  tirer  toujours 
de  leva^  principe  la  conséquence  qu'il  renferme;  et,  en  même  temps, 
je  rends  hommage  au  bon  sens  d'Hutcheson  qui ,  en  dépit  d*un  prin- 
cipe l^èrement  accepté,  lui  a  fait  adopter  les  arguments  les  plus  sé- 
rieux et  les  plus  solides  en  faveur  de  la  spiritualité  de  Tâme. 

En  effet,  Hutcheson,  après  avoir  traité  les  preuves  cartésiennes  de 
la  spiritualité  de  l'âme  d'arguties  sur  la  nature  de  l'âme,  Cartesianoram 
argatias  de  ipsa  anîmœ  natara,  emploie  ces  mêmes  preuves,  fortifiées 
d'autres  preuves  également  solides,  empruntées,  comme  il  l'avoue,  à 
l'école  socratique  et  platonicienne;  et  il  conclut,  comme  Descartes,  et 
dans  les  mêmes  termes  que  lui  :  Que  Tâme  est  une  nature  pensante , 
différente  de  tout  corps,  quel  qu'il  soit:  Nataram  cogitantem  esse  ab  omni 
oarpere  diversam. 

Principe  cartésien  dans  Hutcheson  :  Des  qualités  différentes  dé- 
montrent des  substances  différentes  ^ 

Application  de  ce  principe  :  Développement  ile  la  différence  des 
qualités  du  corps  et  de  l'âme  *. 

Argument  cartésien  adopté  sans  réserve  ou  invocation  de  la  cons- 
cience :  L'âme  se  connaît  elle-même  par  le  témoignage  naturel  du  sens 
intime,  comme  différente  de  toute  étendue ,  et  même  de  celle  qu'on  ap- 
pelle son  corps'. 

Argument  socratique  ou  platonicien  :  S'il  y  a  des  idées  et  des  sen- 
timents en  nous  qui,  bien  qu'étant  des  phénomènes  intellectuels,  se 
rapportant  aux  objets  extérieurs,  changeant  avec  eux  et  placés  ma- 
nifestement sous  leur  influence ,  il  y  a  aussi  des  idées  qui  ne  se  seraient 
peut-être  jamais  développées  sans  un  exercice  quelconque  des  sens, 
mab  qui  ne  se  rapportent  à  aucun  objet  extérieur,  idées  qui  n'ont 
rien  à  voir  avec  celles  de  l'espace,  de  l'étendue,  du  mouvement,  et 
qui  ne  peuvent  appartenir  qu'à  une  nature  tout  autrement  élevée  dans 
l'ordre  des  êtres  :  ces  idées  sont  celles  de  Tintelligence ,  de  la  connais- 
sance, de  la  science,  du  raisonnement,  de  l'amour,  de  la  foi,  de  la 
vertu. 

Argument  de  Tunité  et  de  la  simplicité  du  moi  opposée  â  la  multi- 
plicité de  tout  corps  considéré  comme  agrégat  ^. 


^  c  Affectiones  quœdam  contraria  ostenduat  ipsas  res  esse  diveraas.  >  —  '  t  Magna 
t  utriusque  rei  affeclionum  dlsparitas.  »  —  ^  «  Ipsa  porro  mens ,  duce  natura ,  sui 
tvidetur  habere  conscientiam  ab  extenso  omni,  imo  ab  ipso  corpore  quod  suum 
«  ^ppellat,  distincti.  ■  — ^  t  Res  cogitans  est  unum  quoddam  et  simplex,  corpus  plu- 


SEPTEMBRE  1846.  535 

Argument  tiré  de  la  force  propre  de  Tâme  en  opposition  avec  Tineitie 
naturelle  du  corps.  Remarquez  quau  chapitre  delavolonté,  Hutdieson, 
embarrassé  par  son  système  de  la  génération  de  la  volonté  par  le  désir, 
chancelait,  et  très-naturellement,  sur  la  liberté.  Ici,  n ayant  plus  de 
système  h  défendre ,  il  attribue,  au  nom  de  la  conscience,  une  activité 
libre  à  lame.  ((Elle  ne  possède  pas  seulement,  dit-il,  la  faculté  déju- 
ger et  de  désirer,  qui  sont  déjà  des  actions,  quœ  sunt  verœ  actiones, 
mais  elle  a  la  puissance  de  diriger  son  attention  à  son  gré ,  pro  arbitrio 
suo.n  Cest  bien  là  la  liberté;  mais,  par  un  reste  d'incertitude  qui  ne 
l'abandonne  jamais  entièrement,  Hutcheson  ne  prononce  pas  même 
ici  le  nom  de  liberté. 

De  la  simplicité  de  Tâme,  Hutcheson  conclut  qu  elle  ne  se  forme  pas 
comme  le  corps,  par  voie  de  composition  et  ne  périt  pas  non  plus  parvoie 
de  dissolution.  La  dissolution  du  corps  n  entraine  pas,  au  moins  néces- 
sairement ,  la  cessation  dëtre  d  une  substance  entièrement  diflEérente 
du  corps.  L'âme  peut  donc  ne  point  périr  à  la  mort  du  corps  ;  mais  lui 
survivra-t-elle  et  consei'vera-t-elle  une  vie  quelconque  ?  C'est ,  dit  Hu- 
tcheson, une  question  plus  ardue.  Il  la  résout  par  l'espérance. 

C'est  l'esprit  de  l'école  écossaise ,  et  ce  chapitre  de  YEsqaisse  de  la 
métaphysique  devance  celui  de  Y  Esquisse  de  philosophie  morale,  de  M.  Du- 
gald-Stewart  sur  le  même  sujet.  Le  fondateur  de  l'école  et  son  dernier 
représentant  se  rencontrent  dans  les  mêmes  motifs  d'espérer  et  de 
croire. 

i""  Nous  ne  voyons  nul  être  absolument  anéanti  ; 

3"*  Le  raisonnement  ne  peut  prouver  que  l'âme  doit  subir  la  loi  du 
corps ,  puisqu'elle  en  est  différente  ; 

3'  Le  désir  universel  de  l'immortalité  ; 

U"*  La  justice  et  la  bonté  de  Dieu  qui  exige  une  autre  distribution 
du  bonheur  et  du  malheur,  celle  d'ici-'bas  n'étant  pas  toujours  conforme 
à  ce  qu'elle  doit  être  sous  un  gouvernement  juste  et  saint; 

5°  L'idée  et  le  besoin  d'une  perfection  sans  bornes,  qui  doivent 
avoir  leur  satisfaction  et  qui  ne  la  trouvent  pas  en  ce  monde,  où  sont 
tant  d'imperfections,  au  moins  apparentes,  physiques  et  morales; 

6*  La  choquante  contradiction  que  contiendrait  la  vertu  tendant 
sans  cesse  à  la  perfection ,  s'élevant  au-dessus  des  choses  passagère»  et 
périssables,  songeant  au  genre  humain  plutôt  qu'à  soi,  agrandissant 
par  de  continuels  efforts  sa  justice  et  sa  bieixveiUaiioe,  se  pénétrant  de 

«  rium  rerum  aggregatum ,  b  aYOc  cette  coochision  :  «  lierito  coUigimos  rem  cogi* 
«  tantem  esse  substantiam  simplicem  ab  omoi  malaria  diversam.  « 


536         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

plus  en  plus  de  l'idée  d  un  gouvernement  moral  de  ce  monde ,  de  la 
pensée  d*un  Dieu  juste  et  saint,  tandis  qu après  la  mort  tout  devrait 
finir  pour  elle.  «Il  n*est  pas  croyable,  dit  en  finissant  Hutcheson,  que 
Dieu  qui,  par  tant  de  côtés,  s'est  montré  si  prévoyant  et  si  bon,  ait 
donné  aux  âmes  les  meilleures  et  leur  ait  recommandé  comme  leur 
ressort  le  plus  puissant  cet  ardent  désir  de  la  perfection  et  de  l'immor- 
talité pour  le  laisser  dépourvu  de  satisfaction  ^  » 

La  troisième  partie  de  la  métaphysique  d'Hutcheson  est  consacrée  à 
Dieu.  En  abordant  la  théologie  naturelle,  Hutcheson  la  salue  comme  la 
partie  la  plus  féconde  et  la  plus  riche  de  la  philosophie.  Il  la  peint  ren- 
fermant ce  que  les  plus  grands  esprits  ont  pu  trouver  sur  Dieu  par  la 
seule  force  de  ta  raison  humaine,  fournissant  à  la  vertu  ses  plus  solides 
motifs  et  ses  plus  magnifiques  espérances,  et  posant  les  fondements  as- 
surés de  la  magnanimité ,  de  la  constance  et  de  la  tranquillité  de  l'âme'. 
Toutefois  on  retrouve  en  cet  écrit  de  lyAa  le  même  esprit  qui,  en 
1717,  selon  M.  Leechman,  suggérait  à  Hutcheson  des  doutes  sur  la 
solidité  des  preuves  a  priori  de  l'existence  de  Dieu.  Mais  ici  ce  n'est  pas 
à  Clarke,  c'est  à  Descartes  qu'il  s'en  prend.  On  croirait  entendre  Locke 
lui-même  se  moquant  de  la  démonstration  cartésienne  de  l'existence  de 
Dieu  par  son  idée,  et  n'admettant  que  l'induction  tirée  de  la  connais- 
sance de  l'homme  et  du  monde.  Assurément,  cette  dernière  preuve  est 
très-bonne,  mais  la  première  est  bonne  aussi.  Elles  partent  l'une  et  l'au- 
tre de  points  de  vue  différents ,  mais  qui  sont  loin  de  s'exclure  :  elles 
conviennent  à  des  esprits  divers;  celle-ci  au  plus  grand  nombre ,  â  tous 
ceux  qui  ont  des  yeux  pour  voir  le  ciel;  celle-là  aux  hommes  réfléchis 
qui  peuvent  se  rendre  compte  de  leurs  pensées.  Cette  diversité  de  preuves 
également  solides  est  un  bienfait,  et  en  quelque  sorte  une  preuve  de 
plus  d'une  divine  providence.  Applaudissons  donc  à  cette  diversité  au 
lieu  de  la  vouloir  effacer  par  l'esprit  de  système.  Il  est  pénible  de  voir 
Hutcheson ,  avec  une  légèreté  qui  rappelle  celle  de  Locke ,  traiter  su- 
perbement la  démonstration  cartésienne.  «Je  ne  m'en  sers  pas ,  dit-il , 


^  Surfespoir  à'ixne  vie  meilleure,  voyez  t.  II  de  la  i**  série  dames  cours,  leçon 
xxin*,  p.  356.  —  'tQuanquam  omnis  phîlosophla  jucunda  sît  et  frugifera,  ejus 
ctamen  nuQa  pars  feracior  est  etuberior  iUa  quœ  Dei  cognitlonem  continet,  qux- 
«  que  dicitur  tneologia  naturalîs  ;  exhibons  scuicet  ea  quse  acute  inventa  fîiere  aut 

•  accurate  disputata  a  philosophis ,  solis  bumaBœ  ralionis  viribus  subnixis 

«Etenim  ipsa,  imperfecta  licet,  rerum  praestantissimarum  cognitio  non  solum  ju- 
c  cunda  est  et  viro  digna ,  verum  etiam  summa  prsbet  ad  omnem  virtutem ,  ad 
tomnia  honesta  vitsB  consilia,  invitamenta,  et  firma  simul  jadt  verœ  magnanimi- 
«tatis,  constantis  et.  tranquillitatîs  fundamenta.» 


SEPTEMBRE  1846.  537 

parce  quelle  est  manifestement  fausse  ^n  Puis  il  Texpose,  la  réduit  en 
forme  et  fattaque  dans  toutes  ses  parties.  Suivons-le  dans  cet  examen , 
et  voyons  si  le  fondateur  de  Técole  écossaise  a  si  facilement  raison  du 
fondateur  de  fécole  française,  du  père  de  la  philosophie  moderne. 

Voici  l'argument  cartésien  réduit  en  syllogisme  par  Hutcheson  :  il  ne 
peut  pas  y  avoir  moins  dans  la  cause  que  dans  leffet,  dans  la  cause  pro- 
ductive d  une  idée  que  dans  cette  idée  même.  Or  nous  avons  Tidée  d'un 
être  infiniment  parfait.  Donc  cet  être  infiniment  parfait  existe. 

Hutcheson  trouve  que  les  deux  prémisses  de  ce  syllogisme  sont  au 
moins  ambiguës.  Mais,  d'abord,  ce  ne  peut  être  la  majeure  :  il  est 
manifeste  qu'il  n'y  a  pas  moins  dans  la  cause  que  dans  l'eflet  ;  c'est  en 
vertu  de  ce  principe  que  Dieu  est  supérieur  au  monde ,  que  l'âme  est 
supérieure  h  tous  ses  actes  et  l'esprit  à  toutes  les  idées  qu'il  produit. 
Quant  à  la  mineure,  il  est  vrai  qu'elle  demande  à  être  comprise.  Nous 
avons  1  idée  de  l'être  infiniment  parfait  ;  reste  à  savoir  comment  nous 
l'obtenons.  Ici  Hutcheson  se  trompe  en  suivant  Locke.  Gomme  Locke 
a  confondu  l'idée  de  l'infini  avec  celle  de  l'indéfini,  laquelle  n'est, 
après  tout,  que  celle  du  fini  multipliée  par  l'imagination,  ainsi  Hutcheson 
prétend  que  l'idée  d'un  être  infiniment  parfait  se  réduit  en  nous  à  celle 
de  nos  propres  qualités  épurées  et  amplifiées 2.  C'est  une  erreur  et  une 
erreur  radicale,  car  c'est  anéantir  l'idée  même  de  la  perfection,  comme 
Locke  a  anéanti  celle  de  l'infini.  Du  moins  Locke  est  conséquent  :  il 
rejette  le  temps  infini  et  l'espace  infini^,  tandis  que  nous  verrons 
l'école  écossaise  dans  ses  deux  derniers  représentants ,  Reid  et  M.  Du- 
gald  Stewart,  admettre  cette  double  infinitude.  Selon  eux,  l'idée  de 
l'infini,  qui  enveloppe  celle  de  perfection,  n'est  pas  une  chimère;  ce 
n'est  pas  seulement  une  idée  négative,  c'est  une  idée  positive.  Ce  n'est 
pas  non  plus  une  idée  qui  vienne  si  tard  qu'on  le  dit  dans  l'intelligence , 
è  la  suite  de  mille  autres  idées  :  non,  c'est  une  idée  première,  contem- 
poraine de  celle  du  fini  et  de  l'imparfait.  Nous  ne  la  formons  point  par 
voie  de  comparaison,  par  voie  d'abstraction  ou  d'association;  elle  naît 
tout  entière  ou  elle  n'est  jamais.  Notre  esprit  la  produit ,  en  ce  sens 
qu'il  la  conçoit  :  elle  est  en  lui  comme  l'idée  de  couleur  y  est  ;  or  cette 
idée  de  couleur  est  ime  idée  de  notre  esprit;  mais  notre  esprit  lui- 

*  «  Argumentis  Cartesianis  non  utor ,  quippe  manifesta  fallacia  laborantibus.  > 
—  '  c  Ideas  obsciiras  et  inadxquatas  virlutum  5ub  longe  prsestantiorum  sibi  îpsi 
c  fingunt  hoxnines  :  ncque  quisqiiam  pleniorem  aut  clariorem  habet  Entis  summi 
cideam  quam  ipse  suarum  virtutum  ideas  amplificando  et  a  vitiis  purgando  sibi 
«effinxil.»  —  '  Voy.  i"  série,  t.  III,  leç.  1"  sur  Locke,  p.  58,  et  2*  série,  t.  III, 
)eç.  xviii. 

68 


538  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

même  la  rapporte  à  quelque  chose  d*extérieur  comme  à  sa  cause  ;  il 
sent  qu'il  ne  Ta  pas  faite,  car  il  ne  peut  la  chasser  ni  la  changer: 
donc  cette  idée,  outre  qu'elle  a  un  sujet,  qui  est  nous-mêmes ,  a  sa 
cause  productrice  hoi^  de  nous  ;  et ,  puisque  cette  idée  existe  en  nous 
à  sa  manière ,  il  est  absurde  que  sa  cause  n'existe  pas  aussi ,  et  n'ait 
pas  autant  et  plus  de  réalité  que  son  effet.  De  même  l'idée  de  l'infini 
est  en  nous,  nous  ne  pouvons  ni  l'effacer  ni  la  changer  :  elle  n'est  donc 
pas  notre  ouvrage.  Il  faut  bien  cependant  qu'elle  ait  sa  cause ,  et  sa 
cause  ne  peut  pas  ne  pas  avoir  autant  de  réalité  que  son  effet  :  donc 
la  seule  idée  d'un  être  infiniment  parfait  est  une  démonstration  invin- 
cible de  l'existence  réelle  de  cet  être. 

Hutcbeson  a  pris  tout  de  travers  la  mineure  cartésienne.  «  Descartes, 
dît-il  ^  en  prétendant  que  Texistence  nécessaire  est  renfermée  dans 
l'idée  de  l'être  infiniment  parfait  ne  prouve  rien,  sinon  que,  s'il  y  a  un 
être  infiniment  parfait,  cet  être  existe  nécessairement  et  ne  dépend  pas 
de  la  volonté  d'un  autre.  »  C'est  équivoquer  sur  le  mot  de  nécessaire. 
Descartes  n'a  point  voulu  parler  de  l'existence  nécessaire  de  Dieu  comme 
être  absolument  indépendant  :  ce  n'était  pas  là  la  question  ;  il  parle  de 
cette  simple  nécessité  logique ,  à  savoir  que  l'idée  d'un  être  infiniment 
parfait  implique  nécessairement  l'existence  réelle  de  cet  être  ;  et  je 
maintiens  qu'en  effet  nul  logicien  ne  peut  contester  la  nécessité  de 
cette  conclusion. 

Hutcbeson  ne  voit  dans  les  diverses  propositions  dont  se  compose  le 
syllogisme  cartésien  que  des  propositions  abstraites.  Oui  et  non. 

Ces  propositions  sont,  il  est  vrai,  des  propositions  abstraites ,  dans 
la  forme  sous  laquelle  nous  les  présente  Hutcbeson  ;  mais ,  si  l'on  veut 
bien  lire  attentivement  les  Méditations,  on  verra  que,  pour  Descartes, 
ce  ne  sont  pas  des  propositions  abstraites  et  générales ,  mais  des  pro- 
positions particulières  qui  expriment  des  faits  intellectuels  présentés, 
comme  doivent  être  des  faits  sans  aucun  appareil  logique;  puisque  la 
logique  n'est  reçue  ni  à  contester  des  faits  ni  à  les  défendre.  Dans  lés 
Méditations,  Descartes  introduit,  non  pas  un  homme  d'école,  mais  im 
homme  natm^el  parvenant  à  toutes  les  grandes  vérités  de  l'ordre  na- 
turel ,  à  laide  de  ses  facultés ,  qui  se  développent  successivement.  Cet 
homme  pense  :  dès  là  qu'il  pense,  il  juge  qu'il  existe.  Il  n'y  a  point  là 
de  raisonnement,  de  syllogisme;  il  y  a  une  intuition  directe  de  l'esprit, 
et  l'exercice  spontané  et  immédiat  de  notre  pouvoir  de  juger  et  de 

^  •  Quicumque  propositionum  abstractarum  naiuram  perspexmt,  cemet  hinc  tan- 
«tum  coUigendum  quod  si  modo  ulla  sit  natura  perfectissima,  eam  necessario  esse 
ff  aeque  ab  alteriua  voluntate  pendere.  ■ 


SEPTEMBRE  1846.  539 

connaître  ^.  Dès  que  cet  homme  sait  qu'il  existe ,  dès  qu*il  se  connaît , 
il  se  trouve  un  être  imparfait,  limité,  fini;  et ,  en  même  temps  qu*ii 
sent  ses  imperfections  et  ses  bornes,  il  conçoit  un  être  infini  etpar&it. 
U  ne  s  agit  pas  plus  d*un  être  infini  abstrait  que  dun  être  fini  abstrait. 
Nous  ne  sommes  pas  encore  dans  l'abstraction  ni  dans  la  logique ,  nous 
sommes  dans  la  réalité  et  dans  la  psychologie.  Rien  n*est  général,  tout 
est  particulier  :  c*est  un  être  particulier  qui  se  sent  imparfait  et  fini,  et 
qui  part  de  là  pour  concevoir  un  être  tout  aussi  réel  que  lui-même,  mais 
infini  et  parfaite  Plus  tard,  voyant  sa  psychologie  méconnue,  attaquée 
par  la  logique  de  Técole  sensualiste  ,  ici ,  par  celui  qu  on  pourrait  ap- 
peler le  Locke  français,  Gassendi,  là  par  un  compatriote  de  Locke, 
dont  Locke  ne  se  doute  pas  qu'il  est  le  disciple,  Hobbes;  Déscartes, 
étonné  et  irrité,  se  défend  tantôt  bien  et  tantôt  mal;  quelquefois  il  ren- 
voie à  leurs  auteurs  leurs  prémisses  abstraites  ',  et  demeure  sur  le  so- 
lide terrain  des  faits  de  conscience;  quelquefois  aussi,  pour  battre  ses 
adversaires  avec  leurs  propres  armes,  il  met  ou  laisse  mettre  en  syllo- 
gismes ses  faits  de  conscience ,  et  défend  ces  syllogismes  au  pied  de  la 
logique  ordinaire.  La  vérité  est  que  ce  ne  sont  pas  là  des  questions  de 
logique,  mais  de  psychologie.  L'honneur  de  l'école  écossaise  est  d'être 
une  école  psychologique;  son  toit,  surtout  en  17 &2,  est  de  n'avoir  point 
eu  une  psychologie  assez  profonde  pour  atteindre  à  celle  de  Descartes,  et 
pour  entrer  naturellement,  et  par  la  porte  légitime,  dans  la  grande 
métaphysique  et  dans  la  vraie  ontologie. 

Attentifs  à  nous  préserver  de  tout  esprit  de  système,  et  toujours 
guidés  par  le  sens  commun ,  qui  accepte  tout  ce  qui  est  vrai  et  ne  re- 
jette que  ce  qui  est  faux,  après  avoir  soutenu  la  démonstration  cartel 
sienne,  nous  recevons  très-volontiers  la  preuve  a  posteriori  si  chère  A 
Locke,  et  que  Hutcheson  reprend  en  sous-œuvre  et  développe  avec 
complaisance.  Cette  preuve  est,  à  nos  yeux,  et  très-solide  et  très-lmui* 
neuse;  nous  ferons  remarquer  seulement  qu'elle  repose,  en  dernière  ana- 
lyse, sur  le  principe  de  causalité  et  sur  la  loi  qui  fait  précisément  la 
majeure  de  l'argument  cartésien,  à  savoir  qu'il  doit  y  avoir  au  moins 
dans  la  cause  tout  ce  qui  parait  dans  l'effet.  Or,  Hutcheson ,  pas  plt» 
qye  Locke ^,  ne  discerne  le  principe  de  causalité,  ce  principe  que  ses 
successeurs  et  singulièrement  Reid  doivent  un  jour  mettre  en  lumière 
et  défendre  avec  tant  de  force  contre  les  attaques  de  Hume.  HatcbesMi 
fait  comme  Locke,  il  le  remarque  à  peine  ;  et  pourtant,  ôtez  ce  prin- 

^  Noos  avoDs  prouvé  qae  Je  pens9,  donc  je  mis,  n était  pas  un  sj^fegiame,  1. 1, 
leç.  Vf,  p.  37,  35.  et  t.  V,  leç.  vi,  p.  ai3.  ~*  ièii  — . *  /W.  —  ^ T.  ffl,  p.  66, 
et  a*  série,  t.  III,  leçon  uv. 

68. 


540  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dpe ,  toute  TintelligeDce  qui  brille  dans  le  inonde  et  dans  Thomme  ne 
fait  pas  sortir  de  Tenceinte  de  Thumanité  et  du  monde.  La  théodicée 
est  fondée  sur  le  principe  de  causalité;  ce  principe  ne  vient  des  sens 
par  aucune  abstraction  et  généralisation ,  car  il  est  universel  et  néces- 
saire; et  c'est  un  principe  rationnel  a  pnon  qui  fait  la  force  de  ces  mêmes 
preuves  empiriques  auxquelles  Hutcbeson  prête  une  valeur  exclusive. 
Ainsi,  sans  le  principe  de  causalité  et  la  loi  qui  y  est  attachée,  même 
au  sein  de  ce  magnifique  univers,  il  n'y  a  pas  de  Dieu  pour  Thomme. 
Il  y  a  plus  :  avec  le  principe  de  causalité ,  vous  aurez  un  Dieu ,  il  est  vrai, 
qiais  un  Dieu  qui  sera  égal  ou  supérieur  à  ce  qu'il  a  fait,  un  Dieu 
dont  l'intelligence,  la  force,  la  bonté,  surpasseront,  jusqu'à  im  certain 
.point,  la  bonté,  la  force  et  l'intelligence  manifestée  dans  l'univers;  vous 
n'aurez  pas  un  Dieu  qui  soit  vraiment  parfait  et  possède  en  un  d^ré  ' 
vraiment  infini  toutes  les  qualités  de  son  ouvrage.  En  effet,  l'homme  et 
ie  monde  trahissent  une  intelligence ,  une  bonté  et  même  une  force  très- 
grandes,  mais  qui  ne  sont  ni  parfaites  ni  infinies.  C'est  pourtant  cette 
notion  de  perfection  infinie  attribuée  à  la  cause  du  monde  et  de  l'homme 
cfui  constitue  la  vraie  et  entière  idée  de  Dieu.  Hutcbeson  définit  Dieu  : 
«Un  être  très-supérieur  à  l'homme,  gouvernant  l'univers  par  sa  raison 
et  sa  sagesse  ^.  »  Cette  définition  est  très*défectueuse.  Dieu  n'est  pas  seu- 
lement de  beaucoup  supérieur  à  l'homme  et  au  monde,  il  leur  est  su- 
périeur infiniment,  de  toute  la  différence  qui  sépare  le  fini  de  l'infini, 
le  contingent  du  nécessaire,  le  relatif  de  labsolu.  On  peut  dire  qu'il  y 
a  à  la  fois  une  ressemblance  intime  entre  Dieu  et  le  monde,  puisque 
l'effet  ne  peut  pas  ne  pas  exprimer  la  cause  en  un  certain  degré,  et 
aussi  qu'il  y  a  entre  le  monde  et  Dieu  l'abîme  qui  sépare  l'infini  de 
tout  ce  qui  n'est  pas  précisément  lui^.  Si  donc  le  principe  de  causa- 
lité commence  la  théodicée ,  l'idée  seule  de  l'infini  l'achève.  Or  Locke 
et  Hutcbeson  emploient  le  principe  de  causalité  sans  en  avoir  le  droit, 
et  ils  détruisent  l'idée  de  l'infini  en  la  confondant  avec  celle  de  l'indé- 
fini. 

On  voit  par  là  à  quel  point  les  deux  démonstrations  de  l'existence  de 
Dieu,  a  priori  et  a  posteriori,  loin  de  s'exclure,  se  soutiennent  récipro- 
quement. Supprimez  le  spectacle  admii^ble  du  monde  et  de  l'âme,  ja- 
mais la  raison  n'en  rechercherait  la  cause;  il  faut  donc  armer  la  raison 
du  principe  de  causaUté  pour  qu'elle  s'élève  au-dessus  de  ce  monde  et 

^  Pars  m,  cap.  i  :  cUt  antem  constet  qusB  vis  huic  nomînî  subsit,  Deum  primo 
«dicimus  naturam  quamdam  humano  génère  multo  supenorem,  mundum  hune 
fl  oniversam  ralîone  et  consilio  moderantem.  t  —  '  Sur  cette  ressemblance  et  cette 
difièrence,  voyez  nos  écrits,  passim,  et  particulièrement  t.  II,  leç.  zxiv,  p.  Sga. 


SEPTEMBRE  1846.  541 

par  delà  rhumanité.  Supprimez  Tidée  d*absolue  perfection  et  d'infini- 
tude,  quelle  portée  est  laissée  à  la  sensibilité  et  à  la  conscience,  quelle 
vertu  peuvent  avoir,  pour  nous  révéler  un  Dieu  parfait,  Thomme  et 
le  nDonde  où  tout  est  mêlé,  tout  est  imparfait,  où  Tombre  est  à  côté 
de  la  lumière,  et  tant  de  misères  à  côté  de  tant  de  grandeurs?  Il  faut 
donc  unir  la  raison  et  Texpérience  ,  Tesprit  et  les  sens,  pour  compléter 
et  fortifier  leurs  témoignages  l'un  par  Tautre,  et,  sur  ce  double  fon- 
dement, nous  élever  à  la  meilleure  connaissance  de  Dieu. 

Hutcbeson  consacre  plusieurs  chapities  à  Texposition  de  tous  les  at- 
tributs de  Dieu.  Je  trouve  qu'il  les  déduit  les  uns  des  autres  un  peu  trop 
géométriquement»  comme  l'avait  fait  Clarke  lui-même ,  et  comme,  en 
général,  le  font  trop  les  métaphysiciens.  Hutcbeson  eût  été  plus  vrai  et 
plus  lumineux  si,  substituant  une  induction  sublime  et  sûre  à  l'aveugle 
déduction,  il  se  fut  contenté  de  tirer  les  attributs  de  l'auteur  du  monde 
et  de  l'homme  des  attributs  mêmes  de  l'homme  et  du  monde,  en 
ajoutant  la  perfection  et  Tinfmitude^  Il  est  fâcheux  de  réunir  en  soi  les 
défauts  contraires  de  deux  méthodes  opposées,  de  la  théodicée  ration- 
nelle et  de  la  théodicée  expérimentale  :  il  faut  choisir. 

Il  m'est  impossible  de  ne  pas  admirer  comment  Hutcbeson,  après 
avoir  déclaré  la  nature  des  êtres  et  des  substances  inaccessibles  &  notre 
esprit,  entre  résolument  dans  la  nature  de  Dieu,  et,  à  l'endroit  de  cet 
être,  de  cette  substance  qui  n'est  pas ,  ce  semble ,  la  plus  facile  de  toutes 
à  connaître ,  arrive  à  une  connaissance  intime  et  profonde  qui  aurait  dû 
étonner  un  peu  l'humilité  de  sa  philosophie.  En  principe ,  Hutcbeson 
déclare  que  nous  ne  pouvons  pénéti^er  dans  la  nature  des  choses  ;  et , 
dans  l'application,  il  traite  avec  tant  de  détail  des  attributs,  des  vertus 
et  des  opérations  de  Dieu ,  qu'en  vérité  on  se  demande  ce  qu'après  cela 
il  reste  de  Dieu  qui  lui  demeure  inaccessible.  Je  relève  celte  contradic- 
tion dans  Hutcbeson  parce  qu  elle  a  passé  dans  l'école  écossaise.  Au 
fond,  cette  école  est  dogmatique  comme  le  sens  commun  et  l'humanité; 
mais  souvent  elle  met  en  avant  sur  les  limites  de  la  connaissance  hu- 
maine, des  maximes  d'une  telle  timidité  que,  si  elles  les  suivait  fidèle- 
ment, elle  ne  serait  qu'une  école  empirique,  condanmée  au  scepti- 
cisme sur  tous  les  grands  objets  de  la  pensée. 

Hutcbeson  fait  un  dénombrement  très-considérable  des  attributs  de 
Dieu  :  indépendance  et  nécessité,  unité,  immatérialité,  simplicité,  immutabilité, 
immensité,  éternité,  infinité  même  plus  ou  moins  bien  entendue,  omni- 
science,  omnipotence,  etc.  Mais  savez- vous  par  où  finit  cette  liste  si 

'  Sur  ceUe  induction ,  voyez  surtout  le  t.  Il,  p.  847 •  Sgo,  etc. 


542  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

longue?  Par  cet  attribut  médiocrement  en  harmonie  avec  ce  qui  pré- 
cède ,  tincompréhensibilité. 

D après  Hutcheson,  nous  savons  certainement  que  Dieu  existe,  de 
plus  nous  connaissons  si  bien  ses  attributs  propres  et  naturels,  qifie  nous 
les  déduisons  les  uns  des  autres  comme  des  équations  algébriques^.  Gomr 
ment  donc  se  fait-il  maintenant  qu'il  nous  soit  incompréhensible?  C'est, 
dit  Hutcheson,  qu'il  est  infini.  Je  réponds  que,  pour  Hutcheson,  Tinfini 
ne  doit  être,  comme  pour  Locke,  qu'une  augmentation  indéfinie  des 
qualités  du  fini;  dans  ce  cas  l'infini  ne  serait  que  le  fini;  il  ne  serait 
donc  pas  incompréhensible.  Mais  Hutcheson  a  plus  raison  qu'il  ne  de* 
vrait  Dieu  est  vraiment  infini,  et  par  là  en  effet,  Tincompréhensibilité 
lui  appartient;  mais  il  faut  bien  entendre  dans  quel  sens  et  dans  quelle 
mesure. 

Disons  d'abord  que  Dieu  n'est  point  absolument  incompréhen^ 
sible,  par  cette  i*aison  manifeste,  qu'étant  la  cs^use  de  cet  univers,  il  y 
passe  et  s'y  réfléchit  comme  la  cause  dans  L'effet  t  par  là  nous  le  con- 
naissons. «  Les  cieux  racontent  sa  gloire^,  »  et  a  depuis  la  création^,  ses 
vertus  invisibles  sont  rendues  visibles  dans  ses  ouvrages;  »  sa  puissance, 
dans  les  milliers  de  mondes  semés  dans  les  déserts  animés  de  l'espace; 
son  intelligence ,  dans  leurs  lois  harmonieuses;  enfin,  ce  qu'il  y  a  en  lui 
de  plus  auguste,  dans  les  sentiments  de  vertu,  de  sainteté  et  d'amour 
que  contient  le  cœur  de  l'homme.  Et  il  faut  bien  que  Dieu  ne  nous 
soit  point  incompréhensible,  puisque  toutes  les  nations  s'entretiennent 
de  Dieu  depuis  le  premier  jour  de  la  vie  intellectuelle  de  rhumanité. 

Oui,  Dieu,  comme  cause  de  l'univers,  s'y  révèle  pour  nous;  mais 
Dieu  n'est  pas  seulement  la  cause  de  l'univers,  il  en  est  la  cause  parfaite 
et  infinie ,  possédant  en  soi,  non  pas  une  perfection  relative,  qui  n'est 
qu'un  degré  d'imperfection ,  mais  une  perfection  absolue ,  une  infini- 
tude  qui  n  est  pas  seulement  le  fini  multiplié  par  lui-même  en  des  pro- 
portions que  l'esprit  humain  peut  toujours  accroître;  mais  une  infini^ 
tude  vraie,  c'est-à-dire  l'absolue  négation  de  toutes  bornes  dans  toutes 
les  puissances  de  son  être.  Dès  lors,  il  répugne  qu'un  effet' indéfini  ex- 
prkne  adéquatement  ^  une  cause  infinie ,  il  répugne  donc  que  nous 
puissions  connaître  absolument  Dieu  par  le  monde  et  par  l'homme,  car 
Dieu  n'y  est  pas  tout  entier.  Songejs-y  :  pour  comprendre  l'infini,  il  faut 
le  comprendre  infiniment ,  et  cela  nous  est  interdit.  Dieu ,  tout  en  se 
manifestant ,  retient  quelque  chose  en  soi  que  nulle  chose  finie  ne  peut 

'  Pars  m,  cap.  ii^De  virtatibus  Dei  naturalibus,  —  'Le  psalmiste.  —  '  3aiot-Paul. 
— *  Passim^  et  surtout  t.  H,  p.  BgS. 


SEPTEMBRE  1846.  543 

manifester  ni  par  conséquent  nous  permettre  de  comprendre  abso- 
lument.  Il  reste  donc  en  Dieu ,  malgré  Tunivers  et  Thomme ,  quelque 
chose  dmconnu,  d'impénétrable,  d*incompréhensible.  Par  delà  les  in- 
commensurables espaces  de  l'univers,  et  sous  toutes  les  profondeurs 
de  1  ame  humaine,  Dieu  nous  échappe  dans  cette  infinitude  inépui- 
sable d'où  sa  puissance  infinie  peut  tirer  sans  fin  de  nouveaux  mondes, 
de  nouveaux  êtres,  de  nouvelles  manifestations  qui  ne  Tépuiseraient 
pas  plus  que  toutes  les  autres.  Dieu  nous  est  par  là  incompréhensible; 
mais  cette  incompréhensibilité  même,  nous  en  avons  une  idée  nette  et 
précise ,  car  nous  avons  l'idée  la  plus  précise  de  l'infinitude.  Et  cette 
idée  n'est  pas  en  nous  un  raffinement  métaphysique;  c'est  une  concep- 
tion simple  et  primitive  qui  nous  éclaire  dès  notre  entrée  en  ce  monde, 
lumineuse  et  obscure  tout  ensemble ,  expliquant  tout  et  n'étant  expli- 
quée par  rien ,  parce  qu'elle  nous  porte  d'abord  au  faîte  et  à  la  limite 
de  toute  explication.  Quelque  chose  d'inexplicable  à  la  pensée,  voilà 
où  tend  la  pensée  elle-même;  l'Etre  infini,  voilà  le  principe  nécessaire 
de  tous  les  êtres  relatifs  et  finis.  La  raison  n'explique  pas  l'inexplicable  ; 
elle  le  conçoit.  Elle  ne  peut  comprendre  d'une  manière  absolue  Finfi- 
aitude,  elle  la  comprend  en  quelque  degré  dans  ses  manifestations  in- 
définies qui  la  découvrent  et  qui  la  voilent;  et  de  plus,  comme  on  Ta 
dit,  elle  la  comprend  en  tant  qu'incompréhensible. 

C'est  donc  une  égale  erreur  de  déclarer  Dieu  absolument  compré- 
hensible et  absolument  incompréhensible.  li  est  l'un  et  l'autre,  invi- 
sible et  présent  partout,  répandu  et  retiré  en  lui-même,  dans  le  monde, 
et  hors  du  monde,  si  familier,  si  intime  à  ses  créatures  qu'on  le  voit  en 
ouvrant  les  yeux ,  qu'on  le  sent  en  sentant  battre  son  cœur  ;  et  en  même 
temps  inaccessible  dans  son  impénétrable  majesté ,  mêlé  à  tout  et  sé- 
paré de  tout,  se  manifestant  dans  la  vie  universelle  et  y  laissant  paraître 
à  peine  une  ombre  éphémère  de  son  essence  éternelle,  se  commu- 
niquant sans  cesse  et  demeurant  incommunicable,  à  la  fois  le  Dieu 
vivant  et  le  Dieu  caché,  Deas  vivus  et  Deas  absconditus  ^. 

Elxcusez  ces  longueurs,  elles  ne  sont  point  inutiles  :  il  fallait,  dès 
l'abord,  vous  montrer  dans  la  psychologie  et  la  métaphysique  d'Hut- 
cheson  le  germe  des  quahtés  et  des  défauts  de  la  psychologie  et  de  la 
métaphysique  écossaise.  Les  fondateurs  de  dynasties  ont  droit  à  Tatten- 


^  Otez  l'un  ou  l'autre  des  deux  termes  de  cette  antithèse ,  ou  plutôt  de  cette  har- 
monie, et  vous  avez  le  Dieu -Univers  du  panthéisme,  ou  le  Dieu  mort  de  la  scho- 
lastique.  Voy.  t.  Il ,  p.  SSS-Sg^  •  et  les  dernières  pages  de  l'avant-propos  de  notre 
écrit  Des  Pensées  de  Pascal 


544         JOURNAL  DES  SAVANTS- 

tioh  particulière  de  Thistoire,  parce  que  Thisloire  y  aperçoit  d'avance 
tout  l'avenir  de  leurs  successeurs. 

Jusqu'ici  le  mérite  personnel  d'Hutcheson  parait  à  peine;  on  n'aper- 
çoit guère  en  lui  qu'un  disciple  intelligent  et  modéré  de  Locke.  Main- 
tenant, je  vous  le  montrerai  rompant  avec  le  système  de  Locke,  ou 
plutôt  s'efforçant  de  s'y  rattacher  encore,  alors  même  qu'il  l'abandonne, 
et  en  quelque  sorte  original  malgré  lui.  Mais  les  principes  se  jouent 
des  intentions.  Dès  qu'on  introduit  un  principe  nouveau  dans  un  système, 
on  a  beau  respecter  ce  système,  si  le  principe  a  de  la  vérité  et  de  la 
force,  peu  à  peu  il  croit  et  se  développe;  il  brise  le  système  dont  il 
sort,  et,  avec  le  temps,  il  fonde  à  son  tour  un  système  nouveau. 

V.  COUSIN. 

(  La  suite  au  prochain  cahier.) 


Théâtre  français  au  moyen  âge  y  publié  d'après  les  manuscrits  de 
la  Bibliothèque  du  Roi,  par  MM.  L.  G.  N.  Monmerqué  et  Fran- 
cisque Michel  (xi^-xiii®  siècle).  Paris,  Firmin  Didot,  1889, 
1  vol.  grand  in-8°  de  679  et  xvi  pages,  sur  deux  colonnes. 

QUATBièME    ARTICLE  ^ 

Les  jeux  vraiment  dramatiques  composés  au  xin*  siècle  sur  des  su- 
jets profanes  ne  figurent  qu'au  nombre  de  trois  dans  le  Théâtre  français 
au  moyen  âge.  Ces  pièces,  toutes  dans  le  genre  comique,  remplies  de 
personnalités  mordantes,  de  facéties  fort  libres,  de  naïves  amourettes 
et  de  brocards  contre  les  moines,  découlent  évidemment  d'une  autre 
origine  que  les  œuvres  de  même  forme,  mystères  et  miracles,  que 
nous  avons  examinées  jusqu'ici.  La  pastorale  de  Robin  et  Marion,  et  le 
jeu,  à  la  fois  piquant  et  fantastique,  du  Mariage  Adam,  ou  de  la  Feaillée, 
ne  sont  pas  des  rejetons  sortis  de  la  souche  sacerdotale.  Si  ces  composi- 
tions ont  été  représentées  par  des  confréries, ce  ne  fut  pas,  croyez-le  bien, 
par  des  confréries  dévotes.  Les  arts  modernes,  nous  avonè  eu  plusieurs 
fois  l'occasion  de  le  dire,  ne  doivent  pas  tous  leurs  progrès  à  une  im- 
pulsion unique.  Le  théâtre,  en  particulier,  a  élç  alimenté,  durant  le 

^  Voiries  précédent  articles  dans  les  cahiers  du  Journal  de$  Savants,  dci  mois 
de  janvier,  février  el  août  i846. 


SEPTEMBRE  1846.  545 

moyen  Âge,  par  piusieurs  sources  qu*il  importe  de  bien  distinguer.  Outre 
TafQuent  ecclésiastique,  qui  a  été  ce  qu'on  peut  appeler  la  maîtresse 
veine  dramatique  pendant  les  ix',  x',  xi*  etxii*  siècles,  le  théâtre  n'a  point 
cessé  de  recevoir,  à  des  degrés  divers,  le  tribut  de  deux  artères  colla- 
térales, à  savoir,  la  jonglerie  seigneuriale ,  issue  des  bardes  et  desscaldes, 
et  la  jonglerie  foraine  et  populaire,  héritière  de  la  planipédie  antique  » 
incessamment  renouvelée  par  Tinstinct  mimique,  qui  est  un  des  attri- 
buts de  notre  nature. 

Ce  n  est  qu'à  la  fm  du  xn*  siècle  que  ces  deux  branches  accessoires 
de  l'art  dramatique  trouvèrent  dans  de  nouvelles  circonstances  les 
moyens  de  produire,  en  se  rapprochant,  des  fruits  plus  vigoureux.  Jus- 
qu'à celte  époque,  les  jongleurs  seigneuriaux  et  les  jongleurs  forains, 
réduits  à  des  efforts  individuels,  avaient  dû  se  borner  les  premiers  aux 
chansons  de  geste,  les  seconds  aux  complaintes  et  aux  parades,  qui  ne 
demandent  qu'un  seul  acteur  ;  tout  au  plus  jouèrent-ils,  à  deux,  quelques 
partures  ou  jeux-partis.  Il  n'y  eut,  et  il  ne  put  y  avoir  de  vrais  drames» 
de  drames  par  personnages  sur  des  sujets  profanes,  qu'après  la  formation 
des  confréries  laïques,  au  commencement  du  xni' siècle.  Alors,  en  eflfet, 
une  grande  révolution  sociale  s'accomplissait.  A  côté  de  la  féodalité, 
c'est-à-dire  de  l'Église  et  de  la  noblesse,  qui  avaient  tout  conduit  pen- 
dant trois  siècles,  l'une  comme  tête,  l'autre  comme  bras,  une  force  nou- 
velle avait  grandi.  Cette  force  immense ,  inattendue ,  enhardie  par  les 
luttes  des  deux  pouvoirs  rivaux,  réclama,  un  certain  jour,  sa  part  d'in- 
fluence et  de  liberté.  Ce  nouveau  venu,  qui  s'ignorait  encore  en  partie, 
adopta  pour  se  produire  la  forme  de  l'association.  La  commune  naquit 
sous  l'épéc  de  la  royauté,  les  corps  de  métiers  sous  le  patronage  de 
l'Eglise.  Les  aiis  suivirent  ce  mouvement.  Il  y  avait  eu,  dans  Tenceinte 
des  manoirs  féodaux ,  de  brillants  essais  d'art  et  de  drames  aristocra- 
tiques; il  y  avait  eu,  sous  les  vastes  voûtes  des  cathédrales,  un  splendide 
développement  du  drame  religieux  (nous  en  avons  vu  d'assez  nombreux 
exemples)  Jamais,  pour  la  gent  main-mortable ,  les  bateleurs  n'avaient 
manqué  aux  jours  de  foire.  Au  xin*  siècle,  il  y  eut  place  pour  un  art 
d'un  plus  grand  avenir,  pour  le  drame  municipal  et  laïc.  Les  tréteaux 
forains,  cette  joie  grossière  de  la  classe  servile,  en  se  transformant  et  s'é- 
levant  avec  elle,  devinrent  le  délassement  honnête  des  artisans  libres, 
le  rire  et  quelquefois  la  plainte  de  la  bourgeoisie  naissante,  en  un  mot, 
le  théâtre  du  tiers-état. 

Tout,  à  cette  époque,  se  modela  sur  la  commune;  tout  devint  asso- 
ciation. Il  ne  se  forma  pas  seulement  alors  des  sociétés  de  négoce  et  de 
judicature;  on  créa  même  des  associations  pour  la  pratique  des  art9 

69 


546         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

i^jrëableft.  A  côte  des  firancs-maçons,  F  Allemagne  eutlesfrancs-chanteuni, 
lei  maîtrea  chanteurs.  En  France,  en  Angleterre,  en  Flandre,  les  joni- 
glèitrs  ou  les  ménestrels ,  isolés  jusque-là,  se  réunirent  sous  finvocation 
dé  saint  Julien  et  devinrent  une  vaste  corporation,  non  pas  hostile  à  TÉ* 
gUse,  mais  en  dehors  de  son  esprit  et  de  sa  direction.  Cette  compagnie 
multiple,  qui,  dans  sa  plus  grande  généralité,  portait  le  nom  de  mé^ 
ne$tnuidier  se  subdivisait  en  maîtres  et  en  appreiHis,  en  patrons  et  «n 
vaiiets^  et  s  honorait,  à  la  cour  des  princes  et  dans  les  grandes  villes, 
d*être  soumise  à  la  juridiction  spéciale  d'un  roi  choisi  parmi  ses  membres 
les  plus  estimés^.  Depuis  Flajolet,  roi  des  ménestrels  à  la  cour  de  Phi- 
l^^e  le  Bel,  nous  pourrions,  sans  difficulté,  dresser  la  liste  complète  dt 
cea  premiers  surintendants  des  menus  plaisirs  royaux. 

Mais,  &  coté  de  la  ménestraudie  mercenaire,  qui  fut  assez  prompte- 
ment  discréditée,  il  se  forma  des  communautés  libres  et  désintéressées 
de  bourgeois,,  d'écoliers  et  d*artisans,  se  proposant  la  bonne  et  loyale 
culture  de  la  nuisique  et  de  la  poésie.  Ces  confréries  se  multiplièrent 
surtout  dans  les  riches  cités  de  Picardie,  de  Hainaut,  d*Artois  et  dé 
Normandie.  Elles  se  livrèrent  k  des  eiœrcices  moins  raffinés,  mais  aussi 
polis  que  ceux  des  cours  d*amour  qui  s  établissaient ,  à>  la  même 
époque»  en  Provence.  Au  Nord,  ces  réunions  reçiurent  le  nomade  jHty, 
du  latin  po£fim,  qui  désignait  une  sorte  de  balcon  élevé  dana  la*cinmi 
desthéâtees  antiques,  et  signifiait ,  dans  la  basse  latinité,  toute  éminence, 
tertre,  tribune  ou  échafaud,  sur  lesquels  pouvaient  avoir  lieu  commodé- 
ment des  concours  poétiques  et  des  jeux  par  personnages  ^.  On  appela 
«ufisi^niais  phis  tard  et  surtout  dans  les  Pays-Bas,. ces  académiesc/iamàrei 
d€  rhétorique,  et  leurs  membres  rhétorijciens.  Quand  les  puys  se  tenaient  en 
plein  air  et  sous  des  arbres,  on  les  nommait  gieas  soas  l'ormel.  Le  lauréat 
rectVBÎiLponr  couronne  un  des  emblèmes  indiqués  dans  les  litanies  de  la 
Vierge,  à  savoir,,  un  cliapel  de  roses,  im  vase  d*honneur,  une'  étoile  ou  un 

^  Les  maîtres  seuls  pouvaient  figurer  dans  les  fêtes  solennelles.  Il  faut  voir,  sur 
la  ménestraudie,  Tordonnance  renouvelée  de  i3ao  et  celle  d'e  1407.  En  An£;leterre, 
plusieurs  privilèges  furent  accordés  aux  ménestrels  de  Chester,  dès  Tannée. la  13, 
-^  *  Un  assex  grand  nombre  de  corporations  jouissaient  du  même  avantage  :  il  y  avait 
le  voi  dfSibacbiers ,  le  roi  des  merciers,  le  roi  d  armes,  le  roi  de  Tarbalasle  etae  Tar- 

Îuebaae ,  U  roi  de  la  basoche  et  jusqu  au  roi  des  ribauds ,  sans  parler  dç  Tempire  de 
ialOée,  composé  des  clercs  de  la  chambre  des  comptes.  — ^Quelques  critiques 
font  venir  le  nom  de  puy  de  k  ville  du  Puy-en-Velay,  comme  ayant  fourni  le 
premier  exemple  de  ces  réunions.  Voy.  Rivoire,  Descr.  de  l'église  cathéd,  JtAmieiu, 
p.  1.16,  étHittoire  îittérairt  da  Fnuwei  t.  XX,  p.  643.  Je  sais  aautant  moins  disposé 
a  adooetlre  cette  origine,  fort  peu  d*afi<ord  avec  l!esprlt  de  rivalité  provinciale,  que 
plusieurs  de  œs  établissements,  o^\fXy  entre  autres,  de  Rouen  et  ae  Caen,  panub- 
sent  antérieurs  à  celui  de  là  ville  du  Puy,  ou ,  du  moins,  en  sont  contemporains. 


SEPTEMBRE  18M.  547 

miroir;  il  prenait  le  titre  de  prince  du  Puy ,  et  présidait,  en  cette  qualité, 
la  solennité  de raii|ée  suivante^  ;  il  ajoutait  quelquefois  à  soA  nom  Zî  mq- 
ronné.  Ces  jeux,  renfermés  d'abord  dans  un  carde  presque  privé,  ac- 
quirent bientôt  une  assez  grande  célébrité  et  devinrent  chers  au  patrio- 
tisme provincial.  La  Normandie  cite  avec  orgueil  les  puys  de  Caen,  de 
Rouen ,  de  Dieppe  ;  la  Picardie  ceux  de  Beauvais  et  d*Âmiens  ;  1* Artois  ceux 
de  Bétlîune  et  d'Arras;  la  Flandre  ceux  de  Lille ,  de  Cambrai,  de  Douai, 
de  Valenciennes.  Les  compositions  les  plus  en  usage  dans  ces  concours 
furent  d'abord  le  chant  royal ,  la  ballade  et  le  rondeau,  toutes  pièces  où 
le  dernier  vers  de  chaque  couplet  devait  être  répété  à  la  chute  de  tous 
les  autres ,  ce  qui  fit ,  dans  quelques  villes,  donner  à  ces  morceaux  et  aux 
puys  eux-mêmes  le  nom  de  palinods.  Quoique  plusieurs  de  ces  sociétés 
poétiques  et  musicales  eussent  été,  dans  Torigine  (au  xi*  siècle), 
placées  sous  Finvocation  de  la  Vierge ,  et  destinées  à  célébrer  les  fttes 
de  rinmaaculée  Conception  ou  de  TAssomption ,  l'esprit  laïc  finit  par  y 
prévaloir.  Un  manuscrit  de  la  Bibliothèque  royale,  intitulé  Chants  royaax 
avuc  puys  de  Rouen  et  de  Dieppe  (n"  7696  des  fonds  finançais)  ne  con- 
tient à  peu  près  rien  qui  ait  rapport  à  ces  fêtes.  Au  xni*  siècle  même , 
on  en  vint  à  restaurer  la  plupart  de  ces  puys,  notamment  celui  d'Arras, 
c'est-à-dire  qu*on  les  mit  sur  \m  pied  complètement  mondain;  on  re- 
porta même,  dans  quelques  villes,  leur  célébration,  soit  à  la  saint  Valen- 
tin ,  soit  aux  fêtes  populaires  du  mois  de  mai.  Enfin,  à  la  même  époque, 
les  jeux  par  personnages  devinrent  les  exercices  favoris  de  ces  puys  res- 
taurés ^.  Nous  en  avons  sous  les  yeux  la  preuve  évidente  :  les  trois  princi- 
pales pièces  dramatiques  que  nous  a  léguées  le  xm*  siècle  nous  viennent 
du  seul  puy  d'Arras. 

Cette  riche  et  florissante  cité  était,  au  xni*  siècle,  le  rendes-vous  de 
tous  les  plaisirs  délicats  :  tournois,  joutes  galantes,  concours  de  poésie 
et  de  musique ,  toutes  les  fçtes  d'armes  et  d'amour  s'y  succédaient  sans 
relâche;  elle  était  le  centre  du  bon  goût,  un  vrai  lieu  de  liesse  pour  les 
trouvères;  son  puy,  composé  de  bourgeois,  d'écoliers  et  de  quelques 
jeunes  seigneurs,  était  compté  parmi  les  plus  célèbres.  Dans  une  chanson 
fort  bizarre ,  pour  ne  rien  dire  de  plus,  publiée  in  extenso  par  M.  Mon- 

*  Cette  coutume  n*a  pas  été  constamment  suivie.  B  arrirait  quelqaefins  qu'on 
nommait  prince  du  payceloi  qui  faisait  les  frais  de  la  l%te,  à  peu  près  comilM  la 
ckarége  k  Athènes.  Dans  U  Jeu  Adam,  Robert  SoomeiUons,  le  prince  du  piiy, 
est  un  riche  cavalier,  crai  parait  plus  propre  à  payer  de  sa  bourse  que  de  scm  tnêot 
poéiiqoe.  -^  'On  lit,  dans  une  chanson  de  Vilains  d*Arras ,  contemponda  d'Adam, 
les  vers  suhrants,  dtés  par  MM.  Francisque  Michel  et  Honmerqné  : 

Bien  m^est  del  pni  «pie  je  toi  restorè  ; 

Por  toualeiiir  amour,  jme  et  jovrent. . . 

69. 


548  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

merqué^  un  poète ,  dont  le  nom  ne  nous  est  pas  parvenu ,  fait  descendre 
du  ciel,  qui  le  croirait?  le  Père  éternel ,  dans  les  murs  de  la  bonne  viJle, 
pour  y  jouir  de  Tagrément  sans  égal  de  ses  motets,  sorte  de  chants  à 
trois  voix  alors  fort  à  la  mode  : 

Airas  est  escole  de  tous  biens  entendre  : 
Quant  on  veut  d^Arras  le  plus  caîtif  prendre, 
En  autre  paîs  se  puet  pour  boin  vendre. 
On  voit  les  honors  d*Ârras  si  estendre. 
Je  vi  Tautre  jor  le  ciel  là  sus  fendre  ; 
Dex  voloît  d'Arras  les  motès  aprendre  *. . . . 

On  ne  sera  donc  pas  surpris  de  rencontrer  les  premiers  monuments 
de  notre  théâtre  sécuher  dans  cette  ville,  escole  de  tous  liens  entendre,  pé- 
pinière de  bons  faiseurs  de  chansons,  patrie  non-seulement  du  trouvère 
Jean  Bodel ,  à  qui  Ton  doit  la  Chanson  des  Saxons  ^  elle  Miracle  de  saint 
Nicolas,  que  nos  lecteurs  connaissent,  mais  encore  berceau  d'Adam  de 
la  Halle ,  qui  fut  poète ,  acteur  et  musicien,  triple  quaUté  que  réunissaient 
aussi  les  créateurs  du  théâtre  grec.  Ce  trouvère,  qui  s'est  exercé  avec 
succès  dans  presque  tous  les  genres  de  poésie,  chansons  de  geste^,  ron- 
deaux, ballades,  motets,  jeux-partis ,  et  dont  nos  manuscrits  conservent 
les  inspirations  musicales,  nous  a  dotés  de  notre  première  comédie^et 
de  notre  plus  ancien  opéra-comique. 

La  date  du  Jea  da  mariage  ou  de  la  feaillée  est  fixée ,  avec  une  assez 
grande  précision ,  à  l'année  1262  ,  par  un  passage  de  la  pièce  même, 
où  est  mentionnée  la  mort  récente  du  pape  Alexandre  IV,  arrivée  le 
25  juin  1261.  Cette  œuvre,  rarement  citée  et  presque  toujours  avec 
dédain,  ne  nous  a  été  longtemps  connue  que  par  l'incomplète  et  inin- 
telligente analyse  de  Legrand  d'Aussy  ^.  En  1828,  M.  Monmerqué 
l'imprima,  pour  la  première  fois,  dans  la  collection  des  bibUopbiles, 
d*après  le  manuscrit  de  la  Bibliothèque  royale,  n""  81  du  fonds  de 
la  Vallière  *.  Dans  cette  édition ,  comme  dans  la  seconde ,  le  scrupu- 
leux éditeur  s'est  astreint  à  reproduire  purement  et  simplement  le 
manuscrit,  sans  même  indiquer  par  aucun  signe  la  division  des  scènes. 

^  Théâtre  français  au,  moyen  Age,  p.  22.  —  '  Les  deux  derniers  couplets  de  cette 
chanson  {malgré  le  rôle  que  continue  d*y  jouer  Dieu  le  père)  se  ressentent,  jus- 
qu'au blasphème  •  des  joies  incongrues  de  carême-prenant;  Fauteur  inconnu  semble 
lePamy  naïf  du  ziii*  siècle.  —  '  M.  Francisque  Michel  a  puUié  celte  chanson  épique, 
appartenant  au  cycle  carlovingien ,  dans  la  collection  des  Romans  des  douze  pairs  de 
France;  2  vol.  in-12.  Paris,  Techener.  —  *  Adam  de  la  Halle  a  laissé  inachevé  un 
poème  ou  chanson  de  geste  en  Thonneur  d*Alphonse  1*  roi  de  Sicile,  sous  ce  titre  : 
Cesl  da  roi  de  Sicile,  —  '  Voyez  Fabliaux  et  contes,  t.  Il,  p.  2o4-2io ;  édition  de 
Renouaid ,  1839.  —  *  Le  çommencemeat  du  Jeu  du  mariagt  se  trouve  encore  dans 


SEPTEMBRE  1846.  54« 

Nous  n'osons  bJâmer  cette  réserve ,  pourtant  excessive  ;  mais  nous  au- 
rions souhaite  qu  elle  ne  s'étendît  pas  jusqu'à  la  traduction.  Une  bonne 
indication  des  scènes  aurait  obvié  à  la  confusion,  souvent  très-pénibie, 
qui  résulte  du  pêle-mêle  des  personnages,  dont  on  est  réduit  à  deviner 
la  présence  et  à  présumer  la  sortie. M.  Paulin  Paris,  dans  l'analyse  du  Jea 
du  mariage,  laquelle  fait  partie  du  tome  XX  de  Y  Histoire  liltéraire  de  France, 
a  dissipé  beaucoup  des  obscurités  répandues  sur  cet  ouvrage,  et  a  rendu 
très-netlement  raison  de  son  double  titre.  Toutefois,  je  ne  crois  pas, 
avec  M.  Paris,  qu'on  doive  diviser  ce  jeu  en  deux  actes.  J'aperçois 
bien  deux  sujets  assez  habilement  réunis  et  une  série  de  cinq  ou  six 
scènes  qui  se  succèdent;  mais  je  ne  vois,  à  aucun  moment,  le  théâtre 
demeurer  vide  et  présenter  les  conditions  de  ce  que  nous  appelons  un 
entr'acte. 

Les  personnages  sont  au  nombre  de  dix-sept  :  Adam  de  la  Halle, 
l'auteur  du  jeu;  maître  Henri,  son  père;  Riquèce  Aurri ,  chargé,  avec 
Adam ,  de  l'ordonnance  de  la  fête  ^  ;  Hane  le  mercier  :  Walès,  fils  obscur 
du  bon  trouvère  Walaincourt;  Guillot  le  Petit,  Rainnelès,  tous  gros 
bourgeois  d'Arras,  et,  sans  doute,  membres  du  puy  ^  ;  de  plus,  un  mé- 
decin, un  moine,  un  fou,  le  père  du  fou,  un  auibergiste ,  dame  Douce, 
ou  la  femme  grosse,  Croquessos,  courrier  d'Hellequin,  prince  du 
royaume  de  féerie;  Morgue  ou  Morgane,  reine  des  fées;  deux  autres 
fées,  Maglore  et  Arsile;  enfin,  li  kemuns,  le  populaire  ou  la  foule. 

Ce  jea,  qu'un  siècle  et  demi  plus  tard  les  clercs  de  la  basoche*  et  les 
Enfants-sans-souci  auraient  intitulé  sotie  ou  farce,  comme  Patelin,  est 
bien  véritablement  une  comédie^.  Il  y  a  plus;  on  est  tout  étonné,  en 

deux  autres  manuscrits.  Ces  fragments,  qui  peuvent  fournir  d'utiles  rariantes,  ont 
été  imprimés  comme  appendice,  à  la  suite  de  la  pièce.  —  ^  Les  éditeurs  du  Théâtre 
français  au  moyen  âge^  ont  compris  dans  la  liste  des  personnages  Riquèce  Aurri  et 
Rikiers.  C*est,  je  pense,  un  double  emploi  et  une  variante  du  même  nom.  Rîkiers, 
&  la  page  86,  re^pond  à  une  question  faite  à  Riquèce  Aurri;  et,  à  la  page  TQt  la  fée 
Maglore  nomme  Rikiers  celui  que  les  deux  autres  fées  viennent  d^appeler  Riqaèce. 
—  Presque  tous  ces  habitants  notables  d*Ârras  sont  nommés  dans  h  Congé  de 
Baude  Fastoul.  Celle  pièce  contient  les  adieux  adressés  à  la  ville  d*Ârras  par  ce  poète 
infortuné .  quand  il  fut  forcé  de  se  retirer  dans  la  léproserie  où  favait  précédé  Jean 
Bodel.  Voyez  le  texte  de  cette  pièce ,  qui  n*a  pas  moins  de  6û6  vers,  dans  Barbazan, 
Fabliaux  et  contes,  1 1,  p.  1 1 1 •  1 3^  ;  édition  de  Méon.  —  '  L  institution  du  royaume 
de  la  basoche  remonte  à  Tannée  i3o3;  mais  cette  compagnie  a  commencé  set 
jeux  par  des  montres  et  des  cavalcades ,  et  n*a  guère  repiî&senté  des  moralités  et 
des  farces  que  quatre-vingts  ans  après.  —  *  Il  y  a  bien  dans  le  Jeu  Adam  quelques 
diaosons  anciennes  intercalées,  mais  elles  ne  tiennent  point  à  l'action;  il  n*en  est 
pas  ainsi  dans  le  Jeu  de  Robin  et  Marion,  où  nous  verrons  les  scènes  coupées  et  dis* 
posées  exprès  pour  oonoourir  à  Teffet  musical. 


590  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  lisant,  de  se  sentir  amené,  malgré  soi,  à  établir  un  rapprochement 
inouï»  intraisemblable,  et  que  pourtant  Texamen  et  la  réflexion  con- 
firment, entre  cette  imparfaite  ébauche  et  un  des  monuments  les  plus 
achevés  de  Timagination  et  de  la  poésie  antiques,  le  théâtre  d*Aristo- 
^ane.  Est-ce  que  toutes  les  origines  auraient  des  points  nécessaires  de 
ressemblance?  Toujours  est-il  certain  que  le  Jea  da  mariage  Adam  ou  de 
lafeaillée  présente  les  trois  principaux  éléments  qui  constituent  ce 
qu'on  appelait  à  Athènes  f ancienne  comédie,  à  savoir,  des  personna- 
lités acérées,  des  obscénités  sans  voile,  et  la  création  ou  TempJoi  du 
merveilleux  le  plus  incroyable.  Ces  ingrédients,  il  est  vrai,  ne  sont  pas 
mêlés  et  fondus  dans  le  badinage  du  trouvère  avec  l'habileté  puissante 
et  l'incomparable  richesse  de  poésie  qui  a  fait  absoudre  la  muse  d'Aris- 
tophane, et  l'a  consacrée  malgré  ses  souillures.  Mais  il  n'en  est  pas 
moins  fort  curieux  de  voir,  au  xiii*  siècle,  notre  C4)médie  naissante, 
destinée  à  devenir  si  pure  et  si  correcte,  débuter  par  le  mépris  du 
décorum,  la  liberté  d'invectives  et  le  fantastique ,  trois  caractères  qui  ont 
distingué,  dans  sa  glorieuse  et  courte  existence,  l'ancienne  et  folle  co- 
médie d'Atbènes. 

Signalons  pourtant,  dès  l'abord,  une  différence  essentielle  :  Adam 
fustige  de  sa  folâtre  marotte  les  plus  notables  habitants  d'Arras, 
riches  bourgeois,  jeunes  bobereaux,  marchands  cupides,  moines  quê- 
teurs et  jusqu'à  certains  intrigants,  favoris  redoutables  du  comte  d'Ar- 
tois; mais  il  commence  (ce  dont  se  garde  bien  Aristophane)  par  fidre 
si^ns  ménagement  les  honneurs  de  sa  personne  et  ceux  de  sa  propre 
&mille.  La  gentille  Maroie  ou  Marie,  sa  femme,  et  maître  Henri, 
son  père,  sont  livrés  les  premiers  aux  risées  sinon  de  la  foule,  au 
moins  des  associés  du  puy.  Ces  plaisanteries  assez  peu  discrètes,  comme 
on  le  verra,  et  très-peu  filiales,  ont  induit  quelques  critiques  à  douter 
que  le  Jea  da  mariage  fût  l'œuvre  d'Adam  de  la  Halle.  J'ai  été  long- 
temps, pour  ma  part,  tenté  d'attribuer  cette  satire  par  personnages,  où 
Adam  et  les  siens  sont  si  peu  ménagés,  à  tout  autre  poète  de  la  même 
ville,  à  Baude  Fastoul,  par  exemple,  l'habile  trouvère  contemporain, 
qui  ne  nous  a  laissé  qu'une  seule  pièce  de  vers,  mais  excellente ^  Ce- 
pendant, faute  de  preuves,  je  me  range  à  l'opinion  commune.  Il  n'est 
pas  d'ailleurs  si  difficile  d'admettre,  qu'aux  termes  de  leurs  statuts, les 
membres  du  puy  d'AiTas  fussent  tenus  de  faire  galamment  le  sacrifice 
de  leur  amour-propre  aux  plaisirs  de  leurs  confrères,  et  que  surtout 
le  poète  chargé  de  la  composition  du  jeu  annuel  dût  n'épargner  ni 

*  C'est  Li  ccngiéi  dont  nous  avons. parié  plus  haut ,  p.  549t  noie  :^. 


SEPTEMBRE  1846.  5M 

lui  ni  ses  proches,  pour  jouir,  à  son  tour,  du  droit  de  n* épargner  per- 
sonne. Quoi  qu'il  en  soit,  Adam,  vêtu  comme  un  étudiant  en  voyage, 
c'est-à-dire  d'une  cape  brune  et  d'une  soutane,  s'approche  d'un  groupe 
de  bourgeois  rassemblés  hors  de  la  ville  : 

Savez-Yous,  seigneurs,  pourquoi  j*ai  changé  d*habits?  J*avaîs  pris  femme,  et 
maintenant  je  reviens  à  la  clergie.je  vais  renouer  mes  anciens  rêves;  mais  aupara- 
vant je  veux  prendre  congé  de  vous  tous.  Aucun  de  ceux  que  j*ai  hantés  ne  pourra 
dire  que  je  me  suis  vanté  pour  rien  d'aller  à  Paris.  Il  est  bien  permis  de  retrouver 
sa  raison,  quelque  fasciné  qu*on  ait  été.  A  grande  maladie  succède  d*ordinaire 
grande  santé —  Ne  riez  pas  ;  je  ne  suis  point  tellement  épris  d*Ârras  et  des  plaisirs 
qu'on  y  goûte,  que  je  veuille  renoncer  pour  eux  à  Tétude.  Puisque  Dieu  m*a  donné 
quelque  génie,  fl  est  temps  de  le  mettre  en  œuvre;  j'ai  vidé  ici  trop  bngtemps  ma 
bourse. 

«Mais,  lui  objecte-t-on,  que  fera  votre  jeune  femme,  Marie,  la 
vive  commère?  Quand  une  fois  la  sainte  Église  a  accouplé  deux 
personnes,  il  n'y  a  plus  à  s'en  dédire.  C'est  avant  le  corgungo  qu'il  faut 
faire  ses  réflexions.  »  —  «  Par  ma  foi,  répond  Adam,  voilà  parler  comme 
un  oracle;  mais  le  moyen  d'être  si  sage,  surtout  quand  on  est  jeune?» 

L'amour  m'a  saisi  dans  ce  point  où  l'amant  se  pique  deux  fois,  s'il  veut  se  dé- 
fendre. J'ai  élé  pris  aux  premiers  bouillons  de  la  jeunesse,  juste  dans  la  verte 
et  ardente  saison,  quand  la  chose  a  la  plus  vive  saveur.  Nul,  dans  ce  moment, 
ne  cherche  ce  qui  lui  vaudrait  le  mieux,  mais  ce  qui  répond  à  son  désir.  L'été  était 
doux  et  serein ,  vert  et  fleuri ,  doucement  égayé  par  le  chant  des  petits  oiseaux.  J'é- 
tais sous  les  hauts  arbres  d'un  bois,  près  d'une  fontaine  qui  coulait  sur  un  saUe 
d'émail,  lorsque  m'advint  la  vision  de  celle  que  j'ai  à  présent  pour  femme,  et  dont 
le  teint  me  semble  aujourd'hui  pâle  et  jauni.  Elle  me  parut  alors  riante,  amoureuse 
et  délicate  :  à  présent ,  je  la  trouve  épaissie,  triste  et  revéche. 

Suit  une  description  détaillée  des  charmes  de  Marie,  tels  que  l'amant 
les  avait  vus  ou  plutôt  rêvés.  Ce  morceau,  outre  son  agrément  poéti- 
que, a  le  mérite  de  nous  apprendre  quel  était,  aux  yeux  de  nos  ancêtres, 
le  type  idéal  de  la  beauté  : 

Ses  cheveux  me  semblaient  brillants  conune  l'or,  boudés,  Usses'  et  frémissanCa; 
aujourd'hui  ils  sont  noirs  et  tombent  en  mèches  raides  et  sans  grâce.  Tool  me 
parait  change  en  sa  personne  :  elle  avait  le  front  régulier,  blanc,  uni,  cintré  {fe- 
nestric);  maintenant  il  me  semble  étroit  et  ph'ssé.  Ole  avait  les  sourcih  arqués, 
fins,  unis,  bruns  et  peints  avec  un  pinceau,  de  manière  à  rendre  plus  Demi 
son  regard;  à  présent,  ils  sont  mal  rangés  et  droits,  comme  s'ils  voulaient  prendre 
leur  volée.  Ses  yeux,  qui  sont  noirs,  me  semblaient  bleus,  brillants,  bien  fradio^ 
prêts  à  caresser  et  gros  au-dessous,  ses  paupières  minces,  avec  deux  petits  plis  ju- 
meaux, ouvrant  et  fermant  à  volonté,  et  son  regard  simple  et  amoureux.  Puis, 
descendait  entre  les  yeux  la  fine  et  droite  colonne  du  nez,  qui  donnait  à  toute  sa 
figure  des  proportions  parfaites  et  respirait  la  gaîté.  Il  y  avait  de  chaque  côté  une 

'  Je  traduis  d'après  la  variante  du  manuscrit  n*  7218. 


552         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

joue  blanche,  Cedsant,  lorsqu'elle  riait,  deux  fossettes  un  peu  nuancées  de  rouge  el 
qa*on  apercevait  sous  sa  coiffe.  Non  I  Dieu  ne  viendrait  pas  à  bout  défaire  un  visage 
pareil  à  ce  que  le  sien  me  semblait  alors  !  La  bouche  venait  ensuite ,  mince  vers  les 
coins,  grosse  au  milieu ,  fraîche  et  vermeille  comme  rose  ;  puis  une  denture  blanche, 
jointe,  serrée,  et  un  menton  légèrement  divisé  \  De  là  naissait  un  cou  blanc,  n'of- 
frant aucune  dépression  jusqu'aux  épaules,  uni  et  gros  en  descendant  Derrière,  se 
trouvait  la  nuque,  sans  duvet,  blanche,  convenablement  grosse  et  se  reployant 
un  peu  sur  la  robe;  puis  des  épaules  bien  dégagées,  d*où  descendaient  les  longs 
bras ,  gros  et  minces  où  il  fallait.  On  avait  encore  plus  de  plaisir  à  voir  ses  blanches 
mains,  d'où  sortaient  de  beaux  longs  doigts,  à  petites  jointures,  k  bouts  effilés  et 
couverts  d'un  bel  ongle  qld  laissait  voir  le  sang,  uni,  net  et  tout  près  de  chair. 
Maintenant  j'essayerai  de  décrire  le  devant,  à  partir  du  cou  ;  et,  tout  d'abord,  j'ar- 
rive aux  rondes  mamelles ,  dures  et  courtes ,  hautes  et  belles  de  pointe ,  oui  endoent 
le  ruisselet  d'amour  qui  descend  au  creux  de  la  poitrine  (en  lefourchele)  ;  puis  le 
nombril  un  peu  en  avant,  et  les  reins  cambrés  comme  les  manches  d ivoire 
Bculpté  des  couteaux  des  demoiselles.  Sa  hanche  était  plate,  A  jambe  rondelette, 
son  mollet  gros,  sa  cheville  basse,  son  pied  arqué  et  peu  garni  de  chair.  Telles 
étaient  celles  de  ses  beautés  qu'on  pouvait  voir',  et  je  pense  que,  sous  sa  chemise, 

le  reate  ne  valait  pas  moins Je  perdis  tout  empire  sur  ma  raison,  et,  depuis, 

je  ne  fus  content  que  lorsque  de  clerc  je  devins  mari 

C'est,  comme  on  voit,  de  cette  palinodie  amoureuse  qu'est  venu 
Tun  des  deux  titres  de  la  pièce,  le  Mariage  Adam.  Tous  les  biographes 
de  ce  poète  enjoué  ont  eu,  à  mon  sens,  le  tort  de  prendre  un  pareil 
Jbadinage  trop  au  sérieux.  Ce  projet  de  voyage  et  de  désertion  conjugale, 
jeté  dans  une  pièce  que  nous  verrons  tout  à  Theure  être  du  genre  le 
plus  fantastique,  leur  a  semblé  une  résolution  sincère,  et  si  formelle, 
qu'ils  en  ont  fait  un  paragraphe  de  son  histoire.  Puis,  après  avoir  vertueu- 
sement tancé  rinconstant  mari,  ils  ont  gravement  cherché  s'il  avait  ou 
non  accompli  son  mauvais  dessein,  et  plusieurs ,  sans  ombre  de  preuve, 
ont  conclu  pour  l'affirmative;  d'autres  se  sont  étonnés  qu'un  poète  de 
si  bonne  humeur  ait  eu' l'idée  d'étaler  sur  la  scène  le  récit  de  ses  cha- 
grins domestiques'.  Le  dirai-jc?  Je  ne  crois,  pour  ma  part,  ni  à  ces 
chagrins,  ni  au  projet  de  quitter  Ârras  et  sa  femme,  ni  à  ce  grand 
amour  pour  les  écoles  de  Paris.  Tenir  pour  vérité  les  plaisanteries 
d'Adam  sur  sa  jeune  et  jolie  compagne,  c'est  à  peu  près  comme  si  l'on 
prenait  au  pied  de  la  lettre  le  dialogue  de  t Impromptu  de  Versailles,  où 
Molière  aussi  s'est  mis  en  scène  avec  toute  sa  troupe,  y  compris  ma- 
demoiselle Molière  :  «Taisez- vous,  ma  femme,  vous  êtes  une  bête. — 
Grand  merci,  monsieur  mon  mari.  Voilà  ce  que  c'est!  le  mariage 
change  bien  les  gens,  et  vous  ne  m'auriez  pas  dit  cela,  il  y  a  dix-huit 

*  Vulgairement  le  menton  foarcha.  L'ancien  mot  n'est-il  pas  beaucoup  plus  joli , 
JbwrcheU  ?  —  *  Le  texte  porte  ;  en  U  avoit  itel  devise,] —  *  Histoire  littéraire  de  France, 
t.  XX, p.  6à2. 


SEPTEMBRï:  18461  ;•;-  558 

mois.  ï)  Aurait-on  bonne  grâce  h  conclure,  de  ce^laiBa^t  échantillon  de 
la  vie  de  ménage,  que  Molière  témoignait,  en  réalité,  peu  de  considé- 
ration pour  sa  fenmie,  ou  que  ceHe-ci  méritait  l'épithète  désobligeante 
f|ue  lui  adressait  son  mari  devant  la  cour  et  Louis  XIV?  Notez  quà  la 
fin  de  12  63,  deux  ans  après  le  Jea  da  mariage,  lorsqu'une  augmentation 
d'impôts  et  Tordonnance  de  sËîht  Louis,  qui  démonétisait  les  gros 
tournois\  eurent  suscité  dans  la  ville  d'Arras  des  dissensions  et  des 
troubles,  à  la  suite  desquels  Adam  fut  obligé  de  s  expatrier,  il  se  retira, 
non  pas  à  Paris,  mais  à  Douai,  avec  sa  famille  ^  Cette  fois,  avant  de  partir, 
il  adressa  à  ses  compatriotes,  sous  le  titre  de  Li  congiés,  de  poétiques  et 
véhémentes  imprécations,  où  éclate  un  irrécusable  accent  de  vérité, 

Arras  1  Arras  !  ville  de  procès,  de  haine  el  de  trahisons  \  Votis ,  qui  nagtièiie 

encore  étiez  si  noble  l  On  va  répétant  qu'on  vous  restaure  !  Mais ,  si  Dieu  ne  fait 
rentrer  chez  vous  Tamour  du  bien,  je  ne  vois  pas  qui  pourra  jamais  vous  réconcilier. 
On  aime  trop,  dans  vos  murs,  les  espèces  sonnantes.  .  .  Adieu,  cent  mille  fois  e( 
plus!  Je  vais  entendre  ailleurs  TÉvangile  .  • . 

Arras,  Arras  l  vile  de  plait 
Et  de  haine  et  de  detrait , 
Qui  soliés  estre  si  noSile , 
On  va  disant  c'on  vous  refait; 
Mais  si  Diex  le  bien  n'i  r  airait, 
Je  ne  vois  qui  vous  reconcile. 
On  i  aim  trop  crois  et  pile ... 
Adieu  de  fois  plus  de  cent  mile  ; 
Ailleurs  vois  oîr  l'Evangile  *. 

Cette  pièce  de  cent  cinquante* six  vers  est  peut-être,  avec  quelques^ 
unes  de  ses  chansons^,  le  seul  ouvrage  d*Adam  de  la  Halle  auquel;il 
soit  dune  prudente  critique  de  demiander  des  matériaux  pour  soft 
histoire;  et  encore  devra-t-on  faire,  avec  grand  soin,  la  part  de  la  co^ 
1ère  et  de  la  poésie. 

Après  sa  fenmie ,  vient  le  tour  de  maître  Henri  son  père.  Ce  bon 
compagnon,  qui  probablement  jouait  sur  le  puy  son  rôle  en  personne, 
approuve  fort  la  résolution  d^Adam,  et  le  presse  de  partir  :  fcBeau  fils» 

*  Le  gros  tournois  était  d'argent  et  valait  douze  deniers.  Voyez,  pour  Fôrdon- 
nance  du  mois  de  mars  ia63,  qui  en  interdit  la  circulation,  Le  Blanc,  Traité 
des  monnaies,  p.  176.  Adam  de  la  Halle  fait  allusion  à  ce  même  édit  et  aux  troiAleB 
dV\rras  dans  une  de  ses  chansons.  —  *  Avec  son  père  au  moins,  comme  nous 
l'apprend  Baude  Fasloul  dans  son  Congé,  v.  470  et  suiv.  —  ^  Voy.  Li  amgiés 
Aaan  d'Aras,  v.  i3  et  suivants,  dans  les  Fabliaux  et  contes  publiés  par  Barbozaii , 
t.  I,  p.  106,  3*  édit.  de  Méon.  —  ^  Une,  entre  autres,  nous  le  montre  sur  la  route 
d' Arras  et  se  réjouissant  d*y  rentrer;  malheureusement  rien  n  indique  la  date  de  ce 
retour. 

70 


^ 


5$4  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

je  tepifin^  d*avoir  perdu  ton  temps  pour  une  femme;  maintenaut  sois 
sage  et  ya^'en.-^Mais  il  faudrait,  bon  homme,  ccvatribuer  au  voyage 
de  yot|!Ç  fils  :  oq  ne.  vit  pfts  pour  rien  à  Paris» 

Pour  nient  n  est-on  mie  ^  Paris.  ■ 
A  çettç  requête  judicieuse  maître  Henri  fait  la  sourde  oreille  : 

Las  I  dolansi  ou  seroit-il  pris  ? 
Je  n*ai  mais  ^e  vingUneuf  livres .  • . 
Je  sui  un  viens  hom  plains  de  tous, 
Enierm  et  plains  de  rume  et  fades. 

Un  médedba,  qui  entend  ces  doléances,  raille  plaisamment  maître 
Henri  sur  ses  maux  : 

Bien  sai  de  coi  estes  malades 

G*est  un  maus  c*on  dame  avarice. 

Puis  le  docteur  part  de  là  pour  nommer  sans  miséricorde  tous  les 
habitants  d'Arras  atteints  de  la  même  maladie.  De  plus,  maître  Henri 
n  a  pas  accusé  toutes  ses  infirmités  :  il  a,  comme  plusieurs  de  ses  voi- 
sins, tant  rempli  son  tonneau ,  qu'il  aura  bientQt  besoin  d'appeler  à  son 
aide  saint  Léonard  (ce  saint  secourait  les  femmes  en  travail).  A  ces  mots, 
dame  Douce,  au  maintien  discret,  venue  de  trois  lieues  avec  ime  fiole 
de  son  eau ,  s'approche  poiu:  consulter  l'Ësculape ,  qui  a  bientôt  deviné 
son  fait,  et  le  proclame  en  tempes  clairs  et  peu  charit$d)les.  Mais,  place! 
en  ce  moment  vient  s'installer,  au  centre  de  la  foule ,  un  moine  de 
l'abbâye  d'Haspre^  portant  avee  lui  les  reliques  de  saint  Acaire,  pa- 
tron de  son  couvent.  La  châsse  du  saint  a  la  vertu  de  guérir  la  folie  : 
il  ne  faut  que  la  toucher  et  déposer  son  ofifrande.  Certes  l'adroit  quêteur 
a  bien  choisi  le  lieu  de  sa  récolte;  chacun  s'empresse  de  mettre  la  main 
à  la  bourse,  et  de  prier  saint  Acaire,  non  pas  pour  soi,  mais  pour  ses 
amis  et  ses  parents;  toute  la  ville  y  passe.  Cependant ,  un  véritable  idiot, 
criant,  gesticulant,  hochant  le  chef,  est  amené  par  son  père;  on  le  fait 
agenouiller  à  grand'peine;  il  touche  les  rdiques,  et  extravague  de  plus 
belje.  ^iCpauvre  fou,  avec  J'à-propos  qui  distingue  ses  pareils,  se  heurte  aux 
sujets  les  plus  épineux,  touche  aux  questiops  les  plus  brûlantes ,  à  celle, 
entreautres,  descensures  deRomeetdela  récente  décrétale  d'Alexandre  IV 
contre  les  clercs  bigames,  c'est-à-dire  qui  ont  épousé  des  veuves  ou  des 
filles  de  mœurs  4<]tnv6ques^.  Maître  Henri ,  qui  en  tient  un  peu ,  défend 
chaudement  ces  pauvres  clercs ,  qu  on  veut  dépouiller  de  leurs  charges , 

'  Monastère  vobin  de  Valenciennes.  —  '  Cette  décrétale  est  du  i3  février  ia6o. 


SEPTEMBRE  1846.  555 

soit  de  notaires,  soit  d'avocats  de  l-officialité,  pour  dès  peccadilles,  dont 
les  princes  de  l'Eglise  ne  se  font  pas  faute  : 

Cornent,  ont  prélat  FayaDtage 

D*aYoir  femeis  à  remuier  (à  rechanger) , 

Sans  leur  privilège  cangierl 

Et  uns  clercs  ai  pert  se  franquise 

Par  espouser  en  sainte  Eglise 

Feme  qui  ait  autre  baron  (qui  ail  ea  déjà  an  mari)\ 

Il  est  bon  de  remarquer  que  le  Jpoëte  ne  ndtis  a  pas  dit  encore  quel 
motif  a  réuni  un  aussi  grand  concours  de  bourgeois  aux  portes  d'Ârras, 
et  il  ne  nous  le  dira  pas,  car  aucun  de  ceux  qui  f écoutent  ne  l'ignorée. 
Il  faut  donc  que  nous  le  disions  pour  lui.  On  e^  au  mois  de  mai  ^ 
et  cest  une  coutume  inunémpriaîe,  que  dame  Morgue  ou  Moi^ane, 
la  reine  de  féerie  (la  sœur  du  fameux  roi  Ârtus)  vienne  chaque 
année ,  à  pareil  jour,  avec  ses  compagnes,  prendre  les  rafraîchissements 
qu'on  a  soin  de  lui  préparer  sous  une  feuillée.  Elle  serait  même  déjà 
arrivée,  sans  ce  moine  et  5es  reliques,  qui  troublent  la  grande  mer- 
veille de  féerie.  Le  frère,  que  l'on  prévient,  se  retire  à  l'écart,  de  manière 
pourtant  à  tout  voir  sans  être  vu.  Déjà  les  fées  sont  en  chemin;  on 
écoute  :  qu'est-ce?  un  bruit  lointain  de  clochettes.  Ce  ne  sont  pas  en- 
core elles  ;  c'est  la  troupe  bruissante  et  si  redoutée  au  moyen  âge ,  nom- 
mée la  mesnie  Helleqain.  Hellequin  (vous  pourriez  bien  l'ignorer]  est  le  roi 
des  enchantements;  sa  mesnie  est  son  nocturne  cortège.  La  mesnie  Hel- 
lequin protège  la  demeure  et  la  marche  des  fées;  elle  traverse  les  bois 
pendant  la  nuit,  jetant  l'épouvante  partout  où  elle  passe.  On  a  beaucoup 
disserté  sur  Hellequin,  dansces  derniers  temps;  on  a  rapproché  son  nom 
de  ceux  d'ElUcamps,  àAleschans  et  d'ilrfe5camp5 ,  l'ancien  cimetière  païen 
de  la  ville  d'Arles,  devenu  celui  des  martyrs  de  Roncevaux.  Enfin,  de 
transformation  eu  transformation,  le  sombre  roi  des  fantômes,  Helle- 
quin, Herlekin,  Harieskin,  est  devenu  peu  à  peu  notre  souple,  notre 
aimable,  notre  innocent  arlequin^.  Pour  moi,  jusqu'à  plus  amples  preu- 
ves, je  ne  puis  voir,  dans  ce  chasseur  nocturne  et  sa  troupe  bruyante, 
que  les  débris  d'une  vieille  superstition  du  Nord,  laquelle  a  longtemps 
donné  lieu  aux  fêtes  et  aux  mascarades  du  mois  de  mai^,  que  le  chris- 

'  Voy .  le  lai  de  la  Mesnie  Hellequin ,  que  nous  citons  plus  bas,  note  3. —  '  M.  Paidin 
Paris,  qui  avait  émis  cette  opinion  (  Manuscrits  français  de  la  Bibliothèque  du  Roi^  1 1, 
p.  3aa-3a5)  ne  Ta  pas  reproauite  dans  VHistoire  littéraire  de  France,  t.  XX. — 'Votes, 
dans  le  roman  allégorique  de  Fauvel  (Catalogue  des  manuscrits  frunçais  de  la  hiolùh 
thèqme  du  Roi,  n*  68 1  a) ,  les  premiers  vers  du  bi  qu  on  chantait  cUins  ceUe  mascarade  : 

£n  ce  doux  temt  d'été. 

Tout  droit  au  mob  de  may. 

La  mesnie  Hellequin  est  encore  très-populaire  dans  plusieurs  de  nos  provinces ,  no- 

70. 


550  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

tianisme  n*a  pu  détruire  qu*en  s'y  associant.  Ce  qui  est  bieu  sûr,  c'est 
que ,  pour  Adam  et  ses  auditeurs ,  Hellequia  ou  Herlekin  était  ÏErlen^ 
kœnig  du  Nord  (le  roi  des  aulnes),  TObéron,  le  Freyschûtze,  notre  grand 
veneur  de  Fontainebleau.  De  même,  en  effet,  que,  dans  le  Rêve  d'une 
nuit  d* été àe  Shakespeare,  Obéron,  amoureux  de  Titania,  la  reine  des 
fées,  lui  dépêche  son  courrier,  le  lutin  Puck  ou  Robin-bon-diable,  de 
même  Hellequin,  qui,  dans  le  Jea  de  lafeaillée,  prétend  à  la  main  de 
Morgue,  envoie  au-devant  d'elle  Croquessos,  son  coureur,  pour  la 
complimenter.  Celui-ci  s'élance  sur  le  théâtre,  vêtu  comme  un  homme 
d'armes,  et  en  fredonnant  la  chanson  : 

Me  siel-il  bien  le  chapeau  ? 

Nous  voilà  donc  en  pleine  féerie.  Rainnelès,  le  prudent  bourgeois, 
voudrait  bien  être  dans  sa  maison.  Enfm  arrivent  les  trob  fées ,  Morgue  , 
Maglore  et  Arsile,  qui  prennent  place  autour  d'une  table  chargée  de 
mets  qu'Adam  et  Riquèce  ont  fait  préparer  pour  elles.  Maïs,  ô  malheur! 
il  manque  à  Maglore  un  coateV.  La  fée  ressent  au  vif  celte  négligence, 
qui  lui  paraît  un  affront.  Morgue,  au  contraire,  très-satisfaite,  propose 
de  récompenser  les  ordonnateurs  de  la  fête  en  monnaie  de  fée  : 

Belles  douces  compagnes,  dit-elle,  regardez  comme  tout  est  ici  beau,  clair  et 
net.  n  est  juste  que  celui  qui  a  pris  soin  de  préparer  si  bien  ce  lieu  reçoive  un 
beau  don  de  nous. 

Alors,  commençant  à  douer  Riquèce  Aurri,  elle  veut  quil  ait  beau- 
coup d'argent;  et,  venant  à  son  compagnon,  elle  veut  qu'Adam  soit  le 
clerc  le  plus  amoureux  de  toutes  les  contrées  du  monde  : 

Je  voeil  qu*il  ail  plenté  d*argent  ; 
Et  de  l'autre  voeil  qu'il  soit  teus  (  tel) 
Que  che  soit  li  plus  amoureus 
Qui  soit  trouvés  en  nul  paîs. 

Arsile  octroie  à  maître  Adam  d'être  gai  et  bon  faiseur  de  chansons  » 
et  à  Riquèce  d'avoir  toutes  marchandises  bien  venantes  et  qui  multi- 
plient. Par  malheur,  les  dons  de  Maglore  seront  bien  différents.  Elle 
veut  que  Riquèce  soit  chauve  et  n'ait  pas  un  cheveu  sur  le  devant  de 
la  tête;  et  quant  à  l'autre,  qui  se  vante  d'aller  aux  écoles  de  Paris,  elle 
veut  qu'il  n'en  fasse  rien ,  qu'il  s  acoquine  à  la  compagnie  d'AiTas  et 
s'oublie  entre  les  bras  de  sa  femme ,  qui  est  jeune  et  amoureuse  : 

tamment  en  Anjou.  —  *  M.  Paris  traduit  coutel  par  couteau ,  M.  Francisque  Michel 
par  tapU,  Lequel  choisir  P  Je  ferai  seulement  remarquer  que  nous  verrons  Adam 
employer,  dans  Rohin  et  Marion,  le  mot  coatel  dans  le  sens  de  couteau. 


SEPTEMBRE  1846.  557 

Je  di  que  Rikiers  soit  pelés 
El  qu*y  n'ait  nul  cavel  devant. 
De  1* autre  qui  se  va  vantant 
D'aler  à  l*escole  à  Paris, 
Voeil  qu  i  soit  si  atniandis 
EIn  la  compaignie  d'Arras, 
Et  qu'il  s'ouvlit  entre  les  bras 
Se  feme ,  qui  est  mole  et  lenre. 

Cela  fait,  la  reine  Morgue  donne  audience  au  messager  de  Heilequin. 
Elle  lui  déclare  que  le  digne  seigneur  perd  ses  peines;  elle  a  tourné  son 
cœur  d'un  autre  côté  ;  elle  aime  un  preux  damoiseau  d*Arras.  Robert  Sou- 
meillons,  le  prince  du  puy,  qui  sait  d'armes  et  de  cheval  plus  quhomme 
vivant.  Elle  est  charmée  surtout  de  ses  succès  récents  au  tournoi  de 
Montdidier,  doù  il  a  rapporté  bon  nombre  de  horions  sur  la  poitrine, 
les  bras  et  les  épaules.  Mais  il  court  bien  d'autres  bruits  sur  le  sire;  on 
assure  que  cesl  le  plus  déloyal  et  le  plus  trompeur  des  galants,  qui  soit 
entre  la  Lys  et  la  Somme.  Aussi,  reporte-t-elle  ses  affections  sur  Heilequin. 

Cependant,  avant  de  quitter  Arras,  les  fées  oiit  à  cccur  de  donner 
un  échantillon  de  leur  savoir-faire.  Dun  signe,  elles  font  avancer  une 
belle  allégorie.  C'est  une  machine  représentant  dame  Fortune,  muette , 
sourde  et  aveugle,  et  faisant  néanmoins  tourner  sa  roue.  Nouveau  cadre 
pour  des  personnalités  piquantes,  et  aussi  (ce  qui  vaut  mieux)  pour  une 
réhabilitation  courageuse  :  «Voilà,  disent  les  fées,  Thomas  de  Bou- 
riène,  que  Fortune  aujourd'hui  renverse  et  toiu-ne  sens  dessus  des- 
sous, mais  bien  à  tort.  Il  ne  méritait  pas  ce  traitement.  Celui  qui  l'a 
fait  mourir  a  péché,  n  Enfin,  toute  cette  vision  s'évanouit;  Croquessos, 
chargé  de  bonnes  paroles  pour  Heilequin ,  reprend  sa  course  en  redi- 
sant le  refrain  : 

Me  siet-il  bien  le  chapeau  ? 

et  les  fées  partent,  de  leur  côté,  en  chantant  à  trois  voix  le  joli 
motet  noté  : 

Par  ici  va  la  mignotise 

Le  moine  alors  feint  de  se  réveiller;  mais  il  veut  boire  avant  de 
rentrer  dans  son  couvent.  La  table  des  fées  est  remplacée  par  luie  table 
de  cabaret;  car  quel  jeu,  au  xni*  siècle,  peut  se  passer  d'une  scène  de 
taverne?  On  boit,  on  joue  aux  dés,  on  dupe  le  moine,  on  se  gausse 'de 
saint  Acaire  et  de  ses  reliques ,  on  entonne  en  chœur  la  chanson  de  la 
belle  Aïa  d'Avignon  : 

Aîa  se  siel  en  haute  tour  ' 

'  Le  manuscrit  ne  contient  que  ce  premier  vers.  Tout  le  monde  apparemment 


558         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

puis  la  foide  s  écoule,  chacun  rentre  chez  soi,  et  ainsi  finit  le  Jea 
Adam  et  de  lafeaiUée,  composition  pleine  d'intérêt,  qui  n*est  pas  as- 
surément, comme  on  Ta  dit,  le  début  du  drame  en  France,  mais 
qui  nous  offre  le  premier  exemple  de  la  comédie  proprement  dite. 
A  ce  titre ,  elle  commence  une  époque  importante  dans  Thistoire  de 
notre  théâtre. 

MAGNIN. 
(La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


Tablsav  des  institutions  et  des  mœurs  de  l'Eglise  au  moyen  âge,  par- 
ticulièrement  au  xni*  siècle,  sous  le  règne  du  pape  Innocent  III, 
par  Frédéric  Hurter,  traduit  de  f allemand  par  Jean  Cohen. 
Paris,  chez  Debécourt,  i843,  3  vol.  in-8^ 

Ce  livre  est  la  suite  de  l'histoire  dlnnocent  III  publiée  précédem- 
ment par  le  même  auteur.  En  rendant  compte  du  premier  ouvrage  de 
M.  Hurter  ^,  nous  avons  annoncé  que  celui-ci,  récemment  imprimé  en 
Allemagne,  était  déjà  traduit  en  français  et  que  nous  nous  en  occuperions 
quand  la  traduction  aurait  paru;  nous  nous  acquittons  de  cette  pro- 
messe. 

En  traçant  son  portrait  dlnnocent  III,  et  dans  la  patiente  étude 
qu'il  a  faite  de  ce  siècle  où  fÉglise  fiit  si  puissante  et  si  glorieuse, 
M.  Hurter  s*est  environné  d'une  si  abondante  moisson  de  documents, 
qu'il  n'a  pu  leur  donner  place  dans  l'histoire  du  pontife  dont  il  écrivait 
la  vie;  et  il  en  a  composé  ce  tableau  pour  lequel  il  se  trouvait  si  bien 
préparé. 

Frappé  du  grand  spectacle  que  le  xiii*  siècle  déroidait  sous  ses  yeux, 
saisi  d'admiration  pour  le  pape  qui  fut  le  dominateur  de  ce  siècle, 
épris  d'enthousiasme  pour  les  merveilleuses  destinées  qu'innocent  III 
faisait  alors  au  catholicisme,  M.  Hurter,  parmi  tous  ces  sentiments,  se 
vit  pénétré  d'une  ferveur  religieuse,  et  sentit  une  foi  naissante  s'é- 

sàvait  le  reife  par  cœur.  Le  souvenir  dé  cette  chanson  parait  avoir  échappé  aux 
éditeurs  du  Théâtre  français  aa  moyen  âge,  qui  ont  écrit  : 

A!  jà  se  ftiet  ea  hante  tour. 

*  Pans  lea  cahiers  d*aoùt  i8ii,  de  mai,  août  et  décembre  i8&a. 


SEPTEMBRE  1846.  559 

chauffer  dans  son  ame;  le  savant  historien  devint  zélé  néophyte,  et 
bientôt  le  président  du  consistoire  de  Schaffouse  quittait  son  É^e  pour 
entrer  dans  TÉglise  romaine. 

Je  n'examinerai  pas  si  ces  aspirations  vers  la  conversion  sont  les 
meilleures  dispositions  où  un  hbtorien  puisse  se  trouver;  mais  je  re- 
marquerai qu'à  y  a  un  inconvénient  réel  à  choisir^  pour  &ire  llùstoire 
d'une  institution,  l'époque  où  cette  institution  reçoit  le  mouvement 
que  lui  imprime  le  génie ,  et  voit  ses  destinées  mêlées  aux  desâiiées 
d'un  grand  homme.  Tout  alors  est  plein  d'illusions;  et,  si  l'historien  ne 
se  tient  pas  avec  grand  soin  sur  ses  gardes,  il  risque  de  s'y  laiaser 
éblouir  lui-même.  En  jetant  sur  son  récit  tout  cet  éclat  de  gloire  dont 
l'homme  du  siècle  est  environné,  il  s'expose  à  faire  prendre  le  dlange 
à  son  lecteur,  auquel  il  donne  pour  des  lois  permanentes  les  volontés 
plus  ou  moins  capricieuses  du  maître,  et,  pour  des  règles  salutaires, 
des  excès  de  pouvoir  qui  se  dérobent  aux  yeux  inattentifs  ou  prévenus, 
sous  le  prestige  du  succès  et  parmi  les  actes  admirés  d'un  r^goë  mé- 
morable. 

Et  si,  dans  la  durée  d'une  institution  qui  compte  bientôt  dixTneuf 
siècles,  vous  faites  le  tableau  de  moins  de  cent  années  seulement*  en  ne 
donnant  que  quelques  vagues  notions  de  ce  qui  a  précédé  et  de  ce  qui  a 
suivi ,  si  vous  absorbez  votre  attention  dans  l'histoire  d'un  homine,  tout, 
dans  votre  récit,  pourra  être  vrai  en  soi,  bien  que  ce  récit  ipème  puisse  être 
la  source  de  beaucoup  d'erreurs  pour  qui  jugerait  \ef  tenqps  passés  et 
les  temps  postérieurs  sur  le  même  principe  et  d'après  les  même^  idées. 

Lorsque  vous  vous  attachez  d'ailleurs  à  résumer  toute  rhistoire 
d'une  grande  institution  telle  que  le  christianisme  dans  un  espace  sî 
étroit,  ne  craignez-vous  pas  de  prouver  ainsi  vous-même,  et  de  faire 
conclure  à  tous,  que  la  peinture  que  vous  restreignez  daosce  cadre 
offire  le  caractère  spécial  de  l'époque,  non  le  caractère  général  4e  l'ins- 
titution? Chacun  se  dira  :  «  Ce  caractère  n'eût  pas  été  tiansitoii^,  fins* 
«titution  l'eut  porté  plus  longtemps  avant  et  après  Innocent. HI,  s'il 
«  eût  été  dans  son  essence,  s'il  lui  eût  été  propre  et  inhérent.  » 

L'époque  de  ce  grand  pape,  très*bien  choisie  pour  montrer,  sous  un 
point  de  vue  particulier,  l'histoire  de  l'Église,  a  donc  un  irrémédiable  in* 
convénient,  si  vous  y  cherches  l'esprit  général  du  christianisme,  et  si 
vous  voulez  montrer  l'institution  catholique  telle  qu'elle  fut  dans  l'o- 
rigine, telle  qu'elle  a  dû  être  et  qu'elle  doit  rester  en  traversant  les 
siècles  ^ 

*  Telle  était  aussi  la  pensée  de  l'abbé  Tamburini,  professeur  à  funtversité  im* 
pénale  et  royale  de  Parie,  lequel  a  publié,  k  Milao,  en  i8i8,  un  remarquable  ou* 


560         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Qr,  lorsque  d*un  tel  livre  on  ne  tire  pas  seulement  une  conclusion 
historique,  mais  dogmatique,  lorsqu'on  ne  raconte  pas  ies  faits  unique- 
ment pour  les  raconter,  mais  pour  les  donner  en  exemple,  l'œuvre  de 
rhîstorien  acquiert  un  degré  d'importance  qui  dépasse  la  portée  d'un 
livre  d'histoire  ordinaire  et  qui  commande  un  examen  plus  attentif.  Eh 
bien ,  telle  est  la  tendance  des  ouvrages  de  M.  Huiter  sur  l'histoire  de 
l'Église,  tendance  que  la  critique  doit  tout  d'abord  signaler,  en  en  ap- 
préciant l'esprit  et  le  but.  C'est  ce  que  nous  avons  déjà  essayé  de  faire 
dans  nos  précédents  articles,  c'est  ce  que  nous  tâcherons  de  continuer 
dans  celui-ci ,  en  même  temps  que  nous  donnerons  une  idée  de  la  com- 
position générale  de  ce  dernier  ouvrage,  et  des  sujets  divers  traités 
par  l'auteur. 

Dans  un  premier  chapitre  intitulé  :  De  la  théologie  d'Innocent  III, 
M.  Hurter  commence  par  exposer  les  doctrines  de  ce  pontife  par  rap- 
port aux  dogmes  de  l'Église  catholique,  et  puis,  sur  le  modèle  d'Inno- 
cent III,  il  trace  la  grande  figure  du  pape  du  moyen  âge  ;  il  établit  non- 
seidement  sa  primauté  dans  l'Église ,  mais  sa  préséance  sur  toutes  les 
puissances  de  la  terre;  et,  par  une  conséquence  inévitable,  l'affranchis- 
sement complet  du  pouvoir  spirituel ,  dans  toute  l'étendue  de  sa  hié- 
rarchie, vis4-vis  le  pouvoir  temporel.  M.  Hurter  montre  toutes  les 
affaires  du  monde  chrétien  arrivant  à  Rome  par  une  immense  concen- 
tration, et  les  plus  éminents  comme  les  plus  infimes  intérêts  venant 
demander  au  pape  une  solution  de  tous  les  cas  embarrassés  de  quelque 
difficulté. 

Dans  un  appendice  de  ce  chapitre ,  l'auteur  indique  la  nature  diverse 
et  les  sources  nombreuses  des  revenus  de  l'Église  et  de  la  cour  de 
Rome. 

Une  partie  considérable  de  l'ouvrage  de  M.  Hurter  est  consacrée  à 
expliquer  tout  ce  qui  concerne  ce  grand  corps  du  clergé  séculier,  depuis 
les  cardinaux ,  les  patriarches,  les  primats ,  les  évêques ,  jusqu'aux  simples 
prêtres,  le  célibat,  l'origine  des  diverses  classes  d'ecclésiastiques,  les 
modes  différents  d'élection,  les  fonctions ,  les  travaux  de  chacun,  leurs 
devoirs,  leurs  revenus,  enfin  leur  subordination  vis-à-vis  du  saint  siège 
et  leurs  rapports  entre  eux. 

Une  autre  grande  division  de  ce  livre  fait  l'histoire  des  couvents ,  de 
la  vie  commune  et  contemplative,  sans  s'occuper  (et  M.  Hurler  semble 
se  faire  de  cette  omission  une  sorte  de  mérite)  des  rapports  de  cette 

vrage  d*histoire  ecclésiaslique,  intitulé  :  Vraie  idée  da  saint-siége,  fil  faut  considérer 
^e  plan  institué  par  Jésus-Christ ,  non  pas  séparément,  mais  dans  tout  son  ensemble,  > 
»  dit  le  savant  professeur  italien.  (Pré£eice,  p.  xviii  de  la  traduction  française.) 


SEPTEMBRE  1846-  561 

institution  avec  la  doctrine  chrétienne ,  «  et  sans  nous  inquiéter ,  ajoute- 
^il ,  de  savoir  si  ces  choses  auraient  jamais  dû  exister  ^.  »  L'auteur  prend 
un  à  un  les  divers  ordres  religieux,  depuis  les  bénédictins  jusquaux 
moines  de  saint  Dominique ,  sans  oublier  les  ordres  militaires.  Il  raconte 
la  vie  de  leurs  fondateurs,  et  quelquefois  il  ne  nous  semble  pas  assez  se 
tenir  en  garde  contre  les  contes  de  légende,  aussi  peu  dignes  de  la  gra- 
vité de  l'histoire  que  de  laustérité  de  la  foi  chrétienne.  Il  nous  introduit 
dans  les  monastères,  il  nous  initie  à  la  vie  sainte  des  religieux  et 
aussi  à  leur  vie  de  désordres;  il  nous  peint  leur  situation  et  leur  in- 
fluence à  cette  époque  d'agitation  profonde  qui  remuait  les  populations 
dans  les  années  qui  précédèrent  immédiatement  le  xin*  siècle;  il  nous 
explique  surtout  la  place  que  tenaient  les  congrégations  dans  la  vast« 
organisation  catholique,  œuvre  à  jamais  illustre  du  pontificat  d'Inno- 
cent III. 

Enfin ,  dans  le  dernier  volume  presque  entier,  M.  Hurter  expose  avec 
beaucoup  de  détails  et  une  grande  abondance  d'informations  les  rapports 
de  l'Église  avec  la  vie  individuelle,  sociale  et  politique,  pendant  le  xiu* 
siècle. 

On  le  voit,  ce  cadre  est  vaste  et  étroit  lout  à  la  fois  :  vaste,  si  Ton  ne 
considère  que  l'époque  d'Innocent;  étroit,  si  vous  y  cherchez  l'his^ 
toirc  de  l'Eglise  en  dehors  d'un  seul  pontificat ,  et  dans  les  larges  pro- 
portions du  moyen  âge,  depuis  Charlemagne  jusqu'à  Léon  X. 

Dès  les  premières  pages  de  ce  livre,  M.  Hurter  s'efforce  d'établir, 
comme  il  l'a  déjà  vainement  .tenté  dans  ÏBistoire  d'Innocent  IIF,  la  su- 
prématie du  pouvoir  spirituel  sur  le  pouvoir  temporel.  Mais,  ici  encore, 
l'embarras  et  les  contradictions  de  son  raisonnement  prouvent  mieux 
que  nous  ne  saurions  dire  l'impossibilité  où  il  est  d'arriver  à  une  dé- 
monstration ;  c'est  là  pourtant  l'idée  capitale  des  travaux  historiques  de 
M.  Hurter  sur  l'histoire  de  l'Eglise  au  xin*  siècle,  et  c'est  aussi  l'une  des 
raisons  de  la  grande  approbation  que  ces  travaux  ont  rencontrée  parmi 
les  partisans  d'une  opinion  constamment  rejetée  par  tout  ce  que  l'É^se 
de  France  a  eu  de  plus  grand. 

Dans  cette  question  toujours  renaissante,  M.  Hurter  nous  semble 
oublier  les  plus  graves  autorités  qui  le  condamnent,  et  s'appuyer  sur 
des  autorités  sans  valeur,  ou  parce  qu'elles  sont  récusables,  ou  parce 
que ,  graves  en  elles-mêmes,  il  leur  donne  un  sens  et  une  valeur  qu'elles 
n'ont  pas. 

Voici  l'argumentation  de  M.  Hurter  :  u  De  même  que  tout  homme  se 

'  T.  II,  p   84. 

7> 


562  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

compose  d'un  corps  et  d*mie  âme,  et  qu*ii  suit  par  conséqDent  mie 
double  direction ,  cdle  du  présent  temporel  et  cdle  de  f  avenir  spirituel, 
cette  même  distinction  se  montre  dans  Tensemble  des  sociétés  et  devient 
là  aussi  la  cause  d*une  double  direction;  Tune  est  l*Elmpire ,  Tautre  l'É- 
g^ise;  le  chef  de  celle4à  est  Tempereur,  de  celle-ci  le  pape,  et  de  ces 
deux  cbe£i  suprêmes ,  cette  double  tendance  descend ,  par  diverses  gra- 
dations, jusqu'aux  laïques  et  jusqu'au  peuple.  Or  Tâme  étant  d'une  subs- 
tance plus  noble  que  le  corps,  et  la  direction  du  présent  recevant  sa 
consécration  de  cette  de  l'avenir,  il  était  juste  que  celui  qui  était  {dacé 
comme  le  centre  de  la  vie  spirituelle  obtint  la  préséance;  et,  dans  la 
protection  que  l'empereur  est  tenu  d'accorder  à  TEgiise  universelle,  on 
trouve  une  rigoureuse  réalisation  de  cette  idée;  car  c'est  surtout  pour 
la  protéger  que  Dieu  lui  a  donné  le  glaive.  Par  là  les  deux  éléments  dis- 
tincts de  l'Église  et  de  l'Empire  étaient  reconnus,  leur  double  direction 
était  assurée ,  et  pourtant  l'un  et  l'autre  devaient  rester  unis  pour  se  servir 
mutuellement  d'appui,  de  complément,  pour  avancer  et  triompher  ^  » 

Et  de  peur  que  cela  ne  fôt  pas  assex  dair,  de  peur  qu'on  ne  comprit 
pas  su£Bsanmient  que  M.  Hurter  veut  mettre  ici  la  puissance  temporelle 
complètement  aux  ordres  de  la  puissance  spirituelle,  il  ajoute  ce  pas- 
sage de  la  buUe  Unam  sanctam  de  Boni&ce  Vm  :  a  Uterque  est  in  potes- 
«  taie  Ecdesiœ ,  spiritalis  sciiicet  gladtus  et  materialis;  sed  is  quidem  pro 
((Ecclesia,  ille  vero  ab  Ecdesîa  exercendus.  Die  sacerdotis,  ia  manu 
(cregnm  et  militum,  sed  ad  nutum  et  sapientiam  sacerdotis.  n  Rien  n'est 
plus  explicite;  sdon  la  doctrine  de  Boniface,  les  rois  ne  sont  que  les 
porte-glaive  des  papes,  que  des  généraux  de  Rome,  armés  pour  obéir 
au  seul  signe  de  tête  du  pontife,  et  M.  Hurter  déclare  qu'il  trouve  là 
«  quelque  chose  de  fort  salutaire  ^.  »  Ce  n'était  pas  l'avis  du  pape  Clé- 
ment V,  qui,  étant  à  Lyon,  où  il  avait  été  couronné,  lança  lui-même 
une  bulle  contre  celle  de  Boniface,  le  i*'  février  i3o6,  déclarant  non 
avenues  les  dispositions  de  la  bulle  Unam  sanctam,  en  tant  qu'elle  por- 
tait atteinte  à  la  souveraineté  du  roi  de  France  et  aux  lois  du  royaume^. 
Pour  donner  plus  d'éclat  à  cette  réparation  de  l'usurpation  pontificale , 
Clément  V  proclama,  en  plein  concile  de  Vienne,  deuxième  session , 
i3i3,  cette  abolition  des  actes  injustes  de  Boniface  Vm  contre  Phi- 
lippe le  Bel  :  a  Processus,  quos  Boni&dus  contra  regem  fulminasset, 
fuisse  injustos  ac  nulles^,  n  M.  Hurter  ignore -t- il  cette  condamnation , 

'  T.  I,  ch.  II,  p.  63.  —  '  T.  I,  p.  64f  note.  Ce  même  passage  de  la  bulle  de 
Boniface  est  cité  textuellement  une  seconde  fois  (p.  80) ,  tant  cette  autorité  semble 
puissante  à  M.  Hurler. —  *  Corps  da  droit  canonique.  Voyez  Fleury,  t.  XIX,  p.  108. 
—  ^  Labb.  Concil  t.  XV.  col.  36. 


SEPTEMBRE  1846.  563 

lui  qui  résume  dans  tous  ses  livres  sur  TËglise  la  doctrine  de  Boni* 
face?  Et,  s  il  ne  Fignore  pas,  lui  était-il  permis  d'oublier  un  tel  fait 
dans  une  telle  question? 

De  quoi  s  agit-il  ici ,  en  effet  ?  U  s!agit  de  tout  ce  qu'il  peut  y  avoir  de 
plus  important  parmi  les  hommes ,  du  gouvernement  suprême  de  toutes 
les  choses  humaines  fondé  sur  la  loi  divine. 

El  que  trouve-t-on  dans  la  page  que  nous  venons  de  citer? 

Il  y  a  une  déduction  de  raisonnement ,  il  n*y  a  pas  même  Tapparence 
d'une  preuve  de  fait;  j'y  vois  bien  la  prétention  d'un  homme,  je  n'y 
vois  pas  la  volonté  diyine  ;  c'est  la  loi  de  Boniface,  ce  n'est  pas  celle  de 
Jésus-Christ» 

Pour  être  ancienne ,  pour  avoir  été  répétée  par  tous  les  ultramon- 
tains ,  l'argumentation  de  M.  Hurter  n'en  est  pas  moins  d'une  déplorable 
faiblesse.  Ou  veut  justifier  une  législation  qui  doit  trouver  son  origine 
aux  sources  même  du  christianisme,  puisqu'elle  est  (à  entendre  ceux 
qui  s'en  font  les  apôtres  )  le  principe  même ,  le  fondement  de  l'oigani- 
sation  religieuse  de  la  chrétienté,  et  l'on  argiunente  avec  une  autorité 
du  xiu*  siède,  comme  si  l'on  tenait  pour  non  avenus  douze  siècles  de  la  loi 
chrétienne;  là  où  il  faudrait  un  texte  des  livres  saints,  on  apporte  on 
texte  d'une  bulle  de  i3oa  ;  et  puis,  on  est  forcé  d'avouer  implicitement 
la  nouveauté,  et  par  conséquent  la  fausseté  de  la  théorie;  il  échappe 
de  dii^e  :  u  C'est  une  idée  fondamentale,  qu'au  commencement  de  ce  siècle 
(  le  xiii*)  on  voit  d'abord  poindre,  puis  se  montrer  plus  clairement,  et 
enfin  briller  avec  tout  l'éclat  de  la  conviction  ^.  » 

Mais»  puisqu'on  a  vu  poindre  cette  idée  au  xin*  siècle,  ce  n'est  (donc 
pas  une  idée  de  l'Evangile,  et  la  doctrine  dont  elle  est  le  fondement  n'a 
donc  pas  été  professée ,  pas  même  indiquée  par  le  divin  législateur  de 
l'Eglise  chrétienne. 

  défaut  d'une  autorité  divine,  M.  Hurter  cite  celle  d'un  grand  phi- 
losophe. Leibnitz  écrivait  à  Fabricius,  professeur  à  Helmstadt  :  «Quum 
«  Dbls  sit  Drus  ordinis  et  corpus  unius  Ecclesiœ  catholicae  et  apostolicae 
((uno  regimine  hierarchiaque  universali  continendum  juris  divini  ait, 
«consequcns  est,  ut  ejusdem  sit  juris  supremus  in  eo  spiritualis  ma- 
((  gistratus  terminis  se  justis  continens  (haec  verba  nunc  addo]  directoria 
<(potcstate,  omniaque  necessaria  ad  explendum  munus  pro  salute  Ee* 
uclesisc  agendi  facultate  instructus  (Epist.  vm,  Hanovera,  a  a  feb. 
«  1 698^).  »  Mais  comment  M.  Hurter  n'a-t-iJ  pas  vu  qu'il  apporte  là  une 
autorité  contre  lui-même,  puisque  Leibnitz,  en  reconnaissant,  avec 

*  T.  I,  p.  63.  —  '  Opéra,  t.  V,  p.  aaS,  édition  de  1768,  in-4*.  M.  Harter  a  né- 
gligé, dans  sa  citation,  les  moU  compm  entre  parealhèses. 

7»- 


564  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

raison  ;8aas  doate,  que  le  pouvoir  spirituel  doit  être  pourvu  de  la  faculté 
d*agir  en  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  le  salut  de  rÉglLse,  ajoute  :  «  en 
use  renfermant  dans  de  justes  bornes,  »  terminis  justis;  tandis  que  le  ca- 
ractère de  la  puissance  spirituelle,  au  sentiment  de  Boniface  VIII  et  de 
M.  Hurter ,  est  précisément  de  n'avoir  point  de  bornes. 

Et  puis,  pour  bien  comprendre  ce  passage  de  Leibnitz,  il  aurait 
fallu  le  rapprocher,  ce  que  ne  fait  pas  M.  Hurter,  de  plusieurs  autres 
passages  du  même  auteur,  qui  prouvent  fort  bien  que  le  philosophe  de 
Leipsick  faisait  toujours  une  distinction  entre  le  pouvoir  de  TÉglise  et 
le  pouvoir  du  pape,  ainsi  qu'il  récrivait  au  même  Fabricius,  Te 
3 1  mars  de  la  même  année  :  «  Distinguitur  merito  inter  jus  divinum 
«auctoritatls  directoriae  in  Ecclesia,  et  applicationem  ejus  ad  romanam 
«sedem^.D 

Mais  que  paiiions-nous  tout  à  l'heure  à  M.  Hurter  de  nous  donner  un 
texte  des  livres  sacrés?  qu'a-t-il  besoin  d'une  telle  autorité?  «Du  reste, 
dit-il,  que  l'existence  de  cette  idée  puisse  se  justiûer  par  les  paroles  de 
l'Écriture  sainte,  ou  bien  qu'elle  soit  sortie  de  la  sxibstance  même  de 
l'Église  chrétienne ,  comme  une  nécessité  naturelle ,  du  moment  où  cette 
ÉgUse  formait  une  communauté  dont  la  base  avait  des  racines  plus  pro- 
fondes que  celles  d'une  simple  secte  philosophique,  c'est  ce  qui  doit 
être  assez  indifférent  à  l'historien ,  qui  se  borne  à  considérer  la  grandeur, 
rétendue  et  l'influence  décisive  de  ce  fait ,  qui,  pendant  plusieurs  siècles, 
a  agi  sur  le  genre  humain  ^.  » 

Nous  remarquerons  que  M.  Hurter  ne  se  borne  pas  à  cette  considéra- 
tion; il  veut  encore  que  la  doctrine  de  la  suprématie  du  pouvoir  spiri- 
tuel sur  le  pouvoir  temporel  soit  reçue  dans  le  monde  chrétien  comme 
une  loi.  Mais,  pour  que  nous  nous  soumettions,  nous  avons  besoin  de 
nous  enquérir  si  la  loi  existe,  et  de  qui  elle  émane.  Il  ne  nous  est  pas 
indifférent,  à  nous,  de  connaître  la  valeur  d'une  législation  qu'on  nous 
impose;  et,  dans  une  telle  matière,  la  valeur  dépend  évidemment  du 
législateur  ;  c'est  quelque  chose ,  en  fait  de  religion ,  de  savoir  si  on  a 
affaire  à  Dieu  ou  aux  hommes  '. 

'  0/)tfra,  t.  V,ÉpisLx,  p.  aSi.  — 'T.I,  p.  65.— 'M.  de  Sainl-Oiéron ,  quia|(»D( 
quelques  notes  à  la  traduction  du  livre  de  M.  Hurler,  a  été  frappé  de  cette  sin- 
gulière argumentation,  et,  malgré  son  admiration  et  son  amitié  pour  l'auteur,  il 
n*a  pu  s*empècher  de  relever  ce  passage.  «  Il  ne  peut  pas  être  indifférent  pour  un 
historien,  dit-il,  de  savoir  et  de  laire  connaître  si  le  pouvoir  suprême  qui  dirige 
rÉglise  est  un  pouvoir  de  droit  divin ,  légitimé  par  la  parole  divine.  Cette  indifCâ- 
rence,  qui  sacrifie  le  droit  au  fait,  a  été  mise  en  pratique  par  nos  historiens  mo- 
dernes, moyen  commode  de  se  passer  de  c'>nviction.  M.  Hurter  est  au-dessus  de 
ce  misérable  expédient,  et  nous  devons  voir  dans  cette  réticence  un  dernier  mena- 


SEPTEMBRE  1846/  ^jàs 

Non-seulement  M.  Hurter  veut  que  le  pouvoir  temporel  feoit  to^tnirs 
dominé  par  le  pouvoir  spirituel ,  mais  il  veut  encore  que  ie  '  pôftiifoSr 
spirituel  réside  entièrement  dans  la  papauté  :  «On  a  égalemeni  re- 
connu, dit-il,  qu'il  valait  mieux  être  placé  soiis  un  chef  de  TÉgEsç 
libre  et  indépendant,  que  sous  un  chef  soumis  lui-même  h  un  concile 
qui  n  eût  pas  manqué  de  prétendre  bientôt  a  des  droits  encore  biejci 
plus  étendus*.  »>  .    .  •.  j 

Ainsi  voilà  les  conciles  k  peu  près  supprimés  par  M.  Hurter,  où  du 
moins  considérés  comme  une  autorité  de  peu  d'importance  dans  le  ^su- 
prême gouvernement  de  TEglise;  et  une  preuve  bien  frappante  (ïéïa 
nullité  à  laquelle  il  condamne  ces  grandes  assemblées ,  gardiénneS  de 
la  foi  catholique ,  et  «  qui  devenaient  les  états  généraux  du  mondé  chré- 
tien »  selon  Texpression  de  M.  Villemain,  dans  ses  belles  page^  ïm'îélo- 
hqaence  chrétienne  dans  le  ir*  siècle^,  c'est  que,  dans  les  quarantte ièt un 
chapitres  de  son  Histoire  de  VEglise  aa  moyen  âge,  il  n'y  en  a  pas' un 
qui  soit  consacré  aux  conciles  ;  c'est  là,  sans  doute,  un  fait  bien  reiiiàr- 
quable ,  et  qui  donne  à  la  critique  le  droit  de  dire  que  ce  tableau  de 
l'institution  catholique  omet  de  la  présenter  sous  un  de  ses  aspects  les 
plus  curieux  et  les  plus  imposants.  Si ,  au  courant  de  son  récit ,  l'histo- 
rien rencontre,  en  passant,  le  mot  de  concile  sous  sa  plume,  c'est  pour 
placer  ces  assemblées  sous  l'autorité  immédiate  du  pontife  romain,  sans 
fapprobation  duquel  il  ne  leur  permet  aucune  action  et  ne  leur  recon- 
naît aucune  autorité  :  «  Les  décrets  des  conciles  n'acquièrent  force  de 
loi ,  dit-il ,  que  par  l'approbation  du  pape  *.  » 

Mais  ceux  qui  font  moins  de  dédain  de  l'autorité  des  conciles,  ceux 
qui  sont  moins  indifférents  siu*  le  fait  de  savoir  si  telle  institution  re- 
ligieuse est  ou  non  de  droit  divin ,  ceux-là  voient  la  supériorité  des  con- 
ciles dans  une  parole  de  Jésus-Christ  même ,  qui  a  établi  la  hiérarchie 
dans  son  Église  en  plaçant  celle-ci  au-dessus  du  prince  des  apôtres  :  a  Si 

«  autem  peccaverit  in  te  frater si  te  non  audicrit die  Ecciesiœ^.  d 

Us  la  voient  dans  les  paroles  du  pape  saint  Grégoire,  qui  r^connaiè3ait 
que  le  pouvoir  de  TÉglise  était  supérieur  à  son  propre  pouvoir  :'«Si 
«  in  mea  correctîone  despicior,  restât  ut  Ecclesiam  debeam  adhibere  *.  » 
Ib  la  voient  dans  cette  déclaration  du  concile  général  de  Constance  : 
«Concilium  générale  universam  reprœsentans  Ëcdesiam  poteslatem 

semeDt  pour  ses  coreligionnaires.  •  Nous  j  voyons,  nous,  fiinpossibilité  de  fournir 
b  preuve  que  la  théorie  de  M.  Hurter  est  de  droit  divin  ;  notre  historien  ne  se  fait 
pas  faute  de  citer  des  autorités  quand  il  en  a.  —  ^  T.  I ,  p.  65.  —  '  Mélanges  his- 
toriqaeset  littéraires;  t.  III,  p.  3 19.  —  *  T.  I,  p. .71,  note.  —  *  S.  Matlh.  xvni,  i5, 
16,  17.  — •Lib.  IV,  epist.  58. 


506  JOURNAL  PJES  SAVANTS. 

«suao^i/nmçdi^^  I^et  a  Chnsto,  cui  quiiibet  cujuscumque  status,  vel 
«  digoitatis,  etiam  si  papaÙs  existât,  obedire  tenetur  in  bis  quae  pertinent 
«  ad f^lem,  et  extirpationemschismatis,  et  refonnationemËcclesiaç généra- 
le ]em  io  capite  et  in  membris  ^.  »  Ils  la  voient  enfin ,  pour  ne  pas  accumuler 
d'innombrables  témoignages ,  dans  ce  décret  du  concile  de.  Florence 
(i  A39  j.  où  réj^  grecque  et  TÉglise  latine  réunies ,  après  quinze  mois 
de  conférences  entre  les  plus  savants  bommes  des  deux  Églises,  décla- 
rèrent si  fprmellenient  la  primauté,  de  Tévêque  de  Bpme  au-dessus  des 
autres  évêques,  et ,  en  même  tcmcips,  Tobligatipn  stricte  pour  le  pape  de 
gouyen^er  l'Église  «en  la  manière  qui  se  trouve  exgr^ée  dans. les 
actes  dçs  copciles  oecuméniques  et  daps  1|3&  sacrés,  canons  ^.  » 

Quant  à  l'approbation  que  M.  Hurter  prétcand  être  indispensable  pour 
domaer  force  dp  loi  aux  conciles,  c'est  îà  une  question  souvent  agitée^ 
et  résolue  contre  son  opinion  par  grand  nomlyre  d'autorité^.saQs  compter 
l'autorité  du  simple  bon  sens»  laquelle  dit  qu'un  concile  œcuménique 
qui  ne  pourrait  pas  exister  par  luimiême  ne  serait  pas  un  concile.  L'ap- 
probation ou  confirmation  donnée  à  ces  grandes  assemblées  de  l'Église 
n'est  pas  autre  chçse  que  l'adjonction  dusui&iage  du. souverain  pontife, 
comme  il.  est  prouvé  par  ce  qui  s'est  passé  àNicée,  par  ce  qui  advint 
du  concile  de  Cbalcédoine ,  dont  saint  Léon  le  Grand  refusa,  peadant 
plus  d'une  année,  de  confirmer  les  actes;  ce  qui  n'empêcha  pas  qu*ils 
ne  fussent  admis  par  tout  le  monde,  excepté  pai;*  quelques. sectateurs 
d'Ëutycbès  dont  ce  concile  condamnait  les  doctrines  ;  et  le  vingt-huitième 
canon,  que  saint  Léon  a  constanunent  refusé  de  confirmer,  n'a  pas  pour 
cela  été  annulé.  Les  termes  dans  lesquels  saint  Léon  écrivit  aux  pères 
du  concile  pour  donner  son  approbation  :  propriam  vobiscam  iniisse  sen- 
tentiam  ',  n'impliquent  pas  autre  chose  qu'une  simple  accession  de  suf- 
frage*. 

Le  sens  étroit,  précis,  du  mot  cor^rmare,  en  cette  matière,  est  d  ail- 

*  Act  eoncil  Constant,  t.  XII,  éd.  Paris.  —  *  Le  texte  très-clair  du  concile  de 
Florence  :  K«^  6v  rpànsoip  %al  èv  toTip  irpoo^ixots  tôv  oixovfuvuwv  (rvvàhoùv,  xai 
èv  roTf  UpoTs  ^vààt  Siâ^Xa/x^iverai,  a  été  quelquefois  mal  traduit  (vov.  Maim- 
bôurg,  Traité  histonque  de  f  Église  de  Rome,  p.  4o  de  Tédilion  dç  Séb.  Mabre-Cra- 
moisy,  i685)  ;  mais  ii  a  été  mis  en  un  latin  très-fidèle  par  Blondus  (Flavio  Biondo) , 
qui  mt successivement  secrétaire  dequatre papes, Eugène  IV,  Nicolas  V,  CalixtelII 
et  Pie  II.  La  traduction  de  Blondus  a  été  suivie  par  tous  les  auteurs  de  quelque 
autorité.  On  sait,  d^ailleurs,  que  ce  fut  Eugène  IV  qui  présida  le  concile  de  Flo- 
rence. —  *  S.  Léon,  epist.  lxi,  syn.  Chalc^  Labb.  t  IV,  col.  1827.  —  *  Nous,  ne 
devons  pas  oublier  de  dire  que  M.  de  Saint-Chéron ,  dans  Tintéressante  Histoire  diL 
pontificçit  de  saint  Léon  le  Grand  et  de  son  siècle,  qu*il  vient  de  publier,  soutient 
Topinion  contraire  (t.  I,  p.  Sgo);  mais  nous  ajouterons  qui! ne  Tappuie  d*aucuqç 
autre  autorité  que  celle  ae  Léon  luî-méme. 


SEPTEMBRE  1846.  567 

leurs  très^lairement  expliqué  dans  une  lettre  que  le  pape  saint  MoHoi  I* 
écrivait  à  saint  Amand ,  é  vêque  d'Utrecht ,  et  à  tous  les  évêques  de  France, 
pour  leur  demander  de  confirmer  les  acteà  d*un  concile  qu*il  avait  tenu 

à  Rome  pour  la  condamnation  des  monotliélites  : confirmantes,  et 

consentientes  iîs  (juœ a  nobis  statata  sutit  ^  Il  est  bien  évident  qoll  ne 

s'agit  ici  que  dune  simple  accession  de  sûfirage,  non  pas  d*ime  coji^frna- 
lion  nécessaire  à  la  validité  des  actes  auxquels  on  adhère.  Cof^rmer  c'est 
seulement  corroborer;  il  serait  absurde  de  croîi-e  que  le  pape  eût  soumis 
les  actes  d'ime  assemblée  tenue  par  lui-même  à  un  clergé  étranger,  pour 
les  annuler  ou  les  sanctionner  ;  le  mot  confirmare  n*a  pas  cette  portée  : 
ce  serait  faire  injiu*e,  non-seulement  à  la  primauté  du  siège  de  Rome, 
mais  encore  au  bon  sens ,  que  d'étendre  la  signification  de  ce  mot  au 
delà  de  celle  que  nous  venons  d'indiquer. 

Une  portion  de  ce  moyen  âge,  si  ardent  à  croire  et  si  mobile  dads 
ses  croyances,  a  été  bien  étudiée  par  M.  Hurter;  au  milieu  d'une  so- 
ciété ainsi  faite,  l'historien  voit  un  catholicisme  qui  impose  despoti^é- 
ment  la  loi  spirituelle  du  dogme,  et  qui  force  le  pouvoir  temporel  â 
s'armer  du  glaive  pour  défendre  le  dogme;  frappé  de  cette  unité  puis- 
sante ,  il  en  conclut  la  nécessité  de  l'absorption  de  tous  les  pouvoirs 
dans  le  pouvoir  spirituel  :  «  Il  nous  est  permis  de  douter,  dit-il,  que,  sous 
une  autorité  ecclésiastique  suprême  privée  de  toute  puissance  tempo- 
relle ,  le  chistianisme  eût  jamais  pu  se  développer  dans  l'Occident.  • . 
Il  est  évident  que,  dans  ces  temps  où  le  genre  humain  ne  se  composait, 
en  Europe,  que  de  seigneurs  et  de  serfs ,  où  toute  civilisation  intérieure 
avait  presque  disparu ,  la  société  né  pouvait  être  sauvée  que  par  la 
puissance  spirituelle  *.  » 

Cela  signifie  seulement  que  le  despotisme  du  pouvoir  spirituel  était 
bon  pour  ce  temps-là;  ce  que  nous  admettons,  avec  quelque  réserve 
toutefois,  et  surtout  sans  accorder  qu'il  fât  de  l'essence  du  christia- 
nisme. Mais ,  dès  que  ce  despotisme  n'est  plus  accepté  par  la  société , 
dès  qu'il  n'est  plus  dans  les  mœurs ,  c'est  une  institution  moins  rdi- 
gieuse  que  politique,  tombée  en  désuétude,  et  voilà  tout.  M.  deSaint- 
Chéron  a  bien  senti  que,  pour  maintenir,  dans  le  fait,  le  despotisme  du 
pouvoir  spirituel,  pour. en  faire  la  loi  permanente  de  la  société,  comme 
le  voudraient  aujourd'hui  quelques-uns,  il  ne  fallait,  pour  origine  à  ce 
pouvoir,  rien  moins  que  le  droit  divin.  Quelle  que  soit  à  cet  égard  la 
bonne  volonté  de  l'historien  allemand,  il  recule  évidemment  devant  la 
nécessité  de  faire  cette  preuve,  il  hésite  à  aborder  de  front  la  question, 

^  Mart.  I  epist.  ad  Amand.  Trajecl.  Labb.  Concil.  t.  Vil,  col.  SjS.  ~  *  T.  I, 
p.  65,  66. 


568  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

il  l^iipY^i^^  avec  lane  tactique  qui  révèle  plus  d'embarras  que  cTadresse. 

Qudqtiefois  Taiiteur  se  résigne  à  invoquer  des  témoignages  dont 
Vai^lorité  est  depuis  longtemps  complètement  abandonnée ,  sans  qu*il 
ait  l'air  de  s'en  douter  :  a  Lorsque  Pépin,  dit-il,  adressa  au  pape  ZaV 
dbarie.la  question  :  Quel  était  celui  qui  devait  à  plus  juste  titre  porter 
le  nom  de  roi,  celui  qui  demeurait  oisif  dans  son  palais,  ou  celui  qui 
était  chargé  de  toutes  les  affaires  de  l'État?  cet  appel  seul  indiquait  que, 
dans  l'esprit  du  temps,  celui  à  qui  il  était  fait  cette  question  avait  le 
droit  d'y  répondre  ^  » 

On  sait  que  c'est  là  le  grand  argument  de  Grégoire  Vil  pour  établir 
le ;droit  des  papes  sur  les  couronnes  temporelles;  mais  M.  Hurtep,  en 
ie  répétant ,  n'aurait-il  pas  dû  laisser  entendre  que  le  fait  de  la  consul- 
tation de  Pépin  à  Zacharie  a  été  plus  d'une  fois  contesté ,  et  de  notre 
temps  encore^,  non  sans  quelque  vraisemblance?  N'aurait-il  pas  dû 
ajiouter  que  nos  publicistes  de  la  plus  haute  autorité,  Bossuet,  Fleury, 
Montesquieu,  M.  Guizot,  tout  en  admettant  la  réalité  du  fait,  ne  lui 
reconnaissant  nullement  la  signification  que  lui  donne  Grégoire  VII, 
et  qu'on  o'a  pu  imaginer  qu'en  s'appuyant  siu*  l'explication  erronée  du 
moi s^n^ntia,  qui,  dans  ce  passage,  veut  dire  seulement  avis,  et  qu'on  a 
YiQulu  comprendre  dans  le  sens  de  sentence,  décision ,  jagement.  C'est 
un  nouvel  exemple  de  ce  que  nous  remarquions  tout  à  l'heure  à 
l'occasion  du  mot  confirmare;  il  est  arrivé,  plus  souvent  qu'on  ne 
pense,  d'établir  sur  une  expression  équivoque,  à  la  signification  com- 
plexe et  mal  cpmprise,  des  théories  d'où  dépendaient  le  gouverne- 
^lent  des  hommes  et  le  sort  des  populations.  Dans  le  sujet  qui  nous 
occupe,  c'est  au  moyen  d'une  double  erreur  grammaticale  qu'on  a 
prétendu  détruire  l'autorité  suprême  des  conciles  œcuméniques ,  et 
fonder  la  suprématie  du  pouvoir  spirituel  sur  le  pouvoir  temporel. 

M.  IJurter,  qui  a  si  laborieusement  étudié  le  xn*  et  le  xiii*  siècle, 
le  règne  d'Innocent  III,  et  ce  qu'on  doit  appeler  la  période  théocra- 
tique  de  l'Église ,  ne  nous  pasait  pas  connaître  aussi  hiep  l'époque  prén 
cédente. 

Ainsi,  par  exemple ,  en  lisant  ce  livre,  il  est  impossible  de  se  faire 
la  moindre  idée  des  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Empire  au  temps  des 
premiers  Carlo vingiens,  ou  plutôt  on  ne  peut  s'en  former  qu'une  fausse 
idée.  En  faisant  la  fortune  temporelle  des  papes ,  les  fondateurs  de  la  dy- 
nastie carlovingienne  n'admettaient  dans  la  papauté  qu'un  pouvoir  stric- 
tement spirituel';  bien  loin  de  leur  reconnaître  le  droit  de  disposer  de 

'  T.  I,  p.  73.  —  *  Pépin  et  Zacharie,  etc.,  par  Aimé  Guillon^  1817.  —  *  Non- 
seulement  les  papes  n  eurent,  pendaa*  un  temps,  aucune  part  >  1  «élection  det 


SEPTEMBRE  1846.  569 

leur  couronne,  ils  se  considéraient  comme  les  patinons  des  souverains 
pontifes.  Sans  doute  ils  ne  faisaient  pas,  comme  quelques-uns Tont  pré- 
tendu, rélection  pontificale,  mais  ils  lui  donnaient  leur  assentiment, 
et  le  plus  souvent,  dans  les  relations  entre  TEmpire  et  TEglise,  l'empe- 
reur parle  le  langage  de  la  supériorité,  et  le  pape  le  langage  de  la 
soumission. 

Ainsi  Gharlemagne,  informé  de  Télection  de  Léon  III  par  une  lettre 
de  ce  pontife,  lui  répondait  (796)  :  a  Après  avoir  lu  la  lettre  de  votre 
excellence,  et  avoir  pris  connaissance  du  décret,  nous  nous  sommes 
grandement  réjouis  et  de  l'unanimité  de  Télection  et  de  Thumilité  de 
votre  obéissance,  et  de  la  promesse  de  fidélité  que  vous  nous  ave» 
faite  *.  »  Ainsi,  dans  une  autre  circonstance,  c'était  ce  même  Léon  III 
qui  écrivait  à  l'empereur  :  «  Si  nous  avons  fait  quelque  chose  incompé- 
temment,  et  si,  dans  les  affaires  qui  nous  ont  été  soumises,  nous  a'â-^ 
vons  pas  bien  suivi  le  sentier  de  la  vraie  loi ,  nous  sommes  prêts  à  le  re- 
former d'après  votre  jugement  et  celui  de  vos  commissaires^.  » 

Il  ne  faut  pas  croire  que  ces  rapports  de  supériorité  et  de  dépen* 
dance  aient  existé  seulement  entre  le  grand  empereur  et  Léon  III;  les 
successeurs  de  Chaiiemagne  et  lus  succusàc^ira  de  Léon,  Pascal I*',  Eu- 
gène II,  Léon  IV  et  les  autres,  conservent  dans  leurs  rdlAtions  des  rap- 
ports identiques.  Ici  nous  n'avons  qu'à  choisir  parmi  les  autorité.,  et 
les  témoignages  de  cette  vérité  historique  se  trouvent  partout ,  excepté 
dans  le  livre  que  nous  examinons. 

Si,  comme  nous  le  disions  tout  à  l'heure,  M.  Hurter  connaît  beau- 
coup mieux  les  faits  k  l'époque  d'Innocent  UI ,  il  cède  trop  souvent , 
dans  leiu*  appréciation,  à  l'influence  de  doctrines  qui  en  dénaturent  le 
sens  et  en  changent  complètement  la  portée. 

a  Le  siège  apostolique ,  dit-il ,  exerçait  une  autorité  dynamique  sur  les 
rois ,  pour  le  bien  des  peuples ,  et  sur  les  peuples  pour  la  protection 
des  rois;  autorité  beaucoup  plus  douce,  plus  bienfaisante  que  celle  que 
les  monarques  d'aujourd'hui  exercent  matériellement  par  le  moyen  de 
leurs  soldats,  et  qui  ne  leur  rapporte ,  en  définitive,  que  des  émeutes  et 
souvent  même  le  détrônement.  Les  papes  veillaient  avec  sollicitude  au 

évoques ,  mais  on  établissait  même  des  évêchés  sans  le  concours  du  siège  pontifical  : 
«  Dlo  tempore  ad  inslituendos  novos  episcopatus  non  requireretur  consensus  ponti- 
«Gcis.  »  Conring ,  Dissertatio  de  constitalione  episcoporum  Germaniœ,  et  Meinders, 
Tractaius  historico-politico-jwidicus  de  statu  religionis  et  reipublicœ  suh  Carolo  Magno 
et  Ludovico  Pio,  etc.  Lemgow,  1711,  in-4%  p.  245.  Tout  le  livre  est  rempli  d'une 
science  puisée  aux  meilleures  sources.  —  *  Capit.  t.  I,  col.  271.  —  *  Gralian.  Dé- 
cret, p.  1 1 . 

7^ 


SStOî  JOURNAL  DES  SAVAN-TS. 

maintîeii  du  bon  orcke,  et  à  la/  sûreté  d€5  citoy/ens;  soIds  confiés  main- 
tenant à  la  police ,  quii  ne  S'*en  acqwtte  qu'avec  peine  et  avec  les  moyens^ 
les  pluft  vioients ^.r> 

Quelques  faits  particuliejns:  peuvent  venir  à  Tappoi  de  celte  opinions 
mais  la  politique  générale- dibmodent  III  en  montre  l'erreur.  Le  règue 
de  ce  pape ,  dans  son  ensemble ,  donne  un  perpétuel  démenjti  à  cette 
fiction  d'un  pouvoir  conciliant,  padfique  et  paternel;,  ce  fut  même  une 
des  grandes  habiletés  d'InDoeent  de  dévelofjper  les  germes  de  division 
qu'il  trouvait  semés  parmi  les  peu{des,  de  désunir  les  [mnces  et  les^ 
sujets v^e  prêter  son  appui  tantôt  à  ceuxrcî,  tantôt  à  ceux-là,  selon  les 
bannusdesa  politicpie  plutôt  qu'en  pai^on  du  droit  de  chacun,  enfin 
de  profiter  de  leurs  inimitiés  réciproques  et  de  leurs  moiadres  démêlés 
pour  les  dominer  les  uns:  par  les  autres.  Aussi,  dans^  tous  les  grands 
États  de  llEurope*  finppés  tour  à  tour  de  ses  anathèmes,  ce  sont  les 
dissensions  et  le  désorch*e  qui  signalent  l'action  de  la  politique  d'Inno- 
cent m.  Nous  savons-  bien  que  celte  influence  dominatrice  du  saint- 
siège  n'était  point  eii  désaccord  avec  les  idées  du  temps,  et  nous  sommes 
de  l'aivis  de  M.  Hurtei*^ lorsqu'il  dit  :  «Il  est  impossible  qu'une  doctrine 
si*  dbminante  et  qui  pés^àtvmh  vossi  profondément  dans,  toutes  les  rela- 
tions retig^ieiA^es;  politiques  et  civiles»  que  le  faisait  celle  du  siège  apos- 
tolique; eût  pu  semamtenir  efficacement,  si  elle  n'avait  pas  tirouvé  dans 
lea  esprits  uni  assentiment  sympathique^  »  Mais  qui  ne  voit  que  telle 
n'est  point  la  véritable  question?  L'historien  fait  ici,  comme  toujours; 
une  coiiffusiofi  entre  l'idée  reçue,  l'usage,  et  l'idée  légale,  le  droit;  et , 
par  une  eireur  de  logique  doat  on  ne  saurait  trop  montrer  les  incon- 
vénients et  blâmer  l'abus i  il  se  sert  d'ua  fait  avoué,  d'une  situation 
réelle,  pour  en  conclure  im  principe  contesté,  un  droit  imaginaire.  Et 
pnis:M.  Hurter  raisonne  ici  contre  lui-même,  car  cette  condition  né^ 
cessanre,  selon  lui,  du  maintien  de  la  domination  de  TËgiise  sur  l'Em- 
pire, l'assentiment  sympathique,  existe*t-eUe  aujourd'hui  comme  au 
xm*  siècle?  M.  Hurter  et  ceux  qur^  partagent  son  opinion  le  nient  et  le 
déplorent  chaque  jour. 

On  connaît  la  lettre  célèbre  adressée  à  Othon  par  Innocent  III,  et 
dans  laquelle  ce  pape,  pour  représenter  en  traits  plus  pittoresques  l'idée 
qu'il  voulait  que  le  monde  se  fît  de  la  supériorité  du  pouvoir  spirituel 
sur  le  temporel,  compare  le  premier  au  soleil,  le  second  à  la  lune;  et, 
à  la  manière  des  raisonneurs  de  ce  temps-là ,  donne  ce  symbole  pour  un 
argument  sans  réplique  :  a  La  papauté ,  dit  Innocent  ^  a  la  préséance  sur 

»T.I,p.75.-«T.I,p.79. 


SEPTEMBRE  1«46.  571 

]a  royauté;  celle-ci  exerce  son  auUmté  sur  la  terre  et  imr  les  cotjms  , 
celle-là  au  ciel  et  sur  les  âmes.  Les  rois  œ  c(»nmandeDit  qoè  des 
royaumes,  à  des  provinces,  à  des  seigneurs;  Pierre,  au  contnôre,  les 
surpasse  tous  en  autorité  et  «n  plénitude  de  pouvoir,  car  il  est  le  tieule- 
nant  de  Celui  à  qui  appartient  la  terre  avec  tous  ceux^i  l'habitent^.  » 
Et  rhistorien  ajoute  :  «  Le  véritable  bonheur  règne  là  où  la  concorde  lies 
unit  tous  deux^.  »  M.  Hurter  répète  souvent  cette  pensée,  il  s'y  oMn- 
plaît,  et  il  en  fait  comme  la  moralité  de  sa  théorie  de  i'faistoire  de  fÉ- 
glise.  Mais,  pour  que  cette  concorde,  si  dé»rabie  en  effet,  existât  idon, 
il  fallait  que  le  pouvoir  temporel  se  fît  humble  et  soumis,  il  iallttitqa^il 
consentit  à  rester  inférieur  dans  une  alliance  qulnnocent  n*acce]^t 
qu'à  cette  condition.  Si  le  prince  temporel  ne  s*y  résignait  pas,  avec  un 
honome  tel  que  ce  pontife,  c'était  la  guerre. 

M.  Hurter  ne  semble  pas  comprendre  l'impossibilité  de  conserva  la 
concorde  entre  deux  pouvoirs,  dont  l'un  s'établit  conune  le  représen- 
tant de  l'intelligence  divine  et  souveraine ,  tandis  qu'il  ne  laisse  à  Tautre 
que  le  rôle  de  la  force  matérielle  et  obéissante;  qui  se  donne^  outre 
l'autorité  émanée  de  Dieu ,  celle  qui  résulte  d'une  capacité  plus  relevée^  ; 
qui  enfin  ne  se  contente  pas  du  gouvernement  de»  choses  religieuses, 
mais  entre,  partons  les  côtés,  dans  la  société  politique  et  dvUe,  soit 
qu'il  délie  les  sujets  du  devoir  de  fidélité,  soit  qu'il  interdise  au  prince 
de  faire  la  guerre,  soit  qu'il  frappe  de  nullité  des  traités,  soit  qu'il 
conteste  le  droit  d'établir  un  impôt»  soit  qu'il  annule  des  contrats,  des 
testaments ,  etc.  Il  est  bien  évident  qu'il  n'y  a  point  de  concorde  pos- 
sible entre  deux  pouvoirs  ainsi  organisés,  car  ils  ne  peuvent  marcher 
côte  à  côte  sans  se  heurter;  il  est  de  toute  nécessité  que  l'un  précède  et  que 
l'autre  suive.  C'est  évidemment  dans  un  autre  ordi^e  d'idées  qu'il  fmut 
chercher  la  véritable  concorde  et  l'union  nécessaire  des  deux  puissances. 

La  prévention  de  M.  Hurter  en  faveur  d'Innocent  III,  et  son  admi- 
ration pour  la  doctrine  du  gouvernement  spirituel  Tout  trompé,  nous 
le  croyons,  dans  le  jugement  qu'il  porte  des  conséquences  de  cette  doc- 
trine; elles  en  ont  exagéré  à  ses  yeux  les  avantages  et  diminué  les  in- 
convénients, elles  l'ont  jeté  dans  une  fâcheuse  erreur,  en  lui  faisant  en- 
seigner (car  l'histoire  savante  et  consciencieuse  est  un  enseignement)  que 
la  théorie  du  pouvoir  spirituel ,  comme  prétendait  l'exercer  Innocent  UI, 
doit  encore  être  admise  aujourd'hui,  et  produirait  sur  les  populations 
contemporaines  un  effet  salutaire.  Mais,  en  combattant  dîe  toutes  les 

*  Regîst.  3a ,  liv.  V.  —  *  T.  I,  p.  89.  —  *  «  Il  faut,  écrivait  Innocent,  plus  de  U- 
lent,  plus  d^autorité,  plus  de  sagesse,  pour  diriger  les  affaires  spirituelles  que  les 
leroporelles.  •  Epist.  v,  128. 

7^' 


572  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

forces  de  notre  conviction  des  opinions  qui  nous  semblent  fausses,  et 
de  plus  dangereuses,  comme  tout  ce  qui  est  faux,  nous  ne  voulons  pas 
manquer  de  reconnaître  que  parfois,  à  de  rares  intervalles,  la  force  de 
la  vérité ,  Tëvidencë  des  feiîts ,  soulèvent  un  peu  ce  voile  d'optimisme 
étendu  sur  Tintelligence  de  Thistorien  :  a  Cependant,  dit-il,  il  y  eut  des 
maximes  qu'Innocent  proclama  le  premier,  et  lesquelles,  bien  qu'avec 
un  caractère  comme  le  sien  elles  ne  laissassent  craindre  aucime  exten- 
sion dangereuse,  pouvaient  occasionner,  et  occasionnèrent  en  effet, 
plus  tard,  de  grands  et  funestes  abus  de  pouvoir.  • .  •  ;  la  première  de 
ces  maximes  était  celle  que  le  droit  du  pape  allait  jusqu'à  pouvoir  dis- 
penser du  droit.  «  •  •  ;  la  seconde  était  que  le  siège  apostolique  a  le 
droit  de  permettre  le  cumul  de  plusieurs  bénéfices  sur  la  même  tête ...  ; 
la  troisième  prétention  était  celle  de  pouvoir,  au  moins  une  fois,  re- 
commander aux  chapitres,  ou  pour  mieux  dire  exiger  d'eux,  qu'ils 
admissent  parmi  leurs  membres  un  homme  à  qui  le  pape  désirait  assurer 
une  existence  honorable  sur  les  biens  communs  de  TÉglise  ^.  » 

Nous  croyons,  nous,  que,  mémo  avec  le  caractère  dlnnocent  III, 
l'usage  de  ces  maximes  était  dangereux  ;  nous  croyons  surtout  que  ce 
pontife  a  professé  bien  d'autres  maximes  qui,  pour  avoir  été  trouvées 
par  liu  dans  Théritage  de  ses  prédécesseurs,  ne  devaient  pas  moins  être 
signalées  par  l'historien  comme  capables  de  pousser  à  de  grands  excès  de 
pouvoir.  Mais  cela  ne  nous  empêchera  pas  de  tenir  compte  à  M.  Hurter 
de  ces  restrictions,  quelque  timides  qu'elles  paraissent  au  milieu  de 
louanges  si  intrépides. 

Cest  une  portion  du  livre  de  M.  Hurter  fort  intéressante  et  remplie 
de  faits  curieux  que  celle  oii  il  raconte ,  avec  une  grande  abondance 
de  détails,  la  vie  intérieure  et  la  vie  publique  de  ce  temps-là,  ainsi  que 
la  société  politique,  dans  leurs  rapports  avec  l'Église.  Tout  trouve 
place  dans  cette  vaste  étude,  depuis  la  religion,  l'état  des  croyances  et 
du  haut  enseignement,  jusqu'aux  fêtes  populaires  les  plus  grotesques; 
depuis  les  gigantesques  constructions  des  cathédrales  et  des  châteaux, 
jusqu'aux  humbles  travaux  de  l'aiguille.  Et,  dans  cette  infinie  succession 
de  faits  et  de  tableaux,  il  montre  partout  l'esprit  du  christianisme 
comme  l'impulsion  puissante  qui  meut  toute  cette  époque  et  y  féconde 
partout  la  vie. 

Nous  ne  finirons  pas  sans  remarquer  que  M.  Hurter,  qui  cite  à  chaque 
page,  quelquefois  à  chaque  phrase,  les  épîtres  d'Innocent  HI,  ne  les 
donne  pas  seulement  comme  autorité  pour  les  faits ,  mais  comme  preuve 

'  T.  I,  p.  i5o-i52. 


SEPTEMBRE  1846.  573 

de  la  vérité  d'une  opinion  et  de  Torthodoxie  d'une  doctrine;  il  en  ré - 
suite  qu  a  tout  moment  la  conduite  d'Innocent  III  est  présentée  comme 
la  preuve  du  droit  de  ce  pape,  que  son  sentiment  est  apporté  en  jus- 
tification de  ses  actes,  et  qu'enfin  Innocent  m  rend  sans  cesse  témoi- 
gnage pour  lui-même.  N'est-ce  pas  là  un  procédé  historique  trop  com- 
mode et  trop  peu  rigoureux? 

En  résumé,  malgré  le  talent  reconnu  de  M.  Hurter,  malgré  l'intime 
habitude  qu'il  s'est  faite  avec  le  siècle  d'Innocent  III ,  nous  craignons 
qu'il  ne  perde  une  partie  de  ces  avantages,  grâce  aux  préoccupations 
dont  son  livre  porte  l'empreinte.  Savant  dans  les  faits,  l'historien  pèche 
par  l'appréciation ,  il  manque  absolument  de  vues  philosophiques  et 
de  cette  science  des  hommes  et  des  affaires  sans  laquelle  l'étude  n'ofire 
à  notre  raison  qu'une  instruction  imparfaite  et  ne  place  en  nos  mains 
qu'un  flambeau  sans  clarté;  on  dirait  que  les  six  ou  sept  siècles  qui  se 
sont  écoulés  depuis  Innocent  III  se  sont  évanouis  devant  ses  yeux,  ou  que 
son  esprit  ne  les  a  point  travei*sés  ;  il  écrit  au  xix'  siècle,  et  sa  vue  ne 
s'est  point  détachée  du  xm*  ;  il  n  aperçoit  le  plus  souvent  le  gouvernement 
de  rÉglise  que  du  beau  côté;  il  voit  d'un  coup  d'œil  juste,  clair,  étendu, 
tous  les  avantages  de  ce  gouvernement,  il  les  expose  avec  une  sagacité 
pénétrante;  et  puis  cette  vue  s'éteint,  cette  sagacité  s'émousse  dès  que 
ia  succession  des  événements  lui  présente  ce  grand  pouvoir  sous  un 
aspect  différent.  Si  ce  n'était  là  que  l'erreur  d'un  historien  distingué,  ce 
serait  déjà  fâcheux  sans  doute;  c'est  plus  fâcheux  encore  quand  c'est  l'er- 
reur d'une  école. 

Nous  Tavouons,  nous  sonunes  un  peu  en  défiance  de  ce  catholicisme 
nouveau  qui  trouve  le  catholicisme  de  Fleury  sans  lumières,  et  la  foi 
de  Bossuct  suspecte. 

Nous  craignons  pour  la  religion  elle-même  cette  tendance  de  quel- 
ques esprits  à  jeter  hors  de  l'Église  toute  croyance  qui  ne  s'est  pas 
arrêtée  au  xni*  siècle ,  qui  ne  fait  pas  d'Innocent  III  son  oracle ,  et  qui 
comprend  le  christianisme  comme  on  le  comprenait  dans  les  premiers 
siècles,  comme  quelques  pontifes  l'ont  compris  depuis. 

Nous  consentons  à  reconnaître  Innocent  UI  pour  un  grand  homme, 
mais  à  la  condition  qu'on  le  laissera  dans  son  siècle,  et  au  milieu  des 
institutions  et  des  mœurs  parmi  lesquelles  il  fut  grand;  en  le  plaçant  à 
un  autre  âge  vous  lui  ôtez  son  piédestal,  vous  changez  la  perspective,  et 
vous  enlevez  vous-même  tout  prestige  à  votre  idole  en  la  doxmant  à  ado- 
rer aux  contemporains. 

M.  AVENEL. 


574  JOURNAL  DES  SAVANTS. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES, 


INSTITUT  ROYAL  DE  FRANCE. 

ACADÉMIE  FRANÇAISE. 

H.  de  Jouy,  membre  de  rAc^démie  française,  est  mort  à  Saint-Germain,  le 
&  septembre. 

L  Académie  française  a  tenu,  leieudi  lo  septembre,  sa  Béance  pubUcnie  annuelle 
80»s  la  présidence  de  M.  Viennet,  directeur.  Après  le  rapport  dé  M.  Vmemain ,  se- 
orétaire  perpétuel,  sur  les  concours,  et  Tannonce  des  pnx  pressés,  un  membre  de 
TAcadémie  a  lu  le  morceau  qui  a  remporté  le  prix  d'élpquence.  Le  discours  de 
M.  le  directeur  sur  les  prix  de  vertu  a  terminé  la  séance. 

PRIX  DiicniNés. 

Pris  iéhiiuence,  L'Académie  avait  proposé,  pour  sujet  du  prix  d*é!oquence  à  dé: 
cerner  cette  année,  l'Éloge  dé  Targot.  Ce  prix  a  été  obtenu  par  M.  Henri  BaudriÛ 
kft.  Daux  mentions  honorables  ont  été  accordées,  la  première  à  M.  A.  Bouchot, 
professeur  agrégé  dliistoire  au  collège  rojid  de  Versaities,  la  seconde  a  U.  C.  Da- 
reste,  .professeur  d'histoire  au  collège  Stanislas. 

prix  Mentfçn  destinés  aux  actes  de  verta.  L'Académie  firançaise  a  décerné  :  un  prix 
de  quatre  mme  francs  &  Miller,  maitre  bottier  au  5*  régiment  de  chasseurs,  en  gar- 
nison à  Melun;  un  prix  de  trois  mille  francs  à  Pierre-François  Rétel,  maçon,  j^ 
Beauqnesne  (Somme);  un  prix  de  deux  mille  francs  k  RemenCatherine  Quér^n,  k 
Rogny  (Yonne)  ;  un  prix  de  deux  mille  francs  aux  époux  Lueas,  k  Paris  ;  trois  iné- 
dames  de  mille  francs  chacune  aux  personnes  ci-après  nommées,  savoir  :  aux^>oux 
Borlo^  k  Paris;  à  Bertine  Guédin,  à  Étréblanche  (Pas-de-Calais);  k  Benoit  Bocq , 
conducteur  au  chemin  de  fer  du  Nord.  Dix  médaflles  de  cinq  cents  firancs  chacune 
aux  personnes ^t-après  nommées,  savoir  :  k  Anne  Billard,  femme  Léger,  demeurant 
à  Paris;  à  Joséphine  Coron,  femme  Dreville,  k  Bavincourt  (Pas^e-Calais) ;  k  Jules- 
François  Félix,  k  Bastia  (Corse);  aux  époux  Laumone,  k  Waasy  (Haule-Mame);  k 
Suzanne  Monnet,  à  Lamothe-Sainte-Héraye  (Deux-Sèvres);  aux  époux  Loffer,  k  Pa- 
ris; aux  époux  Loiseaa,  k  Paris;  aux  époux  nouy,  k  Donnemarie  (Seine-et-Marne]  ; 
à  Louise  Legfrand,  k  Paris;  k  Fanny  Muller,  k  Paris. 

Prix  Montyon,  destinés  aux  êuvraaes  les  plus  utiles  aux  mcmn.  L  Académie  a  dé- 
cerné :  une  médaille  de  trois  mille  firancs  à  M.  MarhetuL,  auteur  d'un  ouvrage  inti- 
tulé :  Des  crèches,  ou  des  moyens  de  diminuer  la  misère  en  ati{Qnienta,nt  la  population; 
une  médaille  de  trois  mille  francs  k  mademoiselle  Marie  Cfirpentier,  auteur  d'un 
ouvrage  intitulé  :  Conseils  sur  la  direction  des  sattes  d'asile;  nnemédaille  de  trois  mille 
francs  à  madame  Agénor  de  Gasparin,  auteur  d'un  ouvrage  intitulé  :  Il  y  a  des 
pauvres  à  Paris. . .  et  ailleurs;  une  médaille  de  deux  mille  francs  à  M.  Léon  Feu- 
gère,  pour -son  ouvrage  intitulé  :  Etienne  de  la  Boëtie,  ami  de  Montaigne;  étude  sur 


SEPTEMBRE  1846.  575 

40  vieet  S9i  ouvrttget;  one  médaâlle  de  deux  mille  fraDCS  à  M.  Gèruïeii\  poUr  son 
ouvrage  intitulé  :  Nouveaux  etsais  d'kisloira  littéraire. 

Pris  extraordinaire,  provenant  des  libéralités  de  M,  de  Montyon,  L'Académie  avait 
proposé,  en  i865,  poar  rajet  d*un  prix  extraordinaire  de  littérature,  an  Vocahu" 
hdre  des  principales  locations  de  Molière,  Le  prix  a  été  partagé  entre  M.  Francid  Gaes- 
sard  et  M.  F.  Génin, 

Prix  extraordinaire,  fondé  par  M.  le  baron  Gobert,  poar  le  morceaa  le  plus  éhqaent 
d^histoire  de  France»  Ce  prix ,  conformément  à  Tintention  expresse  du  testateur,  se 
compose  des  neuf  dixiànes  du  revenu  total  qu*il  a  légué  à  TAcadémîe^  l'atilre 
dixième  étant  réservé  pour  Técrit  sur  l'histoire  do  France  qui  aura  le  ]^us  approché 
du  prix.  Le  premier  prix  demeure  décerné  à  M.  Augustin  Thierry,  auteur  d'un 
ouvrage  intitulé  :  Récits  des  temps  mérovingiens;  le  second  à  M.  Bazin,  auteur  de 
Touvrage  intitulé  :  Histoire  de  France  sous  Louis  XUI, 

Prix  extraordinaire ,  fondé  par  M,  le  comte  de  Maillé  Latour-Landry.  Le  prix  fondé 
par  M.  le  comte  de  Maillé  Latour-Landty  en  fi&veur  d'un  écrivain  ou  artiste  pauvre 
dont  le  talent  méritera  d*ètre  encouragé,  a  été  décerné  cette  année  parTAcadénaie 
française  à  M.  /.  Lafon  Labatut,  auteur  d'un  recueil  de  poésie  intitulé  :  Insomnies 
et  Regrets^ 

PRIX  PROPOSAS. 

Prix  ordinaires.  L'Académie  propose  pour  sujet  du  prix  de  poésie  qui  sera  dé- 
cerné en  18^7:  L'Algérie,  ou  la  Civilisation  conquérante.  Le  prix  sera  une  médaille 
d'or  de  la  valeur  de  a.ooo  francs. 

L'Académie  avait  proposé  pour  sujet  du  prix  de  poésie  de  i8&5,  la  Découverte 
de  la  vapeur;  le  prix  n'ayant  pas  été  décerné,  le  même  sujet  avait  été  remifi  au  con- 
cours pour  i84o.  Aucun  ouvrage  n'ayant  encore  étéjugé  digne  du  prix,  l'Acadéiaie 
remet  de  nouveau  la  même  question  au  concours  pour  1847. 

Le  prix  sera  une  médaille  d'or  de  Ist  valeur  de  a, 000  francs. 

Les  ouvrages  envoyés  h  ces  concours  ne  seront  reçus  que  jusqu'au  1"  oiars  1847. 
Ce  terme  est  de  rigueur. 

L'Académie  propose,  pour  sujet  du  prix  d'éloquence  à  décerner  en  1 848,  Y  Eloge 
d'Amyot. 

Le  prix  sera  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  a ,000  francs. 

Les  ouvrages  envoyés  au  concours  ne  seront  reçus  que  jusqu'au  i*  mars  i848. 
Ce  terme  est  de  rigueur. 

PRIX    MONTYON    POUR    L'ANNEE    1847. 

Prix  de  vertu.  Dans  sa  séance  publique  du  mois  de  mai  1847,  l'Académie  fran- 
çaise décernera  les  prix  et  les  médailles  provenant  des  libéralités  de  feu  M.  de  Mon- 
tyon, et  destinés  par  le  fondateur  à  récompenser  les  actes  de  vertu  et  les  ouvraees  les 
plus  utiles  aux  mœurs  qui  auront  paru  dans  le  cours  des  deux  années  précédentes. 

Ce  prix  est  distribué  annuellement  par  l'Académie;  tous  les  départements  de  la 
France  sont  admis  à  concourir;  il  est  partagé  en  un  on  plusieurs  prix,  et  en  un 
certain  nombre  de  médailles  ou  récompenses.  L'Académie  fixe,  lors  du  jugement 
du  concours,  la  somme  qui  sera  alloua  à  chacune  des  actions  qui  ont  mérité  d'être 
distinguées  par  elle. 

Prix  de  i  ouvrage  le  plus  utile  aux  mœurs.  Ce  prix  peut  être  accordé  à  tout  ou- 
vrage publié  par  un  français,  dans  le  cours  des  deux  années  précédentes,  et  recom- 
mandable  par  un  caractère  d'élévation  morale  et  d'utilité  publique. 


576  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Prix  estraordînaires ,  provenant  des  Uhérxiliiés  de  M.  de  Moniyon.  L'Académie  rap- 
pelle  qu*elle  a  proposé,  pour  1847  «  "°  P'*^^  ^^  5,ooo  francs,  prélevé  sur  les  ibnas 
disponibles  delà  fondation  de  M.  de  Montyon,  pour  être  appliqué  à  une  ou  plusieurs 
traductions  d^ouvrages  moraux  de  Tantiquité  ,  ou  des  littératures  modernes  étran- 
gères, qui  auront  paru  dans  le  cours  des  deux  années  précédentes. 

Le  concours  sera  fermé  le  i"  janvier  1847. 

Le  prix  sera  décerné ,  s*il  y  a  lieu,  dans  la  séance  publique  du  m<Hs  de  mai  1847. 

Prix  proposé  pour  1850.  L* Académie  rappelle  qu  elle  a  proposé  un  prix  de 
iO«ooo  francs  pour  une  œuvre  dramatique  en  cinq  actes  et  en  vers,  composée  par 
un  Français,  imprimée,  représentée  et  publiée  en  France,  et  qui  joindrait  au 
mérite  littéraire  le  mérite  non  moins  grand  d*étre  utile  aux  mœurs  et  aux  progrès 
de  la  raison. 

L*Académie  s'occupera  du  jugement  d'après  lequel  le  prix  sera  décerné,  à  partir 
du  1*  janvier  i85o. 

Les  membres  de  T Académie  française  sont  seuls  exclus  de  ce  concours. 

Prix  fondé  par  M,  le  baron  Gobert.  A  partir  du  1"  janvier  1 847 1 1*  Académie  s'oc- 
cupera de  l'examen  annuel  relatif  aux  prix  fondés  par  feu  M.  le  baron  Gobert,  pour 
Je  morceau  le  plus  éloquent  d'histoire  de  France,  et  pour  celui  dont  le  mérite  en  appro- 
chera le  plus  L'Académie  comprendra,  dans  cet  examen,  les  ouvrages  nouveaux  sur 
l'histoire  de  France,  qui  auront  paru  depuis  le  i*' janvier  i846.  Les  ouvrages  pré- 
cédemment couronnés  conserveront  les  prix  annuels ,  d'après  la  volonté  expresse 
du  testateur,  jusqu'à  déclarab'on  de  meilleurs  ouvrages. 

Prix  fondé  par  M.  le  comte  de  Maillé  Latour-Landry,  à  décerner  en  i8à8.  M.  le 
comte  de  Maillé  Latour-Landry  a  légué  à  l'Académie  française  et  à  l'Académie  royale 
des  beaux-arts  une  somme  de  3o,ooo  francs  à  employer  en  renies  sur  l'État,  pour 
la  fondation  d'un  secours  à  accorder,  chaque  année ,  au  choix  de  chacune  de  ces 
deux  académies alternativiement,  «à  un  jeune  écrivain,  ou  artiste  pauvre,  dont  le 
talent,  déjà  remarquable,  paraîtra  mériter  d'être  encouragé  à  poursuivre  sa  car- 
rière dans  les  lettres  ou  les  beaux-arts.  » 

ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

M.  le  comte  Siméon,  membre  libre  de  l'Académie  des  beaux-arts,  est  mort,  à 
Dieppe ,  le  1 4  septembre. 


TABLE. 

Relation  des  voyages  faits  par  les  Arabes  et  les  Persans  dans  llnde  et  à  la  Chine, 
pr  M.  Reinaud  (  1"  article  de  M.  Quatrcmère) Page   513 

Hutcheson,  fondateur  de  Técole  écossaise  (2*  article  de  M.  Cousin] 531 

Théâtre  français  au  moyen  âge,  publié  d'après  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
du  Roi,  par  MM.  L.-G.  Monroerqué  et  Francisque  Michel  (4*  article  de 
M.  Magnin] 544 

Tableau  des  institutions  et  des  mœurs  de  TÉglise  au  moyen  âge,  par  Frédéric  Hur- 

ter  (article  de  M.  Avenel  ) 558 

Nouvelles  littéraires 574 

F»  DB  Là  TABLÇ. 


JOURNAL 

DES  SAVANTS. 

OCTOBRE  1846. 


Sur  la  planète  nouvellement  découverte  par  M.  Le  Verrier,  comme 
conséquence  de  la  théorie  de  l'attraction. 

PREMIER    ARTICLE. 

L'histoire  de  rastronomie  moderne  conserve  avec  honneur  les  noms 
dun  petit  nombre  d'observateurs  heureux,  qui,  par  une  étude  attentive 
du  ciel,  ont  découvert  Texistence  de  planètes  jusqu'alors  ignorées.  Les 
mesures  angulaires ,  par  lesquelles  ils  avaient  reconnu  et  déiini  les  mou- 
vements apparents  de  ces  corps,  ont  servi  aux  géomètres  pour  calculer 
leurs  mouvements  réels ,  en  les  réglant  sur  les  lois  de  l'attraction  new- 
lonienne,  qu'on  a  trouvées  toujours  en  donner  l'expression  d'autant 
plus  fidèle,  qu'elles  avaient  été  appliquées  plus  exactement.  Mais,  dans 
tous  ces  cas,  la  vue  précédait  l'intelligence.  La  méthode  suivait  l'astre, 
ne  le  prévoyait  point.  On  eut,  sans  doute,  une  grande  preuve  de  sa 
puissance ,  lorsque  Ton  vit,  après  soixante-seize  ans,  la  comète  de  Halley 
revenir  des  profondeurs  de  l'espace,  au  temps  fixé,  à  quelques  jours 
près,  par  Glairaut,  à  la  suite  d'immenses  calculs,  dont  la  fidélité  ines- 
pérée aurait  encore  été  plus  précise,  si  Ton  avait  mieux  connu  alors  la 
masse  de  Saturne;  et  si,  au  delà  de  Saturne,  il  n'eût  pas  existé  d'autres 
planètes ,  dont  Glairaut  put  seulement  signaler  l'influence  comme  sup- 
posable,  en  dehors  de  ses  calculs.  Toutefois  l'astre  avait  été  vu  antérieu 
rement,  et  l'on  savait  qu'il  devait  revenir.  L'incertitude,  et  elle  était 
grande ,  portait  seulement  sur  l'époque  de  son  retour,  au  sommet  de  sa 
longue  ellipse  le  plus  proche  du  soleil.  Mais,  constater  d'avance,  a 
priori,  Texistence  certaine  et  nécessaire  d'une  planète  que  nul  œil  hu- 
main n'avait  encore  aperçue;  déterminer  la  position  et  les  dimensions 
de  son  orbite;  évaluer  sa  masse ,  régler  son  mouvement,  assigner  pour 

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578  JOURNAL  DES  SAVANTS, 

telle  année,  tel  jour,  telle  heure,  sa  place  absolue  dans  le  ciel,  le  point 
précis  où  elle  doit  être,  où  on  la  trouvera,  et  où  on  la  trouve,  voUà  ce 
que  personne  n'avait  jamais  fait,  et  ce  que  M.  Le  Verrier  vient  de  faire. 
La  nature  des  données  sur  lesquelles  il  a  pu  établir  cet  étonnant  résultat, 
h  marche  qu'il  a  suivie  pour  y  aniver,  l'immensité  du  travail,  l'impor- 
tance actuelle  du  fait  astronomique,  les  conséquences  les  plus  appa- 
rentes qu'on  en  peut  déjà  pressentir,  tel  sera  le  sujet  qui  va  nous 
occuper.  Je  dirai  d'abord  comment  on  découvre,  par  la  vue,  les  pla- 
nètes et  les  comètes  nouvelles ,  avec  les  instruments  que  nous  possé- 
dons. Je  dirai  ensuite  comment  M.  Le  Verrier  a  trouvé  la  sienne  par  le 
calcul.  Ce  rapprochement  m'a  semblé  indispensable  pour  faire  com- 
prendre la  beauté  et  la  valem*  de  sa  découverte.  Elle  est  sans  doute 
déjà  connue  de  tous  nos  lecteurs.  Les  sentiments  de  curiosité  bien  na- 
turelle qui  pouvaient  se  mêler  à  leur  admiration  doivent  avoir  été 
satisfaits  par  les  nombreux  détails  qui  ont  été  insérés  dans  les  papiers 
publics.  Je  n'ajouterais  rien  à  l'intérêt  qu'elle  a  dû  leur  inspirer,  en  re- 
produisant, avec  moins  d'à-propos,  les  mêmes  idées,  que  je  ne  saurais 
probablement  pas  rendre  avec  la  même  vivacité  d'expressions.  C'est 
pourquoi  j'ai  entrepris,  trop  hardiment  peut-être ,  de  conduire  nos  lec- 
teurs dans  une  autre  voie ,  où  je  suivrai  avec  eux  la  succession  des  tra- 
vaux et  des  hommes  qui  ont  élevé  ce  gi^nd  édifice  au  sommet  duquel 
M.  Le  Verrier  vient  de  se  placer.  Cet  honunage  rendu  à  leur  mémoire 
ne  déparera  pas  son  triomphe.  Il  ne  fera  que  le  justifier  plus  évidem- 
ment :  car  on  verra,  d'une  part,  ce  qu'il  y  a  de  puissance  dans  les  méthodes 
mathématiques  déjà  préparées;  de  l'autre,  ce  qu'il  lui  a  fallu  d'habileté, 
de  sagacité,  de  persévérance,  et  de  talent  personnel,  pour  en  flaire  une 
si  belle  application.  Cette  vue  claire  et  entière  de  sa  découverte  sera  le 
dédommagement  que  j'ose  promettre  à  nos  lecteurs ,  au  terme  de  la 
carrière  où  je  me  hasarde  à  les  engager. 

Le  simple  aspect  du  ciel ,  attentivement  observé  pendant  quelques 
nuits,  fait  reconnaître  deux  sortes  d'astres.  Les  uns,  en  multitude  in- 
nombrable, semblent  fixement  attachés  à  la  voûte  céleste,  comme 
autant  de  points  étincelants  qui  gardent  entre  eux  des  relations  de 
position  constantes  :  ce  sont  les  étoiles.  Les  groupes  diversement 
figurés,  dans  lesquels  on  les  répartit  conventionnellement ,  pour  rap- 
peler à  l'esprit  leur  ensemble,  et  que  l'on  appelle  les  constellations, 
paraissent,  aujourd'hui  encore,  tels  que  les  plus  anciens  astronomes 
les  ont  décrits.  C'est  seulement  par  des  mesures  de  la  dernière  déli- 
catesse qu'on  découvre,  dans  presque  tous,  de  très-petits  déplacements 
relatifs,  qui,  vus  du  point  où  nous  sommes,  semblent  s'opérer  avec 
une  extrême  lenteur.  D'autres  astres,  eo  nombre  fort  restreint,  et  d'un 


OCTOBRE  1846.  579 

éclat  moins  vif,  se  montrent  toujours  errants  parmi  ceux-là,  dans  des 
routes  constantes.  Nous  les  appelons,  d'après  les  Grecs,  les  planètes; 
dénomination  qui  exprime  leur  caractère  spécial  de  mobilité  relative. 
Cinq  s  aperçoivent  à  la  vue  simple;  et,  dès  la  plus  haute  antiquité,  on 
les  a  partout  distinguées  des  étoiles  d*après  ce  caractère.  Nous  leur  avons 
conservé  les  noms  mythologiques  par  lesquels  les  Grecs  les  désignaient , 
et  nous  les  appelons  comme  eux.  Mercure,  Vénus,  Mars,  Jupiter,  Sa- 
turne. Mais,  depuis  Tannée  1781,  le  télescope  en  a  fait  découvrir  six 
autres  auxquelles  on  a  pareillement  donné  des  noms  tirés  de  la  mytho- 
logie grecque.  Ce  sont  Uranus,  Gérés,  Pallas,  Junon,  Vesta  et  Astrée. 
Je  les  désigne  dans  Tordre  de  leur  découverte,  successivement  attachée 
aux  noms  de  W.  Herschell,  Piazzi,  Olbers,  Harding,  etHencke;  deux 
fois  à  celui  d'Olbers,  pour  Pallas  et  pour  Vesta.  Les  cinq  planètes  an- 
ciennement connues,  étant  observées  au  télescope,  se  distinguent  immé- 
diatement des  étoiles,  parce  qu'elles  offrent  Tapparence  d'un  disque 
arrondi,  ayant  un  diamètre  sensible;  au  lieu  que  les  étoiles  se  voient 
comme  de  simples  points  lumineux,  d'autant  plus  petits  que  l'instru- 
ment est  plus  puissant  et  plus  parfait ,  leurs  dimensions  propres ,  agrandies 
optiquement  plusieurs  milliers  de  fois,  restant  encore  imperceptibles 
dans  Timmense  éloignement  où  elles  sont  placées.  Mais ,  paimi  les  pla- 
nètes découvertes  de  nos  jours,  Uranus  seul  a  pu  être  reconnu  pour 
tel  à  Tinspection  de  son  disque;  et  encore,  parce  que  Herschell  se 
ti'ouva  Tapercevoir  dans  un  de  ses  télescopes  qui  avait  un  grand 
pouvoir  amplifiant  :  car  elle  avait  été  déjà  vue  antérieurement ,  à  dix- 
neuf  places  différentes,  par  Flamsteed,  Bradley,  Mayer  et  Lemonnier, 
qui  Tavaient  prise  pour  une  petite  étoile,  n'ayant  pas  comparé  entre 
elles  les  positions  qu'ils  lui  avaient  trouvées  à  plusieurs  jours  consécu- 
tifs ,  malheureusement  pour  eux.  Toutes  les  autres  ont  des  diamètres 
apparents  trop  petits  pour  avoir  été  signalées  aux  observateurs  par  ce 
caractère,  quoiqu'on  Ty  aperçoive  maintenant,  sachant  qu'il  existe.  Ces 
astres,  et  la  planète  Le  Verrier  elle-même,  ont  été  d'abord  distingués 
optiquement  des  étoiles  par  l'observation  de  leur  mouvement  relatif. 
Or,  à  Texception  de  cette  dernière,  qui  était  prédite,  pour  que  Ton 
pût  les  reconnaître  à  cette  particularité  parmi  la  multitude  infinie  de 
'points  lumineux  qui  se  présentent  toujours  à  Tœil  avec  elles,  et  qui 
leur  ressemblent,  il  fallait  que  le  hasard  de  leur  mouvement  les  amenât 
juste  dans  la  plage  du  ciel  qu'un  astronome  se  trouvait  actuellement 
étudier  dans  ses  plus  minutieux  détails,  pour  ce  but  ou  pour  tout 
autre,  à  des  jours  divers  et  peu  distants.  Voulant  donc  rendre  ce  ha- 
sard plus  aisé  à  saisir,  et  favoriser  en  même  temps  tous  les  progrès 
généraux  de  la  physique  stellaire,  les  astronomes  de  notre  temps  se 

73. 


580  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sont  associés  dans  Texécution  d*un  immense  travail  descriptif,  dont  je 
vais  donner  une  courte  esquisse. 

On  construit  des  cartes  qui  offrent  la  représentation  du  ciel  stellaire , 
comme  on  construit  des  cartes  géographiques.  Pour  cela ,  on  déter- 
mine par  Tobservation  les  coordonnées  angulaires  des  étoiles  rela- 
tivement à  réquateur  ou  à  l'écliptique,  de  même  que  Ton  fixe  la  po- 
sition absolue  et  relative  des  divers  points  de  la  surface  terrestre  par 
leurs  latitudes  et  longitudes;  et,  dans  ces  deux  cas,  plus  les  observa- 
tions sont  nombreuses,  plus  les  caries  peuvent  être  détaillées.  Les 
éléments  de  leur  construction  s'obtiennent  par  des  méthodes  pra- 
tiques dont  Texposé  serait  ici  hors  de  place.  Il  suffira  de  dire  que  Texac- 
titude  de  ces  données  dépend  de  la  précision  avec  laquelle  on  peut 
définir  le  rayon  visuel  mené  à  l'étoile,  et  marquer  f instant  physique 
où  il  a  eu  telle  ou  telle  direction.  Le  premier  résultat  se  réalise  admi- 
rablement avec  nos  lunettes,  dont  les  objectifs  achromatiques  rassem- 
blent tout  le  cylindre  lumineux  venu  de  l'étoile  en  un  point  focal 
imique,  situé  à  une  distance  fixe  sur  le  prolongement  de  leur  axe  central. 
A  cette  distance,  on  ajuste  à  demeure  un  réseau  de  fils  d'araignée,  ten- 
dus rectangulairement;  et  le  rayon  central  venu  de  l'étoile,  dans  l'axe 
du  cylindre,  se  définit  presque  mathématiquement,  parla  condition  que 
l'image  focale  s'occulte  devant  le  point  de  croisement  des  fils.  Ce 
phénomène  se  voit  très-bien  à  travers  l'oculaire,  qui  est  un  petit  mi- 
croscope placé  entre  les  fils  et  l'œil  pour  rendre  la  perception  plus 
précise;  et,  simultanément,. les  battements  d'une  horloge  à  secondes 
marquent  à  l'oreille  attentive  de  l'obseiTateur  l'instant  physique  où 
l'occultation  a  lieu.  L'étoile  observée  se  trouve  donc  aiors  sur  le  pro- 
longement du  rayon  visuel  ainsi  défini.  On  n'a  plus  qu'à  déterminer  la 
direction  de  ce  rayon  relativement  à  des  droites  fixes  sur  la  surface 
terrestre,  comme  la  verticale  et  la  méridienne.  Cela  se  fait  par  de» 
mesures  d'angles,  prises  sur  des  cercles  gradués  établis  en  connexion 
mécanique  avec  la  lunette,  et  fixes  ou  mobiles  selon  la  nature  de 
l'instrument.  Mais  le  principe  d'exactitude  de  l'opération  réside  tou- 
jours, primitivement,  dans  la  combinaison  des  lunettes  à  réticule  avec 
les  horloges  à  pendule.  Les  éléments  de  position  ainsi  obtenus  sont 
d'abord  rassemblés  dans  des  tableaux  numériques,  où  les  étoiles  sont 
rangées  dans  l'ordre  suivant  lequel  leurs  passages  au  méridien  se  suc- 
cèdent. La  diversité  de  leur  éclat  est  spécifiée  fort  improprement  par 
le  mot  grandeur,  dont  on  conçoit  un  nombre  infini  de  degrés,  qui  s'ap- 
pliquent avec  beaucoup  d'incertitude  et  d'arbitraire.  Les  étoiles  de 
!'•  grandeur  sont  les  plus  brillantes,  comme  Sirius,  Rigel,  la  Chèvre, 
Aldébaran.  Celles  de  8*  grandeur  sont  à  peine  perceptibles  à  la  vue 


OCTOBRE  1846.  581 

simple  :  par  exemple,  Astérope,  la  septième  pléiade  dés  Grecs.  Maïs  les 
lunettes  astronomiques  nous  Font  aisément  voir  les  étoiles  de  i  o*  gran- 
deur; et  l'on  distingue.  jus(ju*à  celles  de  la  1 7*  avec  de  larges  objectifs.  Les 
tableaux  de  positions,  ainsi  formés,  s'appellent  des  catalogues  d'étoiles. 
Le  plus  ancien  que  l'on  connaisse  se  trouve  dans  FAlmageste ,  et  il  est 
très-probablement  l'ouvrage  d'Hipparque,  que  Ptolémée  s  est  approprié. 
On  y  trouve  les  positions  de  1022  étoiles  définies  par  leurs  coordonnées 
écliptiques  :  ce  choix  avait  pour  but  d'éviter  les  changements  que  la 
précession  opère  dans  les  coordonnées  équatoriales.  Nous  préférons 
maintenant  celles-ci ,  que  l'observation  donne  immédiatement ,  parce  que 
nous  savons  très-bien  corriger  leurs  variation^'.  Ce  catalogue  est,  mal- 
heureusement, trop  imparfait  pour  nous  fournir  des  données  de  calcul; 
son  ancienneté  ne  compense  pas  ses  erreurs.  La  même  cause  rend  pa- 
reillement inutiles  tous  c^ux  qui ,  plus  tard ,  ont  été  rédigés ,  comme  celui- 
là,  d'après  des  observations  faites  à  la  vue  simple,  sans  moyens  exacts  de 
mesurer  le  temps;  c'est-à-dire  avant  1667,  époque  à  laquelle  Huygens 
appliqua  le  pendule  aux  horloges.  L'emploi  des  lunettes  à  réticule,  pour 
mesurer  les  angles  célestes,  est  postérieur  de  quelques  années.  C'est  une 
invention  d'Auzout.  Parmi  les  astronomes  modernes,  Flamsteed,  vers 
l'an  1690,  employa  le  premier  ces  deux  instruments  pour  former  un  cata- 
logue nouveau,  accompagné  de  cartes  célestes  construites  d'après  un  mode 
de  projection  particulier  qui  a  été  appelé  de  son  nom;  il  contient  plus 
de  S 000  étoiles.  Mais  Flamsteed  n'avait  à  sa  disposition  que  des  ins- 
truments fort  imparfaits;  son  zèle  était  plus  ardent  qu'éclairé.  U  n'ad- 
joignit jamais  à  ses  observations  les  indications  du  baromètre  et  du 
thermomètre,  quoique  Newton  le  priât  instamment  de  le  faire,  pour 
que  l'on  pût  un  jour  les  dépouiller  de  l'effet  des  réfractions  atmosphé- 
riques, lorsque  la  théorie  en  serait  mieux  connue.  Par  ces  diverses 
causes,  le  catalogue  de  Flamsteed  ne  peut  nous  servir  que  comme  ren- 
seignement. Enfin,  soixante  ans  plus  tard,  vint  Bradley,  Bradley  le 
modèle  des  astronomes,  qui,  avec  les  excellents  instruments  dont  l'ob- 
servatoire de  Greenwich  s'était  enrichi ,  et  qu'il  rendait  encore  plus  pré- 
cis par  son  habileté  à  en  faire  usage,  découvrit  l'aberration  de  la  lu- 
mière, la  nutation  de  l'axe  terrestre,  et  laissa  dans  les  registres  de 
Greenwich  la  plus  précieuse  collection  d'observations  d'étoiles  qui  eût 
été  jamais  formée.  Mais,  pour  que  l'on  pût  mettre  à  profit  ce  trésor,  il 
fallait  que  toutes  ces  observations  fussent  discutées  dans  leur  ensemble 
et  dans  leurs  détails;  qu'on  en  tirât  les  rectifications  des  instruments, 
et  qu'on  en  réduisît  tous  les  résultats  à  une  même  époque.  Bessel  en- 
treprit cet  immense  travail ,  et  il  l'exécuta  avec  un  dévouement ,  une 
science,  des  soins,  qu'on  ne  saurait  trop  louer.  Tel  il  fut,  au  reste. 


582         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

dans  toute  sa  rie  scientifique;  et  si,  venu  plus  tard  que  Bradiey,  il  ne 
lui  a  pas  été  donné  d'attacher  son  nom  à  des  découvertes  du  même 
ordre,  peut-être  les  astronomes  ne  lui  doivent-ils  pas  moins  de  recon- 
naissance pour  les  secours  de  tout  genre  qu'il  leur  a  laborieusement 
préparés.  Un  demi-siècle  environ  après  Bradiey,  Piazsi  publia  un  nou- 
veau catalogue  comprenant  les  positions  actuelles  des  mêmes  étoiles  et 
de  beaucoup  d'autres,  en  somme  76/16 ,  toutes  observées  avec  un  ma- 
gnifique instrument  de  Ramsden ,  et  ramenées  à  Tépoque  commune  du 
1  "  janvier  1 800 ,  qui  leur  était  à  peu  près  intermédiaire.  C'est  le  second 
&nal  élevé  sur  la  route  des  recherches  astronomiquies. 

L'utilité  de  ces  travaux  étant  devenue  de  jour  en  jour  plus  sensible, 
on  les  multiplia.  Un  astronome  laborieux,  le  Français  Lalande,  porta 
le  nombre  des  étoiles  observées  à  Soooo  ;  mais  Bessel  dépassa  toutes 
ces  limites.  Comme  les  principaux  éléments  de  l'astronomie  générale 
se  déterminent  par  des  observations  d'étoiles  peu  distantes  de  Téquateur, 
il  se  donna,  pour  champ  de  recherches,  la  zone  circulaire  qui  s'étend 
de  part  et  d'autre  de  ce  plan,  depuis  45""  de  déclinaison  boréale,  jus- 
qu'à 1 5*  de  déclinaison  australe.  Puis,  ayant  partagé  le  contour  de  cette 
zone  en  subdivisions  de  ib"*,  comprenant  chacune  les  étoiles  qui  tra- 
versent le  méridien  en  une  heure  sidérale,  il  entreprit  d'observer,  à 
l'instant  de  leur  passage,  toutes  celles  que  sa  lunette  pourrait  lui  fidre 
saisir  dans  la  zone  entière,  en  mesurant  aussi  leur  déclinaison.  U  fit 
cela,  en  douze  ans,  assisté  de  qudques  aides  zélés;  et,  dans  ces  douze 
années,  il  détermina  ainsi,  par  double  observation,  les  coordonnées 
équatoriales  de  7 5 000  étoiles,  auxquelles  il  joignit  encore  des  tables 
numériques  contenant  tous  les  éléments  de  correction  nécessaires  pour 
les  ramener  à  l'époque  commune  du  1*  janvier  18a  5.  L'Académie  de 
Berlin  conçut  alors  le  grand  et  utile  projet  d'extraire,  de  cet  immense 
travail,  les  résultats  qui  s'appliquent  aux  quinze  premiers  degrés  de  dé- 
clinaison, boréale  et  australe;  d'y  réunir  les  déterminations  antérieures 
de  Bradiey,  de  Piazzi  et  de  Lalande,  qui  entrent  dans  ces  limites; 
d'en  composer  un  catalogue  général,  comprenant  jusqu'aux  étoiles  de 
10*  grandeur,  toutes  ramenées  au  1^  janvier  de  l'année  1800;  et  de 
fonder,  sur  cet  ensemble,  une  série  de  vingt-quatre  cartes  célestes, 
une  pour  chaque  heure,  présentant,  pour  la  même  époque,  l'image 
minutieusement  fidèle  de  cette  zone  équatoriale  du  ciel  étoile.  Une 
invitation  publique  fiit  adressée  par  l'Académie  à  tous  les  astix>nomes 
connus  par  leur  habileté  et  par  leur  zèle,  pour  les  engager  à  se  par- 
tager le  travail  des  réductions,  comme  aussi  k  enrichir  de  leurs  obser- 
vations propres  la  portion  des  cartes  qui  leur  serait  dévolue.  Les  plus 
zélés  accomplirent  bientôt  leur  tâche,  mais  tous  ne  font  pas  encore 


OCTOBRE  1846.  583 

remplie.  Quatorze  de  ces  cartes  sont  déjà  publiées;  la  quinzième  vient 
seulement  de  paraître  à  Berlin,  le  33  septembre  dernier;  et  neuf 
restent  ainsi  encore  à  finir  pour  embrasser  le  contour  entier  de  ïé- 
quateur.  Elles  comprendront  ensemble  plus  deux  cent  mille  étoiles.  Par 
un  hasard  heureux,  qu*on  dirait  avoir  été  aussi  un  acte  de  justice,  cette 
quinzième  carte  à  peine  terminée,  que  les  seuls  astronomes  de  Berlin 
possédaient  déjà,  contient  la  ai*  heure  à  partir  de  Téquinoxe  vernal. 
Or  cest  dans  cette  heure-là,  et  dans  telle  position  spécifiée  de  Theure, 
que  la  planète  de  M.  Le  Verrier  était  comprise  quand  il  en  donna  Tan- 
nonce.  Ce  fut  donc  avec  le  secours  de  cette  carte,  construite  par 
M.  Bremiker,  que  M.  Galle,  Tun  de  ces  astronomes,  l'aperçut  tout 
d*abord  dans  le  ciel,  à  la  place  précise  que  le  mathématicien  français 
lui  avait  assignée.  Il  la  reconnut  en  remarquant,. à  cette  place  même, 
une  toute  petite  étoile  qui  n  était  pas  indiquée  sur  la  carte  céleste.  11 
détermina  sa  position  relativement  aux  étoiles  voisines,  et  le  lende- 
main cette  position  se  trouva  changée  dans  le  sens  prédit.  C*était  donc 
la  planète;  mais,  partout  ailleurs,  on  n  aurait  pu  la  trouver  qu'après 
avoir  construit,  par  de  minutieuses  observations,  la  portion  de  la  carte 
qui  la  devait  contenir.  M.  Galle  annonça  aussitôt  cette  découverte  à 
M.  Le  Verrier,  qui  Tapprit  avec  plaisir  sans  doute,  mais  sans  surprise; 
plus  que  personne  il  était,  et  devait  être  certain  du  fait. 

L*exploration  détaillée  du  ciel,  par  laquelle  les  astronomes  découvrent 
les  planètes  dont  1  existence  était  ignorée,  leur  fait  aussi  apercevoir  les 
comètes  nouvellement  arrivées  ou  revenues  dans  les  régions  de  Tes^ 
pacc  assez  proches  de  nous  pour  y  être  perceptibles  au  télescope. 
Mais  alors,  indépendamment  du  caractère  tiré  du  mouvement  propre, 
et  avant  même  qu'on  ait  pu  le  constater,  ces  astres  se  distinguent  gé- 
néralement des  étoiles  par  leur  aspect,  qui  les  fait  ressembler  d'abord 
à  une  petite  nébulosité  blanchâtre,  ne  jetant  qu'une  faible  lueur.  Aussi 
l'astronome  qui  cherche  des  comètes  parcourt-il  le  ciel  serein  et  obscur 
avec  une  simple  longue  vue ,  ayant  un  objectif  assez  large  pour  rece- 
voir beaucoup  de  lumière ,  et  un  pouvoir  amplifiant  très-faible  pour 
ne  pas  trop  affaiblir  l'image  focale;  de  manière  à  donner  seulement 
une  perception  parfaitement  nette  des  objets  célestes,  dans  une  ampli- 
tude angulaire  de  champ  qui  embrasse  quatre  ou  cinq  degrés.  Cela 
s'appelle  une  lunette  de  nuit,  et  l'observateur  la  tient  à  la  main.  Aper- 
çoit-il  ainsi  quelque  trace  vaporeuse  qui  lui  semble  nouvelle,  il 
constate  et  fixe  sa  position  absolue,  en  remarquant  les  étoiles  qui  Fen- 
vironnent;  puis  il  va  l'étudier  à  féquatorial.  C'est  un  instrument  établi 
autour  d'un  axe  fixe,  parallèle  à  l'axe  de  rotation  diurne  du  ciel.  Il  se 
compose  de  deux  cercles  gradués»  ajustés  rectai^;alairement;  Ton,  per- 


584  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pendiculaire  à  Taxe  de  rotation,  représente  Téquateur  céleste;  f autre, 
tournant  autour  de  celui-là,  représente  les  plans  horaires  des  astres. 
Ce  second  cercle  porte  une  lunette  à  réticule  parallèle  à  son  limbe,  et 
tournant  autour  de  son  centre.  Lorsqu'on  Ta  dirigée  vers  un  point  du 
ciel ,  si  Ton  fait  tourner  le  cercle  horaire,  elle  décrit  invariablement  le 
parallèle  céleste  de  ce  point;  et,  après  qu'elle  est  ainsi  fixée  sur  lui,  son 
mouvement  est  opéré  par  un  mécanisme  d'horlc^erie  qui  le  met  en  cons- 
tant accord  avec  la  rotation  apparente  du  ciel.  Alors,  quand  les  étoiles  qui 
environnaient  la  petite  nébulosité  ont  été  amenées  dans  le  champ  de  cette 
lunette,  onTy  revoit  parmi  elles,  h  sa  même  place,  entraînée  aussi  avec 
elles  par  une  même  rotation;  de  sorte  quon  peut  les  suivre  ensemble 
pendant  des  heures  entières ,  comme  si  cette  petite  portion  du  ciel  avait 
été  rendue  miraculeusement  immobile.  Il  devient  donc  facile  de  déter- 
miner la  position  du  point  suspecté,  en  le  rapportant  à  ces  étoiles  par  des 
mesures  de  distances  relatives,  prises  dans  le  sens  des  déclinaisons  et 
des  parallèles,  la  lunette  étant  fixée.  On  obtient  les  premières  par  le 
transport  d*un  des  fils  du  réticule,  qui  est  rendu  mobile  parallèlement 
à  Téquateur.  On  obtient  les  autres ,  en  comptant ,  par  les  battements  d'une 
horioge  à  secondes,  l'intervalle  temporaire  compris  entre  les  passages 
successifs  des  deux  astres ,  aux  fils  fixes  du  réticule  qui  sont  tendus  dans 
le  sens  des  méridiens.  Si  l'on  a  des  cartes  célestes  où  les  étoiles  de  com- 
paraison soîait  marquées ,  les  distances  relatives  suffisent  pour  avoir  la 
position  absolue,  par  différence.  Quand  ce  secours  manque,  il  faut 
retrouver  les  étoiles  avec  les  lunettes  des  instruments  fixes ,  pour  les 
définir  elles-mêmes;  ce  qui  demande  du  temps,  et  n'est  pas  toujoiirs 
sans  difficulté.  Dans  tous  les  cas,  la  nébulosité  étant  amenée  dans  le 
champ  de  la  lunette  de  l'équatorial,  on  la  suit  attentivement  pourvoir 
si  elle  manifeste  un  mouvement  propre;  et  alors  c'est  assurément  une 
comète.  Mais  sa  descente  trop  prompte  sous  l'horizon ,  ou  les  simples 
accidents  de  l'atmosphère,  peuvent  empêcher  qu'on  ne  constate  ce  fait 
dans  l'intervalle  d'une  seule  nuit;  et  alors  on  se  hâte  de  répéter  l'ob- 
servation dans  les  nuits  suivantes,  aussitôt  qu'elle  est  possible.  La  pé- 
riodicité de  ces  astres,  beaucoup  plus  fréquente  qu'on  ne  l'avait  cru 
pendant  longtemps ,  et  les  révolutions  que  nous  voyons  s'opérer  dans 
leur  substance  d'apparence  gazeuse ,  lorsqu'ils  se  rapprochent  du  soleil 
ou  qu'ils  s'en  éloignent,  ne  nous  les  rend  pas  moins  essentiels  à  étudier 
que  les  planètes,  k  cause  des  importantes  notions  de  physique  céleste 
qu'ils  peuvent  nous  fournir.  Celles  surtout  qui  parcourent  des  orbites 
rentrantes^  dans  des  intervalles  de  temps  mesurables  par  nos  calculs, 
nous  apportent,  dans  les  changements  que  nous  voyons  s'être  opérés 
en  elles  à  leurs  retours  sucoessUs,:  les  seules  indications  que  nous  puis- 


OCTOBRE  1846.  585 

sions  avoir  sur  la  nature  des  forces  qui  agissent,  et  qui  ont  dû  s'exercer 
sur  elles,  dans  les  régions  lointaines  de  lespace  où  elles  ont  pénétré. 

Je  viens  de  dire  tout  ce  que  Tastronomie  observatrice  peut  faire ,  pour 
constater  Texistence  et  suivre  les  mouvements  des  astres  qui  paraissent 
fixes  ou  variables  de  position  sur  la  voûte  céleste.  D  faut  maintenant 
expliquer  comment,  de  ces  simples  apparences,  on  a  pu  tirer  la  con- 
naissance des  mouvements  réels,'et  remonter  jusqu'à  leur  cause  phy- 
sique avec  ime  telle  certitude,  que ,  ces  mouvements  étant  observés,  on 
puisse  aujourd'hui,  par  le  seul  calcul,  assigner,  comme  M.  Le  Verrier  vient 
de  le  faire,  le  lieu  et  la  masse  d'un  astre  inconnu  qui  en  modifie  les  lois. 

Cette  œuvre  de  logique,  car  ce  n'est  pas  autre  chose,  a  été  com- 
mencée il  y  ajuste  à  présent  trois  siècles;  et  elle  a  été  accomplie  par  une 
succession  d'hommes  qui  se  sont  trouvés  avoir,  chacun  dans  leur  temps, 
la  spécialité  de  génie  la  plus  propre  à  la  bien  conduire,  à  partir  du* 
point  où  elle  était  arrivée.  Pour  preuve,  il  suffit  de  rappeler  leurs- 
noms,  l'ordre  dans  lequel  ils  ont  paru,  et  la  part  principale  que  chacun 
d'eux  a  prise  à  cette  magnifique  déduction. 

Copernic  mourant  ouvre  la  route,  en  i543,  parla  publication  de 
son  ouvrage  sur  les  révolations  des  corps  célestes.  Reprenant  les  traces 
d'une  ancienne  idée,  vaguement  aperçue,  il  réunit  la  terre  avec  les 
planètes  dans  un  même  mode  de  circulation  autour  du  soleil  considéré 
comme  centre,  en  plaçant  tous  ces  corps  à  des  distances  de  cet  astre 
d'autant  plus  grandes,  que  les  durées  de  leurs  révolutions  sont  plus 
longues,  et  les  faisant  marcher  tous  dans  un  même  sens,  de  manière  à 
les  comprendre  dans  les  mêmes  conditions  d'existence  mécanique.  La 
rétrogradation  séculaire  des  points  équinoxiaux  n'est  plus  opérée,  comme 
dans  le  système  de  Ptolémée,  par  un  déplacement  général  et  simul- 
tané de  tous  les  corps  célestes,  physiquement  inconciliable  avec  l'in- 
linie  variété  de  leurs  distances.  Elle  résidte  d'un  simple  mouvement 
conique,  exécuté  par  l'axe  de  rotation  du  seul  globule  terrestre,  comme 
nous  en  voyons  s'opérer  dans  les  toupies  tournantes  dont  les  enfants 
s'amusent.  Sur  ces  conceptions  hardies,  Copernic,  par  im  travail  de 
vingt-sept  ans,  établit  de  nouvelles  tables  astronomiques,  plus  faciles, 
plus  exactes  que  les  anciennes,  où  toutes  les  apparences  générales,  ob- 
servées jusqu'alors ,  sont  remplacées  par  des  réalités.  Mais  les  détails  des 
mouvements  y  sont  encore  représentés  par  les  fictions  géométriques  des 
Grecs ,  et  conformément  à  l'antique  préjugé  qu'ils  doivent  être  uniformes. 

Après  Copernic  paraissent  aussitôt,  presque  simultanément,  Tycho, 
Galilée,  Kepler.  Galilée,  tournant  vers  le  ciel  le  télescope  nouvelle- 
ment inventé,  y  découvre  des  circonstances  toutes  pareilles  à  celles 
que  Copernic   avait  conçues  :  Vénus   ayant,  comme  la  lune,  des 

7* 


586         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

phases  en  rapport  avec  la  succession  de  ses  distances  angulaires  an 
soleil,  telles  que  les  doit  présenter  un  corps  arrondi,  mu  autour  de  cet 
astre,  et  vu  par  un  spectateur  placé  en  dehors  du  cercle  qu'il  décrit; 
le  disque  de  Mars  en  offrant  aussi,  d*une  variabilité  plus  restreinte, 
mais  encore  appréciable,  et  telles  qu'on  doit  les  voir  d'un  point  inté- 
rieur au  cercle  parcouru  ;  les  satellites  de  Jupiter,  circulant  autour  de 
cette  planète,  comme  eUe-méme,  ainsi  que  toutes  les  autres  planètes, 
circulent  autour  du  soleil,  et  dans  le  même  sens;  ce  grand  corps  enfin 
ayant  un  mouvement  de  rotation  propre,  dirigé  d'occident  en  orient, 
comme  l'universalité  des  mouvements  planétaires,  et  comme  doit  ïèire 
aussi  le  mouvement  de  rotation  de  la  terre  pour  reproduire  les  appa- 
rences inverses  de  la  rotation  diuiiie  du  ciel.  Alors  toutes  les  analogies 
sur  lesquelles  Copernic  avait  élevé  sa  grande  conception  se  trouvèrent 
établies  à  l'état  de  faits;  et  Galilée  la  mit  complètement  hors  de  doute, 
tant  par  ces  découvertes,  que  par  la  logique  ingénieuse  et  puissante 
avec  laquelle  il  sut  les  exposer. 

Tycho  eut  un  autre  rôle.  Les  observations,  et  surtout  les  mesures, 
avaient  manqué  à  Copernic;  sa  vie  n'avait  pas  été  assez  longue  pour 
les  compléter.  Tycho,  astronome  zélé,  patient,  infatigable,  améliora 
les  instruments,  les  varia  de  mille  manières,  rendit  les  observations 
beaucoup  plus  précises ,  sut  en  tirer  plusieurs  particularités  des  mou- 
vements jusqu'alors  ignorées,  donna  ainsi  aux  tables  astronomiques  des 
fondements  plus  sûrs,  et  les  rapprocha  davantage  des  phénomènes.  Car 
le  système  qu'il  imagina  pour  les  enchaîner,  en  maintenant  la  terre 
immobile,  quoique  contraire  à  toutes  les  analogies  physiques,  ne  change 
que  l'interprétation  des  résultats  obsei^vés,  et  non  pas  leur  évaluation 
absolue  en  nombres. 

Kepler  hérita  du  trésor  d'observations  que  Tycho  avait  accumulé. 
Ce  fut  comme  un  coup  de  la  destinée  en  faveur  de  l'astronomie.  Tout 
autre  aurait  pu  se  contenter  de  les  publier  fidèlement;  lui  se  proposa 
d'en  faire  sortir  une  science  toute  nouvelle,  où  les  conceptions  de  Co- 
pernic, exprimées  par  des  nombres  plus  exacts,  seraient  liées  par  les 
rapports  généraux,  qu'il  supposait,  qu'il  pressentait  devoir  exister  dans 
l'ensemble  des  mouvements  célestes.  Tous  les  dons  du  génie,  les  plus 
divers,  les  plus  opposés,  le  préparaient  à  pénétrer  ces  grandes  lois  du 
ciel  :  ardent,  passionné,  avide  de  tout  connaître,  de  tout  découvrir;  ne 
reculant  devant  aucune  hypothèse,  si  hardie  quelle  pût  être;  mais, 
dans  cet  essor  illimité  de  la  pensée,  laborieux,  patient,  calculateur  in- 
trépide ,  soumettant  toujours  ses  idées  à  l'épreuve  des  nombres,  les 
suivant  sous  mille  formes,  sans  se  lasser  jamais,  ni  jamais  se  décou- 
rager, quand  il  les  reconnaissait  vaines  par  le  calcul.  Un  heureux  hasard 


OCTOBRE  1846.  587 

porta  d  abord  ses  recherches  sur  Torbite  de  Mars ,  celle  de  toutes  les 
planètes  dont  les  variations  de  distance  à  la  terre  ont  le  plus  d*étendue, 
ce  qui  facilite  Tétude  des  lois  qui  les  règlent.  Kepler  commença  par 
calculer  toutes  les  positions  angulaires  de  Mars  dans  cette  orbite ,  que 
les  observations  de  Tycho  pouvaient  lui  fournir.  Conformément  à  Thy- 
pothèse  jusqu alors  universellement  admise,  que  les  astres  doivent  s« 
mouvoir  dans  des  cercles,  avec  des  vitesses  constantes,  il  détermine  le 
point  central  du  cercle  de  Mars,  et  prouve  que  toutes  les  longitudes 
constatées  par  l'observation  se  trouvent  ainsi  représentées  aussi  exacte- 
ment quelles  peuvent  Têtre;  puis  il  montre  que  les  latitudes  calculées, 
qui  y  correspondent,  discordent  avec  les  latitudes  observées.  Donc 
l'hypothèse  de  la  circularité  est  démontrée  fausse.  Alors,  par  une  intui- 
tion métaphysique,  Kepler  conçoit  quen  effet  les  planètes  ne  peuvent 
pas  être  maintenues  mécaniquement  en  circulation  autour  dun  centre 
vide  de  matière ,  et  que  le  centre  de  leurs  mouvements  doit  être  bien 
plutôt  dans  le  corps  du  soleil,  agissant  sur  elles  au  loin,  par  un  pouvoir 
analogue  à  celui  de  laimant  sur  le  fer.  Reprenant  donc  les  observations 
de  Mars  sous  ce  nouveau  point  de  vue,  il  calcule  les  distances  succes- 
sives de  cette  planète  au  soleil,  les  place  sur  le  plan  de  Torbite  dans 
leurs  positions  angulaires  relatives,  puis  il  voit  qu'elles  aboutissent  à 
une  courbe  ovale,  décrite  avec  une  vitesse  variable,  crobsante  de  ia- 
phélie  au  périhélie,  à  mesure  que  la  planète  se  rapproche  du  soleil,  et 
décroissante  depuis  le  périhélie  jusqu'à  l'aphélie ,  à  mesure  qu'elle  s'en 
éloigne.  Après  mille  tentatives  infructueuses ,  pour  saisir  la  forme  de 
cette  courbe,  à  travers  les  irrégularités  que  les  erreurs  des  observations 
y  produisaient,  il  reconnaît  enfin  que  c'est  une  ellipse,  décrite  autour 
du  centre  du  soleil  comme  foyer.  Il  découvre  aussi  le  mode  de  varia- 
tion que  suit  la  vitesse  angulaire;  il  constate  que  les  observations  se 
ti'ouvent  ainsi  représentées,  en  longitude  et  latitude,  avec  un  égal  ac- 
cord. Appliquant  alors  ces  résultats  à  la  terre  ainsi  qu'aux  autres  pla- 
nètes, il  s'assure  que  leurs  mouvements  de  transport  y  sont  pareille- 
ment assujettis;  et  il  les  résume  ainsi  tous  dans  ces  deux  lois  simples: 

1^  Les  orbites  planétaires  sont  des  ellipses,  dont  le  centre  da  soleil  occape 
an  des  foyers; 

^^  Le  rayon  vectear  mené  de  chaqae  planète  au  centre  da  soleil  parcourt 
t orbite  en  décrivant,  autour  da  foyer,  des  secteurs  elliptiques,  dont  la  surface 
est  proportionnelle  aa  temps. 

Ces  lois  règlent  le  mouvement  individuel  de  chaque  planète.  Mais 
Kepler  s'était  intimement  persuadé  qu'il  devait  exister  quelque  relation 
générale  entre  leurs  distances  au  soleil  et  les  durées  de  leurs  révolu- 
tions, qu'on  voit  être  d'autant  plus  longues,  que  ces  distances  sont  plus 

74. 


588  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

grandes.  Cette  conjecture  pourrait  être  appuyée  aujourd'hui  sur  des 
raisons  physiques,  tirées  de  la  présomption  tiès-vraisemblabie  que  la 
formation  de  ces  corps  résulte  du  retrait  progressif  de  la  matière  solaire, 
après  une  immense  expansion.  Kepler  la  suivit  obstinément,  avec  une 
conviction  invincible,  dans  toutes  les  combinaisons  que  les  nombres 
pouvaient  lui  fournir.  Eufm,  après  vingt-deux  ans  de  tentatives  variées, 
incessantes,  semblant  toujours  toucher  à  la  vérité,  sans  jamais  l'at- 
teindre, toujours  infructueuses  et  jamais  abandonnées,  il  trouva  la  ré* 
compense  de  ses  efforts  dans  cette  troisième  loi  simple. 

Les  carrés  des  temps  des  révolations  de  différentes  planètes  sont  entre  eux 
comme  les  cubes  des  demi-grands  axes  des  orbites.  On  a  trouvé,  depuis,  que 
la  même  relation  existe  dans  chaque  système  de  satellites,  rapporté  i 
la  planète  qui  lui  sert  de  centre. 

Kepler,  pauvre  jusqu'à  la  misère,  dut  ressentir  une  grande  joie,  sans 
doute,  quand  il  se  vit  possesseur  de  ces  admirables  découvertes,  qui 
rassemblaient  tous  les  résultats  astronomiques  dans  leur  énoncé.  H  en 
fit,  plus  tard,  la  base  de  ses  tables  Rudolphines,  qui  furent  ainsi  les 
premières  établies  sur  les  vraies  lois  du  ciel.  Mais ,  si  l'on  veut  savoir 
comment  ces  joies  s'achètent ,  il  faut  lire  dans  ses  ouvrages  l'expression 
des  tourments  d'esprit,  de  l'inquiétude  sans  repos,  que  lui  causèrent 
tant  de  combinaisons  si  souvent  inutiles,  tant  d'espérances  si  longtemps 
démenties.  Cette  inquiétude,  dit-il,  nos  torqaebat  usqae  ad  insaniam. 
C'est  à  ce  prix  que  nous  jouissons  de  ses  immortels  travaux. 

Les  lois  de  Kepler  restèrent  pendant  un  demi-siècle  à  l'état  de  sim- 
ples faits.  Alors  Newton  parvint  à  découvrir  leur  principe  mécanique, 
et  à  les  concentrer  toutes  trois  en  un  seul  théorème,  exprimant  le 
mode  de  variabilité  de  la  force  centrale,  qui  était  nécessaire  et  suffi- 
sante pour  qu'elles  eussent  lieu.  Le  temps ,  non  moins  que  son  génie, 
avait  préparé  tous  les  matériaux  dont  il  avait  besoin  pour  s'élever  à  cette 
grande  abstraction.  D'abord,  Taccroissement  de  puissance  donné  à 
l'instrument  algébrique  par  Descartes,  en  l'appliquant  aux  fonctions 
variables  et  à  la  représentation  des  courbes ,  condition  indispensable 
de  son  emploi  dans  les  questions  naturelles;  puis,  les  premières  traces 
de  l'analyse  infinitésimale  apparues  dans  les  ouvrages  de  Fermât  ;  les 
découvertes  de  Galilée  sur  la  chute  des  graves,  celles  de  Huyghens  sur 
les  forces  centrales  et  la  théorie  des  développées,  conduisant  au  calcul 
des  mouvements  curvilignes;  enfin  les  aperçus  de  Kepler  et  les  idées 
plus  arrêtées  de  Borelli  et  de  Hook ,  rendant  très- vraisemblable  que 
les  planètes  sont  retenues  dans  leurs  orbites  par  une  force  attractive 
centrale  émanée  du  soleil,  qui  fait  continuellement  équilibre  à  la  force 
centrifuge  engendrée  par  leiu*  vitesse  de  circulation.  Newton  démontra 


OCTOBRE  1846.  589 

mathématiquement  toutes  ces  particularités,  comme  autant  de  consé> 
quences  mécaniques  des  lois  observées  par  Kepler.  Pour  cela,  considé- 
rant que  tous  les  corps  planétaires  auxquels  ces  lois  sappliquent  sont 
placés  à  d*immenses  distances  comparativement  à  leurs  dimensions 
propres,  il  les  traita  d'abord  comme  de  simples  points  en  mouve- 
ment; et  il  remonta,  pas  à  pas,  des  lois  suivant  lesquelles  ils  se 
meuvent,  aux  caractères  de  la  force  qui  les  régit.  Jamais  déduction 
ne  fut  plus  admirablement  logique.  La  constance  des  secteurs  curvi- 
lignes décrits  en  temps  égaux,  dans  une  même  orbite,  prouve  que 
la  force  régulatrice  est  toujours  dirigée  suivant  les  rayons  vecteui's 
menés  du  centre  du  soleil ,  autour  duquel  cette  constance  a  lieu. 
L*orbite  décrite  étant  une  ellipse  dont  ce  centre  occupe  im  des 
foyers,  Tintensité  de  la  force  qui  régit  une  même  planète  varie  en  di- 
vers points  de  son  orbite  réciproquement  au  carré  de  ses  distances  au 
même  centre.  Enfin, les  carrés  des  temps  des  révolutions  étant  propor- 
tionnels aux  cubes  des  demi-grands  axes,  fintensité  de  la  force  exercée 
sur  les  différentes  planètes  est  toujours  proportionnelle  à  leur  masse 
individuelle,  et  varie  seulement  de  Tune  à  l'autre  en  raison  inverse  du 
carré  de  leurs  distances  inégales  au  centre  du  soleil.  Ces  divers  carac- 
tères de  la  force  régulatrice  étant  ainsi  directement  conclus  des  faits 
obsei-vés.  Newton  prouve  encore  qu'ainsi  définie  elle  suffit  pour  les 
reproduire;  car,  étant  supposée,  les  trois  lois  de  Kepler  s'en  déduisent 
par  nécessité  mathématique.  Ces  mêmes  lois  s  observant  aussi  dans  les 
mouvements  des  satellites  qui  circulent  autour  d'une  même  planète  à 
diverses  distances,  ils  doivent  être  également  régis  par  une  force  qui 
émane  du  centre  de  la  planète,  avec  des  conditions  pareilles  de  varia- 
bilité. Newton  étend  la  même  conséquence  aux  comètes  qui  circulent 
autour  du  soleil  dans  des  orbes  paraboliques ,  en  modifiant  pour  elles 
la  troisième  loi  de  Kepler  parle  calcul,  comme  Texigent  des  ellipses  dont 
le  grand  axe  est  devenu  infini.  Cette  loi  suppose  plusieurs  corps  en  cir- 
culation autour  d'un  même  centre;  elle  n'était  donc  plus  observable  pour 
la  lune,  qui  circule  seule  autour  de  la  terre.  Newton  y  supplée,  en  tirant 
des  expériences  de  Huyghens  l'intensité  de  la  gravité  que  la  masse  de  la 
terre  exerce  sur  les  corps  mis  en  oscillation  près  de  sa  surface;  puis, 
considérant  cette  masse  comme  sphérique,  il  prouve  que  la  même 
gravité,  affaiblie  dans  le  rapport  du  carré  du  rayon  de  la  terre  au 
carré  du  rayon  de  l'orbe  lunaire,  se  trouve  être  égale  à  la  force  qui 
est  nécessaire  pour  maintenir  la  lune  autour  de  la  terre,  en  balan- 
çant la  force  centrifuge  produite  par  sa  vitesse  de  circulation.  Or  la 
gravité  agissant  ainsi  sur  un  corps  distant,  et  sur  un  corps  placé  à  la 
surface  terrestre,  comme  si,  dans  les  deux  cas^  la  masse  de  la  terre 


590  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

était  rassemblée  tout  entière  à  son  centre,  Newton  en  déduit  que  lac- 
tion  totale  de  cette  masse  est  la  résultante  de  toutes  les  actions  exer- 
cées individuellement  par  chacune  de  ses  particules  matérielles,  en 
raison  directe  de  leurs  masses  propres  et  inverse  du  carré  de  leurs  dis- 
tances au  point  sur  lequel  elles  s'exercent;  car  Fidenlité  d  effet  observée 
ne  peut  avoir  lieu  mathématiquement  que  sous  ces  conditions.  Enfin, 
toute  action  mécanique  exercée  par  les  corps  matériels  étant  accom- 
pagnée d  une  réaction  d'intensité  égale  et  de  sens  contraire ,  Newton 
conclut  que  les  planètes  doivent  réagir  sur  le  soleil,  comme  le  soleil 
agit  sur  elles;  les  satellites  sur  leur  planète,  comme  la  planète  sur 
eux;  et  tous  ces  corps  universellement  les  ims  sur  les  autres  suivant 
la  même  loi,  appliquée  individuellement  à  chacune  de  leurs  particules 
matérielles.  Ainsi,  en  résumé,  toutes  les  particules  de  matière  qui  com- 
posent les  corps  de  notre  système  solaire  gravitent  directement  et  ré- 
ciproquement les  unes  vers  les  autres,  en  vertu  d'une  force  générale, 
dont  l'énergie  est  proportionnelle  à  leurs  masses  propres,  et  inverse  du 
can*é  de  leurs  distances  mutuelles.  De  là  résulte  un  argument  rétros- 
pectif, qui  confirme  tout  ce  qui  précède.  Cette  loi  de  la  force  se  trouve 
être  telle,  qu'une  sphère  homogène  agit  extérieurement,  comme  ferait 
un  simple  point  de  même  masse,  qui  serait  placé  à  son  centre;  et  deux 
sphères  homogènes  qui  s'attirent  sont  sollicitées  l'une  versl'autreparune 
force  résultante,  proportionnelle  à  la  somme  de  leurs  masses,  agissant  sui- 
vant cette  même  loi.  Donc,  toutes  les  déductions  tirées  des  lois  de  Kepler 
en  considérant  les  corps  planétaires  comme  des«imples  points  deviennent 
rigoureuses.  Car  les  inégalités  de  densité,  et  de  configuration,  qui  le» 
feraient  différer  d'une  sphère  exacte  et  homogène,  ne  sam^aient,  à  cause 
des  immenses  distances  qui  les  séparent,  exercer  une  influence  principale 
sur  leurs  mouvements  généraux  de  circulation.  11  ne  peut  en  résulter  que 
des  effets  mécaniques  ,  d'un  ordre  de  petitesse  relatif,  qui  permet  d'en 
remettre  l'appréciation  à  des  approximations  ultérieures,  pour  les  ajou- 
ter, comme  conséquences  de  la  même  force,  aux  phénomènes  d'ensemble, 
quand  ils  seront  calculés.  En  appelant  celte  force  universelle  gravitation  et 
aussi  aWrac^ioTi,  Newton  n'a  voulu  que  la  désigner  par  ses  effets  apparents 
etsensibles,  mais  nuUementdcfinir  ou  même  indiquersa  raison  physique. 
Prenant  donc  son  énoncé  tel  qu'il  le  donne,  dans  son  application  spéciale 
au  système  solaire,  le  seul  qu'il  ait  pu  étudier  par  ses  calculs,  la  gravita- 
tion newtonienne  n'est  pas  une  conception  hypothétique,  qu'on  puisse  ren- 
verser, ou  même  débattre.  C'est  un  fait  cosmique ,  exprimé  en  nombres^ 

^  Le  mol  particules  doit  s*enlendre  ici  dans  le  sens  abstrait  de  subdivisions  ou 
parties  géométriques,  partes  ,  prises  comme  des  infiniment  petits  maihématiques.  U 
iif  faut  pas  confondre  ces  subdivisions  idéales  avec  les  molécules  physiques  qui 


OCTOBRE  1846.  591 

Arrivé  à  ce  grand  principe,  Newton  en  vit  résulter  tout  le  méca- 
nisme du  système  solaire  :  la  forme  des  planètes  et  des  satellites,  les 
variations  d'intensité  de  la  pesanteur  en  diverses  parties  de  leurs  sur- 
faces, les  oscillations  des  fluides  qui  les  recouvrent,  les  mouvements 
séculaires  des  plans  où  ils  se  meuvent ,  les  déplacements  progressifs  de 
leurs  orbites  dans  ces  plans,  les  mutations  qui  doivent  lentement  s'o- 
pérer dans  la  forme  de  ces  orbites,  et  les  dérangements  continuels 
queux-mêmes  doivent  y  subir,  en  vertu  de  leurs  actions  réciproques. 
Non-seulement  Newton  vit  ces  conséquences,  mais,  suppléant,  par  une 
sagacité  incroyable ,  aux  méthodes  analytiques  qui  manquaient  encore 
pour  les  suivre  dans  leurs  derniers  détails ,  il  parvint  à  les  établir  toutes 
mathématiquement  par  des  calculs  approximatifs,  que  l'avenir  devait 
achever.  Je  ne  le  suivrai  pas  dans  cette  immense  carrière;  mais  je  dois 
du  moins  y  signaler  les  particularités  qui  me  sont  indispensables ,  pour 
faire  comprendre  comment  la  découverte  de  la  nouvelle  planète  a  pu 
être  une  déduction  assurée  de  ces  conceptions. 

constituent  les  corps  naturels.  Celles-ci,  quoique  trop  petites  pour  être  appréciable» 
k  nos  sens,  doivent  se  concevoir  étendues,  figurées,  et  composées  de  particules  géo- 
métriques, en  nombre  iniîni,  dont  la  répartition  et  farrangemcnt  déterminent  la 
configuration  de  leur  masse  totale.  Les  phénomènes  de  la  cristallisation ,  et  les  dé- 
viations que  les  molécules  constituantes  d*un  grand  nombre  de  corps  impriment 
aux  plans  de  polarisation  des  rayons  lumineux  ,  prouvent  qu'on  ne  peut  pas  les  sup- 
poser généralement  sphériques  et  homogènes.  La  loi  simple  de  la  gravitation  newto- 
nienne,  proportionnelle  aux  masses  et  réciproque  au  carré  des  distances,  ne  peut  doac 
être  appliquée  aux  actions  mutuelles  de  ces  molécules  physiques  qu'autant  qu  on  les 
suppose  s  exercer  à  des  distances  infiniment  grandes ,  comparativement  aux  dimen- 
sions absolues  de  leurs  masses  propres.  Alors  les  forces  attractives  individuellement 
émanées  de  leurs  particules  géométriques,  suivant  la  loi  simple,  devenant  toutes  sen- 
siblement égales  en  intensité,  et  coïncidentes  en  direction,  se  composent  en  ane 
résultante  unique,  conforme  à  cette  loi.  Cest  ce  qui  a  lieu  dans  les  phénomènes 
célestes,  et  aussi  dans  tous  les  phénomènes  physiques  où  des  corps  matériels 
agissent  par  attraction  à  des  distances  perceptibles  pour  nos  sens.  Car  de  telles  dis- 
tances sont  comme  infinies,  comparativement  aux  dimensions  des  molécules  phy- 
siques. Mais  il  n*en  est  plus  ainsi  lorsque  ces  molécules  agissent  à  de  petites  dis- 
tances ,  comparables  à  leurs  dimensions  propres.  Alors  les  forces  individuellement 
émanées  de  leurs  particules  mathématiques  doivent  engendrer  des  résultantes 
complexes,  qui  décroissent  beaucoup  plus  rapidement  que  la  raison  inverse  dn 
carré  des  distances  ;  comme  cela  a  lieu  dans  la  précession  des  équinoxes  et  les 
phénomènes  des  marées,  où  des  actions  individuellement  exercées  suivant  cette  loi 
simple,  sur  tous  les  points  d*une  même  masse,  dont  Tétendue  les  rend  sensible- 
ment inégales ,  engendrent  des  résultantes  qui  décroissent  comme  le  cube  des  dis- 
tances. De  telles  résultantes  interviennent  très-probablement  dans  la  production 
des  phénomènes  chimiques  «  et  peut-être  en  sont-elles  la  seule  cause  mécanique. 
Mais  on  n*y  a  pas,  iusqu  à  présent,  reconnu  de  lois  asses  simples  pour  que  le  calcul 
puisse  remonter  à  leur  principe  général. 


592  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Remarquons  d'abord  que  les  lois  observées  par  Kepler  ne  peuvent 
être  qu'approximatives.  D'après  la  loi  de  la  force,  si  le  soleil  agissait  seul 
•sur  les  planètes,  chacune  d'elles  décrirait  une  ellipse  rigoureuse,  dont 
le  centime  de  cet  astre  serait  un  des  foyers ,  conformément  à  l'énoncé  de 
Kepler.  Mais,  la  gravitation  étant  universelle,  ces  conditions  simples  ne 
sauraient  exister,  et  chaque  planète  doit  être  incessamment  écartée  de 
son  ellipse  solaire  propre  par  les  attractions  que  tous  les  autres  corps 
planétaires  exercent  sur  elle,  selon  leurs  masses,  leurs  positions  et  leurs 
distances.  De  tels  écarts  se  constatent  en  effet,  et  on  les  nomme  les  per- 
turbations planétaires.  Ils  se  manifestent  avec  le  temps,  parles  variations 
que  subissent  les  éléments  des  ellipses  célestes.  Mais ,  dans  l'intervalle  d'un 
petit  nombre  de  révolutions  du  même  astre,  leur  petitesse  ne  les  rend 
appréciables  que  par  des  mesures  très-délicates;  tellement  que,  pour  Ke- 
pler, ils  se  sont  trouvés  confondus  avec  les  erreurs  des  observations  qu'il 
combinait;  circonstance  très-heureuse,  puisqu'elle  lui  a  permis  d'aperce- 
voir la  loi  d'ensemble  à  travers  les  discordances  de  détailsqu'il  croyait  pou- 
voir négliger.Or,  l'énergie  des  attractions  étant  proportionnelle  aux  masses 
pour  d'égales  distances,  puisque  les  planètes  perturbatrices  altèrent  ex- 
trêmement peu  les  ellipses  que  le  soleil  seul  ferait  décrire ,  il  faut  qu  elles 
aient  toutes  des  masses  extrêmement  petites  du  même  ordre ,  comparati- 
vement à  celle  de  cet  astre;  et  une  conséquence  pareille  doit  s'appliquer 
aux  masses  des  satellites  de  Jupiter,  de  Saturne  etd'Uranus,  respective- 
ment comparées  aux  masses  de  ces  planètes ,  puisqu'ils  paraissent  se 
mouvoir  presque  exactement  comme  s'ils  étaient  soumis  à  la  seule  ac- 
tion de  leur  planète  centrale;  ce  qui  résulte  sans  doute  aussi  de  la  peti- 
tesse relative  de  leurs  orbites,  qui  fait  que  le  soleil  agit  avec  une  énergie 
presque  égale  sur  elle  et  sur  eux.  Cette  distribution  du  système  solaire  en 
systèmes  partiels,  très-éloignés  les  uns  des  autres,  comparativement  à 
leurs  dimensions  propres ,  est  une  circonstance  qui  facilite  singulière- 
ment le  calcul  des  perturbations. 

L'individualité  des  mouvements  s'observe  surtout,  presque  complète, 
dans  les  trois  systèmes  partiels  que  je  viens  de  désigner.  En  s'appuyant 
sur  ce  fait,  on  peut  calculer  les  rapports  des  masses  de  leurs  planètes 
centrales  à  la  masse  du  soleil.  Choisissons  pour  exemple  Jupiter.  Les 
observations  astronomiques  prouvent  que  les  orbites  de  ses  quatre 
satellites  sont  presque  circulaires.  Supposons-les  exactement  telles,  pour 
simplifier  le  raisonnement.  Les  observations  font  aussi  connaître  les 
grandeurs  absolues  des  rayons  de  ces  cercles,  exprimées  en  parties  du 
rayoD  de  l'orbe  terrestre,  que  je  prendrai  pour  unité  de  longueur.  Or, 
d'après  le  mode  de  décroissement  de  l'attraction  réciproquement  exer- 
cée à  diverses  distances,  entre  deux  mêmes  points  matériels,  les  carrés 


OCTOBRE  1846.  593 

des  temps  des  révolutions  d*un  même  satellite  sont  proportionnels  aux 
cubes  des  rayons  des  cercles  qu  on  lui  fait  décrire.  Prenant  donc  i  vo- 
lonté un  de  ceux  qui  appartiennent  à  Jupiter,  on  pourra  calculer, 
par  cette  proportion,  quel  devrait  être  le  temps  de  sa  révolution,  s'il 
circulait  autour  de  cette  planète,  à  la  distance  i.  Une  proportion^  pa- 
reille, appliquée  aux  révolutions  planétaires,  donnera  le  temps  de  la 
révolution  de  Jupiter,  s*il  circulait  autour  du  soleil  à  cette  même  dis- 
tance. Or,  d'après  les  théorèmes  de  Huyghens,  les  carrés  des  temps  ainsi 
calculés   sont  réciproques  aux  forces  centrales  qui  retiendraient  les 
deux  corps  dans  leurs  cercles  respectifs,  d'un  égal  rayon.  Vous  con- 
naîtrez donc  le  rapport  de  ces  forces.  Dans  la  réalité  rigoureuse,  la  pre- 
mière est  proportionnelle  &  la  somme  des  masses  de  Jupiter  et  du 
satellite  considéré;  la  seconde,  à  la  somme  des  masses  du  soleil  et 
de  Jupiter.  Mais,  afin  d'obtenir  d'abord  une  détermination  approxi- 
mative, que  vous  pourrez  ultérieurement  rectifier,  s'il  en  est  besoin, 
admettez  que  la  masse  du  satellite  soit  négligeable ,  comparativement 
à  la  masse  de  la  planète.  Alors  le  rapport  des  forces  exercées  ainsi  à 
une  même  distance  vous  donnera  le  rapport  de  la  masse  de  Jupiter  à 
la  somme  des  masses  de  Jupiter  et  du  soleil,  d'où  vous  déduirez  le 
rapport  de  ces  deux  dernières  individuellement.  Un  calcul  pareil  vous 
donnera  le  rapport  analogue  pour  Saturne  et  pour  Uranus.  C'est  ce  que 
Newton  a  fait  relativement  aux  deux  premières  planètes,  la  troisième 
n'étant  pas  connue  de  son  temps.  La  rotation  de  l'anneau  de  Saturne 
n'était  pas  encore  découverte ,  et  il  ignora  qu'elle  s'opère  comme  la  ré- 
volution d'un  satellite  qui  serait  placé  à  pareille  distance.  Il  calcula  de 
même  la  masse  de  la  terre,  d'après  le  mouvement  de  la  lune.  Il  lui  trouva 
ainsi  une  valeur  notablement  trop  forte  :  d'abord,  parce  que  la  masse 
propre  de  ce  satellite  est  trop  grande  relativement  à  celle  de  la  terre,  pour 
qu'on  puisse  la  négliger;  et  ensuite,  parce  qu'il  supposait  la  parallaxe 
du  soleil  plus  considérable  qu'elle  ne  l'est  réellement.  On  arrive  aujour- 
d'hui h  une  évaluation  plus  précise,  par  une  méthode  un  peu  différente, 
toujours  fondée  sur  le  même  principe;  mais  il  n'en  reste  pas  moins  le 
premier  des  hommes  qui  ait  obtenu  de  tels  résultats.  Il  ne  sut  pas  cal- 
culer les  masses  des  planètes  qui  n'ont  pas  de  satellites.  On  est  parvenu 
depuis  à  les  déterminer,  d'après  la  grandeur  des  perturbations  qu'elles 
exercent  sur  les  mouvements  elliptiques  des  autres  planètes.  Alors  ia  pla- 
nète troublée  fait  l'office  du  satellite  de  la  méthode  précédente.  Seu- 
lement la  déduction  devient  infiniment  plus  difficile,  parce  qu'elle  se 
tire  de  mouvements  composés,  dans  lesquels  le  soleil  et  les  deux  pla- 
nètes réagissent  simultanément,  avec  des  énergies  comparables.  Ce 

75 


594 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


second  procédé  d'appréciation  pouvant  aussi  être  employé  pour  les 
planètes  qui  ont  des  satellites,  il  sert  à  vérifier  et  à  perfectionner  les 
résultats  de  la  première  méthode.  Le  tableau  suivant  oflre  Tensembie 
des  évaluations  ainsi  obtenues,  pour  la  terre  et  les  planètes  prin- 
cipales. Leurs  masses  y  sont  exprimées  par  des  fractions,  dont  le  numé- 
rateur 1  représente  la  niasse  du  soleil.  On  voit  qu  elles  ne  sont  que  de 
petites  parcelles  de  ce  grand  corps.  JTy  joins  leurs  distances  moyennes  à 
son  centre ,  ou  les  demi-grands  axes  de  leurs  ellipses ,  exprimées  en 
parties  du  demi-grand  axe  de  Torbe  terrestre  pris  pour  unité  de  lon- 
gueur. Cette  unité  représente  environ  trente-quatre  millions  et  demi  de 
Ueues  anciennes  de  a  a  80  toises.  On  comprendra  ainsi  par  les  nombres , 
mieux  que  par  des  paroles,  suivant  quelle  progression. croissante  d*éIoi- 
gnement,  les  atomes  planétaires  sont  disséminés  autour  du  soleil,  dans 
le  vide  des  cieux. 


NOMS 

des  pianëtes. 

MAWB9. 

I>Ein-GBAin>S  AXES. 

1LfA|M«f|MA 

1 

0,3870987 

0,7833322 

1,0000000 
t 

1,5236914 

2.36787      \ 

VAnnM 

9000000 

1 

T.fl  T^irrA 

4  0  18  4  7 

1 

Mars 

9  5  4  0  8  0 
1 

Vcsta 

2  0  8  0  0  3  7 

Astrée 

2.591576 
2,669009 
2,767245 

2,633717 

Junon •••«...•• 

Cérès 

Pallas 

2,772886    ) 
5,2027979 

9,5388524 

10  1A979QA 

IfinîtAi* 

1 

10  5  0 

1 

95  13 

1 

17  9  18 

1  v,io2  /2y*i 

Les  observations  astronomiques  font  connaître  les  diamètres  appa- 


OCTOBRE  1846.  595 

renls  des  planètes,  c'est-à-dire  Tangle  visuel  que  sous-tend  leur  disque  à 
l'instant  où  on  lobserve.  On  connaît  aussi,  pour  ce  même  instant,  leur 
distance  à  la  terre.  Avec  ces  deux  éléments  on  calcule  leur  diamètre 
absolu,  et  ensuite  leur  volume,  en  les  supposant  sphériques.  Toutes  ces 
quantités  s'obtiennent  ainsi  évaluées  dans  la  même  espèce  d'unités  de 
longueur  qui  exprime  leurs  analogues  pour,  le  globe  terrestre.  Ayant 
d' ailleurs  déterminé  les  rapports  des  masses  de  ces  corps  d'après  les 
intensités  des  forces  attractives  qu'ils  exercent  à  une  même  distance,  on 
en  conclut  les  rapports  de  leurs  densités,  c'est-à-dire  les  proportions  de 
matière  pondérable  qu'ils  contiennent,  dans  une  même  unité  de  volume. 
De  là  on  déduit  encore  les  intensités  relatives  des  pesanteurs  qu'ils 
exercent  sur  les  corps  placés  près  de  leurs  surfaces.  Ainsi,  ayant  mesuré 
par  l'expcrience  le  nombre  de  mètres,  et  de  fractions  de  mètre, que  les 
corps  terrestres  parcourent  en  chute  libre,  pendant  la  première  seconde 
de  temps  qui  succède  à  leur  état  de  repos,  on  peut  assigner  quel  est  le 
nombre  correspondant,  à  la  surface  de  Jupiter,  de  Saturne,  ou  de  toute 
autre  planète.  Ces  résultats  encore  sont  dus  à  Newton,  et  je  les  rappelle 
en  vue  de  leur  application  ultérieure  au  nouvel  astre  que  M.  Le  Ver- 
rier vient  de  nous  découvrir.  Je  chercherais  vainement  à  exprimer  les 
sentiments  d'admiration  et  de  jouissance  profonde  qui  m'ont,  encore 
une  fois,  ravi,  lorsque,  reprenant,  à  cette  occasion,  le  livre  des  Pria- 
cipes,  comme  j'ai  du  le  faire  pour  écrire  les  pages  précédentes ,  j'ai 
contemplé  de  nouveau,  réunies  et  condensées,  dans  cette  œuvre  im- 
mortelle ,  tant  de  vérités  sublimes  qui  avaient  été  jusqu'alors  cachées 
à  tous  les  yeux. 

Toutefois  le  génie  d'un  seul  homme,  fût-il  Newton  même,  a  des  bornes. 
Quelque  loin  qu'il  s'avance  dans  l'immensité  de  la  nature,  il  voit  tou- 
jours au  delà  de  sa  pensée  s'ouvrir  des  espaces  infinis,  remplis  de  nou- 
velles vérités  qu'il  ne  peut  atteindre  ;  et  la  durée  d'une  vie  humaine  ne 
lui  laisse  pas  même  le  temps  de  soumettre  à  une  exploration  com- 
plote celles  qu'il  a  pu  découvrir.  Newton  n'a  pas  échappé  à  cette  loi  com- 
mune. Il  lui  a  été  donné  de  reconnaître  le  grand  principe  qui  régit 
tous  les  phénomènes  mécaniques  du  système  du  monde,  et  de  l'établir 
en  fait,  par  des  calculs  certains.  Il  a  pressenti  toutes  ses  conséquences, 
et  il  en  a  constaté  un  très-grand  nombre  par  des  approximations  ma- 
thématiques, dont  ia  sagacité  ressemble  à  une  véritable  intuition.  Mais 
il  ne  lui  a  pas  été  accordé  d'embrasser,  dans  des  formules  générales  et 
rigoureuses,  tout  l'ensemble  et  tous  les  rapports  de  la  mécanique  des 
cieux.  Cet  achèvement  de  son  œuvre  a  exigé  un  siècle  et  demi  de  tra- 
vaux. La  découverte  qui  vient  d'être  faite  dans  le  ciel  n'aurait  pas  été 

75. 


596         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

possible  aa  temps  de  Newton;  et  elle  a  été  un  résultat  brillant,  mais 
assuré,  des  méthodes  de  calcul  inventées  par  »es  successeurs.  Qnelf 
ont  été  ces  hommes ,  et  comment  ont-ils  créé  des  instruments  de  la 
pensée  assez  puissants  pour  que  fexistence,  la  marche,  la  position  et 
fa  masse  d*une  planète  inconnue,  pussent  être  révélées  et  [Médites  par 
un  travail  purement  intellectud?  Voilà  ce  qui  me  reste  à  dire. 

J.-B.  BIOT. 


Théâtre  de  Hbotsvitha,  religieuse  allemande  du  x'  siècle,  traduit 
pour  la  première  fois  en  français,  avec  le  texte  latin  revu  sur  le 
manuscrit  de  Munich,  précédé  iune  introduction  et  suivi  de  notes, 
par  Charies  Magnin,  membre  de  F  Académie  des  inscriptions  et 
belles-lettres.  Paris,  imprimerie  de  Crapeiet,  librairie  de  B.  Du- 
prat,  1845,  un  vol.  in-8*  de  48 1  pages. 

Le  nom  de  Hrotsvitha,  si  justement  célébré  au  delà  du  Rtiin,  avait 
été  à  peine  prononcé  parmi  nous^,  lorsqu*en  1829  ^*  Villemain  fit 
des  drames  de  cette  femme  extraordinaire  Tobjet  principal  d'ime  de  ses 
savantes  et  spirituelles  leçons  sur  l*histoire  de  la  littérature  au  moyen 
âge*.  Un  peu  plus  tard,  en  i834  et  i835,  Hrotsvitha  dut  attirer  1  at- 
tention de  M.  Magniii,  qui,  dans  la  chaire  de  M.  Fauriel,  préludait, 
par  un  enseignement  d'une  discrète  nouveauté,  à  l'important  ouvrage 
où  il  s'est  proposé  de  marquer  la  trace,  selon  lui  trop  peu  aperçue, 
qui»  par  une  triple  voie,  sacerdotale ,  aristocratique,  populaire,  conduit 
sans  interruption  de  Tart  dramatique  des  anciens  à  celui  des  modernes'. 
Les  pièces  saintes  composées  par  la  religieuse  du  x*  siècle,  pour  son 
monastère  de  Gandersheim,  et  destinées  très-probablement  à  y  être 

^  M.  Magnin  cite  seulement,  p.  xxxix  de  son  introduction ,  deux  articles,  Tun  du 
M^TtaTû,  en  1786,  Taulre  du  Journal  encyclopédique ,  en  1788,  tous  deux  repro- 
duits par  VEsprit  des  journaux,  et  dans  lesquels  se  trouvent  une  notice  sur  Hrots- 
vitha, l^analyse  d*un  de  ses  drames,  Paphnace.  Il  eût  pu  y  ajouter  la  courte  notice 
insérée,  en  1818,  dans  la  Biographie  universelle.  —  *  Cours  de  littérature  aa  moyen 
âge,  ao*  leçon.  —  '  Les  origines  du  théâtre  moderne,  ou  Histoire  da  génie  dramatique, 
depuis  le  i"^  jusqu'au  xvi'  siècle,  précédée  d'une  introduction  contenant  des  études  sur 
les  origines  du  théâtre  antique,  f.  I,  i838.  Voyes,  sur  cet  ouvrage,  le  Journal  des 
StnanU,  janvier  et  mars  1819,  p.  5  et  1^6. 


OCTOBRE  1846.  597 

représentées,  lui  ofi&aîent  en  efifet,  de  ce  qu'il  appelle  le  théâtre  hiéra- 
tique, un  monument  bien  précieux,  qui  devançait  de  beaucoup  par  la 
date,  et  plus  encore  par  le  talent,  les  ébauches  tragi^omiques,  souvent 
si  informes,  des  mystères.  Ce  monument,  il  s  appliqua  naturellement  à 
rétudier  et  à  le  faire  connaître;  de  là,  en  i835,  dans  le  Théâtre  euro- 
péeiL,  sa  traduction  d'Abraham,  la  meilleure  des  pièces  de  Hrotsvitha; 
de  là,  en  1 889,  dans  la  Revue  des  deux  mondes  \  un  article  étendu  sur 
Tauteur  et  ses  œuvres,  particulièrement  ses  œuvres  dramatiques;  de 
là  enfin,  en  i845,  le  présent  volume,  qui  reproduit,  en  les  complé- 
tant par  de  considérables  additions,  ces  divers  travaux.  On  y  trouve 
en  effet  le  théâtre  entier  de  Hrotsvitha,  et  sous  une  double  forme: 
d'une  part  son  texte,  soigneusement  revu  sur  Tunique  manuscrit  qui 
nous  la  conservé,  et  que,  depuis  l'édition  de  Nuremberg,  donnée  en 
i5oi  par  Conrad  Celtes  (Meissel),  nul  éditeur  n'avait  consulté  ou  pu 
consulter,  ce  manuscrit  ayant  passé,  vers  i8o3,  assez  obscurément, 
du  couvent  de  Saint-Ëmmeran  à  Ratisbonne,  où  l'avait  découvert  et 
copié  Celtes,  dans  la  bibliothèque  royale  de  Munich;  d*autre  part  une 
traduction  très-fidèle,  en  même  temps  que  très-élégante,  et  à  laquelle 
je  reprocherai  seulement  de  trop  allonger  certains  traits  rapides  de 
dialogue.  Indépendamment  des  notes  latines,  placées  au  bas  des  pages, 
dans  lesquelles  M.  Magnin  a  soin  d'indiquer  fort  exactement  les  chan- 
gements qu'il  a  cru  devoir  faire  au  texte  de  Celtes  d'après  le  manuscrit, 
et,  dans  des  cas  très-rares,  lorsqu'il  y  avait  nécessité  et  évidence,  au 
texte  du  manuscrit  lui-même,  des  notes  françaises,  renvoyées  à  la  fin 
du  volume,  notes  peu  nombreuses,  courtes,  substantielles,  révèlent 
les  sources  où  Hrotsvitha  a  puisé  les  sujet3  de  ses  pièces,  en  expliquent, 
en  éclaircissent  certains  passages,  en  font  connaître,  par  des  observa- 
tions, par  des  rapprochements  de  détail,  la  composition,  l'esprit,  l'in- 
térêL  Quant  à  l'analyse  même  et  à  fappréciation  générale  de  ces 
ouvrages,  à  leurs  rapports  avec  les  autres  productions  sorties  de  la 
même  plume,  aux  questions  qui  regardent  l'époque,  le  lieu  où  ils 
furent  écrits,  et  selon  toute  apparence  représentés^  la  vie  et  le  nom 
de  leur  auteur,  tout  cela  fait  l'objet  d'ime  introduction  qui  se  recom- 
mande à  la  fois  par  l'érudition,  l'esprit  de  critique,  le  sentiment  de 
l'art,  par  un  mélange  heureux  de  hardiesse  et  de  réserve.  Tel  est,  en 
somme,  ce  livre  curieux  et  excellent,  qui  manquait  véritablement 
à  la  littérature,  et  dont  la  place  est  marquée  dans  toutes  les  biblio- 
thèques dramatiques  un  peu  complètes,  à  ia  suite  du  théâtre  ancien 

'  Numéro  du  i5  novembre. 


598  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

et  à  la  tête  des  collections  théâtrales  de  toutes  les  nations  de  l'Europe. 

A  cette  place  répond  le  génie  particulier  de  Hrotsvitha,  qui,  bien 
que  tout  moderne,  procède  cependant  de  l'antiquité.  Hrotsvitha,  elle- 
même  nous  l'apprend  dans  la  préface  de  son  théâtre  ^  avait  lu  Térence, 
et,  charmée,  trop  charmée  peut-être  par  cette  lecture,  avait  conçu 
ridée  de  tourner  à  une  fin  pieuse  lart  profane  du  Ménandre  latin. 
L'influence  d'un  tel  modèle  et  d'un  autre  encore  dont  elle  ne  parle 
pas,  mais  que  trahissent  d'assez  fréquentes  réminiscences^,  de  VirgAe, 
me  paraît,  dans  ses  drames,  plus  sensible  que  ne  le  dît  M.  Magnin*. 
Cette  influence  s'y  fait  connaître  par  un  sentiment  d'harmonie,  d'élé- 
gance, de  vérité,  bien  étranger  au  temps  où  écrivait  Hrotsvitha,  et 
qu'elle  n'en  avait  certainement  pas  reçu. 

Si  elle  ne  reproduit  pas  le  mètre  de  Térence,  les  rimes,  les  asso* 
nances,  distribuées  artistement  dans  sa  prose,  d'après  un  procédé  alors 
général,  y  introduisent  une  cadence  souvent  assez  agréable  à  l'oreille 
et  bien  voisine  de  la  versification.  Un  savant  et  ingénieux  critique , 
dans  un  article  où  Hrotsvitha  est  expliquée  d'une  manière  intéressante 
par  ses  contemporains,  et  où  se  lisent  entre  autres  d'instructives  et 
piquantes  remarques  sur  le  parti  que  tirait,  tantôt  de  l'allitération, 
tantôt  de  l'assonance,  la  barbarie  poétique  de  cet  âge,  a  rendu  sensible 
aux  yeux  l'espèce  de  métrique  cachée  de  Hrotsvitha,  en  transcrivant, 
sous  la  forme  de  vers  libres,  une  de  ses  meilleures  scènes,  qui  gagne 
assurément  quelque  chose  à  cette  disposition  semi-poétique  ^. 

Malgré  l'emploi  systématique  de  certaines  formes  étrangères  à  l'an- 
cienne langue  latine,  celui  de  la  conjonction  si,  par  exemple,  dans  un 
sens  interrogatif ^,  et  même  dans  un  sens  négatif*,  celui  des  pronoms 
mei,  iui,  sui  et  autres  semblables,  dans  des  cas  où  l'on  se  fût  servi  des 
adjectifs  possessifs  meus,  tuas,  saus,  etcP,  malgré  des  constructions,  des 
locutions,  qui  se  ressentent  trop  de  la  dureté  tudesque,  de  la  pesanteur, 
de  la  roideur  scholastiques,  la  prose  cadencée  de  Hrotsvitha  n'est  pas 
dépom^vue  de  grâce,  d'élégance ,  et,  dans  son  tour  grave  et  tendre,  elle 
conserve  parfois  quelque  chose  du  style  de  Térence. 

*  Voyez  p.  4  et  5.  —  *  Voyez  p.  169,  a36,  270,  827,  où  se  Usent  ces  expres- 
sions :  «  Quippe  vetar  fatîs. . .  Si  mens  non  Jœva  fuisset. . .  Ne  îtineris  asperltas 
«secet  teneras  plantas. . .  0  quam  te  memorem. . .  0  quam  mutata  es  an  iUa, 
«  quœ,  etc.  —  *  Voyez  p.  lv.  —  *  Voyez,  dans  la  Revae  des  deux  mondes,  numéro 
du  i5  août  1845,  p.  707  sqq.,  farliclede  M.  Pbilarète  Chasles  intitulé  :  Hrotsvitha 
et  ses  contemporains,  —  '  Voyez  p.  ao ,  a  1  eipassim,  —  *  Voyez  p.  a38,  aSg  :  «  Iliud 
«  quoque  si  sine  tristilia  memiui. . .  •  Je  me  souvins  aussi ,  non  sans  tristesse ...  — 
'  Voyez  p.  30  et  passim. 


OCTOBRE  1846.  599 

Mais  c'est  surtout  dans  la  conformité  des  sentiments  et  des  discours 
de  ses  personnages  avec  leur  caractère,  leur  situation,  dans  Texpres- 
sîon simple,  naturelle,  délicate  même,  des  mouvements  du  cœur,  que 
Hrotsvitha  se  montre  heiu-eusement  inspirée  de  l'esprit  du  poète  latin. 
Il  est  bien  vrai,  et  M.  Magnin  en  a  quelquefois  fait  la  remarque ,  qu  elle 
n'a  pas  échappé,  plus  que  les  autres  poètes  dramatiques  qui  lont  pré- 
cédée ou  suivie,  à  ces  anachronismes  inévitables  qui  introduisent  dans 
un  sujet  ancien  des  mœiu*s  plus  récentes,  celles  même  des  spectateurs 
pour  lesquels  on  travaille;  elle  prête  involontairement  auiv*  siècle  les 
qualifications  et  les  coutumes  féodales  ^  les  politesses  monastiques^,  le 
pédantisme  tbéologique  et  philosophique  du  x*  ^  ;  il  y  a  telle  scène  où 
elle  oublie  sa  fable  pour  disserter  complaisamment ,  par  la  bouche  de 
l'acteur,  sur  le  quadrivium ^,  sur  les  sciences  qu'on  y  comprenait,  la 
musique,  par  exemple,  dont  elle  reproduit,  d'après  les  maîtres  alors 
reçus,  un  traité  en  formel  Elle-même  s'est  accusée  de  ces  épisodes  anti- 
dramatiques, ou  plutôt  elle  s'en  est  vantée,  dans  une  épitre  dédicatoire 
à  certains  savants,  protecteurs  de  son  livre®,  a  Toutes  les  fois,  dit-elle, 
que  par  hasard  j'ai  pu  recueillir  quelques  fils  ou  quelques  légers  débris 
arrachés  du  vieux  manteau  de  la  philosophie,  j'ai  eu  grand  soin  de 
l'insérer  dans  le  tissu  du  livre  qui  nous  occupe*'.»  Mais,  à  part  ces 
préoccupations  passagères  des  choses  de  son  temps,  ces  témoignages 
épars  d'admiration  naïve  pour  le  savoir  traditionnel  d'un  siècle  igno- 
rant, elle  se  montre,  par  la  vérité  dramatique,  une  élève  de  Térence  : 
non  pas  qu'elle  l'imite  directement,  elle  n'y  songe  pas;  mais,  écrivant 
sous  l'inspiration  de  cet  excellent  modèle,  elle  en  reproduit  à  son  insu 
quelques  traits.  La  scène  où  l'ermite  Abraham*  raconte  à  son  ami, 
l'ermite  Éphrem,  comment  une  nièce,  qu'il  avait  consacrée  à  Dieu,  a 
écouté  un  séducteur,  et  ensuite ,  poussée  par  le  désespoir,  s'est  enfuie 
de  sa  cellule  pour  aller  mener  dans  le  monde  une  vie  de  désordre,  dif- 
fère sans  doute  beaucoup ,  par  le  sujet,  de  celle  où  Ménédème  confie  à 
Chrêmes,  son  voisin,  conunent,  par  une  sévérité  outrée,  il  a  fait  le 
malheur  d'un  fils  et  le  sien  *i  et  toutefois  c'est  des  deux  parts  le  même 
art  de  mêler  le  récit  et  le  dialogue,  de  conter  avec  nature],  intérêt, 
émotion ,  le  même  accent  de  douleur  pénétrante. 

'  Voyez  p.  3i,  8û,  1 36  et  les  notes  1 1  et  a3.  —  '  Voyez  p.  336  sqq.  et  la  noie 
73.  —  '  Voyez  p.  io5,  S87  et  les  notes  34  et  5g.  —  ^  Voyez  p.  aga  et  la  note  6a. 

—  *  Voyez  p.  aga  sqq.  et  les  notes  63,  64 «  65,  66,  67.  —  •  « Epistola  ad  quoadaT^ 

«  sapientes,  buius  libri  (au tores.  • —  '  t  Si  qua  forte  fila  vel  etiam  floccos  de  pai>^^^^' 
«  ciuis  a  veste  philosophie  abniptis  evellere  quiyi,prœfato  opuscule  in&e^^^^<^'>^*^2«V^  ' 

—  •  Scène  3*  de  la  pièce  ainsi  intitulée.  Voyez  p.  aSosqq. —  •Terent-  IV^^sjNssicôskJ^-* 


600  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Abraham.  . .  .Je  me  souvins. . .  non  sans  tristesse,  que,  depuis  deux  jours,  je 
ne  {^entendais  plus  chanter,  selon  sa  coutume,  les  louanges  du  Seigneur. 

Éphrem.  Ce  souvenir  était  bien  tardif. 

Abraham.  Je  Tavoue.  Je  m*approchai,  je  frappai  de  la  main  à  la  fenêtre  de 
Marie ,  je  Tappelai  plusieurs  fois  en  la  nommant  ma  fille. 

Éphrem.  Hélas!  vous  rappeliez  en  vain. 

Abraham.  Cette  idée  ne  me  vint  pas  encore  ;  je  lui  demandai  la  cause  de  sa  né- 
gligence à  remplir  ses  devoirs  pieux  ;  mais  je  ne  reçus  pas  le  plus  Cûble  murmure 
pour  réponse. 

Éphrem.  Que  fîtes- vous  alors  ? 

Abraham.  Dès  que  je  m*aperçus  que  celle  que  je  cherchais  était  absente,  mes 
entrailles  furent  émues  de  crainte ,  tout  mon  corps  trembla. 

Éphrem.  On  ne  peut  s* en  étonner;  moi  aussi  j*épronve le  même  trouMe  en  vous 
écoutant. 

Abraham.  Puis  je  remplis  les  airs  de  cris  lamentables ,  demandant  quel  loup 
m*avait  ravi  mon  agneau ,  quel  brigand  retenait  ma  fille  captive. 

Éphrem.  Vous  déploriez  avec  raison  la  perte  de  celle  que  vous  avez  nourrie. 

Abraham.  Enfin  arrivèrent  des  gens  qui,  sachant  la  vérité,  me  dirent  ce  que  je 
vous  ai  raconté,  et  m'apprirent  qu  elle  s  était  faite  la  servante  des  vaines  passions 
du  siècle  '. 

Quelque  épaisses  qu*on  suppose  les  ténèbres  du  x*  siècle,  r^ardé, 
non  sans  exagération  peut-être*,  comme  le  plus  illettré  du  moyen  âge, 
Hrotsvitha  n* est  pas  la  seule  en  ce  siècle  à  laquelle  soit  arrivé  un  rayon 
de  Tantiquîté  ;  seule  elle  en  a  purement  réfléchi  la  lumière.  D'autres 
alors  lisaient  les  anciens;  mais,  par  im  artifice  grossier»  ib  leiu:  déro- 
be A.  ...  lUud  quoque  si  sine  tristitia  memihi ,  quod  ipsam  in  duorum  intervalle 
f  dierum  divinsB  innitentem  laudi  soltto  non  sensi. 

■  E.  Sero  meministi. 

«A.  Fateor.  Accessi,  manu  fenestram  pulsavi,  fiUam  sœpius  nominando  vocavi. 

c  E.  Ah  I  frustra  vocasli. 

t  A.  Hoc  adhuc  non  sensi,  sed  cur  ne^genter  in  divinis  ageret  rogavi;  sed  ne 
«  levis  tinnitum  responsî  recepi. 

t  E.  Et  quid  tune  fecisti  ? 

«A.  Ubi  abesse  quam  quxrebam  deprehendi,  viscera  discutiebantur  timoré, 
i  membra  contremuerunt  pavore. 

t  E.  Nec  mirum.  Cerle  et  ego  idipsum  nunc  patior  audiendo. 

t  A.  Deindc  flebilibus  sonis  auras  poUui ,  rogitans  quis  lupus  meam  agnam  ra- 
■  peret,  quis  latro  meam  filiam  captivaret. 

«  E.  Jure  conquestus  fuisli  ejus  perditionem ,  quam  nutrivisti. 

t  A.  Tandem  accesserunt  qui,  veritatem  scientes,  res  scse,  ita  ut  tibi  nunc  ex- 
«  posui ,  babere  ipsamque  vanitati  dixerunt  desen'ire.  »  P.  238  sqq. 
—  *  C'est  le  sentiment  de  M.  Philarète  Chasles ,  dans  l'article  cité  plus  haut  ;  c'est 
celui  de  M.  J.-J.  Ampère ,  dans  son  Histoire  littéraire  de  la  France  avant  le  xti*  siècle, 
ch.  xiv-xvi,  t.  III,  p.  260  sqq.  Voyez,  sur  cet  ouvrage,  le  Journal  des  Savants, 
mai  1840,  p.  ayg. 


OCTOBRE  1846.  609 

dissemblables?  Dans  la  sensation,  Thomme  est  passif;  il  est  actif  déjà 
dans  la  conscience ,  surtout  dans  cette  conscience  développée  appelée 
par  Locke  et  Hutcheson  lui-même  la  réflexion  ;  car  il  n*y  a  pas  de  ré- 
flexion sans  attention ,  sans  un  degré  quelconque  d'activité  spontanée 
ou  volontaire.  Les  caractères  des  deux  facultés  diffèrent  donc;  leurs 
objets  diffèrent  tout  autant.  Ici  ce  sont  des  objets  extérieurs,  étendus, 
figurés,  toujours  divisibles,  c'est-à-dire  matériels;  là  des  objets  sans 
étendue  et  sans  figure,  et,  sous  ces  objets,  un  être  identique  à  lui-même, 
simple ,  c'est-à-dire  spirituel  ;  et  cet  être  c  est  nous-mêmes ,  tandis  que 
les  objets  de  la  sensation  nous  sont  étrangers.  Qu'y  a-t-il  donc  de  com- 
mun entre  ces  faits?  Rien,  il  est  vrai;  mais  que  devient  le  système  que 
toutes  nos  connaissances  dérivent  de  la  sensation .  si  on  admet  qu'il  y 
a  une  différence  radicale  entre  la  sensibilité  et  la  conscience,  et  si  on 
donne  à  l'une  et  à  l'autre  des  noms  différents?  Pour  sauver  le  système, 
il  faut  s'empresser  de  faire  comme  la  mauvaise  physique ,  il  faut  né- 
gliger les  différences,  alors  même  qu'elles  sont  essentielles,  et  se  prendre 
à  des  ressemblances  purement  verbales.  Comme  on  connaît  pac  les 
sens,  de  même  on  connaît  par  la  conscience ,  donc  la  conscience  est  un 
sens.  On  réalise  cette  métaphore,  et  on  donne  le  nom  de  sens  à  la 
conscience  et  à  la  réflexion.  Ne  reprochons  pas  trop  à  Hutcheson  cette 
dénomination  abusive  :  il  lui  était  bien  permis  de  remployer  sous  le 
règne  de  la  philosophie  de  Locke.  Kant  lui-même  s'est  servi  de  ce  même 
terme,  et,  par  là,  comme  Hutcheson,  il  a  fait,  sans  s'en  douter,  une 
place  immense  à  l'empirisme  dans  l'idéalisme  apparent  ou  réel  qu'il 
croyait  fondera 

Les  sens  internes  ou  externes  expliquent  donc  toute  la  connaissance 
humaine.  Hutcheson  en  convient,  mais  il  veut  sauver  l'idée  du  beau  et 
l'idée  du  bien.  11  le  veut,  mais,  s'il  est  possible,  sans  compromettre  le 
système.  C'est  là  le  nœud  de  la  difficulté;  là  aussi  est  l'artifice,  l'invention 
propre  d'Hutcheson.  Pour  comprendre  la  juste  mesure  de  son  origina- 
lité, comment  il  se  sépare  de  Locke  et  en  même  temps  lui  demeure 
fidèle,  il  faut  se  rendre  compte  d'une  distinction  qu'il  a  introduite  dans 
la  sensibilité,  celle  des  sens  directs  et  des  sens  réfléchis. 

Les  sens  extérieurs  nous  fournissent  immédiatement  certaines  don- 
nées qui  sont  les  idées  de  la  sensation  ;  le  sens  intérieur  ou  la  conscience 
nous  fournit  également  certaines  données  immédiates  qui  sont  les  idées 
de  nos  opérations.  En  même  temps  que  les  sens  atteignent  directe- 
ment leurs  objets  propres,  à  côté  d'eux,  dans  l'ample  sein  de  la  sen- 

*  Voyei  la  i"  série  de  no5  Coars,  t.V,  leç.  iv*,  p.  76. 

77 


610  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

sibilité,  sont  d autres  seos,  cachés  mais  réels,  qui  n entrent  pas  d'abord 
en  exercice,  qui  ne  prennent  jamais  Tinitiative,  mais  qui  mêlent  leur 
action  à  celle  des  autres  sens,  et  apportent  leur  part  distincte  et  effec- 
tive à  la  connaissance  humaine.  Ce  sont  des  sens  comme  les  premiers  ; 
leurs  produits  sont  aussi  des  sensations;  le  système  de  Locke  u  a  donc 
rien  à  craindre  :  Hutcheson  ne  le  contrarie  pas,  il  le  secourt,  il 
rétend,  il  le  développe.  D*un  autre  côté,  ces  sensations  nouvelles, 
bien  quelles  soient  toujoiu's  des  sensations,  ont  aussi  des  caractères 
qui  leur  sont  propres;  non-seulement  elles  difièrent  des  premières 
en  ce  qu'elles  sont  indirectes  et  subséquentes,  mais  elles  ep  diffèrent 
en  ce  quelles  ont  d  autres  objets,  et  ouvient  à  Tesprit  humain 
d'autres  perspectives,  un  autre  monde.  Ainsi  le  sens  extérieur  atteint 
directement  dans  cette  rose,  sa  forme,  ses  couleurs,  ses  diverses  qua- 
lités. Ce  sont  là  des  sensations  primitives  et  directes;  où  celles-là 
manquent  nulle  autre  nest  possible;  mais  quand  celles-là  ont  lieu, 
à  leur  suite  il  en  vient  une  autre  indirecte  et  subséquente ,  une  sen- 
sation particulière  qui  nous  donne  une  idée  particulière ,  celle  de  la 
beauté  de  cette  rose.  Le  sens  externe  nous  apprend  que  cette  rose  a 
telle  ou  telle  forme,  telle  ou  telle  couleur,  telles  et  teÛes  parties  ainsi 
arrangées;  un  autre  sens  nous  dit  que  ces  formes  sont  belles,  que  ces 
couleurs  sont  belles,  que  cet  arrangement  de  diverses  parties  est  beau. 
De  même,  quand  on  fait  sous  mes  yeux,  ou  quand  je  fais  moi-même 
une  certaine  action,  le  sens  externe  ou  le  sens  interne  me  donnent  di- 
rectement la  sensation  et  Tidée  de  cette  action;  ils  m'attestent  que  cette 
action  dont  je  suis  le  spectateur  ou  fauteur  m'est  agréable  ou  désagréable 
en  ce  moment.  Puis  un  sens  réfléchi ,  intervenant  au  milieu  de  faction 
des  sens  externe  ou  interne ,  me  suggère  indirectement  une  autre  sen- 
sation, laquelle  à  son  tour  me  donne  une  autre  idée  qui  n'est  pas 
celle  de  la  peine  et  du  plaisir,  mais  fidée  du  bien  et  du  mal,  du  juste 
et  de  f injuste,  caractères  extraordinaires  et  mystérieux  qui  avaient 
échappé  à  la  prise  directe ,  à  la  perception  immédiate  du  sens  externe 
et  interne  et  que  nous  révèle  le  sens  réfléchi.  Ce  sens  nouveau,  Hut- 
cheson l'appelle  le  sens  du  bien  et  du  mal ,  de  fhonnète  et  du  déshon- 
nête,  du  juste  et  de  finjuste,  et  il  appelle  sens  du  beau  celui  qui  nous 
donne  l'idée  du  beau. 

Esquisse  de  métaphysique,  p.  1 1,  chap.  i,  J  3.  ull  y  a  deux  sortes  de 
sensations,  l'une  primitive  et  directe,  prima  et  directa,  l'autre  réfljéchie 
et  subséquente,  rejlexa  et  subsequens.))  —  S  5.  «La  sensation  subsé- 
quente et  réfléchie  suggère  certaines  idées  à  f  esprit  pendant  qu'il 
est  occupé  d'objets  préalablement  perçus,  quœ  menti  in  res  prias  per- 


OCTOBRE  1846.  61! 

ceptas  conversœ  occurrunt  m  Ce  langage  nest  pas  très-clair,  mais  mainte- 
nant on  le  doit  comprendre.  Plusiem^  fois ,  dans  ce  même  chapitre , 
Hutcheson  appelle  cette  sorte  d*idées,  idées  qui  accompagnent  les  sen- 
sations proprement  dites,  Tf^5en5a(ionfmcomîtonte5.  Ces  idées  ressem- 
blent amL  sensations  ordinaires  en  ce  qu* elles  s'élèvent  comme  elles  in- 
volontairement en  nous. 

Dans  cette  analyse  embarrassée ,  dans  ces  sens  réflexifs  et  subséquents, 
entrant  en  exercice  à  la  suite  des  perceptions  des  sens  extérieurs  ou 
de  la  conscience,  et  nous  suggérant  indirectement  mais  nécessairement 
des  idées  d  un  tout  autre  ordre  en  vertu  de  la  constitution  de  la  nature 
humaine^  il  est  impossible  de  méconnaître  ces  suggestions  et  inspira- 
tions  naturelles ,  ces  principes  du  sens  commun  ,  que  Reid  a  depuis  si 
bien  mis  en  lumière,  et  que  Técole  écossaise  s'est  complu  à  établir  à 
la  tête  de  toutes  les  parties  de  la  science  philosophique.  C'est  Hutche- 
son qui  les  a  introduits.  Reconnaissez  encore  à  cet  autre  signe  le  père 
de  récole  écossaise:  il  indique  en  général  les  principes  du  sens  commun, 
mais  il  ne  cherche  pas  k  en  donner  \me  liste  exacte  et  complète,  h  les  rappor- 
ter nettement  aux  facultés  auxquelles  ils  sont  attachés  :  il  se  contente  de 
déclarer  qu'il  y  en  a  un  très-gratid  nombre  :  harum  plara  sani  gênera. 
On  croit  entendre  déjà  Beattie,  et  nous  pourrions  aussi  devancer  les 
réclamations  de  Priestley;  mais  n'anticipons  pas  sur  la  marche  du 
siècle  et  de  l'école;  restons  où  nous  sommes,  c'est-à-dire  au  point  de 
départ. 

Rendons  cette  justice  à  Hutcheson  que,  lorsqu'il  arrive  au  beau  'et 
au  bien ,  ses  idées  deviennent  plus  nettes  et  plus  précises.  C'est  qu'il 
est  là  sur  son  terrain  véritable.  Hutcheson  était,  avant  tout,  un  esprit 
sensible  et  délicat,  nourri  du  commerce  de  l'antiquité,  formé  par  eUe 
au  goût  de  la  vraie  beauté,  et  en  même  temps  un  noble  cœur  auquel 
il  a  suffi  de  consillter  ses  instincts  et  5es  habitudes  pour  ne  pas  réduire 
la  vertu  à  l'intérêt.  AUssi,  déjà  même  dans  sa  métaphysique,  met -il 
au  premier  rang  des  sens  réfléchis  le  sens  du  beau  et  celui  de  Thon- 
nête.  Esquisse  de  métaphysique ,  ibid.  «De  tous  les  sens  réfléchis,  Je  pre- 
mier est  ce  sens  du  beau  et  de  l'honnête  qui  juge,  comme  du  haut  d'un 
tribunal i  nos  plaisirs,  nos  pensées,  nos  actions^  nos  vœux,  nos  des- 
seins ,  nos  sentiments ,  décidant  souverainement  de  l'honnêteté ,  de  la 

beauté,  de  la  convenance,  de  la  mesure  en  toutes  choses Le 

pouvoir  qu'a  l'âme  de  porter  ces  jugements  est  un  pouvoir  désîntéi'essé, 
iiinàia  et  grataita.  On  ne  peut  l'expliquer  ni  par  la  coutume  et  l'éduca- 
tion, .^i  par  les  avantages  que  nous  y  trouvons,  car  souvent  nous  ju- 
geons une  action  d'autant  plus  honnête  qu'elle  nous  est  plus  dangereuse 

77- 


OCTOBRE  1846.  613 

mière  partie  des  Recherches  :  i**  Caractères  de  Tidée  du  beau;  a®  ori- 
gine de  cette  idée;  3®  éléments  constitutifs  de  la  beauté. 

1*  Des  caractères  de  l'idée  du  beau. —  L'idée  du  beau  est  immédiate. 
Quand  Hutcheson  s'exprime  ainsi,  il  ne  veut  pas  dire  qu'elle  a  précédé 
l'exercice  des  sens  et  de  la  conscience,  car  il  la  déclare  subséquente  à 
cet  exercice;  mais  elle  est  immédiate  en  ce  qu'elle  n'est  pas  le  produit 
de  la  réflexion  et  du  raisonnement. 

Recherches,  partie  I**,  chap.  i",  S  12  ^  a  La  beauté  nous  frappe  dès 
la  première  vue,  et  la  connaissance  la  plus  parfaite  ne  saurait  ajouter  à 
ce  plaisir.  Elle  peut  seulement,  ou  y  enjoindre  un  second  fondé  sur  la 
raison ,  ou  produire  cette  espèce  de  joie  intérieure  que  nous  sentons 
en  voyant  augmenter  nos  connaissances^.»  S  i3.  «Les  idées  que  la 
beauté  excite  dans  notre  âme  nous  plaisent  nécessairement  et  immé- 
diatement de  même  que  les  autres  idées  sensibles.  Il  n'y  a  ni  résolution 
de  notre  part,  ni  aucune  vue  de  profit  ou  de  dommage  qui  puisse  alté- 
rer la  beauté  ou  la  laideur  d'un  objet.  Car,  comme  dans  les  sensations 
extérieures,  aucune  vue  d'intérêt  ne  nous  peut  faire  trouver  un  objet 
agréable,  et  qu'aucime  crainte  d'un  mal,  distingué  de  la  douleiu»  qui 
accompagne  immédiatement  la  perception,  ne  saurait  nous  le  faire 
haïr;  de  même  quelque  récompense  et  quelque  châtiment  qu'on  pro- 
pose aux  hommes,  on  ne  viendra  jamais  à  bout  de  leur  faire  aimer  un 
objet  hideux  et  de  leur  en  faire  éviter  un  qui  leur  plaise.  On  peut  bien 
les  forcer  par  là  à  dissimuler  leurs  sentiments  ,  à  fuir  l'un  et  à  recher- 
cher l'autre  en  apparence;  mais  on  n'empêchera  jamais  que  les  senti- 
ments et  les  perceptions  qu'ils  ont  des  objets  ne  soient  toujours  essen- 
tiellement les  mêmes  ^  » 

Hutcheson  insiste  longuement  sur  le  caractère  désintéressé  de  l'idée 
du  beau.  S  i4.  «Le  plaisir*  que  la  beauté  produit  en  nous  est  tout 
à  fait  distinct  de  cette  joie  que  nous  sentons  à  la  vue  de  quelque 
avantage.  Combien  de  fois  ne  nous  arrive-t-il  pas  de  négliger  ce  qui  est 
utile  et  convenable  pour  obtenir  ce  qui  est  beau ,  sans  nous  proposer 
d'autre  avantage  dans  cette  poursuite  que  le  plaisir  qui  accompagne  les 
idées  que  l'objet  excite  en  nous.  Cela  prouve  que,  quoique  nous  puissions 
rechercher  ce  qui  est  beau  par  amour-propre  et  dans  la  seule  vue  de 
nous  procurer  des  plaisirs  qui  nous  flattent,  ainsi  qu'il  arrive  à  l'égard 

'  Je  me  sers  de  la  traduction  française  (Amsterdam,  1749)1  parce  qu*elle  est 
très-répandue,  bien  qu'elle  soit  au-dessous  du  médiocre.  Elle  a  été  faite,  dit  le  tra- 
ducteur, sur  la  à*  édition  anglaise;  et  pourtant  elle  ne  donne  ni  l'excellente  préface 
de  la  3*  édition  qui  est  soUs  nos  yeux,  ni  la  fin  de  Touvrage  qui  contient  sa  partie 
politique.  —  '  Trad.  fr.  t.  I",  p.  21.  —  '  Ibid.  p.  ai-aa.  —  *  Ihid.  p.  a3-a4* 


614         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

de  rarcbitecture ,  du  jardinage  et  de  plusieurs  autres  objets  senkbloblef, 
il  ne  laisse  pas  d  y  avoir  mx  sentiment  de  beauté  antérieur  à  la  comî- 
dération  de  ces  avantages Le  ^  sentiment  de  la  beauté  des:  ob- 
jets est  fort  différent  du  désir  que  nous  avons  de  les  possédeir«  Ce  désir 
que  nous  sentons  d^  posséder  ce  qui  est  beau  peut  être  cobtrebalancë 
par  les  récompenses  et  les  châtiments  ;  mais  les  uns  ni  les  autres  n*au- 

ront  jamais  de  pouvoir  sur  le  sentiment  que  noua  en  avons » 

S  1 5  ^.  «  Si  nous  n'avions  point  en  nous  le  sentiment  de  la  beauté  i0t  de 
rharmonie,  nous  trouverions  peut-être  les  édifices,  les  jardins,  les  ha- 
bits et  les  équipages  convenables,  utiles,  chauds  ou  commodes^  mais 

jamais  nous  ne  les  regarderions  comme  beaux »  Gh.  rv,  S  7  ^.  «Il 

est  étonnant  que  Tingénieui  auteur  de  ïAlciphron  ait  osé  avancer  que 
toute  beauté,  en  général,  n  est  fondée  que  sur  futilité  qu'on  découvre 
ou  qu*on  imagine  dans  l'objet  où  elle  se  rencontre.  La  raison  est  ^e 
f  idée  de  l'utile  se  présente  continuellement  A  notre  equrit  lorsque  noua 
jugeons  de  la  forme  des  chaises,  des  portes,  des  tables  et  de  quelques 
autres  ustensiles  d'une  utilité  évidente;  mais  on  voit,  au  contraire,.que, 
dans  ces  objets-là  même,  on  cherche  la  conformité  des  parties  quoiqu'on 
eût  pu  s'en  passer.  Par  exemple ,  les  pieds  d'une  chaise  ne  laisseraient  pas 
de  servir  également,  quoique  d'une  forme  di£Ek^nte,  s'ils  avaient  la 
même  longueur»  et  quoique  l'un  fût  droit  et  l'autre  courbe;  l'un  tourné 
en  dedans  et  l'autre  en  dehors.  Quelle  utilité  retire-t-on  de  l'imitation 
des  ouvrages  de  la  nature  dans  l'architecture  ?  Pourquoi  un  jûlier  qui 
tient  des  proportions  du  corps  humain  nous  pkut-il  davantage  qu'un 
autre?  Ce  pilier  est-iJ  destiné  au  même  usage  que  f  homme?  A  quoi  bon 
imiter  les  autres  objets  naturels  et  réguliers  dans  rentabiement?  N'est- 
ce  pas  parce  que  l'imitation  nous  plaît  partout  où  elle  se  trouve  in- 
dépendamment de  l'avantage  que  nous  pouvons  en  tirer?  L'homme 
n'aime-t-il  que  la  figure  des  animaux  dont  il  espère  recevoir  de  l'utilité  ? 
La  figure  d'un  cheval  ou  d'un  bœuf  peut  bien  être  un  gavant  des  services 
que  le  propriétaire  a  droit  de  s'en  promettre;  mais  sera-t-il  le  seul  à  être 
charmé  de  la  beauté  de  ces  animaux?  Ne  découvre-t-on  pas  de  la  beauté 
dans  les  plantes ,  les  fleurs  et  les  animaux  dont  l'usage  nous  est  in- 
connu? » 

L'idée  du  beau  est  universelle.  Chapitre  vi,  5  4.  uPour  montrer* 
que  ce  sentiment  est  universel,  il  suffît  de  faire  voir  que  tous  les 
hommes  aiment  mieux  funiformité  dans  le  sujet  le  plus  simple  que 

'  Trad.  fr.  t.  I",  p,  ai.  —  ^  Ibid,  f.  a  5-26.  —  '  Ibii.  p.  86-87.  —  *  Ibid. 
p.  i4o. 


OCTOBRE  1846.  615 

son  contraire,  lors  même  quils  n'en  espèrent  aucun  avantage 

Voyons^  si  jamais  quelqu'un  a  été  privé  de  ce  sentiment.  On  a  fait 
quelques  essais  dans  les  exemples  les  plus  simples  de  Tharmonie, 
parce  que,  dès  qu'on  rencontre  une  oreille  incapable  de  goûter  les 
compositions  complexes  telles  que  sont  nos  airs,  on  ne  se  donne  plus 
la  peine  de  les  lui  faire  sentir.  Mais  il  n  en  est  pas  de  même  dans  les 
figures,  et  l'on  n'a  jamais  vu  un  homme  choisir  de  propos  délibéré  un 
trapèze  ou  quelque  courbe  irrégulière  pour  en  faire  le  plan  de  sa  mai- 
son, ou  négliger  le  parallélisme  et  l'égalité  dans  la  construction  des  mu- 
railles opposées,  à  moins  qu'il  n'y  ait  été  obligé  par  quelque  motif  de 
convenance.  De  même  on  ne  s'est  jamais  servi  de  trapèzes  ou  de  courbes 
irrégulières  pour  les  portes  ou  les  fenêtres,  quoique  ces  figures  eussent 
pu  également  être  employées  au  même  usage,  et  souvent  épargner  aux 
ouvriers  du  temps ,  du  travail  et  de  la  dépense.  Malgré  la  bizarrerie  qui 
règne  dans  les  modes,  il  ne  s'en  est  jamais  imaginé  aucune  où  l'on  n'ait 
pu  remarquer  quelque  symétrie,  ne  fût-ce  que  dans  la  ressemblance  des 
deux  côtés  du  même  habit  et  dans  quelque  convenance  avec  la  figure 
du  corps.  Les  grotesques  ont  toujours  une  beauté  relative  fondée  sur 
leur  ressemblance  avec  des  objets,  qui  souvent  sont  beaux  dans  leur 

origine Qui  ^  jamais  s'est  plu  dans  l'inégalité   des  fenêtres   d'un 

même  étage,  ou  dans  celle  des  jambes,  des  bras ,  des  yeux  ou  des  joues 
d'une  maîtresse?» 

a*  De  l'origine  de  l'idée  du  beau.  —  Hutcheson  réfute  à  merveille  la 
fausse  origine  que  fécole  sensualiste  donne  à  fidée  du  beau.  Il  fait  jus- 
tice de  cette  pem*  ridicule  des  idées  innées  qui  méconnaît  l'idée  natu- 
relle de  la  beauté.  Il  reprend  à  ce  sujet  la  polémique  de  Shaftesbury 
contre  Locke.  S  8.  «  Rien  *  n'est  plus  ordinaire  à  ceux  qui  rejettent  avec 
M.  Locke  les  idées  innées  que  d'alléguer  que  le  plaisir  que  nous  goûtons  à 
la  vue  de  la  beauté  et  de  l'ordre  n'a  d'autre  principe  que  l'utilité,  la 
coutume  et  l'éducation ,  sans  qu'ils  apportent  d'autres  preuves  de  leur 
sentiment  que  la  variété  des  idées  qu'on  remarque  parmi  les  hommes; 
doù  ils  concluent  que  nos  idées  ne  naissent  point  de  la  faculté  natu- 
relle d'apercevoir  ou  du  sens  qui  est  en  nous*.  » —  $  lo  *.  «On  obser- 
vera une  fois  pour  toutes  qu'un  sens  intérieur  ne  présuppose  pas  plus 
une  idée  innée  que  celui  qui  est  extérieur.  Ils  sont  tous  deux  des  facul- 
tés naturelles  d'apercevoir,  ou  des  déterminations  de  l'esprit  à  recevoir 
nécessairement  certaines  idées  à  la  vue  des  objets.»  —  Chap.  vu, 

'  Trad.fr.t.l",p.  i4i-i4a.—  '  Ibid.p.  i43.  — *  /6ii  p.  lAg.—  *  U  faultraduire: 
d'une  faculté  naturelle  de  perception  ou  d'un  tens  qui  soit  en  nous.  —  *  Ihid.  p.  i5a. 


616  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

$  1 .  «  Bien  des  gens  prétendent  que  la  coutume ,  Téducation  et  l'exemple 
sont  la  cause  du  goût  que  nous  avons  pour  ce  qui  est  beau. .  .  Mais  je 
vais  montrer  qu'il  y  a  dans  nous  une  faculté  natiu'elle  d'apercevoir  ou 
un  sens  de  beauté  antérieur  à  la  coutume,  l'éducation  ou  l'exemple^  » 

«  La  ^  coutume  ne  donne  aucun  sens  nouveau La  coutume  ^ 

peut  très-bien  attacher  l'idée  d'une  crainte  religieuse  à  certains  édifices, 
mais  elle  ne  fera  jamais  recevoir  ces  sortes  d'idées  à  un  être  naturelle- 
ment incapable  de  craindre Jamais  *  elle  ne  fera   aimer  à  un 

aveugle  les  objets  à  cause  de  leur  couleur,  ni  à  un  homme  qui  n'a 
point  de  goût  les  mets  à  cause  de  leur  délicatesse Jamais^  la  cou- 
tume ne  nous  ferait  trouver  agréables  les  liqueurs  et  les  remèdes  qui 
irritent  et  qui  enivrent,  s'ils  n'étaient  pas  tels  au  goût.  De  même,  si  nous 
n'avions  point  un  sens  naturel  de  la  beauté,  la  coutume  ne  nous  eût 
jamais  fait  imaginer  de  la  beauté  dans  les  objets,  comme  elle  ne  nous 
eût  jamais  fait  goûter  les  charmes  de  f  harmonie,  si  nous  eussions  été 
sans  oreilles.  La  coutume  peut  nous  rendre  capables  d'avoir  des  idées 
plus  complètes  de  la  beauté  des  corps  ou  de  Tharmonie  des  sons ,  en 
augmentant  notre  attention  et  la  faculté  d'apercevoir  qui  est  en  nous, 
mais  elle  paraît  plus  capable  d'affaiblir  que  de  fortifier  les  idées  du 
beau  ou  les  impressions  agréables  que  les  objets  réguliers  font  sur  nous. 
Serait-il  possible  autrement  qu'une  personne  sortît  en  plein  air  par  un 
beau  soleil  ou  pendant  une  nuit  fort  claire,  sans  éprouver  ces  trans- 
ports que  Milton  nous  peint  dans  nos  premiers  parents  au  moment  de 
leur  création?  La  coutume  peut  aussi  nous  aider  à  découvrir  plus  aisé- 
ment l'usage  d'une  machine  composée  et  nous  en  faire  connaître  l'uti- 
lité, mais  elle  ne  saurait  jamais  nous  la  faire  imaginer  comme  belle,  si 
nous  n'avions  aucun  sentiment  naturel  de  la  beauté.  Nous  pouvons  de 
même ,  avec  son  secours ,  découvrir  avec  plus  de  facilité  la  vérité  des 
théorèmes  composés,  mais  nous  éprouvons  que  leur  beauté  nous 
frappe  aussi  vivement  dès  la  première  fois  qu'après  les  avoir  examinés 
avec  plus  d'attention.  Elle  nous  rend  aussi  plus  capables  de  retenir  et 
de  comparer  les  idées  complexes,  et,  par  conséquent,  de  discerner  cer- 
taine uniformité  plus  compliquée  qui  échappe  à  ceux  qui  ne  sont  point 
encore  versés  dans  aucun  art;  mais  tout  cela  suppose  un  sentiment 
naturel  de  beauté  fondé  sur  Tuniformité.  » 

«  L'eflet^deréducation  est  de  nous  attachera  des  opinions  quelquefois 
vraies  quelquefois  fausses,  et  de  nous  faire  souvent  regarder  des  objets 

\  Trad.  fr.  t.  I".  p.   169.  —  '  Ibid.  —  '  Ibid.  p.  160.  —*  Ibid.  p.  161.  —  '  Ibid. 
p.  162-164,  —  •  Ibid,  p.  i65. 


OCTOBRE  1846.  617 

qui  n  ont  aucune  qualité  réeUe  comme  la  cause  du  plaisir  ou  de  la  dou- 
leur que  nous  ressentons.  Elle  'fait  encore  que  certaines  associations 
d*idées,  qui  ont  été  produites  volontairement  ou  par  hasard,  ne  peu- 
vent s  efiacer  qu'avec  la  plus  grande  peine.  C*est  à  elle  qu'on  doit  attri- 
buer lantipathic  de  certaines  personnes  pour  l'obscurité,  pour  certains 
mets ,  et  pour  certaines  actions  indifférentes ,  ainsi  que  la  sympathie 
mal  fondée  qu'on  remarque  dans  quelques  autres;  mais,  dans  ces 
exemples,  l'éducation  ne  nous  fait  jamais  concevoir  des  qualités  que 
nos  sens  sont  naturellement  incapables  d'apercevoir On^  n'a  ja- 
mais vu  un  aveu^e-né  aimer  ou  haïr  un  objet  à  cause  de  sa  couleur.  Il 
peut  avoir  entendu  mépriser  une  couleur  et  la  concevoir  comme  une 
qualité  sensible  tout  à  fait  différente  des  autres  sens;  mais  c'est  tout.  De 
même,  im  homme,  qui  naturellement  n'a  aucun  goût,  ne  saurait  re- 
cevoir l'idée  de  ce  sens  par  le  secours  de  l'éducation L'éduca- 
tion^ d'un  Goth  peut  bien  lui  persuader  que  l'architecture  de  son  pays 
est  la  plus  parfaite ,  et  la  haine  qu'il  a  conçue  contre  les  Romains  lui 
faire  de  même  attacher  quelques  idées  désagréables  à  leurs  édifices,  et 
l'exciter  à  les  démolir,  mais  jamais  il  n'eût  été  sujet  à  de  pareils  pré- 
jugés s'il  n'avait  eu  aucun  sentiment  de  la  beauté.  Un  aveugle  a-t-il  ja- 
mais raisonné  sur  la  préférence  que  mérite  la  pourpre  ou  l'écarlate?. . . 
La  connaissance  de  î'anatomie,  l'étude  de  ia  nature,  une  observation 
exacte  de  l'air  du  visage  et  des  attitudes  du  corps  qui  accompagnent 
le  sentiment,  les  actions  et  les  passions,  peuvent  nous  mettre  en  état 
déjuger  de  la  justesse  de  l'imitation;  mais  si  nous  n'avions  aucun  sen- 
timent naturel  de  la  beauté  qui  s'y  trouve,  nous  n'en  serions  pas 
plus  touchés  que  de  l'arrangement  d'une  centaine  de  cailloux  jetés  au 

hasard » 

Il  suit  de  là  que  la  faculté  qui  nous  donne  l'idée  du  beau  ne  peut  être 
confondue  avec  aucune  autre,  que  c'est  un  sens  différent  des  autres,  et 

surtout  des  sens  externes  et  physiques Ibid.  $10.  «On  pour- 

1  ait  ^  appeler  les  idées  que  nous  avons  de  la  beauté  et  de  l'harmonie,,  per- 
ceptions des  sens  extérieurs  de  la  vue  et  de  l'ouïe ,  mais  il  faut  bien  les 
distinguer  des  autres  sensations  qui  appartiennent  également  à  la  vue  et 
à  l'ouïe  et  que  les  honunes  peuvent  avoir  sans  aucune  perception  de  la 
beauté  et  de  l'harmonie ...  a  Une  autre  raison  qui  nous  empêche  d'at- 
tribuer Vidée  du  beau  aux  sens  extérieurs,  c'est  que,  dans  quelques  au- 
tres perceptions,  où  ces  sens  ont  très-peu  de  part,  nous  découvrons 
encore  de  la  beauté,  par  exemple,  dans  les  vérités  universelles,  dans 

'  Trad.  fr.  1. 1"  p.  166.  —  '  Ibid.  p.  167.  —  '  Ibid.  p.  i4. 

78 


618  JOURNAL  I^S  SAVANTS. 

les  «anses  générales ,  et  dmoi  queltpnes  principes  applicables  à  un  grand 
nombre  d'objets*^. . .  Puisqu'il  y  ^  a  tant  de  acuités  différentes  d*aperce* 
voir,  et  puisque  les  perceptioas  ies  plus  par&ites  des  sens  «xiërieim  ne 
produisent  pas  le  même  plaisir  qu'une  p^sonoe  de  bon  goût  tn)uve 
dans  la  beauté  ou  dans  rhaimonie,  on  peut,  avec  raison,  désigner  par 
un  àutns  nom  ces  perceptions  plus  subtiles  et  plus  a^^ables  qui  pro.- 
viennent  de  ces  deux  qualités ,  et  appeler  la  faculté  que  nous  avons  de 
recevoir  ces  swtes  d'impressions ,  sens  intérieur.  La  différence  gu'on 
remarque  entre  les  perceptions  suffit  pour  autoriser  Ttisage  d'un  nom 
différent,  surtout  lorsqu'on  a  soin  d'en  fixer  la  signification,  a 

On  le  vok,  Hotoheson  a  comme  l'air  de  demander  grâce  pour  la  li- 
berté qU'ii  prend  de  distinguer  le  sentiment  du  beau  des  autres  seo* 
sations,  mais  c'est  toujours  k  la  sensibilité  qu'il  rapporte  la  percep- 
tion particulière  de  la  beauté.  «C'^st^,  dit-il,  à  juste  titre  qu'on  donne 
le  nom  de  sens  à  cette  faculté  supérieure  d'apercevoir,  puuque,  sem- 
blabie  aux  autres  sens  oHe  procure  un  plaisir  tout  à  fait  différent  de 
celui  qui  provient  de  la  oonnaissanoe  des  principes  des  proportions , 
des  causes  ou  de  l'usage  des  objets. 

S""  Reste  à  savoir  en  quoi  ^xmsiste  la  beauté,  qudles  sont  ies  qua- 
lités qui,  se  rencontrant  dans  im-obj«t,  le  font  beau,  et  plus  ou  moins 
beau,  selon  que  cet  objet  les  possède  plus  ou  moins. 

Après  avoir  distingué  la  beauté  naturelle  qu'il  appelle  absolue,  de  la 
beauté  d'imitation  qu'il  appelle  rdalsive  ou  comparative,  Hutcbeson 
trouve  les  éléments  essentiels  de  l'une  et  de  l'autre  dans  l'accoid  de 
la  variété  et  de  Tunilé  qu'il  nomme  improprement  unifoitnité. 

Chap.  Ti,  $  3.  «Il  semble* que  les  figures  les  plus  propres  à  exciter  en 
nous  ridée  de  la  beauté  sont  celles  dans  lesquelles  l'uniformité  se  trouve 

jointe  à  la  variété Ce  que  nous  appelons  beauté  dans  les  objets, 

à  parler  méthodiquement,  paraît  être  en  raison  composée  de  l'imifor- 
mité  et  de  la  variété ,  de  sorte  que  là  où  Tuniformité  des  corps  est 
égale,  la  beauté  s'y  découvre  à  proportion  de  la  variété  et  vice  versa. 
Ceci  s'ëclaircira  par  des  exemples .  »         ' 

Hutcheson  cite  d*abord  des  exemples  empruntés  aux  figures  de  la 
géométrie;  puis  il  passe  à  la  beauté  naturelle.  Ibid.  S  5.  «L'idée^  que 
nous  avons  de  la  beauté  qui  règne  dans  les  ouvrages  de  la  nature  a 
le  même  fondement.  On  remarque  dans  chacttae  des  parties  de  funi- 
vers  que  nous  appelons  belles,  une  uniformité  surprenante  jointe  à  une 

•  Trad.  fr.  t.  V\  p.  17-18.  —  *  Ibid.  p.  19-20.  —  '  Ibid.  p.  32.  —  *  Uni.  p.  33. 
—  "  [bid,  p.  37. 


OCTOBRE  1846.  619 

variété  presque  infinie,  d  Hutcheson  passe  en  revue  Jes  principaux  ob- 
jets de  la  nature  sur  lesquels  il  vérifie  sa  théorie.  U  l'applique  ensuite 
aux  créations  de  Tari.  Chap.  nu  $  8.  «On  peut^  observer  la  même 
chose  dans  tous  les  ouvrages  de  Tart,  sans  en  excepter  même  les  us- 
tensiles les  plus  communs,  car  on  trouve  que  la  beauté  de  chacun 
d'eux  dépend  uniquement  de  l'uniformité  et  de  la  variété  sans  lesquelles 
ils  paraissent  mesquins,  irréguliers  et  difformes.» 

Hutcheson  termine  dignement  ses  recberdbts  sur  la  beauté  en  las 
rattachant  k  la  théodiccc?  il  établit  que  la  beauté  des  objets  et  des  êtres 
créés,  n  étant  autre  chose  que  la  variété  sans  cesse  ramenée  à  Fnnité, 
témoigne  d'une  régularité  universelle  où  il  est  impossible  de  ne  pas 
voir  l'œuvre  d'une  cause  intelligente.  Partout  est  le  beau  à  quelque 
degré,  et  toute  beauté  est  une  combinaison  r^^ière;  il  y  a  donc 
partout  un  dessein  manifeste,  une  providence.  La  force  de  cet  argu- 
ment augmente  à  proportion  de  la  beauté  qui  se  rencontre  dans  la 
nature.  Plus  une  machine  qui  fonctionne  est  compliquée,  plus  on 
est  obligé  de  supposer  une  sagesse  profonde  dans  sa  cause ,  suivant 
la  multiplication  des  parties  et  la  convenance  de  leur  structure»  alors 
même  qu'on  aperçoit  mal  ou  qu'on  ignore  entièrement  l'intention  du 
tout.  La  mesure  de  la  beauté  étant  le  rapport  de  la  variété  à  l'unité, 
il  y  a  d'autant  plus  de  beauté  dans  la  nature  que  nous  voyons  un 
grand  nombre  d'effets  utiles  ou  agréables  résulter  d'une  cause  gé- 
nérale. Qui  est-ce  qui  ne  trouve  pas  plus  de  perfection  et  de  beauté 
d.ans  une  horloge  qui  marque  les  heures,  les  minutes,  les  secondes, 
les  jours  du  mois,  à  l'aide  d'un  seul  ressort  ou  d'un  seul  poids,  que 
dans  une  machine  qui  ne  produit  le  même  effet  et  ne  satisfiiit  aux 
mêmes  fms  que  par  des  mouvements  plus  composés  ?  Or  l'étude  de  la 
nature  nous  découvre  plusieurs  exemples  de  causes  universelles,  de 
principes  d'une  simplicité  admirable.  Entre  autres  exemples,  Hutcheson 
rite  la  gravitation.  Chap.  v,  $  ai.  aLe^  principe  uniforme  de  gravité 
retient  tout  à  la  fois  les  planètes  dans  leurs  orbites,  unit  les  parties  de 
chaque  globe  et  raffermit  les  montagnes  ;  élève  les  vagues ,  les  abaisse 
(le  nouveau  et  les  arrête  dans  leur  lit;  délivre  la  terre  de  son  humidité 
superflue  en  faisant  couler  les  rivières;  élève  les  vapeurs  par  le  moyen 
de  son  influence  sur  l'air  et  les  fait  retomber  ensuite  en  foitne  de 
pluie;  procure  une  pression  uniforme  à  notre  atmosphère  ^  pression 
nécessaire  à  nos  corps  en  général,  mais  encore  plus  à  la  respiration, 
et  nous  fournit  un  mouvement  universel  applicable  à  une  infinité  de 

'  Trad.  fr.  t.  V\  p.  71.  — *  ttfi  p.  i3o. 

78. 


620  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

machines.  Cette  mécanique  n*est-eile  pas  incomparablement  plus  belle 
que  si  Ton  supposait  dans  la  Divinité  autant  de  volontés  que  d'effets 
particuliers,  dont  chacune  prévint  quelques-uns  des  maux  accidentels 
qui  émanent  de  cette  loi  générale?  On  pourra  follement  s  imaginer  que 
cette  dernière  manière  d'opérer  nous  eût  été  plus  avantageuse  et  n'eût 
point  distrait  la  toute-puissance  ;  mais  alors  l'univers  eût  été  privé  de  la 
beauté  qu'on  y  remarque,  et  les  hommes  n'eussent  trouvé  aucun  plai- 
sir dans  la  contemplation  de  ce  spectacle  qui  leur  est  maintenant  si 
agréable.  Il  n  est  personne  qui  n'aime  mieux  être  exposé  aux  maux 
inséparables  de  l'humanité,  que  de  ne  pas  jouir  de  cette  forme  harmo- 
nieuse qui  a  été  une  source  inépuisable  de  plaisirs  dans  tous  les  siè- 
cles. ))  Nous  pouvons  ici  reconnaître  la  belle  âme  que  M.  Leechmann 
nous  a  peinte ,  attentive  et  infatigable  à  s'élever  elle-même  et  à  élever 
ses  auditeurs  ou  ses  lecteurs  à  l'idée  d'une  divine  providence.  La 
beauté  lui  en  était  une  occasion  bien  naturelle.  Hutcheson  la  saisit 
avec  empressement ,  et  comme  la  femme  sacrée  de  Mantinée  dans  le 
Banqaet  ^  de  Platon ,  de  beautés  en  beautés  il  remonte  à  leur  type  im- 
mortel et  s'y  arrête  avec  complaisance.  Nous  n'avons  pas  eu  le  courage 
de  l'interrompre;  il  faut  pourtant  revenir  au  point  de  départ,  aux  trois 
questions  sur  lesquelles  nous  avons  successivement  fait  connaître  la 
doctrine  du  philosophe  écossais. 

Nous  commencerons  par  la  dernière ,  et  même  nous  en  dirons  fort 
peu  de  chose. 

La  théorie  qui  fait  consister  le  beau  dans  l'accord  de  l'unité  et  de  la 
variété  n'est  pas  nouvelle.  Plotin,  dans  l'antiquité,  a  déjà  exposé  cette 
théorie,  et  il  n*est  pas  le  premier  à  qui  l'idée  en  fût  venue.  Hutcheson 
a  du  moins  le  mérite  de  se  l'être  appropriée,  en  l'appuyant  sur  une  mul- 
titude d'exemples  qui  la  confirment  ou  qui  l'expliquent.  Quoiqu'il  y  ait 
plus  d'une  beauté ,  par  exemple  celle  d'un  acte  héroïque ,  celle  d'un  vers 
d'Homère  ou  de  Corneille,  où  le  mélange  d'unité  et  de  variété  semble 
assez  difficile  à  saisir,  cette  théorie  est  néanmoins,  parmi  toutes  celles 
que  les  philosophes  ont  inventées  pour  déterminer  les  caractères  intimes 
de  la  beauté ,  la  plus  raisonnable  et  la  moins  contraire  à  l'expérience  ^. 

Restent  les  deux  autres  questions,  toutes  différentes  de  celle-là,  et 
qui  ne  sortent  pas  des  bornes  de  la  psychologie ,  à  savoir  :  quels  sont  les 
caractères,  non  pas  de  la  beauté  en  soi,  mais  de  l'idée  que  nous  en 
avons,  et  quelle  est  l'origine  de  cette  idée? 

'  Voyez  le  lome  VI  de  notre  traduction  de  Platon.  —  *  Voyez  la  i**  série  de  nos 
Cours,  t.  II,  i3'  leç.  :  Da  beau  dans  les  objets,  p.  i55. 


OCTOBRE  1846.  621 

Sur  le  premiei'  point,  nous  partageons  pleinement  et  sans  réserve 
Topinion  d'Hutcheson.  Nous  tenons,  comme  lui,  que  Tidée  du  beau 
nous  est  donnée  immédiatement .  qu  elle  est  universelle  et  néccsssaire , 
et  qu'elle  est  désintéressée. 

Sur  le  second  point,  nous  diviserons  en  deux  parties  Topinion  du 
philosophe  écossais  :  la  première,  qui  est  négative  et  réfutative;  la  se- 
conde ,  qui  est  positive  et  systématique. 

D  serait  injuste  de  ne  pas  insister  sur  la  partie  négative,  qui  est  la 
partie  vraie  et  durable  de  la  théorie  d'Hutcheson.  Le  mérite  qui  Ta 
d*abord  recommandée  et  qui  la  recommandera  toujours  est  d  avoir  dis- 
tingué la  faculté  qui  perçoit  la  beauté  des  deux  facultés  qui,  au  com- 
mencement du  xvni'  siècle ,  étaient  en  possession  de  composer  Tâme 
tout  entière,  l'entendement  qui  perçoit  les  vérités  abstraites  et  générales, 
et  la  sensibilité  physique  qui  nous  donne  des  impressions  agréables  ou 
pénibles. 

La  beauté  est  vraie  sans  doute ,  mais  elle  n*est  pas  seulement  la  vé- 
rité; elle  est  quelque  chose  de  plus;  elle  est  et  s'appelle  la  beauté.  Si 
die  n'était  que  la  vérité,  la  vérité  la  plus  certaine  serait  la  plus  grande 
beauté;  les  types  du  beau  parfait  seraient  les  axiomes  de  la  géométrie; 
la  beauté  se  démontrerait  comme  un  problème  de  mathématiques,  et 
le  goût  se  confondrait  avec  le  raisonnement.  Or  rien  n'est  plus  faux. 
Dire,  en  entendant  une  belle  musique:  Sonate,  que  me  veux-tu?  ou 
bien  :  Qu'est-ce  que  cela  prouve?  en  voyant  couler  des  larmes  au  récit 
d'un  trait  de  bonté  ou  de  grandeur  d'âme,  sont  des  propos  de  géomètre 
en  délire  qui  prétend  réduire  toutes  nos  facultés  à  la  seule  qu'il  emploie. 
D'un  autre  côté,  les  sens  ne  rendent  pas  compte  davantage  de  Tidée  de 
h  beauté.  Le  beau  est  presque  toujours  agréable,  mais  lagréable  n'est 
pas  toujours  le  beau.  Rien  de  plus  agréable  que  les  odeurs  et  les  sa< 
veurs  :  ce  sont  les  sensations  les  plus  vives  et  les  plus  pénétrantes,  et 
pourtant  les  objets  qui  les  excitent  en  nous  n'ont  jamais  été,  à  ce  titre 
seul,  appelés  beaux,  pas  même  au  plus  faible  degré.  Non-seulement  le 
beau  diffère  toujours  de  l'agréable,  mais ,  quelquefois  même,  il  se  mêle 
aux  impressions  les  plus  pénibles  qui  le  relèvent  au  lieu  de  Tétouifer. 
Âia  vue  d'un  naufrage,  le  trouble  de  mes  sens  peut  aller  jusqu'à  l'hor- 
reur, et  néanmoins  ce  spectacle  est  beau.  La  voix  formidable  de  TOcéan 
répondant  à  celle  du  tonnerre ,  de  rapides  éclairs  sortant  des  sombres 
flancs  des  nuages,  les  flots  qui  s'amoncellent  et  se  précipitent,  et  même 
ce  canon  d'alarme  qui  se  fait  entendre  de  loin  en  loin  dans  l'espace 
immense;  que  dis-je?  les  approches  solennelles  du  moment  suprême 
pour  des  créatures  semblables  à  moi,  tout  cela  excite  dans  mon  âme 


622         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

une  émotion  grande  et  sévère  qui,  certes,  n'a  rien  à  démêler  arec  les 
plaisirs  des  sens,  et  cependant  m'attache,  par  un  cbarme  secret,  à  ce 
triste  et  magnifique  spectacle.  Au  moral  aussi,  le  sublime  est  souvent 
en  contradiction  avec  l'agréable.  Supposez  sous  vos  yeux  le  spectacle 
de  D'Assas,  environné  de  baïonnettes,  et,  les  flancs  déjà  déchirés, 
s'écriant  :  «A  moi,  Auvergne!  ce  sont  les  ennemis.»  Ce  cri  de  mort 
vous  pénètre  à  la  fois  d'horreur  et  d*admiration.  Sont-ce  les  sens  qui 
éprouvent  ou  qui  vous  donnent  l'émotion  dont  votre  âme  est  saisie? 
Non,  la  natme  physique  souffre  et  frémit;  c'est  l'âme,  l'âme  seule,  qui 
ressent  un  plaisir  mélancolique  et  sublime  dont  la  physiologie  n'a  point 
le  secret. 

Le  beau  ne  s'explique  donc  ni  par  le  raisonnement  ni  par  la  sen- 
sation. Quelle  leçon  pour  l'art,  s'il  sait  la  comprendre!  Hutcheson  eût 
pu  la  tirer  de  sa  théorie  et  rappeler  à  leur  véritable  mission  le  poète , 
le  peintre  ou  le  statuaire  qui,  confondant  le  beau  avec  l'agréable,  s'a- 
dressent aux  sens  plutôt  qu'à  l'âme.  D  y  a,  dans  les  arts  aussi,  une  école 
sensualiste  qu'il  appartient  à  la  vraie  philosophie  de  combattre.  Hut- 
cheson cite  phisieurs  fois  VHamkt  de  Shakspeare ,  fe  Paradis  perdu  de 
Milton,  et  ce  morceau  admirable  appelé  le  Penseroso,  Il  eût  pu  faire 
remarquer  que  des  beautés  de  cet  ordre  supposent  en  ceux  qui  les 
produisent  une  âme  profonde  et  une  autre  philosophie,  instinctive 
ou  développée ,  que  celle  des  sens  et  du  raisonnement.  Il  faut  au  moins 
savoir  gré  à  Hutcheson  d'avoir  séparé  le  beau  de  l'agréable  et  les  plai- 
sirs du  goût  des  plaisirs  des  sens.  Mais,  puisque  le  beau  nous  est  une 
source  de  plaisir,  et  que  le  plaisir  appartient  à  la  sensibilité,  la  sensi- 
bilité physique  ayant  été  écartée,  il  reste  qu'on  rapporte  le  plaisir  de 
la  perception  de  la  beauté  à  une  autre  sensibilité,  à  un  pouvoir  de 
Tâmc,  seiisitif  aussi,  mais  d'un  ordre  particulier  et  plus  relevé.  Rien  de 
plus  fondé,  et,  jusque-là ,  Hutcheson  ne  s'est  pas  trompé.  Où  donc  com- 
mence Terreur,  et  en  quoi  consiste  le  vice  de  la  théorie  du  sens  du  beau? 

La  perception  de  la  beauté  est  ^  un  fait  complexe  qui  comprend 
deux  éléments  bien  différents,  l'un  intellectuel,  l'autre  sensitif,  celui- 
ci  qui  est  une  idée  et  un  jugement  avec  tous  les  caractères  du  juge- 
ment et  de  l'idée,  celui-là  qui  est  un  sentiment  avec  les  caractères  bien 
connus  du  sentiment.  Cette  distinction  est  à  la  fois  la  justification  et 
la  condamnation  de  la  théorie  d'Hutcheson.  Justifions-le  d'abord  pour 
le  condamner  après. 

*  i"  série  lie  nos  Cours,  l.  Il,  a*  parlie,  Du  fceau,  Irr.  1 1',  De  Vidée  du  beau; 
1er.  la',  Du  sentiment  du  beau,  p.  ia3-i5o. 


OCTOBRE  1846.  623 

En  même  temps  que  je  juge  que  cet  objet  est  beau ,  que  ce  cieJ 
étoile  est  magiu&que.  que  cette  fleur  est  charmante,  que  la  poésie 
d*Homère  et  de  Virgile ,  cooifn«  celle  de  Dante ,  de  Miiton ,  de  Cor- 
neille et  de  Racine,  possèdent  une beau4;é  immortelle;  en  même  temps, 
dUs-je,  que  je  porte  ce  jugement,  nesst-îl  pas  vrai  que  mon  cœur  est 
ému,  que  j'éprouve  à  cette  vue  ou  à  cette  lecture  une  émotion,  un 
sentiment  ^  un  plaisir  exquis ,  mais  réel  à  ce  point  que  mon  .cceiu* 
s  épanouit  oi*  se  resôerre,  que  mes  yeux  s  enflamment  ou  répandent 
des  larmes,  et  que  tout  mon  être  e^  ébranlé?  Hutcheson  a  dpnc  4^u 
raison  de  prétendre  que ,  dans  la  perception  du  beau,  à  la  suite  de  h 
sensation,  de  Timpression  des  sens«  lame  éprouve  un  sentiment  qui,  à 
ce  titre,  suppose  une  cause  analogue  à  lui-même,  et  par  conséquent 
un  pouvoir  sensitif  qui  n  est  ni  la  sensibilité  physique  ni  le  pur  juge- 
ment. 

D*autre  part,  le  sentiment  du  beau  n  épuise  pas  toute  la  perception 
de  la  beauté.  Il  y  a  là  un  second  élément  inséparable  du  premier,  mais 
qui  en  est  esseatiellemeittilistinot;  cet  autre  élément,  c  est  le  jugeQieni. 
Sentir  est  une  chose,  juger  en  est  une  autre.  Toutes  les  langues  expri-  ' 
ment  celte  différence  ;  le  sens  commun  la  recueille  et  une  s^aine  psy- 
diologie  ne  doit  pas  labandonner.  Je  ne isens pas  seulement  qu*Hoiâère 
est  un  grand  pocte,  je  juge  qui!  Test.  Le  jugement  est  un;  il  persis^ 
le  même,  quelles  que  soient  notre  santé,  notre  humeur,  la  disposi- 
tion de  notre  imagination  et  de  notre  âme.  Il  n*en  est  pas  ainsi  du 
sentiment;  il  est  variable,  il  dépend  de  mille  causes  extérieures  ou 
intérieures.  Un  nuage  dans  le  ciel,  le  plus  léger  trouble  de  la  santé, 
un  caprice  de  l 'imagination  se  réfléchissent  dans  la  sensibilité.  Pa^ 
tous  les  temps,  je  juge  que  TApollon  est  beau;  je  na  ie  sans  ipa$  (le 
même  dans  un  beau  jiour  ou  diaod  un  j^ur  sombre,  si  je  sws  triste  ou 
serein,  bien  portant  ou  malade.  Le  sentinnenjt  leM  moins  n^phile  qMe 
la  sensa^n,  mais  il  est  mc^Hc  ei>core«  pari)  en  dépend.  Le  j^efnç^^t 
que  je  porte  exprime  une  vérité  qui  ne  4n*appartiekn.t  pas;  cett^Yérité 
me  parait  la  règle  nécessaire  et  légitime  du  jugement  des  autres  conpyojie 
de  traon  propre  jugomejii.  Si  qiielqu  un  vient  me  dire  que  TÂpQllpf^  .^ ^ 
laid,  qu'Homère  est  tio  mauvais^ ipoëte,  elc;  je  tiens  œt  b^nime  poa^ 
un  insensé  et  je  lui  impose  moa  Jugemejot.  Mais  je  m  lui  ii^ifiç^'p^is 
de  muême  mon  sentiment,  parce  que  m^n  /sentiment  se  rapport  à  .un 
état  jde  sensibilité  qui  ne  peut  èktc  le  même  dans  ies  ai^c^  ^lt  4ans 

'  Sur  la  ibéorîe  du  sentiment,  voyez  aussi,  i**  série,  t.  I*,  p.  36 1  ;  t.  U,  toute  la 
leçon  Sar  le  mysticisme,  p.  g6*i2<>;  Da  beau,  p.  laS,  etc.;  ^  him,  p.  96g,  elc«; 
Réiumi,  p.  oSo;  i.  III,  p:t£,.p.  16,  etc.. 


624  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

moi,  puisque,  dans  moi-même,  il  n'est  pas  constant.  Le  sentiment  tan- 
tôt languit  et  tombe  presque  à  rindiCFérence;  tantôt  il  monte  jusquà 
l'enthousiasme;  mais  Fenthousiasme  ne  dure  pas  toujours.  Séparez  le 
sentiment  du  jugement,  vous  lui  ôtez  son  appui,  vous  livrez  le  goût  à 
une  instabilité  sans  remède.  Alors  il  n  y  a  plus  de  règles  qui  puissent 
être  rappelées  légitimement  â  tous  les  artistes,  puisqu'il  n'y  a  pas  d'idée 
du  beau  qui  soit  commune  à  tous  les  hommes.  Toute  unité,  toute  me- 
sure commune  a  péri;  il  ne  reste  qu'une  diversité  nécessaire  et  infinie  : 
nul  n'a  tort  de  sentir  comme  il  sent,  et  nul  non  plus  na  raison  contre 
un  autre  de  sentir  autrement  que  lui.  Tout  est  beau,  tout  est  laid  sui- 
vant les  dispositions  d'une  sensibilité  capricieuse;  il  n'y  a  plus  rien  de 
beau  en  soi. 

On  comprend  maintenant  l'importance  du  jugement  dans  la  percep- 
tion du  beau.  Ce  n'est  pas  là  un  élément  accessoire,  c'est,  au  conti^re, 
l'élément  essentiel  et  fondamental,  et  c'est  le  sentiment  qui  est  l'élément 
secondaire.  Or,  si  le  sentiment  suppose  en  moi  ime  puissance  sensitivc 
et  afiFective,  mon  jugement  suppose,  au  même  titre,  une  puissance  de 
juger,  qui  intervient  dans  la  perception  de  la  beauté  :  cette  puissance 
c'est  la  raison. 

Je  dis  la  raison  et  non  point  le  raisonnement,  car  ils  difi(h*ent  du 
tout  au  tout,  comme  l'a  bien  vu  Molière  : 

«  El  le  raisonnement  en  bannit  la  raison.  » 

Le  raisonnement  part  de  principes  qu'il  n'a  point  faits  pour  arriver , 
par  un  certain  procédé,  aux  conséquences  qu'il  cherchait;  il  n'atteint 
la  vérité  qu'indirectement  à  travers  l'intermédiaire  d'une  comparaison. 
La  raison  n'est  pas  soumise  à  cette  pesante  allure.  Tantôt  elle  se  sert 
du  procédé  du  raisonnement  qui  est  son  instrument  très-légitime,  ainsi 
que  le  mot  même  l'indique,  tantôt  elle  entre  en  exercice  par  la  vertu 
qui  lui  est  propre,  et  elle  s'élève  à  la  vérité  par  une  intuition  directe: 
c'est  ainsi  qu'elle  atteint  toutes  les  vérités  premières;  c'est  ainsi  qu'elle 
atteint  le  bien  ;  c'est  ainsi  qu  elle  atteint  le  beau.  Elle  se  manifeste  par 
des  jugements.  Le  jugement  est  antérieur  au  raisonnement;  mais,  dans 
TinteHigence ,  rien  n'est  antérieur  au  jugement,  car  la  plus  simple  affir- 
mation est  un  jugement.  Les  premiers  jugements  de  la  raison  sont  in< 
décomposables;  ils  n'ont  pas  et  ne  peuvent  avoir  de  principes,  car  ce 
seraient  alors  des  raisonnements  :  ils  n'ont  d'autre  principe  que  h  puis* 
sance  même  de  juger  sur  laquelle  ils  reposent, 

En  général,  par  une  suite  fatale  de  la  tradition  péripatéticienne,  la 


OGTOBAE  18&6.  625 

j^loiophie  écossaise  a  trop  confondu  la  raison  et  le  raisonnement^; 
elle  a  semblé  persuadée  que  tonte  la  force  de  f  esprit  humain  se  réduit 
è  comhiiier  ou  i  abstraire  les  idées  <{u*il  reçoit  des  sens,  sans  se  douter 
<]v*il  est  ainsi  une  source  directe  d*idées  sioijdes.  De  là,  plus  d'une  dé- 
damitiob  contre  ia  raison  <,  qui  ont  •donné  un  assez  mauvais  air  à  ia  phi- 
losophie écossaise^  particulièrement  dans  les  écrits  de  Beattie.  Faute 
de  comprendre  que  toutes  nos  idées  premières,  simples,  universelles 
et  néoeasafa«s,  si  ^hrerses  qu'elles  soient  par  rapport  à  leurs  objets, 
ont  leur  «lité  dans  la  raison  qui  est  leur  source  commune,  elle  s'est 
mise  en  quête,  pour  chacune  de  ces  idées,  d'^oe  fecullé  i^éciaie, 
ce  qui  a  singulièrement  multiplié  nos  facultés.  De  plus ,  ne  sachant 
trop  quels  noms  donner  à  toutes  ces  facahés,  et  votdant  les  séparer 
fortement  du  raisonnement,  de  rabstraction  et  de  la  généralisation, 
die  les  a  souvent  appelées  des  sens,  bien  entendu  en  distinguant  ces 
sens4À  des  sens  ordinaires^  des  sens  extérieurs  et  physiques.  Elle  s*est 
crue  d'autant  plus  autorisée  à  se  servir  de  cette  dénomination ,  qu'en 
coiains  cas  âos  jugements  primitifs  sont  accompagnés  d*un  sentiment 
qui  n'est  pas  une  sensation,  mais  qui,  conune  elle,  prodmt  du  plaisir 
ou  de  la  peine.  Or,  c'est  Teffiet  propre  du  sentiment  de  couvrir  et  d'of- 
fusquer <kns  la  conscience  l'idée  même  sans  laquelle  il  ne  serait  point. 
C'est  donc  le  sentiment  qui  semble  caractériser  le  phénomène  entier 
et  qui  lui  donne  son  nom.  Enfin  k  toutes  ces  causes  d'erreur,  joignez  le 
règne  d^unepJxBosophie  qui  mettait  dam  les  sens  la  souroe  de  toutes  les 
idées  sans  exception.  Pour  ne  pas  heurter  de  front  cette  philosophie, 
on  accordera  volontiers  que  fidée  du  beau  et  fidée  du  bien  dénvent 
des  sQos,  sauf  à  distinguer  dans  la  sensibilité  deux  ordres  de  sensations: 
les  sensations  directes  qui  ont  pour  ^t^fstes  les  cinq  sens  et  se  rappor- 
tent aux  objets  extérieurs,  -et  laa  sensations  réfléchies,  qui  se  rappor- 
tent à  des  choses  invisibles,  et  s'accomplissent  par  des  organes  parti- 
culiers, ^on  appelle,  sens  dû  beau  et  Mas  du  Ûen ,  ce  qui  né  trouble 
pas  lé  Système  régnant  et  jA  même  temps  3alis£nft  le  goût  et  la  cons- 
cieKwse.  Telle  est  Teiq^Ucation 'traie  leit  impaiAiale;  de  la  lliéorie  dHut- 
chesQA,  de  ses  Atérî^/^  et  de  4ef /<ïéfiMitis« 

Hutcheson  a  très-bien  réconnu  dans  l'âme  le  sentiment  du  beau, 
avec  les  plaisirs  délicats  et  désintéressés  qui  lui  sont  propres,  mais  il 
n'a  pas  vu  le  jugement  qui  porte  tout  cela;  il  n'a  pas  vu  que  ce  juge- 
tnènt  est  inême  antériëui*  au'  sentiment,  ne  jRlt-ce  qlie  de  l'intervalle 
le  Jriùs  légét,  car  6ri  n'aime  qtie  ce  qu'on  eotinaft,  et' il  faut  connaître 

'  €ëlle  éoBJusiofi  se  retrooNre  d*ns  PàiHeal  et  dans  Rousseau,  et  en  AHemagné  daus 
M,  Jacobi ,  au  moins  d^ns  ses  premiers  écrfCs. 

79 


626  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

plus  ou  moius  la  beauté  pour  la  sentir.  II  feiit  venir  l'idée  du  beau  d'w 
sentiment  du  beau ,  quand  cest  Tidée  qui  précède  et  le  sentiment  qur 
suit.  Les  confondant  ensemble,  il  les.  rapporte  indistinctement  à  une 
seule  fiatculté,  â  la  sensibilité,  considérée  dans  son  degré  le  plus  élevé. 
Ainsi  la  sensibilité  était  maintenue  comme  la  source  unique  de  toutes 
les  idées;  la  philosophie  de  Locke  n  était  pas  attaquée  dans  ses  fonde- 
ments; elle  était  enrichie  et  agrandie;  aux  sens  physiques  (m  ajoutail 
seulement  d'autres  sens  doués  de  fonctions  différentes ,  d'abord  un  sens 
intérieur  qui  produit  la  conscience ,  puis  beaucoup  d'autres  sens  du  même 
genre,  plara  gênera,  parmi  lesquels  le  sens  du  beau. 

Tout  portait  donc  Hutcheson  à  la  théorie  à  laquelle  son  nom  de- 
meure attaché:  la  philosophie  dominante,  le  besoin  d'y  rester  fidèle, 
au  moins  dans  les  mots,  quand  il  s'en  séparait  dans  les  choses,  sur- 
tout cette  pente  si  naturelle  de  l'analyse  qui,  dans  son  premier  exer- 
cice, se  prend  aux  caractères  les  plus  frappants  et  les  plus  saillants  des 
faits.  A  une  première  vue  le  sentiment  du  beau  parait  la  perception 
du  beau  tout  entière.  D'ailleurs  substituer  le  sentiment  à  la  sensa- 
tion  était  alors  une  innovation  presque  téméraire,  dont  il  faut  louer 
Hutcheson.  En  général,  pour  bien  juger  le  mérite  dune  théorie,  il  faut 
surtout  la  comparer  avec  celles  qui  ont  précédé.  Si  cette  théorie  est 
un  progrès  sur  le  passé,  à  ce  titre  elle  mérite  iestime  et  une  place 
dans  l'histoire.  Plus  tard  ce  qui  était  un  progrès  deviendra  à  son  tour 
un  préjugé  par  rapport  aux  progrès  qui  suivront;  et  la  philosophie  s'ac> 
croit  sans  cesse,  par  le  mouvement  même  des  systèmes  imparfaits,  qui 
ont  l'air  de  se  détruire,  et  qui  en  réalité  se  développent. 

[La  suite  au  prochain  cahier^)  ^'  ^^^^A^- 


Théâtre  français  au  Moyen  Age,  publié  dnprès  les  numascrils  de 
la  Bibliothèque  da  Roi,  par  MM.  L.  G.  N.  Monmerqué  et  Fran- 
cisque  Michel  (xi^-iiv*  siècle).  Paris»,  Firmîn  Didot,  1839, 
1  vol.  grand  in-8°  de  67a  et  xvf  pages,  sur  deux  colonnes. 

€IMQOlàME    ARTICLE  \ 

Adaui  de  la  Halle  ne  nous  a  pas  seulement  laissé  le  plus  ancien 
drame  franchement  original ,  à  qui  Ton  puisse  donner  le  nom  de  comédie; 

*  Voir  les  précédents  articles  daas  les  cahiers  du  Journal  des  Savants ,  des  mois  de 
janvier,  février,  août  et  septembre  iâ46. 


OCTOBRE  1846.  627 

on  lui  doit  encore  le  chef-d'œuvre  du  théâtre  aristocratique  au  xiii*  siècle  : 
je  veux  parler  du  Jeu  demi-pastoral  et  demi-chevaleresque  de  Robin  et 
Marion,  qu'il  composa  pour  rappeler  îes  amours  de  France  aux  Français 
de  la  cour  de  Naples,  comme  il  avait,  vingt  ans  auparavant,  jeté  à 
pleines  mains  l'imagination  et  la  satire  dans  l^  Jea  da  mariage  onde  la 
feuillée,  pour  plaire  au  puy  démocratique  de  sa  ville  natale.  Adam,  en 
effet,  après  sa  retraite  i  Douai ^  suivie  peut-être  d*un  retour  de  quel- 
ques années  à  A^ras^  accompagna,  en  1^83,  dans  le  royaume  de 
Naples ,  Robert  d'Artois*,  neveu  de  saint  Louis,  que  Philippe  lÛ  envoyait 
près  de  Charles  d'Anjou,  pour  l'aider  â  tirer  vengeance  des  Vêpres  sici- 
liennes. Il  est  très-probable  que  le  Jea  de  Robin  et  Marion  servit  à  em- 
bellir les  fêtes  qui  furent  célébrées  à  Naples,  en  i  a84,  quand  le  comte 
d'Artois  fut  déclaré  r^ent  du  royaume  et  tuteur  de  Charles  IP.  Quel- 
ques vers  que  Jean  Mados,  neveu  d'Adam,  trouvère  de  profession 
moins  expert  que  son  oncle,  et  calligraphe  par  occasion*,  déposa  par  un 
heureux  caprice,  à  la  suite  et  comme  souscription  d'un  exemplaire 
du  fameux  Roman  de  Troies^,  nous  apprennent  qu'en  ia88  notre 
poète  avait,  déjà  depuis  quelque  temps,  cessé  de  vivre.  Nous  savons, 
de  plus,  par  le  Jeu,  du  Pèlerin'',  que  le  comte  d'Artois,  moins  ingrat 
qu'il  n'appartenait  à  sa  position,  fit  élever  dans  la  terre  étrangère  une 
tombe  k  son  ménestrel. 

'  Les  troubles  qui  furent  cause  de  son  émigration  et  qui  divisèrent  les  bour- 
geois, les  échevins  et  le  clergé  d'Arras  entre  les  années  1270  et  127:1,  ne  nous 
sont  pas  seulement  connus  par  U  Congé  d*Adam  de  la  Halle;  ils  sont  encore  retra- 
cés', avec  une  grande  vivacité,  dans  une  autre  pièce  contemporaine,  les  Vers  de  la 
Mort ,  satire  anonyme ,  mais  certainement  composée  par  un  trouvère  artésieA ,  en 

Ïui  M.  P.  Paris  a  cru  reconnaître  Adam.  [Catalogue  des  manuscrits  français  de  la 
Hliothèque  da  Roi,  t.  III,  p.  aa8-a36).  M.  Paris  n  a  cependant  pas  reproduit 
cetle  opinion  problématique  dans  Y  Histoire  littéraire  de  France.  — "C'est  ce  qu*on 
peut  inférer  d  une  chanson  que  notre  poète  composa  près  de  rentrer  dans  sa  patrie. 
Voyez  le  cahier  du  Joamal  des  Savants  du  mois  de  septembre  i846,  p.  553,  note&. 
Je  ne  parierai  pas  d*un  séjour  qn*Adam  aurait  (ait  en  Provence ,  suivant  un  de  tes 
biographes  (Archives  historiques  da  nord  de  la  France,  t.  01,  p.  i46).  La  notice, 
agréablement  composée,  qui  contient  cette  information ,  est  semée  de  trop  de  me- 
nues erreurs,  pour  qu'on  puisse  la  suivre  avec  confiance.  —  '  Fils  de  Robert  I*, 
qui  périt  si  glorieusement  au  combat  de  la  Massoure.  —  ^  M.  P.  Paris  avance  avec 
moins  de  vraisemblance,  comme  on  le  verra  dans  la  suite  de  cet  article,  que  le  Jea 
de  Robin  fut  représenté  pour  la  première  fois  à  Arras.  (Histoire  littéraire  £s  France, 
t.  XX,  p.  668.) —  *  Cest-à-dire  quand  la  mauvaise  fortune  Ty  obligeait  II  avait  la 
passion  du  jeu ,  et  il  avoue  qu*il  était  t  sans  cotele  et  sans  suroot  »  quand  il  Ht  la  copie 
(lu  Roman  de  Troies.  —  ^  Cet  exemplaire  du  pocme  de  Benoit  de  Sainte-Maure  est 
aujourd'hui  à  la  Bibliothèque  royale,  n"*  6987.  (Catalogue  des  manuscrits  français  de  la 
Bibliothèque  da  Hoi,  t.  lU ,  p.  1 93.  )  —  '  V.  45  47. 


628         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

L'habile  trouvère,  en  mettant  sur  ia  scène  les  deox  figures  si  gracieuses 
et  déjà  si  populaires  de  Robin  et  de  Marion ,  ne  pouvait  faire  un  choix 
plus  propre  à  charmer  une  cour  galante.  Ce  sujet  présente,  comme 
on  sait,  la  victoire  délicate  et  loyale  remportée  par  une  bei^erette  sur 
un  chevalier  trop  entreprenant.  Adam  s'inspira  de  [rihnieurs  motets  et 
pastourelles  alors  en  vogue  ^  et  surtout  d'une  jolie  chanson,  composée 
à  Naples  même,  par  Perrin  d'Angecort,  un  des  seigneurs  &voris  de 
Charles  d'Anjou,  peu  avant  l'arrivée  de  notre  poëte  dans  ia  Pbuille 
Voici  un  des  couplets  de  cette  pastourelle*  : 

Sire,  alez-en  (alles^vous-en]  ; 
Cest  pour  noient 
Qa*estei  ci  assis  : 

JTaim  loiauxnent  • 

Robin  le  gent, 

Et  ferai  touz  dis. 
S*amie  sui  et  serai. 
Ne  ji  tant  com  je  vivrai. 

Autre  n*en  jorra. 
Robinsm*aime,  Robins  m'a; 
Bobins  m*a  demandée,  si  m'aura. 

Toutefois  le  dénoûment  de  la  chansonnette  est  tout  à  fait  l'inverse 
de  ce  que  promet  cet  amoureux  début  :  Marion  succombe.  Mieux  ins- 
pirés, d'autres  chansonniers  ont  trouvé  plus  délicat,  et  en  même  temps 
plus  piquant,  de  faire  triompher  la  bergère.  Adam  a  préféré,  conmie 
eux,  le  cas  le  plus  rare,  et  il  n'a  obtenu  tant  de  succès  que  pour  avoir 
évité  le  lieu  commun. 

Au  reste,  pour  dire  ici  toute  ma  pensée,  je  ne  crois  pas  que  nous 
possédions  aujourd'hui  le  texte  de  la  pièce  telle  qu^elle  est  sortie  des 
mains  d'Adam  de  la  Halle,  et  telle  qu'elle  fut  jouée  à  la  cour  du  comte 
Robert.  Les  deux  manuscrits  de  la  Bibliothèque  royale  (n~  7604,  an- 
cien fonds,  et  8 1 ,  fonds  de  La  Vallière) ,  les  seuls  que  les  savants  éditeurs 
aient  eus  à  leur  disposition^,  me  paraissent  contenir  le  texte  conforme 
à  ia  représentation  posthume  donnée  sur  le  puy  d'Arras.  Or  ce  texte , 
je  le  soupçonne,  a  été  un  peu  retouché  par  l'auteur  du  prologue,  sur- 

'  M.  Francisque  Michel  a  réuni  et  publié,  à  la  suite  de  Robin  et  Marion,  vingt- 
sept  motets  et  pastourelles  composés  sur  ce  thème ,  et  il  en  a  négligé  plc»ieurs.  — 
*  Voyez  la  pièce  entière  (Théâtre français  aa  moyen  âge,  p.  27)  d'après  le  manuscrit 
(le  i*Arsenal.  —  ^11  parait  qu'outre  plusieurs  mgments  il  existe  un  troisième  ma- 
nuscrit du  même  jeu  ou  un  autre  jeu  sur  le  même  sujet.  M.  Rouard  cite  dans  sa 
Notice  sar  la  bibliothèque  d'Aix,  p.  i65,  une  espèce  de  bergerie  intitulée  le  Mariage 
de  Robin  et  de  Maroie.  II  est  regrettable  que  la  communication  de  ce  manuscrit  ait 
été  refusée  par  Tautorité  municipale  aux  éditeurs  do  Théâtre  français  aa  moyen  âge. 


OCTOBRE  1846.  629 

tout  dans  la  seconde  moitié  de  l^ouvrage,  et  assaisonné  de  quelques 
traits  de  grosse  gaieté,  tels  que  la  citation  du  fabliau  d*Audigier: 

Aodigier,  dis!  Raimberge'  :  boose yous  di. . . . 

afin  de  lapproprier  à  la  circonstance  et  de  raccommoder  au  goût 
moins  épuré  d*un  auditCHre  plébéien.  C'est,  je  crois,  par  suite  de  ces 
retouches,  que  le  lieu  de  la  scène  se  trouve  placé  près  d*Ayette,  village 
situé  aux  environs  d'Arras,  et  que  nous  retrouvons,  parmi  les  parents 
et  compagnons  de  Robin,  plusieurs  de  nos  anciennes  connaissances  du 
Jem  de  lafemllée.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  conjecture,  rien  n'est  plus 
charmant  ni  plus  firais  que  la  première  partie  de  cette  idylle,  qui  forme 
(réloge  est  bien  grand,  je  le  sais!)  conmie  le  pendant  féodal  et  roman- 
tique du  groupe  classique  et  suave  de  Daphnis  et  Chloé.  Dans  la  ren- 
contre du  damoiseau  et  de  Marion,  la  naïve  ignorance  de  la  bergère  et 
la  finesse  railleuse  de  la  femme  forment  un  contraste  d'une  grâce  et 
d'une  vérité  charmantes.  On  nous  saura  gré  de  citer. 

Un  chevalier  monté  siu:  un  palefi[t>i,  armé  en  chasse»  faucon  sur  le 
poing,  rencontre  aux  champs  une  fillette»  qui  chante  : 

Bobina  m^aime,  Robias  m*a, 
Robins  m*a  demandée,  si  m*ara. 

Robios  m*acata  cotele  (  une  petite  robe] 
D^escarlate  bonne  et  bêle, 
Souskanie  et  chainturele  (petite  ceinture). 
Robins  m*aime,  Robios  ma, 

A  leur  i  val 
Robins  m*a  demandée,  si  m*ara. 

Le  chevalier.  Dieu  vous  donne  bonjour,  bergère.  Marion.  Dieu  vous  garde , 
sire.  Lb  chevalier.  Par  amour,  douce  fillette,  oontes-moî  donc  ponrquiû  vous 
chantes  si  volontiers  et  si  souvent  cette  chansonnette. 

MARIOW. 

Biaus  sire,  il  y  a  bien  pour  coi 

J*aim  bien  Robinet,  et  il  moi; 

Et  bien  m*a  moustré  qu'il  m*a  chiere* 

Donné  m*a  ceste  panetière. 

Geste  boulete  et  cest  coutd. 

Le  chevalier.  Dis-moi,  n  as-tu  pas  vu  un  oiseau  voler  au-dessus  de  ces  champs? 
Marion.  Sire ,  j*en  ai  vu  je  ne  sais  combien.  Il  y  a  encore  en  ces  buissons  des  pin- 
sons et  des  chardonnerets  qui  chantent  très -joliment.  Le  chevalier.  Que  Dieu 
m*aide  I  Belle  au  corps  gracieux,  ce  n  est  pas  là  ce  que  je  demande.  N*as-tu  pas  vu , 

'  On  Ht  Grinberge  dans  Toriginal.  Ce  vers  est  le  3a  i*  du  fabliau  d*Audigîer ,  une 
des  pièces  les  pfais  ordorières  do  moyen  kge^  si  riche  pourtant  en  ce  genre. 
M.  Méon  n*a  pas  manqué  d*en  grossir  le  recneil  de  Barbaian,  t  IV,  p.  aay. 


630  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

près  de  cette  rivière,  un  ane  (anas,  canard)  ?  Marion.  C*est  une  bôke  qui  brait  P  J'en 
vis  hier  trois  sur  la  route  aller  au  moulin.  N*est-ce  pas  ce  que  vous  me  deman- 
dez? Le  chevalier.  Oui,  me  voilà  bien  avancé  I  Dis-moi,  n^as-tu  aperçu  aucun 
héron  ?  Marion.  Héron  I  sire,  vraiment,  non;  je  n  en  vis  pas  un  depuis  le  carême, 
que  j* en  mangeai  chez  dame  Emma,  ma  gria^d*mère,  à  qui  sont  ces  brebis.  Le 
CHEVALIER.  Ma  foi,  je  reste  ébahi  :  jamais  je  ne  fus  si  bien  refait.  Marion  (s'appro- 
chant).  Sire,  par  la  foi  que  vous  me  devez,  quelle  bête  est-ce  qui  est  sur  votre 
main?  Le  chevalier.  C'est  un  Caucon.  Marion.  Mange-t-il  du  pain?  Le  cheva- 
lier. Non,  mais  de  bonne  chair.  Marion.  Cette  béte  I....  (A  part)  Robin  a  bien 
meilleures  façons  :  il  est  bien  plus  gai  ;  il  émeut  tout  le  village  quand  il  joue  de 
sa  musette.  Le  chevalier.  Dites  donc,  douce  bergerette,  aimeriez- vous  un  che- 
vsdier?  Marion.  Beau  sire,  tirez- vous  en  arrière.  Je  ne  sais  ce  que  sont  cheva- 
liers. De  tous  les  hommes  du  monde  je  naimerai  que  Robin.  Il  vient  ici,  matin 

et  soir,  auprès  de  moi,  tous  les  jours  et  d'habitude Le  chevalier.  Dites-moi, 

douce  bergère,  voudriez- vous  monter  avec  moi  sur  ce  beau  palefroi  ?  Nous  irions 
jouer  le  long  de  ce  bosquet,  dans  le  vallon»  Marion.  Mon  Dieu  I  sire,  6tez  votre 
cheval  ;  il  ne  s'en  est  fallu  de  guère  qu'il  ne  m'ait  blessée.  (A  part.)  Celui  de  Robin 
ne  regimbe  pas  ainsi,  quand  je  vais  près  de  sa  charrue.  Le  chevalier.  Bergère, 
devenez  ma  préférée,  et  faites  ce  dont  je  vous  prie.  Marion.  Siiè»  retirez-vous  d*au' 
près  de  moi.  Il  ne  vous  convient  pas  d'être  ici.  Peu  s'en  faut  que  votre  cheval  ne 
me  heurte.  Comment  vous  appelle-t-on  ?  Le  chevalier.  Aubert.  Marion  (chantant). 
Vous  perdez  vos  peines,  sire  Aubert.  Je  n'aimerai  nul  autre  que  Robin.  Le  cheva- 
lier. Nenni,  bergère.  Marion.  Nenni,  par  ma  foi.  Le  chevalier.  Croiriez-vous 
donc  vous  abaisser  en  m'aimant  ?  Je  suis  chevalier  et  vous  bergère.  Marion.  Cela 
ne  fera  jamais  que  je  vous  aime  : 

Bergeronnete  sui; 

Mais  j'ai  ami 
Bel  et  cointe  et  gai. .  • 

Le  chevalier.  Que  Dieu  donc  vous  donne  joie,  bergère  I  Puisqu'ainsi  est,  j'irai 
mon  chemin.  (Il  sort.)  Marion.  Trairi,  deluriaii,  deluriau,  delurièle.. . 

Robin  arrive  aussi  en  chantant.  Combien  ils  sont  joyeux  de  se  re- 
voir !  comme  ils  s'embrassent  !  Cette  scène  du  berger  et  de  la  bergère 
est  remplie  de  gaieté  et  de  naïve  fraîcheur.  Marion  raconte  à  Robin  son 
aventure  avec  le  chevalier.  «Si  j'y  étais  venu  à  temps,  moi  ou  Gau- 
thier, ou  Baudon,  mon  cousin,  les  diables  s*en  fussent  mêlés,  ou  il 
ne  serait  pas  parti  sans  bataille!» Puis  on  s*assied  côte  à  côte,  et  Ton 
fait,  en  riant,  un  repas  frugal  bec  à  bec;  puis  on  s*ébat  de  mille  ma- 
nières :  on  danse  aux:  chansons,  et  Robin  de  faire  montre  de  son  adresse 
en  toutes  passes  et  figures  de  bal. 

ROBINS^ 

Vcus-lu  des  bras  ou  de  le  tesle  ? 

'  La  chanson  qui  suit,  chantée  et  dansée,  était  ce  qu'on  appelait  proprement,  au 
moyen  âge,  chanson  à  carvle  ou  tout  simplement  ccaxne. 


OCTOBRE  1846.  631 

Je  te  di  que  je  sai  tout  faire. . . . 


MARIONS. 


Robin ,  par  Tame  teu  père  I 
Sés-tu  bien  aler  du  piet  ? 


ROBINS. 


Oïl,  par  Tame  de  me  mère  f 
Resgarde  comme  il  me  siet. 
Avant  et  arrière,  bêle, 
Avant  et  arrière  f 


MARIONS. 


Robin,  par  Tame  ten  père  I 
Car  nous  faii  le  tour  dou  chief. 


ROBINS. 


Marot,  par  Famé  me  mère  ! 
Xen  venrai  moût  bien  à  chîef. 
I  fait-on  tel  chiere,  bêle, 
I  faiton  tel  chiere  ? 


MARIONS. 


Robin ,  par  Tame  ten  père  ! 
Car  nous  fai  le  tour  des  bras. 


ROBINS. 


Marot,  par  Famé  me  mère! 
Tout  ensi  con  tu  vourras 


MARIONS. 

Robins,  sés-tu  mener  la  treske'^ 

ROBINS. 

Oil,  mais  li  voie  est  trop  fireske  (glissante). . . 

Enfin,  pour  compléter  la  fête,  Robin  propose  d*aller  au  village 
chercher  un  tambour  et  sa  musette,  et  d'amener  Perrettc  avec  Gau- 
thier, Baudon  et  Roger,  qui  ne  seraient  pas  de  trop,  si  le  damoi- 
seau revenait.  Justement,  pendant  Tabsence  de  Robin,  le  chevalier 
revient  conter  fleurette  à  la  bergère,  sous  prétexte  de  chercher  son  faucon 
envolé.  Nouvelles  tentatives  de  séduction  et  nouveaux  refus.  Bientôt 
Robin  reparait,  tenant  assez  maladroitement  f oiseau  du  jeune  seigneur. 
Celui-ci  s'emporte,  frappe  Robin ,  place  de  force  Marion  sur  son  cheval 

^  Sorte  de  branle,  /a  tretca  des  Italiens. 


632  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

et  Tenlève ,  malgré  ses  cris.  Gaatfaier  et  Baudkm  accourent  et  rendent  un 
peu  de  cœur  au  pastoureau.  Par  bonheur,  la  fillette  se  défend  très-bien 
elle-même  et  décourage  le  galant,  qui,  rebuté  par  ses  dédains,  finit  par 
lui  rendre  la  liberté.  Revenue  près  de  ses  amis,  Manon  fait  compli- 
ment à  Robin  de  sa  bravoure,  puis  elle  lui  pardonne  en  Tembrassant. 

Robin.  Dieu  1  comme  je  serais  preux,  si  le  cberalier  revenait  1 . . .  Gauthoiu  Paixl 
Robin  ;  tu  es  trop  courageux  I  — 

Notons,  cependant,  que  Robin,  qu*on  vient  de  voir  si  intimidé  en 
présence  du  cbevalier,  déploie  un  vrai  courage  de  berger  contre  un 
loup  qui  emportait  un  des  moutons  de  la  bei^ère.  Toutes  ces  nuances, 
finement  saines  et  habilement  rendues,  sont  d*iui  naturel  achevé.  Le 
reste  de  la  pièce  se  passe  en  danses  et  en  chansons,  mêlées  de  plai- 
santeries un  peu  grossières  que  Robin,  il  faut  le  dire  à  son  éloge,  s'em- 
presse chaque  fois  de  faire  cesser.  On  Joue  au  jeu  de  saint  Coisne  ou 
de  saint  Quesnet,  puis  au  Roi  et  à  la  ÉeiaeK  Le  tout  se  termine  par 
le  mariage  de  Perrette  avec  un  viU^geois  q«>Ue  aimait ,  et  qui  lui  pré- 
férait une  autre  paysanne;  mais  heureusement,  on  apprend  que  cette  ri- 
vale a  été  séduite  par  les  mauvaises  menées  d  un  prêtre  du  voisinage.  G*est 
le  seul  trait  de  satire  que  Ton  trouve  dans  toute  la  pièce;  encore  pourrait- 
il  bien  y  avoir  été  interpolé  (si  Je  ne  me  suis  pas  trompé  dans  ce  que  j*ai 
dit  des  retouches)  par  Tauteur  du  prologue.  Quant  à  Robin  et  à  Marion, 
leur  mariage  est  tellement  certain,  que  Ton  n'en  parie  même  pas. 

Telle  est  cette  agréable  composition,  vrai  petit ^dM'œuvre  de  naturel 
et  de  simplicité  coquette.  Croiraît-on  qu'un  littérateur  de  mérite^  ait  pu 
trouver  matière  à  un  rapprochement  entre  cette  riante  pastorale  et  les 
excès  de  la  soldatesque  qui  amenèrent,  dit-on ,  la  tragique  explosion  de 
1 282  et  l'expulsion  des  Français  de  la  Sicile?  «  Si  ce  jeu  a  été  composé 
avant  1 282 ,  dit  cet  écrivain,  il  a  contribué  à  l'exaspération  populaire  et 
au  soulèvement  de  la  vîM«e  de  Palerme  »  (où  fl  est  bien  douteux  qu'il  ait 
jamais  été  représenté)  ;  u  s'il  est  postérieur  »  (ce  qui  est  très-sûr,  car  Adam  de 
la  Halle  n'a  certainement  pas  précédé  à  TVapîes  le  comte  d'Artois,  son 

'  Le  jeu  de  saint  Cofeme  est  cité  dans  hliHe  des  jeux  del  (roMÀntoa.  Quant  à 
c4m  chi  Roi  et  de  la  lleine ,  il  consistait  en  ^fooundês  et  réponses  pinsnftes  et  par- 
CoftstlrèB-mMres,  que  leiBm  om  la  Reine,  nboisis  pat  TaiseiBUée»  jMiaogeaieDt  a¥ec 
leurs  sujets.  Eu  ija4o ,  le  svaodfi  de  Worcestcr  plaça  ce  je^  parmi  les  amusements 
déshonoêtes  interdits  au  clei^é  :  «  Nec  sustineant  ludos  fieri  de  Rege  et  Regina.  > 
[Consiîia  Magnœ  Britanniœ  et  nihemiœ,  edente  David  Wild^in.)  Cest  donc,  comme  on 
roît,bfen  à  tort  qu'un  iiigénieintardliéo)og<ae  de  nos  jours  s^esl  appuyé  deee  canon  pour 
faire  remonter  au  xiii*  siècle  Torigine  des  cartes  àjouer. — '  M.  Onésime  Le  ^oï^Epoqaes 
de  l'histoire  de  France  en  rapport  avec  le  théâtre  nwnçms;  Paris,  i843,  p.  ^9-108. 


/OCTOBRE  1846.  633 

protecteur),  «  il  rappelle,  avec  une  déplorable  légèreté,  une  des  causes  de  la 
terrible  catastrophe.  »  La  préoccupation  du  critique  est  telle,  que  la  chan- 
sonnette: Réveille-toi  f  RÔ^in,  lui  rappelle  le  réveil  du  peuple  et  le  glas 
des  vêpres  homicides.  Enfin,  îl  trouve  des  rapports  frappants  entre  le 
gai  Robin  de  notre  pastorale,  personnification ,  suivant  lui,  de  la  nation 
sicilienne  opprimée,  et  Robin  Hoôd,  le  farouche  outlaw  dé TAngleterre , 
en  qui  s*est  si  longtemps  conservée  Tîdée  de  la  nationalité  saxonne.  En 
vérité,  cest  trop  de  frais  d'imagination  prour  appuyer  Topinion  inadmis- 
sible d*une  influence  quelconque  du  théâtre  français  du  xin*  siècle  sur 
les  événements  de  cette  époque  :  autant  vaudrait  chercher  à  prouver 
Tinfluence  du  Devin  du  village,  ou  de  Rose  et  Colas  sur  les  derniers  revers 
du  règne  de  Louis  XV.  •  ' 

Après  avoir  été  représenté  h  la  cour  de  Naples,  le  Jea  de  Robin  et 
Marion  fut  rapporté  à  Ârras  et  joué  sur  ce  même  puy  oii,  vingt-cinq 
ans  auparavant,  on  avait  applaudi  le  Jea  de  lafeaillée.  Deux  ou  trois 
scènes  d*un  poète  anonyme,  intitulées  le  Jea  du  pèlerin  \  servirent,  à  la 
fois,  de  prologue  à  la  pièce  posthume  et  d*oraison  funèbre  au  poète  arté- 
sien .  Cette  introduction  ingénieuse,  mais  dépourvue  de  toute  intrigue, 
ne  comporte  pas  d'analyse.  Son  plus  grand  mérite  à  mes  yeux  est  de 
jeter  un  peu  de  jour  sur  certaines  parties  restées  obscures  de  la  vie 
d*Adam  de  la  Halle.  M.  Paulin  Paris,  qui,  comme  M.  Monmerqué, 
s'est  ingénieusement  servi  de  ce  document,  me  parait  avoir  un  peu 
f(»t:é  le  sens  de  quelques  vers,  d*où  il  conclut  que,  dans  leur  enthou- 
siasme pour  leur  éminent  compatriote,  les  citoyens  d*Arras  fixèrent  un 
jour  pour  célébrer  sa  ménioire,  comme  aujourd'hui  nous  célébrons 
Tanniversaire  de  la  naissance  de  Molière  et  de  Corneille^.  Voici  le 
passage  que  M.  Paris  allègue  : 

Or  veuillez  un  petit,  biaus  dous  amis,  atendre; 
Car  on  iii*a  fait  moul  lonc  de  cesle  YÎle  entendre , 
'  Qu*en3  en  1  onnour  du  dert  que  Dieiis  a  voulut  prendre , 
Doit  OD  cUre  ses  dits  obi  /endroit  et  aprendre. .  . 

Ces  vers  témoignent  de  rèstiitie  où  Ton  tenait  â  AiTas  les  vers  du 
poète  devenu  classique  dans  sa  province,  comme  on  dirait  aujourd'hui; 
mais  je  n*y  vois  rien  qui  puisse  faire  supposer  une  solennité  littéraire 
périodique.  Un  fait  semblable  serait  d'autant  plus  curieux ,  s*il  était  bien 

^  J*ai  dît  par  inadvertance,  dans  le  premier  article  de  celte  série  (cahier  de  jan- 
vier i846|  :«  ...Le  Jeu  de  tajeaillée,  le  Jea  du  pèlerin  et  le  Jeu  de  Robin  et  Mariên, 
trois  pièces  composées  par  le  trouva  Adam  de  La  Halles-  >  Je  devais  dire  :  trois 
pièces,' dont  deux  composées  par 'Adam  de  La  Hallç,  ^l  Tau  Ire  remplie  de  détails 
précieui  sur  ce  trouvère.  —  *  Histoire  littéraire  df  France,  t.  XX,  p.  067. 

80 


W4  JOURNAL  DBS  SAVANTS. 

prouvé,  qu*il  est,  je  crois,  sans  exemple  au  moyen  âge,  où  les  saints 
seuls  avaient  des  anniversaires,  natalitia. 

Le  succès  de  Robin  et  Manon  parait  s^être  prolongé  fort  tard  dans  le 
siècle  suivant.  On  voit,  par  des  lettres  de  rémission  de  Tan  i  Sgs  ^,  qu'on 
jouait,  tous  les  ans,  à  Angers,  une  pasloii^e  sfir  ce  sujet.  Mais  était-ee 
bien  cdUe  d*Adam  de  la  Halle?  M^  Mônmerqué  le  croit.  Néanmoins, 
pour  établir  un  pareil  fait,  qui  est  assez  peu  dans  les  habitudes  litté'- 
raires  des  xiii*  et  xiv*  siècles,  il  faudrait  plus  que  le  texte  cité.  Nous 
transcrivons  volontiers  d'ailleurs  ce  document,  ipxi  nous  intéresse  à  phs 
d'un  titre  :  «Jehan  le  Bègue,  et  cinq  ou  six  autres  escoliers,  ses  compai-' 
gnons,  s'en  alerent  jouer  par  la  ville  d*Angiers,  desguiziés,  à  un  jeu 
que  Ton  dit  Robin  et  Marion ,  ainsi  qu'il  est  accoustumé  de  feire  chas- 
cun  an,  les  foiriez  de  Penthecouste,  par  les  genz  du  payz,  tant  esco- 
liers que  filz  de  bourgeois,  comme  autres;  en  la  compaignie  duquel 
Jehan  le  Bègue  et  de  ses  compaignons  avoit  une  fillette  dcsguisée.  n 

Ces  derniers  mots  sont  fort  notables,  surtout  i  cause  de  la  daté;  ils 
soulèvent  une  question  intéressante  et  peu  éclaircie  jusqu'à  ce  jour.  C'est 
ici  un  des  rares  passages  où  il  soit  fait  mention  d'une  fille  ou  femme 
jouant  sur  un  théâtre  avec  des  bouigcois,  des  artisans  et  dès  écoliers. 
Aussi  la  fillette  était-elle  déguisée  et  tenue  par  ses  compagnons  comme 
un  joyau  de  contrebande.  On  rencontre  très-jfréquenunent ,  il  est  vrai, 
des  jongleresses  accompagnant  des  jongleurs  ;  l'ordonnance  de  la  prévôté 
de  Paris,  du  mois  de  septembre  i32 1  ^,  portant  règlement  de  la  méne^ 
traudie ,  statue ,  à  la  fois ,  sur  l'état  des  ménesireus  et  des  ménestretles; 
mais  il  n'en  était  pas  de  même  des  confréries  composées  de  bourgeois, 
d'écoliers  et  d'artisans.  Les  femmes  (au  moins  durant  la  belle  époque 
de  ces  compagnies)  n'y  étaient  point  admises;  et  quand,  au  xvi*  siècle, 
on  leur  donna  entrée,  comme  à  Malines',  dans  quelques  chambres  de 
rhétorique,  il  est  vraisemblable  qu'elles  ne  prirent  part  qu'aux  travaux 
poétiques  de  ces  sociétés,  et  s'abstinrent  de  paraître  dans  les  jeux  par 
personnages.  Je  trouve  dans  la  chronique  manuscrite  de  Metz  par  Phi- 
lippe de  Vigneulles,  conservée  dans  les  bibliothèqui)s publique  de  Metz 

*  Voyez  D.  Carpenlîer,  Glossar.  nov.  t.  III,  vlerbo  Rclinetus,  —  ^  Celle  pièce,  pu- 
bliée par  Roquefort  [Etat  de  la  poésie  française  dans  les  xïi*  et  xiii*  siècles,  p.  2oi' 
289),  fait  partie  de  roayrage  manifserit  d'Estienne  Boileau,  hititalé  :  Estahlisse- 
ments  des  métiers  de  Paris  (Bibliothèque  royale,  fonds  de  SorbonDe.n*  35o].  Je  ne 
sais  pour  quelle  raison  M.  ucpping  n  a  pas  insère  ce  morceau  dans  Tédilion  qu*il 
a  donnée  du  Livre  des  métiers  dans  lia  collection  des  Docaments  inédits^  publiés  par 
le  gouvernement.  —  '  En  1 5o5  ;  farcbiduc  Philippe  adjoignit  à  la  Chambre  des 
rbétoridens  de  Malines  quinze  rhétoricieimes,  en  ovémoire  des  quinze  joies  de  la 
Vierge. 


OCTOBRE  1846.  635 

et  d'Épinal,  un  fait  très-curieux,  qui  semble,  à  la  première  vue,  con- 
tredire mon  opinion,  et  qui,  mieux  examiné,  la  confirme.  Ce  chroni- 
queur rapporte  que  «dans  le  jeu  de  madame  sainte  Galberine  de 
Sienne,  vraye  religieuse  de  Tordre  des  Jaicopîns^. . .  jouée  à  Metz  en 
1/168,  une  jeune  fillette,  aigée  d'environ  dix-huist  ans,  pourtrait  le 
personnaige  de  la  sainte  et  fist  merveilleusement  son  debvoir.  • .  Elle 
parla  si  vivement  et  piteusement,  qu'elle  provocqua  plusieurs  gens  à 
plourer. . .  et,  à  roccasion  de  ce,  fust  richement  mariée  à  un  gentil- 
honmie,  qui  d'elle  s  énamoura  par  le  grand  plaisir  qu'il  y  prist.  »  Gela 
parait  concluant;  mais,  d'une  autre  part,  U  faut  considérer  que  ce 
mystère  ne  fut  pas  représenté  sur  la  place  où  jouaient  d'ordinaire  les 
confréries  de  métiers,  mais  dans  la  cour  des  grands  Proischeurs  (les 
Jacobins],  et  que  ce  jeu  était  une  œuvre  de  dévotion  toute  particulière, 
car  «  le  fiât  faire  et  jouer,  dit  le  chroniqueur,  dame  Baudoiche  à  ses  frais 
et  dépens.»  Aussi  voyons-nous,  en  la  même  ville,  l'an  1A86,  dans  un 
mystère  de  la  glorieuse  sainte  Catherine  du  mont  Sinaî,  représenté  cette 
fois  dans  une  des  places  publiques  de  Metz,  le  rôle  de  la  sainte  confié 
à  un  jeune  apprenti  barbier,  nommé  Lyonard  «  qui  estoil  un  très-beau 
filz  et  ressembloit  une  jeune  belle  fille,  et  asvoit  l'année  d'avant  si  preu- 
dement  et  dévotement  fait  le  personnaige  de  madame  sainte  Barbe,  que 
plusieurs  plouroient  de  compassion.  »  Cependant  «  le  mystère  de  Cathe- 
rine, ajoute  la  chronique,  ne  fut  pas  si  agréable  au  peuple,  parce  que  le 
dist  Lyonard  apvoit  desja  ung  peu  mué  sa  voix.  »  ASeurre,  dans  le  mystère 
de  saint  Martin,  auquel  s'employèrent  plus  de  deux  cents  acteurs,  tous 
lionmies  graves,  selon  Texpression  consacrée,  les  rôles  de  femmes,  en 
assez  petit  nombre,  furent  joués  par  des  hommes,  ainsi  que  le  prouve  la 
liste  des  personnages  avec  le  nom  des  joueurs  en  regard,  laquelle  est  an- 
nexée audit  mystère  ^  La  mère  de  saint  Martin,  entre  autres,  fut  jouée 
par  Etienne  Bossuet^; la  sœur,  par  le  petit  Michelin,  Proserpine,  par 
messire  Ponsot ,  etc.  Enfin ,  â  Paris  même ,  en  1 5/io ,  dans  le  cry  et  pro- 
clamation publicque  que  les  confrères  de  la  Passion  et  Résurrection, 
alors  résidant  à  l'hôtel  de  Flandre*,  firent,  en  grand  appareil,  par  les 
rues  et  les  carrefours,  pour  recruter  les  nombreux  acteurs  nécessaires 
à  la  représentation  du  mystère  des  Actes  des  Apôtres  des  frères  Gréban, 

*  Voyez  le  manuscrit  de  la  Bibliothèque  royde,  n*  5i,  fonds  de  La  Vailière.  A  la 
suite  de  la  liste  des  personnages,  se  trouve  un  curieux  procès-Yerbal  de  la  repré- 
sentation ,  que  M.  Jubinal  a  pnbUé  dans  ses  Mystères  inédits  ia  xv*  siècle,  p.  XLiu- 
XLix. —  'Bossuct  naquit,  oomm»  on  sak  «  à  Dijon,  dont  la  ville  de  Seurre  n  est  éloi- 
gnée que  de  quelques  lioues  :  cet  Etienne  Bossuet  est  donc  probablement  un  des 
aïeux  du  grand  prélat.  -—  '  L'kéttl  de  Flandre  était  voisin  de  la  rue  Goquillière. 

80. 


«36  JOURiNAL  DES  SAVANTS. 

dans  ce  cry,  dis-je ,  dont  la  description  en  prose  et  la  teneur  riraée  nous 
sont  parvenues  ^  et  dont  le  brillant  cérémonial  formait  à  lui  seul  un 
véritable  spectacle,  on  voit  des  héraults,  poar  ce  establis,  faire  appel  4 
iouies  personnes  honnestes^t  de  vertueuses  qualitez,  bourgeois,  marchands» 
dercs,  magistrats,  gens  de  guerre,  sans  qu aucune  invitation  pareille 
soit  adressée  aux  femmes.  Cette  exclusion  remarquable  est  un  nouveau 
trait  de  ressemblance  à  joindre  à  ceux  que  j*ai  déjà  eu  occasion  de  si- 
gnaler, entre  notre  théâtre  municipal  et  religieux  aux  xni*,  xiv*  et  xv*  siè- 
cles ,  et  la  constitution  de  Tancien  théâtre  grec  ^.  Ce  ne  fut  que  plus 
tard  (vers  le  milieu  du  xvi*  siècle)  et  dans  les  provinces,  que  l'on  vit 
des  femmes,  et  encore  de  condition  équivoque,  concourir,  avec  les 
personnages  les  plus  qualifiés,  à  la  représentation  des  mystères.  Ainsi, 
àValenciennes,  en  16/17,  dans  une  Ptwsîon  en  vingt-cinq  journées,  restée 
inédite,  mais  dont  M.  Onésime  Le  Roi  nous  a  fait  connaître  plusieurs 
fragments,  les  rôles  de  la  Vierge  Marie  et  de  plusieurs  filles  de  Jéru- 
salem furent  remplis  par  Jeannette  Carahu,  Jeannette  Watiez,  Jean- 
nette Tartelette,  Cécile  Girard  et  Colette  Labequin,  toutes  demoiselles 
dont  la  position  ne  nous  est  pas  connue'.  Il  me  parait  très-probable 
qu  aucune  actrice  ne  se  montra  sur  les  échafauds  de  Thôtel  de  Bour* 
gogne  avant  1 588  ,  époque  de  la  cession  que  les  confrères  furent  de 
leur  salle  et  de  leur  privilège  aux  comédiens  français^.  Ceux-ci,  héri- 
tiers plus  ou  moins  directs  des  anciens  jongleurs  et  ménestrels,  durent 
amener  avec  eux  des  comédiennes  sur  la  scène.  Du  moins  est-il  bien  cer- 
tain que,  vers  1 600,  il  y  avait  des  femmes  dans  la  troupe  dite  du  Marais, 
laquelle  jouait  à  Thôtel  d'Argent^,  où  elle  faisait  concurrence  aux  co- 
médiens de  l'hôtel  de  Bourgogne^.  Marie  Vernier,  plus  connue  sous  le 

*  Chez  Denys  Janot,  i54i ,  in-8'  gothique,  de  quatre  feuillets.  —  '  Je  me  suis 
étendu  sur  le  théâtre  d'Athènes  et  sur  finslitulion  de  la  ckoragie  en  Grèce,  dans  les 
Origines  da  théâtre  moderne ,  1. 1,  lequel  contient  riotroduclion ,  voy.  p.  lag  et  suiv. 

—  ^Nous  devons  ces  détails  à  M.  Onésime  Le  Roi,  qui  les  a  extraits  du  procès- 
verbal  de  la  représentation ,  conservé  dans  le  manuscrit  de  Valendennes.  (ÉludêS  sar 
les  mystères,  p.  1 28 .  )  —  *  On  les  appelait  comédiens  français,  pour  les  distinguer 
des  comédiens  italiens,  établis,  dès  1 677,  dans  une  des  salles  de  rhôtel  de  Bourbon. 

—  *  L'hôtel  d'Argent  était  situé  rue  delà  Polerie,  proche  de  la  Grève.  La  troupe  se 
transporta,  en  1620,  dans  un  jeu  de  paume  de  la  Vieille  rue  du  Temple.  — •Les 
comédiens  français  n*ont  joui  complètement  de  leur  salle  et  de  leur  privilège 
qu'après  les  troubles  de  la  Ligue  et  farrèt  de  1 5g8 ,  qui  abolit  dé&nilivement  les 
mystères.  Ils  eurent  cependant,  jusqu'en  i632,  des  démêlés  avec  la  vieille  Société 
des  confrères,  non  que  celle-ci  songeât  à  reprendre  Texploitatiou  de  son  théâtre, 
comme  Tout  avancé  quelques  critiques  (Etiules  sur  les  mystères,  p.  267,  note  i), 
mais  parce  qu  elle  s^efTorrait,  par  toutes  sortes  de  chicanes,  de  tirer  le  meilleur  parti 
possible  d'un  privilège  qu*e«e  était,  depuis  longtemps  inhabile  à  faire  valoir.  Il 


OCTOBRE  1846.  637 

nom  de  Laporte  qu  avait  pris  son  mari,  lorsqu'il  monta  sur  le  théâtre, 
a  laissé  la  réputation  d*une  grande  comédienne.  Mais  la  fillette  dégaisée 
du  Jeu  de  Robin  et  Manon  m*a  déjà  conduit  beaucoup  trop  loin;  il  est 
temps  de  revenir  au  xin*  siècle,  ou  plutôt  de  commencer  Texamen  du 
XIV*;  car  il  ne  nous  reste  plus,  pour  terminer  la  revue  que  nous  ^vons 
entreprise  du  Théâtre  français  au  moyen  âge,  qu'à  examiner  sommaire- 
ment la  part  fort  étendue,  quoiqu'un  peu  monotone,  que  MM.  Mon- 
merqué  et  Francisque  Michel  ont  accordée ,  dans  leur  intéressant  re- 
cueil, au  drame  du  xiv*  siècle. 

MAGNIN. 
(La  suite  à  an  prochain  cahier.) 

NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 

INSTITUT  ROYAL  DE  FRANCE. 
ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

M.  Bidanid,  membre  de  TAcadémie des beauxarls  (section  de  peinture) , est  mort 
à  Monlmorency  (Seine-et-Oîse),  le  20  octobre  i846. 

U Académie  des  beaux-arls  a  tenu,  le  samedi  lo  octobre,  sa  séance  publique 
annuelle  sous  la  présidence  de  M.  Ramey.  La  séance  a  commencé  par  une  ouver- 
ture de  M.  Bazin,  ancien  pensionnaire  de  TAcadémie  de  France,  à  Rome.  M.  Raoul- 
Rochelte,  secrétaire  perpétuel,  a  lu  ensuite  un  rapport  sur  les  ouvrages  des  pen- 
sionnaires de  TÂcadémie  de  France  à  Rome.  Après  cette  lecture,  la  distribution  des 
grands  prix  de  peinture,  de  sculpture,  d*arcbiteclure,  de  gravure  en  taille-douce, 
et  de  composition  musicale,  a  eu  lieu  dans  i^ordre  suivant: 

Grands  prix  de  peinture.  —  Le  sujet  du  concours  donné  par  TAcadémie  était 
la  maladie  d'Alexandre.  Le  premier  grand  prix  n*a  point  été  décerné;  le  seconde 
été  remporté  par  M.  Cbarles-Alexandre  Crauk,  né  à  Valencîennes  (Noid},  le  a 7  jan- 
vier 1819,  élève  de  M.  Picot. 

Grands  prix  de  sculpture.  —  Le  sujet  proposé  parVAcadémie  pour  ce  concours 
était  Mézence  blessé.  Aucun  prix  n*a  été  décerné. 

Grands  prix  d'architecture.  —  Le  sujet  donné  par  TAcadémie  était  un  maséum 
d'histoire  naturelle,  avec  jardin  botanique  et  ménagerie  pour  une  capitale.  Le  premier 
grand  prix  a  été  remporté  par  M.  Alfred- Nicolas  Normand,  né  à  Paris,  le  i^'juin 
i8aa,  élève  de  MM.  Jay  et  Normand;  le  premier  second  grand  prix,  par  M.  Thomas- 
Augustin  Monge,  né  à  Paiîs,  le  :ia  août  1821,  élève  de  M.  Bouchet;  le  deuxième 

suffit ,  pour  se  convaincre  de  Tétat  d*ignorance  où  étaient  tombés  les  confrères  de  la 
Passion,  délire  non  pas  les fsictums  des  comédiens,  leur  partie  adverse  en  1629, 
mais  la  requête- môme  du  procureur  général  au  parlement  de  Paris,  du  9  décem- 
bre i54i  :  « Ce  sont  cordonniers ,  savetiers,  crocheteurs de  grève,  qui  ne  sça- 

Tent  lire  ny  escriie. ...  tellement  que  le  plus  souvent  il  advient  que  d*un  mot  ils  en 
font  trois.. •.• 


638  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

second  grand  prix,  par  M.  JacquesLoub  Flonmood  Ponthieu,  né  à  Saint-Gobain 
(Aisne),  le  i3  juillet  i8aa,  élève  de  M.  Bouchet. 

Gravure  en  taille -douce.  — L'Académie  ayaît  proposé  pour  sujet  du  con- 
cours :  1*  Unejigare  dessinée  d'après  Vantiqaef  a*  une  figure  Mssinèe  a  après  nutmm 
et  gravée  au  harin.  Le  premier  grand  prix  a  été  remporté  par  M.  JosepL-Gabriei 
Toumy,  né  à  Paris,  le  3  mars  1817,  élève  de  MM*  Martinet  et  Mulard;  le  second 
grand  prix  a  été  remporté  par  M.  Auguste  Lehmann,  né  à  Lyon,  le  17  avril  18a a, 
élève  G^  MM.  HenriquelDupont et  Vibert. 

Grands  prix  de  composition  musicale. — Le  sujet  du  concours  définitif  était  une 
réunion  de  scènes  lyriques  k  trois  voix,  précédée  d'une  introduction  instrumenkde, 
suQisamment  développée.  Le  premier  grand  prix  a  été  remporté  par  M.  Léon*Gu$^ 
tave-Cyprien  Gastinel,  né  à  Villers-les-Pots  (Côte-d'Or),  le  i3  août  i8a6,  élève  de 
M.  Haiévy.  Une  mention  honorable  a  été  accordée  k  M.  Joseph-Auguste- Chariot, 
né  à  Nancy,  le  ai  janvier  i8a7,  ^^^^^  ^^  MM.  Carafa  et  Zimmermann. 

Le  prix  de  la  tête  d'expression,  pour  la  peinture,  a  été  remporté  par  M.  Adolpbe- 
Josepn  Deligne,  élève  de  MM.  Delaroche  et  DrôUing. 

Le  prix  de  la  tête  d'expression  pour  la  sculpture  a  été  remporté  par  M.  Jacques- 
Léonard  Maillet,  élève  de  M.  Pradier. 

Le  prix  de  la  demi-ûgure  peinte  a  été  remporté  par  M.  Giarles-Chaplin ,  élève 
de  M.  DrôUing. 

La  grande  médaille  d'émulation  accordée  au  plus  grand  nombre  de  succès  dans 
l'école  d'architecture  a  été  remportée  par  M.  Thomas-Augustin  Monge ,  élève  de 
M.  Bouchet,  avec  trente  valeurs  de  prix. 

Feu  M.  le  comte  de  Maillé-Latour-Landry  ayant  légué  par  son  testament,  k  ÏAcor 
demie  française  et  à  l'Académie  des  beaux-arts,  une  somme  de  3o,ooo  francs  pour  la 
fondation  d'un  prix  à  accorder,  chaque  année,  au  jugement  de  ces  deux  académies , 
alternativement,  à  un  écrivain  et  à  un  artiste  pauvre  dont  le  talent  méritera  d'être  en- 
couragé ,  et  l'Académie  française  ayant  décerné  ce  prix  cette  année ,  l'Académie  des 
beaux-arts  le  décernera,  l'année  prochaine,  à  un  artiste  qui  se  trouvera  dans  les  con- 
ditions fixées  par  l'auteur  de  celte  fondation. 

Feu  M.  Deschaumes  a  fondé  par  son  testament  un  prix  annuel  de  la  valeur  de 
i,aoo  francs,  à  décerner,  au  jugement  de  l'Académie  des  beaux-arts,  à  un  jeune 
architecte,  réunissant  aux  talents  de  sa  profession  la  pratique  des  vertus  domes- 
tiques. L'Académie  a  décerné  le  prix  k  M.  André,  que  de  nombreux  sacrifices  qu'il 
a  faits  pour  une  famille  dont  il  est  l'unique  appui ,  n'ont  pas  empêché  de  poursuivre 
ses  éludes  d  architecte  avec  succès,  et  qui  a  obtenu  le  deuxième  prix  au  concours 
de  1845. 

Par  la  même  fondation,  le  prix  devant  être  accordé, chaque  cinquième  année,  à  un 

f>oête,  l'Académie  a  décidé  qu'un  concours  depoésie  serait  annuellement  ou\ert  pour 
a  scène  lyrique  k  mettre  eu  musique,  et  qu'une  médaille  de  5oo  francs  serait  le 
Srix  du  poème  couronné.  Vingt-cinq  pièces  de  vers  ont  été  envoyées  au  concours 
e  cette  année;  l'Académie  a  choisi  celle  qui  portait  le  n""  lÂ,  intitulée  Velasguez, 
et  dont  l'auteur  est  M.  Doucet. 

Après  la  proclamation  des  prix,  l'ouverture  de  Montano  et  Stéphanie,  par  M.  Ber- 
ton  a  été  exécutée,  et  M.  Raoul-Rochelte  a  lu  une  notice  liistorique  sur  la  vie  et 
les  ouvrages  de  ce  compositeur. 

La  séauce  a  été  terminée  par  Fexécution  de  la  scène  qui  a  remporté  le  premier 
grand  prix  de  composition  musicale,  et  dont  l'auteur  est  M.  Léon-Gustave-&istinel, 
élève  de  M.  Haiévy. 


OCTOBRE  1846.  639 

LIVRES  NOUVEAUX. 
FRANCE. 

Anecdotes  littéraires  sur  Pierre  Corneille ,  ou  examen  de  quelques  plagiais  qui  lui 
sont  généralement  imputés  par  les  divers  commenlateurs  français,  en  particulier 
par  Voltaire;  par  M.  Viguier,  inspecteur  générai  de  TUniversilé.  Rouen,  imprimerie 
de  A.  Pérou,  i8il6  ,  in-8'  de  69  pages. —  Ce  mémoire ,  extrait  de  la  Revae  de  Roaen 
et  de  la  Normandie,  a  été  lu  à  F  Académie  des  sciences,  belles-lettres  et  arts  de 
Rouen,  dans  ses  séances  des  a  a  et  a  9  mai  18A6.  C*est  dans  la  ville  natale  de  Cor- 
neille  qu*il  a  paru  convenable  à  Fauteur  de  défendre  ce  grand  poêle  contre  les  udt 
putations  d*une  critiaue  ou  légère  ou  malveillante.  La  défense  est  complète ,  très- 
solide  et  très-spirituelle,  mettant  dans  un  jour  piquant  la  malignité  de  Voltaire  et 
la  trop  facile  et  longue  complaisance  de  ses  copistes.  D*autres  déjà  s'étaient  apejDçus 
que  le  Cid  n*avait  pas  été  traduit  de  Diamante  par  Corneille ,  mais  bien  de  Cor- 
neille par  Diamante.  M.  Viguier  entre,  à  cet  égard,  dans  des  détails  instructifs  et 
curieux,  qui  lui  assurent  une  part  dans  cette  petite  découverte.  Il  ne  partage  avec 
personne  le  mérite  d'avoir  établi  que  Corneille  n*a  point  imité  son  Hemclius  de  Cal- 
deron,  sa  Rodogune  de  Gilbert,  et  frappé  de  ridicule  des  opinions  jusqu*ici  trop 
protégées  par  le  grand  nom  de  Voltaire. 

Œuvres  complètes  d'Etienne  de  la  Boêtie,  réunies  pour  la  première  (bis  et  publiées 
avec  des  notes,  par  Léon  Feugère,  professeur  de  rhétorique  au  collège  de  Henri  IV. 
Paris,  imprimerie  et  librairie  de  Jules  Delalain,  rue  des  Mathurins-Saint-Jacques,  5, 
1846,  in-8'  de  xxiv-58a  pages. — M.  Nodier  exprimait,  il  y  a  quelques  années,  le 
regret  que  notre  histoire  littéraire  ne  possédât  pas  une  édition  complète  des  œuvres 
de  Tami  de  Montaigne,  Etienne  de  la  Boêtie,  un  des  hommes  les  plus  savants,  nn  des 
écrivains  les  plus  dislingués  du  xvi*  siècle  (né  à  Sarlat  le  1"  novembre  i53o,  mort 
à  Germignac  le  1 8  août  1 563  ).  Cet  injuste  oubli  vient  d'être  réparé  par  M.  Léon  Feu- 
gère ,  qui ,  après  avoir  fait  paraître.  Tannée  dernière,  une  étude  sur  la  vie  et  les  ou- 
vrages de  la  Boêtie,  nous  donne  aujourd'hui  le  recueil  complet  de  ses  œuvres,  pu- 
blication d'autant  plus  opportune,  que  le  conseil  royal  de  l'Université,  favorisant  le 
besoin  des  esprits  qui  porte  Tattention  publique  sur  nos  vieilles  gloires  littéraires, 
demande  aux  candidats  pour  l'agrégation  une  étude  critique  et  philologique  de  cet 
écrivain  comparé  avec  Amyot.  Les  différents  morceaux  dont  se  compose  cette  édi- 
tion sont  disposés  dans  l'ordre  suivant  :  I.  Discours  de  la  servitude  volontaire,  le  plus 
connu  des  ouvrages  de  la  Boêtie,  et  le  seul  dont  nous  ne  devions  pas  la  conserva* 
tion  à  Montaigne.  Publié  pour  la  première  fois  en  1676,  dans  les  Mémoires  de  Vétat 
de  la  France  sous  Charles  neujiesme,  il  se  trouve  ordinairement  réuni  aux  Essais  de 
Montaigne.  M.  Feugère  en  a  comparé  les  différents  textes  et  les  a  purgés  de  beau- 
coup de  fautes.  IL  Les  Traductions,  qui  comprennent  les  CEconomiques  fAristote, 
la  Mesnagerie  de  Xenophon,  les  Règles  de  mariage  de  Plutarque,  la  Lettre  de  consolation 
de  Plutarque  à  sa  femme ,  précédées  de  lavertissement  de  Montaigne  au  lecteur  et  de 
ses  lettres  k  M.  de  Lansac,  à  M.  de  Mesmes  et  à  Mademoiselle  de  Montaigne  ;  III.  Les 
Poésies  latines,  avec  la  lettre  de  Montaigne  à  M.  de  THôpitai  ;  IV.  Les  Poésies  fran- 
çaises, avec  la  dédicace  de  Montaigne  à  Madame  de  Grammont  et  sa  lettre  à  M.  de 
Foix.  Les  nombreuses  notes  philologiques  qui  accompagnent  les  textes  ajoutent 
beaucoup  au  mérite  de  cette  ai  tion. 


640  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Œuvres  d'Horace,  traduites  en  vers  avec  le  texte  en  regard,  par  L.  Duchemûit 
deuxième  édition.  Paris,  imprimerie  de  Firmin  Didot,  librairie  de  J.  LecoUre  et  de 
L.  Haclietlc,  18A6,  a  vol.  in-S*"  de  xxix-4a4  et  46o  pages. —  L*auteur  de  cette  tra- 
duction, qui,  reprenant  son  œuvre,  a  fait  des  efforts  honorables  pour  accorder,  ce 
qui  est  si  dilFicile  quand  il  s*agit  d*un  poète  aussi  concis  et  aussi  plein ,  la  fidâité 
et  l'élégance,  avait  déjà  publié  en  i8â4  (mômes  imjprimerie  et  librairie,  3  vol.  in-8*) 
la  troisième  édition  (Tune  traduction  en  vers  des  ÔEuvres  de  Virgih. 

SAVOIE. 

De  l'origine,  de  la  forme  et  de  l'esprit  des  jugements  rendus  au  moyen  âge  canire  les 
animaux,  avec  des  documents  inédits,  par  Lâ>n  Ménabréa.  Chambéry,  imprimerie 
et  librairie  de  Putliod,  i846,  in-8'  de  161  pages.  (Extrait  du  tome  XII  des  Mé- 
moires de  la  société  rojale  académique  de  Savoie,)  —  L*usage,  si  répandu  dans  le 
moyen  âge,  de  citer  les  animaux  en  justice,  paraît  remonter  au  xi*  siècle  :  il  8*étei- 
gnit  au  XVIII*.  Le  souvenir  de  quelques-unes  de  ces  singulières  procédures  nous  a 
été  conservé  par  des  écrivains  de  divers  temps.  De  nos  jours,  M.  Berriat  Saini-Prix 
a  i*ecueilli  sur  cette  matière  un  assez  grand  nombre  de  faits  curieux  dont  il  a  lait 
Tobjct  d*un  mémoire  inséré  au  tome  VIII  des  Mémoires  de  la  société  des  antiquaires 
de  France.  L*auteur  de  Topuscule  que  nous  annonçons  ajoute  un  document  nouveau 
à  ceux  du  même  genre  que  Ton  connaissait  déjà  ,  en  publiant  les  pièces  originale» 
d*un  procès  intenté,  en  1 687,  par  les  syndics  de  la  commune  de  Saint-Julien,  près 
deMaurienne,  contre  des  verpillons  ou  amblevins,  sorte  de  mouches  vertes  qui  dé- 
vastaient les  vignobles  des  environs.  On  lui  saura  gré  aussi  d'avoir  joint  aux  actes 
de  cette  bizarre  instruction  la  réimpression  d'un  petit  ouvrage  devenu  tiis<rare  :  le 
Traité  des  monitoires,  avec  un  plaidoyer  contre  les  insectes,  par  spcclable  Gaspard 
Bailly,  advocat  au  souverain  sénat  de  Savoie.  (Lyon,  Gallien,  1668,  in-4*  de 
44  pages.)  M.  Ménabréa  ne  s*est  pas  borné  à  mettre  en  lumière  ces  textes  inté- 
ressants; à  les  a  accompagnés  d^uiie  dissertation  étendue  dans  laquelle  il  recherche 
lorigine,  la  nature  et  la  forme  des  procès  que  Ton  intentait  aux  animaux.  On 
trouvera  dans  ce  travail  des  réflexions  ingénieuses  et  une  appréciation  générale- 
ment juste  des  idées  qui  avaient  cours  dans  le  moyen  âge.  Mais  le  lecteur  le  plus 
disposé  à  juger  avec  impartialité  cette  grande  époque  historique  aura  peut-être 
quelque  peine  à  admettre  cette  conclusion  de  Fauteur:  t  qu'une  pensée  toute  phi- 
losophique a  présidé  à  la  coutume  de  prononcer  judiciairement  la  malédiction  et 
le  bannissement  contre  les  animaux  nuisibles ,  et  que  ce  système  n*a  été  calomnié 
de  nos  jours  que  parce  qu  on  Ta  profondément  méconnu.  • 

TABLE. 

Sur  la  planète  nouvellement  découverte  par  M.  Le  Verrier  (  1"  article  de  M.  Biot).  Page   577 
TliéAtre  de  Ilrotsvitha,  religieuse  allemande  du  x*  siècle,  traduit  pour  la  première 

fois  eu  français  par  M.  Magnin  ( article  de  M.  Patin] 596 

Hutcheson,  fondateur  de  Técole  écossaise  (3*  article  de  M.  Cousin) 007 

ThéAtre  français  au  moyen  Age,  publié  d'après  les  manuscrits  de  la  Bibliothèque 
du  Roi ,  par  MM.  L.-G.  Monmerqué  et  Francisque  Michel   (  5*  article  de 

M.  Magnin) 020 

Nouvelles  littéraires 037 

F»  Dl  LA  TABLI. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


NOVEMBRE  1846. 


Sur  la  planète  nouvellement  découverte  par  M.  Le  Verrier,  comme 
conséquence  de  la  théorie  de  l'attraction. 

DEUXIÈME    ARTICLE  ^ 

Les  premiers  eilbrls  de  Newton,  pour  remonter  des  lois  de  Kepler 
au  principe  mécanique  des  mouvements  célestes,  datent  de  1666.  A 
cotte  époque ,  âgé  de  28  ans,  il  avait  déjà  découvert  le  calcul  des  fluxions 
et  l'analyse  de  la  lumière.  Mais  la  loi  de  la  gravitation  universellement 
étendue  à  toutes  les  particules  matérielles  ne  lui  fut  complètement 
démontrée  quen  1G82,  après  que  la  mesure  d'un  degré  du  méridien 
terrestre,  exécutée  en  France  par  Picard,  eul  donné  une  évaluation  du 
rayon  de  la  terre  plus  exacte  qu'on  ne  l'avait  eue  jusqu'alors  ^.  Car  cet 
élément  lui  était  indispensable  pour  constater  que  la  force  centrale  qui 
retient  la  lune  dans  son  orbite ,  et  la  pesanteur  qui  sollicite  les  corps 
placés  à  la  surface  de  la  terre,  no  sont  en  réalité  quune  même  force, 
modifiée  on  raison  inverse  du  carré  des  distances  au  centre  commun. 
Peu  enclin  à  dévoiler  ses  conceptions,  et  fatigué  aussi  des  luttes  scien- 
tifiques où  la  publication  de  ses  travaux  antérieurs  lavait  engagé ,  Newton 
suivit  en  secret,  pendant  deux  ans,  les  innombrables  déductions  de  cette 

'  Voir  le  premier  au  cahier  d'octobre,  p.  677.  —  *  Newton  ne  nomme  point 
Picard.  Mais ,  en  ]>rcnant  pour  donnée  de  son  calcul  la  longueur  que  la  mesive  de 
l'astronome  français  assigne  au  contour  d*un  grand  cercle  de  la  sphère  terrestre,  il 
ajoute  :  «  Uti  a  Gallis  deûnitum  est.  > 

81 


642  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

grande  découverte  ;  et  ce  fut  seulement  lorsqu'il  vit  que  d'autres  com- 
mençaient à  entrer  dans  cette  voie  nouvelle,  quil  put  se  résoudre  à  la 
révéler.  Il  sy  détermina  enfin  sur  les  vives  instances  de  Halley,  dont 
l'admiration  sincère,  active,  intelligente,  obtint  de  lui  ce  sacrifice.  Deuk 
autres  années  d'un  travail  prodigieux  furent  employées  pour  achever  la  ré- 
daction de  cette  oeuvre,  et  pour  y  ajouter  le  III*  livre,  de  Systemate  mandi, 
qui  comprend  toutes  les  applications  delà  gravitation  à  la  mécanique  et  à 
la  physique  céleste.  L'ouvrage  entier,  intitulé  Principes  mathématiqaes  de 
laphilosophie  naturelle ^  fut  publié  en  1 687.  Son  apparition  excita  en  An- 
gleterre une  admiration  générale,  qui  dut  être  accompagnée  d'une  sorte 
de  stupeur  à  voir  de  tels  sujets,  et  en  si  grand  nombre ,  soumis  au  calcul 
par  un  seul  homme ,  pour  la  première  fois.  Halley  s'empressa  d'intro- 
duire les  résultats  de  Newton  dans  toutes  les  parties  des  tables  astrono- 
miques; il  en  fit  des  applications  habiles  et  hardies  à  la  théorie  des 
comètes  ;  il  contribua  plus  que  personne  à  célébrer  et  à  répandre  la 
gloire  de  leur  auteur.  Mais  ces  résultats  furent  ainsi  d'abord  acceptés  et 
utilisés,  plutôt  que  discutés  ou  même  compris,  par  la  généralité  des 
compatriotes  de  Newton.  Maclaurin  seul,  avec  beaucoup  de  génie  ma- 
thématique, fit  quelques  pas  au  delà,  dans  la  même  voie.  Cette  immo- 
bilité des  esprits,  après  une  si  grande  impulsion,  semble  avoir  dû  être 
une  conséquence  immédiate  et  nécessaire  de  la  contexture  du  livide  des 
principes.  Il  y  avait  d'abord  la  didiculté  propre  du  sujet;  une  si  grande 
multitude  de  questions  nouvelles  ;  tant  de  démonstrations  profondes  k 
étudier  individuellement;  puis,  l'absence  de  toute  explication  qui  indique 
pourquoi  elles  se  succèdent,  comment  elles  s'enchaînent,  et  qui  conduise 
l'esprit  de  l'une  à  lautrc.  Car  la  méthode  d'exposition  suivie  dans  cet 
ouvrage  est  une  synthèse  sévère,  qui  démontre  et  prouve,  plutôt  qu'elle 
n'instruit.  C'est  un  maître,  non  pas  un  guide.  Aussi,  la  persistance  presque 
superstitieuse  des  savants  anglais  à  conserver  ces  formes  de  raisonne- 
ments disjoints,  où  chaque  pas  nouveau  exige  un  nouvel  effort,  de- 
vint-elle, pour  eux,  une  entrave  qui  arrêta  pendant  longtemps  leur 
marche;  et  ce  fut  hors  de  l'Angleterre,  sous  l'influence  d'idées  plus  libres 
et  plus  fécondes,  que  Newton  dut  avoir  des  continuateurs. 

Un  demi-siècle  fut  employé  à  les  préparer.  Tout  ce  temps  fut  néces- 
saire pour  que  le  livre  des  Principes  pût  être  compris.  Les  mathémati- 
ciens du  continent  le  reçurent  d'abord  avec  une  extrême  froideur.  Deux 
ans  après  son  apparition,  Leibnitzne  l'avait  pas  seulement  regarde;  et 
il  fabriquait  de  vains  systèmes,  pour  aborder  ces  grands  problèmes  de 
mécanique  céleste,  que  Newton  avait  rigoureusement  résolus.  Huyghens, 
en  1690,  écrivait  à  Leibnitz  que  l'attraction  newtoniennc  lui  parait 


NOVEMBRE  1846.  643 

absurde.  Bien  des  années  après  encore,  en  1 797,  dans  Télc^  de  Newton, 
ie  spirituel  Fonlenelle,  écho  discret  des  opinions  régnantes,  ne  pré- 
sente ridée  de  Tattraction  qu'avec  une  extrême  réserve. «D faut,  dit-il, 
être  sur  ses  gardes,  pour  ne  lui  pas  imaginer  quelque  réalité.  On  est 
exposé  au  péril  de  croire  qu'on  Tentend.  » 

Outre  les  difficultés  que  la  profondeur  du  sujet  et  l'austérité  de  la 
forme  opposaient  à  la  compréhension  du  livre  des  Principes,  deux 
causes  puissantes  retardèrent  le  moment  où  il  fut  apprécié  à  sa  véritable 
valeur. 

Les  tourbillons  de  Descartes,  si  faciles,  si  commodes,  si  impertur- 
bablement admis  jusqu'alors,  n'étaient  plus  qu'un  songe.  Us  s'évanouis- 
saient comme  les  brouillards  au  lever  du  soleil.  Bien  plus,  à  la  méthode 
d'intuition,  partout  employée  pour  imaginer  la  nature,  succédait  une 
méthode  toute  contraire.  Descartes  s'élance  d'abord  aux  abstractions; 
puis  descend  aux  faits,  n'importe  s'il  les  trouve.  Newton  remonte  len- 
tement, sûrement,  des  faits  aux  abstractions,  s'arrêtant  avec  un  doute 
stoique  au  point  où  l'induction  mathématique  lui  manque.  Jamais  l'es- 
prit humain  ne  reçut  une  saccade  si  brusque,  si  imprévue.  Il  lui  fallait 
bien  quelque  temps  pour  prendre  la  nouvelle  allure  qu'on  lui  donnait. 

Puis,  tout  ce  qu'il  y  avait  alors  de  mathématiciens,  hors  de  TAngle- 
terre ,  était  groupé  autour  de  Leibnitz.  Animés  par  l'inspiration  de  ce 
grand  esprit,  et  guidés  par  son  exemple,  ils  exploitaient  avec  ardeur 
une  veine  de  découvertes  qui  devait  leur  sembler  bien  autrement  at- 
trayante, celle  du  calcul  infinitésimal.  La  puissance  prodigieuse  de  ce 
nouvel  instrument  intellectuel,  d^une  appUcation  si  étendue  par  la  géné- 
ralité de  l'abstraction  sur  laquelle  il  repose ,  et  si  facile  à  manier  par  la 
netteté  de  la  notation  qui  l'exprime,  ouvrait,  dans  toutes  les  parties  des 
mathématiques,  des  multitudes  de  voies  inconnues,  qui  semblaient 
presque  accessibles  aux  faibles  comme  aux  habiles ,  et  s'o&ir  sans  bornes 
aux  explorateurs.  La  rivalité  de  deux  grands  hommes  animait  encore  la 
lutte;  et  les  disciples  de  Leibnitz  se  glorifiaient  de  voir  son  triomj^e 
dans  leurs  succès.  La  méthode  des  fluxions  n'eut  presque  aucune  part 
à  cet  essor  nouveau  de  l'analyse  mathématique.  Car  le  théorème  si 
fécond  que  Taylor  présenta  primitivement  sous  ces  formes  ne  laissa 
voir  toute  la  simplicité  de  la  loi  de  dérivation  qu'il  exprime,  qu'après 
en  avoir  été  dépouillé.  Quand  on  ne  saurait  pas  comprendre  combien 
^association  des  idées  mécaniques  et  le  manque  d'une  notation  litté- 
rale donnent,  à  la  méthode  newtonienne,  d'infériorité  pratique  com- 
parativement à  l'invention  de  Leibnitz  ,  on  en  peut  juger  par  la  difié- 
*ence  des  effets.  La  première  a  été  puissante  dans  les  mains  de  Newton^ 

81. 


644  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

la  seconde  dans  les  mains  de  tous.  L'une  tenait  sa  force  de  lui ,  l'autre 
d'elle-même.  Le  procès  est  juge. 

L'analyse  iniinitésimale  fut  d'abord  employée  comme  instrmnent 
abstrait,  pom*la  résolution  des  problèmes  de  mathématiques  pures.  Ce 
fut  surtout  l'œuvre  incessante  et  féconde  des  quatre  BemouUi,  bientôt 
suivis  et  dépassés  par  Euler.  Ces  premières  épreuves ,  en  montrant  la 
puissance  de  la  nouvelle  langue  algébrique,  fournirent  des  occasions 
nombreuses  de  l'étendre  et  de  la  perfectionner.  Alors  on  s'enhardit  à 
l'introduire  dans  les  questions  de  mécanique  rationnelle.  Les  tentatives 
que  l'on  fit  pour  l'y  adapter  la  montrèrent  sous  d'autres  formes,  qu*oa 
ne  lui  soupçonnait  pas.  Elle  put  exprimer  les  relations  les  plus  secrètes 
des  mouvements  des  corps,  solides,  liquides,  aériformcs.  Ici  on  retrouve 
encore  les  Bcrnoulli  et  l'infatigable  Euler,  auxquels  vient  bientôt  se 
joindre  d'Alembert ,  l'un  des  plus  grands  promoteurs  de  ces  théories. 
Avec  ces  nouvelles  armes,  on  essaya  d'attaquer  les  questions  de  méca- 
nique céleste.  On  reprit  d*abord  celles  que  Newton  avait  déjà  traitées; 
on  rectifia  les  détails  de  ses  solutions ,  et  on  les  étendit  par  une  analyse 
plus  générale.  Enfin  on  aborda  celles  que  lui-même  n'avait  pas  pu  at- 
teindre; et,  si  elles  ne  sont  pas  encore  toutes  complètement  résolues, 
du  moins  on  a  pu  exprimer,  en  langage  mathématique ,  les  relations  de 
mécanique  dont  elles  dépendent.  Mais  ce  fut  toujours  avec  cet  instru- 
ment merveilleux  du  calcul  infinitésimal,  devenu  plus  puissant  et  plus 
pénétrant  à  mesure  qu'on  s'en  servait  davantage,  que  cette  œuvre  devint 
possible.  Elle  a  été  accomplie  par  les  efforts  continus  des  grands  ana- 
lystes qui,  depuis  un  siècle,  ont  succédé  sans  interruption  les  uns  aux 
autres,  en  s'accompagnant  dans  une  portion  de  leur  carrière,  Euler, 
Clairaut,  d*Alembert,  Lagrangc,  Laplace.  C'est  la  somme  de  tous  ces 
travaux,  tant  accrue  par  lui-même,  que  nous  avons  vue  de  nos  jours, 
rassemblée  par  le  dernier  d'entre  eux  dans  cet  ouvrage  impérissable, 
où  nous  admirons,  embrassés  et  enchainés  par  des  formules  générales, 
tous  les  phénomènes  de  la  mécanique  et  de  la  physique  des  cieux. 

Ici,  comme  je  l'ai  fait  pour  le  livre  de  Newton,  je  n'extrairai  de  cette 
collection  de  découvertes  que  ce  qui  est  indispensable  pour  fintelligence 
du  sujet  que  je  traite.  Et  je  ne  puis  mieux  me  guider  dans  ce  choix, 
qu'en  suivant  le  fil  des  idées  par  lesquelles  on  s'y  est  trouvé  conduit. 

Lorsque  l'analyse  mathématique  parut  avoir  acquis  assez  de  force 
pour  être  appliquée  aux  phénomènes  de  physique  céleste  les  plusi  immé- 
diatement observables ,  vers  lySo,  l'Académie  des  sciences  de  Paris 
entreprit  de  diriger  les  recherches  des  savants  vers  ce  but,  par  son  in- 
tervention propre,  et  par  les  sujets  de  prix  qu'elle  proposait.  Des  as- 


NOVEMBRE  1846.  645 

tronomes  mathématiciens,  pris  parmi  ses  membres,  furent  envoyés  au 
Pérou  et  en  Laponie ,  pour  mesurer  les  degrés  du  méridien  et  les  lon- 
gueurs du  pendule  à  secondes,  dans  les  latitudes  les  plus  distantes  où 
l'on  pût  se  placer,  afin  d  obtenir  des  notions  certaines  sur  la  figure  de 
la  terre  et  sur  les  variations  de  la  pesanteur  on  diverses  parties  de  sa 
surface,  deux  choses  que  Newton  avait  pu  seulement  prévoir.  On  cons- 
tata ainsi  que  la  terre  est  aplalie  vers  ses  pôles  de  rotation»  et  que  Tîn- 
tensité  de  la  pesanteur  à  sa  surface  va  en  décroissant  des  pôles  vers  To- 
quateur,  comme  il  Tavait  dit,  mais  avec  des  différences  dans  les  nombres. 
Cette  discordance  provient  de  ce  que,  pour  simplifier  ce  problème 
dont  la  difficulté  était  alors  immense,  il  avait  supposé  la  terre  homo- 
gène, ce  quelle  nest  pas.  Clairaut  le  résolut  bientôt  après,  sans  cette 
restriction,    en   la   supposant  seulement   formée   de    couches  ellip- 
tiques. Suivant  toujoui's  les  mêmes  vues,  f  Académie  proposa,  pour  le 
sujet  de  prix  de  i  7/io,  la  théorie  du  flux  et  du  reflux  de  la  mer,  dont 
Newton  avait  établi  les  premiers  principes  avec  une  sagacité  admirable, 
en  suppléant,  par  la  force  de  son  génie,  à  fimpuissance  des  calculs  de 
son  temps.  Le  prix  fut  partagé  entre  quatre  pièces ,  dont  les  auteurs 
étaient  Maclaurin,  Daniel  Bernoulli,  Euler,  et  un  jésuite  nommé  Ca- 
vallori ,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  fingénieux  inventeur  de  la  doc- 
trine des  indivisibles,  publiée  un  siècle  auparavant.  On  avait  demandé 
plus  qu  il  n'était  possible  de  faire.  Aucune  des  pièces  couronnées  n'at- 
teignait le  bul.  Mais  elles  montrent  très-bien  la  phase  de  transition  dans 
laquelle  les  idées  et  les  méthodes  se  trouvaient  alors.  La^pièce  de  Ma- 
claurin est  toute  synthétique.  C'est  la  forme  du  maître.  Il  y  démontre 
plusieurs  théorèmes  relatifs  aux  attractions  des  sphéroïdes  homogènes, 
qui  sont  justement  admirés.  On  voit  là,  peut-être,  le  dernier  effort  que 
la  synthèse  puisse  faire  pour  pénétrer  dans  les  questions  naturelles. 
Mais  on  voit,  non  moins  clairement,  qu'elle  ne  peut  qu'en  détacher  des 
points  isolés,  et  non  pas  embrasser  leur  ensemble.  Le  mémoire  de  Da- 
niel Bernoulli  oCTre  cette  ingénieuse  association  des  méthodes  analyti- 
ques et  des  discussions  physiques,  qui  distingue  tous  ses  ouvrages.  La 
pièce  d'Euler  est  un  canevas  d'hypothèses,  brodé  de  calculs.  Toutefois 
on  y  trouve  le  premier  exemple  de  l'intégration  d'une  équation  différen- 
tielle du  second  ordre  à  dernier  terme  variable,  qaœ,  dit-il,  permethodos 
mïhifamiliares  tractaripoterit.  Ce  trait  brillant  d'analyse  suffisait  pour  qu'on 
le  reconnût.  La  pièce  de  Cavalleri  est  sans  valeur.  Mais  c'est  surtout  dans 
le  fonds  des  idées  embrassées  par  les  quatre  auteurs  que  l'on  voit  bien 
le  caractère  de  l'époque.  Maclaurin  est  newtonien  pur.  Bernoulli  est  un 
newtonien  nouveau,  qui  s  excuse  de  quitter  le  camp  de  Descartes.  Euler 


646  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

est  cartésieo  d'opinion,  et  newtonien  en  calcul.  Le  jésuite  est  purement 
cartésien.  M.  Laplace  en  jette  tout  le  tort  sur  ce  dernier,  dans  Tanalyse 
des  quatre  pièces,  qu*il  connaissait  mieux  que  personne;  et  il  dit  que 
les  trois  premières  sont  fondées  sur  le  principe  de  la  pesanteur  mdverselle^. 
Mais  comment  admettre  cela  pour  la  pièce  d'Euler,  quand  on  y  lit  : 
uExplosis  hoc  saltem  tempore  qualitatibus  occultis,  missaque  Anglorum 
«  quorumdam  atti^ctione  quae  cum  saniori  philosophandi  modo  nuUa- , 
«tenus  consistere  potest. . .  »  et,  un  peu  plus  loin  :  «Causam  igitur 
«fluxus  ac  refluxus  m^ris  proximam,  in  binis  vorlicibus  materise  cujus- 
«dam  subtilis  collocamus,  quorum  alter  ciix»  solem,  alter  vero  circa 
«lunam  çircumagaturi»  Il  faut  croire  que  M.  Laplace  aura  fait  ici  une 
restriction  mentale  en  faveur  d'Euler. 

Le  premier  pas  considérable  au  delà  de  Newton,  celui  qui  recula 
enfm  les  bornes  d*une  de  ses. grandes  théories,  se  voit  dans  le  traité 
de  Ciairaut  sur  la  figure  de  la  terre  publié  en  ly/iS.  L'accroissement 
continu  de  puissance  que  Fesprit  humain  reçoit  du  temps  et  du  travail 
ne  se  montre  nulle  part  mieux  que  dans  cet  ouvrage ,  où  la  synthèse 
ancienne  et  lanalyse  nouvelle,  combinées  avec  un  art  admirable  et 
une  lucidité  surprenante,  sont  employées  ensemble  et  tour  à  tour  pour 
démontrer,  ou  découvrir  presque  sans  peine,  les  vérités  les  plus  éten- 
dues. Ciairaut  ne  s  astreint  pas  d*abord  à  la  loi  unique  de  l'attraction 
newtonienue  réciproque  au  carré  des  distances.  U  commence  par  éta- 
blir généralement  les  équations  différentielles,  jusqu'alors  inconnues, 
qui  expriment  les  conditions  d'équilibre  des  masses  fluides,  soit  homo- 
gènes, soit  hétérogènes,  ou  composées  d'un  nombre  quelconque  de 
fluides  divers,  dont  les  molécules  sont  individuellement  sollicitées  par 
des  forces  arbitrairement  choisies,  et  soumises  à  une  attraction  mutuelle 
variant  suivant  une  loi  quelconque  de  distance ,  lente  ou  rapide.  Ces 
principes  étant  posés,  considère»  la  teiTe  et  les  planètes  comme  de  pa- 
reilles masses  primitivement  fluides ,  tournant  sur  elles-mêmes,  puis  de- 
venues totalement  ou  partiellement  solides,  en  conservant  la  figure 
qu'elles  avaient  piîse  dans  l'état  de  fluidité ,  après  que  toutes  leurs  par- 
ties se  sont  mises  dans  un  équilibre  relatif  sous  Tinfluence  des  forces  quel- 
conques qui  les  sollicitaient.  Il  est  évident  que  leur  forme  finale  devra 
se  trouver  astreinte  aux  règles  générales  d'un  tel  équilibre  ;  qu'elle  en 
décèlera  les  conditions  particulières;  et  qu'ainsi  on  pourra  remonter  à 
ces  conditions,  en  étudiant  les  effets  observables  qui  en  sont  les  consé- 
quences mécaniques,  c'est-à-dire  en  mesurant,  sur  la  planète  refroidie 

'  Mécanique  céleste,  livre  XIU,  p.  i4g,  édition  de  i8a5. 


NOVEMBRE  1846.  647 

et  devenue  solide,  les  longueurs  des  degrés  du  méridien  à  diverses  lati- 
tudes ,  et  les  longueurs  du  pendule  à  secondes  qui  montrent  comment 
y  varie  la  gravité.  Ayant  établi  ce  type  général  de  tous  les  mondes  ma- 
térieb,  Clairaut  n'a  plus  qu«^  voir  quel  cas  particulier  est  réalisé  dans 
le  nôtre.  Prenant  donc  la  gravitation  newtonienne  comme  un  mdde  pos- 
3ible  parmi  toutes  les  lois  concevables  d'attraction  réciproque,  il  cherche 
si  elle  est  confirmée  par  le  petit  nombre  d'opérations  effectuées  de  son 
temps  sur  les  méridiens  teiTestres;  et,  après  avoir  montré  qu'elle  se 
rapproche  de  leurs  indications  plutôt  quelle  ne  s'en  éloigne,  il  présente 
ce  genre  de  comparaisons  comme  devant  avoir  une  utilité  fort  impor- 
tante «en  ce  que,  dit-il,  elles  achèveront  peut-être  de  décider  en  fa- 
veur du  système  de  M.  Newton,  qui  a  tant  d'apparence  d'être  vrai.» 
On  voit  ici  avec  quelle  prudente  lenteur  les  esprits  changeaient  de 
roule.  C'était  l'aurore  delà  vraie  philosophie  scientifique,  le  doute  de 
Descartes  associé  à  la  méthode  de  Newton.  Je  me  crois  ainsi  raisonna- 
blement justifié  pour  avoir  insisté  sur  la  beauté  de  cet  ouvrage,  et  je 
remercie  la  logique  de  s'être  trouvée  si  bien  d'accord  avec  mon  pen- 
chant. D'Alembert  est  allé  ensuite,  dans  le  même  sujet,  plus  loin  que 
Clairaut,  et  M.  Laplace  plus  loin  que  d'Alembert;  c'est  le  sort  des  tra- 
vaux scientifiques  d'oti'c  toujours  dépassés  par  les  progrès  que  le  temps 
amène,  et  qu'eux-mêmes  ont  excités.  Mais  le  livre  de  Clairaut  ne  vieil- 
lira point,  et  on  ne  le  refera  jainaisf  pas  plus  qu'on  ne  refera  les  ou- 
vrages de  Lap;range,  parce  que  ce  sont  des  chefs-d'œuvre  de  science, 
unie  à  une  clarté  suprême  d'exposition.  Et  puis,  dans  ce  temps,  où 
chacun  lamine  si  industrieusement  son  mérite  propre  et  celui  dés 
autres  pour  s'en  recouvrir,  n  avoni  nous  pas  toute  raison  de  louer  Clai- 
raut, qui  fut,  dans  ces  feuilles  mêmes,  un  de  nos  collaborateurs?  La 
justice  nous  commande  ce  que  notre  intérêt  nous  conseille,  c'est  être 
trop  heureux  ^  ! 

Je  retourne  à  cette  époque  d'hommes  de  génie.  En  17/17,  le  pro- 
blème des  perturbations  planétaires  fut  enfin  attaqué  par  trois  d'entre 
eux  simultanément.  Clairaut  et  d'Alembert  entreprirent  de  calculer  les 
perturbations  du  mouvement  de  la  lune  autour  de  la  terre,  opérées  par 
l'action  du  soleil  ;  Eulcr  celles  du  mouvement  de  Saturne  produites  par 

^  L*éloge  de  Clairaut,  comme  collaborateur  du  Jaamal  des  Savants,  te  trouve  eu 
léte  du  numéro  cf  avril  17G6.  Il  nest  pas  signé;  mais  il  est  empreint  d*un  senti- 
ment d*acimiration  et  d'estime,  mêlé  d* affection,  qui  fait  honneur  à  celui  qui  Ft 
écrit,  presque  autant  qu'à  celui  qui  Ta  mérité.  Clairaut  avait  été  attaché  au  Journal 
des  Savants  par  M.  de  Malesherbes.  Il  avait  succédé,  dans  cet  emploi,  à  Douguei', 
et  Lalandc  lui  a  succédé. 


648  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

raction  de  Jupiter.  Ces  deux  questions ,  de  nature  analogue ,  mais  d*une 
difficulté  très-inégale ,  sont  restées  célèbres  dans  les  sciences  mathéma- 
tiques, sous  la  dénomination  commune  de  problème  des  trois  corps,  qui 
spécifie  le  nombre  limité  des  réactions  mutuelles  qu  on  y  considère. 
L'Académie  des  sciences  lavait  proposé  en  1766  pour  sujet  de  prix. 
Je  ne  sais  qui  a  dit  que  les  découvertes  sont  dans  l'air.  Gela  eiprirae 
très-bien  qu'elles  éclatent  toujours  ici  ou  là,  quand  le  temps  les  a  suf- 
fisamment préparées.  La  remarque  ne  s  est  jamais  tix)uvée  plus  vraie 
que  dans  cette  circonstance.  La  pièce  d'Euler,  envoyée  de  Saint-Péters- 
bourg, arriva  au  sécréta liat  de  l'Académie,  le  27  juillet  17/17.  ^'^**  ^^ 
premier  pas  dans  ces  liantes  recherches,  et  il  est  immense.  Le  problème 
mécanique  est  posé  mathématiquement.  Les  difficultés  analytiques  qui 
s  opposaient  à  sa  solution  sont  renversées  avec  une  force  d'invention  in- 
finie. La  route  est  ouverte;  il  n'y  a  plus  qu'à  suivre.  Les  mémoires  de 
Clairaut  et  de  d'Alcmbcrt  furent  présentes  à  l'Académie  peu  de  mois 
après  celte  date.  Tous  deux  avaient  fait  en  secret  leur  travail  sans  s'être 
rien  dit.  Tous  deux  le  communiquèrent  à  l'Académie  le  même  jour, 
sans  s'être  avertis  de  leur  intention  ;  et  ils  arrivaient  par  des  voies  peu 
différentes  à  des  résultats  pareils.  Leurs  méthodes  n'avaient  rien  de  com- 
mun avec  celle  d'Euler. 

On  est  bien  loin  de  là  aujourdlmi.  Il  n'y  a  plus  de  problème  des 
trois  corps.  Le  calcul  embrasse  les  mouvements  d'un  nombre  quel- 
conque de  corps  célestes,  réagissant  les  uns  sur  les  autres  par  attrac- 
tion. Euler  d'abord,  puis  Lagrange,  puis  Laplace,  ont  attaqué  la  ques- 
tion dans  toute  sa  généralité,  et  l'ont  résolue  analytiqaement  La  suite 
de  ces  travaux  est  admirablement  exposée  dans  le  livre  XV  de  la  mé- 
canique céleste.  L'auteur  pouvait  dire,  quorum  pars  magna  fui!  C'est  là 
qu'il  faut  la  voir.  Toutefois  il  faudra  nécessairement* que  je  montre  en 
quoi  consiste  ce  grand  problème  des  perturbations  planétaires,  com- 
ment on  sépare  les  difficultés  qui  le  compliquent,  par  quels  artifices, 
et  avec  quel  degré  d'exactitude  on  les  résout.  Car  la  découverte  que  je 
veux  faire  comprendre  vient  de  là,  puisque  l'astre  inconnu  a  été  ré- 
vélé et  défini  par  la  portion  des  perturbations  observées  d'Uranus, 
que  les  autres  planètes,  jusque-là  connues,  ne  pouvaient  produire. 
Mais  cet  exposé  aura  plus  d'intérêt,  et  sera  mieux  saisi,  n'étant  pas  séparé 
d'une  si  brillante  application ,  où  l'on  pourra  voir  les  abstractions  théo- 
riques immédiatement  réalisées  dans  un  magnifique  résultat.  Je  remets 
donc  à  la  faire  alors;  et,  revenant  à  l'époque  où  les  grands  analystes 
que  j'ai  nommés  ne  voyaient  plus  aucune  question  de  physique  ou  de 
mécanique  céleste  qui  semblât  inaccessible  à  leurs  calculs,  je  vais  ra- 


NOVEMBRE  18&6.  640 

conter  comment  la  sphère  de  leurs  recherches  se  trouva  tout  à  coup 
agrandie,  quand  ilss*y  attendaient  le  moins. 

Euler  et  d*Alembert  vivaient  encore ,  Lagrange  et  Laplace  étaient 
dans  toute  leur  force,  lorsque  la  découverte  dune  planète  nouvelle  vient 
mettre  à  Tépreuvc  les  méthodes  qu'ils  avaient  préparées.  Le  1 3  mars 
1781,  Herschel,  étudiant  les  étoiles  des  Gémeaux,  voisines  de  Téclip- 
tique,  aperçut  parmi  elles  on  petit  astre  qui  s'en  distinguait  comme 
ayant  un  disque  sensible,  et  une  lumière  plus  tranquille  :  c'était  Uranus. 
Il  lui  reconnut  un  mouvement  propre  dans  les  nuits  suivantes.  Herschel 
prit  d'abord  ce  nouvel  astre  pour  une  comète,  qui  semblait  fort  extraor- 
dinaire en  ce  qu'elle  était  sans  queue  et  sans  nébulosité.  Il  l'annonça 
comme  telle  aux  astronomes,  quila  reçurent  de  même  ;  et,  après  quelques 
semaines  d'observations,  ils  se  mirent  à  calculer  l'orbite  parabolique 
qu'elle  devait  suivre.  Mais  l'astre  s'écartait  toujours  rapidement  de  chaque 
parabole  à  laquelle  on  prétendait  l'assujettir.  Enfm,  un  amateur  sélé 
d'astronomie,  le  président  Saron,  fut  conduit,  par  des  essais  numériques 
désespérés,  à  s'apercevoir  que  l'orbite  pourrait  bien  être  circulaire.  En 
suivant  cette  idée ,  il  trouva  qu'il  fallait  placer  le  nouvel  astre  fort  au 
delà  de  Saturne,  bien  moins  toutefois  qu'il  ne  l'est  en  réalité.  Heureu- 
sement M.  Laplace  venait  de  préparer  une  méthode  pour  la  déter- 
mination des  orbites  paraboliques,  qui  s'applique  aussi  à  l'ellipse  avec 
quelques  modifications.  Il  la  communiqua  au  président  Saron,  et  le 
guida  vers  des  résultats  plus  assiurés.  On  fit  d'abord  mouvoir  Tastre 
dans  un  cercle;  plus  tard,  on  obtint  les  éléments  de  son  ellipse  par 
cette  méthode,  et  aussi  par  des  calculs  purement  trigonométnques.  On  re- 
connut alors,  au  grand  étonnement  de  tout  le  monde,  que  c'était  bien 
réellement  une  nouvelle  planète,  circulant  autour  du  soleil  à  une  dis- 
tance double  du  rayon  de  l'orbe  de  Saturne.  On  avait  tout  à  fait  oublié 
les  prévisions  de  Clairaut. 

Je  ne  rappelle  pas  ces  détails  pour  raconter  des  anecdotes.  J'ai  trop 
de  hâte  d'arriver  à  mon  but.  Mais  il  est  essentiel  de  faire  remarque!* 
l'élat  011  se  ti^ouvait  alors  la  science  astronomique .  et  celui  où  elle  est 
maintenant  parvenue.  Quand  une  comète  nouvelle  a  été  observée  pen- 
dant quelques  jours ,  sa  parabole  se  calcule  en  peu  d'heures,  assez  ap- 
proximativement pour  ne  pas  la  perdre;  et,  quel  que  soit  l'astre,  ph- 
nèle  ou  comète,  dès  qu'on  lui  a  vu  décrire,  sur  son  orbite,  un  arc  de 
quelques  degrés,  on  peut  trouver  la  forme  aussi  bien  que  les  éléments 
de  cette  orbite ,  par  une  méthode  due  à  M.  Gauss.  Même ,  si  Tastre  est 
tellement  éloigné  du  soleil  qu'il  se  déplace  avec  une  extrême  lenteur» 
comme  la  planète  Le  Verrier,  qui  décrit  moins  de  a*  par  an,  deux  obser* 

8a 


650  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

vations,  séparées  par  un  interralle  de  quinze  ou  vingt  jours,  suffisent 
déjà  pour  connaître,  avec  peu  d*erreur,  sa  distance  actuelle;  surtout, 
quand  il  se  trouve  dans  la  partie  du  ciel  diamétralement  opposée  au 
soleil,  ou,  suivant  Texpression  astronomique  en  opposition,  comme  cela 
avait  lieu  le  mois  dernier  pour  la  nouvelle  planète,  cooformément  à  la 
prédiction  de  M.  Le  Verrier.  L*opération  est  même  alors  très-facile.  Car, 
dans  un  tel  cas,  la  terre  parcourant  la  paiiie  de  son  orbite  la  plus 
proche  de  Taslre ,  la  corde  de  Tare  qu  elle  a  décrit  devient  la  base  d'un 
triangle  rectilîgne,  dont  les  deux  autres  côtés  sont  les  rayons  visuels  di- 
rigés versTastre  dans  les  deux  observations^  en  sorte  que  Ton  connaît 
les  angles  qu'ils  forment  avec  cette  base.  On  peut  donc  calculer  les  deux 
distances  de  la  terre  au  sommet  du  triangle,  comme  on  calcule,  dans 
la  levée  des  plans,  la  distance  d*un  objet  fixe,  aux  deux  extrémités  d*mie 
base  de  longueur  connue,  d'où  on  l'a  observé.  A  la  vérité,  l'objet  céleste 
ayant  un  mouvement  propre,  de  même  sens  que  celui  de  la  terre,  ctanga- 
lairement  moins  rapide,  les  deux  rayons  visuels  dirigés  à  ses  positions 
successives  se  coupent  au  delà  de  l'orbite  qu'il  décrit;  et  le  sommet  du 
triangle  est  ainsi  un  peu  plus  distant  de  la  terre  qu'il  ne  l'est  lui-même. 
Toutefois,  si  Ton  suppose  son  mouvement  circulaire,  pour  une  première 
approximation,  sachant  qu'il  est  assujetti  aux  lois  de  Kepler,  on  corrige 
sans  peine  l'effet  du  déplacement  de  l'astre  ;  et  l'on  obtient  sa  distance 
réelle  à  la  terre  dans  les  deux  observations ,  d'où  l'on  conclut  sa  dis- 
tance au  soleil  par  une  réduction  trigonométrique.  On  n'a  ainsi  qu'un 
rayon  vecteur  local  de  l'ellipse;  et  encore,  sa  longueur  est  rendue  assez 
incertaine  par  la  petitesse  de  la  corde  de  Tare  terrestre,  qui  est  employée 
comme  base  de  la  triangulation.  Néanmoins  c'est  toujours  un  sujet  de 
satisfaction  scientiGque ,  que  l'on  puisse  évaluer  si  vite  des  choses  si 
grandes,  fût-ce  à  peu  près.  On  avait  déjà  fait  ce  calcul  pour  la  planète 
de  M.  Le  Verrier,  quinze  jours  seulement  après  qu'on  l'eut  trouvée  à 
sa  place  prédite.  Le  résultat,  dans  son  incertitude,  confirme  pleine- 
ment l'ordre  de  distance  qu'il  lui  avait  assigné. 

Or,  ici,  une  question  se  présente.  Puisque  toutes  ces  déterminations 
d'orbites  et  de  distances  s'obtiennent  aujourd'hui  avec  tant  de  promp- 
titude et  de  facilité,  comment,  lors  de  la  découverte  d'Uranns,  a-t-îl 
fallu  des  essais  si  longs  et  si  détournés  pour  s'apercevoir  que  c'était  une 
nouvelle  planète,  et  calculer  son  ellipse?  C'est  que,  pendant  ce  court 
intervalle  d'un  demi-siècle,  il  s'est  opéré  dans  les  sciences  physiques  et 
mathématiques  un  immense  mouvement  de  propagation.  En  1 780 , 
presque  toutes  les  grandes  questions  de  la  mécanique  céleste  avaient  été 
traitées  et  résolues.La  plupart  des  méthodes  analytiques  employées  au- 


NOVEMBRE  1846.  651 

jourdliui  étaient  préparées.  Mais,  à  Texception  des  ouvrages  mathéma- 
tiques d'Euler,  chefs-d'œuvre  de  clarté,  et  des  traités  de  mécanique  gé« 
nérale  ou  appliquée,  écrits  par  d'Âlembert  avec  une  obscurité  qui  les  rend 
presque  illisibles,  le  reste  était  disséminé  dans  les  grandes  collection» 
académiques,  d'un  accès  difficile,  où  chaque  question  ne  pouvait  être  étu- 
diée avec  fruit  qu'en  cherchant  et  suivant  tout  le  fil  des  travaux  dont 
elle  avait  été  Tobjet.  Les  problèmes  de  mécanique  céleste  étaient  donc 
alors  â  la  portée  d*un  bien  petit- nombre  d'esprits  supérieurs.  Aussi  la 
généralité  des  astronomes,  sauf  de  rares  exceptions,  se  composait 
d'observateurs  arithméticiens,  sachant  calculer  des  triangles  sphériques. 
Us  recevaient  des  géonètres  les  théories  et  les  formules,  presque  sans 
les  comprendre,  et  sans  pouvoir  faire  autre  chose  que  les  appliquer.  De 
leur  côté,  les  géomètres,  étrangers  aux  pratiques  astronomiques^  aceep* 
talent  les  observations  comme  autant  de  faits,  sans  pouvoir  les  diriger, 
ni  même  apprécier  leur  valeur.  Cet  état  de  choses  ne  changea  qu'après 
qu'il  eût  paru  des  ouvrages  d'ensemble,  et  qu'il  se  fut  formé  des  hoaunek 
embrassant  à  la  fois  les  observations  et  les  théories.  Au  premier  rang 
de  date,  peut-être  de  génie,  s'éleva  la  mécanique  anafytique  de LBfpmïge^ 
publiée  en  1 788.  Les  orages  qui  troublèrent  bientôt  après  la  France  et 
l'Europe  suspendirent  le  mouvement  qui  allait  commencer.  Mais  aus^ 
sitôt  qu'ils  furent  passés,  on  le  vit  reprendre  partout  simultanément. 
L'Allemagne  eut  Olbers,  l'illustre  M.  Gauss,  puis  Bessel,  à  la  fois  ma- 
thématiciens et  astronomes ,  dent  les  ouvrages  répandirent  ches  leurs 
compatriotes  l'alliance  heureuse  et  nécessaire  des  observations  et  des  théor 
ries.  En  France,  les  écoles  normales  montrant  aux  yeux  de  tous  Lagrange 
et  Laplace ,  puis  l'école  polytechnique,  se  parant  de  Lagrange  et  s'animant 
de  Moi^e,  comme  professeurs,  firent  descendre  les  sciences  les  plus  ait- 
blûnes  dans  de  jeunes  esprits,  qu'elles  enflammèrentd'uneardeiir  générale. 
On  vit  alors  qu'il  n'y  avait  rien  de  trop  beau,  de  trop  élevé,  pour  l'enaeigne* 
ment  public.  Par  l'exemple  et  par  l'inspiration  de  ces  hommes  de  génie 
devenus  maîtres ,  l'exposition  des  éléments  des  sciences  mathématiques 
prit  une  forme  toute  nouvelle.  Elle  devint  à  la  fois  générale  et  simple, 
claire  et  profonde.  Les  ouvrages  de  Lacroix,  de  Legendre,  de  Monge, 
transportèrent  les  plus  hautes  théories  dans  l'instruction  commune ,  et 
les  répandirent  sans  les  abaisser.  Ils  ouvrirent  ainsi  les  esprits  à  imtd- 
ligence  des  grands  Ouvrages  d'analyse  que  Lagrange  publiait  vers  Je 
nùàme  temps,  et  ils  les  préparèrent  à  pénétrer  les  profondeurs  de  ce 
traité  général  de  mécanique  céleste,  où  Laplace  a  présenté  l'ensemble 
.  de  toutes  les  découvertes  faites  par  les  quatre  hommes  de  génie  qui 
furent  $e$  contemporains,  et  par  iui-m^me,  dans  toutes  les  parties  du 

8!!^. 


652         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

système  du  monde,  pendant  les  soixante-dix  ann<^es  qui  avaient  précédé. 
Ces  belles  théories  n  ont  pas  cessé  depuis  d*ètre  publiquement  profes- 
sées dans  notre  haut  enseignement  mathématique;  elles  se  sont  propa- 
gées, jusqu*à  devenir  presque  populaires  parmi  la  jeunesse  savante.  Voilà 
comment  des  applications  autrefois  difficiles,  n  étant  pUis  aujourd'hui 
qu*un  jeu,  d'autres,  qui  auraient  paru  alors  impraticables,  sont  le  prix 
d*heureux  efforts. 

Je  reviens  à  Uranus.  Sa  distance  moyenne  au  soleil,  presque  double 
de  celle  de  Saturne ,  ramena  l'attention  sur  un  singulier  rapport  de 
nombres,  que  l'on  appelle  communément  la  loi  de  Bode,  cet  astronome 
l'ayant  signalé  comme  très-digne  de  remarque,  4ès  l'année  1 778,  dans 
un  ouvrage  foit  répandu,  intitulé  Introdaction  à  la  connaissance da cielétoUé. 
Toutefois,  Lalande,  dans  sa  Bibliographie astronomUiae ^  le  donne  comme 
ayant  été  primitivement  indiqué  par  Titius,  professeur  de  V^ittemberg, 
dans  une  traduction  allemande  du  traité  de  Bonnet  sur  la  contemplation 
delà  nature^.  Pour  lui  consei^er  sa  simplicité  prophétique,  il  faut  le 
prendre  tel  qu'il  a  été  d'abord  aperçu,  en  l'établissant  sur  les  distances 
du  soleil  aux  six  anciennes  planètes,  Ift  terre  comprise.  Nous  les  tire- 
rons du  tableau  inséré  à  la  fin  de  l'article  précédent,  page  5 9 A.  Le  demi- 
grand  axe  de  l'ellipse  terrestre  y  est  pris  pour  unité  de  longueur.  Mais 
nous  rendrons  cette  unité  dix  fois  plus  grande,  en  reculant  d'un  rang 
vers  la  droite  la  virgule  qui  la  séparait  de  la  première  décimale  suivante , 
et  nous  appliquerons  la  même  opération  h  toutes  les  autres  distances 
pour  maintenir  leurs  rapports;  puis,  leurs  expressions  étant  ainsi 
agrandies,  nous  prendrons  seulement  les  nombres  entiers  qui  en  senties 
plus  proches,  en  négligeant  les  fractions  ultérieures  qui  compliqueraient 
inutilement  cet  aperçu.  Nos  six  distances  auront  alors  les  valeurs  sui- 
vantes, au-dessus  desquelles  j'écris  respectivement  les  noms  des  planètes 
qui  leur  correspondent. 

Mercure,       Vénus,       La  Terre,      Mars,       Jupiter,       Saturne. 

4  7  10  15         52  05 

Si  Ton  veut  qu'il  y  ait  continuité  dans  la  succession  de  ces  nombres , 
on  devra  admettre  que  la  série  n'est  pas  complète,  et  qu'il  manque  uti 
terme  entre  Mars  et  Jupiter.  Il  y  aura  donc  une  planète  de  plus  entre 
ces  deux-lè.  C'est  ce  que  Kepler  avait  soupçonné  par  cette  raison  même, 
et  sa  prévision  a  été  confirmée  par  la  découverte  des  petites  planètes. 
Mais  il  n'avait  pas  pu  assigner  la  place  de  cet  intermédiaire ,  n'ayant  pas 

'  Bihliographiû  aêtranomiijnê  de  Lalande,  p.  845,  article  rdatif  &  la  planète  Cérès, 


NOVEMBRE  1846.  653 

aperçu  la  loi  de  la  progression,  quoiquil  Feu t  longtemps  cherchée,  et 
qu  elle  fût  hien  simple. 

Pour  la  voir,  retranchez  4,  c'est-à-dire  le  nombre  de  Mercure,  de 
tous  les  suivants;  pui^  écrivez  de  nouveau  tous  les  restes  dans  le  même 
ordre.  Il  en  résultera  cette  nouvelle  série  : 

Mercure,      Vénus,       La  Terre,      Mars,       ........       Jupiter,       Saturne. 

0  3  0  11  48  01 

Ici,  la  loi  devient  évidente;  6  est  double  de  3,  et  1 1  presque  double 
^de  6.  Supposez  i  a ,  pour  rendre  le  rapport  exact.  Alors,  en  continuant 
de  doubler,  vous  aurez  ad  pour  le  terme  intermédiaire  entre  Mars  et 
Jupiter;  ensuite  68,  qui  s'accorde  avec  le  nombre  de  Jupiter;  puis  96, 
qui  excède  peu  celui  de  Saturne;  et  enfin  1 9a ,  qui  sera  celui  de  la  pla- 
nète immédiatement  suivante.  Restituez  à  ce  dernier  le  nombre  cons- 
tant li  que  vous  aviez  soustrait,  la  distance  de  cette  planète  au  soleil 
sera  196.  Or  l'observation  donne  19a  pour  la  distance  moyenne  d'U- 
ranus.  La  loi  se  soutient  donc  encore,  sauf  un  petit  écart,  en  excès, 
comme  pour  Saturne.  Maintenant,  voulez-vous  aller  au  delà  d'Uranus, 
et  présager  la  distance  de  la  planète  qui  devrait  lui  être  immédiatement 
ultérieure?  Doublez  le  nombre  précédent  1  ga ,  ce  qui  vous  donne  384i 
puis  ajoutez  6,  et  la  distance  de  cette  planète  au  soleil  devra  être  388, 
suivant  la  règle.  Les  calculs  de  M.  Le  Verrier  lui  ont  donné  pour  la 
sienne  3 60;  et  les  observations  déjà  faites  semblent  annoncer  que  l'é- 
valuation définitive  pourra  être  tant  soit  peu  moindre.  La  progression 
n'est  donc  plus  aussi  juste,  sans  être  tout  à  fait  fausse,  et  elle  continue 
à  pécher  par  excès.  Ainsi,  à  ces  distances,  l'accroissement  par  duplica- 
tion marche  trop  vite;  il  écarte  trop  du  centre  du  soleil  les  planètes  qui 
s'en  seraient  les  premières  isolées. 

L'accord  si  proche  que  cette  règle  avait  encore  ofifert  pour  Uranus  don- 
nait beaucoup  plus  de  force  à  l'idée  de  Kepler,  qu'il  devait  exister  une 
planète  dans  ce  grand  intervalle  de  nombres,  compris  entre  Mars  et  Jupi- 
ter. La  progression  indiquait  même  à  quelle  distance  du  soleil  elle  devait 
être  ;  car  le  terme  correspondant  de  la  série  étant  2  6,  la  restitution  de  la 
constante  Ix  donnait  ikS.  Les  astronomes  s'excitèrent  vivement  à  chercher 
ce  nouvel  asti^e.  Vingt-quatre  d'entre  eux,  au  nombre  desquels  se  trouvait 
Olbers,  s'associèrent  pour  ce  but,  sous  la  direction  de  SchixBter,  et  se  par- 
tagèrent le  ciel  en  zones  que  chacun  se  mit  ardemment  à  explorer  :  ils  ne 
la  trouvèrent  point.  Mais  Piazzi,  qui  ne  la  cherchait  point,  la  trouva,  dans 
la  nuit  du  1*  janvier  1800.  Ayant  eu  besoin  d'étudier  minutieusement, 
plusieurs  jours  de  suite,  une  petite  plage  du  ciel ,  pour  fixer  la  position 


65&  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

d*une  étoile  mal  indiquée,  quil  voulait  placer  dans  son  catalogue,  ie 
hasard  amena  Cérès  dans  sa  lunette;  et  la  continuité  des  comparaisons 
qu'il  avait  à  faire  le  conduisit  à  voir  qu  elle  avait  un  mouvement  propre, 
n  la  prit  d'abord  pour  une  comète,  la  suivit  jusqu'au  1 1  février,  puis 
tomba  malade  et  l'abandonna.  Dans  l'intervalle,  il  avait  annoncé  sa 
découverte  à  deux  astronomes,  Bode  et  Oriani,  avec  lesquels  il  était 
en  correspondance.  Mais  il  leur  communiquait  seulement  les  deux  posi- 
tions extrêmes  où  s'était  trouvé  l'astre,  le  3  janvier,  jour  où  il  avait  acquis 
la  certitude  de  son  déplacement,  et  ie  a 3  du  même  mois,  date  de  sa 
lettre.  Il  ajoutait,  toutefois,  que,  dans  le  passage  du  1 1  au  1 3,1e  mouve- 
ment apparent  était  devenu  direct,  de  rétrograde  qu'il  était  auparavant. 
Ces  avis  n'arrivèrent  que  deux  mdis  après,  quand  la  planète  étaitdéji  per- 
due dans  les  rayons  du  soleil;  de  sorte  qu'il  fallait  attendre,  pour  la  revoir, 
jusqu'au  mois  de  septembre,  quand  elle  en  serait  dégagée.  Ce  peu  de  don- 
nées ne  suffisait  pas  pour  calculer  l'orbite.  M.  Gauss  put  seulement  en 
déduire  une  évaluation  approximative  de  la  distance  au  soleil,  parla  mé- 
thode que  l'on  vient  d'appliquer  à  la  planète  de  M.  Le  Verrier;  et  cet 
essai  plaçait  déj.^  le  nouvel  astre  entre  Mars  et  Jupiter.  Heureusement, 
Piazzi,  sollicité  par  ses  correspondants,  peut-être  aussi  par  la  crainte  que 
sa  découverte  ne  fût  perdue  pour  toujours,  communiqua  la  totalité  de 
ses  observations.  D'après  ce  petit  nombre  de  positions,  réparties  sur  un 
intervalle  de  quarante  et  un  jours,  pendant  lesquels  l'astre,  vu  de  la 
terre,  avait  décrit  un  ang^e  dont  les  branches  embrassaient  à  peine  3*, 
M.  Gauss  détermina  une  ellipse,  et  calcula  une  éphéméride  indiquant 
sa  route  future,  avec  tant  de  justesse  et  de  bonheur,  que  Zach  et  (Nben 
purent  enfin  ressaisir  cet  atome  planétaire,  bien  loin  de  sa  place  primi- 
tive, le  3i  décembre  et  le  i*  janvier  suivant,  précisément  une  année 
après  sa  découverte  ;  de  sorte  qu'à  vrai  dire  il  a  été  découvert  deux  fois, 
une  première  par  hasard,  et  une  seconde  par  calcul.  Sa  distance  moyenne 
au  soleil ,  exprimée  dans  le  même  système  de  nombres  que  nous  avons 
employés  tout  à  l'heure  pour  les  autres  planètes ,  se  trouva  êti*e  définiti- 
vement a8,  comme  l'indiquait  la  règle  de  Bode  et  de  Titius. 

Ce  fut  là  le  commencement  d'une  suite  de  découvertes  toutes  nou- 
velles, et  fort  inattendues.  Olbers,  poussé  par  quelque  secrète  inspira- 
tion, s'était  attaché  à  étudier  minutieusement  la  partie  septentrionale 
de  la  constellation  de  la  Vierge,  qui  avait  été  peu  explorée  jusqu'alors. 
Le  a 8  mars  i8oa,  il  venait  d'obsei*ver  Cérès,  lorsqu'il  aperçut,  non 
loin  d*elle,  une  toute  petite  étoile  qu'il  ne  connaissait  pas,  et  qui  se 
trouvait  placée  en  triangle  avec  deux  autres  déjà  indiquées  à  cette  place 
dans  les  catalogues  astronomiques,  sans  mention  de  celle-là.  Surpris  da 


NOVEMBRE  1846.  655 

fait,  il  la  suivit,  constata  son  mouvement  propre,  la  reconnut  pour  une 
nouvelle  planète  qu'il  appela  Pallas,  et,  dès  le  28  avril  suivant,  d'après 
ses  observations  qu  ii  communiquait  à  M.  Gauss ,  celui-ci  avait  calculé 
Tellipse.  Chose  surprenante!  Pallas,  comme  Cérès,  se  trouvait  placée 
entre  Mars  et  Jupiter,  dans  ce  même  intervalle  du  ciel  que  les  prévi- 
sions de  Kepler  avaient  signalé  comme  ne  devant  pas  être  vide  de  pla- 
nètes! Bien  plus  encore,  elle  s  y  trouvait,  juste  à  la  même  distance  du 
soleil  que  Cérès,  à  cette  distance  a 8  que  la  règle  empirique  avait  indi- 
quée! Ûingénieux  Olbers  conçut  alors  Tidée  que  ces  deux  planètes,  ai 
petites,  pourraient  bien  être  les  fragments  d'une  plus  grosse,  qui  aundt 
été  brisée  par  quelque  explosion,  et  dont  il  fallait  rechercher  les  autres 
débris.  En  conséquence,  il  détermina,  par  le  calcul,  les  régions  oppo- 
sées du  ciel  où  les  plans  des  deux  orbites  s  entrecoupaient.  C'était  là  que 
l'explosion  avait  dû  se  faire.  Car,  suivant  les  lois  du  mouvement  ellip- 
tique, les  deux  fragments  et  tous  les  autres  possibles,  étant  partis  d'un 
point  commun,  devront  y  revenir  dans  chacune  de  leurs  révolutions, 
à  des  époques  rendues  seulement  diverses  par  l'inégalité  des  impulsions 
initiales ,  sauf  toutefois  les  écarts  qui  peuvent  leur  être  imprimés  par 
les  attractions  des  autres  planètes,  ou  qui  ont  pu  être  déterminés  primi- 
tivement par  les  réactions  des  fragments  les  uns  sur  les  autres,  au  mo- 
ment de  l'explosion.  Cette  ligne  d'intei^ection  des  deux  orbites,  passant 
par  le  soleil ,  aboutissait  d'une  part  à  la  plage  septentrionale  de  la  constel- 
lation de  la  Vierge ,  de  l'autre  à  la  partie  occidentale  de  la  Baleine.  C'était 
donc  aux  environs  de  ces  points  du  ciel  qu'il  fallait  chercher  avec  cons- 
tance. En  eOTet,  deux  ans  plus  tard,  le  i*' septembre  180&,  un  hasard  heu- 
reux oilHt  à  l'assiduité  de  Harding  une  troisième  petite  planète,  Junon, 
placée  comme  les  deux  autres  entre  Mars  et  Jupiter,  presque  à  la  même 
distance  moyenne  du  soleil,  et  mue  dans  un  plan  qui  passe  presque  par 
ces  mêmes  nœuds.  Olbers  comprit  qu'il  fallait  avoir  toujours  les  yeux 
sur  ces  points  de  rencontre.  Il  proposa  aux  astronomes  d'étudier  minu- 
tieusement, tous  les  mois,  les  parties  des  deux  constellations  qui  se  trou- 
veraient en  opposition  avec  le  soleil ,  et  seraient  ainsi  les  plus  faciles  &  ex* 
plorer.  Il  se  dévoua  lui-même  sans  interruption  à  cette  pénible  recherche 
pendant  trois  ans;  et  après  ces  trois  années,  le  29  mars  1807,  il  saisit 
Vesta,  au  moment  oii  elle  passait  dans  le  rendez-vous  céleste,  objet  de 
sa  prévision.  Âstrée,  que  M.  Hencke  vient  de  découvrir,  à  la  fin  de  l'an- 
née dernière,  se  meut  aussi  dans  un  plan  qui  passe  très-près  de  ces 
mêmes  nœuds.  Elle  est  la  cinquième  de  cette  famille  de  petites  planètes, 
toutes  placées  entre  M«rs  et  Jupiter,  sur  des  ellipses  dont  les  grands  axes 
diffèrent  à  peine  ;  de  sorte  qu'à  chaque  révolution  elles  reviennent  pas- 


656  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ser  tout  près  du  point  commun ,  oii  elles  semblent  s*être  autrefois  sépa- 
rées. Sans  doute  on  en  trouvera  d  autres.  Enfm,  par  une  concordance 
trop  précise  pour  n'être  qu'accidentelle,  la  distance  moyenne  au  soleil 
des  cinq  jusqu'à  présent  aperçues  est  exprimée  par  le  nombre  a6,  â 
peine  différent  de  a 8  que  donne  la  règle  de  Bode  et  de  Titius.  L'exis* 
tence  de  ces  petits  astres  change  toutes  les  idées  que  Ton  se  formait 
des  corps  planétaires.  D'après  les  appréciations  de  Herschel,  le  diamètre 
de  Pallas  égalerait  juste  la  distance  de  Paris  au  Havre.  Les  autres  sont 
de  même  ordre.  Les  grandes  inclinaisons  de  leurs  orbites  sur  l'éclip* 
tique  les  portent  bien  loin  hors  des  limites  de  Tancien  zodiaque.  En 
effet,  ces  inclinaisons  étant  toutes  très-petites  pour  les  autres  planètes, 
puisque  celle  de  l'orbe  de  Mercure,  la  plus  forte  de  toutes,  n'est  actuel- 
lement que  de  7^  elles  dépassent  lo"*  pour  Cérès,  i3*  pour  Junon, 
ià*  pour  Pallas.  L* égalité  si  approchée  des  demi-grands  axes  de  ces 
petites  planètes  parut  être  une  confirmation  presque  certaine  de  l'idée 
d'Olbers.  Lagrange  l'a  encore  fortifiée ,  en  prouvant  que  leur  identité 
d'origine ,  comme  fragments  d'un  même  corps  planétaire  brisé  par 
une  explosion  intérieure ,  est  mécaniquement  conciliable  avec  la  diver- 
sité de  leurs  inclinaisons  et  l'égalité  extrêmement  approchée  des  demi- 
grands  axes  de  leurs  ellipses.  Car,  selon  ses  calculs,  l'intensité  de  la  force 
explosive,  suffisante  pour  produire  les  vitesses  initiales  que  leurs  mou- 
vements décèlent,  ne  dépasserait  pas  vingt  fois  celle  d'un  boulet  de  a 4 
au  sortir  de  la  pièce  qui  le  lance.  A  la  vérité,  Lagrange  n'a  pas  compris 
dans  son  calcul  les  effets  des  réactions  que  les  fragments  auraient  dû 
exercer  les  uns  sur  les  autres  dans  les  premiers  instants  de  leur  sépa- 
ration. Or  ces  effets  auraient  pu  être  alors  fort  considérables,  bien  que 
le  progrès  de  l'écartement  ait  dû  les  affaiblir  avec  rapidité,  et  en  faire 
ultérieurement  disparaître  les  traces  primitives ,  après  que  les  fragments 
se  seraient  suffisamment  séparés  pour  ne  plus  réagir  sensiblement  les 
uns  sur  les  autres  que  comme  de  simples  points  matériels.  L'hypothèse 
d'Olbers  et  les  calculs  de  Lagrange  ont  été,  je  ne  dirai  pas  infirmés,  mais 
modifiés  dans  leurs  éléments  physiques,  par  de  très-belles  recherches 
de  M.  Le  Verrier  sur  les  conditions  de  stabilité  de  notre  système  plané- 
taire. Ces  conditions  se  tirent  de  certaines  relations  mécaniques,  qui 
doivent  exister  entre  les  éléments  des  orbites  d'un  nombre  quelconque 
de  corps,  ayant  des  masses  constantes,  séparés  par  des  intervalles  très- 
considérables  comparativement  à  leurs  dimensions  propres,  et  agissant 
les  uns  sur  les  autres,  comme  de  simples  points  matériels,  par  des  at- 
tractions proportionnelles  à  leurs  masses,  réciproques  aux  carrés  de 
leurs  distances  mutuelles.  Ces  circonstances  étant  données  et  particu* 


NOVEMBRE  1846.  657 

larisées  pour  notre  système  planétaire,  on  démontre  d*abord  que  les 
grands  axes  des  orbilcs  ne  peuvent  éprouver  que  des  variations  pério- 
diques dune  amplitude  restreinte,  qui  ne  sauraient  les  faire  croître  ni 
décroître  indéfiniment.  De  là,  par  une  relation  mécanique,  d*où  résulte  la 
troisième  loi  de  Kepler,  on  conclut  déjc^  que  les  durées  moyennes  des  ré- 
volutions planétaires  sont  stables.  Le  premier  pas  vers  ce  beau  résultat  as- 
tronomique a  été  fait  par  La  place,  le  deuxième  par  Lagrange,  le  troisième 
par  Poisson ,  toujours  en  y  découvrant  de  nouveaux  caractères  de  géné- 
ralité, qui  lui  donnent,  de  plus  en  plus,  Tapparence  d*étre  une  loi  rigou- 
reuse. On  démontre  encore  (jue,  dans  un  système  planétaire  tel  que  le 
nôti'e,  où  tous  les  corps  circulent  dans  un  même  sens,  si  les  excentri- 
cités des  orbites  et  leurs  inclinaisons  mutuelles  sont,  à  une  époque 
donnée,  renfermées  dans  certaines  limites  de  petitesse,  elles  resteront 
éternellement  comprises  entre  des  amplitudes  pareillement  restreintes, 
où  elles  ne  feront  qu'osciller.  Ainsi ,  en  admettant  que  de  telles  circons- 
tances  soient  suffisamment  réalisées  aujourd'hui  dans  notre  système, 
les  ellipses  planétaires  ne  pourront  jamais  s'aplatir  indéfiniment,  ce 
qui  ferait  tomber  les  planètes  dans  le  soleil;  et  leurs  plans  ne  s'écarte- 
ront jamais  les  uns  des  autres,  jusqu'à  former  entre  eux  de  grands 
angles;  du  moins,  tant  que  les  corps  considérés  resteront  soumis  aux 
seules  forces  qui  naissent  de  leurs  attractions  mutuelles,  Lagrange  a 
obtenu  le  premier  les  formules  analytiques  dans  lesquelles  on  découvre 
ces  conditions  de  permanence  ou  d'instabilité  de  tous  les  systèmes 
planétaires  idéalement  possibles,  dont  la  gravitation  newtonnienne  est 
le  principe  moleur.  Dans  leur  généralité  abstraite,  elles  sont  sujettes 
à  ime  éventualité ,  qu'il  soupçonnait  ne  devoir  pas  exister  pour  ie  nôtre, 
et  il  s'était  proposé  d'éclaircir  ce  doute.  Mais  Laplace  l'a  fait  avant  lui, 
en  montrant  qu  elle  n'a  pas  lieu  dans  les  systèmes  composés  de  corps 
qui  circulent  tous  dans  un  même  sens,  circonstance  réalisée  pour  toutes 
les  planètes  du  système  solaire.  Ces  résultats  ont  été,  pour  Lagrange , 
la  conséquence,  ou  plutôt  l'une  des  conséquences,  d'un  immense  travail, 
qui  excitera  toujours  l'étonnement  non  moins  que  l'admiration  des 
géomètres,  par  l'alliance  presque  inimaginable  de  tant  de  génie  analy- 
tique avec  tant  de  patience  numérique  dans  un  même  esprit.  Ce  tra- 
vail parut  en  lyS-i.  Lagrange  s'était  spécialement  proposé  d'y  établir, 
dans  toute  leur  généralité,  les  équations  diiférentielles,  déjà  données 
en  partie  par  lui-même  et  par  Laplace,  desquelles  dépendent  les  iné- 
galités séculaires  qui  déforment  ou  peuvent  déformer  progressivement 
les  orbites;  c'est-à-dire  celles  qui  altèrent,  avec  une  lenteur  qu'on 
poun*ait  croire  continue,  la  position  des  nœuds  et  les  inclinaisons,  la 

83 


658         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

position  des  périhélies  et  les  excentricités.  Etendant  d*aboid  un  résultai 
approximatif  trouvé  par  Laplace,  pour  des  inclinaisons  et  des  eicentri* 
cités  supposées  très^etites,  il  démontre  généralement  que,  si  grande» 
que  puissent  être  ces  quantités,  les  grands  axes  des  orbites  et  les  moyens 
mouvements  qui  en  résultent  n'éprouveront  que  des  oscillations  passa- 
gères, comprises  dans  des  périodes  restreintes  de  temps  et  d*amplitude. 
Mais  sa  démonstration  ne  vaut  que  pour  le  cas,  où,  comme  il  le  Cotisait, 
on  n'a  point  égard  aux  dérangements  que  les  planètes  troublantes  sur 
bissent  elles-mêmes  dans  leurs  orbites  propres.  C'est  un  des  plus 
beaux  titres  scientifiques  de  Poisson  que  d'avoir  prouvé  la  constance 
des  grands  axes  planétaires,  pour  l'ordre  d'approximation  immédiate^ 
ment  ultérieur,  où  Ion  embrasse  simultanément  dans  le  calcul  toutes 
les  parties  les  plus  considérables  de  ces  dérangements.  Les  expressions 
différentielles  obtenues  par  Lagrange  étaient  d'abord  un  type  abstrait, 
comprenant  toutes  les  sortes  de  variations,  que  les  éléments  des  orbites 
peuvent  éprouver.  Il  les  développe  en  série  sous  des  formes  qui  en  font 
apercevoir  le  caractère  propre  et  l'ordre  de  grandeur.  H  rejette  celles 
qui  se  présentent  comme  périodiques,  et  ne  conserve  des  autres,  en 
apparence  progressives,  que  celles  qui  doivent  être  principalement  sen- 
sibles dans  un  système  d'orbites  très  peu  excentriques,  et  très-peu  incli- 
nées les  unes  sur  les  autres.  Ainsi  simplifiées,  et  appropriées  à  notre 
système  planétaire,  ses  équations  différentielles  deviennent  intéyrables, 
c'est-à-dire  que,  d'après  les  valeurs  infiniment  petites  qu'elles  assignent 
aux  variations  instantanées  des  éléments  des  orbites,  on  peut  trouver 
l'expression  absolue  de  chaque  élément,  généralisée  pour  un  temps 
quelconque.  Toutefois  ces  formules  finales  n'étaient  encore  que  spé- 
culatives. Il  fallait  les  convertir  en  nombres  pour  connaître  les  effets 
réels.  Ici  se  présentaient  de  nouvelles  difficultés  qui  écl^ppaient  au 
pouvoir  de  l'analyse.  Le  géomètre  devait  d'abord  emprunter  aux  as- 
tronomes les  cléments  des  orbites  pour  les  introduire  dans  ses  cal- 
culs :  les  tables  de  Halley  et  de  Mayer  en  donnaient  d'assez  bonnes 
évaluations.  Mais  il  fallait  aussi  avoir  les  masses  des  planètes.  Or  on 
ne  pouvait  calculer  directement  que  celles  de  la  Terre,  de  Jupiter  ei 
de  Saturne,  d'après  les  mouvements  de  leurs  satellites;  cdles  de  Mer- 
cure, de  Vénus  et  de  Mars  étaient  absolument  ignorées.  Lagrange  se 
hasarde  à  les  conclure  des  diamètres  apparents  de  ces  astres,  combi- 
nés avec  la  supposition  que  leurs  densités  sont  réciproques  à  leurs  dis- 
tances au  soleil ,  ce  qui  s'écarte  peu  de  la  vérité  pour  les  trois  dont  les 
masses  étaient  connues.  Heureusement  le  résultat  de  cette  hypothèse 
né  se  trouva  pas  trop  &utif.  Mettant  alors  ces  évaluations  dans  ses  for^ 


NOVEMBRE  18&6.  659 

mules  différentielles,  il  en  tira  les  variations  annuelles  des  éléments» 
isolées  des  erreurs  possibles  des  masses,  quil  avait  eu  le  soin  d*y  ad* 
joindre  comme  autant  de  petites  quantités  indéterminées.  Ces  expres- 
sions, étant  ainsi  rendues  numériques,  pouvaient  être  vérifiées  par 
comparaison  avec  les  valeurs  observées  quelles  représentaient.  Or, ici, 
on  rencontrait  une  autre  difficulté  fort  inquiétante.  On  avait  bien  re- 
connu que  les  éléments  des  orbes  planétaires  ne  sont  plus  tels  que  les 
anciens  astronomes  les  ont  décrits  :  leur  mutabilité  continuelle  était 
devenue  évidente.  Les  excentricités  et  les  inclinaisons  ne  sont  pas  cons* 
tantes;  les  périhélies  et  les  nœuds  des  orbites  sont  en  mouvement.  La 
théorie  de  Lagrange  confirmait  tout  cela.  Mais,  depuis  trente  ans  peut* 
être  que  Ion  avait  commencé  à  faire  des  observations  astronomiques 
précises,  on  n  avait  obtenu,  de  ces  variations  si  lentes,  que  des  mesures 
peu  sûres  et  fort  incomplètes.  Lagrange  dut  ainsi  se  réduire  à  prendre 
les  moins  incertaines  pour  épreuves  de  ses  expressions  théoriques.  Elles 
s'y  trouvèrent  plus  conformes  qu  on  n'aurait  osé  Tespérer;  ce  qui  mon- 
trait que  les  erreurs  des  masses  ne  devaient  pas  être  fort  considérablet • 
Il  put  donc  entreprendre  d'introduire  ces  mêmes  données  dans  ses  for- 
mules intégrales,  pour  connaître  lamplitude  totale  des  mutations  opé- 
rées dans  les  éléments,  après  un  temps  indéfini.  Or,  ces  mutations  étant 
produites  par  les  réactions  simultanées  de  tous  les  corps  qui  composent 
le  système  que  Ton  considère ,  le  calcul  les  présente  avec  la  même 
généralité  de  connexion;  de  sorte  quen  cherchant  ainsi  à  les  obtenir 
pour  tout  le  système  planétaire  pris  dans  son  ensemble ,  les  résultats 
propres  aux  masses  les  plus  certaines,  et  les  plus  considérables,  se  seraient 
trouvés  mêlés  aux  effets  de  celles  qui  avaient  été  hypothétiquement 
évaluées.  C'est  pourquoi  Lagrange  scinda  le  système  total  en  deux  sys- 
tèmes partiels,  quon  pouvait  supposer  avoir  des  conditions  de  stabilité 
presque  individuelles,  à  cause  de  la  grande  distance  qui  les  séparait; 
et  il  plaça  la  limite  de  partage  entre  Mars  et  Jupiter,  dans  cet  inter- 
valle que  Ion  croyait  alors  vide  de  planètes.  Celles  qu  on  y  a  décou- 
vertes depuis  sont  si  petites,  que  leurs  masses  ne  peuvent  pas  troubler 
sensiblement  la  stabilité  des  autres  orbites,  quoique  les  leurs  puissent 
être  individuellement  instables ,  ce  qui  permet  de  ne  pas  les  prendre 
en  considération,  même  aujourd'hui.  La  découverte  d'Uranus  était  si 
récente,  à  l'époque  où  Lagrange  fit  ce  travail,  que  peut-être  ses  cal- 
culs étaient  achevés  avant  qu'elle  fut  connue.  Il  trouva  des  raisons  plau- 
sibles pour  ne  Ty  pas  comprendre.  «D'abord,  dit-il,  on  n'a  peut-être 
pas  suffisamment  constaté  que  ce  soit  une  planète.  En  outre,  si  on  lui 
applique  la  règle  du  décroissement  des  densités,  sa  masse,  calculée 

83. 


660     -     JOURNAL  DES  SAVANTS. 

diaprés  sa  distance  au  soleil  et  son  diamètre  apparent,  devra  être  fort 
petite,  comme  aussi  trop  éloignée  des  autres  planètes,  pour  modifier 
sensiblement  les  conditions  de  stabiiilé  propres  à  leur  ensemble.  »  Heu- 
reusement encore ,  cette  induction,  inexacte  quant  àpx  nombres,*  se 
trouva  être  sans  inconvénient  dans  lapplication*  La  niasse  d*Uranusest 
en  effet  trop  petite,  et  trop  distante  de  Jupiter  et  de  Saturne,  pour  influer 
notablement  sur  la  stabilité  de  ces  deux  grosses  planètes  considérées  iso- 
lément. Lagrange  put  donc  leur  appliquer  ses  f(H*mules  intégrales.  Il  vit 
alors  ces  secrets  des  cieux,  qui  avaient  été  cachés  jusque-là  pour  Newton 
même  :  les  orbites  des  deux  planètes  ayant  leurs  excentricités  variables 
en  sens  contraires,  dans  des  limites  restreintes  quelles  parcourent  d&ns 
une  période  d^environ  35ooo  ans;  Tinclinaison  mutuelle  de  ces  orbites 
oscillant  aussi  entre  d'étroites  limites  dont  la  période  est  d*environ 
aSooo  années;  leurs  j^éribélies  et  leurs  nœuds  se  déplaçant  suivant 
des  lois  fixées  par  le  calcul.  Considérant  alors  le  système  des  quatre 
autres  planètes,  Mercure,  Vénus,  la  terre  et  Mars,  il  y  reconnut 
des  conditions  analogues  de  stabilité,  quil  dut  sans  doute  croire  moins 
assurées,  n*ayant  pu  évaluer  avec  certitude  que  la  masse  de  la  terre. 
Tous  ces  résultats  ont  été  depuis  confirmés,  sai\f  dans  quelques  détails 
de  nombres.  Les  calculs  analytiques  si  étendus,  que  Lagrange  a  du 
Cadre  le  premier  pour  les  obtenir,  s'effectuent  maintenant  par  des 
formules  plus  simples,  que  Laplace,  et  surtout  lui-même,  ont  établies.  On 
a  pu  ainsi  récemment,  avec  beaucoup  d*art,  étendre  les  approximations 
plus  loin;  et,  en  s  aidant  des  progrès  de  lastronomie,  les  rendre  aussi 
plus  certaines.  Mais  la  marche  que  Ion  suit  est  la  sienne.  On  rencontre 
les  mêmes  difficultés  d'analyse,  mais  déjà  résolues  par  lui;  et  Ton  em- 
ploie jusqu'aux  symboles  dont  il  a  fait  usage  pour  j*assembler  les  opé- 
rations en  groupes  généraux,  qui  servent  à  les  combiner  comme  de 
simples  termes  algébriques,  tant  il  sont  bien  appropriés  à  ce  but.  Si 
Ton  veut  mesurer  d'un  coup  d'oeil  toute  f  étendue  de  cet  espace,  franchi 
par  les  méthodes  en  moins  de  soixante-dix  ans,  on  n'a  qu'à  lire^  dans 
cet  esprit,  deux  très-beaux  mémoires  composés  par  M.  Le  Verrier,  en 
1889  et  1860,  sur  ce  même  sujet;  car  c'est  lui  que  j'ai  voulu  désigner 
tout  à  fheure  en  parlant  d'extensions  récentes  données  aux  applications 
de  ces  théories.  On  y  verra  tout  le  calcul  des  inégalités  séculaires  établi 
avec  une  symétrie  de  formes  et  une  netteté  d'exposition  qui  le  rendent 
tout  aussi  simple  à  suivre  qu'au  temps  de  Lagrange.  les  développements 
y  étant  poussés  plus  loin.  On  y  trouvera  des  éléments  astronomiques  de- 
venus plus  sûrs,  conduisant  ù  des  résultats  plus  précis,  dont  la  valeur 
est  toujours  sévèrement  discutée  et  appréciée  judicieusement,  avec  ime 


NOVEMBRE  1846.  661 

connaissance  intime  de  ce  que  Ton  en  peut,  et  de  ce  que  l*on  n'en  peut  pas 
attendre.  Ce  serait  une  grande  erreur  que  de  voir  là  de  simples  calculs  nu- 
méri(|ues,  effectués  avec  une  justesse  patiente.  Je  n  hésite  pas  à  dire  que 
c'est  une  alliance  nouvelle,  et  devenue  aujourd'hui  nécessaire,  entre  Tana* 
lysç  mathématique  et  l'astronomie ,  sans  laquelle  celle-ci  ne  peut  plus  faire 
que  des  pas  incertains  ou  faux  dans  les  recherches  de  mécanique  céleste. 
M.  Le  Verrier  a  repris  le  problème  de  la  stabilité  du  système  solaire,  dans 
toute  la  généralité  de  son  application.  Il  en  a  obtenu  complètement 
la  solution  numérique,  en  la  facilitant  d'abord  par  l'emploi  de  procédés 
analytiques  dont  la  symétrie  éclaire  toute  la  marche  du  calcul,  et  en 
achevant  de  la  poursuivre  par  un  immense  travail,  ordonné  avec  une 
lucidité  et  une  netteté  qui  en  font  démêler  toute  la  complication,  sans 
crainte  d'erreur.  Il  a  prouvé  ainsi,  qu'en  adoptant  les  valeurs  actuelle- 
ment attribuées  aux  masses  de  la  terre  et  des  six  planètes  principales 
qui  étaient  seules  connues  alors,  l'ensemble  de  ces  corps  satisfait  aux 
conditions  de  stabilité  posées  par  Lagrangc;  et  il  a  montré,  en  outre, 
que  les  erreurs  supposables  dans  les  évaluations  de  leurs  masses  sont 
trop  petites  pour  y  porter  atteinte.  Il  a  déduit  de  là  les  limites  numé- 
riques dans  lesquelles  les  excentricités  et  les  inclinaisons  mutuelles  des 
orbites  resteront  toujours  comprises ,  et  devront  seulement  osciller.  A 
la  vérité ,  les  conditions  posées  par  Lagrange  ne  sont  qu'approximatives; 
et  Poisson  attabli  les  caractères  auxquels  on  pourra  reconnaître  si  des 
approximations  ultérieures  ne  devront  pas  les  contredire.  M.  Le  Verrier 
a  poussé  le  calcul  jusque-là.  Il  a  constaté  que  la  stabilité  était  ultérieu- 
rement, et  même  indéfmiment  assurée,  pour  le  système  des  trois  pla- 
nètes, Jupiter,  Saturne  et  Uranus.  Mais,  quant  au  système  complémen- 
taire composé  des  quatre  autres,  Mercure,  Vénus,  la  terre  et  Mars,  il 
a  montré  que  les  incertitudes  existantes  sur  les  valeurs  des  masses 
pourraient  faire  passer  la  conclusion  du  positif  au  négatif  dans  la  deuxième 
approximation  :  de  sorte  qu  il  engage  les  géomètres  à  ouvrir  d'autres 
voies  pour  résoudre  ce  problème.  Espérons  qu'un  appel  fondé  sur  des 
motifs  rendus  si  évidents  provoquera  ces  nouveaux  progrès.  Les 
efforts  ne  doivent  plus  être  maintenant  isolés.  Ils  faut  qu'ils  s'éclairent 
mutuellement;  et,  par  ce  concours,  la  haute  analyse  trouvera,  dans 
le  mécanisme  du  système  du  monde,  d'autres  questions  imparfai- 
tement abordées  qu'elle  résoudra.  Je  m'appuierai  d'un  dernier  exemple. 
Lagrange  avait  remarqué  analytiquement  que,  si  l'on  imagine  un 
système  planétaire  composé  de  masses  inégales,  l'ensemble  des  plus 
grosses  pouiTait  se  maintenir  dans  des  conditions  inaltérées  de  sta- 
bilité,   tandis  que    d  autres,  qui  seraient   relativement   très -petites, 


662         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pourraient  éprouver  des  variations  illimitées  dans  les  excentricités  et 
les  inclinaisons  de  leurs  orbites.  Cette  indication  générale  a  reçu  de 
M.  Le  Verrier  les  caractères  d'une  application  réelle  et  numérique,  dans 
un  travail  où  il  a  étudié  les  conditions  de  la  stabilité  des  inclinaisons 
des  orbites,  propres  au  système  partiel  formé  par  Jupiter,  Saturne  et 
Uranus.  Ayant  disposé,  avec  beaucoup  d'art  et  de  clarté,  les  formules 
mathématiques  relatives  à  ce  problème,  il  y  a  introduit  les  nombres,  et 
il  en  a  déduit  d'abord,  avec  toute  certitude,  les  conditions  qu'il  cher- 
chait. Mais,  dans  cette  évidence  de  relations  que  présentent  toujours  les 
formules  analytiques,  lorsqu'elles  sont  bien  appropriées  au  sujet  que 
l'on  traite,  il  a  pu  lire  pourquoi,  par  quel  mécanisme,  une  très-petite 
planète,  soumise  à  Tinfluence  de  deux  autres  ayant  des  masses  relati- 
vement très-considérables,  peut  éprouver  de  grandes  mutations  dans 
rinclinaison  de  son  orbite  sur  ceux  de  ces  corps;  et,  dans  quelle  posi- 
tion, à  quelle  distance  il  faudrait  la  placer  pour  que  ces  mutations 
n'eussent  aucune  limite,  quelle  que  fût  la  petitesse  primitive  de  l'incli- 
naison. Ce  type  général  étant  particularisé  pour  Jupiter  et  Saturne ,  il 
a  trouvé  que  la  petite  masse  devrait  être  placée ,  entre  Jupiter  et  le  so- 
leil, à  une  distance  de  cet  astre  égale  c^  1,977,  le  demi-grand  axe  de 
l'orbe  terrestre  étant  pris  pour  unité  de  longueur.  Cette  distance  de 
complète  instabilité  diOère  peu  de  celle  à  laquelle  les  cinq  planètes  te- 
lescopiques  circulent.  L'état  présent  des  plans  de  leurs  orbites  ne  peut 
donc  pas  nous  déceler  avec  certitude  leur  état  passé;  ainsi,  on  ne  peut 
pas  le  prendre  comme  donnée  pour  calculer» l'intensité  et  la  direction 
des  forces  qui  les  auraient  séparées,  si  elles  provenaient  d'une  explosion. 
Par  un  calcul  analogue,  M.  Le  Verrier  trouve,  entre  Vénus  et  le  soleil, 
une  autre  zone  d'instabilité,  où  les  actions  réunies  de  cette  planète  et  de 
la  terre  auraient  une  influence  pareille  sur  une  petite  masse  planétaire 
qu'on  y  supposerait  placée;  et  c'est  à  l'une  des  extrémités  de  cette  zone 
que  circule  Mercure,  qui  a  une  très-petite  masse,  avec  une  inclinaison 
de  son  orbite  sur  l'écliptique  presque  compromettante,  puisqu'elle 
s'élève  à  7  degrés  actuellement.  Quoique  ces  résultats  soient  fort  remar- 
quables, je  n'aurais  pas  cru  devoir  m  arrêter  autant  A  les  détailler  dans 
ce  tableau  d'ensemble,  s'ils  ne  m'avaient  paru  spécialement  propres  h 
caractériser  la  réunion  très-rare  d'aptitudes  diverses,  qui  ont  fait  obtenir 
à  M.  Le  Verrier  son  succès  d'aujourd'hui.  Les  questions  que  nous 
venons  de  considérer  ne  peuvent  être  abordées  que  par  les  méthodes 
les  plus  élevées  de  l'analyse  et  de  la  mécanique  céleste.  Celui  qui  a  pu , 
il  y  a  sept  ans,  les  manier  avec  assez  de  profondeur  et  d*habileté  pour 
en  faire  de  telles  applications,  vient  seulement  de  mettre  en  œuvre, 


NOVEMBRE  1846.  663 

pour  une  recherche  encore  plus  difficile ,  les  instruments  de  calcul  qu'il 
s'était  habilement  et  laborieusement  préparés.  Sa  nouvelle  découverte 
n'est  pas  seulement  le  fruit  de  son  talent;  elle  est  la  juste  récompense  de 
ses  anciens  efforts.  Ainsi  envisagée,  elle  nest  pas  moins  encourageante 
pour  les  autres  que  glorieuse  pour  lui  :  tout  cède  à  Tintelligence  aidée 
du  travail;  et,  sans  le  travail ,  on  ne  peut  rien. 

La  progression  presque  régidière  d'accroissement  qui  s'observe  entre 
les  intervalles  des  différentes  planètes  semble  établir,  entre  les  condi- 
tions mécaniques  de  leur  formation,  une  connexité,  qui  décèle  une  cause 
commune,  ayant  agi  avec  continuité  pour  les  produire.  Cela  s'accorde 
avec  ridée  de  M.  Laplace,  que  ces  corps ,  maintenant  solidifiés,  auraient 
été  d'abord  des  agglomérations  gazeuses,  successivement  détachées  de 
la  surface  du  soleil,  à  des  époques  où  toute  la  matière  de  cet  astre, 
étant  aussi  à  l'état  de  gaz,  se  contractait  sphériquement  autour  de  son 
centre  par  une  condensation  graduée,  succédant  à  une  immense  expan* 
sion.  Sous  ce  point  de  vue,  la  règle  empirique  qui  exprime  approxi- 
mativement ce  progrès  de  dislances  paraît  beaucoup  plus  importante 
qu'on  ne  Ta  jusqu'à  présent  supposé.  Nous  trouverons  plus  loin  que  M.  Le 
Verrier  l'a  employée,  pour  obtenir  un  premier  aperçu  de  la  distance  à 
laquelle  on  pouvait  présumer  l'existence  d'une  planète  immédiatement 
ultérieure  à  Uranus;  mais  je  soupçonne  qu'il  a  eu  encore,  pour  cela, 
d'autres  motifs  plus  abstraits,  que  je  craindrais  de  ne  pouvoir  pas  indi* 
qucr  sans  indiscrétion.  Les  satellites  de  Jupiter,  de  Saturne  et  d'Ura- 
nus,  sont  aussi  espacés  à  des  intervalles  de  distances  croissants,  à 
mesure  qu'ils  sont  plus  éloignés  de  leur  planète ,  ce  qui  indique  pour 
chacun  de  ces  systèmes  une  connexité  de  formation  analogue.  Mais  la 
loi  de  cet  accroissement  est  plus  complexe ,  et  parait  même  avoir  été 
sujette  à  des  intermittences  pour  les  satellites  les  plus  rapprochés 
d'Uranus,  tels  qu'on  les  admet.  Me  bornant  donc  à  mentionner  cetti^ 
disposition  conune  générale,  je  rapprocherai  ici  dans  un  même  tableau 
les  nombres  qui  l'expriment  pour  les  intervalles  planétaires,  où  la  loi  de 
la  progression  se  manifeste  avec  tant  de  simplicité.  Je  joins  au  nom 
de  chaque  planète  le  caractère  conventionnel  par  lequel  les  astronomes 
la  désignent;  et,  conservant  à  Uranus  celui  qui  rappelle  le  nom  d'Hers- 
chel,  j'attribue  à  la  planète  nouvelle  un  signe  qui,  à  plus  juste  titre 
encore,  rappelle  le  nom  de  M.  Le  Verrier.  Lagrange,  dans  son  mémoire 
de  1 782 ,  nous  donne  l'exemple.  Pour  lui,  l'astre  nouvellement  décou' 
vert  n'est  pas  Uranus ,  c'est  Herschel. 


664 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 


DESIGNATION 
BU  ylaiItu. 


Mercure V 

Vénus 9 

La  Terre Ô 

Mars d 

Vesla â 

Astrée T 

Junon $ 

Cérès Ç 

Pallai î 

Jupiter W 

Saturne {) 

Uranus 9 

Le  Verrier ¥ 


DISTANCES  MOYENNES 

AV  SOLIIL 


diminDée* 
de  4  nniUi. 


4 

7 

10 

15 


26 


52 

05 

192 

360 


0 

3 

6 

11 


22 


48 

01 

188 

356 


NOMBRES 

iODITALUTS 

calcula 
par  doplie 


0 

3 

6 

12 


24 


48 

06 

102 

384 


LES  MÊMES 

d«  4  BBÎU«, 

on 
dUUBM»  •«  wlttl 


EXCES 


4 

7 

10 
16 


28 


52 
100 
106 
388 


0 
0 
0 
1 


0 
5 
4 

28 


L'ordre  des  idées,  comme  celui  des  temps,  amène  ici  rexposilîon 
des  tentatives  inutilement  faites,  depuis  la  découverlc  d'Uranus,  pour 
assujettir  cette  planète  à  une  forme  d'orbite  qu  elle  suivit  constamment; 
de  sorte  quon  en  était  venu  à  penser  que,  peut-être,  à  la  distance  du 
soleil  où  elle  se  trouve ,  les  lois  de  Tattraction  newtonienne  ne  suffi- 
saient plus  pour  calculer  sa  route.  Mais,  comme  le  dénouement  de  cette 
difficulté  est  une  des  principales  conséquences  de  la  découverte  par 
laquelle  M.  Le  Verrier  vient  d  agrandir  notre  système  planétaire,  je 
ne  dois  pas  la  séparer  deTensemble  de  son  travail,  auquel  mon  pro- 
chain article  sera  entièrement  consacré. 


[La  suite  au  prochain  cahier.) 


J.-B.  BIOT. 


NOVEMBRE  1846.  665 

Le  Antichità  dellà  Sicilu  esposte  ed  illuslrate  per  Dom.  Duca 
di  Serradifalco;  t.  IV,  Antichità  di  Siracusa,  Palcrmo,  i84o; 
t.  V,  Antichità  di  Catana,  di  Taaromenio,  di  Tindari  e  di  Solanto, 
Palermo ,  1 84  2 ,  folio. 

PREMIER    ARTICLE. 

Depuis  que  nous  avons  rendu  compte  dans  ce  journal  ^  des  trois 
premiers  volumes  de  cet  ouvrage,  consacrés  aux  antiquités  de  Ségeste,  de 
SéUnonte  eid^AgrUfente,  il  a  paru  deux  nouveaux  volumes  de  cette  impor- 
tante publication,  qui  contiennent  les  antiquités  de  Syracuse  et  de  ses 
colonies,  et  celles  de  Catane,  de  Taormine,  de  Tindari  et  de  Solanto.  Nous 
croyons  donc  que  c  est  pour  nous  un  devoir  de  faire  aussi  connaître  à 
nos  lecteurs  ces  deux  derniers  volumes,  qui  complètent  f  œuvre,  vrai- 
ment recommandable  à  plus  d'un  titre,  entreprise  par  M.  le  duc  de 
Serradifalco.  Mais,  avant  daborder  cet  examen,  nous  avons  à  compléter 
nous-même  lanalyse  que  nous  avions  commencée  du  volume  relatif 
aux  antiquités  dAgrigente,  et  qui,  sarrêtant  è  la  description  .du  grand 
temple  de  Jupiter  olympien,  réservait,  pom*  un  troisième  article,  celle 
des  autres  moniunents  d'Agrigente  qui  avaient  fourni  le  sujet  des  deux 
premiers.  Cest  cette  tâche  que  nous  allons  d'abord  •  essayer  de  rem- 
plir, poxu*  qu'il  ne  subsiste  aucune  lacune  dans  notre  analyse  des  Antir 
quités  de  la  Sicile  publiées  par  M.  le  duc  de  Serradifalco. 

Il  me  restait  à  parler  de  plusieurs  temples  d'Agrigente,  qui,  bien 
que  d'une  moindre  importance ,  dans  l'état  où  ils  se  trouvent  aujour- 
d'hui, et  par  rapport  aux  autres  monuments  de  cette  cité  fameuse,  ne 
sont  pourtant  pas  indignes  de  quelque  intérêt.  L'un  de  ces  temples, 
que  j'ai  visité  moi-même  à  deux  reprises ,  et  qui  a  été  converti  en  une 
habitation  rustique,  grâce  aux  murs  de  sa  cella,  conservés  dans  une 
grande  partie  de  leur  hauteur  et  sur  presque  toute  leur  longueur,  cir- 
constance rare  et  curieuse  dans  l'archéologie  grecque,  ce  temple  est 
celui  auquel  on  a  donné  le  nom  d'Escalope,  et  qui  s'élève  dans  la  cam- 
pagne, en  dehors  des  murs  de  la  ville,  du  côté  méridional,  dans  une 
position  qui  doit  correspondre  à  peu  près  à  celle  du  temple  d'Escalope, 
mentionné  par  Polybe^.  Jusque-là,  les  données  antiques  s'accordent 
assez  bien  avec  la  situation  de  l'édifice  qui  nous  occi^pe,  pour  justifier 
le  nom  sous  lequel  on  le  désigne.  Mais  cet  accord  ne  se  retrouve  plus 

'  Joum,  des  Sav.  i835,  janvier,  p.  12-27;  ™*^»  3o6-3i4;  i838,  avril,  223-237; 
mai,  267-273.  —  '  Polyb.  I,  xviii,  2  :  Td  tarpô  t^  tor^XtOM  ÀffxXirin^fOir. 

84 


666  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

au  même  degré,  quand  on  compare  le  monument  même  avec  Tindica- 
tion  qu'en  donne  Gicéron  ^.  C'était,  au  témoignage  de  l'orateur  romain, 
un  des  principaux  sanctuaires  de  la  cité:  ^x  ^scalapii  religiosissinwfano, 
où  se  voyait  exposé,  sans  doute  avec  d'autres  chefs^' oeuvre  de  l'art,  le 
célèbre  Apollon  de  Myron.  Or  il  semble  que  l'idée  qu'on  est  autorisé 
à  se  faire,  d'après  une  pareille  indication,  rapprochée  de  celle  que 
nous  devons  au  même  auteur  du  temple  d'Hercule  de  la  même  ville  ^  : 
Hercalis  templam,  sane  sanctam  apud  illos  et  religiosum,  que  cette 
idée,  disons-nous,  ne  cadre  pas  avec  la  forme  du  monument  dont  il 
s'agit  ici.  Ce  n'est  en  effet  qu'un  de  ces  temples  de  la  plus  petite  dimen- 
sion, que  les  Grecs  nommaient  iv  t^apaalAonv,  et  les  Romains  m  antis, 
et  qui  consistaient  en  une  façade  à  deux  colonnes  alignées  avec  les 
antes,  ou  prolongement  des  murs  de  la  cella;  et  j'avoue  que  j'ai  peine  à 
croire  qu'une  ordonnance  si  simple  convienne  au  temple  d'Escalope,  tel 
que  nous  sommes  en  droit  de  nous  le  représenter,  d'après  le  témoignage 
de  CicéroD.  La  circonstance  de  sa  situation ,  conforme  à  celle  de  rÀj- 
clépieion  de  Polybe ,  n'est  pas  une  preuve  suffisante  de  l'identité  des  deux 
édifices;  car  il  y  eut  certainement  plus  d'un  édifice  sacré,  d'une  plus 
grande  importance,  en  dehors  d'une  ville  aussi  considérable  et  aussi 
opulente  qu'Agrigente,  surtout  dans  cette  partie  de  la  campagne  qui 
s'étend  vers  la  mer,  et  qui  est  encore  de  nos  jours  si  riche  et  si  at- 
trayante. Je  n'accorde  donc  aucune  confiance  à  cette  dénomination  de 
temple  d^Esculape  conservée  par  M.  le  duc  de  Serradifalco  au  petit 
temple  in  antis  qu'il  a  représenté  dans  trois  planches  de  son  livre, 
tav.  XXXII,  xxxm  et  xxxiv;  et  c'est  à  regret  que  j'ai  cru  devoir  combattre 
sur  ce  point  une  illusion  que  je  ne  saurais  partager. 

Quant  à  l'édifice  lui-même,  malgré  la  simplicité  de  son  ordonnance, 
il  intéresse  encore  comme  un  exemple  rare  et  assez  bien  conservé  de 
cette  forme  de  temples  ifi  antis,  que  notre  auteur  a  tort  d'appeler  tou- 
jours m  antes,  et  qui  formaient,  dans  la  doctrine  de  Vitruve\  la  pre- 
mière classe  des  édifices  sacrés  de  l'architecture  grecque.  J'ai  déji  dit 
que  ce  petit  temple  avait  conservé  les  murs  de  sa  cella  presqu'en  leur 
entier;  et  j'ajoute  qu'il  oflie  encore  sa  façade  postérieure,  ornée  de 
deux  colonnes  engagées,  debout  jusqu'à  plus  de  la  moitié  de  sa  hau- 
teur :  ce  qui  permet  de  constater  qu'il  était  entièrement  priv^(fe/e7i^(r^5, 
aussi  bien  sur  cette  façade  que  sur  les  longs  côtés;  notion  d'accord  avec 
tout  ce  que  nous  savons  de  l'ordonnance  des  temples  grecs,  mais  dont 
les  preuves,  si  rares  dans  les  monuments,  sont  toujours  précieuses  à 

*  Gceron.  in  Verr.Act.  II.  L  IV,.  c.  xliii,  S  gS. —  'Idem,  ibid.  $  94. —  *  VitruY. 
III,  11,  1  (volg.  IJI,  I,  10). 


NOVEMBRE  1846.  667 

recueillir.  Une  autre  particularité ,  que  notre  auteur  a  négligé  d*indi- 
quer,  et  qui  n'est  pourtant  pas  moins  curieuse  à  relever,  c'est  qu'il  sub- 
siste encore ,  dans  l'intervalle  des  deux  murs  qui  séparaient  le  pronaos  et  la 
cella^  plusieurs  marches  d  un  double  escalier,  à  l'aide  duquel  on  parve- 
nait au-dessus  du  plafond  du  temple.  Ces  escaliers,  dont  l'indication  se 
trouve  dans  quelques  témoignages  antiques,  notamment  dans  le  célèbre 
passage  de  la  description  du  temple  d'Olympie  par  Pausanias  ^,  et  dont 
l'existence  pourrait,  avec  toute  certitude,  se  déduire,  pour  les  temples 
d'une  grande  dimension ,  à  double  portique  intérieur,  de  l'ordonnance 
même  de  ces  édifices ,  ainsi  qu'on  en  a  des  exemples  au  grand  temple  de 
Pastam,  et  à  celui  de  la  Concorde  à  Agrigente,  qui  n'est  pourtant 
qu'un  simple  hexasfyle  périptère,  ces  escaliers  n'avaient  pas  aussi  bien 
leur  raison  d'être,  dans  un  petit  temple  in  anlis,  tel  que  celui-ci;  et, 
sous  ce  rapport  encore,  la  particularité  qu'ils  nous  offrent  méritait 
d'être  signalée  à  l'attention  de  nos  lecteurs. 

Un  autre  monument  qui  se  recommande,  sous  d'autres  rapports,  à 
leur  intérêt,  et  que  nous  devons  savoir  beaucoup  de  gré  à  M.  le  duc 
de  Serradifalco  de  nous  avoir  fait  connaître  dans  le  peu  qui  en  sub- 
siste, c'est  un  temple  qu'on  a  cru  pouvoir  désigner  sous  le  nom  de  Castor 
et  de  PoUux.  D  était  situé  dans  l'intérieur  de  la  ville,  à  peu  de  distance 
de  la  façade  occidentale  du  temple  de  Jupiter  olympien,  et  il  n'en  restait 
d'apparent  à  la  surface  du  sol ,  depuis  les  temps  de  Fazello  jusqu'aux 
nôtres,  qu'un  monceau  de  décombres,  au  milieu  desquelles  se  distin- 
guait un  beau  chapiteau  dorique,  seul  témoin,  mais  indice  suffisant 
d'un  moniunent  d'ime  belle  époque  grecque.  Guidée  par  ces  indica^ 
tions,  et  encoiuragée  par  le  résultat  des  découvertes  qu'elle  avait  obte- 
nues au  temple  d'Hercule,  la  commission  d'antiquités  que  préside  M.  le 
duc  de  Serradifalco  lit  exécuter,  sous  la  direction  d'un  habile  archi- 
tecte, M.  Cavallari,  des  fouilles  qui  ont  mis  à  nu  le  plan  de  ce  temple, 
et  qui  en  ont  donné  l'ordre  tout  entier,  avec  son  entablentent ,  et  avec 
l'angle  inférieur  du  fronton,  qui  suffit  pour  en  indiquer  l'inclinaison, 
ainsi  qu'avec  divers  fragments,  qui  sont  autant  d'éléments  précieux, 
non-seulement  de  sa  restauration,  mais  encore  de  l'hbtoire  de  l'art. 

C'est  encore  un  de  ces  temples,  hexasiyles,  périptèresei  amphiprostyles, 
que  l'architecture  des  Grecs  ne  se  lassait  jamais  de  reproduire ,  toujours 
en  variant,  à  l'aide  d'un  système  de  proportions  différentes,  cette  or- 
donnance si  simple  et  si  grave.  Le  temple  qui  nous  occupe,  et  qu^on 
peut  croire  avec  quelque  raison  avoir  été  dédié  aux2)û>5car^,  puisqu'il 

'  Pausan.  V,  x,  3:  ÈalrJKOuri  le  xal  èvràç  toO  vaù^  xiov^f  xal  aloati  re  Mùv 
virsp^oi . . .  Uevoirrrcu  iè  xai  ÂN0A02  M  ràv  Ôpo^ov  axokià. 

84. 


668  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

est  certain,  d après  la  célébration  des  fêtes  Qeo^uL  attestée  par  Piii- 
dareS  que  le  cîilte  de  ces  divinités  existait  à  Agrigente,  et  que  ce  culte, 
quoi  qu*en  ait  dit  D'Orville^,  exigeait  nécessairement  un  édifice  sacré, 
ce  temple  avait  treize  colonnes  sur  les  côtés  longs, conséquemment,  un 
péristyle  formé  de  trente-quatre  colonnes.  Trois  de  ces  colonnes,  for- 
mant f angle  nord-ouest,  ont  été  retrouvées  et  relevées  à  leur  place  an- 
tique, avec  leur  entablement,  dontia  proportion  générale,  d*accord 
avec  le  galbe  des  colonnes  mêmes,  répond  à  f  usage  des  plus  beaux 
temps  de  Tart  grec. 

Cette  notion  ne  laisse  pas  d*ajouter  beaucoup  de  piîx  à  une  particu- 
larité qu*ont  offerte  les  deux  membres  supérieurs  de  cet  entablement, 
la  frise  et  la  corniche,  dont  le  listel  est  colorié  en  roage  et  les  matoles  en 
hlea  :  nouvel  et  irrécusable  exemple  de  ce  coloriage,  appliqué  à  certains 
membres  de  Tarchitecture  grecque ,  que  j*ai  été  im  des  premiers  à  sou- 
tenir, en  même  temps  qu  à  le  restreindre  dans  ses  justes  bornes,  en  le 
réduisant  aux  parties  supérieures  de  Télévation,  et  précisément  h  la  frise 
et  à  la  corniche ,  comme  on  le  voit  ici  :  en  sorte  qu  il  m'est  permis  de 
trouver,  dans  cette  découverte  du  temple  de  Castor  et  PoUax  d* Agrigente, 
une  nouvelle  confirmation  de  mes  idées.  Un  élément  bien  plus  impor- 
tant encore  de  la  polychromie  des  temples  grecs,  qui  est  sorti  de  ces 
fouilles,  cest  un  û:agment  dune  seconde  corniche,  dune  forme  diffé- 
rente, dont  la  cimaise  a  offert  des  ornements,  palmettes  et  méandres, 
gravés  et  coloriés,  en  roage  et  en  blea,  sur  un  fond  jaune  clair,  et  qui 
était  de  plus  ornée  de  têtes  de  lion.  C'est  là,  en  effet,  une  pièce  inesti- 
mable, d*abord  pour  Femploi  des  couleurs  dans  ce  membre  supérieur 
de  Tentabiement,  puis  pour  la  manière  dont  ces  couleurs  y  sont  dis- 
tribuées; mais  ce  qui  rend  encore  plus  précieux  ce  morceau  de  cor- 
niche, d*une  fonne  et  d*une  proportion  différentes  de  celle  qui  régnait 
à  l'extérieur  du  temple,  et  qui,  à  la  vérité,  n'existe  plus  que  dans  une 
restauration  d'époque  romaine,  c'est  que,  comme  je  le  disais  tout  à 
l'heure,  il  est  orné  de  têtes  de  lion,  dont  l'objet  n'a  pu  être,  dans  le  piîn- 
cipe,  que  de  servir  à  l'écoulement  des  eaux  du  toit.  Or  ce  genre  d'or- 
nement, appliqué  à  une  corniche,  qui,^  d'après  ses  proportions,  n'a  pu 
être  employé  dans  le  péristyle  extérieur  du  temple,  suffit  pour  prouver 
que  le  membre  d'architecture  qu'il  décore  devait  cire  placé  à  Tintérieur 
de  la  cella,  et  que  cet  intérieur  était  découvert  :  sans  quoi,  l'emploi  de 
têtes  de  lion  eût  été  un  contre-sens  impossible  à  admettre  dans  un  édifice 
d'architecture  grecque.  Il  suit  de  là,  d'une  manière  presque  irrécu- 

*  Pindar.  Olymp.  ni,  i;  Schol.  ad  h,  l.  Cf.  Boeckh.  Explicat.  ad  Olymp.  m,  i, 
t.  m,  p.  i35-i56.  — *  D'Orville,  Sicah^p.  102. 


NOVEMBRE  1846.  669 

sable,  que  le  temple  qiii  nous  occupe  était  hypèthre,  c'est-à-dire  qu'il 
avait  sa  ceUa  ou  une  partie  de  sa  cella  découverte,  et  recevant  par  le  haui 
Tair  et  la  lumière. 

Ici  se  présente  naturellement  l'occasion  de  discuter  une  des  questions 
les  plus  graves  et  les  plus  difficiles  de  1* architecture  grecque,  celle  des 
temples  hypèthres,  qui  vient  d'être,  de  la  part  dun  habile  philologue  et 
d'un  savant  antiquaire,  M.  L.  Ross,  l'objet  d'une  discussion  approfon- 
die, dont  le  résultat  est  une  dénégation  formelle ,  précisément  au  sujet 
de  la  conjecture  que  j'avais  émise  dans  mes  Considérations  sar  le  temple 
de  Diane  Leucophryne  à  Magnésie  ^ ,  que  ce  temple ,  à  peu  près  de  la 
même  dimension  que  le  Parthénon  d'Athènes,  avait  dû  être  hypèthre. 
L'écrit  de  M.  Ross,  intitulé  :  Keine  HypœthraUempel  mehr^,  plas  de  temples 
hypèihres,  indique  suffisamment  l'opinion  qu'il  s'est  formée  à  cet  ^ard; 
et  le  savoir  éprouvé  de  l'auteur,  ses  connaissances  pratiques  dans  l'an- 
tiquité grecque ,  acquises  par  douze  ans  de  séjour  à  Athènes  et  de 
voyages  sur  le  continent  de  la  Grèce  et  dans  les  iles  qui  en  dépendent, 
doivent  faire  présumer  qu'il  n'a  négligé  aucun  argument  positif,  qu'il 
n'a  omis  aucune  preuve  négative ,  pour  donner  à  cette  opinion ,  expri^ 
mée  d'une  manière  si  absolue,  ^a'il  n'y  eut  jamais  de  temples  hypèthres, 
toute  la  valeur  d'une  vérité  démontrée.  S'il  en  était  ainsi,  si  la  lecture 
attentive  de  l'écrit  de  M.  L.  Ross  avait  porté  cette  conviction  dans  mon 
esprit,  j'aj  ou  e  sans  peine  que  je  reconnaîtrais  sans  la  moindre  difficulté, 
sans  le  moindre  embarras ,  l'erreur  que  j'aurais  commise  au  sujet  du 
temple  de  Magnésie,  et  que,  loin  de  songer  à  défendre  une  opinion  qui 
me  paraîtrait  détruite,  je  féliciterais  sincèrement  le  savant  auteur,  et  je 
me  féliciterais  moi-même  de  lui  avoir  fourni  l'occasion  de  porter,  sur  la 
notion  entière  des  temples  hypèlhres,  une  lumière  aussi  sûre  qu'inattendue. 
Mais  je  confesse,  avec  la  même  franchise,  qu'il  me  reste  encore,  sm* 
cette  question ,  beaucoup  de  doutes  que  je  ne  puis  me  dispenser  d'ex- 
poser à  nos  lecteurs,  puisque  c'est  dans  ce  journal  même  qu'a  été  im- 
primée l'opinion  qui  a  donné  lieu  au  travail  de  M.  L.  Ross,  et  que  je 
soumets  bien  volontiers  au  jugement  de  M.  L.  Ross  lui-même,  puisque, 
entre  lui  et  moi,  la  controverse  sur  une  question  d'antiquité  grecque  ne 
peut  jamais  être  inspirée  que  parle  zèle  sincère  de  la  vérité,  et  dictée, 
comme  cela  doit  se  pratiquer  entre  adversaires  qui  se  respectent  et  qui 

'  Joum.  des  Sav.  i845,  novembre,  p.  643-644.  —  *  Ce  morceau  forme  le  pre- 
mier article  d*uii  recueil  qui  doit  paraître  en  cahiers  périodiques,  sous  le  titre  de  : 
Hellenika,  Archiv  archàologischer,nistorisch£r  und  epiaraphiscker  Abhandlangen  and 
Aufsàize;  et  c*e9t  dans  le  premier  cahier,  publié  à  Halle,  en  i846,  à  la  suite  d*un 
Vorwort  ou  préface,  renfermant  xxv  pages,  qu*il  a  para,  p.  i-Sg. 


670         JODRNAL  DES  SAVANTS- 

respectent  la  science,  qiie  par  le  sentiment  d'une  estime  mutuelle.  Lais- 
sant donc  de  côté  la  partie  de  Técrit  de  M.  L.  Ross  qui  contient  la  réfu- 
tation de  mes  idées,  je  m  attacherai  uniquement  à  la  question  générale 
des  temples  hypèihres,  et  je  montrerai  qu*Û  reste  encore  plus  d*un  témoi- 
gnage grave,  plus  d'un  motif  plausible,  pour  admettre,  contrairement 
au  système  de  dénégation  absolue  soutenu  par  M.  L.  Ross,  Texistence  de 
temples  Kypèthres  chez  les  Grecs.  Dans  cette  discussion,  qui  porte  sur  un  des 
points  les  plus  importants  de  Tarchitecture  grecque,  je  ne  m'appuierai 
m^me  pas  de  l'opinion  récemment  publiée  sur  le  même  sujet  par  un 
autre  docte  antiquaire  allemand,  M.  K.  Fr.  Hermann^  parce  que  ce 
savant,  partant  de  la  notion  généralement  admise  de  l'existence  des 
temples  Kypèthres  ^  ne  s*est  pas  mis  en  peine  de  l'établir,  et  s'est  seulement 
{reposé  de  rechercher  en  quoi  pouvait  consister  le  système  de  construc- 
tion et  d'ordonnance  propre  à  cette  classe  de  temples.  C'est  à  l'opinion 
de  M.  L.  Ross ,  qu'il  n'y  eat  point  de  temples  Kypèthres ,  que  je  m'attaquerai, 
pour  montrer  que  cette  opinion ,  telle  qu'il  la  présente ,  et  avec  les 
ar^ments  dont  il  l'appuie ,  est  loin  d'être  établie  d'une  manière  aussi 
victorieuse  que  l'annonce  le  titre  de  son  écrit. 

La  notion  des  temples  hypèthres  repose  presque  uniquement,  tout  le 
monde  en  tombe  d'accord ,  sur  un  passage  de  Vitruve ,  ainsi  conçu  ^  : 
«Hypœtbros  ver6  dccastylos  est  in  pronao  et  postico,  reliqua  omnia 
«eadem  habetqusedipteros;  sed  interiore  parte  columnas,  in^titudinc 
<f  duplices,  remotas  a  parietibus,  ad  circuitionem  ut  porticus  peristylio- 
«  rum.  Médium  autem  svb  divo  est  sine  tecto,  aditusque  valvarum  in 
«pronao  et  postico.  Hujus  autem  (ou  item)  exemplar  Romœ  non  est, 
«sed  Athcnis  octastylos,  et  in  templo  olympio. »  Ce  passage,  dont  le 
texte  même  peut  bien  avoir  subi  quelques  altérations  sous  la  main  des 
copistes,  et  qui  a  du  moins  été  l'objet  de  plus  d'une  correction  de  la 
part  de  tant  de  critiques  qui  s'en  sont  occupés,  ne  laisse  pas  d'offrir, 
dans  sa  rédaction ,  telle  que  je  viens  de  la  rapporter,  de  graves  difficultés. 
La  notion  du  temple  hypètKre  y  est  présentée  comme  celle  d'un  édifice 
décasiyle,  c'est-à-dire  avec  dix  colonnes  de  fix)nt  sur  chaque  face,  du  reste 
comme  diptère,  c'est-à-dire  avec  une  double  colonnade  sur  les  côtés,  de  plus , 
avec  un  double  portique  de  colonnes  en  Kauteur,  dans  ^intérieur,  de  manière 
à  offrir  des  galeries  pour  la  circulation,  comme  eelles  des  péristyles,  avec  le 
milieu  à  ciel  ouvert  et  sans  toit,  et  enfin  avec  des  portes  donnant  accès 
dans  le  pronaos  et  dans  le  posticum.  La  plus  grave  des  di$cultés  que  ren- 
ferme cette  définition  de  thypèthre  est  certainement  celle  qui  se  trouve 

'  Die  Hypœthrahempel  des  Alterthwns,  von  K.  Fr.  Hermann ,  Gôtlidgen ,  4**  i8/|5, 
S.  l''6^.  —  *  VilruY.  m,  II,  I. 


NOVEMBRE  18&0.  071 

dans  la  phrase  qui  la  termine,  et  où  Vitruve  remarque  lui-même  qn*îl 
n'existe  point  à  Rome  de  temples  de  cette  forme,  mais  bien  à  Athènes,  dau 
Toctastylos  et  dans  le  temple  de  Jupiter  olympien.  Sans  entrer  dans  le 
détail  des  explications  diverses  et  contradictoires  que  cette  phrase  a 
suggérées ,  bornons-nous  à  dire  que  la  plupart  des  interprètes  ont  re- 
connu dans  ce  temple  de  Jupiter  ofympien  d'Athènes,  VOfympieion,c'es%-k- 
dire  ]e grand  temple  dont  la  construction,  commencée  sous  Pisistrate, 
ne  fut  achevée  que  sous  Hadrien ,  et  dont  il  reste  encore  des  ruines  con- 
sidérables dans  la  partie  sud-est  de  Tancienne  Athènes;  c'est  aussi,  sur 
ce  point,  le  sentiment  de  MM.  Hermann  et  L.  Ross»  dont  je  partagt 
l'opinion.  Quant  au  temple  attique  désigné  par  le  mot  octastylos,  tout  le 
monde  à  peu  près  s'est  accordé  pour  y  voir  le  Parthénon,  le  seul  temple 
aujourd'hui  subsistant  à  Athènes,  qui  soit  octastyU,  c'est-à-dire  à  hait 
colonnes  de  front,  et  qui  ait  eu,  dans  sa  cella,  un  double  portique  de  coloiiMs 
en  hauteur,  la  principale  condition  du  temple  hypèthre,  selon  la  doctrine 
de  Vitruve.  Mais,  que  cette  seconde  interprétation  soit  fondée  ou  non, 
la  difficulté  du  passage  de  Vitruve  consbte  en  ce  que ,  après  avoir  établi 
que  son  temple  hypèthre  devait  être  décastyle  et  diptère,  et  après  avoir 
ajouté  qixil  n'y  en  avait  pas  d'exemple  à  Rome,  il  ne  peut  en  citer,  même 
&  Athènes,  que  deux,  dont  un  est  octastyle,  par  conséquent  con- 
traire à  sa  règle.  Cette  difficulté,  dont  on  n'a  pu  donner  jusqu'ici  d'ei- 
plication  satisfaisante,  et  qu'on  a  vainement  cherché  à  lever  par  des 
corrections  du  texte  tout  à  fait  arbitraires  et  conséquemment  de  nulle 
valeur  \  cette  difficulté,  dis-je,  est  telle,  qu'elle  a  dû  répandre  sur  la 
notion  générale  du  temple  hypèthre  beaucoup  d'incertitude.  La  vérité  est 
qu'il  semble  qu'on  ne  puisse  se  refuser  à  admettre  que  Vitruve  s'est  con- 
tredit ici,  en  citant,  comme  exemple  de  son  hypèthre  à  Athènes,  un 
temple  qui  n'était  pas  dans  les  conditions  fixées  par  lui-même;  et  une 
faute  de  Vitruve,  qui  n'était  pas  une  chose  ni  bien  rare,  ni  bien  extra- 
ordinaire, était  peut-être  tout  ce  qu'il  y  avait  à  conclure  de  cette  phrase» 
qui  a  donné  lieu  à  tant  de  commentaires.  Mais  on  a  abusé  de  cette 
faute  de  l'architecte  romain  de  plus  d'une  manière,  et  c'est  par  là  surtout 
que  s'est  singulièrement  compliquée  la  question  des  temples  hypèthres. 

La  plupart  des  savants,  architectes  et  antiquaires,  frappés  de  la  con- 
tradiction qui  existe  entre  la  doctrine  de  Vitruve  et  l'exemple  qu'il  cite 

'  Notamment  par  la  suppression  des  mots  :  octasiylos  et,  proposée  par  Vôikel, 
archâolog,  Nachlass,  p.  1 1,  A).  Mais,  outre  que  celte  suppression  était  tout  à  fait  ar- 
bitraire, elle  enlevait  encore  le  principal  argument  que  pouvait  faire  valoir  cet  an- 
tiquaire contre  la  doctrine  de  Vilmve,  qu  il  étendait  à  des  temples  octastyUs  9itmèaÊ9 

hexastyles. 


672         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pour  Vappuyer,  en  ont  inféré  que,  puisqu'il  s'était  trompé  en  établissant 
pour  son  hypèihre  la  condition  d*ètre  décastyle,  fl  avait  bien  pu  se 
tromper  aussi  pour  d autres  conditions,  telles  que  celle  d'être  diptère; 
et,  partant  de  là,  que,  de  l'aveu  de  Vitruve  lui-même,  il  y  avait  à 
Athènes  un  hypèthre,  qui  était  simplement  octastyle  et  périptère^  ils  se 
sont  avancés  jusqu'à  croire  que  beaucoup  de  temples,  qui  n'étaient 
seulement  cpoiliexastylei,  et  dont  les  restes  sont  parvenus  jusqu'à  nous, 
avaient  bien  pu  être  aussi  hypèthres  ^.  C'est  à  faide  de  cette  déduction , 
peut-être  un  peu  hasardée  dans  l'extension  qu'elle  a  prise,  que  s*est  éta- 
blie l'opinion  générale  du  temple  hypèthre,  étendue  à  un  assez  grand 
nombre  de  monuments  de  l'architecture  grecque,  reconnus  comme 
hypèthres  par  les  antiquaires  et  restaurés  comme  tels  par  les  archi- 
tectes, sans  qu'ils  offrent,  à  beaucoup  près,  les  conditions  exigées  par 
Vitruve.  Je  conviens  que  cette  manière  de  voir,  admise  encore  en  der- 
nier lieu  par  M.  Hermann  et  vivement  combattue  par  M.  L.  Ross, 
n'est  pas  rigoureusement  logique,  ni  suffisamment  exacte  en  fait.  Je 
pense  aussi  qu'on  a  peut-être  trop  exagéré  la  notion  de  Yhypèthre;  qu'on 
a  abusé  de  la  faculté  de  restaurer  de  cette  manière  des  temples  qui 
avaient  fort  bien  pu  être  construits  et  couverts  dans  le  système  ordi- 
naire. A  mon  avis,  l'explication  la  plus  naturelle  et  la  plus  plausible  de 
la  doctrine  de  Vitruve,  en  ce  qui  concerne  ïhypèthre,  est  celle  qu'en  a 
donnée  M.  Quatremère  de  Quincy  ^,  en  supposant  que  c'était  une 
théorie  propre  à  cet  architecte,  une  manière  de  classer  systématique- 
ment les  diverses  formes  de  temples ,  depuis  celle  in  antis,  la  plus  simple 
de  toutes,  jusqu'à  ïhypèlhre,  la  plus  riche  et  la  plus  compliquée,  et 
non  pas  une  doctrine  fondée  sur  la  connaissance  exacte  des  monuments 
de  rarchitecture  grecque ,  dans  laquelle  tout  nous  prouve  que  l'archi- 
tecte romain  n'était  pas  suffisamment  versé;  et  cette  manière  de  rendre 
compte  de  la  définition  de  Vitruve ,  dont  se  rapproche  beaucoup  f  opi- 
nion de  M.  Hermann  ^,  me  parait  véritablement  plus  propre  qu'aucune 

'  C'est  ainsi  que  la  plupart  des  antiquaires  de  nos  jours ,  et,  pour  n*en  citer  qu'un 
seul,  des  plus  éminents  à  tous  égards,  OU.  MuUer,  ont  considéré  comme  hypèthres 
des  temples  simplement  hexastyles  périptères;  voy.  son  Handbuch,  S  80,  1,  p.  58; 
$  10g,  g,  12,  p.  ga.  Vôlkel  n'était  pas  moins  convaincu  qu'il  fallait  étendre  beau- 
coup la  doctrine  de  Vitruve  au  sujet  du  temple  hypèthre;  voici  comment  il  s*ex^ 
prime  à  cet  égard  dans  sa  Dissertation  sur  le  temple  et  la  statue  de  Jupiter  olympien, 
archâolog.  Nachlass,  p.  10,  à)  :  Vitrav  heschreibt  zwar  den  Hypâthros  als  Deka- 
•tylos ,  III ,  1 ,  F,  welches  die  grossie  Art  dieser  Tempel  war,  Dass  es  aher  auch  acht- 
und  sechssâulige  Hypâthren  gah,  ist  aasser  Zweijel,  —  *  Mémoire  sur  la  manière 
dont  étaient  éclairés  les  temples  des  Grecs  et  des  Romains ,  dans  son  Recueil  de  disserta-- 
tions,  Paris,  1817,  4*,  p.  Saa.  —  *  Die  Hypœthraltempeh  etc.,  p.  ig. 


NOVEMBRE  1846.  673 

autre  à  lever  la  principale  des  difficultés  que  présente  ie  passage  de 
Vilruve,  tandis  que  Texplication  qucn  donne  à  son  tour  M.  L.  Ross, 
et  qui  ne  tend  à  rien  moins  qu  à  supprimer  tout  à  fait  la  notion  des 
temples  hypèthres,  me  semble  fondée  en  grande  partie  sur  des  supposi- 
tions graluites  et  peu  vraisemblables,  sans  compter  quelle  donne  Heu 
à  des  difficultés  plus  graves. 

Admettant,  en  effet,  que  Vitruve  a  voulu  désigner,  pour  un  des  deux 
exemples  de  son  temple  hypèthre,  h  Athènes,  celui  de  Jupiter  Olympien, 
ce  qui  est  Topinion  la  plus  générale,  et,  suivant  moi,  la  plus  admis- 
sible, M.  L.  Ross  soutient  que  ce  temple  n'étant  point  terminé  du 
temps  de  Vitruve,  puisque  son  achèvement  fut  Touvrage  d'Hadrien,  il 
devait  avoir  sa  cella  découverte  par  le  fait  même  de  l'absence  de  plafond 
et  de  toit,  et  que  cest  cette  circonstance  accidentelle,  d'un  temple 
resté  à  demi-constrait ,  i^fxUpyos,  ovk  è^eipyacrfiévos ,  qui  en  avait  fait  un 
temple  hypèthre  pour  Vitruve,  soit  que  cet  architecte  ait  mal  compris  le 
texte  de  l'écrivain  grec  qu'il  avait  sous  les  yeux,  soit  qu'il  se  soit  mal 
exprimé  dans  sa  propre  langue  ^  Mais  il  me  semble  que  c'est  mi  peu 
trop  abuser  de  la  faculté  de  supposer  que  Vitruve  n'entendait  pas-  le 
grec  et  qu'il  écrivait  mal  le  latin ,  que  d'inférer  de  l'exemple  du  temple 
en  question,  que  Vitruve  aurait  imaginé  toute  sa  doctrine  du  temple 
hypèthre,  doctrine  plus  bu  moins  bien  fondée  en  principe  et  en  fait, 
d'après  un  monument  privé  de  toit,  non  en  vertu  du  dessin  de  f archi- 
tecte, mais  par  la  faute  des  circonstances.  L'ignorance  ou  la  maladresse* 
de  langage  que  l'on  attribue  à  Vitruve  ne  saurait  aller  jusque-là.  D'ail- 
leurs, est-il  bien  vrai  que  le  temple  de  Jupiter  Olympien  fût  réellement, 
du  temps  de  Vitruve,  dans  fétat  où  le  suppose  M.  L.  Ross?  Ce  savant 
rappelle  les  témoignages  de  Tite-Live  ^,  de  Velleius  Paterculus*  et  de 
Strabon  *,  qui  parlent  de  ce  temple  comme  ayant  été  commencé  seule- 
ment, inchoatam,  ou  laissé  à  demi-achevé,  i^(jLne>Js,  par  Antiochus  Epi- 
phane;  et  il  conclut  de  là  que  son  achèvement  fut  dû  à  Hadrien.  Mais 

*  L.  Ross,  p.  8  :  «Es  lenchtet  ein,  das»  er  (Vilruv)  in  einem  der  Griechischen 

■  Schriftsieller,  denen  er  foîgle,  eine  Bemerknng  dieser  Art  gefuiiden  hatte;  dorch 

■  ungeschichle  Ueborselznng,  durch  Unbeliolfenheit  im  Gebrauch  dereignen  Bfut- 

■  tersprache,  hat  er  ihr  eine  solche  Fassun^  geg  ben,  dass  sie  sich  in  der  That  fast 
«  wie  die  Beschreibnng  einer  eignen  Classe  von  Tenxpeln  ausniromt.  • —  *Til.  Liv. 
XLl,  XX.  —  '  Vell.  Paterc.  I,  x.  —  *  Slrabon.  IX,  896  :  Ta  ÔUiathùp  &wtp  ^fu- 
reXès  KaréXtire  reXevTdyv  à  àvadeiç  ^ourikeùç  (Ài/7/oxoff).  Slrabon  se  sert  id  de  l'ex- 
pression qn*nvail  employée  Dicéarque ,  en  parlant  du  temple  laissé  lifitTÛÂg  par 
Pisisirate,  Hellad.  vit,  p.  8,  éd.  Hudson;  ce  qui  me  fait  présumer  qii*il  pour- 
rait bien  y  avoir  quelque  malentendu  dans  ce  que  Slrabon  rapporte  de  félat  de  ce 
temple. 

85 


674         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

il  glisse  sur  un  autre  témoignage,  quia  bien  aussi  quelque  valeur,  sur 
celui  de  Suétone,  qui  assure  que,  dans  le  siècle  d'Auguste,  les  rois  amis 
etalliés  de  Tempereur  s'engagèrent  d  terminer  à  frais  communs  le  temple 
en  question  ;  voici  ce  texte,  qui  ne  laisse  lieu  à  aucun  doute  ^  :  aReges 
«amiciatque  socii,  in  suo  quoque  regno  cœsareas  urbes  condiderunt; 
«et  cuncti  simul  aedem  Jovis  Olympii  Atbcnis  antiquitus  incboatum 
(cPERFicBRE  conununi  sumptu  destinaverunt.  n  Or  nous  sommes  suf- 
fisamment autorisés  à  conclure  de  ce  témoignage  que  le  temple  de 
Jupiter  Olympien  reçut  alors  lachèvement  qui  pouvait  manquer  aux 
travaux  commencés  sous  Antiochus  Épiphane,  d'après  le  plan  de  far- 
chitecte  romain  Gossutius.  Pour  appuyer  sa  tbèse,  M.  L.  Ross  prétend 
que  Vitruve  lui-même  reconnaît,  dans  un  autre  endroit  de  son  livre  *, 
rétat  imparfait  dans  lequel  YOfympium  d'Athènes  était  resté  de  son 
temps.  Mais  je  pense  que  notre  antiquaire  n'a  pas  fait  encore  une  juste 
application  de  ce  passage.  En  exposant  les  travaux  exécutés  par  Gossu- 
tius, Vitruve  dit  que  cet  architecte  avait  construit  la  cella,  placé  les  co- 
lonnes du  diptère ,  ainsi  que  leur  entablement  et  leur  plafond;  mais  il  ne  dit 
pas  que  le  reste  de  la  construction,  opérée  jusqu'à  ce  point  sous  sa  di- 
i*ection,  n'ait  point  été  exécuté  plus  tard  d'après  ses  plans,  comme  cela 
ne  put  manquer  d'avoir  lieu ,  aux  frais  conununs  des  rois  d'Asie,  ainsi 
que  l'affirme  Suétone.  Enfin,  il  n'est  rien  moins  qu'avéré  que  ce  fut 
Hadrien  ^aî  termina  et  qui  couvrit  le  temple,  dont  la  cella  tout  entière, 
dans  l'opinion  de  M.  L.  Ross,  serait  restée  506  divo  et  sine  tecto,  depuis  le 
siècle  d'Auguste  jusqu'à  Hadrien.  Rien  n'est  moins  exact,  à  mon  avis, 
que  cette  manière  de  voir.  L'œuvre  d'Hadrien  se  borna  à  ériger  la  statue 
cohssale  du  Dieu  en  or  et  en  ivoire,  et  à  dédier  le  temple,  cérémonie 
qui,  chez  les  anciens,  constituait  seule  Yachèvement  dun  édifice  sacré; 
du  moins,  le  biographe  d'Hadrien  ne  parle- t-il  que  de  la  dédicace  du 
temple  de  Jupiter  Olympien^;  et  Pausanias,  qui  s'étend  beaucoup  sur  les 
monuments  de  la  libéralité  d'Hadrien,  à  Athènes,  et  qui  lui  fait  hon- 
neur de  l'exécution  de  la  statue  colossale  en  or  et  en  ivoire,  se  bome- 
t-il  à  dire  qu'il  dédia  le  temple ,  ivéOrjne  ^.  Je  me  crois  donc  suffisam- 

*  Sueton.  in  Aagast,  c.  lx.  —  *  Vitruv.  1.  VII,  Prœf.  S  i5  :  « Anliochus  rex  cum 
t  in  id  opus  impensam  esset  pollicilus ,  cell»  magniludinem ,  et  columnarum  circa 
tdipteron  coUocatîonem ,  epislylîorum  ctcxterorum  ornamenlorum  ad  symmetriain 
t  distributionem  magna  solertia  scientiaaue  summa  civb  romanus  Cossulius  nobiliter 
c  est  architeclalus.  ■ — '  Spartian.  iaHaarian,  c.xiii  :  «  Hadrianus . .  ad  orientem  pro- 
t  CbcIus  per  Adienas  iter  fecit,  alque  opéra  qiix  apud  Atlienienscs  ceperat  dedicavit  et 
t  Jovis  olympii  sdem,  et  aram  sibi.  •  —  ^  Pausan.  I,  xviii,  6  :  k'^piavàs  à  PùdhûUc^ 
fioffikgi^s  vàv  T9  vadp  dvéâtpis  Mai  rd  iyakfia,  x.  t.  X.  M.  Siebelis  a  remarqué  que  le 
mot  évéSipts  ne  peut  avoir  ici  que  la  valeur  de  dedicavit,  terme  employé  par  Spar- 


NOVEMBRE  1846.  675 

ment  fondé  à  penser  que  ïOfympieion  d'Athènes,  par  suite  des  travaux 
exécutes,  depuis  les  temps  d'Antiochus  Ëpiphane,  dans  le  siècle  d'Au- 
guste, aux  frais  des  rois  d'Asie,  se  trouvait,  pour  Vitruve  et  ses  con- 
temporains, dans  un  état  qui  permettait  de  le  citer  comme  un  exemple 
de  temple  hypèthre,  décastyle  et  diptère,  conséquemment,  avec  sa  cella  ou 
une  partie  de  sa  cella  découverte,  non  par  le  défaut  de  l'achèvement  du 
temple,  mais  d'après  le  plan  de  l'architecte;  et,  quand  bien  même  on  n'ad- 
mettrait pas  cette  explication  justifiée  par  des  témoignages  historiques, 
je  soutiens  encore  que  Vitruve,  qui  parait  si  bien  informé  des  travaux 
de  larchitccte  romain  Cossutius,  et  qui  les  connaissait  sans  doute  d'a- 
près un 'texte  latin,  a  très-bien  pu  citer  YOlympieion  d'Athènes  comme 
un  temple  hypèthre,  d'après  le  plan  de  cet  architecte  qu'il  ayait  certai- 
nement sous  les  yeux,  dans  l'hypothèse  même  que  la  partie  de  ce  plan, 
relative  à  la  couverture  de  l'édifice,  serait  restée  jusqu'à  son  temps  sans 
exécution. 

C'est  encore  de  la  même  manière  que  M.  L.  Ross  cherche  à  expli- 
quer le  second  exemple  donné  par  Vitruve  de  son  temple  hypèthre,  & 
Athènes,  l'exemple  relatif  à  rocta5<yfo5,  c'est-à-dire  en  supposant  qu'il 
s  agit  pareillement  ici  d'un  temple  non  achevé.  J'ai  déjà  dit  que  la  plupart 
des  interprètes  avaient  entendu  cet  octastybs  du  Parthénon,  qui  est  le 
seul  temple,  encore  debout  à  Athènes,  avec  hait  colonnes  de  front;  et 
personne  n'ignore  que  c'est  surtout  d'après  cette  supposition  que  le 
Parthénon  a  été  généralement  considéré  comme  un  temple  hypèthre. 
M.  L,  Ross  s'élève  contre  cette  manière  de  voir,  qui  est  en  effet  toute 
gratuite,  et  j'avoue,  à  mon  tour,  qu'il  me  parait  bien  peu  probable  que 
Vitruve ,  pour  désigner  un  temple  aussi  célèbre  que  le  Parthénon ,  le 
temple  de  Minerve  par  excellence,  nommé  aussi  YHécatompédon,  se  soit 
servi  d'un  terme  technique ,  comme  celui  doctastybs.  M.  L.  Ross  est 
d'avis  que  Vitruve  a  voulu  parler  d'un  autre  temple  octastyle,  qui  serait 
détruit  aujourd'hui;  et  il  est  certain  que  tant  d'édifices  d'Athènes,  sacrés 
ou  publics,  ont  dispani  sans  laisser  la  moindre  trace,  qu'il  serait  bien 
possible  que  Yoctastylos  désigné  par  Vitruve  eût  été  enveloppé  dans  cette 
destruction  presque  générale  des  monuments  d'Athènes;  sur  ce  point,  je 
serais  donc  disposé  à  adhérer  à  l'opinion  de  notre  auteur.  Mais  il  va  plus 
loin;  il  présume  que  le  temple  dont  il  s'agit  était  le  Pythion,  le  temple 
d* Apollon  Pythien,  situé  non  loin  de  ïOlympieion,  dans  la  partie  sud-est 
de  la  ville  ;  et  il  croit  que  ce  temple,  dont  la  construction  avait  été  com- 

tieo ,  et,  s*il  cite  rexpression  è^evoitfae ,  dont  se  sert  Dion  Gissius ,  LXIX,  xvi ,  e'€st 
Aaiis  y  attacher  d^împortance,  ou  plutôt  parce  qu'un  temple  n*étaît  ceilsé  achevé 
que  lorsque I  était  didié. 

85. 


676         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

mencée  aussi  par  Pisistrate,  étant  resté  inachevé,  à  cause  de  la  haine 
que  les  Athéniens  portaient  à  la  mémoire  de  ce  tyran  et  qu'ils  éten- 
daient jusqu'à  ses  œuvres ,  c  est  cette  circonstance  accidentelle  qui  Ta 
fait  prendre  par  Vitruve  pour  un  temple  hypèthre.  On  voit  que  c'est  en- 
core ici  la  même  manière  de  raisonner  qui  tend  à  nous  représenter 
Vitruve  comme  un  homme  capable,  par  défaut  d'intelligence  du  grec 
et  du  latin,  de  confondre  un  temple  resté  sans  toiture,  par  suite  d'évé- 
nements contraires,  avec  un  temple  conçu  hypèthre  par  son  auteur.  Mais, 
outre  qu'un  pareil  mode  d'argumentation  me  parait  véritablement  bien 
rigoureux  pour  Vitruve,  je  puis  dire  que  la  supposition  qui  fait  du 
Pythion  un  temple  inachevé  et  resté  sans  toiture,  par  suite  delà  haine 
portée  à  la  mémoire  de  Pisistrate,  n'est  justifiée  par  aucun  témoignage. 
Thucydide  *,  Strabon  ^  et  les  autres  auteurs  *  qui  citent  ce  temple  à'A- 
poUon  Pythien,  ne  disent  rien  qui  indique  qu'il  fut  resté  en  l'état  dont 
il  s'agit.  Les  grammairiens  mêmes,  qui  nous  ont  transmis,  à  l'occasion 
d'un  proverbe  grec  *,  la  connaissance  de  l'espèce  d'outrage  populaire 
qui  eut  lieu  pendant  la  construction  de  cet  édifice,  n'ajoutent  pas  à  ce 
récit  le  corollaire  admis  par  notre  auteiu\  c'est  à  savoir  que  cette  cons- 
truction fut  interrompue  à  la  chute  de  Pisistrate,  et  quelle  ne  fut  jamais  re- 
prise depuis.  Il  y  a  plus;  c'est  que  des  faits  positifs  tendent  à  prouver 
que  le  Pythion  fut  réellement  achevé,  et  qu'il  servit  à  des  usages  sacrés, 
qui  ne  permettent  pas  de  croire  que  ce  temple  soit  resté  imparfait. 
Ainsi,  nous  apprenons  de  Thucydide^  que  Pisistrate  le  jeune ,  petit-fils 
de  l'ancien  Pisistrate,  dédia  dans  ce  temple  un  autel  d'Apollon,  d'où 
il  suit  bien  évidemment  que  l'édifice  en  question  n'était  plus  un  objet 
de  la  haine  populaire.  Ce  qui  le  prouve  encore  mieux,  c'est  le  fait  dont 
nous  devons  la  connaissance  à  Suidas^,  que  la  fête  des  Thargélies  se  célé- 
brait dans  le  Pythion ,  et  que  les  vainqueurs  des  chœurs  cycliques  y  con- 
sacraient le  trépied,  prix  de  leur  victoire.  Assurément  il  est  plus  na- 
turel d'inférer  de  pareilles  circonstances  que  le  [^ihion  avait  reçu  son 
achèvement,  que  d'admettre  avec  M.  L.  Ross  qu'il  était  demeuré  sans 
toiture,  à  cause  de  la  haine  vouée  à  Pisistrate;  et  le  raisonnement  de 
notre  auteur  ne  me  parait  pas  mieux  fondé  pour  ce  second  exemple  que 
pour  le  premier. 

H  résulte ,  à  ce  qu'il  me  semble ,  de  cette  discussion ,  que  Vitruve 
a  bien  pu  citer,  comme  exemples  du  temple  hypèthre,  conçu  comme  il 

*  Thucydid.  n,  xv;  cf.  VI,  liv.  —  *  Strabon.  1.  IX,  p.  4o4. —  '  Pausan.  1,  xix.  i; 
Philostrat.  Vit.  Sophist,  I,  xxni.  —  *  Ilesycli.  v.  ÈvUvdtœ  xé(rat;Su'\d.  v.  Èv  llvdiy 
Kpêîiflov  ffv  dvoTroTi^fo'ai  ;  Parœmiogr.  Append.  cent.  U ,  lxvi  ,  p.  ^oG-^oy,  éd.  SchDei- 
dewinn.  —  "Thucydid,  VI,  liv.  —  •  Suid.  v.  Uùdtov, 


NOVEMBRE  1846.  677 

le  définit,  rO(vmpiVion d'Athènes  et  un  octastylos  de  la  même  ville,  soit 
le  Python  y  soit  tout  autre  temple,  sans  qu'on  puisse  supposer  avec 
quelque  apparence  de  raison  que  cet  architccle  ait  pris  pour  des  fty- 
pèihres  des  temples  restés  sans  toiYur^,  faute  d'achèvement.  La  seule  erreur 
commise  par  Vitruve  est  la  contradiction  avec  sa  propre  doclrine,  qui 
résulte  de  l'exemple  d'un  octastyle,  cité  pour  appuyer  la  notion  dun 
temple  qui,  pour  être  hypèthre,  devait  être  en  même  temps  décastyle 
et  diptère;  et  cette  erreur  autorisait  peut-être  suffisamment  les  interprètes 
de  Vitruve  à  étendre  sa  doctrine  du  temple  hypèihre  au  delà  de  ce  que 
comportait  rigoureusement  la  définition  qu'il  en  donne.  Maintenant 
que  nous  avons  suffisamment  trailé  ce  premier  point  de  critique  qui 
porte  sur  le  passage  de  Vitruve,  nous  allons,  pour  suivre  la  discussion 
de  M.  L.  Ross,  passer  à  un  second  point  où  il  s'agit  encore  de  témoi- 
gnages antiques.  Est-il  bien  vrai,  comme  l'affirme  notre  auteur,  qu'il 
n'existe,  dans  toute  la  littérature  grecque  et  romaine,  aucun  texte  quon 
puisse  rapporter  à  h,  notion  d'un  temple  hypèthre,  c'est-à-dire  d'un  temple 
ayant  son  milieu ,  médium,  découvert,  soit  que  ce  milieu  représente  la 
cella  tout  entière,  comme  le  voudrait  M.  L.  Ross,  soit  qu'il  désigne  seule- 
ment le  milieu  de  cette  cella,  ainsi  que  l'admettent,  avec  M.Quatremère 
de  Quincy,  la  plupart  des  architectes  et  des  antiquaires?  La  question 
ainsi  posée  mérite  assurément  que  nous  tâchions  d'y  répondre. 

RAOUL-ROCHETTE. 

{La  suite  à  an  prochain  cahier.) 


Relation  des  Voyages  faits  par  les  Arabes  et  les  Persans  dans  F  Inde 
et  à  la  Chine,  dans  le  ix^  siècle  de  F  ère  chrétienne.  Texte  arabe, 
imprimé  en  1811,  par  les  soins  de  feu  Langlès,  publié,  avec  des 
corrections  et  additions,  et  accompagné  dune  traduction  française 
et  d  éclaircissements ,  par  M,  Reinaud,  membre  de  F  Institut.  Paris, 
Imprimerie  royale,  i8il5,  2  voL  in-i8. 

DEDXliME    ARTICLE  ^ 

Dans  le  discours  préliminaire,  placé  en  tête  de  la  relation  arabe, 
M.  Reinaud,  après  quelques  détails  préparatoires,  dont  j'ai  donné  le 
précis  dans  mon  premier  article,  rend  compte  des  moyens  qu'il  a  mis 

^  Voir,  pour  le  premier  article,  le  Journal  des  Savants ,  cahier  de  septembre  i846, 
p.  5i3. 


678  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

en  usage  pour  éclaircir  le  texte  et  la  traduction.  11  rappelle  que ,  dès 
Tannée  1 764  \  Deguignes  avait  fait  observer  les  rapports  frappants  qui 
existaient  entre  les  récits  de  Thistorien  Masoudi  et  ceux  de  la  relation 
arabe;  mais  je  dois  ajouter  que  c'est  Tauteur  de  cet  article,  qui,  dans 
son  Mémoire  sur  la  vie  de  Masoadi,  a  pris  soin  de  constater  et  d'indi- 
quer avec  exactitude  les  passages^  de  cet  écrivain  qui  se  retrouvent  à 
peu  près  mot  pour  mot  dans  le  texte  de  la  relation.  Ilest  un  autre  ou- 
vrage qui  porte  pour  titre,  dans  les  manuscrits,  Kitalheladjaib  v\  r  CTi 
4^iL|0Jt  ou  Mokhiasar-eladjaib,  JoI^I^^^aa^  {Abrégé  des  merveilles)^ 
et  que  M.  Reinaud  est  tout  disposé  à  reconnaître  pour  une  production 
du  même  Masoudi;  mais  il  me  serait  impossible  d'adopter  cette  hypo- 
thèse. J  ai  lu  d'un  bout  à  l'autre  cette  fastidieuse  compilation  ;  et  je  me 
suis  convaincu  qu'A  serait  difficile  de  trouver  un  livre  moins  intéressant , 
moins  instructif.  Tout  y  est  rempli  de  fables  qui  n'ont  pas  même  le 
mérite  d'être  ingénieuses.  Quelques  renseignements,  en  bien  petit 
nombre,  se  trouvent  disséminés  dans  les  premiers  feuillets  du  livre,  et 
paraissent  avoir  été  extraits  des  ouvrages  de  Masoudi.  Jamais  on  ne  me 
persuadera  que  ce  savant  écrivain  ait  pu  écrire  une  si  triste  rapsodie.  Je 
n'ignore  pas  qu'un  copiste  la  lui  attribue  ;  mais  cette  autorité  me  paraît 
complètement  nulle.  Je  sais  très-bien,  comme  le  fait  observer  M.  Rei- 
naud, que,  dans  la  préface  de  la  gé(^;raphie  d'Edrisi,  l'auteur  indique  un 

Traité  des  merveilles,  f^\^\  v^^^*  de  Masoudi.  Mais,  ainsi  que  j'ai  eu 
occasion  de  le  dire  ^,  cette  désignation  ne  prouve  rien.  Il  est  probable 
que  le  manuscrit  du  Moroudj,  qui  était  sous  les  yeux  d'Edrisi,  se  trouvait 
incomplet  au  commencement  ;  un  copiste  ou  le  propriétaire  avait  jugé 
à  propos ,  pour  donner  plus  de  prix  à  ce  volume ,  de  mettre  en  tête  le 
titre  pompeux  de  Traité  des  merveilles.  Et  ce  qui ,  je  crois ,  vient  à 
l'appui  de  cette  assertion ,  c'est  que ,  dans  la  préface  d'Edrisi ,  on  ne 
trouve  aucune  indication  du  Moroadj  de  Masoudi,  quoique  le  géo- 
graphe, en  une  foule  d'endroits,  l'ait  copié  textuellement.  Si  quelques 
faits ,  empruntés  au  Mokhtasar-eladjaïb  se  retrouvent  chez  Edrisi ,  c'est 
qu'ils  avaient  été  puisés  par  l'auteur  à  d'autres  ouvrages  et  surtout  dans 
ceux  de  Masoudi.  Enfin,  ce  dernier  écrivain ,  qui,  dans  ses  différentes 
compositions ,  indique  les  productions  littéraires  écloses  sous  sa  plume 
féconde ,  ne  désigne  nulle  part  le  Traité  des  merveilles. 

M.  Reinaud  examine  ensuite ,  fort  en  détail ,  ce  qu'il  faut  penser  de  la 
relation  qui  est  sous  nos  yeux ,  et  quel  est  l'écrivain  au  travail  duquel 
nous  en  sommes  redevables.  J'ai  moi-même  soumis  à  un  nouvel  exa- 

*  P.  vni.  —  *  P.  23.  —  *  Journal  des  Savants,  i843,  avril,  p.  aai. 


NOVEMBRE  1846.  679 

men  ce  point  de  critique  littéraire  ;  je  voulais  mettre  sous  les  yeux  de 
mes  lecteurs  le  résultat  des  deux  opinions.  Mais,  d'un  autre  côté,  dé- 
sirant ne  pas  morceler  ce  qui  concerne  la  géographie  des  îles  de 
Tocéan  Indien ,  je  remets  cet  exposé  à  un  troisième  article. 

M.  Reinaud  s'attache  à  tracer  le  tableau  du  commerce  de  Tlnde 
dès  les  temps  les  plus  anciens.  Je  ne  m'arrêterai  pas  beaucoup  sur  cet 
objet,  attendu  que  les  détails  qu'il  oflre  se  trouvent,  pour  la  plupart, 
consignés  dans  un  grand  nombre  d'ouvrages,  tels  que  ceux  de  Huet, 
Âmeilhon,  Heeren,  le  D*  Vincent,  etc.  Je  ne  m'arrêterai  qu'à  un  petit 
nombre  de  traits,  qui  me  paraissent  mériter  une  discussion.  On  sait 
qu'un  marchand,  nommé  Hippalus^  en  observant  les  moussons  de 
l'Inde,  avait  appris  aux  navigateurs  que  l'on  pouvait  se  rendre  dans 
cette  contrée  en  cinglant  vers  la  pleine  mer,  sans  être  obligé  de  faire 
un  immense  circuit  en  suivant  les  cotes  de  Tocéan  Indien.  DodwelP 
a  supposé  que  cette  découverte  avait  eu  lieu  sous  le  règne  de  l'empe- 
reur Claude.  Bien  des  savants,  Ameilhon',  Vincent,  etc.,  ontadopté, 
sans  aucune  objection,  l'hypothèse  de  Dodwell,  et  elle  est  reprd^ 
duite  par  M.  Reinaud^.  Je  crois  cependant  que  cette  opinion  ne  repose 
pas  sur  un  fondement  parfaitement  solide.  En  effet,  Pline  le  Natu- 
raliste ^,  qui  vivait  à  l'époque  où  l'on  suppose  qu'eut  lieu  cette  décou- 
verte, en  parle  avec  quelques  détails;  mais  il  ne  dit  rien  qui  donne 
à  entendre  que  son  récit  relate  un  fait  contemporain.  Il  ajoute  que  le 
vent  Favonias  ou,  comme  dit  l'auteur  du  Périple,  Libonotns,  avait 
reçu  le  nom  d'HippaluSy  en  l'honneur  de  celui  qui,  le  premier,  avait 
observé  le  souffle  régulier  de  ce  vent.  Pline  cite  cette  particularité 
comme  ime  chose  ordinaire,  reçue  universellement,  et  n'indique  nul- 
lement que  ce  fait  eût  une  date  tout  à  fait  contemporaine.  D'ailleurs 
les  expressions  du  naturaliste  romain  semblent  annoncer  que  la  décou^ 
verte  d'Hippalus  remontait  à  une  époque  déjà  ancienne  ;  car,  après 
avoir  parlé  des  navigations  qui  avaient  eu  lieu  sous  le  règne  d'Âlexandfe, 
il  ajoute  :  Secuta  œtas  propiorem  cursum  taiioremqae  indicavit  Ces  mots 
secata  œtas  désignent,  je  crois,  les  siècles  qui  suivirent  la  mort  d*Âr 
lexandre,  et,  par  conséquent,  feraient  remonter  la  découverte  dont  il 
s'agit  au  delà,  et,  peut-être,  bien  au  delà  de  notre  ère.  En  effet,  on 
sait  que,  sous  le  règne  des  Ptolémées,  l'Egypte  entretenait  avec  i'Inde 
un  commerce  fort  actif.  Or  il  est  à  peu  près  impossible  que ,  lorsque 
les  vaisseaux  se  furent  aventurés  sur  l'océan  Indien,  on  n'ait  pas 

*  Periplas  Maris  Erythrœi,  p.  Sa.  — *  De  œtate  et  aactorâ  Peripli  maris  Erythrm, 
p.  loa,  io3.  —  '  Histoire  m  commerce  des  Égyptiens,  p.  178.  —  ^  P.  xxxi.  — 
*  Bisior,  nataral  lib.  VI,  cap.  xxvi. 


680  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

observé  le  phénomène  si  constant  et  si  régulier  des  moussons.  Si  je 
ne  me  trompe,  ce  fut  à  ime  époque  inconnue  de  la  domination  des 
Ptolémées  quun  navigateur  grec,  nommé  Hippalus,  observa  et  apprit 
au  monde  ce  fait  si  curieux  et  si  remarquable.  Si  Ton  continua , 
même  après  celte  époque,  à  côtoyer  les  rivages  de  f océan  Indien, 
cest  quon  trouvait  un  grand  avantage  à  faire  le  commerce  dans  les 
ports  nombreux  que  baigne  cette  mer  immense. 

M.  Reinaud^  assure  que,  dès  le  i"  siècle  de  notre  ère,  les  na- 
vires chinois  partaient  des  ports  du  céleste  empire,  et  venaient  à 
Java,  à  Maiaca,  à  Ceylan  et  dans  le  voisinage  du  cap  Gomorin.  U  cite 
en  preuve  de  cette  dernière  assertion  ce  passage  de  Pline  ^  :  a  Ultra 
tt  montes  Emodos,  Seras  quoque  ab  ipsis  aspici,  notos  etiamcommer- 
<(  cio  ;  Patrem  Rachiœ  commeasse  eo  :  advenis  sibi  Seras  occursare.  » 
Mais  ce  passage  dit-il  ce  qu*on  lui  fait  dire?  C'est  ce  que  j  ose  ne  pas 
croire.  Les  monts  Emodus  ne  se  trouvaient  pas  dans  le  voisinage  du 
cap  Gomorin,  mais  bien  dans  TAsie  orientale,  non  loin  des  firon- 
tières  de  la  Chine.  Je  sais  que  le  texte  de  Pline,  reproduit  par  Sokn, 
présente  quelques  difficultés;  il  a  embarrassé  des  géographes  célèbres. 
Banville*  a  supposé  que  les  Sères  dont  il  est  question  ici  n'avaient  rien 
de  commun  avec  les  Sères  proprement  dits;  que  ce  nom ,  dans  le  passage 
indiqué ,  désignait  les  habitants  indigènes  de  file  de  Taprobane  et  les  dis- 
tinguait de  cette  population  étrangère  qui,  originaire  du  midi  de  la  pénin- 
sule de  rinde ,  était  venue  occuper  les  parties  septentrionales  de  Tile.  Mais 
cette  explication  du  savant  géographe  ne  me  parait  guère  satisfaisante, 
et  s'accorde  mal  avec  les  expressions  de  Pline.  M.  Gosselin  *,  voulant 
expliquer  d*une  manière  naturelle  les  paroles  du  naturaliste  romain, 
a  prétendu  que  le  nom  de  Sères  représentait  ici  la  province  de  Sera, 
enclavée  dans  le  pays  deMysore.  Mais  cette  hypothèse  ne  me  parait  pas 
admissible  ;  car  il  est  physiquement  impossible  de  pouvoir,  des  côtes 
septentrionales  de  Ceylan,  apercevoir  la  province  de  Sera  ou  la  ville 
de  Seringapatam.  En  outre,  il  n'a  jamais  existé,  dans  le  midi  de  la 
presqu*ile  indienne,  une  chaîne  de  montagnes  appelée  Emoias.  Le 
naturaliste  romain,  si  je  ne  me  trompe,  a  voulu  dire  que  les  habi- 
tants de  rîle  de  Taprobane  se  livraient  aux  chances  d'un  commerce 
lointain;  que,  dans  celte  vue,  ils  traversaient  une  bonne  partie  de 
l'Asie,  franchissaient  les  monts  Emodus,  et  entretenaient  avec  les 
Sères  des  relations  de  négoce.  Cette  hypothèse,  déjà  proposée  par  le 

*  P.  XXXII.  —  *  Histor.  natural  lib.  VI,  cap.  xxiv. — ^  Recherches  sar  la  Sèrique, 
k  la  suite  de  VAntiquilé  géographique  de  llnde,  p.  a35,  236.  —  *  Recherches  sar  la 
géographie  des  anciens ,  t.  III,  p.  297,  agS. 


NOVEMBRE  1846.  681 

P.  Hardouin,  dans  ses  notes  sur  Pline, *a  été  reproduite  et  appuyée 
par  le  D*  Vincent  ^ 

M.  Reinaud  passe  ensuite  k  la  Perse,  et  assure  que,  sous  le  règne 
des  rois  sassanides,  ce  pays  faisait  avec  ilnde  un  commerce  très-actif. 
Il  indique,  d'après  l'auteur  du  Périple  de  la  mer  Erythrée,  les  relations 
qui  existaient  entre  cette  contrée  et  la  ville  d'Apologos  (OboUah), 
située  entre  le  confluent  du  Tigre  avec  l'Euphrate  et  le  golfe  Per- 
sique.  Il  cite,  comme  une  preuve  de  Tétat  florissant  de  la  navigation 
chez  les  Perses,  que,  suivant  le  récit  de  Thistorien  Hamzah-Isfahâni, 
Nouschirwan  avait  fait  la  conquête  de  la  ville  de  Serendib  ;  ce  qui , 
comme  le  fait  observer  M.  Reinaud,  indique  nécessairement  Texistence 
dune  flotte  nombreuse.  Mais,  si  je  ne  me  trompe,  ce  fait  n'a  aucune 
authenticité ,  non  plus  que  la  prétendue  conquête  de  la  ville  de  Gons- 
tantinople,  attribuée,  par  le  même  écrivain,  au  même  monarque 
sassanide.  Les  Perses  n'ont  jamais  été  navigateurs;  et,  si  la  ville  d'Âpo- 
logos  donnait,  sous  le  rapport  du  commerce,  l'exemple  d'une  prodi- 
gieuse activité,  rappelons-nous  que  cette  ville  fît,  durant  plusieurs 
siècles,  partie  du  petit  empire  de  la  Mésène  et  de  la  Gharacène,  et 
qu  elle  était  devenue  le  centre  du  négoce  que  la  Syrie  et  les  contrées 
de  l'empire  romain  entretenaient  avec  l'Inde. 

L'auteur  cite  encore  un  fait  à  l'appui  de  son  opinion  ^.  «  Le  célèbre 
Tabary,  dit-il ,  qui  écrivait  dans  la  dernière  moitié  du  ix*  siècle ,  rapporte 
que,  dans  les  derniers  temps  de  la  dynastie  des  Sassanides,  les  rois  de 
Perse  avaient  fortifié  la  ville  d'Obollah ,  et  que  cette  place  servait  de 
boulevard  à  l'empire  contre  les  descentes  faites  par  les  flottes  indiennes'.  » 
Il  ajoute  en  note  que  les  expressions  de  Tabary  ne  sont  pas  très-claires. 
Pour  moi,  j'oserais  ne  voir,  dans  le  texte  de  l'historien  arabe,  aucune 
obscurité.  Je  traduis  :  u  Khaled  ordonna  aux  ofiiciers  qui  étaient  sous 
son  commandement  de  donner  rendez-vous  à  leurs  troupes  devant 
Obollah ,  pour  le  jour  qu'il  désigna;  car  Abou-Bekr,  en  nommant  Kha- 
led au  commandement  de  l'armée,  lui  avait  recommandé  de  commen- 
cer ses  attaques  par  la  ville  d'OboUah ,  qui  était ,  à  cette  époque ,  la 
place  frontière  des  peuples  de  Sind  et  Hind.  »  Je  ferai  également  ob- 

server  que  le  mot  ^j^^fardj,  ne  désigne  pas  un  boulevard  mdds  seule- 
ment une  place  frontière.  Dans  le  Hamasa^,  le  pluriel  ^j^  est  expliqué 
parjytJ.  Nous  apprenons  de  Masoudi  que  les  villes  d'Obollah  et  de 

'  The  commerce  and  navigation  of  the  ancients  in  the  Indian  Océan ,  t.  II ,  p.  600. 
—  *  P.  xixvii.  —  ^  Taberisianenses  Annales,   t.  II,  p.  a,  8,  10.  —  *  MÂn.,  fol. 

86 


082         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Besrah  portèrent  le  nom  de  à^\  ^y,  frontière  de  tlnàe}.  On  désignait 
ainsi  Obollah ,  parce  que  cette  place  était  la  dernière  de  la  Perse  » 
du  côté  du  midi,  dans  la  direction  que  Ton  prenait  pour  se  re];idre 
dans  rinde. 

Si  Ton  en  croit  M.  Reinaud,  dans  ces  expéditions  commerdales  qui 
avaient  Heu  pour  flnde,  avant  l'hégire»  les  Arabes  jouaient  le  rôle  le 
plus  actif.  C'étaient  euis,  dit-il,  qui  formaient  la  plus  grande  partie  des 
équipages.  Il  ajoute  que,  suivant  le  témoignage  deVirg^e^  des  matelots 
arabes  et  même  indiens  avaient  été  enrôlés  par  Maro-Antoine  et  Cleo- 
pâtre,  dans  leur  lutte  contre  Auguste,  et  que  ces  matelots  figurèrent  & 
la  bataille  d'Actium.  Il  cite  ces  vers  : 

Actius  hœc  cemens  arcum  intendebat  Apollo 
Desuper  :  omnis  eo  terrore  >Egyptiu  et  Indi, 
Omnis  Arabs,  omnes  Tertebant  terga  SabeL 

Mais  les  vers  d'un  poète  aussi  éminent  que  Virgile  ne  doivent  pas 
être  pris  dans  le  sens  rigoureux  qu'auraient  les  expressions  d*une  gazette. 
A  coup  sûr,  il  n'est  pas  ici  question  de  matelots.  Virgile  nous  repré- 
sente Apollon  tendant  son  arc,  du  haut  du  ciel;  et  la  terreur  de  ce 
puissant  auxiliaire  faisant  fiiir  tous  les  peuples  de  l'Orient  réum's  sur  h 
flotte  d'Antoine  et  de  Géopâtre. 

Je  crains  que  l'auteur  n'ait  été  un  peu  trop  loin ,  lorsqu'il  affirme 
que  les  Arabes  étaient  probablement  établis  sur  la  côte  de  Sofala,  aux 
environs  du  golfe  de  Cambaye  et  dans  Tile  de  Ceylan.  «Tout  porte  à 
croire,  ajoute-il,  que,  mêlés  aux  Persans,  ils  exerçaient  dès  lors  dans  ces 
parages  le  même  ascendant  qu'au  xv*  siècle ,  lorsque  les  Portugais  pé- 
nétrèrent dans  les  mers  de  l'Orient.  »  Il  me  semble  que  ces  suppositions- 
là  sont  un  peu  gratuites,  et  qu'il  serait  difficQe  de  les  just^er  par  le 
témoignage  d'autorités  positives. 

Du  reste,  si  j'élève  des  doutes  sur  une  assertion  exprimée  d'une  ma- 
nière si  absolue,  je  suis  loin  de  nier  que  les  habitants  de  la  province  d*Oman 
n'aient  entretenu,  aune  époque  reculée,  avec  les  régions  de  l'Inde, 
quelques  relations  de. commerce;  nous  savons,  par  le  témoignage  de 
Soïouti',  que  les  Arabes  d'Azad  de  la  province  d'Oman  étaient,  dans 
l'île  de  Babreîn ,  mêlés  avec  les  Perses  et  les  Indiens ,  et  que  les  habitants 
du  Yémen  étaient  également  mêlés  avec  les  lAdiens  et  les  Abyssins; 
mais  ces  relations  ne  pouvaient  avoir  une  grande  extension  ni  ime 
grande  importance ,  surtout  si  Ton  considère  la  mauvaise  construction 

*  Hisiorical  EncyclopaJUa,  t.  ï,  p.  3a8.  —  *  JEn§U,  Vil,  v.  706  el  706.  — 
^  Mouxhir,  p.  117. 


NOVEMBRE  1846.  683 

des  bâtiments  arabes,  qui  les  rendait  tout  au  plus  propres  pour  le  cabo- 
tage, ainsi  que  la  disette  d*un  métal  aussi  essentiel  que  le  fer  ^ 

Je  dois,  à  cette  occasion,  dire  un  |pot  sur  un  fait  remarquable  cité 
par  M.  Reioaud^  L'an  i5  de  l'hëgire,  Othman-ben-Âbi-lasi-Tbakifi , 
ayant  été  nommé  par  Omar,  conmie  gouverneur  du  pays  d*Oman,  ex- 
pédia une  armée  vers  Tanah,  ville  de  Tlnde.  Au  retour  de  l'expédition 
il  en  rendit  compte  an  calife.  Ce  prince  lui  répondit  en  ces  termes  : 
vftt^  (^jô<^  ^  lyLfyic»  tyt  Ml  uiXft.1  jt^  :>^  ^  b^:»  cx^  U^  U.^ 
M^^i*.  M.   Reinaud  corrige  les   derniers  mots  de   cette  manière  : 
^  (|U<t  JLt^  (j^  c»<XÂ.^  ly^A^i  ^ ,  et  il  traduit  :  «  O  frère  des  en&nts 
de  Tsakif ,  tu  as  établi  le  ciron  dans  le  bois.  J'en  prends  Dieu  à  témoin, 
si  nos  hommes  avaient  succombé,  j'en  aurais  pris  le  même  nombre  dans 
ta  tribu  (pour  les  faire  mourir.)))  Pour  moi, adoptant  en  partie  la  cor- 
rection proposée ,  je  lis  ^^^s^-^  au  lieu  de  ci^j^â.^  ,  et  je  traduis  :  ttu 
as  transporté  un  ver  sur  du  boisn  (c est-à-dire,  si  je  ne  me  trompe, 
en  tentant  Tayidité  des  Arabes ,  en  les  conviant  k  ime  expédition  qui 
devait  leur  procurer  d'immenses  richesses  «  tu  as  introduit  parmi  eux 
un  élément  de  corruption»).  «J'en  jure  par  Dieu,  si  les  aventuriers 
qui  composaient  cette  expédition  avaient  péri,  j'aurais  trouvé  dans  ta 
seule  tiîbu  un  nombre  égal  dliommcs  (pourles  remplacer).  »  Sansdoute, 
Il  avait  fallu ,  dans  cette  circonstance ,  toute  la  renommée  des  richesses 
de  rinde  pour  déterminer  les  Arabes  à  se  lancer  hardiment  dans  une 
expédition  maritime;  car  nous  voyons  que,  sur  les  rivages  de  la  mer  Mé- 
diterranée ,  les  Âi^es  et  leurs  califes  montrèrent ,  durant  quelque  temps, 
une  extrême  répugnance  pour  les  voyages  et  les  conquêtes  maritimes. 
Je  ne  suivrai  point  M.  Reinaud  dans  les  détails  qu'il  donne  relative- 
ment aux  expéditions  des  Arabes  musulmans  dans  la  mer  et  sur  le  con- 
tinent de  rinde. 

Bientôt,  passant  à  l'ouvrage  qui  fait  l'objet  spécial  de  son  travaO,  il 
décrit  l'itinéraire  des  Arabes,  depuis  la  ville  de  Siraf,  située  sur  la  côte 
septentrionale  du  golfe  Persique,  jusqu'à  la  Chine.  Ne  pouvant  écrire 
ici  un  ouvrage  spécial,  ni  même  un  mémoire  de  quelque  étendue,  et 
devant  me  renfermer  dans  les  bornes  d'un  simple  article,  je  me  con- 
tenterai de  présenter  quelques  observations  succinctes. 

Près  de  l'entrée  du  golfe  Persique  se  trouvait  un  lieu  qui  a  gardé 
temps ,  chez  les  Arabes ,  une  assez  grande  importance,  et  sur  lequel 
me  permettra,  sans  doute,  de  donner  quelques  renseignements. 

m 

*  Voyez  enire  autres  ouvrages,  G^sehichiê  der  Otiinàsdken  handeb  vor  Mokammti, 
von  Elchhorn,  p.  61 ,  6a5, 776. — *  Fragments  arabes  et  penam  rdut^  à  Vlnde,  p.  161 . 

86. 


684         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

L*ile  appelée  ij\^^  ^^  'yO^^  ^*^^  ^  Benoa-Kaouan,  est  la  même 
qui  est  nommée  ^j\^^  (^\  *yO^^  ^^^  d'Ebn-Kaouan.  Nous  voyons,  par 
la  relation  qui  nous  occupe ,  q|ie  cette  île  était  placée  dans  la  partie 
orientale  du  golfe  Persique,  entre  Tembouchure  de  ce  vaste  ba3sin  et  lai 
ville  de  Siraf.  Masoudi  ^  en  parle  en  ces  termes  :  «  Après  Tîle  d*Aoual 
se  trouvent  plusieurs  autres  îles,  entre  autres  Tîle  de  Làfet,  ovi^,  ap- 
pelée autrement  île  des  Benou-Kaoaan.  Elle  a  été  conquise  par  Amrou- 
ben-EIas,  et  renferme  une  mosquée  qui  subsiste  encore  aujourd'hui. 
'Cette  île  est  très-peuplée,  bien  cultivée,  et  contient  plusieurs  villages. 


A  peu  de  distance  est  Tîle  de  Haîdjam,  f»^^^^^.  »  L*auteur  du  Nozliat-el- 
koloub^  parle  de  Ttle  de  Reïsch,  J^,  située  dans  le  golfe  Persique,  à 
88  parasanges  de  la  ville  de  Schiraz.  Puis,  il  ajoute  :  «De  Keisch  à 
111e  d*Ebn-Kaouan  (^Ut(^l),on  compte  i8  parasanges. »  Le  même 
auteur  dit,  dans  un  autre,  endroit':  «Llle  d'Aberkafan,  {j\i^\  (lisez 
^l^l^  (g^l,  Tile  d*Ebn-Kaouan),  a  huit  parasanges  de  long  sur  trois  de 
large.  Les  habitants,  pour  la  plupart,  sont  des  hommes  pervers  et  des 
voleurs.»  Au  rapport  d'Édrîsi *,  Tile  d*Ebn-Kaouan ,  {j\^ (^\  V^>^, 
est  située,  dans  le  golfe  Persique,  tout  auprès  de  celle  d*Aoual,  et  sa 
capitale  fait  partie  de  la  province  persane  d'Ardeschir.  On  voit  que  ce 
géographe,  en  copiant  les  assertions  de  Masoudi,  ne  les  a  pas  rendues 
avec  une  parfaite  fidélité.  Suivant  le  même  écrivain  ^  l'île  d'Ebn-Kaouan 
est  à  5a  milles  de  File  de  Keisch  ;  elle  a  5a  milles  de  longueur  sur  une 
largeur  de  neuf.  Il  ajoute  qu'elle  est  placée  au  nord  des  écueils  appelés 
jy^j^'  Ces  détails,  si  je  ne  me  trompe,  ne  peuvent  laisser  aucun  doute 
sur  la  position  de  Tile  des  Benou-Kaouan  ou  d'Ebn-Kaouan.  Car,  dans 
la  partie  orientale  du  golfe  Persique,  il  eidste  une  seule  île,  qui,  par 
son  étendue,  en  longueur,  et  sa  distance,  â  l'égard  de  l'île  de  Keisch, 
répond  parfaitement  à  la  description  donnée  par  les  géographes  orien- 
taux ;  c'est  la  grande  île  appelée  aujourd'hui  Kischm;  et  une  circons- 
tance remarquable  vient  encore  confirmer  ce  rapprochement.  On  a  vu , 
plus  haut,  par  le  récit  de  Masoudi,  que  Tîle  des  Benou-Kaouan  se 
nommait  autrement  Lâfet,  caj^,  ou  plutôt  Left,  ouJ,  car  c'est  ainsi 
que  ce  nom  est  écrit  par  Istakliari.  Or,  encore  aujourd'hui,  suivant 
l'assertion  de  Niebuhr  et  de  M.  Macdonald  Kinneir^,  ime  ville  et  un 
port  de  Tîle  de  Kiscnm  portent  le  nom  de  Lift  ou  LafL  Dans  l'histoire 

d'Abd-errazaak ,   cette  île  est  désignée  par  la  dénomination  de  »/^>^ 

*  Moroudj,  de  mon  manuscrit,  t.  I,  fol.  6o,  r*.  —  *  Man.  pers.  189,  p.  708, 
709.  —  '  P.  666.  — •  Géographie,  t.  I.  p.  398.  —  *  P.  i58.  —  *  Geographical 
memoir  of  the  persian  empire ,  p.  1 5. 


NOVEMBRE  1846.  685 

f^,  île  de  KischmK  Suivant  ce  qu'on  lit  dans  la  vie  de  Schah-Abbas ^, 
les  Portugais,  après  s*être  emparés  de  la  ville  de  Hormuz,  construisirent 

un  fort  dans  l'île  de  Touschîm,  j^vây  *>Ô^  (^^  plutôt  fs^y,  Konschim) , 
autrement  nommée  l'ife  longue,  jij^  iK>^»  attendu  qu'elle  fournit  de 
l'eau  douce,  que  l'on  transporte  sur  des  barques.  Dans  les  Commen- 
taires d'AUbuquerque  ^,  on  lit  Qaeixome.  Teixeira*  parle  du  port  de 
Lapht,  situé  dans  l'île  de  Broct,  que  les  Portugais  nomment  Qaeiocome. 
Le  même  voyageur^  fait  mention  d'un  lieu  nommé  Sirmio,  situé  dans 
l'île  de  Queixome.  Peut-être  des  traces  de  l'ancien  nom  de  l'île  se  re- 
trouvent-elles dans  le  nom  d'un  lieu  appelé  Dargahon,  situé  au  voisi- 
nage de  Lapht  ^. 

Quant  à  l'île  de  Haîdjam,  dont  parle  Masoudi,  son  nom,  probable- 
ment, doit  être  écrit /fan((/am ,  p'^i,  car,  dans  la  relation  de  Teixeira', 
cette  île  est  nonunée  Angam  ou  Angan  ^,  c'est  donc  par  une  petite  er- 
reur que,  sur  la  carte  de  M.  Kinneir,  on  lit  Angar. 

M.  Reinaud  a  bien  fait  d'admettre,  dans  ses  notes  et  dans  sa  tra- 
duction, la  leçon  JUyJ|^,  au  lieu  de  (iU|»5^^,  que  présentait  le  texte 
imprimé,  ainsi  que  la  version  de  Tabbé  Renaudot,  et  de  reconnaître 
ici  la  ville  de  Coulan,  située  vers  le  midi  de  la  côte  de  Malabar. 

Pariant  des  îles  Maldives  et  Lacdives,  il  cite  un  passage  remar- 
quable de  Gosmas  Indopleustes.  Il  aurait  pu  ajouter  un  autre  ren- 
seignement qui  se  trouve  dans  le  Traité  de  Bragmanibas  de  Palladius. 
Cet  écrivain  rapporte,  sur  la  foi  d'un  scholastiqae  (avocat)  de  la  ville  de 
Thèbes,  qui  avait  parcouru  les  mers  de  l'Inde,  que,  dans  le  voisinage 
de  l'île  de  Taprobane ,  il  existe  environ  un  millier  d'îles.  Le  nom  de 
Maniolès,  Mavïo^vf,  par  lequel  il  désigne  ces  îles,  semble  une  altéra- 
tion du  nom  des  Maldives^. 

M.  Reinaud  suppose  que  les  navires  arabes  qui  faisaient  le  voyage  de 
la  Chine  traversaient  le  détroit  qui  sépare  l'île  de  Ceylan  de  la  presqu'île 
indienne  :  le  texte  ne  dit  rien  sur  ce  sujet;  mais  la  chose  est  tout  à  fait 
vraisemblable.  En  effet,  des  navigateurs  ne  se  décident  pas,  sans  une 
grande  nécessité,  à  allonger  leur  route  de  plusieui*s  centaines  de  lieues, 
en  faisant  le  tour  d'une  île  aussi  considérable  que  celle  de  Ceylan.  Qr  les 
mauvais  bâtiments  de  commerce  des  Arabes,  ne  prenant  que  peu  d'eau, 

*  Man.  pers.  de  l'Arsenal,  i&,  fol.  170  r.  — '  Maa.  de  M.  SUvestre  de  Sac^, 
fol.  23i  V.  —  '  T.  I,  p.  i38,  i54,  187,  188,  a47,  a48,  260,  266,  260,  261,  262, 
263,  32 1 ,  322,  328, 33g. —  ^  RelatioMS,..  de  lot  Reyet  de  Penia ,  p.  65,  66 ;  Relacion 
deHarmaz,p.  9,  11,  38,  47.  —  *  P.  20,  65,  66.  — 'P.  38,  4i.  — 'P.  2i.~ 
'  P.  65.  —  *  Palladias  de  geniibas  Indim  Brahmanibus,  p.  A. 


686  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pouvaient,  sans  inconvénient,  s  aventurer  dans  ce  bras  de  mer  resserré 
et  peu  profond,  que  les  grands  vaisseaux  ne  sauraient  franchir,  mais  qui 
est  journellement  traversé  par  des  sloops ,  des  chaloupes  et  autres  em- 
barcations légères.  Du  reste,  je  dois  faire  observer  qu'un  passage  d'Édrisi, 
cité  par  M.  Reinaud^  ne  prouve  rien  en  faveur  de  ce  fait.  Voîcî  comme 
s'explique  ce  géographe  :  «Vis-à-vis  cette  île  (celle  de  Serendib),  sur  le 
continent  de  Tlnde ,  sont  des  go56,  c'est-à-dire  des  golfes ,  où  se  déchargent 
des  rivières.  Les  vaisseaux  y  naviguent  l'espace  d'un  mois  ou  deux  entre 
des  bois  et  des  jardins ,  et  y  trouvent  un  air  tempéré.  »  Il  n'est  nulle* 
ment  question  ici  du  passage  du  détroit  de  Manaar.  L'auteur  indique 
seulement  qu'il  existait,  sur  la  péninsule  de  l'Inde,  de  grandes  baies 
formées  par  l'embouchure  des  rinères,  et  que  des  bâtiments  légers 
pouvaient  remonter  à  de  grandes  distances.  Et,  en  effet,  les  grands 
cQurants  d'eau,  tels  que  le  Cavery,  la  Ritsnah.  le  Godaveri,  étaient 
susceptibles  de  recevoir  les  petits  bâtiments  arabes,  leur  permettaient 
de  s'avancer  fort  loin  dans  l'intérieur  des  terres,  et  d'y  circuler  lente- 
ment, en  faisant  le  commerce  le  long  des  rives  de  ces  fleuves. 

Je  ferai  aussi  observer  que  l'usage  de  doubler  les  vaisseaux  en  cuivre 
a  surtout  pour  objet  de  les  garantir  contre  les  attaques  du  teredo,  de 
ce  terrible  ver ,  qui  perce  avec  une  si  malheureuse  facilité  les  bois  les 
plus  durs,  et  sur  lequel  on  peut  voir,  outre  les  divers  traités  d'histoire 
naturelle ,  l'ouvrage  spécial  de  Massuet^. 

L'auteur  arabe'  fait  mention  d'une  île  appelée  Rami,  ou  Rahmi,  ou 
Rameni  (car  ce  nom  est  écrit  avec  toutes  ces  variantes).  Suivant  cet 
écrivain*,  «cette  île  est  partagée  entre  un  grand  nombre  de  rois.  Son 
étendue  est,  dit-on,  de  huit  ou  neuf  cents  parasanges.  Elle  renferme 
des  mines  d'or.  On  y  voit  un  grand  nombre  d'éléphants.  Elle  produit 
du  bakam  (bois  de  Brésil),  des  bambous.  Dans  son  intérieur  se  trouve 
une  population  d'anthropophages.  Elle  a  des  ports  sur  la  mer  de  Her- 
kend  el  sur  celle  de  Schelahat.  »  Ailleurs^,  on  lit  que  le  roi  de  Zabedj  , 
qui  porte  le  titre  do  maha-radja  (grand  radja),  a  sous  sa  domination 
l'île  de  Rami,  qui  produit  le  camphre,  etc.  Ces  détails  sont  répétés 
dans  le  Mokliiasar-elaJjàib^.  Masoudi  place  cette  île  à  mille  parasanges 

'  P.  XLvn.  — *  Recherches  intéressantes  sur  le  ver  à  tuyau.  Amsterdam,  lyâS, 
in-i  2.  —  *  Cet  article  citait  déjà  livré  à  Timpression  lorsque  j'ai  eu  connaissance  du 
mémoire  publié  par  M.  Alfred  Maury,  et  qui  a  pour  litre  :  Examen  de  certains  points 
de  l'itinéraire  que  les  Arnhes  et  les  Persans  suivaient,  au  neuvième  siècle ,  pour  aller  en 
Chine.  Je  me  suis  aperçu  que,  sur  beaucoup  de  points,  mes  idées  s'accordaient  avec 
celles  de  ce  jeune  écrivain;  et  je  l'ai  reconnu  avec  un  véritable  plaisir,  car  cet  opus* 
nile  est  très-bien  écrit,  et  indique,  dans  son  auteur,  autant  d'érudition  que  de  sa-- 
pacité  el  de  critique. —  *  P.  7.  —  *  P.  90.  —  *  Man.  901,  fol.  a6  r*. 


NOVEMBRE  1640.  687 

de  Serendib  ^  M.  Reinaud  suppose  que  Tile  de  Rami  est  identique 
avec  celle  de  Manaar ,  située  près  de  Ceylan ,  dans  le  canal  qui  sépare 
cette  dernière  île  de  la  péninsule  indienne.  Feu  M.  Marsden,  au  con-- 
traire,  reconnaissait  dans  File  de  Rami  celle  de  Sumatra^;  et  cette 
opinion  me  parait  beaucoup  mieux  fondée,  car  aucun  des  traits  qui 
nous  sont  donnés  comme  appartenant  à  Tile  de  Rami  ne  saurait  s'ap- 
pliquer à  nie  de  Manaar,  au  lieu  que  tous  conviennent  à  celle  de 
Sumatra.  Sans  doute  la  distance  de  mille  parasanges,  indiquée  jpar 
Masoudi  comme  séparant  Tile  de  Serendib  et  celle  de  Rami  est  fort 
exagérée;  mais  cette  assertion,  qui  tient  peut-être  à  une  faute  du  co- 
piste, démontre,  au  moins,  que  ces  deux  iles  étaient  à  une  très-grande 
distance  Tune  de  lauti^e.  Or,  en  quittant  Ceylan,  et  en  cinglant  du 
coté  de  Test,  Tile  de  Sumatra  est  la  première  Ûe  d'une  vaste  superficie 
qui  se  présente  aux  yeux  du  navigateur.  Quand  fauteur  arabe  assure 
que  rétendue  de  file  de  Rami  est,  dit-on,  de  huit  in  neuf  cents  para- 
sanges, il  ne  ÙluX  pas,  je  crois,  à  l'exemple  du  traducteur,  voir  ici  une 
évaluation  de  la  longueur  multipliée  par  la  largeur,  et  admettre  une 
longueur  d*à  peu  près  vingt-neuf  parasanges  et  une  largeur  égaie. 

Si  je  ne  me  trompe,  dans  ce  passage,  le  mot  étendae,  ^UJl,  désigne 
la  circonférence;  et  cette  assertion,  peut-être  un  peu  forte,  convient 
assez  bien  à  file  de  Siunatra,  qui,  comme  on  sait,  est  une  des  plus 
considérables  qui  existent  au  monde.  Sumatra  nomrit  des  éléphants , 
produit  de  for  en  abondance;  enfin,  elle  renferme  une  population 
nombreuse,  celle  des  Batta,  qui  se  nourrit  de  chair  humaine. 

Après  rile  de  Râmi,  notre  auteur  place  des  îles'  appelées  Landjebalous 
ou  Likhbalous  {c2lt  le  nom  est  écrit  d'une  manière  fort  peu  certaine),  et 
qui  sont  séparées,  par  un  bras  de  mer,  d'autres  iles  appelées  Àndaman. 
On  lit  Aldjebalous  ou  Aldjabas  dans  l'ouvrage  de  Masoudi^,  et  Naloasch^  j 

^^^b,  dans  le  Mokhtasar-eladjaib ,  Lankialoas  dans  l'ouvrage  d'Édrisi.  Si 
l'on  en  croit  le  traducteur^,  les  iles  de  Landjebalous  étaient  situées  aux 
environs  du  cap  de  Calymère  qui  forme  la  poinle  méridionale  delà  côte 
de  Goromandel.  Mais  cette  opinion  ne  s'accorde  pas  avec  les  paroles  du 
texte  arabe ,  ni  avec  l'ensemble  de  la  marche  des  voyageurs.  Je  n'bésite 
pas  à  reconnaître  dans  ces  iles  celles  de  Nicobar,  qui  sont  situées  à  une 
distance  peu  considérable  de  la  pointe  septentrionale  de  Sumatra,  et 
ne  sont  pas  fort  éloignées  des  deux  iles  Ândaman.  J'avais  cru  d'abord 
pouvoir  reconnaître  dans  ces  deux  dernières  iles  celles  que  fauteur  du 

'  De  mon  manuscrit,  t.  I,  fol.  85,  r\  —  *  Hislory  of  Sumatra,  p.  4.  —  *  P.  9» 
,9.  _  ♦  Moroadj,  t.  I.  fol.  85  v*.  —  *  T.  I,  p.  lxxu. 


688  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Mokhtasar-ehdjaîb^ désigne  sous  le  nom  d'îles  d'Abnandhar,jù>jJi,\Z\yf^, 
L'écrivain  ajoute  :  «  Les  habitants  sont  des  nègres.  Us  sont  gouvernés 
par  un  roi  et  ont  une  ville  appelée  Narid,  0<^U.  Ds  sont  adonnés  k  la 
piraterie  et  égorgent  ou  font  prisonniers  tous  ceux  qu'ils  peuvent  attein- 
dre ;  aussi ,  sur  les  vaisseaux  chinois ,  les  marchands  ont  soin  de  se 
munir  d'armes  et  de  naphte.  Quelquefois  un  de  ces  bâtiments  renferme 
quatre  ou  cinq  cents  hommes  en  état  de  combattre.  Aussi  ces  brigands 
n'osent  pas  attaquer  les  bâtiments  chinois ,  tandis  qu'ils  attaquent  ceux 
des  autres  peuples.  »  Mais  je  pense  qu'il  s'agit  ici  de  la  province  de 
Mandhar,  qui  fait  partie  de  l'fle  de  Gélèbes. 

D'après  les  détails  donnés  par  l'auteur,  par  Masoudi,  par  l'au- 
teur du  Mokhtasar-eladjaîb ,  l'île  appelée  Zahedj  doit  répondre  à  celle 
de  Java.  Suivant  ce  qu'assure  M.  Reinaud^,  on  apprend,  par  le  témoi- 
gnage du  Kitab-eladjaib,  qu'à  Java  et  dans  les  îles  voisines  il  y  avait  un 
certain  nombre  de  colons  chinois  qui  avaient  quitté  leur  pays  â  la 
suite  de  quelques  troubles  intestins.  Mais  l'écrivain  arabe  ne  parle  pas 
d'une  colonie  chinoise.  Il  se  contente  de  dire  :  a  Suivant  ce  que  l'on 
rapporte ,  à  une  époque  où  la  Chine  était  agitée  par  des  révoltes  et  par 
des  troubles,  des  navires  chinois  cinglaient  vers  Zahedj  et  les  autres 
îles,  pour  aller  faire  le  commerce  avec  les  habitants  :  Ljj^Oéùi  M  aîI  JU^ 

lyXâ  s^t>>  JJ4Xâ>  ^l^l  uP^W^ 
Quant  à  l'île  de  Serirah,  ij^tj^,  ou,  comme  on  lit  ici,  Serbazah, 
By^jM,  et  où  Masoudi  place  des  nunes  d'or  et  d'argent,  Abou'lféda 
semble  la  confondre  avec  Sumatra ,  puisqu'il  lui  attribue  une  longueur 
de  quatre  cents  milles  du  nord  au  midi.  Mais  cette  assertion  n'est  pas 
exacte.  Nous  avons  vu  que  l'île  de  Sumatra  portait  le  nom  de  Rdmi. 
Si  je  ne  me  trompe,  l'île  de  Serirah  est  identique  avec  celle  de  Banca. 
Nous  devons  nous  arrêter  ici  un  moment,  pour  discuter  ce  qui  cou- 
cerne  les  différentes  mers  dont  il  est  fait  mention  dans  la  Relation 
arabe.  Suivant  l'auteur  de  cet  ouvrage,  la  partie  de  l'océan  Indien , 
qui  s'étend  depuis  le  golfe  Persique  portait  le  nom  de  Dilaroui  ou  bien 
Alaroai,  ou  Allaroui;  au  delà  se  trouvait  la  mer  de  Herkend;  puis 
celle  de  Schelahat.  M.  Reinaud,  qui  adopte  la  leçon  Allaroui,  pense 
que  ce  nom  désigne  la  mer  de  Lar.  Il  suppose  que  cette  mer  s'étendait 
vers  les  rivages  de  l'Inde ,  jusqu'au  territoire  de  la  ville  de  Goa  ' -,  que 
là  commençait  la  mer  de  Herkend,  qui  était  bornée  à  l'ouest  par  les 


Mail.  901 ,  fol.  a  v'.  —  '  P.  lxxv.  —  »  T.  I .  p.  uv  et  r.v. 


NOVEMBRE  1846.  689 

Laquedives  et  les  Maldives,  et  à  Test,  ainsi  qu'au  sud-est,  par  la  pres- 
qu'île de  rinde  et  Tîle  de  Ceylan;  quelle  se  prolongeait*  jusqu'à  la 
chaîne  de  rochers  qui  s'avance  du  continent  indien  vers  Tiie  de  Cey- 
lan, et  qu'on  nonune  le  Pont  d'Adam.  «Au  delà,  dit-il,  commençait  la 
quatrième  mer,  appelée  du  nom  de  Schelahat.  Cette  mer  répond  à  ce 
qu'on  nomme  aujourd'hui  le  golfe  de  PaVc.  »  J'avoue  que  je  ne  saurais 
admettre  ces  diverses  hypothèses.  Quant  à  ce  qui  concerne  la  mer 
appelée  Lâroai  (en  supposant  que  ce  soit  là  la  véritable  leçon),  je  ne 
crois  pas  que  ce  nom  puisse  désigner  la  mer  de  Lar.  Dans  ce  cas,  on 
aurait  écrit Ldn,  ^^^l,  et  non  pas  Lâroui,  c^j^^'.  En  second  Heu,  la 
petite  province  appelée  Lar  est  baignée  par  les  eaux  du  golfe  Persique  ; 
et  on  ne  conçoit  pas  comment  une  contrée  d'une  aussi  faible  étendue, 
située  en  dedans  du  golfe ,  aurait  pu  communiquer  son  nom  au  vaste 
océan  de  l'Inde.  En  troisième  lieu,  rien  n'indique,  j'ose  le  dire,  que 
cette  mer  se  terminât  vers  le  point  où  est  située  la  ville  de  Goa  ;  et  ce 
fait  même  serait  contraire  à  la  nature  des  choses.  Nous  voyons ,  par  les 
récits  de  l'écrivain  arabe  et  des  autres  géographes ,  que  chacune  des 
parties  dont  se  composait  le  grand  océan  des  Indes  était  circonscrite 
par  des  limites  naturelles.  Telles  sont  la  mer  Rouge,  le  golfe  Persique. 
Or,  si  l'on  admettait  l'hypothèse  dont  je  parle,  la  mer  Lâroui  se  serait' 
terminée  brusquement  au  milieu  de  l'Océan ,  sans  qu'aucune  circons- 
tance indiquât  pourquoi  elle  avait  subitement  changé  de  nom.  Il  est 
bien  plus  naturel  de  supposer  qu'elle  se  prolongeait  jusqu'à  la  pointe 
la  plus  méridionale  de  l'Inde ,  qui  formait  pour  elle  une  limite  bien 
tranchée.  Rappelons-nous,  d'ailleurs,  que,  suivant  l'assertion  expresse 
de  l'écrivain  arabe ,  la  mer  de  Lâroui  ou  Dilaroui  était  séparée  de  celle 
de  Herkend  par  le  groupe  des  îles  Maldives.  C'est  ce  qu'atteste  égale- 
ment Masoudi^.  Elle  ne  pouvait  donc  se  terminer  vers  le  point  où 
existe  encore  aujourd'hui  la  ville  de  Goa. 

•  Quant  à  la  mer  de  Herkend ,  elle  n'était  pas,  je  crois,  placée  entre 
les  Maldives  et  Ceylan  ;  mais  elle  s'étendait  à  l'orient  de  cette  dernière 
île  et  comprenait  cette  vaste  mer  appelée  le  golfe  du  Bengale  et  toute 
cette  partie  de  l'Océan  qui  se  prolonge,  à  l'orient ,  jusqu'aux  îles  de  la 
Sonde.  Suivant  la  narration  arabe  ',  l'île  de  Serendib  était  baignée  par 
la  mer  de  Herkend.  Ce  fait  ne  suffirait  pas  pour  décider  la  question, 
puisque  cette  mer  pourrait  s'étendre  à  l'ouest  comme  à  l'est  de  Tîle  ; 
mais  rappelons-nous  que,  suivant  l'auteur  de  cette  narration,  l'île  de 
Ceylan  (Serendib)  était  censée,  en  quelque  sorte,  faire  partie  du  gronpe 

*  P.  Lxvni.  — *  Moroudj,  1. 1,  fol.  65  r^.  —  *  P.  6. 

87 


600  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

des  Maldives.  Ainsi,  quand  nouii  lisons  que  ce  groupe  séparait  la  mer  de 
Dilaroui  ou  Laroùi  de  celle  de  Herkend,  on  doit  croire  que  cette  der^ 
nière  s'étendait  à  l'orient  de  Serendib.  Nous  lisons,  plus  bas\  que  les 
navires  s'approvisionnaient  d'eau  douce  à  Koulam;  puis,  faisaient  voile 
vers  la  mer  de  Herkend  (sans  doute  en  doublant  le  cap  de  Gomorin}; 
que  Koulam  ^  était  peu  éloigné  de  la  mer  de  Herkend;  que  les  navires , 
après  avoir  traversé  cette  mer»  arrivaient  aux  îles  de  Landjebalous;  enfin, 
que  l'île  de  Râmi,  c'est-à-dire  Sumatra,  avait  des  ports  sur  la  mer  de 
Herkend.  Il  est  donc  naturel  de  croire  que  ce  nom  s'appliquait  à  la 
partie  de  l'océan  Indien  qui  se  prolonge  jusqu'aux  îles  de  la  Sonde. 

Quant  à  ce  qui  concerne  la  mer  appelée  Schelahat,  k^^L^,  comme 
elle  baignait  les  côtes  de  l'île  de  Sumatra ,  ce  ne  pouvait  être  que  du 
côté  de  l'orient.  Elle  nous  représentait  donc,  si  je  ne  me  trompe,  cette 
partie  de  l'océan  Indien  qui  est  resserrée  entre  les  îles  de  Sumatra ,  de 
Java  et  de  Bornéo.  C*est  cette  même  mer  que  Masoudi  désigne  par  le 
nom  de  mer  de  Kelah.  Nous  apprenons  de  M.  Marsden'  que,  cbez  les 
Malais,  le  mot  salât  désigne,  en  général,  an  détroit,  et,  en  particulier, 
celui  de  Singapour. 

QUATREMÈRE. 

[La  suite  au  prochain  cahier.) 


HuTCHSSON ,  fondateur  de  V école  écossaise. 

QUATRIÈME  ET  DERNIER  ARTICLE  ^. 

La  seconde  paitie  des  Recherches  sur  l'origine  de  nos  idées  de  beaaté  et 
de  verta  est  exactement  conforme  à  la  première.  Hutcbeson  traite  l'idée 
du  bien  comme  celle  du  beau ,  et  sa  morale  a  le  même  caractère  que 
son  esthétique.  Nous  y  retrouvons  agrandis  et  développés  les  mêmes 
qualités  et  les  mêmes  défauts. 

Hutcbeson  triomphe  à  établir  les  vrais  caractères  de  l'idée  du  bien, 
et  à  faire  voir  que  confondre  le  bien  moral  avec  le  bien  physique,  ré- 
duire toute  vertu  à  l'intérêt ,  et  lui  donner  pour  mobile  unique  la  crainte 
et  l'espérance,  sont  des  prétentions  systématiques  contraires  aux  faits  les 
plus  certains. 

*  P.  17.  —  'P.  19.  —  '  History  of  Sumatra,  p.  4.  —  *  Voir  les  trois  premiers 
dans  les  cahiers  d*août,  de  septembre  et  d*octobre  de  cette  année. 


NOVEMBRE  18&0.  691 

Si  ridée  du  bien  moral  n*était  autre  chose  que  celle  du  bien  naturel , 
nous  serions  affectés  par  les  objets  de  Fun  comme  par  les  objets  de 
Tautre;  or,  il  n'en  est  rien.  Comparez  les  sentiments  que  vous  inspirent 
les  hommes  en  qui  vous  reconnaissez  de  Thonneur,  de  la  bonne  foi^  de 
ta  générosité,  de  Thumanité,  avec  les  sentiments  que  vous  éprouvez 
pour  ceux  qui  possèdent  les  biens  naturels,  la  santé,  la  puissance,  la 
fortune,  etc.;  vous  êtes  forcé  d'approuver  et  d  aimer  les  premiers,  mais 
il  n'en  est  pas  de  même  des  seconds.  Le  mal  moral,  tel  que  la  trahison, 
la  cruauté,  l'ingratitude,  etc.,  nous  fait  haïr  et  mépriser  ceux  en  qui 
nous  l'apercevons,  et  nous  n'avons,  certes,  ni  mépris  ni  haine  pour  les 
infortunés  exposés  k  des  maux  naturels  tels  que  la  pauvreté,  la  faim, 
la  maladie,  la  mort,  etc. 

L'intérêt  personnel  peut  bien  entraîner  l'action,  mais  non  pas  forcer 
le  jugement.  Recherches,  t.  II,  ch.  i,S  5.  «Que  quelqu*un  nous  con- 
seille de  tromper  un  mineur  ou  un  orphelin  ou  de  payer  d'ingratitude 
un  homme  qui  nous  a  comblés  de  bienfaits,  nous  ne  pouvons  nous  em- 
pêcher de  le  regarder  avec  horreur.  Qu'on  nous  assure  que  cette  con- 
duite nous  sera  avantageuse,  qu'on  nous  propose  même  une  récom- 
pense, il  est  vrai  que  ces  motifs  peuvent  nous  engager  à  faire  ces 
actions,  mais  ils  n'ont  pas  plus  le  pouvoir  de  nous  porter  k  les  ap- 
prouver qu'un  médecin  n'en  a  de  nous  faire  trouver  du  goût  à  un 
breuvage  désagréable,  lors  même  que  nous  nous  décidons  à  le  prendre, 
dans  la  vue  de  recouvrer  la  santé.  » 

Ibid.,  S  7.  ((Un  traître  qui  nous  vend  sa  patrie  nous  est  plus  utile 
qu'un  héros  qui  la  défend  au  péril  de  ses  jours;  cependant  on  aime  la 
trahison  et  l'on  hait  le  traître.  On  peut  de  même  louer  un  ennemi  gé- 
néreux dans  le  temps  même  qu'il  nous  cause  tout  le  mal  possible.  » 

La  vertu  est  tellement  différente,  aux  yeux  de  l'humanité,  de  l'inté- 
rêt, du  plaisir  et  du  bonheur,  que,  toutes  les  fois  que  nous  voulons  nous 
représenter  à  nous-mêmes  la  vraie  vertu,  nous  ne  Tentourons  pas  des 
douceurs  de  la  vie,  mais  des  souffrances  qui  la  relèvent  et  la  font  pa- 
raître davantage.  Hutcheson  invoque  l'exemple  de  Régulus  tant  de  fois 
cité  par  les  grands  moralistes,  et  il  montre  que  l'âme  humaine  se 
complaît  merveilleusement  dans  ce  modèle  de  la  vraie  vertu»  c'est-à- 
dire  de  la  vertu  désintéressée.  Ch.  vi,  S  1.  a  Voudrait-on,  s*écrie  Hut- 
cheson, qu'il  eût  satisfait  aux  demandes  des  Carthaginois,  et  qu'il  eût 
évité  les  tourments  qu'on  lui  préparait  au  préjudice  de  sa  patrie?  De- 
vait-il violer  la  foi  jurée,  la  promesse  qu'il  leur  avait  faite  de  revenir 
si  le  traité  n'était  pas  accepté  par  les  Romains?  Laissons-lui  donc  subir 
le  sort  que  la  nature  a  prescrit  à  tous  les  hommes.  Que  pourrions-nous 

87. 


602  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

désirer  de  plus  pour  lui,  sinon  que  les  Carthaginois  eussent  ralenti  leur 
cruauté,  ou  que  la  Providence  l'eût  arraché  de  leurs  mains  par  quelque 
accident  imprévu?» 

X*est  en  vain  qu'on  essaye  de  résoudre  l'obligation  morale  dans  la  loi 
d'un  supérieur.  Hutcheson  demande  quel  est  ce  supérieur.  U  ne  suffit 
pas  qu'il  soit  tout-puissant  pour  obliger.  La  toute-puissance  contraint, 
elle  n'oblige  pas.  Pour  que  l'ordre  d'un  supérieur  oblige,  il  faut  que 
nous  le  jugions  bon  et  juste  en  soi.  Laloi  n'oblige  donc  pas  seulement  en 
tant  que  loi ,  c'est-à-dire  comme  ordre  d'un  supérieur,  mais  aussi  et  sur- 
tout conune  juste.  Gela  est  vrai  des  lois  humaines  et  même  des  lois  di- 
vines. Ch.  I,  S  5.  «  On  dira  peut-être  que  les  actions  qu'on  appelle  bonnes 
ou  vertueuses  ont  cet  avantage  sur  toutes  les  autres  que  nous  espérons 
d'en  être  récompensés  parla  divinité,  et  que  c'est  sur  ce  principe  qu'est 
fondée  l'approbation  que  nous  leur  donnons,  et  le  motif  intéressé  qui 
nous  porte  à  les  faire.  Il  suffit  d*observer  qu'im  grand  nombre  de  per- 
sonnes ont  des  idées  fort  relevées  de  l'honneur,  de  la  bonne  foi,  de  la 
générosité  et  de  la  justice,  sans  connaître  la  divinité  et  sans  attendre 
aucune  récompense  de  sa  part,  comme  elles  abhorrent  la  trahison,  la 
cruauté  et  l'injustice ,  sans  aucun  égard  au  châtiment  dont  elles  peuvent 
être  suivies.  » 

Ce  n'est  pas  assurément  qu'Hutcheson  rejette  l'espérance  des  avan- 
tages attachés  à  la  vertu  même  en  ce  monde  et  encore  bien  moins  celle 
des  saintes  récompenses  d'une  vie  future.  Il  tient  cette  dernière  espé- 
rance comme  très-légitime  et  excellente  pour  nous  soutenir  dans  la 
route  souvent  pénible  de  la  vertu.  H  pense  avec  raison  qu'il  convient 
de  porter  les  hommes  au  bien  par  tous  les  motifs  possibles.  Mais  le 
motif  vraiment  vertueux  est  désintéressé;  il  repose  sur  la  beauté  même 
de  la  vertu,  sur  l'idée  du  bien  en  soi;  et  ici  le  ministre  du  saint  Évan- 
gile s  applique  à  démontrer  que  les  différentes  récompenses  proposées 
dans  TEvangiie  ne  sont  pas  regardées  par  le  christianisme  comme 
l'unique  motif  capable  de  nous  exciter  à  la  vertu  ou  de  nous  faire  ap- 
prouver les  actions  dont  elle  seule  est  la  source.  N'entrons  pas  dans 
cette  discussion ,  mais  faisons  remarquer  que ,  depuis  Hutcheson ,  l'école 
écossaise  ne  s'est  point  écartée  de  cette  partie  de  sa  doctrine  morale ,  et 
qu  elle  s'est  accordée  à  maintenir  l'espoir  d'une  vie  meilleure ,  et  en 
même  temps  à  le  proposer  aux  hommes  comme  un  auxiliaire  puissant 
et  non  pas  comme  le  fondement  unique  et  l'objet  propre  de  la  vertu. 

Les  divers  passages  que  nous  avons  recueillis  expriment  avec  simpli- 
cité et  avec  force  les  vrais  caractères  de  l'idée  du  bien.  Oui,  cette  idée, 
à  nos  yeux  comme  à  ceux  d'Hutcheson,  est  absolument  différente  de  l'i- 


NOVEMBRE  1846.  693 

éée  du  plaisir  et  du  bonheur;  la  plupart  du  temps,  grâce  à  Dieu,  elle 
s  y  mêle  et  s  y  associe;  quelquefois  elle  s  en  sépare  avec  éclat,  et  tou- 
jours elle  en  est  distincte.  Elle  n'est  pas  le  privilège  de  quelques  âmes 
délite;  elle  est  le  glorieux  patrimoine  de  la  nature  humaine;  elle  a  été 
donnée  à  tous;  elle  est  universelle,  elle  est  même  nécessaire;  enfm  elle 
ne  repose  que  sur  elle-même.  Comme  elle  est  différente  de  lagréable, 
par  la  même  raison,  on  ne  peut  la  ramener  à  Futile,  ni  par  conséquent 
à  Imtérêt,  quelque  forme  quon  lui  donne,  que  ce  soit  l'intérêt  de  la 
fortune  ou  de  la  vanité,  l'intérêt  futur  ou  l'intérêt  actuel,  un  intérêt 
reUgieux  ou  un  intérêt  humain,  qu'il  s'agisse  des  peines  et  des  récom- 
penses dont  les  sociétés  humaines  disposent  ou  de  celles  que  le  su- 
prême législateur  s'est  réservées.  Ces  peines  et  ces  récompenses  sont 
bonnes  et  justes,  c  est-à-dire  d'accord  avec  l'idée  même  du  bien;  c'est 
donc  toujours  cette  idée  qui  est  l'objet  propre  4e  Tâme  dans  l'approba- 
tion ou  dans  la  résolution  vertueuse.  La  mesure  inviolable  du  jugement 
ou  de  l'acte,  c'est  la  beauté,  c'est  la  dignité,  c'est  la  grandeur,  c  est  la 
sainteté  essentielle  de  l'idée  du  bien  qui  nous  touche  et  nous  détermine 
immédiatement  :  elle  est  donc  en  soi  désintéressée.  Sur  ce  premier 
point,  nous  n'avons  pas  un  autre  avis  que  celui  d'Hutcheson. 

Mais  il  est  moins  facile  de  déterminer  quelle  est  l'origine  de  cette 
idée  du  bien  dont  nous  venons  de  reconnaître  les  caractères,  et  à  quelle 
faculté  il  la  faut  rapporter. 

Elle  est  universelle  et  nécessaire;  elle  est  désintéressée;  elle  est  diffé- 
rente de  ridée  de  tout  bien  naturel  ;  voilà  le  fait  certain  qui  nous  a  été 
fourni  par  l'observation  et  qu'il  ne  faut  sacrifier  à  aucun  système.  Quelle 
que  soit  l'origine  que  nous  assignions  à  ce  fait,  cette  origine  doit  l'expli- 
quer, non  le  détruire.  Si  cette  règle  eût  été  toujours  présente  à  Hut- 
cheson,  elle  l'eût  conduit  à  une  théorie  moins  systématique  que  celle 
à  laquelle  il  s'est  arrêté. 

Il  écarte  d'abord  avec  raison  l'explication  de  l'idée  du  bien  et  du 
mal  par  la  coutume  et  l'éducation.  Chap.  i,  S  7.  «La  coutume  et  Fédu- 
cation  peuvent  bien  nous  faire  apercevoir  un  avantage  particulier 
dans  des  actions  dont  l'utilité  nous  était  d'abord  inconnue,  ou  nous  les 
faire  regarder  comme  nuisibles  par  raison  ou  par  préjugé,  quoique 
nous  ne  les  ayons  point  trouvées  telles  dès  la  première  vue  :  mais  elles 
ne  peuvent  jamais  nous  faire  envisager  une  action  comme  louable  ou 
blâmable,  sans  aucun  égard  à  notre  intérêt  personnel.  » 

Comment  alors  expliquer  tant  d'opinions  diverses  et  de  coutumes 
bizan^es  rapportées  par  les  voyageurs  ? 

Quant  aux  récits  des  voyageurs,  Hutcheson  reproduit  une  ingénieuse 


Oga         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

et  forte  remarque  de  Schaftsbury  :  Les  voyageurs  ne  font  guère  atten 
tion  quà  ce  qui  est  nouveau,  surprenant,  merveilleux;  ils  nëg^ent  ce 
qui  est  commun  et  semblable  à  ce  qui  se  passe  chez  eux;  ils  glissent 
très-légèrement  sur  ce  qui  concerne  les  affections  naturelles,  les  ins- 
tincts naturels,  les  qualités  et  les  vertus  naturelles;  ib daignent  A  peine 
nous  parler  de  Thorreur  que  les  nations  les  plus  barbares  ont  pour  la 
trahison ,  de  leur  fidélité  k  Tamitié,  de  leur  respect  pour  le  courage ,  de 
leur  fermeté  à  supporter  les  souffrances,  et  de  leur  mépris  pour  la 
mort;  toutes  choses  qld  attestent  dans  les  hommes  les  plus  sauvages  le 
fond  commun  de  Thumanité  et  Tidée  désintéressée  du  bien.  A  côté  de 
cela  se  rencontrent,  il  est  vrai,  des  cruautés  étranges,  par  exemple  des 
sacrifices  humains.  Mais  nous  sied-il  bien  de  nous  en  étonner,  dit  Hut- 
cheson,  nous,  Européens,  qui  avons  vu  la  Saint-Barthélémy  et  qui 
voyons  encore,  dans  upe  grande  partie  du  monde  civilisé,  le  tribimai 
de  l'inquisition? 

Hutcheson  parcourt  la  plupart  des  exemples  d'immoralité  prétendue 
que  l'école  sensualiste  se  complaît  à  rassembler  et  qu'elle  tire  souvent 
de  récits  de  voyageurs  ignorants  ou  fanatiques;  et  il  fait  voir  qu'ils  ne 
tiennent  point  à  une  méchanceté  naturelle,  mais  tantôt  à  Femportement 
de  la  passion ,  et  tantôt  à  des  erreurs  de  l'esprit;  que  souvent  même  une 
apparence  de  bien  public  en  est  le  fondement.  Les  superstitions  les 
plus  grossières  couvrent  la  sainte  idée  de  la  religion;  les  pratiques  reli- 
gieuses les  plus  atroces  prouvent  au  moins  que  l'homme  est  capable 
de  mettre  quelque  chose,  chimère  ou  vérité,  au-dessus  dû  plaisir  et 
même  de  la  vie  :  ce  n'est  certes  pas  là  un  témoignage  en  faveur  de  i'é- 
goîsine. 

La  coutume  et  l'éducation  influent  sur  ta  direction  de  notre  énergie 
morale,  elles  ne  la  créent  pas.  Il  n'y  a  pas  autant  de  diversité  dans  les 
idées  morales  des  peuples  qu'on  veut  bien  le  dire;  ce  qui  domine  est 
l'unité  ;  mais  dans  la  diversité  même  des  idées  subsiste  la  vertu ,  car  ce 
qui  fait  surtout  la  vertu,  c'est  l'intention  vertueuse,  l'intention  d'accom- 
plir, aux  dépens  de  son  plaisir  et  de  son  intérêt,  ce  qu'on  croit  être  le 
bien.  Ainsi ,  dit  Hutcheson,  ïbid.^  S  6 ,  il  y  a  des  peuples  où  le  mariage 
entre  frère  et  sœur  est  regardé  comme  licite;  alors  ceux  qui  s'y  livrent 
le  font  innocemment;  ils  ne  sacrifient  point  ce  qu'ils  savent  être  le  bien 
à  leurs  passions.  Mais  est-il  établi  que  de  tels  mariages  sont  contraires 
au  bien  public  ou  à  l'idée  du  bien  :  c'est  alors  qu'on  est  coupable  de 
faire  ce  qu'on  croit  être  le  mal,  et  que  l'inceste  est  un  véritable  crime, 
encore  moins  dans  l'action  elle-même  que  dans  la  lâcheté  de  la  volonté 
qui  demande  à  l'entendement  des  sophismes  pour  autoriser  la  satisfac- 


NOVEMBRE  18&6.  695 

lion  de  la  passion,  au  lieu  d*accomplir  ce  qui  est  essentiellement  la 
vertu,  à  savoir  le  sacrifice  de  la  passion  et  de  son  propre  plaisir  à  ce  qui 
est  considéré,  fût-ce  même  &  tort,  comme  le  bien  public. 

La  coutume  et  Téducation  ainsi  écartées,  à  quelle  origine  attribue- 
rons-nous ridée  du  bien  ?  On  ne  peut  la  faire  venir  des  sens,  de  ces 
cinq  sens  qui ,  selon  Locke  et  ses  disciples ,  nous  fournissent  toutes  les 
idées  premières  sur  lesquelles  la  réflexion  opère,  pour  les  abstraire,  les 
combiner,  les  généraliser,  et  composer  Tentendement  humain.  Voilà 
donc  une  idée  première  qui  échappe  ou  semble  échapper  au  système 
reçu.  Hutcheson ,  malgré  sa  déférence  générale  pour  la  métaphysique 
de  Locke,  s'explique  catégoriquement  à  cet  égard,  chap.  1,82:  «Les 
sens,  par  le  canal  desquels  nous  goûtons  du  plaisir  dans  les  objets  natu- 
rels, et  qui  nous  les  font  regarder  comme  avantageux,  ne  sauraient 
jamais  exciter  en  nous  aucun  désir  du  bien  public ,  mais  seulement  de 
celui  qui  nous  concerne  et  qui  nous  est  particulier.  Ils  ne  peuvent  de 
même  nous  faire  approuver  une  action  dont  le  seul  caractère  est  de 
contribuer  au  bonheur  des  autres.  » 

D*un  autre  côté,  Hutcheson  juge  tout  aussi  impossible  de  rapporter 
ridée  du  bien  à  la  réflexion  et  à  la  raison.  Nous  avons  vu  que,  par /la 
raison ,  il  n'entend  guère  que  le  raisonnement  ou  du  moins  une  faculté 
subordonnée  dont  toute  la  fonction  est  d'opérer  sur  des  données 
qu'elle  n'a  point  faites,  à  l'aide  de  principes  et  pour  des  buts  qui  lui  sont 
étrangers.  Il  repousse  donc  la  raison  aussi  bien  que  les  sens  comme 
source  de  l'idée  du  bien,  chap.  m,  S  i5  :  «On  dira  que  la  vertu  ne 
doit  avoir  d'autre  principe  que  la  raison ,  comme  si  la  raison ,  ou  la 
connaissance  d'une  proposition  vraie ,  pouvait  jamais  nous  mettre  en 
action,  lorsqu'il  ne  s'o&e  ni  fin  ni  but  auquel  nous  soyons  portés  par 
désir  ou  par  inclination.  »  Chap.  vn,  S  3.  «  Qae  le  sentiment  moral  ne  dé- 
fend  point  de  la  réflexion.  On  a  beau  vanter  cette  supériorité  de  raison 
qui  nous  élève  au-dessus  des  autres  animaux,  ses  progrès  sont  trop  lents, 
trop  remplis  de  doute  et  d'incertitude,  poiur  pouvoir  en  faire  usage  dans 
toutes  sortes  d'occasions,  soit  pour  notre  propre  conservation  sans  les 
sens  extérieurs ,  soit  pour  diriger  nos  actions  pour  le  bien  du  tout,  sans 
le  sentiment  moral.»  Ch.  i,  $  4.  «  Est-il  nécessaire  d'être  aussi  capable 
de  réflexion  que  Cumberiand  ou  Pufiendorf ,  pour  admirer  la  généro- 
sité, la  bonne  foi,  l'humanité,  la  reconnaissance,  ou  de  raisonner  aussi 
solidement  qu'ils  peuvent  le  faire,  pour  sentir  ce  que  la  cruauté,  la  tra- 
hison et  l'ingratitude  ont  de  mauvais?  Ces  vertus  n'excitent-elles  pas 
notre  admiration ,  notre  amour  et  une  secrète  envie  de  les  imiter  dès 
que  nous  les  apercevons,  sans  qu'il  soit  besoin  d'une  plus  ample  ré* 


696  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

flexion;  et  les  qualités  opposées,  notre  mépris  et  notre  haine?  Les 
hommes  seraient  en  vérité  fort  k  plaindre,  si  ce  sentiment  qu*on  a  de 
la  vertu  avait  aussi  peu  d^étendue  que  notre  capacité  pour  ces  sortes 
d*idées  métaphysiques.  » 

Il  ne  s*ensuit  pas  cependant  que  Tidée  du  bien  soit  \me  idée  innée. 
Ici ,  comme  pour  le  beau,  Ilutcheson  prévient  qu*il  n  est  point  question 
d'une  idée  innée,  d'une  connaissance  innée,  d'une  proposition  pratique 
innée.  Ch.  i,  S  8.  «On  n  entend  par  là,  dit-il,  qu'une  détermination 
naturelle  de  Tesprit  à  recevoir  les  idées  simples  de  louange  ou  de  blâme 
à  Toccasion  des  actions  dont  il  est  témoin,  antérieurement  è  toute  idée 
d'utilité  et  de  dommage  qui  peut  en  revenir.  » 

Puisque  l'idée  du  bien  ne  vient  des  sens  ni  de  la  réflexion,  qu'elle 
n  est  pas  non  plus  une  idée  ou  proposition  innée,  il  ne  reste  qu'à  la 
rapporter  à  une  faculté  de  l'âme  difl'érente  de  toutes  les  autres,  dont  la 
fonction  est  de  nous  donner  celte  idée,  comme  la  fonction  de  la  ré- 
flexion est  de  nous  donner  les  idées  de  la  réflexion ,  et  celle  des  sens 
extérieurs  de  nous  donner  les  idées  sensibles.  Or  cette  faculté  parti- 
culière de  l'âme,  Hutcheson  l'appelle  sens  moral,  comme  il  a  appelé 
sens  du  beau  la  faculté  qm*  nous  donne  l'idée  du  beau. 

Partout  dans  les  Recherches  et  dans  ses  autres  ouvrages,  Hutcheson 
répète  que  le  sens  moral  est  une  faculté  spéciale,  irréductible  â  toute 
autre  faculté  rationnelle  ou  affective.  Dans  les  Éclaircissements ,  qui  sui- 
vent ï Essai  sur  la  nature  et  la  conduite  des  passions^  il  déclare,  ch.  ii  et 
ch.  ni ,  se  séparer  de  Clarke  et  de  WoUastan  qui  ramènent  l'idée  du 
bien  à  la  connaissance  des  rapports  nécessaires  et  des  convenances  éter- 
nelles ou  à  l'expression  de  la  vérité:  Dans  le  Système  de  plûlosophie  mo- 
rale, il  ne  se  sépare  pas  avec  moins  de  soin  de  la  théorie  de  Smith , 
comme  s'il  l'eût  pressentie;  il  montre  qu'il  est  impossible  de  ramener  la 
perception  du  bien  à  la  sympathie,  1. 1,  liv.  I,  chapm,  S  5,  p.  67.  a  La 
sympathie,  dit-il,  n'en  peut  rendre  compte,  bien  qu'elle  soit  assurément 
un  principe  naturel  et  une  belle  partie  de  notre  constitution.  Lorsqu'elle 
opère  seule,  elle  est,  en  général,  proportionnée  aux  souffrances  aper- 
çues ou  imaginées,  sans  égard  aux  autres  circonstances elle  ne 

peut  donc  expliquer  cette  bienveillance  immédiate  qui  nous  porte  vers 
tout  être  qui  nous  apparaît  doué  d'excellence  morale,  avant  que  nous 
ayons  aucune  idée  de  l'état  heureux  ou  malheureux  dans  lequel  il  se 
trouve.  D  Hutcheson  définit  le  sens  moral  n  une  détermination  naturelle 
et  inunédiate  h  approuver  certaines  affections  et  les  actions  auxquelles 
elles  donnent  naissance ,  un  sens  naturel  de  l'excellence  qui  y  est  con- 
tenue, et  qui  ne  se  peut  réduire  &  aucune  autre  qualité  perceptible  par 


NOVEMBRE  1846.  607 

nos  autres  sens  ou  par  ]e  raisonnement.  ))Ilid.,  S  àt  p.  38.  Dans  le  Ma- 
nuel de  philosophie  morale,  liv.  I,  ch.  i,  S  8,  il  rappelle  la  doctrine  déjà 
exposée  dans  la  Métaphysique,  les  sens  réfléchis  qui  entrent  en  exercice 
à  la  suite  des  sens  ordinaires.  Ces  sens  plus  délicats,  subtiliores,  nous 
procurent  d'autres  perceptions,  d'autres  idées.  Sic,  «Parmi  ces  puis- 
sances illustres  de  l'âme,  vires  animi  illastriores,  dit  Hutcheson,  il  en  est 
une ,  il  est  un  sens,  le  plus  divin  de  tous,  qui  aperçoit  dans  les  mouve- 
ments de  l'âme,  dans  les  intentions,  dans  les  paroles,  dans  les  actions, 
ce  qui  est  noble,  beau,  honnête.  C'est  à  l'aide  de  ce  sens  que  la  nature 
nous  montre  le  modèle  sur  lequel  nous  devons  régler  notre  caractère, 
notre  conduite,  tout  le  plan  de  notre  vie.  C'est  lui  qui  nous  pénètre  de 
joie  quand  nous  avons  accompli  ou  quand  nous  nous  rappelons  des  ac- 
tions conformes  à  ses  conseils,  tandis  que  les  actions  contraires  nous 
laissent  du  repentir  et  de  la  honte.  Les  actions  et  les  intentions  honnêtes 
des  autres  hommes  nous  plaisent  également,  nous  les  louons  et  nous 
aimons  leurs  auteurs;  nous  condanmons  et  nous  détestons  les  actions 
et  les  intentions  marquées  d'un  caractère  opposé.  Ce  que  ce  sens  ap- 
prouve s'appelle  juste,  beau,  vertueux;  ce  qu'il  désapprouve  est  honteux 
et  vicieux.  » 

Nous  applaudissons  de  tout  notre  cœur  à  ce  noble  langage  conmie 
à  la  réfutation  précédente  des  fausses  origines  de  l'idée  du  bien.  Nous 
aussi,  nous  pensons  que  ni  les  sens,  ni  le  raisonnement,  ni  la  sym- 
pathie, ne  peuvent  rendre  compte  de  cette  idée.  Nous  admettons  entiè- 
rement et  sans  réserve  la  partie  négative  de  la  théorie  morale  d'Hutche- 
son.  Encore  une  fois,  l'idée  du  bien  ne  peut  être  rapportée  qu'à  une 
faculté  spéciale  de  l'âme.  Mais  quelle  est  cette  faculté?  Elle  est  sublime 
assurément,  comme  ledit  Hutcheson,  mais  la  célébrer  n'est  pas  la  faire 
connaître ,  et  un  hymne  ne  peut  tenir  lieu  d'analyse.  H  faut  donc  pé- 
nétrer davantage  dans  cette  faculté  et  rechercher  son  caractère  propre. 
Ici  commence  la  partie  positive  de  la  théorie  d'Hutcheson  ;  c'est  ici  que 
cette  théorie  commence  à  chanceler  et  à  s'obscurcir  pour  aboutir  à 
une  erreur,  et  à  une  erreur  considérable, 

La  vraie  méthode  expérimentale  ne  sacrifie  les  faits  à  aucune  fausse 
expUcation;  et  c'est  des  faits  mêmes  qu'elle  tire  leur  explication  légitime. 
L'idée  du  bien  est  un  fait  dont  h  cause  doit  être  un  pouvoir  de  l'âme, 
pourvu  des  caractères  mêmes  dont  son  effet  est  marqué  ;  c'est  donc  tou- 
jours cet  effet  qu'il  nous  faut  examiner,  car  pour  nous  il  est  tout,  à 
proprement  parier,  et  il  contient  en  lui  ce  que  nous  pouvons  connaître 
de  sa  cause.  L'idée  du  bien  est  différente  de  toute  idée  de  plaisir  phy- 
sique ,  donc  la  faculté  qui  nous  donne  cette  idée  est  une  idée  toute  mo- 

88 


698  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

raie.  L'idée  du  bien  est  immédiate,  donc  elle  dérive  d'une  faculté  dont 
f exercice  est  spontané  et  non  réfléchi.  L'idée  du  bien  est  désintéressée, 
donc  la  faculté  qui  la  produit  est'en  nous  assurément,  mais  étrangère 
et  supérieure  à  ce  qui  fait  notre  personnalité  proprement  dite.  L'idée 
du  bien  est  universelle  et  nécessaire ,  donc  la  fecullé  qui  nous  la  suggère 
n'a  rien  à  voir  avec  notre  volonté.  En  analysant  encore  de  plus  près 
l'idée  du  bien,  nous  déterminerons  avec  plus  de  précinon  le  caractère 
de  la  faculté  qu'elle  suppose. 

En  présence  d'une  action  faite  par  un  autre  ou  par  nous-mème,  la 
facuhé  qui  s'y  applique  et  la  qualifie  bonne  ou  mauvaise  se  produit-elie 
par  im  jugement  ou  par  un  sentiment?  Nous  répondrons  sans  hésiter: 
par  l'un  et  par  l'autre. 

Il  y  a  jugement,  car  il  y  a  affirmation  ;  le  résultat  de  cette  affirmation 
et  de  ce  jugement  est  ime  idée,  et  cette  idée  est  pour  nous  une  vérité, 
différente  de  toutes  les  autres,  mais  égale  au  moins  à  toutes  les  autres 
et  que  nous  appelons  une  vérité  morale. 

Un  homme  trahit  son  ami  et  la  foi  donnée,  fl  s'approprie  le  dépôt 
qui  lui  a  été  confié  :  nous  jugeons  et  affirmons  que  cet  homme  est  un 
traître.  Notre  indignation  peut  être  plus  ou  moins  vive,  selon  que  nous 
sommes  plus  ou  moins  près  du  temps  et  du  lieu  où  faction  a  été 
commise,  selon  que  nous  sommes  en  teUe  ou  telle  disposition  particu- 
lière. Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  de  notre  jugement.  De  près  ou  de  loin, 
dix  ans  écoulés  comme  le  lendemain  ou  le  jour  même,  en  santé  ou  en 
maladie,  avec  vivacité  ou  avec  langueur,  nous  affirmons  et  jugeons 
que  cette  action  est  mauvaise  et  qu'elle  est  digne  de  mépris.  Quelqu'un 
nous  conteste-t-ii  cela,  et  prétend-il  que  c'est  un  effet  de  notre  humeur 
particulière ,  de  notre  imagination  ou  de  notre  sensibilité  ?  nous  soute- 
nons le  contraire  ;  nous  soutenons  qu'il  ne  s'agit  point  ici  d'humeur , 
d'imagination,  de  sensibilité;  qu'il  ne  s'agit  pas  d'une  impression  qui 
nous  soit  particulière,  mais  que  dans  la  réalité  des  choses  cette  action 
est  mauvaise ,  et  que  tout  homme  qui  n'en  juge  point  ainsi  est  dans 
l'erreur.  Nous  imposons  ce  jugement  à  tous  les  autres  hommes  conmie 
étant  indépendant  de  nous,  de  notre  volonté,  de  notre  personne.  La 
vérité  qu'il  exprime  a  pour  nous  le  même  caractère;  elle  n'est  point 
relative  à  nous,  eUe  est  impersonnelle,  elle  est  absolue;  nous  ne  l'a*» 
vous  point  &ite  et  nous  ne  pouvons  que  la  concevoir.  Qr  quelle  est 
en  nous  la  faculté  qui  affirme,  qui  juge,  qui  conçoit?  Qu*on  l'appdle 
comme  on  voudra  :  toujours  est*il  que  ce  n'est  pas  là  faculté  de  jouir  ou  de 
souffrir,  une  faculté  sensitive  intérieure  ou  extérieure  »  mab  une  faculté 
intellectuelle,  qui  s'appelle  ordinairement  la  raison. 


NOVEMBRE  1845.  609 

Le  fait  que  nous  venons  de  décrire  est  certain,  en  voici  un  autre 
qui  ne  l'est  pas  moins.  En  présence  ou  au  récit  de  laction  d*un  homme 
qui  viole  un  dépôt  confié  par  Tamitié  sous  la  foi  du  serment,  nous  ne 
jugeons  pas  seulement  que  cette  action  est  mauvaise  et  que  cet  homme 
est  un  traître;  à  ce  jugement  correspond  un  sentiment  qui  ne  vient 
pas  des  objets  extérieurs,  mais  des  profondeurs  de  Tâme,  un  sentiment 
d'indignation  douloureuse  contre  cet  acte  et  contre  son  auteur.  Nous 
souffrons,  non  d'une  peine  physique,  mais  d'une  peine  morale;  nous 
souffrons,  non  pas  pour  nous,  mais  en  quelque  sorte  pour  l'humanité 
tout  entière;  nous  gémissons  sur  sa  faiblesse,  nous  rougissons  de  sa 
lâcheté.  Au  contraire,  en  présence  ou  au  récit  d'une  belle  action,  d'un 
sacrifice  soit  de  l'intérêt,  soit  de  la  passion ,  en  même  temps  que  nous 
jugeons  que  cette  action  est  belle  et  bonne,  que  son  auteur  a  bien  fidt 
et  qu'il  est  digne  d'estime ,  un  sentiment  d'une  joie  exquise  et  particu- 
lière pénètre  notre  âme;  nous  admirons  et  nous  aimons  l'auteur  in- 
connu de  cette  action,  fîit-il  séparé  de  nous  par  l'Océan,  habitât-il  un 
autre  monde,  ou  fût-il  couché  dans  la  tombe  depuis  mille  ans;  nous 
sommes  fiers  de  cette  action  pour  la  nature  humaine;  et  tous  ces  mou- 
yements  intérieurs  ayant  leur  expression  au  dehors,  nous  relevons  la 
tête,  de  nobles  larmes  humectent  nos  yeux.  Est-ce  là  juger?  non,  c'est 
sentir;  c'est  sentir,  non  pas  par  un  de  nos  cinq  sens,  mais  par  un  pou- 
voir spécial  de  l'âme,  qui  est  différent  de  la  raison,  mais  qui  se  mêle 
à  son  exercice  et  lui  sert  d'auxiliaire. 

Les  deux  faits  qui  viennent  d'être  rappelés  diffèrent  essentiellement 
et  se  tiennent  intimement;  ôtez  l'un  des  deux,  la  perception  morale 
perd  un  de  ses  éléments,  et  la  théorie  qui  en  résulte  est  défectueuse. 

Remarquez,  toutefois,  que  des  deiix  éléments  qui  composent  la  per- 
ception morale  le  principal  est  le  jugement.  Si  le  bien  n'est  pas  une 
vérité  attestée  par  la  raison,  qu'est-Û,  je  vous  prie?  Il  n'est  plus  qu'un 
sentiment  ;  mais  le  sentiment  tient  à  toute  la  sensibilité.  C'est  ua  phé- 
nomène complexe  qui  est  le  lien  de  l'âme  et  du  corps,  de  la  raison  et 
des  sens.  Moins  mobUe  que  la  sensation ,  parce  qu'il  ne  dépend  pas  des 
objets  extérieurs  et  que  sa  source  est  tout  autrement  profonde,  il  n'a 
pas  non  plus  la  stabilité  de  la  raison.  Les  idées,  c'est-à-dire  les  vérités 
universelles  et  nécessaires,  forment  une  sorte  de  géométrie  immuable 
et  inflexible.  D'un  autre  côté,  les  sensations  sont  aussi  variables  que 
les  rapports  des  objets  à  notre  sensibilité;  elles  changent  instanta- 
nément et  perpétuellement  comme  la  face  mobile  de  ce  monde;  dles 
ftiient  d'une  fuite  étemelle  et  nous  assaillent  irrésistiblement.  Entre 
l'idée  et  la  sensation  est  le  sentiment,  leur  vivant  lien.  Le  cœur  avec  la 

88. 


700  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

liberté  est  le  privilège  éminent  de  ITiomme,  mais  ii  ii*est  pas  Hiooime 
tout  entier  :  le  fond  immortel  de  Tbomme  est  la  raison,  comme  sa 
prtic  périssable  est  la  sensation.  Le  sentiment  est  meilleur  que  fime, 
H  il  réfléchit  admirablement  lautre;  il  n  est  pas  le  principe  de  la  raison , 
mais  il  en  est  Técho  et  en  quelque  sorte  la  vie.  Cest  par  les  sentiments  que 
les  idées  vivent  et  se  réalisent;  c*est  quand  Tidée  a  passé  dans  le  sentiment 
que  riiomme  a  revêtu  cette  force  merveilleuse  qui  peut  résister  à  la  sen- 
sation ,  aux  accidents  extérieurs ,  au  monde  entier.  Voilà  le  sentiment  bien 
haut;  mais  ôtes-lui  la  raison  etTidée,  réduit  à  lui-même,  faute  de  son 
appui  naturel,  ie  sentiment  retombe  plus  ou  moins  du  côté  de  la  sen* 
sation ,  et  il  devient  instable  comme  elle.  U  varie  dans  le  même  honune 
et  d*hommc  à  homme  presque  autant  que  la  sensation.  Le  genre  hu- 
main est  un  et  identique  à  lui-même  dans  la  raison  ;  il  n  est  que  diffé- 
rent parla  sensation;  par  le  sentiment  vrai,  c'est-à-dire  uni  à  la  raison, 
il  est  un  tout  ensemble  et  il  diil%re;  il  a  de  Tunité  et  delà  variété;  il  vit 
de  la  vie  la  plus  noble  et  en  même  temps  la  plus  animée.  Séparez  le 
sentiment  delà  raison,  cen  est  fait  de Tunité,  cen  est  fait  de  la  frater- 
nité humaine;  il  ne  reste  plus  que  la  variété,  les  membres  épars  d'une 
famille  brisée,  des  cœurs  qui  battent  encore,  mais  qui  ne  battent  plus 
à  l'unisson.  Plus  d'idée  commune,  plus  de  commune  mesure.  L'énergie 
même  dos  sentiments  accroît  leiu*  différence.  Le  bien,  diversement 
senti,  apparaît  à  l'un  différent  de  ce  qu'il  apparaît  à  Tautre.  Dans  cette 
discordance,  tout  peut  successivement  devenir  bien  ou  mal,  selon  la 
disposition  particulière  de  chacun;  tout  peut  être  bien,  par  conséquent 
rien  n'est  bien  en  soi. 

J'insiste  sur  les  DSicheuses  conséquences  d'une  théorie  qui  réduirait  la 
perception  morale  au  sentiment,  parce  que  nous  sommes  à  l'entrée 
d'une  école  qui  est  tombée  dans  cette  faute.  Si  j'avais  affaire  à  une  école 
qui ,  comme  celle  de  Kant,  est  tombée  dans  la  faute  contraire  et  qui  a 
prtïsquc  absorbé  la  perception  morale  tout  entière  dans  la  raison.  Je 

!>i^ndrais  la  défense  du  sentiment;  je  ferais  voir  que,  s*il  n'est  pas  le 
bndement  unique  de  la  vertu,  il  en  est  le  tout-puissant  auxiliaire.  Cest 
du  mélange  de  la  raison  et  du  sentiment  que  se  forme  la  conviction, 
lia  raison  est  la  lumière  éternelle  qui  éclaire  toutes  les  intelligences. 
D'un  rayon  de  cette  lumière,  concentré  au  foyer  de  la  conscience,  la 
chaleur  du  sentiment  exprime  et  tirele  feu  qui  fidt  vivre  l'àme  et  battre 
le  cœur.  La  vraie  philosophie,  placée  au  centre  delà  vérité,  a  des  de* 
voii^  différents,  suivant  les  rapports  qu'elle  soutient  avec  les  différents 
systèmes.  Sans  se  contredire,  ou  plutôt  pour  ne  pas  se  contredire,  tan- 
tôt elle  rappelle  à  l'idéalisme  que  l'homme  est  de  chair  et  d'os,  que  les 


NOVEMBRE  1846.  701 

sens  ne  lui  ont  pas  été  donnés  en  vain ,  et  qu*il  est  insensé  de  ne  pas 
ouvrir  les  yeux  avec  reconnaissance  aux  beautés  et  aux  magnificences 
de  cet  immense  univers.  Tantôt  elle  réveille  Tesprit  enivré  de  cet  ad- 
mirable spectacle;  elle  lavertit  qu*il  est  à  lui-même  un  spectacle  en- 
core plus  beau,  qu*il  a  aussi  ses  forces  et  ses  lois,  que  toutes  ses  idées 
ne  lui  viennent  pas  de  la  nature,  que  les  meilleures  lui  viennent  d'une 
autre  source,  de  celle  qu'il  porte  en  lui-même.  Et  dans  ce  monde  in- 
térieur sont  tant  de  trésors,  qull  est  naturel  de  ne  pas  apercevoir  les 
uns  quand  on  est  vivement  frappé  des  autres.  Lorsque  la  force  divine 
du  sentiment  éclate,  elle  semble  composer  à  elle  seule  toute  lagran- 
deiu*  de  lame;  ou  bien  cest  la  raison  qui,  de  son  caractère  universel, 
immuable,  absolu,  s  élève  sur  tous  les  autres  pbénomènes  et  traite  le 
sentiment  conune  la  sensation  d'apparence  éphémère.  Il  faut  donc  que 
la  vraie  philosophie  remette  Tordre  et  Tharmonie  là  où  les  systèmes 
ont  introduit  la  division  et  la  guerre;  il  faut  qu'elle  maintienne  à  la  fois 
Texcellence  du  sentiment  et  la  suprématie  de  la  raison. 

Faute  d'avoir  suffisamment  reconnu  et  démêlé  les  deui  éléments 
différents  qui  entrent  dans  la  perception  morale,  à  savoir  le  jugement 
et  le  sentiment,  Hutcheson  rapporte  le  tout  à  une  seule  et  même  faculté 
qu'il  appelle  le  sens  moral.  Mais  nous  lui  demandons  :  ce  sens  moral 
est-il  une  faculté  rationnelle  ou  une  faculté  sensitive?  Â  cette  question 
on  chercherait  en  vain  dans  Hutcheson  une  réponse  claire  et  distincte  ; 
car  il  ne  se  doutait  pas  de  la  question.  Hutcheson  a  montré  ce  que  n'est 
pas  la  faculté  morale:  elle  n'est  pas  le  sens  extérieur,  le  goût  delà  jouis- 
sance physique;  elle  n'est  pas  non  plus  un  calcul  intéressé,  elle  n'est 
pas  le  raisonnement  et  la  réflexion.  Là,  Hutcheson  est  précis  et  lumi- 
neux; mais  enfin  quelle  est-elle  cette  faculté?  Ici,  comme  nous  l'avons 
dit,  Hutcheson  s'embarrasse.  La  chose  à  expliquer  est  pour  lui  une 
idée;  or  la  philosophie  régnante  avait  établi  que  toutes  les  idées  viennent 
des  sens.  Hutcheson  a  épuisé  son  analyse  et  son  courage  à  démontrer 
que  l'idée  du  bien  n'est  pas  une  idée  ordinaire  qui  vienne  de  nos  sens 
extérieurs.  Satisfait  de  cette  démonstration  généreuse,  au  lieu  de  pour- 
suivre la  victoire,  il  s'arrête,  et  s'inclinant  devant  la  théorie  que  toute 
idée  vient  des  sens,  il  lui  rend  les  armes,  ou  plutôt,  pour  se  conformer  à 
la  langue  convenue  de  son  temps,  il  dit  que  l'idée  du  bien  est  une 
idée  première  comme  l'idée  de  la  figure  et  de  l'étendue,  qu'elle  n'a  son 
origine  dans  aucun  des  cinq  sens,  mais  dans  un  autre  sens  appelé  le 
sens  moral.  Ne  lui  en  demandez  pas  davantage,  car  c'est  là  tout  ce  qu'il 
a  voulu  établir,  et  c'est  déjà  beaucoup  quand  on  se  reporte  à  1729. 
Mais  nous,  aujourd'hui,  il  nous  est  imposé  de  voir  clair  dans  ce  sens 


\ 


702  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

moral  »  et  de  rechercher  s'il  atteint  les  deux  âéments  dont  la  percep- 
tion morale  se  compose.  Il  n'en  est  rien,  et  malgré  quelques  contra- 
dictions de  langage,  encore  plus  apparentes  que  réelles,  le  sens  moral 
d*Hutcheson  est  une  faculté  sensitive  qui  n'explique  qu'une  seule  partie 
de  la  perception  morale,  qui  rend  compte  des  phénomènes  affectifs  que 
les  actions  vertueuses  ou  criminelles  excitent  en  nous,  mais  non  pas  des 
jugements  que  nous  portons  de  ces  actions. 

Le  paragraphe  i**  du  deuxième  chapitre  a  pour  titre  :  Les  affections 
sont  les  vrais  motifs  des  actions,  a  Toute  action  que  nous  concevons 
comme  moralement  bonne  ou  mauvaise  est  toujours  supposée  produite 
par  quelque  affection  envers  les  êtres  sensibles,  et  tout  ce  qu'on  ap- 
pelle vertu  ou  vice  émane  d'une  pareille  affection  ou  de  quelque  ac- 
tion faite  en  conséquence.  Peut-être  suffit-il,  pour  qu'une  action  ou  une 
omission  paraisse  vicieuse,  qu'elle  parte  d'un  défaut  d'affection,  etc.  » 

Hutcheson  ne  parle  partout  que  d'affections  vertueuses  ou  vicieuses. 
U  réclame  pour  la  vertu  la  gloire  d'être  une  affection  désintéressée,  il 
n'en  fait  jamais  une  conception  de  la  raison  aussi  bien  qu'une  affection 
du  cœur.  Au  fond,  tout  son  livre  n'est  qu'une  analyse  de  la  partie  affec- 
tive de  l'âme;  c'est  en  quoi  Hutcheson  a  excellé.  Son  second  ouvrage, 
nous  l'avons  vu ,  est  intitulé  Essai  snr  la  nature  et  la  condaite  des  passions 
et  affections,  avec  des  éclaircissements  sur  le  sens  moral.  Il  est  f%cheux  que 
cet  ouvrage  et  surtout  ces  Éclaircissements  n'aient  jamais  été  traduits. 
Le  premier  chapitre  de  ces  Éclaircissements  est  précisément  consacré  k 
déterminer  le  caractère  de  la  vertu  et  à  réfuter  la  supposition  que  la 
vertu  soit  quelque  chose  de  conforme  à  la  vérité  ou  à  la  raison.  Hut- 
cheson y  définit  la  raison  :  le  pouvoir  de  produire  des  propositions 
vraies;  défmîtion  très-incomplète,  arbitraire  et  tout  à  fait  scholastique , 
qui  lui  permet  aisément  de  conclure  que  ce  n'est  pas  la  conformité  d'une 
action  avec  une  proposition  vraie  qui  détermine  à  la  fîadre,  ni  cette  qua- 
lité qui  détermine  l'approbation.  Il  nie  qu'il  y  ait  aucune  idée  de  bien 
moral  antérieure  à  aucune  sensation  ou  affection,  et  qui,  antérieurement 
à  cette  sensation  ou  à  cette  affection,  détermine  l'action  ou  l'approbation. 
Dans  ces  Éclaircissements  comme  dans  sa  psychologie  la  volonté  n'est 
pour  Hutcheson  qu'un  appétit  raisonnable,  et  la  faculté  qui  nous  porte 
au  bien  ou  nous  le  fait  approuver  est  aussi  un  appétit,  une  affection,  un 
sens,  n  dit  expressément,  chap.  i,  que  «tout  de  même  que  l'étendue,  la 
figure,  la  couleur,  le  son,  la  saveur,  sont  des  perceptions  ou  sensations 
sur  lesquelles  nous  établissons  des  comparaisohs,  des  jugements,  des 
raisonnements;  ainsi,  il  y  a  des  sentiments  ou  sensations  qui  ne  sont 
pas  causés  par  des  impressions  corporelles  et  qui  sont  des  idées  mo- 


NOVEMBRE  1846.  703 

raies.  Un  certain  caractère,  un  état,  un  tempérament,  une  affection 
d*un  être  sensible ,  quand  il  est  perçu  et  connu ,  excite  en  nous  natu- 
rellement, d'après  la  constitution  de  notre  âme,  un  agrément,  une  ap- 
probation ,  tout  de  même  que  des  impressions  corporelles  produisent 
des  perceptions  externes.  La  raison  ou  Tintellect  n  engendre  aucune 
espèce  nouvelle  dldées,  elle  ne  fait  autre  chose  que  discerner  les  rap- 
ports des  idées  déjà  perçues  par  les  sens  externes  ou  internes,  physiques 
ou  moraux.  i>  Cette  dissertation ,  de  quelques  années  postérieure  aux 
Recherches,  ne  laisse  aucun  doute  sur  la  vraie  pensée  d*Hutcheson. 

En  résumé,  la  philosophie  d'Hutcheson  est  une  première  protesta- 
tion grave  et  mesurée  contre  le  système  de  Locke.  Hutcheson  n*en 
combat  pas  le  principe ,  il  a  plutôt  Tair  de  laccepter.  Il  accorde  en  gé- 
néral que  toutes  les  idées  viennent  des  sens;  mais  Locke  ne  reconnaît 
d'autres  sens  que  les  sens  physiques,  qui  lui  sont  les  seuls  fondements 
de  toutes  les  connaissances  humaines;  ici  Hutcheson  l'abandonne  et  le 
contredit  :  il  prouve  quil  y  a  dans  l'esprit  humain  ^des  idées  qui  ne 
peuvent  venir  directement  d'aucun  de  nos  sens,  par  exemple  l'idée  du 
beau  et  du  bien;  il  est  sur  ce  point  l'adversaire  déclaré  de  Locke,  etcé 
point,  c'est,  à  vrai  dire,  la  philosophie  tout  entière.  Les  idées  du  beau 
et  du  bien  ne  venant  pas  des  sens  physiques,  et  pas  davantage  de  la 
réflexion  et  du  raisonnement,  Hutcheson  les  rapporte  à  deux  (acuités 
auxquelles,  par  un  reste  de  condescendance  envers  la  philosophie  do^- 
rainante,  il  donne  encore  le  nom  de  sens;  mais  cette  satisfaction  ac* 
cordée  à  l'école  sensualiste  n'est  qu'apparente  et  purement  nominale  ; 
elle  couvre  im  dissentiment  profond  qui  tôt  ou  tard  éclatera.  Puisque 
les  idées  du  beau  et  du  bien,  et  tant  d'autres  comme  celles-là,  ne  vien- 
nent pas  des  sensations ,  les  facultés  qui  nous  les  donnent  ne  sont  pas 
les  sens,  et  n'ont  rien  de  commun  avec  eux;  ce  sont  donc  des  facultés 
intellectuelles  et  morales  d'un  ordre  à  part,  s'exerçant  avec  des  lois  qui 
leur  sont  propres,  et  constituant  une  partie  de  la  nature  humaine.  Il 
fallait  nécessairement  en  arriver  là,  une  fois  qu'un  certain  nombre  d'i- 
dées avaient  été  trouvées  marquées  d'autres  caractères  que  les  idées 
sensibles.  C'est  Hutcheson  qui,  le  premier  en  Ecosse,  amis  en  lumière 
les  caractères  particuliers  de  l'idée  du  beau  et  de  l'idée  du  bien;  c'est 
donc  lui  qui  a  porté  le  premier  coup  à  la  philosophie  de  Locke.  Là  est 
son  honneur,  son  originalité,  son  titre  auprès  de  la  postérité. 

V.  COUSIN. 


704         JOURNAL  DES  SAVANTS. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 

INSTITUT  ROYAL  DE  FRANCE. 
ACADÉMIE  DES  BEAUX-ARTS. 

H.  le  comte  Dndâtel  a  été  élu,  le  ai  novembre  i846,  académiden  libre,  en 
remplacement  de  M.  le  comte  ^méon. 

L  Académie  des  Beaux-Arts,  dans  sa  séance  du  a8  novembre,  a  an  H.  Braacassat 
membre  de  la  section  de  peinture ,  en  remplacement  de  M.  Bidauld,  décédé. 

LIVRES  NOUVEAUX. 
FRANCE. 

Les  aateurt  apocryphes, smfwést  déguisés,  plagiaires,  et  les  éditeurs  infidèlei  de 
la  littérature  française,  pendant  les  quatre  derniers  siècles,  ensemble  les  industriels 
littéraires  et  les  lellrés  qui  se  sont  anoblis  à  notre  époque;  par  J.  M.  Quérard , 
deuxième  livrabon  (bar-bre).  Paris,  chez  Téditeur,  rue  Mazarine,  6o-6a;  in-8*  de 
180  pages. 

Lettres  biographiques  sur  François  de  Maynard,  poète  toulousain  du  xvi*  siècle , 
renfermant  des  anecdotes  sur  Louis  XIII,  le  cardinal  de  Richdieu,  Corneille,  Ra- 
cine, Boileau,  Ménage,  MalleviUe,  Chapelain,  Colletet,  Voiture,  Voltaire,  Ninon 
de  Lenclos,  etc.;  par  M.  Labouisse-Rochefbrt.  A  Toulouse,  chez  Labouisse-Roche- 
fort;  in-3a  de  5  feuilles  1/8. 

Considérations  sar  Vétat  de  V enseignement  des  langues  dans  les  collèges  de  France, 
présentées  à  M.  le  ministre  de  Tinstruction  publique,  etc.,  par  M.  Savoie.  Paris, 
imprimerie  de  Ducessois ,  in-8*  de  a&  pages. 

Second  voyage  sur  les  rives  de  la  mer  Rouge ,  dans  le  pays  des  Adels  et  le  royaume  de 
Choa,  par  M.  Rocher  d*Héricourt.  Paris,  imprimerie  de  madame  Bouchard-Huzard, 
librairie  d'Arthus-Bertrand,  in-8*  de  &56  pages,  plus  un  atlas  in-8*  d*un  quart  de 
feuille ,  une  carte  et  1 5  lithographies. 


TABLE. 

Sur  la  planète  nouvellement  découverte  par  M.  Le  Verrier  (2'  article  de  M.  Biot).  Page  641 
Le  Antichità  délia  Sidlia,  per  Dom.  Duca  di  Serradifalco  (  1*'  article  de  M.  Raoul- 

Rochetle) 665 

Relation  des  voyages  faits  par  les  Arabes  et  les  Persans  dans  Tlnde  et  à  la  Chine , 

par  M.  Reinaud  (2'  article  de  M.  Quatremère) 677 

Hutchcson,  fondateur  de  Técole  écossaise  (4*  et  dernier  article  de  M.  Cousin)  .  690 

Nouvelles  littéraires 704 

FIN   DB   LA  TABLE. 


JOURNAL 


DES  SAVANTS. 


DÉCEMBRE  1846. 


LEsPAGNE  depuis  le  règne  de  Philippe  II  jusqu'à  Vavénement  des 
Bourbons,  par  M.  Ch.  Weiss,  professeur  d^ histoire  au  collège  royal 
de  Bourbon,  2  vol.  in-8^  chez  L.  Hachette,  i844. 

J'ai  à  rendre  compte  du  travail  historique  que  M.  Weiss  a  publié, 
eu  iSlxk,  sur  la  grandeur  et  la  décadence  de  Tancienne  monarchie 
espagnole.  Comme  son  ouvrage  est  savant  et  solide ,  Texamen  en  est 
toujours  à  propos.  Un  livre  bien  fait  sur  un  sujet  durable  attire  fin- 
tërêt,  et  le  conserve. 

a  Quelles  sont,  s'est  demandé  M.  Weiss,  les  causes  de  rabaissement 
de  l'Espagne,  et  comment  peut-elle  remonter  au  rang  quVlle  occupait 
autrefois  parmi  les  nations?  Tel  est  le  double  problème  que  nous  avons 
essayé  de  résoudre.  Pour  y  parvenir,  nous  nous  sommes  proposé  d'a- 
bord d  apprécier  le  système  politique  de  Philippe  II  et  de  ses  succes- 
seurs, d'en  faire  ressortir  les  conséquences  fatales,  en  recherchant  les 
principaux  faits  qui  expliquent  la  décadence  progressive  de  l'Espagne 
au  XVI*  et  au  xvn*  siècle;  d'examiner  ensuite  le  système  nouveau  suin 
par  les  Bourbons,  de  constater  les  réformes  qu'ils  ont  réalisées  jusqu*à 
ce  jour,  et  de  montrer  ainsi,  par  des  preuves  irrécusabfes ,  que  ce 
royaume  est  en  voie  de  progrès  ^  et  qu'un  brillant  avenir  lui  est  encore 
réservé.  » 

Fidèle  à  ce  plan ,  M.  Gh.  Weiss  trace  d'abord ,  dans  une  introduc- 
tion assez  étendue,  le  tableau  de  la  grandeur  de  l'Espagne  à  ravénement 
de  Philippe  II,  et  de  sa  décadence  sous  le  règne  de  Charles  II.  D  montre 
l'étendue  extraordinaire  de  ses  possessions  au  moment  où  le  fils  <}e 

89 


70Ô  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Charles-Quint  monta  sur  le  trône,  la  richesse  de  son  agriculture ,  Tactivîté 
de  son  conimerce,  le  développement  de  son  industrie,  Téclat  postérieiu- 
de  sa  littérature,  Timmensité  de  ses  ressources  et  de  sa  puissance,  et  fait 
voir  la  triste  condition  où  elle  était  descendue,  lorsque  le  dernier  prince 
de  la  maison  d'Autriche  la  laissa,  en  mourant,  dépouillée  d'une  partie 
de  ses  États,  et  ne  pouvant  plus  garder  ce  qui  lui  en  restait,  sans  com- 
merce, sans  industrie,  sans  marine,  tans  armée,  sans  argent,  presque 
sans  agriculture,  réduite  en  population,  déchue  d'esprit,  et  ne  conser- 
vant plus  que  le  souvenir  et  l'orgueil  de  ses  anciennes  prospérités.  Ces 
faits  connus,  mais  étudiés  de  plus  près,  et  beaucoup  de  documents 
nouveaux,  puisés  à  des  sources  certaines,  ont  permis  à  M.  Ch.  Weiss, 
quia  su  en  tirer  parti  fort  industrieusement,  d*entrer  dans  son  sujet,  en 
offrant  le  spectacle  instructif  de  ces  deux  grands  contrastes.  M.  Weissse 
demande  ensuite  comment  FEspagne  a  passé  si  rapidement  d'un  de  ces 
états  à  l'autre?  «La  cause  fondamentale  de  cette  décadence,  répond-il, 
n'est  autre  que  la  fausse  direction  qui  fut  imprimée  au  gouvernement 
de  l'Espagne  par  Philippe  II  et  ses  successeurs.  Tous  ces  rois  pratiquèrent 
à  l'extérieur  une  politique  envahissante,  è  fintérieur  une  politique  op- 
pressive, qui  toutes  deux  précipitèrent  la  monarchie  espagnole  dans 
un  abîme  de  calamités,  et  consommèrent  enfin  sa  ruine  après  une 
longue  agonie.  « 

De  là  une  division  naturelle  du  livre  de  M.  Weiss  en  deux  parties. 
Dans  la  première  partie ,  il  expose  et  examine  les  causes  de  la  déca- 
dence politique  de  l'Espagne;  dans  la  seconde,  qui  est  plus  originale 
et  plus  curieuse,  il  traite  de  sa  décadence  sociale,  dont  il  attribue  les 
causes  k  labandon  du  travail,  au  dépérissement  de  l'agriculture,  à  la 
cessation  du  commerce,  à  la  ruine  des  manufactures,  et  à  l'immobilité 
de  l'esprit.  Enfin ,  dans  une  conclusion  destinée  à  compléter  le  sujet, 
M.  Weiss  indique  les  chai^ements  heureux  qui,  à  partir  du  xviii*  siècle , 
ont  tiré  l'Espagne,  de  sa  léthargie ,  et  l'ont  un  peu  relevée  de  son  abais- 
sement. 

La  première  partie,  qui  comprend  plus  d'un  volume,  est  purement 
historique.  M.  Weiss,  dans  un  résumé  instructif,  donne  la  suite  et  la 
signification  des  événements  qui  ont  porté  si  haut  et  fait  tomber  si 
bas  la  monarchie  espagnole  depuis  Philippe  II  jusqu'à  Charies  U.  Il 
montre  toute  la  grandeur  de  cette  domination ,  alors  qu'elle  s'étendait 
sur  l'Aragon,  la  Castille,  îa  Na variée,  la  haute  et  la  basse  Italie,  la  Si- 
cile, la  Sardaigne,  une  partie  des  côtes  d'Afrique,  les  Pays-Bas,  la 
Franche-Comté,  l'Amérique,  les  Indes,  qu'elle  occupait  le  Portugal, 
qu'elle  envahissait  la  FVanoe,  qu'elle  menaçait  l'Angleterre.  Mais,  dans 
cette  grandeur  même,  il  aperçoit  la  faiblesse.  En  eifiet,  la  décadence 


DÉCEMBRE  1846.  707 

se  déclare  sous  le  trop  puissant  Philippe  II  lui-même ,  qui  perd  les  sept 
Provinces-Unies  des  Pays-Bas  par  la  violence  de  sa  politique ,  épuise  les 
forces  de  TEspagne  à  la  poursuite  de  desseins  impraticables,  grève  irré- 
médiablement ses  finances  dans  la  lutte  qu'il  soutient  contre  le  protes- 
tantisme et  dans  Tonéreuse  assistance  qu'il  accorde  à  ta  ligue  catholique, 
ruine  sa  marine  par  l'envoi  contre  l'Angleterre  de  la  fameuse  Armada  que 
disperse  et  détruit  la  tempête.  Depuis  lors  Ja  décadence  ne  s'arrête  plus. 
Sous  Philippe  III  et  sous  Philippe  IV,  les  colonies  de  l'Espagne  tombent 
entre  les  mains  des  Hollandais  et  des  Anglais,  qui  fondent  a  ses  dépens 
leur  puissance  maritime  et  leur  prospérité  commerciale.  Le  Portugal 
redevient  indépendant  en  1 6&o,  à  la  suite  d'une  insurrection  qui  appelle 
au  trône  la  maison  de  Bragance;  le  nord  de  la  Flandre  et  du  Brabant, 
le  sud  de  la  Gueldre,  sont  occupés  par  les  Hollandais;  enfin,  lorsque 
la  redoutable  infanterie  qui  restait  à  fEspagne,  comme  le  demiet* 
moyen  de  défendre  ses  possessions  et  de  retarder  sa  chute,  eut  été  anéantie 
à  Rocroy  et  à  Lens,  cette  monarchie  est  dépouillée,  sous  Charles  II, 
de  la  Flandre  française,  de  la  Franche-Comté,  d'une  partie  du  Bra- 
bant, et  arrive  à  un  tel  état  de  décrépitude  et  d'impuissance,  qu*elle  au- 
rait succomhé ,  si  l'Europe  ne  leùt  pas  protégée  et  soutenue.  Échue  en 
partage  à  la  maison  de  France,  elle  est  dépouillée  du  Milanais  et  des 
Pays-Bas  catholiques,  qui  sont  donnés  à  l'Autriche,  du  royaume  de  Napics, 
qui  devient  une  souveraineté  indépendante,  de  l'ile  de  Sardaigne,  qui 
est  cédée  à  la  Savoie,  et,  après  deux  siècles  d'envahissements  et  de  retors, 
elle  revient,  en  1 7 1 3,  au  point  d*oii  elle  était  partie  en  1 5oo;  mais  elle 
y  revient  abattue,  épuisée,  ayant  perdu  cet  admirable  esprit  d'entre- 
prise que  la  longue  guerre  contre  les  Arabes  de  la  Péninsule  avait  porté 
si  loin ,  et  entièrement  privée  des  forces  qui  lui  avaient  autrefois  servi  à 
coloniser  l'Amérique  et  à  dominer  l'Europe. 

Dans  cette  première  partie  de  son  livre ,  M-  Weiss  a  fait  preuve  d'ha- 
bileté et  de. sobriété.  Il  ne  perd  pas  de  vue  son  but  :  l'histoire  le  con- 
duit mais  ne  l'arrête  pas.  Les  faits  qu'il  choisit  sont  tous  signiticati&,  ce 
qui  rend  sa  marche  rapide  et  instructive.  Afin  que  le  lecteur  comprenne 
bien  l'existence  de  la  monarchie  espagnole  lorsqu'elle  était  animée  par 
l'esprit  de  Philippe  II  et  soumise  à  ses  ordres,  il  en  donne  le  tnéca- 
nisme  compliqué.  L'unité  de  cette  puissance,  vaste  et  dispersée,  était 
uniquement  dans  le  roi  et  dans  sa  volonté;  tout  le  reste  était  division 
et  rivalité.  Quoique  les  rois  d*Espagne  combattissent  et  gouvernassent 
au  dehors  avec  les  Espagnols,  la  nation  espagnole  n'était  pas  le  lien  de 
leurs  États.  Elle  était  bien  souvent  tout  le  contraire,  et  c'est  elle  surtout 
qui  fit  perdre  les  Pays-Bas.  Parvenue  trop  soudainement  à  une  unité 
territoriale  imparfaite,  elle  ft'avait  pu  atteindre  une  unité  politique  réeUe, 


708  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

et  eiie  demeurait  profondément  désunie.  Les  Castillaas,  les  Aragonais» 
les  Catalans,  les  Valenciens,  les  Navarrais,  les  Basques,  reconnaissaient 
le  même  souverain ,  mais  vivaient  sous  des  régimes  différents. 

M.  Weiss  a  pénétré  assez  avant  dans  l'organisation  du  gouvernement 
espagnol  pour  en  faire  bien  comprendre  les  différents  ressorts.  Ce  gou- 
vernement, depuis  que  le  clergé  avait  été  placé  dans  la  dépendance  de 
la  couronne  par  Ferdinand  le  Catholique,  que  la  noblesse  avait  été 
forcée  à  Tobéissancc  sous  Taltier  cardinal  Ximénès  etTimpérieux  Charlea- 
Quint,  que  les  communes  avaient  succombé  sur  le  champ  de  bataille  de 
Villalar,  devenu  le  tombeau  de  leurs  privilèges,  était  monarchique  ab- 
solu. Mais  la  volonté  du  roi  était  éclairée  par  de  nombreux  conseib, 
dans  lesquels  se  délibéraient  et  se  traitaient  les  diverses  affaires.  Ces 
conseils  étaient  de  plusieurs  espèces:  les  uns  étaient  généraux,  les  autres 
particuliers.  Ils  embrassaient  la  totalité  ou  s'adaptaient  à  certaines  divi- 
sions de  la  monarchie.  Dans  la  première  catégorie  et  au-dessus  de  tous 
les  autres  était  le  conseil  d'État,  composé  des  personnages  les  plus  ac- 
crédités et  les  plus  considérables,  le  conseil  de  guerre,  le  conseil  de 
hacienda  ou  des  finances,  etc.,  qui  discutaient  les  avis  à  donner,  la 
conduite  à  tenir,  les  plans  militaires  :\  suivre ,  les  mesures  financières  à 
prendre,  selon  les  conjonctures  et  les  besoins.  C^étaient  des  conseils  de 
gouvernement  et  d'exécution. 

Dans  la  seconde  catégorie  étaient  les  conseils  qui  centralisaient,  h 
Madrid,  les  affaires  des  divers  pays  composant  la  monarchie  espagnole, 
comme  le  conseil  d'Aragon,  le  conseil  d'Italie,  le  conseil  de  Flandre, 
le  conseil  des  Indes,  et  les  conseils  qui  traitaient  de  certaines  matières 
spéciales,  comme  le  conseil  des  ordres  de  chevalerie  militaire,  dont  re- 
levaient les  commandcries  de  Calatrava,  d'Alcantara,  de  Santyago,  le 
conseil  de  la  suprême  inquisition  auquel  étaient  subordonnés  tous  les 
inquisiteurs  provinciaux,  le  conseil  de  Castille,  tribunal  souverain  du 
vaste  royaume  de  ce  nom.  A.u  sujet  de  ce  dernier  conseil,  je  relèverai 
une  erreur  échappée  à  M.  Weiss.  £n  indiquant  d'une  manière  exacte 
les  attributions  de  ces  nombreuses  assemblées,  qui  bien  souvent  entra- 
vaient sans  l'arrêter  et  éclairaient  sans  le  conduire  le  gouvernement 
espagnol,  à  la  fois  lent  dans  sa  marche  et  arbitraire  dans  ses  décisions, 
M.  Weiss  confond  cependant  le  conseil  d'Etat  avec  le  conseil  de  Cas- 
tille. Il  croit  que  le  conseil  d'État,  fondé  par  Charles  Quint,  reçut,  sous 
Philippe  II,  le  nom  de  grand  conseil  de  Castille.  Il  n'en  fut  pas  ainsi; 
ces  deux  conseils  essentiellement  différents  restèrent  toujours  distincts, 
l'un  était  un  conseil  politique,  l'autre  un  conseil  judiciaire.  Au  premier 
était  dévolu  l'examen  de  toutes  les  matières  d'État  que  le  roi  ne  se  ré- 
servait point;  au  second  remontaient  les  appels  de  toutes  les  cours  de 


DÉCEMBRE  1846.  709 

justice.  Celui-ci  était  comme  le  parlement  général  de  TEspagne  castil- 
lane, et  avait  pour  président  un  homme  de  loi  éminent;  celui-là  était 
le  confident  et  quelquefois  le  régulateur  des  aflaires  les  plus  graves,  les 
plus  délicates,  les  plus  secrètes  delà  monarchie,  et  n avait  d'autre  pré- 
sident que  le  roi. 

M.  Wciss  ne  fait  pas  seulement  connaître  le  mécanisme  général  du 
gouvernement  espagnol,  il  entre  dans  ladminislralion  particulière  de 
chacun  des  États  de  la  monarchie.  Les  constitutions  si  variées  de  la 
Caslille,  de  l'Aragon,  du  royaume  de  Valence,  du  comté  de  Barcelone, 
de  la  Navarre,  des  provinces  basques,  pays  plus  juxta-posés  qu'unis, 
reconnaissant  le  même  maître,  mais  s'administrant  d'après  leurs  vieilles 
formes  et  conformément  à  leurs  privilèges  longtemps  maintenus,  sont 
analysées  d'une  manière  succincte  et  claire.  M.  Wciss  donne  aussi  des 
notions  utiles  sur  le  régime  intérieur  de  la  Flandre,  de  la  Franche* 
Comté,  de  Naples,  de  la  Sicile,  du  Milanais,  des  Indes,  sous  la  domi- 
nation espagnole. 

Ces  notions  éclairent  le  sujet  et  montrent  combien  étaient  faibles 
les  liens  qui  rattachaient  les  uns  aux  autres  tous  ces  Etats,  dont  le  fais- 
ceau était  trop  relâché  pour  que  la  main  la  plus  puissante  l'embrassât 
aisément  et  s'en  servît  avec  dextérité.  Le  génie  réfléchi  et  résolu  de 
Charles-Quint  suffît  à  peine  ài  une  administration  aussi  vaste  et  aussi 
éparsc.  Déjà,  sous  Philippe  II,  malgré  l'application  patiente  de  ce  prince 
laborieux,  la  monarchie  commença  à  péricliter,  et  les  causes  de  sa  dé- 
cadence agirent  avec  une  force  irrésistible  sous  ses  incapables  succes- 
seurs. M.  Weiss,  d'accord  avec  d'autres  historiens,  attribue  surtout  ce 
déclin  à  la  mauvaise  conduite  administrative  de  Philippe  II,  à  son  am- 
bition trop  entreprenante,  à  son  esprit  oppressif.  Il  a  raison;  mais,  pour 
être  tout  à  fait  juste,  il  faut  reconnaître  que  Philippe  II  dirigea  cette 
monarchie  en  suivant  des  maximes  établies  avant  lui,  précipita  Tim- 
pubion  conquérante  qui  lui  avait  été  déjà  imprimée,  ne  fit  quabuser 
du  despotisme  que  d'autres  avaient  fondé. 

Le  véritable  auteur  de  la  puissance  espagnole  est  Ferdinand  le  Catho- 
lique. Roi  sans  éclat,  mais  non  sans  grandeur,  politique  astucieux  et  pro- 
fond, doué  d'une  habileté  extraordinaire  trop  enlachée  de  perfidie, 
n'ayant  d'autre  règle  de  sa  conduite  que  l'ambition,  ne  poiu^suivant  ja- 
mais qu'un  dessein  à  la  fois,  n'ayant  éprouvé  aucun  revers  parce  qu'il 
n'a  commis  aucune  faute,  Ferdinand,  qui  avait  réuni  définitivement  la 
Castille  et  l'Aragon  par  son  mariage  avec  la  reine  Isabelle,  porta  la 
monarchie  ainsi  étendue  jusqu'à  ses  frontières  naturelles  par  la  conquête 
du  royaume  de  Grenade  au  sud ,  et  celle  du  royaume  de  Navarre  au 
nord.de  la  Péninsule.  Non  content  d'avoir  achevé  l'unité  de  l'Espagne, 


DÉCEMBRE   1846.  711 

lentement  mais  irrésistiblement,  que  dépendent  à  la  longue  la  prospérité 
ou  la  détresse,  la  grandeur  ou  la  chute  des  nations. 

Il  faut  suivre  M.  Weiss  dans  Teiposition  savante  de  la  décadence  so- 
ciale de  FEspagne  et  voir  comment  se  tarirent  peu  à  peu  toutes  le6 
sources  de  la  richesse  et  de  la  puissance  pour  cet  orgueilleux  et  triste 
pays.  Uauteur  montre  d  abord  la  diminution  toujours  croissante  de  la 
population  espagnole  réduite  de  près  de  moitié  depuis  le  règne  de  Phi- 
lippe II  jusqu'à  lavéncmentde  la  dynastie  des  Bourbons. 

Je  Tai  déjà  dit,  pour  arriver  à  Tunité  religieuse  qui  était  le  grand 
moyen  de  Thomogénéité  nationale,  les  vainqueurs  dans  la  longue  lutte 
poursuivie,  durant  sept  siècles,  entre  deux  races  ennemies  et  deux 
croyances  contraires,  commencèrent  à  convertir  ou  à  expulser  les  vain- 
cus dès  quils  eurent  achevé  sur  eux  la  conquête  de  la  Péninsale. 
L'exemple  fut  donné  par  Ferdinand  et  Isabelle.  Ils  exilèrent  tous  les 
Juife  qui  ne  voulurent  pas  recevoir  le  baptême,  et  dont  le  nombre  s'é- 
leva, d  après  les  indications  évidemment  très-exagérées  de  Mariana,  & 
Sooyooo.  Ces  expulsions  en  masse  furent  étendues  des  Juifs  aux  Maures 
du  temps  de  Philippe  II  et  de  Philippe  III.  L ^inquisition  eut  la  charge, 
dont  elle  ne  s  acquitta  que  trop  bien,  de  travailler  violemment  et  sys- 
tématiquement à  rendre  la  nation  homogène  en  surveillant  les  conv^rtÎB 
et  en  brûlant  les  suspects  d'une  autre  religion  et  d'une  autre  race.  TEs- 
pagne  perdit  ainsi  deux  ou  trois  millions  de  ses  habitants  les  plus  labo- 
rieux, les  plus  intelligents ,  les  plus  actifs,  tandis  que  les  guerres  dltalie, 
d'Allemagne,  de  Flandre,  de  France,  la  colonisation  de  TÂmérique  et 
dés  Indes,  le  gouvernement  de  tant  de  pays  divers,  lui  enlevèrent  )â 
partie  entreprenante  de  sa  population.  Ce  fut  le  résultat,  à  la  fois  iné*- 
vitable  et  malheureux,  de  la  conquête  chrétienne  de  la  Péninsule  et  de 
la  conquête  militaire  d'une  partie  du  monde. 

u  On  a  calculé,  dit  M.Weiss ,  qu  au  xvii*  siècle  plus  de  /lo,ooo  hommes 
sortaient  tous  les  ans  de  l'Espagne,  soit  pour  se  fixer  en  Amérique,  soit 
pour  défendre  les  provinces  des  Pays-Bas,  de  l'Italie  et  de  rAfrique,  qui 
faisaient  partie  de  la  monarchie.  C'étaient  pour  la  plupart  des  hommes 
robustes ,  accoutumés  au  travail  et  à  la  fatigue  ;  pauvres  dans  leur  pays 

natal,  ils  cherchaient  fortune  à  l'étranger Un  décret  de  Philippe  H 

défendit  ces  émigrations;  mais,  malgré  les  défenses  les  plus  formelle», 
elles  continuèrent,  et  c'étaient  les  vaisseaux  de  l'Etat  qui  transportaient 
loin  de  leur  patrie  cette  foule  d'exilés  volontaires.  Jl  résulte  des  câlcuk 
de  Robertson  que  le  Mexique  et  le  Pérou  étaient  peuplés,  au  dernier 
siècle,  de  3,ooo,ooo  de  blancs;  or,  si  Ton  songe  combien  le  climat 
de  l'Amérique  est  fatal  aux  Européens,  on  admettra  sans  peine  queees 
3,000,000  ont  fait  perdie  il  rÈspagne  une  population  dix  fou  phis 


712  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

considérable.  Il  parait,  en  effet,  que  la  colonisation  du  nouveau  inonde 
a  coûté  à  TEspagne  environ  3o,ooo,ooo  d'habitants;  cette  évaluation 
même  donne  à  peine  le  chiffre  exact  de  ceux  qui  succombèrent  préma- 
turément et  sans  postérité.  »  Si  Ton  trouvait  les  calculs  de  M.  Weias  1 
cet  égard  excessifs,  on  n*en  serait  pas  moins  obligé  d'admettre  que  la 
population  de  TEspagne  décroissait  d'un  recensement  à  Tautre,  et  que, 
descendue  à  près  de  6,000,000  d'habitants  sous  Philippe  IV,  elle  fat 
réduite  à  6,700,000  sous  Charles  IL 

Voici  le  tableau  que  M.  Wciss,  d'après  des  documents  certains,  trace 
de  l'Espagne  vers  cette  époque  :  «  Un  grand  nombre  de  villes  et  de 
villages,  dit-il,  tombaient  en  i*uines.  A  Valladolid,  les  regards  du  voya- 
geur s'arrêtaient  avec  surprise  sur  une  multitude  de  belles  maisons  qui 
étaient  restées  inachevées.  On  y  voyait  partout  les  traces  d'une  grande 
prospérité  subitement  interrompue.  Les  trois  quarts  des  villages  de  la 
Catalogne  étaient  inhabités.  On  en  comptait  198  dans  la  Nouvelle- 
Castiile,  3o8  dans  la  Vieille-Castille ,  202  dans  la  province  de  Tolède, 
près  de  1,000  dans  celle  de  Cordoue,  dont  les  habitants  avaient  dis- 
paru. ...  Il  y  avait  dans  les  environs  de  Ségovie  un  territoire  de 
a&  lieues  de  circuit  que  Ion  appelait  le  despobladOf  parce  qu'il  était  en- 
tièrement inhabité.  L'Estramadure,  cette  terre  promise  de  l'Espagne,  ' 
si  renommée  jadis  par  sa  fertilité  et  par  la  douceur  de  son  climat,  of- 
frait l'aspect  d'une  vaste  solitude.  Un  tiers  des  terres  de  l'Alava  était 
en  friche,  et  les  habitants  avaient  entièrement  abandonné  la  culture 
de  la  vigne  qui  faisait  autrefois  une  partie  de  leur  richesse.  En  Anda- 
lousie, la  plaine,  naguère  si  bien  cultivée,  qui  s'étend  autour  de  Ta- 
rifa, était  devenue  déserte.  Le  voyageur  traversait  5  à  6- lieues  d'un 
pays  magnifique  sans  trouver  une  maison  ni  un  champ  cultivé.  Dans 
la  Vieille-Castille,  on  voyait  une  immense  étendue  de  terrains  couverts 
de  ronces  et  d'épines;  pas  un  arbre  à  l'ombre  duquel  on  pût  se  repo- 
ser. Une  herbe  courte  et  desséchée  suffisait  à  peine  à  la  noumture  des 
ti*oupeaux  mérinos;  encore  n'en  trouvait-on  que  dans  un  petit  nombre 
de  vallées  où  étaient  disséminés  les  rares  villages  de  cette  province. 
Pour  exprimer  le  dénûment  absolu  qui  attendait  le  voyageur  dans 
ces  plaines  ai  ides,  les  Castillans  avaient  coutume  de  dire  :  L'alouette 
qai  veut  traverser  la  Castiile  doit  porter  son  grain.  » 

Parmi  les  causes  qui  concoururent  à  plonger  l'Espagne  dans  ce  dé- 
plorable état,  il  faut  placer  l'accroissement  des  biens  de  mainmorte  et 
des  majora ts.  Il  était  naturel  que  la  clergé  et  la  noblesse  dominassent 
et  fissent  prévaloir  leur  esprit  dans  un  pays  que  sa  position  et  son 
rôle  avaient  rendu  aussi  religieux  et  aussi  conquérant.  Ces  deux  classes, 
qui  jetèrent  le  reste  de  la  nation,  disposée  à  les  suivre  et  à  les  imiter, 


DÉCEMBRE  1846-  713 

dans  un  engourdissement  profond  et  une  pompeme  oisiveté,  possé- 
dèrent une  grande  partie  du  sol  de  l'Espagne  qu'elles  cultivèrent  mal 
et  condamnèrent  à  une  complète  immobilité.  Au  moment  où  la  popu- 
lation générale  était  descendue  à  son  chiflre  le  plus  faible,  il  y  avait 
environ  quatre- vingt  mille  prêtres,  soixante  mille  moines,  trente-trois 
mille  religieuses,  vivant  sans  travail  et  dotés  magnifiquement  par  la 
piété  la  plus  généreuse  et  la  moins  prévoyante.  Ce  clergé  infiniment 
trop  considérable  était  en  effet  propriétaire,  dansles  vingt-deux  provinces 
du  royaume  de  Castille,  de  douze  millions  d*arpents  de  terre,  tandis 
que  tous  les  laïques  ensemble  n* en  avaient  que  soixante  et  un  millions. 
Les  terres  de  TEglise,  ne  changeant  jamais  de  main,  livrées  à  des  fer- 
miers héréditaires  qui  n  avaient  aucun  intérêt  à  les  rendre  plus  pro- 
ductives, étaient  cultivées  très-imparfaitement,  et  rapportaient  à  peine 
un  et  demi  pour  cent. 

Il  en  était  de  même  des  terres  nobles  successivement  transformées 
en  majorats  inaliénables.  Le  système  des  majorats,  déjà  établi  dans  le 
code  des Siete  partidas ,  au  xiii*  siècle,  avait  pris  un  développement  ex- 
trême depuis  la  fin  du  xv*.  La  noblesse  avait  contraint  la  couronne  à 
l'admettre  sans  mesure,  u  11  faut  favoriser  les  hidalgos,  avaient  dit  Fer- 
dinand et  Isabelle  dans  les  lois  de  Toro,  car  c'est  avec  leur  épéeque 
nous  gagnons  des  batailles.  »  Aussi  les  majorats,  qui  ne  pouvaient  être 
ni  confisqués,  ni  démembrés,  ni  vendus,  étaient  devenus  la  loi  de  la 
noblesse  et  l'ambition  delà  bourgeoisie,  qui  se  précipita  vers  les  privi- 
lèges elles  vanités  de  celte  dangereuse  distinction.  Les  domaines  des 
grands  d*Espagne,  que  les  mariages  et  les  successions  augmentaient 
sans  cesse,  étaient  immenses.  On  en  jugera  par  quelques  exemples 
que  cite  M.  Weiss,  d'après  un  tableau  des  revenus  des  principales 
familles  d'Espagne  au  xvii*  siècle,  inséré  dans  un  manuscrit  de  Denys 
Godefroi ,  déposé  à  la  bil^liothèque  de  l'Institut.  L'Andalousie  presque 
tout  entière  appaitenait  aux  quatre  puissantes  maisons  des  Mendoza , 
des  Enriquez,  des  Pacheco,  des  Girone,  qui  avaient  pour  chefs  les  ducs 
de  rinfantado ,  de  Médina  de  Rioseco ,  d'Escalona  et  dOssuna  ,  et  dont 
dépendaient  plus  de  trente  mille  familles  vassales.  Dans  la  Vieille-Cas- 
tille,  les  ducs  d'Albe,  de  Najara  et  de  Zuniga;  dans  la  Nouvelle-Castille 
le  duc  de Medina-Cœli ,  dansles  provinces  de  Grenade,  d'Estramadure, 
de  Jaèn ,  les  ducs  de  Medina-Sidonia ,  d'Arcos ,  de  Feria ,  étaient  tout 
aussi  opulents.  Les  moins  riches  d'entre  eux  avaient  près  d'un  million 
de  francs  de  revenus ,  qui  en  vaudrait  aujourd'hui  ti*ois.  Ils  avaient  une 
cour,  des  gardes,  dos  majordomes,  des  chambellans,  des  pages;  ils  ha- 
bitaient des  palais  somptueux  oii  leurs  femmes  étaient  servies  à  genoux 
comme  des  reines;  et,  quand  ils  se  rendaient  chex  le  roi,  ils  étaient  suivis 

90 


714  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

d'un  cortège  de  gentilshommes  qui  remplissait  jusqu'à  vingt  carrosses. 
Les  débris  de  cette  richesse  étaient  encore  si  énormes  à  la  fin  du  xvu* 
siècle,  que  le  duc  d'Aihuquerque  laissa  une  vaisselle  d*or  et  d'ai^ent 
€pi*on  employa  six  semaines  à  décrire  et  à  peser.  Il  y  avait  entre  autres 
<ptatorze  cents  douzaines  d'assiettes ,  cinq  cents  grands  plats  et  sept  cents 
petits.  Quarante  échelles  d'argent  servaient  à  monter  jusqu'au  haut  de 
son  buffet,  disposé  en  gradins  comme  un  autel  placé  dans  une  vaste 
salle.  En  lisant  les  descriptions  exactes  de  cette  prodigieuse  opulence , 
on  croit  assister  aux  fantastiques  magnificences  des  Mille  et  une  naiis. 
Ces  richesses  étaient  pourtant  réelles,  mais  mortes.  Les  terres  de  l'Els- 
pagne  s'étaient  accumulées  dans  les  grandes  familles  sans  rien  pro- 
duire, et  les  métaux  précieux  du  nouveau  monde  s'y  étaient  convertis 
en  masses  énormes  et  inutiles. 

Ce  quil  y  eut  de  pis  c'est  que  le  peuple  voulut  imiter  les  grands.  JD 
abandonna  et  méprisa  le  travail.  Celui-ci  parut  d'autant  plus  vil,  qu'il 
restait  le  partage  des  Juifs  convertis  et  des  Maures  dépossédés,  a  On 
vit,  dit  M.  Weiss,  les  pecheros,  c'est-à-dire  la  classe  qui  payait  l'impôt, 
cultivait  la  terre  et  soutenait  les  fabriques ,  renoncer  en  foule  aux  habi- 
tudes laborieuses  de  leurs  ancêtres.  Ceux  qui  étaient  pauvres  se  faisaient 
moines  et  entraient  dans  les  couvents ,  où  les  attendaient  à  la  fois  la 
considération  publique  et  une  opulente  oisiveté.  D'autres  embrassaient 
le  métier  des  armes ,  afin  de  se  glorifier  du  titre  de  caballeros  et  de 
nobles  êoldadosdelrey,  Loi*squun  marchand  possédait  un  revenu  de  cinq 
cents  ducats,  il  se  hâtait  de  faire  du  capital  un  majorât  pour  son  fils.  Dès 
lors  le  fils  devenait  noble,  du  moins  aux  yeux  de  sa  famille.  Ses  frères, 
réduits  à  l'indigence ,  rougissaient  cependant  de  reprendre  le  métier 
que  leur  père  avait  exercé.  Ils  aimaient  mieux  augmenter  le  nombre  de 
ces  nobles  mendiants  qui  auraient  craint  de  déroger  en  travaillant ,  et 
qui  souffraient  de  la  faim,  pendant  que  leur  imagination  se  nourrissait 
des  rêveries  les  plus  fantastiques.  Madrid  «  Sévillc,  Grenade,  Valladolid , 
étaient  remplies  de  ces  cavaliers  vêtus  de  haillons.  A  la  fin  du  xvii'  siècle, 
on  comptait  six  cent  ving1.-cinq  mille  nobles,  et  le  plus  grand  nombre 
ressemblaient  à  ce  cavalier  de  Caidéroo ,  dont  les  pourpoints  troués  et 
les  paroles  emphatiques  égayaient  l'alcade  de  Zalamea.  » 

Si  l'extension  des  biens  de  mainmorte  et  des  majorats  avait  con- 
tribué à  la  ruine  de  l'agriculture  en  Espagne,  comme  les  latifandia 
a¥aient  autrefois  perdu  celle  de  l'ancienne  Italie,  les  ravages  périodi- 
ques et  légaux  des  troupeaux  voyageurs  n'y  avaient  point  été  étran- 
gers. L'industrie  des  tix>upeaux  était  celle  des  conquérants  chrétiens 
pendant  leur  lutte  avec  les  Arabes,  alors  que  les  champs  en  fi^iche , 
dana  les  vastes  sones  dévastées  qui  séparaient  les  deux  peuples,  se  prê- 


DÉCEMBRE  18&6.  715 

taient  Tnieux  au  pacage  qu'au  labour.  Cette  industrie  des  temps  d'in- 
vasion sentretint  et  saccrui  après  Tentier  accomplissement  de  la 
conquête  i  et  les  rois  de  Castille,  pour  la  favoriser,  défendirent  aux 
cultivateurs  d'enclore  leurs  propriétés  de  haies  et  de  fossés.  En  vertu 
du  funeste  privilège  accordé  à  la  mesta ,  d'innombrables  troupeaux  de 
mérinos  parcoururent  la  Péninsule  dans  sa  longueur  sans  rencontrer 
d'obstacles  et  sans  permettre  la  culture  régulière  et  la  plantation  aran- 
tageuse  des  champs  qu'ils  traversaient.  Quelques  provinces  échappè- 
rent à  ces  désastreux  effets ,  mais  la  plus  grande  partie  de  TEspagne  y 
fiit  exposée,  et  bientôt  ne  produisit  plus  assez  de  blé  pour  nourrir  ses 
habitants;  il  fallut  accorder  des  exemptions  d'impôts  aux  marchands 
qui  apportaient  par  mer  du  pain  au  marché  de  Séville. 

Tout  se  tient:  le  système  économique  et  le  système  financier  de 
l'Espagne  ne  valurent  pas  mieux  que  son  système  politique ,  sa  consti- 
tution sociale  et  son  régime  agricole.  M.  Weîss  a  consacré  deux  dia- 
pitres  étendus  et  excellents  à  l'industrie  et  au  commerce  de  ce  pays 
tombé  peu  à  peu  dans  un  incroyable  appauvrissement,  malgré  iepror 
duit  annuel  des  mines  les  plus  riches  de  l'univers,  et  la  possession  de 
vastes  et  superbes  colonies.  Son  industrie  était  très-florissante  i  Tavé- 
nement  de  la  maison  d'Autriche.  A  cette  époque  où  Tagricnltore  était 
encolle  en  honneur  ;  où  les  Asturies ,  la  Navarre  et  les  provinces  bas- 
ques étaient  couvertes  d'arbres  fruitiers  et  de  pâturages;  où  le  nord 
de  la  Péninsule  produisait  des  fruits  exquis,*  du  miel,  de  ia  cire,  du 
lin ,  du  chanvre ,  du  blé  en  abondance  ;  où  le  safran ,  cultivé  prèa  de 
Barcelone  et  de  Cuença ,  était  une  source  de  richesse  ;  où  de  l'Anda- 
lousie et  des  deux  Castilies,  greniers  de  la  Péninsule,  on  exportait  des 
céréales  à  l'étranger;  où  rien  n'égalait  la  richesse  des  rives  du  Guadal- 
quivir  et  du  Douro,  des  côtes  d'Almeria  et  de  Malaga,  de  Tarifii;  où 
la  Haerta  de  Valence ,  sillonnée  par  des  canaux  et  des  Mpiadiics  aans 
nombre,  présentait  l'aspect  d'un  magnifique  jardin;  où  le  royaume  de 
Grenade,  encore  habité  par  les  descendants  des  Arabes,  ofirttt  les 
produits  de  la  plus  belle  culture  qui,  de  la  riche  Vega  qu'arrosait  le 
Xénil,  s'étendait  jusqu'aux  cimes  les  plus  élevées  de  l'Alpiijarra,  lab- 
sait  voir  en  pleine  terre  le  bananier,  le  pistachier,  le  myrte,  le  sé- 
same, la  canne  à  sucre  et  les  plantes  des  tropiques  mêlées  à  eellet  de 
l'Europe,  enfin  nourrissait  à  lui  seul  trois  millions  d'habitants,  et  s'ap- 
pelait le  paradis  du  monde  ^  à  cette  époque  les  manulBMtures  pros 
péraient  aussi  en  Espagne.  Tolède,  Cuença,  Huete,  Ciudad-Red 
Ségovîe  ,   Villacastin ,  Grenade  ,  Cordooe  ,  Séville  ,   Ubeda  ,  Baeaa , 

^  Introdactkm,  p.  iS  à  i5. 

90. 


716  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Medina-del-Campo,  Avila,  étaient  célèbres  par  leurs  fabriques  d*annes, 
de  cuii's,  de  draps,  de  soieries,  de  tissus  dor  et  d'argent.  A  Ségovie, 
trente-quatre  mille  ouvriers  étaient  employés  à  confectionner  des  draps; 
Séville  avait  seize  mille  métiers  à  soieries  et  comptait  cent  trente  mille 
ouvriers  employés  à  la  fabrication  des  étoffes  de  soie  et  des  tissus  de 
laine.  Les  foires  do  Burgos,  de  Valladolid  et  de  Medina-del-Campo 
attii*aient  les  marchands  de  TËspagne  et  des  pays  voisins ,  et  plus  de 
deux  mille  cinq  cents  navires  de  différents  bords  entretenaient  le  com- 
merce de  la  Péninsule ,  soit  sur  ses  côtes ,  soit  dans  les  autres  contrées 
de  l'Europe,  soit  avec  ses  colonies.  En  même  temps  la  marine  mili- 
taire la  plus  puissante  lui  donnait  le  libre  accès  et  pour  ainsi  dire  la 
souveraineté  des  mers. 

Je  serais  conduit  beaucoup  trop  loin,  si  je  voulais  montrer,  d'après 
M.  Weiss,  comment  toutes  ces  actives  manufactures  tombèrent,  ce 
vaste  commerce  cessa,  celte  imposante  marine  disparut.  En  1673,  Sé- 
govie, au  lieu  de  fabriquer  vingt-cinq  mille  pit^ces  de  draps  par  au ,  n'en 
fabriquait  plus  que  quatre  cents,  et  Séville  était  réduite  de  seize  mille 
métiers  à  soieries  à  quatre  cent  cinq.  La  Péninsule,  aussi  inactive  qu'ap- 
pauvrie, était  exploitée  par  quelques  industrieux  étrangers,  et  le  des- 
cendant du  prince  qui  avait  envoyé,  en  1  Sy  1 ,  cent  vaisseaux  â  Lépante 
contre  les  Turcs,  et,  en  1 588 ,  cent  soixante-qidnze  contre  les  Anglais, 
succombait,  sans  pouvoir  se  défendre,  aux  attaques  de  quelques  misé- 
râbles  flibustiers.  La  ruine  des  manufactures  nationales  réduisit  le  com- 
merce espagnol   à  une  vente  de  matières  premières,  comme  laines, 
soies,  cochenille,  indigo,  bois  de  campêche,  drogues,  cuirs,  vins,  fruits 
secs,  lingots  d'or  et  d argent.  A  la  fin  du  xvii*  siècle,  les  étrangers  ven- 
daient aux  Espagnols  les  cinq  sixièmes  des  objets  manufacturés  qui  se  con- 
sonunaient  dans  le  pays,  et  ils  faisaient  les  neuf  dixièmes  du  commerce 
dont  les  Espagnols  avaient  voulu  se  réserver  le  monopole.  Je  recom- 
mande la  lecture  des  deux  chapitres  importants  de  M.  Weiss  sur  la  dé- 
cadence de  rindustrie  et  du  commerce  en  Espagne.  Il  est  curieux  d*j 
suivre  les  fausses  idées  et  les  détestables  mesures  qui  anéantirent  l'une  et 
paralysèrent  l'autre.  Le  renchérissement  de  la  main-d'œuvre  par  l'im- 
portation des  métaux  précieux  dont  la  sortie  d'Espagne  était  défendue  ; 
le  préjugé  contre  les  arts  mécaniques  qui  avilissait  le  travail  et  poussait 
toutes  les  classes  de  la  nation  vers  la  vie  oisive  et  noble  ;  l'augmentation 
de  l'impôt  exigé  sans  mesure, perçu  sans  discernement,  de  façon  à  épui* 
»er  les  sources  mêmes  de  la  richesse  publique;  le  monopole  le  plus  con- 
centré provoquant  la  contrebande  la  plus  audacieuse  et  la  plus  inévi- 
table; le  déshonneur  infligé  au  négoce  qui  exposait  aux  avanies  d'un 
gouvernement  avide,  aux  mépris  d'un  peuple  alticr;  le  défaut  presque 


DÉCEMBRE  1846.  717 

absolu  de  communications  :  telles  sont  les  causes  que  M.  Weiss  assigne 
è  cette  décadence  inouïe.  Les  développements  dans  lesquels  il  entre 
sont  des  plus  insti^uctifs.  Je  renvoie  au  livre  de  M.  Weiss  ceux  qui  vou- 
dront savoir  comment  on  sappauvrit  avec  tous  les  éléments  de  la  ri- 
chesse et  Ton  tombe  dans  la  faiblesse  avec  tous  les  moyens  de  la  puis- 
sance. 

Je  n  énumérerai  ni  les  divers  genres  d^impôts  qui ,  pour  faciliter  les 
entreprises  ambitieuses  de  Charles-Quint  et  servir  les  desseins  outrés 
de  Philippe  II,  atteignaient  les  mêmes  objets  sous  plusieurs  formes, 
frappaient  les  matières  brutes  de  droits  énormes,  percevaient  sur  elles 
des  droits  plus  considérables  encore  lorsqu'elles  étaient  ouvrées,  les 
rançonnaient  ensuite  à  leur  passage  de  lieu  en  lieu  et  de  main  en  main, 
de  façon  à  en  empêcher  à  la  fin  le  transport,  la  fabrication,  Tusage; 
ni  les  dettes  énormes  que  laissèrent,  malgré  leurs  exigences  et  leurs 
banqueroutes,  ces  deux  princes,  dont  le  premier  avait,  au  moment 
oii  il  abdiqua,  dépensé  trente  millions  d'écus  d*or  au  delà  de  son 
revenu,  et  dont  le  dernier  mourut  en  devant  six  cents  millions  de  du- 
cats, qui  feraient  plusieurs  milliards  de  notre  monnaie;  ni  les  inter- 
dictions inconcevables  faites  aux  laboureurs  de  pétrir  leur  pain ,  sous 
peine  d'exil  et  de  confiscation ,  aux  détenteurs  dos  matières  métalliques , 
de  les  exporter  hors  de  la  Péninsule  où  il  en  entrait  des  masses  chaque 
année,  aux  propriétaires  et  aux  fabricants,  de  vendre,  en  pays  étran- 
gers, des  blés,  des  bestiaux,  des  draps,  des  étoffes  de  bure,  des  toiles, 
des  laines  cardées  ou  filées,  des  cuirs,  des  basanes,  des  cordouans, 
des  soies  écnies  ou  façonnées,  ce  qui,  pour  en  abaisser  le  prix,  en 
paralysait  la  production;  ni  l'impossibilité  légale  où  se  trouvaient  les 
Aragonais,  les  Catalans,  les  Galiciens,  de  prendre  part  au  commerce 
du  nouveau  monde,  concentré  sur  un  seid  point,  et  ne  se  faisant 
qu'une  fois  par  an ,  sous  le  singulier  motif  que  les  objets  vendus  en- 
Amérique  devenaient  plus  chers  en  Espagne,  qui  s'en  trouvait  appau- 
vrie. Je  ne  peux  cependant  pas  m'empêcher  de  montrer  comment  s'en- 
tretenait ce  dernier  commerce ,  afin  qu'on  juge  de  tout  le  reste  par  ce 
seul  trait;  je  vais  citer  M.  Weiss  : 

u  Le  monopole  de  Tapprovisionnement  du  Mexique  et  du  Pérou  fut , 
dit-il,  obtenu  en  loig  par  les  habitants  de  Se  ville,  et  transféré  dans 
la  suite  à  Cadix.  On  défendit  formellement  aux  autres  ports  de  mer 
d'envoyer  directement  en  Amérique  les  produits  de  leur  industrie.  Un 
tribunal  de  commerce ,  établi  à  Cadix  sous  le  titre  de  Casa  de  la  con- 
tratacion,  fixait  tous  les  ans;  la  nature  et  la  qualité  des  marchandises  des- 
tinées aux  colonies;  il  en  résulta  un  abus  qu'il  eût  été  facile  de  prévoir  : 
un  petit  nombre  de  négociants  de  Cadix  se  concertèrent  pour  étouffer 


718         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

toute  concurrence ,  et  ils  y  parvinrent  sans  peine.  Dès  lors ,  ils  haus- 
sèrent le  prix  des  marchandises  au  gré  de  leur  cupidité,  et,  lorsqa*3s 
sentendaient  pour  nen  pas  envoyer  une  quantité  suffisante,  ils  réali- 
saient d'énormes  bénéfices. 

ttDeux  escadres  sortaient  tous  les  ans  du  port  de  Cadix  pour  appro- 
visionner le  Mexique  et  le  Pérou.  On  les  appelait  la  flotte  et  les  ga- 
lions; les  galions  fournissaient  les  marchés  du  Pérou  et  du  Chili.  Ce- 
talent  dix  vaisseaux  de  guerre  dont  huit  portaient  de  quarante-quatre  i 
cinquante-deux  canons;  les  deux  autres  étaient  de  simples  patachea 
dont  la  plus  grande  était  armée  de  vingt-quatre  canons,  la  plus  petite 
en  avait  six  ou  huit.  La  flotte  était  destinée  à  faire  le  commerce  avec  la 
Nouvelle-Espagne  et  les  provinces  voisines;  elle  se  composait  de  deux 
vaisseaux  de  cinquante-deux  à  cinquante-cinq  canons.  Les  deux  escadres 
étaient  accompagnées  d'un  certain  nombre  de  vaisseaux  marchands 
auxquels  elles  servaient  d* escorte,  et  qui  avaient  chacun  de  trente  à 
trente-quatre  canons  et  cent  vingt  hommes  d'équipage.  Au  temps  de 
Philippe  II ,  soixante  ou  soixante-dix  vaisseaux  de  cinq  à  huit  cents 
tonneaux  approvisionnaient  la  Nouvelle-Espagne,  et  quarante  du  même 
port  approvisionnaient  le  Pérou.  Sous  Charies  II,  il  n y  en  avait  plus 
que  dix  ou  douze  qui  accompagnaient  les  galions  à  Carthagène  et  i 
Porto-Bello,  et  huit  ou  dix  qui  accompagnaient  la  flotte  à  la  Vera- 
Cruz.  Quelques  jours  avant  Tarrivée  des  galions,  les  commerçants  du 
Pérou  et  du  Chili  transportaient  à  Porto-Bello  les  produits  de  leurs 
mines  et  toutes  sortes  de  marchandises  précieuses  destinées  à  être 
échangées  contre  les  articles  manufacturés  de  FEspagne.  Cette  ville  se 
remplissait  alors  d^une  foule  innombrable,  le  marché  restait  ouvert 
pendant  quarante  jours;  mais  il  ne  régnait  aucune  liberté  dans  les  tran- 
sactions commerciales.  Tout  était  prévu,  réglé  d*avance.  Il  y  avait  des 
articles  dont  le  prix  fixé  devait  offrir  cent  pour  cent  de  bénéfice,  d*autres 
cent  cinquante,  quelques-uns  jusqu'à  trois  cent,  puis  on  échangeait  les 
marchandises  contre  l'argent  en  barres  ou  en  piastres. 

(i Pendant  ce  temps,  la  flotte  allait  aborder  -k  la  Vera-Cruz,  où  les 
négociants  Américains  avaient  transporté  d'avance  les  produits  les  plus 
précieux  de  la  Nouvelle-Espagne  et  des  provinces  qui  en  dépendent. 
L'échange  se  faisait  aux  mêmes  conditions  que  sur  le  marché  de  Porto- 
Bello.  Après  avoir  détaché  quelques  vaisseaux  pour  approvisionner  les 
Mes,  les  deux  escadres  se  rejoignaient  à  la  Havane  et  revenaient  en- 
semble en  Europe. 

«  Les  marchandises  vendues  aux  négociants  de  Carthagène,  de  Porto- 
bello,  etc.,  étaient  remises  aux  corrégidors  qui  en  faisaient  la  réparti- 
tion [repartimiento).  Ces  magistrats  parcouraient  aussitôt  les  districts 


DÉCEMBRE  1846.  719 

auxquels  ils  étaient  préposés,  et  fixaient  arbitrairement  la  qualité,  la 
quantité  et  le  prix  des  marchandises  que  chaque  Indien  devait  recevoir. 
Ces  malheureux  étaient  obligés  de  prendre  les  articles  qu'on  leur  don- 
nait sans  savoir  quelle  somme  ils  allaient  être  obligés  de  payer  en  re- 
tour.  Souvent  même  ils  recevaient  des  objets  dont  Tusage  leur  était 
inconnu.  Ils  avaient  beau  réclamer  alors  auprès  de  leurs  tyrans,  les 
corrégidors  refusaient  de  reprendre  les  marchandises  qu  ils  leur  avaient 
livrées.  Peu  leur  importait  qu*un  pauvre  Indien,  vivant  du  travail  de 
ses  mains  et  subvenant  avec  peine  aux  besoins  de  sa  famille,  eût  reçu 
pour  sa  part  trois  ou  quatre  vares  de  velours  entièrement  inutiles ,  et 
qu*ii  était  obligé  de  payer  à  raison  de  60  ou  5o  pesos (ao8  ou  ^260  fr.). 
Un  autre  recevait  des  bas  de  soie,  lorsqu^ii  se  serait  estimé  heureux  de 
porter  des  bas  de  laine.  Ils  donnaient  des  miroirs  à  un  demi-sauvage 
dont  la  cabane  n  avait  pas  même  un  plancher,  des  cadenas  à  un  autre 
dont  la  chaumière  était  suffisamment  gardée  par  une  porte  de  jonc  ou 
d'osier,  des  plumes  et  du  papier  à  un  malheureux  qui  ne  savait  pas 
écrire,  des  cartes  à  jouer  à  un  autre  qui  ne  trouvait  aucun  plaisir  à  cet 
amusement  frivole.  Les  Indiens  n*ont  point  de  barbe  et  on  les  forçait 
d'acheter  des  rasoirs;  ils  ne  connaissaient  guère  fusage  du  tabac  et  on 
leur  donnait  des  tabatières.  Us  étaient  condamnés  à  prendre  des  peignes, 
des  bagues,  des  boutons,  des  dentelles,  des  rubans,  des  livres  et  mille 
autres  objets  de  luxe  qu'on  leur  faisait  payer  au  poids  de  for.  On  les 
forçait  d'acheter  des  fruits  secs,  du  vin,  de  fhuile  et  surtout  de  l'eau- 
de-vie,  dont  l'usage  leur  répugnait. 

«  Cette  première  répartition ,  qui  suivait  régulièrement  l'arrivée  de 
la  flotte  et  des  galions,  ne  suffisait  point  à  favidité  des  corrégidors.  Le 
plus  souvent  ils  revenaient  au  bout  de  quelques  jours  offrir  aux  In<^ 
diens  d'autres  marchandises  qu'ils  avaient  tenues  en  réserve.  Afin  d'en 
assurer  le  débit,  ils  ne  leur  distribuaient,  la  première  fois,  quo  des 
objets  inutiles  et  gardaient  soigneusement,  pour  cette  nouvelle  répar- 
tition, les  articles  de  première  nécessité  :  c'étaient  des  toiles,  des  draps, 
des  instiunients  de  labourage.  Les  Indiens  choisissaient  alors  libre* 
ment  les  marchandises;  mais  ils  étaient  forcés  de  les  payer  au  prix 
fixé  par  les  corrégidors,  et  ils  étaient  si  accoutumés  à  obéir,  qu'ils 
n'opposaient  presque  jamais  de  résistance  à  ce  procédé  tyrannique.  » 

Ce  régime  conimercial  contribua ,  plus  encore  que  le  travail  rigou- 
reux des  mines ,  à  la  disparition  de  la  race  indigène  en  Amérique  et 
au  dépeuplement  des  deux  vastes  empires  que  les  Espagnols  y 
avaient  conquis.  Les  Indiens,  pressmrés  par  l'avidité  crueUe  de  leurs 
maîtres  et  ne  pouvant  payer  ce  qu'on  les  condamnait  à  prendre,  s'en- 
fuyaient dans  les  bois  ou  succombaient  à  une  irrémédiable  misère. 


DÉCEMBRE  1846.  721 

Le  AnticuitX  della  Secilià  esposle  ed  illustrate  per  Dom.  Duca 
di  Serradlfalco;  t.  IV ,  Andchità  di  Siracusa,  Palermo,  i84o; 
t.  V,  Antichità  di  Catana,  di  Taaromenio,  di  Tindari  e  di  Solanto, 
Palermo,  1 84 2,  folio. 

DEUXIÈME    AKTICLE  ^ 

ic  laisse  de  coté  les  édifices  dédiés  k  Jupiter  Falgar,  au  Ciel^  au  Soleil 
et  à  la  Lune,  et  cités  dans  un  autre  endroit  par  Vitruve^,  comme  de- 
vant ctre  sub  dio  hypœthraque;  il  est  bien  évident  que  ces  édifices,  con- 
sistant sans  doute  en  un  espace  circonscrit  de  murs  et  privé  de  toute 
toiture,  ne  pouvaient  être  des  hypèlhres  conçus  comme  les  définît 
notre  architecte,  puisque!  déclare  lui-même  ({u  il  n'existait  point  à  Rome, 
oix  Jupiter  Falgar^Cœlas,  SolelLuna,  avaient  un  culte  national,  de  temples 
proprement  hypèthres.  Je  ne  m*occupe  pas  non  plus  du  temple  de  Jupi- 
ter Capitolin,  qui  avait  son  toit  percé,  iectam  perforatum^,  à  cause  de  la 
pierre  du  dieu  Terminus,  placée  au-dessous,  et  qui  est  évidemment  en 
dehors  de  la  question  des  temples  hypèûires.  Le  mot  hypèthre,  qui  est 
notoiœment  grec,  iitaiBpos,  se  rencontre  assez  souvent  chez  quelques 
auteurs  grecs,  surtout  chez  Pausanîas  et  Strabon,  et  M.  L.  Ross,  qui 
a  pris  la  peine  de  recueillir  tous  les  passages  de  ces  deux  écrivains  où 
se  trouvent  les  mots  SirouOpof,  rb  {i-rraiOpov,  iv  ùnalBfxp,  a  pu  en  conclure 
avec  toute  certitude  que,  dans  la  plupart  des  cas,  ces  mots  ne  signi- 
fiaient rien  autre  chose  qu  u/i  espace  découvert,  en  plein  air,  et  n  avaient 
point  rapport  à  un  temple  hypèthre.  Cependant,  quoique  je  sois  de 
son  avis  sur  le  sens  de  presque  tous  les  passages  qu  il  allègue ,  il  en 
est  deux  où  je  ne  puis  m*empêcher  de  trouver  la  notion  d*un  temple 
hypèthre  assez  clairement  indiquée.  L'un  de  ces  passages  appartient  à 
Pausanias  ^,  et  il  est  ainsi  conçu  :  Korà  Se  r^v  &^v  tEPÔN  it/lip  tpoSs 
Kûà  (jtoplehv...  wT^i  iè  Mvxsp  dydXiiara  iv  ùnaiOp^  roS  tEPOT, 
Tfiç  Ts  Tla(piris  xa}  nXlov  rb  hepov.  Il  s*agit  évidemment  ici  d*un  temple 
d*Ino,  \epbv  ipoSf,  dans  la  partie  hypètlire  duquel,  iw  ùnctlBp^  tov  Upw, 
étaient  érigées  deux  statues  de  bronze,  Tune  de  la  déesse  de  Paphos, 
l'autre  du  Soleil.  C'est  ainsi  que  l'ont  entendu  tous  les  interprètes,  y 
compris  M.  Siebelis^;  c*est  ainsi  que  l'a  traduit  M.  Clavier^  :  dans  la  par- 

'  Voir  le  premier  au  cahier  de  norembre.p.  665. — '  VkroY.  I,  ii,  5.  —  *  Varr- 
de  t.  L.  v,  66.  ed.  Mùller;  cf.  Ovid.  Fasi,  II,  666,  sqq.;  Serv.  ad  Wrg.Mn.  ix,448. 
—  *  Pausan.  III,  xxvi,  i .  —  *  Pausan.  t.  II ,  p.  83  :  «  Pausanias  aolem  Irnu  addens, 
«in  Idoî  TEMPLI  parle  subdîall  positum  fuisse  Paphim  simulacrum. »  —  *  T.  II, 
p.  a  1 5.  Je  remarque  qa*en  traduisant  étyakfia  rfff  Ua^itfç  par  t  une  statue  de  Paphiê,  « 
M.  Clavier  ne  me  semble  pas  avoir  bien  nettement  aperçu  qu*il  s'agissait  de  la  déme 
de  Paphoi^àoni  le  culte  phénicien  était  tout nalurellemeni associé  ici  àicduidaSa/ML 

9* 


722         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

lie  da  temple  qui  est  à  découvert;  et  M.  L.  Ross,  qui  cherche  à  entendre 
ce  passage  de  la  partie  décoaverte  aatoar  da  temple,  me  semble  avoir 
donné  ici  au  mot  lep6v,  qu*il  remplace  par  celui  de  naos,  une  interpré- 
tation un  peu  abusive.  La  chose  me  parait  encore  plus  claire  pour  le 
second  passage  qui  se  lit  dans  Strabon ,  et  qui  est  un  texte  des  plus  im- 
portants à  tous  égards.  Il  est  question  du  temple  de  Jupiter  Sauveur  àa 
Pirée,  Tun  des  plus  beaux  édifices  de  TAttique,  et  voici  ce  qu'en  dit 
Strabon^  :  Th  kp^  roi  Aid^  toS  Zemfpof*  roS  Se  UpoS  rà  BIEN  ctlotSia 
fyei  wlvûoufs  ^mi[UÊx/lovÇj  Ipya  rôiv  int^avSprexvtrSp*  rb  A'  llIAIOPON, 
ivSpiivras.  Il  s'agit  bien  certainement  ici  d'un  temple,  dans  les  petits  por- 
tiques duquel  était  placée  une  galerie  de  tableaux,  chefs-d  œuvre  des 
plus  grands  maîtres,  tandis  que  dans  Vhypèthre  étaient  exposées  des  sla- 
tues.  On  n'a  pas  ici  la  ressource  de  supposer  que  Yhiéron  de  Jupiter  San- 
veur  était  entouré  d*un  espace  découvert,  d'un  téménos^,  qui  serait  désigné 
par  le  mottf^raidpoy ,  car  le  terrain  était  trop  précieux  au  Pirée  pour  que 
cette  supposition,  d'ailleurs  dénuée  de  toute  preuve,  puisse  être  admis- 
sible. D'un  autre  côté,  il  est  certain  que  les  petits  portiques,  alotita,  et 
Yhypèthre,  rb  IhteuOpov,  sont  liés  grammaticalement  au  mot  temple^  rb 
iepiv ,  par  les  particules  làév,  Se,  de  manière  qu'il  est  impossible  de  ne 
pas  rapporter  Yhypèthre  au  même  édifice  que  les  petits  portiques.  Le 
temple  de  Jupiter  Sauveur  au  Pirée  était  donc  un  édifice  hypèthre;  cela  me 
parait  incontestable.  Or  c'est  là,  dans  la  question  qui  nous  occupe, 
une  notion  capitale  ajoutée  à  celle  que  renferme  le  même  passage  de 
Strabon,  concernant  cette  galerie  de  tableaux  peints  sur  bois  placée  dans  les 
petits  portiques.  J'avais  déjà,  dans  un  de  mes  ouvrages',  fait  usage  de  ce 
texte  important,  et  j'avais  seulement  laisse  indécise  la  question  de  sa- 
voir si  les  petits  portiques  indiqués  ici  par  Strabon  étaient  ceux  des  deax 
façades  antérieure  et  postérieure ,  ou  bien  les  portiques  intérieurs ,  ceux  de 
la  cella,  comme  l'avait  entendu  Carelli*.  Aujourd'hui,  éclairé  par  de 
nouvelles  réflexions,  je  me  range  tout  à  fait  à  l'opinion  de  cet  anti- 

'  Strab. ,  1.  IX,  p.  396.  —  '  J'oi  peine  à  comprendre  comment  M.  Hermann, 
Die  HypâthraUempel ,  p.  i3,  ii3),  a  pu  reproclier  aliirt  d*avoir  vu  dans  la  descrip- 
tion de  Strabon  la  notion  d*un  temple  hypèthre,  avec  une  double  galerie  à  Finté- 
rieur;  car  c  est  certainement  bien  cela  qui  résulte  du  texte  de  Strabon.  M.  Hermann 
suppose  que  c*est  le  réfievos  kdrjvis  xal  àtôs^  mentionné  par  Pausanias,  I,  i ,  3,  qui 
est  1  tep^  Tov  àtds  rà  Xeûrffpos;  c*cst  bien  probable  en  effet;  c'est  ce  qu avait  pré- 
sumé aussi  M.  Siebelis,  et  c'est  ce  que  j'ai  soutenu  moi-même  dans  mes  Peintures 
antiques  inédites,  p.  109-110.  Mais  l'emploi  du  mot  réiievos,  qui  ne  doit  pas  se 
prendre  ici  dans  sa  significatictn  propre  d'enceinte  consacrée,  n'empêche  pas  do  re- 
connaître ici  un  temple  avec  des  portiques  intérieurs  et  avec  un  hypèthre.  —  '  Pein- 
tures antiq.  inédites,  p.  108,  1). —  *  Dissertaz*  isagogic.  intorn,  ail.  origin.  dell.  sacr. 
architetiura,  p.  89-90. 


DÉCEMBRE  1845.  7iS 

quaire  ;  et  je  présume,  de  plus ,  que,  par  les  petks  partUfaes  de  son  temple^ 
Strabon  a  entendu  les  fortiqaes  sapériean,  érigés  au-dessus  d'une  pre- 
mière colonnade,  dans  imtérieur  de  la  cella,  Cest  là,  en  effet,  une  des 
conditions  de  Vhypèthre  dans  la  définition  de  Vitruve;  et  Ton  sait,  du 
reste,  que  la  galerie  supérieure,  dans  les  temples  qui  possédaient  ces 
doubles  portiques  intérieurs,  comme  le  grand  temple  de  Pœstnm  et  ee^ 
lui  de  Séiinonte,  était  d*une  proportion  plus  petite  que  îa  galerie  inférieure  : 
ce  qui  s'accorde  parfaitement  avec  l'expression  de  Strabon ,  alotita. 

A  l'appui  de  la  notion  générale  du  temple  hypèàire,  donnée  par  Vi- 
truve d'une  manière  plus  ou  moins  systématique,  et  d'après  des  idées 
plus  ou  moins  particulières  à  l'auteur,  nous  avons  donc  deux  exemples 
de  temples  grecs  hypèthres  appartenant  ^  l'un  à  la  Laconie,  l'autre  à  TAt- 
tique,  et  cités  par  Pausanias  et  par  Strabon.  Nous  pouvons  ainsi  appré- 
cier déjà  jusqu'à  quel  point  M.  Ross  était  fondé  à  soutenir  qu'î/  n'existé 
pas  dans  la  littérature  grecqae  la  moindre  indication  d'an  temple  hypètkre. 
Cette  assertion  même  fût-elle  exacte,  il  n'en  résulterait  pas  encore  né- 
cessairement que  la  chose  n'ait  pas  eu  lieu ,  parce  que  le  mot  nous  man- 
quent. M.  L.  Ross  sait  mieux  que  personne  que  toute  la  littérature  de 
l'art  grec  est  perdue;  que  nous  sommes  privés ^  par  suite  de  ce  grand 
naufrage,  des  notions  de  l'art  les  plus  essentielles,  des  termes  de  la 
langue  de  Fart  les  plus  usuels  «  et  que,  par  exemple,  nous  ne  connaissons 
pas  le  mot  qui  désignait,  dans  la  langue  des  Grecs,  la  partie  du  temple 
qui  répondait  au  posticum  des  Latins;  d'où  ré^te  pour  nous  la  nécessité 
de  désigner  Y  avant  du  temple  par  le  mot  greoproiiaoi,  et  Y  arrière  par  le 
mot  latin  posticum.  Il  pourrait  donc  bien  se  faire  qu'il  y  ait  eu  dans  la 
Grèce  des  temples  hypèthres,  sans  que  la  notion  précise  s'en  fûX  conservée 
dans  le  peu  de  témoignages  qui  nous  restent;  et  cette  manière  de  voir 
serait  encore,  à  mon  avis,  plus  plausible  que  de' supposa  que  Vitruve, 
dans  sa  doctrine  du  temple  hypèÂre,  aurait  tout  inventé  à  la  fois,  le  mot 
et  la  chose.  Mais  nous  venons  d*acquérir,  par  les  deux  exemples  cités 
d'après  Pausanias  et  Strabon,  la  preuve  qu'il  exista  réellement  des  tem- 
pies  hjpèthres  dans  la  Grèce;  et  nous  possédons  encore  d'autres  indica- 
tions qui  se  rapportent  à  cette  notion. 

M.  Quatremère  de  Quincy  a  signalé  l'un  des  premiers  à  l'attention  des 
antiquaires^  un  passage  important  de  Plutarque^,  où  sont  exposées  les 
trois  principales  phases  de  la  construction  du  gruad  temple  de  Cérès ,  à 
Éfeusis,  avec  les  noms  des  architectes,  auteurs  de  chacune  des  parties  de 
l'édifice.  Le  dernier  de  ces  travaux,  celui  qui  mit  le  terme  à  la  construo- 
tion  du  temple ,  est  ainsi  exprimé  dans  le  texte  de  l'écrivain  grec  :Ti  S* 

•  Mémoire  cité,  p.  36 1 -37p.  —  •  Plotard^.  m  PeritL  c.  xiii. 


734         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

bisaiov  hcï  toi  àvaxUpov  SgvoKkiif  i  XoT^apyevs  ixopi^ûjas.  De  quelque  ma- 
nière quon  interprète  ce  passage,  qui  peut  donner  lieu  à  tant  de  suppcv 
citions  diverses,  comme  à  tant  de  restaurations  plausibles,  il  est  impos-^ 
aible  de  n  y  pas  voir  une  ouverture  ^  donnant  accès  au  jour  extérieur» 
rà  lirauov,  et  pratiquée  dans  le  comble ^  dans  la  partie  culminante  da  toit^ 
èxofiù(pwre\  et  que  cette  ouverture  fui  construite  et  décorée  de  manière 
à  constituer  une  œuvre  d'architecture  remarquable,  cest  ce  qui  résulte 
indubitablement  de  la  mention  du  nom  de  Tarchitecte,  Xénoclès,  asso- 
cié parPlutarque  à  ceux  de  Corœbus  et  de  Métagénès,  qui  avaient  placé, 
lun ,  les  colonnes  du  portique  intérieur  de  rintéricur  de  la  cella ,  avec  leurs 
architraves,  lautre,  la /rue  et  les  colonnes  da  second. ordre.  Cette  notion 
d'une  ouverture  dans  le  comble,  qui  tend  à  faire  du  grand  temple  i Eleusis 
une  sorte  dhypèthre^,  s'accorde  d'ailleurs  avec  celle  de  l'existence  des  deajD 
portiques  superposés  dans  Imtérieur  de  la  ceUa,  qm  constitue ,  dans  la 
doctrine,  de  Vitruve ,  le  principal  élément  de  son  temple  hypèthre;  en 
sorte  qu'il  ne  me  parait  pas  possible  de  ne  pas  voir,  dans  ce  Oaût  relatif 
au  grand  temple  d'Eleusis ,  c  est*à-dire  à  l'un  des  principaux  édifices  de 
rarcliitecture  grecque,  une  nouvelle  preuve  de  l'existence  des  temples 
fypèthres.  M.  L.  Ross,  qui  cite  le  passage  de  Plutarque  à  ]a  fin  de  sa  dis- 
sertation ^  se  contente  de  dire  :  «qu'il  ne  croit  pas  devoir  s'y  arrêter* 
tant  qu'on  n'aura  pas  éclairci,  par  des  passages  tirés  soitdes^  textes,  soit 
des  inscriptions ,  ce  qu'on  doit  entendre  par  le  mot  ivaSo»  et  par  celui 
d'ixopy(pvae.  n  Mais  cette  manière  évasive  de  traiter  un  témoignage  si 
capital  paraîtra  tout  simplement  une  fin  de  non-recevoir,  propre  è  ex- 
citer la  surprise,  quand  elle  vient  d'un  si  habile  philologue;  car  enfin  le 
sens  du  mot  iira7ov,  pour  signifier  une  ouverture,  et  précisément  une 
ouverture  dans  le  toit,  est  bien  positivement  établi  par  des  passages  paral- 
lèles^; et ,  quant  au  verbe  ùiopi^cjac,  il  n'est  pas  moins  certain  que  sa  si- 

^  C*cst  ainsi  qu  cp  a  jugé  encore  tout  récemment  M.  Hîttorff,  Antiq.  inéd.  de 
VAttiq.  ch.  IV,  p.  33,  note. —  *  Oit.  Mûller,  qui  entendait  Yôiroûov  comme  une  grande 
ouverture  pour  le  passage  de  la  lumière,  eine  gr&ise  Liehtôffhung,  n'admettait  cepen* 
dant  pas  ce  temple  comme  hypèthre,  Handbuck»  S  lop,  5,  p.  91  ;  c'est  possiUe,  si 
Ton  s  en  tient  ngoureusement  à  la  doctrine  de  Vilnive;  mab  il  n*en  est  pas  de 
même,  si  Ton  étend  un  peu  cette  définition,  à  Texemple  de  son  auteur  lui-même , 
qui  viole  sa  règle  dans  un  des  exemples  qu*il  en  cite.  —  *  P.  38  :  «  Auf  die  ErUfi* 
«  rung  der  PJutarchischen  Angabe  Aber  den  EleusînischeB  Tempel  lasse  ich  mîck 
«  nidit  eîn  ;  so  lange  nicht  durch  Paraiielstellen  aus  Texten  ôder  InschriAen  nach« 
«  gewiesen  wird ,  was  man  unler  éxaiàv  und  inopù^exTC  zu  versteben  habe.  •*— 
*  J*ai  cité  moi-même  plusieurs  de  ces  passages,  fournis  par  les  grammairiens. 
Annal  deW  Instit.  archeol.  1. 1,  p.  4i9-4a4«  et  Odysséidc,  p.  3oa,  3).  M.  Ulrichs  en 
a  aussi  rapporté  quelques-uns,  Reisen,  etc,  p.  io3,  m);  et,  en  dernier  lieu, 
M.  Stépbani  a  rapproché  les  témoignages  concernant  les  mots  àmt  et  àvoîa,  du  pas^ 
jiagc  de  Plutarque  relatif  à  YàvaUio»  d*ÉIeusis,  sans  expliquer  pourtant  Yidùt  qu'il 


DÉCEMBRE  1846.  725 

gnification ,  dérivée  de  celle  du  substantif  xopv(prf,  sommité,  faite^,  ne  peut 
dcaigner  qu  une  construction  faite  sur  la  ligne  supérieure  da  toit.  Ces  deux 
points  établis,  et  ils  ]e  sont  philologiqucment,  on  ne  voit  pas  pourquoi 
il  (audrait  attendre  des  textes  ou  des  inscriptions,  qui  peuvent  fort  bien 
ne  se  produire  jamais ,  pour  se  prononcer  sur  le  sens  des  paroles  de 
Plutarque,  où  je  me  permets  de  voir,  jusqu'à  nouvel  ordre,  et  d accord 
avec  M.  Quatremère  de  Quincy  et  tant  d*habiles  architectes  qui  Font 
suivi,  une  ouverture  dans  le  toit,  et  par  conséquent  la  principale  condi- 
tion, l'élément  caractéristique  d*un  temple  hypèthre^,  quelque  réduite  que 
put  être  Y  ouverture  dont  il  s*  agit  ici. 

D'ailleurs,  il  n  est  pas  tout  à  fait  nécessaire  d  ajourner  jusqu'à  un 
avenir  plus  ou  moins  éloigné  la  solution  de  la  question,  à  la  fois  archi- 
tectonique  et  philologique,  qui  concerne  Y  ouverture  du  toit  dans  le 
temple  d'Eleusis;  car  nous  possédons  dès  à  présent  quelques  indications, 
fournies  par  des  inscriptions,  qui  peuvent  aider  à  cette  solution,  et 
dont  M.  L.  Ross  aurait  peut-être  dû  tenir  compte,  au  lieu  de  les  passer 
tout  à  fait  sous  silence.  Ainsi,  une  célèbre  inscription  '  découverte  dans 

te  faisait  de  celte  dernière  ouverture  dans  le  comble  du  temple.  Annal,  delV  Instit,  ar- 
cheol.  L  XV,  p.  307. —  ^  Je  ne  me  fonde  pas,  pour  le  sens  que  j*at(ache  à  èxopù^e^e, 
ftur  le  passage  de  Slrabon ,  VIII,  353  :  knlôiisvov  axjs^  rc  rff  xopv^  t:^  àpoçlffç^  011 
M.  Quatremère  de  Quincy,  Jupiter  Olympien,  p.  267,  trompé  par  une  fausse  construc- 
tion ,  a  vu  le  sommet  de  la  couverture;  ce  qui  Ta  induit  à  Tldée  malheureuse  Xnutvoâie 
sur  un  temple  grec;  cette  erreur  a  été  justement  relevée  par  Vôlkel,  ArckàoL  Nachlass, 
p.  8-g.  Je  m'appuie  uniquement  sur  le  sens  de  xopv^,  qui  signifie  le  haut  de  la 
tête,  puis,  toute  fommi/^^  telle  que  celle  des  montagnes,  Euripid.  Iphig^  T.  ia44  : 
ràv  UcLpvéuTiov  xopv^àv^  des  tamalus,  Euripid.  Hecub.  94  :  'fv^p  éoipas  T^fi€Ôv 
xopv^âç,  et  par  suite  des  constructions  en  hauteur,  où  xopv^  signifiait  le  sommet  par 
opposition  à  la  base,  comme  dans  oe  passage  de  Tiraée  de  Locres,  p.  98,  B  :  Avù 
rSs  xopv^âis  es  rhf  ^éatv.  Cela  posé,  le  Terbe  xofMi^6«i> ,  dans  le  passage  de  Plutarque» 
où  il  indique  un  travail  élevé  au-dessus  du  second  ordre  des  colonnes  intérieures, 
ne  peut  évidemment  se  prendre  que  pour  une  construction  exécutée  da»i  la  som- 
mité de  V  édifice,  c*est-lhdire  dans  le  comble.  —  'M.  liermann  remarque,  p.  liB,  6a), 
que  cet  ànscuovt  dont  il  parait  prendre  la  notion  dans  un  sens  assez  restreint,  d*ac- 
cord  avec  M.  Schnaase,  Geschicht,  der  bild.  Kûnst.  B.  II,  S.  a46,  ne  constîtnctf  pas , 
en  tout  cas ,  un  temple  proprement  hypèthre;  ce  qui  était  aussi  ropinion  d*Ott  Mtïiler, 
HanibucK,  S  109,  p.  91,  et  d*Ulrichs,/ifâen.  p.  101.  Mais,  si  cela  est  vrai  du  (empie 
hypèthre,  tel  que  le  définit  Vilruve,  cela  ne  s'applique  pas  au  tempU  hrpèêkre, 
entendu  d'une  manière  plus  large,  plus  conforme  et  à  la  signification  du  mot  grec 
et  à  r usage  général  de  rarchitecture  grecaue.  Ainsi,  pour  exprimer  clairenient, 
par  un  exemple  connu  de  tout  le  monde,  1  opinion  que  je  me  suis  faite,  j'avoue  que 
je  regarde  le  Panthéon,  avec  Y  ouverture  circulaire,  rà  ànalov^  qu'il  a  dans  le  haut  de 
sa  voûte,  comme  une  des  sortes  d^hypèthres  qu'il  put  y  avoir  dans  Fanliquité 
grecque  et  romaine,  bien  qu'il  ne  remplisse  aucune  des  conditions  admises  par 
Vitruve  pour  son  temple  hypèthre,  —  '  Publiée  d'abord  par  Wagner,  Bcrichi  àber 
die  Mginet.  Bildwerke,  S.  77,  puis,  par  Ott.  Mûller,  JEginetica,  p,  160. 


726  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

le  temple  d*Égine,  et  contenant  la  fin  d'un  catalogue  Jtùbjeis  tàsen^  tm 
fer,  en  bois  et  en  bronze,  déposés  dans  le  trésor  de  ce  temple,  cooitafe 
l'existence  de  quatre  ferrements  provenant  de  fopé  -.ZIAHPIAESOPHZ  :Hlf  : , 
^tSifpta  é^bnUsj  5*  *.  Qr  que  pouvait  être  cette  opê,  c'est4-dire  cette 
ouverture,  dans  le  temple  d'Égine,  si  ce  n'est  ï ouverture,  d'une  plus  ou 
moins  grande  dimension,  pratiquée  dans  la  toiture  de  cet  édifice,  au-des- 
sus de  sa  cella,  et  suffisant  pour  constituer  un  temple  hypètkre,  sinon 
conformément  à  la  doctrine  de  Vitruve,  du  moins  d'une  manière  qui 
pouvait  être  dans  les  habitudes  de  l'art  grec?  Je  trouve,  si  je  ne  me 
trompe,  une  indication  analogue  sur  la  célèbre  inscription  attique,  dé- 
couverte en  i836,  quia  rapport  à  divers  travaux  exécutés  en plusieiin 
endroits  du  temple  de  Minerve  PoUade  et  d'ÉrecItthée,  sur  f  Aeropob 
d'Athènes';  on  y  lit,  à  deux  reprises,  aux  quatorzième  et  quinzième 
lignes ,  et  aux  dix-huitième  et  dix-neuvième  de  la  seconde  colonne , 
les  paroles  que  voici  : 

MAINHEKAr.... 

PAIAEXEMA... 

ÔzÂmÊn  AYÔi . . ...... 

ZTONTOHOP 

qui  doivent  se  restituer  et  se  lire  ainsi ,  d  après  le  travail  qu'on  hmbile 
philologue,  qui  est  en  même  temps  un  savant  antiquaire,  M.  Stéphani, 
a  fait  sur  ce  beau  monument  épigraphique  '  : 

àpaxr 
liaûp  éx£Êa^op  rà  Insatw,  6-] 
iroTa  éZ,  yià]yAi,  x.  t.  X.] 

é)9afU9  lvoi[p  ^paxjMtp  6uk] 
alop  rà  àir[cUov,  diroTa  ^Ç,  Kj. 

Les  travaux  qui  sont  désignés  dans  cette  partie  de  l'inscription  ont 
certainement  rapport  aux  membres  supérieurs  de  l'élévation,  puisqu'il 
est  parlé  d'une  cymaise,  rb  xvftdrtop,  dans  les  paroles  qui  précèdent. 

'  Cest  dans  mon  Achilléiie,  p.  36.  i) ,  que  j^arais  proposé  de  lire  ainsi  cette  ligné 
de  rinscription,  au  lieu  de  ZIAHPTA  E=0  (pour  EEQ)  THZ,  qui  était  la  leçon 
de  M.  Schelling,  suivie  d'abord  par  M.  Boeckh;  et  c*est  au  même  endroit  que  j'aTsit 
fait  Tapplication  de  ce  passage  de  rinscription,  lu  ainsi:  lAi^pta  èi  àvi^ç,  au  pas- 
sage de  Plutarque,  relatif  à  ï&kolCov  d'Eleusis.  Depuis,  je  suis  revenu  encore  sur  k 
même  texte,  dans  mon  Odysséide,  p.  3o2,  3),  en  ro'autorisant  de  l'assentiment 
donné  par  M.  Boeckh  k  la  leçon  èZ  Mfç,  proposée  aussi ,  mais  non  expliquée,  par 
Ott.  MùUer.  -^  '  Cette  inscription  a  été  d*abord  publiée  dans  VÉphéméride  archéolo- 
giqae  et  Athènes,  ii*  cahier,  novembre  1837,  P'*  ^^  ®'  i3,  et  j'en  possède  une  copie 
que  j'ai  faite  moi-même  sur  le  marbre  original.  —  '  Dans  les  Annal.  deV  InstiL  «r- 
cheolog.  U  XV,  p.  286-327;  voy.  p.  320. 


DÉCEMBRE  1846.  727 

Maintenant,  que  faut-il  entendre  par  les  mots  t^  ivouov,  et  ^&na7a, 
qui  semblent  indiquer  un  certain  nombre  de  pièces  de  marbre  [six) , 
dont  chacune  revenait  d  deux  drachmes,  pour  le  travail  dont  elle  était 
Tobjet?  M.  Stéphani,  partant  de  la  supposition  que  ces  pièces  de 
marbre  faisaient  partie  de  la  cymaise,  pense  ^  que  c  étaient  des  tablettes 
placées  dans  Vintérieur  de  la  frise,  ayec  des  cavités ,  désignées,  sur  Tautre 
inscription  attique^,  relative  au  même  temple,  par  le  mot  dpiiài,  et 
ayant  servi  à  y  insérer  les  poutres  qui  formaient  le  plafond.  G*est  effec- 
tivement de  cette  manière  que  M.  Boeckh  a  expliqué  les  dpfici,  qu'il 
regai'de  comme  équivalant  à  bxai^.  Mais  j'avoue  que  je  ne  puis  croire 
que  le  mot  bvr(,  qui  signifie  une  ouverture  à  travers  laquelle  passait 
l'aîr,  la  lumière,  Isl  fumée  ^,  ait  jamais  signifié  une  cavité  dans  ime  pièce 
de  marbre ,  propre  à  y  insérer  une  poutre  de  bois,  et  je  ne  vois  pas  non 
plus  la  nécessité  d'assimiler  les  ÔTraia  de  notre  inscription  aux  dpfioi  de 
l'autre  marbre  attique.  Tout  au  plus  pourrait-on  trouver  quelque  rap- 
port entre  les  àiroia  de  notre  inscription  et  les  Imai,  qui  étaient,  dans 
le  principe,  des  ouvertures  laissées  au-dessus  de  la  poutre  principale, 
ou  architrave,  pour  l'introduction  des  solives;  d'où  vint  le  nomdeft^p- 
Tf al,  métopes,  donné  aux  tablettes  qui  remplissaient  les  intervalles  entre 
ces  ouvertures^,  lesquelles  constituaient  un  vide,  dans  l'ordonnance  do- 
rique primitive,  ainsi  que  cela  résulte  bien  clairement  du  célèbre  pas- 
sage  de  ïlphigénie  en  Tauride  d'Euripide  ^.  Mais  je  ne  crois  pas  qu*ou 
puisse  appliquer  cette  ancienne  signification ,  que  le  mot  &7ra/ avait  dans 
l'ordonnance  dorique,  aux  bnaSa  d'un  édifice  ionique,  tel  que  le  temple 
de  Minerve  Poliade.  Il  est  bien  plus  simple ,  bien  plus  naturel ,  surtout 
bien  plus  confçrme  k  l'ctymologie  et  à  l'usage  général  du  mot ,  de  voir 
dans  les  ànaJa  des  pièces  de  marbre  employées  à  la  construction  de  la 
partie  du  plafond  qui  était  ouverte;  et  il  résulterait  de  cette  interpréta- 
tion, si  elle  était  admise,  que  le  temple  de  Minerve  Poliade,  dont  on  sait 
que  la  cella  était  divisée  par  un  mur  transversal  en  deux  sanctuaires  dis- 
tincts, avait  eu,  sans  doute  dans  le  second  de  ces  sanctuaires,  un  pla- 
fond ouvert,  ce  qui  constituerait  à  mes  yeux  une  sorte  à'hypèthre,  et  ce 
qui  semblerait  d'ailleurs  nécessaire  pour  faire  pénétrer  la  lumière  dans 
cette  partie  de  l'édifice,  trop  éloignée  de  la  porte. 

'  Mémoire  cité,  p.  807. —  *  Apad  Boeckb.  Corp.  inscript,  grœc,  1. 1,  n.  j6o»  S  10, 
p.  a84t  iîg.  xvj.  —  '  Boeckh,  I.  1.  :  tHi  (ol  &Ktadev  àp\toi)  sunl  Irvail  Zopborî,  in 
«  quas  a  lergo  îmmilterentur  tigna  tecti.  ■ —  *  Cest  ce  qui  résulte  des  exemidcs  des 
mots  àrKT^  et  ànscûa ,  cilés  par  M.  Stépfaaoi  loi-même,  p  307,  d'après  les  grammairiens  et 
d*accor(l  avccceox  qui  ont  élé  rappelés  (dus  haut. — *  Vitniv.,  IV,  11 , 4  :  «  Inkertrigly- 
■  phos ,  qn®  suntintenralla  métope  nominantur  :  ànsàs  enim  Gneci  Ugnorum  cubilia  et 
« assenim ,  uti  nosU*i  ea  cava  colnmbaria.  »  —  *  Ëuripid.  Jphigen,  T.  1 13  :  ôpa  H  7* 
c/Ita)  rptyX{f^ûjv  6vot  KENÔN  iénag  KoâeTvoi  ;  cf.  G.Hermaon.  ad  h,  h  Annotât, p,  16. 


728  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Quelle  que  soit,  du  reste,  la  valeur  des  inductions  que  j ai  essayé  de 
tirer  des  inscriptions,  où  les  termes  techniques  qui  s  y  trouvent  sont 
généralement  d'une  explication  si  difficile,  il  ne  m*en  paraît  pas  mcnns 
certain  que  la  littérature  grecque  et  latine  fournit  plus  d'une  indicatioii 
à  Tappui  de  la  notion  de  temples  hypèthres.  Telle  est  celle  que  nous 
offre  Lucien,  dans  celui  de  ses*  traités  où  il  décrit  la  vie  de  son  faut 
prophète  Alexandre,  qui,  pour  la  célébration  des  mystères  qu*il  avait 
institués  à  fîmitation  de  ceux  d^ÉUasis,  avait  fait  élever  un  temple,  où 
se  passait,  entre  autres  scènes  mystiques,  celle  des  amours  i'Alexanire 
lui-même  et  de  la  Lvaie.  Le  thaumaturge  y  jouait  le  rôle  àEnâymion^ 
endormi  an  milieu  du  temple,  et  une  femme,  qui  représentait  la  Lanê, 
descendait  vers  lui  du  haut  du  toit,^  comme  si  elle  venait  da  ciel  ^\  et  il 
est  bien  clair  que  ce  temple  devait  avoir  une  ouverture  dans  sonplafond^ 
ce  qui  ne  laisse  pas  d  avoir  quelque  importance  par  rapport  au  temple 
d^Éleusis,  dont  les  mystères  étaient  parodiés  dans  ceux  d'Alexandre  ',  de 
manière  à  faire  croire  que  le  temple  de  ce  faux  prophète  devait  être 
construit  à  peu  près  comme  celai  d'Eleusis,  toutes  proportions  gardées 
du  reste.  L'indication  d'im  temple  hypèffire,  à  la  vérité  d'une  forme  cir- 
culaire, conséquemment  d'un  plan  tout  à  fait  différent  de  celui  de  Vi- 
truve ,  est  donnée  d'une  manière  bien  plus  expresse  encore ,  dans  ce 
passage  de  Macrobe ,  où  il  est  question  d'un  temple  de  Bacchus  en  Thrace^  : 
«Eique  deo  œdes  dicata  est  specie  rotunda,  cujos  meqium  interpatet 
c(  TBCTDif.  »  Cet  exemple  avait  été  cité  par  M.  Ulrichs  ' ,  et  c'est,  à  mon 
avis ,  sans  raisons  suffisantes,  que  M.  L.  Rûss^  n'a  pas  cru  devoir  en  tenir 
compte ,  parce  qu'il  s'agissait  ici ,  dit-il ,  d'un  temple  élevé  dans  une  rtf- 
gion  barbare,  et  sans  rapport  avec  V ordonnance  de  Vitruve.  Un  temple  de 
Bacchus  ne  peut  pas  être  considéré  comme  un  monument  en  dehors 
du  culte  et  de  l'art  helléniques,  et  la  Thrace,  toute  couverte  de  villes 
grecques,  ne  peut  pas  être  non  plus  regardée  comme  un  pays  étranger 
à  la  Grèce.  Enfin,  quoique  ce  temple  circulaire  ne  ressemble  en  rien  à 
Ykypèihre  de  Vitruve ,  il  n'en  est  pas  moins,  par  V ouverture  pratiquée  dans 
son  toit,  admettant  lair  et  la  Imnière,  un  édifice  hypètkre,  conçu,  il  est 

^  Laoian.  Alexand.  S  39,  t.  V,  p.  9g,  Bip.  :  tifMxei  Si  xoi Itpo^isrrci 6  ËySvfiiMr 
XXé^oof^poç.  Kai  à  fièv  xadsithanf  i^dev  xaréKeno  iv  rf  fi^<T«-  KAT$EI  là  iv'  aOrèr 
ÉK  TBS  ÛPCKPfiS  éf  èS  ùùpap&v,  âvrï  rift  Xekifpifç,  PourùûJa  rts,  x.  t.  X.  — 
'  Cest  ainsi  que  fa  admis  M.  Quatremère  de  Quincy,  qui  a  cilé  ce  passage  de  La- 
cren,  dans  son  Mémoire,  p.  357-359.  —  'Ce  qui  résulte  des  noms  d'Eumolpidetei 
de  Kéiyces  donnés  par  Alexandre  anx  ministres  de  ses  mystères,  Lucîan.  ihid.  S  3g, 
ei  de  1  ensemble  du  récit  de  Lucien.  —  *  Macrob.  Sut,  1,  18;  cf.  Stieton.  in  Oeter. 
c.  xciv. —  •Ulrichs,  Reisen»  etc.  p.  loa,  108).  —  *  L.  Ro85.  Mém,  cité,  p.  87  :  t  Das 
«xweite  Beispiel,  vnn  einem  ronden  Tempel  des  Dionysos  in  ein^ni  ungriechisdien 
$  Lande. .  •  lieweist  wieder  nîchts.  t 


DÉCEMBRE  1846.  729 

bien  vrai,  en  dehors  des  règles  de  Vitruve ,  mais  non  pas  sans  doute  en 
dehors  des  usages  de  rarchitecture  grecque ,  puisque  c  était  certainement 
un  temple  grec. 

LinsufTisance  du  texte  de  Vitruve,  concernant  la  forme  des  temples 
hypèthres ,  et  labsence  des  témoignages  directs  dans  la  littérature 
grecque  et  latine,  ne  sont  pas  les  seuls  motifs  qu'allègue  M.  L.  Ross, 
pour  rejeter  absolument  la  notion  de  cette  classe  d'édifices  sacrés.  Dans 
un  second  article  de  sa  dissertation,  qu'il  intitule  :  Unmôglichkeit  der 
Hypàihren,  Impossibilité  des  hypèthres,  il  cherche  à  montrer,  par  des 
raisons  d'un  autre  ordre,  qu'il  n'est  pas  possible  que  les  Grecs  aient 
jamais  songé  à  construire  des  temples  qui  fussent  privés  de  toit  au- 
dessus  de  leur  cella.  L'une  de  ces  raisons  consiste  en  ce  que  les  objets 
précieux  consacrés  dans  la  plupart  de  ces  temples,  rà  iepà  xp'/f^Ta, 
auraient  été  trop  exposés  à  des  vols  sacrilèges,  si  les  malfaiteurs  avaient 
eu,  pour  pénétrer  dans  ces  édifices,  une  voie  toujours  ouverte  et  aussi 
facile  à  franchir  que  celle  que  leur  eût  offerte  Voavertare  laissée  dans  le 
toit.  Notre  auteur  rappelle,  à  cette  occasion,  les  nombreux  exemples  de 
vols  d'objets  sacrés,  lepoav'Xia,  xXotti)  Upâv  xpvfxdrcjVj  dont  la  mention 
s'est  conservée  dans  les  auteurs,  et  j'avoue  que  je  ne  trouve  rien  de 
trop  exagéré  à  ce  qu'il  en  rapporte.  Mais  peut-être  naccorde-t-il  pas 
assez  d'importance  à  un  autre  fait  non  moins  constaté  par  des  témoi- 
gnages antiques  :  c'est  qu'il  existait,  auprès  des  temples  qui  renfer- 
maient tant  de  richesses  et  qui  servaient  souvent  de  trésors  à  la  répu- 
blique, comme  cela  est  si  connu  du  Parthénon,  qu'il  existait,  dis-je, 
une  garde  nombreuse,  fidèle,  dévouée,  dont  les  membres  divers,  dé- 
signés sous  les  noms  de  mkûjpoi^ ,  de  ^"XoMes^  ou  dxpo^'Xaxes^,  et  de 
pscixopoi^,  étaient  placés  sous  la  surveillance  des  citoyens  préposés  à 
la  conservation  des  objets  sacrés,  To/x/ai  râv  lepœv  /ftjfidTCJP ,  lesquels 
avaient  sans  doute  le  choix  des  gardiens ,  puisque  c'était  sur  eux  que 
portait  la  responsabilité.  Il  est  vrai  que  M.  L.  Ross  associe  aux  voleurs 
de  profession  les  gardiens  mêmes  des  temples,  qui  pouvaient,  dit-il, 
se  laisser  tenter  par  la  facilité  de  commettre  de  pareils  vols,  à  l'aide 
d'échelles  qui  leur  permettaient  d'atteindre  l'ouverture  du  toit  et  qu'ils 
avaient  toujours  sous  la  main.  Mais,  sur  ce  pied-là,  un  vol  par  leffrac- 
tîon  des  serrures  eût  été  encore  plus  facile  pour  des  gardiens  qui  au- 
raient pu  céder  à  une  tentation  si  coupable;  et,  dans  cette  supposition, 
ce  ne  sont  pas  seulement  les  temples  hypèthres  qui  auraient  été  exposés  à 
Yhiérosylie,  ce  sont  les  temples  les  plus  complètement  couverts  et  les 
mieux  hermétiquement  fermés.  Il  me  parait  donc  évident  qu'il  y  a  ici 

'  Boeckh,  Corp.  inscr.  gr,  n.  3o6.  —  *  Aristophan.  Lysistr.  v.  847.  —  *  L.  Ross, 
Demen  von  Atûca,  n.  10.  —  *  PluUrch.  D€  solert.  animal,  c.  xiii. 

9» 


730  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

quelque  exagération  dans  les  idées  de  notre  auteur,  sans  compter  quil 
a  perdu  de  vue  un  autre  fait  essentiellement  lié  à  celui-là  :  c'est  quil 
n*était  pas  facile ,  même  aux  gardiens  les  plus  déterminés  au  vol,  d'ac- 
complir leur  acte  sacrilège ,  attendu  qu'il  y  avait  aussi  des  chiens  atta- 
chés à  la  garde  des  temples;  et  nous  savons,  par  une  anecdote  que 
raconte  Plutarque  ^ ,  que  ce  fut  un  de  ces  chiens  qui ,  après  avoir  vai- 
nement dénoncé  par  ses  aboiements  un  voleur  qui  s'était  introduit , 
à  rinsu  des  gardiens,  dans  le  temple  d'Escalope,  à  ï Acropole,  se  mit  à  le 
poursuivre  et  réussit  à  Tarrêter.  La  raison  que  donne  M.  L.  Ross»  pour 
prouver  ï impossibilité  des  hypèihres,  n*a  donc  pas  à  mes  yeux  toute 
rimportance  qu'il  lui  attribue  ;  et  une  autre  considération ,  dont  il  sera 
question  plus  bas ,  achèvera ,  si  je  ne  me  trompe ,  de  lui  ôter  toute  valeur. 
Une  seconde  raison  qu'allègue  notre  auteur  à  l'appui  de  sa  thèse  se 
tire  de  l'impossibilité  qu'il  trouve  à  ce  que  des  simulacres  divins,  en 
matières  précieuses,  comme  ceux  de  sculpture  chryséléphantine,  aient 
été  exposés,  dans  une  ceUa  découverte ,  à  tous  les  inconvénients  des  in- 
tempéries des  saisons,  à  la  pluie,  à  la  neige  et  à  la  grêle.  J'admets  sans 
difficulté  tous  les  raisonnements  de  M.  L.  Ross,  en  ce  qui  concerne 
les  soins  particuliers  qu'exigeait  la  conservation  de  statues  colossales  d'or 
et  d'ivoire,  telles  qu'étaient  la  Minerve  da  Parthénon  et  le  Jupiter  Olym- 
pien, àe  YÉlide.  Il  est  certain,  d'après  tous  les  détails  que  nous  donne 
Pausanias,  que  ces  colosses  d'or  et  d'ivoire  avaient  besoin  d'être  proté- 
gés également  contre  les  effets  de  l'humidité  et  contre  ceux  de  la  séche- 
resse ,  par  un  système  de  précautions  que  déterminait  la  nature  des 
circonstances  locales  où  se  trouvait  placé  tout  simulacre  d'or  et  d'i- 
voire. Mais  qui  peut  nous  autoriser  à  croire  que  ces  précautions  n'a- 
vaient pas  été  prises,  même  dans  l'hypothèse  de  temples  hypèthres? 
Nous  avons  un  exemple  irrécusable  de  l'existence  d'un  de  ces  colosses 
d'or  et  d'ivoire,  érigé  dans  un  temple  indubitablement  hypèthre  :  c'est 
celui  du  Jupiter  Olympien,  dû  à  la  munificence  d'Hadrien,  et  placé  dans 
son  temple  à  Athènes.  Pausanias,  qui  nous  apprend  sa  dédicace^,  le  vit 
en  place;  et  nous  savons,  par  le  témoignage  exprès  de  Vitrave^  que 
ce  temple  décastyle  et  diptère ,  dont  il  reste  encore  seize  colonnes  debout  *, 

'  Plularch.  De  solert,  animal.  S  xui  :  Ù  hè  ^povpàs  xicov,..  ènei  ^tij^els  vXaxroOvrt 
réjvveùixàpcav  (nn^owcrev  avrû),  ^eiyovra  ràv  lepàavkov  èTrelicoxev.  C'est  à  celle 
espèce  de  chiens,  commis  à  la  garde  des  temples,  que  fait  allusion  Aristophane. 
Eqmt.y.  1012  :  ^éieadat  <t'  èxéXevff'  lEPÔN  KtNA  xap^apéSovra;  et  la  tradition 
mythologique  du  chien  de  Crète,  Schol.  Pindar  ad  Olymp,  i,  97  :  Tdv  xvva  rîfç 
^(nirns,  ôv  à  Zeùs  4)TAAKA  toO  iepoij  xaréa1v<T€,  se  fonde  pareillement  sur  Tusage  en 
quesliOD  _  «  Pausan.  I .  xviii .  6  ;  cf.  Dion.  Cass.  LXIX ,  xvi  ;  Sparlian.  m  Hadrian. 
c.  xm;  Philostrat.  7i^  SophisL  I,  xxiii.  —  »  Vitruv.  01,  ii,  8.  —  *  W.  M.  Leake, 
itê  lopography  ofAthens,  sec.  edit.  London,  iStii,Appendixx,  p.  5i5. 


DÉCEMBRE  1846.*  731 

était  hypèthre.  A  moins  de  rejeter  absolument  ce  témoignage  de  Vi- 
truye ,  ce  que  personne  n  a  le  droit  de  faire ,  et  quand  même  on  bor- 
nerait à  ce  seul  exemple  toute  la  notion  du  temple  hypèthre ,  puisqu  ii 
est  le  seul  qui  s'y  trouve  absolument  conforme,  ii  faut  donc  recon- 
naître quil  y  eut  des  statues  d'or  et  d*ivoire  placées  dans  des  temples 
hypèthres,  k  Âtliènes,  aussi  bien  qu'ailleurs,  grâce  sans  doute  à  un  choix 
de  précautions  appropriées  à  chaque  localité.  Mais  de  ce  que  nous 
ignorons  en  quoi  consistaient  ces  mesures,  sommes-nous  en  droit  de 
conclure  qu  elles  n'eurent  pas  lieu  ?  et  l'ignorance  où  nous  sommes  à 
cet  égard ,  comme  sur  tant  d'autres  questions  d'art  et  d'architecture 
antiques,  nous  autorise-t-elle  à  nier  l'existence  de  temples  hypèthres, 
quand  elle  est  attestée  par  des  témoignages  et  qu'elle  est  justifiée, 
comme  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  par  des  monuments? 

Afin  de  trouver  un  moyen  de  remédier  à  ces  eflets  de  l'intempérie, 
dont  tout  le  monde  avait  été  firappé,  plus  d'un  antiquaire  et  d'un  archi- 
tecte avaient  imaginé  que  des  tapis  brodés,  tels  que  le  pépias  panathé- 
naique  du  Parthénon  et  le  grand  rideaa  du  Jupiter  Olympien,  avaient  pu 
être  suspendus  horizontalement  au-dessus  de  la  tote  des  colosses  d'or  et 
d'ivoire,  de  manière  à  les  protéger  contre  le  vent,  la  pluie  et  la  neigea 
Cétait  là  certainement  une  idée  malheureuse,  dont  M.  L.  Ross  n'a  pas 
eu  de  peine  à  faire  justice,  et  qui  avait  déjà  été  victorieusement  réfu- 
tée par  Vôlkel^ ,  et  auparavant  par  M.  Quatreinère  de  Quincy'.  Mais 
il  avait  été  proposé  aussi  par  l'illustre  antiquaire  français  un  autre 
moyen  d'obvier  à  l'inconvénient  en  question ,  dont  M.  L.  Ross  n'a  pas 
dit  un  seul  mot,  et  qui  ne  méritait  pourtant  pas  d'être  passé  complè- 
tement sous  silence.  Ce  moyen  consistait  en  ce  que  loavertare  da  com- 
ble, répondant  à  la  partie  de  la  cella  où  était  érigé  le  simulacre  d'or  et 
d'ivoire,  avait  pu  être  fermée  par  un  châssis  composé  de  dalles  de  pierres 
spéculaires^.  Il  est  certain,  en  effet,  et  je  ne  crois  pas  que  M.  L.  Ross 
veuille  contester  cette  notion,  que,  si  l'usage  du  verre,  en  carreaux  de 
vitre,  parait  être  d'une  époque  assez  récente  dans  l'antiquité,  il  n'en  est 
pas  de  même  de  celui  des  pierres  spéculaires,  de  diverses  sortes,  dont 
la  plus  transparente,  celle  qui  se  nommait  phengitès^,  était  si  em- 
ployée chez  les  Romains,  contemporains  de  Pline,  et,  sans  nul  doute, 
connue  des  Grecs,  bien  longtemps  avant  cette  époque.  A  l'appui  de 

'  Cest  ainsi  que  Stuart  avait  cru  que  la  s'atue  d  or  et  d*iToire  de  Minerve  avait  pu 
être  protégée  contre  les  intempéries  des  saisons  ;  et  c'est  de  la  même  manière  que 
Hîrt,  dans  son  Mémoire  sur  le  temple  de  la  Diane  ctEphèse,  p.  a3,  a4  et  37,  s*expli- 

Ïjaît  fusage  des  urepnrerdb'ftaTa,  'orfirXoi,  suspendus  dans  les  temples. — ^  Vôlkers 
rchàol  Nachlass,  p.   12,  suiv.  —  *  Jupiter  Olympien,  p.  a 65.  —  *  Mémoire  cité, 
p.  378.386.—  »  Plin.  XXXVI,  ixii,  46. 

9^- 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cette  notion  générale.  M,  Quatremère  de  Qaincy  avait  rap^ 
curieux,  cest  cjue  les  voyageurs  des  xvi'  et  xvii*  siècles,  qtii 
core  le  Parihtnon  en  Tétat  d'église  chrélîenne  où  Tavaient; 
les  Grecs  byzantins*,  La  Guilletiere»  Corneiîo  Magni,  Spoii 
y  virent  deux  dalles  de  marbre  transparent ^  devenues  pour  lei 
grecs  de  cet  âge  un  objet  d'une  sorte  de  culte  superstition 
dalles  p  taillées  en  forme  de  rectangle,  d'une  longueur  de  trois  | 
pied  et  demi  de  iarye^,  pouvaient  très-bien  être,  comme  I 
M*  Quatremère  de  Quincy,  deax  carreaux  da  châssis  de  fan^ 
échappés  à  sa  destruction ^  el  employés  plus  tard,  et  par  suite 
même  porlé  à  Fancien  temple  de  la  Vierge  divine  d'Athènes  { 
église  byzantine  de  Sainte-Sophie,  employés,  dis-je»  à  ruso| 
tieu^  auquel  les  virent  servir  les  voyageurs  modernes.  Ce  4 
rait  le  prouver,  c  est  que  ces  dalles  de  marbre  transparent  avf 
une  coukur  roageâtre,  qui  ne  pouvait  être  que  Teffet  de  la  vé( 
se  produit  aussi  à  la  surface  du  marbre  penlélique,  emplofj 
les  monuments  d'Atliènes.  Au  surplus,  Tillustre  antiquaire! 
vait  exprimé  cette  idée  que  comme  une  conjecture,  et  cette; 
dont  M.  L.  Ross  n  a  pourtant  pas  jugé  à  propos  de  faire ^ 
simple  mention  .était  par  elle-même  suITisammetit  vraisem] 
que  dire  d*un  fait  tout  pareil,  qui  est  venu  coorinner  depi 
M,  Quatremèrede  Quincy,  et  qui  parait  avoir  échappé  à  Tu 
k  la  mémoire  de  M.  L.  Ross?  Il  fut  trouvé,  dans  la  partiel 
que  dirigeait  M.  Dubois,  sur  la  face  antérieure  du  temple  i 
Olympie ,  des  morceaax  de  pâte  de  verre  d*ane  grande  épaissear,  qi 
aux  yeux  de  l'habile  archileete,  M.  Blouet*  toute  la  soUiiU 
pour  avoir  pu  servir  à  l'usage  de  carreaux  de  vitre  empld 
cbâssis  du  comble^*  A  la  vérité,  ces  morceaux  de  pâte  devet 
pu  former  un  vitrage  qu  à  une  époque  romaine,  i  la  même  i 
doute  à  laquelle  appartient  le  pavé,  de  restaura  lion  romaii] 
vrait  lancien  pavé  de  l'époque  hellénique.  Mais  il  n'en  es( 
probable,  pour  ne  pas  dire  certain,  que  Touverture  du  coii 
pèihre,  qui  avait  du  être  fermée  dès  le  principe,  pour  metti 
dor  et  d'ivoire  à  Tabri  des  intempéries  des  saisons,  avait  1 
châssis  formé  de  daltcs  de  pierres  specalaires ,  remplacées  plus 
mnrceaax  de  pâte  de  terre  trouvés  dans  les  ruines  du  temple 

'  En  Van  63o  de  L  C.,  s'il  faut  s'en  rapporter  à  une  înscriptioû  ru 
voiutioii  f^recqueel  rapportée  par  M.  Pîttakb,  Descript  des  antiq.  d*Ati 
—  La  Guîltelîère,  Aihènei  ancienne  et  moderne^  p.  ig8,  — -^  Expééà 
Mùréê^  t  1 ,  p,  70.  '  i 


DÉCEMBRE  1846.  733 

ainsi  un  témoin  authentique  et  une  preuve  matérielle  d*une  ordon- 
nance de  temple  hypèthre  commune  à  ce  temple  de  Jupiter  Olympien  et 
à  celui  du  Parthinon.  Au  reste,  ce  moyen  de  clôture  de  Yhypèthre,  indi- 
qué d*abord  sous  forme  de  conjecture  et  prouvé  depuis  par  des  faits, 
qui  devaient  être  des  éléments  de  la  question  traitée  par  M.  L.  Ross, 
ce  moyen  répond  aussi  àTobjcction  du  savant  antiquaire,  qui  concerne 
la  facilité  de  commettre  des  vols  dans  les  temples  hypèthres;  car,  du  mo- 
ment qu'il  est  reconnu  que  ces  temples  pouvaient  être  fermés,  dans  le 
vide  du  comble ,  d'une  manière  qui  laissât  pénétrer  la  lumière  en  em- 
pêchant le  vent  et  la  pluie ,  il  est  sensible  que  cette  clôture  pouvait 
également  servir  à  écarter  les  voleurs. 

RAOUL-ROCHETTE. 
(La  suite  à  un  prochain  cahier.) 


Rblàtjon  des  Voyages  faits  par  les  Arabes  et  les  Persans  dans  TInde 
et  à  la  Chine,  dans  le  ix*  siècle  de  F  ère  chrétienne.  Texte  arabe, 
imprimé  en  i811,  par  les  soins  de  feu  Langlès,  publié,  avec  des 
corrections  et  additions,  et  accompagné  d'une  traduction  française 
et  d^ éclaircissements,  par  M.  Reinaud,  membre  de  Vlnstitut.  Paris, 
Imprimerie  royale,  i84ôi  2  vol.  in-18. 

TROISIÈME  ARTICLE  ^ 

On  lit,  dans  la  Relation^ ^  que  les  navires  atteignent  un  pays  nommé 
Kelah-har,  jU  4^^.  Je  crois  qu'il  faut  lire  :  jIj  xJ^  J^LJI^  ijQl  *5lf, 
c'est-à-dire  :  «  Le  royaume  porte  le  nom  de  Kelah,  et  le  rivage  tout 
entier  est  désigné  par  la  dénomination  de  bar,  jU.  »  a  C'est  là,  dit  l'au- 
teur, l'empire  du  Zabedj,  gl).  Cette  contrée  est  située  à  l'orient  de  l'Inde  ; 
tout  le  peuple  est  réuni  sous  la  domination  d'un  seul  roi.  Entre  Kou- 
lam  (Coulan)  et  Kelah-bar,  la  distance  est  d'un  mois  de  navigation.  x> 
Plus  loin,  on  lit  ces  mots'  :  «Dans  l'empire  de  Zabedj  se  trouve  l'île 
de  Kelah,  qui  est  à  moitié  chemin  entre  la  contrée  de  la  Chine  et 
celle  des  Arabes.  Sa  superficie,  suivant  ce  que  Ton  rapporte,  est  de 
80  parasanges.  C'est  l'entrepôt  des  marchandises . . .  C'est  là  le  point  vers 
lequel  se  dirigent  les  navigateurs  d'Oman ,  et  d'où  on  part  pour  se  rendre 
dans  cette  ville.  »  M.  Reinaud  pense  que  les  deux  noms  s'appliquent 
è  deux  pays  différents ,  que  le  mot  Kelah  désigne  la  pointe  de  Galle, 
située  au  midi  de  l'île  de  Ceylan ,  et  que  Kelahbar  indique  la  côte  de 

*  Voir,  pour  les  deux  premiers,  les  cahiers  de  septembre  et  de  novembre  i846- 
_•  p.  18.  — 'P.  90. 


JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Coroinandci  K  Mais  je  ne  sauraia  adopter  ces  hypûthèse3i 
opmioa,  ïes  deux  termes  AVia A  et  AV/ah^ar  s'appliquent  | 
et  même  contrée.  Les  textes  qtie  je  viens  de  citer  me  pa 
meis  à  cet  égard,  et  mon  sentiment  se  trouve  parfaitemei 
au  témoignage  de  Masoutli.  Cet  Instorien^  cite  les  conlr^ 
et  de  Seriralï  comme  renfermant  de$  mines  d*or  et  d'argei 
il  rapporte  qu'un  marchand,  parti  de  la  ville  d'Oman, 
Kelab,  qui  est,  dit-il»  environ  à  moitié  chemin  entre  la  ] 
ces  villes  et  la  Chine,  Plus  loin  il  parle  de  la  mer  de  Keld 
et  des  îles;  ailleurs  il  décrit  cette  mer  comme  n'ayant  ^\£ 
deur  médiocre**  L*auteur  du  Mokhtasar-eUidjaib  ^  donne  sd 
mêmes  détails  rapportés  plus  haut*  Ailleurs  il  fait  menti 
appelée  IlaUjan,  ou,  comme  on  ht  dans  la  relation,  Moalé 
partie  des  contrées  de  l'Inde,  et  qui  est  placée  entre  Serendi 
Plus  loin  il  affirme '^  <jue  Tîle  de  Relah  est,  dit^on,  sit| 
chemin  entre  la  Chine  et  TArabie,  Dans  la  Géographie  d^ 
i'ile  de  Kelah  est  un  entrepôt  situé  dans  la  mer  de  llm 
ville  d^Oman  et  la  Chine.  Elle  renferme  une  ville  bien  peu 
pour  habitants  des  musulmans,  des  Indiens  et  des  Persans.  1 
des  mines  de  plomb*  ainsi  que  des  plantations  de  bambou 
qui  produisent  le  camphre*  Edrisi*  place  Tile  de  Kelah  à' 
de  navigation  de  Scrcndib  et  dans  le  voisinage  de  Tile  de  Ja 
voir  aussi  les  Voyages  de  Seml-Bad,  éd.  Langlès,  p.  63* 

D'après  toutes  ces  autorités,  il  est  évident,  ce  me  sendlj 
de  Kelah  f  ou  Kekth-bar,  n'a  rien  de  commun ,  ni  avec  l 
Galle,  ni  avec  la  côte  de  CoromandeL  M,  Walckenaer '®  a 
les  noms  Kekh  ou  Kelah-bar  devaient  s'appliquer  à  la  f 
Malacca.  Cette  opinion,  à  mon  avis,  oftVe  un  très-grand  d 
habilité ,  d  autant  plus  qu'une  ville  située  dans  celte  pra 
encore  aujourd'hui  le  nom  de  Qaeda,  qui  se  rapproche  \ 
celui  de  Kelah.  Une  seule  circonstance  pourrait  faire  h 
mettre  celte  hypothèse:  c'est  que,  suivant  l'auteur  arabe,  i 
Tile  de  Kelah  est  de  80  para^^anges,  et  cette  évaluation  es( 
quand  on  songe  à  l'étendue  réelle  de  la  presqu'île  de  Mais 
pourrait  répondre,  ou  que  les  Arabes  qui  fréquentaient  ceti 
y  faire  en  passant  le  commerce,  et  qui  ignoraient  la  Ian| 
avaient  peut-être  reçu  des  notions  insuffisantes  rclativeme 

'  T.  I,  p*  LXïvi,  LX%£tv  et  Lxxxv. — *  Moroadjt  de  mon  nianoscril 
■T.  1,  fol.  77  r'.— 'Fol  85  v^— '  Man.  901,  foî/aS  r'.—  *  Fol  35  r*' 

—  'Texte  arabe,  p,  375,— -'G«?o^rcfpfti€,  1. 1,  p- 77. 791  Bo.  —  ^^Anm 
année  iS3a. 


DÉCEMBRE   1846.  731 

face  de  cette  contrée,  ou  que  la  descriptioa  donnée  par  les  Arabes 
s'appliquait  exclusivement  à  la  partie  méiîdionale  de  la  péninsule,  celle 
qui  avobine  le  détroit  de  Singapour. 

Quant  au  métal  désigné  par  le  nom  de  kaVi  <jiï,  il  n'a  pas  le  moin- 
dre rapport  avec  Yairain,  ou  plutôt  le  cuivre  de  Caliana,  dont  Cosmas 

fait  mention.  On  lit  dans  l'ouvrage  intitulé  Dâiwan-essafa}  :  (^  «r^^  3^' 
jjjj  «i  iukidi ,  ((  Le  haïi  est  un  métal  qui ,  sous  le  rapport  de  la  couleur, 
se  rapproche  de  Targent.  n  Ce  caractère  convient  parfaitement  à  Tétain. 
Makrizi^  s  exprime  en  ces  termes  :  jbUxJt  «x^OsaJI  ^jAiUl  ^oUcpt,  «Le 
plomb  lioXi,  qui  est  d'une  extrême  blanchem*.  n  Dans  les  Extraits  de  la 
Géographie  de  Birouni',  dans  le  Traité  d'Agriculture  d*Ebn-Awain*,  on  lit 

également  i^Jill  QoUopi,  «  le  plomb  kaVi;  »  dans  V  Histoire  d'Egypte  d^Ehn- 
Aîas^-.^jAï  ^^  l^xU  ...UMji  {jy^j^ ,  «  quarante  chevaux  qui  portaient  des 
harnais  de  kali.  »  Dans  une  note  manuscrite ,  sur  le  Moazhir  de  Soïouti  ^ , 
on  lit,  en  parlant  du  plomb  :  «Le  noir  est  désigné  par  le  mot  ousroub, 
c^^t ,  et  le  blanc  par  celui  de  kal'i,  ^jJô».  »  Dans  la  Traduction  persane 
du  livre  des  nombres'',  le  mot  ^jA*  répond  au  terme  hébreu  ^>na,  étain. 
Dans  ïAyin-Akberi^,  le  mot  ^jJi  désigne  évidemment  le  même  métal. 
D'un  autre  côté,  dans  le  Voyage  d* Orient  du  P.  Philippe,  de  la  Sainte- 
Trinité^,  on  trouve  ces  mots  :  «Le  cakï  est  un  métal  très-semblable  au 
plomb.  »  Enfm ,  nous  apprenons  de  Sonnerat^^  et  de  Marsden^^  etc., 
que  le  mot  câlin  désigne  Vétain.  C'est  le  terme  malal  kalang  ^^  ,  qui 
offipe ,  en  effet ,  cette  signification  ^^.  Le  mot  ^j-U  est  une  altération 
du  terme  original.  Masoudi,  au  lieu  de  ^jJi,  emploie  l'expression 
(>»aj!  (joUy  [le  plomh  blanc).  Or  on  sait  que  Tétain  est,  par  excellence, 
un  produit  de  la  presqu'île  de  Malacca. 

En  partant  de  Kelah ,  ou  de  Kelah-bar,  les  vaisseaux ,  après  une  na- 
vigation de  dix  jours,  arrivaient  à  un  lieu  nommé  Betoumah,  S^yii. 
M.  Reinaud,  à  l'exemple  de  l'abbé  Renaudot,  croit  qu'il  faut  recon- 
naître ici  la  ville  de  Meliapour,  autrement  San-Thomé,  située  sur  la  côte 
de  Coromandel,  près  de  Madras.  Mais  je  ne  saurais  admettre  cette 
hypothèse.  Dabord,  la  position  que  j'ai  assignée  à  la  contrée  de  Kelah 
ne  peut,  en  aucune  manière,  s'accorder  avec  une  pareille  conjecture; 
en  second  lieu,  s'il  s'agissait  de  la  ville  de  Meliapour,  l'écrivain  arabe 
n'aurait  pas  manqué  de  faire  observer  une    circonstance  curieuse  : 

*  Man.  ar.  i  io5,  p.  277.  — ^Opuscules,  fol.  196  v*.  —  *  Man.  584,  fol.  36  v*.  — 
•  Tom  I,  p.  575.—  'Tom.  II,  fol.  199  v*.  —  •  Man.  du  scheîkh  Nâser,  p.  i5a.  ~ 
^Ghap.  XXXI,  V.  aa.  —  •  Démon  manuscrit,  fol.  16  r*.  —  •  Page  294.  —  *•  Voyage 
aux  Indes  et  à  la  Chine,  t.  II,  p.  loi.  —  "  History  qf  Sumatra,  p.  17a.  — 
^'  MarsdcD,  Dictionary  ofthe  Malayan  Janguage,  p.  a49* 


736  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Texistence  dune  population  clirétienne  au  milieu  de  nations  ido-: 
lâtres  ;  enfin ,  la  leçon  Betoamah ,  sur  laquelle  s  appuie  cette  hypo- 
thèse, est  complètement  incertaine.  Je  crois  qu'il  faut  lire  Natoanah, 
Ajyu,  et  reconnaître  ici  ce  petit  groupe  d*iles  du  même  nom,  pla- 
cées entre  le  détroit  de  Singapour  et  l'île  de  Bornéo;  et,  en  effet, 
dans  la  Géographie  d'Édrisi,  au  lieu  de  Schoamah,  iU^,  que  pré- 
sente le  texte,  un  manuscrit  donne  Tenoamah^  ^y^f  ce  qui  s*écarte 
peu  de  la  leçon  que  j'adopte. 

En  partant  de  Betoumab  (Natounah),  les  vaisseaux,  après  une  navi- 
gation de  dix  jours,  arrivaient  au  lieu  nommé  Kedrendp^  gl?*^  ^''  ftcî- 
naud,  qui,  comme  nous  Favons  vu,  reconnaît  dans  Betoumah  la  ville 
de  Méliapour  ou  San-Thomé,  a  cru  devoir  placer  Kedrendj  sur  la  côte 
de  Coromandel,  à  l'embouchure  du  fleuve  Godaveri'  ;  mais  cette  asser- 
tion ne  me  parait  pas  admissible.  Si  les  observations  dont  j  ai  présenté 
les  résultats  sont,  comme  je  le  crois,  appuyées  sur  un  fondement  solide, 
ce  n'est  pas  sur  la  côte  de  Coromandel  que  nous  devons  chercher  le 
lieu  nommé  Kedrendj ,  mais  sur  la  route  qui  conduit  de  l'île  de  Su- 
matra à  la  Chine.  D'un  autre  côté,  Masoudi  indique  la  mer  de  Kedrendj 
comme  formant  la  cinquième  de  celles  qui  composent  le  grand  océan 
des  Indes  et  de  la  Chine.  Si  je  ne  me  trompe,  nous  devons,  dans  la 
mer  de  Kedrendj ,  reconnaître  le  golfe  de  Siam.  Comme  il  est  peu  pro- 
bable que  les  Arabes  pénétrassent  au  fond  de  ce  golfe,  et  qu'ils  s'arrê- 
taient à  Kedrendj,  non  pas  pour  commercer,  mais  seulement  pour  re- 
nouveler leur  provision  d'eau,  on  peut  croire  que  ce  lieu  était  situé  à 
l'entrée  de  cette  vaste  baie.  Peut-être  le  lieu  indiqué  par  la  relation 
arabe  nous  représente-t-il  l'île  de  Poulo-Condor. 

Après  Kedrendj,  les  vaisseaux,  en  dix  jours  de  navigation,  attei- 
gnaient le  lieu  nommé  Senef,  où  ils  trouvaient  de  l'eau  douce.  On 
en  importait  l'aloès,  appelé  senefi.  Ce  pays  composait  un  royaume. 
M.  Reinaud  suppose  que,  d'après  le  récit  de  notre  auteur  et  celui  de 
Masoudi,  la  mer  de  Senef  se  trouvait  à  l'occident  du  détroit  de  Malacca, 
ainsi  que  des  îles  de  Java  et  de  Sumatra  ;  mais  je  ne  puis  partager  cette 
opinion.  L'ensemble  des  faits,  tels  que  je  viens  de  les  exposer,  contredit 
formellement  cette  supposition.  Masoudi  nous  représente  la  mer  de 
Senef  comme  formant  la  sixième  de  celles  dont  se  composait  l'océan 
Indien,  et  comme  se  trouvant  fort  rapprochée  de  la  Chine;  c'est  ce 
qui  résulte  également  du  texte  de  notre  auteur. 

Maintenant,  que  faut-il  entendre  par  le  pays  de  Senef?  Edrisi*  en  fait 
une  île,  Abou'lféda  confirme  cette  assertion.  «Parmi  les  îles  de  la  mer 

'  T.  I,  p.  83,  84,  88,  89.  _  '  p.  16.  —  '  P.  xc,  cm.  —  *  Géographie,  t.  1, 
p.  83,  9a.  188. 


DÉCEMBRE  1846.  m 

cîc  la  Chine,  dit  ce  géographe ,  il  s  en  trouvé  une  célèbre,  appelée  Senef, 
d'où  Ton  exporte  Taloès,  à  qui  elle  donne  son  nom,  jÂ^.Sa  longueiu», 
d'orient  en  occident,  est  d'environ  200  milles;  sa  largeur  est  un  peu 
moindre.  Elle  renferme  une  ville  du  même  nom.  d  H  ne  peut  pas  être  ques- 
tion ici  de  l'île  de  Bornéo.  D'abord,  comme  je  crois  l'avoir  démontré,  elle 
ne  se  trouvait  pas  sur  la  route  (Jue  suivaient  les  marchands  arabes.  En 
second  lieu,  l'étendue  qui  est  attribuée  à  l'île  de  Senef  est  bien  au-dessoiis 
de  celle  qu'occupe,  en  réalité,  l'île  immense  de  Bornéo,  Enfin,  siles  Arabes 
avaient  visité  les  côtes  de  cette  île,  ils  n'auraient  pas  été  y  cher- 
cher seulement  l'aloès ,  ils  en  auraient  exporté  les  nombreuses  et  riches 
productions  que  cette  île  fom^nit  au  commerce ,  et  en  particulier  les 
diamants.  Comme  le  mot  arabe  *jjy=r,  qui  désigne  une  île,  exprime 
également  une  presqu'île,  je  souscris  volontiers  à  l'opinion  des  savants 
qtri,  dans  la  contrée  de  Senef,  ont  reconnu  la  province  de  Tsiampa, 
située  au  midi  de  la  Cochinchîhe.  La  mer  de  Senef  nous  représente, 
je  crois,  le  golfe  du  Tonkin.  Quant  à  Tîle  de  Sendei>Foulal  ou  Sendi- 
Foulàt,  c'est,  si  je  ne  me  trompe,  l'île  de  Hainàn;  et,  dans  tous  les 
cas ,  il  m'est  impossible  de  souscrire  à  l'opinion  de  M.  Reinaud ,  qui 
place  cette  île  près  de  l'entrée  du  détroit  de  Malacca.  Quant  à  la 
septième  mer,  j'adopte  volontiers  l'hypothèse  du  traducteur,  qui,  au 
lieu  de  Sandji,  45^^ ,  croit  devoir  lire  Mandji ,  i^tfi^ ,  et  reconnaît 
ici  le  nom  que  portait  la  Chine  méridionale. 

Après  avoir  donné  quelques  détails  sur  la  route  que  les  marchands 
arabes  suivaient  pour  se  rendre  à  la  Chine ,  et  sur  les  îles  importantes  que 
renferme  la  mer  des  Indes,  je  crois  devoir  parier  succinctement  de  plu- 
sieurs pays  situés  sur  le  continent  de  rinde.  L'auteur  arabe,  après  avoir 
décrit  la  contrée  appelée  Komkan  (Concan),  dont  le  souverain  portait  le 
titre  de  balhara ,  ajoute  :  u  Ce  prince  a  autour  de  lui  un  grand  nombre  de 
rois,  avec  lesquels  il  est  perpétuellement  en  gueri'e,  mais  il  est  cons- 
tamment vainqueur.  Tel  est  le  roi  de  Djert,  jj^-^  Nous  appre- 
nons ,  par  un  passage  de  la  même  relation ,  que  le  pays  de  Djerz  ou 
Djorz  est  celui  qui  a  pour  capitale  la  ville  de  Kanodje^  u  A  côté  de  cet 
empire  est  celui  deTafek,  qui  a  un  territoire  peu  étendu.  Les  femmes 
ont  le  teint  fort  blanc,  et  sont  les  plus  belles  de  toutes  les  femmes  de 
llnde.  r>  Le  nom  de  cette  contrée  est  écrit  de  plusiews  manières  diffé- 
rentes. On  Ht,  dans  l'histoire  de  Masoudi,  Tâken,  çjmMo,  ou  Tâkan,  ylïlb^, 
ou  Tâfi,  i\io,  et  Tâben,  (jJjIL,  dans  là  Géographie  d'Édrisi'.  M.  Reinaud 
suppose  que  ce  pays  est  celui  des  Mahrattes.  U  se  fonde  sur  cette  circons- 
tance, que  les  femmes  du  pays  de  Tafek  ou  Tâken  étaient  renommées 

•  p.  137.  —  •  T.  I,  fof:  t5  r*.  —  •  T.  I.  p.  98. 

93 


738         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

nou-seuleineiit  pour  la  beauté  de  leurs  traits ,  mais  encore  pour  leur 
penchant  au  plaisir  et  le  talent  quelles  mettaient  à  irriter  les  passions 
des  hommes;  et  il  fait  observer  que,  suivant  le  témoignage  JEbn.- 
Batoutaht  les  femmf$  mahrattes  possédaient  au  plus  haut  degré  ces 
moyens  de  plaire;  mais  cette  raison  ne  me  paraît  pas  convaincante.  On 
peut  bien  admettre  que  ces  moyens  de  séduction ,  pratiqués  avec  tant 
dû  succès  par  ies  fea^mes  mabrattes,  pouvaient  être  également  connus 
et  employés  par  des  femmes  d*une  autre  contrée  de  llnde.  Or  nous 
apprenons,  par  le  témoignage  formel  de  Masoudi,  que  la  province  de 
Tâfi,  ou  Tàken  se  trouvait  dans  la  partie  nord-ouest  de  llnde,  et  que  là 
prenaient  leur  source  plusieurs  des  affluents  qui  aHaient  grossir  le  fleuve 
Mihran,  c*est-à-dire  T Indus ^  Il  est  donc  impossible ,  je  croîs,  de  sup* 
poser  que  ce  pays  représentât,  soit  en  totalité,  soit  en  partie,  ia  contrée 
de^  Mahrattes.  U  faut  plutôt ,  je  crois ,  le  placer  vers  le  royaume  de  Lahotre . 

Sans  doute ,  en  lisant  cette  série  de  noms  de  provinces  et  de  villes , 
noms  qui  appartiennent  à  des  idiomes  étrangers,  qui  ont  été  mal  com- 
pris des  géographes  auxquels  nous  en  devons  la  connaissance ,  que  fa 
négligence  des  copistes  a  encore  altérés ,  qui  enfin  ont  ià\\  place  k 
d  autres  dénominations  et  sont  restés  complètement  oubliés  «  il  est 
bien  diflicile  de  déterminer,  avec  certitude ,  à  quels  lieux  actuels  nous 
devons  les  appliquer.  Toutefois ,  dans  les  passages  qui  nous  occupent  « 
je  croîs  ({uc  M.  Reînaud  s'est  trompé ,  lorsqu'il  a  cherché  dans  la  pé- 
ninsule en  deçà  du  Gange  les  pays  désignés  par  l'auteur  arab$.  Si  je 
ne  me  trompe,  ces  contrées  doivent  se  retrouver  sur  le  chemin  qui 
conduit  de  l'Indoustan  à  la  Chine.  Ainsi,  ce  grand  empire,  appelé 
Rohmi  ou  bien  fVahmen,  ou  enfin  Zahmi^r  et  dans  lequel  le  traducteur 
croit  reconnaître  le  Visapour,  correspond ,  si  je  ne  me  trompe,  au  Ben-y 
gale.  Car  je  ne  saurais  admettre  que  cette  contrée  soit  identique  avec 
file  de  Râmi  ou  Sumatra.  La  puissance  attribuée  au  prince  de  Rohmi 
ou  Zahmi  ne  peut  convenir  à  un  des  huit  rois  entre  lesquels  se  par- 
tageait la  souveraineté  de  Sumatra;  le  nombre  prodigieux  et  exagéré 
des  éléphants  avec  lesquels  ce  souverain  se  mettait  en  campagne,  ses 
gueiTes  contre  le  roi  de  Canodje  et  contre  les  princes  d'un  pays  situé 
sur  la  côte  de  Malabar,  ne  permettent  guère  de  chercher  dans  une  des 
îles  de  la  Sonde  la  situation  de  Tempire  indiqué  ici.  Enfin ,  dans  la  nar- 
ration, tout  semble  annoncer  que  l'auteur,  après  avoir  énuméré  les  îles 
de  la  mer  des  Indes  et  de  la  Chine,  a  désigné  ici  les  royaumes  du  con- 
tinent qui  se  prolongeaient  jusqu'à  cette  contrée.  Le  royaume  appelé 
Kdschebin  ou  Kamen,  situé  dans  l'intérieur  des  terres,  et  qui,  suivant 
M.  Reinaud,  nous  représente  le  Mysore,  est,  à  mes  yeux,    le  pays 

*  De  mon  manuscrit,  t.  I,  fol.  53,  v*. —  •  Masoudi  fol.  98,  r*  et  v'. 


DÉCEMBRE  1846.  739 

d'Achem.  Le  royaume  appelé  Kirendj,  ^j-f^^  »  placé  sur  le  bord  de  la 
mer,  et  qui ,  si  Ton  en  croit  le  traducteur,  n'est  autre  que  la  côte  de 
Coromandet,  représente»  à  mon  avis,  le  royaume  d'Arracan. 

L'auteur  arabe  nomme  ensuite  un  autre  royaume  appelé  Moudjah, 
9Ls^y^  puis  un  autre  nommé  Mabed  ou  Mcàb  ou  Maber.  M.  Reinaud, 
dans  un  endroit  de  son  ouvrage ,  a  supposé  *  que  le  pys  de  M oudjah 
était  situé  aux  environs  du  cap  Martaban ,  et  que  ie  pays  de  Maïd  ré- 
pondait à  celui  de  Siam.  Mais,  dans  ses  notes^,  it  assm^  que  probable- 
ment le  pays  de  Mabed  est  identique  avec  la  Cocbinchinc.  Pour  moi , 
je  ne  saurais  admettre  aucune  de  ces  deux  opinions.  Le  pays  de  Mou- 
djah  ne  peut,  je  crois ,  être  placé  près  du  cap  Martaban  et  correspondre 
au  royaiune  de  Pégu ,  car,  à  cette  latitude  méridionale,  il  n'existe  pas 
de  musc.  D'un  autre  côté,  le  royaume  de  Siam  n'est  point  limitroplie 
de  la  Chine.  II  en  est  de  même  de  la  Cochinchine ,  qui  se  trouve  sépa- 
rée  de  la  Chine  par  toute  la  largeur  du  Tonquîn.  Si  je  ne  me  trompe, 
la  contrée  de  Moudjah  répond  au  royaume  d'Ava;  et  le  nom  Maîd  ou 
Mabed  désigne  le  Tonquin ,  qui  se  trouve  en  effet  au  delà  du  royaume 
d'Ava,  et  touche  complètement  aux  frontières  de  la  Chine. 

Dans  la  relation  arabe'  il  est  fait  mention  d'un  pays  appelé  Komar, 
j\it  qui  donne  son  nom  à  Taloès,  désigné  par  le  root  ftomorc,  ^yi) 
<jyUJl.  Masoudi  parle  aussi  de  celte  contrée*.  Suivant  ces  auteurs,  le 
pays  de  Komar  n'est  pohit  une  île ,  c'est  un  pays  qui  regarde  tîelui  des 
Arabes.  11  est  dans  une  situation  parallèle  avec  le  royaume  du  maha- 
radjâ  et  l'île  de  Zabedj.  La  distance  entre  les  deux  pays,  en  traversant 
la  mer  dans  sa  largeur,  est  de  dix  journées  de  navigation,  ou  de  vingt 
journées ,  lorsque  le  vent  est  médiocre.  C'est  ainsi  que  je  traduis  ce 
passage,  qui  est  ainsi  rendu  par  M.  Reinaud  :  a  Le  Komar  est  dans  la 
direction  du  royaume  du  msrharadjâ  et  dé  l'ile  du  Zabedj.  Entre  les 
deux  royaumes,  il  y  a  dix  journées  de  navigation  en  latitude,  et  un 
peu  plus,  en  s  élevant  jusqu'à  vingt  journées,  quand  le  vent  est  faible,  n 
Ma  traduction,  qui  est  plus  littérale,  présente,  je  crois,  plus  de  fidé- 
lité. Le  mot ow«Ul« signifie  «qui  est  sur  la  même  ligne,  qui  est  paral- 
lèle. »)  Makrizi^  parie  d'une  idole  de  pierre  qui  était  parallèle  au  Sphinx, 
J^t  j^l  âjùsUm^  Jl^  ,  et  ^  d'un  bassin  dont  le  fond  était  de  niveau  avec 
celui  du  Birket-allil ,  J^\  '^'^^ji  c>y'  ax^U*^.  Le  mot  Usj^  ne  doit  pas, 
je  pense ,  se  traduire  «  en  latitude  » ,  mais  u  en  lai^ur.  i»  Car,  d'un  autre 
côté,  Masoudi  atteste  que  le  pays  de  Komar  se  trouve  situé  parallèle* 
ment  aux  îles  qui  forment  le  royaume  du  maharadjà,  à  la  contrée  de 

*  P.  c\T ,  cvii.  — .  *  P.  a  I ,  note  70.—  '  P.  93,  gA  — *  T.  I,  fol.  3a  v*.  33  r*.  et  v*. 
—  ^  DexripL  de  VÉgypIê,  art.  dct  tiet.  —  *  Art.  du  puits  du  châtMU. 


740  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Kelah ,  à  l'île  de  Serendib  ;  ces  détails,  si  je  ne  me  trompe,  ne  sauraient 
s  appliquer  à  la  pointe  méridionale  de  la  presquîle  au  delà  du  Gange , 
et  encore  moins  à  un  pays  situé  k  une  latitud^. plus  élevée,  tel  quo 
le  i*oyaume  de  Siam.  M.  Reinaud  ajoute  :  u  Le  dernier  sens  suppose- 
rait que,  dans  Topinion  dAbou-Zeyd,  les  iles  de  Java  et  de  Sumatra 
étaient  situées  au  midi  de  la  pointe  de  la  presquîle,  et  non  point  à  l'o- 
rient. »Mais  cette  supposition  ne  me  parait  pas  itëcessaire.  Le  texte  veut 
dire  que  le  pays  de  Komar  était  situé  parallèlement  aux  Etats  du  maba- 
radjâ  ,  et  qu'en  traversant  la  mer  dans  sa  largeur,  c  est-à<lire  en  directe 
ligne,  on  se  rendait  d'une  contrée  à  l'autre  en  dix  ou  vingt  jours  de 
navigation.  Je  crois,  d'après  ce  récit,  combiné  avec  celui  de  Masoudi^ 
que  le  pays  de  Komar  était  identique  avec  celui  de  Komr,  qui  foraiait 
la  pointe  méridionale  de  la  presqu'île  en  deçà  du  Gange ,  dans  le  voisi- 
nage du  cap  Comorin.  Aboulféda  s  est  donc  trompé,  lorsqu'il  a  admis 
une  île  de  Komar  ^  située  près  de  la  Cochincbine.  Ce  géographe  a  été 
induit  en  erreur  par  un  des  écrivains  qu'il  a  pris  pour  guide.  Oa  pour* 
rait,  si  l'on  parcourait  le  texte  d'Edrisi,  faire  voir  que  tous  les  passages 
où  ce  géograpbe  fait  mention  du  pays  ou  de  fîle  de  Komr, -I,  en  tenant 
compte  àes  erreiurs  propagées  par  des  écrivains  antérieurs,  peuvent  pres- 
que tousse  rapporter  à  la  pointe  méridionale  de  la  presqu'île  en  deçà  du 
Gange;  mais  les  bornes  de  cette  notice  ne  me  permettent  pas  de  déve- 
lopper cette  opinion.  Je  crois  que  le  pays  de  Kâmroun,  dont  parle  la 
relation  arabe,  aussi  bien  qu'Abou'lféda''^,  est  identique  avec  celui  de 
Konu*  ou  Komar.  La  ville  de  Davkera,  '^5^^,  indiquée  par  Aboulféda 
comme  une  des  principales  places  du  pays  de  Kàmroun,  répond,  si 
je  ne  me  trompe,  à  celle  de  Travancore.  Je  ferai  observer  que»  dans  la 
relaiion  arabe,  on  lit:  pl^»^!  ^Osj  ij\4^\  ^^  dlUl  JsJji^  JJAt  1^  ^1  Jovj. 

M.  Reinaud  substitue  à  la  leçon  oJib  celle  de  *xJx> ,  et  traduit  :  «  On 
raconte  que  jadis  le  royaume  de  Komar  tomba  entre  les  mains  d'un 
jeune  prince...  »>  Pour  moi,  je  crois  qu'il  n'y  arien  à  changer,  et  qu'on 
doit  traduire  :  «On  assure  que,  dans  les  temps  anciens,  le  monarque 
(lemaharadjâ)  nommait  le  roi  du  pays  de  Komar.  »  On  ne  doit  pas  être 
surpris  que  les  Malais ,  ce  peuple  si  belliqueux  et  si  navigateur,  eussent 
soumis  à  leur  domination  la  pointe  méridionale  de  la  presqii'ile  de  l'Inde. 
Les  Arabes,  qui  allaient  commercer  dans  la  Chine,  abordaient 
à  une  ville  appelée  Khanjoix.  Renaudot  et  Deguignes  ont  supposé 
qu'il  s'agissait  ici  de  la  ville  de  Canton.  M.  Reinaud,  à  l'exemple  de 
feu  Klaproth',  repousse  cette  idée,  et  pense  que  Khanfou  était  située  à 
l'embouchure  du  fleuve  Kiang,  dans  la  province  de  Tché-kiang.  Mais 

^  Texte  arabe,  p.  SSg. —  *  P.  36i. —  *  Mém,  rel  à  l'Asie,  t.  II,  p.  aoo  et  siiiv. 


DÉCEMBRE  1846.  741 

celU^  opinion  présente  quelques  diflicultés  réelles.  Une  de  ces  diiïicultés 
consiste  dans  le  récit  même  de  Técrivain  arabe,  qui  place  Khanfou  à 
quelques  journées  de  marche  du  rivage  de  la  mer.  Ce  caractère  ne 
saurait  convenir  à  une  place  située  immédiatement  sur  le  bord  de 
rOcëan.  Poiu*  obvier  à  cet  inconvénient,  M.  Reinaud  suppose  que  les 
navigateurs  arabes,  au  lieu  de  s  arrêter  à  lembouchure  du  Kiang,  re- 
montaient ce  fleuve  jusqu'à  Hang-tcbéou-fou,  capitale  de  la  province  : 
cest  la  même  ville  qui,  du  temps  des  Mongols  et  de  Marco-Polo,  était 
uoDunée  Qainsaï.  Mais  une  raison  qui  me  parait  forte  m^empèclie  de 
souscrire  à  cette  hypothèse.  En  effet,  suivant  lassertion  formelle  de 
Marco-Polo,  homme  judicieux  et  témoin  oculaire,  Quinsal  était  seule- 
ment à  vingt-cinq  milles  du  rivage  de  la  mer.  Il  est  donc  difficile , 
pour  ne  pas  dire  impossible,  de  reconnaître  ici  ime  ville  qui,  suivant 
ce  qu atteste  la  relation  arabe,  se  trouvait  à  plusieurs  journées  de 
marche  des  bords  de  TOcéan.  En  second  lieu,  nous  savons,  par  la 
même  relation ,  que  de  la  ville  de  Khanfou  à  la  capitale  de  la  Chine , 
appelée  Khomdan^  c est-à-dire  à  la  ville  actuelle  de  Si-nganfou,  la 
distance  était  de  deux  mois  de  route.  Or,  entre  cette  place  et  celle 
de  Hang-tchéou-fou ,  Tintervalle  nest  pas,  je  crois,  assez  long  pour 
exiger  un  temps   aussi  considérable.  Je  suis  donc   porté  à   adopter 
Topinion  de  Renaudot  et  de  Deguignes,  et  à  regarder  la  ville  appelée 
Khanfou  par  les  Arabes  comme  identique  avec  celle  de  Canton.  Sans 
doute  la  navigation  des  Arabes,  depuis  leur  ilernier  lieu  de  relâche 
jusqu'à  Canton,  parait  un  peu  longue,  si  Ton  considère  Tintervalle  qui 
sépare  ces  deux  points;  mais  il  faut  penser  que  ces  marchands  ne  fai- 
saient pas,  probablement,  voile  en  droite  ligne  vers  leur  destination, 
qu'ils  s  arrêtaient,  sur  leiu*  route,  dans  tous  les  lieux  qui  leur  offraient 
la  chance  d  un  négoce  tant  soit  peu  lucratif 

Je  ne  ferai  point  ici  d'observations  un  peu  étendues  sur  la  Relation 
qui  fait  Tobjet  de  cette  notice.  Comme  depuis  longtemps  elle  est  sous 
les  yeux  des  savants,  on  a  dit  tout  ce  quil  y  avait  à  dire  pour  attaquer 
ou  défendre  l'authenticité  des  assertions  quelle  contient.  Dans  mon 
opinion ,  elle  offre,  avec  des  faits  exacts,  un  certain  nombre  de  rensei- 
gnements dont  on  peut,  sans  être  accusé  de  scepticisme,  suspecter  la 
véracité.  Il  est  probable  que  les  Arabes,  qui  fréquentaient  la  Chine  et 
qui  en  ignoraient  la  langue,  se  sont  laissés  fréquemment  entraîner 
par  une  imagination  portée  naturellement  au  merveilleux;  qu'ils  ont 
mal  compris  les  faits  qu'ils  avaient  sous  les  yeux,  ou  les  discours  qui 
leur  étaient  adressés  ;  ou  qu'ils  ont  été  plus  d'une  fois  dupes  des  inter- 
prètes dont  ils  étaient  obligés  de  se  servir  pour  la  réussite  de  leurs 
opérations  commerciales. 


742  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

J'avoue  que  la  conversation  de  l'Arabe  Ebn-Wabab  avec  lempei-eur 
de  la  Chine  ne  me  parait  pas,  dans  tous  ses  détails,  avoir  été  repro- 
duite avec  une  fidélité  scrupuleuse.  La  partie  de  cet  entretien  qui  a 
pour  objet  les  prophètes  me  semble,  à  vrai  dire,  un  peu  suspecte. 
J'ai  également  de  la  peine  à  croire  quun  monarque  aussi  orgudSleux 
que  celui  de  la  Chine  ait  admis  la  supériorité  du  roi  de  la  Perse,  d*au- 
tant  plus  que,  sous  les  princes  sassanides,  Tempire  de  Perse  n'avait 
pas  l'étendue  immnese  qu'il  avait  eue  sous  le  règne  de  Cyrus  et  de  ses 
successeurs.  Du  côté  de  l'occident,  il  n'atteignait  que  par  q[uelques 
points  la  rive  de  l'Euphrate  ;  et ,  du  côté  du  nord  ,  il  n'avait  jamais  pu 
franchir  rOxus,  siur  ]es  bords  duquel  les  Huns  Ephtatites  avaient  opp<Mé 
aux  armes  des  monarques  sassanides  une  résistance  invincible.  On  peut, 
je  crois,  et  cela  sans  aucun  scrupule,  ranger  parmi  les  fables  ce  que 
rapporte  la  narration  arabe  relativement  au  goût  des  Chinois  pour  la 
chair  humaine.  Jamais ,  chez  aucun  peuple  civilisé ,  ni  en  Chiqe  ni 
ailleurs ,  aucune  loi  n'a  autorisé  les  hommes  à  se  nourrir  de  la  chair 
de  leurs  semblables  ;  jamais ,  même  dans  les  temps  de  troubles ,  de 
désordres,  au  milieu  des  fureurs  de  l'anaiTrbie  et  de  la  guerre  civHe , 
cet  odieux  aliment  n'a  souillé  les  tables ,  n'a  été  exposé  en  vente.  On 
peut  donc  croire ,  ou  qu'une  méprise  grossière ,  ou  qu'un  sentiment  de 
vengeance  aura  d'abord  donné  naissance  à  ce  bruit  absurde;  que  ce 
bruit,  recueilli  par  des  hommes  ignorants,  doués  d'une  imagination 
vive  et  avides  de  merveilleux,  se  sera  propagé  sans"  examen,  et  aura 
été  regardé  comme  un  fait  indubitable. 

Avant  de  quitter  ce  sujet,  je  dois  faire  observer  que  M.  Reinaud  s'est 
un  ()eu  trompé ^  lorsqu'il  assure  que,  suivant  l'asserlion  de  Masoudi, 
le  voyage  de  l'arabe  Abd-cl-Wahab  à  la  cour  de  l'empereur  de  la 
Chine  eut  lieu  l'an  3o3  de  l'hégire  (91 5  de  J.C).  L'historien  arabe  dit 
seulement  que,  dans  le  cours  de  cette  année,  il  recueillit  de  la  bouche 
d'Abou-Yezid  (Zeïd)  une  partie  des  renseignements  qui  concernent  la 
Chine. 

M".  Reinaud  s'attache  ensuite  à  rapprocher  des  faits  contenus  dans  ia 
relation  arabe  ceux  que  founiitThistoire  de  la  Cliine.  Comme,  à  l'époque 
où  eurent  lieu  les  principales  expéditions  commerciales  des  Arabes ,  le 
v.isto  empire  de  la  Cliine  était  gouverné  par  la  dynastie  des  Thang,  c'est 
<hus  l'excellente  histoire  de  celte  dynastie,  rédigée  par  le  P.  Gaubil, 
qu'il  a  puisé  en  grande  partie,  et  presque  exclusivement,  les  matériaux 
dont  se  compose  cet  article  de  son  discours  préliminaire. 

Kii  traitant  des  contrées  qui  s'étendent  entre  le  Khorasan  et  la  Chine , 
f  nitour  dit  quelques  mots  des  nations  turques  et  autres  qui  occupent 

'  T.  II,  p.  45,  note  i53. 


DÉCEMBRE  1846.  743 

ces  vastes  régions.  A  Texemple  du  P.  Gaubil,  de  Deguignes  et  do  Kia- 
proth,  il  suppose  que  les  Turcs  Tagargar  ou  Tagazgaz  des  auteurs  arabes 
étaient  identiques  avec  ceux  que  les  écrivains  chinois  désignent  par  le 
nom  de  Chato^.  Je  nai  aucun  motif  pour  appuyer  ni  inlîrmer  cettu 
hypothèse.  Mais  je  m'arrêterai  un  moment,  pour  examiner  ce  qui  con- 
cerrfè  le  titre  que  portait  le  souverain  de  cette  nation.  M.  Reinaud, 
transcrivant  un  passage  de  Masoudi,  atteste  que  le  roi  de  ce  peuple  por- 
tait le  nom  générique  d'Afez-Khakan.  Les  manuscrits  de  Técrivain  arabe 
ne  sont  rien  moins  qu uniformes  à  cet  égard.  Dans  mon  exemplaire,  on 
lit  Er-Khan,  ^jU-jP,  ou  Ibn-Khakan,  yfeU*  ^^\^.  D*autres  manuscrits, 
cités  par  M.  Sprenger^.oEfrent  les  leçons  /r-A^an,  y  U-^l,  ou  Il-Kkan, 
fjiSL.  Je  préférerais  cette  dernière  manière  d'écrire ,  qui  présente  un 
sens  naturel ,  celui  de  roi  de  la  contréei  Mais,  dans  tous  les  cas,  je  ne  puis 
concevoir  comment  ce  titre  pourrait  être  identique  avec  cehii  de  Li- 
khooe-tchang ,  que  les  écrivains  chinois  donnent  au  souverain  des  Chatu. 
A  l'occasion  de  la  route  que,  dansTantiquité,  les  marchands  suivaient 
poiur  se  rendre  de  la  ville  de  Balkh  dans  le  pays  des  Sères,  M.  Reinaud 
suppose  qu  un  lieu  nommé,  par  Ptolémée',  lÙOivos  ^pyoç  (la  Tour  de 
pierre),  et,  par  Anunien  MarcelUn^  LiÛtinos  pyrgos,  était  identique 
avec  la  ville  de  Taschkend ,  située  sur  les  bords  du  Seihoun ,  lancien 
laxarthes.  Cette  opinion  n'est  pas  nouvelle.  Elle  avait  été  proposée  et 
discutée  avec  beaucoup  d'érudition  par  le  D'  Hager^;  et,  toutefois, 
je  ne  saurais  l'admettre.  D'abord,  si  nous  consultons  les  récits  des 
écrivains  de  l'antiquité,  rien  ne  nous  apprend  que  ia  ville  de  Tasch- 
kend existât  dans  des  temps  antérieurs  à  notre  ère.  U  est  plus  pro^ 
bable  que  cette  place  fut  fondée  et  reçut  son  nom  à  l'époque  où  des 
nations  de  race  turque  envahirent  la  Sogdiane.  En  second  lieu ,  si  l'on 
adopte  l'hypothèse  de  Uager,  c  est  dans  la  Sogdiane  que  devait  être  si- 
tuée la  Toar  de  pierre.  Mais  nous  savons,  parles  tables  de  Ptolémée,  que 
ce  lieu  se  trouvait  dans  le  pays  des  Saçes^.  Qr  la  contrée  qu  occupait 
cette  nation  guerrière  ne  s'étendait  pas  certainement  Jusqu'au  canton  où 
existe  encore  la  viUe  de  Taschkend.  D'ailleurs,  il  est  difficile  de  croire 
que  les  marchands  qui  partaient  de  la  ville  de  Balkh,  pour  se  rendre  à 
la  Chine ,  aient  allongé  énormément  leur  voyage,  en  remontant  vers  le 
Nord  jusqu'à  Taschkend ,  tandis  qu*ils  pouvaient  aisément  suivre  une 
^Q^tQ  bien  plus  courte  et  bien  plus  directe.  Ed  outre,  rien  ne  nous 
oblige  d'admettre  que  la  Tour  de  pierre  fut  réellement  une  ville.  Il  est 
plus  vraisemblable  que  c'était  seulement  une  forteresse  élevée  dans  un 

*  T.  I,  p.  CLV.  —  *  Fol.  7!i  Y*.  —  •  Fol.  76  vV—  *  Historicat  encyclopœiia ,  t.  I . 
Mb.  X}(III,  p.  579.  —  '  Namimudique  cÛroiis^  p.  ia3.  —  ^  Asim  Éêhtda  ru. 


744  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

défile ,  défendue  par  une  garnison ,  et  destinée  à  servir  de  point  d  ap^ 
pui  aux  voyageurs  ,  à  les  protéger  contre  les  attaques  des  peuples  belli- 
queux et  sauvages  dont  il  fallait  traverser  le  territoire ,  et  à  recevoir  en 
dépôt  les  marchandises  qui  formaient  Tobjet  du  commerce  de  la  Sërique. 

Nous  apprenons,  par  Tbistoire  des  Mongols ^  qu*il  existait,  sur  la 
route  qui  conduit  de  Nakhschab  è  Termez,  un  défilé  que  les  Mongols 
dés^naientparle  nom  générique  de  Timoar-khahlouka,  aaX^jj^^,  cest- 
i-dire  Porte  de  fer;  mais  ce  lieu,  se  trouvant  dans  la  Transoxane,  et 
non  dans  le  pays  des  Saces,  ne  saurait  nous  représenter  la  Tour  de  pierre 
des  écrivains  de  lantiquité.  Au  rapport  de  Raschid-eddin^,  comme  il 
existe ,  sur  les  confins  de  la  province  de  Badakhschan ,  un  autre  défilé, 
nommé  également  Timoar-khahlouka  (la  Porte  de  fer),  rien  n*empèche, 
ce  me  semble ,  que  nous  ne  voyofts  dans  ce  lieu  remplacement  que  dut 
occuper  la  Toar  de  pierre  de  Ptolémée;  car,  après  avoir  francbi  cette 
gorge,  on  arrive  facilement  dans  la  petite  Boukbarie,  la  Casia  regio  des 
anciens.  Cette  opinion,  au  reste,  se  rapproche  de  celle  qu'ont  émise 
Heeren,  Banville,  le  EK  Vincent,  etc. 

M.  Reinaud,  qui,  comme  il  Tannonce,  s  occupe,  depuis  longtemps, 
à  tradiure  en  français  la  Géographie  d*Aboulféda,  a  cru  sans  doute 
que,  combattant  en  quelque  sorte  pro  aris  etfocis,  û  pouvait  relever 
la  gloire  de  son  auteur  favori,  en  rabaissant  un  peu  les  rivaux  qui 
avaient  marché  dans  la  même  carrière.  Cest  l'ouvrage  d*Édrisi  qu'il 
a  choisi  pour  l'objet  d'une  critique  sévère,  et  qui,  j'ose  le  croire,  n'est 
pas  toujours  complètement  juste.  11  parle  des  erreurs  fatales^  où  est 
tombé,  dit-il,  cet  auteur  habile  et  érudit,  qui,  pour  la  composition 
de  son  Traité  géographique ,  s'était  entouré  de  tous  les  secours  dont 
on  pouvait  disposer  de  son  temps ,  et  avait  été  favorisé  par  le  patro- 
nage d'un  prince  zélé  pour  les  sciences,  a  Avec  tous  ces  secours,  dit 
M.  Reinaud*,  tout  en  faisant  un  livre  d'un  usage  indispensable,  Ëdrisi, 
en  quelques  points,  fit  plutôt  ceculer  la  science  géographique  qu'il  ne 
l'avança  (qu'il  ne  la  fit  avancer).  Mon  observation  s'applique  surtout 
à  la  description  de  l'Afrique  orientale  et  du  midi  de  l'Asie,  avec  les 
lies  qui  la  bordent.  Édrisi  était  imbu  de  l'idée  jadis  émise  par  Hîp- 
parque  et  Ptolémée.  d'après  laquelle  le  continent  africain  se  prolonge- 
rait indéfiniment  du  côté  du  midi  et  de  l'orient.  Suivant  Edrisi,  ce 
prétendu  prolongement  se  développait  dans  le  même  sens  que  l'équa- 
leur,  à  une  distance  plus  ou  moins  rapprochée  de  la  ligne  équinoxiale, 
et  formait  de  la  vaste  mer  de  l'Inde  un  grand  lac,  qui  ne  commuib*- 
quait  que  pai'  un  cangl  avec  la  mer  extérieure.»  M.  Reinaud  ^ ajoute 
qu'Ëdrisi,  voulant  mettre  d'accord  l'opinion  de  Ptoléinée  avec -le  sécii 

'  Rasohid-eddin,  foL  i44.  —  *  Fol.  aa3.  —  »  P.  clxxi.  —  *  P.  clxxii-clxxiV: 


DÉCEMBRE  1846.  745 

des  Arabes,  et  se  trouvant  gêné  par  le  prétendu  continent,  qui  ne  lui 
permettait  pas  de  s'étendre  beaucoup  au  delà  de  Téquateur ,  a  fait  de 
certaines  îles  des  continents,  et  de  certains  continents  des  îles;  qu'il 
place  les  îles  du  Zabedj,  qui  correspondent  à  Java  et  Sumatra,  sur  la 
côte  de  Zanguebar;  que,  d'un  autre  côté,  des  pays  situés  sur  le  golfe 
du  Bengale  et  dans  la  presqu'île  de  Malacca  sont  rejetés,  sous  forme 
d'îles,  dans  la  mer  de  la  Chine,  a  Ces  erreurs  déplorables,  ajoute 
M.  Reinaud ,  furent  reproduites  par  Ibn  Saîd ,  et  elles  se  sont  perpé- 
tuées en  Orient  jusque  dans  ces  derniers  temps.  Il  faut  rendre,  dit-il, 
cette  justice  à  Abou'lféda  ;  son  ouvrage ,  considéré  sous  le  point  de  vue 
delà  rédaction,  est,  en  général,  inférieur  à  celui d'Édrisi;  mais  Abou'l- 
féda avait  l'instinct  géographique,  et,  dans  toutes  les  grandes  questions, 
il  s'est  rencontré  avec  la  vérité.  »  M.  Reinaud  ajoute,  en  note  :  u M.  Qua- 
tremère  a  consacré,  dans  le  Journal  des  Savants,  an.  i863,  deux  arti- 
cles à  une  appréciation  d'Édrisi  et  des  autres  géographes  arabes;  mais 
les  considérations  que  je  viens  d'indiquer  paraissent  avoir  échappé  à 
M.  Quatremère.  » 

Peut-être  n'est-il  pas  impossible  de  répondre  à  quelques-unes  des 
assertions  exprimées  dans  ce  passage.  Pour  commencer  par  la  der- 
nière, dans  laquelle  je  me  trouve  un  peu  intéressé,  je  dois  dire  que, 
si  je  n'ai  point  traité  les  questions  que  soulève  M.  Reinaud,  j'ai  eu, 
pour  cela,  plusieurs  motifs.  D'abord,  ayant  consacré  seulement  deux 
articles,  non  pas  à  l'appréciation  des  géographes  arabes  en  général, 
mais  à  l'examen  d'un  ouvrage  aussi  étendu  que  celui  d'Édrisi,  et  ayant 
eu  à  m'occuper  d'une  foule  de  choses  positives,  j'ai  cru  ne  devoir  point 
m*engager  dans  des  considérations  purement  systématiques.  En  second 
lieu,  je  ne  saurais,  sur  plusieurs  points,  souscrire  aux  opinions  et  aux 
critiques  de  M.  Reinaud.  Enfin,  c'est  moi  qui,  le  premier  parmi  les 
orientalistes,  ai  fait  observer^  que  l'histoire  de  l'Orient  était  beaucoup 
mieux  connue  de  Masoudi  qu'elle  ne  le  fut  dans  les  siècles  suivants  ; 
que  ses  ouvrages,  si  pleins  de  faits,  si  instructifs,  avaient  été  trop  né- 
^igés  par  des  successeurs  ingrats ,  qui  avaient  mieux  aimé  choisir,  pour 
leurs  recherches,  des  guides  ignorants  et  infidèles.  Mais  c'est  trop  m'oc- 
cuper d'un  objet  personnel.  Je  me  hâte  de  revenir  à  ce  qui  concerne 
Édîrisi.  Je  persiste  à  penser  que  M.  Reinaud  s'est  montré  un  peu  injuste 
à  l'égard  de  cet  estimable  écrivain.  D'ailleurs,  plusieurs  assertions  que 
M.  Reinaud  qualifie  d'erreurs  déplorables,  et  qui  consistaient,  dit-il,  à 
placer  dans  la  mer  de  la  Chine  des  pays  situés  sur  le  golfe  du  Bengale 
et  dans  la  presqu'île  de  Malacca ,  ont  été  discutées  plus  haut  ;  et  je  crois 

*  Notice  SUT  h  vie  et  les  ouvrages  de  Masoudi,  p.  6. 

9à 


746 


JOURNAL  DES  SAVANTS 


avoir  démontré  que  rerreur  n'était  pas  du  côté  du  géogn 
M*  Reinaud  reproche  à  Ldrisi  d'avoir,  à  Texemple  de  ij 
graphes  anciens  de  VécoJc  d'Alexandrie,  supposé  que  la  mi 
formait  un  grand  lac,  et  que  le  contînenl  africain  se  prolod 
nîment  du  côié  du  midi  et  de  Forient;  ce  reproche  ne  me  p| 
tout  à  fait  fondé.  Sans  doute,  dans  les  manuscrits  de  l'ouvïl 
on  trouve  une  carie  grossièrement  tracée,  sur  laquelle  le  cd 
cain  est  représenté  comme  se  contournant,  vei^  le  midi,  dj 
lion  de  forient.  L'auteur  peut  avoir,  sur  ce  point,  copié  I 
Ptolémée;  mais  il  ne  paraît  pas  avoir  attaché  à  cette  h| 
grande  importance.  Je  ne  saui-ais  croire  c[u*Edrisi  ait  eu  en' 
biner  les  connaissances  acquises  de  son  temps,  sur  ce  q 
l'océan  Indien,  avec  les  hypothèses  des  géographes  de  féc^ 
drie*  Une  préoccupation  systématique  de  ce  genre  ne  me  j 
part»  avoir  guidé  la  plume  de  cet  écrivain,  qui  na  vouli 
été  qu'un  compilateur  instruit.  Au  commencement  de  sod 
atteste  que,  des  sept  mers  qui  baignent  notre  globe ^  six  soi 
les  unes  aux  autres,  et  quune  seule,  ccst*à*dire  la  mer  Cai 
séparée  et  sans  communication  avec  les  autres*  Ailleurs^  il' 
la  mer  appelée  mer  de  Senef  commence  à  une  autre  mer  i 
le  nom  de  Zifti  (de  poix),  qui,  vers  le  nord  comme  vers  1^ 
munique  avec  f Océan.  Sans  doute ,  Edrisi,  comme  tous  lefl 
arabes,  n  a  point  connu  le  cap  de  Bonne-Espérance,  et  a  cd 
ignoré  comment  et  en  quel  endroit  se  terminait,  vers^ 
continent  de  l'Afrique;  aussi,  ne  s  est-il  nulle  part  CTipliqU 
concerne  ce  point  de  géographie;  mais  sa  narration  n'mm 
me  semble,  qu'il  ait  admis  l'existence  d'un  prolongement^ 
vers  les  rivages  de  la  Chine,  Deux  seuls  passages  pourraîen 
une  conclusion  de  ce  genre;  mais,  tout  à  fheure,  je  din 
pense  sur  cet  objet. 

A  coup  sûr  la  narration  d'Edrisi  offre  des  erreurs  mi] 
mêmes  contrées  se  trouvent  nommées  une  seconde,  une  tï^ 
et  désignées  comme  étant  placées  sur  des  points  tout  différi 
où  la  première  partie  du  récit  avait  indiqué  leur  existence^ 
grave,  sans  doute,  tient  à  la  position  et  à  la  manière  d'éd 
teur.  Vivant  dans  la  Sicile,  n*ayant  jamais  visité  par  lui 
bonne  partie  des  contrées  qui!  se  proposait  de  décrire  »  îll 
autre  chose  qu  une  compilation.  Or,  désirant,  suivant  toute 
donner  au  roi  Roger  une  haute  idée  des  conquêtes  scien 


*  Géogmphie,  1 1,  p,  4^  —  *  P.  87.  Texte  Arabe,  X*  partie  du  i*  c 


DÉCEMBRE  1846.  747 

Arabes,  il  s  attacha  à  recueillir  et  à  consigner  dans  son  ouvrage  tous 
les  renseignements  que  lui  fournissaient  ses  vastes  lectures.  Écrivant, 
sans  doute,  avec  un  peu  de  précipitation,  il  n*eut  ni  les  moyens,  ni 
même  la  volonté,  de  soumettre  à  Texamen  d'une  critique  judicieuse  et 
sévère  les  divers  témoignages  sur  lesquels  il  appuyait  ses  récits.  Il  ras- 
sembla donc  et  mit  bout  à  bout  tout  ce  qui  lui  paraissait  de  nature  à 
compléter  les  renseignements  qu*il  avait  déjà  extraits  des  ouvrages 
d  autres  géographes.  Plus  d'une  fois,  il  ne  s'aperçut  pas  que  ces  préten- 
dues améliorations,  loin  d'enrichir  son  livre,  le  détérioraient,  en  quel- 
que manière,  puisque  ces  assertions,  puisées  dans  des  écrits  moins 
dignes  d'estime,  ne  servaient  qu'à  déplacer  ce  qu'il  avait  établi  précédem- 
ment d'une  manière  plus  judicieuse  et  plus  conforme  à  la  vérité.  Dans 
une  partie  de  sa  description ,  l'auteur,  comme  on  peut  le  voir,  a  pris  pour 
guide  Masoudi ,  qu'il  a  copié  presque  littéralement.  Et  là  il  s'était  placé  sur 
im  terrain  assez  solide,  où  il  devait  rarement  broncher;  mais,  lorsqu'il 
a  voulu  déférer  à  l'avis  d'autres  compilateurs  moins  instmits,  il  com- 
mit, il  faut  le  dire,  des  méprises  assez  fortes.  Ainsi,  pour  ne  parler  que 
des  fies  Zabedj  (Java),  Fauteur^  les  place  d'abord  dans  la  mer  des 
Indes,  puis  vis-à-vis  du  pays  des  Zendjes,  c'est-à-dire  de  la  côte  du 
Zanguebar^.  Il  indique,  dans  ces  mêmes  parages,  l'île  de  Scherboua, 
iy^,  qui,  comme  il  est  facile  de  le  voir,  n'est  autre  que  celle  à  la- 
quelle les  géographes  donnent  les  noms  de  Sarirah,  ijàj^  (ouSerbazab, 
S^j-n») ,  et  qui,  comme  je  crois,  est  identique  à  celle  de  Banca. 

Plus  bas,  les  îles  de  Zabedj  '  sont  représentées  comme  n'étant  pas  à 
une  très-grande  distance  de  la  Chine;  ailleurs^  l'auteur  atteste  que 
les  habitants  des  îles  Zanedj  (  Zabedj  )  viennent  à  la  côte  de  Sofala  cher- 
cher du  fer,  qu'ils  transportent  sur  le  continent  et  dans  les  îles  de  l'Inde. 
L'île  de  Malai^,  placée  par  lui  sur  la  côte  de  Malabar,  est  transformée 
ailleurs  en  une  île  immense, située  dans  les  mers  de  la  Ghine^.Ces  fautes, 
auxquelles  on  pourrait  en  ajouter  un  grand  nombre,  sont,  à  coup  sûr, 
bien  graves.  Elles  prouvent,  comme  je  l'ai  dit,  que  l'auteur  n'a  pas 
examiné  avec  une  critique  assez  sévère  les  matériaux  qu'il  mettait  en 
ceuvre.  Au  reste,  ces  défauts,  je  crois,  sont  moins  les  siens  que  ceux 
des  écrivains  qu'il  avait  consultés,  et  auxquebil  pensait  devoir  accorder 
une  confiance  explicite.  Peut-être  une  circonstance  peut-elle  rendre  raison 
d'une  partie  des  fautes  que  je  viens  de  signaler.  Nous  avons  vu  que  l'île 
de  Java  était  désignée ,  chez  les  géographes  orientaux ,  par  le  nom  de 
Zabedj.  Or,  dans  beaucoup  de  passages ,  ce  nom  est  écrit  Zanedj,  ^1). 
Dun  autre  côté ,  on  sait  que  plusieurs  îles  de  la  mer  orientale  sont  ha- 

'  P.  58.  —  »  P.  59.  —  '  P.  60.  —  •  P.  6&.  _  •  P.  ej.  —  •  p.  86.  gj. 

gà. 


748  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

bitées  par  des  populations  de  nègres,  désignés  en  arabe  sous  le  i;Gai<lé 
Zendjes,  ^.  Il  nen  aura  pas  sens  doute  fallu  davantage  pour  engager 
des  compilateurs  irréfléchis  à  supposer  que  ces  difiPérents  points  de- 
vaient être  situés  non  loin  de  la  côte  de  Zanguebar.  Cette  circons^ 
tance,  que  les  habitants  des  îles  Zabedj  (Java)  se  rendaient  à  Sofala 
pour  acheter  du  fer,  aura  fait  croire  que  ces  iles  n  étaient  pas  éloignées 
de  la  côte  orientale  de  TAfi^que,  parce  que  Ton  naura  pas  assez  tenu 
compte  de  Thabileté  des  Malais  dans  tout  ce  qui  tient  à  la  navigation, 
et  de  Faudace  avec  laquelle  ils  se  lançaient  dans  les  expéditions  les 
plus  lointaines.  U  est  visible  que,  dans  plusieurs  passages  de  la  narra- 
tion d'Édrisi,  les  îles  Zaledj  ou  Zanedj  (Zabedj)^  ont  été  confondues 
avec  le  groupe  des  iles  Comore;  car  ime  de  ces  iles  est  appelée,  par 
l'écrivain  arabe,  Andjebeh,  aa:^!.  Il  faut  lire  Andjeneh,  jU:^!  ,  et  reconnaî- 
tre ici  rile  A'Anjoané.  Celle  que  le  géographe  nomme  Anfoudjah,  A>yb^t  ^ 
répond  à  celle  d'Angazijâ,  la  plus  considérable  des  îles  de  ce  groupe. 
Suivant  Tauteur  ',  «  Tile  de  Komr  est  éloignée  des  îles  Roïbahat  de 
sept  journées  de  navigation. ....  Son  roi  réside  dans  la  ville  de  Malai. 
Les  habitants  disent  qu'elle  s'étend,  en  longueur,  l'espace  de  quatre 
joumés  (  quatre  mois)  vers  l'est.  Elle  commence  auprès  des  îles  Roï- 
bahat, et  se  termine  en  face  des  iles  de  la  Chine,  du  côté  du  nord  (ou 
du  midi).»  D'après  le  commencement  de  cette  description,  il  est 
visible  qu'il  s'agit  ici  de  la  partie  méridionale  de  la  presqu'île  de  l'Inde. 
Mais  l'auteur,  trompé  sans  doute  par  la  signification  équivoque  du 
mot  ijjÇ)^,  ayant  voulu  admettre  une  île  au  lieu  d'une  pém'nsule,  et, 
d'un  autre  côté,  ayant  vu,  dans  les  relations  d'autres  géographes,  que 
le  pays  de  Komar  se  trouvait  dans  le  voisinage  de  la  Chine,  aura  voulu 
lier  ensemble  ces  deux  faits  géographiques.  Ayant  lu  également  que 
les  côtes  de  Tlnde  se  prolongeaient  sans  interruption  et  à  une  dis- 
lance de  plusieurs  mois  de  marche,  depuis  la  pointe  de  la  presqu'île 
jusqu'aux  confins  de  la  Chine ,  il  aura  cru  pouvoir  copier,  sans  examen , 
le  récit  de  plusieurs  géographes  arabes,  qui  supposaient  que  l'île  de 
Komr  devait  former  une  île  immense  qui ,  commençant  près  du  cap 
Comorin,  allait  se  terminer  non  loin  de  la  frontière  de  la  Chine.  D'un 
autre  côté,  Edrisi  a  connu  l'existence  des  îles  Comore,  placées  à  peu 
de  distance  de  la  côte  orientale  de  l'Afrique;  car  il  assure^  que  de  la 
ville  de  Djesta,  ou  Djebesta,  située  sur  le  rivage  de  Sofala,  on  se 
rend,  en  trois  jours  et  trois  nuits  de  navigation,  à  celle  de  Daghouta,  et 
que  de  là,  en  une  journée,  on  atteint  file  de  Komr  (Comore).  Nous 
avons  vu  plus  haut  que  les  îles  de  Comore  avaient  été  confondues  par 

'  T.  I,  P.  59.  60.  —  «  P.  59.  61.  ^  »  P.  69.  —  •  P.  78,  79. 


DÉCEMBRE  1846.  749 

notre  auteur  avec  celles  de  Zaledj  (Zabedj),  c  est-à-dire  avec  Tile  de  Java. 

Quanl  à  ce  qui  concerne  Tiie  de  Malaî,  on  lit  dans  les  anciennes 
relations  arabes  qu  il  existait,  non  loin  du  midi  de  la  péninsule  de  Tlnde, 
une  ville  appelée  Koulam-Màli;  que  vis-à-vis  se  trouvait  une  île  appelée 
Mali.  Un  autre  écrivain  avait  dit  que  cette  ville  était  située  sur  la  côte  de 
Malabar,  vis-à-vis  le  pays  des  Zendjes.  U  n  en  fallut  pas  davantage  à  un 
géographe  pour  assurer  que  cette  ville  et  cette  île  se  trouvaient  sur  la 
cote  orientale  de  TA&ique.  Et  ce  fait  nest  pas  tout  à  fait  erroné;  car  une 
des  îles  du  groupe  de  Gomore  porte  le  nom  de  Molalé.  Dun  autre  côté, 
on  savait  que ,  dans  Tile  de  Malaî ,  se  trouvait  la  capitale  de  la  province  de 
Komr.  Or,  comme  on  était  parvenu,  en  dépit  de  la  nature  des  choses, 
à  prolonger  cette  contrée  jusquaux  frontières  de  la  Chine,  l'île  de 
Mali,  ou  Malai,  dut  se  trouver  dans  des  conditions  analogues,  et 
s'étendre  en  longueur  d'une  manière  prodigieusement  exagérée.  Et, 
en  effet,  nous  lisons  dans  un  manuscrit  d'Édrisi,  ainsi  que  dans  l'abrégé 
arabe,  que  l'île  appelée  Malaî,  qui  est  à  douze  journées  de  l'île  de 
Senef,  s'étend  d'orient  en  occident;  que,  du  côté  de  l'ouest,  elle 
touche  les  rivages  du  pays  des  Zendjes;  que,  du  côté  de  l'est,  en  se 
dirigeant  vers  le  nord,  elle  va  rejoindre  les  rivages  de  la  Chine. 

Je  ne  prétends  donc,  en  aucune  manière,  dissimuler  les  défauts  que 
présente  l'ouvrage  d'Édrisi.  Je  crois  que  ce  traité  de  géographie  doit  être 
lu  avec  précaution ,  et  à  la  lueur  du  flambeau  d'une  critique  judi- 
cieuse. Mais,  tout  en  reconnaissant  ces  fautes ,  on  doit  tomber  d accord 
que  cet  ouvrage  renferme  une  foule  prodigieuse  de  renseignements  qu'on 
ne  trouve,  au  même  degré,  dans  aucune  autre  compilation  rédigée 
par  les  Arabes.  Rappelons-nous  qu'à  l'époque  oii  écrivait  Édrisi  on  ne 
possédait  aucun  des  secours  que  fournit  la  science  moderne ,  qui  offre 
partout  aux  lecteurs  des  relations  de  voyages  instructives,  des  cartes 
tracées  par  des  géographes  habiles,  et  appuyées  souvent  sur  des  obser- 
vations astronomiques.  L'auteur  était  réduit  à  combiner  ensemble  des 
assertions  vagues,  contradictoires,  qui,  loin  d'éclairer  le  géographe,  ne 
pouvaient  que  le  jeter  dans  un  labyrinthe  d'emban^s  inextricables. 
Certes,  un  homme  instruit  et  réfléchi,  qui  lira  attentivement  l'ouvrage 
d*Edrisi,  saura,  sans  beaucoup  de  peine,  reconnaître  la  source  des 
erreurs  qui  s'y  sont  glissées,  réunir  et  remettre  dans  leur  véritable  place 
les  renseignements  qui  concernent  les  mêmes  pays,  renseignements 
que  l'inadveiiance  seule  a  pu  séparer,  et  qui,  dans  leur  état  actuel, 
semblent  appartenir  à  des  régions  entièrement  diflérentes.  Quant  au 
reproche  ach-essé  à  Édrisi  d'avoir  fait  reculer  la  science  géographique .  ce 
point  de  critique  littéraire  demande  quelques  explications.  Pour  qu'une 
science  rétrograde,  il  faut  quelle  ait  prinûtivement  fait  des  progrès 


750  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

notables.  Or,  si  Ton  considère  quelles  furent,  dès  l'origine,  les  con- 
naissances des  Arabes  sur  ce  qui  concerne  les  contrées  et  les  iles  que 
baigne  la  mer  des  Indes  et  de  la  Chine,  on  ne  trouvera  quun  itiné- 
raire incomplet,  entremêlé  de  quelques  détails  vagues,  incohérents. 
Voilà,  il  faut  le  dire,  à  quoi  se  réduisent  les  renseignements  donnés  par 
fauteur  de  la  relation  et  par  Masoudi.  U  était  dillicile  de  faire  reculer 
une  science  aussi  peu  avancée.  Cest  cette  pénurie  de  renseignements  ins- 
tructifs qui  a  trompé  les  écrivains  plus  récents,  et  les  a  engagés  i  se 
jeter  dans  des  digressions  qui  semblaient  devoir  répandre  un  peu  d  m- 
térétsur  ce  fond  sec  et  stérile.  M.  Reinaud,  comme  on  la  vu,  regarde 
Abou*lféda  comme  supérieur  à  Édrisi.  Suivant  son  opinion ,  le  premier 
avait  rinstinct  géographique.  Je  ne  conçois  pas,  je  lavoue,  parfaite- 
ment cette  expression.  Abou  Iféda  n  avait  point  voyagé  lui-même  dans  les 
différentes  contrées  du  globe,  il  n*a  été,  comme  Édrisi,  qu  un  compila- 
teur. Je  conviens  que,  souverain  d'une  ville  de  Syrie,  ayant  auprès  de  lui 
des  hommes  instruits,  ayant  eu  plus  d'une  fois  Toccasion  dmterroger 
des  voyageurs  judicieux,  il  a  pu  vérifier  certains  récits,  rectifier  plu- 
sieurs erreurs.  Eu  outre,  le  cadre  quil  s'était  tracé,  étant  beaucoup 
plus  étroit ,  lui  a  permis  d'élaguer  davantage  ce  qui  présentait  un  carac- 
tère douteux  et  suspect;  il  a  pu,  d'après  cela,  commettre  un  peu  moins 
d'erreurs  ;  mais  il  est  très-loin  de  les  avoir  toujours  évitées.  Et,  quoi 
qu'il  en  soit,  bien  des  personnes  croiront  pouvoir  préférer  la  richesse 
des  matériaux  que  nous  ofire  fouvrage  d'ÉdrIsi  à  ces  descriptions 
quelquefois  un  peu  exactes,  mais  souvent  froides,  sèches  et  incom- 
plètes, que  nous  lisons  partout  dans  la  Géographie  d'Abou'lféda. 

Dans  un  article  suivant ,  après  avoir  discuté  brièvement  ce  qui  con- 
cerne l'auteur  de  la  Relation  qui  est  sous  nos  yeux,  j'examinerai  l'ou- 
vrage intitulé  Fragments  sur  l'Inde^  qui  forme  la  suite  et  le  complément 
de  celui  qui  nous  occupe. 

QUATREMÈRE. 


Sun  LA  PLANÈTE  nouvellement  découverte  par  M.  Le  Verrier,  comme 
conséquence  de  la  théorie  de  Vattraction. 

TROISIÈRIB   ARTICLE  ^ 

A  mesure  que  j'avance  dans  la  tâche  que  j'ai  entreprise,  la  rigueur 
du  sujet  que  je  traite  se  fait  sentir  davantage;  et  la  route  qui  mène  au 
but  où  je  tends  se  hérisse  d'obstacles,  conune  si  la  découverte  que  je  veux 

'  Voir,  pour  les  deux  premiers,  aux  cahiers  d'octobre  et  de  novembre  i846« 


DÉCEMBRE  1846.  751 

montrer  à  tous  les  yeux  se  refusait  à  être  présentée  sous  des  formes  qui 
la  rendraient  trop  généralement  accessible.  Je  me  vois  ainsi  de  plus  en 
plus  exposé  au  péril  d*une  alternative  dont  les  deux  issues  seraient  éga- 
lement fâcheuses  pour  moi  et  pour  nos  lecteurs.  Car  Tune  me  conduirait 
à  leur  exprimer  cette  découverte  en  termes  trop  techniques  pour  qu'ils 
pussent  les  interpréter  sans  préparation;  et  lautre me  réduirait  à  en  rem- 
placer l'exposition  par  de  vains  éloges,  qui  auraient  toute  l'insignifiance 
d'une  ovation  vulgaire,  sans  leur  rien  apprendre  de  réel.  Pourtant,  il  ne 
doit  pas  être  impossible  d'échapper  à  ces  deux  extrêmes.  Les  symboles  de 
la  langue  algébrique  expriment  des  systèmes  d'idées,  rassemblées  sous  un 
signe.  On  peut  toujours  en  dévoiler  le  sens  général,  et  montrer  chacune 
des  conséquences  logiques  qui  résultent  de  ses  opérations.  En  joignant 
ces  pas  successifs,  on  verra  la  marche  de  la  méthode,  et  l'on  apercevra 
comment  elle  arrive  à  son  but  final.  On  devrait  donc  pouvoir  traduire 
tout  cela  en  langage  ordinaire ,  et  il  ne  faut  pas  désespérer  d'y  réussir  à 
force  de  travail.  Boileau  a  dit,  moins  justement  qu'Horace  : 

Ce  que  Ton  conçoit  bien  s'énonce  clairement , 
Et  les  mots,  pour  le  dire,  arrivent  aisément. 

Aisément  est  de  trop  ^.  On  a  trouvé  dans  les  papiers  de  Lagrange 
cinq  et  six  rédactions  d'un  même  passage  de  la  Mécanique  analytùfue, 
successivement  faites  et  refaites  pour  une  deuxième  édition  de  ce  chef- 
d'œuvre.  Je  n'ai  donc  pas  lieu  de  me  plaindre  d'avoir  reconstruit  non 
moins  de  fois  l'article  que  l'on  va  lire.  Je  voudrais  persuader  au  lecteur 
qu'il  m'accordera ,  sans  trop  de  peine ,  la  somme  d  attention  que  je  n'ai  pas 
su  lui  épargner.  Je  voudrais  qu'il  se  piquât  au  jeu  de  me  comprendre ,  au- 
tant que  je  me  suis  piqué  au  jeu  d'être  compris. 

Lorsque  l'on  connut  assez  approximativement  l'ellipse  d'Uranus,  on 
calcula  des  éphémérides  provisoires ,  où  ses  positions  ultérieures  étaient 
prédites  dans  cette  supposition  d'orbite,  et  les  astronomes  se  mirent  à 
l'observer  avec  continuité.  Après  l'avoir  suivie  pendant  quelques  années 
on  dut  songer  à  construire  des  tables  plus  précises  de  sa  route ,  en  te- 
nant compte  des  perturbations  que  devaient  lui  imprimer  les  autres 
planètes  anciennement  connues,  que  l'on  supposait  exister  seules  avec 
elle.  L'Académie  des  sciences  proposa  cette  question  pour  le  sujet  du 
prix  qu'elle  devait  décerner  en  1790.  Huit  années  s'étaient  écoulées  de- 

'  n  y  a  bien  plus  de  vérité  dans  le  passage  d*Horac6  : 

Cui  lecta  potenter  erit  res, 
Nec  facondia  deseret  huoc,  nec  Incidos  ordo. 

Horace  ne  parle  point  de  facilité.  Le  mot  non  deseret  indique  une  assistance,  qui  n« 
iiût  pas  début  à  celui  qui  la  redierche  et  la  mérite  par  le  travaS. 


752  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

puis  la  découverte.  En  ne  prenant  que  les  observations  faites  dans  cet 
intervalle ,  Tare  parcouru  par  la  planète  devait  embrasser  déjà  plus  de  3  &®. 

La  question  était  doiic  accessible,  mais  elle  était  complexe.  En  effet, 
lorsqu'on  observe  une  planète,  on  ne  la  voit  p^  sur  l'ellipse  théorique 
quelle  suivrait,  à  partir  de  chaque  instant  fixé,  si,  depuis  cet  instant, 
'  elle  était  restée  libre  d*obéir  à  la  seule  attraction  du  soleil.  On  la  voit 
toujours  hors  de  cette  ellipse ,  dans  le  lieu  où  elle  se  trouve  actuelle- 
ment portée  par  les  attractions  des  autres  planètes  sur  elle  et  sur  le 
soleil,  combinées  avec  la  force  et  la  vitesse  initiale  qui  tendraient  à 
la  lui  faire  décrire.  A  la  vérité,  ces  écarts  étant  toujours  fort  petits, 
comparativement  au  mouvement  principal  que  le  soleil  lui  in^prime, 
on  peut,  dans  une  première  approximation  et  pour  un  temps  res- 
treint, calculer  l'action  actuelle  de  chaque  planète  troublante^  d'après 
les  conditions  de  distance  et  d'aspect  où  elle  se  trouverait  relative- 
ment à  la  planète  troublée,  si  cette  dernière  suivait  l'ellipse  provisoire 
qui  représente  à  peu  près  sa  route.  Alors,  en  appliquant  toutes  ces 
corrections  à  ses  positions  réelles,  telles  qu'on  les  observe,  on  la 
rapprochera  évidemment  de  son  lieu  elliptique  idéal ,  du  moins  si  les 
planètes  déjà  connues  sont  les  seuls  corps  célestes  qui  l'influencent. 
Dans  ce  cas,  on  pourrait  au  besoin  recommencer  le  même  calcul,  en 
la  plaçant  sur  la  nouvelle  ellipse  ainsi  obtenue,  ce  qui  en  fera  trouver 
une  autre,  puis  une  autre  encore,  toujours  plus  exactes,  jusqu'à  ce 
qu'on  se  voie  enfin  assez  proche  de  l'ellipse  rigoureuse ,  à  laquelle  les 
perturbations  doivent  théoriquement  s'appliquer. 

Au  point  de  précision  que  les  déterminations  astronomiques  ont  au- 
jourd'hui atteint,  la  première  approximation  donne  toujours  des  cor- 
rections tellement  petites,  que  l'on  n'a  pns  besoin  de  recourir  à  une 
deuxième.  Mais  cela  suppose  que  l'on  a  compris  dans  le  calcul  toutes  les 
planètes  qui  exercent  une  action  appréciable  sur  celle  que  l'on  consi- 
dère. S'il  en  existe  d'autres  que  l'on  ignore,  et  dont  l'influence  sur  elle 
soit  sensible,  l'ellipse  obtenue  sera  viciée  par  les  perturbations  inconnues 
qui  y  resteront  mêlées.  Si  on  la  calcule  de  nouveau,  après  peu  d'années, 
en  la  faisant  partir  de  la  même  époque,  mais  en  la  déduisant  d'observa- 
tions antérieures  ou  postérieures  à  celles  qu'on  avait  d'abord  employées, 
on  lui  trouvera  d'autres  éléments,  qui  seront  pareillement  viciés  par  les 
nouvelles  valeurs  des  perturbations  omises.  Les  tables  construites 
avec  cette  omission  n'exprimeront  plus  les  lois  réelles  et  durables  du 
mouvement  de  l'astre.  Tout  au  plus  ,  pourront-elles  en  donner  une  re- 
présentation approximative,  dont  la  fidélité  sera  restreinte  à  quelques 
années  autour  de  l'époque  pour  laquelle  on  les  aur^  spécialement  fa- 
briquées. Mais,  si  l'on  veut  les  étendre  à  de  plus  grandes  distances,  sqit 


DÉCEMBRE  1846.  753 

dans  ]e  passé,  soit  dans  Tavenir,  on  les  trouvera  nécessairement  fautives. 
GVstcequi  est  arrivé  pour  les  tables  d*Uranus,  qui  avaient  été  calculées 
en  omettant  la  planète  de  M.  Le  Verrier. 

On  peut  maintenant  voir  et  comprendre,  avec  une  entière  netteté, 
la  nature  de  la  question  qui  restait  à  résoudre.  En  comparant  les  posi-' 
tiens  observées  d*Uranus  aux  positions  indiquées  par  les  tables  incom- 
plètes, les  différences  qu*on  obtenait  n'exprimaient  pas  purement  et 
simplement  les  perturbations  produites  par  la  planète  inconnue.  Elles. 
présentaient  des  résultats  complexes,  où  ces  perturbations  hypothé- 
tiques se  trouvaient  mêlées  aux  inexactitudes  des  observations,  aox* 
imperfections  numériques  des  tables,  et  aux  vices  de  Tellipse  tbéoricpe 
que  l'on  attribuait  à  Uranus.  Avant  de  prononcer  que  la  Ûiéorie  fût  eo 
défaut,  il  fallait  examiner  si  les  amplitudes  des  écarts  ainsi  constatés 
étaient  assez  grandes  pour  dépasser  assurément  les  effets  présumaUes* 
des  deux  premières  classes  d*crreurs^  en  sorte  qu*il  fût  impossible  de  les 
leur  attribuer  en  totalité.  Cette  impossibilité  étant  reconnue,  on  avait 
à  chercher  si,  en  accordant  aux  observations  et  aux  tables  les  incer- 
titudes qui  pouvaient  raisonnablement  les  affecter,  le  reste  des  dif- 
férences trouvées  était  numériquement  explicable  par  Tintervention 
d*une  nouvelle  planète.  Alors  il  fallait  appliquer  &  chaque  observation 
lexpression  algébrique  de  la  perturbation  idéale  qui  pouvait  être  ac- 
tuellement imprimée  à  Uranus  par  un  astre  hypothétique,  dont  le  lieu 
et  la  masse  étaient  arbitraires,  sous  la  seule  condition,  qu'en  passant 
d'une  ohs^ration  à  une  autre  ses  mouvements  dussent  suivre  les  lois 
générales  auxquelles  les  corps  planétaires  sont  assujettis.  Mais,  en 
outre,  dans  ce  calcul,  il  fallait  traiter  les  éléments  de  leliipse  d*Ura- 
nus,  comme  d'autres  inconnues  qui  n étaient  évaluées  qu'à  peu  près, 
puisqu'ils  devaient  eux-mêmes  être  inexacts,  ayant  été  calculés  sans 
rintervention  du  nouvel  astre.  Cétait  donc  en  se  débarrassant  de  ces  à 
peu  près  que  Ton  pouvait  obtenir  les  grandeurs  des  perturbations  réel- 
lement produites  par  la  planète  cherchée,  mêlées  encore  aux  incerti- 
tudes des  observations.  Enfin,  après  les  avoir  obtenues  ainsi  engagées, 
il  fallait,  de  ce  reste  d'erreurs,  mêlées  à  des  effets  réels r  faire  sortir  les 
conditions  d'existence  de  l'astre  inconnu  qui  était  capable  de  les  pro- 
duire, c'est-à-dire  trouver  les  éléments  de  son  ellipse,  sa  masse,  et  sa 
position  absolue  à  un  instant  quelconque,  où  l'on  dût  toujours  le  trou- 
ver dans  le  ciel.  En  sorte  que,  trouvé  ou  non  trouvé,  l'hypothèse  de 
sa  présence  suffît  pour  compléter  le  calcul  des  lieux  d'Uranus,  avec  des 
erreurs  si  petites  et  si  accidentées,  qu'on  pût  désormais  les  attribuer  aux 
incertitudes  inévitablement  comportées  par  les  observations  auxquelles 
on  les  comparait.  Cette  marche  logique  et  rigoureuse  de  la  découverte  est 

95 


754  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

ç&acteineDt  celle  q<»e  M.  Le  Verrier  a  suivie.  Je  nai  fait  qu en  repro- 
duira iQutes  les  pfai^es  successives  dans  Vexposé  qui  précède.  Il  les  a 
lui  même  progressivement  signalées  dans  uAe  série  de  commamcationa 
faitef  à  TAcadémie,  è  mesure  quil  les  parcourait;  marquant,  k  chaque 
foii^le nouveau  pas  qv^il  avait  fait  et  le  suivaul  qu*il  allait  (àirc.  On 
e^t.  ainsi  autorisé  à  dire  que  sa  découverte  ne  lui  appartient  pas  seule- 
ment par  possession  finale,  comme  ayant  été  le  premier  à  iannoncer 
publiquement  ;  elle  lui  appartient  encore  d^ns  touslei  détails  de  prévi* 
sÎMi  qiti  Ty  ont  conduis,  les  ayant  toujours  fait  conHaitre  d'avance,  à 
mesure  qu*îl  se  préparait  à  les  réaliser,  sans  qu'aucune  antre  puMica- 
ti^  soit  jamaifl  intervenue,  pour  annoncer  ou  faire  aappoacr  im  trarai) 
qm  €oncouf  ût  avec  le  stes. 

Afeintenant,  coauneot  a-t-ii  dû  résoudre  les  diverses  gestions  que 
mw.  venona  de  poser?  Gomment  a-t-il  pu  introduire  conditioQneUe- 
imnt  daiis  ses  calculs  Tinfluence  perturbatrice  de  Tastre  inconnu  dont 
il  svsit.  à  dé^gcr  tous  les  éléments  d*existence?  On  va  le  concevoir 
qijkaaA  j«*aerai  expliqué  en  quoi  consistent  les  pertorbadens  qui  se  pro- 
dweni  dans  les  mouvements  elliptiques  d*un  système  die  planètes 
soumisestà  la  force  dominante  de  fattraction  solaire,  mais  agissant  aussi , 
pw.iews  attractions  propres,  les  imes  sur  les  autres,  et  sur  le  soleil. 
Cair  b  nature  de  ces  phénomènes  nous:  déconvrina  la  natuiie  dies  isé- 
tbodes.  qui  sont  nécessaires  pour  les  calculer. 

Ce  grand  problème  de  mécanique^  serait  inabcMxlàble,  si  l'on  n*en 
divisait  pa»  les  difficultés.  On  profite  pour  cela  des  dispositions  fave* 
nh\e^  (|M  présente  notre  système  solaire.  Les  corps  qui  1»  composent 
sont,  séparée  par  des  intervalles  très-considérables  comparativement  à 
leurs  dimensions  propres.  Dans  cet  état  duolement,  diaqne  globule 
[^anétakov  malgré  la  petitesse  de  sa  masse ,  constitne  coname  nn  monde 
à. part,  où  son  attraction  domine,  et  retient  autour  de  son  centre,  dans 
des  oriies.  presque  circulaires,  les  globules,  moindres  encore,  qui  en 
sont  tout  procbes.  La  forme  de  ces  corps  est  presque  sphérique,  à  l'ez- 
cep}è«n.  d*un  seul,  qui  est  suspendu  autouc  de  Saturne  comme  un  an- 
nea^i,.  ou  ime  socune  d'anneaux,  dont  le  centse  de  gvavité  propre  ne 
coinoide  pas  tout  à  fait  avec  leur*  centre  de  figwe;  tournant  sur  em- 
inènaes ,  et  se  soutenant  bors  du  contact  de  la  planète ,  à  des  distances 
tellesi,  que  leurs  centres  de  gravité  circulent  constamment  auteur  di» 
sien,  «enucpe  autant  de  satellites,  dans  un  temps-  égal  i  la  période  de 
leuir  rotation..  Tout  cet  ensemble  peut  ainsi  être  considéré  cOnnne 
cQiK^>oaé  de  systèmes  distincts,  presque  indépendants  les  uns  dea  au'^ 
très,  et  dont  les  parties  constituantes  sont  distribuées  à  peu  pvès  con*^ 
ceQtriçi6«ient  dans  chacun  d'eux.  On  snbstitne  d'abord  à  ee^  systèmes^ 


/ 


DÉCEMBRE  ISàt.  755 

autant  de  points  mathématiques  de  masse  égale,  (}ue  Ton  placé  à  iêUths 
centres  de  cravité  individuels,  et  4jûe  Ton  tonsidère  comme  d*àttitMt 
tous  mutuellement,  avec  une  force  proportiohnelle  à  leurs  inas^k,  k^ 
ciproque  au  carré  tie  leurs  distances.  C'est  une  conséquence  ^nût  telle 
loi  d'attraction,  que  lès  mouvements  deis  centres  de  gravité  dès  sys- 
tèmes partiels  composés  d*une  planète  et  de  ses  satellites  soient  ftbs- 
approximativement  conformes  à  la  fiction  précédente,  quand  ils  ^ht 
ainsi  constitués  e!  répartis.  La  réalisation  presse  rigoureuse  des  lois 
de  Kepler  montré  d*afUeurs  que  les  masses  des  systèmes  partitlls  Wià 
toutes  très-pètfies  comparativement  h  la  masse  du  soleil.  La  force  àMUb- 
tive  qui  émane  du  centre  de  tel  astre  awa  donc  une  influence  Hdaiii^ 
très-«onsidérable,  dans  fëti^emble  des  iMV^éments  opérés.  Pour  dilrtâf^ 
guer  les  différents  ordres  d*effets  que  cette  disproportion  d'éne)*^e  de- 
vra produire,  mettons  tous  les  globiiles  planétaires  en  mbuvMiëilt 
simultané  autour  du  corps  princip&l  qui  lés  régit;  puis,  à  un  idstam 
donné,  supposons-les  to^S  anéantfe,  à  TexCéption  d\m  seul,  qui  séfà  par 
exemple  Jtfpiter,  ou  plus  eiactettieht  le  point  mathématique  qui  retti- 
place  le  système  de  cette  ^anète  et  de  ses  satellites,  dans  notre  fiction. 
Ainsi  abandonné,  ce  point,  auquel  je  cOnservef'ài  le  nom  de  planète, 
continuera  de  se  itoouvoir  sous  Tinfluence  de  rattraction  sokiré,  Wttih 
binée  avec  la  vitesse  de  projection  f angentielle ,  qui  le  potissait,  h 
Tinstant  où  on  Ta  fictivement  isolé.  Il  décrira  donc,  autour  du  CehlM 
du  soleil,  une  orbite  plane,  elliptique,  dont  ce  Centre  sera  un  fbyM*; 
et  son  rayon  vecteur  la  parcourra ,  en  fondant  des  secteurs  jprojM)^- 
tionnels  aux  temps.  Tous  les  éléments  de  cette  ellipSe,  la  ilire<^Fi6n 
de  son  plan,  la  direction  et  la  longueur  de  Sbn  giMmd  axe.  Son  exCM- 
tricité,  resteront  ensuite  éternellement  les  mêmes.  Mais  tous  ces  élé- 
ments dépendront  de  la  conditioii  initiale  de  mouvement  où  se  troy^àit 
Jupiter  quand  ils  se  sont  produits.  Or  elle  sera  généralement  diflSMntê, 
s'il  est  fictivement  isolé  des  planètes  perturbatrices  à  un  autre  in^iit , 
où  elles  auront  été  autrement  placées.  Ainsi,  datiè  cette  seconde  sup- 
position ,  son  ellipse  ultérieure  devra  généralenient  différer  de  la  pte- 
mière.  Ce  que  nous  venons  de  dire  d'une  planète  peut  se  drre  de  toiïtes. 
En  conséquence,  les  éléments  de  leurs  orbites;  considérés 'dans  liBtor 
acception  générale,  devront  tous  changer  avec  Ic  tctnps.  Mais  Ces 
changements  étant  opérés  par  des  forces  très-petiteS  comparativement 
à  rattraction  de  la  masse  du  soleil ,  dont  le  pouvoir  propre  tend  tât^urs 
à  maintenir  la  constance  des  orbites ,  ils  devront  s'opérer  avec  tnie  ex- 
trême lenteur.  Les  phénomènes  astronomiques  Confirment  pleinét&éhl! 
cet  aperçu.  Les  éléments  déS  ellipses  planétaires,  étant  ôbs^tés  ft  âët 
épùtpK$  distantes,  présentent  en  tffét  dés  VhrÎBtfônk  ffe^ppârOiléê  ^ 

95. 


756  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

gressive.  Mais  elles  s'y  opèrent  avec  tant  de  lenteur,  quà  moins  de  me- 
sures extrêmement  précises,  on  ne  peut  les  apercevoir  qu'après  beau- 
coup de  temps.  Par  exemple,  Hipparque  et  Ptolémée  croyaient  Tapogée 
de  Torbe  solaire  absolument  fixe.  Ce  fut  seulement  huit  siècles  plus 
tard  que  les  astronomes  arabes  reconnurent  qu'il  s'était  déplacé.  Son 
mouvement  sidéral  est  environ  de  i  **  en  trois  siècles.  Une  seule  année 
suffirait  aujourd'hui  pour  le  découvrir,  si  nous  l'ignorions. 

Un  raisonnement  non  moins  simple  va  nous  faire  encore  prévoir, 
sans  aucun  calcul,  qu'il  doit  s'opérer  dans  le  mouvement  elliptique  des 
planètes  des  inégalités  d'apparence  différente,  qui  seront  aussi  les  con- 
séquences nécessaires  de  leurs  attractions.  Pour  cela,  restituons  au 
problème  mécanique  sa  géfj^raiité,  et,  prenant  toujours  Jupiter  comme 
exemple,  cherchons  à  distinguer  les  divers  ordres  d'effets  que  les 
autres  corps  planétaires  doivent  produire  sur  lui.  Leurs  ellipses,  de 
même  que  la  sienne,  varient  sans  cesse,  mais  avec  des  conditions 
analogues  de  lenteur.  Prenons -les  toutes,  telles  qu'elles  se  trouvent  à 
un  instant  arbitrairement  choisi;  et,  nous  bornant  &  les  suivre,  pen- 
dant un  intervalle  de  temps  assez  restreint  pour  que  les  altérations 
lentes  de  leurs  éléments  soient  à  peine  sensibles,  considérons-les,  par 
simplification ,  comme  si  elles  étaient  tout  à  fait  constantes  de  position 
ainsi  que  de  forme;  puis  examinons  les  influences  que  les  planètes 
placées  dans  ces  orbites  invariables  exerceraient  sur  Jupiter,  si  elles 
continuaient  à  se  mouvoir  elliptiquement,  lui  restant  libre.  Les  résul- 
tats, pour  ce  peu  de  temps,  ne  différeront  presque  pas  de  la  réalité. 
Ainsi ,  elles  imprimeront  encore  à  l'ellipse  de  Jupiter  des  variations 
lentes,  peu  différentes  de  celles  qu'on  lui  vcHt  subir.  Mais,  en  outre, 
leurs  mouvements  propres  et  le  sien ,  devant  tour  à  tour  les  rappro- 
cher le  plus  près  de  lui ,  et  les  en  éloigner,  à  des  époques  dépendantes 
des  périodes  de  circulation  auxquelles  ils  sont  soumis,  on  devra  voir 
s'opérer  dans  le  mouvement  elliptique  de  Jupiter,  et  même  dans  les 
éléments  de  son  ellipse,  d'autres  variations  très-petites,  liées  à  ces  re- 
tours ,  et  qui  se  distingueront  des  premières  par  un  caractère  de  pé- 
riodicité plus  promptement  observable.  Or  ces  effets  révolutifs  de 
courte  durée  devront  encore  s'opérer,  si,  au  lieu  de  supposer  les  ellipses 
planétaires  invariables,  nous  leur  restituons  leur  mutabilité  indivi- 
duelle. Mais  cette  particularité,  qui  complète  leur  état  réel,  devra 
seulement  développer  dans  Jupiter  d'autres  perturbations,  d'un  ordre 
secondaire»  qui  s'associeront  aux  précédentes,  avec  le  caractère  de 
lenteur  relative  attaché  k  leur  origine.  Ceci  nous  permet  donc  de  parta- 
ger les  perturbations  éprouvées  par  chaque  planète  en  deux  dasses 
distinctes,  non  par  leur  principe  physique,  mais  par  le  mode  obser- 


DÉCEMBRE  1846.  757 

vable  de  leur  accomplissement.  Les  mies  dépendent  des  positions  révo- 
lutives  que  les  planètes  réagissantes  occupent  successivement  dans 
leurs  orbites  propres,  supposées  temporairement  fixes  et  invariables; 
on  les  appelle  les  pertarbations  périodiqaes;  les  autres  produisent  les  va- 
riations lentes,  que  les  éléments  de  toutes  les  orbites  éprouvent;  on  les 
appelle  les  perturbations  séculaires ,  à  cause  de  la  lenteur  de  leurs  résultats. 
Si  Ton  veut  comprendre  ces  deux  genres  dîeOets  dans  une  même 
conception  géométrique,  il  ny  a  qu'à  se  figurer  un  point  matériel  mû, 
è  chaque  instant,  suivant  les  lois  simples  de  Kepler,  sur  une  ellipse 
dont  tous  les  éléments  éprouvent  des  mutations  de  deux  sortes,  qui 
altèrent  diversement  leur  constance,  et  que  nous  nonunerons  leurs  mé- 
galités  :  les  unes ,  ayant  une  marche  dont  la  variabilité  est  déjà  sen* 
sible  après  peu  de  mois  ou  d'années ,  évidemment  révolutives ,  et 
s  accomplissant  dans  des  périodes  de  temps  qui  embrassent,  au  plus, 
quelques  siècles,  ce  seront  les  inégalités  périodiciues;  les  autres,  démon- 
trées aussi  révolutives  par  le  calcul,  en  vertu  des  conditions  de  sta- 
bilité propres  à  notre  système  solaire ,  mais  sopérant  avec  tant  de 
lenteup,  que,  pendant  beaucoup  d'années,  leur  marche  semble  presique 
uniforme  et  proportionnelle  au  temps,  ce  seront  les  inégalités  séculaires. 
Les  grands  axes  des  orbites  en  sont  seuls  exempts. 

Si  les  révolutions  des  planètes  autour  du  soleil  avaient  des  durées 
moindres ,  et  si  les  forces  qui  troublent  leur  mouvement  elliptique 
n'étaient  pas  aussi  petites  qu'elles  le  sont,  les  différents  ordres  d'effets 
que  nous  venons  de  distinguer  se  produiraient  encore ,  avec  les  mêmes 
caractères  relatifs,  mais  dans  des  périodes  de  temps  plus  courtes,  qui 
les  feraient  plus  promptement  discerner.  Cela  arrive  pour  la  lune.  La 
force  principale  qui  r^t  son  mouvement  elliptique  mensuel  est 
l'attraction  terrestre,  et  le  corps  perturbateur  est  le  soleil,  dont  la 
grande  distance  relative  ne  compense  qu'incomplètement  l'énorme 
puissance.  Aussi,  les  inégalités  que  nous  appelons  séculaires  pour  les 
planètes  s'accompibsent,  pour  la  lune,  en  quelques  années,  à  l'ei- 
ception  d'une  seule ,  qui  dépend  des  lentes  variations  qu'éprouve  l'ex- 
centricité  de  l'orbe  terrestre  ;  et  les  périodiques  s'accomplissent  en  peu 
de  mois  ou  de  jours.  Le  lecteur  qui  voudrait  suivre  de  plus  près  cette 
analogie  pourra  consulter  un  article  antérieur  de  notre  journal,  où 
les  principales  inégalités  lunaires  ont  été  décrites  avec  détail.  D  y  re- 
connaîtra une  image  fidèle,  mais  agrandie,  de  celles  qui  s'opèrent  dans 
les  mouvements  planétaires  ^ 

Venons  maintenant  au  calcul  de  ces  réactions.  Tout  le  monde  a  eu 

*  Joamal  its  Sa9aMs  pour  taptembre  i843«  p.  5s  i  et  soiTantes. 


758  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

l'occasion  de  voir  des  machines  complexes  éMit  ks  dîMiMs  pièces  mo- 
Mes  sont  assujetties  à  ont  connexion  mécanise,  en  sorte  que,  toutes 
étant  en  repos,  si  fon  pousse  Tune,  toutes  les  autre*  marcheAt,  eon- 
iorménient  aux  iots  de  cette  connexion.  Ainsi  voitmn  tous  lu  rouages 
é'une  horloge  tourner  instantanément  avec  leurs  vitesses  propres, 
quand  on  en  fiât  mouroir  un  seul.  Cette  dépendanw ,  qui  est  alors 
établie  par  des  intermédiaires  matériels,  existe  aussi  dans  les  mouve- 
ments simultanés  d'un  système  de  points  libres,  qtïi  réagissent  les  uns 
sur  les  autres  par  les  liens  invisibles  de  leurs  mutuellea  Attractions;  de 
aorte  que,  si  fon  considère  idéalemMt  l'état  de  ce  système,  tel  qu'il  se 
trouve  exister  A  im  instant  quelconque,  Tétat  qu'il  doit  prendre,  dans 
l'instant  qui  va  suivre,  dépend  de  eelui-ià  par  une  uÀ^ssîté  méoa- 
frique.  Or  les  conditions  ;de  ce  passage  instantané  s'écrivent  aujour- 
d'hui, dans  toute  leur  rigueur,  au  moyen  du  calcul  fnfinitésimai , 
quel  que  soit  le  nombre  des  points  matériels  dont  te  ayatème  se  com- 
pose. Les  expressions  qui  les  spécifient  s'appellent  lèa  éffaatims  d^ren- 
tisUêa  des  mouvements  du  système.  On  leur  donné  diverses  formes,  qtn 
définissent  la  mutabilité  de  ces  mouvements  par  ÛH  caractères  léquiva*^ 
lents,  dont  l'application  seule  est  différente.  Les  unes  expriment,  pour 
chaque  instant,  les  variations  infiniment  petites  que  ^Mitesles  ellipses 
actuelles  subiront  dans  l'instant  qui  va  suivre;  les  autres  s'appliquent 
immédiatement  aux  coordonnées  angulaires  qui  déterminent  le  lieu 
absolu  de  chaque  planète  à  l'instant  considéré  comme  point  de  départ; 
dles  expriment  les  variations  infiniment  petites  qui  devront  y  survenir 
dans  l'insMtit  suivant. 

Pour  fiiire  comprendre  l'usage  de  ces  relations,  je  supposerai  que 
Ton  veuille  déterminer  les  mouvements  d'une  des  planètes  en  ayant 
égard  &  toutes  les  perturbations  qu'elle  éprouve,  et  je  choisirai  comme 
exemple  Mercure. 

Si  Mercure  existait  seul  dans  l'espace  avec  le  soleil,  il  décrirait  une 
ellipse  invariable  de  position  et  de  forme,  dont  le  centre  de  cet  astre 
sendt  un  foyer,  et  il  la  parcourrait  éternellement,  selon  les  lois  simples 
de  Kepler.  Les  attractions  que  les  autres  planètes  exercent  sur  lui  et 
sur  le  soleil  troublent  cette  simplicité.  Mais,  comme  leurs  masses  sont 
très-petites,  comparativement  à  celle  de  ce  grand  corps,  et  quelles 
sont  toujours  trèsnlistantes  de  lui,  ainsi  que  de  Mercure,  la  marche 
ettiptique  de  Mercure  devra  constituer  la  partie,  de  beaucoup  la  phts 
considérable  et  dominante,  de  ses  mouvements.  Il  iaut  donc  en  dé- 
finir d'abord  les  conditions,  afin  de  n'avoir  ploa  ensuite  que  de  petites 
corrections  à  leur  appliquer. 

Pour  cela ,  il  fiuit  les  faire  partir  d'un  iaitant  physique,  csonvention- 


DÉCEMBRE  1846.  759 

nellement  fixé  avec  tonte  la  rigoear  que  les  astronomes  mettent  dans 
leurs  détenninàlions.  Plaçons4e  dans  la  nuit  qui  sépare  le  3i  dé- 
cembre 1799  du  I*  janvier  1800,  lorsque  le  soleil  fictif,  à  marche 
uniforme,  qui  mesure  les  temps  astronomiques,  marque  minuit  moyen 
a  iobscrvatoire  de  Paris.  A  cet  instant,  menons,  par  le  ceotre  do  so- 
leil ,  un  plan  mathématique  dont  nous  définirons  la  position  absolue 
dans  le  ciel,  en  spécifimst  les  étoiles  fixes  qui  s'y  trouvent  comprise», 
et  prenons*le  pour  base  immuable  de  toutes  nos  constructions.  Chot* 
sissons  à  cet  effet  le  plan  de  Técliptique  que  la  terre  décrit  à  f  époque 
prise  poxxr  origine,  pois  construisons  f  orbite  elliptique  sinspie^  Mer- 
cure, telle  qu'on  f  observerait  alors,  si  toutes  les  autres  planètes  étaient 
anéanties.  Il  faudra  d'abord  assigner  la  position  du  plan  de  cette  oribàte. 
Gela  exigera  que  Toci  détemine  astronoimquement  son  incHmmon  aor 
le  plan  fixe,  et  la  direction  de  la  droite  centrite  suivant  laqpettfril  le 
coupe.  On  la  nomme  la  Ugne  des  umëds,  paioe  que  ses  deux  haanehes , 
qui  s  étendent  à  partir  du  soleil-,  marquent  en  prc^ection,  sur  le  ciet, 
les  deux  points,  ou  ruBods,  dans  lesquels  la  planète  perce  le  plao  de 
Tédiptique,  quand  elle  monte  du  sud  au  nord,  ou  descend  du  nord  an 
sud  de  ce  phm,  par  son  mouvement  révolutif.  On  distingue  les  detUL 
noeuds  par  ce  caractère;  et  fon  appelle  Fun  Yascenèani,  Fautre  le  des- 
cendcuU.  La  position  de  la  ligne  des  nœuds  se  définit  par  f  angle  qua 
sa  branche,  qui  aboutit  au  nœud  ascendant,  forme  avec  la  droite,  menée 
comme  elle  du  centre  du  soleil  au  point  de  récKptique  oà  s'opère  l'équi** 
noxe  vernal.  Cet  an^Ie  s'appelle  la  Umgitade  du  naâd  :  c'est  le  deuaLiJnne 
éiénent  caractéristique  de  l'orbite,  f  inclinaison  est  le  premier. 

Il  £iut  ensuite  constituer  l'eUipse  de  Mercure,  la  placer  dhna  ca 
plan,  l'y  placer  lui-même  è  l'époque  prise  pour  origine,  puis  ¥j  fidre 
mouvoir  conformément  aux  lois  simples  de  Kepler.  L'eUipse  se  catao^ 
térise  par  Ja  longueur  de  son  grand;  axe  et  l'amplitude  de  sonesceaixi^ 
cite.  0^  la  met  en  position,  en  obeervant  le  lieu  de  son  peribélîe;  on  y 
place  Mercure,  en  mesurant  l'angle  que  son  rayon  vecteur,  projeté^  sur 
le  plan  de  l'édîptique,  forme  avec  k  ligne  de»  équinoxest  Cet  an^e, 
corrigé  de  l'inégalité  du  mouvemefvt  elliptique  t  s'appeHt?  fa  ImfitwJÊi 
moyenne  de  Mercure,  à  l'époque  initiale,  ou  simplemeat  ïipo^ajt.  On  a 
ainsi  quatre  nouveaux  éléments  caractéristique»  de  l'orbite  à  joHMlFeaim 
deux  premiers  :  en  tout  six.  Leur  connaissance  soflBrait  pour  cateufar 
la  position  de  Mercure ,  à  teut  autre  instant,  passé  ou  fistuTr  8!il  eiistai^ 
seoi  dans  l'espace  avec  le  soleil. 

Ces  circonstances  primordiale!^  étant  établies,  restituons  aux  autras 
planètes  leur  existence  ultérieure  et  lemr  pouvoir  atlraetif  indmduettr 
proporlionnel  à  leur  masse  propre.  Le  mouvemest:  elliplû|ae  do  Mtf« 


760         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

cure  en  sera  troublé.  Pour  analyser  dairement  cet  effet,  considérof» 
isolément  une  d'entre  elles,  par  exemple  Vénus;  et,  la  prenant  dans 
une  des  positions  quelconques  où  elle  poiurra  être  ultérieurement 
amenée,  plaçons  Mercure  dans  le  lieu  correspondant  où  il  devrait  se 
trouver  alors ,  par  la  seule  continuité  de  son  mouvement  elliptique.  Il 
sera  sollicité  à  sortir  de  son  ellipse ,  suivant  la  ligne  qui  le  joint  à  Vénus. 
La  force  qui  Tattire  dans  cette  direction  sera  proportionnelle  à  la  masse 
de  cette  planète,  et  réciproque  au  carré  de  la  distance  actuelle  des  deux 
corps.  Mais  Vénus  produira,  en  outre,  dans  la  marche  elliptique  de  Mer- 
cure, une  autre  perturbation  indirecte,  pareillement  proportionnelle  à 
sa  masse  propre,  en  attirant  le  centre  du  soleil  hors  du  lieu  où  nous  le 
supposions  fixe ,  et  tendant  aie  faire  sortir  du  foyerdef  ellipse  idéale  que 
Mercure  décrirait  isolément.  Alors,  pour  conserver  à  la  fiction  elliptique 
son  caractère  de  mouvement  principal ,  oiweporte  cet  effort  sur  Mercure 
dans  un  sens  contraire,  ce  qui  ne  change  point  f  état  relatif  des  deux  corps; 
et,  les  mêmes  considérations  étant  appliquées  à  chacune  des  planètes 
troublantes,  on  n*a  plus  qu'à  chercher  le  dérangement  total  qui  est  opéré 
dans  le  mouvement  elliptique,  par  la  résultante  de  toutes  les  actions, 
tant  directes  qu'indirectes,  qu  elles  ont  ainsi  exercées  individuellement. 
Toute  cette  composition  d'effets  d'apparence  si  complexe  s'effectue, 
cjans  les  équations  différentielles,  avec  la  simplicité  la  plus  élégante, 
au  moyen  d'une  expression  générale  que  Lagrange  a  le  premier  for- 
mée, que  Laplace  et  lui  ont  perfectionnée  progressivement,  et  qu'il 
a  enfin  portée  à  un  suprême  degré  de  clarté  dans  les  derniers  travaux 
de  sa  vie.  Je  crois  pouvoir  en  donner  une  idée  très-juste  par  une 
image  tirée  de  la  mécanique.  Dans  les  machines  artificielles  composées 
de  pièces  relativement  mobiles ,  il  y  en  a  presque  toujours  une  qui 
décide  et  règle  les  mouvements  de  toutes  les  autres.  Pour  nos  hor- 
loges, par  exemple,  cette  pièce  régulatrice  est  le  pendule,  qui,  étant 
mis  en  osciUation,  fait  marcher  tous  les  rouages,  selon  leurs  rapports. 
Dans  le  système  planétaire,  ces  rouages,  ce  sont  les  droites  idéales 
suivant  lesquelles  l'attraction  se  transmet  du  soleil  aux  planètes,  et  des 
planètes  entre  elles.  Tous  les  mouvements  intérieurs  du  système,  à 
partir  d'un  instant  donné,  dépendent  des  grandeurs  de  ces  droites,  des 
angles  qu'elles  forment  actuellement  les  unes  avec  les  autres ,  et  des 
masses  constantes  dont  elles  sont  les  liens  invisibles.  L'expression  trou- 
vée par  Lagrange  contient  toutes  ces  quantités,  comme  une  phrase 
contient  tous  les  mots  dont  elle  est  formée.  Elle  en  est  ce  qu'on  ap- 
pelle ane  fonction;  et  elles  y  sont  tellement  assemblées,  que,  par  des 
opérations  prescrites,  très-simples,  qu'on  a  seulement  à  effectuer  et 
qui  sont  toujours  exécutables,  on  en  tire  immédiatement  l'expression 


DÉCEMBRE  1846.  761 

résultante  de  toutes  les  forces  accélératrices  qui  troublent  le  mouve- 
ment elliptique  de  chaque  planète  à  un  instant  donné,  ou  qui  tendent 
à  modifier  les  éléments  de  son  ellipse  actuelle,  quel  que  soit  le  nombre 
des  corps  qui  réagissent  les  uns  sur  les  auti^es.  Cette  expression  s  ap- 
pelle la  fonction  perturbatrice,  comme  étant,  si  je  puis  ainsi  dire,  la  pièce 
analytique  de  laquelle  toutes  les  perturbations  résultent  à  chaque  instant. 
Ces  opérations  étant  effectuées,  les  équations  différentielles  qui 
expriment  les  conditions  du  mouvement  instantané  sont  complètes. 
Tout  l'état  ultérieur  du  système  en  résulte  implicitement,  comme 
le  déplacement  des  aiguilles  d'une  montre,  après  quelques  heures  de 
marche ,  résulte  de  tous  les  pas  insensibles  qu'elles  ont  faits  pendant 
cet  intervalle  de  temps.  Mais  l'analyse  mathématique  ne  possède  pas 
encore  les  moyens  d'obtenir  directement  cette  déduction  finale,  pour 
un  système  composé  d'un  nombre  quelconque  de  corps  réagissant  les 
uns  sur  les  autres.  Elle  ne  sait  le  faire  que  pour  deux  corps  :  par 
exemple,  ime  planète  circulant  seule  autour  du  soleil,  ou  un  satellite 
circulant  seul  autour  de  sa  planète,  ce  qui  donne  lieu  au  mouvement 
elliptique  simple.  Heureusement,  dans  ces  deux  cas,  les  forces  qui 
troublent  cette  simplicité  sont  beaucoup  plus  petites  que  la  force  prin- 
cipale. Car,  pour  la  lune  même ,  dont  le  mouvement  elliptique  autour 
de  la  terre  est  troublé  par  le  soleil,  l'attraction  de  ce  grand  corps ,  agis- 
sant par  différence  sur  elle  et  sur  la  terre,  engendre  une  force  pertur- 
batrice qui,  dans  sa  plus  grande  énergie,  est  à  peine  la  89*  partie  de  la 
force  principale  que  la  terre  exerce;  et  la  proportion  est  bien  moindre 
encore  dans  les  perturbations  que  les  petites  masses  des  planètes  peu- 
vent produire  sur  les  mouvements  de  chacune  des  autres  autour  du  soleil. 
Pour  profiter  de  cette  circonstance,  on  dispose  les  équations  différen- 
tielles de  manière  que  la  partie  elliptique  et  principale  des  mouvements 
se  présente  séparée  des  petits  termes  perturbateurs  qui  doivent  la  modi- 
fier. On  évalue  ces  termes  par  à  peu  près  d'abord ,  et  l'on  obtient  les 
éléments  du  mouvement  elliptique  affectés  de  leurs  corrections  les  plus 
importantes.  Avec  ces  valeurs  déjà  plus  exactes,  on  recommence  le  cal- 
cul des  termes  perturbateurs,  ce  qui  donne  de  nouvelles  valeurs  plus 
exactes  encore;  et  Ton  réitère  ces  opérations  successives  autant  qu'il  le 
faut  pour  que  les  quantités  négligées  tombent  enfin  dans  les  limites  de 
petitesse  que  fobservation  ne  peut  atteindre.  Ce  procédé  d'approxima- 
tion est  extrêmement  pénible  dans  son  application  aux  mouvements  de 
la  lune,  à  cause  de  la  grande  puissance  du  corps  perturbateur.  Mais  il 
s'applique  très-aisément  aux  planètes,  par  la  raison  contraire  ^  Lesgéo- 

'  Un  jeune  géomètre  de  beaucoup  de  mérite  a  présenté  k  TAcadémie  des  sciences 
UD  travail  remarquaUe ,  où  il  entre  dans  la  théorie  des  mouvements  de  la  lune 

96 


762  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

mètres  ont  établi  la  marche  qu'il  convient  de  suivre  potir  ladapter  à  cha* 
cune  des  questioxis  que  le  système  planétaire  offre  à  résoudre.  Ils  en  ont 
exprimé  toutes  les  phases  par  des  types  algébriques,  où  Ion  n*a  plus  que 
des  nombres  à  introduire  à  la  place  des  symboles.  Cest  encore  h  fonction 
pertiurbatrice  qui  fournit  la  matière  générale  de  toutes  ces  opérations. 

Le  lecteur  n  attend  pas  de  moi  que  je  lui  explique  comment  on 
manoeuvre  cette  pièce  principale,  et  il  aimera  autant  que  je  ne  l'essaye 
pas.  Mais,  en  continuant  la  comparaison  qui  m'a  tout  à  Theure  servie 
sans  se  soucier  de  savoir  fabriquer  une  horloge,  on  peut  désirer  d'ap- 
prendre comment  elle  marche.  Je  vais  donc  me  borner  &  un  exposé 
pareil;  et,  supposant  que  Ton  possède  en  effet  une  expression  analy- 
tique ,  qui  donne  à  chaque  instant  tcHites  les  grandeurs  des  perturba- 
lions  qu'une  planète  éprouve,  je  vais  montrer  comment,  avec  ce 
secours,  on  construit  des  tables  qui  indiquent  ses  lieux  réels,  dans  le 
passé  comme  dans  l'avenir.  Si  l'on  veut  réellement  comprendre  le  pro- 
cédé logique  par  lequd  M.  Le  Verrier  a  pu  prédire»  avee  assurance, 
les  conditions  d'exbtenoe  et  la  place  d'une  planète  qu'il  ne  coanaÎBS»t 
pas,  û,  faut  bien  permettre  qu'on  vous  dise  d'abord  la  méthode  beau- 
coup plus  simple  par  laquelle  on  peut  retrouver  les  positions  passées , 
ou  prédire  les  positions  futures,  d'une  planète  que  l'on  connaît.  Ceci 
au|fa  d'ailleurs  l'avantage  de  montrer,  sous  des  formes  réelles  et  saisis- 
sables,  les  effets  des  opérations  de  calcul  que  j'ai  tout  à  Theure  indi^ 
quées.  Car,  dans  les  questions  naturelles,  les  quantités  que  l'analyse 
mathématique  évalue  en  nombres  exprimant  toujours  des  détails 
propres  aux  phénomènes  que  l'on  considère,  on  doit  pouvoir  toujoun 
en  retrouver  l'image  équivalente  dans  ces  phénomènes;  et  l'esprit, 
satisfait  de  celte  identité,  qui  le  rassure,  se  plait  à  voir  réaliser  iànsi 
le  type  abstrait  qu'on  lui  avait  d'abord  présenté. 

Je  prends  encore  pour  exemple  Mercure,  et  je  suppose  que  l'on 
veuille  construire  aujourd'hui  des  tables  de  sa  marche,  qui  s'étendent 
en  avant  ou  en  arrière  du  i*  janvier  1800.  Ceci  aura  l'avantage  de 
nous  présenter  un  excellent  travail  que  M.  Le  Vefîier  a  publia  H  y  a 
trois  ans  ^  Je  l'emploierai  comme  type,  en  ccmservant  la  forme  géné- 

par  une  voie  nouvelle,  exempt3  des  inconvénients  attachés  &  la  méfhode  des  subs- 
titutions successives  jusqu*à  préseut  usitées.  Je  ne  le  nomme  point,  m*étanl  prorais 
de  ne  pas  faire  intervenir,  dans  cet  exposé,  d*autres  désignations  de  personnes  vi* 
vantes  que  celles  du  i^athématicien  qui  a  prédit  la  qpuvelle  planète,  et  de  l'aitm» 
Dome  qui  4  le  premier  constaté  son  existence.  Le  nom  de  M.  Qauss  m'a  fait  déroge 
a  cette  irvteation.  Mais  il  sort  de  toute  règle  ;  et,  si  quelqu'un  m'en  blâme ,  il  pourro^ 
le  faire  d'autant  plus  justement,  que  je  suis  tout  décidé  à  retomber  dans  la  même 
iiEiute,  si  pareille  occasion  se  représeotait.— •  ^  Addûùms  à  lu  Comaiisamte  des  temps, 
pottr  18AS;  voy.  a^iasi  le  Joumil  de  mathématiques  de  M.  JLiouviUa^  t  VUI,  i8i5.  ' 


DÉCEMBRE  1846.  763 

raie  dans  les  énoncées.  Il  existe  déjà  des  tables  de  cette  planète.  On 
prend  les  plus  récentes,  qui  sont  réputées  aussi  les  meilleures,  et  Ton 
a  seulement  &  les  perfectionner.  Elles  ont  été  calculées  en  1 8 1 3  ^ 
par  un  astronome  distingué,  d'après  les  formules  que  M.  Laptace 
avait  établies  dans  son  traité  de  la  mécanique  céleste.  On  lenr  em- 
prunte, comme  données  provisoires,  tous  les  éléments  de  Tellipse 
que  décrirait  Mercure  à  partir  du  i*  janvier  i8oo,  si  les  autres  pla- 
nètes étaient  anéanties.  On  emprunte  aussi  aux  tables  des  autres  corps 
planétaires  les  éléments  de  leurs  ellipses  propres,  correspondantes  à  la 
même  époque  et  à  la  même  supposition.  Mettant  alors  toutes  ces 
données  dans  h  fonction  perturbatrice ,  on  en  tire  immédiatement,  par 
les  procédés  prescrits,  toutes  les  perturbations,  tant  séculaires  que  pério- 
diques, dont  les  éléments  elliptiques  du  mouvement  de  Mercure  se 
trouveront  afTectés  à  une  époque  quelconque,  antérieure  ou  postérieure 
d'un  petit  nombre  de  sièïsles,  sauf  quelques  cas  exceptionnels  qui 
s'oflfriront  tout  à  l'heure  à  nous.  On  verra  aussi  que  h  restriction  du 
temps  est  une  condition  essentielle  de  ce  premier  calcul.  Il  en  résulte  que 
les  altérations  séculaires  des  éléments  elliptiques  ne  s'y  présentent  plus 
avec  le  caractère  révolutif,  qui  est  attaché  à  leurs  longues  périodes, 
mais  avec  l'apparence  de  continuité  uniforme,  ou  presque  uniforme, 
que  leur  marche  simule  dans  l'intervalle  de  temps  considéré.  Cela 
même  en  donne  des  évaluations  d'un  emploi  très-facile;  et  l'on  s'y 
borne,  en  se  soumettant  à  reconstruire  de  nouvelles  tables,  quand  les 
observations  astronomiques  précises  embrasseront  des  époques  plus 
distantes  qu'aujourd'hui  ^  Les  perturbations  ainsi  calculées,  étant  appli- 
quées au  lieu  elliptique  de  chaque  instant,  donnent,  pour  cet  instant, 
le  lieu  vrai  de  Mercure,  tel  qu'il  est  réellement  déterminé  par  l'en- 
semble de  toutes  les  forces  attractives  qui  agissent  sur  lui ,  en  admet- 
tant les  restrictions  que  nous  avons  supposées. 

Ceci,  toutefois,  n'est  encore  qu'un  calcul  approximatif  et  provisoire. 
Je  commence  par  le  caractériser  sous  le  premier  rapport.  Considérons 
Mercure  et  une  des  autres  planètes,  par  exemple  Vénus,  lorsqu'ils  se 
trouvent  tous  deux  dans  leurs  positions  réelles,  à  un  des  instants  que 
la  table  doit  embrasser.  L'attraction  de  Vénus  est  alors  proportionnelle 
à  sa  masse  propre ,  divisée  par  le  carré  de  sa  distance  à  Mercure.  Or, 
dans  le  calcul  que  je  viens  d'expliquer,  on  remplace  cette  distance  ac- 
tuelle par  la  distance  comprise  entre  les  deux  Ûeux  elliptiques  corres- 

^  J*admet5  ici,  comme  c  est  le  fait,  que  le  calcul  immédiat,  ainsi  effectué,  donne 
simultanément  les  inégalités  périodiques  sous  leur  yraie  forme,  et  les  inégalités 
séculaires  sous  la  forme  de  développements ,  ordonnés  suivant  les  puissances  du 
temps.  On  peut  fiûre  dispandtre  ces  termes  séculaires,  en  disposant  contenable- 

96. 


764  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

pondants.  Il  y  a  donc  erreur,  puisque  la  vérilable  distance  diflibre  de 
celle-là  par  les  perturbations  qui  écartent  les  deux  planètes  des  ellipses 
initiales  où  on  les  suppose.  Mais  de  quel  ordre  est  cette  erreur?  Pour 
le  voir,  il  faut  se  rappeler  que  les  masses  des  planètes  sont  toutes  très- 
petites,  comparativement  à  la  masse  du  soleil.  La  plus  forte,  celle  de 
Jupiter,  n'égale  pas -^^  de  cette  masse;  et  cest  sous  cette  forme  nu- 
mérique qu'elles  entrent  dans  la  fonction  perturbatrice  du  mouvement 
elliptique  qui  serait  produit  par  le  soleil  seul.  Or  tout  le  monde  sait 
que  le  produit  dune  fraction  par  une  fraction  est  moindre  que  cha- 
cune d'elles  individuellement,  et  d'autant  moindre  qu'elles  sont  plus 
petites.  Ainsi,  la  masse  de  Jupiter  étant  tvtt^  ï®  produit  de  cette 
masse  par  elle-même,  ou  son  carré,  serait  i  millionième.  Maintenant 
venons  à  l'application.  A  distance  égale,  l'attraction  de  Vénus  est  pro- 
portionnelle à  sa  masse  propre.  Une  petite  erreur  sur  l'évaluation  de 
la  distance  qu'on  lui  attribue  donnera ,  dans  l'évaluation  de  la  force 
attractive,  une  ^rreur  de  même  ordre ,  pareillement  proportionnelle  à 
cette  masse.  Or,  quand  on  place  idéalement  Vénus  sur  son  ellipse  ini- 
tiale ,  pea  de  siècles  avîint  ou  après  l'époque  pour  laquelle  cette  ellipse 
est  calculée,  les  écarts  que  l'on  néglige  sont  très-petits,  et  ils  sont 
proportionnels  aux  masses  des  planètes  troublantes  qui  les  ontbpérés. 
L'erreur  qui  en  résultera ,  dans  l'évaluation  de  la  force  attractive  exercée 
par  Vénus  sur  un  autre  corps,  sera  donc,  en  définitive,  proportionnelle 
aux  produits  et  aux  carrés  des  petites  fractions  qui  expriment  les  masses 
planétaires.  Elle  sera  conséquemment  très-petite,  et  d'un  ordre  très-se- 
condaire comparativement  à  la  partie  principale,  ou  elliptique,  des  per- 
turbations, qui  est  directement  proportionnelle  aux  masses  mêmes.  Ce 
caractère  de  petitesse  relatif  de  l'erreur  sert  au  besoin  à  l'évaluer,  en  substi- 
tuant dans  la  fonction  perturbatrice,  au  lieu  des  éléments  fixes  de  l'ellipse 
initiale,  les  éléments  déjà  troublés,  et  plus  exacts,  que  fournit  la  pre- 

inent  des  constantes  arbitraires,  introduites  par  les  intégralions  qui  les  donnent; 
et  alors  les  valeurs  qui  y  correspondent  se  reportent  dans  les  constantes  de  la  pre- 
mière  approximation,  devenues  variables.  Cest  ainsi  quen  use  M.  Laplace,  dans 
le  livre  II  de  la  Mécanique  céleste.  Mais  ces  mêmes  termes  se  montrent  uécessaire- 
ment  sous  leur  apparence  développée,  et  associés  aux  inégalités  périodiques,  lors- 
qu'on elTeclue  les  intégrations,  après  avoir  formé  Texpression  delà  fonction  perlur- 
halrice  par  l'interpolation  de  ses  valeurs  particulières,  comme  M.  Le  Verrier  Va 
fait  dans  plusieurs  cas  avec  beaucoup  de  succès;  et  c'est  pourquoi  j'ai  conservé  ici 
cette  supposition  générale  dans  Ténoncé  des  résultats,  ce  qui  le  rend  plus  simple. 
Les  Additions  à  la  Connaissance  des  temps  pour  i83i  contiennent  un  mémoire  de 
Poisson  où  il  a  exposé,  avec  une  extrême  netteté,  toutes  les  modifications  que  l'on 
peut  ainsi  apporter  aux  développements,  par  les  choix  convenables  des  constantes 
que  les  intégrations  y  introduisent.  C'est  un  excellent  supplément  au  livre  H  de  la 
Mécanique  céleste. 


DÉCEMBRE  1846.  765 

mière  approximation  où  on  les  supposait  constants.  De  là  on  pourrait, 
conimc  je  l'ai  dit,  procéder  à  une  troisième  approximation  et  à  d* autres 
ultérieures,  qui  donneraient  des  résultats  de  plus  en  plus  précis,  mais 
avec  une  complication  de  travail  graduellement  croissante,  jusqu'à  un 
degré  excessif.  Heureusement,  dans  le  calcul  du  mouvement  des  pla- 
nètes, étendu  à  un  petit  nombre  de  siècles,  il  n'est  pas  nécessaire  de 
dépasser  la  deuxième  approximation  ;  et  encore ,  on  n  a  besoin  d  y  re- 
courir que  pour  certains  termes  les  plus  influents,  que  Ton  reconnaît  à 
des  caractères  analytiques,  et  que  Ton  extrait  des  développements  en 
négligeant  la  multitude  des  autres,  sans  même  avoir  besoin  de  les  for- 
mer. Us  résultent  presque  uniquement  des  réactions  exercées  par  les 
deux  masses  les  plus  puissantes ,  celles  de  Jupiter  et  de  Satiuiie.  La 
discussion  spéciale  des  termes  de  ce  genre  a  été  le  principe  des  grandes 
découvertes  faites  par  M.  Laplace  dans  la  théorie  des  mouvements  de 
ces  deux  planètes  et  des  satellites  de  Jupiter.  Us  sont  insensibles  dans 
la  théorie  de  Mercure,  à  cause  de  Téloignement  où  elles  sont  de  lui. 
Mais  M.  Le  Verrier  a  dû  en  tenir  compte  dans  son  travail  sur  Uranus, 
et  je  me  suis  trouvé  ainsi  dans  la  nécessité  d'en  parler. 

J'ai  dit  encore  que  les  calculs  ainsi  eflectués ,  d'après  les  anciennes 
tables,  ne  sont  que  provisoires.  Cela  est  évident,  puisqu'on  a  tiré  de  ces 
tables,  supposées  imparfaites,  les  éléments  de  l'ellipse  initiale  sur  laquelle 
on  a  fait  mouvoir  Mercure ,  pour  évaluer  les  perturbations  quu  subit. 
Mais  cette  apparence  de  cercle  vicieux  se  dissipe  très-aisément ,  par  la 
considération  que  ces  tables,  comparées  au  ciel ,  sont  déjà  très-peu  fau- 
tives. Les  éléments  qu'on  leur  emprunte  ne  peuvent  donc  avoir  besoin 
que  de  très  petites  corrections,  que  l'on  représente  par  autant  de  quan- 
tités indéterminées.  On  suppose  d'abord  que  ces  corrections  seront  trop 
faibles  pour  modifier  sensiblement  les  pertiurbations  calculées  sans  en 
tenir  compte,  ce  qui  se  vérifie  plus  tard  par  le  résultat.  Prenant  alors  au- 
tant d'observations  précises  qu'on  en  peut  avoir,  on  forme,  pour  chacun 
de  ces  instants,  les  coordonnées  théoriques  de  la  planète,  contenant  la 
partie  elliptique  aflectée  des  erreurs  indéterminées,  plus  les  perturbations 
calculées  précédemment,  et  l'on  égale  ces  valeurs  à  celles  que  l'obser- 
vation donne.  Une  telle  égalité  s'appelle  une  ^^aa^iW  de  condition.  On  en 
forme  des  centaines,  quelquefois  des  milliers;  et,  comme  elles  renfer- 
ment, pour  seules  inconnues,  les  corrections  des  éléments  primitifs, 
qui  sont  au  nombre  de  six,  on  en  tire  les  valeurs  de  ces  corrections 
qui  satisfont  le  mieux  à  leur  ensemble.  Dans  l'état  actuel  de  l'astrono- 
mie, on  les  trouve  toujours  si  petites,  à  cause  du  peu  d'erreur  des 
tables  d'où  l'on  part,  qu'on  n'a  pas  besoin  de  recommencer  le  calcul 
des  perturbations,   qui  avait  été   efieclué  d'après  les  éléments  provi- 


7Ô6  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

5(ttres.  Avec  ce»  éléments  ainsi  rectifiés  on  forme  de  nouvelles  tables, 
<|ue  Ton  compare  à  toutes  les  positions  observées,  dont  on  avait  fait 
usage  pour  les  établir,  et,  si  elles  s*en  écartent  secdement  par  desdiffé^ 
renées  très-petites,  sans  continuité,  telles  qu'on  puisse  iégitimement  les 
attribuer  aux  incertitudes  inévitables  des  observations,  le  calcul  est  fini. 
Si  Ton  a  eu  la  patience  de  suivre  cette  exposition,  qui,  je  crois,  n*est 
pas  bien  complexe ,  on  se  demandera  probablement  comment  il  se  fait 
qoe  Ton  ait  encore  besoin  aujourd'hui  de  construire  de  nouveUes  tables 
du  mouvement  des  planètes  anciennement  connues,  conmie  M.  Le 
Verrier  vient  de  le  faire  pour  Mercure,  puisque  Ton  en  possède  déjà, 
qui  ont  été  calculées  d'après  les  mêmes  formules  théoriques,  rassemblées 
dans  le  Traité  de  la  méccmiqae  céleste?  C'est  que,  les  méthodes  restant 
les  mêmes,  il  s'opère  de  continuelles  améliorations  dans  les  données 
qu'elles  emploient  et  dans  la  manière  de  les  appliquer.  D'abord,  en 
venant  plus  tard ,  on  trouve  à  combiner  des  observations  rendues  plus 
précises,  et  qui  embrassent  une  plus  longue  période  de  temps,  ce  qui 
assure  mieux  les  conséquences  qu'on  en  déduit.  On  a  ensuite  à  rectifier 
les  erreurs  de  nombres,  ou  même  de  théorie,  qui  ont  pu  échapper  it  vos 
devanciers,  accident  très-difficilement  évitabie  dans  des  calculs  si  abs- 
traits, si  complexes,  qui  comprennent  jusqu'à  des  milliers  de  termes 
dbtincts.  Enfin ,  il  peut  y  avoir  aussi  le  propre  de  l'homme  :  une  intel^ 
ligence  plus  complète  des  médiodes  théoriques,  plus  d'habileté  pratique 
à  manier  les  instruments  qu'elles  fournissent,  plus  de  sagacité  pour  ap- 
précier la  confiance  qu'on  doit  avoir  dans  leurs  résultats.  Je  suis  loin 
de  vouloir  faire  ici  des  comparaisons  fâcheuses,  au  point  de  vue  rétréci 
dune  critique  trop  facile,  et  qui  serait  à  mon  avis  très-mal  fondée. 
Dans  les  sciences,  le  temps  perfectionne  tout,  les  méthodes,  les  appli- 
cations même  les  hommes.  Car,  s'il  ne  crée  pas  le  talent  personnel, 
encore  moins  le  génie,  toujours  leur  foumit-il  de  nouveaux  instruments 
d action,  et  des  principes  plus  efficaces  de  développement,  qui  accrois- 
sent ou  excitent  leurs  forces,  et  leur  rendent  aussi  plus  facile  d'éviter  les 
anciennes  eiTeurs.  Il  n'y  a  point  là  de  Proies  sine  matre  creata;  et  l'on 
serait  très-injuste ,  si  l'on  imputait  aux  individus  de  chaque  époque  les 
fautes  du  moment  où  ils  ont  vécu.  Mais,  en  écartant  toute  idée  de  ce 
genre ,  il  importe  de  faire  remarquer  les  accroissements  de  puissance  et 
de  justesse  que  les  sciences ,  même  les  plus  avancées,  reçoivent  en  peu 
d'années  par  les  efforts  d'un  travail  constant.  Que  l'on  compare ,  dans 
cet  esprit,  les  tables  de  Mercure  calculées  par  M.  Le  Verrier  en  i843, 
avec  celles  qui  avaient  été  construites  trente  années  auparavant  d'après 
les  mêmes  théories!  On  y  verra  de  meilleures  observations  prises  en  plus 
grand  nombre,  discutées  individuellement  aver  infiniment  plus  de  pré* 


DÉCEMBRE  1846.  ?67 

cision ,  de  scrupule  et  d*inielligence  de  leur  valeur.  EUes  sont  combinées 
par  des  formules  ptreiUefl;  mais  ces  formules  sont  perfectioonées  dans 
leurs  détails  analytiques^  et  devenues  aoàdi  plusaures  dans  leur  emploL 
Ccst  le  même  instrument,  mais  rendu  plus  subtil,  et,  si  je  l'ose  dire«  mieux 
aiguisé.  Il  est  aussi  manié  avec  plus  de  dextérité,  de  sûreté,  avec  une 
appréciation  plus  exacte  de  ce  qu*oo  en  peut  attendre  «  des  limites  d'ap* 
piication  dans  iesc^Uies  on  peut  s  y  fier,  et  au  delà  desquelles  il  faut  s*en 
défier.  Par  Tensemble  de  t(Mites  ces  «qualités,  le  travail  de  M.  Le  Venia 
sur  Mercure  a  dû  être  extrêmement  remarqué  des  mathématiciens  etdni; 
astronomes ,  jusqu'à  leur  faire  voir  qu'il  est  aujouid*hui  indispensable 
de  reconstruire  presque  toutes  nos  tables  astronomiques  avec  les  mêmes 
soins.  Qr,  toutes  ces  aptitudes  personnelles  étant  supposées,  et  néuniea 
à  une  immense  fi}roe  de  travail ,  la  découverte  réceniie  de  M.  Le  Vemer 
ne  lui  était  pas  seulement  accessible  en  espérance;  elle  ^tait  poia*ini 
prochaine,  assiurée,  indubitable.  Car,  si  Taslre  inconou  eKisiBut^  il  de^ 
vait  nécessairement  trouver  toutes  ses  conditions  de  mouvement,  de 
puissance,  et  de  place,  par  ces  mêmes  méthodes  q«*il  savait  si  habile* 
ment  manier* 

En  eCFet,  nous  venons  de  voir  que  les  perturbations  exercées  par 
ime  planète  sur  une  autre  planète,  pendant  quelques  siècles»  se  calcu- 
lent presque  sans  erreur,  par  des  formules  prescrites,  en  les  faisant 
mouvoir  toutes  deux  sur  leurs  ellipses  propres,  suivant  les  lois  simples 
de  Kepler,  à  partir  dun  instant  donné»  Il  suffit  d*tvQir«  pour  chacune, 
sa  masse,  et  les  éléments  de  son  mouvement  elliptique  initial,  que  nous 
savons  être  au  nombre  de  six.  Appliquons  ceci  -à  Oranus,  troublé  par 
une  planète  ioconnue.  U  faudra  ioti^oduire  les  aix  éléments  de  cette 
planète  et  sa  masse,  comme  autant  de  quantités  indéterminées,  dana* 
les  expressions  algébriques  des  perturbations» en  les  restreignant d^abord 
à  leurs  termes  les  plus  influents,  qui  sont  aussi  ceux  où  ces  éléments 
entrent  sous  les  formes  les  moins  complexes.  Il  faudra,  en  outre,  appli- 
quer autant  de  petites  corrections  indéterminées  aux  éléments  de  fel- 
Upse  d'Uranus,  puisqulb  sont  inexacts  «  ayant  été  calculés  sans  tenir 
compte  des  perturbations  produites  par  la  planète  qu*on  ignorait.  En 
adjoignant  à  ces  résultats  les  perturbations  exercées  sur  Uranus  par  les 
planètes  déjà  connues,  on  aura,  pour  un  instant  quelconque,  son  lieu 
réel,  dont  l'expression  se  c^mpo3era d'tme partie  numérique  toute  con- 
nue ,  et  d'une  partie  inconnue  contenant  toutes  les  indéterminées  qu'on 
y  aura  mêlées.  On  pourra  donc  Tideptifier,  sous  cette  forme,  à  x^haque 
lieu  observé;  et  Ton  aura  ainsi  autant  d'équations  de  condition,  dlçk  Ion 
dédu0*a  ies  va]eucsdecesindétermiB^enifisa6lra^n«itày  Battsfiuie. 
L'art  du  calculateur  consislwa  ensuite^  à  feeiliter  celte  recÂiePcliie- ^w 


lOS  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

toutes  les  considérations  de  détail  qui  peuvent  la  simplifier,  sans  nuire 
à  la  précision  des  résultats.  Il  faudra  donc  discerner  les  termes  inconnus 
qui  doivent  être  les  plus  influents,  pour  les  d^ager  approximativement 
d'abord;  puis  rectifier  les  premières  évaluations,  en  resserrant  les  li- 
mites de  leurs  erreurs  ;  et  arriver  enfin  à  les  rendre  si  petites ,  que  les 
lieux  hypothétiquement  calculés  d*Uranus  ne  diffèrent  des  lieux  observés 
que  par  des  quantités  légitimement  imputables  aux  incertitudes  des  ob- 
servations. Alors  la  planète  inconnue  sera  définie  dans  toutes  ses  con- 
ditions d'existence.  On  pourra  proposer  aux  astronomes  de  la  chercher 
dans  le  ciel  à  sa  place  prédite,  et  Ûs  la  trouveront  assurément.  Voilâ  ce 
que  M.  Le  Verrier  a  (ait  ;  voilà  la  marche  directe  et  sûre  qu'il  a  suivie, 
non  sans  rencontrer  de  grandes  difficultés  sur  sa  route.  Cest  ce  qui  me 
reste  à  exposer  dans  un  autre  article,  où  je  tâcherai  de  montrer  les 
importantes  conséquences  de  sa  découverte  pour  le  perfectionnement 
de  l'astronomie  planétaire. 

BIOT. 
{La  suite  au  prochain  cahier.) 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 

INSTITUT  ROYAL  DE  FRANCE. 

ACADÉMIE  DES  SCIENCES. 

M.  le  baron  Bory  de  Saint- Vincent,  membre  libre  de  l'Académie  des  sciences, 
est  mort  i  Paris,  le  a  a  décemlnre. 


TABLE 


DBS  .  ARTICLES   ET   DES    PRINCIPALES   NOTICES  OU   ANNONCES  QOE   CONTIENNENT 
LES   DOUZE  CAHIERS  DU  JOURNAL  DES  SAVANTS,  ANNI^E    18&6. 


I.  LITTÉRATURE  ORIENTALE. 

Urgeschichte  und  Mythologie  der  PhiilsUer,  histoire  ancienne  des  Philistins, 
par  M.  Hitzîg.  Leipzig ,  i845 ,  in-8*.  i"  article  de  M.  Qualremère,  mai,  267-269; 
3*  et  dernier  artide,  juillet,  Ai  i-AaA. 

Die Phonizier,  von  Moters.  Le»  Phéniciens,  par  M.  Movere.  i*  Tolame.  Bonn, 
18A1. 1^-8*.  1*  article  de  M.  Quatremère*  août,  497-610. 


DÉCEMBRE  1846.  769 

Relation  des  voyages  faîLs,  parles  Arabes  et  les  Persans,  dans  i*Inde  et  à  la 
Chine,  dans  le  ix'  siècle  de  l'ère  chrétienne,  texte  arabe  de  feu  Langlès,.  .  .  tra- 
duction française.  .  .  par  M.  Reinaud.  imprimerie  royale,  i845,  a  vol.  in- 18  de 
CLXXX-i54  et  io5-aoo  pages.  Février,  ia3.  —  1"  article  de  M^  Qiialrennère,  sep- 
tembre, 5i3-53i;  2' arlicle. novembre,  677-690;  3* article. décembre,  733-750. 

Les  séances  de  Ha](!ari.  .  .  ouvrage  traduit  de  Tlndonslani,  par  M.  Tabbé  Ber- 
trand, suivi  de  Téléijie  de  Mi<>kin,  traduite  de  la  même  lanjrue,  par  M.  Garcin  de 
Tassy.  Versailles  et  Paris,  i8/i5,  in -8°  de  vii-342  pages.  Février,  12^. 

Ëdaircissemeuls  sur  quelquis  particularités  des  langues  talarcs  et  iinnoises, 
parE.-L.-O.  Rœhrig.  Paris,  in-8*  de  2()  pages.  Février,  126. 

Theancienl  syriac  version  of  the  epistle»  of  Saint  Ignatius,  texte  syriaque,  version 
anglaise  et  notes,  par  M.  Wdliam  Cure'on.  Londres,  i845,  in-8".  Février,  127. 

La  rhétorique  des  nations  musulmanes,  d'après  le  traité  persan  intitulé  :  Hadayik 
Llbalâgat,  par  M.  Garcin  de  Tassy,  in  8",  85  pages.  Mars,  186-187. 

Grammaire  raisonnée  de  la  langue  ottomane.  .  .  par  James  W.  Redhouse.  Paris. 
Juin,  382. 

Gesrhichie  der  Kalifen...  Histoire  des  Califes.,,  parle  D' Gustave  Weil; 
Mannheim.  grand  in  8',  tome  1",  de  6i4  pages.  Avril,  2  5ô. 

Rabbi  Yapheihben-IIeli  Bassorensis  K.irallae  in  librum  psalmorum  commenta- 
rii.  etc.  Paiis,  i846.  Juillet,  ^6. 

Voyage  en  Sicile  de  Mohammed-Ebn-Djobaïr,  sous  le  règne  de  Guillaume  le 
Bon.  .  .  Texte  suivi  d'une  traduction  et  de  notes,  par  M.  Ainari.  Paris,  Imprimerie 
royale,  i846,  in-8*  de  vii-98  pages.  Mai,  3i4. 

II.  LITTÉRATURE  GRtiCQUE  ET  ANCIENNE  LITTÉRATURE  LATINE. 

Worterbuch  der  Griechischen  Eigennamen,  etc.  Dictionnaire  des  noms  propres 
i:recs.  .  .  par  le  D' W.  Pa[)e,  Braunschw,  1842.  3*  artitle  de  M.  Letronne,  février 
109-121  (1"  et  2*  articles,  novembre  et  décembre  i845)  ;  4*  et  dernier  article, 
mars,  161-174. 

Satires  de  C.  Lucilius,  fragments  revus,  augmentés,  traduits  et  ai^notés  pour  la 
première  fois  en  français,  par  E.-F.  Corpel.  Paris,  i845,  in-8"  de  287  pages,  i*  ar- 
ticle de  M.  Patin,  féviier,  G5-76  ;  2*  aiticle,  mai,  281-296. 

Théâtre  d'Esthyle,  nouvelle  traduction  en  vers  par  Fralicis  Robin.  Saint-Ger- 
main et  Paris,  i846,  in- 12  de  xxx-4oG  pages.  Mai,  3 1 5. 

La  Grèce  tragique,  chefs-d'œuvie  d  Eschyle,  de  Sophocle  et  d'Euripide,  traduits 
en  vers.  .  .  par  M.  Léon  Halevy.  Paris,  1846,  in-8'  de  xxiv-455  pages.  Mars,  187. 

Études  sur  la  rhétorique  d'Arislole,  par  Ernest  Havet.  Paris,  i846,  in-8*  de 
i4i  pages.  Mai,  317. 

Œuvres  d'Horace,  traduites  en  vers.  ..  par  L.  Duchemin.  Paris,  1846,  2  vol. 
in-8*  de  xxi\-424  et  46o  pages.  Octobre,  64o. 

III.  LITTÉRATURF  MODERNE. 

1*     GRAMMAIRE,    POESIE,    MELANGES. 

Histoire  de  la  |)oésie  française  à  Tépoque  impériale.  .  .  par  Bernard  Julien.  Bar- 
sur-Seine  et  Paris,  1844  I  2  vol.  in- 12  de  xiii-468  et  486  pages.  2*  article  de 
M.  Patin,  janvier,  17-27;  (1"  article,  août  i845). 

Théâtre  de  Hrotsvilha,  religieuse  allemande  du  x*  siècle,  traduit  pour  la  pre- 
mière fois  en  français.  .  .  par  Charles  Magnin.  Paris,  i845,  in-8*  de  48i  pages. 
Article  de  M.  Patin,  octobre,  696-607. 

97- 


770  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Théâtre  français  au  moyen  âge ,  publié  d*après  les  manuscrits  de  la  bibliothèque 
du  Roi,  par  MM.  L.-G.-N.  Monmerqué  et  Francisque  Michel  (xi*-xiv*  siècle) .  Paris  , 
1839,  1  vol.  Irès-grand  in-8'  de  672  et  xvi  pages  sur  deux  colonnes.  1"  article  de 
M.  Magnin,  janvier,  1-16;  3' article,  février,  76-93;  3'  article,  août,  449-465: 
4'  article,  septembre,  544-558;  5"  article,  octobre,  626-637. 

Considérations  sur  Tétat  de  renseignement  des  langues  dans  les  collèges  de 
France. . .  par  M.  Savoie.  Paris,  in -8*  de  34  pages.  Novembre,  704. 

Vocabolario  degli  accademici  délia  Crusca  ;  quinta  impressione  ;  tomo  primo , 
fascicoli  primo,  secondo  e  terzo.  Firenze,  i843-i845.  i**  article  de  M.  Libri,  juin, 
331-339. 

Histoire  de  la  langue  et  delà  littérature  provençale,  par  Emile  de  Laveleye. 
Bruxelles  et  Paris,  in-8'  de  xii-347  pages.  Juin,  383. 

Cours  d^éludes  historiques,  par  P.-C.-F.  Daunou. . .  Tomes  XI  et  XII,  i845- 
1846,  in-8*.  Janvier,  63.^ 

Œuvres  complètes  d*Etienne  de  la  Boétie. . .  par  Léon  Feugère.  Paris,  i846« 
in-8*  de  xxiv-583  pages.  Octobre,  639. 

Etienne  de  la  Boétie,  ami  de  Montaigne. .  •  par  Léon  Feugère.  Poissj  et  Paris  , 
1845,  1  vol.  in-8*  de  iv-3o9  pages.  Mai,  3 18. 

Les  auteurs  apocryphes,  supposés,  etc.,  par  J.-M.  Quérard,  3*  livraison;  Paris, 
in-8*  de  180  pages.  Novembre,  704. 

Lettres  biographiques  sur  François  de  Maynard ,  poète  toulousain  du  xvi* siècle . . . 
par  M.  Labouissc-Rochcfort.  Toulouse,  in-33  de  5  feuilles  i/8.  Novembre,  704. 

Essai  historique  sur  les  premiers  manuels  d*invention  oratoi re  jusqu'à  Ch.  Benoit. 
Paris,  1846,  in-8'  de  160  pages.  Mai,  3ii. 

La  basilique  de  Nicolas  Tartaglia. .  .  traduit  de  Titalien  par  RieCTel.  Saint-Cloud 
et  Paris,  in-8''  de  1 16  pages.  Juin,  38 1. 

Glossarium  mediae  et  infjmae  latinitatis . . .  Ducange.  Tomi  quinti  fasciculus 
quartus,  tomi  sexti  fasciculus  tertius.  Paris,  in- 4*  de  313  et  193  pages.  Mars,  191. 

Analogies  constitutives  de  la  langue  allemande  avec  le  grec  et  le  latin,  expliquées 
par  le  sanskrit,  par  C.  Schœbel.  Paris,  Imprimerie  royale,  i845,  in-8*  de  xxvii- 
184  pages.  Février,  136. 

Essai  d*étymo1ogie  philosophique,  ou  recherches  sur  Torigine  et  les  variations  de 
quelques  mots  qui  expriment  les  actes  intellectuels  et  moraux,  par  Tabbé  Chavée. 
Bruxelles,  in-8'  de  111-361  pages.  Février,  138. 

Analogies  linguistiques  du  flamand  dans  ses  rapports  avec  les  autres  idiomes 
d*origine  teutonique,  par  P.  Lebrocquy.  i845,  Charleroy  et  Paris,  in-8'  de  48 1 
pages.  Juin,  384- 

Glossaire  roman-latin  du  xv*  siècle. . .  par  Emile  Cachet.  i846,  Bruxelles  el 
Paris,  in-8*  de  36  pages.  Juin,  384* 

Anecdotes  littéraires  sur  Pierre  Corneille. . .  par  M.  Viguier.  Rouen ,  i846,  in-8* 
de  69  pages.  Octobre,  639. 

Lettres  et  pièces  rares  ou  inédites. . .  par  M.  Matter.  Paris,  in-8*  de  433  pages. 
Juin,  383. 

Encyclopédie  moderne.  . .  sous  la  direction  de  M.  Léon  Renier,  par  MM.  Adler- 
Mesnard ,  Sébastien  Albin,  etc.  Paris,  in-8*.  Mars,  191. 

3*   SCIENCES    HISTORIQUES. 

1.  Géographie,  voyages. 
Description  géographique,  historique  et  archéologique  de  la  Palestine,   par 


DÉCEMBRE  1846.  771 

M.  Munk.  I  vol.  in-8'  de  44  feuilles  et  7a  planches.  Paris»  Didol  (Univers  pillo- 
resque).  Février,  124. 

Histoire  des  découvertes  géographiques  des  nations  européennes.  . .  par  L.  Vi- 
vien de  Saint-Martin.  1"  série,  lome  III,  1"  livraison.  Paris,  in-8°  de  202  pages, 
avec  une  carte.  Juin,  382. 

Voyage  au  pôle  Sud  et  dans  TOcéanie.  . .  par  M.  J.  Dumont-d'Urville,  tome  IX. 
Paris,  in-8"  de  366  pages.  Mars,  192. 

Documents  sur  Thistoire,  la  géographie  et  le  commerce  de  la  parlie  occidentale 
de  Madagascar.  .  .  par  M.  Guillain.  Paris,  Imprimerie  royale,  i845,  in-8"  de  876 
pages,  avec  une  carie.  Mars,  187. 

Histoire  et  géographie  de  Madagascar.  .  .  par  M.  Macé  Descaries.  Paris,  î846, 
in-8*  de  v-452  pages.  Avril,  2  54- 

Exploration  scientifique  de  T Algérie.  Beaux-arts,  architecture,  sculpture,  par 
Amable  Ravolsié.  Paris,  in-folio.  Mars,  192.  —  Sciences  historiques  et  géogra- 
phiques, tomes  VIII  et  IX.  Paris,  Imprimerie  royale,  2  vol.  in-8'  de  viii-48i  et 
xxviii-396  pages.  Avril,  2  55. 

Relation  du  voyage  fait  en  1 843-44 1  en  Grèce  et  dans  le  Levant,  par  MM.  A.  Che- 
oavard,  architecte,  E.  Rey,  peintre,  et  J.  M.  Dalgabio,  architecte,  par  Anl.  Chena- 
vard.  Lyon,  in-8'  de  i84  pages.  Juin,  382. 

Guillebcrt  de  Lannoy  et  ses  voyages  en  i4i3,  i4t4  et  t42t,  commentés  en 
français  et  en  polonais,  par  Joachim  Lelewel.  Bruxelles  et  Posen,  in-8".  Juin,  383. 

Second  voyage  sur  les  rives  de  la  mer  Rouge,  dans  le  pays  des  Adels  et  le 
royaume  de  Choa,  par  M.  Rocher  d'Héricourt.  Paris,  in-8°  de  456  pages  avec  atlas, 
carte  et  lithosrraphies.  Novembre,  704. 

2.  Chronologie  et  Histoire  ancienne. 

Œuvres  complètes  de  Flavius  Josèphe. .  ,  d'après  la  traduction  d* Arnaud  d*An- 
(lilly,  revue...  par  MM.  Quatremcre  et  Tabbé  Glaire,  1"  livraison.  Paris,  in-4*  de 
4o pages.  Avril,  2r)5. 

Choix  de  vies  des  hommes  illustres  de  Plutarque,  traduites  par  J.  Amyot,  anno- 
tées—  par  Léon  Feugère.  Paris,  1846,  in- 12  de  xxx-i3i  pages.  Mai,  319. 

3.  Histoire  de  France. 

Table  chronologique  des  diplômes,  chartes,  titres  et  actes  imprimés,  concernant 
l'histoire  de  France,  par  M.  de  Bréquigny. . . ,  continuée  par  M.  Pardessus,  lome  V. 
Paris,  Imprimerie  royale,  i846,  in  f°  de  iv-683  pages.  Avril,  25o. 

Diplômes  et  ciiarles  de  l'époque  mérovingienne  sur  papyrus  et  sur  vélin  conser- 
vés aux  archives  du  royaume,  publiés...  par  M.  Lelronne.  Paris,  2*  et  3'  livraisons* 
Avril.  25o. 

Richer,  histoire  de  son  temps...,  donnée  par  G.  H.  Pertz,  avec  traduction  française, 
notice  et  commentaire  par  J.  Guadet,  tome  II.  Paris,  i845,  in-8*  de  434  pages. 
Février,  12  5. 

De  l'éfat  civil  des  personnes  et  de  la  condition  des  terres  dans  les  Gaules  dès  le» 
temps  celtiques  jusqu'à  la  rédaction  des  coutumes,  par  G.  J.  Perreciot.  Beaune  et 
Paris,  1845,  3  volumes  in-8*  de  lv-5i2,  571  et  45o  pages.  Mars,  187. 

Institut  dos  provinces  de  France.  Mémoires;  2*  série,  tome  1".  Géographie  an- 
cienne du  diocèse  du  Mans,  par  M.  Th.  Cauvin,  suivie  d'un  essai  sur  les  monnaies 
du  Maine,  par  M.  E.  Hucher.  Le  Mans  et  Paris,  i845,  in-4*  de  735  pages  avec 
planches.  Mars,  189. 

Bibliothèque  de  1  école  des  chartes...  septième  année,  2*  série,  2'  livraison,  uq- 

97- 


772  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

vembre-décembre  i84o.  Pans,  in-8'dc  93-188  pages.  Février,  ia6. — 3'el  4*  IWrw- 
soiis,  pages  189-38/4,  mai,  3i5;  pages  385^488.  juîUcI  446. 

Recueil  des  lellres  mîsMves  de  Uenri  IV,  publié  par  M.  Berger  de  Xivrey.  .  . 
(orne  III.  Paris,  Imprimerie  royale,  i84G.  Avril,  a5i. 

Histoire  des  peuples  l);elonN  dans  la  Gaule  el  lians  les  lies  britanniques...  par 
Auréliende  Conrson.  Tome  I".  Compiègne  et  Paris,  in-8'* de  46o  pages.  Juin,  58 1. 

Lettres  inédites  de  Feiiquières. . .  publie^'s  par  Êlienne  Gallois,  tomes  I  el  II- 
Pâris.  1845,  2  volumes  in-8*  de  xxiv-438  elxx-4i>4  pages.  Février,  laa. — Tome  III, 
arril,  a53;  tome  IV,  juin  38i. 

Les  monuments  de  (lambrai...  Cambrai  et  Paris,  in-4*.  Mai,  3i8. 

Histoire  de  Tliôlel  de  ville  de  Paris...,  par  Leroux  de  Lincy.  Paris,  i846,  în-4* 
de  viii-379  pages.  Avril,  aoi. 

Essai  bisloriquc  sur  la  ville  de  Nuits...  par  H.  Vienne.  Dijon  et  Paris,  in-8*  de 
XX «380  pages.  Mai,  317. 

Procès  de  condamnation  et  de  rébabilitation  de  Jeanne  d*Arc,  par  M.  J.  Qui- 
cherat.  Tome  111.  Paris   i84^.  in-8"  de  473  pages  avec  un  fac  simile.  Février,  ia5. 

Die  Einfalle  der  Norniannen  .  .  Les  invasions  dt  s  Normands  dans  la  Péninsule 
pyrénéenne.  .  .par  E.  F.  Mooyer.  Munster  et  Paris,  in-8'  de  oa  pages.  Février,  127. 

Tablettes  liistoriques  de  rÀuvcrgnc.  .  .par  J.  B.  Bouillet,  tome  VI.  i845  »  Cler- 
mont-Ferrand  et  Paris.  Mai,  3 18. 

Bulletin  de  la  socit^lé  archéologique  et  historique  du  Limousin,  tome  I**.  Limoges 
el  Paris,  1846,  i"  livraison,  in-8*  de  64  pages.  Mai,  3 18. 

Histoire  générale  du  Languedoc.  .  .par  Dom  Claude  de  Vie  et  Dom  Vaisséte, 
commetitte  et  conlinu<'e  jusqu'en  i83o.  .  .  par  M.  le  chevalier  Al.  Du  Mcge.  Paris  « 
in-8'  de  216  pages,  avec  10  planches   Mars,  191. 

L'Auvergne  au  xiv*  siècle.  .  .par  M.  A.  Mazure.  Qermont  et  Paris,  iu-8'  de  viii- 
34o  pages.  Mars,  190. 

Histoire  de  Blois  et  de  son  territoire.  .  .par  G.  Touchard-Lafosse.  Bloisel  Paris, 
i846,  in-8*  de  v  475  pages.  Mai,  319. 

E8>ai  sur  riiistoirc  de  la  Franche-Comté  par  M.  Edouard  Clerc,  tome  IL  Besançon 
el  Paris,  iv'*46,  in  8"  deviii-5r)i  pages.  Avril,  a54. 

Opuscules  et  mélanges  historiques  sur  la  ville  d*Evreux  et  le  déparlement  de 
TEure.  Evreux  el  Paris,  in-18  de  viii-3a3  pages.  Mars,  190. 

Histoire  et  description  de  Provins,  par  Christophe  Opoix,  a*  édition.  Lagny,  Pro- 
vins et  Paris,  i846t  în-8*  de  xix-xiv  et  584  pages,  avec  planches.  Février,  laS. 

4.  Histoire  d^Eiirope,  d'Asie,  etc. 

Nouveaux  documents  inédits  sur  Antonio  Perez  el  Philippe  IL  1"  article  de 
M.  Mignel,  mars,  174-186;  a*  article,  avril,  aoi-ai3. 

I/Espagne  depuis  le  régne  de  Philippe  II  jusqu*à  Tavénement  des  Bourbons,  par 
M.  Ch  Weiss.  Paris,  i844i  a  vol.  in-8'.  Article  de  M. Mignet,  décembre,  700-720. 

Geschichte  der  Trevircn ....  Histoire  des  Trévires  sous  la  domination  romaine, 
par  J.  Steinengcr.  Trêves  et  Paris,  i8A5,  in-8*  de  vi-3a8,  avec  deux  cartes.  Fé- 
vrier, iq8. 

Markische  Forschungen.  iUcherches  pour  servir  à  Thistoire  de  la  Marche  de 
Brandebourg.  Berlin  et  Paris,  a  voL  in-8*.  Février,  ia8. 

Pièces  inédites  relatives  à  Thistoire  d'Ecosse par  M.  le  baron  de  Girardot. 

Paris,  in-4*  de  44  pages.  Mai,  319. 

Rorum  ab  Arabibus  in  Italia  insulisque  adjaceatîbus ,  Sicilîa  maxime,  Sardbiia 


DÉCEMBRE  1846.  773 

olque  Corsica ,  gestaniiri  cooimcnlarii.  Scripsit  J.  G.  Wenrich.  Lcipsick  et  Paris, 
i8/i5,  in-S"  de  vi-346  pages.  Février,  127. 

Histoire  de  Théodoric  le  Grand',  roi  d'Italie par  L.  M.  du  Ronre.  Paris, 

1846,  u  vol.iii-S"  de  xxi-496  el  538  pages.  Juillet,  ii^b. 

f lisloire  des  Delphes  à  la  iin  du  xvin*  siècle par  Adrien  Borgnet.  Bruxelles 

et  Paris,  2  volumes  grand  in-8"  de  xii-746  pages.  Juin,  383. 

Die  Geschichle  des  Ursprungs  der  Belgischen  Beghinen ,  etc.  Recherches  sur  l'ori- 
gine des  béguines  de  Belgique.  Berlin,  in-8°.  Mai,  320. 

Le  chàleau  de  VVildembourg  ou  les  matinées  du  siège  d'Oslende  (i6o4),  par  le 
baron  Jules  de  Saint-Génois.  i8/i6,  Gand,  Bruxelles  et  Paris,  2  vol.  in-8*  de 
4oo  pages.  Juin,  383. 

Extraits  des  registres  des  consaux  de  Tournay    ,  par  M.  Gacbard.  Bruxeiieê 

el  Paris,  i84G.  Juin,  384- 

5.  Histoire  littéraire;  Bibliographie. 

Nouveaux  essais  d'histoire  littéraire,  par  E.  Génizez.  Paris,  in-8**  de  viii- 
436  pages.  Février,  122. 

Lettres  à  M.  le  comte  de  Salvandy  sur  quelques-uns  des  manuscrits  de  la  biblio- 
thèque royale  de  La  Haye.  Paris,  i846,  in-8°  de  264  pages.  Mai,  3 16. 

La  littérature  franc^aise  contemporaine  (1827-1844)...  par  MM.  Charles Louandre 
et  Félix  Bourquelol,  i6*  livraison.  Paris,  in-8**  de  80  pages.  Mars,  lyi. 

La  France  littéraire,  par  J.  M.  Quérard,  1'*  livraison.  Soissons  et  Paris,  in-8*  de 
80  pages.  Mai,  3 19. 

Le  catalogue  des  manuscrits  français  du  moyen  âge  de  la  bibliothèque  de  Co- 
penhague, par  M.  Abraham, in-4°  de  iBa  pages.  Juillet,  447- 

Biographia  brilannica  literaria,  by  Thomas  Wright.  London,  i846,  in-8*  de 
XXI11-491  pages.  Mai,  319. 

Bibliothèque  de  M.  le  baron  Sylvestre  de  Sacy .  .  ,  t.  IL  Sciences  médicales  el  arts 
utiles.  Paris,  Imprimerie  royale,  i846,  in-S"  aexxiii-4i6  pages.  Février,  126. 

Dictionnaire  des  abréviations  latines  et  françaises  usitées  dans  les  inscriptioDA 
lapidaires  et  métalliques,  les  manuscrits  et  les  chartes  du  moyen  Age.  .  par  L.- 
Alphonse Chassant.  Evreux  et  Paris,  in- 18  de  ix-xxii-i 36  pages.  Mars,  190. 

0.  Archéologie. 

1.  iEgyplens  stelle....  Place  de  l'Egypte  dans  l'histoire  du  monde,  par  Ch.  G. 
J.  Bunsen,  I*  II  et  II!  livres,  8*.  Hambourg,  i845f.  —  II.  Auswahl  der  wtch- 
tigsten...  Choix  des  documents  les  plus  importants  de  l'antiquité  égyptienne,  par 
le  docteur  R.  Lepsius;  planches.  Leipzig,  1842,  f".  1"  article  de  M.  Raoul-Rochetfe, 
mars,  129-145;  2*  article,  avril,  233-249;  3*  article,  juin,  359-377;  4*articfe, 
août.  479-497. 

Antikc  Marmorwerke. . .  von  Braun.  Leipzig,  i843,  in-f*.  2*  article  de  M.  Raonl- 
Rochette,  janvier,  37-5o  (i"  article,  décembre  i845). 

Le  Antichità  délia  Sicilia...  par  Dom.  Duca  di  Serradifalco,  t.  IV...  Palermo, 
i84o;  t.  V,  Palermo,  i842,  folio.  1"  article  de  M.  Raoul -Rochet te,  novembre, 
665-677;  2*  article,  décembre,  721-733. 

Mémoires  d'archéoloi^ie  comparée  asiatique,  grecque  et  étnisqne,  2*  mémoire rar 
la  croix  ansée. . .  par  M.  Raoul-Rochette.  loiprimerre  royale,  i846,  in-8** de  600  pa- 
ges avec  3  pi.  Mars,  191. 


774  JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Monographie  de  Téglise  Noire-Dame  de  Noyon,  par  M.  L.  Vitet.  imprimerie 
royale,  in-4*  de  256  pagos  avec  allas  iii-r.  Avril,  253. 

Description  des  médailles  gauloises,  par  M.  Adolphe  Duchalais.  Paris,  in-8*  de 
368  pages,  plus  a  pi.  Juin,  38i. 

Rapport  sur  les  découverles  archéologiques  faites  aux  sources  de  la  Seine,  par 
M.  Henri  Baudot.  Dijon  et  Paris,  in-4*  de  5o  pages.  Mai,  3i3. 

3*  PHILOSOPHIE,  SCIENCES  MORALES  ET  POLITIQUES.  (Jurisprudence,  théologie.) 

De  la  philosophie  écossaise ,  article  de  M.  Gsusin,  juillet,  385-4o2. 

Hutcheson,  fondalcur  de  l'école  écossaise,  i"  arlicle  de  M.  Cousin,  août,  465- 
478;  2*  article,  septembre,  5i3-544;  3*  article  ,  octobre,  607-626;  4*  et  dernier 
article,  novembre,  690-703. 

Histoire  de  Técole  d'Alexandrie,  par  M.  Jules  Simon.  Paris,  i845,  2  vol.  in-8*  de 
602  et  692  papes,  lévrier,  121. 

Études  sur  Pascal,  p;ir  l'abbc  Flolto».  Montpellier  et  Paris,  i846,  in-8*  de  viii- 
2o4  pages.  Avril,  2  54- 

Philosophie  de  Thomas  Reid. ..  par  l'abbé  P.  H.  Mabire.  Paris,  in-12  de  444  pa- 
ges. Juin,  382. 

Critique  de  la  raison  pure,  par  Emm.  Kant.  Seconde  édition  en  français.  .  .  .  par 
J.  Tissot.  Corbeil  et  Paris,  2  vol.  in  8*  ensemble  de  1200  pages.  Juin,  38i. 

Histoire  «les  révolutions  de  la  philosophie  en  France  pendant  le  moyen  âge  jus- 
qu'au xvr  siècle.  .  .  .  par  le  duc  de  Caraman,  tome  I".  Paris,  i845,  in-8*  de  xvi- 
463  pages.  Avril,  255. 

Harmonies  de  l'intelligence  humaine,  par  Edouard  AUelz.  Paris,  i846,  a  vol. 
in-8* de  xix-367  et  4o6  pages.  Avril,  255. 

Précis  de  l'histoire  des  institulions  des  peuples  de  TEurope  occidentale  au  moyen 
âge,  par  M.  Taillior.  Sainl-Omer,  i8A5,  m-8"  de  i48  pages.  Février,  i25. 

De  la  bienfaisance  publique,  par  M.  de  Gérando.  Paris,  4  vol  in-8*.  Mai,  3ia. 

Notice  des  manu<:crits  concernant  la  législation  du  moyen  âge,  par  M.  Taillîar. 
Douai ,  1845,  in-8*  de  viii-i35  pages.  Février,  126. 

Le  conseil  de  Pierre  de  Fontaines,  ou  liaité  de  l'ancienne  jurisprudence  française. 
Nouvelle  édition  publiée  par  M.  A.  J.  Maruier.  Paris,  i845,  in-8*  de  578  pages. 
Février,  126. 

Inslitntes  de  droit  administratif  français.  .  .  .  par  M.  le  baron  de  Gérando.  a*  édi- 
tion, tome  IV.  Puris.  in-8'' de  712  pages.  Février,  126. 

Inslilutes  coulumièrcîi  d'Antoine  Loysel.  .  .  .  avec  des  notes  d'Eusèbe  de  Lau- 
rière.  Nouvelle  édition.  . .  par  MM.  Dupin  et  Edouard Laboulaye.  Paris,  2  voL in-ia 
ensemble  de  1096.  Mars,  191. 

Glossaire  de  l'ancien  droit  français.  .  .  .  par  MM.  Dupin  et  Edouard  Laboulaye. 
Paris,  in- 18  de  i/i4  page.s.  Mars,  192. 

Jurisprudence  du  royaume.  .  .  .  Nouvelle  édition.  .  .  .  par  M.  D.  Dalloz,  tome  III. 
Mai,  319. 

Histoire  de  la  législation  romaine.  .  .  .  par  M.  Ortolan,  3*  édition.  Paris ,  in-8* de 
4i6  pages.  Juin.  38 1. 

Histoire  du  droit  civil  de  Uome  et  du  droit  français,  par  M.  F.  L3ferrière,tomeII. 
Rennes  et  Paris,  in-S"  de  328  pages.  Mars,  192. 

Hi.-toire  de  la  législation  nobiliaire  delà  Belgique,  par  P.  A.  F.  Gérard, tome  I**. 
184Ô,  Bruxelles  ei  Paris,  in-8*  dexvi-3i4  pages.  Juin,  384. 

De  l'origine,  de  la  forme  et  de  Tesprit  des  jugements  rendus  au  moyen  âge 


DÉCEMBRE  1846.  775 

contre  les  animaux,  par  Léon  Ménabria.  Chainbéry,  i846,  in-S**  de  161  pages.  Oc- 
tobre .  640. 

Tableau  des  institutions  et  des  mœurs  de  l'Eglise  au  moyen  âge,  particulière- 
ment au  xiii"  siècle,  sous  le  règne  du  pape  Innocent  III,  par  Frédéric  Hurler,  tra- 
duit do  Tailemand  par  Jean  Cohen.  Paris,  i843,  3  vol.  in-8'.  Article  de  M.  Avenel, 
septembre,  558-573. 

Geschichte  Alexanders  des  Drilten.  Histoire  d'Alexandre  III  et  de  l'Église  de  son 
temps,  par  Herman  Reuter,  tome  1".  Berlin  et  Paris,  i845,  in  8"  de  x-44o  pages. 
Février,  128. 

Denkwûrdigkeilen.  .  .  Mémoire  sur  l'histoire  et  la  vie  des  chrétiens,  parNean- 
der,  3"  édition,  tome  I".  Hambourg  et  Paris,  in-8'  de  vi-4i4  pages.  Février,  laS. 

4*  Sciences  physiques  et  mathématiques.  (Arts.) 

Sur  la  planèle  nouvellement  découverte  par  M.  Le  Verrier,  comme  conséquence 
de  la  théorie  de  l'atlraclion.  i"  article  de  M.  Biot.  oclobre  577596;  3' article, 
novembre,  642-664;  3*  article  ,  décembre,  750-7G8. 

Sur  les  modifications  qui  s'opèrent  dans  le  sens  de  la  polarisation  des  rayons 
lumineux,  lorsqu'ils  sont  transmis  à  travers  des  milieux  solides  ou  liquides,  sou- 
mis à  des  influences  magnétiques  très-puissantes.  1*  article  de  M.  Biot,  février, 
93- 1 09  ;  2*  article ,  mars ,  1 45- 1 6 1  ;  3*  arlicle ,  avril ,  2 1 4-2^3. 

Correspondance  mathématique  et  physique  de  quelques  géomètres  du  xviii' siècle, 
par  P.  H.  Fuss.  Saint-Pétersbourg,  i843,  2  vol.  in-8^  2*  article  de  M,  Libri,  jan- 
vier, 5o  62     1"  article,  juillet,  i844). 

Ampélographie,  ou  tiaili>  des  cépages  les  plus  estimés  dans  tous  les  vignobles  de 
quelque  renom,  par  le  comte  Odart.  Paris,  i845,  2  vol.  in^**  de  xii-433  pages. 
2*  article  de  M.  Chevreul,  janvier,  27-36  (i"  arlicle,  décembre  i845);  3'  ar- 
licle, mai,  296-307  ;  4'  article,  juin,  34o-359;  5*  article,  juillet ,  42  5  445. 

Revue  des  éditions  de  l'histoire  de  l'Académie  des  sciences,  par  Fontenelle. 
1*  article  de  M.  Flourens,  avril,  193-201  ;  2*  article,  mai,  270-281;  3' artide, 
juin,  329-340;  4* et  dernier  article,  juillet,  4o2-4i  1. 

Leçons  d'anatomie  comparée,  tome  VIII.  Paris,  i846,  in-8*  de  xii-848  pages. 
Janvier,  64. 

Sur  l'Anthropologie  de  l'Afrique  française,  par  M.  B017  de  Saint- Vincent  Paris , 
1845,  in-8'*  de  29  pages.  Février,  126. 

Mélanges  hydrographiques — ,  par  M.  B.  Darondeau,  tome  I*'.  Paris,  Impri- 
merie royale,  in-8'  de  4oo  pages.  Juin,  382. 

Mémoire  de  la  société  géologique  de  France.  2*  série.  Tome  I",  1"  et  2*  partie. 
Paris,  in^"  de  2  5  feuilles  et  i3  planches.  Juin,  382. 

Mémoire  sur  la  famille  des  fougères,  par  A.  L.  A.  Fée.  Strasbourg,  in-f*  de 
28  feuilles,  plus  64  planches.  Juin,  382. 

Mollusques  vivants  et  fossiles ,  par  Alcide  d^Orbigny.  Paris,  3  cahiers  in-8*, 

ensemble  de  i5  feuilles  plus  i5  planches.  Juin,  382. 

La  nature  considérée  comme  force  instinctive  des  organes,  par  Guislain.  i846, 
Gand ,  Bruxelles  et  Paris ,  in-8"  de  2o4  pages.  Juin ,  384. 

Traité  élémentaire  de  topographie  et  de  lavis  des  plans ,  par  M.  Tripou. 

Paris,  in-4*.  Mai,  3i5. 

Elementary  art...'..  London,  i845,  in-f*.  The  principles  and  practice  of  art. 
London,  i846,  in-f*.  Juin,  382. 


776         JOURNAL  DES  SAVANTS. 

Histoire  de  la  peinture  flamande  et  hollandaise,  par  Alfred  Mîcliiels.  iS^S, 
Bruxelles  et  Paris,  tomes  1  et  II,  de  xii-^37  pages.  Juin,  '6Sà. 

Oltnviano  dei  Peirurci  da  Fossombrone,  der  erste  Erfinder  des  Musiknoten 

druckes Oltaviano  dei  Pehucci  de  Fossombrone.  le  |)remier  inventeur  de 

rimpression  des  notes  de  musique  avec  des  camctèies  métalliques  mobiles,  et  ses 
successeurs.  V-ienne  et  Paris,  in-8*  de  x-344  pages,  avec  planches.  Février,  lay. 

INSTITUT  ROYAL  DE  FRANCE. 
Académies.  —  Sociétés  littéraires.  —  Journaux. 

Institut  royal  de  France.  Séance  publique  annuelle;  prix  décerné  et  proposé. 
Mai ,  3o7. 

Académie  fiaiiraise.  Election  de  M.  Cb.  de  Réniusat.  Janvier,  62.  —  Mort  de 
M.  de  Jony.  Septembre,  57/».  —  Séance  publique  annuelle.  Prix  décernés  et  pro- 
posés. Septembre,  574-i>7(^- 

Académie  des  ifisiriprions  et  belles-lettres.  Mort  de  M.  Eyriès,  académicien  libre. 
Juin,  377.  —  Séance  publique  annuelle.  Pi  ix  décernés  et  proposés.  Août,  5i  i-5ia. 

Académie  des  scieiici»s.  Election  de  M.  Le  Verrier.  Janvier,  62.  —  Séance  pu- 
blique annuelle.  Prix  décernés  et  proposés.  Mai,  3o8-,')i  i.  —  Mort  de  M.  le  baron 
Damoiseau.  Août,  5 12.  —  Mort  de  M.  le  baron  Bory  de  Saint-VincenL  Dé- 
cembre, 768. 

Académie  des  beaux-arts.  Mort  de  M.  Vaudoyer.  Mn,  3ii.  —  Élection  de 
M.  Lesuour.  Juillet,  445.  —  Morl  de  M.  le  comle  Siméon,  membre  libre.  Sep- 
tembre, 576.  —  Morl  de  M.  Bidauld.  Oclobre,  637.  —  Séance  publique  annuelle. 
Proclamation  des  prix.  Oclobre,  637-638.  —  Klection  de  M.  le  comte  Ducbâtel , 
académicien  libre,  et  de  M.  Brascasï»aL  Novembre,  704. 

Académie  des  sciences  morales  e(  politiques.  Séance  publique  annuelle.  Prix 
décerné;  prix  proposés  pour  les  concours  de  1847,  i848  et  1849.  J"î"»  377-380. 

SOCIÉTÉS  SAVANTES. 

Académie  de  Bordeaux.  Programme  des  prix  mis  au  concours  pour  les  années 
i846  et  1847*  Janvier,  63. 

ACADÉMIES   ÉTRANGÈRES. 
Société  des  antiquaires  de  la  Morînie.  Prix  proposé  pour  1847.  Mai,  3ii. 


TABLE. 

L*E5pagne  depuis  le  règne  de  Philippe  II  jusqu'à  ravénemeat  des  Bourbons,  par 

M.  Ch.  Weiss  (arlicie  de  M.  Miynet) Page    705 

Le  Antichilà  délia  Siciiia,  pcr  Doiu.  Duca  di  Serradifalco  (2*  article  de  M.  Raoul- 

Rocliclle) 72 1 

Relation  des  voyages  faiu  par  les  Arabe*  et  les  Persans  dans  ITnde  et  à  la  Chine, 

par  M.  Reinaud  (3'  arlicie  de  M.  Qualrenière) 733 

Sur  la  planète  nouvellement  déroiiverle  par  M.  Le  Verrier  (3"  arlicie  de  M.  Biot).  750 

Nouvelles  littéraires 75g 

Table  des  articles  et  notices  contenus  dans  les  douze  cahiers  de  Tanoée  1846. . . .  Ibid, 

FUI    D£    LA   TABLR. 


1993